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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 05:26:10 -0700 |
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If you are not located in the United States, you +will have to check the laws of the country where you are located before +using this ebook. + +Title: Le grand Meaulnes + +Author: Alain-Fournier + +Posting Date: November 11, 2020 [EBook #5781] +Release Date: May, 2004 +First Posted: July 21, 2003 + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +Produced by: Walter Debeuf, updated by Laurent Vogel (using images + generously made available by the Bibliothèque nationale de + France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES *** + + + + + + ALAIN-FOURNIER + + LE + GRAND MEAULNES + + PARIS + ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS + 100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100 + PLACE BEAUVAU + + 1913 + + + + +Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptations réservés +pour tous pays + +_Copyright by Émile-Paul frères, 1913._ + + + + +Exemplaire tiré spécialement pour l'Auteur. + + + + +_A ma soeur Isabelle_ + + + + +LE GRAND MEAULNES + + + + +PREMIÈRE PARTIE + + + + +CHAPITRE PREMIER + +LE PENSIONNAIRE + + +Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189... + +Je continue à dire «chez nous», bien que la maison ne nous appartienne +plus. Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous n'y +reviendrons certainement jamais. + +Nous habitions les bâtiments du _Cours Supérieur_ de Sainte-Agathe. Mon +père, que j'appelais M. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait à +la fois le Cours supérieur, où l'on préparait le brevet d'instituteur, +et le Cours moyen. Ma mère faisait la petite classe. + +Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous des vignes +vierges, à l'extrémité du bourg; une cour immense avec préaux et +buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail; sur +le côté nord, la route où donnait une petite grille et qui menait vers +La Gare, à trois kilomètres; au sud et par derrière, des champs, des +jardins et des prés qui rejoignaient les faubourgs... tel est le plan +sommaire de cette demeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentés +et les plus chers de ma vie--demeure d'où partirent et où revinrent se +briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures. + +Le hasard des «changements», une décision d'inspecteur ou de préfet, +nous avaient conduits là . Vers la fin des vacances, il y a bien +longtemps, une voiture de paysan, qui précédait notre ménage, nous avait +déposés, ma mère et moi, devant la petite grille rouillée. Des gamins +qui volaient des pêches dans le jardin s'étaient enfuis silencieusement +par les trous de la haie... Ma mère, que nous appelions Millie, et qui +était bien la ménagère la plus méthodique que j'aie jamais connue, était +entrée aussitôt dans les pièces remplies de paille poussiéreuse, et tout +de suite elle avait constaté avec désespoir, comme à chaque +«déplacement», que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si +mal construite... Elle était sortie pour me confier sa détresse. Tout en +me parlant, elle avait essuyé doucement avec son mouchoir ma figure +d'enfant noircie par le voyage. Puis elle était rentrée faire le compte +de toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner pour rendre le +logement habitable... Quant à moi, coiffé d'un grand chapeau de paille à +rubans, j'étais resté là , sur le gravier de cette cour étrangère, à +attendre, à fureter petitement autour du puits et sous le hangar. + +C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui notre arrivée. Car +aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première +soirée d'attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d'autres +attentes que je me rappelle; déjà , les deux mains appuyées aux barreaux +du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu'un qui va descendre la +grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer la première nuit que je dus passer +dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont +d'autres nuits que je me rappelle; je ne suis plus seul dans cette +chambre; une grande ombre inquiète et amie passe le long des murs et se +promène. Tout ce paysage paisible--l'école, le champ du père Martin, +avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour +par des femmes en visite...--est à jamais, dans ma mémoire, agité, +transformé par la présence de celui qui bouleversa toute notre +adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de repos. + + * * * * * + +Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes +arriva. + +J'avais quinze ans. C'était un froid dimanche de novembre, le premier +jour d'automne qui fît songer à l'hiver. Toute la journée, Millie avait +attendu une voiture de La Gare qui devait lui apporter un chapeau pour +la mauvaise saison. Le matin, elle avait manqué la messe; et jusqu'au +sermon, assis dans le choeur avec les autres enfants, j'avais regardé +anxieusement du côté des cloches, pour la voir entrer avec son chapeau +neuf. + +Après midi, je dus partir seul à vêpres. + +--D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa main mon +costume d'enfant, même s'il était arrivé, ce chapeau, il aurait bien +fallu sans doute, que je passe mon dimanche à le refaire. + +Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi. Dès le matin, mon père +s'en allait au loin, sur le bord de quelque étang couvert de brume, +pêcher le brochet dans une barque; et ma mère, retirée jusqu'à la nuit +dans sa chambre obscure, rafistolait d'humbles toilettes. Elle +s'enfermait ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi pauvre +qu'elle mais aussi fière, vînt la surprendre. Et moi, les vêpres finies, +j'attendais, en lisant dans la froide salle à manger, qu'elle ouvrît la +porte pour me montrer comment ça lui allait. + +Ce dimanche-là , quelque animation devant l'église me retint dehors après +vêpres. Un baptême, sous le porche, avait attroupé des gamins. Sur la +place, plusieurs hommes du bourg avaient revêtu leurs vareuses de +pompiers; et, les faisceaux formés, transis et battant la semelle, ils +écoutaient Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la théorie... + +Le carillon du baptême s'arrêta soudain, comme une sonnerie de fête qui +se serait trompée de jour et d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme +en bandoulière emmenèrent la pompe au petit trot; et je les vis +disparaître au premier tournant, suivis de quatre gamins silencieux, +écrasant de leurs grosses semelles les brindilles de la route givrée où +je n'osais pas les suivre. + +Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant que le café Daniel, où +j'entendais sourdement monter puis s'apaiser les discussions des +buveurs. Et, frôlant le mur bas de la grande cour qui isolait notre +maison du village, j'arrivai un peu anxieux de mon retard, à la petite +grille. + +Elle était entr'ouverte et je vis aussitôt qu'il se passait quelque +chose d'insolite. + +En effet, à la porte de la salle à manger--la plus rapprochée des cinq +portes vitrées qui donnaient sur la cour--une femme aux cheveux gris, +penchée, cherchait à voir au travers des rideaux. Elle était petite, +coiffée d'une capote de velours noir à l'ancienne mode. Elle avait un +visage maigre et fin, mais ravagé par l'inquiétude; et je ne sais quelle +appréhension, à sa vue, m'arrêta sur la première marche, devant la +grille. + +--Où est-il passé? mon Dieu! disait-elle à mi-voix. Il était avec moi +tout à l'heure. Il a déjà fait le tour de la maison. Il s'est peut-être +sauvé... + +Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits coups à +peine perceptibles. + +Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue. Millie, sans doute, +avait reçu le chapeau de La Gare, et sans rien entendre, au fond de la +chambre rouge, devant un lit semé de vieux rubans et de plumes +défrisées, elle cousait, décousait, rebâtissait sa médiocre coiffure... +En effet, lorsque j'eus pénétré dans la salle à manger, immédiatement +suivi de la visiteuse, ma mère apparut tenant à deux mains sur la tête +des fils de laiton, des rubans et des plumes, qui n'étaient pas encore +parfaitement équilibrés... Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigués +d'avoir travaillé à la chute du jour, et s'écria: + +--Regarde! Je t'attendais pour te montrer... + +Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au fond de +la salle, elle s'arrêta, déconcertée. Bien vite, elle enleva sa +coiffure, et, durant toute la scène qui suivit, elle la tint contre sa +poitrine, renversée comme un nid dans son bras droit replié. + +La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux, un parapluie et un +sac de cuir, avait commencé de s'expliquer, en balançant légèrement la +tête et en faisant claquer sa langue comme une femme en visite. Elle +avait repris tout son aplomb. Elle eut même, dès qu'elle parla de son +fils, un air supérieur et mystérieux qui nous intrigua. + +Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferté-d'Angillon, à +quatorze kilomètres de Sainte-Agathe. Veuve--et fort riche, à ce qu'elle +nous fit comprendre--elle avait perdu le cadet de ses deux enfants, +Antoine, qui était mort un soir au retour de l'école, pour s'être baigné +avec son frère dans un étang malsain. Elle avait décidé de mettre +l'aîné, Augustin, en pension chez nous pour qu'il pût suivre le Cours +Supérieur. + +Et aussitôt elle fit l'éloge de ce pensionnaire qu'elle nous amenait. Je +ne reconnaissais plus la femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbée +devant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard +de poule qui aurait perdu l'oiseau sauvage de sa couvée. + +Ce qu'elle contait de son fils avec admiration était fort surprenant: il +aimait à lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la rivière, +jambes nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter des oeufs de +poules d'eau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs... Il tendait +aussi des nasses... L'autre nuit, il avait découvert dans le bois une +faisane prise au collet... + +Moi qui n'osais plus rentrer à la maison quand j'avais un accroc à ma +blouse, je regardais Millie avec étonnement. + +Mais ma mère n'écoutait plus. Elle fit même signe à la dame de se taire; +et, déposant avec précaution son «nid» sur la table, elle se leva +silencieusement comme pour aller surprendre quelqu'un... + +Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où s'entassaient les pièces +d'artifice noircies du dernier Quatorze Juillet, un pas inconnu, assuré, +allait et venait, ébranlant le plafond, traversait les immenses greniers +ténébreux du premier étage, et se perdait enfin vers les chambres +d'adjoints abandonnées où l'on mettait sécher le tilleul et mûrir les +pommes. + +--Déjà , tout à l'heure, j'avais entendu ce bruit dans les chambres du +bas, dit Millie à mi-voix, et je croyais que c'était toi, François, qui +étais rentré... + +Personne ne répondit. Nous étions debout tous les trois, le coeur +battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l'escalier de la +cuisine s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa la cuisine, +et se présenta dans l'entrée obscure de la salle à manger. + +--C'est toi, Augustin? dit la dame. + +C'était un grand garçon de dix-sept ans environ. Je ne vis d'abord de +lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffé en +arrière et sa blouse noire sanglée d'une ceinture comme en portent les +écoliers. Je pus distinguer aussi qu'il souriait... + +Il m'aperçut, et, avant que personne eût pu lui demander aucune +explication: + +--Viens-tu dans la cour? dit-il. + +J'hésitai une seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma +casquette et j'allai vers lui. Nous sortîmes par la porte de la cuisine +et nous allâmes au préau, que l'obscurité envahissait déjà . A la lueur +de la fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez +droit, à la lèvre duvetée. + +--Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier. Tu n'y avais donc +jamais regardé? + +Il tenait à la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusées +déchiquetées courait tout autour; ç'avait dû être le soleil ou la lune +au feu d'artifice du Quatorze Juillet. + +--Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous allons toujours les +allumer, dit-il d'un ton tranquille et de l'air de quelqu'un qui espère +bien trouver mieux par la suite. + +Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait les cheveux +complètement ras comme un paysan. Il me montra les deux fusées avec +leurs bouts de mèche en papier que la flamme avait coupés, noircis, puis +abandonnés. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira de sa +poche--à mon grand étonnement, car cela nous était formellement +interdit--une boîte d'allumettes. Se baissant avec précaution, il mit le +feu à la mèche. Puis, me prenant par la main, il m'entraîna vivement en +arrière. + +Un instant après, ma mère qui sortait sur le pas de la porte, avec la +mère de Meaulnes, après avoir débattu et fixé le prix de pension, vit +jaillir sous le préau, avec un bruit de soufflet, deux gerbes d'étoiles +rouges et blanches; et elle put m'apercevoir, l'espace d'une seconde, +dressé dans la lueur magique, tenant par la main le grand gars nouveau +venu et ne bronchant pas... + +Cette fois encore, elle n'osa rien dire. + +Et le soir, au dîner, il y eut, à la table de famille, un compagnon +silencieux, qui mangeait, la tête basse, sans se soucier de nos trois +regards fixés sur lui. + + + + +CHAPITRE II + +APRÈS QUATRE HEURES... + + +Je n'avais guère été, jusqu'alors, courir dans les rues avec les gamins +du bourg. Une coxalgie, dont j'ai souffert jusque vers cette année +189..., m'avait rendu craintif et malheureux. Je me vois encore +poursuivant les écoliers alertes dans les ruelles qui entouraient la +maison, en sautillant misérablement sur une jambe... + +Aussi ne me laissait-on guère sortir. Et je me rappelle que Millie, qui +était très fière de moi, me ramena plus d'une fois à la maison, avec +force taloches, pour m'avoir ainsi rencontré, sautant à cloche-pied, +avec les garnements du village. + +L'arrivée d'Augustin Meaulnes, qui coïncida avec ma guérison, fut le +commencement d'une vie nouvelle. + +Avant sa venue, lorsque le cours était fini, à quatre heures, une longue +soirée de solitude commençait pour moi. Mon père transportait le feu du +poêle de la classe dans la cheminée de notre salle à manger; et peu à +peu les derniers gamins attardés abandonnaient l'école refroidie où +roulaient des tourbillons de fumée. Il y avait encore quelques jeux, des +galopades dans la cour; puis la nuit venait; les deux élèves qui avaient +balayé la classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons et leurs +pèlerines, et ils partaient bien vite, leur panier au bras, en laissant +le grand portail ouvert... + +Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je restais au fond de la +mairie, enfermé dans le cabinet des archives plein de mouches mortes, +d'affiches battant au vent, et je lisais assis sur une vieille bascule, +auprès d'une fenêtre qui donnait sur le jardin. + +Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme voisine commençaient +à hurler et que le carreau de notre petite cuisine s'illuminait, je +rentrais enfin. Ma mère avait commencé de préparer le repas. Je montais +trois marches de l'escalier du grenier; je m'asseyais sans rien dire, +et, la tête appuyée aux barreaux froids de la rampe, je la regardais +allumer son feu dans l'étroite cuisine où vacillait la flamme d'une +bougie... + +Mais quelqu'un est venu qui m'a enlevé à tous ces plaisirs d'enfant +paisible. Quelqu'un a soufflé la bougie qui éclairait pour moi le doux +visage maternel penché sur le repas du soir. Quelqu'un a éteint la lampe +autour de laquelle nous étions une famille heureuse, à la nuit, lorsque +mon père avait accroché les volets de bois aux portes vitrées. Et +celui-là , ce fut Augustin Meaulnes, que les autres élèves appelèrent +bientôt le grand Meaulnes. + +Dès qu'il fut pensionnaire chez nous, c'est-à -dire dès les premiers +jours de décembre, l'école cessa d'être désertée le soir, après quatre +heures. Malgré le froid de la porte battante, les cris des balayeurs et +leurs seaux d'eau, il y avait toujours, après le cours, dans la classe, +une vingtaine de grands élèves, tant de la campagne que du bourg, serrés +autour de Meaulnes. Et c'étaient de longues discussions, des disputes +interminables, au milieu desquelles je me glissais avec inquiétude et +plaisir. + +Meaulnes ne disait rien; mais c'était pour lui qu'à chaque instant l'un +des plus bavards s'avançait au milieu du groupe, et, prenant à témoin +tour à tour chacun de ses compagnons, qui l'approuvaient bruyamment, +racontait quelque longue histoire de maraude, que tous les autres +suivaient, le bec ouvert, en riant silencieusement. + +Assis sur un pupitre, en balançant les jambes, Meaulnes réfléchissait. +Aux bons moments, il riait aussi, mais doucement, comme s'il eût réservé +ses éclats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui seul. +Puis, à la nuit tombante, lorsque la lueur des carreaux de la classe +n'éclairait plus le groupe confus de jeunes gens, Meaulnes se levait +soudain et, traversant le cercle pressé: + +--Allons, en route! criait-il. + +Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs cris jusqu'à la nuit +noire, dans le haut du bourg... + + * * * * * + +Il m'arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes, j'allais à +la porte des écuries des faubourgs, à l'heure où l'on trait les +vaches... Nous entrions dans les boutiques, et, du fond de l'obscurité, +entre deux craquements de son métier, le tisserand disait: + +--Voilà les étudiants! + +Généralement, à l'heure du dîner, nous nous trouvions tout près du +_Cours_, chez Desnoues, le charron, qui était aussi maréchal. Sa +boutique était une ancienne auberge, avec de grandes portes à deux +battants qu'on laissait ouvertes. De la rue on entendait grincer le +soufflet de la forge et l'on apercevait à la lueur du brasier, dans ce +lieu obscur et tintant, parfois des gens de campagne qui avaient arrêté +leur voiture pour causer un instant, parfois un écolier comme nous, +adossé à une porte, qui regardait sans rien dire. Et c'est là que tout +commença, environ huit jours avant Noël. + + + + +CHAPITRE III + +«JE FRÉQUENTAIS LA BOUTIQUE D'UN VANNIER» + + +La pluie était tombée tout le jour, pour ne cesser qu'au soir. La +journée avait été mortellement ennuyeuse. Aux récréations, personne ne +sortait. Et l'on entendait mon père, M. Seurel, crier à chaque minute, +dans la classe: + +--Ne sabotez donc pas comme ça, les gamins! + +Après la dernière récréation de la journée, ou, comme nous disions, +après le dernier «quart d'heure», M. Seurel, qui depuis un instant +marchait le long en large pensivement, s'arrêta, frappa un grand coup de +règle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement confus des fins +de classe où l'on s'ennuie, et, dans le silence attentif, demanda: + +--Qui est-ce qui ira demain en voiture à La Gare avec François, pour +chercher M. et Mme Charpentier? + +C'étaient mes grands-parents: grand-père Charpentier, l'homme au grand +burnous de laine grise, le vieux garde forestier en retraite, avec son +bonnet de poil de lapin qu'il appelait son képi... Les petits gamins le +connaissaient bien. Les matins, pour se débarbouiller, il tirait un seau +d'eau, dans lequel il barbotait, à la façon des vieux soldats en se +frottant vaguement la barbiche. Un cercle d'enfants, les mains derrière +le dos, l'observaient avec une curiosité respectueuse... Et ils +connaissaient aussi grand'mère Charpentier, la petite paysanne, avec sa +capote tricotée, parce que Millie l'amenait, au moins une fois, dans la +classe des plus petits. + +Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avant Noël, à la +Gare, au train de 4 h. 2. Ils avaient, pour nous voir, traversé tout le +département, chargés de ballots de châtaignes et de victuailles pour +Noël enveloppées dans des serviettes. Dès qu'ils avaient passé, tous les +deux, emmitouflés, souriants et un peu interdits, le seuil de la maison, +nous fermions sur eux toutes les portes, et c'était une grande semaine +de plaisir qui commençait... + +Il fallait pour conduire avec moi la voiture qui devait les ramener, il +fallait quelqu'un de sérieux qui ne nous versât pas dans un fossé, et +d'assez débonnaire aussi, car le grand-père Charpentier jurait +facilement et la grand-mère était un peu bavarde. + +A la question de M. Seurel, une dizaine de voix répondirent, criant +ensemble: + +--Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes! + +Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre. + +Alors ils crièrent: + +--Fromentin! + +D'autres: + +--Jasmin Delouche! + +Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs monté sur sa truie au +triple galop, criait: «Moi! Moi!», d'une voix perçante. + +Dutremblay et Moucheboeuf se contentaient de lever timidement la main. + +J'aurais voulu que ce fût Meaulnes. Ce petit voyage en voiture à âne +serait devenu un événement plus important. Il le désirait aussi, mais il +affectait de se taire dédaigneusement. Tous les grands élèves s'étaient +assis comme lui sur la table, à revers, les pieds sur le banc, ainsi que +nous faisions dans les moments de grand répit et de réjouissance. +Coffin, sa blouse relevée et roulée autour de la ceinture, embrassait la +colonne de fer qui soutenait la poutre de la classe et commençait de +grimper en signe d'allégresse. Mais M. Seurel refroidit tout le monde en +disant: + +--Allons! Ce sera Moucheboeuf. + +Et chacun regagna sa place en silence. + + * * * * * + +A quatre heures, dans la grande cour glacée, ravinée par la pluie, je me +trouvai seul avec Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions +le bourg luisant que séchait la bourrasque. Bientôt, le petit Coffin, en +capuchon, un morceau de pain à la main, sortit de chez lui et, rasant +les murs, se présenta en sifflant à la porte du charron. Meaulnes ouvrit +le portail, le héla et, tous les trois, un instant après, nous étions +installés au fond de la boutique rouge et chaude, brusquement traversée +par de glacials coups de vent: Coffin et moi, assis auprès de la forge, +nos pieds boueux dans les copeaux blancs; Meaulnes, les mains aux +poches, silencieux, adossé au battant de la porte d'entrée. De temps à +autre, dans la rue, passait une dame de village, la tête baissée à cause +du vent, qui revenait de chez le boucher, et nous levions le nez pour +regarder qui c'était. + +Personne ne disait rien. Le maréchal et son ouvrier, l'un soufflant la +forge, l'autre battant le fer, jetaient sur le mur de grandes ombres +brusques... Je me rappelle ce soir-là comme un des grands soirs de mon +adolescence. C'était en moi un mélange de plaisir et d'anxiété: je +craignais que mon compagnon ne m'enlevât cette pauvre joie d'aller à La +Gare en voiture; et pourtant j'attendais de lui, sans oser me l'avouer, +quelque entreprise extraordinaire qui vînt tout bouleverser. + +De temps à autre, le travail paisible et régulier de la boutique +s'interrompait pour un instant. Le maréchal laissait à petits coups +pesants et clairs retomber son marteau sur l'enclume. Il regardait, en +l'approchant de son tablier de cuir, le morceau de fer qu'il avait +travaillé. Et, redressant la tête, il nous disait, histoire de souffler +un peu: + +--Eh bien, ça va, la jeunesse? + +L'ouvrier restait la main en l'air à la chaîne du soufflet, mettait son +poing gauche sur la hanche et nous regardait en riant. + +Puis le travail sourd et bruyant reprenait. + +Durant une de ces pauses, on aperçut, par la porte battante, Millie dans +le grand vent, serrée dans un fichu, qui passait chargée de petits +paquets. + +Le maréchal demanda: + +--C'est-il que M. Charpentier va bientôt venir? + +--Demain, répondis-je, avec ma grand'mère, j'irai les chercher en +voiture au train de 4 h. 2. + +--Dans la voiture à Fromentin, peut-être? + +Je répondis bien vite: + +--Non, dans celle du père Martin. + +--Oh! alors, vous n'êtes pas revenus. + +Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent à rire. + +L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose: + +--Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher à Vierzon. +Il y a une heure d'arrêt. C'est à quinze kilomètres. On aurait été de +retour avant même que l'âne à Martin fût attelé. + +--Çà , dit l'autre, c'est une jument qui marche!... + +--Et je crois bien que Fromentin la prêterait facilement. + +La conversation finit là . De nouveau la boutique fut un endroit plein +d'étincelles et de bruit, où chacun ne pensa que pour soi. + +Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que je me levai pour faire +signe au grand Meaulnes, il ne m'aperçut pas d'abord. Adossé à la porte +et la tête penchée, il semblait profondément absorbé par ce qui venait +d'être dit. En le voyant ainsi, perdu dans ses réflexions, regardant, +comme à travers des lieus de brouillard, ces gens paisibles qui +travaillaient, je pensai soudain à cette image de _Robinson Crusoé_, où +l'on voit l'adolescent anglais, avant son grand départ, «fréquentant la +boutique d'un vannier»... + +Et j'y ai souvent repensé depuis. + + + + +CHAPITRE IV + +L'ÉVASION + + +A une heure de l'après-midi, le lendemain, la classe du Cours supérieur +est claire, au milieu du paysage gelé, comme une barque sur l'Océan. On +n'y sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de pêche, +mais les harengs grillés sur le poêle et la laine roussie de ceux qui, +en rentrant, se sont chauffés de trop près. + +On a distribué, car la fin de l'année approche, les cahiers de +compositions. Et, pendant que M. Seurel écrit au tableau l'énoncé des +problèmes, un silence imparfait s'établit, mêlé de conversations à voix +basse, coupé de petits cris étouffés et de phrases dont on ne dit que +les premiers mots pour effrayer son voisin: + +--Monsieur! Un tel me... + +M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à autre chose. Il se retourne +de temps à autre, en regardant tout le monde d'un air à la fois sévère +et absent. Et ce remue-ménage sournois cesse complètement, une seconde, +pour reprendre ensuite, tout doucement d'abord, comme un ronronnement. + +Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d'une des +tables de la division des plus jeunes, près des grandes vitres, je n'ai +qu'à me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le +bas, puis les champs. + +De temps à autre, je me soulève sur la pointe des pieds et je regarde +anxieusement du côté de la ferme de la Belle-Étoile. Dès le début de la +classe, je me suis aperçu que Meaulnes n'était pas rentré après la +récréation de midi. Son voisin de table a bien dû s'en apercevoir aussi. +Il n'a rien dit encore, préoccupé par sa composition. Mais, dès qu'il +aura levé la tête, la nouvelle courra par toute la classe, et quelqu'un, +comme c'est l'usage, ne manquera par de crier à haute voix les premiers +mots de la phrase: + +--Monsieur! Meaulnes... + +Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le soupçonne de +s'être échappé. Sitôt le déjeuner terminé, il a dû sauter le petit mur +et filer à travers champs, en passant le ruisseau à la Vieille-Planche, +jusqu'à la Belle-Étoile. Il aura demandé la jument pour aller chercher +M. et Mme Charpentier. Il fait atteler en ce moment. + +La Belle-Étoile est, là -bas, de l'autre côté du ruisseau, sur le versant +de la côte, une grande ferme, que les ormes, les chênes de la cour et +les haies vives cachent en été. Elle est placée sur un petit chemin qui +rejoint d'un côté la route de La Gare, de l'autre un faubourg du pays. +Entourée de hauts murs soutenus par des contreforts dont le pied baigne +dans le fumier, la grande bâtisse féodale est au mois de juin enfouie +sous les feuilles, et, de l'école, on entend seulement, à la tombée de +la nuit, le roulement des charrois et les cris des vachers. Mais +aujourd'hui, j'aperçois par la vitre, entre les arbres dépouillés, le +haut mur grisâtre de la cour, la porte d'entrée, puis, entre des +tronçons de haie, un bande du chemin blanchi de givre, parallèle au +ruisseau, qui mène à la route de La Gare. + +Rien ne bouge encore dans ce clair paysage d'hiver. Rien n'est changé +encore. + +Ici, M. Seurel achève de copier le deuxième problème. Il en donne trois +d'habitude. Si aujourd'hui par hasard, il n'en donnait que deux... Il +remonterait aussitôt dans sa chaire et s'apercevait de l'absence de +Meaulnes. Il enverrait pour le chercher à travers le bourg deux gamins +qui parviendraient certainement à le découvrir avant que la jument ne +soit attelée... + +M. Seurel, le deuxième problème copié, laisse un instant retomber son +bras fatigué... Puis, à mon grand soulagement, il va à la ligne et +recommence à écrire en disant: + +--Ceci, maintenant, n'est plus qu'un jeu d'enfant! + +... Deux petits traits noirs, qui dépassaient le mur de la Belle-Étoile +et qui devaient être les deux brancards dressés d'une voiture, ont +disparu. Je suis sûr maintenant qu'on fait là -bas les préparatifs du +départ de Meaulnes. Voici la jument qui passe la tête et le poitrail +entre les deux pilastres de l'entrée, puis s'arrête, tandis qu'on fixe +sans doute, à l'arrière de la voiture un second siège pour les voyageurs +que Meaulnes prétend ramener. Enfin tout l'équipage sort lentement de la +cour, disparaît un instant derrière la haie, et repasse avec la même +lenteur sur le bout de chemin blanc qu'on aperçoit entre deux tronçons +de la clôture. Je reconnais alors, dans cette forme noire qui tient les +guides, un coude nonchalamment appuyé sur le côté de la voiture, à la +façon paysanne, mon compagnon Augustin Meaulnes. + +Un instant encore tout disparaît derrière la haie. Deux hommes qui sont +restés au portail de la Belle-Étoile, à regarder partir la voiture, se +concertent maintenant avec une animation croissante. L'un d'eux ce +décide enfin à mettre sa main en porte-voix près de sa bouche et à +appeler Meaulnes, puis à courir quelques pas, dans sa direction, sur le +chemin... Mais alors, dans la voiture qui est lentement arrivée sur la +route de La Gare et que du petit chemin on ne doit plus apercevoir, +Meaulnes change soudain d'attitude. Un pied sur le devant, dressé comme +un conducteur de char romain, secouant à deux mains les guides, il lance +sa bête à fond de train et disparaît en un instant de l'autre côté de la +montée. Sur le chemin, l'homme qui appelait s'est repris à courir; +l'autre s'est lancé au galop à travers champs et semble venir vers nous. + +En quelques minutes, et au moment même où M. Seurel, quittant le +tableau, se frotte les mains pour en enlever la craie, au moment où +trois voix à la fois crient du fond de la classe: + +--Monsieur! Le grand Meaulnes est parti! + +L'homme en blouse bleue est à la porte, qu'il ouvre soudain toute +grande, et, levant son chapeau, il demande sur le seuil: + +--Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui avez autorisé cet élève à +demander la voiture pour aller à Vierzon chercher vos parents? Il nous +est venu des soupçons... + +--Mais pas du tout! répond M. Seurel. + +Et aussitôt c'est dans la classe un désarroi effroyable. Les trois +premiers, près de la sortie, ordinairement chargés de pourchasser à +coups de pierres les chèvres ou les porcs qui viennent brouter dans la +cour les _corbeilles d'argent_, se sont précipités à la porte. Au +violent piétinement de leurs sabots ferrés sur les dalles de l'école a +succédé, dehors, le bruit étouffé de leurs pas précipités qui mâchent le +sable de la cour et dérapent au virage de la petite grille ouverte sur +la route. Tout le reste de la classe s'entasse aux fenêtres du jardin. +Certains ont grimpé sur les tables pour mieux voir... + +Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est évadé. + +--Tu iras tout de même à La Gare avec Moucheboeuf, me dit M. Seurel. +Meaulnes ne connaît pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux +carrefours. Il ne sera pas au train pour trois heures. + +Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pour demander: + +--Mais qu'y a-t-il donc? + +Dans la rue du bourg, les gens commencent à s'attrouper. Le paysan est +toujours là , immobile, entêté, son chapeau à la main, comme quelqu'un +qui demande justice. + + + + +CHAPITRE V + +LA VOITURE QUI REVIENT + + +Lorsque j'eus ramené de La Gare les grands-parents, lorsqu'après le +dîner, assis devant la haute cheminée, ils commencèrent à raconter par +le menu détail tout ce qui leur était arrivé depuis les dernières +vacances, je m'aperçus bientôt que je ne les écoutais pas. + +La petite grille de la cour était tout près de la porte de la salle à +manger. Elle grinçait en s'ouvrant. D'ordinaire, au début de la nuit, +pendant nos veillées de campagne, j'attendais secrètement ce grincement +de la grille. Il était suivi d'un bruit de sabots claquant ou s'essuyant +sur le seuil, parfois d'un chuchotement comme de personnes qui se +concertent avant d'entrer. Et l'on frappait. C'était un voisin, les +institutrices, quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la longue +veillée. + +Or, ce soir-là , je n'avais plus rien à espérer du dehors, puisque tous +ceux que j'aimais étaient réunis dans notre maison; et pourtant je ne +cessais d'épier tous les bruits de la nuit et d'attendre qu'on ouvrît +notre porte. + +Le vieux grand-père, avec son air broussailleux de grand berger gascon, +ses deux pieds lourdement posés devant lui, son bâton entre les jambes, +inclinant l'épaule pour cogner sa pipe contre son soulier, était là . Il +approuvait de ses yeux mouillés et bons ce que disait la grand'mère, de +son voyage et de ses poules et de ses voisins et des paysans qui +n'avaient pas encore payé leur fermage. Mais je n'étais plus avec eux. + +J'imaginais le roulement de voiture qui s'arrêterait soudain devant la +porte. Meaulnes sauterait de la carriole et entrerait comme si rien ne +s'était passé... Ou peut-être irait-il d'abord reconduire la jument à la +Belle-Étoile; et j'entendrais bientôt son pas sonner sur la route et la +grille s'ouvrir... + +Mais rien. Le grand-père regardait fixement devant lui et ses paupières +en battant s'arrêtaient longuement sur ses yeux comme à l'approche du +sommeil. La grand'mère répétait avec embarras sa dernière phrase, que +personne n'écoutait. + +--C'est de ce garçon que vous êtes en peine? dit-elle enfin. + +A La Gare, en effet, je l'avais questionnée vainement. Elle n'avait vu +personne, à l'arrêt de Vierzon, qui ressemblât au grand Meaulnes. Mon +compagnon avait dû s'attarder en chemin. Sa tentative était manquée. +Pendant le retour, en voiture, j'avais ruminé ma déception, tandis que +ma grand'mère causait avec Moucheboeuf. Sur la route blanchie de givre, +les petits oiseaux tourbillonnaient autour des pieds de l'âne +trottinant. De temps à autre, sur le grand calme de l'après-midi gelé, +montait l'appel lointain d'une bergère ou d'un gamin hélant son +compagnon d'un bosquet de sapins à l'autre. Et chaque fois, ce long cri +sur les coteaux déserts me faisait tressaillir, comme si c'eût été la +voix de Meaulnes me conviant à le suivre au loin... + + * * * * * + +Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l'heure arriva de se +coucher. Déjà le grand-père était entré dans la chambre rouge, la +chambre-salon, tout humide et glacée d'être close depuis l'autre hiver. +On avait enlevé, pour qu'il s'y installât, les têtières en dentelle des +fauteuils, relevé les tapis et mis de côté les objets fragiles. Il avait +posé son bâton sur un chaise, ses gros souliers sous un fauteuil; il +venait de souffler sa bougie, et nous étions debout, nous disant +bonsoir, prêts à nous séparer pour la nuit, lorsqu'un bruit de voitures +nous fit taire. + +On eût dit deux équipages se suivant lentement au très petit trot. Cela +ralentit le pas et finalement vint s'arrêter sous la fenêtre de la salle +à manger qui donnait sur la route, mais qui était condamnée. + +Mon père avait pris la lampe et, sans attendre, il ouvrait la porte +qu'on avait déjà fermée à clef. Puis, poussant la grille, s'avançant sur +le bord des marches, il leva la lumière au-dessus de sa tête pour voir +ce qui se passait. + +C'étaient bien deux voitures arrêtées, le cheval de l'une attaché +derrière l'autre. Un homme avait sauté à terre et hésitait... + +--C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant? Pourriez-vous m'indiquer +M. Fromentin, métayer à la Belle-Étoile? J'ai trouvé sa voiture et sa +jument qui s'en allaient sans conducteur, le long d'un chemin près de la +route de Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et +son adresse sur la plaque. Comme c'était sur mon chemin, j'ai ramené son +attelage par ici, afin d'éviter des accidents, mais ça m'a rudement +retardé quand même. + +Nous étions là , stupéfaits. Mon père s'approcha. Il éclaira la carriole +avec sa lampe. + +--Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit l'homme. Pas même une +couverture. La bête est fatiguée; elle boitille un peu. + +Je m'étais approché jusqu'au premier rang et je regardais avec les +autres cet attelage perdu qui nous revenait, telle une épave qu'eût +ramenée la haute mer--la première épave et la dernière, peut-être, de +l'aventure de Meaulnes. + +--Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit l'homme, je vais vous laisser +la voiture. J'ai perdu beaucoup de temps et l'on doit s'inquiéter, chez +moi. + +Mon père accepta. De cette façon nous pourrions dès ce soir reconduire +l'attelage à la Belle-Étoile sans dire ce qui s'était passé. Ensuite, on +déciderait de ce qu'il faudrait raconter aux gens du pays et écrire à la +mère de Meaulnes... Et l'homme fouetta sa bête, en refusant le verre de +vin que nous lui offrions. + +Du fond de sa chambre où il avait rallumé la bougie, tandis que nous +rentrions sans rien dire et que mon père conduisait la voiture à la +ferme, mon grand-père appelait: + +--Alors? Est-il rentré, ce voyageur? + +Les femmes se concertèrent du regard, une seconde: + +--Mais oui, il a été chez sa mère. Allons, dors. Ne t'inquiète pas! + +--Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je pensais, dit-il. + +Et, satisfait, il éteignit sa lumière et se tourna dans son lit pour +dormir. + +Ce fut la même explication que nous donnâmes aux gens du bourg. Quant à +la mère du fugitif, il fut décidé qu'on attendrait pour lui écrire. Et +nous gardâmes pour nous seuls notre inquiétude qui dura trois grands +jours. Je vois encore mon père rentrant de la ferme vers onze heures, sa +moustache mouillée par la nuit, discutant avec Millie d'une voix très +basse, angoissée et colère... + + + + +CHAPITRE VI + +ON FRAPPE AU CARREAU + + +Le quatrième jour fut un des plus froids de cet hiver-là . De grand +matin, les premiers arrivés dans la cour se réchauffaient en glissant +autour du puits. Ils attendaient que le poêle fût allumé dans l'école +pour s'y précipiter. + +Derrière le portail, nous étions plusieurs à guetter la venue des gars +de la campagne. Ils arrivaient tout éblouis encore d'avoir traversé des +paysages de givre, d'avoir vu les étangs glacés, les taillis où les +lièvres détalent... Il y avait dans leurs blouses un goût de foin et +d'écurie qui alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient +autour du poêle rouge. Et, ce matin-là , l'un d'eux avait apporté dans un +panier un écureuil gelé qu'il avait découvert en route. Il essayait, je +me souviens, d'accrocher par ses griffes, au poteau du préau, la longue +bête raidie... + +Puis la pesante classe d'hiver commença... + +Un coup brusque au carreau nous fit lever la tête. Dressé contre la +porte, nous aperçûmes le grand Meaulnes secouant avant d'entrer le givre +de sa blouse, la tête haute et comme ébloui! + +Les deux élèves du banc le plus rapproché de la porte se précipitèrent +pour l'ouvrir: il y eut à l'entrée comme un vague conciliabule, que nous +n'entendîmes pas, et le fugitif se décida enfin à pénétrer dans l'école. + +Cette bouffée d'air frais venue de la cour déserte, les brindilles de +paille qu'on voyait accrochées aux habits du grand Meaulnes, et surtout +son air de voyageur fatigué, affamé, mais émerveillé, tout cela fit +passer en nous un étrange sentiment de plaisir et de curiosité. + +M. Seurel était descendu du petit bureau à deux marches où il était en +train de nous faire la dictée, et Meaulnes marchait vers lui d'un air +agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau, à cet instant, le +grand compagnon, malgré son air épuisé et ses yeux rougis par les nuits +passées au dehors, sans doute. + +Il s'avança jusqu'à la chaire et dit, du ton très assuré de quelqu'un +qui rapporte un renseignement: + +--Je suis rentré, monsieur. + +--Je le vois bien, répondit M. Seurel, en le considérant avec +curiosité... Allez vous asseoir à votre place. + +Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courbé, souriant d'un air +moqueur, comme font les grands élèves indisciplinés lorsqu'ils sont +punis, et, saisissant d'une main le bout de la table, il se laissa +glisser sur son banc. + +--Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le +maître--toutes les têtes étaient alors tournées vers Meaulnes--pendant +que vos camarades finiront la dictée. + +Et la classe reprit comme auparavant. De temps à autre le grand Meaulnes +se tournait de mon côté, puis il regardait par les fenêtres, d'où l'on +apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile, et les champs déserts, +ou parfois descendait un corbeau. Dans la classe, la chaleur était +lourde, auprès du poêle rougi. Mon camarade, la tête dans les mains, +s'accouda pour lire: à deux reprises je vis ses paupières se fermer et +je crus qu'il allait s'endormir. + +--Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, en levant le +bras à demi. Voici trois nuits que je ne dors pas. + +--Allez! dit M. Seurel, désireux surtout d'éviter un incident. + +Toutes les têtes levées, toutes les plumes en l'air, à regret nous le +regardâmes partir, avec sa blouse fripée dans le dos et ses souliers +terreux. + +Que la matinée fut lente à traverser! Aux approches de midi, nous +entendîmes là -haut, dans la mansarde, le voyageur s'apprêter pour +descendre. Au déjeuner, je le retrouvai assis devant le feu, près des +grands-parents interdits, pendant qu'aux douze coups de l'horloge, les +grands élèves et les gamins éparpillés dans la cour neigeuse filaient +comme des ombres devant la porte de la salle à manger. + +De ce déjeuner je ne me rappelle qu'un grand silence et une grande gêne. +Tout était glacé: la toile cirée sans nappe, le vin froid dans les +verres, le carreau rougi sur lequel nous posions les pieds... On avait +décidé, pour ne pas le pousser à la révolte, de ne rien demander au +fugitif. Et il profita de cette trêve pour ne pas dire un mot. + +Enfin, le dessert terminé, nous pûmes tous les deux bondir dans la cour. +Cour d'école, après midi, où les sabots avaient enlevé la neige... cour +noircie où le dégel faisait dégoutter les toits du préau... cour pleine +de jeux et de cris perçants! Meaulnes et moi, nous longeâmes en courant +les bâtiments. Déjà deux ou trois de nos amis du bourg laissaient la +partie et accouraient vers nous en criant de joie, faisant gicler la +boue sous leurs sabots, les mains aux poches, le cache-nez déroulé. Mais +mon compagnon se précipita dans la grande classe, où je le suivis, et +referma la porte vitrée juste à temps pour supporter l'assaut de ceux +qui nous poursuivaient. Il y eut un fracas clair et violent de vitres +secouées, de sabots claquant sur le seuil; une poussée qui fit plier la +tige de fer maintenant les deux battants de la porte; mais déjà +Meaulnes, au risque de se blesser à son anneau brisé, avait tourné la +petite clef qui fermait la serrure. + +Nous avions accoutumé de juger très vexante une pareille conduite. En +été, ceux qu'on laissait ainsi à la porte couraient au galop dans le +jardin et parvenaient souvent à grimper par une fenêtre avant qu'on eût +pu les fermer toutes. Mais nous étions en décembre et tout était clos. +Un instant on fit au dehors des pesées sur la porte; on nous cria des +injures; puis, un à un, ils tournèrent le dos et s'en allèrent, la tête +basse, en rajustant leurs cache-nez. + +Dans la classe qui sentait les châtaignes et la piquette, il n'y avait +que deux balayeurs, qui déplaçaient les tables. Je m'approchai du poêle +pour m'y chauffer paresseusement en attendant la rentrée, tandis +qu'Augustin Meaulnes cherchait dans le bureau du maître et dans les +pupitres. Il découvrit bientôt un petit atlas, qu'il se mit à étudier +avec passion debout sur l'estrade, les coudes sur le bureau, la tête +entre les mains. + +Je me disposais à aller près de lui; je lui aurais mis la main sur +l'épaule et nous aurions sans doute suivi ensemble sur la carte le +trajet qu'il avait fait, lorsque soudain la porte de communication avec +la petite classe s'ouvrit toute battante sous une violente poussée, et +Jasmin Delouche, suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la +campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une des fenêtres de la petite +classe était sans doute mal fermée ils avaient dû la pousser et sauter +par là . + +Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, était l'un des plus âgés du +Cours Supérieur. Il était fort jaloux du grand Meaulnes, bien qu'il se +donnait comme son ami. Avant l'arrivée de notre pensionnaire, c'était +lui, Jasmin, le coq de la classe. Il avait une figure pâle, assez fade, +et les cheveux pommadés. Fils unique de la veuve Delouche, aubergiste, +il faisait l'homme; il répétait avec vanité ce qu'il entendait dire aux +joueurs de billard, aux buveurs de vermouth. + +A son entrée, Meaulnes leva la tête et, les sourcils froncés, cria aux +gars qui se précipitaient sur le poêle, en se bousculant: + +--On ne peut donc pas être tranquille une minute, ici! + +--Si tu n'es pas content, il fallait rester où tu étais, répondit, sans +lever la tête, Jasmin Delouche qui se sentait appuyé par ses compagnons. + +Je pense qu'Augustin était dans cet état de fatigue où la colère monte +et vous surprend sans qu'on puisse la contenir. + +--Toi, dit-il, en se redressant et en fermant son livre, un peu pâle, tu +vas commencer par sortir d'ici! + +L'autre ricana: + +--Oh! cria-t-il. Parce que tu es resté trois jours échappé, tu crois que +tu vas être le maître maintenant? + +Et, associant les autres à sa querelle: + +--Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu sais! + +Mais déjà Meaulnes était sur lui. Il y eut d'abord une bousculade; les +manches des blouses craquèrent et se décousirent. Seul, Martin, un des +gars de la campagne entrés avec Jasmin, s'interposa: + +--Tu vas te laisser! dit-il, les narines gonflées, secouant la tête +comme un bélier. + +D'une poussée violente, Meaulnes le jeta, titubant, les bras ouverts, au +milieu de la classe; puis, saisissant d'une main Delouche par le cou, de +l'autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter dehors. Jasmin +s'agrippait aux tables et traînait les pieds sur les dalles, faisant +crisser ses souliers ferrés, tandis que Martin, ayant repris son +équilibre revenait à pas comptés, la tête en avant, furieux. Meaulnes +lâcha Delouche pour se colleter avec cet imbécile, et il allait +peut-être se trouver en mauvaise posture, lorsque la porte des +appartements s'ouvrit à demi. M. Seurel parut la tête tournée vers la +cuisine, terminant, avant d'entrer, une conversation avec quelqu'un... + +Aussitôt la bataille s'arrêta. Les uns se rangèrent autour du poêle, la +tête basse, ayant évité jusqu'au bout de prendre parti. Meaulnes s'assit +à sa place, le haut de ses manches décousu et défroncé. Quant à Jasmin, +tout congestionné, on l'entendit crier durant les quelques secondes qui +précédèrent le coup de règle du début de la classe: + +--Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin. Il +s'imagine peut-être qu'on ne sait pas où il a été! + +--Imbécile! Je ne le sais pas moi-même, répondit Meaulnes, dans le +silence déjà grand. + +Puis, haussant les épaules, la tête dans les mains, il se mit à +apprendre ses leçons. + + + + +CHAPITRE VII + +LE GILET DE SOIE + + +Notre chambre était, comme je l'ai dit, une grande mansarde. A moitié +mansarde, à moitié chambre. Il y avait des fenêtres aux autres logis +d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci était éclairé par une lucarne. +Il était impossible de fermer complètement la porte, qui frottait sur le +plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant de la main notre +bougie que menaçaient tous les courants d'air de la grande demeure, +chaque fois nous essayions de fermer cette porte, chaque fois nous +étions obligés d'y renoncer. Et, toute le nuit, nous sentions autour de +nous, pénétrant jusque dans notre chambre, le silence des trois +greniers. + +C'est là que nous nous retrouvâmes, Augustin et moi, le soir de ce même +jour d'hiver. + +Tandis qu'en un tour de main j'avais quitté tous mes vêtements et les +avais jetés en tas sur une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon, +sans rien dire, commençait lentement à se déshabiller. Du lit de fer aux +rideaux de cretonne décorés de pampres, où j'étais monté déjà , je le +regardais faire. Tantôt il s'asseyait sur son lit bas et sans rideaux. +Tantôt il se levait et marchait de long en large, tout en se dévêtant. +La bougie, qu'il avait posée sur une petite table d'osier tressée par +des bohémiens, jetait sur le mur son ombre errante et gigantesque. + +Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, d'un air distrait et +amer, mais avec soin, ses habits d'écolier. Je le revois plaquant sur +une chaise sa lourde ceinture; pliant sur le dossier sa blouse noire +extraordinairement fripée et salie; retirant une espèce de paletot gros +bleu qu'il avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos, +pour l'étaler sur le pied de son lit... Mais lorsqu'il se redressa et se +retourna vers moi, je vis qu'il portait, au lieu du petit gilet à +boutons de cuivre, qui était d'uniforme sous le paletot, un étrange +gilet de soie, très ouvert, que fermait dans le bas un rang serré de +petits boutons de nacre. + +C'était un vêtement d'une fantaisie charmante, comme devaient en porter +les jeunes gens qui dansaient avec nos grand'mères, dans les bals de mil +huit cent trente. + +Je me rappelle, en cet instant, le grand écolier paysan, nu-tête, car il +avait soigneusement posé sa casquette sur ses autres habits--visage si +jeune, si vaillant et si durci déjà . Il avait repris sa marche à travers +la chambre lorsqu'il se mit à déboutonner cette pièce mystérieuse d'un +costume qui n'était pas le sien. Et il était étrange de le voir, en bras +de chemise, avec son pantalon trop court, ses souliers boueux, mettant +la main sur ce gilet de marquis. + +Dès qu'il l'eut touché, sortant brusquement de sa rêverie il tourna la +tête vers moi et me regarda d'un oeil inquiet. J'avais un peu envie de +rire. Il sourit en même temps que moi et son visage s'éclaira. + +--Oh! dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, à voix basse. Où l'as-tu +pris? + +Mais son sourire s'éteignit aussitôt. Il passa deux fois sur ses cheveux +ras sa main lourde, et tout soudain, comme quelqu'un qui ne peut plus +résister à son désir, il réendossa sur le fin jabot sa vareuse qu'il +boutonna solidement et sa blouse fripée; puis il hésita un instant, en +me regardant de côté... Finalement, il s'assit sur le bord de son lit, +quitta ses souliers qui tombèrent bruyamment sur le plancher; et, tout +habillé comme un soldat au cantonnement d'alerte, il s'étendit sur son +lit et souffla la bougie. + +Vers le milieu de la nuit je m'éveillai soudain. Meaulnes était au +milieu de la chambre, debout, sa casquette sur la tête, et il cherchait +au porte-manteau quelque chose--une pèlerine qu'il se mit sur le dos... +La chambre était très obscure. Pas même la clarté que donne parfois le +reflet de la neige. Un vent noir et glacé soufflait dans le jardin mort +et sur le toit. + +Je me dressai un peu et je lui criai tout bas: + +--Meaulnes! tu repars? + +Il ne répondit pas. Alors, tout à fait affolé, je dis: + +--Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu m'emmènes. + +Et je sautai à bas. + +Il s'approcha, me saisit par le bras, me forçant à m'asseoir sur le +rebord du lit, et il me dit: + +--Je ne puis pas t'emmener, François. Si je connaissais bien mon chemin, +tu m'accompagnerais. Mais il faut d'abord que je le retrouve sur le +plan, et je n'y parviens pas. + +--Alors, tu ne peux pas repartir non plus? + +--C'est vrai, c'est bien inutile... fit-il avec découragement. Allons, +recouche-toi. Je te promets de ne par repartir sans toi. + +Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. Je n'osais +plus rien dire. Il marchait, s'arrêtait, repartait plus vite, comme +quelqu'un qui, dans sa tête, recherche ou repasse des souvenirs, les +confronte, les compare, calcule, et soudain pense avoir trouvé; puis de +nouveau lâche le fil et recommence à chercher... + +Ce ne fut pas la seule nuit où, réveillé par le bruit de ses pas, je le +trouvai ainsi, vers une heure du matin, déambulant à travers la chambre +et les greniers--comme ces marins qui n'ont pu se déshabituer de faire +le quart et qui, au fond de leurs propriétés bretonnes, se lèvent et +s'habillent à l'heure réglementaire pour surveiller la nuit terrienne. + +A deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et la première +quinzaine de février, je fus ainsi tiré de mon sommeil. Le grand +Meaulnes était là , dressé, tout équipé, sa pèlerine sur le dos, prêt à +partir, et chaque fois, au bord de ce pays mystérieux où une fois déjà +il s'était évadé, il s'arrêtait, hésitait. Au moment de lever le loquet +de la porte de l'escalier et de filer par la porte de la cuisine qu'il +eût facilement ouverte sans que personne l'entendît, il reculait une +fois encore... Puis, durant les longues heures du milieu de la nuit, +fiévreusement, il arpentait, en réfléchissant, les greniers abandonnés. + + * * * * * + +Enfin une nuit, vers le 15 février, ce fut lui-même qui m'éveilla en me +posant doucement la main sur l'épaule. + +La journée avait été fort agitée. Meaulnes, qui délaissait complètement +tous les jeux de ses anciens camarades, était resté, durant la dernière +récréation du soir, assis sur son banc, tout occupé à établir un +mystérieux petit plan, en suivant du doigt, et en calculant longuement, +sur l'atlas du Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre la +cour et la salle de classe. Les sabots claquaient. On se pourchassait de +table en table, franchissant les bancs et l'estrade d'un saut... On +savait qu'il ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il +travaillait ainsi; cependant, comme la récréation se prolongeait, deux +ou trois gamins du bourg, par manière de jeu, s'approchèrent à pas de +loup et regardèrent par-dessus son épaule. L'un d'eux s'enhardit jusqu'à +pousser les autres sur Meaulnes... Il ferma brusquement son atlas, cacha +sa feuille et empoigna le dernier des trois gars, tandis que les deux +autres avaient pu s'échapper. + +... C'était ce hargneux Giraudat, qui prit un ton pleurard, essaya de +donner des coups de pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le +grand Meaulnes, à qui il cria rageusement: + +--Grand lâche! ça ne m'étonne pas qu'ils sont tous contre toi, qu'ils +veulent te faire la guerre!... + +et une foule d'injures auxquelles nous répondîmes, sans avoir bien +compris ce qu'il avait voulu dire. C'est moi qui criais le plus fort, +car j'avais pris le parti du grand Meaulnes. Il y avait maintenant comme +un pacte entre nous. La promesse qu'il m'avait faite de m'emmener avec +lui, sans me dire, comme tout le monde, «que je ne pourrais pas +marcher», m'avait lié à lui pour toujours. Et je ne cessais de penser à +son mystérieux voyage. Je m'étais persuadé qu'il avait dû rencontrer une +jeune fille. Elle était sans doute infiniment plus belle que toutes +celles du pays, plus belle que Jeanne, qu'on apercevait dans le jardin +des religieuses par le trou de la serrure; et que Madeleine, la fille du +boulanger, toute rose et toute blonde; et que Jenny, la fille de la +châtelaine, qui était admirable, mais folle et toujours enfermée. C'est +à une jeune fille certainement qu'il pensait la nuit, comme un héros de +roman. Et j'avais décidé de lui en parler, bravement, la première fois +qu'il m'éveillerait... + +Le soir de cette nouvelle bataille, après quatre heures, nous étions +tous les deux occupés à rentrer des outils du jardin, des pics et des +pelles qui avaient servi à creuser des trous, lorsque nous entendîmes +des cris sur la route. C'était une bande de jeunes gens et de gamins, en +colonne par quatre, au pas gymnastique, évoluant comme une compagnie +parfaitement organisée, conduits par Delouche, Daniel, Giraudat, et un +autre que nous ne connûmes point. Ils nous avaient aperçus et ils nous +huaient de la belle façon. Ainsi tout le bourg était contre nous, et +l'on préparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous étions exclus. + +Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la bêche et la pioche +qu'il avait sur l'épaule... Mais, à minuit, je sentais sa main sur mon +bras, et je m'éveillais en sursaut. + +--Lève-toi, dit-il, nous partons. + +--Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au bout? + +--J'en connais une bonne partie. Et il faudra bien que nous trouvions le +reste! répondit-il, les dents serrées. + +--Écoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon séant. Écoute-moi: nous +n'avons qu'une chose à faire; c'est de chercher tous les deux en plein +jour, en nous servant de ton plan, la partie du chemin qui nous manque. + +--Mais cette portion-là est très loin d'ici. + +--Eh bien, nous irons en voiture, cet été, dès que les journées seront +longues. + +Il y eut un silence prolongé qui voulait dire qu'il acceptait. + +--Puisque nous tâcherons ensemble de retrouver la jeune fille que tu +aimes, Meaulnes, ajoutai-je enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi +d'elle. + +Il s'assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans l'ombre sa tête +penchée, ses bras croisés et ses genoux. Puis il aspira l'air fortement, +comme quelqu'un qui a eu gros coeur longtemps et qui va enfin confier +son secret... + + + + +CHAPITRE VIII + +L'AVENTURE + + +Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-là tout ce qui lui était arrivé +sur la route. Et même lorsqu'il se fut décidé à me tout confier, durant +des jours de détresse dont je reparlerai, ce resta longtemps le grand +secret de nos adolescences. Mais aujourd'hui que tout est fini, +maintenant qu'il ne reste plus que poussière + + de tant de mal, de tant de bien, + +je puis raconter son étrange aventure. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +A une heure et demie de l'après-midi, sur la route de Vierzon, par ce +temps glacial, Meaulnes fit marcher la bête bon train car il savait +n'être pas en avance. Il ne songea d'abord, pour s'en amuser, qu'à notre +surprise à tous, lorsqu'il ramènerait dans la carriole, à quatre heures, +le grand-père et la grand'mère Charpentier. Car, à ce moment-là , certes, +il n'avait pas d'autre intention. + +Peu à peu, le froid le pénétrant, il s'enveloppa les jambes dans une +couverture qu'il avait d'abord refusée et que les gens de la +Belle-Étoile avaient mise de force dans la voiture. + +A deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il n'était jamais passé +dans un petit pays aux heures de classe et s'amusa de voir celui-là +aussi désert, aussi endormi. C'est à peine si, de loin en loin, un +rideau se leva, montrant une tête curieuse de bonne femme. + +A la sortie de La Motte, aussitôt après la maison d'école, il hésita +entre deux routes et crut se rappeler qu'il fallait tourner à gauche +pour aller à Vierzon. Personne n'était là pour le renseigner. Il remit +sa jument au trot sur la route désormais plus étroite et mal empierrée. +Il longea quelque temps un bois de sapins et rencontra enfin un roulier +à qui il demanda, mettant sa main en porte-voix, s'il était bien là sur +la route de Vierzon. La jument, tirant sur les guides, continuait à +trotter; l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on lui demandait; il cria +quelque chose en faisant un geste vague, et, à tout hasard, Meaulnes +poursuivit sa route. + +De nouveau ce fut la vaste campagne gelée, sans accident ni distraction +aucune; parfois seulement une pie s'envolait, effrayée par la voiture, +pour aller se percher plus loin sur un orme sans tête. Le voyageur avait +enroulé autour de ses épaules, comme une cape, sa grande couverture. Les +jambes allongées, accoudé sur un côté de la carriole, il dut somnoler un +assez long moment... + +... Lorsque, grâce au froid, qui traversait maintenant la couverture, +Meaulnes eut repris ses esprits, il s'aperçut que le paysage avait +changé. Ce n'étaient plus ces horizons lointains, ce grand ciel blanc où +se perdait le regard, mais de petits prés encore verts avec de hautes +clôtures. A droite et à gauche, l'eau des fossés coulait sous la glace. +Tout faisait pressentir l'approche d'une rivière. Et, entre les hautes +haies, la route n'était plus qu'un étroit chemin défoncé. + +La jument, depuis un instant, avait cessé de trotter. D'un coup de +fouet, Meaulnes voulut lui faire reprendre sa vive allure, mais elle +continua à marcher au pas avec une extrême lenteur, et le grand écolier, +regardant de côté, les mains appuyées sur le devant de la voiture, +s'aperçut qu'elle boitait d'une jambe de derrière. Aussitôt il sauta à +terre, très inquiet. + +--Jamais nous n'arriverons à Vierzon pour le train, dit-il à mi-voix. + +Et il n'osait pas s'avouer sa pensée la plus inquiétante, à savoir que +peut-être il s'était trompé de chemin et qu'il n'était plus là sur la +route de Vierzon. + +Il examina longuement le pied de la bête et n'y découvrit aucune trace +de blessure. Très craintive, la jument levait la patte dès que Meaulnes +voulait la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et maladroit. +Il comprit enfin qu'elle avait tout simplement un caillou dans le sabot. +En gars expert au maniement du bétail, il s'accroupit, tenta de lui +saisir le pied droit avec sa main gauche et de le placer entre ses +genoux, mais il fut gêné par la voiture. A deux reprises, la jument se +déroba et avança de quelques mètres. Le marchepied vint le frapper à la +tête et la roue le blessa au genou. Il s'obstina et finit par triompher +de la bête peureuse; mais le caillou se trouvait si bien enfoncé que +Meaulnes dut sortir son couteau de paysan pour en venir à bout. + +Lorsqu'il eut terminé sa besogne, et qu'il releva enfin la tête, à demi +étourdit et les yeux troubles, il s'aperçut avec stupeur que la nuit +tombait... + + * * * * * + +Tout autre que Meaulnes eût immédiatement rebroussé chemin. C'était le +seul moyen de ne pas s'égarer davantage. Mais il réfléchit qu'il devait +être maintenant fort loin de la Motte. En outre la jument pouvait avoir +pris un chemin transversal pendant qu'il dormait. Enfin, ce chemin-là +devait bien à la longue mener vers quelque village... Ajoutez à toutes +ces raisons que le grand gars, en remontant sur le marche-pied, tandis +que la bête impatiente tirait déjà sur les guides, sentait grandir en +lui le désir exaspéré d'aboutir à quelque chose et d'arriver quelque +part, en dépit de tous les obstacles! + +Il fouetta la jument qui fit un écart et se remit au grand trot. +L'obscurité croissait. Dans le sentier raviné, il y avait maintenant +tout juste passage pour la voiture. Parfois une branche morte de la haie +se prenait dans la roue et se cassait avec un bruit sec... Lorsqu'il fit +tout à fait noir, Meaulnes songea soudain, avec un serrement de coeur, à +la salle à manger de Sainte-Agathe, où nous devions, à cette heure, être +tous réunis. Puis la colère le prit; puis l'orgueil et la joie profonde +de s'être ainsi évadé, sans avoir voulu... + + + + +CHAPITRE IX + +UNE HALTE + + +Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied avait buté +dans l'ombre; Meaulnes vit sa tête plonger et se relever par deux fois; +puis elle s'arrêta net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose. +Autour des pieds de la bête, on entendait comme un clapotis d'eau. Un +ruisseau coupait le chemin. En été, ce devait être un gué. Mais à cette +époque le courant était si fort que la glace n'avait pas pris et qu'il +eût été dangereux de pousser plus avant. + +Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de quelques pas et, +très perplexe, se dressa dans la voiture. C'est alors qu'il aperçut, +entre les branches, une lumière. Deux ou trois prés seulement devaient +la séparer du chemin... + +L'écolier descendit de voiture et ramena la jument en arrière, en lui +parlant pour la calmer, pour arrêter ses brusques coups de tête +effrayés: + +--Allons, ma vieille! Allons! Maintenant nous n'irons pas plus loin. +Nous saurons bientôt où nous sommes arrivés. + +Et, poussant la barrière entr'ouverte d'un petit pré qui donnait sur le +chemin, il fit entrer là son équipage. Ses pieds enfonçaient dans +l'herbe molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa tête contre celle +de la bête, il sentait sa chaleur et le souffle dur de son haleine... Il +la conduisit tout au bout du pré, lui mit sur le dos la couverture; +puis, écartant les branches de la clôture du fond, il aperçut de nouveau +la lumière, qui était celle d'une maison isolée. + +Il lui fallut bien, tout de même, traverser trois prés, sauter un +traître petit ruisseau, où il faillit plonger les deux pieds à la +fois... Enfin, après un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva +dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon grognait dans son tet. +Au bruit des pas sur la terre gelée, un chien se mit à aboyer avec +fureur. + +Le volet de la porte était ouvert, et la lueur que Meaulnes avait +aperçue était celle d'un feu de fagots allumé dans la cheminée. Il n'y +avait pas d'autre lumière que celle du feu. Une bonne femme, dans la +maison, se leva et s'approcha de la porte, sans paraître autrement +effrayée. L'horloge à poids, juste à cet instant, sonna la demie de sept +heures. + +--Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand garçon, je crois bien que +j'ai mis le pied dans vos chrysanthèmes. + +Arrêtée, un bol à la main, elle le regardait. + +--Il est vrai, dit-elle, qu'il fait noir dans la cour à ne pas s'y +conduire. + +Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, debout, regarda les murs +de la pièce tapissée de journaux illustrés comme une auberge, et la +table, sur laquelle un chapeau d'homme était posé. + +--Il n'est pas là , le patron? dit-il en s'asseyant. + +--Il va revenir, répondit la femme, mise en confiance. Il est allé +chercher un fagot. + +--Ce n'est pas que j'aie besoin de lui, poursuivit le jeune homme, en +rapprochant sa chaise du feu. Mais nous sommes là plusieurs chasseurs à +l'affût. Je suis venu vous demander de nous céder un peu de pain. + +Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens de campagne, et surtout +dans une ferme isolée, il faut parler avec beaucoup de discrétion, de +politique même, et surtout ne jamais montrer qu'on n'est pas du pays. + +--Du pain? dit-elle. Nous ne pourrons guère vous en donner. Le boulanger +qui passe pourtant tous les mardis n'est pas venu aujourd'hui... + +Augustin, qui avait espéré un instant se trouver à proximité d'un +village, s'effraya. + +--Le boulanger de quel pays? demanda-t-il. + +--Eh bien, le boulanger du Vieux-Nançay, répondit la femme avec +étonnement. + +--C'est à quelle distance d'ici, au juste, Le Vieux-Nançay? poursuivit +Meaulnes très inquiet. + +--Par la route, je ne saurais pas vous dire au juste; mais par la +traverse il y a trois lieues et demie. + +Et elle se mit à raconter qu'elle y avait sa fille en place, qu'elle +venait à pied pour la voir tous les premiers dimanches du mois et que +ses patrons... + +Mais Meaulnes, complètement dérouté, l'interrompit pour dire: + +--Le Vieux-Nançay serait-il le bourg le plus rapproché d'ici? + +--Non, c'est Les Landes, à cinq kilomètres. Mais il n'y a pas de +marchands ni de boulanger. Il y a tout juste une petite assemblée, +chaque année, à la Saint-Martin. + +Meaulnes n'avait jamais entendu parler des Landes. Il se vit à tel point +égaré qu'il en fut presque amusé. Mais la femme, qui était occupée à +laver son bol sur l'évier, se retourna, curieuse à son tour, et elle dit +lentement, en le regardant bien droit: + +--C'est-il que vous n'êtes pas du pays?... + + * * * * * + +A ce moment, un paysan âgé se présenta à la porte, avec une brassée de +bois, qu'il jeta sur le carreau. La femme lui expliqua, très fort, comme +s'il eût été sourd, ce que demandait le jeune homme. + +--Eh bien, c'est facile, dit-il simplement. Mais approchez-vous +monsieur. Vous ne vous chauffez pas. + +Tous les deux, un instant plus tard, ils étaient installés près des +chenets: le vieux cassant son bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes +mangeant un bol de lait avec du pain qu'on lui avait offert. Notre +voyageur, ravi de se trouver dans cette humble maison après tant +d'inquiétudes, pensant que sa bizarre aventure était terminée, faisait +déjà le projet de revenir plus tard avec des camarades revoir ces braves +gens. Il ne savait pas que c'était là seulement une halte, et qu'il +allait tout à l'heure reprendre son chemin. + +Il demanda bientôt qu'on le remît sur la route de La Motte. Et, revenant +peu à peu à la vérité, il raconta qu'avec sa voiture il s'était séparé +des autres chasseurs et se trouvait maintenant complètement égaré. + +Alors l'homme et la femme insistèrent si longtemps pour qu'il restât +coucher et repartît seulement au grand jour, que Meaulnes finit par +accepter et sortit chercher sa jument pour la rentrer à l'écurie. + +--Vous prendrez garde aux trous de la sente, lui dit l'homme. + +Meaulnes n'osa pas avouer qu'il n'était pas venu par «la sente». Il fut +sur le point de demander au brave homme de l'accompagner. Il hésita une +seconde sur le seuil et si grande était son indécision qu'il faillit +chanceler. Puis il sortit dans la cour obscure. + + + + +CHAPITRE X + +LA BERGERIE + + +Pour s'y reconnaître, il grimpa sur le talus d'où il avait sauté. + +Lentement et difficilement, comme à l'aller, il se guida entre les +herbes et les eaux, à travers les clôtures de saules, et s'en fut +chercher sa voiture dans le fond du pré où il l'avait laissée. La +voiture n'y était plus... Immobile, la tête battante, il s'efforça +d'écouter tous les bruits de la nuit, croyant à chaque seconde entendre +sonner tout près le collier de la bête. Rien... Il fit le tour du pré; +la barrière était à demi ouverte, à demi renversée, comme si une roue de +voiture avait passé dessus. La jument avait dû, par là , s'échapper toute +seule. + +Remontant le chemin, il fit quelques pas et s'embarrassa les pieds dans +la couverture qui sans doute avait glissé de la jument à terre. Il en +conclut que la bête s'était enfuie dans cette direction. Il se prit à +courir. + +Sans autre idée que la volonté tenace et folle de rattraper sa voiture, +tout le sang au visage, en proie à ce désir panique qui ressemblait à la +peur, il courait... Parfois son pied butait dans les ornières. Aux +tournants, dans l'obscurité totale, il se jetait contre les clôtures, +et, déjà trop fatigué pour s'arrêter à temps, s'abattait sur les épines, +les bras en avant, se déchirant les mains pour se protéger le visage. +Parfois, il s'arrêtait, écoutait--et repartait. Un instant, il crut +entendre un bruit de voiture; mais ce n'était qu'un tombereau cahotant +qui passait très loin, sur une route, à gauche... + +Vint un moment où son genou, blessé au marche-pied, lui fit si mal qu'il +dut s'arrêter, la jambe raidie. Alors il réfléchit que si sa jument ne +n'était pas sauvée au grand galop, il l'aurait depuis longtemps +rejointe. Il se dit aussi qu'une voiture ne se perdait pas ainsi et que +quelqu'un la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas, épuisé, +colère, se traînant à peine. + +A la longue, il crut se retrouver dans les parages qu'il avait quittés +et bientôt il aperçut la lumière de la maison qu'il cherchait. Un +sentier profond s'ouvrait dans la haie: + +--Voilà la sente dont le vieux m'a parlé, se dit Augustin. + +Et il s'engagea dans ce passage, heureux de n'avoir plus à franchir les +haies et les talus. Au bout d'un instant, le sentier déviant à gauche, +la lumière parut glisser à droite, et, parvenu à un croisement de +chemins, Meaulnes, dans sa hâte à regagner le pauvre logis, suivit sans +réfléchir un sentier qui paraissait directement y conduire. + +Mais à peine avait-il fait dix pas dans cette direction que la lumière +disparut, soit qu'elle fût cachée par une haie, soit que les paysans, +fatigués d'attendre, eussent fermé leurs volets. Courageusement, +l'écolier sauta à travers champs, marcha tout droit dans la direction où +la lumière avait brillé tout à l'heure. Puis, franchissant encore une +clôture, il retomba dans un nouveau sentier... + +Ainsi peu à peu, s'embrouillait la piste du grand Meaulnes et se brisait +le lien qui l'attachait à ceux qu'il avait quittés. + +Découragé, presque à bout de forces, il résolut, dans son désespoir, de +suivre ce sentier jusqu'au bout. A cent pas de là , il débouchait dans +une grande prairie grise, où l'on distinguait de loin en loin des ombres +qui devaient être des genévriers, et une bâtisse obscure dans un repli +de terrain. Meaulnes s'en approcha. Ce n'était là qu'une sorte de grand +parc à bétail ou de bergerie abandonnée. La porte céda avec un +gémissement. La lueur de la lune, quand le grand vent chassait les +nuages, passait à travers les fentes des cloisons. Une odeur de moisi +régnait. + +Sans chercher plus avant, Meaulnes s'étendit sur la paille humide, le +coude à terre, la tête dans la main. Ayant retiré sa ceinture, il se +recroquevilla dans sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors à la +couverture de la jument qu'il avait laissée dans le chemin, et il se +sentit si malheureux, si fâché contre lui-même qu'il lui prit une forte +envie de pleurer... + +Aussi s'efforça-t-il de penser à autre chose. Glacé jusqu'aux moelles, +il se rappela un rêve--une vision plutôt, qu'il avait eue tout enfant, +et dont il n'avait jamais parlé à personne: un matin, au lieu de +s'éveiller dans sa chambre, où pendaient ses culottes et ses paletots, +il s'était trouvé dans une longue pièce verte, aux tentures pareilles à +des feuillages. En ce lieu coulait une lumière si douce qu'on eût cru +pouvoir la goûter. Près de la première fenêtre, une jeune fille cousait, +le dos tourné, semblant attendre son réveil... Il n'avait pas eu la +force de se glisser hors de son lit pour marcher dans cette demeure +enchantée. Il s'était rendormi... Mais la prochaine fois, il jurait bien +de se lever. Demain matin, peut-être!... + + + + +CHAPITRE XI + +LE DOMAINE MYSTÉRIEUX + + +Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais son genou enflé lui +faisait mal; il lui fallait s'arrêter et s'asseoir à chaque moment tant +la douleur était vive. L'endroit où il se trouvait était d'ailleurs le +plus désolé de la Sologne. De toute la matinée, il ne vit qu'une +bergère, à l'horizon, qui ramenait son troupeau. Il eut beau la héler, +essayer de courir, elle disparut sans l'entendre. + +Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une désolante +lenteur... Pas un toit, pas une âme. Pas même le cri d'un courlis dans +les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un +soleil de décembre, clair et glacial. + +Il pouvait être trois heures de l'après-midi lorsqu'il aperçut enfin, +au-dessus d'un bois de sapins, la flèche d'une tourelle grise. + +--Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il, quelque pigeonnier +désert!... + +Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du bois +débouchait, entre deux poteaux blancs, une allée où Meaulnes s'engagea. +Il y fit quelques pas et s'arrêta, plein de surprise, trouble d'une +émotion inexplicable. Il marchait pourtant du même pas fatigué, le vent +glacé lui gerçait les lèvres, le suffoquait par instants; et pourtant un +contentement extraordinaire le soulevait, une tranquillité parfaite et +presque enivrante, la certitude que son but était atteint et qu'il n'y +avait plus maintenant que du bonheur à espérer. C'est ainsi que, jadis, +la veille des grandes fêtes d'été il se sentait défaillir, lorsque à la +tombée de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que +la fenêtre de sa chambre était obstruée par les branches. + +--Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive à ce vieux pigeonnier, +plein de hiboux et de courants d'air!... + +Et, fâché contre lui-même, il s'arrêta, se demandant s'il ne valait pas +mieux rebrousser chemin et continuer jusqu'au prochain village. Il +réfléchissait depuis un instant, la tête basse, lorsqu'il s'aperçut +soudain que l'allée était balayée à grands ronds réguliers comme on +faisait chez lui pour les fêtes. Il se trouvait dans un chemin pareil à +la grand'rue de La Ferté le matin de l'Assomption!... Il eût aperçu au +détour de l'allée une troupe de gens en fête soulevant la poussière +comme au mois de juin, qu'il n'eût pas été surpris davantage. + +--Y aurait-il une fête dans cette solitude? se demanda-t-il. + +Avançant jusqu'au premier détour, il entendit un bruit de voix qui +s'approchaient. Il se jeta de côté dans les jeunes sapins touffus, +s'accroupit et écouta en retenant son souffle. C'étaient des voix +enfantines. Une troupe d'enfants passa tout près de lui. L'un d'eux, +probablement une petite fille, parlait d'un ton si sage et si entendu +que Meaulnes, bien qu'il ne comprît guère le sens de ses paroles, ne put +s'empêcher de sourire. + +--Une seule chose m'inquiète, disait-elle, c'est la question des +chevaux. On n'empêchera jamais Daniel, par exemple, de monter sur le +grand poney jaune! + +--Jamais on ne m'en empêchera, répondit une voix moqueuse de jeune +garçon! Est-ce que nous n'avons pas toutes les permissions?... Même +celle de nous faire mal, s'il nous plaît... + +Et les voix s'éloignèrent, au moment où s'approchait déjà un autre +groupe d'enfants. + +--Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous irons en +bateau. + +--Mais nous le permettra-t-on? dit une autre. + +--Vous savez bien que nous organisons la fête à notre guise. + +--Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa fiancée? + +--Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!... + + * * * * * + +«Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les +enfants qui font la loi, ici?... Étrange domaine!» + +Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander où l'on trouverait à +boire et à manger. Il se dressa et vit le dernier groupe qui +s'éloignait. C'étaient trois fillettes avec des robes droites qui +s'arrêtaient aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux à brides. Une +plume blanche leur traînait dans le cou, à toutes les trois. L'une +d'elles, à demi retournée, un peu penchée, écoutait sa compagne qui lui +donnait de grandes explications, le doigt levé. + +--Je leur ferais peur, se dit Meaulnes, en regardant sa blouse paysanne +déchirée et son ceinturon baroque de collégien de Sainte-Agathe. + +Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par l'allée, +il continua son chemin à travers les sapins dans la direction du +«pigeonnier», sans trop réfléchir à ce qu'il pourrait demander là -bas. +Il fut bientôt arrêté à la lisière du bois, par un petit mur moussu. De +l'autre côté, entre le mur et les annexes du domaine, c'était une longue +cour étroite toute remplie de voitures, comme une cour d'auberge un jour +de foire. Il y en avait de tous les genres et de toutes les formes: de +fines petites voitures à quatre places, les brancards en l'air; des +chars à bancs; des bourbonnaises démodées avec des galeries à moulures, +et même de vieilles berlines dont les glaces étaient levées. + +Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte qu'on ne l'aperçût, +examinait le désordre du lieu, lorsqu'il avisa, de l'autre côté de la +cour, juste au-dessus du siège d'un haut char à bancs, une fenêtre des +annexes à demi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derrière +les domaines aux volets toujours fermés des écuries, avaient dû clore +cette ouverture. Mais le temps les avait descellés. + +--Je vais entrer là , se dit l'écolier, je dormirai dans le foin et je +partirai au petit jour, sans avoir fait peur à ces belles petites +filles. + +Il franchit le mur, péniblement, à cause de son genou blessé, et, +passant d'une voiture sur l'autre, du siège d'un char à bancs sur le +toit d'une berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu'il poussa +sans bruit comme une porte. + +Il se trouvait non pas dans un grenier à foin, mais dans une vaste pièce +au plafond bas qui devait être une chambre à coucher. On distinguait, +dans la demi-obscurité du soir d'hiver, que la table, la cheminée et +même les fauteuils étaient chargés de grands vases, d'objets de prix, +d'armes anciennes. Au fond de la pièce des rideaux tombaient, qui +devaient cacher une alcôve. + +Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause du froid que par crainte +d'être aperçu du dehors. Il alla soulever le rideau du fond et découvrit +un grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de luths aux cordes +cassées et de candélabres jetés pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses +dans le fond de l'alcôve, puis s'étendit sur cette couche pour s'y +reposer et réfléchir un peu à l'étrange aventure dans laquelle il +s'était jeté. + +Un silence profond régnait sur ce domaine. Par instants seulement on +entendait gémir le grand vent de décembre. + +Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander si, malgré ces étranges +rencontres, malgré la voix des enfants dans l'allée, malgré les voitures +entassées, ce n'était pas là simplement, comme il l'avait pensé d'abord, +une vieille bâtisse abandonnée dans la solitude de l'hiver. + +Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le son d'une musique +perdue. C'était comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se +rappela le temps où sa mère, jeune encore, se mettait au piano +l'après-midi dans le salon, et lui, sans rien dire, derrière la porte +qui donnait sur le jardin, il l'écoutait jusqu'à la nuit... + +--On dirait que quelqu'un joue du piano quelque part? pensa-t-il. + +Mais laissant sa question sans réponse, harassé de fatigue, il ne tarda +pas à s'endormir... + + + + +CHAPITRE XII + +LA CHAMBRE DE WELLINGTON + + +Il faisait nuit, lorsqu'il s'éveilla. Transi de froid, il se tourna et +retourna sur sa couche, fripant et roulant sous lui sa blouse noire. Une +faible clarté glauque baignait les rideaux de l'alcôve. + +S'asseyant sur le lit, il glissa sa tête entre les rideaux. Quelqu'un +avait ouvert la fenêtre et l'on avait attaché dans l'embrasure deux +lanternes vénitiennes vertes. + +Mais à peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup d'oeil, qu'il entendit +sur le palier un bruit de pas étouffé et de conversation à voix basse. +Il se rejeta dans l'alcôve et ses souliers ferrés firent sonner un des +objets de bronze qu'il avait repoussés contre le mur. Un instant, très +inquiet, il retint son souffle. Les pas se rapprochèrent et deux ombres +glissèrent dans la chambre. + +--Ne fais pas de bruit, disait l'un. + +--Ah! répondait l'autre, il est toujours bien temps qu'il s'éveille! + +--As-tu garni sa chambre? + +--Mais oui, comme celles des autres. + +Le vent fit battre la fenêtre ouverte. + +--Tiens, dit le premier, tu n'as pas même fermé la fenêtre. Le vent a +déjà éteint une des lanternes. Il va falloir la rallumer. + +--Bah! répondit l'autre, pris d'une paresse et d'un découragement +soudain. A quoi bon ces illuminations du côté de la campagne, du côté du +désert, autant dire? Il n'y a personne pour les voir. + +--Personne? Mais il arrivera encore des gens pendant une partie de la +nuit. Là -bas, sur la route, dans leurs voitures, ils seront bien +contents d'apercevoir nos lumières! + +Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui qui avait parlé le +dernier, et qui paraissait être le chef, reprit d'une voix traînante, à +la façon d'un fossoyeur de Shakespeare: + +--Tu mets des lanternes vertes à la chambre de Wellington. T'en mettrais +aussi bien des rouges... Tu ne t'y connais pas plus que moi! + +Un silence. + +»... Wellington, c'était un Américain? Eh bien, c'est-il une couleur +américaine, le vert? Toi, le comédien qui as voyagé, tu devrais savoir +ça. + +--O! là là ! répondit le «comédien», voyagé? Oui, j'ai voyagé! Mais je +n'ai rien vu! Que veux-tu voir dans une roulotte? + +Meaulnes avec précaution regarda entre les rideaux. + +Celui qui commandait la manoeuvre était un gros homme nu-tête, enfoncé +dans un énorme paletot. Il tenait à la main une longue perche garnie de +lanternes multicolores, et il regardait paisiblement, une jambe croisée +sur l'autre, travailler son compagnon. + +Quant au comédien, c'était le corps le plus lamentable qu'on puisse +imaginer. Grand, maigre, grelottant, ses yeux glauques et louches, sa +moustache retombant sur sa bouche édentée faisaient songer à la face +d'un noyé qui ruisselle sur une dalle. Il était en manches de chemise, +et ses dents claquaient. Il montrait dans ses paroles et ses gestes le +mépris le plus parfait pour sa propre personne. + +Après un moment de réflexion amère et risible à la fois, il s'approcha +de son partenaire et lui confia, les deux bras écartés: + +--Veux-tu que je te dise?... Je ne peux pas comprendre qu'on soit allé +chercher des dégoûtants comme nous, pour servir dans une fête pareille! +Voilà , mon gars!... + +Mais sans prendre garde à ce grand élan du coeur, le gros homme continua +de regarder son travail, les jambes croisées, bâilla, renifla +tranquillement, puis, tournant le dos, s'en fut, sa perche sur l'épaule, +en disant: + +--Allons, en route! Il est temps de s'habiller pour le dîner. + +Le bohémien le suivit, mais, en passant devant l'alcôve: + +--Monsieur l'Endormi, fit-il avec des révérences et des inflexions de +voix gouailleuses, vous n'avez plus qu'à vous éveiller, à vous habiller +en marquis, même si vous êtes un marmiteux comme je suis; et vous +descendrez à la fête costumée, puisque c'est le bon plaisir de ces +petits messieurs et de ces petites demoiselles. + +Il ajouta, sur le ton d'un boniment forain, avec une dernière révérence: + +--Notre camarade Maloyau, attaché aux cuisines, vous présentera le +personnage d'Arlequin, et votre serviteur, celui du grand Pierrot. + + + + +CHAPITRE XIII + +LA FÊTE ÉTRANGE + + +Dès qu'ils eurent disparu l'écolier sortit de sa cachette. Il avait les +pieds glacés, les articulations raides; mais il était reposé et son +genou paraissait guéri. + +--Descendre au dîner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de le faire. Je +serai simplement un invité dont tout le monde a oublié le nom. +D'ailleurs, je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de doute que M. +Maloyau et son compagnon m'attendaient... + +Au sortir de l'obscurité totale de l'alcôve, il put y voir assez +distinctement dans la chambre éclairée par les lanternes vertes. + +Le bohémien l'avait «garnie». Des manteaux étaient accrochés aux +patères. Sur une lourde table à toilette, au marbre brisé, on avait +disposé de quoi transformer en muscadin tel garçon qui eût passé la nuit +précédente dans une bergerie abandonnée. Il y avait, sur la cheminée, +des allumettes auprès d'un grand flambeau. Mais on avait omis de cirer +le parquet; et Meaulnes sentit rouler sous ses souliers du sable et des +gravats. De nouveau il eut l'impression d'être dans une maison depuis +longtemps abandonnée... En allant vers la cheminée, il faillit buter +contre une pile de grands cartons et de petites boîtes: il étendit le +bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles et se pencha pour +regarder. + +C'étaient des costumes de jeunes gens d'il y a longtemps, des redingotes +à hauts cols de velours, de fins gilets très ouverts, d'interminables +cravates blanches et des souliers vernis du début de ce siècle. Il +n'osait rien toucher du bout du doigt, mais après s'être nettoyé en +frissonnant, il endossa sur sa blouse d'écolier un des grands manteaux +dont il releva le collet plissé, remplaça ses souliers ferrés par de +fins escarpins vernis et se prépara à descendre nu-tête. + +Il arriva, sans rencontrer personne, au bas d'un escalier de bois, dans +un recoin de cour obscur. L'haleine glacée de la nuit vint lui souffler +au visage et soulever un pan de son manteau. + +Il fit quelques pas et, grâce à la vague clarté du ciel, il put se +rendre compte aussitôt de la configuration des lieux. Il était dans une +petite cour formée par des bâtiments des dépendances. Tout y paraissait +vieux et ruiné. Les ouvertures au bas des escaliers étaient béantes, car +les portes depuis longtemps avaient été enlevées; on n'avait pas non +plus remplacé les carreaux des fenêtres qui faisaient des trous noirs +dans les murs. Et pourtant toutes ces bâtisses avaient un mystérieux air +de fête. Une sorte de reflet coloré flottait dans les chambres basses où +l'on avait dû allumer aussi, du côté de la campagne, des lanternes. La +terre était balayée; on avait arraché l'herbe envahissante. Enfin, en +prêtant l'oreille, Meaulnes crut entendre comme un chant, comme des voix +d'enfants et de jeunes filles, là -bas, vers les bâtiments confus où le +vent secouait des branches devant les ouvertures roses, vertes et bleues +des fenêtres. + +Il était là , dans son grand manteau, comme un chasseur, à demi penché, +prêtant l'oreille, lorsqu'un extraordinaire petit jeune homme sortit du +bâtiment voisin, qu'on aurait cru désert. + +Il avait un chapeau haut de forme très cintré qui brillait dans la nuit +comme s'il eût été d'argent; un habit dont le col lui montait dans les +cheveux, un gilet très ouvert, un pantalon à sous-pieds... Cet élégant, +qui pouvait avoir quinze ans, marchait sur la pointe des pieds comme +s'il eût été soulevé par les élastiques de son pantalon, mais avec une +rapidité extraordinaire. Il salua Meaulnes au passage sans s'arrêter, +profondément, automatiquement, et disparut dans l'obscurité, vers le +bâtiment central, ferme, château ou abbaye, dont la tourelle avait guidé +l'écolier au début de l'après-midi. + +Après un instant d'hésitations, notre héros emboîta le pas au curieux +petit personnage. Ils traversèrent une sorte de grande cour-jardin, +passèrent entre des massifs, contournèrent un vivier enclos de +palissades, un puits, et se trouvèrent enfin au seuil de la demeure +centrale. + +Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutée comme une +porte de presbytère, était à demi ouverte. L'élégant s'y engouffra. +Meaulnes le suivit, et, dès ses premiers pas dans le corridor, il se +trouva, sans voir personne, entouré de rires, de chants, d'appels et de +poursuites. + +Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal. Meaulnes +hésitait s'il allait pousser jusqu'au fond ou bien ouvrir une des portes +derrière lesquelles il entendait un bruit de voix, lorsqu'il vit passer +dans le fond deux fillettes qui se poursuivaient. Il courut pour les +voir et les rattraper, à pas de loup, sur ses escarpins. Un bruit de +portes qui s'ouvrent, deux visages de quinze ans que la fraîcheur du +soir et la poursuite ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets à +brides, et tout va disparaître dans un brusque éclat de lumière. + +Une seconde, elles tournent sur elles-mêmes, par jeu; leurs amples jupes +légères se soulèvent et se gonflent; on aperçoit la dentelle de leurs +longs, amusants pantalons; puis, ensemble, après cette pirouette, elles +bondissent dans la pièce et referment la porte. + +Meaulnes reste un moment ébloui et titubant dans ce corridor noir. Il +craint maintenant d'être surpris. Son allure hésitante et gauche le +ferait, sans doute, prendre pour un voleur. Il va s'en retourner +délibérément vers la sortie, lorsque de nouveau il entend dans le fond +du corridor un bruit de pas et des voix d'enfants. Ce sont deux petits +garçons qui s'approchèrent en parlant. + +--Est-ce qu'on va bientôt dîner, leur demande Meaulnes avec aplomb. + +--Viens avec nous, répond le plus grand, on va t'y conduire. + +Et avec cette confiance et ce besoin d'amitié qu'ont les enfants, la +veille d'une grande fête, ils le prennent chacun par la main. Ce sont +probablement deux petits garçons de paysans. On leur a mis leurs plus +beaux habits: de petites culottes coupées à mi-jambe qui laissent voir +leurs gros bas de laine et leurs galoches, un petit justaucorps de +velours bleu, une casquette de même couleur et un noeud de cravate +blanc. + +--La connais-tu, toi? demande l'un des enfants. + +--Moi, fait le plus petit, qui a une tête ronde et des yeux naïfs, maman +m'a dit qu'elle avait une robe noire et une collerette et qu'elle +ressemblait à un joli pierrot. + +--Qui donc? demande Meaulnes. + +--Eh bien, la fiancée que Frantz est allé chercher... + +Avant que le jeune homme ait rien pu dire, ils sont tous les trois +arrivés à la porte d'une grande salle où flambe un beau feu. Des +planches, en guise de table, ont été posées sur des tréteaux; on a +étendu des nappes blanches, et des gens de toutes sortes dînent avec +cérémonie. + + + + +CHAPITRE XIV + +LA FÊTE ÉTRANGE _(suite)_ + + +C'était, dans une grande salle au plafond bas, un repas comme ceux que +l'on offre, la veille des noces de campagne, aux parents qui sont venus +de très loin. + +Les deux enfants avaient lâché les mains de l'écolier et s'étaient +précipités dans une chambre attenante où l'on entendait des voix +puériles et des bruits de cuillers battant les assiettes. Meaulnes, avec +audace et sans s'émouvoir, enjamba un banc et se trouva assis auprès de +deux vieilles paysannes. Il se mit aussitôt à manger avec un appétit +féroce; et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva la tête pour +regarder les convives et les écouter. + +On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient à peine se connaître. +Ils devaient venir, les uns, du fond de la campagne, les autres, de +villes lointaines. Il y avait, épars le long des tables, quelques +vieillards avec des favoris, et d'autres complètement rasés qui +pouvaient être d'anciens marins. Près d'eux dînaient d'autres vieux qui +leur ressemblaient: même face tannée, mêmes yeux vifs sous des sourcils +en broussaille, mêmes cravates étroites comme des cordons de souliers... +Mais il était aisé de voir que ceux-ci n'avaient jamais navigué plus +loin que le bout du canton; et s'ils avaient tangué, roulé plus de mille +fois sous les averses et dans le vent, c'était pour ce dur voyage sans +péril qui consiste à creuser le sillon jusqu'au bout de son champ et à +retourner ensuite la charrue... On voyait peu de femmes; quelques +vieilles paysannes avec de rondes figures ridées comme des pommes, sous +des bonnets tuyautés... + +Il n'y avait pas un seul de ces convives avec qui Meaulnes ne se sentît +à l'aise et en confiance. Il expliquait ainsi plus tard cette +impression: quand on a, disait-il, commis quelque lourde faute +impardonnable, on songe parfois, au milieu d'une grande amertume: «Il y +a pourtant par le monde des gens qui me pardonneraient». On imagine de +vieilles gens, des grands-parents pleins d'indulgence, qui sont +persuadés à l'avance que tout ce que vous faites est bien fait. +Certainement parmi ces bonnes gens-là les convives de cette salle +avaient été choisis. Quant aux autres, c'étaient des adolescents et des +enfants... + + * * * * * + +Cependant, auprès de Meaulnes, les deux vieilles femmes causaient: + +--En mettant tout pour le mieux, disait la plus âgée, d'une voix cocasse +et suraiguë qu'elle cherchait vainement à adoucir, les fiancés ne seront +pas là , demain, avant trois heures. + +--Tais-toi, tu me ferais mettre en colère, répondait l'autre du ton le +plus tranquille. + +Celle-ci portait sur le front une capeline tricotée. + +--Comptons! reprit la première sans s'émouvoir. Une heure et demie de +chemin de fer de Bourges à Vierzon et sept lieues de voiture, de Vierzon +jusqu'ici... + +La discussion continua. Meaulnes n'en perdait pas une parole. Grâce à +cette paisible prise de bec, la situation s'éclairait faiblement: Frantz +de Galais, le fils du château--qui était étudiant ou marin ou peut-être +aspirant de marine, on ne savait pas...--était allé à Bourges pour y +chercher une jeune fille et l'épouser. Chose étrange, ce garçon, qui +devait être très jeune et très fantasque, réglait tout à sa guise dans +le Domaine. Il avait voulu que la maison où sa fiancée entrerait +ressemblât à un palais en fête. Et pour célébrer la venue de la jeune +fille, il avait invité lui-même ces enfants et ces vieilles gens +débonnaires. Tels étaient les points que la discussion des deux femmes +précisait. Elles laissaient tout le reste dans le mystère, et +reprenaient sans cesse la question du retour des fiancés. L'une tenait +pour le matin du lendemain. L'autre pour l'après-midi. + +--Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la plus jeune +avec calme. + +--Et toi, ma pauvre Adèle, toujours aussi entêtée. Il y a quatre ans que +je ne t'avais vue, tu n'as pas changé, répondait l'autre en haussant les +épaules, mais de sa voix la plus paisible. + +Et elles continuaient ainsi à se tenir tête sans la moindre humeur. +Meaulnes intervint dans l'espoir d'en apprendre davantage: + +--Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancée de Frantz? + +Elles le regardèrent, interloquées. Personne d'autre que Frantz n'avait +vu la jeune fille. Lui-même, en revenant de Toulon, l'avait rencontrée +un soir, désolée, dans un de ces jardins de Bourges qu'on appelle les +_Marais_. Son père, un tisserand, l'avait chassée de chez lui. Elle +était fort jolie et Frantz avait décidé aussitôt de l'épouser. C'était +une étrange histoire; mais son père, M. de Galais, et sa soeur Yvonne ne +lui avaient-ils pas toujours tout accordé!... + +Meaulnes, avec précaution, allait poser d'autres questions, lorsque +parut à la porte un couple charmant: une enfant de seize ans avec +corsage de velours et jupe à grands volants; un jeune personnage en +habit à haut col et pantalon à élastiques. Ils traversèrent la salle, +esquissant un pas de deux; d'autres les suivirent; puis d'autres +passèrent en courant, poussant des cris, poursuivis par un grand pierrot +blafard, aux manches trop longues, coiffé d'un bonnet noir et riant +d'une bouche édentée. Il courait à grandes enjambées maladroites, comme +si, à chaque pas, il eût dû faire un saut, et il agitait ses longues +manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur; les jeunes gens +lui serraient la main et il paraissait faire la joie des enfants qui le +poursuivaient avec des cris perçants. Au passage il regarda Meaulnes de +ses yeux vitreux, et l'écolier crut reconnaître, complètement rasé, le +compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui tout à l'heure accrochait les +lanternes. + +Le repas était terminé. Chacun se levait. + +Dans les couloirs s'organisaient des rondes et des farandoles. Une +musique, quelque part, jouait un pas de menuet... Meaulnes, la tête à +demi cachée dans le collet de son manteau, comme dans une fraise, se +sentait un autre personnage. Lui aussi, gagné par le plaisir, se mit à +poursuivre le grand pierrot à travers les couloirs du Domaine, comme +dans les coulisses d'un théâtre où la pantomime, de la scène, se fût +partout répandue. Il se trouva ainsi mêlé jusqu'à la fin de la nuit à +une foule joyeuse aux costumes extravagants. Parfois il ouvrait une +porte, et se trouvait dans une chambre où l'on montrait la lanterne +magique. Des enfants applaudissaient à grand bruit... Parfois, dans un +coin de salon où l'on dansait, il engageait conversation avec quelque +dandy et se renseignait hâtivement sur les costumes que l'on porterait +les jours suivants... + +Un peu angoissé à la longue par tout ce plaisir qui s'offrait à lui, +craignant à chaque instant que son manteau entr'ouvert ne laissât voir +sa blouse de collégien, il alla se réfugier un instant dans la partie la +plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n'y entendait que le +bruit étouffé d'un piano. + +Il entra dans une pièce silencieuse qui était une salle à manger +éclairée par une lampe à suspension. Là aussi c'était fête, mais fête +pour les petits enfants. + +Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouverts sur leurs +genoux; d'autres étaient accroupis par terre devant une chaise et, +gravement, ils faisaient sur le siège un étalage d'images; d'autres, +auprès du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils écoutaient +au loin, dans l'immense demeure, la rumeur de la fête. + +Une porte de cette salle à manger était grande ouverte. On entendait +dans la pièce attenante jouer du piano. Meaulnes avança curieusement la +tête. C'était une sorte de petit salon-parloir; une femme ou une jeune +fille, un grand manteau marron jeté sur ses épaules, tournait le dos, +jouant très doucement des airs de rondes ou de chansonnettes. Sur le +divan, tout à côté, six ou sept petits garçons et petites filles rangés +comme sur une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il se fait +tard, écoutaient. De temps en temps seulement, l'un d'eux, arc-bouté sur +les poignets, se soulevait, glissait à terre et passait dans la salle à +manger: un de ceux qui avaient fini de regarder les images venait +prendre sa place... + +Après cette fête où tout était charmant, mais fiévreux et fou, où +lui-même avait si follement poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se +trouvait là plongé dans le bonheur le plus calme du monde. + +Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait à jouer, il retourna +s'asseoir dans la salle à manger, et, ouvrant un des gros livres rouges +épars sur la table, il commença distraitement à lire. + +Presque aussitôt un des petits qui étaient par terre s'approcha, se +pendit à son bras et grimpa sur son genou pour regarder en même temps +que lui; un autre en fit autant de l'autre côté. Alors ce fut un rêve +comme son rêve de jadis. Il put imaginer longuement qu'il était dans sa +propre maison, marié, un beau soir, et que cet être charmant et inconnu +qui jouait du piano, près de lui, c'était sa femme... + + + + +CHAPITRE XV + +LA RENCONTRE + + +Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des premiers. Comme on le lui +avait conseillé, il revêtit un simple costume noir, de mode passée, une +jaquette serrée à la taille avec des manches bouffant aux épaules, un +gilet croisé, un pantalon élargi du bas jusqu'à cacher ses fines +chaussures, et un chapeau haut de forme. + +La cour était déserte encore lorsqu'il descendit. Il fit quelques pas et +se trouva comme transporté dans une journée de printemps. Ce fut en +effet le matin le plus doux de cet hiver-là . Il faisait du soleil comme +aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillée +brillait comme humectée de rosée. Dans les arbres, plusieurs petits +oiseaux chantaient et de temps à autre une brise tiédie coulait sur le +visage du promeneur. + +Il fit comme les invités qui se sont éveillés avant le maître de la +maison. Il sortit dans la cour du Domaine, pensant à chaque instant +qu'une voix cordiale et joyeuse allait crier derrière lui: + +--Déjà réveillé, Augustin?... + +Mais il se promena longtemps seul à travers le jardin et la cour. +Là -bas, dans le bâtiment principal, rien ne remuait, ni aux fenêtres, ni +à la tourelle. On avait ouvert déjà , cependant, les deux battants de la +ronde porte de bois. Et, dans une des fenêtres du haut, un rayon de +soleil donnait, comme en été, aux premières heures du matin. + +Meaulnes, pour la première fois, regardait en plein jour l'intérieur de +la propriété. Les vestiges d'un mur séparaient le jardin délabré de la +cour, où l'on avait, depuis peu, versé du sable et passé le râteau. A +l'extrémité des dépendances qu'il habitait, c'étaient des écuries bâties +dans un amusant désordre, qui multipliait les recoins garnis +d'arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque sur le domaine déferlaient +des bois de sapins qui le cachaient à tout le pays plat, sauf vers +l'est, où l'on apercevait des collines bleues couvertes de rochers et de +sapins encore. + +Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la branlante barrière +de bois qui entourait le vivier; vers les bords il restait un peu de +glace mince et plissée comme une écume. Il s'aperçut lui-même reflété +dans l'eau, comme incliné sur le ciel, dans son costume d'étudiant +romantique. Et il crut voir un autre Meaulnes; non plus l'écolier qui +s'était évadé dans une carriole de paysan, mais un être charmant et +romanesque, au milieu d'un beau livre de prix... + +Il se hâta vers le bâtiment principal, car il avait faim. Dans la grande +salle où il avait dîné la veille, une paysanne mettait le couvert. Dès +que Meaulnes se fut assis devant un des bols alignés sur la nappe, elle +lui versa le café en disant: + +--Vous êtes le premier, monsieur. + +Il ne voulut rien répondre, tant il craignait d'être soudain reconnu +comme un étranger. Il demanda seulement à quelle heure partirait le +bateau pour la promenade matinale qu'on avait annoncée. + +--Pas avant une demi-heure, monsieur: personne n'est descendu encore, +fut la réponse. + +Il continua donc d'errer en cherchant le lieu de l'embarcadère, autour +de la longue maison châtelaine aux ailes inégales, comme une église. +Lorsqu'il eut contourné l'aile sud, il aperçut soudain les roseaux, à +perte de vue, qui formaient tout le paysage. L'eau des étangs venait de +ce côté mouiller le pied des murs, et il y avait, devant plusieurs +portes, de petits balcons de bois qui surplombaient les vagues +clapotantes. + +Désoeuvré, le promeneur erra un long moment sur la rive sablée comme un +chemin de halage. Il examinait curieusement les grandes portes aux +vitres poussiéreuses qui donnaient sur des pièces délabrées ou +abandonnées, sur des débarras encombrés de brouettes, d'outils rouillés +et de pots de fleurs brisés, lorsque soudain, à l'autre bout des +bâtiments, il entendit des pas grincer sur le sable. + +C'étaient deux femmes, l'une très vieille et courbée; l'autre, une jeune +fille, blonde, élancée, dont le charmant costume, après tous les +déguisements de la veille, parut d'abord à Meaulnes extraordinaire. + +Elles s'arrêtèrent un instant pour regarder le paysage, tandis que +Meaulnes se disait, avec un étonnement qui lui parut plus tard bien +grossier: + +--Voilà sans doute ce qu'on appelle une jeune fille +excentrique--peut-être une actrice qu'on a mandée pour la fête. + +Cependant, les deux femmes passaient près de lui et Meaulnes, immobile, +regarda la jeune fille. Souvent, plus tard, lorsqu'il s'endormait après +avoir désespérément essayé de se rappeler le beau visage effacé, il +voyait en rêve passer des rangées de jeunes femmes qui ressemblaient à +celle-ci. L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son air un peu +penché; l'autre son regard si pur; l'autre encore sa taille fine, et +l'autre avait aussi ses yeux bleus: mais aucune de ces femmes n'était +jamais la grande jeune fille. + +Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un +visage aux traits un peu courts, mais dessinés avec une finesse presque +douloureuse. Et comme déjà elle était passée devant lui, il regarda sa +toilette, qui était bien la plus simple et la plus sage des toilettes... + +Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, lorsque la jeune +fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit à sa compagne: + +--Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense?... + +Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée, tremblante, ne cessait +de causer gaiement et de rire. La jeune fille répondait doucement. Et +lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadère, elle eut ce même regard +innocent et grave, qui semblait dire: + +--Qui êtes-vous? Que faites-vous ici? Je ne vous connais pas. Et +pourtant il me semble que je vous connais. + +D'autres invités étaient maintenant épars entre les arbres, attendant. +Et trois bateaux de plaisance accostaient, prêts à recevoir les +promeneurs. Un à un, sur le passage des dames, qui paraissaient être la +châtelaine et sa fille, les jeunes gens saluaient profondément, et les +demoiselles s'inclinaient. Étrange matinée! Étrange partie de plaisir! +Il faisait froid malgré le soleil d'hiver, et les femmes enroulaient +autour de leur cou ces boas de plumes qui étaient alors à la mode... + +La vieille dame resta sur la rive, et sans savoir comment, Meaulnes se +trouva dans le même yacht que la jeune châtelaine. Il s'accouda sur le +pont, tenant d'une main son chapeau battu par le grand vent, et il put +regarder à l'aise le jeune fille, qui s'était assise à l'abri. Elle +aussi le regardait. Elle répondait à ses compagnes, souriait, puis +posait doucement ses yeux bleus sur lui, en tenant sa lèvre un peu +mordue. + +Un grand silence régnait sur les berges prochaines. Le bateau filait +avec un brui calme de machine et d'eau. On eût pu se croire au coeur de +l'été. On allait aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque +maison de campagne. La jeune fille s'y promènerait sous une ombrelle +blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles gémir... Mais +soudain une rafale glacée venait rappeler décembre aux invités de cette +étrange fête. + + * * * * * + +On aborda devant un bois de sapins. Sur le débarcadère, les passagers +durent attendre un instant, serrés les uns contre les autres, qu'un des +bateliers eût ouvert le cadenas de la barrière... Avec quel émoi +Meaulnes se rappelait dans la suite cette minute où, sur le bord de +l'étang, il avait eu très près du sien le visage désormais perdu de la +jeune fille! Il avait regardé ce profil si pur, de tous ses yeux, +jusqu'à ce qu'ils fussent près de s'emplir de larmes. Et il se rappelait +avoir vu, comme un secret délicat qu'elle lui eût confié, un peu de +poudre restée sur sa joue... + +A terre, tout s'arrangea comme dans un rêve. Tandis que les enfants +couraient avec des cris de joie, que des groupes se formaient et +s'éparpillaient à travers bois, Meaulnes s'avança dans une allée, où, +dix pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva près d'elle +sans avoir eu le temps de réfléchir: + +--Vous êtes belle, dit-il simplement. + +Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit une allée transversale. +D'autres promeneurs couraient, jouaient à travers les avenues, chacun +errant à sa guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune +homme se reprocha vivement ce qu'il appelait sa balourdise, sa +grossièreté, sa sottise. Il errait au hasard, persuadé qu'il ne +reverrait plus cette gracieuse créature, lorsqu'il l'aperçut soudain +venant à sa rencontre et forcée de passer près de lui dans l'étroit +sentier. Elle écartait de ses deux mains nues les plis de son grand +manteau. Elle avait des souliers noirs très découverts. Ses chevilles +étaient si fines qu'elles pliaient par instants et qu'on craignait de +les voir se briser. + +Cette fois, le jeune homme salua, en disant très bas: + +--Voulez-vous me pardonner? + +--Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je rejoigne les +enfants, puisqu'ils sont les maîtres aujourd'hui. Adieu. + +Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui parlait avec +gaucherie, mais d'un ton si troublé, si plein de désarroi, qu'elle +marcha plus lentement et l'écouta. + +--Je ne sais même pas qui vous êtes, dit-elle enfin. + +Elle prononçait chaque mot d'un ton uniforme, en appuyant de la même +façon sur chacun, mais en disant plus doucement le dernier... Ensuite +elle reprenait son visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux +bleus regardaient fixement au loin. + +--Je ne sais pas non plus votre nom, répondit Meaulnes. + +Ils suivaient maintenant un chemin découvert, et l'on voyait à quelque +distance les invités se presser autour d'une maison isolée dans la +pleine campagne. + +--Voici la «maison de Frantz», dit la jeune fille; il faut que je vous +quitte... + +Elle hésita, le regarda un instant en souriant et dit: + +--Mon nom?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais... + +Et elle s'échappa. + + * * * * * + +La «maison de Frantz» était alors inhabitée. Mais Meaulnes la trouva +envahie jusqu'aux greniers par la foule des invités. Il n'eut guère le +loisir d'ailleurs d'examiner le lieu où il se trouvait: on déjeuna en +hâte d'un repas froid emporté dans les bateaux, ce qui était fort peu de +saison, mais les enfants en avaient décidé ainsi, sans doute; et l'on +repartit. Meaulnes s'approcha de Mlle de Galais dès qu'il la vit sortir +et, répondant à ce qu'elle avait dit tout à l'heure: + +--Le nom que je vous donnais était plus beau, dit-il. + +--Comment? Quel était ce nom? fit-elle, toujours avec la même gravité. + +Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne répondit rien. + +--Mon nom à moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et je suis +étudiant. + +--Oh! vous étudiez? dit-elle. Et ils parlèrent un instant encore. Ils +parlèrent lentement, avec bonheur,--avec amitié. Puis l'attitude de la +jeune fille changea. Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle +parut aussi plus inquiète. On eût dit qu'elle redoutait ce que Meaulnes +allait dire et s'en effarouchait à l'avance. Elle était auprès de lui +toute frémissante, comme une hirondelle un instant posée à terre et qui +déjà tremble du désir de reprendre son vol. + +--A quoi bon? A quoi bon? répondait-elle doucement aux projets que +faisait Meaulnes. + +Mais lorsqu'enfin il osa lui demander la permission de revenir un jour +vers ce beau domaine: + +--Je vous attendrai, répondit-elle simplement. + +Ils arrivaient en vue de l'embarcadère. Elle s'arrêta soudain et dit +pensivement: + +--Nous sommes deux enfants; nous avons fait une folie. Il ne faut pas +que nous montions cette fois dans le même bateau. Adieu, ne me suivez +pas. + +Meaulnes resta un instant interdit, la regardant partir. Puis il se +reprit à marcher. Et alors la jeune fille, dans le lointain, au moment +de se perdre à nouveau dans la foule des invités, s'arrêta et, se +tournant vers lui, pour la première fois le regarda longuement. Était-ce +un dernier signe d'adieu? Était-ce pour lui défendre de l'accompagner? +Ou peut-être avait-elle quelque chose encore à lui dire?... + + * * * * * + +Dès qu'on fut rentré au Domaine, commença, derrière la ferme, dans une +grande prairie en pente, la course des poneys. C'était la dernière +partie de la fête. D'après toutes les prévisions, les fiancés devaient +arriver à temps pour y assister et ce serait Frantz qui dirigerait tout. + +On dut pourtant commencer sans lui. Les garçons en costumes de jockeys, +les fillettes en écuyères, amenaient, les uns, de fringants poneys +enrubannés, les autres, de très vieux chevaux dociles. Au milieu des +cris, des rires enfantins, des paris et des longs coups de cloche, on se +fût cru transporté sur la pelouse verte et taillée de quelque champ de +courses en miniature. + +Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles aux chapeaux à plumes, +qu'il avait entendus la veille dans l'allée du bois... Le reste du +spectacle lui échappa, tant il était anxieux de retrouver dans la foule +le gracieux chapeau de roses et le grand manteau marron. Mais Mlle de +Galais ne parut pas. Il la cherchait encore lorsqu'une volée de coups de +cloche et des cris de joie annoncèrent la fin des courses. Une petite +fille sur une vieille jument blanche avait remporté la victoire. Elle +passait triomphalement sur sa monture et le panache de son chapeau +flottait au vent. + +Puis soudain tout se tut. Les jeux étaient finis et Frantz n'était pas +de retour. On hésita un instant; on se concerta avec embarras. Enfin, +par groupes, on regagna les appartements, pour attendre, dans +l'inquiétude et le silence, le retour des fiancés. + + + + +CHAPITRE XVI + +FRANTZ DE GALAIS + + +La course avait fini trop tôt. Il était quatre heures et demie et il +faisait jour encore, lorsque Meaulnes se retrouva dans sa chambre, la +tête pleine des événements de son extraordinaire journée. Il s'assit +devant la table, désoeuvré, attendant le dîner et la fête qui devait +suivre. + +De nouveau soufflait le grand vent du premier soir. On l'entendait +gronder comme un torrent ou passer avec le sifflement appuyé d'une chute +d'eau. Le tablier de la cheminée battait de temps à autre. + +Pour la première fois, Meaulnes sentit en lui cette légère angoisse qui +vous saisit à la fin des trop belles journées. Un instant il pensa à +allumer du feu; mais il essaya vainement de lever le tablier rouillé de +la cheminée. Alors il se prit à ranger dans la chambre; il accrocha ses +beaux habits aux porte-manteaux, disposa le long du mur les chaises +bouleversées, comme s'il eût tout voulu préparer là pour un long séjour. + +Cependant songeant qu'il devait se tenir toujours prêt à partir, il plia +soigneusement sur le dossier d'une chaise, comme un costume de voyage, +sa blouse et ses autres vêtements de collégien; sous la chaise, il mit +ses souliers ferrés pleins de terre encore. + +Puis il revint s'asseoir et regarda autour de lui, plus tranquille, sa +demeure qu'il avait mise en ordre. + +De temps à autre une goutte de pluie venait rayer la vitre qui donnait +sur la cour aux voitures et sur le bois de sapins. Apaisé, depuis qu'il +avait rangé son appartement, le grand garçon se sentit parfaitement +heureux. Il était là , mystérieux, étranger, au milieu de ce monde +inconnu, dans la chambre qu'il avait choisie. Ce qu'il avait obtenu +dépassait toutes ses espérances. Et il suffisait maintenant à sa joie de +se rappeler ce visage de jeune fille, dans le grand vent, qui se +tournait vers lui... + + * * * * * + +Durant cette rêverie, la nuit était tombée sans qu'il songeât même à +allumer les flambeaux. Un coup de vent fit battre la porte de +l'arrière-chambre qui communiquait avec la sienne et dont la fenêtre +donnait aussi sur la cour aux voitures. Meaulnes allait la refermer, +lorsqu'il aperçut dans cette pièce une lueur, comme celle d'une bougie +allumée sur la table. Il avança la tête dans l'entrebâillement de la +porte. Quelqu'un était entré là , par la fenêtre sans doute, et se +promenait de long en large, à pas silencieux. Autant qu'on pouvait voir, +c'était un très jeune homme. Nu-tête, une pèlerine de voyage sur les +épaules, il marchait sans arrêt, comme affolé par une douleur +insupportable. Le vent de la fenêtre qu'il avait laissée grande ouverte +faisait flotter sa pèlerine et, chaque fois qu'il passait près de la +lumière, on voyait luire des boutons dorés sur sa fine redingote. + +Il sifflait quelque chose entre ses dents, une espèce d'air marin, comme +en chantent, pour s'égayer le coeur, les matelots et les filles dans les +cabarets des ports... + +Un instant, au milieu de sa promenade agitée, il s'arrêta et se pencha +sur la table, chercha dans une boîte, en sortit plusieurs feuilles de +papier... Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de la bougie, un très +fin, très aquilin visage sans moustache sous une abondante chevelure que +partageait une raie de côté. Il avait cessé de siffler. Très pâle, les +lèvres entr'ouvertes, il paraissait à bout de souffle, comme s'il avait +reçu au coeur un coup violent. + +Meaulnes hésitait s'il allait, par discrétion, se retirer, ou s'avancer, +lui mettre doucement, en camarade, la main sur l'épaule, et lui parler. +Mais l'autre leva la tête et l'aperçut. Il le considéra une seconde, +puis, sans s'étonner, s'approcha et dit, affermissant sa voix: + +--Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je suis content de vous voir. +Puisque vous voici, c'est à vous que je vais expliquer... Voilà !... + +Il paraissait complètement désemparé. Lorsqu'il eut dit: Voilà , il prit +Meaulnes par le revers de sa jaquette, comme pour fixer son attention. +Puis il tourna la tête vers la fenêtre, comme pour réfléchir à ce qu'il +allait dire, cligna des yeux--et Meaulnes comprit qu'il avait une forte +envie de pleurer. + +Il ravala d'un coup toute cette peine d'enfant, puis, regardant toujours +fixement la fenêtre, il reprit d'une voix altérée: + +--Eh bien, voilà : c'est fini; la fête est finie. Vous pouvez descendre +le leur dire. Je suis rentré tout seul. Ma fiancée ne viendra pas. Par +scrupule, par crainte, par manque de foi... d'ailleurs, monsieur, je +vais vous expliquer... + +Mais il ne put continuer; tout son visage se plissa. Il n'expliqua rien. +Se détournant soudain, il s'en alla dans l'ombre ouvrir et refermer des +tiroirs pleins de vêtements et de livres. + +--Je vais m'apprêter pour repartir, dit-il. Qu'on ne me dérange pas. + +Il plaça sur la table divers objets, un nécessaire de toilette, un +pistolet... + +Et Meaulnes, plein de désarroi, sortit sans oser lui dire un mot ni lui +serrer la main. + +En bas, déjà , tout le monde semblait avoir pressenti quelque chose. +Presque toutes les jeunes filles avaient changé de robe. Dans le +bâtiment principal le dîner avait commencé, mais hâtivement, dans le +désordre, comme à l'instant d'un départ. + +Il se faisait un continuel va-et-vient de cette grande cuisine-salle à +manger aux chambres du haut et aux écuries. Ceux qui avaient fini +formaient des groupes où l'on se disait au revoir. + +--Que se passe-t-il? demanda Meaulnes à un garçon de campagne, qui se +hâtait de terminer son repas, son chapeau de feutre sur la tête et sa +serviette fixée à son gilet. + +--Nous partons, répondit-il. Cela s'est décidé tout d'un coup. A cinq +heures, nous nous sommes trouvés seuls, tous les invités ensemble. Nous +avions attendu jusqu'à la dernière limite. Les fiancés ne pouvaient plus +venir? Quelqu'un a dit: «Si nous partions...» Et tout le monde s'est +apprêté pour le départ. + +Meaulnes ne répondit pas. Il lui était égal de s'en aller maintenant. +N'avait-il pas été jusqu'au bout de son aventure?... N'avait-il pas +obtenu cette fois tout ce qu'il désirait? C'est à peine s'il avait eu le +temps de repasser à l'aise dans sa mémoire toute la belle conversation +du matin. Pour l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et bientôt, il +reviendrait--sans tricherie, cette fois... + +--Si vous voulez venir avec nous, continua l'autre, qui était un garçon +de son âge, hâtez-vous d'aller vous mettre en tenue. Nous attelons dans +un instant. + +Il partit au galop, laissant là son repas commencé et négligeant de dire +aux invités ce qu'il savait. Le parc, le jardin et la cour étaient +plongés dans une obscurité profonde. Il n'y avait pas, ce soir-là , de +lanternes aux fenêtres. Mais comme, après tout, ce dîner ressemblait au +dernier repas des fins de noces, les moins bons de invités, qui +peut-être avaient bu, s'étaient mis à chanter. A mesure qu'il +s'éloignait, Meaulnes entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce +parc qui depuis deux jours avait tenu tant de grâce et de merveilles. Et +c'était le commencement du désarroi et de la dévastation. Il passa près +du vivier où le matin même il s'était miré. Comme tout paraissait changé +déjà ...--avec cette chanson, reprise en choeur, qui arrivait par bribes: + + D'où donc que tu reviens, petite libertine? + Ton bonnet est déchiré + Tu es bien mal coiffée... + +et cet autre encore: + + Mes souliers sont rouges... + Adieu, mes amours... + Mes souliers sont rouges... + Adieu, sans retour! + +Comme il arrivait au pied de l'escalier de sa demeure isolée, quelqu'un +en descendait qui le heurta dans l'ombre et lui dit: + +--Adieu, monsieur! + +et, s'enveloppant dans sa pèlerine comme s'il avait très froid, +disparut. C'était Frantz Galais. + + * * * * * + +La bougie que Frantz avait laissée dans sa chambre brûlait encore. Rien +n'avait été dérangé. Il y avait seulement, écrits sur une feuille de +papier à lettres placée en évidence, ces mots: + + _Ma fiancée a disparu, me faisant dire qu'elle ne pouvait pas être ma + femme; qu'elle était une couturière et non pas une princesse. Je ne + sais que devenir. Je m'en vais. Je n'ai plus envie de vivre. Qu'Yvonne + me pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne pourrait rien + pour moi..._ + +C'était la fin de la bougie, dont la flamme vacilla, rampa une seconde +et s'éteignit. Meaulnes rentra dans sa propre chambre et ferma la porte. +Malgré l'obscurité, il reconnut chacune des choses qu'il avait rangées +en plein jour, en plein bonheur, quelques heures auparavant. Pièce par +pièce, fidèle, il retrouva tout son vieux vêtement misérable, depuis ses +godillots jusqu'à sa grossière ceinture à boucle de cuivre. Il se +déshabilla et se rhabilla vivement mais distraitement, déposa sur une +chaise ses habits d'emprunt, se trompant de gilet... + +Sous les fenêtres, dans la cour aux voitures, un remue-ménage avait +commencé. On tirait, on appelait, on poussait, chacun voulant défaire sa +voiture de l'inextricable fouillis où elle était prise. De temps en +temps un homme grimpait sur le siège d'une charrette, sur la bâche d'une +grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La lueur du falot venait +frapper la fenêtre: un instant, autour de Meaulnes, la chambre +maintenant familière, où toutes choses avaient été pour lui si amicales, +palpitait, revivait... Et c'est ainsi qu'il quitta, refermant +soigneusement la porte, ce mystérieux endroit qu'il ne devait sans doute +jamais revoir. + + + + +CHAPITRE XVII + +LA FÊTE ÉTRANGE _(fin)_ + + +Déjà , dans la nuit, une file de voitures roulait lentement vers la +grille du bois. En tête, un homme revêtu d'une peau de chèvre, une +lanterne à la main, conduisait par la bride le cheval du premier +attelage. + +Meaulnes avait hâte de trouver quelqu'un qui voulût bien se charger de +lui. Il avait hâte de partir. Il appréhendait, au fond du coeur, de se +trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa supercherie fût +découverte. + +Lorsqu'il arriva devant le bâtiment principal les conducteurs +équilibraient la charge des dernières voitures. On faisait lever tous +les voyageurs pour rapprocher ou reculer les sièges, et les jeunes +filles enveloppées dans des fichus se levaient avec embarras, les +couvertures tombaient à leurs pieds et l'on voyait les figures inquiètes +de celles qui baissaient leur tête du côté des falots. + +Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le jeune paysan qui tout à +l'heure avait offert de l'emmener: + +--Puis-je monter? lui cria-t-il. + +--Où vas-tu, mon garçon? répondit l'autre qui ne le reconnaissait plus. + +--Du côté de Sainte-Agathe. + +--Alors il faut demander une place à Maritain. + +Et voilà le grand écolier cherchant parmi les voyageurs attardés ce +Maritain inconnu. On le lui indiqua parmi les buveurs qui chantaient +dans la cuisine. + +--C'est un «amusard», lui dit-on. Il sera encore là à trois heures du +matin. + +Meaulnes songea un instant à la jeune fille inquiète, pleine de fièvre +et de chagrin, qui entendrait chanter dans le domaine, jusqu'au milieu +de la nuit, ces paysans avinés. Dans quelle chambre était-elle? Où était +sa fenêtre, parmi ces bâtiments mystérieux? Mais rien ne servirait à +l'écolier de s'attarder. Il fallut partir. Une fois rentré à +Sainte-Agathe, tout deviendrait plus clair; il cesserait d'être un +écolier évadé; de nouveau il pourrait songer à la jeune châtelaine. + +Une à une, les voitures s'en allaient; les roues grinçaient sur le sable +de la grande allée. Et, dans la nuit, on les voyait tourner et +disparaître, chargées de femmes emmitouflées, d'enfants dans des fichus, +qui déjà s'endormaient. Une grande carriole encore; un char à bancs, où +les femmes étaient serrées épaule contre épaule, passa, laissant +Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. Il n'allait plus rester +bientôt qu'une vieille berline que conduisait un paysan en blouse. + +--Vous pouvez monter, répondit-il aux explications d'Augustin, nous +allons dans cette direction. + +Péniblement Meaulnes ouvrit la portière de la vieille guimbarde, dont la +vitre trembla et les gonds crièrent. Sur la banquette, dans un coin de +la voiture, deux tout petits enfants, un garçon et une fille, dormaient. +Ils s'éveillèrent au bruit et au froid, se détendirent, regardèrent +vaguement, puis en frissonnant se renfoncèrent dans leur coin et se +rendormirent... + +Déjà la vieille voiture partait. Meaulnes referma plus doucement la +portière et s'installa avec précaution dans l'autre coin; puis, +avidement, s'efforça de distinguer à travers la vitre les lieux qu'il +allait quitter et la route par où il était venu: il devina, malgré la +nuit, que la voiture traversait la cour et le jardin, passait devant +l'escalier de sa chambre, franchissait la grille et sortait du Domaine +pour entrer dans les bois. Fuyant le long de la vitre, on distinguait +vaguement les troncs des vieux sapins. + +--Peut-être rencontrerons-nous Frantz de Galais, se disait Meaulnes, le +coeur battant. + +Brusquement, dans le chemin étroit, la voiture fit un écart pour ne pas +heurter un obstacle. C'était, autant qu'on pouvait deviner dans la nuit +à ses formes massives, une roulotte arrêtée presque au milieu du chemin +et qui avait dû rester là , à proximité de la fête, durant ces derniers +jours. + +Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au trot, Meaulnes commençait +à se fatiguer de regarder à la vitre, s'efforçant vainement de percer +l'obscurité environnante, lorsque soudain, dans la profondeur du bois, +il y eut un éclair, suivi d'une détonation. Les chevaux partirent au +galop et Meaulnes ne sut pas d'abord si le cocher en blouse s'efforçait +de les retenir ou, au contraire, les excitait à fuir. Il voulut ouvrir +la portière. Comme la poignée se trouvait à l'extérieur, il essaya +vainement de baisser la glace, la secoua... Les enfants, réveillés en +peur, se serraient l'un contre l'autre, sans rien dire. Et tandis qu'il +secouait la vitre, le visage collé au carreau, il aperçut, grâce à un +coude du chemin, une forme blanche qui courait. C'était, hagard et +affolé, le grand pierrot de la fête, le bohémien en tenue de mascarade, +qui portait dans ses bras un corps humain serré contre sa poitrine. Puis +tout disparut. + +Dans la voiture qui fuyait au grand galop à travers la nuit, les deux +enfants s'étaient rendormis. Personne à qui parler des événements +mystérieux de ces deux jours. Après avoir longtemps repassé dans son +esprit tout ce qu'il avait vu et entendu, plein de fatigue et le coeur +gros, le jeune homme lui aussi s'abandonna au sommeil, comme un enfant +triste... + + * * * * * + +... Ce n'était pas encore le petit jour lorsque, la voiture s'étant +arrêtée sur la route, Meaulnes fut réveillé par quelqu'un qui cognait à +la vitre. Le conducteur ouvrit péniblement la portière et cria, tandis +que le vent froid de la nuit glaçait l'écolier jusqu'aux os: + +--Il va falloir descendre ici. Le jour se lève. Nous allons prendre la +traverse. Vous êtes tout près de Sainte-Agathe. + +A demi replié, Meaulnes obéit, chercha vaguement, d'un geste +inconscient, sa casquette, qui avait roulé sous les pieds des deux +enfants endormis, dans le coin le plus sombre de la voiture, puis il +sortit en se baissant. + +--Allons, au revoir, dit l'homme en remontant sur son siège. Vous n'avez +plus que six kilomètres à faire. Tenez, la borne est là , au bord du +chemin. + +Meaulnes, qui ne s'était pas encore arraché de son sommeil, marcha +courbé en avant, d'un pas lourd, jusqu'à la borne et s'y assit, les bras +croisés, la tête inclinée, comme pour se rendormir. + +--Ah! non, cria le voiturier. Il ne faut pas vous endormir là . Il fait +trop froid. Allons, debout, marchez un peu... + +Vacillant comme un homme ivre, le grand garçon, les mains dans ses +poches, les épaules rentrées, s'en alla lentement sur le chemin de +Sainte-Agathe; tandis que, dernier vestige de la fête mystérieuse, la +vieille berline quittait le gravier de la route et s'éloignait, cahotant +en silence, sur l'herbe de la traverse. On ne voyait plus que le chapeau +du conducteur, dansant au-dessus des clôtures... + + + + +DEUXIÈME PARTIE + + + + +CHAPITRE PREMIER + +LE GRAND JEU + + +Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l'impossibilité où nous +étions de mener à bien de longues recherches nous empêchèrent, Meaulnes +et moi de reparler du Pays perdu avant la fin de l'hiver. Nous ne +pouvions rien commencer de sérieux, durant ces brèves journées de +février, ces jeudis sillonnés de bourrasques, qui finissaient +régulièrement vers cinq heures par une morne pluie glacée. + +Rien ne nous rappelait l'aventure de Meaulnes sinon ce fait étrange que +depuis l'après-midi de son retour nous n'avions plus d'amis. Aux +récréations, les mêmes jeux qu'autrefois s'organisaient, mais Jasmin ne +parlait jamais plus au grand Meaulnes. Le soir, aussitôt la classe +balayée, la cour se vidait comme au temps où j'étais seul, et je voyais +errer mon compagnon, du jardin au hangar et de la cour à la salle à +manger. + +Les jeudis matins, chacun de nous installé sur le bureau d'une des deux +salles de classe, nous lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous +avions dénichés dans les placards, entre des méthodes d'anglais et des +cahiers de musique finement recopiés. L'après-midi, c'était quelque +visite qui nous faisait fuir l'appartement; et nous regagnions +l'école... Nous entendions parfois des groupes de grands élèves qui +s'arrêtaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail, le +heurtaient en jouant à des jeux militaires incompréhensibles et puis +s'en allaient... Cette triste vie se poursuivit jusqu'à la fin de +février. Je commençais à croire que Meaulnes avait tout oublié, +lorsqu'une aventure, plus étrange que les autres, vint me prouver que je +m'étais trompé et qu'une crise violente se préparait sous la surface +morne de cette vie d'hiver. + +Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la première +nouvelle du Domaine étrange, la première vague de cette aventure dont +nous ne reparlions pas arriva jusqu'à nous. Nous étions en pleine +veillée. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec nous +Millie et mon père, qui ne se doutaient nullement de la sourde fâcherie +par quoi toute la classe était divisée en deux clans. + +A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeter dehors les +miettes du repas fit: + +--Ah! + +d'une voix si claire que nous nous approchâmes pour regarder. Il y avait +sur le seuil une couche de neige... Comme il faisait très sombre, je +m'avançai de quelques pas dans la cour pour voir si la couche était +profonde. Je sentis des flocons légers qui me glissaient sur la figure +et fondaient aussitôt. On me fit rentrer très vite et Millie ferma la +porte frileusement. + +A neuf heures nous nous disposions à monter nous coucher; ma mère avait +déjà la lampe à la main, lorsque nous entendîmes très nettement deux +grands coups lancés à toute volée dans le portail, à l'autre bout de la +cour. Elle replaça la lampe sur la table et nous restâmes tous debout, +aux aguets, l'oreille tendue. + +Il ne fallait pas songer à aller voir ce qui se passait. Avant d'avoir +traversé seulement la moitié de la cour, la lampe eût été éteinte et le +verre brisé. Il y eut un court silence et mon père commençait à dire que +«c'était sans doute...» lorsque, tout juste sous la fenêtre de la salle +à manger, qui donnait, je l'ai dit, sur la route de La Gare, un coup de +sifflet partit, strident et très prolongé, qui dut s'entendre jusque +dans la rue de l'église. Et, immédiatement, derrière la fenêtre, à peine +voilés par les carreaux, poussés par des gens qui devaient être montés à +la force des poignets sur l'appui extérieur, éclatèrent des cris +perçants. + +--Amenez-le! Amenez-le! + +A l'autre extrémité du bâtiment, les mêmes cris répondirent. Ceux-là +avaient dû passer par le champ du père Martin; ils devaient être grimpés +sur le mur bas qui séparait le champ de notre cour. + +Puis, vociférés à chaque endroit par huit ou dix inconnus aux voix +déguisées, les cris de: «Amenez-le!» éclatèrent successivement--sur le +toit du cellier qu'ils avaient dû atteindre en escaladant un tas de +fagots adossé au mur extérieur;--sur un petit mur qui joignait le hangar +au portail et dont la crête arrondie permettait de se mettre commodément +à cheval;--sur le mur grillé de la route de La Gare où l'on pouvait +facilement monter... Enfin, par derrière, dans le jardin, une troupe +retardataire arriva, qui fit la même sarabande, criant cette fois: + +--A l'abordage! + +Et nous entendions l'écho de leurs cris résonner dans les salles de +classe vides, dont ils avaient ouvert les fenêtres. + +Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les détours et les passages +de la grande demeure, que nous voyions très nettement, comme sur un +plan, tous les points où ces gens inconnus étaient en train de +l'attaquer. + +A vrai dire, ce fut seulement au tout premier instant que nous eûmes de +l'effroi. Le coup de sifflet nous fit penser tous les quatre à une +attaque de rôdeurs et de bohémiens. Justement il y avait depuis une +quinzaine, sur la place, derrière l'église, un grand malandrin et un +jeune garçon à la tête serrée dans des bandages. Il y avait aussi, chez +les charrons et les maréchaux, des ouvriers qui n'étaient pas du pays. + +Mais, dès que nous eûmes entendu les assaillants crier, nous fûmes +persuadés que nous avions affaire à des gens--et probablement à des +jeunes gens--du bourg. Il y avait même certainement des gamins--on +reconnaissait leurs voix suraiguës--dans la troupe qui se jetait à +l'assaut de notre demeure comme à l'abordage d'un navire. + +--Ah! bien, par exemple... s'écria mon père. + +Et Millie demanda à mi-voix: + +--Mais qu'est-ce que cela veut dire? + +lorsque soudain les voix du portail et du mur grillé--puis celle de la +fenêtre--s'arrêtèrent. Deux coups de sifflet partirent derrière la +croisée. Les cris des gens grimpés sur le cellier, comme ceux des +assaillants du jardin, décrurent progressivement, puis cessèrent; nous +entendîmes, le long du mur de la salle à manger le frôlement de toute la +troupe qui se retirait en hâte et dont les pas étaient amortis par la +neige. + +Quelqu'un évidemment les dérangeait. A cette heure où tout dormait, ils +avaient pensé mener en paix leur assaut contre cette maison isolée à la +sortie du bourg. Mais voici qu'on troublait leur plan de campagne. + +A peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir--car l'attaque avait +été soudaine comme un abordage bien conduit--et nous disposions-nous à +sortir, que nous entendîmes une voix connue appeler à la petite grille: + +--Monsieur Seurel! Monsieur Seurel! + +C'était M. Pasquier, le boucher. Le gros petit homme racla ses sabots +sur le seuil, secoua sa courte blouse saupoudrée de neige et entra. Il +se donnait l'air finaud et effaré de quelqu'un qui a surpris tout le +secret d'une mystérieuse affaire: + +--J'étais dans ma cour, qui donne sur la place des Quatre-Routes. +J'allais fermer l'étable des chevaux. Tout d'un coup; dressés sur la +neige, qu'est-ce que je vois: deux grands gars qui semblaient faire +sentinelle ou guetter quelque chose. Ils étaient vers la croix. Je +m'avance: je fais deux pas--Hip! les voilà partis au grand galop du côté +de chez vous. Ah! je n'ai pas hésité, j'ai pris mon falot et j'ai dit: +Je vas aller raconter ça à M. Seurel... + +Et le voilà qui recommence son histoire: «J'étais dans la cour derrière +chez moi...» Sur ce, on lui offre une liqueur, qu'il accepte, et on lui +demande des détails qu'il est incapable de fournir. + +Il n'avait rien vu en arrivant à la maison. Toutes les troupes mises en +éveil par les deux sentinelles qu'il avait dérangées s'étaient éclipsées +aussitôt. Quant à dire qui ces estafettes pouvaient être... + +--Ça pourrait bien être des bohémiens, avançait-il. Depuis bientôt un +mois qu'ils sont sur la place, à attendre le beau temps pour jouer la +comédie, ils ne sont pas sans avoir organisé quelque mauvais coup. + +Tout cela ne nous avançait guère et nous restions debout, fort perplexes +tandis que l'homme sirotait la liqueur et de nouveau mimait son +histoire, lorsque Meaulnes, qui avait écouté jusque-là fort +attentivement, prit par terre le falot du boucher et décida: + +--Il faut aller voir! + +Il ouvrit la porte et nous le suivîmes, M. Seurel, M. Pasquier et moi. + +Millie, déjà rassurée puisque les assaillants étaient partis, et, comme +tous les gens ordonnés et méticuleux, fort peu curieuse de sa nature, +déclara: + +--Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte et prenez la clef. Moi, +je vais me coucher. Je laisserai la lampe allumée. + + + + +CHAPITRE II + +NOUS TOMBONS DANS UNE EMBUSCADE + + +Nous partîmes sur la neige, dans un silence absolu. Meaulnes marchait en +avant, projetant la lueur en éventail de sa lanterne grillagée... A +peine sortions-nous par le grand portail que, derrière la bascule +municipale, qui s'adossait au mur de notre préau, partirent d'un seul +coup, comme perdreaux surpris, deux individus encapuchonnés. Soit +moquerie, soit plaisir causé par l'étrange jeu qu'ils jouaient là , soit +excitation nerveuse et peur d'être rejoints, ils dirent en courant deux +ou trois paroles coupées de rires. + +Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la neige, en me criant: + +--Suis-moi, François!... + +Et laissant là les deux hommes âgés incapables de soutenir une pareille +course, nous nous lançâmes à la poursuite des deux ombres, qui, après +avoir un instant contourné le bas du bourg, en suivant le chemin de la +Vieille-Planche, remontèrent délibérément vers l'église. Ils couraient +régulièrement sans trop de hâte et nous n'avions pas de peine à les +suivre. Ils traversèrent la rue de l'église où tout était endormi et +silencieux, et s'engagèrent derrière le cimetière dans un dédale de +petites ruelles et d'impasses. + +C'était là un quartier de journaliers, de couturières et de tisserands, +qu'on nommait les Petits-Coins. Nous le connaissons assez mal et nous +n'y étions jamais venu la nuit. L'endroit était désert le jour: les +journaliers absents, les tisserands enfermés; et durant cette nuit de +grand silence il paraissait plus abandonné, plus endormi encore que les +autres quartiers du bourg. Il n'y avait donc aucune chance pour que +quelqu'un survînt et nous prêtât main-forte. + +Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites maisons posées au +hasard comme des boîtes en carton, c'était celui qui menait chez la +couturière qu'on surnommait «la Muette». On descendait d'abord une pente +assez raide, dallée de place en place, puis après avoir tourné deux ou +trois fois, entre des petites cours de tisserands ou des écuries vides, +on arrivait dans une large impasse fermée par une cour de ferme depuis +longtemps abandonnée. Chez la Muette, tandis qu'elle engageait avec ma +mère une conversation silencieuse, les doigts frétillants, coupée +seulement de petits cris d'infirme, je pouvais voir par la croisée le +grand mur de la ferme, qui était la dernière maison de ce côté du +faubourg, et la barrière toujours fermée de la cour sèche, sans paille, +où jamais rien ne passait plus... + +C'est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. A chaque +tournant nous craignons de les perdre, mais à ma surprise, nous +arrivions toujours au détour de la ruelle suivante avant qu'ils +l'eussent quittée. Je dis: à ma surprise, car le fait n'eût pas été +possible, tant ces ruelles étaient courtes, s'ils n'avaient pas, chaque +fois, tandis que nous les avions perdus de vue, ralenti leur allure. + +Enfin, sans hésiter, ils s'engagèrent dans la rue qui menait chez la +Muette, et je criai à Meaulnes: + +--Nous les tenons, c'est une impasse! + +A vrai dire, c'étaient eux qui nous tenaient... Ils nous avaient +conduits là où ils avaient voulu. Arrivés au mur, ils se retournèrent +vers nous résolument et l'un des deux lança le même coup de sifflet que +nous avions déjà par deux fois entendu, ce soir-là . + +Aussitôt une dizaine de gars sortirent de la cour de la ferme abandonnée +où ils semblaient avoir été postés pour nous attendre. Ils étaient tous +encapuchonnés, le visage enfoncé dans leurs cache-nez... + +Qui c'était, nous le savions d'avance, mais nous étions bien résolus à +n'en rien dire à M. Seurel, que nos affaires ne regardaient pas. Il y +avait Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. Nous reconnûmes dans +la lutte leur façon de se battre et leurs voix entrecoupées. Mais un +point demeurait inquiétant et semblait presque effrayer Meaulnes: il y +avait là quelqu'un que nous ne connaissons pas et qui paraissait être le +chef... + +Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait manoeuvrer ses soldats qui +avaient fort à faire et qui, traînés dans la neige, déguenillés du haut +en bas, s'acharnaient contre le grand gars essoufflé. Deux d'entre eux +s'étaient occupés de moi, m'avaient immobilisé avec peine, car je me +débattais comme un diable. J'étais par terre, les genoux pliés, assis +sur les talons; on me tenait les bras joints par derrière, et je +regardais la scène avec une intense curiosité mêlée d'effroi. + +Meaulnes s'était débarrassé de quatre garçons du Cours qu'il avait +dégrafés de sa blouse en tournant vivement sur lui-même et en les jetant +à toute volée dans la neige... Bien droit sur ses deux jambes, le +personnage inconnu suivait avec intérêt, mais très calme, la bataille, +répétant de temps à autre d'une voix nette: + +--Allez... Courage... Revenez-y... _Go on my boys_... + +C'était évidemment lui qui commandait... D'où venait-il? Où et comment +les avait-il entraînés à la bataille! Voilà qui restait un mystère pour +nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppé dans un cache-nez, +mais lorsque Meaulnes, débarrassé de ses adversaires, s'avança vers lui, +menaçant, le mouvement qu'il fit pour y voir bien clair et faire face à +la situation découvrit un morceau de linge blanc qui lui enveloppait la +tête à la façon d'un bandage. + +C'est à ce moment que je criai à Meaulnes: + +--Prends garde par derrière! Il y en a un autre. + +Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la barrière à laquelle il +tournait le dos, un grand diable avait surgi et, passant habilement son +cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait en arrière. Aussitôt +les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient piqué le nez dans la +neige, revenaient à la charge pour lui immobiliser bras et jambes, lui +liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez, et le +jeune personnage à la tête bandée fouillait dans ses poches... Le +dernier venu, l'homme au lasso, avait allumé une petite bougie qu'il +protégeait de la main, et chaque fois qu'il découvrait un papier +nouveau, le chef allait auprès de ce lumignon examiner ce qu'il +contenait. Il déplia enfin cette espèce de carte couverte d'inscriptions +à laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et s'écria avec joie: + +--Cette fois nous l'avons. Voilà le plan! Voilà le guide! Nous allons +voir si ce monsieur est bien allé où je l'imagine... + +Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa sa casquette ou sa +ceinture. Et tous disparurent silencieusement comme ils étaient venus, +me laissant libre de délier en hâte mon compagnon. + +--Il n'ira pas très loin avec ce plan-là , dit Meaulnes en se levant. + +Et nous repartîmes lentement, car il boitait un peu. Nous retrouvâmes +sur le chemin de l'église M. Seurel et le père Pasquier: + +--Vous n'avez rien vu? dirent-ils... Nous non plus! + +Grâce à la nuit profonde ils ne s'aperçurent de rien. Le boucher nous +quitta et M. Seurel rentra bien vite se coucher. + +Mais nous deux, dans notre chambre, à la lueur de la lampe que Millie +nous avait laissée, nous restâmes longtemps à rafistoler nos blouses +décousues, discutant à voix basse sur ce qui nous était arrivé, comme +deux compagnons d'armes le soir d'une bataille perdue... + + + + +CHAPITRE III + +LE BOHÉMIEN A L'ÉCOLE + + +Le réveil du lendemain fut pénible. A huit heures et demie, à l'instant +où M. Seurel allait donner le signal d'entrer, nous arrivâmes tout +essoufflés pour nous mettre sur les rangs. Comme nous étions en retard, +nous nous glissâmes n'importe où, mais d'ordinaire le grand Meaulnes +était le premier de la longue file d'élèves, coude à coude, chargés de +livres, de cahiers et de porte-plume, que M. Seurel inspectait. + +Je fus surpris de l'empressement silencieux que l'on mit à nous faire +place vers le milieu de la file; et tandis que M. Seurel, retardant de +quelques secondes l'entrée au cours, inspectait le grand Meaulnes, +j'avançai curieusement la tête, regardant à droite et à gauche pour voir +les visages de nos ennemis de la veille. + +Le premier que j'aperçus était celui-là même auquel je ne cessais de +penser, mais le dernier que j'eusse pu m'attendre à voir en ce lieu. Il +était à la place habituelle de Meaulnes, le premier de tous, un pied sur +la marche de pierre, une épaule et le coin du sac qu'il avait sur le dos +accotés au chambranle de la porte. Son visage fin, très pâle, un peu +piqué de rousseur, était penché et tourné vers nous avec une sorte de +curiosité méprisante et amusée. Il avait la tête et tout un côté de la +figure bandés de linge blanc. Je reconnaissais le chef de bande, le +jeune bohémien qui nous avait volés la nuit précédente. + +Mais déjà nous entrions dans la classe et chacun prenait sa place. Le +nouvel élève s'assit près du poteau, à la gauche du long banc dont +Meaulnes occupait, à droite, la première place. Giraudat, Delouche et +les trois autres du premier banc s'étaient serrés les uns contre les +autres pour lui faire place, comme si tout eût été convenu d'avance... + +Souvent, l'hiver, passaient ainsi parmi nous des élèves de hasard, +mariniers pris par les glaces dans le canal, apprentis, voyageurs +immobilisés par la neige. Ils restaient au cours deux jours, un mois, +rarement plus... Objets de curiosité durant la première heure, ils +étaient aussitôt négligés et disparaissaient bien vite dans la foule des +élèves ordinaires. + +Mais celui-ci ne devait pas se faire aussitôt oublier. Je me rappelle +encore cet être singulier et tous les trésors étranges apportés dans ce +cartable qu'il s'accrochait au dos. Ce furent d'abord les porte-plume «à +vue» qu'il tira pour écrire sa dictée. Dans un oeillet du manche, en +fermant un oeil, on voyait apparaître, trouble et grossie, la basilique +de Lourdes ou quelque monument inconnu. Il en choisit un et les autres +aussitôt passèrent de main en main. Puis ce fut un plumier chinois +rempli de compas et d'instruments amusants qui s'en allèrent par le banc +de gauche, glissant silencieusement, sournoisement, de main en main, +sous les cahiers, pour que M. Seurel ne pût rien voir. + +Passèrent aussi des livres tout neufs, dont j'avais, avec convoitise, lu +les titres derrière la couverture des rares bouquins de notre +bibliothèque: _La Teppe aux Merles_, _La Roche aux Mouettes_, _Mon ami +Benoist_... Les uns feuilletaient d'une main sur leurs genoux ces +volumes, venus on ne savait d'où, volés peut-être, et écrivaient la +dictée de l'autre main. D'autres faisaient tourner le compas au fond de +leurs casiers. D'autres brusquement, tandis que M. Seurel tournant le +dos continuait la dictée en marchant du bureau à la fenêtre, fermaient +un oeil et se collaient sur l'autre la vue glauque et trouée de +Notre-Dame de Paris. Et l'élève étranger, la plume à la main, son fin +profil contre le poteau gris, clignait des yeux, content de tout ce jeu +furtif qui s'organisait autour de lui. + +Peu à peu cependant toute la classe s'inquiéta: les objets, qu'on +«faisait passer» à mesure, arrivaient l'un après l'autre dans les mains +du grand Meaulnes qui, négligemment, sans les regarder, les posait +auprès de lui. Il y en eut bientôt un tas, mathématique et diversement +coloré, comme aux pieds de la femme qui représente la Science, dans les +compositions allégoriques. Fatalement M. Seurel allait découvrir ce +déballage insolite et s'apercevoir du manège. Il devait songer, +d'ailleurs, à faire une enquête sur les événements de la nuit. La +présence du bohémien allait faciliter sa besogne... + +Bientôt, en effet, il s'arrêtait, surpris, devant le grand Meaulnes. + +--A qui appartient tout cela? demanda-t-il en désignant «tout cela» du +dos de son livre refermé sur son index. + +--Je n'en sais rien», répondit Meaulnes d'un ton bourru, sans lever la +tête. + +Mais l'écolier inconnu intervint: + +--C'est à moi, dit-il. + +Et il ajouta aussitôt, avec un geste large et élégant de jeune seigneur +auquel le vieil instituteur ne sut pas résister: + +--Mais je les mets à votre disposition, monsieur, si vous voulez +regarder. + +Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme pour ne pas troubler le +nouvel état de choses qui venait de se créer, toute la classe se glissa +curieusement autour du maître qui penchait sur ce trésor sa tête +demi-chauve, demi-frisée, et du jeune personnage blême qui donnait avec +un air de triomphe tranquille les explications nécessaires. Cependant, +silencieux à son banc, complètement délaissé, le grand Meaulnes avait +ouvert son cahier de brouillons et, fronçant le sourcil, s'absorbait +dans un problème difficile. + + * * * * * + +Le «quart d'heure» nous surprit dans ces occupations. La dictée n'était +pas finie et le désordre régnait dans la classe. A vrai dire, depuis le +matin la récréation durait. + +A dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse fut +envahie par les élèves, on s'aperçut bien vite qu'un nouveau maître +régnait sur les jeux. + +De tous les plaisirs nouveaux que le bohémien, dès ce matin-là , +introduisit chez nous, je ne me rappelle que le plus sanglant: c'était +une espèce de tournoi où les chevaux étaient les grands élèves chargés +des plus jeunes grimpés sur leurs épaules. + +Partagés en deux groupes qui partaient des deux bouts de la cour, ils +fondaient les uns sur les autres, cherchant à terrasser l'adversaire par +la violence du choc, et les cavaliers, usant de cache-nez comme de +lassos, ou de leurs bras tendus comme de lances, s'efforçaient de +désarçonner leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait le choc et qui, +perdant l'équilibre, allaient s'étaler dans la boue, le cavalier roulant +sous sa monture. Il y eut des écoliers à moitié désarçonnés que le +cheval rattrapait par les jambes et qui, de nouveau acharnés à la lutte, +regrimpaient sur ses épaules. Monté sur le grand Delage qui avait des +membres démesurés, le poil roux et les oreilles décollées, le mince +cavalier à la tête bandée excitait les deux troupes rivales et dirigeait +malignement sa monture en riant aux éclats. + +Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d'abord avec +mauvaise humeur s'organiser ces jeux. Et j'étais auprès de lui, indécis. + +--C'est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les poches. +Venir ici, dès ce matin, c'était le seul moyen de n'être pas soupçonné. +Et M. Seurel s'y est laissé prendre! + +Il resta là un long moment, sa tête rase au vent, à maugréer contre ce +comédien qui allait faire assommer tous ces gars dont il avait été peu +de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que j'étais, je ne +manquais pas de l'approuver. + +Partout, dans tous les coins, en l'absence du maître, se poursuivait la +lutte: les plus petits avaient fini par grimper les uns sur les autres; +ils couraient et culbutaient avant même d'avoir reçu le choc de +l'adversaire... Bientôt il ne resta plus debout, au milieu de la cour, +qu'un groupe acharné et tourbillonnant d'où surgissait par moments le +bandeau blanc du nouveau chef. + +Alors le grand Meaulnes ne sut plus résister. Il baissa la tête, mit ses +mains sur ces cuisses et me cria: + +--Allons-y, François! + +Surpris par cette décision soudaine, je sautai pourtant sans hésiter sur +ses épaules et en une seconde nous étions au fort de la mêlée, tandis +que la plupart des combattants, éperdus, fuyaient en criant: + +--Voilà Meaulnes! Voilà le grand Meaulnes! + +Au milieu de ceux qui restaient il se mit à tourner sur lui-même en me +disant: + +--Étends les bras: empoigne-les comme j'ai fait cette nuit. + +Et moi, grisé par la bataille, certain du triomphe, j'agrippais au +passage les gamins qui se débattaient, oscillaient un instant sur les +épaules des grands et tombaient dans la boue. En moins de rien il ne +resta debout que le nouveau venu monté sur Delage; mais celui-ci, peu +désireux d'engager la lutte avec Augustin, d'un violent coup de reins en +arrière se redressa et fit descendre le cavalier blanc. + +La main à l'épaule de sa monture, comme un capitaine tient le mors de +son cheval, le jeune garçon debout par terre regarda le grand Meaulnes +avec un peu de saisissement et une immense admiration: + +--A la bonne heure! dit-il. + +Mais aussitôt la cloche sonna, dispersant les élèves qui s'étaient +rassemblés autour de nous dans l'attente d'une scène curieuse. Et +Meaulnes, dépité de n'avoir pu jeter à terre son ennemi, tourna le dos +en disant, avec mauvaise humeur: + +--Ce sera pour une autre fois! + + * * * * * + +Jusqu'à midi la classe continua comme à l'approche des vacances, mêlée +d'intermèdes amusants et de conversations dont l'écolier-comédien était +le centre. + +Il expliquait comment, immobilisés par le froid sur la place, ne +songeant pas même à organiser des représentations nocturnes, où personne +ne viendrait, ils avaient décidé que lui-même irait au cours pour se +distraire pendant la journée, tandis que son compagnon soignerait les +oiseaux des Iles et la chèvre savante. Puis il racontait leurs voyages +dans le pays environnant, alors que l'averse tombe sur le mauvais toit +de zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux côtes pour pousser à +la roue. Les élèves du fond quittaient leur table pour venir écouter de +plus près. Les moins romanesques profitaient de cette occasion pour se +chauffer autour du poêle. Mais bientôt la curiosité les gagnait et ils +se rapprochaient du groupe bavard en tendant l'oreille, laissant une +main posée sur le couvercle du poêle pour y garder leur place. + +--Et de quoi vivez-vous? demanda M. Seurel, qui suivait tout cela avec +sa curiosité un peu puérile de maître d'école et qui posait une foule de +questions. + +Le garçon hésita un instant, comme si jamais il ne s'était inquiété de +ce détail. + +--Mais, répondit-il, de ce que nous avons gagné l'automne précédent, je +pense. C'est Ganache qui règle les comptes. + +Personne ne lui demanda qui était Ganache. Mais moi je pensai au grand +diable qui, traîtreusement, la veille au soir, avait attaqué Meaulnes +par derrière et l'avait renversé... + + + + +CHAPITRE IV + +OÙ IL EST QUESTION DU DOMAINE MYSTÉRIEUX + + +L'après-midi ramena les mêmes plaisirs et, tout le long du cours, le +même désordre et la même fraude. Le bohémien avait apporté d'autres +objets précieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'à un petit singe +qui griffait sourdement l'intérieur de sa gibecière... A chaque instant +il fallait que M. Seurel s'interrompît pour examiner ce que le malin +garçon venait de tirer de son sac... Quatre heures arrivèrent et +Meaulnes était le seul à avoir fini ses problèmes. + +Ce fut sans hâte que tout le monde sortit. Il n'y avait plus, +semblait-il, entre les heures de cours et de récréation, cette dure +démarcation qui faisait la vie scolaire simple et réglée comme par la +succession de la nuit et du jour. Nous en oubliâmes même de désigner +comme d'ordinaire à M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux +élèves qui devaient rester pour balayer la classe. Or, nous n'y +manquions jamais car c'était une façon d'annoncer et de hâter la sortie +du cours. + +Le hasard voulut que ce fût ce jour-là le tour du grand Meaulnes; et dès +le matin j'avais, en causant avec lui, averti le bohémien que les +nouveaux étaient toujours désignés d'office pour faire le second +balayeur, le jour de leur arrivée. + +Meaulnes revint en classe dès qu'il eut été chercher le pain de son +goûter. Quant au bohémien, il se fit longtemps attendre et arriva le +dernier, en courant, comme la nuit commençait de tomber... + +--Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon compagnon, et pendant que +je le tiendrai, tu lui reprendras le plan qu'il m'a volé. + +Je m'étais donc assis sur une petite table, auprès de la fenêtre, lisant +à la dernière lueur du jour, et je les vis tous les deux déplacer en +silence les bancs de l'école--le grand Meaulnes, taciturne et l'air dur, +sa blouse noire boutonnée à trois boutons en arrière et sanglée à la +ceinture; l'autre, délicat, nerveux, la tête bandée comme un blessé. Il +était vêtu d'un mauvais paletot, avec des déchirures que je n'avais pas +remarquées pendant le jour. Plein d'une ardeur presque sauvage, il +soulevait et poussait les tables avec une précipitation folle, en +souriant un peu. On eût dit qu'il jouait là quelque jeu extraordinaire +dont nous ne connaissons pas le fin mot. + +Ils arrivèrent ainsi dans le coin le plus obscur de la salle, pour +déplacer la dernière table. + +En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait renverser son +adversaire, sans que personne du dehors eût chance de les apercevoir ou +de les entendre par les fenêtres. Je ne comprenais pas qu'il laissât +échapper une pareille occasion. L'autre, revenu près de la porte, allait +s'enfuir d'un instant à l'autre, prétextant que la besogne était +terminée, et nous ne le reverrions plus. Le plan et tous les +renseignements que Meaulnes avait mis si longtemps à retrouver, à +concilier, à réunir, seraient perdus pour nous... + +A chaque seconde j'attendais de mon camarade un signe, un mouvement, qui +m'annonçât le début de la bataille, mais le grand garçon ne bronchait +pas. Par instants, seulement, il regardait avec une fixité étrange et +d'un air interrogatif le bandeau du bohémien, qui, dans la pénombre de +la tombée de la nuit, paraissait largement taché de noir. + +La dernière table fut déplacée sans que rien arrivât. + +Mais au moment où, remontant tous les deux vers le haut de la classe, +ils allaient donner sur le seuil un dernier coup de balai, Meaulnes, +baissant la tête et sans regarder notre ennemi, dit à mi-voix: + +--Votre bandeau est rouge de sang et vos habits sont déchirés. + +L'autre le regarda un instant, non pas surpris de ce qu'il disait, mais +profondément ému de le lui entendre dire. + +--Ils ont voulu, répondit-il, m'arracher votre plan tout à l'heure, sur +la place. Quand ils ont su que je voulais revenir ici balayer la classe, +ils ont compris que j'allais faire la paix avec vous, ils se sont +révoltés contre moi. Mais je l'ai tout de même sauvé, ajouta-t-il +fièrement, en tendant à Meaulnes le précieux papier plié. + +Meaulnes se tourna lentement vers moi: + +--Tu entends? dit-il. Il vient de se battre et de se faire blesser pour +nous, tandis que nous lui tendions un piège! + +Puis cessant d'employer ce «vous» insolite chez des écoliers de +Sainte-Agathe: + +--Tu es un vrai camarade, dit-il, et il lui tendit la main. + +Le comédien la saisit et demeura sans parole une seconde, très troublé, +la voix coupée... Mais bientôt avec une curiosité ardente il poursuivit: + +--Ainsi vous me tendiez un piège! Que c'est amusant! Je l'avais deviné +et je me disais: ils vont être bien étonnés quand, m'ayant repris ce +plan, ils s'apercevront que je l'ai complété... + +--Complété? + +--Oh! attendez! Pas entièrement... + +Quittant ce ton enjoué, il ajouta gravement et lentement, se rapprochant +de nous: + +--Meaulnes, il est temps que je vous le dise: moi aussi je suis allé là +où vous avez été. J'assistais à cette fête extraordinaire. J'ai bien +pensé, quand les garçons du Cours m'ont parlé de votre aventure +mystérieuse, qu'il s'agissait du vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer +je vous ai volé votre carte... Mais je suis comme vous: j'ignore le nom +de ce château; je ne saurais pas y retourner; je ne connais pas en +entier le chemin qui d'ici vous y conduirait. + +Avec quel élan, avec quelle intense curiosité, avec quelle amitié nous +nous pressâmes contre lui! Avidement Meaulnes lui posait des +questions... Il nous semblait à tous deux qu'en insistant ardemment +auprès de notre nouvel ami, nous lui ferions dire cela même qu'il +prétendait ne pas savoir. + +--Vous verrez, vous verrez, répondait le jeune garçon avec un peu +d'ennui et d'embarras, je vous ai mis sur le plan quelques indications +que vous n'aviez pas... C'est tout ce que je pouvais faire. + +Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme: + +--Oh! dit-il tristement et fièrement, je préfère vous avertir: je ne +suis pas un garçon comme les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me +tirer une balle dans la tête et c'est ce qui vous explique ce bandeau +sur le front, comme un mobile de la Seine, en 1870... + +--Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est rouverte, dit Meaulnes +avec amitié. + +Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit d'un ton légèrement +emphatique: + +--Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas réussi, je ne continuerai à +vivre que pour l'amusement, comme un enfant, comme un bohémien. J'ai +tout abandonné. Je n'ai plus ni père, ni soeur, ni maison, ni amour... +Plus rien, que des compagnons de jeux. + +--Ces compagnons-là vous ont déjà trahi, dis-je. + +--Oui, répondit-il avec animation. C'est la faute d'un certain Delouche. +Il a deviné que j'allais faire cause commune avec vous. Il a démoralisé +ma troupe qui était si bien en main. Vous avez vu cet abordage, hier au +soir, comme c'était conduit, comme ça marchait! Depuis mon enfance, je +n'avais rien organisé d'aussi réussi... + +Il resta songeur un instant, et il ajouta pour nous désabuser tout à +fait sur son compte: + +--Si je suis venu vers vous deux, ce soir, c'est que--je m'en suis +aperçu ce matin--il y a plus de plaisir à prendre avec vous qu'avec la +bande de tous les autres. C'est ce Delouche surtout qui me déplaît. +Quelle idée de faire l'homme à dix-sept ans! Rien ne me dégoûte +davantage... Pensez-vous que nous puissions le repincer? + +--Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous longtemps avec nous? + +--Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis terriblement seul. Je +n'ai que Ganache... + +Toute sa fièvre, tout son enjouement étaient tombés soudain. Un instant, +il plongea dans ce même désespoir où sans doute, un jour, l'idée de se +tuer l'avait surpris. + +--Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez: je connais votre secret et je +l'ai défendu contre tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous +avez perdue... + +Et il ajouta presque solennellement: + +--Soyez mes amis pour le jour où je serais encore à deux doigts de +l'enfer comme une fois déjà ... Jurez-moi que vous répondrez quand je +vous appellerai--quand je vous appellerai ainsi... (et il poussa une +sorte de cri étrange: Hou-ou!...) Vous, Meaulnes, jurez d'abord! + +Et nous jurâmes, car, enfants que nous étions, tout ce qui était plus +solennel et plus sérieux que nature nous séduisait. + +--En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que je puis vous dire: je +vous indiquerai la maison de Paris où la jeune fille du château avait +l'habitude de passer les fêtes: Pâques et la Pentecôte, le mois de juin +et quelquefois une partie de l'hiver. + +A ce moment une voix inconnue appela du grand portail, à plusieurs +reprises, dans la nuit. Nous devinâmes que c'était Ganache, le bohémien, +qui n'osait pas ou ne savait comment traverser la cour. D'une voix +pressante, anxieuse, il appelait tantôt très haut, tantôt presque bas: + +--Hou-ou! Hou-ou! + +--Dites! Dites vite!» cria Meaulnes au jeune bohémien qui avait +tressailli et qui rajustait ses habits pour partir. + +Le jeune garçon nous donna rapidement une adresse à Paris, que nous +répétâmes à mi-voix. Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son +compagnon à la grille, nous laissant dans un état de trouble +inexprimable. + + + + +CHAPITRE V + +L'HOMME AUX ESPADRILLES + + +Cette nuit-là , vers trois heures du matin, la veuve Delouche, +l'aubergiste, qui habitait dans le milieu du bourg, se leva pour allumer +son feu. Dumas, son beau-frère, qui habitait chez elle, devait partir en +route à quatre heures, et la triste bonne femme, dont la main droite +était recroquevillée par une brûlure ancienne, se hâtait dans la cuisine +obscure pour préparer le café. Il faisait froid. Elle mit sur sa +camisole un vieux fichu, puis tenant d'une main sa bougie allumée, +abritant la flamme de l'autre main--la mauvaise--avec son tablier levé, +elle traversa la cour encombrée de bouteilles vides et de caisses à +savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la porte du bûcher qui +servait de cabane aux poules... Mais à peine avait-elle poussé la porte +que, d'un coup de casquette si violent qu'il fit ronfler l'air, un +individu surgissant de l'obscurité profonde éteignit la chandelle, +abattit du même coup la bonne femme et s'enfuit à toutes jambes, tandis +que les poules et les coqs affolés menaient un tapage infernal. + +L'homme emportait dans un sac--comme la veuve Delouche retrouvant son +aplomb s'en aperçut un instant plus tard--une douzaine de ses poulets +les plus beaux. + +Aux cris de sa belle-soeur, Dumas était accouru. Il constata que le +chenapan, pour entrer, avait dû ouvrir avec une fausse clef la porte de +la petite cour et qu'il s'était enfui, sans la fermer, par le même +chemin. Aussitôt, en homme habitué aux braconniers et aux chapardeurs, +il alluma le falot de sa voiture, et le prenant d'une main, son fusil +chargé de l'autre, il s'efforça de suivre la trace du voleur, trace très +imprécise--l'individu devait être chaussé d'espadrilles--qui le mena sur +la route de La Gare puis se perdit devant la barrière d'un pré. Forcé +d'arrêter là ses recherches, il releva la tête, s'arrêta... et entendit +au loin, sur la même route, le bruit d'une voiture lancée au grand +galop, qui s'enfuyait... + +De son côté, Jasmin Delouche, le fils de la veuve, s'était levé et, +jetant en hâte un capuchon sur ses épaules, il était sorti en chaussons +pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout était plongé dans +l'obscurité et le silence profond qui précèdent les premières lueurs du +jour. Arrivé aux Quatre-Routes, il entendit seulement--comme son +oncle--très loin, sur la colline des Riaudes, le bruit d'une voiture +dont le cheval devait galoper les quatre pieds levés. Garçon malin en +fanfaron, il se dit alors, comme il nous le répéta par la suite avec +l'insupportable grasseyement des faubourgs de Montluçon: + +--Ceux-là sont partis vers La Gare, mais il n'est pas dit que je n'en +«chaufferai» pas d'autres, de l'autre côté du bourg. + +Et il rebroussa chemin vers l'église, dans le même silence nocturne. + +Sur la place, dans la roulotte des bohémiens, il y avait une lumière. +Quelqu'un de malade sans doute. Il allait s'approcher, pour demander ce +qui était arrivé, lorsqu'une ombre silencieuse, une ombre chaussée +d'espadrilles, déboucha des Petits-Coins et accourut au galop, sans rien +voir, vers le marchepied de la voiture... + +Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache, s'avança soudain dans la +lumière et demanda à mi-voix: + +--Eh bien! Qu'y a-t-il? + +Hagard, échevelé, édenté, l'autre s'arrêta, le regarda, avec un rictus +misérable causé par l'effroi et la suffocation, et répondit d'une +haleine hachée: + +--C'est le compagnon qui est malade... Il s'est battu hier soir et sa +blessure s'est rouverte... Je viens d'aller chercher la soeur. + +En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigué, rentrait chez lui pour +se recoucher, il rencontra, vers le milieu du bourg, une religieuse qui +se hâtait. + + * * * * * + +Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur le seuil de +leurs portes avec les mêmes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans +sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d'indignation et, par le bourg, comme +une traînée de poudre. Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures +du matin, une carriole qui s'arrêtait et dans laquelle on chargeait en +hâte des paquets qui tombaient mollement. Il n'y avait, dans la maison, +que deux femmes et elles n'avaient pas osé bouger. Au jour, elles +avaient compris, en ouvrant la basse-cour, que les paquets en question +étaient les lapins et la volaille... Millie, durant la première +récréation, trouva devant la porte de la buanderie plusieurs allumettes +à demi brûlées. On en conclut qu'ils étaient mal renseignés sur notre +demeure et n'avaient pu entrer... Chez Perreux, chez Boujardon et chez +Clément, on crut d'abord qu'ils avaient volé aussi les cochons, mais on +les retrouva dans la matinée, occupés à déterrer des salades, dans +différents jardins. Tout le troupeau avait profité de l'occasion et de +la porte ouverte pour faire une petite promenade nocturne... Presque +partout on avait enlevé la volaille; mais on s'en était tenu là . Mme +Pignot, la boulangère, qui ne faisait pas d'élevage, cria bien toute la +journée qu'on lui avait volé son battoir et une livre d'indigo, mais le +fait ne fut jamais prouvé, ni inscrit sur le procès-verbal... + +Cet affolement, cette crainte, ce bavardage durèrent tout le matin. En +classe, Jasmin raconta son aventure de la nuit: + +--Ah! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle en avait rencontré +un, il l'a bien dit: Je le fusillais comme un lapin! + +Et il ajoutait en nous regardant: + +--C'est heureux qu'il n'ait pas rencontré Ganache, il était capable de +tirer dessus. C'est tous la même race, qu'il dit, et Dessaigne le disait +aussi. + +Personne cependant ne songeait à inquiéter nos nouveaux amis. C'est le +lendemain soir seulement que Jasmin fit remarquer à son oncle que +Ganache, comme leur voleur, était chaussé d'espadrilles. Ils furent +d'accord pour trouver qu'il valait la peine de dire cela aux gendarmes. +Ils décidèrent donc, en grand secret, d'aller dès leur premier loisir au +chef-lieu de canton prévenir le brigadier de la gendarmerie. + + * * * * * + +Durant les jours qui suivirent, le jeune bohémien, malade de sa blessure +légèrement rouverte, ne parut pas. + +Sur la place de l'église, le soir, nous allions rôder, rien que pour +voir sa lampe derrière le rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse +et de fièvre, nous restions là , sans oser approcher de l'humble bicoque, +qui nous paraissait être le mystérieux passage et l'anti-chambre du Pays +dont nous avions perdu le chemin. + + + + +CHAPITRE VI + +UNE DISPUTE DANS LA COULISSE + + +Tant d'anxiétés et de troubles divers, durant ces jours passés, nous +avaient empêchés de prendre garde que mars était venu et que le vent +avait molli. Mais le troisième jour après cette aventure, en descendant, +le matin, dans la cour, brusquement je compris que c'était le printemps. +Une brise délicieuse comme une eau tiédie coulait par-dessus le mur; une +pluie silencieuse avait mouillé la nuit les feuilles des pivoines; la +terre remuée du jardin avait un goût puissant, et j'entendais, dans +l'arbre voisin de la fenêtre, un oiseau qui essayait d'apprendre la +musique... + +Meaulnes, à la première récréation, parla d'essayer tout de suite +l'itinéraire qu'avait précisé l'écolier-bohémien. A grand peine je lui +persuadai d'attendre que nous eussions revu notre ami, que le temps fût +sérieusement au beau... que tous les pruniers de Sainte-Agathe fussent +en fleur. Appuyés contre le mur bas de la petite ruelle, les mains aux +poches et nu-tête, nous parlions et le vent tantôt nous faisait +frissonner de froid, tantôt, par bouffées de tiédeur, réveillait en nous +je ne sais quel vieil enthousiasme profond. Ah! frère, compagnon, +voyageur, comme nous étions persuadés, tous deux, que le bonheur était +proche, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin pour +l'atteindre!... + +A midi et demi, pendant le déjeuner, nous entendîmes un roulement de +tambour sur la place des Quatre-Routes. En un clin d'oeil, nous étions +sur le seuil de la petite grille, nos serviettes à la main... C'était +Ganache qui annonçait pour le soir, à huit heures, «vu le beau temps», +une grande représentation sur la place de l'église. A tout hasard, «pour +se prémunir contre la pluie», une tente serait dressée. Suivait un long +programma des attractions, que le vent emporta, mais où nous pûmes +distinguer vaguement «pantomimes... chansons... fantaisies +équestres...», le tout scandé par de nouveaux roulements de tambour. + +Pendant le dîner du soir, la grosse caisse, pour annoncer la séance, +tonna sous nos fenêtres et fit trembler les vitres. Bientôt après, +passèrent, avec un bourdonnement de conversation, les gens des +faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient vers la place de +l'église. Et nous étions là , tous deux, forcés de rester à table, +trépignant d'impatience! + +Vers neuf heures, enfin, nous entendîmes des frottements de pieds et des +rires étouffés à la petite grille: les institutrices venaient nous +chercher. Dans l'obscurité complète nous partîmes en bande vers le lieu +de la comédie. Nous apercevions de loin le mur de l'église illuminé +comme par un grand feu. Deux quinquets allumés devant la porte de la +baraque ondulaient au vent... + +A l'intérieur, des gradins étaient aménagés comme dans un cirque. M. +Seurel, les institutrices, Meaulnes et moi, nous nous installâmes sur +les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait être fort étroit, +comme un cirque véritable, avec de grandes nappes d'ombre où +s'étageaient Mme Pignot, la boulangère, et Fernande, l'épicière, les +filles du bourg, les ouvriers maréchaux, des dames, des gamins, des +paysans, d'autres gens encore. + +La représentation était avancée plus qu'à moitié. On voyait sur la piste +une petite chèvre savante qui bien docilement mettait ses pieds sur +quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'était Ganache qui la +commandait doucement, à petits coups de baguette, en regardant vers nous +d'un air inquiet, la bouche ouverte les yeux morts. + +Assis sur un tabouret près de deux autres quinquets, à l'endroit où la +piste communiquait avec la roulotte nous reconnûmes, en fin maillot +noir, front bandé, le meneur-de-jeu, notre ami. + +A peine étions-nous assis que bondissait sur la piste un poney tout +harnaché à qui le jeune personnage blessé fit faire plusieurs tours, et +qui s'arrêtait toujours devant l'un de nous lorsqu'il fallait désigner +la personne la plus aimable ou la plus brave de la société; mais +toujours devant Mme Pignot lorsqu'il s'agissait de découvrir la plus +menteuse, la plus avare ou «la plus amoureuse...» Et c'étaient autour +d'elle des rires, de cris et des coin-coin, comme dans un troupeau +d'oies que pourchasse un épagneul!... + +A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir un instant avec M. +Seurel, qui n'eût pas été plus fier d'avoir parlé à Talma ou à Léotard; +et nous, nous écoutions avec un intérêt passionné tout ce qu'il disait: +de sa blessure--refermée; de ce spectacle--préparé durant les longues +journées d'hiver; de leur départ--qui ne serait pas avant la fin du +mois, car ils pensaient donner jusque-là des représentations variées et +nouvelles. + +Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime. + +Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta, et, pour regagner +l'entrée de la roulotte, fut obligé de traverser un groupe qui avait +envahi la piste et au milieu duquel nous aperçûmes soudain Jasmin +Delouche. Les femmes et les filles s'écartèrent. Ce costume noir, cet +air blessé, étrange et brave, les avaient toutes séduites. Quant à +Jasmin, qui paraissait revenir à cet instant d'un voyage, et qui +s'entretenait à voix basse mais animée avec Mme Pignot, il était évident +qu'une cordelière, un col bas et des pantalons-éléphant eussent fait +plus sûrement sa conquête... Il se tenait les pouces au revers de son +veston, dans une attitude à la fois très fate et très gênée. Au passage +du bohémien, dans un mouvement de dépit, il dit à haute voix à Mme +Pignot quelque chose que je n'entendis pas, mais certainement une +injure, un mot provocant à l'adresse de notre ami. Ce devait être une +menace grave et inattendue, car le jeune homme ne put s'empêcher de se +retourner et de regarder l'autre, qui, pour ne pas perdre contenance, +ricanait, poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son +côté... Tout ceci se passa d'ailleurs en quelques secondes. Je fus sans +doute le seul de mon banc à m'en apercevoir. + +Le meneur-de-jeu rejoignit son compagnon derrière le rideau qui masquait +l'entrée de la roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins, +croyant que la deuxième partie du spectacle allait aussitôt commencer, +et un grand silence s'établit. Alors, derrière le rideau, tandis que +s'apaisaient les dernières conversations à voix basse, un bruit de +dispute monta. Nous n'entendions pas ce qui était dit, mais nous +reconnûmes les deux voix, celle du grand gars et celle du jeune +homme--la première qui expliquait qui se justifiait, l'autre qui +gourmandait, avec indignation et tristesse à la fois: + +--Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi ne m'avoir pas dit... + +Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde prêtât +l'oreille. Puis tout se tut soudainement. L'altercation se poursuivit à +voix basse; et les gamins des hauts gradins commencèrent à crier: + +--Les lampions, le rideau! + +et à frapper du pied. + + + + +CHAPITRE VII + +LE BOHÉMIEN ENLÈVE SON BANDEAU + + +Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face--sillonnée de rides, +tout écarquillée tantôt par la gaieté tantôt par la détresse, et semée +de pains à cacheter!--d'un long pierrot en trois pièces mal articulées, +recroquevillé sur son ventre comme par une colique, marchant sur la +pointe des pieds comme par excès de prudence et de crainte, les mains +empêtrées dans des manches trop longues qui balayaient la piste. + +Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le sujet de sa pantomime. Je +me rappelle seulement que dès son arrivée dans le cirque, après s'être +vainement et désespérément retenu sur les pieds, il tomba. Il eut beau +se relever; c'était plus fort que lui: il tombait. Il ne cessait pas de +tomber. Il s'embarrassait dans quatre chaises à la fois. Il entraînait +dans sa chute une table énorme qu'on avait apportée sur la piste. Il +finit par aller s'étaler par delà la barrière du cirque jusque sur les +pieds des spectateurs. Deux aides, racolés dans le public à grand'peine, +le tiraient par les pieds et le remettaient debout après d'inconcevables +efforts. Et chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit cri, varié +chaque fois, un petit cri insupportable, où la détresse et la +satisfaction se mêlaient à doses égales. Au dénouement, grimpé sur un +échafaudage de chaises, il fit une chute immense et très lente, et son +ululement de triomphe strident et misérable durait aussi longtemps que +sa chute, accompagné par les cris d'effroi des femmes. + +Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien m'en +rappeler la raison, «le pauvre pierrot qui tombe» sortant d'une de ses +manches une petite poupée bourrée de son et mimant avec elle toute une +scène tragi-comique. En fin de compte, il lui faisait sortir par la +bouche tout le son qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits +cris pitoyables, il la remplissait de bouillie et, au moment de la plus +grande attention, tandis que tous les spectateurs, la lèvre pendante, +avaient les yeux fixés sur la fille visqueuse et crevée du pauvre +pierrot, il la saisit soudain par un bras et la lança à toute volée, à +travers les spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne +fit que mouiller l'oreille, pour aller ensuite s'aplatir sur l'estomac +de Mme Pignot, juste au-dessous du menton. La boulangère poussa un tel +cri, elle se renversa si fort en arrière et toutes ses voisines +l'imitèrent si bien que le banc se rompit, et la boulangère, Fernande, +la triste veuve Delouche et vingt autres s'effondrèrent, les jambes en +l'air, au milieu des rires, des cris et des applaudissements, tandis que +le grand clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et +dire: + +--Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur de vous remercier! + +Mais à ce moment même et au milieu de l'immense brouhaha, le grand +Meaulnes, silencieux depuis le début de la pantomime et qui semblait +plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement, me saisit par le +bras, comme incapable de se contenir, et me cria: + +--Regarde le bohémien! Regarde! Je l'ai enfin reconnu. + +Avant même d'avoir regardé, comme si depuis longtemps, inconsciemment, +cette pensée couvait en moi et n'attendait que l'instant d'éclore, +j'avais deviné! Debout après d'un quinquet, à l'entre de la roulotte, le +jeune personnage inconnu avait défait son bandeau et jeté sur les +épaules une pèlerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme naguère à +la lumière de la bougie, dans la chambre du Domaine, un très fin, très +aquilin visage sans moustache. Pâle, les lèvres entr'ouvertes, il +feuilletait hâtivement une sorte de petit album rouge qui devait être un +atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et +disparaissait sous la masse des cheveux, c'était, tel que me l'avait +décrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiancé du Domaine inconnu. + +Il était évident qu'il avait enlevé son bandage pour être reconnu de +nous. Mais à peine le grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et +poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, après nous +avoir jeté un coup d'oeil d'entente et nous avoir souri, avec une vague +tristesse, comme il souriait d'ordinaire. + +--Et l'autre! disait Meaulnes avec fièvre, comment ne l'ai-je pas +reconnu tout de suite! C'est le pierrot de la fête, là -bas... + +Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais déjà Ganache avait +coupé toutes les communications avec la piste; un à un il éteignait les +quatre quinquets du cirque, et nous étions obligés de suivre la foule +qui s'écoulait très lentement, canalisée entre les bancs parallèles, +dans l'ombre où nous piétinions d'impatience. + +Dès qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se précipita vers la +roulotte, escalada le marchepied, frappa à la porte, mais tout était +clos déjà . Déjà sans doute, dans la voiture à rideaux, comme dans celle +du poney, de la chèvre et des oiseaux savants, tout le monde était +rentré et commençait à dormir. + + + + +CHAPITRE VIII + +LES GENDARMES! + + +Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames qui +revenaient vers le Cours Supérieur, par les rues obscures. Cette fois +nous comprenions tout. Cette grande silhouette blanche que Meaulnes +avait vue, le dernier soir de la fête, filer entre les arbres, c'était +Ganache, qui avait recueilli le fiancé désespéré et s'était enfui avec +lui. L'autre avait accepté cette existence sauvage, pleine de risques, +de jeux et d'aventures. Il lui avait semblé recommencer son enfance... + +Frantz de Galais nous avait jusqu'ici caché son nom et il avait feint +d'ignorer le chemin du Domaine, par peur sans doute d'être forcé de +rentrer chez ses parents; mais pourquoi, ce soir-là , lui avait-il plu +soudain de se faire connaître à nous et de nous laisser deviner la +vérité tout entière?... + +Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la troupe des +spectateurs s'écoulait lentement à travers le bourg. Il décida que, dès +le lendemain matin, qui était un jeudi, il irait trouver Frantz. Et, +tous les deux, ils partiraient pour là -bas! Quel voyage sur la route +mouillée! Frantz expliquerait tout; tout s'arrangeait, et la +merveilleuse aventure allait reprendre là où elle s'était interrompue... + +Quant à moi je marchais dans l'obscurité avec un gonflement de coeur +indéfinissable. Tout se mêlait pour contribuer à ma joie, depuis le +faible plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'à la très grande +découverte que nous venions de faire, jusqu'à la très grande chance qui +nous était échue. Et je me souviens que, dans ma soudaine générosité de +coeur, je m'approchai de la plus laide des filles du notaire à qui l'on +m'imposait parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanément je lui +donnai la main. + +Amers souvenirs! Vains espoirs écrasés! + +Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous débouchâmes tous les deux +sur la place de l'église, avec nos souliers bien cirés, nos plaques de +ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves, Meaulnes, qui +jusque-là se retenait de sourire en me regardant, poussa un cri et +s'élança vers la place vide... Sur l'emplacement de la baraque et des +voitures, il n'y avait plus qu'un pot cassé et des chiffons. Les +bohémiens étaient partis... + +Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il me semblait qu'à chaque +pas nous allions buter sur le sol caillouteux et dur de la place et que +nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deux fois le mouvement de +s'élancer, d'abord sur la route du Vieux-Nançay, puis sur la route de +Saint-Loup-des-Bois. Il mit sa main au-dessus de ses yeux, espérant un +instant que nos gens venaient seulement de partir. Mais que faire? Dix +traces de voitures s'embrouillaient sur la place, puis s'effaçaient sur +la route dure. Il fallut rester là , inertes. + +Et tandis que nous revenions, à travers le village où la matinée du +jeudi commençait, quatre gendarmes à cheval, avertis par Delouche la +veille au soir, débouchèrent au galop sur la place et s'éparpillèrent à +travers les rues pour garder toutes les issues, comme des dragons qui +font la reconnaissance d'un village... Mais il était trop tard. Ganache, +le voleur de poulets, avait fuit avec son compagnon. Les gendarmes ne +retrouvèrent personne, ni lui, ni ceux-là qui chargeaient dans des +voitures les chapons qu'il étranglait. Prévenu à temps par le mot +imprudent de Jasmin, Frantz avait dû comprendre soudain de quel métier +son compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la roulotte était +vide; plein de honte et de fureur, il avait arrêté aussitôt un +itinéraire et décidé de prendre du champ avant l'arrivée des gendarmes. +Mais, ne craignant plus désormais qu'on tentât de le ramener au domaine +de son père, il avait voulu se montrer à nous sans bandage, avant de +disparaître. + +Un seul point resta toujours obscur: comment Ganache avait-il pu à la +fois dévaliser les basses-cours et quérir la bonne soeur pour la fièvre +de son ami? Mais n'était-ce pas là toute l'histoire du pauvre diable? +Voleur et chemineau d'un côté, bonne créature de l'autre... + + + + +CHAPITRE IX + +A LA RECHERCHE DU SENTIER PERDU + + +Comme nous rentrions, le soleil dissipait la légère brume du matin; les +ménagères sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou +bavardaient; et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg, +commençait la plus radieuse matinée de printemps qui soit restée dans ma +mémoire. + +Tous les grands élèves du cours devaient arriver vers huit heures, ce +jeudi-là , pour préparer, durant la matinée, les uns le Certificat +d'Études Supérieurs, les autres le concours de l'École Normale. Lorsque +nous arrivâmes tous les deux. Meaulnes plein d'un regret et d'une +agitation qui ne lui permettaient pas de rester immobile, moi très +abattu, l'école était vide... Un rayon de frais soleil glissait sur la +poussière d'un banc vermoulu, et sur le vernis écaillé d'un planisphère. + +Comment rester là , devant un livre, à ruminer notre déception, tandis +que tout nous appelait au-dehors: les poursuites des oiseaux dans les +branches près des fenêtres, la fuite des autres élèves vers les prés et +les bois, et surtout le fiévreux désir d'essayer au plus vite +l'itinéraire incomplet vérifié par le bohémien--dernière ressource de +notre sac presque vide, dernière clef du trousseau, après avoir essayé +toutes les autres?... Cela était au-dessus de nos forces! Meaulnes +marchait de long en large, allait auprès des fenêtres, regardait dans le +jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme s'il eût attendu +quelqu'un qui ne viendrait certainement pas. + +--J'ai l'idée, me dit-il enfin, j'ai l'idée que ce n'est peut-être pas +aussi loin que nous l'imaginions... + +«Frantz a supprimé sur mon plan toute une portion de la route que +j'avais indiquée. + +«Cela veut dire, peut-être, que la jument a fait, pendant mon sommeil, +un long détour inutile...» + +J'étais à moitié assis sur le coin d'une grande table, un pied par +terre, l'autre ballant, l'air découragé et désoeuvré, la tête basse. + +--Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage a duré toute +la nuit. + +--Nous étions partis à minuit, répondit-il vivement. On m'a déposé à +quatre heures du matin, à environ six kilomètres à l'Ouest de +Sainte-Agathe, tandis que j'étais parti par la route de La Gare à l'Est. +Il faut donc compter ces six kilomètres en moins entre Sainte-Agathe et +le pays perdu. + +«Vraiment, il me semble qu'en sortant du bois des Communaux, on ne doit +pas être à plus de deux lieues de ce que nous cherchons. + +--Ce sont précisément ces deux lieues-là qui manquent sur ta carte. + +--C'est vrai. Et la sortie du bois est bien à une lieue et demie d'ici, +mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en une matinée... + +A cet instant Moucheboeuf arriva. Il avait une tendance irritante à se +faire passer pour bon élève, non pas en travaillant mieux que les +autres, mais en se signalant dans des circonstances comme celle-ci. + +--Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux. Tous les +autres sont partis pour le bois des Communaux. En tête: Jasmin Delouche +qui connaît les nids. + +Et, voulant faire le bon apôtre, il commença à raconter tout ce qu'ils +avaient dit pour narguer le Cours, M. Seurel et nous, en décidant cette +expédition. + +--S'ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, dit Meaulnes, +car je m'en vais aussi. Je serai de retour vers midi et demi. + +Moucheboeuf resta ébahi. + +--Ne viens-tu pas? me demanda Augustin, s'arrêtant une seconde sur le +seuil de la porte entr'ouverte--ce qui fit entrer dans la pièce grise, +en une bouffée d'air tiédi par le soleil, un fouillis de cris, d'appels, +de pépiements, le bruit d'un seau sur la margelle du puits et le +claquement d'un fouet au loin. + +--Non, dis-je, bien que la tentation fût forte, je ne puis pas, à cause +de M. Seurel. Mais hâte-toi. Je t'attendrai avec impatience. + +Il fit un geste vague et partit, très vite, plein d'espoir. + +Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait quitté sa veste +d'alpaga noir, revêtu un paletot de pêcheur aux vastes poches +boutonnées, un chapeau de paille et de courtes jambières vernies pour +serrer le bas de son pantalon. Je crois bien qu'il ne fut guère surpris +de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendre Moucheboeuf qui lui +répéta trois fois que les gars avaient dit: + +--S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous chercher! + +Et il commanda: + +--Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, et nous allons les +dénicher à notre tour... Pourras-tu marcher jusque-là , François? + +J'affirmai que oui et nous partîmes. + +Il fut entendu que Moucheboeuf conduirait M. Seurel et lui servirait +d'appeau... C'est-à -dire que, connaissant les futaies où se trouvaient +les dénicheurs, il devait de temps à autre crier à toute voix: + +--Hop! Hola! Giraudat! Delouche! Où êtes-vous?... Y en a-t-il?... En +avez-vous trouvé?... + +Quant à moi, je fus chargé, à mon vif plaisir, de suivre la lisière est +du bois, pour le cas où les écoliers fugitifs chercheraient à s'échapper +de ce côté. + +Or dans le plan rectifié par le bohémien et que nous avions maintes fois +étudié avec Meaulnes, il semblait qu'un chemin à un trait, un chemin de +terre, partît de cette lisière du bois pour aller dans la direction du +Domaine. Si j'allais le découvrir ce matin!... Je commençai à me +persuader que, avant midi, je me trouverais sur le chemin du manoir +perdu... + + * * * * * + +La merveilleuse promenade!... Dès que nous eûmes passé le Glacis et +contourné le Moulin, je quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on +eût dit qu'il partait en guerre--je crois bien qu'il avait mis dans sa +poche un vieux pistolet--et ce traître de Moucheboeuf. + +Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientôt à la lisière du +bois--seul à travers la campagne pour la première fois de ma vie comme +une patrouille que son caporal a perdue. + +Me voici, j'imagine, près de ce bonheur mystérieux que Meaulnes a +entrevu un jour. Toute la matinée est à moi pour explorer la lisière du +bois, l'endroit le plus frais et le plus caché du pays, tandis que mon +grand frère aussi est parti à la découverte. C'est comme un ancien lit +de ruisseau. Je passe sous les basses branches d'arbres dont je ne sais +pas le nom mais qui doivent être des aulnes. J'ai sauté tout à l'heure +un échalier au bout de la sente, et je me suis trouvé dans cette grande +voie d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant par endroits les +orties, écrasant les hautes valérianes. + +Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, sur un banc de sable fin. +Et dans le silence, j'entends un oiseau--je m'imagine que c'est un +rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils ne chantent que le +soir--un oiseau qui répète obstinément la même phrase: voix de la +matinée, parole dite sous l'ombrage, invitation délicieuse au voyage +entre les aulnes. Invisible, entêté, il semble m'accompagner sous la +feuille. + +Pour la première fois me voilà , moi aussi, sur le chemin de l'aventure. +Ce ne sont plus des coquilles abandonnées par les eaux que je cherche, +sous la direction de M. Seurel, ni les orchis que le maître d'école ne +connaisse pas, ni même, comme cela nous arrivait souvent dans le champ +du père Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte d'un +grillage, enfouie sous tant d'herbes folles qu'il fallait chaque fois +plus de temps pour la retrouver... Je cherche quelque chose de plus +mystérieux encore. C'est le passage dont il est question dans les +livres, l'ancien chemin obstrué, celui dont le prince harassé de fatigue +n'a pu trouver l'entrée. Cela se découvre à l'heure la plus perdue de la +matinée, quand on a depuis longtemps oublié qu'il va être onze heures, +midi... Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond, les +branches, avec ce geste hésitant des mains à hauteur du visage +inégalement écartées, on l'aperçoit comme une longue avenue sombre dont +la sortie est un rond de lumière tout petit. + +Mais tandis que j'espère et m'enivre ainsi, voici que brusquement je +débouche dans une sorte de clairière, qui se trouve être tout simplement +un pré. Je suis arrivé sans y penser à l'extrémité des Communaux, que +j'avais toujours imaginée infiniment loin. Et voici à ma droite, entre +des piles de bois, toute bourdonnante dans l'ombre, la maison du garde. +Deux paires de bas sèchent sur l'appui de la fenêtre. Les années +passées, lorsque nous arrivions à l'entrée du bois, nous disions +toujours, en montrant un point de lumière tout au bout de l'immense +allée noire: «C'est là -bas la maison du garde; la maison de Baladier». +Mais jamais nous n'avions poussé jusque là . Nous entendions dire +quelquefois, comme s'il se fût agi d'une expédition extraordinaire: «Il +a été jusqu'à la maison du garde!...» + +Cette fois, je suis allé jusqu'à la maison de Baladier, et je n'ai rien +trouvé. + + * * * * * + +Je commençais à souffrir de ma jambe fatiguée et de la chaleur que je +n'avais pas sentie jusque-là ; je craignais de faire tout seul le chemin +du retour, lorsque j'entendis près de moi l'appeau de M. Seurel, la voix +de Moucheboeuf, puis d'autres voix qui m'appelaient... + +Il y avait là une troupe de six grands gamins, où seul, le traître +Moucheboeuf avait l'air triomphant. C'était Giraudat, Auberger, Delage +et d'autres... Grâce à l'appeau, on avait pris les uns grimpés dans un +merisier isolé au milieu d'une clairière; les autres en train de +dénicher des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, à la +blouse crasseuse, avait caché les petits dans son estomac, entre sa +chemise et sa peau. Deux de leurs compagnons s'étaient enfuis à +l'approche de M. Seurel: ce devait être Delouche et le petit Coffin. Ils +avaient d'abord répondu par des plaisanteries à l'adresse de +«Mouchevache!», que répétaient les échos des bois, et celui-ci, +maladroitement, se croyant sûr de son affaire, avait répondu, vexé: + +--Vous n'avez qu'à descendre, vous savez! M. Seurel est là ... + +Alors tout s'était tu subitement; ç'avait été une fuite silencieuse à +travers le bois. Et comme ils le connaissaient à fond, il ne fallait pas +songer à les rejoindre. On ne savait pas non plus où le grand Meaulnes +était passé. On n'avait pas entendu sa voix; et l'on dut renoncer à +poursuivre les recherches. + +Il était plus de midi lorsque nous reprîmes la route de Sainte-Agathe, +lentement, la tête basse, fatigués, terreux. A la sortie du bois, +lorsque nous eûmes frotté et secoué la boue de nos souliers sur la route +sèche, le soleil commença de frapper dur. Déjà ce n'était plus ce matin +de printemps si frais et si luisant. Les bruits de l'après-midi avaient +commencé. De loin en loin un coq criait, cri désolé! dans les fermes +désertes aux alentours de la route. A la descente du Glacis, nous nous +arrêtâmes un instant pour causer avec des ouvriers des champs qui +avaient repris leur travail après le déjeuner. Ils étaient accoudés à la +barrière, et M. Seurel leur disait: + +--De fameux galopins! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les oisillons +dans sa chemise. Ils ont fait là dedans ce qu'ils ont voulu. C'est du +propre!... + +Il me semblait que c'était de ma débâcle aussi que les ouvriers riaient. +Ils riaient en hochant la tête, mais ils ne donnaient pas tout à fait +tort aux jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils nous confièrent +même, lorsque M. Seurel eut repris la tête de la colonne: + +--Il y en a un autre qui est passé, un grand, vous savez bien... Il a dû +rencontrer, en revenant, la voiture des Granges, et on l'a fait monter, +il est descendu, plein de terre, tout déchiré, ici, à l'entrée du chemin +des Granges! Nous lui avons dit que nous vous avions vus passer ce +matin, mais que vous n'étiez pas de retour encore. Et il a continué tout +doucement sa route vers Sainte-Agathe. + +En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous attendait le grand +Meaulnes, l'air brisé de fatigue. Aux questions de M. Seurel, il +répondit que lui aussi était parti à la recherche des écoliers +buissonniers. Et à celle que je lui posai tout bas, il dit seulement en +hochant la tête avec découragement: + +--Non! rien! rien qui ressemble à ça. + +Après déjeuner, dans la classe fermée, noire et vide, au milieu du pays +radieux, il s'assit à l'une des grandes tables et, la tête dans les +bras, il dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd. Vers le soir, +après un long instant de réflexion, comme s'il venait de prendre une +décision importante, il écrivit une lettre à sa mère. Et c'est tout ce +que je me rappelle de cette morne fin d'un grand jour de défaite. + + + + +CHAPITRE X + +LA LESSIVE + + +Nous avions escompté trop tôt la venue du printemps. + +Le lundi soir, nous voulûmes faire nos devoirs aussitôt après quatre +heures comme en plein été, et pour y voir plus clair nous sortîmes deux +grandes tables dans la cour. Mais le temps s'assombrit tout de suite; +une goutte de pluie tomba sur un cahier; nous rentrâmes en hâte. Et de +la grande salle obscurcie, par les larges fenêtres, nous regardions +silencieusement dans le ciel gris la déroute des nuages. + +Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la main sur une poignée de +croisée, ne put s'empêcher de dire, comme s'il eût été fâché de sentir +monter en lui tant de regret: + +--Ah! ils filaient autrement que cela les nuages, lorsque j'étais sur la +route, dans la voiture de la Belle-Étoile. + +--Sur quelle route? demanda Jasmin. + +Mais Meaulnes ne répondit pas. + +--Moi, dis-je, pour faire diversion, j'aurais aimé voyager comme cela en +voiture, par la pluie battante, abrité sous un grand parapluie. + +--Et lire tout le long du chemin comme dans une maison, ajouta un autre. + +--Il ne pleuvait pas et je n'avais pas envie de lire, répondit Meaulnes, +je ne pensais qu'à regarder le pays. + +Mais lorsque Giraudat, à son tour, demanda de quel pays il s'agissait, +Meaulnes de nouveau resta muet. Et Jasmin dit: + +--Je sais... Toujours la fameuse aventure!... + +Il avait dit ces mots d'un ton conciliant et important, comme s'il eût +été lui-même un peu dans le secret. Ce fut peine perdue; ses avances lui +restèrent pour compte; et comme la nuit tombait chacun s'en fut au +galop, la blouse relevée sur la tête, sous la froide averse. + +Jusqu'au jeudi suivant le temps resta à la pluie. Et ce jeudi-là fut +plus triste encore que le précédent. Toute la campagne était baignée +dans une sorte de brume glacée comme aux plus mauvais jours de l'hiver. + +Millie, trompée par le beau soleil de l'autre semaine, avait fait faire +la lessive, mais il ne fallait pas songer à mettre sécher le linge sur +les haies du jardin, ni même sur des cordes dans le grenier, tant l'air +était humide et froid. + +En discutant avec M. Seurel, il lui vint l'idée d'étendre sa lessive +dans les classes, puisque c'était jeudi, et de chauffer le poêle à +blanc. Pour économiser les feux de la cuisine et de la salle à manger, +on ferait cuire les repas sur le poêle et nous nous tiendrions toute la +journée dans la grande salle du Cours. + +Au premier instant,--j'étais si jeune encore!--je considérai cette +nouveauté comme une fête. + +Morne fête!... Toute la chaleur du poêle était prise par la lessive et +il faisait grand froid. Dans la cour, tombait interminablement et +mollement une petite pluie d'hiver. C'est là pourtant que dès neuf +heures du matin, dévoré d'ennui, je retrouvai le grand Meaulnes. Par les +barreaux du grand portail, où nous appuyions silencieusement nos têtes, +nous regardâmes, au haut du bourg, sur les Quatre-Routes, le cortège +d'un enterrement venu du fond de la campagne. Le cercueil, amené dans +une charrette à boeufs, était déchargé et posé sur une dalle, au pied de +la grande croix où le boucher avait aperçu naguère les sentinelles du +bohémien! Où était-il maintenant, le jeune capitaine qui si bien menait +l'abordage?... Le curé et les chantres vinrent comme c'était l'usage +au-devant du cercueil posé là , et les tristes chants arrivaient jusqu'à +nous. Ce serait là , nous le savions, le seul spectacle de la journée, +qui s'écoulerait tout entière comme une eau jaunie dans un caniveau. + +--Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je vais préparer mon bagage. +Apprends-le, Seurel: j'ai écrit à ma mère jeudi dernier, pour lui +demander de finir mes études à Paris. C'est aujourd'hui que je pars. + +Il continuait à regarder vers le bourg, les mains appuyées aux barreaux, +à la hauteur de sa tête. Inutile de demander si sa mère, qui était riche +et lui passait toutes ses volontés, lui avait passé celle-là . Inutile +aussi de demander pourquoi soudainement il désirait s'en aller à +Paris!... + +Mais il y avait en lui, certainement, le regret et la crainte de quitter +ce cher pays de Sainte-Agathe d'où il était parti pour son aventure. +Quant à moi, je sentais monter une désolation violente que je n'avais +pas sentie d'abord. + +--Pâques approche! dit-il pour m'expliquer, avec un soupir. + +--Dès que tu l'auras trouvée là -bas, tu m'écriras, n'est-ce pas? +demandai-je. + +--C'est promis, bien sûr. N'es-tu pas mon compagnon et mon frère?... + +Et il me posa la main sur l'épaule. + +Peu à peu je comprenais que c'était bien fini, puisqu'il voulait +terminer ses études à Paris; jamais plus je n'aurais avec moi mon grand +camarade. + +Il n'y avait d'espoir, pour nous réunir, qu'en cette maison de Paris où +devait se retrouver la trace de l'aventure perdue... Mais de voir +Meaulnes lui-même si triste, quel pauvre espoir c'était là pour moi! + +Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra très étonné, mais se +rendit bien vite aux raisons d'Augustin; Millie, femme d'intérieur, se +désola surtout à la pensée que la mère de Meaulnes verrait notre maison +dans un désordre inaccoutumé... La malle, hélas! fut bientôt faite. Nous +cherchâmes sous l'escalier ses souliers des dimanches; dans l'armoire, +un peu de linge; puis ses papiers et ses livres d'école--tout ce qu'un +jeune homme de dix-huit ans possède au monde. + +A midi, Mme Meaulnes arrivait avec sa voiture. Elle déjeuna au café +Daniel en compagnie d'Augustin, et l'emmena sans donner presque aucune +explication, dès que le cheval fut affené et attelé. Sur le seuil, nous +leur dîmes au revoir; et la voiture disparut au tournant des +Quatre-Routes. + +Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra dans la froide +salle à manger, remettre en ordre ce qui avait été dérangé. Quant à moi, +je me trouvai, pour la première fois depuis de longs mois, seul en face +d'une longue soirée de jeudi--avec l'impression que, dans cette vieille +voiture, mon adolescence venait de s'en aller pour toujours. + + + + +CHAPITRE XI + +JE TRAHIS... + + +Que faire? + +Le temps s'élevait un peu. On eût dit que le soleil allait se montrer. + +Une porte claquait dans la grande maison. Puis le silence retombait. De +temps à autre mon père traversait la cour, pour remplir un seau de +charbon dont il bourrait le poêle. J'apercevais les linges blancs pendus +aux cordes et je n'avais aucune envie de rentrer dans le triste endroit +transformé en séchoir, pour m'y trouver en tête-à -tête avec l'examen de +la fin de l'année, ce concours de l'École Normale qui devait être +désormais ma seule préoccupation. + +Chose étrange: à cet ennui qui me désolait se mêlait comme une sensation +de liberté. Meaulnes parti, toute cette aventure terminée et manquée, il +me semblait du moins que j'étais libéré de cet étrange souci, de cette +occupation mystérieuse, qui ne me permettaient plus d'agir comme tout le +monde. Meaulnes parti, je n'étais plus son compagnon d'aventures, le +frère de ce chasseur de pistes; je redevenais un gamin du bourg pareil +aux autres. Et cela était facile et je n'avais qu'à suivre pour cela mon +inclination la plus naturelle. + +Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, faisant tourner au bout d'un +ficelle, puis lâchant en l'air trois marrons attachés qui retombèrent +dans la cour. Mon désoeuvrement était si grand que je pris plaisir à lui +relancer deux ou trois fois ses marrons de l'autre côté du mur. + +Soudain je le vis abandonner ce jeu puéril pour courir vers un tombereau +qui venait par le chemin de la Vieille-Planche. Il eut vite fait de +grimper par derrière sans même que la voiture s'arrêtât. Je +reconnaissais le petit tombereau de Delouche et son cheval. Jasmin +conduisait; le gros Boujardon était debout. Ils revenaient du pré. + +--Viens avec nous, François! cria Jasmin, qui devait savoir déjà que +Meaulnes était parti. + +Ma foi! sans avertir personne, j'escaladai la voiture cahotante et me +tins comme les autres, debout, appuyé contre un des montants du +tombereau. Il nous conduisit chez la veuve Delouche... + + * * * * * + +Nous sommes maintenant dans l'arrière-boutique, chez la bonne femme qui +est en même temps épicière et aubergiste. Un rayon de soleil glisse à +travers la fenêtre basse sur les boîtes en fer-blanc et sur les tonneaux +de vinaigre. Le gros Boujardon s'assoit sur l'appui de la fenêtre et +tourné vers nous, avec un gros rire d'homme pâteux, il mange des +biscuits à la cuiller. A la portée de la main, sur un tonneau, la boîte +est ouverte et entamée. Le petit Roy pousse des cris de plaisir. Une +sorte d'intimité de mauvais aloi s'est établie entre nous. Jasmin et +Boujardon seront maintenant mes camarades, je le vois. Le cours de ma +vie a changé tout d'un coup. Il me semble que Meaulnes est parti depuis +très longtemps et que son aventure est une vieille histoire triste, mais +finie. + +Le petit Roy a déniché sous une planche une bouteille de liqueur +entamée. Delouche nous offre à chacun la goutte, mais il n'y a qu'un +verre et nous buvons tous dans le même. On me sert le premier avec un +peu de condescendance, comme si je n'étais pas habitué à ces moeurs de +chasseurs et de paysans... Cela me gêne un peu. Et comme on vient à +parler de Meaulnes, l'envie me prend, pour dissiper cette gêne et +retrouver mon aplomb, de montrer que je connais son histoire et de la +raconter un peu. En quoi cela pourrait-il lui nuire puisque tout est +fini maintenant de ses aventures ici?... + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Est-ce que je raconte mal cette histoire? Elle ne produit pas l'effet +que j'attendais. + +Mes compagnons, en bons villageois que rien n'étonne, ne sont pas +surpris pour si peu. + +--C'était une noce, quoi! dit Boujardon. + +Delouche en a vu une, à Préveranges, qui était plus curieuse encore. + +Le château? On trouverait certainement des gens du pays qui en ont +entendu parler. + +La jeune fille? Meaulnes se mariera avec elle quand il aura fait son +année de service. + +--Il aurait dû, ajoute l'un d'eux, nous en parler et nous montrer son +plan au lieu de confier cela à un bohémien!... + +Empêtré dans mon insuccès, je veux profiter de l'occasion pour exciter +leur curiosité: je me décide à expliquer qui était ce bohémien; d'où il +venait; son étrange destinée... Boujardon et Delouche ne veulent rien +entendre: «C'est celui-là qui a tout fait. C'est lui qui a rendu +Meaulnes insociable, Meaulnes qui était un si brave camarade! C'est lui +qui a organisé toutes ces sottises d'abordages et d'attaques nocturnes, +après nous avoir tous embrigadés comme un bataillon scolaire...» + +--Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, et en secouant la tête à +petits coups, j'ai rudement bien fait de le dénoncer aux gendarmes. En +voilà un qui a fait du mal au pays et qui en aurait fait encore!... + +Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans doute autrement tourné +si nous n'avions pas considéré l'affaire d'une façon si mystérieuse et +si tragique. C'est l'influence de ce Frantz qui a tout perdu... + +Mais soudain, tandis que je suis absorbé dans ces réflexions, il se fait +du bruit dans la boutique. Jasmin Delouche cache rapidement son flacon +de goutte derrière un tonneau; le gros Boujardon dégringole du haut de +sa fenêtre, met le pied sur une bouteille vide et poussiéreuse qui +roule, et manque deux fois de s'étaler. Le petit Roy les pousse par +derrière, pour sortir plus vite, à demi suffoqué de rire. + +Sans bien comprendre ce qui se passe je m'enfuis avec eux, nous +traversons la cour et nous grimpons par une échelle dans un grenier à +foin. J'entends une voix de femme qui nous traite de propres-à -rien!... + +--Je n'aurais pas cru qu'elle serait rentrée si tôt, dit Jasmin tout +bas. + +Je comprends, maintenant seulement, que nous étions là en fraude, à +voler des gâteaux et de la liqueur. Je suis déçu comme ce naufragé qui +croyait causer avec un homme et qui reconnut soudain que c'était un +singe. Je ne songe plus qu'à quitter ce grenier, tant ces aventures-là +me déplaisent. D'ailleurs la nuit tombe... On me fait passer par +derrière, traverser deux jardins, contourner une mare; je me retrouve +dans la rue mouillée, boueuse, où se reflète la lueur du café Daniel. + +Je ne suis pas fier de ma soirée. Me voici aux Quatre-Routes. Malgré +moi, tout d'un coup, je revois, au tournant, un visage dur et fraternel +qui me sourit, un dernier signe de la main--et la voiture disparaît... + +Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au vent de cet hiver qui +était si tragique et si beau. Déjà tout me paraît moins facile. Dans la +grande classe où l'on m'attend pour dîner, de brusques courants d'air +traversent la maigre tiédeur que répand le poêle. Je grelotte, tandis +qu'on me reproche mon après-midi de vagabondage. Je n'ai pas même, pour +rentrer dans la régulière vie passée, la consolation de prendre place à +table et de retrouver mon siège habituel. On n'a pas mis la table ce +soir-là ; chacun dîne sur ses genoux, où il peut, dans la salle de classe +obscure. Je mange silencieusement la galette cuite sur le poêle, qui +devait être la récompense de ce jeudi passé dans l'école, et qui a brûlé +sur les cercles rougis. + +Le soir, tout seul dans ma chambre, je me couche bien vite pour étouffer +le remords que je sens monter du fond de ma tristesse. Mais par deux +fois je me suis éveillé, au milieu de la nuit, croyant entendre, la +première fois, le craquement du lit voisin, où Meaulnes avait coutume de +se retourner brusquement d'une seule pièce, et, l'autre fois, son pas +léger de chasseur aux aguets, à travers les greniers du fond... + + + + +CHAPITRE XII + +LES TROIS LETTRES DE MEAULNES + + +De toute ma vie je n'ai reçu que trois lettres de Meaulnes. Elles ont +encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que +je les relis la même tristesse que naguère. La première m'arriva dès le +surlendemain de son départ. + + «Mon cher François, + + »Aujourd'hui, dès mon arrivée à Paris, je suis allé devant la maison + indiquée. Je n'ai rien vu. Il n'y avait personne. Il n'y aura jamais + personne. + + »La maison que disait Frantz est un petit hôtel à un étage. La chambre + de Mlle de Galais doit être au premier. Les fenêtres du haut sont les + plus cachées par les arbres. Mais en passant sur le trottoir on les + voit très bien. Tous les rideaux sont fermés et il faudrait être fou + pour espérer qu'un jour, entre ces rideaux tirés, le visage d'Yvonne + de Galais puisse apparaître. + + »C'est sur un boulevard... Il pleuvait un peu dans les arbres déjà + verts. On entendait les cloches claires des tramways qui passaient + indéfiniment. + + »Pendant près de deux heures, je me suis promené de long en large sous + les fenêtres. Il y a un marchand de vins chez qui je me suis arrêté + pour boire, de façon à n'être pas pris pour un bandit qui veut faire + un mauvais coup. Puis j'ai repris ce guet sans espoir. + + »La nuit est venue. Les fenêtres se sont allumées un peu partout mais + non pas dans cette maison. Il n'y a certainement personne. Et pourtant + Pâques approche. + + »Au moment où j'allais partir une jeune fille, ou une jeune femme--je + ne sais--est venue s'asseoir sur un des bancs mouillés de pluie. Elle + était vêtue de noir avec une petite collerette blanche. Lorsque je + suis parti, elle était encore là , immobile malgré le froid du soir, à + attendre je ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris est plein + de fous comme moi. + + AUGUSTIN.» + +Le temps passa. Vainement j'attendis un mot d'Augustin le lundi de +Pâques et durant tous les jours qui suivirent--jours où il semble, tant +ils sont calmes après la grande fièvre de Pâques, qu'il n'y ait plus +qu'à attendre l'été. Juin ramena le temps des examens et une terrible +chaleur dont la buée suffocante planait sur le pays sans qu'un souffle +de vent la vînt dissiper. La nuit n'apportait aucune fraîcheur et par +conséquent aucun répit à ce supplice. C'est durant cet insupportable +mois de juin que je reçus la deuxième lettre du grand Meaulnes. + + «Juin 189... + + »Mon cher ami, + + »Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais depuis hier soir. La + douleur, que je n'avais presque pas sentie tout de suite, monte depuis + ce temps. + + »Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce banc, guettant, + réfléchissant, espérant malgré tout. + + »Hier après dîner, la nuit était noire et étouffante. Des gens + causaient sur le trottoir, sous les arbres. Au-dessus des noirs + feuillages, verdis par les lumières, les appartements des seconds, des + troisièmes étages étaient éclairés. Çà et là , une fenêtre que l'été + avait ouverte toute grande... On voyait la lampe allumée sur la table, + refoulant à peine autour d'elle la chaude obscurité de juin; on voyait + presque jusqu'au fond de la pièce... Ah! si la fenêtre noire d'Yvonne + de Galais s'était allumée aussi, j'aurais osé, je crois, monter + l'escalier, frapper, entrer... + + »La jeune fille de qui je t'ai parlé était là encore, attendant comme + moi. Je pensai qu'elle devait connaître la maison et je l'interrogeai: + + »--Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans cette maison, une jeune + fille et son frère venaient passer les vacances. Mais j'ai appris que + le frère avait fui le château de ses parents sans qu'on puisse jamais + le retrouver, et la jeune fille s'est mariée. C'est ce qui vous + explique que l'appartement soit fermé. + + »Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds butaient sur le trottoir + et je manquais tomber. La nuit--c'était la nuit dernière--lorsqu'enfin + les enfants et les femmes se sont tus, dans les cours, pour me laisser + dormir, j'ai commencé d'entendre rouler les fiacres dans la rue. Ils + ne passaient que loin en loin. Mais quand l'un était passé, malgré + moi, j'attendais l'autre: le grelot, les pas du cheval qui claquaient + sur l'asphalte... Et cela répétait: c'est la ville déserte, ton amour + perdu, la nuit interminable, l'été, la fièvre... + + »Seurel, mon ami, je suis dans une grande détresse. + + AUGUSTIN.» + +Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse! Meaulnes ne me disait +ni pourquoi il était resté si longtemps silencieux, ni ce qu'il comptait +faire maintenant. J'eus l'impression qu'il rompait avec moi, parce que +son aventure était finie, comme il rompait avec son passé. J'eus beau +lui écrire, en effet, je ne reçus plus de réponse. Un mot de +félicitations seulement, lorsque j'obtins mon Brevet Simple. En +septembre je sus par un camarade d'école qu'il était venu en vacances +chez sa mère à La Ferté-d'Angillon. Mais nous dûmes, cette année-là , +invités par mon oncle Florentin du Vieux-Nançay, passer chez lui les +vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans que j'eusse pu le voir. + +A la rentrée, exactement vers la fin de novembre, tandis que je m'étais +remis avec une morne ardeur à préparer le Brevet Supérieur, dans +l'espoir d'être nommé instituteur l'année suivante, sans passer par +l'École Normale de Bourges, je reçus la dernière des trois lettres que +j'aie jamais reçues d'Augustin: + + «Je passe encore sous cette fenêtre, écrivait-il. J'attends encore, + sans le moindre espoir, par folie. A la fin de ces froids dimanches + d'automne, au moment où il va faire nuit, je ne puis me décider à + rentrer, à fermer les volets de ma chambre, sans être retourné là -bas, + dans la rue gelée. + + »Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe qui sortait à chaque + minute sur le pas de la porte et regardait, la main sur les yeux, du + côté de La Gare, pour voir si son fils qui était mort ne venait pas. + + »Assis sur le banc, grelottant, misérable, je me plais à imaginer que + quelqu'un va me prendre doucement par le bras... Je me retournerais. + Ce serait-elle. «Je me suis un peu attardée», dirait-elle simplement. + Et toute peine et toute démence s'évanouissent. Nous entrons dans + notre maison. Ses fourrures sont toutes glacées, sa voilette mouillée; + elle apporte avec elle le goût de brume du dehors; et tandis qu'elle + s'approche du feu, je vois ses cheveux blonds givrés, son beau profil + au dessin si doux penché vers la flamme... + + »Hélas! la vitre reste blanchie par le rideau qui est derrière. Et la + jeune fille du Domaine perdu l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant + plus rien à lui dire. + + »Notre aventure est finie. L'hiver de cette année est mort comme la + tombe. Peut-être quand nous mourrons, peut-être la mort seule nous + donnera la clef et la suite et la fin de cette aventure manquée. + + »Seurel, je te demandais l'autre jour de penser à moi. Maintenant, au + contraire, il vaut mieux m'oublier. Il vaudrait mieux tout oublier. + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + A. M.» + +Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le précédent avait été vivant +d'une mystérieuse vie: la place de l'église sans bohémiens; la cour +d'école que les gamins désertaient à quatre heures... la salle de classe +où j'étudiais seul et sans goût... En février, pour la première fois de +l'hiver, la neige tomba, ensevelissant définitivement notre roman +d'aventures de l'an passé, brouillant toute piste, effaçant les +dernières traces. Et je m'efforçai, comme Meaulnes me l'avait demandé +dans sa lettre, de tout oublier. + + + + +TROISIÈME PARTIE + + + + +CHAPITRE PREMIER + +LA BAIGNADE + + +Fumer la cigarette, se mettre de l'eau sucrée sur les cheveux pour +qu'ils frisent, embrasser les filles du Cours Complémentaire dans les +chemins et crier «A la cornette!» derrière la haie pour narguer la +religieuse qui passe, c'était la joie de tous les mauvais drôles du +pays. A vingt ans, d'ailleurs, les mauvais drôles de cette espèce +peuvent très bien s'amender et deviennent parfois des jeunes gens fort +sensibles. Le cas est plus grave lorsque le drôle en question a la +figure déjà vieillotte et fanée, lorsqu'il s'occupe des histoires +louches des femmes du pays, lorsqu'il dit de Gilberte Poquelin mille +bêtises pour faire rire les autres. Mais enfin le cas n'est pas encore +désespéré... + +C'était le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, je ne sais pourquoi, +mais certainement sans aucun désir de passer les examens, à suivre le +Cour Supérieur que tout le monde aurait voulu lui voir abandonner. Entre +temps, il apprenait avec son oncle Dumas le métier de plâtrier. Et +bientôt ce Jasmin Delouche avec Boujardon et un autre garçon très doux, +le fils de l'adjoint qui s'appelait Denis, furent les seuls grands +élèves que j'aimasse à fréquenter, parce qu'ils étaient «du temps de +Meaulnes». + +Il y avait d'ailleurs, chez Delouche, un désir très sincère d'être mon +ami. Pour tout dire, lui qui avait été l'ennemi du grand Meaulnes, il +eût voulu devenir le grand Meaulnes de l'école: tout au moins +regrettait-il peut-être de n'avoir pas été son lieutenant. Moins lourd +que Boujardon, il avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes avait +apporté, dans notre vie, d'extraordinaire. Et souvent je l'entendais +répéter: + +«Il le disait bien, le grand Meaulnes...» ou encore: «Ah! disait le +grand Meaulnes...» + +Outre que Jasmin était plus homme que nous, le vieux petit gars +disposait de trésors d'amusements qui consacraient sur nous sa +supériorité: un chien de race mêlée, aux longs poils blancs, qui +répondait au nom agaçant de Bécali et rapportait les pierres qu'on +lançait au loin, sans avoir d'aptitude bien nette pour aucun autre +sport; une vieille bicyclette achetée d'occasion et sur quoi Jasmin nous +faisait quelquefois monter, le soir après le cours, mais avec laquelle +il préférait exercer les filles du pays; enfin et surtout un âne blanc +et aveugle qui pouvait s'atteler à tous les véhicules. + +C'était l'âne de Dumas, mais il le prêtait à Jasmin quand nous allions +nous baigner au Cher, en été. Sa mère, à cette occasion, donnait une +bouteille de limonade que nous mettions sous le siège, parmi les +caleçons de bains desséchés. Et nous partions, huit ou dix grands élèves +du Cours, accompagnés de M. Seurel, les uns à pied, les autres grimpés +dans la voiture à âne, qu'on laissait à la ferme de Grand'Fons, au +moment où le chemin du Cher devenait trop raviné. + +J'ai lieu de me rappeler jusqu'en ses moindres détails une promenade de +ce genre, où l'âne de Jasmin conduisit au Cher nos caleçons, nos +bagages, la limonade et M. Seurel, tandis que nous suivions à pied par +derrière. On était au mois d'août. Nous venions de passer les examens. +Délivrés de ce souci, il nous semblait que tout l'été, tout le bonheur +nous appartenait, et nous marchions sur la route en chantant, sans +savoir quoi ni pourquoi, au début d'un bel après-midi de jeudi. + +Il n'y eut, à l'aller, qu'une ombre à ce tableau innocent. Nous +aperçûmes, marchant devant nous, Gilberte Poquelin. Elle avait la taille +bien prise, une jupe demi-longue, des souliers hauts, l'air doux et +effronté d'une gamine qui devient jeune fille. Elle quitta la route et +prit un chemin détourné, pour aller chercher du lait sans doute. Le +petit Coffin proposa aussitôt à Jasmin de la suivre. + +--Ce ne serait pas la première fois que j'irais l'embrasser... dit +l'autre. + +Et il se mit à raconter sur elle et ses amies plusieurs histoires +grivoises, tandis que toute la troupe, par fanfaronnade, s'engageait +dans le chemin, laissant M. Seurel continuer en avant, sur la route, +dans la voiture à âne. Une fois là , pourtant, la bande commença à +s'égrener. Delouche lui-même paraissait peu soucieux de s'attaquer +devant nous à la gamine qui filait, et il ne l'approcha pas à plus de +cinquante mètres. Il y eut quelques cris de coqs et de poules, des +petits coups de sifflet galants, puis nous rebroussâmes chemin, un peu +mal à l'aise, abandonnant la partie. Sur la route, en plein soleil, il +fallut courir. Nous ne chantions plus. + +Nous nous déshabillâmes et rhabillâmes dans les saulaies arides qui +bordent le Cher. Les saules nous abritaient des regards, mais non pas du +soleil. Les pieds dans le sable et la vase desséchée, nous ne pensions +qu'à la bouteille de limonade de la veuve Delouche, qui fraîchissait +dans la fontaine de Grand'Fons, une fontaine creusée dans la rive même +du Cher. Il y avait toujours, dans le fond, des herbes glauques et deux +ou trois bêtes pareilles à des cloportes; mais l'eau était si claire, si +transparente, que les pêcheurs n'hésitaient pas à s'agenouiller, les +deux mains sur chaque bord, pour y boire. + +Hélas! ce fut ce jour-là comme les autres fois... Lorsque, tous +habillés, nous nous mettions en rond, les jambes croisées en tailleur, +pour nous partager, dans deux gros verres sans pied, la limonade +rafraîchie, il ne revenait guère à chacun, lorsqu'on avait prié M. +Seurel de prendre sa part, qu'un peu de mousse qui piquait le gosier et +ne faisait qu'irriter la soif. Alors, à tour de rôle, nous allions à la +fontaine que nous avions d'abord méprisée, et nous approchions lentement +le visage de la surface de l'eau pure. Mais tous n'étaient pas habitués +à ces moeurs d'hommes des champs. Beaucoup, comme moi, n'arrivaient pas +à se désaltérer: les uns, parce qu'ils n'aimaient pas l'eau, d'autres, +parce qu'ils avaient le gosier serré par la peur d'avaler un cloporte, +d'autres, trompés par la grande transparence de l'eau immobile et n'en +sachant pas calculer exactement la surface, s'y baignaient la moitié du +visage en même temps que la bouche et aspiraient âcrement par le nez une +eau qui leur semblait brûlante, d'autres enfin pour toutes ces raisons à +la fois... N'importe! il nous semblait, sur ces bords arides du Cher, +que toute la fraîcheur terrestre était enclose en ce lieu. Et maintenant +encore, au seul mot de fontaine, prononcé n'importe où, c'est à +celle-là , pendant longtemps, que je pense. + +Le retour se fit à la brune, avec insouciance d'abord, comme l'aller. Le +chemin de Grand'Fons, qui remontait vers la route, était un ruisseau +l'hiver et, l'été, un ravin impraticable, coupé de trous et de grosses +racines, qui montait dans l'ombre entre de grandes haies d'arbres. Une +partie des baigneurs s'y engagea par jeu. Mais nous suivîmes, avec M. +Seurel, Jasmin et plusieurs camarades, un sentier doux et sablonneux, +parallèle à celui-là , qui longeait la terre voisine. Nous entendions +causer et rire les autres, près de nous, au-dessous de nous, invisibles +dans l'ombre, tandis que Delouche racontait ses histoires d'homme... Au +faîte des arbres de la grande haie grésillaient les insectes du soir +qu'on voyait, sur le clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle +des feuillages. Parfois il en dégringolait un, brusquement, dont le +bourdonnement grinçait tout à coup.--Beau soir d'été calme!... Retour, +sans espoir mais sans désir, d'une pauvre partie de campagne... Ce fut +encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler cette quiétude... + +Au moment où nous arrivions au sommet de la côte, à l'endroit où il +reste deux grosse vieilles pierres qu'on dit être les vestiges d'un +château fort, il en vint à parler des domaines qu'il avait visités et +spécialement d'un domaine à demi abandonné aux environs du Vieux-Nançay: +le domaine des Sablonnières. Avec cet accent de l'Allier qui arrondit +vaniteusement certains mots et abrège avec précocité les autres, il +racontait avoir vu quelques années auparavant, dans la chapelle en ruine +de cette vieille propriété, une pierre tombale sur laquelle étaient +gravés ces mots: + + _Ci-gît le chevalier Galois + Fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa Belle._ + +--Ah! Bah! Tiens! disait M. Seurel, avec un léger haussement d'épaules, +un peu gêné du ton que prenait la conversation, mais désireux cependant +de nous laisser parler comme des hommes. + +Alors Jasmin continua de décrire ce château, comme s'il y avait passé sa +vie. + +Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nançay, Dumas et lui avaient été +intrigués par la vieille tourelle grise qu'on apercevait au-dessus des +sapins. Il y avait là , au milieu des bois, tout un dédale de bâtiments +ruinés que l'on pouvait visiter en l'absence des maîtres. Un jour, un +garde de l'endroit, qu'ils avaient fait monter dans leur voiture, les +avait conduits dans le domaine étrange. Mais depuis lors on avait fait +tout abattre; il ne restait plus guère, disait-on, que la ferme et une +petite maison de plaisance. Les habitants étaient toujours les mêmes: un +vieil officier retraité, demi-ruiné, et sa fille. + +Il parlait... Il parlait... J'écoutai attentivement, sentant sans m'en +rendre compte qu'il s'agissait là d'une chose bien connue de moi, +lorsque soudain, tout simplement, comme se font les choses +extraordinaires, Jasmin se tourna vers moi et, me touchant le bras, +frappé d'une idée qui ne lui était jamais venue: + +--Tiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est là que Meaulnes--tu sais, le +grand Meaulnes?--avait dû aller. + +»Mais oui, ajouta-t-il, car je ne répondais pas, et je me rappelle que +le garde parlait du fils de la maison, un excentrique, qui avait des +idées extraordinaires... + +Je ne l'écoutais plus, persuadé dès le début qu'il avait deviné juste et +que devant moi, loin de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de +s'ouvrir, net et facile comme une route familière, le chemin du Domaine +sans nom. + + + + +CHAPITRE II + +CHEZ FLORENTIN + + +Autant j'avais été un enfant malheureux et rêveur et fermé, autant je +devins résolu et, comme on dit chez nous, «décidé» lorsque je sentis que +dépendait de moi l'issue de cette grave aventure. + +Ce fut, je crois bien, à dater de ce soir-là que mon genou cessa +définitivement de me faire mal. + +Au Vieux-Nançay, qui était la commune du domaine des Sablonnières, +habitait toute la famille de M. Seurel et en particulier mon oncle +Florentin, un commerçant chez qui nous passions quelquefois la fin de +septembre. Libéré de tout examen, je ne voulus pas attendre et j'obtins +d'aller immédiatement voir mon oncle. Mais je décidai de ne rien faire +savoir à Meaulnes aussi longtemps que je ne serais pas certain de +pouvoir lui annoncer quelque bonne nouvelle. A quoi bon en effet +l'arracher à son désespoir pour l'y replonger ensuite plus profondément +peut-être? + +Le Vieux-Nançay fut pendant très longtemps le lieu du monde que je +préférais, le pays des fins de vacances, où nous n'allions que bien +rarement, lorsqu'il se trouvait une voiture à louer pour nous y +conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille avec la branche de la +famille qui habitait là -bas, et c'est pourquoi sans doute Millie se +faisait tant prier chaque fois pour monter en voiture. Mais moi, je me +souciais bien de ces fâcheries!... Et sitôt arrivé, je me perdais et +m'ébattais parmi les oncles, les cousines et les cousins, dans une +existence faite de mille occupations amusantes et de plaisirs qui me +ravissaient. + +Nous descendions chez l'oncle Florentin et la tante Julie, qui avaient +un garçon de mon âge, le cousin Firmin, et huit filles, dont les aînées, +Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept et quinze ans. Ils +tenaient un très grand magasin à l'une des entrées de ce bourg +de Sologne, devant l'église--un magasin universel, auquel +s'approvisionnaient tous les châtelains-chasseurs de la région, isolés +dans la contrée perdue, à trente kilomètres de toute gare. + +Ce magasin, avec ses comptoirs d'épicerie et de rouennerie, donnait par +de nombreuses fenêtres sur la route et, par la porte vitrée, sur la +grande place de l'église. Mais, chose étrange, quoique assez ordinaire +dans ce pays pauvre, la terre battue dans toute la boutique tenait lieu +de plancher. + +Par derrière c'étaient six chambres, chacune remplie d'une seule et même +marchandise: la chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage, la +chambre aux lampes... que sais-je? Il me semblait, lorsque j'étais +enfant et que je traversais ce dédale d'objets de bazar, que je n'en +épuiserais jamais du regard toutes les merveilles. Et, à cette époque +encore, je trouvais qu'il n'y avait de vraies vacances que passées en ce +lieu. + +La famille vivait dans une grande cuisine dont la porte s'ouvrait sur le +magasin--cuisine où brillaient aux fins de septembre de grandes flambées +de cheminée, où les chasseurs et les braconniers qui vendaient du gibier +à Florentin venaient de grand matin se faire servir à boire, tandis que +les petites filles, déjà levées, couraient, criaient, se passaient les +unes aux autres du «sent-y-bon» sur leurs cheveux lissés. Aux murs, de +vieilles photographies, de vieux _groupes scolaires_ jaunis montraient +mon père--on mettait longtemps à le reconnaître en uniforme--au milieu +de ses camarades d'École Normale... + +C'est là que se passaient nos matinées; et aussi dans la cour où +Florentin faisait pousser des dahlias et élevait des pintades; où l'on +torréfiait le café, assis sur des boîtes à savon; où nous déballions des +caisses remplies d'objets divers précieusement enveloppés et dont nous +ne savions pas toujours le nom... + +Toute la journée, le magasin était envahi par des paysans ou par les +cochers des châteaux voisins. A la porte vitrée s'arrêtaient et +s'égouttaient, dans le brouillard de septembre, des charrettes venues du +fond de la campagne. Et de la cuisine nous écoutions ce que disaient les +paysannes, curieux de toutes leurs histoires... + +Mais le soir, après huit heures, lorsqu'avec des lanternes on portait le +foin aux chevaux dont la peau fumait dans l'écurie--tout le magasin nous +appartenait! + +Marie-Louise, qui était l'aînée de mes cousines mais une des plus +petites, achevait de plier et de ranger les piles de drap dans la +boutique; elle nous encourageait à venir la distraire. Alors, Firmin et +moi avec toutes les filles, nous faisions irruption dans la grande +boutique, sous les lampes d'auberge, tournant les moulins à café, +faisant des tours de force sur les comptoirs; et parfois Firmin allait +chercher dans les greniers, car la terre battue invitait à la danse, +quelque vieux trombone plein de vert-de-gris... + +Je rougis encore à l'idée que, les années précédentes, Mlle de Galais +eût pu venir à cette heure et nous surprendre au milieu de ces +enfantillages... Mais ce fut un peu avant la tombée de la nuit, un soir +de ce mois d'août, tandis que je causais tranquillement avec +Marie-Louise et Firmin, que je la vis pour la première fois... + + * * * * * + +Dès le soir de mon arrivée au Vieux-Nançay, j'avais interrogé mon oncle +Firmin sur le Domaine des Sablonnières. + +--Ce n'est plus un Domaine, avait-il dit. On a tout vendu, et les +acquéreurs, des chasseurs, ont fait abattre les vieux bâtiments pour +agrandir leurs terrains de chasse; la cour d'honneur n'est plus +maintenant qu'une lande de bruyères et d'ajoncs. Les anciens possesseurs +n'ont gardé qu'une petite maison d'un étage et la ferme. Tu auras bien +l'occasion de voir ici mademoiselle de Galais; c'est elle-même qui vient +faire ses provisions, tantôt en selle, tantôt en voiture, mais toujours +avec le même cheval, le vieux Bélisaire... C'est un drôle d'équipage! + +J'étais si troublé que je ne savais plus quelle question poser pour en +apprendre davantage. + +--Ils étaient riches, pourtant? + +--Oui, Monsieur de Galais donnait des fêtes pour amuser son fils, un +garçon étrange, plein d'idées extraordinaires. Pour le distraire, il +imaginait ce qu'il pouvait. On faisait venir des Parisiennes... des gars +de Paris et d'ailleurs... + +«Toutes les Sablonnières étaient en ruine, madame de Galais près de sa +fin, qu'ils cherchaient encore à l'amuser et lui passaient toutes ses +fantaisies. C'est l'hiver dernier--non, l'autre hiver, qu'ils ont fait +leur plus grande fête costumée. Ils avaient invité moitié gens de Paris +et moitié gens de campagne. Ils avaient acheté ou loué des quantités +d'habits merveilleux, des jeux, des chevaux, des bateaux. Toujours pour +amuser Frantz de Galais. On disait qu'il allait se marier et qu'on +fêtait là ses fiançailles. Mais il était bien trop jeune. Et tout a +cassé d'un coup; il s'est sauvé; on ne l'a jamais revu... La châtelaine +morte, mademoiselle de Galais est restée soudain toute seule avec son +père, le vieux capitaine de vaisseau. + +--N'est-elle pas mariée? demandai-je enfin. + +--Non, dit-il, je n'ai entendu parler de rien. Serais-tu un prétendant? + +Tout déconcerté, je lui avouai aussi brièvement, aussi discrètement que +possible, que mon meilleur ami, Augustin Meaulnes, peut-être, en serait +un. + +--Ah! dit Florentin, en souriant, s'il ne tient pas à la fortune, c'est +un joli parti... Faudra-t-il que j'en parle à monsieur de Galais? Il +vient encore quelquefois jusqu'ici chercher du petit plomb pour la +chasse. Je lui fais toujours goûter ma vieille eau-de-vie de marc. + +Mais je le priai bien vite de n'en rien faire, d'attendre. Et moi-même +je ne me hâtai pas de prévenir Meaulnes. Tant d'heureuses chances +accumulées m'inquiétaient un peu. Et cette inquiétude me commandait de +ne rien annoncer à Meaulnes que je n'eusse au moins vu la jeune fille. + + * * * * * + +Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, un peu avant le dîner, la +nuit commençait à tomber; une brume fraîche, plutôt de septembre que +d'août, descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant le magasin +vide d'acheteurs un instant, nous étions venus voir Marie-Louise et +Charlotte. Je leur avais confié le secret qui m'amenait au Vieux-Nançay +à cette date prématurée. Accoudés sur le comptoir ou assis les deux +mains à plat sur le bois ciré, nous nous racontions mutuellement ce que +nous savions de la mystérieuse jeune fille--et cela se réduisait à fort +peu de chose--lorsqu'un bruit de roues nous fit tourner la tête. + +--La voici, c'est elle, dirent-ils à voix basse. + +Quelques secondes après, devant la porte vitrée, s'arrêtait l'étrange +équipage. Une vieille voiture de ferme, aux panneaux arrondis, avec de +petites galeries moulées, comme nous n'en avons jamais vu dans cette +contrée; un vieux cheval blanc qui semblait toujours vouloir brouter +quelque herbe sur la route, tant il baissait la tête pour marcher; et +sur le siège--je le dis dans la simplicité de mon coeur, mais sachant +bien ce que je dis--la jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-être +jamais eu au monde. + +Jamais je ne vis tant de grâce s'unir à tant de gravité. Son costume lui +faisait la taille si mince qu'elle semblait fragile. Un grand manteau +marron, qu'elle enleva en entrant, était jeté sur ses épaules. C'était +la plus grave des jeunes filles, la plus frêle des femmes. Une lourde +chevelure blonde pesait sur son front et sur son visage, délicatement +dessiné, finement modelé. Sur son teint très pur, l'été avait posé deux +taches de rousseur... Je ne remarquai qu'un défaut à tant de beauté: aux +moments de tristesse, de découragement ou seulement de réflexion +profonde, ce visage si pur se marbrait légèrement de rouge, comme il +arrive chez certains malades gravement atteints sans qu'on le sache. +Alors toute l'admiration de celui qui la regardait faisait place à une +sorte de pitié d'autant plus déchirante qu'elle surprenait davantage. + +Voilà du moins ce que je découvrais, tandis qu'elle descendait lentement +de voiture et qu'enfin Marie-Louise, me présentant avec aisance à la +jeune fille, m'engageait à lui parler. + +On lui avança une chaise cirée et elle s'assit, adossée au comptoir, +tandis que nous restions debout. Elle paraissait bien connaître et aimer +le magasin. Ma tante Julie, aussitôt prévenue, arriva, et, le temps +quelle parla, sagement, les mains croisées sur son ventre, hochant +doucement sa tête de paysanne-commerçante coiffée d'un bonnet blanc, +retarda le moment--qui me faisait trembler un peu--où la conversation +s'engagerait avec moi... + +Ce fut très simple. + +--Ainsi, dit Mlle de Galais, vous serez bientôt instituteur? + +Ma tante allumait au-dessus de nos têtes la lampe de porcelaine qui +éclairait faiblement le magasin. Je voyais le doux visage enfantin de la +jeune fille, ses yeux bleus si ingénus, et j'étais d'autant plus surpris +de sa voix si nette, si sérieuse. Lorsqu'elle cessait de parler, ses +yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant la réponse, +et elle tenait sa lèvre un peu mordue. + +--J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galais voulait! +J'enseignerais les petits garçons, comme votre mère... + +Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient parlé de moi. + +--C'est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avec moi +polis, doux et serviables. Et je les aime beaucoup. Mais aussi quel +mérite ai-je à les aimer?... + +»Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce pas? chicaniers et +avares. Il y a sans cesse des histoires de porte-plume perdus, de +cahiers trop chers ou d'enfants qui n'apprennent pas... Eh bien, je me +débattrais avec eux et ils m'aimeraient tout de même. Ce serait beaucoup +plus difficile... + +Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, son regard +bleu, immobile. + +Nous étions gênés tous les trois par cette aisance à parler des choses +délicates, de ce qui est secret, subtil, et dont on ne parle bien que +dans les livres. Il y eut un instant de silence; et lentement une +discussion s'engagea... + +Mais avec une sorte de regret et d'animosité contre je ne sais quoi de +mystérieux dans sa vie, la jeune demoiselle poursuivit: + +--Et puis j'apprendrais aux garçons à être sages, d'une sagesse que je +sais. Je ne leur donnerais pas le désir de courir le monde, comme vous +le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serez sous-maître. Je +leur enseignerais à trouver le bonheur qui est tout près d'eux et qui +n'en a pas l'air... + +Marie-Louise et Firmin étaient interdits comme moi. Nous restions sans +mot dire. Elle sentit notre gêne et s'arrêta, se mordit la lèvre, baissa +la tête et puis elle sourit comme si elle se moquait de nous: + +--Ainsi, dit-elle, il y a peut-être quelque grand jeune homme fou qui me +cherche au bout du monde, pendant que je suis ici, dans le magasin de +madame Florentin, sous cette lampe, et que mon vieux cheval m'attend à +la porte. Si ce jeune homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, sans +doute?... + +De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis qu'il était temps de +dire, en riant aussi: + +--Et peut-être que ce grand jeune homme fou, je le connais, moi? + +Elle me regardait vivement. + +A ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmes entrèrent +avec des paniers: + +--Venez dans la «salle à manger», vous serez en paix», nous dit ma tante +en poussant la porte de la cuisine. + +Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir aussitôt, ma tante +ajouta: + +--Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin, auprès du feu. + +Il y avait toujours, même au mois d'août, dans la grande cuisine, un +éternel fagot de sapins qui flambait et craquait. Là aussi une lampe de +porcelaine était allumée et un vieillard au doux visage, creusé et rasé, +presque toujours silencieux comme un homme accablé par l'âge et les +souvenirs, était assis auprès de Florentin devant deux verres de marc. + +Florentin salua: + +--François! cria-t-il de sa forte voix de marchand forain, comme s'il y +avait eu entre nous une rivière ou plusieurs hectares de terrain, je +viens d'organiser un après-midi de plaisir au bord du Cher pour jeudi +prochain. Les uns chasseront, les autres pêcheront, les autres +danseront, les autres se baigneront!... Mademoiselle, vous viendrez à +cheval; c'est entendu avec monsieur de Galais. J'ai tout arrangé... + +--Et, François! ajouta-t-il comme s'il y eût seulement pensé, tu pourras +amener ton ami, monsieur Meaulnes... C'est bien Meaulnes qu'il +s'appelle? + +Mlle de Galais s'était levée, soudain devenue très pâle. Et, à ce moment +précis, je me rappelai que Meaulnes, autrefois, dans le Domaine +singulier, près de l'étang, lui avait dit son nom... + +Lorsqu'elle me tendit la main, pour partir, il y avait entre nous, plus +clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles, une entente +secrète que la mort seule devait briser et une amitié plus pathétique +qu'un grand amour. + +... A quatre heures, le lendemain matin, Firmin frappait à la porte de +la petite chambre que j'habitais dans la cour aux pintades. Il faisait +nuit encore et j'eus grand'peine à retrouver mes affaires sur la table +encombrée de chandeliers de cuivre et de statuettes de bons saints +toutes neuves, choisies au magasin pour meubler mon logis la veille de +mon arrivée. Dans la cour, j'entendais Firmin gonfler ma bicyclette, et +ma tante dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait à peine +lorsque je partis. Mais ma journée devait être longue: j'allais d'abord +déjeuner à Sainte-Agathe pour expliquer mon absence prolongée et, +poursuivant ma course, je devais arriver avant le soir à la +Ferté-d'Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes. + + + + +CHAPITRE III + +UNE APPARITION + + +Je n'avais jamais fait de longue course à bicyclette. Celle-ci était la +première. Mais, depuis longtemps, malgré mon mauvais genou, en cachette, +Jasmin m'avait appris à monter. Si déjà pour un jeune homme ordinaire la +bicyclette est un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas +sembler à un pauvre garçon comme moi, qui naguère encore traînais +misérablement la jambe, trempé de sueur, dès le quatrième kilomètre!... +Du haut des côtes, descendre et s'enfoncer dans le creux des paysages; +découvrir comme à coups d'ailes les lointains de la route qui s'écartent +et fleurissent à votre approche, traverser un village dans l'espace d'un +instant et l'emporter tout entier d'un coup d'oeil... En rêve seulement +j'avais connu jusque-là course aussi charmante, aussi légère. Les côtes +mêmes me trouvaient plein d'entrain. Car c'était, il faut le dire, le +chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi... + +«Un peu avant l'entrée du bourg, me disait Meaulnes, lorsque jadis il +décrivait son village, on voit une grande roue à palettes que le vent +fait tourner...» Il ne savait pas à quoi elle servait, ou peut-être +feignait-il de n'en rien savoir pour piquer ma curiosité davantage. + +C'est seulement au déclin de cette journée de fin d'août que j'aperçus, +tournant au vent dans une immense prairie, la grande roue qui devait +monter l'eau pour une métairie voisine. Derrière les peupliers du pré se +découvraient déjà les premiers faubourgs. A mesure que je suivais le +grand détour que faisait la route pour contourner le ruisseau, le +paysage s'épanouissait et s'ouvrait... Arrivé sur le pont, je découvris +enfin la grand'rue du village. + +Des vaches paissaient, cachées dans les roseaux de la prairie et +j'entendais leurs cloches, tandis que, descendu de bicyclette, les deux +mains sur mon guidon, je regardais le pays où j'allais porter une si +grave nouvelle. Les maisons, où l'on entrait en passant sur un petit +pont de bois, étaient toutes alignées au bord d'un fossé qui descendait +la rue, comme autant de barques, voiles carguées, amarrées dans le calme +du soir. C'était l'heure où dans chaque cuisine on allume un feu. + +Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir troubler tant +de paix commencèrent à m'enlever tout courage. A point pour aggraver ma +soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante Moinel habitait là , sur +une petite place de La Ferté-d'Angillon. + +C'était une de mes grand'tantes. Tous ses enfants étaient morts et +j'avais bien connu Ernest, le dernier de tous, un grand garçon qui +allait être instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier, +l'avait suivi de près. Et ma tante était restée toute seule dans sa +bizarre petite maison où les tapis étaient faits d'échantillons cousus, +les tables couvertes de coqs, de poules et de chats en papier--mais où +les murs étaient tapissés de vieux diplômes, de portraits de défunts, de +médaillons en boucles de cheveux morts. + +Avec tant de regrets et de deuil, elle était la bizarrerie et la bonne +humeur mêmes. Lorsque j'eus découvert la petite place où se tenait sa +maison, je l'appelai bien fort par la porte entr'ouverte, et je +l'entendis tout au bout des trois pièces en enfilade pousser un petit +cri suraigu: + +--Eh là ! Mon Dieu! + +Elle renversa son café dans le feu--à cette heure-là comment +pouvait-elle faire du café?--et elle apparut... Très cambrée en arrière, +elle portait une sorte de chapeau-capote-capeline sur le faîte de la +tête, tout en haut de son front immense et cabossé où il y avait de la +femme mongole et de la Hottentote; et elle riait à petits coups, +montrant le reste de ses dents très fines. + +Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit maladroitement, +hâtivement, une main que j'avais derrière le dos. Avec un mystère +parfaitement inutile puisque nous étions tous les deux seuls, elle me +glissa une petite pièce que je n'osai pas regarder et qui devait être de +un franc... Puis comme je faisais mine de demander des explications ou +de la remercier, elle me donna une bourrade en criant: + +--Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est! + +Elle avait toujours été pauvre, toujours empruntant, toujours dépensant. + +--J'ai toujours été bête et toujours malheureuse, disait-elle sans +amertume mais de sa voix de fausset. + +Persuadée que les sous me préoccupaient comme elle, la brave femme +n'attendait pas que j'eusse soufflé, pour me cacher dans la main ses +très minces économies de la journée. Et par la suite c'est toujours +ainsi qu'elle m'accueillit. Le dîner fut aussi étrange--à la fois triste +et bizarre--que l'avait été la réception. Toujours une bougie à portée +de la main, tantôt elle l'enlevait, me laissant dans l'ombre, et tantôt +la posait sur la petite table couverte de plats et de vases ébréchés ou +fendus. + +--Celui-là , disait-elle, les Prussiens lui ont cassé les anses, en +soixante-dix, parce qu'ils ne pouvaient pas l'emporter. + +Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase à la tragique +histoire, que nous avions dîné et couché là jadis. Mon père m'emmenait +dans l'Yonne, chez un spécialiste qui devait guérir mon genou. Il +fallait prendre un grand express qui passait avant le jour... Je me +souvins du triste dîner de jadis, de toutes les histoires du vieux +greffier accoudé devant sa bouteille de boisson rose. + +Et je me souvenais aussi de mes terreurs... Après le dîner, assise +devant le feu, ma grand'tante avait pris mon père à part pour lui +raconter une histoire de revenants: «Je me retourne... Ah! mon pauvre +Louis, qu'est-ce que je vois, une petite femme grise...» Elle passait +pour avoir la tête farcie de ces sornettes terrifiantes. + +Et voici que ce soir-là , le dîner fini, lorsque, fatigué par la +bicyclette, je fus couché dans la grande chambre avec une cheminée de +nuit à carreaux de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir à mon chevet et +commença de sa voix la plus mystérieuse et la plus pointue: + +--Mon pauvre François, il faut que je te raconte à toi ce que je n'ai +jamais dit à personne... + +Je pensai: + +--Mon affaire est bonne, me voilà terrorisé pour toute la nuit, comme il +y a dix ans!... + +Et j'écoutai. Elle hochait la tête, regardant droit devant soi comme si +elle se fût raconté l'histoire à elle-même: + +--Je revenais d'une fête avec Moinel. C'était le premier mariage où nous +allions tous les deux, depuis la mort de notre pauvre Ernest; et j'y +avais rencontré ma soeur Adèle que je n'avais pas vue depuis quatre ans! +Un vieil ami de Moinel, très riche, l'avait invité à la noce de son +fils, au domaine des Sablonnières. Nous avions loué une voiture. Cela +nous avait coûté bien cher. Nous revenions sur la route vers sept heures +du matin, en plein hiver. Le soleil se levait. Il n'y avait absolument +personne. Qu'est-ce que je vois tout d'un coup devant nous, sur la +route? Un petit homme, un petit jeune homme arrêté, beau comme le jour, +qui ne bougeait pas, qui nous regardait venir. A mesure que nous +approchions, nous distinguions sa jolie figure, si blanche, si jolie que +cela faisait peur!... + +»Je prends le bras de Moinel; je tremblais comme la feuille; je croyais +que c'était le Bon Dieu!... Je lui dis: + +»--Regarde! C'est une apparition! + +»Il me répond tout bas, furieux: + +»--Je l'ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde... + +»Il ne savait que faire; lorsque le cheval s'est arrêté... De près, cela +avait une figure pâle, le front en sueur, un béret sale et un pantalon +long. Nous entendîmes sa voix, qui disait: + +»--Je ne suis pas un homme, je suis une jeune fille. Je me suis sauvée +et je n'en puis plus. Voulez-vous bien me prendre dans votre voiture, +Monsieur et Madame? + +»Aussitôt nous l'avons fait monter. A peine assise, elle a perdu +connaissance. Et devines-tu à qui nous avions affaire? C'était la +fiancée du jeune homme des Sablonnières, Frantz de Galais, chez qui nous +étions invités aux noces! + +--Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque la fiancée s'est +sauvée! + +--Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me regardant. Il n'y a pas eu +de noces. Puisque cette pauvre folle s'était mis dans la tête mille +folies qu'elle nous a expliquées. C'était une des filles d'un pauvre +tisserand. Elle était persuadée que tant de bonheur était impossible, +que le jeune homme était trop jeune pour elle; que toutes les merveilles +qu'il lui décrivait étaient imaginaires, et lorsqu'enfin Frantz est venu +la chercher, Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa +soeur dans le jardin de l'Archevêché à Bourges, malgré le froid et le +grand vent. Le jeune homme, par délicatesse certainement en parce qu'il +aimait la cadette, était plein d'attentions pour l'aînée. Alors ma folle +s'est imaginé je ne sais quoi; elle a dit qu'elle allait chercher un +fichu à la maison; et là , pour être sûre de n'être pas suivie, elle a +revêtu des habits d'homme et s'est enfuie à pied sur la route de Paris. + +»Son fiancé a reçu d'elle une lettre où elle lui déclarait qu'elle +allait rejoindre un jeune homme qu'elle aimait. Et ce n'était pas +vrai... + +»--Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me disait-elle, que si +j'étais sa femme». Oui, mon imbécile, mais en attendant, il n'avait pas +du tout l'idée d'épouser sa soeur: il s'est tiré une balle de pistolet; +on a vu le sang dans le bois; mais on n'a jamais retrouvé son corps. + +--Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse fille? + +--Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord. Puis nous lui avons +donné à manger et elle a dormi auprès du feu quand nous avons été de +retour. Elle est restée chez nous une bonne partie de l'hiver. Tout le +jour, tant qu'il faisait clair, elle taillait, cousait des robes, +arrangeait des chapeaux et nettoyait la maison avec rage. C'est elle qui +a recollé toute la tapisserie que tu vois là . Et depuis son passage les +hirondelles nichent dehors. Mais, le soir, à la tombée de la nuit, son +ouvrage fini, elle trouvait toujours un prétexte pour aller dans la +cour, dans le jardin, ou sur le devant de la porte, même quand il gelait +à pierre fendre. Et on la découvrait là , debout, pleurant de tout son +coeur. + +»--Eh bien, qu'avez-vous encore? Voyons? + +»--Rien, madame Moinel! + +»Et elle rentrait. + +»Les voisins disaient: + +»--Vous avez trouvé une bien petit jolie petite bonne, madame Moinel. + +»Malgré nos supplications, elle a voulu continuer son chemin sur Paris, +au mois de mars; je lui ai donné des robes qu'elle a retaillées, Moinel +lui a pris son billet à la gare et donné un peu d'argent. + +»Elle ne nous a pas oubliés; elle est couturière à Paris auprès de +Notre-Dame; elle nous écrit encore pour nous demander si nous ne savons +rien des Sablonnières. Une bonne fois, pour la délivrer de cette idée, +je lui ai répondu que le domaine était vendu, abattu, le jeune homme +disparu pour toujours et la jeune fille mariée. Tout cela doit être +vrai, je pense. Depuis ce temps ma Valentine écrit bien moins souvent... + + * * * * * + +Ce n'était pas une histoire de revenants que racontait la tante Moinel +de sa petite voix stridente si bien faite pour les raconter. J'étais +cependant au comble du malaise. C'est que nous avions juré à Frantz le +bohémien de le servir comme des frères et voici que l'occasion m'en +était donnée... + +Or, était-ce le moment de gâter la joie que j'allais porter à Meaulnes +le lendemain matin, et de lui dire ce que je venais d'apprendre? A quoi +bon le lancer dans une entreprise mille fois impossible? Nous avions en +effet l'adresse de la jeune fille; mais où chercher le bohémien qui +courait le monde?... Laissons les fous avec les fous, pensai-je. +Delouche et Boujardon n'avaient pas tort. Que de mal nous a fait ce +Frantz romanesque! Et je résolus de ne rien dire tant que je n'aurais +pas vu mariés Augustin Meaulnes et Mademoiselle de Galais. + +Cette résolution prise, il me restait encore l'impression pénible d'un +mauvais présage--impression absurde que je chassai bien vite. + +La chandelle était presque au bout; un moustique vibrait; mais la tante +Moinel, la tête penchée sous sa capote de velours qu'elle ne quittait +que pour dormir, les coudes appuyés sur ses genoux, recommençait son +histoire... Par moments elle relevait brusquement la tête et me +regardait pour connaître mes impressions, ou peut-être pour voir si je +ne m'endormais pas. A la fin, sournoisement, la tête sur l'oreiller, je +fermai les yeux, faisant semblant de m'assoupir. + +--Allons! tu dors... fit-elle d'un ton plus sourd et un peu déçu. + +J'eus pitié d'elle et je protestai: + +--Mais non, ma tante, je vous assure... + +--Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs que tout cela ne +t'intéresse guère. Je te parle là de gens que tu n'as pas connus... + +Et lâchement, cette fois, je ne répondis pas. + + + + +CHAPITRE IV + +LA GRANDE NOUVELLE + + +Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai dans la grand'rue, un si +beau temps de vacances, un si grand calme, et sur tout le bourg +passaient des bruits si paisibles, si familiers, que j'avais retrouvé +toute la joyeuse assurance d'un porteur de bonne nouvelle... + +Augustin et sa mère habitaient l'ancienne maison d'école. A la mort de +son père, retraité depuis longtemps, et qu'un héritage avait enrichi, +Meaulnes avait voulu qu'on achetât l'école où le vieil instituteur avait +enseigné pendant vingt années, où lui-même avait appris à lire. Non pas +qu'elle fût d'aspect fort aimable: c'était une grosse maison carrée +comme une mairie qu'elle avait été; les fenêtres du rez-de-chaussée qui +donnaient sur la rue étaient si hautes que personne n'y regardait +jamais; et la cour de derrière, où il n'y avait pas un arbre et dont un +haut préau barrait la vue sur la campagne, était bien la plus sèche et +la plus désolée cour d'école abandonnée que j'aie jamais vue... + +Dans le couloir compliqué où se trouvaient quatre portes, je trouvai la +mère de Meaulnes rapportant du jardin un gros paquet de linge, qu'elle +avait dû mettre sécher dès la première heure de cette longue matinée de +vacances. Ses cheveux gris étaient à demi défaits; des mèches lui +battaient la figure; son visage régulier sous sa coiffure ancienne était +bouffi et fatigué, comme par une nuit de veille; et elle baissait +tristement la tête d'un air songeur. + +Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut et sourit: + +--Vous arrivez à temps, dit-elle. Voyez, je rentre le linge que j'ai +fait sécher pour le départ d'Augustin. J'ai passé la nuit à régler ses +comptes et à préparer ses affaires. Le train part à cinq heures, mais +nous arriverons à tout apprêter... + +On eût dit, tant elle montrait d'assurance, qu'elle-même avait pris +cette décision. Or, sans doute ignorait-elle même où Meaulnes devait +aller. + +--Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en train d'écrire. + +En hâte je grimpai l'escalier, ouvris la porte de droite où l'on avait +laissé l'écriteau _Mairie_, et me trouvait dans une grande salle à +quatre fenêtres, deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornée aux murs +des portraits jaunis des présidents Grévy et Carnot. Sur une longue +estrade qui tenait tout le fond de la salle, il y avait encore, devant +une table à tapis vert, les chaises des conseillers municipaux. Au +centre, assis sur un vieux fauteuil qui était celui du maire, Meaulnes +écrivait, trempant sa plume au fond d'un encrier de faïence démodé, en +forme de coeur. Dans ce lieu qui semblait fait pour quelque rentier de +village, Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la contrée, +durant les longues vacances... + +Il se leva, dès qu'il m'eut reconnu, mais non pas avec la précipitation +que j'avais imaginée: + +--Seurel! dit-il seulement, d'un air de profond étonnement. + +C'était le même grand gars au visage osseux, à la tête rasée. Une +moustache inculte commençait à lui traîner sur les lèvres. Toujours ce +même regard loyal... Mais sur l'ardeur des années passées on croyait +voir comme une voile de brume, que par instants sa grande passion de +jadis dissipait... + +Il paraissait très troublé de me voir. D'un bond j'étais monté sur +l'estrade. Mais, chose étrange à dire, il ne songea pas même à me tendre +la main. Il s'était tourné vers moi, les mains derrière le dos, appuyé +contre la table, renversé en arrière, et l'air profondément gêné. Déjà , +me regardant sans me voir, il était absorbé par ce qu'il allait me dire. +Comme autrefois et comme toujours, homme lent à commencer de parler, +ainsi que sont les solitaires, les chasseurs et les hommes d'aventures, +il avait pris une décision sans se soucier des mots qu'il faudrait pour +l'expliquer. Et maintenant que j'étais devant lui, il commençait +seulement à ruminer péniblement les paroles nécessaires. + +Cependant, je lui racontais avec gaieté comment j'étais venu, où j'avais +passé la nuit et que j'avais été bien surpris de voir Mme Meaulnes +préparer le départ de son fils... + +--Ah! elle t'a dit?... demanda-t-il. + +--Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long voyage? + +--Si, un très long voyage. + +Un instant décontenancé, sentant que j'allais tout à l'heure, d'un mot, +réduire à néant cette décision que je ne comprenais pas, je n'osais plus +rien dire et ne savais pas par où commencer ma mission. + +Mais lui-même parla enfin, comme quelqu'un qui veut se justifier. + +--Seurel! dit-il, tu sais ce qu'était pour moi mon étrange aventure de +Sainte-Agathe. C'était ma raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet +espoir-là perdu, que pouvais-je devenir?... Comment vivre à la façon de +tout le monde! + +«Eh bien j'ai essayé de vivre là -bas, à Paris, quand j'ai vu que tout +était fini et qu'il ne valait plus même la peine de chercher le Domaine +perdu... Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis, +comment pourrait-il s'accommoder ensuite de la vie de tout le monde? Ce +qui est le bonheur des autres m'a paru dérision. Et lorsque, +sincèrement, délibérément, j'ai décidé un jour de faire comme les +autres, ce jour-là j'ai amassé du remords pour longtemps... + +Assis sur une chaise de l'estrade, la tête basse, l'écoutant sans le +regarder je ne savais que penser de ces explications obscures: + +--Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux! Pourquoi ce long voyage? +As-tu quelque faute à réparer? Une promesse à tenir? + +--Eh bien, oui, répondit-il. Tu te souviens de cette promesse que +j'avais faite à Frantz?... + +--Ah! fis-je soulagé, il ne s'agit que de cela?... + +--De cela. Et peut-être aussi d'une faute à réparer. Les deux en même +temps... + +Suivit un moment de silence pendant lequel je décidai de commencer à +parler et préparai mes mots. + +--Il n'y a qu'une explication à laquelle je croie, dit-il encore. +Certes, j'aurais voulu revoir une fois Mlle de Galais, seulement la +revoir... Mais, j'en suis persuadé maintenant, lorsque j'avais découvert +le Domaine sans nom, j'étais à une hauteur, à un degré de perfection et +de pureté que je n'atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme +je te l'écrivais un jour, je retrouverai peut-être la beauté de ce +temps-là ... + +Il changea de ton pour reprendre avec une animation étrange, en se +rapprochant de moi: + +--Mais, écoute, Seurel! Cette intrigue nouvelle et ce grand voyage, +cette faute que j'ai commise et qu'il faut réparer, c'est, en un sens, +mon ancienne aventure qui se poursuit... + +Un temps, pendant lequel péniblement il essaya de ressaisir ses +souvenirs. J'avais manqué l'occasion précédente. Je ne voulais pour rien +au monde laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai--trop vite, +car je regrettai amèrement plus tard, de n'avoir pas attendu ses aveux. + +Je prononçai donc ma phrase, qui était préparée pour l'instant d'avant, +mais qu'il n'allait plus maintenant. Je dis, sans un geste, à peine en +soulevant un peu la tête: + +--Et si je venais t'annoncer que tout espoir n'est pas perdu?... + +Il me regarda, puis, détournant brusquement les yeux, rougit comme je +n'ai jamais vu quelqu'un rougir: une montée de sang qui devait lui +cogner à grands coups dans les tempes... + +--Que veux-tu dire? demanda-t-il enfin, à peine distinctement. + +Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je savais, ce que j'avais +fait, et comment, la face des choses ayant tourné, il semblait presque +que ce fût Yvonne de Galais qui m'envoyait vers lui. + +Il était maintenant affreusement pâle. + +Durant tout ce récit, qu'il écoutait en silence, la tête un peu rentrée, +dans l'attitude de quelqu'un qu'on a surpris et qui ne sait comment se +défendre, se cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit, je me rappelle, +qu'une seule fois. Je lui racontais, en passant, que toutes les +Sablonnières avaient été démolies et que le Domaine d'autrefois +n'existait plus: + +--Ah! dit-il, tu vois... (comme s'il eût guetté une occasion de +justifier sa conduite et le désespoir où il avait sombré) tu vois: il +n'y a plus rien... + +Pour terminer, persuadé qu'enfin l'assurance de tant de facilité +emporterait le reste de sa peine, je lui racontai qu'une partie de +campagne était organisée par mon oncle Florentin, que Mlle de Galais +devait y venir à cheval et que lui-même était invité... Mais il +paraissait complètement désemparé et continuait à ne rien répondre. + +--Il faut tout de suite décommander ton voyage, dis-je avec impatience. +Allons avertir ta mère... + +Et comme nous descendions tous les deux: + +--Cette partie de campagne?... me demanda-t-il avec hésitation. Alors, +vraiment, il faut que j'y aille?... + +--Mais voyons, répliquai-je, cela ne se demande pas. + +Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les épaules. + +En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je déjeunerais avec eux, +dînerais, coucherais là et que, le lendemain, lui-même louerait une +bicyclette et me suivrait au Vieux-Nançay. + +--Ah! très bien, fit-elle, en hochant la tête, comme si ces nouvelles +eussent confirmé toutes ses prévisions. + +Je m'assis dans la petite salle à manger, sous les calendriers +illustrés, les poignards ornementés et les outres soudanaises qu'un +frère de M. Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait +rapportés de ses lointains voyages... + +Augustin me laissa là un instant, avant le repas, et, dans la chambre +voisine, où sa mère avait préparé ses bagages, je l'entendis qui lui +disait, en baissant un peu la voix, de ne pas défaire sa malle,--car son +voyage pouvait être seulement retardé... + + + + +CHAPITRE V + +LA PARTIE DE PLAISIR + + +J'eus peine à suivre Augustin sur la route du Vieux-Nançay. Il allait +comme un coureur de bicyclette. Il ne descendait pas aux côtes. A son +inexplicable hésitation de la veille avaient succédé une fièvre, une +nervosité, un désir d'arriver au plus vite, qui ne laissaient pas de +m'effrayer un peu. Chez mon oncle il montra la même impatience, il parut +incapable de s'intéresser à rien jusqu'au moment où nous fûmes tous +installés en voiture, vers dix heures, le lendemain matin, et prêts à +partir pour les bords de la rivière. + +On était à la fin du mois d'août, au déclin de l'été. Déjà les fourreaux +vides des châtaigniers jaunis commençaient à joncher les routes +blanches. Le trajet n'était pas long; la ferme des Aubiers, près du Cher +où nous allions, ne se trouvait guère qu'à deux kilomètres au delà des +Sablonnières. De loin en loin, nous rencontrions d'autres invités en +voiture, et même des jeunes gens à cheval, que Florentin avait conviés +audacieusement au nom de M. de Galais... On s'était efforcé comme jadis +de mêler riches et pauvres, châtelains et paysans. C'est ainsi que nous +vîmes arriver à bicyclette Jasmin Delouche, qui, grâce au garde +Baladier, avait fait naguère la connaissance de mon oncle. + +--Et voilà , dit Meaulnes en l'apercevant, celui qui tenait la clef de +tout, pendant que nous cherchions jusqu'à Paris. C'est à désespérer! + +Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en était augmentée. L'autre, +qui s'imaginait au contraire avoir droit à toute notre reconnaissance, +escorta notre voiture de très près, jusqu'au bout. On voyait qu'il avait +fait, misérablement, sans grand résultat, des frais de toilette, et les +pans de sa jaquette élimée battaient le garde crotte de son +vélocipède... + +Malgré la contrainte qu'il s'imposait pour être aimable, sa figure +vieillotte ne parvenait pas à plaire. Il m'inspirait plutôt à moi une +vague pitié. Mais de qui n'aurais-je pas eu pitié durant cette +journée-là ?... + + * * * * * + +Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscur regret, +comme une sorte d'étouffement. Je m'étais fait de ce jour tant de joie à +l'avance! Tout paraissait si parfaitement concerté pour que nous soyons +heureux. Et nous l'avons été si peu!... + +Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant! Sur la rive où l'on +s'arrêta, le coteau venait finir en pente douce et la terre se divisait +en petits prés verts, en saulaies séparées par des clôtures, comme +autant de jardins minuscules. De l'autre côté de la rivière les bords +étaient formés de collines grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus +lointaines on découvrait, parmi les sapins, de petits châteaux +romantiques avec une tourelle. Au loin, par instants, on entendait +aboyer la meute du château de Préveranges. + +Nous étions arrivés en ce lieu par un dédale de petits chemins, tantôt +hérissés de cailloux blancs, tantôt remplis de sable--chemins qu'aux +abords de la rivière les sources vives transformaient en ruisseaux. Au +passage, les branches des groseilliers sauvages nous agrippaient par la +manche. Et tantôt nous étions plongés dans la fraîche obscurité des +fonds de ravins, tantôt au contraire, les haies interrompues, nous +baignions dans la claire lumière de toute la vallée. Au loin sur l'autre +rive, quand nous approchâmes, un homme accroché aux rocs, d'un geste +lent, tendait des cordes à poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu! + +Nous nous installâmes sur une pelouse, dans le retrait que formait un +taillis de bouleaux. C'était une grande pelouse rase, où il semblait +qu'il y eût place pour des jeux sans fin. + +Les voitures furent dételées; les chevaux conduits à la ferme des +Aubiers. On commença à déballer les provisions dans le bois, et à +dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncle avait +apportées. + +Il fallut, à ce moment, des gens de bonne volonté, pour aller à l'entrée +du grand chemin voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer +où nous étions. Je m'offris aussitôt; Meaulnes me suivit, et nous +allâmes nous poster près du pont suspendu, au carrefour de plusieurs +sentiers et du chemin qui venait des Sablonnières. + +Marchant de long en large, parlant du passé, tâchant tant bien que mal +de nous distraire, nous attendions. Il arriva encore une voiture du +Vieux-Nançay, des paysans inconnus avec une grande fille enrubannée. +Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture à âne, les enfants de +l'ancien jardinier des Sablonnières. + +--Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux, je crois +bien, qui m'ont pris par la main jadis, le premier soir de la fête, et +m'ont conduit au dîner... + +Mais à ce moment, l'âne ne voulant plus marcher, les enfants +descendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui tant qu'ils +purent; alors Meaulnes, déçu, prétendit s'être trompé... + +Je leur demandai s'ils avaient rencontré sur la route M. et Mlle de +Galais. L'un d'eux répondit qu'il ne savait pas; l'autre: Je pense que +oui, monsieur. Et nous ne fûmes pas plus avancés. + +Ils descendirent enfin vers la pelouse, les uns tirant l'ânon par la +bride, les autres poussant derrière la voiture. Nous reprîmes notre +attente. Meaulnes regardait fixement le détour du chemin des +Sablonnières, guettant avec une sorte d'effroi la venue de la jeune +fille qu'il avait tant cherchée jadis. Un énervement bizarre et presque +comique, qu'il passait sur Jasmin, s'était emparé de lui. Du petit talus +où nous étions grimpés pour voir au loin le chemin, nous apercevions sur +la pelouse, en contre-bas, un groupe d'invités où Delouche essayait de +faire bonne figure. + +--Regarde-le pérorer, cet imbécile, me disait Meaulnes. + +Et je lui répondais: + +--Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre garçon. + +Augustin ne désarmait pas. Là -bas, un lièvre ou un écureuil avait dû +déboucher d'un fourré. Jasmin, pour assurer sa contenance, fit mine de +le poursuivre: + +--Allons, bon! Il court, maintenant..., fit Meaulnes, comme si vraiment +cette audace-là dépassait toutes les autres! + +Et cette fois je ne pus m'empêcher de rire. Meaulnes aussi; mais ce ne +fut qu'un éclair. Après un nouveau quart d'heure: + +--Si elle ne venait pas?... dit-il. + +Je répondis: + +--Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus patient! + +Il recommença de guetter. Mais, à la fin, incapable de supporter plus +longtemps cette attente intolérable: + +--Écoute-moi, dit-il. Je redescends avec les autres. Je ne sais ce qu'il +y a maintenant contre moi: mais si je reste là , je sens qu'elle ne +viendra jamais--qu'il est impossible qu'au bout de ce chemin, tout à +l'heure, elle apparaisse. + +Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout seul. Je fis quelque +cent mètres sur la petite route, pour passer le temps. Et au premier +détour j'aperçus Yvonne de Galais, montée en amazone sur son vieux +cheval blanc, si fringant ce matin-là qu'elle était obligée de tirer sur +les rênes pour l'empêcher de trotter. A la tête du cheval, péniblement, +en silence, marchait M. de Galais. Sans doute ils avaient dû se relayer +sur la route, chacun à tour de rôle se servant de la vieille monture. + +Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, sauta prestement à +terre, et confiant les rênes à son père se dirigea vers moi qui +accourais: + +--Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car je ne veux +montrer à personne qu'à vous le vieux Bélisaire, ni le mettre avec les +autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux d'abord; puis je crains +toujours qu'il ne soit blessé par un autre. Or, je n'ose monter que lui, +et, quand il sera mort, je n'irai plus à cheval!... + +Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous cette +animation charmante, sous cette grâce en apparence si paisible, de +l'impatience et presque de l'anxiété. Elle parlait plus vite qu'à +l'ordinaire. Malgré ses joues et ses pommettes roses, il y avait autour +de ses yeux, à son front, par endroits, une pâleur violente où se lisait +tout son trouble. + +Nous convînmes d'attacher Bélisaire à un arbre dans un petit bois, +proche de la route. Le vieux M. de Galais, sans mot dire comme toujours, +sortit le licol des fontes et attacha la bête--un peu bas à ce qu'il me +sembla. De la ferme je promis d'envoyer tout à l'heure du foin, de +l'avoine, de la paille... + +Et Mlle de Galais arriva sur la pelouse comme jadis, je l'imagine, elle +descendit vers la berge du lac, lorsque Meaulnes l'aperçut pour la +première fois. + +Donnant le bras à son père, écartant de sa main gauche le pan du grand +manteau léger qui l'enveloppait, elle s'avançait vers les invités, de +son air à la fois si sérieux et si enfantin. Je marchais auprès d'elle. +Tous les invités éparpillés ou jouant au loin s'étaient dressés et +rassemblés pour l'accueillir; il y eut un bref instant de silence +pendant lequel chacun la regarda s'approcher. + +Meaulnes s'était mêlé au groupe des jeunes hommes et rien ne pouvait le +distinguer de ses compagnons, sinon sa haute taille: encore y avait-il +là des jeunes gens presque aussi grands que lui. Il ne fit rien qui pût +le désigner à l'attention, pas un geste ni un pas en avant. Je le +voyais, vêtu de gris, immobile, regardant fixement, comme tous les +autres, la si belle jeune fille qui venait. A la fin, pourtant, d'un +mouvement inconscient et gêné, il avait passé sa main sur sa tête nue, +comme pour cacher, au milieu de ses compagnons aux cheveux bien peignés, +sa rude tête rasée de paysan. + +Puis le groupe entoura Mlle de Galais. On lui présenta les jeunes filles +et les jeunes gens qu'elle ne connaissait pas... Le tour allait venir de +mon compagnon; et je me sentais aussi anxieux qu'il pouvait l'être. Je +me disposais à faire moi-même cette présentation. + +Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune fille s'avançait vers lui +avec une décision et une gravité surprenantes: + +--Je reconnais Augustin Meaulnes, dit-elle. + +Et elle lui tendit la main. + + + + +CHAPITRE VI + +LA PARTIE DE PLAISIR _(fin)_ + + +De nouveaux venus s'approchèrent presque aussitôt pour saluer Yvonne de +Galais, et les deux jeunes gens se trouvèrent séparés. Un malheureux +hasard voulut qu'ils ne fussent point réunis pour le déjeuner à la même +petite table. Mais Meaulnes semblait avoir repris confiance et courage. +A plusieurs reprises, comme je me trouvais isolé entre Delouche et M. de +Galais, je vis de loin mon compagnon qui me faisait, de la main, un +signe d'amitié. + +C'est vers la fin de la soirée seulement, lorsque les jeux, la baignade, +les conversations, les promenades en bateau dans l'étang voisin se +furent un peu partout organisés, que Meaulnes, de nouveau, se trouva en +présence de la jeune fille. Nous étions à causer avec Delouche, assis +sur des chaises de jardin que nous avions apportées lorsque, quittant +délibérément un groupe de jeune gens ou elle paraissait s'ennuyer, Mlle +Yvonne de Galais s'approcha de nous. Elle nous demanda, je me rappelle, +pourquoi nous ne canotions pas sur le lac des Aubiers, comme les autres. + +--Nous avions fait quelques tours cet après-midi, répondis-je. Mais cela +est bien monotone et nous avons été vite fatigués. + +--Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la rivière? dit-elle. + +--Le courant est trop fort, nous risquerions d'être emportés. + +--Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot à pétrole ou un bateau à +vapeur comme celui d'autrefois. + +--Nous ne l'avons plus, dit-elle presque à voix basse, nous l'avons +vendu. + +Et il se fit un silence gêné. + +Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait rejoindre M. de Galais. + +--Je saurai bien, dit-il, où le retrouver. + +Bizarrerie du hasard! Ces deux êtres si parfaitement dissemblables +s'étaient plu et depuis le matin ne se quittaient guère. M. de Galais +m'avait pris à part un instant, au début de la soirée, pour me dire que +j'avais là un ami plein de tact, de déférence et de qualités. Peut-être +même avait-il été jusqu'à lui confier le secret de l'existence de +Bélisaire et le lieu de sa cachette. + +Je pensai moi aussi à m'éloigner, mais je sentais les deux jeunes gens +si gênés, si anxieux l'un en face de l'autre, que je jugeai prudent de +ne pas le faire... + +Tant de discrétion de la part de Jasmin, tant de précaution de la mienne +servirent à peu de chose. Ils parlèrent. Mais invariablement, avec un +entêtement dont il ne se rendait certainement pas compte, Meaulnes en +revenait à toutes les merveilles de jadis. Et chaque fois la jeune fille +au supplice devait lui répéter que tout était disparu: la vieille +demeure si étrange et si compliquée, abattue; le grand étang, asséché, +comblé; et dispersés, les enfants aux charmants costumes... + +--Ah! faisait simplement Meaulnes avec désespoir et comme si chacune de +ces disparitions lui eût donné raison contre la jeune fille ou contre +moi... + +Nous marchions côte à côte... Vainement j'essayais de faire diversion à +la tristesse qui nous gagnait tous les trois. D'une question abrupte, +Meaulnes, de nouveau, cédait à son idée fixe. Il demandait des +renseignements sur tout ce qu'il avait vu autrefois: les petites filles, +le conducteur de la vieille berline, les poneys de la course. «Les +poneys sont vendus aussi? Il n'y a plus de chevaux au Domaine?...» + +Elle répondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne parla pas de Bélisaire. + +Alors il évoqua les objets de sa chambre: les candélabres, la grande +glace, le vieux luth brisé... Il s'enquérait de tout cela, avec une +passion insolite, comme s'il eût voulu se persuader que rien ne +subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne lui rapporterait +pas une épave capable de prouver qu'ils n'avaient pas rêvé tous les +deux, comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un caillou et des +algues... + +Mlle de Galais et moi, nous ne pûmes nous empêcher de sourire +tristement: elle se décida à lui expliquer: + +--Vous ne reverrez pas le beau château que nous avions arrangé, monsieur +de Galais et moi, pour le pauvre Frantz. + +»Nous passions notre vie à faire ce qu'il demandait. C'était un être si +étrange, si charmant! Mais tout a disparu avec lui le soir de ses +fiançailles manquées. + +»Déjà monsieur de Galais était ruiné sans que nous le sachions. Frantz +avait fait des dettes et ses anciens camarades--apprenant sa +disparition... ont aussitôt réclamé auprès de nous. Nous sommes devenus +pauvres; Mme de Galais est morte et nous avons perdu tous nos amis en +quelques jours. + +»Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il retrouve ses amis et sa +fiancée; que la noce interrompue se fasse et peut-être tout +reviendra-t-il comme c'était autrefois. Mais le passé peut-il renaître? + +--Qui sait! dit Meaulnes pensif. Et il ne demanda plus rien. + +Sur l'herbe courte et légèrement jaunie déjà , nous marchions tous les +trois sans bruit: Augustin avait à sa droite près de lui la jeune fille +qu'il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait une de ces dures +questions, elle tournait vers lui lentement, pour lui répondre, son +charmant visage inquiet; et une fois, en lui parlant, elle avait posé +doucement sa main sur son bras, d'un geste plein de confiance et de +faiblesse. Pourquoi le grand Meaulnes était-il là comme un étranger, +comme quelqu'un qui n'a pas trouvé ce qu'il cherchait et que rien +d'autre ne peut intéresser? Ce bonheur-là , trois ans plus tôt, il n'eût +pu le supporter sans effroi, sans folie, peut-être. D'où venait donc ce +vide, cet éloignement, cette impuissance à être heureux, qu'il y avait +en lui, à cette heure? + +Nous approchions du petit bois où le matin M. de Galais avait attaché +Bélisaire; le soleil vers son déclin allongeait nos ombres sur l'herbe; +à l'autre bout de la pelouse, nous entendions, assourdis par +l'éloignement, comme un bourdonnement heureux, les voix des joueurs et +des fillettes, et nous restions silencieux dans ce calme admirable, +lorsque nous entendîmes chanter de l'autre côté du bois, dans la +direction des Aubiers, la ferme du bord de l'eau. C'était la voix jeune +et lointaine de quelqu'un qui mène ses bêtes à l'abreuvoir, un air +rythmé comme un air de danse, mais que l'homme étirait et alanguissait +comme une vieille ballade triste: + + Mes souliers sont rouges... + Adieu, mes amours! + Mes souliers sont rouges... + Adieu, sans retour! + +Meaulnes avait levé la tête et écoutait. Ce n'était rien qu'un de ces +airs que chantaient les paysans attardés, au Domaine sans nom, le +dernier soir de la fête, quand déjà tout s'était écroulé... Rien qu'un +souvenir--le plus misérable--de ces beaux jours qui ne reviendraient +plus. + +--Mais vous l'entendez? dit Meaulnes à mi-voix. Oh! je vais aller voir +qui c'est. Et tout de suite il s'engagea dans le petit bois. Presque +aussitôt la voix se tut; on entendit encore une seconde l'homme siffler +ses bêtes en s'éloignant; puis plus rien... + +Je regardai la jeune fille. Pensive et accablée, elle avait les yeux +fixés sur le taillis où Meaulnes venait de disparaître. Que de fois, +plus tard, elle devait regarder ainsi, pensivement, le passage par où +s'en irait à jamais le grand Meaulnes! + +Elle se tourna vers moi: + +--Il n'est pas heureux, dit-elle douloureusement. + +Elle ajouta: + +--Et peut-être que je ne puis rien pour lui?... + +J'hésitais à répondre, craignant que Meaulnes, qui devait d'un saut +avoir gagné la ferme et qui maintenant revenait par le bois, ne surprît +notre conversation. Mais j'allais l'encourager cependant; lui dire de ne +pas craindre de brusquer le grand gars; qu'un secret sans doute le +désespérait et que jamais de lui-même il ne se confierait à elle ni à +personne--lorsque soudain, de l'autre côté du bois, partit un cri; puis +nous entendîmes un piétinement comme d'un cheval qui pétarade et le +bruit d'une dispute à voix entrecoupées... Je compris tout de suite +qu'il était arrivé un accident au vieux Bélisaire et je courus vers +l'endroit d'où venait tout le tapage. Mlle de Galais me suivit de loin. +Du fond de la pelouse on avait dû remarquer notre mouvement, car +j'entendis, au moment où j'entrai dans le taillis, les cris des gens qui +accouraient. + +Le vieux Bélisaire, attaché trop bas, s'était pris une patte de devant +dans sa longe; il n'avait pas bougé jusqu'au moment où M. de Galais et +Delouche, au cours de leur promenade, s'étaient approchés de lui; +effrayé, excité par l'avoine insolite qu'on lui avait donnée, il s'était +débattu furieusement; les deux hommes avaient essayé de le délivrer, +mais si maladroitement qu'ils avaient réussi à l'empêtrer davantage, +tout en risquant d'essuyer de dangereux coups de sabots. C'est à ce +moment que par hasard Meaulnes, revenant des Aubiers, était tombé sur le +groupe. Furieux de tant de gaucherie, il avait bousculé les deux hommes +au risque de les envoyer rouler dans le buisson. Avec précaution mais en +un tour de main il avait délivré Bélisaire. Trop tard, car le mal était +déjà fait; le cheval devait avoir un nerf foulé, quelque chose de brisé +peut-être, car il se tenait piteusement la tête basse, sa selle à demi +dessanglée sur le dos, une patte repliée sous son ventre et toute +tremblante. Meaulnes, penché, le tâtait et l'examinait sans rien dire. + +Lorsqu'il releva la tête, presque tout le monde était là rassemblé, mais +il ne vit personne. Il était fâché rouge. + +--Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu l'attacher de la sorte! Et lui +laisser sa selle sur le dos toute la journée? Et qui a eu l'audace de +seller ce vieux cheval, bon tout au plus pour une carriole. + +Delouche voulut dire quelque chose--tout prendre sur lui. + +--Tais-toi donc! C'est ta faute encore. Je t'ai vu tirer bêtement sur sa +longe pour le dégager. + +Et se baissant de nouveau, il se remit à frotter le jarret du cheval +avec le plat de la main. + +M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le tort de vouloir sortir +de sa réserve. Il bégaya: + +--Les officiers de marine ont l'habitude... Mon cheval... + +--Ah! il est à vous? dit Meaulnes un peu calmé, très rouge, en tournant +la tête de côté vers le vieillard. + +Je crus qu'il allait changer de ton, faire des excuses. Il souffla un +instant. Et je vis alors qu'il prenait un plaisir amer et désespéré à +aggraver la situation, à tout briser à jamais, en disant avec insolence: + +--Eh bien je ne vous fais pas mon compliment. + +Quelqu'un suggéra: + +--Peut-être que de l'eau fraîche... En le baignant dans le gué... + +--Il faut, dit Meaulnes sans répondre, emmener tout de suite ce vieux +cheval, pendant qu'il peut encore marcher,--et il n'y a pas de temps à +perdre!--le mettre à l'écurie et ne jamais plus l'en sortir. + +Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussitôt. Mais Mlle de Galais les +remercia vivement. Le visage en feu, prête à fondre en larmes, elle dit +au revoir à tout le monde, et même à Meaulnes décontenancé, qui n'osa +pas la regarder. Elle prit la bête par les rênes, comme on donne à +quelqu'un la main, plutôt pour s'approcher d'elle davantage que pour la +conduire... Le vent de cette fin d'été était si tiède sur le chemin des +Sablonnières qu'on se serait cru au mois de mai, et les feuilles des +haies tremblaient à la brise du sud... Nous la vîmes partir ainsi, son +bras à demi sorti du manteau, tenant dans sa main étroite la grosse rêne +de cuir. Son père marchait péniblement à côté d'elle... + +Triste fin de soirée! Peu à peu, chacun ramassa ses paquets, ses +couverts; on plia les chaises, on démonta les tables; une à une, les +voitures chargées de bagages et de gens partirent, avec des chapeaux +levés et des mouchoirs agités. Les derniers nous restâmes sur le terrain +avec mon oncle Florentin, qui ruminait comme nous, sans rien dire, ses +regrets et sa grosse déception. + +Nous aussi, nous partîmes, emportés vivement, dans notre voiture bien +suspendue, par notre beau cheval alezan. La roue grinça au tournant dans +le sable et bientôt, Meaulnes et moi, qui étions assis sur le siège de +derrière, nous vîmes disparaître sur la petite route l'entrée du chemin +de traverse que le vieux Bélisaire et ses maîtres avaient pris... + +Mais alors mon compagnon--l'être que je sache au monde le plus incapable +de pleurer--tourna soudain vers moi son visage bouleversé par une +irrésistible montée de larmes. + +--Arrêtez, voulez-vous? dit-il en mettant la main sur l'épaule de +Florentin. Ne vous occupez pas de moi? Je reviendrai tout seul, à pied. + +Et d'un bond, la main au garde-boue de la voiture, il sauta à terre. A +notre stupéfaction, rebroussant chemin, il se prit à courir, et courut +jusqu'au petit chemin que nous venions de passer, les chemin des +Sablonnières. Il dut arriver au Domaine par cette allée de sapins qu'il +avait suivie jadis, où il avait entendu, vagabond caché dans les basses +branches, la conversation mystérieuse des beaux enfants inconnus... + +Et c'est ce soir-là , avec des sanglots, qu'il demanda en mariage Mlle de +Galais. + + + + +CHAPITRE VII + +LE JOUR DES NOCES + + +C'est un jeudi, au commencement de février, un beau jeudi soir glacé, où +le grand vent souffle. Il est trois heures et demie, quatre heures... +Sur les haies, auprès des bourgs, les lessives sont étendues depuis midi +et sèchent à la bourrasque. Dans chaque maison, le feu de la salle à +manger fait luire tout un reposoir de joujoux vernis. Fatigué de jouer, +l'enfant s'est assis auprès de sa mère et il lui fait raconter la +journée de son mariage... + +Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n'a qu'à monter dans son +grenier et il entendra, jusqu'au soir, siffler et gémir les naufrages; +il n'a qu'à s'en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son +foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer. +Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, au bord d'un chemin boueux, +la maison des Sablonnières, où mon ami Meaulnes est rentré avec Yvonne +de Galais, qui est sa femme depuis midi. + +Les fiançailles ont duré cinq mois. Elles ont été paisibles, aussi +paisibles que la première entrevue avait été mouvementée. Meaulnes est +venu très souvent aux Sablonnières, à bicyclette ou en voiture. Plus de +deux fois par semaine, cousant ou lisant près de la grande fenêtre qui +donne sur la lande et les sapins, Mlle de Galais a vu tout d'un coup sa +haute silhouette rapide passer derrière le rideau, car il vient toujours +par l'allée détournée qu'il a prise autrefois. Mais c'est la seule +allusion--tacite--qu'il fasse au passé. Le bonheur semble avoir endormi +son étrange tourment. + +De petits événements ont fait date pendant ces cinq calmes mois. On m'a +nommé instituteur au hameau de Saint-Benoist des Champs. Saint-Benoist +n'est pas un village. Ce sont des fermes disséminées à travers la +campagne, et la maison d'école est complètement isolée sur une côte au +bord de la route. Je mène une vie bien solitaire; mais, en passant par +les champs, il ne faut que trois quarts d'heure de marche pour gagner +les Sablonnières. + +Delouche est maintenant chez son oncle, qui est entrepreneur de +maçonnerie au Vieux-Nançay. Ce sera bientôt lui le patron. Il vient +souvent me voir. Meaulnes, sur la prière de Mlle de Galais, est +maintenant très aimable avec lui. + +Et ceci explique comment nous sommes là tous deux à rôder, vers quatre +heures de l'après-midi, alors que les gens de la noce sont déjà tous +repartis. + +Le mariage s'est fait à midi, avec le plus de silence possible, dans +l'ancienne chapelle des Sablonnières qu'on n'a pas abattue et que les +sapins cachent à moitié sur le versant de la côte prochaine. Après un +déjeuner rapide, la mère de Meaulnes, M. Seurel et Millie, Florentin et +les autres sont remontés en voiture. Il n'est resté que Jasmin et moi... + +Nous errons à la lisière des bois qui sont derrière la maison des +Sablonnières, au bord du grand terrain en friche, emplacement ancien du +Domaine aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer et sans savoir +pourquoi, nous sommes remplis d'inquiétude. En vain nous essayons de +distraire nos pensées et de tromper notre angoisse en nous montrant, au +cours de notre promenade errante, les bauges des lièvres et les petits +sillons de sable où les lapins ont gratté fraîchement... un collet +tendu... la trace d'un braconnier... Mais sans cesse nous revenons à ce +bord du taillis, d'où l'on découvre la maison silencieuse et fermée... + +Au bas de la grande croisée qui donne sur les sapins, il y a un balcon +de bois, envahi par les herbes folles, que couche le vent. Une lueur +comme d'un feu allumé se reflète sur les carreaux de la fenêtre. De +temps à autre, une ombre passe. Tout autour, dans les champs +environnants, dans le potager, dans le seule ferme qui reste des +anciennes dépendances, silence et solitude. Les métayers sont partis au +bourg pour fêter le bonheur de leurs maîtres. + +De temps à autre, le vent chargé d'une buée qui est presque de la pluie +nous mouille la figure et nous apporte la parole perdue d'un piano. +Là -bas, dans la maison fermée, quelqu'un joue. Je m'arrête un instant +pour écouter en silence. C'est d'abord comme une voix tremblante qui, de +très loin, ose à peine chanter sa joie... C'est comme le rire d'une +petite fille qui, dans sa chambre, a été chercher tous ses jouets et les +répand devant son ami... Je pense aussi à la joie craintive encore d'une +femme qui a été mettre une belle robe et qui vient la montrer et ne sait +pas si elle plaira... Cet air que je ne connais pas, c'est aussi une +prière, une supplication au bonheur de ne pas être trop cruel, un salut +et comme un agenouillement devant le bonheur... + +Je pense: «Ils sont heureux enfin. Meaulnes est là -bas près d'elle...» + +Et savoir cela, en être sûr, suffit au contentement parfait du brave +enfant que je suis. + +A ce moment, tout absorbé, le visage mouillé par le vent de la plaine +comme par l'embrun de la mer, je sens qu'on me touche l'épaule: + +--Écoute! dit Jasmin tout bas. + +Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger; et, lui-même, la tête +inclinée, le sourcil froncé, il écoute... + + + + +CHAPITRE VIII + +L'APPEL DE FRANTZ + + +--Hou-ou! + +Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel sur deux notes, +haute et basse, que j'ai déjà entendu jadis... Ah! je me souviens: c'est +le cri du grand comédien lorsqu'il hélait son jeune compagnon à la +grille de l'école. C'est l'appel à quoi Frantz nous avait fait jurer de +nous rendre, n'importe où et n'importe quand. Mais que demande-t-il ici, +aujourd'hui, celui-là ? + +--Cela vient de la grande sapinière à gauche, dis-je à mi-voix. C'est un +braconnier sans doute. + +Jasmin secoua la tête: + +--Tu sais bien que non, dit-il. + +Puis, plus bas: + +--Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis ce matin. J'ai surpris +Ganache à onze heures en train de guetter dans un champ auprès de la +chapelle. Il a détalé en m'apercevant. Ils sont venus de loin peut-être +à bicyclette, car il était couvert de boue jusqu'au milieu du dos... + +--Mais que cherchent-ils? + +--Je n'en sais rien. Mais à coup sûr il faut que nous les chassions. Il +ne faut pas les laisser rôder aux alentours. Ou bien toutes les folies +vont recommencer... + +Je suis de cet avis, sans l'avouer. + +--Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de voir ce qu'ils veulent et +de leur faire entendre raison... + +Lentement, silencieusement, nous nous glissons donc en nous baissant à +travers le taillis jusqu'à la grande sapinière, d'où part, à intervalles +réguliers, ce cri prolongé qui n'est pas en soi plus triste qu'autre +chose, mais qui nous semble à tous les deux de sinistre augure. + +Il est difficile, dans cette partie du bois de sapins, où le regard +s'enfonce entre les troncs régulièrement plantés, de surprendre +quelqu'un et de s'avancer sans être vu. Nous n'essayons même pas. Je me +poste à l'angle du bois. Jasmin va se placer à l'angle opposé, de façon +à commander comme moi, de l'extérieur, deux des côtés du rectangle et à +ne pas laisser fuir l'un des bohémiens sans le héler. Ces dispositions +prises, je commence à jouer mon rôle d'éclaireur pacifique et j'appelle: + +--Frantz!... + +«...Frantz! Ne craignez rien. C'est moi, Seurel; je voudrais vous +parler... + +Un instant de silence; je vais me décider à crier encore, lorsque, au +coeur même de la sapinière, où mon regard n'atteint pas tout à fait, une +voix commande: + +--Restez où vous êtes: il va venir vous trouver. + +Peu à peu, entre les grands sapins que l'éloignement fait paraître +serrés, je distingue la silhouette du jeune homme qui s'approche. Il +paraît couvert de boue et mal vêtu; des épingles de bicyclette serrent +le bas de son pantalon, une vieille casquette à ancre est plaquée sur +ses cheveux trop longs; je vois maintenant sa figure amaigrie... Il +semble avoir pleuré. + +S'approchant de moi, résolument: + +--Que voulez-vous? demande-t-il d'un air très insolent. + +--Et vous-même, Frantz, que faites-vous ici? Pourquoi venez-vous +troubler ceux qui sont heureux? Qu'avez-vous à demander? Dites-le. + +Ainsi interrogé directement, il rougit un peu, balbutie, répond +seulement: + +--Je suis malheureux, moi, je suis malheureux. + +Puis, la tête dans le bras, appuyé à un tronc d'arbre, il se prend à +sangloter amèrement. Nous avons fait quelques pas dans la sapinière. +L'endroit est parfaitement silencieux. Pas même la voix du vent que les +grands sapins de la lisière arrêtent. Entre les troncs réguliers se +répète et s'éteint le bruit des sanglots étouffés du jeune homme. +J'attendis que cette crise s'apaise et je dis, en lui mettant la main +sur l'épaule: + +--Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous mènerai auprès d'eux. Ils vous +accueilleront comme un enfant perdu qu'on a retrouvé et toute sera fini. + +Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix assourdie par les larmes, +malheureux, entêté, colère, il reprenait: + +--Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi? Pourquoi ne répond-il pas +quand je l'appelle? Pourquoi ne tient-il pas sa promesse? + +--Voyons, Frantz, répondis-je, le temps des fantasmagories et des +enfantillages est passé. Ne troublez pas avec des folies le bonheur de +ceux que vous aimez; de votre soeur et d'Augustin Meaulnes. + +--Mais lui seul peut me sauver, vous le savez bien. Lui seul est capable +de retrouver la trace que je cherche. Voilà bientôt trois ans que +Ganache et moi nous battons toute la France sans résultat. Je n'avais +plus confiance qu'en votre ami. Et voici qu'il ne répond plus. Il a +trouvé son amour, lui. Pourquoi maintenant, ne pense-t-il pas à moi? Il +faut qu'il se mette en route. Yvonne le laissera bien partir... Elle ne +m'a jamais rien refusé. + +Il me montrait un visage où, dans la poussière et la boue, les larmes +avaient tracé des sillons sales, un visage de vieux gamin épuisé et +battu. Ses yeux étaient cernés de taches de rousseur; son menton, mal +rasé; ses cheveux trop longs traînaient sur son col sale. Les mains dans +les poches, il grelottait. Ce n'était plus ce royal enfant en guenilles +des années passées. De coeur, sans doute, il était plus enfant que +jamais: impérieux, fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet +enfantillage était pénible à supporter chez ce garçon déjà légèrement +vieilli... Naguère, il y avait en lui tant d'orgueilleuse jeunesse que +toute folie au monde lui paraissait permise. A présent, on était d'abord +tenté de le plaindre pour n'avoir pas réussi sa vie; puis de lui +reprocher ce rôle absurde de jeune héros romantique où je le voyais +s'entêter... Et enfin je pensais malgré moi que notre beau Frantz aux +belles amours avait dû se mettre à voler pour vivre, tout comme son +compagnon Ganache... Tant d'orgueil avait abouti à cela! + +--Si je vous promets, dis-je enfin, après avoir réfléchi, que dans +quelques jours Meaulnes se mettra en campagne pour vous, rien que pour +vous?... + +--Il réussira, n'est-ce pas? Vous en êtes sûr? me demanda-t-il en +claquant des dents. + +--Je le pense. Tout devient possible avec lui! + +--Et comment le saurai-je? Qui me le dira? + +--Vous reviendrez ici dans un an exactement, à cette même heure: vous +trouverez la jeune fille que vous aimez. + +Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler les nouveaux époux, mais +m'enquérir auprès de la tante Moinel et faire diligence moi-même pour +trouver la jeune fille. + +Le bohémien me regardait dans les yeux avec une volonté de confiance +vraiment admirable. Quinze ans, il avait encore et tout de même quinze +ans!--l'âge que nous avions à Sainte-Agathe, le soir du balayage des +classes, quand nous fîmes tous les trois ce terrible serment enfantin. + +Le désespoir le reprit lorsqu'il fut obligé de dire: + +--Eh bien, nous allons partir. + +Il regarda, certainement avec un grand serrement de coeur, tous ces bois +d'alentour qu'il allait de nouveau quitter. + +--Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les routes d'Allemagne. Nous +avons laissé nos voitures au loin. Et depuis trente heures, nous +marchions sans arrêt. Nous pensions arriver à temps pour emmener +Meaulnes avant le mariage et chercher avec lui ma fiancée, comme il a +cherché le Domaine des Sablonnières. + +Puis, repris par sa terrible puérilité: + +--Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant, parce que si je le +rencontrais ce serait affreux. + +Peu à peu, entre les sapins, je vis disparaître sa silhouette grise. +J'appelai Jasmin et nous allâmes reprendre notre faction. Mais presque +aussitôt, nous aperçûmes, là -bas, Augustin qui fermait les volets de la +maison et nous fûmes frappés par l'étrangeté de son allure. + + + + +CHAPITRE IX + +LES GENS HEUREUX + + +Plus tard, j'ai su par le menu détail tout ce qui s'était passé +là -bas... + +Dans le salon des Sablonnières, dès le début de l'après-midi, Meaulnes +et sa femme, que j'appelle encore Mlle de Galais, sont restés +complètement seuls. Tous les invités partis, le vieux M. de Galais a +ouvert la porte, laissant une seconde le grand vent pénétrer dans la +maison et gémir; puis il s'est dirigé vers le Vieux-Nançay et ne +reviendra qu'à l'heure du dîner, pour fermer tout à clef et donner des +ordres à la métairie. Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant +jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans +feuilles qui cogne la vitre, du côté de la lande. Comme deux passagers +dans un bateau à la dérive, ils sont, dans le grand vent d'hiver, deux +amants enfermés avec le bonheur. + + * * * * * + +«Le feu menace de s'éteindre» dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre +une bûche dans le coffre. + +Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même le bois dans le feu. + +Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils restèrent là , +debout, l'un devant l'autre, étouffés comme par une grande nouvelle qui +ne pouvait pas se dire. + +Le vent roulait avec le bruit d'une rivière débordée. De temps à autre +une goutte d'eau, diagonalement, comme sur la portière d'un train, +rayait la vitre. + +Alors la jeune fille s'échappa. Elle ouvrit la porte du couloir et +disparut avec un sourire mystérieux. Un instant, dans la demi-obscurité, +Augustin resta seul... Le tic tac d'une petite pendule faisait penser à +la salle à manger de Sainte-Agathe... Il songea sans doute: «C'est donc +ici la maison tant cherchée, le couloir jadis plein de chuchotements et +de passages étranges...» + +C'est à ce moment qu'il dut entendre--Mlle de Galais me dit plus tard +l'avoir entendu aussi--le premier cri de Frantz, tout près de la maison. + +La jeune femme, alors, eut beau lui montrer les choses merveilleuses +dont elle était chargée: ses jouets de petite fille, toutes ses +photographies d'enfant: elle en cantinière, elle et Frantz sur les +genoux de leur mère, qui était si jolie... puis tout ce qui restait de +ses sages petites robes de jadis: «jusqu'à celle-ci que je portais, +voyez, vers le temps où vous alliez bientôt me connaître, où vous +arriviez, je crois, au cours de Sainte-Agathe...», Meaulnes ne voyait +plus rien et n'entendait plus rien. + +Un instant pourtant il parut ressaisi par la pensée de son +extraordinaire, inimaginable bonheur: + +--Vous êtes là ,--dit-il sourdement, comme si le dire seulement donnait +le vertige,--vous passez auprès de la table et votre main s'y pose un +instant... + +Et encore: + +--Ma mère, lorsqu'elle était jeune femme, penchait ainsi légèrement son +buste sur sa taille pour me parler... Et quand elle se mettait au +piano... + +Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne vînt. Mais il +faisait sombre dans ce coin du salon et l'on fut obligé d'allumer une +bougie. L'abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille, augmentait ce +rouge dont elle était marquée aux pommettes et qui était le signe d'une +grande anxiété. + +Là -bas, à la lisière du bois, je commençai d'entendre cette chanson +tremblante que nous apportait le vent, coupée bientôt par le second cri +des deux fous, qui s'étaient rapprochés de nous dans les sapins. + +Longtemps Meaulnes écouta la jeune fille en regardant silencieusement +par une fenêtre. Plusieurs fois il se tourna vers le doux visage plein +de faiblesse et d'angoisse. Puis il s'approcha d'Yvonne et, très +légèrement, il mit sa main sur son épaule. Elle sentit doucement peser +auprès de son cou cette caresse à laquelle il aurait fallu savoir +répondre. + +--Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer les volets. Mais ne cessez +pas de jouer... + +Que se passa-t-il alors dans ce coeur obscur et sauvage? Je me le suis +souvent demandé et je ne l'ai su que lorsqu'il fut trop tard. Remords +ignorés? Regrets inexplicables? Peur de voir s'évanouir bientôt entre +ses mains ce bonheur inouï qu'il tenait si serré? Et alors tentation +terrible de jeter irrémédiablement à terre, tout de suite, cette +merveille qu'il avait conquise?... + +Il sortit lentement, silencieusement, après avoir regardé sa jeune femme +une fois encore. Nous le vîmes, de la lisière du bois, fermer d'abord +avec hésitation un volet, puis regarder vaguement vers nous, en fermer +un autre, et soudain s'enfuir à toutes jambes dans notre direction. Il +arriva près de nous avant que nous eussions pu songer à nous dissimuler +davantage. Il nous aperçut, comme il allait franchir une petite haie +récemment plantée et qui formait la limite d'un pré. Il fit un écart. Je +me rappelle son allure hagarde, son air de bête traquée... Il fit mine +de revenir sur ses pas pour franchir la haie du côté du petit ruisseau. + +Je l'appelai. + +--Meaulnes!... Augustin!... + +Mais il ne tournait pas même la tête. Alors, persuadé que cela seulement +pourrait le retenir: + +--Frantz est là , criai-je. Arrête! + +Il s'arrêta enfin. Haletant et sans me laisser le temps de préparer ce +que je pourrais dire: + +--Il est là ! dit-il. Que réclame-t-il? + +--Il est malheureux, répondis-je. Il venait te demander de l'aide, pour +retrouver ce qu'il a perdu. + +--Ah! fit-il, baissant la tête. Je m'en doutais bien. J'avais beau +essayer d'endormir cette pensée-là ... Mais où est-il? Raconte vite. + +Je dis que Frantz venait de partir et que certainement on ne le +rejoindrait plus maintenant. Ce fut pour Meaulnes une grande déception. +Il hésita, fit deux ou trois pas, s'arrêta. Il paraissait au comble de +l'indécision et du chagrin. Je lui racontai ce que j'avais promis en son +nom au jeune homme. Je dis que je lui avais donné rendez-vous dans un an +à la même place. + +Augustin, si calme en général, était maintenant dans un état de +nervosité et d'impatience extraordinaires: + +--Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais oui, sans doute, je puis le +sauver. Mais il faut que ce soit tout de suite. Il faut que je le voie, +que je lui parle, qu'il me pardonne et que je répare tout... Autrement +je ne peux plus me présenter là -bas... + +Et il se tourna vers la maison des Sablonnières. + +--Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine que tu lui as faite, tu es +en train de détruire ton bonheur. + +--Ah! si ce n'était que cette promesse, fit-il. + +Et ainsi je connus qu'autre chose liait les deux jeunes hommes, mais +sans pouvoir deviner quoi. + +--En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de courir. Ils sont +maintenant en route pour l'Allemagne. + +Il allait répondre, lorsqu'une figure échevelée, hagarde, se dressa +entre nous. C'était Mlle de Galais. Elle avait dû courir, car elle avait +le visage baigné de sueur. Elle avait dû tomber et se blesser, car elle +avait le front écorché au-dessus de l'oeil droit et du sang figé dans +les cheveux. + +Il m'est arrivé, dans les quartiers pauvres de Paris, de voir soudain, +descendue dans la rue, séparé par des agents intervenus dans la +bataille, un ménage qu'on croyait heureux, uni, honnête. Le scandale a +éclaté tout d'un coup, n'importe quand, à l'instant de se mettre à +table, le dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter la fête du +petit garçon...--et maintenant tout est oublié, saccagé. L'homme et la +femme, au milieu du tumulte, ne sont plus que deux démons pitoyables et +les enfants en larmes se jettent contre eux, les embrassent étroitement, +les supplient de se taire et de ne plus se battre. + +Mlle de Galais, quand elle arriva près de Meaulnes, me fit penser à un +de ces enfants-là , à un de ces pauvres enfants affolés. Je crois que +tous ses amis, tout un village, tout un monde l'eût regardée, qu'elle +fût accourue tout de même, qu'elle fût tombée de la même façon, +échevelée, pleurante, salie. + +Mais quand elle eut compris que Meaulnes était bien là , que cette fois +du moins, il ne l'abandonnerait pas, alors elles passa son bras sous le +sien, puis elle ne put s'empêcher de rire au milieu de ses larmes comme +un petit enfant. Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme +elle avait tiré son mouchoir, Meaulnes le lui prit doucement des mains: +avec précaution et application, il essuya le sang qui tachait la +chevelure de la jeune fille. + +--Il faut rentrer, maintenant, dit-il. + +Et je les lassai retourner tous les deux, dans le beau grand vent du +soir d'hiver qui leur fouettait le visage,--lui, l'aidant de la main aux +passages difficiles; elle, souriant et se hâtant,--vers leur demeure +pour un instant abandonnée. + + + + +CHAPITRE X + +LA «MAISON DE FRANTZ» + + +Mal rassuré, en proie à une sourde inquiétude, que l'heureux dénouement +du tumulte de la veille n'avait pas suffi à dissiper, il me fallut +rester enfermé dans l'école pendant toute la journée du lendemain. Sitôt +après l'heure d'«étude» qui suit la classe du soir, je pris le chemin +des Sablonnières. La nuit tombait quand j'arrivai dans l'allée de sapins +qui menait à la maison. Tous les volets étaient déjà clos. Je craignis +d'être importun, en me présentant à cette heure tardive, le lendemain +d'un mariage. Je restai fort tard à rôder sur la lisière du jardin et +dans les terres avoisinantes, espérant toujours voir sortir quelqu'un de +la maison fermée... Mais mon espoir fut déçu. Dans la métairie voisine +elle-même, rien ne bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hanté par les +imaginations les plus sombres. + +Le lendemain samedi, mêmes incertitudes. Le soir, je pris en hâte ma +pèlerine, mon bâton, un morceau de pain, pour manger en route, et +j'arrivai, quand la nuit tombait déjà , pour trouver tout fermé aux +Sablonnières, comme la veille... Un peu de lumière au premier étage; +mais aucun bruit; pas un mouvement... Pourtant, de la cour de la +métairie je vis cette fois la porte de la ferme ouverte, le feu allumé +dans la grande cuisine et j'entendis le bruit habituel des voix et des +pas à l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me renseigner. Je ne +pouvais rien dire ni rien demander à ces gens. Et je retournai guetter +encore, attendre en vain, pensant toujours voir la porte s'ouvrir et +surgir enfin la haute silhouette d'Augustin. + +C'est le dimanche seulement, dans l'après-midi, que je résolus de sonner +à la porte des Sablonnières. Tandis que je grimpais les coteaux dénudés, +j'entendais sonner au loin les vêpres du dimanche d'hiver. Je me sentais +solitaire et désolé. Je ne sais quel pressentiment triste m'envahissait. +Et je ne fus qu'à demi surpris lorsque à mon coup de sonnette, je vis M. +de Galais tout seul paraître et me parler à voix basse: Mlle de Galais +était alitée, avec une fièvre violente; Meaulnes avait dû partir dès +vendredi matin pour un long voyage; on ne sait quand il reviendrait... + +Et comme le vieillard, très embarrassé, très triste, ne m'offrait pas +d'entrer, je pris aussitôt congé de lui. La porte refermée, je restai un +instant sur le perron, le coeur serré, dans un désarroi absolu, à +regarder sans savoir pourquoi une branche de glycine desséchée que le +vent balançait tristement dans un rayon de soleil. + +Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait depuis son séjour à Paris +avait fini par être le plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon +échappât à la fin à son bonheur tenace... + +Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins demander des nouvelles d'Yvonne +de Galais, jusqu'au soir où, convalescente enfin, elle me fit prier +d'entrer. Je la trouvai, assise auprès du feu, dans le salon dont la +grande fenêtre basse donnait sur la terre et les bois. Elle n'était +point pâle comme je l'avais imaginé, mais toute enfiévrée, au contraire, +avec de vives taches rouges sous les yeux, et dans un état d'agitation +extrême. Bien qu'elle parût très faible encore, elle s'était habillée +comme pour sortir. Elle parlait peu, mais elle disait chaque phrase avec +une animation extraordinaire, comme si elle eût voulu se persuader à +elle-même que le bonheur n'était pas évanoui encore... Je n'ai pas gardé +le souvenir de ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que j'en +vins à demander avec hésitation quand Meaulnes serait de retour. + +--Je ne sais pas quand il reviendra, répondit-elle vivement. + +Il y avait une supplication dans ses yeux, et je me gardai d'en demander +davantage. + +Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai avec elle auprès du feu, +dans ce salon bas où la nuit venait plus vite que partout ailleurs. +Jamais elle ne parlait d'elle-même ni de sa peine cachée. Mais elle ne +se lassait pas de me faire conter par le détail notre existence +d'écoliers de Sainte-Agathe. + +Elle écoutait gravement, tendrement, avec un intérêt quasi maternel, le +récit de nos misères de grands enfants. Elle ne paraissait jamais +surprise, pas même de nos enfantillages les plus audacieux, les plus +dangereux. Cette tendresse attentive qu'elle tenait de M. de Galais, les +aventures déplorables de son frère ne l'avaient point lassée. Le seul +regret que lui inspirât le passé, c'était, je pense, de n'avoir point +encore été pour son frère une confidente assez intime, puisque, au +moment de sa grande débâcle, il n'avait rien osé lui dire non plus qu'à +personne et s'était jugé perdu sans recours. Et c'était là , quand j'y +songe, une lourde tâche qu'avait assumée la jeune femme,--tâche +périlleuse, de seconder un esprit follement chimérique comme son +frère;--tâche écrasante, quand il s'agissait de lier partie avec ce +coeur aventureux qu'était mon ami le grand Meaulnes. + + * * * * * + +De cette foi qu'elle gardait dans les rêves enfantins de son frère, de +ce soin qu'elle apportait à lui conserver au moins des bribes de ce rêve +dans lequel il avait vécu jusqu'à vingt ans, elle me donna un jour la +preuve la plus touchante et je dirai presque la plus mystérieuse. + +Ce fut par une soirée d'avril désolée comme une fin d'automne. Depuis +près d'un mois nous vivions dans un doux printemps prématuré, et la +jeune femme avait repris en compagnie de M. de Galais les longues +promenades qu'elle aimait. Mais ce jour-là , se vieillard se trouvant +fatigué et moi-même libre, elle me demanda de l'accompagner malgré le +temps menaçant. A plus d'une demi-lieue des Sablonnières, en longeant +l'étang, l'orage, la pluie, la grêle nous surprirent. Sous le hangar où +nous nous étions abrités contre l'averse interminable, le vent nous +glaçait, debout l'un près de l'autre, pensifs, devant le paysage noirci. +Je la revois, dans sa douce robe sévère, toute pâlie, toute tourmentée. + +--Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes partis depuis si longtemps. +Qu'a-t-il pu se passer? + +Mais, à mon étonnement, lorsqu'il nous fut possible enfin de quitter +notre abri, la jeune femme, au lieu de revenir vers les Sablonnières, +continua son chemin et me demanda de la suivre. Nous arrivâmes, après +avoir longtemps marché, devant une maison que je ne connaissais pas, +isolée, au bord d'un chemin défoncé qui devait aller vers Préveranges. +C'était une petite maison bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien +ne distinguait du type usuel dans ce pays, sinon son éloignement et son +isolement. + +A voir Yvonne de Galais, on eût dit que cette maison nous appartenait et +que nous l'avions abandonnée durant un long voyage. Elle ouvrit, en se +penchant, une petite grille, et se hâta d'inspecter avec inquiétude le +lieu solitaire. Une grande cour herbeuse, où des enfants avaient dû +venir jouer pendant les longues et lentes soirées de la fin de l'hiver, +était ravinée par l'orage. Un cerceau trempait dans une flaque d'eau. +Dans les jardinets où les enfants avaient semé des fleurs et des pois, +la grande pluie n'avait laissé que des traînées de gravier blanc. Et +enfin nous découvrîmes, blottie contre le seuil d'une des portes +mouillées, toute une couvée de poussins transpercée par l'averse. +Presque tous étaient morts sous les ailes raidies et les plumes fripées +de la mère. + +A ce spectacle pitoyable, la jeune femme eut un cri étouffé. Elle se +pencha et, sans souci de l'eau ni de la boue, triant les poussins +vivants d'entre les morts, elle les mit dans un pan de son manteau. Puis +nous entrâmes dans la maison dont elle avait la clef. Quatre portes +ouvraient sur un étroit couloir où le vent s'engouffra en sifflant. +Yvonne de Galais ouvrit la première à notre droite et me fit pénétrer +dans une chambre sombre, ou je distinguai, après un moment d'hésitation, +une grande glace et un petit lit recouvert, à la mode campagnarde, d'un +édredon de soie rouge. Quant à elle, après avoir cherché un instant dans +le reste de l'appartement, elle revint, portant la couvée malade dans +une corbeille garnie de duvet, qu'elle glissa précieusement sous +l'édredon. Et, tandis qu'un rayon de soleil languissant, le premier et +le dernier de la journée, faisait plus pâles nos visages et plus obscure +la tombée de la nuit, nous étions là , debout, glacés et tourmentés, dans +la maison étrange! + +D'instant en instant, elle allait regarder dans le nid fiévreux, enlever +un nouveau poussin mort pour l'empêcher de faire mourir les autres. Et +chaque fois il nous semblait que quelque chose comme un grand vent par +les carreaux cassés du grenier, comme un chagrin mystérieux d'enfants +inconnus, se lamentait silencieusement. + +--C'était ici, me dit enfin ma compagne, la maison de Frantz quand il +était petit. Il avait voulu une maison pour lui tout seul, loin de tout +le monde, dans laquelle il pût aller jouer, s'amuser et vivre quand cela +lui plairait. Mon père avait trouvé cette fantaisie si extraordinaire, +si drôle, qu'il n'avait pas refusé. Et quand cela lui plaisait, un +jeudi, un dimanche, n'importe quand, Frantz partait habiter dans sa +maison comme un homme. Les enfants des fermes d'alentour venaient jouer +avec lui, l'aider à faire son ménage, travailler dans le jardin. C'était +un jeu merveilleux! Et le soir venu, il n'avait pas peur de coucher tout +seul. Quant à nous, nous l'admirions tellement que nous ne pensions pas +même à être inquiets. + +»Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec un soupir, la +maison est vide. M. de Galais, frappé par l'âge et le chagrin, n'a +jamais rien fait pour retrouver ni rappeler mon frère. Et que +pourrait-il tenter? + +»Moi je passe ici bien souvent. Les petits paysans des environs viennent +jouer dans la cour comme autrefois. Et je me plais à imaginer que ce +sont les anciens amis de Frantz; que lui-même est encore un enfant et +qu'il va revenir bientôt avec la fiancée qu'il s'était choisie. + +»Ces enfants-là me connaissent bien. Je joue avec eux. Cette couvée de +petits poulets était à nous... + +Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais rien dit, ce grand regret +d'avoir perdu son frère si fou, si charmant et si admiré, il avait fallu +cette averse et cette débâcle enfantine pour qu'elle me les confiât. Et +je l'écoutais sans rien répondre, le coeur tout gonflé de sanglots... + +Les portes et la grille refermées, les poussins remis dans la cabane en +planches qu'il y avait derrière la maison, elle reprit tristement mon +bras et je la reconduisis. + + * * * * * + +Des semaines, des mois passèrent. Époque passée! Bonheur perdu! De celle +qui avait été la fée, la princesse et l'amour mystérieux de toute notre +adolescence, c'est à moi qu'il était échu de prendre le bras et de dire +ce qu'il fallait pour adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon +avait fui. De cette époque, de ces conversations, le soir, après la +classe que je faisais sur la côte de Saint-Benoist des Champs, de ces +promenades où la seule chose dont il eût fallu parler était la seule sur +laquelle nous étions décidés à nous taire, que pourrais-je dire à +présent? Je n'ai pas gardé d'autre souvenir que celui, à demi effacé +déjà , d'un beau visage amaigri, de deux yeux dont les paupières +s'abaissent lentement tandis qu'ils me regardent, comme pour déjà ne +plus voir qu'un monde intérieur. + +Et je suis demeuré son compagnon fidèle--compagnon d'une attente dont +nous ne parlions pas--durant tout un printemps et tout un été comme il +n'y en aura jamais plus. Plusieurs fois, nous retournâmes, l'après-midi, +à la maison de Frantz. Elle ouvrait les portes pour donner de l'air, +pour que rien ne fût moisi quand le jeune ménage reviendrait. Elle +s'occupait de la volaille à demi sauvage qui gîtait dans la basse-cour. +Et le jeudi où le dimanche, nous encouragions les jeux des petits +campagnards d'alentour, dont les cris et les rires, dans le site +solitaire, faisaient paraître plus déserte et plus vide encore la petite +maison abandonnée. + + + + +CHAPITRE XI + +CONVERSATION SOUS LA PLUIE + + +Le mois d'août, époque des vacances, m'éloigna des Sablonnières et de la +jeune femme. Je dus aller passer à Sainte-Agathe mes deux mois de congé. +Je revis la grande cour sèche, le préau, la classe vide... Tout parlait +du grand Meaulnes. Tout était rempli des souvenirs de notre adolescence +déjà finie. Pendant ces longues journées jaunies, je m'enfermais comme +jadis, avant la venue de Meaulnes, dans le cabinet des archives, dans +les classes désertes. Je lisais, j'écrivais, je me souvenais... Mon père +était à la pêche au loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du +piano comme jadis... Et dans le silence absolu de la classe, où les +couronnes de papier vert déchirées, les enveloppes des livres de prix, +les tableaux épongés, tout disait que l'année était finie, les +récompenses distribuées, tout attendait l'automne, la rentrée d'octobre +et le nouvel effort--je pensais de même que notre jeunesse était finie +et le bonheur manqué; moi aussi j'attendais la rentrée aux Sablonnières +et le retour d'Augustin qui peut-être ne reviendrait jamais... + +Il y avait cependant une nouvelle heureuse que j'annonçai à Millie, +lorsqu'elle se décida à m'interroger sur la nouvelle mariée. Je +redoutais ses questions, sa façon à la fois très innocente et très +maligne de vous plonger soudain dans l'embarras, en mettant le doigt sur +votre pensée la plus secrète. Je coupai court à tout en annonçant que la +jeune femme de mon ami Meaulnes serait mère au mois d'octobre. + +A part moi, je me rappelai le jour où Yvonne de Galais m'avait fait +comprendre cette grande nouvelle. Il y avait eut un silence; de ma part, +un léger embarras de jeune homme. Et j'avais dit tout de suite, +inconsidérément, pour le dissiper--songeant trop tard à tout le drame +que je remuais ainsi: + +--Vous devez être bien heureuse? + +Mais elle, sans arrière-pensée, sans regret, ni remords, ni rancune, +elle avait répondu avec un beau sourire de bonheur: + +--Oui, bien heureuse. + + * * * * * + +Durant cette dernière semaine des vacances, qui est en général la plus +belle et la plus romantique, semaine de grandes pluies, semaine où l'on +commence à allumer les feux, et que je passais d'ordinaire à chasser +dans les sapins noirs et mouillés du Vieux-Nançay, je fis mes +préparatifs pour rentrer directement à Saint-Benoist des Champs. Firmin, +ma tante Julie et mes cousines du Vieux-Nançay m'eussent posé trop de +questions auxquelles je ne voulais pas répondre. Je renonçai pour cette +fois à mener durant huit jours la vie enivrante de chasseur campagnard +et je regagnai ma maison d'école quatre jours avant la rentrée des +classes. + +J'arrivai avant la nuit dans la cour déjà tapissée de feuilles jaunies. +Le voiturier parti, je déballai tristement dans la salle à manger, +sonore et «renfermée» le paquet de provisions que m'avait fait maman... +Après un léger repas du bout des dents, impatient, anxieux, je mis ma +pèlerine et partis pour une fiévreuse promenade qui me mena tout droit +aux abords des Sablonnières. + +Je ne voulus pas m'y introduire en intrus dès le premier soir de mon +arrivée. Cependant, plus hardi qu'en février, après avoir tourné tout +autour du Domaine où brillait seule la fenêtre de la jeune femme, je +franchis, derrière la maison, la clôture du jardin et m'assis sur un +banc, contre la haie, dans l'ombre commençante, heureux simplement +d'être là , tout près de ce qui me passionnait et m'inquiétait le plus au +monde. + +La nuit venait. Une pluie fine commençait à tomber. La tête basse, je +regardais, sans y songer, mes souliers se mouiller peu à peu et luire +d'eau. L'ombre m'entourait lentement et la fraîcheur me gagnait sans +troubler ma rêverie. Tendrement, tristement, je rêvais aux chemins +boueux de Sainte-Agathe, par ce même soir de septembre; j'imaginais la +place pleine de brume, le garçon boucher qui siffle en allant à la +pompe, le café illuminé, la joyeuse voiturée avec sa carapace de +parapluies ouverts qui arrivait avant la fin des vacances, chez l'oncle +Florentin... Et je me disais tristement: Qu'importe tout ce bonheur, +puisque Meaulnes, mon compagnon, ne peut pas y être, ni sa jeune +femme... + +C'est alors que, levant la tête, je la vis à deux pas de moi. Ses +souliers, dans le sable, faisaient un bruit léger que j'avais confondu +avec celui des gouttes d'eau de la haie. Elle avait sur la tête et les +épaules un grand fichu de laine noire, et la pluie fine poudrait sur son +front ses cheveux. Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle aperçu par la +fenêtre qui donnait sur le jardin. Et elle venait vers moi. Ainsi ma +mère, autrefois, s'inquiétait et me cherchait pour me dire: «Il faut +rentrer», mais ayant pris goût à cette promenade sous la pluie et dans +la nuit, elle disait seulement avec douceur: «Tu vas prendre froid!» et +restait en ma compagnie à causer longuement... + +Yvonne de Galais me tendit une main brûlante, et, renonçant à me faire +entrer aux Sablonnières, elle s'assit sur le banc moussu et +vert-de-grisé, du côté le moins mouillé, tandis que debout, appuyé du +genou à ce même banc, je me penchais vers elle pour l'entendre. + +Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir ainsi écourté mes +vacances: + +--Il fallait bien, répondis-je, que je vinsse au plus tôt pour vous +tenir compagnie. + +--Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je suis seule +encore. Augustin n'est pas revenu... + +Prenant ce soupir pour un regret, un reproche étouffé, je commençais à +dire lentement: + +--Tant de folies dans une si noble tête! Peut-être le goût des aventures +plus fort que tout... + +Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut en ce lieu, ce soir-là , que +pour la première et la dernière fois, elle me parla de Meaulnes. + +--Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, François Seurel, mon ami. Il +n'y a que nous--il n'y a que moi de coupable. Songez à ce que nous avons +fait... + +»Nous lui avons dit: «Voici le bonheur, voici ce que tu as cherché +pendant toute ta jeunesse, voici la jeune fille qui était à la fin de +tous tes rêves! + +»Comment celui que nous poussions ainsi par les épaules n'aurait-il pas +été saisi d'hésitation, puis de crainte, puis d'épouvante, et +n'aurait-il pas cédé à la tentation de s'enfuir! + +--Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous étiez ce +bonheur-là , cette jeune fille-là . + +--Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoir cette pensée +orgueilleuse. C'est cette pensée-là qui est cause de tout. + +»Je vous disais: «Peut-être que je ne puis rien faire pour lui». Et au +fond de moi, je pensais: Puisqu'il m'a tant cherchée et puisque je +l'aime il faudra bien que je fasse son bonheur.» Mais quand je l'ai vu +près de moi, avec toute sa fièvre, son inquiétude, son remords +mystérieux, j'ai compris que je n'étais qu'une pauvre femme comme les +autres... + +»--Je ne suis pas digne de vous, répétait-il, quand ce fut le petit jour +et la fin de la nuit de nos noces. + +»Et j'essayais de le consoler, de le rassurer. Rien ne calmait son +angoisse. Alors j'ai dit: + +»--S'il faut que vous partiez, si je suis venue vers vous au moment où +rien ne pouvait vous rendre heureux, s'il faut que vous m'abandonniez un +temps pour ensuite revenir apaisé près de moi, c'est moi qui vous +demande de partir... + +Dans l'ombre je vis qu'elle avait levé les yeux sur moi. C'était comme +une confession qu'elle m'avait faite, et elle attendait, anxieusement, +que je l'approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je dire? Certes, au +fond de moi, je revoyais le grand Meaulnes de jadis, gauche et sauvage, +qui se faisait toujours punir plutôt que de s'excuser ou de demander une +permission qu'on lui eût certainement accordée. Sans doute aurait-il +fallu qu'Yvonne de Galais lui fît violence, et lui prenant la tête entre +ses mains, lui dît: «Qu'importe ce que vous avez fait; je vous aime; +tous les hommes ne sont-ils pas des pécheurs?» Sans doute avait-elle eu +grand tort, par générosité, par esprit de sacrifice, de le rejeter ainsi +sur la route des aventures... Mais comment aurais-je pu désapprouver +tant de bonté, tant d'amour!... + +Il y eut un long moment de silence, pendant lequel, troublés jusques au +fond du coeur, nous entendions la pluie froide dégoutter dans les haies +et sous les branches des arbres. + +--Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. Plus rien ne nous +séparait désormais. Et il m'a embrassée, simplement, comme un mari qui +laisse sa jeune femme, avant un long voyage... + +Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main fiévreuse, puis son bras, +et nous remontâmes l'allée dans l'obscurité profonde. + +--Pourtant il ne vous a jamais écrit? demandai-je. + +--Jamais, répondit-elle. + +Et alors, la pensée nous venant à tous deux de la vie aventureuse qu'il +menait à cette heure sur les routes de France ou d'Allemagne, nous +commençâmes à parler de lui comme nous ne l'avions jamais fait. Détails +oubliés, impressions anciennes nous revenaient en mémoire, tandis que +lentement nous regagnions la maison, faisant à chaque pas de longues +stations pour mieux échanger nos souvenirs... Longtemps--jusqu'aux +barrières du jardin--dans l'ombre, j'entendis la précieuse voix basse de +la jeune femme; et moi, repris par mon vieil enthousiasme, je lui +parlais sans me lasser, avec une amitié profonde, de celui qui nous +avait abandonnés... + + + + +CHAPITRE XII + +LE FARDEAU + + +La classe devait commencer le lundi. Le samedi soir, vers cinq heures, +une femme du Domaine entra dans la cour de l'école où j'étais occupé à +scier du bois pour l'hiver. Elle venait m'annoncer qu'une petite fille +était née aux Sablonnières. L'accouchement avait été difficile. A neuf +heures du soir il avait fallu demander la sage-femme de Préveranges. A +minuit, on avait attelé de nouveau pour aller chercher le médecin de +Vierzon. Il avait dû appliquer les fers. La petite fille avait la tête +blessée et criait beaucoup mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de +Galais était maintenant très affaissée, mais elle avait souffert et +résisté avec une vaillance extraordinaire. + +Je laissai là mon travail, courus revêtir un autre paletot, et content, +en somme, de ces nouvelles, je suivis la bonne femme jusqu'aux +Sablonnières. Avec précaution, de crainte que l'une des deux blessées ne +fût endormie, je montai par l'étroit escalier de bois qui menait au +premier étage. Et là , M. de Galais, le visage fatigué mais heureux me +fit entrer dans la chambre où l'on avait provisoirement installé le +berceau entouré de rideaux. + +Je n'étais jamais entré dans une maison où fût né le jour même un petit +enfant. Que cela me paraissait bizarre et mystérieux et bon! Il faisait +un soir si beau--un véritable soir d'été--que M. de Galais n'avait pas +craint d'ouvrir la fenêtre qui donnait sur la cour. Accoudé près de moi +sur l'appui de la croisée, il me racontait, avec épuisement et bonheur, +le drame de la nuit; et moi qui l'écoutais, je sentais obscurément que +quelqu'un d'étranger était maintenant avec nous dans la chambre... + +Sous les rideaux, cela se mit à crier, un petit cri aigre et prolongé... +Alors M. de Galais me dit à demi-voix: + +--C'est cette blessure à la tête qui la fait crier. + +Machinalement--on sentait qu'il faisait cela depuis le matin et que déjà +il en avait pris l'habitude--il se mit à bercer le petit paquet de +rideaux. + +--Elle a ri déjà , dit-il, et elle prend le doigt. Mais vous ne l'avez +pas vue? + +Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure bouffie, un +petit crâne allongé et déformé par les fers: + +--Ce n'est rien, dit M. de Galais, le médecin a dit que tout cela +s'arrangerait de soi-même... Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer. + +Je découvrais là comme un monde ignoré. Je me sentais le coeur gonflé +d'une joie étrange que je ne connaissais pas auparavant... + +M. de Galais entr'ouvrit avec précaution la porte de la chambre de la +jeune femme. Elle ne dormait pas. + +--Vous pouvez entrer, dit-il. + +Elle était étendue, le visage enfiévré, au milieu de ses cheveux blonds +épars. Elle me tendit la main en souriant d'un air las. Je lui fis +compliment de sa fille. D'une voix un peu rauque, et avec une rudesse +inaccoutumée--la rudesse de quelqu'un qui revient du combat: + +--Oui, mais on me l'a abîmée, dit-elle en souriant. + +Il fallut bientôt partir pour ne pas la fatiguer. + + * * * * * + +Le lendemain dimanche, dans l'après-midi, je me rendis avec une hâte +presque joyeuse aux Sablonnières. A la porte, un écriteau fixé avec des +épingles arrêta le geste que je faisais déjà : + + _Prière de ne pas sonner._ + +Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai assez fort. +J'entendis dans l'intérieur des pas étouffés qui accouraient. Quelqu'un +que je ne connaissais pas--et qui était le médecin de Vierzon--m'ouvrit: + +--Eh bien! qu'y a-t-il? fis-je vivement. + +--Chut! chut!--me répondit-il tout bas, l'air fâché. La petite fille a +failli mourir cette nuit. Et la mère est très mal. + +Complètement déconcerté, je le suivis sur la pointe des pieds jusqu'au +premier étage. La petite fille endormie dans son berceau était toute +pâle, toute blanche, comme un petit enfant mort. Le médecin pensait la +sauver. Quant à la mère, il m'affirmait rien... Il me donna de longues +explications comme au seul ami de la famille. Il parla de congestion +pulmonaire, d'embolie. Il hésitait, il n'était pas sûr... M. de Galais +entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard et tremblant. + +Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir ce qu'il faisait: + +--Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit pas effrayée; il faut, a +ordonné le médecin, lui persuader que cela va bien. + +Tout le sang à la figure, Yvonne de Galais était étendue, la tête +renversée comme la veille. Les joues et le front rouge sombre, les yeux +par instants révulsés, comme quelqu'un qui étouffe, elle se défendait +contre la mort avec un courage et une douceur indicibles. + +Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa main en feu, avec tant +d'amitié que je faillis éclater en sanglots. + +--Eh bien, eh bien, dit M. de Galais très fort, avec un enjouement +affreux, qui semblait de folie, vous voyez que pour une malade elle n'a +pas trop mauvaise mine! + +Et je ne savais que répondre, mais je gardais dans la mienne la main +horriblement chaude de la jeune femme mourante... + +Elle voulut faire un effort pour me dire quelque chose, me demander je +ne sais quoi; elle tourna les yeux vers moi, puis vers la fenêtre, comme +pour me faire signe d'aller dehors chercher quelqu'un... Mais alors une +affreuse crise d'étouffement la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un +instant, m'avaient appelé si tragiquement, se révulsèrent; ses joues et +son front noircirent, et elle se débattit doucement, cherchant à +contenir jusqu'à la fin son épouvante et son désespoir. On se +précipita--le médecin et les femmes--avec un ballon d'oxygène, des +serviettes, des flacons; tandis que le vieillard penché sur elle +criait--criait comme si déjà elle eût été loin de lui, de sa voix rude +et tremblante: + +--N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu n'as pas besoin d'avoir +peur! + +Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu, mais elle continua à +suffoquer à demi, les yeux blancs, la tête renversée, luttant toujours, +mais incapable, fût-ce un instant, pour me regarder et me parler, de +sortir du gouffre où elle était déjà plongée. + +... Et comme je n'étais utile à rien, je dus me décider à partir. Sans +doute, j'aurais pu rester un instant encore; et à cette pensée je me +sens étreint par un affreux regret. Mais quoi? J'espérais encore. Je me +persuadais que tout n'était pas si proche. + +En arrivant à la lisière des sapins, derrière la maison, songeant au +regard de la jeune femme tourné vers la fenêtre, j'examinai avec +l'attention d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la profondeur de +ce bois par où Augustin était venu jadis et par où il avait fui l'hiver +précédent. Hélas! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte; pas une +branche qui remue. Mais, à la longue, là -bas, vers l'allée qui venait de +Préveranges, j'entendis le son très fin d'une clochette; bientôt parut +au détour du sentier un enfant avec une calotte rouge et une blouse +d'écolier que suivait un prêtre... Et je partis, dévorant mes larmes. + + * * * * * + +Le lendemain était le jour de la rentrée des classes. A sept heures, il +y avait déjà deux ou trois gamins dans la cour. J'hésitai longuement à +descendre, à me montrer. Et lorsque je parus enfin, tournant la clef de +la classe moisie, qui était fermée depuis deux mois, ce que je redoutais +le plus au monde arriva: je vis le plus grand des écoliers se détacher +du groupe qui jouait sous le préau et s'approcher de moi. Il venait me +dire que «le jeune dame des Sablonnières était morte hier à la tombée de +la nuit». + +Tout se mêle pour moi, tout se confond dans cette douleur. Il me semble +maintenant que jamais plus je n'aurai le courage de recommencer la +classe. Rien que traverser la cour aride de l'école, c'est une fatigue +qui va me briser les genoux. Tout est pénible, tout est amer puisqu'elle +est morte. Le monde est vide, les vacances sont finies. Finies, les +longues courses perdues en voiture; finie, la fête mystérieuse... Tout +redevient la peine que c'était. + +J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de classe ce matin. Ils s'en +vont, par petits groupes, porter cette nouvelle aux autres à travers la +campagne. Quant à moi, je prends mon chapeau noir, une jaquette bordée +que j'ai, et je m'en vais misérablement vers les Sablonnières... + +... Me voici devant la maison que nous avions tant cherchée il y a trois +ans! C'est dans cette maison qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin +Meaulnes, est morte hier soir. Un étranger la prendrait pour une +chapelle, tant il s'est fait de silence depuis hier dans ce lieu désolé. + +Voilà donc ce que nous réservait ce beau matin de rentrée, ce perfide +soleil d'automne qui glisse sous les branches. Comment lutterais-je +contre cette affreuse révolte, cette suffocante montée de larmes! Nous +avions retrouvé la belle jeune fille. Nous l'avions conquise. Elle était +la femme de mon compagnon et moi je l'aimais de cette amitié profonde et +secrète qui ne se dit jamais. Je la regardais et j'étais content, comme +un petit enfant. J'aurais un jour peut-être épousé une autre jeune +fille, et c'est à elle la première que j'aurais confié la grande +nouvelle secrète... + +Près de la sonnette, au coin de la porte, on a laissé l'écriteau d'hier. +On a déjà apporté le cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre +du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui m'accueille, qui me +raconte la fin et qui entr'ouvre doucement la porte... La voici. Plus de +fièvre ni de combats. Plus de rougeur, ni d'attente... Rien que le +silence, et, entouré d'ouate, un dur visage insensible et blanc, un +front mort d'où sortent les cheveux drus et durs. + +M. de Galais, accroupi dans un coin, nous tournant le dos, est en +chaussettes, sans souliers, et il fouille avec une terrible obstination +dans des tiroirs en désordre, arrachés d'une armoire. Il en sort de +temps à autre, avec une crise de sanglots qui lui secoue les épaules +comme une crise de rire, une photographie ancienne, déjà jaunie, de sa +fille. + +L'enterrement est pour midi. Le médecin craint la décomposition rapide, +qui suit parfois les embolies. C'est pourquoi le visage, comme tout le +corps d'ailleurs, est entouré d'ouate imbibée de phénol. + +L'habillage terminé--on lui a mis son admirable robe de velours bleu +sombre, semée par endroits de petites étoiles d'argent, mais il a fallu +aplatir et friper les belles manches à gigot maintenant démodées--au +moment de faire monter le cercueil, on s'est aperçu qu'il ne pourrait +pas tourner dans le couloir trop étroit. Il faudrait avec une corde le +hisser dehors par la fenêtre et de la même façon le faire descendre +ensuite... Mais M. de Galais, toujours penché sur de vieilles choses +parmi lesquelles il cherche on ne sait quels souvenirs perdus, +intervient alors avec une véhémence terrible. + +--Plutôt, dit-il d'une voix coupée par les larmes et la colère, plutôt +que de laisser faire une chose aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai +et la descendrai dans mes bras... + +Et il ferait ainsi, au risque de tomber en faiblesse, à mi-chemin, et de +s'écrouler avec elle! + +Mais alors je m'avance, je prends le seul parti possible: avec l'aide du +médecin et d'une femme, passant un bras sous le dos de la morte étendue, +l'autre sous ses jambes, je la charge contre ma poitrine. Assise sur mon +bras gauche, les épaules appuyées contre mon bras droit, sa tête +retombante retournée sous mon menton, elle pèse terriblement sur mon +coeur. Je descends lentement, marche par marche, le long escalier raide, +tandis qu'en bas on apprête tout. + +J'ai bientôt les deux bras cassés par la fatigue. A chaque marche, avec +ce poids sur la poitrine, je suis un peu essoufflé. Agrippé au corps +inerte et pesant, je baisse la tête sur la tête de celle que j'emporte, +je respire fortement et ses cheveux blonds aspirés m'entrent dans la +bouche--des cheveux morts qui ont un goût de terre. Ce goût de terre et +de mort, ce poids sur le coeur, c'est tout ce qui reste pour moi de la +grande aventure, et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant +cherchée--tant aimée... + + + + +CHAPITRE XIII + +LE CAHIER DE DEVOIRS MENSUELS + + +Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où des femmes, tout le jour, +berçaient et consolaient un tout petit enfant malade, le vieux M. de +Galais ne tarda pas à s'aliter. Aux premiers grands froids de l'hiver il +s'éteignit paisiblement et je ne pus me tenir de verser des larmes au +chevet de ce vieil homme charmant, dont la pensée indulgente et la +fantaisie alliée à celle de son fils avaient été la cause de toute notre +aventure. Il mourut, fort heureusement, dans une incompréhension +complète de tout ce qui s'était passé et, d'ailleurs, dans un silence +presque absolu. Comme il n'avait plus depuis longtemps ni parents ni +amis dans cette région de la France, il m'institua par testament son +légataire universel jusqu'au retour de Meaulnes, a qui je devais rendre +compte de tout, s'il revenait jamais... Et c'est aux Sablonnières +désormais que j'habitai. Je n'allais plus à Saint-Benoist que pour y +faire la classe, partant le matin de bonne heure, déjeunant à midi d'un +repas préparé au Domaine, que je faisais chauffer sur le poêle, et +rentrant le soir aussitôt après l'étude. Ainsi je pus garder près de moi +l'enfant que les servantes de la ferme soignaient. Surtout j'augmentais +mes chances de rencontrer Augustin, s'il rentrait un jour aux +Sablonnières. + +Je ne désespérais pas, d'ailleurs, de découvrir à la longue dans les +meubles, dans les tiroirs de la maison, quelque papier, quelque indice +qui me permît de connaître l'emploi de son temps, durant le long silence +des années précédentes--et peut-être ainsi de saisir les raisons de sa +fuite ou tout au moins de retrouver sa trace... J'avais déjà vainement +inspecté je ne sais combien de placards et d'armoires, ouvert, dans les +cabinets de débarras, une quantité d'anciens cartons de toutes formes, +qui se trouvaient tantôt remplis de liasses de vieilles lettres et de +photographies jaunies de la famille de Galais, tantôt bondés de fleurs +artificielles, de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux démodés. Il +s'échappait de ces boîtes je ne sais quelle odeur fanée, quel parfum +éteint, qui, soudain, réveillaient en moi pour tout un jour les +souvenirs, les regrets, et arrêtaient mes recherches... + +Un jour de congé, enfin, j'avisai au grenier une vieille petite malle +longue et basse, couverte de poils de porc à demi rongés, et que je +reconnus pour être la malle d'écolier d'Augustin. Je me reprochai de +n'avoir point commencé par là mes recherches. J'en fis sauter facilement +la serrure rouillée. La malle était pleine jusqu'au bord des cahiers et +des livres de Sainte-Agathe. Arithmétiques, littératures, cahiers de +problèmes, que sais-je?... Avec attendrissement plutôt que par +curiosité, je me mis à fouiller dans tout cela, relisant les dictées que +je savais encore par coeur, tant de fois nous les avions recopiées! +«L'Aqueduc» de Rousseau, «Une aventure en Calabre» de P.-L. Courier, +«Lettre de George Sand à son fils»... + +Il y avait aussi un «Cahier de Devoirs Mensuels». J'en fus surpris, car +ces cahiers restaient au Cours et les élèves ne les emportaient jamais +au dehors. C'était un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de +l'élève, Augustin Meaulnes, était écrit sur la couverture en ronde +magnifique. Je l'ouvris. A la date des devoirs, avril 189... je reconnus +que Meaulnes l'avait commencé peu de jours avant de quitter +Sainte-Agathe. Les premières pages étaient tenues avec le soin religieux +qui était de règle lorsqu'on travaillait sur ce cahier de compositions. +Mais il n'y avait pas plus de trois pages écrites, le reste était blanc +et voilà pourquoi Meaulnes l'avait emporté. + +Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à ces coutumes, à ces +règles puériles qui avaient tenu tant de place dans notre adolescence, +je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages du cahier inachevé. +Et c'est ainsi que je découvris de l'écriture sur d'autres feuillets. +Après quatre pages laissées en blanc on avait recommencé à écrire. + +C'était encore l'écriture de Meaulnes, mais rapide, mal formée, à peine +lisible; de petits paragraphes de largeurs inégales, séparés par des +lignes blanches. Parfois ce n'était qu'une phrase inachevée. Quelquefois +une date. Dès la première ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir là des +renseignements sur la vie passée de Meaulnes à Paris, des indices sur la +piste que je cherchais, et je descendis dans la salle à manger pour +parcourir à loisir, à la lumière du jour, l'étrange document. Il faisait +un jour d'hiver clair et agité. Tantôt le soleil vif dessinait les croix +des carreaux sur les rideaux blancs de la fenêtre, tantôt un vent +brusque jetait aux vitres une averse glacée. Et c'est devant cette +fenêtre, auprès du feu, que je lus ces lignes qui m'expliquèrent tant de +choses et dont voici la copie très exacte... + + + + +CHAPITRE XIV + +LE SECRET + + +Je suis passé une fois encore sous la fenêtre. La vitre est toujours +poussiéreuse et blanchie par le double rideau qui est derrière. Yvonne +de Galais l'ouvrirait-elle que je n'aurais rien à lui dire puisqu'elle +est mariée... Que faire, maintenant? Comment vivre?... + + * * * * * + +Samedi 13 février.--J'ai rencontré, sur le quai, cette jeune fille qui +m'avait renseigné au mois de juin, qui attendait comme moi devant la +maison fermée... Je lui ai parlé. Tandis qu'elle marchait, je regardais +de côté les légers défauts de son visage: une petite ride au coin des +lèvres, un peu d'affaissement aux joues, et de la poudre accumulée aux +ailes du nez. Elle c'est retournée tout d'un coup et me regardant bien +en face, peut-être parce qu'elle est plus belle de face que de profil, +elle m'a dit d'une voix brève: + +--Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez un jeune homme qui me faisait +la cour, autrefois, à Bourges. Il était même mon fiancé... + + * * * * * + +Cependant à la nuit pleine, sur le trottoir désert et mouillé qui +reflète la lueur d'un bec de gaz, elle s'est approchée de moi tout d'un +coup, pour me demander de l'emmener ce soir au théâtre avec sa soeur. Je +remarque pour la première fois qu'elle est habillée de deuil, avec un +chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure, un haut parapluie fin, +pareil à une canne. Et comme je suis tout près d'elle, quand je fais un +geste mes ongles griffent le crêpe de son corsage... Je fais des +difficultés pour accorder ce qu'elle demande. Fâchée, elle veut partir +tout de suite. Et c'est moi, maintenant qui la retiens et la prie. Alors +un ouvrier qui passe dans l'obscurité plaisante à mi-voix: + +--«N'y va pas, ma petite, il te ferait mal! + +Et nous sommes restés, tous les deux, interdits. + + * * * * * + +Au théâtre.--Les deux jeunes filles, mon amie qui s'appelle Valentine +Blondeau et sa soeur, sont arrivées avec de pauvres écharpes. + +Valentine est placée devant moi. A chaque instant elle se retourne, +inquiète, comme se demandant ce que je lui veux. Et moi, je me sens près +d'elle, presque heureux; je lui réponds chaque fois par un sourire. + +Tout autour de nous, il y avait des femmes trop décolletées. Et nous +plaisantions. Elle souriait d'abord, puis elle dit: «Il ne faut pas que +je rie. Moi aussi je suis trop décolletée». Et elle s'est enveloppée +dans son écharpe. En effet sous le carré de dentelle noire, on voyait +que, dans sa hâte à changer de toilette, elle avait refoulé le haut de +sa simple chemise montante. + + * * * * * + +Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de puéril; il y a dans son +regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux qui m'attire. Près +d'elle, le seul être au monde qui ait pu me renseigner sur les gens du +Domaine, je ne cesse de penser à mon étrange aventure de jadis... J'ai +voulu l'interroger de nouveau sur le petit hôtel du boulevard. Mais à +son tour, elle m'a posé des questions si gênantes que je n'ai su rien +répondre. Je sens que désormais nous serons, tous les deux, muets sur ce +sujet. Et pourtant je sais aussi que je la reverrai. A quoi bon? Et +pourquoi?... Suis-je condamné maintenant à suivre à la trace tout être +qui portera en soi le plus vague, le plus lointain relent de mon +aventure manquée?... + + * * * * * + +A minuit, seul, dans la rue déserte, je me demande ce que me veut cette +nouvelle et bizarre histoire? Je marche le long des maisons pareilles à +des boîtes en carton alignées, dans lesquelles tout un peuple dort. Et +je me souviens tout à coup d'une décision que j'avais prise l'autre +mois: j'avais résolu d'aller là -bas en pleine nuit, vers une heure du +matin, de contourner l'hôtel, d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer +comme un voleur et de chercher un indice quelconque qui me permît de +retrouver le Domaine perdu, pour la revoir, seulement la revoir... Mais +je suis fatigué. J'ai faim. Moi aussi je me suis hâté de changer de +costume, avant le théâtre, et je n'ai pas dîné... Agité, inquiet +pourtant, je reste longtemps assis sur le bord de mon lit, avant de me +coucher, en proie à un vague remords. Pourquoi? + + * * * * * + +Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni que je les reconduise, ni +me dire où elles demeuraient. Mais je les ai suivies aussi longtemps que +j'ai pu. Je sais qu'elles habitent une petite rue qui tourne aux +environs de Notre-Dame. Mais à quel numéro?... J'ai deviné qu'elles +étaient couturières ou modistes. + +En se cachant de sa soeur, Valentine m'a donné rendez-vous pour jeudi, à +quatre heures, devant le même théâtre où nous sommes allés. + +--Si je n'étais pas là jeudi, a-t-elle dit, revenez vendredi à la même +heure, puis samedi, et ainsi de suite, tous les jours. + + * * * * * + +Jeudi 18 février.--Je suis parti pour l'attendre dans le grand vent qui +charrie de la pluie. On se disait à chaque instant: il va finir par +pleuvoir... + +Je marche dans la demi-obscurité des rues, un poids sur le coeur. Il +tombe une goutte d'eau. Je crains qu'il ne pleuve: une averse peut +l'empêcher de venir. Mais le vent se reprend à souffler et la pluie ne +tombe pas cette fois encore. Là -haut, dans la grise après-midi du +ciel--tantôt grise et tantôt éclatante--un grand nuage a dû céder au +vent. Et je suis ici terré dans une attente misérable... + + * * * * * + +Devant le théâtre.--Au bout d'un quart d'heure je suis certain qu'elle +ne viendra pas. Du quai où je suis, je surveille au loin, sur le pont +par lequel elle aurait dû venir, le défilé des gens qui passent. +J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes en deuil que je vois +venir et je me sens presque de la reconnaissance pour celles qui, le +plus longtemps, le plus près de moi, lui ont ressemblé et m'ont fait +espérer... + + * * * * * + +Une heure d'attente.--Je suis las. A la tombée de la nuit, un gardien de +la paix traîne au poste voisin un voyou qui lui jette d'une voix +étouffée toutes les injures, toutes les ordures qu'il sait. L'agent est +furieux, pâle, muet... Dès le couloir il commence à cogner, puis il +referme sur eux la porte pour battre le misérable tout à l'aise... Il me +vient cette pensée affreuse que j'ai renoncé au paradis et que je suis +en train de piétiner aux portes de l'enfer. + +De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne cette rue étroite et +basse, entre la Seine et Notre-Dame, où je connais à peu près la place +de leur maison. Tout seul, je vais et viens. De temps à autre une bonne +ou une ménagère sort sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses +emplettes... Il n'y a rien, ici, pour moi, et je m'en vais... Je +repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit, sur la place où nous +devions nous attendre. Il y a plus de monde que tout à l'heure--une +foule noire... + + * * * * * + +Suppositions--Désespoir--Fatigue--Je me raccroche à cette pensée: +demain. Demain, à la même heure, en ce même endroit, je reviendrai +l'attendre. Et j'ai grand hâte que demain soit arrivé. Avec ennui +j'imagine la soirée d'aujourd'hui, puis la matinée du lendemain, que je +vais passer dans le désoeuvrement... Mais déjà cette journée n'est-elle +pas presque finie?... Rentré chez moi, près du feu, j'entends crier les +journaux du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque part dans la +ville, auprès de Notre-Dame, elle les entend aussi. + +Elle... Je veux dire: Valentine. + +Cette soirée que j'avais voulu escamoter me pèse étrangement. Tandis que +l'heure avance, que ce jour-là va bientôt finir et que déjà je le +voudrais fini, il y a des hommes qui lui ont confié tout leur espoir, +tout leur amour et leurs dernières forces. Il y a des hommes mourants, +d'autres qui attendent une échéance, et qui voudraient que ce ne soit +jamais demain. Il y en a d'autres pour qui demain pointera comme un +remords. D'autres qui sont fatigués, et cette nuit ne sera jamais assez +longue pour leur donner tout le repos qu'il faudrait. Et moi, moi qui a +perdu ma journée, de quel droit est-ce que j'ose appeler demain? + + * * * * * + +Vendredi soir.--J'avais pensé écrire à la suite: «Je ne l'ai pas revue». +Et tout aurait été fini. + +Mais en arrivant ce soir, à quatre heures, au coin du théâtre: la voici. +Fine et grave, vêtue de noir, mais avec de la poudre au visage et une +collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable. Un air à la fois +douloureux et malicieux. + +C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout de suite, qu'elle ne +viendra plus. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Et pourtant, à la tombée de la nuit, nous voici encore tous les deux, +marchant lentement l'un près de l'autre, sur le gravier des Tuileries. +Elle me raconte son histoire mais d'une façon si enveloppée que je +comprends mal. Elle dit: «mon amant» en parlant de ce fiancé qu'elle n'a +pas épousé. Elle le fait exprès, je pense, pour me choquer et pour que +je ne m'attache point à elle. + + * * * * * + +Il y a des phrases d'elle que je transcris de mauvaise grâce: + +«N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n'ai jamais fait que des +folies. + +»J'ai couru des chemins, toute seule. + +»J'ai désespéré mon fiancé. Je l'ai abandonné parce qu'il m'admirait +trop; il ne me voyait qu'en imagination et non point telle que j'étais. +Or, je suis pleine de défauts. Nous aurions été très malheureux.» + +A chaque instant, je la surprends en train de se faire plus mauvaise +qu'elle n'est. Je pense qu'elle veut se prouver à elle-même qu'elle a eu +raison jadis de faire la sottise dont elle parle, qu'elle n'a rien à +regretter et n'était pas digne du bonheur qui s'offrait à elle. + + * * * * * + +Une autre fois: + +--Ce qui me plaît en vous, m'a-t-elle dit en me regardant longuement, ce +qui me plaît en vous, je ne puis savoir pourquoi, ce sont mes +souvenirs... + + * * * * * + +Une autre fois: + +--Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous ne pensez. + +Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement: + +--Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce que vous m'aimez, vous aussi? +Vous aussi, vous allez me demander ma main?... + +J'ai balbutié. Je ne sais pas ce que j'ai répondu. Peut-être ai-je dit: +«oui». + + * * * * * + +Cette espèce de journal s'interrompait là . Commençaient alors des +brouillons de lettres illisibles, informes, raturés. Précaire +fiançailles!... La jeune fille, sur la prière de Meaulnes, avait +abandonné son métier. Lui s'était occupé des préparatifs du mariage. +Mais sans cesse repris par le désir de chercher encore, de partir encore +sur la trace de son amour perdu, il avait dû, sans doute, plusieurs fois +disparaître; et, dans ces lettres, avec un embarras tragique, il +cherchait à se justifier devant Valentine. + + + + +CHAPITRE XV + +LE SECRET _(suite)_ + + +Puis le journal reprenait. + +Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu'ils avaient fait tous les +deux à la campagne, je ne sais où. Mais, chose étrange, à partir de cet +instant, peut-être par un sentiment de pudeur secrète, le journal était +rédigé de façon si hachée, si informe, griffonné si hâtivement aussi, +que j'ai dû reprendre moi même et reconstituer toute cette partie de son +histoire. + + * * * * * + +14 juin.--Lorsqu'il s'éveilla de grand matin dans la chambre de +l'auberge, le soleil avait allumé les dessins rouges du rideau noir. Des +ouvriers agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en prenant le +café du matin: ils s'indignaient, en phrases rudes et paisibles, contre +un de leurs patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes entendait, +dans son sommeil, ce calme bruit. Car il n'y prit point garde d'abord. +Ce rideau semé de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales +montant dans la chambre silencieuse, tout cela se confondait dans +l'impression unique d'un réveil à la campagne, au début de délicieuses +grandes vacances. + +Il se leva, frappa doucement à la porte voisine, sans obtenir de +réponse, et l'entr'ouvrit sans bruit. Il aperçut alors Valentine et +comprit d'où lui venait tant de paisible bonheur. Elle dormait, +absolument immobile et silencieuse, sans qu'on l'entendît respirer, +comme un oiseau doit dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant aux +yeux fermés, ce visage si quiet qu'on eût souhaité ne l'éveiller et ne +le troubler jamais. + +Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer qu'elle ne dormait plus +que d'ouvrir les yeux et de regarder. + + * * * * * + +Dès qu'elle fut habillée, Meaulnes revint près de la jeune fille. + +--Nous sommes en retard, dit-elle. + +Et ce fut aussitôt comme une ménagère dans sa demeure. + +Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa les habits que Meaulnes +avait portés la veille et quand elle en vint au pantalon se désola. Le +bas des jambes était couvert d'une boue épaisse. Elle hésita, puis, +soigneusement, avec précaution, avant de le brosser, elle commença par +râper la première épaisseur de terre avec un couteau. + +--C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les gamins de Sainte-Agathe +quand ils étaient flanqués dans la boue. + +--Moi, c'est ma mère qui m'a enseigné cela, dit Valentine. + + * * * * * + +... Et telle était bien la compagne que devait souhaiter, avant son +aventure mystérieuse, le chasseur et le paysan qu'était le grand +Meaulnes. + + * * * * * + +15 juin.--A ce dîner, à la ferme, où grâce à leurs amis qui les avaient +présentés comme mari et femme, ils furent conviés, à leur grand ennui, +elle se montra timide comme une nouvelle mariée. + +On avait allumé les bougies de deux candélabres, à chaque bout de la +table couverte de toile blanche, comme à une paisible noce de campagne. +Les visages, dès qu'ils se penchaient, sous cette faible clarté, +baignaient dans l'ombre. + +Il y avait à la droite de Patrice (le fils du fermier) Valentine puis +Meaulnes, qui demeura taciturne jusqu'au bout, bien qu'on s'adressât +presque toujours à lui. Depuis qu'il avait résolu, dans ce village +perdu, afin d'éviter les commentaires, de faire passer Valentine pour sa +femme, un même regret, un même remords le désolaient. Et tandis que +Patrice, à la façon d'un gentilhomme campagnard, dirigeait le dîner: + +«C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce soir, dans une salle basse +comme celle-ci, une belle salle que je connais bien, présider le repas +de mes noces». + +Près de lui, Valentine refusait timidement tout ce qu'on lui offrait. On +eût dit une jeune paysanne. A chaque tentative nouvelle, elle regardait +son ami et semblait vouloir se réfugier contre lui. Depuis longtemps, +Patrice insistait vainement pour qu'elle vidât son verre, lorsqu'enfin +Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement: + +--Il faut boire, ma petite Valentine. + +Alors, docilement, elle but. Et Patrice félicita en souriant le jeune +homme d'avoir une femme aussi obéissante. + +Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient silencieux et +pensifs. Ils étaient fatigués, d'abord; leurs pieds trempés par la boue +de la promenade étaient glacés sur les carreaux lavés de la cuisine. Et +puis, de temps à autre, le jeune homme était obligé de dire: + +--Ma femme, Valentine, ma femme... + +Et chaque fois, en prononçant sourdement ce mot, devant ces paysans +inconnus, dans cette salle obscure, il avait l'impression de commettre +une faute. + + * * * * * + +17 juin.--L'après-midi de ce dernier jour commença mal. + +Patrice et sa femme les accompagnèrent à la promenade. Peu à peu, sur la +pente inégale couverte de bruyères, les deux couples se trouvèrent +séparés. Meaulnes et Valentine s'assirent entre les genévriers, dans un +petit taillis. + +Le vent portait des gouttes de pluie et le temps était bas. La soirée +avait un goût amer, semblait-il, le goût d'un tel ennui que l'amour même +ne le pouvait distraire. + +Longtemps ils restèrent là , dans leur cachette, abrités sous les +branches, parlant peu. Puis le temps se leva. Il fit beau. Ils crurent +que, maintenant, tout irait bien. + +Et ils commencèrent à parler d'amour, Valentine parlait, parlait... + +--Voici, disait-elle, ce que me promettait mon fiancé, comme un enfant +qu'il était: tout de suite nous aurions eu une maison, comme une +chaumière perdue dans la campagne. Elle était toute prête, disait-il. +Nous y serions arrivés comme au retour d'un grand voyage, le soir de +notre mariage, vers cette heure-ci qui est proche de la nuit. Et par les +chemins, dans la cour, cachés dans les bosquets, des enfants inconnus +nous auraient fait fête, criant: «Vive la mariée!»... Quelles folies! +n'est-ce pas? + +Meaulnes, interdit, soucieux, l'écoutait. Il retrouvait, dans tout cela, +comme l'écho d'une voix déjà entendue. Et il y avait aussi, dans le ton +de la jeune fille, lorsqu'elle contait cette histoire, un vague regret. + +Mais elle eut peur de l'avoir blessé. Elle se retourna vers lui, avec +élan, avec douceur. + +--A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que j'ai; quelque chose qui +ait été pour moi plus précieux que tout... et vous le brûlerez! + +Alors, en le regardant fixement, d'un air anxieux, elle sortit de sa +poche un petit paquet de lettres qu'elle lui tendit, les lettres de son +fiancé. + +Ah! tout de suite, il reconnut la fine écriture. Comment n'y avait-il +jamais pensé plus tôt! C'était l'écriture de Frantz le bohémien, qu'il +avait vue jadis sur le billet désespéré laissé dans la chambre du +Domaine... + +Ils marchaient maintenant sur une petite route étroite entre les +pâquerettes et les foins éclairés obliquement par le soleil de cinq +heures. Si grande était sa stupeur que Meaulnes ne comprenait pas encore +quelle déroute pour lui tout cela signifiait. Il lisait parce qu'elle +lui avait demandé de lire. Des phrases enfantines, sentimentales, +pathétiques... Celle-ci, dans la dernière lettre: + +«_... Ah! vous avez perdu le petit coeur, impardonnable petite +Valentine. Que va-t-il nous arriver? Enfin je ne suis pas +superstitieux..._» + +Meaulnes lisait, à demi aveuglé de regret et de colère, le visage +immobile, mais tout pâle, avec des frémissements sous les yeux. +Valentine, inquiète de le voir ainsi, regarda où il en était, et ce qui +le fâchait ainsi. + +--C'est, expliqua-t-elle très vite, un bijou qu'il m'avait donné en me +faisant jurer de le regarder toujours. C'étaient là de ses idées folles. + +Mais elle ne fit qu'exaspérer Meaulnes. + +--Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa poche. Pourquoi répéter +ce mot? Pourquoi n'avoir jamais voulu croire en lui? Je l'ai connu, +c'était le garçon le plus merveilleux du monde! + +--Vous l'avez connu, dit-elle au comble de l'émoi, vous avez connu +Frantz de Galais? + +--C'était mon ami le meilleur, c'était mon frère d'aventures, et voilà +que je lui ai pris sa fiancée! + +»Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous nous avez fait, vous qui +n'avez croire à rien. Vous êtes cause de tout. C'est vous qui avez tout +perdu! tout perdu!... + +Elle voulut lui parler, lui prendre la main, mais il la repoussa +brutalement. + +--Allez-vous-en. Laissez-moi. + +--Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage en feu, bégayant et +pleurant à demi, je partirai en effet. Je rentrerai à Bourges, chez +nous, avec ma soeur. Et si vous ne revenez pas me chercher, vous savez, +n'est-ce pas? que mon père est trop pauvre pour me garder; eh bien! je +repartirai pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai déjà fait +une fois, je deviendrai certainement une fille perdue, moi qui n'ai plus +de métier... + +Et elle s'en alla chercher ses paquets pour prendre le train, tandis que +Meaulnes, sans même la regarder partir, continuait à marcher au hasard. + + * * * * * + +Le journal s'interrompait de nouveau. + +Suivaient encore des brouillons de lettres, lettres d'un homme indécis, +égaré. Rentré à La Ferté-d'Angillon, Meaulnes écrivait à Valentine en +apparence pour lui affirmer sa résolution de ne jamais la revoir et lui +en donner des raisons précises, mais en réalité, peut-être, pour qu'elle +lui répondît. Dans une de ces lettres, il lui demandait ce que, dans son +désarroi, il n'avait pas même songé d'abord à lui demander: savait-elle +où se trouvait le Domaine tant cherché?... Dans une autre, il la +suppliait de se réconcilier avec Frantz de Galais. Lui-même se chargeait +de le retrouver... Toutes les lettres dont je voyais les brouillons +n'avaient pas dû être envoyées. Mais il avait dû écrire deux ou trois +fois, sans jamais obtenir de réponse. Ç'avait été pour lui une période +de combats affreux et misérables, dans un isolement absolu. L'espoir de +revoir jamais Yvonne de Galais s'étant complètement évanoui, il avait dû +peu à peu sentir sa grande résolution faiblir. Et d'après les pages qui +vont suivre,--les dernières de son journal,--j'imagine qu'il dut, un +beau matin du début des vacances, louer une bicyclette pour aller à +Bourges, visiter la cathédrale. + +Il était parti à la première heure, par la belle route droite entre les +bois, inventant en chemin mille prétextes à se présenter dignement, sans +demander une réconciliation, devant celle qu'il avait chassée. + +Les quatre dernières pages, que j'ai pu reconstituer racontaient ce +voyage et cette dernière faute... + + + + +CHAPITRE XVI + +LE SECRET _(fin)_ + + +25 août.--De l'autre côté de Bourges, à l'extrémité des nouveaux +faubourgs, il découvrit, après avoir longtemps cherché, la maison de +Valentine Blondeau. Une femme--la mère de Valentine--sur le pas de la +porte, semblait l'attendre. C'était une bonne figure de ménagère, +lourde, fripée, mais belle encore. Elle le regardai venir avec +curiosité, et lorsqu'il lui demanda: «si Mlles Blondeau étaient ici», +elle lui expliqua doucement, avec bienveillance, qu'elles étaient +rentrées à Paris depuis le 15 août. «Elles m'ont défendu de dire où +elles allaient, ajouta-t-elle, mais en écrivant à leur ancienne adresse +on ferait suivre leurs lettres.» + +En revenant sur ses pas, sa bicyclette à la main, à travers le jardinet, +il pensait: + +--Elle est partie... Tout est fini comme je l'ai voulu... C'est moi qui +l'ai forcée à cela. «Je deviendrai certainement une fille perdue», +disait-elle. Et c'est moi qui l'ai jetée là ! C'est moi qui ai perdu la +fiancée de Frantz! + +Et tout bas il se répétait avec folie: «Tant mieux! Tant mieux!» avec la +certitude que c'était bien «tant pis» au contraire et que, sous les yeux +de cette femme, avant d'arriver à la grille, il allait buter des deux +pieds et tomber sur les genoux. + + * * * * * + +Il ne pensa pas à déjeuner et s'arrêta dans un café où il écrivit +longuement à Valentine, rien que pour crier, pour se délivrer du cri +désespéré qui l'étouffait. Sa lettre répétait indéfiniment: «Vous avez +pu!... Vous avez pu!... Vous avez pu vous résigner à cela! Vous avez pu +vous perdre ainsi!» + +Près de lui des officiers buvaient. L'un d'eux racontait bruyamment une +histoire de femme qu'on entendait par bribes: «... Je lui ai dit... Vous +devez bien me connaître... Je fais la partie avec votre mari tous les +soirs!» Les autres riaient et, détournant la tête, crachaient derrière +les banquettes. Hâve et poussiéreux, Meaulnes les regardait comme un +mendiant. Il les imagina tenant Valentine sur leurs genoux. + + * * * * * + +Longtemps, à bicyclette, il erra autour de la cathédrale, se disant +obscurément: «En somme, c'est pour la cathédrale que j'étais venu.» Au +bout de toutes les rues, sur la place déserte, on la voyait monter +énorme et indifférente. Ces rues étaient étroites et souillées comme les +ruelles qui entourent les églises de village. Il y avait çà et là +l'enseigne d'une maison louche, une lanterne rouge... Meaulnes sentait +sa douleur perdue, dans ce quartier malpropre, vicieux, réfugié, comme +aux anciens âges, sous les arcs-boutants de la cathédrale. Il lui venait +une crainte de paysan, une répulsion pour cette église de la ville, où +tous les vices sont sculptés dans des cachettes, qui est bâtie entre les +mauvais lieux et qui n'a pas de remède pour les plus douleurs d'amour. + +Deux filles vinrent à passer, se tenant par la taille et le regardant +effrontément. Par dégoût ou par jeu, pour se venger de son amour ou pour +l'abîmer, Meaulnes les suivit lentement à bicyclette et l'une d'elles, +une misérable fille dont les rares cheveux blonds étaient tirés en +arrière par un faux chignon, lui donna rendez-vous pour six heures au +jardin de l'Archevêché, le jardin où Frantz, dans une de ses lettres, +donnait rendez-vous à la pauvre Valentine. + +Il ne dit pas non, sachant qu'à cette heure il aurait depuis longtemps +quitté la ville. Et de sa fenêtre basse, dans la rue en pente, elle +resta longtemps à lui faire des signes vagues. + + * * * * * + +Il avait hâte de reprendre son chemin. + +Avant de partir, il ne peut résister au morne désir de passer une +dernière fois devant la maison de Valentine. Il regarda de tous ses yeux +et put faire provision de tristesse. C'était une des dernières maisons +du faubourg et la rue devenait une route à partir de cet endroit... En +face, une sorte de terrain vague formait comme une petite place. Il n'y +avait personne aux fenêtres, ni dans la cour, nulle part. Seule, le long +d'un mur, traînant deux gamins en guenilles, une sale fille poudrée +passa. + +C'est là que l'enfance de Valentine s'était écoulée, là qu'elle avait +commencé à regarder le monde de ses yeux confiants et sages. Elle avait +travaillé, cousu, derrière ces fenêtres. Et Frantz était passé pour la +voir, lui sourire, dans cette rue de faubourg. Mais maintenant il n'y +avait plus rien, rien... La triste soirée durait et Meaulnes savait +seulement que quelque part, perdue, durant ce même après-midi, Valentine +regardait passer dans son souvenir cette place morne où jamais elle ne +viendrait plus. + + * * * * * + +Le long voyage qu'il lui restait à faire pour rentrer devait être son +dernier recours contre sa peine, sa dernière distraction forcée avant de +s'y enfoncer tout entier. + +Il partit. Aux environs de la route, dans la vallée, de délicieuses +maisons fermières, entre les arbres, au bord de l'eau, montraient leurs +pignons pointus garnis de treillis verts. Sans doute, là -bas, sur les +pelouses, des jeunes filles attentives parlaient de l'amour. On +imaginait, là -bas, des âmes, de belles âmes... + +Mais, pour Meaulnes, à ce moment, il n'existait plus qu'un seul amour, +cet amour mal satisfait qu'on venait de souffleter si cruellement, et la +jeune fille entre toutes qu'il eût dû protéger, sauvegarder, était +justement celle-là qu'il venait d'envoyer à sa perte. + + * * * * * + +Quelques lignes hâtives du journal m'apprenaient encore qu'il avait +formé le projet de retrouver Valentine coûte que coûte avant qu'il fût +trop tard. Une date, dans un coin de page, me faisait croire que c'était +là ce long voyage pour lequel Mme Meaulnes faisait des préparatifs, +lorsque j'étais venu à La Ferté-d'Angillon pour tout déranger. Dans la +mairie abandonnée, Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par un +beau matin de la fin du mois d'août--lorsque j'avais poussé la porte et +lui avait apporté la grande nouvelle qu'il n'attendait plus. Il avait +été repris, immobilisé, par son ancienne aventure, sans oser rien faire +ni rien avouer. Alors avaient commencé le remords, le regret et la +peine, tantôt étouffés, tantôt triomphants, jusqu'au jour des noces où +le cri du bohémien dans les sapins lui avait théâtralement rappelé son +premier serment de jeune homme. + + * * * * * + +Sur ce même cahier de devoirs mensuels, il avait encore griffonné +quelques mots en hâte, à l'aube, avant de quitter, avec sa +permission,--mais pour toujours--Yvonne de Galais, son épouse depuis la +veille: + +«Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste des deux bohémiens qui +sont venus hier dans la sapinière et qui sont partis vers l'est à +bicyclette. Je ne reviendrai près d'Yvonne que si je puis ramener avec +moi et installer dans la «maison de Frantz» Frantz et Valentine mariés. + + * * * * * + +«Ce manuscrit, que j'avais commencé comme un journal secret et qui est +devenu ma confession, sera, si je ne reviens pas, la propriété de mon +ami François Seurel». + + * * * * * + +Il avait dû glisser le cahier en hâte sous les autres, refermer à clef +son ancienne petite malle d'étudiant, et disparaître. + + + + +ÉPILOGUE + + +Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir jamais mon compagnon, et +de mornes jours s'écoulaient dans l'école paysanne, de tristes jours +dans la maison déserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous que je lui +avais fixé, et d'ailleurs ma tante Moinel ne savait plus depuis +longtemps où habitait Valentine. + +La seule joie des Sablonnières, ce fut bientôt la petite fille qu'on +avait pu sauver. A la fin de septembre, elle s'annonçait même comme une +solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an. Cramponnée aux +barreaux des chaises, elle les poussait toute seule, s'essayant à +marcher sans prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre qui +réveillait longuement les échos sourds de la demeure abandonnée. Lorsque +je la tenais dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui donne un +baiser. Elle avait une façon sauvage et charmante en même temps de +frétiller et de me repousser la figure avec sa petite main ouverte, en +riant aux éclats. De toute sa gaieté, de toute sa violence enfantine, on +eût dit qu'elle allait chasser le chagrin qui pesait sur la maison +depuis sa naissance. Je me disais parfois: «Sans doute, malgré cette +sauvagerie, sera-t-elle un peu mon enfant». Mais une fois encore la +Providence en décida autrement. + + * * * * * + +Un dimanche matin de la fin de septembre, je m'étais levé de fort bonne +heure, avant même la paysanne qui avait la garde de la petite fille. Je +devais aller pêcher au Cher avec deux hommes de Saint-Benoist et Jasmin +Delouche. Souvent ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec moi +pour de grandes parties de braconnage: pêches à la main, la nuit, pêches +aux éperviers prohibés... Tout le temps de l'été, nous partions les +jours de congé, dès l'aube, et nous ne rentrions qu'à midi. C'était le +gagne-pain de presque tous ces hommes. Quant à moi, c'était mon seul +passe-temps, les seules aventures qui me rappelassent les équipées de +jadis. Et j'avais fini par prendre goût à ces randonnées, à ces longues +pêches le long de la rivière ou dans les roseaux de l'étang. + +Ce matin-là , j'étais donc debout, à cinq heures et demie, devant la +maison, sous un petit hangar adossé au mur qui séparait le jardin +anglais des Sablonnières du jardin potager de la ferme. J'étais occupé à +démêler mes filets que j'avais jetés en tas, le jeudi d'avant. + +Il ne faisait pas jour tout à fait; c'était le crépuscule d'un beau +matin de septembre; et le hangar où je démêlais à la hâte mes engins se +trouvait à demi plongé dans la nuit. + +J'étais là silencieux et affairé lorsque soudain j'entendis la grille +s'ouvrir, un pas crier sur le gravier. + +--Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus tôt que je n'aurais cru. Et moi +qui ne suis pas prêt!... + +Mais l'homme qui entrait dans la cour m'était inconnu. C'était, autant +que je pus distinguer, un grand gaillard barbu habillé comme un chasseur +ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver là où les autres savaient +que j'étais toujours, à l'heure de nos rendez-vous, il gagna directement +la porte d'entrée. + +--Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs amis qu'ils auront convié +sans me le dire et ils l'auront envoyé en éclaireur. + +L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la porte. Mais je +l'avais refermée, aussitôt sorti. Il fit de même à l'entrée de la +cuisine. Puis, hésitant un instant, il tourna vers moi, éclairée par le +demi-jour, sa figure inquiète. Et c'est alors seulement que je reconnus +le grand Meaulnes. + +Un long moment je restai là , effrayé, désespéré, repris soudain par +toute la douleur qu'avait réveillée son retour. Il avait disparu +derrière la maison, en avait fait le tour, et il revenait, hésitant. + +Alors je m'avançai vers lui, et sans rien dire, je l'embrassai en +sanglotant. Tout de suite, il comprit: + +--Ah! dit-il d'une voix brève, elle est morte, n'est-ce pas? + +Et il resta là , debout, sourd, immobile et terrible. Je le pris par le +bras et doucement je l'entraînai vers la maison. Il faisait jour +maintenant. Tout de suite, pour que le plus dur fût accompli, je lui fis +monter l'escalier qui menait vers la chambre de la morte. Sitôt entré; +il tomba à deux genoux devant le lit et, longtemps, resta la tête +enfouie dans ses deux bras. + +Il se releva enfin, les yeux égarés, titubant, ne sachant où il était. +Et, toujours le guidant par le bras, j'ouvris la porte qui faisait +communiquer cette chambre avec celle de la petite fille. Elle s'était +éveillée toute seule--pendant que sa nourrice était en bas--et, +délibérément, s'était assise dans son berceau. On voyait tout juste sa +tête étonnée, tournée vers nous. + +--Voici ta fille, dis-je. + +Il eut un sursaut et me regarda. + +Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il ne put pas bien la voir +d'abord, parce qu'il pleurait. Alors, pour détourner un peu ce grand +attendrissement et ce flot de larmes, tout en la tenant très serrée +contre lui, assise sur son bras droit, il tourna vers moi sa tête +baissée et me dit: + +--Je les ai ramenés, les deux autres... Tu iras les voir dans leur +maison. + + * * * * * + +Et en effet, au début de la matinée, lorsque je m'en allai, tout pensif +et presque heureux vers la maison de Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait +jadis montrée déserte, j'aperçus de loin une manière de jeune ménagère +en collerette, qui balayait le pas de sa porte, objet de curiosité et +d'enthousiasme pour plusieurs petits vachers endimanchés qui s'en +allaient à la messe... + + * * * * * + +Cependant la petite fille commençait à s'ennuyer d'être serrée ainsi, et +comme Augustin, la tête penchée de côté pour cacher et arrêter ses +larmes, continuait à ne pas la regarder, elle lui flanqua une grande +tape de sa petite main sur sa bouche barbue et mouillée. + +Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit sauter au bout de ses +bras et la regarda avec une espèce de rire. Satisfaite, elle battit des +mains... + +Je m'étais légèrement reculé pour mieux les voir. Un peu déçu et +pourtant émerveillé, je comprenais que la petite fille avait enfin +trouvé là le compagnon qu'elle attendait obscurément... La seule joie +que m'eût laissée le grand Meaulnes, je sentais bien qu'il était revenu +pour me la prendre. Et déjà je l'imaginais, la nuit, enveloppant sa +fille dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures. + + +FIN + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + +PREMIÈRE PARTIE + + I.--Le Pensionnaire. 1 + II.--Après quatre heures. 12 + III.--«Je fréquentais la boutique d'un vannier». 17 + IV.--L'Évasion. 24 + V.--La Voiture qui revient. 31 + VI.--On frappe au carreau. 37 + VII.--Le Gilet de soie. 46 + VIII.--L'Aventure. 55 + IX.--Une Halte. 60 + X.--La Bergerie. 66 + XI.--Le Domaine mystérieux. 71 + XII.--La Chambre de Wellington. 78 + XIII.--La Fête étrange. 82 + XIV.--La Fête étrange (suite). 88 + XV.--La Rencontre. 96 + XVI.--Frantz de Galais. 108 + XVII--La Fête étrange (fin). 117 + +DEUXIÈME PARTIE + + I.--Le grand Jeu. 125 + II.--Nous tombons dans une embuscade. 133 + III.--Les Bohémiens à l'école. 140 + IV.--Où il est question du Domaine mystérieux. 150 + V.--L'Homme aux espadrilles. 159 + VI.--Une Dispute dans la coulisse. 165 + VII.--Le Bohémien enlève son bandeau. 171 + VIII.--Les Gendarmes! 176 + IX.--A la recherche du sentier perdu. 180 + X.--La Lessive. 191 + XI.--Je trahis. 197 + XII.--Les trois lettres de Meaulnes. 204 + +TROISIÈME PARTIE + + I.--La Baignade. 213 + II.--Chez Florentin. 222 + III.--Une Apparition. 235 + IV.--La grande Nouvelle. 246 + V.--La Partie de Plaisir. 255 + VI.--La Partie de Plaisir (fin). 264 + VII.--Le Jour des Noces. 276 + VIII.--L'Appel de Frantz. 281 + IX.--Les Gens heureux. 288 + X.--La «Maison de Frantz». 296 + XI.--Conversation sous la Pluie. 306 + XII.--Le Fardeau. 315 + XIII.--Le Cahier de Devoirs mensuels. 326 + XIV.--Le Secret. 331 + XV.--Le Secret (suite). 341 + XVI.--Le Secret (fin). 351 + Épilogue. 358 + + +IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--15822-9-13. + + + + +EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE + + + Maurice BARRÈS + DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE + LA COLLINE INSPIRÉE + Un volume in-18 Prix: 3 fr. 50 c. + + Paul SOUDAY + LES LIVRES DU TEMPS + Un volume in-18 Prix: 3 fr. 50 c. + + Jérôme et Jean THARAUD + LA TRAGÉDIE DE RAVAILLAC + Un volume in-18 Prix: 3 fr. 50 c. + + Julien BENDA + L'ORDINATION + Un volume in-18 Prix: 3 fr. 50 c. + + +PARIS.--IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE.--15824-10-13. + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES *** + +***** This file should be named 5781-0.txt or 5781-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/5/7/8//5781/ + +Updated editions will replace the previous one--the old editions will +be renamed. + +Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright +law means that no one owns a United States copyright in these works, +so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United +States without permission and without paying copyright +royalties. 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Redistribution is subject to the +trademark license, especially commercial redistribution. + +START: FULL LICENSE + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full +Project Gutenberg-tm License available with this file or online at +www.gutenberg.org/license. + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project +Gutenberg-tm electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms +of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at +www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you +will have to check the laws of the country where you are located before +using this ebook. + +Title: Le grand Meaulnes + +Author: Alain-Fournier + +Posting Date: November 11, 2020 [EBook #5781] +Release Date: May, 2004 +First Posted: July 21, 2003 + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +Produced by: Walter Debeuf, updated by Laurent Vogel (using images + generously made available by the Bibliothèque nationale de + France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES *** +</pre><p class="c large">ALAIN-FOURNIER</p> + +<h1><span class="small">LE</span><br /> +GRAND MEAULNES</h1> + +<p class="c">PARIS<br /> +ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS<br /> +100, <span class="small">RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ</span>, 100<br /> +<span class="small">PLACE BEAUVAU</span></p> + +<p class="c">1913</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em small">Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptations +réservés pour tous pays</p> + +<p class="c small"><i lang="en" xml:lang="en">Copyright by Émile-Paul frères, 1913.</i></p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em">Exemplaire tiré spécialement pour l'Auteur.</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em"><i>A ma sœur Isabelle</i></p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c large">LE GRAND MEAULNES</p> + + + + +<h2 class="nobreak">PREMIÈRE PARTIE</h2> + + + + +<h3 id="p1ch1">CHAPITRE PREMIER<br /> +<span class="small">LE PENSIONNAIRE</span></h3> + + +<p>Il arriva chez nous un dimanche de novembre +189…</p> + +<p>Je continue à dire «chez nous», bien que la +maison ne nous appartienne plus. Nous avons +quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous +n'y reviendrons certainement jamais.</p> + +<p>Nous habitions les bâtiments du <i>Cours Supérieur</i> +de Sainte-Agathe. Mon père, que j'appelais +M. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait à +la fois le Cours supérieur, où l'on préparait le +brevet d'instituteur, et le Cours moyen. Ma mère +faisait la petite classe.</p> + +<p>Une longue maison rouge, avec cinq portes +vitrées, sous des vignes vierges, à l'extrémité du +bourg; une cour immense avec préaux et buanderie, +qui ouvrait en avant sur le village par un +grand portail; sur le côté nord, la route où donnait +une petite grille et qui menait vers La Gare, +à trois kilomètres; au sud et par derrière, des +champs, des jardins et des prés qui rejoignaient +les faubourgs… tel est le plan sommaire de cette +demeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentés +et les plus chers de ma vie—demeure +d'où partirent et où revinrent se briser, comme +des vagues sur un rocher désert, nos aventures.</p> + +<p>Le hasard des «changements», une décision +d'inspecteur ou de préfet, nous avaient conduits +là . Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps, +une voiture de paysan, qui précédait notre ménage, +nous avait déposés, ma mère et moi, devant +la petite grille rouillée. Des gamins qui volaient +des pêches dans le jardin s'étaient enfuis silencieusement +par les trous de la haie… Ma mère, +que nous appelions Millie, et qui était bien la +ménagère la plus méthodique que j'aie jamais +connue, était entrée aussitôt dans les pièces remplies +de paille poussiéreuse, et tout de suite elle +avait constaté avec désespoir, comme à chaque +«déplacement», que nos meubles ne tiendraient +jamais dans une maison si mal construite… Elle +était sortie pour me confier sa détresse. Tout en +me parlant, elle avait essuyé doucement avec son +mouchoir ma figure d'enfant noircie par le +voyage. Puis elle était rentrée faire le compte de +toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner +pour rendre le logement habitable… Quant à moi, +coiffé d'un grand chapeau de paille à rubans, j'étais +resté là , sur le gravier de cette cour étrangère, +à attendre, à fureter petitement autour du +puits et sous le hangar.</p> + +<p>C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui +notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver +le lointain souvenir de cette première soirée d'attente +dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce +sont d'autres attentes que je me rappelle; déjà , +les deux mains appuyées aux barreaux du portail, +je me vois épiant avec anxiété quelqu'un qui +va descendre la grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer +la première nuit que je dus passer dans +ma mansarde, au milieu des greniers du premier +étage, déjà ce sont d'autres nuits que je me rappelle; +je ne suis plus seul dans cette chambre; une +grande ombre inquiète et amie passe le long des +murs et se promène. Tout ce paysage paisible—l'école, +le champ du père Martin, avec ses trois +noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque +jour par des femmes en visite…—est à jamais, +dans ma mémoire, agité, transformé par la présence +de celui qui bouleversa toute notre adolescence +et dont la fuite même ne nous a pas laissé +de repos.</p> + +<hr /> + + +<p>Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce +pays lorsque Meaulnes arriva.</p> + +<p>J'avais quinze ans. C'était un froid dimanche +de novembre, le premier jour d'automne qui fît +songer à l'hiver. Toute la journée, Millie avait +attendu une voiture de La Gare qui devait lui +apporter un chapeau pour la mauvaise saison. +Le matin, elle avait manqué la messe; et jusqu'au +sermon, assis dans le chœur avec les autres enfants, +j'avais regardé anxieusement du côté des +cloches, pour la voir entrer avec son chapeau +neuf.</p> + +<p>Après midi, je dus partir seul à vêpres.</p> + +<p>—D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en +brossant de sa main mon costume d'enfant, même +s'il était arrivé, ce chapeau, il aurait bien fallu +sans doute, que je passe mon dimanche à le +refaire.</p> + +<p>Souvent nos dimanches d'hiver se passaient +ainsi. Dès le matin, mon père s'en allait au loin, +sur le bord de quelque étang couvert de brume, +pêcher le brochet dans une barque; et ma mère, +retirée jusqu'à la nuit dans sa chambre obscure, +rafistolait d'humbles toilettes. Elle s'enfermait +ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi +pauvre qu'elle mais aussi fière, vînt la surprendre. +Et moi, les vêpres finies, j'attendais, en lisant +dans la froide salle à manger, qu'elle ouvrît la +porte pour me montrer comment ça lui allait.</p> + +<p>Ce dimanche-là , quelque animation devant l'église +me retint dehors après vêpres. Un baptême, +sous le porche, avait attroupé des gamins. Sur la +place, plusieurs hommes du bourg avaient revêtu +leurs vareuses de pompiers; et, les faisceaux formés, +transis et battant la semelle, ils écoutaient +Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la +théorie…</p> + +<p>Le carillon du baptême s'arrêta soudain, comme +une sonnerie de fête qui se serait trompée de jour +et d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme +en bandoulière emmenèrent la pompe au petit +trot; et je les vis disparaître au premier tournant, +suivis de quatre gamins silencieux, écrasant de +leurs grosses semelles les brindilles de la route +givrée où je n'osais pas les suivre.</p> + +<p>Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant +que le café Daniel, où j'entendais sourdement +monter puis s'apaiser les discussions des buveurs. +Et, frôlant le mur bas de la grande cour qui +isolait notre maison du village, j'arrivai un peu +anxieux de mon retard, à la petite grille.</p> + +<p>Elle était entr'ouverte et je vis aussitôt qu'il se +passait quelque chose d'insolite.</p> + +<p>En effet, à la porte de la salle à manger—la +plus rapprochée des cinq portes vitrées qui donnaient +sur la cour—une femme aux cheveux +gris, penchée, cherchait à voir au travers des +rideaux. Elle était petite, coiffée d'une capote de +velours noir à l'ancienne mode. Elle avait un +visage maigre et fin, mais ravagé par l'inquiétude; +et je ne sais quelle appréhension, à sa vue, m'arrêta +sur la première marche, devant la grille.</p> + +<p>—Où est-il passé? mon Dieu! disait-elle à +mi-voix. Il était avec moi tout à l'heure. Il a +déjà fait le tour de la maison. Il s'est peut-être +sauvé…</p> + +<p>Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau +trois petits coups à peine perceptibles.</p> + +<p>Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue. +Millie, sans doute, avait reçu le chapeau de +La Gare, et sans rien entendre, au fond de la +chambre rouge, devant un lit semé de vieux +rubans et de plumes défrisées, elle cousait, +décousait, rebâtissait sa médiocre coiffure… En +effet, lorsque j'eus pénétré dans la salle à manger, +immédiatement suivi de la visiteuse, ma mère +apparut tenant à deux mains sur la tête des fils de +laiton, des rubans et des plumes, qui n'étaient +pas encore parfaitement équilibrés… Elle me sourit, +de ses yeux bleus fatigués d'avoir travaillé +à la chute du jour, et s'écria:</p> + +<p>—Regarde! Je t'attendais pour te montrer…</p> + +<p>Mais, apercevant cette femme assise dans le +grand fauteuil, au fond de la salle, elle s'arrêta, +déconcertée. Bien vite, elle enleva sa coiffure, et, +durant toute la scène qui suivit, elle la tint contre +sa poitrine, renversée comme un nid dans son +bras droit replié.</p> + +<p>La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux, +un parapluie et un sac de cuir, avait commencé +de s'expliquer, en balançant légèrement la +tête et en faisant claquer sa langue comme une +femme en visite. Elle avait repris tout son aplomb. +Elle eut même, dès qu'elle parla de son fils, un +air supérieur et mystérieux qui nous intrigua.</p> + +<p>Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de +La Ferté-d'Angillon, à quatorze kilomètres de +Sainte-Agathe. Veuve—et fort riche, à ce qu'elle +nous fit comprendre—elle avait perdu le cadet +de ses deux enfants, Antoine, qui était mort un +soir au retour de l'école, pour s'être baigné avec +son frère dans un étang malsain. Elle avait décidé +de mettre l'aîné, Augustin, en pension chez nous +pour qu'il pût suivre le Cours Supérieur.</p> + +<p>Et aussitôt elle fit l'éloge de ce pensionnaire +qu'elle nous amenait. Je ne reconnaissais plus la +femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbée +devant la porte, une minute auparavant, avec cet +air suppliant et hagard de poule qui aurait perdu +l'oiseau sauvage de sa couvée.</p> + +<p>Ce qu'elle contait de son fils avec admiration +était fort surprenant: il aimait à lui faire plaisir, +et parfois il suivait le bord de la rivière, jambes +nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter +des œufs de poules d'eau, de canards sauvages, +perdus dans les ajoncs… Il tendait aussi des +nasses… L'autre nuit, il avait découvert dans le +bois une faisane prise au collet…</p> + +<p>Moi qui n'osais plus rentrer à la maison quand +j'avais un accroc à ma blouse, je regardais +Millie avec étonnement.</p> + +<p>Mais ma mère n'écoutait plus. Elle fit même +signe à la dame de se taire; et, déposant avec +précaution son «nid» sur la table, elle se leva +silencieusement comme pour aller surprendre +quelqu'un…</p> + +<p>Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où +s'entassaient les pièces d'artifice noircies du dernier +Quatorze Juillet, un pas inconnu, assuré, +allait et venait, ébranlant le plafond, traversait +les immenses greniers ténébreux du premier +étage, et se perdait enfin vers les chambres +d'adjoints abandonnées où l'on mettait sécher le +tilleul et mûrir les pommes.</p> + +<p>—Déjà , tout à l'heure, j'avais entendu ce bruit +dans les chambres du bas, dit Millie à mi-voix, et je +croyais que c'était toi, François, qui étais rentré…</p> + +<p>Personne ne répondit. Nous étions debout tous +les trois, le cœur battant, lorsque la porte des +greniers qui donnait sur l'escalier de la cuisine +s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa +la cuisine, et se présenta dans l'entrée +obscure de la salle à manger.</p> + +<p>—C'est toi, Augustin? dit la dame.</p> + +<p>C'était un grand garçon de dix-sept ans environ. +Je ne vis d'abord de lui, dans la nuit tombante, +que son chapeau de feutre paysan coiffé en +arrière et sa blouse noire sanglée d'une ceinture +comme en portent les écoliers. Je pus distinguer +aussi qu'il souriait…</p> + +<p>Il m'aperçut, et, avant que personne eût pu lui +demander aucune explication:</p> + +<p>—Viens-tu dans la cour? dit-il.</p> + +<p>J'hésitai une seconde. Puis, comme Millie ne +me retenait pas, je pris ma casquette et j'allai +vers lui. Nous sortîmes par la porte de la cuisine +et nous allâmes au préau, que l'obscurité envahissait +déjà . A la lueur de la fin du jour, je +regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez +droit, à la lèvre duvetée.</p> + +<p>—Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier. +Tu n'y avais donc jamais regardé?</p> + +<p>Il tenait à la main une petite roue en bois +noirci; un cordon de fusées déchiquetées courait +tout autour; ç'avait dû être le soleil ou la lune +au feu d'artifice du Quatorze Juillet.</p> + +<p>—Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous +allons toujours les allumer, dit-il d'un ton tranquille +et de l'air de quelqu'un qui espère bien +trouver mieux par la suite.</p> + +<p>Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait +les cheveux complètement ras comme un paysan. +Il me montra les deux fusées avec leurs bouts de +mèche en papier que la flamme avait coupés, +noircis, puis abandonnés. Il planta dans le sable +le moyeu de la roue, tira de sa poche—à mon +grand étonnement, car cela nous était formellement +interdit—une boîte d'allumettes. Se baissant +avec précaution, il mit le feu à la mèche. +Puis, me prenant par la main, il m'entraîna vivement +en arrière.</p> + +<p>Un instant après, ma mère qui sortait sur le +pas de la porte, avec la mère de Meaulnes, après +avoir débattu et fixé le prix de pension, vit jaillir +sous le préau, avec un bruit de soufflet, deux +gerbes d'étoiles rouges et blanches; et elle put +m'apercevoir, l'espace d'une seconde, dressé dans +la lueur magique, tenant par la main le grand +gars nouveau venu et ne bronchant pas…</p> + +<p>Cette fois encore, elle n'osa rien dire.</p> + +<p>Et le soir, au dîner, il y eut, à la table de +famille, un compagnon silencieux, qui mangeait, +la tête basse, sans se soucier de nos trois regards +fixés sur lui.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch2">CHAPITRE II<br /> +<span class="small">APRÈS QUATRE HEURES…</span></h3> + + +<p>Je n'avais guère été, jusqu'alors, courir dans les +rues avec les gamins du bourg. Une coxalgie, dont +j'ai souffert jusque vers cette année 189…, m'avait +rendu craintif et malheureux. Je me vois encore +poursuivant les écoliers alertes dans les ruelles +qui entouraient la maison, en sautillant misérablement +sur une jambe…</p> + +<p>Aussi ne me laissait-on guère sortir. Et je me +rappelle que Millie, qui était très fière de moi, me +ramena plus d'une fois à la maison, avec force +taloches, pour m'avoir ainsi rencontré, sautant à +cloche-pied, avec les garnements du village.</p> + +<p>L'arrivée d'Augustin Meaulnes, qui coïncida +avec ma guérison, fut le commencement d'une vie +nouvelle.</p> + +<p>Avant sa venue, lorsque le cours était fini, à +quatre heures, une longue soirée de solitude commençait +pour moi. Mon père transportait le feu du +poêle de la classe dans la cheminée de notre salle à +manger; et peu à peu les derniers gamins attardés +abandonnaient l'école refroidie où roulaient des +tourbillons de fumée. Il y avait encore quelques +jeux, des galopades dans la cour; puis la nuit +venait; les deux élèves qui avaient balayé la +classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons +et leurs pèlerines, et ils partaient bien vite, leur +panier au bras, en laissant le grand portail ouvert…</p> + +<p>Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je +restais au fond de la mairie, enfermé dans le +cabinet des archives plein de mouches mortes, +d'affiches battant au vent, et je lisais assis sur +une vieille bascule, auprès d'une fenêtre qui donnait +sur le jardin.</p> + +<p>Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme +voisine commençaient à hurler et que le carreau +de notre petite cuisine s'illuminait, je rentrais +enfin. Ma mère avait commencé de préparer le +repas. Je montais trois marches de l'escalier du +grenier; je m'asseyais sans rien dire, et, la tête +appuyée aux barreaux froids de la rampe, je la +regardais allumer son feu dans l'étroite cuisine où +vacillait la flamme d'une bougie…</p> + +<p>Mais quelqu'un est venu qui m'a enlevé à tous +ces plaisirs d'enfant paisible. Quelqu'un a soufflé +la bougie qui éclairait pour moi le doux visage +maternel penché sur le repas du soir. Quelqu'un +a éteint la lampe autour de laquelle nous étions +une famille heureuse, à la nuit, lorsque mon père +avait accroché les volets de bois aux portes +vitrées. Et celui-là , ce fut Augustin Meaulnes, +que les autres élèves appelèrent bientôt le grand +Meaulnes.</p> + +<p>Dès qu'il fut pensionnaire chez nous, c'est-à -dire +dès les premiers jours de décembre, l'école +cessa d'être désertée le soir, après quatre heures. +Malgré le froid de la porte battante, les cris des +balayeurs et leurs seaux d'eau, il y avait toujours, +après le cours, dans la classe, une vingtaine de +grands élèves, tant de la campagne que du bourg, +serrés autour de Meaulnes. Et c'étaient de longues +discussions, des disputes interminables, au milieu +desquelles je me glissais avec inquiétude et plaisir.</p> + +<p>Meaulnes ne disait rien; mais c'était pour lui +qu'à chaque instant l'un des plus bavards s'avançait +au milieu du groupe, et, prenant à témoin +tour à tour chacun de ses compagnons, qui l'approuvaient +bruyamment, racontait quelque longue +histoire de maraude, que tous les autres suivaient, +le bec ouvert, en riant silencieusement.</p> + +<p>Assis sur un pupitre, en balançant les jambes, +Meaulnes réfléchissait. Aux bons moments, il riait +aussi, mais doucement, comme s'il eût réservé +ses éclats de rire pour quelque meilleure histoire, +connue de lui seul. Puis, à la nuit tombante, +lorsque la lueur des carreaux de la classe n'éclairait +plus le groupe confus de jeunes gens, +Meaulnes se levait soudain et, traversant le cercle +pressé:</p> + +<p>—Allons, en route! criait-il.</p> + +<p>Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs +cris jusqu'à la nuit noire, dans le haut du bourg…</p> + +<hr /> + + +<p>Il m'arrivait maintenant de les accompagner. +Avec Meaulnes, j'allais à la porte des écuries des +faubourgs, à l'heure où l'on trait les vaches… +Nous entrions dans les boutiques, et, du fond de +l'obscurité, entre deux craquements de son métier, +le tisserand disait:</p> + +<p>—Voilà les étudiants!</p> + +<p>Généralement, à l'heure du dîner, nous nous +trouvions tout près du <i>Cours</i>, chez Desnoues, le +charron, qui était aussi maréchal. Sa boutique +était une ancienne auberge, avec de grandes +portes à deux battants qu'on laissait ouvertes. De +la rue on entendait grincer le soufflet de la forge +et l'on apercevait à la lueur du brasier, dans ce +lieu obscur et tintant, parfois des gens de campagne +qui avaient arrêté leur voiture pour causer +un instant, parfois un écolier comme nous, +adossé à une porte, qui regardait sans rien dire. +Et c'est là que tout commença, environ huit +jours avant Noël.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch3">CHAPITRE III<br /> +<span class="small">«JE FRÉQUENTAIS LA BOUTIQUE D'UN VANNIER»</span></h3> + + +<p>La pluie était tombée tout le jour, pour ne +cesser qu'au soir. La journée avait été mortellement +ennuyeuse. Aux récréations, personne ne +sortait. Et l'on entendait mon père, M. Seurel, +crier à chaque minute, dans la classe:</p> + +<p>—Ne sabotez donc pas comme ça, les gamins!</p> + +<p>Après la dernière récréation de la journée, ou, +comme nous disions, après le dernier «quart d'heure», +M. Seurel, qui depuis un instant marchait +le long en large pensivement, s'arrêta, frappa +un grand coup de règle sur la table, pour faire cesser +le bourdonnement confus des fins de classe où +l'on s'ennuie, et, dans le silence attentif, demanda:</p> + +<p>—Qui est-ce qui ira demain en voiture à +La Gare avec François, pour chercher M. et M<sup>me</sup> +Charpentier?</p> + +<p>C'étaient mes grands-parents: grand-père +Charpentier, l'homme au grand burnous de laine +grise, le vieux garde forestier en retraite, avec +son bonnet de poil de lapin qu'il appelait son +képi… Les petits gamins le connaissaient bien. +Les matins, pour se débarbouiller, il tirait un seau +d'eau, dans lequel il barbotait, à la façon des +vieux soldats en se frottant vaguement la barbiche. +Un cercle d'enfants, les mains derrière le dos, +l'observaient avec une curiosité respectueuse… +Et ils connaissaient aussi grand'mère Charpentier, +la petite paysanne, avec sa capote tricotée, parce +que Millie l'amenait, au moins une fois, dans la +classe des plus petits.</p> + +<p>Tous les ans, nous allions les chercher, quelques +jours avant Noël, à la Gare, au train de +4 h. 2. Ils avaient, pour nous voir, traversé tout +le département, chargés de ballots de châtaignes +et de victuailles pour Noël enveloppées dans des +serviettes. Dès qu'ils avaient passé, tous les deux, +emmitouflés, souriants et un peu interdits, le +seuil de la maison, nous fermions sur eux toutes +les portes, et c'était une grande semaine de plaisir +qui commençait…</p> + +<p>Il fallait pour conduire avec moi la voiture qui +devait les ramener, il fallait quelqu'un de sérieux +qui ne nous versât pas dans un fossé, et d'assez +débonnaire aussi, car le grand-père Charpentier +jurait facilement et la grand-mère était un peu +bavarde.</p> + +<p>A la question de M. Seurel, une dizaine de voix +répondirent, criant ensemble:</p> + +<p>—Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes!</p> + +<p>Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre.</p> + +<p>Alors ils crièrent:</p> + +<p>—Fromentin!</p> + +<p>D'autres:</p> + +<p>—Jasmin Delouche!</p> + +<p>Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs +monté sur sa truie au triple galop, criait: +«Moi! Moi!», d'une voix perçante.</p> + +<p>Dutremblay et Mouchebœuf se contentaient de +lever timidement la main.</p> + +<p>J'aurais voulu que ce fût Meaulnes. Ce petit +voyage en voiture à âne serait devenu un événement +plus important. Il le désirait aussi, mais +il affectait de se taire dédaigneusement. Tous les +grands élèves s'étaient assis comme lui sur la +table, à revers, les pieds sur le banc, ainsi que +nous faisions dans les moments de grand répit +et de réjouissance. Coffin, sa blouse relevée et +roulée autour de la ceinture, embrassait la colonne +de fer qui soutenait la poutre de la classe et commençait +de grimper en signe d'allégresse. Mais +M. Seurel refroidit tout le monde en disant:</p> + +<p>—Allons! Ce sera Mouchebœuf.</p> + +<p>Et chacun regagna sa place en silence.</p> + +<hr /> + + +<p>A quatre heures, dans la grande cour glacée, +ravinée par la pluie, je me trouvai seul avec +Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions +le bourg luisant que séchait la bourrasque. +Bientôt, le petit Coffin, en capuchon, un morceau +de pain à la main, sortit de chez lui et, rasant +les murs, se présenta en sifflant à la porte du +charron. Meaulnes ouvrit le portail, le héla et, +tous les trois, un instant après, nous étions installés +au fond de la boutique rouge et chaude, +brusquement traversée par de glacials coups de +vent: Coffin et moi, assis auprès de la forge, nos +pieds boueux dans les copeaux blancs; Meaulnes, +les mains aux poches, silencieux, adossé au +battant de la porte d'entrée. De temps à autre, +dans la rue, passait une dame de village, la tête +baissée à cause du vent, qui revenait de chez le +boucher, et nous levions le nez pour regarder qui +c'était.</p> + +<p>Personne ne disait rien. Le maréchal et son +ouvrier, l'un soufflant la forge, l'autre battant le +fer, jetaient sur le mur de grandes ombres brusques… +Je me rappelle ce soir-là comme un des +grands soirs de mon adolescence. C'était en moi un +mélange de plaisir et d'anxiété: je craignais que +mon compagnon ne m'enlevât cette pauvre joie +d'aller à La Gare en voiture; et pourtant j'attendais +de lui, sans oser me l'avouer, quelque entreprise +extraordinaire qui vînt tout bouleverser.</p> + +<p>De temps à autre, le travail paisible et régulier +de la boutique s'interrompait pour un instant. Le +maréchal laissait à petits coups pesants et clairs +retomber son marteau sur l'enclume. Il regardait, +en l'approchant de son tablier de cuir, le morceau +de fer qu'il avait travaillé. Et, redressant la tête, +il nous disait, histoire de souffler un peu:</p> + +<p>—Eh bien, ça va, la jeunesse?</p> + +<p>L'ouvrier restait la main en l'air à la chaîne +du soufflet, mettait son poing gauche sur la hanche +et nous regardait en riant.</p> + +<p>Puis le travail sourd et bruyant reprenait.</p> + +<p>Durant une de ces pauses, on aperçut, par la +porte battante, Millie dans le grand vent, serrée +dans un fichu, qui passait chargée de petits +paquets.</p> + +<p>Le maréchal demanda:</p> + +<p>—C'est-il que M. Charpentier va bientôt venir?</p> + +<p>—Demain, répondis-je, avec ma grand'mère, +j'irai les chercher en voiture au train de 4 h. 2.</p> + +<p>—Dans la voiture à Fromentin, peut-être?</p> + +<p>Je répondis bien vite:</p> + +<p>—Non, dans celle du père Martin.</p> + +<p>—Oh! alors, vous n'êtes pas revenus.</p> + +<p>Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent +à rire.</p> + +<p>L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire +quelque chose:</p> + +<p>—Avec la jument de Fromentin on aurait pu +aller les chercher à Vierzon. Il y a une heure +d'arrêt. C'est à quinze kilomètres. On aurait été +de retour avant même que l'âne à Martin fût +attelé.</p> + +<p>—Çà , dit l'autre, c'est une jument qui marche!…</p> + +<p>—Et je crois bien que Fromentin la prêterait +facilement.</p> + +<p>La conversation finit là . De nouveau la boutique +fut un endroit plein d'étincelles et de bruit, où +chacun ne pensa que pour soi.</p> + +<p>Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que +je me levai pour faire signe au grand Meaulnes, +il ne m'aperçut pas d'abord. Adossé à la porte et +la tête penchée, il semblait profondément absorbé +par ce qui venait d'être dit. En le voyant ainsi, +perdu dans ses réflexions, regardant, comme à +travers des lieus de brouillard, ces gens paisibles +qui travaillaient, je pensai soudain à cette image +de <i>Robinson Crusoé</i>, où l'on voit l'adolescent +anglais, avant son grand départ, «fréquentant +la boutique d'un vannier»…</p> + +<p>Et j'y ai souvent repensé depuis.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch4">CHAPITRE IV<br /> +<span class="small">L'ÉVASION</span></h3> + + +<p>A une heure de l'après-midi, le lendemain, +la classe du Cours supérieur est claire, au milieu +du paysage gelé, comme une barque sur l'Océan. +On n'y sent pas la saumure ni le cambouis, comme +sur un bateau de pêche, mais les harengs grillés +sur le poêle et la laine roussie de ceux qui, en +rentrant, se sont chauffés de trop près.</p> + +<p>On a distribué, car la fin de l'année approche, +les cahiers de compositions. Et, pendant que +M. Seurel écrit au tableau l'énoncé des problèmes, +un silence imparfait s'établit, mêlé de conversations +à voix basse, coupé de petits cris étouffés et +de phrases dont on ne dit que les premiers mots +pour effrayer son voisin:</p> + +<p>—Monsieur! Un tel me…</p> + +<p>M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à +autre chose. Il se retourne de temps à autre, en +regardant tout le monde d'un air à la fois sévère +et absent. Et ce remue-ménage sournois cesse +complètement, une seconde, pour reprendre ensuite, +tout doucement d'abord, comme un ronronnement.</p> + +<p>Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. +Assis au bout d'une des tables de la division des +plus jeunes, près des grandes vitres, je n'ai qu'à +me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le +ruisseau dans le bas, puis les champs.</p> + +<p>De temps à autre, je me soulève sur la pointe +des pieds et je regarde anxieusement du côté de +la ferme de la Belle-Étoile. Dès le début de la +classe, je me suis aperçu que Meaulnes n'était +pas rentré après la récréation de midi. Son voisin +de table a bien dû s'en apercevoir aussi. Il n'a +rien dit encore, préoccupé par sa composition. +Mais, dès qu'il aura levé la tête, la nouvelle +courra par toute la classe, et quelqu'un, comme +c'est l'usage, ne manquera par de crier à haute +voix les premiers mots de la phrase:</p> + +<p>—Monsieur! Meaulnes…</p> + +<p>Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, +je le soupçonne de s'être échappé. Sitôt le déjeuner +terminé, il a dû sauter le petit mur et filer à +travers champs, en passant le ruisseau à la Vieille-Planche, +jusqu'à la Belle-Étoile. Il aura demandé +la jument pour aller chercher M. et M<sup>me</sup> Charpentier. +Il fait atteler en ce moment.</p> + +<p>La Belle-Étoile est, là -bas, de l'autre côté du +ruisseau, sur le versant de la côte, une grande +ferme, que les ormes, les chênes de la cour et les +haies vives cachent en été. Elle est placée sur un +petit chemin qui rejoint d'un côté la route de La +Gare, de l'autre un faubourg du pays. Entourée +de hauts murs soutenus par des contreforts dont +le pied baigne dans le fumier, la grande bâtisse +féodale est au mois de juin enfouie sous les +feuilles, et, de l'école, on entend seulement, à la +tombée de la nuit, le roulement des charrois et +les cris des vachers. Mais aujourd'hui, j'aperçois +par la vitre, entre les arbres dépouillés, le haut +mur grisâtre de la cour, la porte d'entrée, puis, +entre des tronçons de haie, un bande du chemin +blanchi de givre, parallèle au ruisseau, qui mène +à la route de La Gare.</p> + +<p>Rien ne bouge encore dans ce clair paysage +d'hiver. Rien n'est changé encore.</p> + +<p>Ici, M. Seurel achève de copier le deuxième +problème. Il en donne trois d'habitude. Si +aujourd'hui par hasard, il n'en donnait que +deux… Il remonterait aussitôt dans sa chaire +et s'apercevait de l'absence de Meaulnes. Il +enverrait pour le chercher à travers le bourg +deux gamins qui parviendraient certainement +à le découvrir avant que la jument ne soit +attelée…</p> + +<p>M. Seurel, le deuxième problème copié, laisse +un instant retomber son bras fatigué… Puis, à +mon grand soulagement, il va à la ligne et +recommence à écrire en disant:</p> + +<p>—Ceci, maintenant, n'est plus qu'un jeu +d'enfant!</p> + +<p>… Deux petits traits noirs, qui dépassaient le +mur de la Belle-Étoile et qui devaient être les +deux brancards dressés d'une voiture, ont disparu. +Je suis sûr maintenant qu'on fait là -bas les préparatifs +du départ de Meaulnes. Voici la jument +qui passe la tête et le poitrail entre les deux +pilastres de l'entrée, puis s'arrête, tandis qu'on +fixe sans doute, à l'arrière de la voiture un +second siège pour les voyageurs que Meaulnes +prétend ramener. Enfin tout l'équipage sort lentement +de la cour, disparaît un instant derrière +la haie, et repasse avec la même lenteur sur le +bout de chemin blanc qu'on aperçoit entre deux +tronçons de la clôture. Je reconnais alors, dans +cette forme noire qui tient les guides, un coude +nonchalamment appuyé sur le côté de la voiture, +à la façon paysanne, mon compagnon Augustin +Meaulnes.</p> + +<p>Un instant encore tout disparaît derrière la +haie. Deux hommes qui sont restés au portail de +la Belle-Étoile, à regarder partir la voiture, se +concertent maintenant avec une animation croissante. +L'un d'eux ce décide enfin à mettre sa +main en porte-voix près de sa bouche et à appeler +Meaulnes, puis à courir quelques pas, dans sa +direction, sur le chemin… Mais alors, dans la +voiture qui est lentement arrivée sur la route de +La Gare et que du petit chemin on ne doit plus +apercevoir, Meaulnes change soudain d'attitude. +Un pied sur le devant, dressé comme un conducteur +de char romain, secouant à deux mains les +guides, il lance sa bête à fond de train et disparaît +en un instant de l'autre côté de la montée. +Sur le chemin, l'homme qui appelait s'est repris à +courir; l'autre s'est lancé au galop à travers +champs et semble venir vers nous.</p> + +<p>En quelques minutes, et au moment même où +M. Seurel, quittant le tableau, se frotte les +mains pour en enlever la craie, au moment où +trois voix à la fois crient du fond de la classe:</p> + +<p>—Monsieur! Le grand Meaulnes est parti!</p> + +<p>L'homme en blouse bleue est à la porte, qu'il +ouvre soudain toute grande, et, levant son +chapeau, il demande sur le seuil:</p> + +<p>—Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui +avez autorisé cet élève à demander la voiture +pour aller à Vierzon chercher vos parents? Il +nous est venu des soupçons…</p> + +<p>—Mais pas du tout! répond M. Seurel.</p> + +<p>Et aussitôt c'est dans la classe un désarroi +effroyable. Les trois premiers, près de la sortie, +ordinairement chargés de pourchasser à coups de +pierres les chèvres ou les porcs qui viennent +brouter dans la cour les <i>corbeilles d'argent</i>, se +sont précipités à la porte. Au violent piétinement +de leurs sabots ferrés sur les dalles de l'école a +succédé, dehors, le bruit étouffé de leurs pas +précipités qui mâchent le sable de la cour et +dérapent au virage de la petite grille ouverte sur +la route. Tout le reste de la classe s'entasse aux +fenêtres du jardin. Certains ont grimpé sur les +tables pour mieux voir…</p> + +<p>Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est +évadé.</p> + +<p>—Tu iras tout de même à La Gare avec Mouchebœuf, +me dit M. Seurel. Meaulnes ne connaît +pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux +carrefours. Il ne sera pas au train pour trois +heures.</p> + +<p>Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le +cou pour demander:</p> + +<p>—Mais qu'y a-t-il donc?</p> + +<p>Dans la rue du bourg, les gens commencent à +s'attrouper. Le paysan est toujours là , immobile, +entêté, son chapeau à la main, comme quelqu'un +qui demande justice.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch5">CHAPITRE V<br /> +<span class="small">LA VOITURE QUI REVIENT</span></h3> + + +<p>Lorsque j'eus ramené de La Gare les grands-parents, +lorsqu'après le dîner, assis devant la +haute cheminée, ils commencèrent à raconter par +le menu détail tout ce qui leur était arrivé +depuis les dernières vacances, je m'aperçus bientôt +que je ne les écoutais pas.</p> + +<p>La petite grille de la cour était tout près de la +porte de la salle à manger. Elle grinçait en +s'ouvrant. D'ordinaire, au début de la nuit, pendant +nos veillées de campagne, j'attendais secrètement +ce grincement de la grille. Il était suivi +d'un bruit de sabots claquant ou s'essuyant sur +le seuil, parfois d'un chuchotement comme de +personnes qui se concertent avant d'entrer. Et +l'on frappait. C'était un voisin, les institutrices, +quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la +longue veillée.</p> + +<p>Or, ce soir-là , je n'avais plus rien à espérer du +dehors, puisque tous ceux que j'aimais étaient +réunis dans notre maison; et pourtant je ne +cessais d'épier tous les bruits de la nuit et +d'attendre qu'on ouvrît notre porte.</p> + +<p>Le vieux grand-père, avec son air broussailleux +de grand berger gascon, ses deux pieds lourdement +posés devant lui, son bâton entre les +jambes, inclinant l'épaule pour cogner sa pipe +contre son soulier, était là . Il approuvait de ses +yeux mouillés et bons ce que disait la grand'mère, +de son voyage et de ses poules et de ses +voisins et des paysans qui n'avaient pas encore +payé leur fermage. Mais je n'étais plus avec +eux.</p> + +<p>J'imaginais le roulement de voiture qui s'arrêterait +soudain devant la porte. Meaulnes sauterait +de la carriole et entrerait comme si rien ne +s'était passé… Ou peut-être irait-il d'abord reconduire +la jument à la Belle-Étoile; et j'entendrais +bientôt son pas sonner sur la route et la grille +s'ouvrir…</p> + +<p>Mais rien. Le grand-père regardait fixement +devant lui et ses paupières en battant s'arrêtaient +longuement sur ses yeux comme à l'approche du +sommeil. La grand'mère répétait avec embarras +sa dernière phrase, que personne n'écoutait.</p> + +<p>—C'est de ce garçon que vous êtes en peine? +dit-elle enfin.</p> + +<p>A La Gare, en effet, je l'avais questionnée +vainement. Elle n'avait vu personne, à l'arrêt de +Vierzon, qui ressemblât au grand Meaulnes. Mon +compagnon avait dû s'attarder en chemin. Sa +tentative était manquée. Pendant le retour, en +voiture, j'avais ruminé ma déception, tandis que +ma grand'mère causait avec Mouchebœuf. Sur la +route blanchie de givre, les petits oiseaux tourbillonnaient +autour des pieds de l'âne trottinant. +De temps à autre, sur le grand calme de l'après-midi +gelé, montait l'appel lointain d'une bergère +ou d'un gamin hélant son compagnon d'un bosquet +de sapins à l'autre. Et chaque fois, ce long +cri sur les coteaux déserts me faisait tressaillir, +comme si c'eût été la voix de Meaulnes me conviant +à le suivre au loin…</p> + +<hr /> + + +<p>Tandis que je repassais tout cela dans mon +esprit, l'heure arriva de se coucher. Déjà le +grand-père était entré dans la chambre rouge, la +chambre-salon, tout humide et glacée d'être +close depuis l'autre hiver. On avait enlevé, pour +qu'il s'y installât, les têtières en dentelle des fauteuils, +relevé les tapis et mis de côté les objets +fragiles. Il avait posé son bâton sur un chaise, +ses gros souliers sous un fauteuil; il venait de +souffler sa bougie, et nous étions debout, nous +disant bonsoir, prêts à nous séparer pour la +nuit, lorsqu'un bruit de voitures nous fit taire.</p> + +<p>On eût dit deux équipages se suivant lentement +au très petit trot. Cela ralentit le pas et +finalement vint s'arrêter sous la fenêtre de la +salle à manger qui donnait sur la route, mais +qui était condamnée.</p> + +<p>Mon père avait pris la lampe et, sans attendre, +il ouvrait la porte qu'on avait déjà fermée à clef. +Puis, poussant la grille, s'avançant sur le bord des +marches, il leva la lumière au-dessus de sa tête +pour voir ce qui se passait.</p> + +<p>C'étaient bien deux voitures arrêtées, le cheval +de l'une attaché derrière l'autre. Un homme avait +sauté à terre et hésitait…</p> + +<p>—C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant? +Pourriez-vous m'indiquer M. Fromentin, métayer +à la Belle-Étoile? J'ai trouvé sa voiture et sa +jument qui s'en allaient sans conducteur, le long +d'un chemin près de la route de Saint-Loup-des-Bois. +Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et son +adresse sur la plaque. Comme c'était sur mon +chemin, j'ai ramené son attelage par ici, afin +d'éviter des accidents, mais ça m'a rudement +retardé quand même.</p> + +<p>Nous étions là , stupéfaits. Mon père s'approcha. +Il éclaira la carriole avec sa lampe.</p> + +<p>—Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit +l'homme. Pas même une couverture. La bête +est fatiguée; elle boitille un peu.</p> + +<p>Je m'étais approché jusqu'au premier rang et +je regardais avec les autres cet attelage perdu +qui nous revenait, telle une épave qu'eût ramenée +la haute mer—la première épave et la dernière, +peut-être, de l'aventure de Meaulnes.</p> + +<p>—Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit +l'homme, je vais vous laisser la voiture. J'ai +perdu beaucoup de temps et l'on doit s'inquiéter, +chez moi.</p> + +<p>Mon père accepta. De cette façon nous pourrions +dès ce soir reconduire l'attelage à la Belle-Étoile +sans dire ce qui s'était passé. Ensuite, on +déciderait de ce qu'il faudrait raconter aux gens +du pays et écrire à la mère de Meaulnes… Et +l'homme fouetta sa bête, en refusant le verre de +vin que nous lui offrions.</p> + +<p>Du fond de sa chambre où il avait rallumé la +bougie, tandis que nous rentrions sans rien dire +et que mon père conduisait la voiture à la +ferme, mon grand-père appelait:</p> + +<p>—Alors? Est-il rentré, ce voyageur?</p> + +<p>Les femmes se concertèrent du regard, une +seconde:</p> + +<p>—Mais oui, il a été chez sa mère. Allons, dors. +Ne t'inquiète pas!</p> + +<p>—Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je +pensais, dit-il.</p> + +<p>Et, satisfait, il éteignit sa lumière et se tourna +dans son lit pour dormir.</p> + +<p>Ce fut la même explication que nous donnâmes +aux gens du bourg. Quant à la mère du fugitif, il +fut décidé qu'on attendrait pour lui écrire. Et +nous gardâmes pour nous seuls notre inquiétude +qui dura trois grands jours. Je vois encore mon +père rentrant de la ferme vers onze heures, sa +moustache mouillée par la nuit, discutant avec +Millie d'une voix très basse, angoissée et colère…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch6">CHAPITRE VI<br /> +<span class="small">ON FRAPPE AU CARREAU</span></h3> + + +<p>Le quatrième jour fut un des plus froids de +cet hiver-là . De grand matin, les premiers arrivés +dans la cour se réchauffaient en glissant autour +du puits. Ils attendaient que le poêle fût allumé +dans l'école pour s'y précipiter.</p> + +<p>Derrière le portail, nous étions plusieurs à +guetter la venue des gars de la campagne. Ils +arrivaient tout éblouis encore d'avoir traversé des +paysages de givre, d'avoir vu les étangs glacés, +les taillis où les lièvres détalent… Il y avait dans +leurs blouses un goût de foin et d'écurie qui +alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient +autour du poêle rouge. Et, ce matin-là , l'un +d'eux avait apporté dans un panier un écureuil +gelé qu'il avait découvert en route. Il essayait, je +me souviens, d'accrocher par ses griffes, au +poteau du préau, la longue bête raidie…</p> + +<p>Puis la pesante classe d'hiver commença…</p> + +<p>Un coup brusque au carreau nous fit lever la +tête. Dressé contre la porte, nous aperçûmes +le grand Meaulnes secouant avant d'entrer +le givre de sa blouse, la tête haute et comme +ébloui!</p> + +<p>Les deux élèves du banc le plus rapproché de +la porte se précipitèrent pour l'ouvrir: il y eut à +l'entrée comme un vague conciliabule, que nous +n'entendîmes pas, et le fugitif se décida enfin à +pénétrer dans l'école.</p> + +<p>Cette bouffée d'air frais venue de la cour +déserte, les brindilles de paille qu'on voyait accrochées +aux habits du grand Meaulnes, et surtout +son air de voyageur fatigué, affamé, mais émerveillé, +tout cela fit passer en nous un étrange +sentiment de plaisir et de curiosité.</p> + +<p>M. Seurel était descendu du petit bureau à +deux marches où il était en train de nous faire la +dictée, et Meaulnes marchait vers lui d'un air +agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau, +à cet instant, le grand compagnon, malgré son air +épuisé et ses yeux rougis par les nuits passées au +dehors, sans doute.</p> + +<p>Il s'avança jusqu'à la chaire et dit, du ton +très assuré de quelqu'un qui rapporte un renseignement:</p> + +<p>—Je suis rentré, monsieur.</p> + +<p>—Je le vois bien, répondit M. Seurel, en le +considérant avec curiosité… Allez vous asseoir à +votre place.</p> + +<p>Le gars se retourna vers nous, le dos un peu +courbé, souriant d'un air moqueur, comme font +les grands élèves indisciplinés lorsqu'ils sont punis, +et, saisissant d'une main le bout de la table, il se +laissa glisser sur son banc.</p> + +<p>—Vous allez prendre un livre que je vais vous +indiquer, dit le maître—toutes les têtes étaient +alors tournées vers Meaulnes—pendant que vos +camarades finiront la dictée.</p> + +<p>Et la classe reprit comme auparavant. De temps +à autre le grand Meaulnes se tournait de mon +côté, puis il regardait par les fenêtres, d'où l'on +apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile, +et les champs déserts, ou parfois descendait un +corbeau. Dans la classe, la chaleur était lourde, +auprès du poêle rougi. Mon camarade, la tête dans +les mains, s'accouda pour lire: à deux reprises +je vis ses paupières se fermer et je crus qu'il +allait s'endormir.</p> + +<p>—Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il +enfin, en levant le bras à demi. Voici trois nuits +que je ne dors pas.</p> + +<p>—Allez! dit M. Seurel, désireux surtout +d'éviter un incident.</p> + +<p>Toutes les têtes levées, toutes les plumes en +l'air, à regret nous le regardâmes partir, avec sa +blouse fripée dans le dos et ses souliers terreux.</p> + +<p>Que la matinée fut lente à traverser! Aux +approches de midi, nous entendîmes là -haut, +dans la mansarde, le voyageur s'apprêter pour +descendre. Au déjeuner, je le retrouvai assis +devant le feu, près des grands-parents interdits, +pendant qu'aux douze coups de l'horloge, les +grands élèves et les gamins éparpillés dans la +cour neigeuse filaient comme des ombres devant +la porte de la salle à manger.</p> + +<p>De ce déjeuner je ne me rappelle qu'un grand +silence et une grande gêne. Tout était glacé: la +toile cirée sans nappe, le vin froid dans les verres, +le carreau rougi sur lequel nous posions les +pieds… On avait décidé, pour ne pas le pousser +à la révolte, de ne rien demander au fugitif. +Et il profita de cette trêve pour ne pas dire un +mot.</p> + +<p>Enfin, le dessert terminé, nous pûmes tous les +deux bondir dans la cour. Cour d'école, après +midi, où les sabots avaient enlevé la neige… +cour noircie où le dégel faisait dégoutter les toits +du préau… cour pleine de jeux et de cris perçants! +Meaulnes et moi, nous longeâmes en courant les +bâtiments. Déjà deux ou trois de nos amis du +bourg laissaient la partie et accouraient vers nous +en criant de joie, faisant gicler la boue sous leurs +sabots, les mains aux poches, le cache-nez déroulé. +Mais mon compagnon se précipita dans la grande +classe, où je le suivis, et referma la porte vitrée +juste à temps pour supporter l'assaut de ceux qui +nous poursuivaient. Il y eut un fracas clair et +violent de vitres secouées, de sabots claquant sur +le seuil; une poussée qui fit plier la tige de fer +maintenant les deux battants de la porte; mais +déjà Meaulnes, au risque de se blesser à son anneau +brisé, avait tourné la petite clef qui fermait la serrure.</p> + +<p>Nous avions accoutumé de juger très vexante +une pareille conduite. En été, ceux qu'on laissait +ainsi à la porte couraient au galop dans le +jardin et parvenaient souvent à grimper par une +fenêtre avant qu'on eût pu les fermer toutes. Mais +nous étions en décembre et tout était clos. Un +instant on fit au dehors des pesées sur la porte; +on nous cria des injures; puis, un à un, ils tournèrent +le dos et s'en allèrent, la tête basse, en +rajustant leurs cache-nez.</p> + +<p>Dans la classe qui sentait les châtaignes et la +piquette, il n'y avait que deux balayeurs, qui +déplaçaient les tables. Je m'approchai du poêle +pour m'y chauffer paresseusement en attendant +la rentrée, tandis qu'Augustin Meaulnes cherchait +dans le bureau du maître et dans les pupitres. Il +découvrit bientôt un petit atlas, qu'il se mit à +étudier avec passion debout sur l'estrade, les +coudes sur le bureau, la tête entre les mains.</p> + +<p>Je me disposais à aller près de lui; je lui aurais +mis la main sur l'épaule et nous aurions sans +doute suivi ensemble sur la carte le trajet qu'il +avait fait, lorsque soudain la porte de communication +avec la petite classe s'ouvrit toute battante +sous une violente poussée, et Jasmin Delouche, +suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la +campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une +des fenêtres de la petite classe était sans doute +mal fermée ils avaient dû la pousser et sauter +par là .</p> + +<p>Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, était +l'un des plus âgés du Cours Supérieur. Il était fort +jaloux du grand Meaulnes, bien qu'il se donnait +comme son ami. Avant l'arrivée de notre pensionnaire, +c'était lui, Jasmin, le coq de la classe. Il +avait une figure pâle, assez fade, et les cheveux +pommadés. Fils unique de la veuve Delouche, +aubergiste, il faisait l'homme; il répétait avec +vanité ce qu'il entendait dire aux joueurs de billard, +aux buveurs de vermouth.</p> + +<p>A son entrée, Meaulnes leva la tête et, les sourcils +froncés, cria aux gars qui se précipitaient sur +le poêle, en se bousculant:</p> + +<p>—On ne peut donc pas être tranquille une +minute, ici!</p> + +<p>—Si tu n'es pas content, il fallait rester où tu +étais, répondit, sans lever la tête, Jasmin Delouche +qui se sentait appuyé par ses compagnons.</p> + +<p>Je pense qu'Augustin était dans cet état de +fatigue où la colère monte et vous surprend sans +qu'on puisse la contenir.</p> + +<p>—Toi, dit-il, en se redressant et en fermant +son livre, un peu pâle, tu vas commencer par +sortir d'ici!</p> + +<p>L'autre ricana:</p> + +<p>—Oh! cria-t-il. Parce que tu es resté trois +jours échappé, tu crois que tu vas être le maître +maintenant?</p> + +<p>Et, associant les autres à sa querelle:</p> + +<p>—Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu +sais!</p> + +<p>Mais déjà Meaulnes était sur lui. Il y eut d'abord +une bousculade; les manches des blouses craquèrent +et se décousirent. Seul, Martin, un des +gars de la campagne entrés avec Jasmin, s'interposa:</p> + +<p>—Tu vas te laisser! dit-il, les narines gonflées, +secouant la tête comme un bélier.</p> + +<p>D'une poussée violente, Meaulnes le jeta, titubant, +les bras ouverts, au milieu de la classe; +puis, saisissant d'une main Delouche par le cou, +de l'autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter +dehors. Jasmin s'agrippait aux tables et traînait +les pieds sur les dalles, faisant crisser ses +souliers ferrés, tandis que Martin, ayant repris +son équilibre revenait à pas comptés, la tête +en avant, furieux. Meaulnes lâcha Delouche pour +se colleter avec cet imbécile, et il allait peut-être +se trouver en mauvaise posture, lorsque la +porte des appartements s'ouvrit à demi. M. Seurel +parut la tête tournée vers la cuisine, terminant, +avant d'entrer, une conversation avec quelqu'un…</p> + +<p>Aussitôt la bataille s'arrêta. Les uns se rangèrent +autour du poêle, la tête basse, ayant évité +jusqu'au bout de prendre parti. Meaulnes s'assit +à sa place, le haut de ses manches décousu et +défroncé. Quant à Jasmin, tout congestionné, on +l'entendit crier durant les quelques secondes +qui précédèrent le coup de règle du début de la +classe:</p> + +<p>—Il ne peut plus rien supporter maintenant. +Il fait le malin. Il s'imagine peut-être qu'on ne +sait pas où il a été!</p> + +<p>—Imbécile! Je ne le sais pas moi-même, répondit +Meaulnes, dans le silence déjà grand.</p> + +<p>Puis, haussant les épaules, la tête dans les +mains, il se mit à apprendre ses leçons.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch7">CHAPITRE VII<br /> +<span class="small">LE GILET DE SOIE</span></h3> + + +<p>Notre chambre était, comme je l'ai dit, une +grande mansarde. A moitié mansarde, à moitié +chambre. Il y avait des fenêtres aux autres logis +d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci était +éclairé par une lucarne. Il était impossible de +fermer complètement la porte, qui frottait sur le +plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant +de la main notre bougie que menaçaient tous +les courants d'air de la grande demeure, chaque +fois nous essayions de fermer cette porte, chaque +fois nous étions obligés d'y renoncer. Et, toute le +nuit, nous sentions autour de nous, pénétrant +jusque dans notre chambre, le silence des trois +greniers.</p> + +<p>C'est là que nous nous retrouvâmes, Augustin et +moi, le soir de ce même jour d'hiver.</p> + +<p>Tandis qu'en un tour de main j'avais quitté +tous mes vêtements et les avais jetés en tas sur +une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon, +sans rien dire, commençait lentement à se déshabiller. +Du lit de fer aux rideaux de cretonne décorés +de pampres, où j'étais monté déjà , je le +regardais faire. Tantôt il s'asseyait sur son lit +bas et sans rideaux. Tantôt il se levait et marchait +de long en large, tout en se dévêtant. La +bougie, qu'il avait posée sur une petite table +d'osier tressée par des bohémiens, jetait sur le +mur son ombre errante et gigantesque.</p> + +<p>Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, +d'un air distrait et amer, mais avec soin, ses +habits d'écolier. Je le revois plaquant sur une +chaise sa lourde ceinture; pliant sur le dossier +sa blouse noire extraordinairement fripée et salie; +retirant une espèce de paletot gros bleu qu'il +avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant +le dos, pour l'étaler sur le pied de son lit… +Mais lorsqu'il se redressa et se retourna vers moi, +je vis qu'il portait, au lieu du petit gilet à boutons +de cuivre, qui était d'uniforme sous le paletot, un +étrange gilet de soie, très ouvert, que fermait dans +le bas un rang serré de petits boutons de nacre.</p> + +<p>C'était un vêtement d'une fantaisie charmante, +comme devaient en porter les jeunes gens qui +dansaient avec nos grand'mères, dans les bals de +mil huit cent trente.</p> + +<p>Je me rappelle, en cet instant, le grand écolier +paysan, nu-tête, car il avait soigneusement posé +sa casquette sur ses autres habits—visage si +jeune, si vaillant et si durci déjà . Il avait repris +sa marche à travers la chambre lorsqu'il se mit +à déboutonner cette pièce mystérieuse d'un costume +qui n'était pas le sien. Et il était étrange de +le voir, en bras de chemise, avec son pantalon +trop court, ses souliers boueux, mettant la main +sur ce gilet de marquis.</p> + +<p>Dès qu'il l'eut touché, sortant brusquement de sa +rêverie il tourna la tête vers moi et me regarda +d'un œil inquiet. J'avais un peu envie de rire. +Il sourit en même temps que moi et son visage +s'éclaira.</p> + +<p>—Oh! dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, à +voix basse. Où l'as-tu pris?</p> + +<p>Mais son sourire s'éteignit aussitôt. Il passa +deux fois sur ses cheveux ras sa main lourde, et +tout soudain, comme quelqu'un qui ne peut plus +résister à son désir, il réendossa sur le fin jabot +sa vareuse qu'il boutonna solidement et sa blouse +fripée; puis il hésita un instant, en me regardant +de côté… Finalement, il s'assit sur le bord de +son lit, quitta ses souliers qui tombèrent bruyamment +sur le plancher; et, tout habillé comme un +soldat au cantonnement d'alerte, il s'étendit sur +son lit et souffla la bougie.</p> + +<p>Vers le milieu de la nuit je m'éveillai soudain. +Meaulnes était au milieu de la chambre, debout, +sa casquette sur la tête, et il cherchait au porte-manteau +quelque chose—une pèlerine qu'il se +mit sur le dos… La chambre était très obscure. +Pas même la clarté que donne parfois le reflet de +la neige. Un vent noir et glacé soufflait dans le +jardin mort et sur le toit.</p> + +<p>Je me dressai un peu et je lui criai tout bas:</p> + +<p>—Meaulnes! tu repars?</p> + +<p>Il ne répondit pas. Alors, tout à fait affolé, je dis:</p> + +<p>—Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu +m'emmènes.</p> + +<p>Et je sautai à bas.</p> + +<p>Il s'approcha, me saisit par le bras, me forçant +à m'asseoir sur le rebord du lit, et il me dit:</p> + +<p>—Je ne puis pas t'emmener, François. Si je +connaissais bien mon chemin, tu m'accompagnerais. +Mais il faut d'abord que je le retrouve +sur le plan, et je n'y parviens pas.</p> + +<p>—Alors, tu ne peux pas repartir non plus?</p> + +<p>—C'est vrai, c'est bien inutile… fit-il avec découragement. +Allons, recouche-toi. Je te promets +de ne par repartir sans toi.</p> + +<p>Et il reprit sa promenade de long en large dans +la chambre. Je n'osais plus rien dire. Il marchait, +s'arrêtait, repartait plus vite, comme quelqu'un +qui, dans sa tête, recherche ou repasse +des souvenirs, les confronte, les compare, calcule, +et soudain pense avoir trouvé; puis de nouveau +lâche le fil et recommence à chercher…</p> + +<p>Ce ne fut pas la seule nuit où, réveillé par le +bruit de ses pas, je le trouvai ainsi, vers une heure +du matin, déambulant à travers la chambre et les +greniers—comme ces marins qui n'ont pu se +déshabituer de faire le quart et qui, au fond de +leurs propriétés bretonnes, se lèvent et s'habillent +à l'heure réglementaire pour surveiller la nuit +terrienne.</p> + +<p>A deux ou trois reprises, durant le mois de +janvier et la première quinzaine de février, je fus +ainsi tiré de mon sommeil. Le grand Meaulnes +était là , dressé, tout équipé, sa pèlerine sur le +dos, prêt à partir, et chaque fois, au bord de ce +pays mystérieux où une fois déjà il s'était évadé, +il s'arrêtait, hésitait. Au moment de lever le +loquet de la porte de l'escalier et de filer par la +porte de la cuisine qu'il eût facilement ouverte +sans que personne l'entendît, il reculait une fois +encore… Puis, durant les longues heures du +milieu de la nuit, fiévreusement, il arpentait, en +réfléchissant, les greniers abandonnés.</p> + +<hr /> + + +<p>Enfin une nuit, vers le 15 février, ce fut lui-même +qui m'éveilla en me posant doucement la +main sur l'épaule.</p> + +<p>La journée avait été fort agitée. Meaulnes, qui +délaissait complètement tous les jeux de ses anciens +camarades, était resté, durant la dernière récréation +du soir, assis sur son banc, tout occupé à +établir un mystérieux petit plan, en suivant du +doigt, et en calculant longuement, sur l'atlas du +Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre +la cour et la salle de classe. Les sabots claquaient. +On se pourchassait de table en table, franchissant +les bancs et l'estrade d'un saut… On savait qu'il +ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il +travaillait ainsi; cependant, comme la récréation +se prolongeait, deux ou trois gamins du bourg, +par manière de jeu, s'approchèrent à pas de +loup et regardèrent par-dessus son épaule. L'un +d'eux s'enhardit jusqu'à pousser les autres sur +Meaulnes… Il ferma brusquement son atlas, cacha +sa feuille et empoigna le dernier des trois gars, +tandis que les deux autres avaient pu s'échapper.</p> + +<p>… C'était ce hargneux Giraudat, qui prit un +ton pleurard, essaya de donner des coups de +pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le +grand Meaulnes, à qui il cria rageusement:</p> + +<p>—Grand lâche! ça ne m'étonne pas qu'ils sont +tous contre toi, qu'ils veulent te faire la guerre!…</p> + +<p>et une foule d'injures auxquelles nous répondîmes, +sans avoir bien compris ce qu'il avait +voulu dire. C'est moi qui criais le plus fort, car +j'avais pris le parti du grand Meaulnes. Il y avait +maintenant comme un pacte entre nous. La promesse +qu'il m'avait faite de m'emmener avec lui, +sans me dire, comme tout le monde, «que je ne +pourrais pas marcher», m'avait lié à lui pour toujours. +Et je ne cessais de penser à son mystérieux +voyage. Je m'étais persuadé qu'il avait dû rencontrer +une jeune fille. Elle était sans doute infiniment +plus belle que toutes celles du pays, plus +belle que Jeanne, qu'on apercevait dans le jardin +des religieuses par le trou de la serrure; et que +Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et +toute blonde; et que Jenny, la fille de la châtelaine, +qui était admirable, mais folle et toujours +enfermée. C'est à une jeune fille certainement +qu'il pensait la nuit, comme un héros de roman. +Et j'avais décidé de lui en parler, bravement, la +première fois qu'il m'éveillerait…</p> + +<p>Le soir de cette nouvelle bataille, après quatre +heures, nous étions tous les deux occupés à rentrer +des outils du jardin, des pics et des pelles +qui avaient servi à creuser des trous, lorsque nous +entendîmes des cris sur la route. C'était une +bande de jeunes gens et de gamins, en colonne +par quatre, au pas gymnastique, évoluant comme +une compagnie parfaitement organisée, conduits +par Delouche, Daniel, Giraudat, et un autre +que nous ne connûmes point. Ils nous avaient +aperçus et ils nous huaient de la belle façon. +Ainsi tout le bourg était contre nous, et l'on +préparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous +étions exclus.</p> + +<p>Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar +la bêche et la pioche qu'il avait sur l'épaule… +Mais, à minuit, je sentais sa main sur mon bras, +et je m'éveillais en sursaut.</p> + +<p>—Lève-toi, dit-il, nous partons.</p> + +<p>—Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au +bout?</p> + +<p>—J'en connais une bonne partie. Et il faudra +bien que nous trouvions le reste! répondit-il, les +dents serrées.</p> + +<p>—Écoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur +mon séant. Écoute-moi: nous n'avons qu'une +chose à faire; c'est de chercher tous les deux en +plein jour, en nous servant de ton plan, la partie +du chemin qui nous manque.</p> + +<p>—Mais cette portion-là est très loin d'ici.</p> + +<p>—Eh bien, nous irons en voiture, cet été, dès +que les journées seront longues.</p> + +<p>Il y eut un silence prolongé qui voulait dire +qu'il acceptait.</p> + +<p>—Puisque nous tâcherons ensemble de retrouver +la jeune fille que tu aimes, Meaulnes, ajoutai-je +enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi d'elle.</p> + +<p>Il s'assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans +l'ombre sa tête penchée, ses bras croisés et ses +genoux. Puis il aspira l'air fortement, comme +quelqu'un qui a eu gros cœur longtemps et qui +va enfin confier son secret…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch8">CHAPITRE VIII<br /> +<span class="small">L'AVENTURE</span></h3> + + +<p>Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-là +tout ce qui lui était arrivé sur la route. Et même +lorsqu'il se fut décidé à me tout confier, durant +des jours de détresse dont je reparlerai, ce resta +longtemps le grand secret de nos adolescences. +Mais aujourd'hui que tout est fini, maintenant +qu'il ne reste plus que poussière</p> + +<div class="poetry"> +<div class="verse">de tant de mal, de tant de bien,</div> +</div> + +<p class="noindent">je puis raconter son étrange aventure.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>A une heure et demie de l'après-midi, sur la +route de Vierzon, par ce temps glacial, Meaulnes +fit marcher la bête bon train car il savait n'être +pas en avance. Il ne songea d'abord, pour s'en +amuser, qu'à notre surprise à tous, lorsqu'il +ramènerait dans la carriole, à quatre heures, le +grand-père et la grand'mère Charpentier. Car, à +ce moment-là , certes, il n'avait pas d'autre intention.</p> + +<p>Peu à peu, le froid le pénétrant, il s'enveloppa +les jambes dans une couverture qu'il avait d'abord +refusée et que les gens de la Belle-Étoile avaient +mise de force dans la voiture.</p> + +<p>A deux heures, il traversa le bourg de La Motte. +Il n'était jamais passé dans un petit pays aux +heures de classe et s'amusa de voir celui-là aussi +désert, aussi endormi. C'est à peine si, de loin en +loin, un rideau se leva, montrant une tête curieuse +de bonne femme.</p> + +<p>A la sortie de La Motte, aussitôt après la maison +d'école, il hésita entre deux routes et crut se +rappeler qu'il fallait tourner à gauche pour aller +à Vierzon. Personne n'était là pour le renseigner. +Il remit sa jument au trot sur la route désormais +plus étroite et mal empierrée. Il longea quelque +temps un bois de sapins et rencontra enfin un +roulier à qui il demanda, mettant sa main en +porte-voix, s'il était bien là sur la route de Vierzon. +La jument, tirant sur les guides, continuait à +trotter; l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on +lui demandait; il cria quelque chose en faisant +un geste vague, et, à tout hasard, Meaulnes poursuivit +sa route.</p> + +<p>De nouveau ce fut la vaste campagne gelée, sans +accident ni distraction aucune; parfois seulement +une pie s'envolait, effrayée par la voiture, pour +aller se percher plus loin sur un orme sans +tête. Le voyageur avait enroulé autour de ses +épaules, comme une cape, sa grande couverture. +Les jambes allongées, accoudé sur un côté +de la carriole, il dut somnoler un assez long +moment…</p> + +<p>… Lorsque, grâce au froid, qui traversait +maintenant la couverture, Meaulnes eut repris +ses esprits, il s'aperçut que le paysage avait +changé. Ce n'étaient plus ces horizons lointains, +ce grand ciel blanc où se perdait le regard, +mais de petits prés encore verts avec de hautes +clôtures. A droite et à gauche, l'eau des fossés +coulait sous la glace. Tout faisait pressentir +l'approche d'une rivière. Et, entre les hautes +haies, la route n'était plus qu'un étroit chemin +défoncé.</p> + +<p>La jument, depuis un instant, avait cessé de +trotter. D'un coup de fouet, Meaulnes voulut lui +faire reprendre sa vive allure, mais elle continua +à marcher au pas avec une extrême lenteur, et le +grand écolier, regardant de côté, les mains appuyées +sur le devant de la voiture, s'aperçut +qu'elle boitait d'une jambe de derrière. Aussitôt +il sauta à terre, très inquiet.</p> + +<p>—Jamais nous n'arriverons à Vierzon pour le +train, dit-il à mi-voix.</p> + +<p>Et il n'osait pas s'avouer sa pensée la plus +inquiétante, à savoir que peut-être il s'était +trompé de chemin et qu'il n'était plus là sur la +route de Vierzon.</p> + +<p>Il examina longuement le pied de la bête et n'y +découvrit aucune trace de blessure. Très craintive, +la jument levait la patte dès que Meaulnes voulait +la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et +maladroit. Il comprit enfin qu'elle avait tout simplement +un caillou dans le sabot. En gars expert +au maniement du bétail, il s'accroupit, tenta de lui +saisir le pied droit avec sa main gauche et de le +placer entre ses genoux, mais il fut gêné par la +voiture. A deux reprises, la jument se déroba et +avança de quelques mètres. Le marchepied vint le +frapper à la tête et la roue le blessa au genou. Il +s'obstina et finit par triompher de la bête peureuse; +mais le caillou se trouvait si bien enfoncé +que Meaulnes dut sortir son couteau de paysan +pour en venir à bout.</p> + +<p>Lorsqu'il eut terminé sa besogne, et qu'il releva +enfin la tête, à demi étourdit et les yeux troubles, +il s'aperçut avec stupeur que la nuit tombait…</p> + +<hr /> + + +<p>Tout autre que Meaulnes eût immédiatement +rebroussé chemin. C'était le seul moyen de ne pas +s'égarer davantage. Mais il réfléchit qu'il devait +être maintenant fort loin de la Motte. En outre la jument +pouvait avoir pris un chemin transversal pendant +qu'il dormait. Enfin, ce chemin-là devait bien +à la longue mener vers quelque village… Ajoutez à +toutes ces raisons que le grand gars, en remontant +sur le marche-pied, tandis que la bête impatiente +tirait déjà sur les guides, sentait grandir en lui le +désir exaspéré d'aboutir à quelque chose et d'arriver +quelque part, en dépit de tous les obstacles!</p> + +<p>Il fouetta la jument qui fit un écart et se remit +au grand trot. L'obscurité croissait. Dans le sentier +raviné, il y avait maintenant tout juste passage +pour la voiture. Parfois une branche morte +de la haie se prenait dans la roue et se cassait +avec un bruit sec… Lorsqu'il fit tout à fait noir, +Meaulnes songea soudain, avec un serrement de +cœur, à la salle à manger de Sainte-Agathe, où +nous devions, à cette heure, être tous réunis. Puis +la colère le prit; puis l'orgueil et la joie profonde +de s'être ainsi évadé, sans avoir voulu…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch9">CHAPITRE IX<br /> +<span class="small">UNE HALTE</span></h3> + + +<p>Soudain, la jument ralentit son allure, comme +si son pied avait buté dans l'ombre; Meaulnes +vit sa tête plonger et se relever par deux fois; +puis elle s'arrêta net, les naseaux bas, semblant +humer quelque chose. Autour des pieds de la +bête, on entendait comme un clapotis d'eau. Un +ruisseau coupait le chemin. En été, ce devait être +un gué. Mais à cette époque le courant était si fort +que la glace n'avait pas pris et qu'il eût été dangereux +de pousser plus avant.</p> + +<p>Meaulnes tira doucement sur les guides, pour +reculer de quelques pas et, très perplexe, se +dressa dans la voiture. C'est alors qu'il aperçut, +entre les branches, une lumière. Deux ou trois +prés seulement devaient la séparer du chemin…</p> + +<p>L'écolier descendit de voiture et ramena la jument +en arrière, en lui parlant pour la calmer, +pour arrêter ses brusques coups de tête effrayés:</p> + +<p>—Allons, ma vieille! Allons! Maintenant nous +n'irons pas plus loin. Nous saurons bientôt où +nous sommes arrivés.</p> + +<p>Et, poussant la barrière entr'ouverte d'un petit +pré qui donnait sur le chemin, il fit entrer là +son équipage. Ses pieds enfonçaient dans l'herbe +molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa +tête contre celle de la bête, il sentait sa chaleur +et le souffle dur de son haleine… Il la conduisit +tout au bout du pré, lui mit sur le dos la couverture; +puis, écartant les branches de la clôture +du fond, il aperçut de nouveau la lumière, qui +était celle d'une maison isolée.</p> + +<p>Il lui fallut bien, tout de même, traverser trois +prés, sauter un traître petit ruisseau, où il faillit +plonger les deux pieds à la fois… Enfin, après +un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva +dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon +grognait dans son tet. Au bruit des pas sur +la terre gelée, un chien se mit à aboyer avec fureur.</p> + +<p>Le volet de la porte était ouvert, et la lueur +que Meaulnes avait aperçue était celle d'un feu +de fagots allumé dans la cheminée. Il n'y avait +pas d'autre lumière que celle du feu. Une +bonne femme, dans la maison, se leva et s'approcha +de la porte, sans paraître autrement effrayée. +L'horloge à poids, juste à cet instant, sonna la +demie de sept heures.</p> + +<p>—Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand +garçon, je crois bien que j'ai mis le pied dans vos +chrysanthèmes.</p> + +<p>Arrêtée, un bol à la main, elle le regardait.</p> + +<p>—Il est vrai, dit-elle, qu'il fait noir dans la +cour à ne pas s'y conduire.</p> + +<p>Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, +debout, regarda les murs de la pièce tapissée +de journaux illustrés comme une auberge, et la +table, sur laquelle un chapeau d'homme était +posé.</p> + +<p>—Il n'est pas là , le patron? dit-il en s'asseyant.</p> + +<p>—Il va revenir, répondit la femme, mise en +confiance. Il est allé chercher un fagot.</p> + +<p>—Ce n'est pas que j'aie besoin de lui, poursuivit +le jeune homme, en rapprochant sa chaise +du feu. Mais nous sommes là plusieurs chasseurs +à l'affût. Je suis venu vous demander de nous +céder un peu de pain.</p> + +<p>Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens +de campagne, et surtout dans une ferme isolée, +il faut parler avec beaucoup de discrétion, de politique +même, et surtout ne jamais montrer qu'on +n'est pas du pays.</p> + +<p>—Du pain? dit-elle. Nous ne pourrons guère +vous en donner. Le boulanger qui passe pourtant +tous les mardis n'est pas venu aujourd'hui…</p> + +<p>Augustin, qui avait espéré un instant se trouver +à proximité d'un village, s'effraya.</p> + +<p>—Le boulanger de quel pays? demanda-t-il.</p> + +<p>—Eh bien, le boulanger du Vieux-Nançay, +répondit la femme avec étonnement.</p> + +<p>—C'est à quelle distance d'ici, au juste, Le +Vieux-Nançay? poursuivit Meaulnes très inquiet.</p> + +<p>—Par la route, je ne saurais pas vous dire au +juste; mais par la traverse il y a trois lieues et +demie.</p> + +<p>Et elle se mit à raconter qu'elle y avait sa fille +en place, qu'elle venait à pied pour la voir tous +les premiers dimanches du mois et que ses patrons…</p> + +<p>Mais Meaulnes, complètement dérouté, l'interrompit +pour dire:</p> + +<p>—Le Vieux-Nançay serait-il le bourg le plus +rapproché d'ici?</p> + +<p>—Non, c'est Les Landes, à cinq kilomètres. +Mais il n'y a pas de marchands ni de boulanger. +Il y a tout juste une petite assemblée, chaque +année, à la Saint-Martin.</p> + +<p>Meaulnes n'avait jamais entendu parler des +Landes. Il se vit à tel point égaré qu'il en fut +presque amusé. Mais la femme, qui était occupée +à laver son bol sur l'évier, se retourna, curieuse +à son tour, et elle dit lentement, en le regardant +bien droit:</p> + +<p>—C'est-il que vous n'êtes pas du pays?…</p> + +<hr /> + + +<p>A ce moment, un paysan âgé se présenta à la +porte, avec une brassée de bois, qu'il jeta sur +le carreau. La femme lui expliqua, très fort, +comme s'il eût été sourd, ce que demandait le +jeune homme.</p> + +<p>—Eh bien, c'est facile, dit-il simplement. +Mais approchez-vous monsieur. Vous ne vous +chauffez pas.</p> + +<p>Tous les deux, un instant plus tard, ils étaient +installés près des chenets: le vieux cassant son +bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes mangeant +un bol de lait avec du pain qu'on lui avait +offert. Notre voyageur, ravi de se trouver dans +cette humble maison après tant d'inquiétudes, +pensant que sa bizarre aventure était terminée, +faisait déjà le projet de revenir plus tard avec des +camarades revoir ces braves gens. Il ne savait pas +que c'était là seulement une halte, et qu'il allait +tout à l'heure reprendre son chemin.</p> + +<p>Il demanda bientôt qu'on le remît sur la route +de La Motte. Et, revenant peu à peu à la vérité, il +raconta qu'avec sa voiture il s'était séparé des +autres chasseurs et se trouvait maintenant complètement +égaré.</p> + +<p>Alors l'homme et la femme insistèrent si longtemps +pour qu'il restât coucher et repartît seulement +au grand jour, que Meaulnes finit par +accepter et sortit chercher sa jument pour la rentrer +à l'écurie.</p> + +<p>—Vous prendrez garde aux trous de la sente, +lui dit l'homme.</p> + +<p>Meaulnes n'osa pas avouer qu'il n'était pas venu +par «la sente». Il fut sur le point de demander +au brave homme de l'accompagner. Il hésita une +seconde sur le seuil et si grande était son indécision +qu'il faillit chanceler. Puis il sortit dans +la cour obscure.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch10">CHAPITRE X<br /> +<span class="small">LA BERGERIE</span></h3> + + +<p>Pour s'y reconnaître, il grimpa sur le talus +d'où il avait sauté.</p> + +<p>Lentement et difficilement, comme à l'aller, il +se guida entre les herbes et les eaux, à travers les +clôtures de saules, et s'en fut chercher sa voiture +dans le fond du pré où il l'avait laissée. La voiture +n'y était plus… Immobile, la tête battante, il +s'efforça d'écouter tous les bruits de la nuit, +croyant à chaque seconde entendre sonner tout +près le collier de la bête. Rien… Il fit le tour du +pré; la barrière était à demi ouverte, à demi renversée, +comme si une roue de voiture avait passé +dessus. La jument avait dû, par là , s'échapper +toute seule.</p> + +<p>Remontant le chemin, il fit quelques pas et +s'embarrassa les pieds dans la couverture qui +sans doute avait glissé de la jument à terre. +Il en conclut que la bête s'était enfuie dans cette +direction. Il se prit à courir.</p> + +<p>Sans autre idée que la volonté tenace et folle +de rattraper sa voiture, tout le sang au visage, +en proie à ce désir panique qui ressemblait à la +peur, il courait… Parfois son pied butait dans +les ornières. Aux tournants, dans l'obscurité +totale, il se jetait contre les clôtures, et, déjà +trop fatigué pour s'arrêter à temps, s'abattait sur +les épines, les bras en avant, se déchirant les +mains pour se protéger le visage. Parfois, il +s'arrêtait, écoutait—et repartait. Un instant, il +crut entendre un bruit de voiture; mais ce +n'était qu'un tombereau cahotant qui passait très +loin, sur une route, à gauche…</p> + +<p>Vint un moment où son genou, blessé au marche-pied, +lui fit si mal qu'il dut s'arrêter, la +jambe raidie. Alors il réfléchit que si sa jument +ne n'était pas sauvée au grand galop, il l'aurait +depuis longtemps rejointe. Il se dit aussi qu'une +voiture ne se perdait pas ainsi et que quelqu'un +la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas, +épuisé, colère, se traînant à peine.</p> + +<p>A la longue, il crut se retrouver dans les parages +qu'il avait quittés et bientôt il aperçut la +lumière de la maison qu'il cherchait. Un sentier +profond s'ouvrait dans la haie:</p> + +<p>—Voilà la sente dont le vieux m'a parlé, se +dit Augustin.</p> + +<p>Et il s'engagea dans ce passage, heureux de +n'avoir plus à franchir les haies et les talus. Au +bout d'un instant, le sentier déviant à gauche, la +lumière parut glisser à droite, et, parvenu à un +croisement de chemins, Meaulnes, dans sa hâte à +regagner le pauvre logis, suivit sans réfléchir un +sentier qui paraissait directement y conduire.</p> + +<p>Mais à peine avait-il fait dix pas dans cette direction +que la lumière disparut, soit qu'elle fût +cachée par une haie, soit que les paysans, fatigués +d'attendre, eussent fermé leurs volets. Courageusement, +l'écolier sauta à travers champs, marcha +tout droit dans la direction où la lumière avait +brillé tout à l'heure. Puis, franchissant encore +une clôture, il retomba dans un nouveau sentier…</p> + +<p>Ainsi peu à peu, s'embrouillait la piste du +grand Meaulnes et se brisait le lien qui l'attachait +à ceux qu'il avait quittés.</p> + +<p>Découragé, presque à bout de forces, il résolut, +dans son désespoir, de suivre ce sentier jusqu'au +bout. A cent pas de là , il débouchait dans une +grande prairie grise, où l'on distinguait de loin +en loin des ombres qui devaient être des genévriers, +et une bâtisse obscure dans un repli de terrain. +Meaulnes s'en approcha. Ce n'était là qu'une sorte +de grand parc à bétail ou de bergerie abandonnée. +La porte céda avec un gémissement. La lueur de +la lune, quand le grand vent chassait les nuages, +passait à travers les fentes des cloisons. Une +odeur de moisi régnait.</p> + +<p>Sans chercher plus avant, Meaulnes s'étendit +sur la paille humide, le coude à terre, la tête +dans la main. Ayant retiré sa ceinture, il se recroquevilla +dans sa blouse, les genoux au ventre. Il +songea alors à la couverture de la jument qu'il +avait laissée dans le chemin, et il se sentit si +malheureux, si fâché contre lui-même qu'il lui +prit une forte envie de pleurer…</p> + +<p>Aussi s'efforça-t-il de penser à autre chose. +Glacé jusqu'aux moelles, il se rappela un rêve—une +vision plutôt, qu'il avait eue tout enfant, et +dont il n'avait jamais parlé à personne: un +matin, au lieu de s'éveiller dans sa chambre, où +pendaient ses culottes et ses paletots, il s'était +trouvé dans une longue pièce verte, aux tentures +pareilles à des feuillages. En ce lieu coulait une +lumière si douce qu'on eût cru pouvoir la goûter. +Près de la première fenêtre, une jeune fille cousait, +le dos tourné, semblant attendre son réveil… +Il n'avait pas eu la force de se glisser hors de son +lit pour marcher dans cette demeure enchantée. +Il s'était rendormi… Mais la prochaine fois, il +jurait bien de se lever. Demain matin, peut-être!…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch11">CHAPITRE XI<br /> +<span class="small">LE DOMAINE MYSTÉRIEUX</span></h3> + + +<p>Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais +son genou enflé lui faisait mal; il lui fallait +s'arrêter et s'asseoir à chaque moment tant la +douleur était vive. L'endroit où il se trouvait était +d'ailleurs le plus désolé de la Sologne. De toute la +matinée, il ne vit qu'une bergère, à l'horizon, qui +ramenait son troupeau. Il eut beau la héler, +essayer de courir, elle disparut sans l'entendre.</p> + +<p>Il continua cependant de marcher dans sa +direction, avec une désolante lenteur… Pas un +toit, pas une âme. Pas même le cri d'un courlis +dans les roseaux des marais. Et, sur cette solitude +parfaite, brillait un soleil de décembre, clair +et glacial.</p> + +<p>Il pouvait être trois heures de l'après-midi +lorsqu'il aperçut enfin, au-dessus d'un bois de +sapins, la flèche d'une tourelle grise.</p> + +<p>—Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il, +quelque pigeonnier désert!…</p> + +<p>Et, sans presser le pas, il continua son chemin. +Au coin du bois débouchait, entre deux poteaux +blancs, une allée où Meaulnes s'engagea. Il y fit +quelques pas et s'arrêta, plein de surprise, trouble +d'une émotion inexplicable. Il marchait pourtant +du même pas fatigué, le vent glacé lui gerçait +les lèvres, le suffoquait par instants; et +pourtant un contentement extraordinaire le soulevait, +une tranquillité parfaite et presque +enivrante, la certitude que son but était atteint +et qu'il n'y avait plus maintenant que du +bonheur à espérer. C'est ainsi que, jadis, la +veille des grandes fêtes d'été il se sentait défaillir, +lorsque à la tombée de la nuit on plantait des +sapins dans les rues du bourg et que la fenêtre +de sa chambre était obstruée par les branches.</p> + +<p>—Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive à +ce vieux pigeonnier, plein de hiboux et de +courants d'air!…</p> + +<p>Et, fâché contre lui-même, il s'arrêta, se +demandant s'il ne valait pas mieux rebrousser +chemin et continuer jusqu'au prochain village. +Il réfléchissait depuis un instant, la tête basse, +lorsqu'il s'aperçut soudain que l'allée était balayée +à grands ronds réguliers comme on faisait chez +lui pour les fêtes. Il se trouvait dans un chemin +pareil à la grand'rue de La Ferté le matin de +l'Assomption!… Il eût aperçu au détour de l'allée +une troupe de gens en fête soulevant la poussière +comme au mois de juin, qu'il n'eût pas été surpris +davantage.</p> + +<p>—Y aurait-il une fête dans cette solitude? se +demanda-t-il.</p> + +<p>Avançant jusqu'au premier détour, il entendit +un bruit de voix qui s'approchaient. Il se +jeta de côté dans les jeunes sapins touffus, +s'accroupit et écouta en retenant son souffle. +C'étaient des voix enfantines. Une troupe d'enfants +passa tout près de lui. L'un d'eux, probablement +une petite fille, parlait d'un ton si sage +et si entendu que Meaulnes, bien qu'il ne comprît +guère le sens de ses paroles, ne put s'empêcher +de sourire.</p> + +<p>—Une seule chose m'inquiète, disait-elle, c'est +la question des chevaux. On n'empêchera jamais +Daniel, par exemple, de monter sur le grand +poney jaune!</p> + +<p>—Jamais on ne m'en empêchera, répondit +une voix moqueuse de jeune garçon! Est-ce que +nous n'avons pas toutes les permissions?… Même +celle de nous faire mal, s'il nous plaît…</p> + +<p>Et les voix s'éloignèrent, au moment où s'approchait +déjà un autre groupe d'enfants.</p> + +<p>—Si la glace est fondue, dit une fillette, demain +matin, nous irons en bateau.</p> + +<p>—Mais nous le permettra-t-on? dit une autre.</p> + +<p>—Vous savez bien que nous organisons la fête +à notre guise.</p> + +<p>—Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa +fiancée?</p> + +<p>—Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!…</p> + +<hr /> + + +<p>«Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin. +Mais ce sont les enfants qui font la loi, +ici?… Étrange domaine!»</p> + +<p>Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander +où l'on trouverait à boire et à manger. Il se dressa +et vit le dernier groupe qui s'éloignait. C'étaient +trois fillettes avec des robes droites qui s'arrêtaient +aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux à +brides. Une plume blanche leur traînait dans le +cou, à toutes les trois. L'une d'elles, à demi retournée, +un peu penchée, écoutait sa compagne qui lui +donnait de grandes explications, le doigt levé.</p> + +<p>—Je leur ferais peur, se dit Meaulnes, en +regardant sa blouse paysanne déchirée et son +ceinturon baroque de collégien de Sainte-Agathe.</p> + +<p>Craignant que les enfants ne le rencontrassent en +revenant par l'allée, il continua son chemin à travers +les sapins dans la direction du «pigeonnier», +sans trop réfléchir à ce qu'il pourrait demander +là -bas. Il fut bientôt arrêté à la lisière du bois, +par un petit mur moussu. De l'autre côté, entre +le mur et les annexes du domaine, c'était une +longue cour étroite toute remplie de voitures, +comme une cour d'auberge un jour de foire. Il y +en avait de tous les genres et de toutes les formes: +de fines petites voitures à quatre places, les +brancards en l'air; des chars à bancs; des bourbonnaises +démodées avec des galeries à moulures, +et même de vieilles berlines dont les glaces +étaient levées.</p> + +<p>Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte +qu'on ne l'aperçût, examinait le désordre du lieu, +lorsqu'il avisa, de l'autre côté de la cour, juste +au-dessus du siège d'un haut char à bancs, une +fenêtre des annexes à demi ouverte. Deux barreaux +de fer, comme on en voit derrière les domaines +aux volets toujours fermés des écuries, avaient dû +clore cette ouverture. Mais le temps les avait +descellés.</p> + +<p>—Je vais entrer là , se dit l'écolier, je dormirai +dans le foin et je partirai au petit jour, sans +avoir fait peur à ces belles petites filles.</p> + +<p>Il franchit le mur, péniblement, à cause de son +genou blessé, et, passant d'une voiture sur l'autre, +du siège d'un char à bancs sur le toit d'une +berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu'il +poussa sans bruit comme une porte.</p> + +<p>Il se trouvait non pas dans un grenier à foin, +mais dans une vaste pièce au plafond bas qui +devait être une chambre à coucher. On distinguait, +dans la demi-obscurité du soir d'hiver, que la +table, la cheminée et même les fauteuils étaient +chargés de grands vases, d'objets de prix, +d'armes anciennes. Au fond de la pièce des +rideaux tombaient, qui devaient cacher une alcôve.</p> + +<p>Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause +du froid que par crainte d'être aperçu du dehors. +Il alla soulever le rideau du fond et découvrit un +grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de +luths aux cordes cassées et de candélabres jetés +pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses dans le +fond de l'alcôve, puis s'étendit sur cette couche +pour s'y reposer et réfléchir un peu à l'étrange +aventure dans laquelle il s'était jeté.</p> + +<p>Un silence profond régnait sur ce domaine. +Par instants seulement on entendait gémir le +grand vent de décembre.</p> + +<p>Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander +si, malgré ces étranges rencontres, malgré la voix +des enfants dans l'allée, malgré les voitures +entassées, ce n'était pas là simplement, comme +il l'avait pensé d'abord, une vieille bâtisse abandonnée +dans la solitude de l'hiver.</p> + +<p>Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le +son d'une musique perdue. C'était comme un +souvenir plein de charme et de regret. Il se +rappela le temps où sa mère, jeune encore, se +mettait au piano l'après-midi dans le salon, et +lui, sans rien dire, derrière la porte qui donnait +sur le jardin, il l'écoutait jusqu'à la nuit…</p> + +<p>—On dirait que quelqu'un joue du piano +quelque part? pensa-t-il.</p> + +<p>Mais laissant sa question sans réponse, harassé +de fatigue, il ne tarda pas à s'endormir…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch12">CHAPITRE XII<br /> +<span class="small">LA CHAMBRE DE WELLINGTON</span></h3> + + +<p>Il faisait nuit, lorsqu'il s'éveilla. Transi de froid, +il se tourna et retourna sur sa couche, fripant +et roulant sous lui sa blouse noire. Une faible +clarté glauque baignait les rideaux de l'alcôve.</p> + +<p>S'asseyant sur le lit, il glissa sa tête entre les +rideaux. Quelqu'un avait ouvert la fenêtre et l'on +avait attaché dans l'embrasure deux lanternes +vénitiennes vertes.</p> + +<p>Mais à peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup +d'œil, qu'il entendit sur le palier un bruit de pas +étouffé et de conversation à voix basse. Il se rejeta +dans l'alcôve et ses souliers ferrés firent sonner +un des objets de bronze qu'il avait repoussés +contre le mur. Un instant, très inquiet, il retint +son souffle. Les pas se rapprochèrent et deux +ombres glissèrent dans la chambre.</p> + +<p>—Ne fais pas de bruit, disait l'un.</p> + +<p>—Ah! répondait l'autre, il est toujours bien +temps qu'il s'éveille!</p> + +<p>—As-tu garni sa chambre?</p> + +<p>—Mais oui, comme celles des autres.</p> + +<p>Le vent fit battre la fenêtre ouverte.</p> + +<p>—Tiens, dit le premier, tu n'as pas même +fermé la fenêtre. Le vent a déjà éteint une des +lanternes. Il va falloir la rallumer.</p> + +<p>—Bah! répondit l'autre, pris d'une paresse et +d'un découragement soudain. A quoi bon ces +illuminations du côté de la campagne, du côté du +désert, autant dire? Il n'y a personne pour les +voir.</p> + +<p>—Personne? Mais il arrivera encore des gens +pendant une partie de la nuit. Là -bas, sur la +route, dans leurs voitures, ils seront bien contents +d'apercevoir nos lumières!</p> + +<p>Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui +qui avait parlé le dernier, et qui paraissait être +le chef, reprit d'une voix traînante, à la façon +d'un fossoyeur de Shakespeare:</p> + +<p>—Tu mets des lanternes vertes à la chambre +de Wellington. T'en mettrais aussi bien des +rouges… Tu ne t'y connais pas plus que moi!</p> + +<p>Un silence.</p> + +<p>»… Wellington, c'était un Américain? Eh bien, c'est-il +une couleur américaine, le vert? Toi, le +comédien qui as voyagé, tu devrais savoir ça.</p> + +<p>—O! là là ! répondit le «comédien», +voyagé? Oui, j'ai voyagé! Mais je n'ai rien vu! +Que veux-tu voir dans une roulotte?</p> + +<p>Meaulnes avec précaution regarda entre les +rideaux.</p> + +<p>Celui qui commandait la manœuvre était un +gros homme nu-tête, enfoncé dans un énorme +paletot. Il tenait à la main une longue perche +garnie de lanternes multicolores, et il regardait +paisiblement, une jambe croisée sur l'autre, travailler +son compagnon.</p> + +<p>Quant au comédien, c'était le corps le plus +lamentable qu'on puisse imaginer. Grand, maigre, +grelottant, ses yeux glauques et louches, sa +moustache retombant sur sa bouche édentée faisaient +songer à la face d'un noyé qui ruisselle +sur une dalle. Il était en manches de chemise, +et ses dents claquaient. Il montrait dans ses paroles +et ses gestes le mépris le plus parfait pour +sa propre personne.</p> + +<p>Après un moment de réflexion amère et risible +à la fois, il s'approcha de son partenaire et lui +confia, les deux bras écartés:</p> + +<p>—Veux-tu que je te dise?… Je ne peux pas +comprendre qu'on soit allé chercher des dégoûtants +comme nous, pour servir dans une fête +pareille! Voilà , mon gars!…</p> + +<p>Mais sans prendre garde à ce grand élan du +cœur, le gros homme continua de regarder son +travail, les jambes croisées, bâilla, renifla tranquillement, +puis, tournant le dos, s'en fut, sa +perche sur l'épaule, en disant:</p> + +<p>—Allons, en route! Il est temps de s'habiller +pour le dîner.</p> + +<p>Le bohémien le suivit, mais, en passant devant +l'alcôve:</p> + +<p>—Monsieur l'Endormi, fit-il avec des révérences +et des inflexions de voix gouailleuses, vous +n'avez plus qu'à vous éveiller, à vous habiller en +marquis, même si vous êtes un marmiteux comme +je suis; et vous descendrez à la fête costumée, +puisque c'est le bon plaisir de ces petits messieurs +et de ces petites demoiselles.</p> + +<p>Il ajouta, sur le ton d'un boniment forain, avec +une dernière révérence:</p> + +<p>—Notre camarade Maloyau, attaché aux cuisines, +vous présentera le personnage d'Arlequin, +et votre serviteur, celui du grand Pierrot.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch13">CHAPITRE XIII<br /> +<span class="small">LA FÊTE ÉTRANGE</span></h3> + + +<p>Dès qu'ils eurent disparu l'écolier sortit de sa +cachette. Il avait les pieds glacés, les articulations +raides; mais il était reposé et son genou paraissait +guéri.</p> + +<p>—Descendre au dîner, pensa-t-il, je ne manquerai +pas de le faire. Je serai simplement un +invité dont tout le monde a oublié le nom. D'ailleurs, +je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de +doute que M. Maloyau et son compagnon m'attendaient…</p> + +<p>Au sortir de l'obscurité totale de l'alcôve, il +put y voir assez distinctement dans la chambre +éclairée par les lanternes vertes.</p> + +<p>Le bohémien l'avait «garnie». Des manteaux +étaient accrochés aux patères. Sur une lourde +table à toilette, au marbre brisé, on avait disposé +de quoi transformer en muscadin tel garçon qui +eût passé la nuit précédente dans une bergerie +abandonnée. Il y avait, sur la cheminée, des +allumettes auprès d'un grand flambeau. Mais on +avait omis de cirer le parquet; et Meaulnes sentit +rouler sous ses souliers du sable et des gravats. +De nouveau il eut l'impression d'être dans une +maison depuis longtemps abandonnée… En allant +vers la cheminée, il faillit buter contre une pile +de grands cartons et de petites boîtes: il étendit +le bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles +et se pencha pour regarder.</p> + +<p>C'étaient des costumes de jeunes gens d'il y a +longtemps, des redingotes à hauts cols de velours, +de fins gilets très ouverts, d'interminables cravates +blanches et des souliers vernis du début de +ce siècle. Il n'osait rien toucher du bout du doigt, +mais après s'être nettoyé en frissonnant, il +endossa sur sa blouse d'écolier un des grands +manteaux dont il releva le collet plissé, remplaça +ses souliers ferrés par de fins escarpins vernis et +se prépara à descendre nu-tête.</p> + +<p>Il arriva, sans rencontrer personne, au bas +d'un escalier de bois, dans un recoin de cour +obscur. L'haleine glacée de la nuit vint lui souffler +au visage et soulever un pan de son manteau.</p> + +<p>Il fit quelques pas et, grâce à la vague clarté +du ciel, il put se rendre compte aussitôt de la configuration +des lieux. Il était dans une petite cour +formée par des bâtiments des dépendances. Tout +y paraissait vieux et ruiné. Les ouvertures au +bas des escaliers étaient béantes, car les portes +depuis longtemps avaient été enlevées; on n'avait +pas non plus remplacé les carreaux des fenêtres +qui faisaient des trous noirs dans les murs. Et +pourtant toutes ces bâtisses avaient un mystérieux +air de fête. Une sorte de reflet coloré flottait +dans les chambres basses où l'on avait dû allumer +aussi, du côté de la campagne, des lanternes. La +terre était balayée; on avait arraché l'herbe envahissante. +Enfin, en prêtant l'oreille, Meaulnes crut +entendre comme un chant, comme des voix d'enfants +et de jeunes filles, là -bas, vers les bâtiments +confus où le vent secouait des branches devant +les ouvertures roses, vertes et bleues des fenêtres.</p> + +<p>Il était là , dans son grand manteau, comme un +chasseur, à demi penché, prêtant l'oreille, lorsqu'un +extraordinaire petit jeune homme sortit +du bâtiment voisin, qu'on aurait cru désert.</p> + +<p>Il avait un chapeau haut de forme très cintré +qui brillait dans la nuit comme s'il eût été d'argent; +un habit dont le col lui montait dans les +cheveux, un gilet très ouvert, un pantalon à +sous-pieds… Cet élégant, qui pouvait avoir quinze +ans, marchait sur la pointe des pieds comme s'il +eût été soulevé par les élastiques de son pantalon, +mais avec une rapidité extraordinaire. Il salua +Meaulnes au passage sans s'arrêter, profondément, +automatiquement, et disparut dans l'obscurité, +vers le bâtiment central, ferme, château +ou abbaye, dont la tourelle avait guidé l'écolier +au début de l'après-midi.</p> + +<p>Après un instant d'hésitations, notre héros +emboîta le pas au curieux petit personnage. Ils +traversèrent une sorte de grande cour-jardin, +passèrent entre des massifs, contournèrent un +vivier enclos de palissades, un puits, et se trouvèrent +enfin au seuil de la demeure centrale.</p> + +<p>Une lourde porte de bois, arrondie dans le +haut et cloutée comme une porte de presbytère, +était à demi ouverte. L'élégant s'y engouffra. +Meaulnes le suivit, et, dès ses premiers pas dans +le corridor, il se trouva, sans voir personne, +entouré de rires, de chants, d'appels et de poursuites.</p> + +<p>Tout au bout de celui-ci passait un couloir +transversal. Meaulnes hésitait s'il allait pousser +jusqu'au fond ou bien ouvrir une des portes derrière +lesquelles il entendait un bruit de voix, +lorsqu'il vit passer dans le fond deux fillettes +qui se poursuivaient. Il courut pour les voir et +les rattraper, à pas de loup, sur ses escarpins. +Un bruit de portes qui s'ouvrent, deux visages de +quinze ans que la fraîcheur du soir et la poursuite +ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets +à brides, et tout va disparaître dans un brusque +éclat de lumière.</p> + +<p>Une seconde, elles tournent sur elles-mêmes, +par jeu; leurs amples jupes légères se soulèvent +et se gonflent; on aperçoit la dentelle de leurs +longs, amusants pantalons; puis, ensemble, après +cette pirouette, elles bondissent dans la pièce et +referment la porte.</p> + +<p>Meaulnes reste un moment ébloui et titubant +dans ce corridor noir. Il craint maintenant d'être +surpris. Son allure hésitante et gauche le ferait, +sans doute, prendre pour un voleur. Il va s'en +retourner délibérément vers la sortie, lorsque de +nouveau il entend dans le fond du corridor un +bruit de pas et des voix d'enfants. Ce sont deux +petits garçons qui s'approchèrent en parlant.</p> + +<p>—Est-ce qu'on va bientôt dîner, leur demande +Meaulnes avec aplomb.</p> + +<p>—Viens avec nous, répond le plus grand, on +va t'y conduire.</p> + +<p>Et avec cette confiance et ce besoin d'amitié +qu'ont les enfants, la veille d'une grande fête, ils +le prennent chacun par la main. Ce sont probablement +deux petits garçons de paysans. On leur +a mis leurs plus beaux habits: de petites culottes +coupées à mi-jambe qui laissent voir leurs gros +bas de laine et leurs galoches, un petit justaucorps +de velours bleu, une casquette de même +couleur et un nœud de cravate blanc.</p> + +<p>—La connais-tu, toi? demande l'un des +enfants.</p> + +<p>—Moi, fait le plus petit, qui a une tête ronde +et des yeux naïfs, maman m'a dit qu'elle avait +une robe noire et une collerette et qu'elle ressemblait +à un joli pierrot.</p> + +<p>—Qui donc? demande Meaulnes.</p> + +<p>—Eh bien, la fiancée que Frantz est allé +chercher…</p> + +<p>Avant que le jeune homme ait rien pu dire, +ils sont tous les trois arrivés à la porte d'une +grande salle où flambe un beau feu. Des planches, +en guise de table, ont été posées sur des tréteaux; +on a étendu des nappes blanches, et des gens de +toutes sortes dînent avec cérémonie.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch14">CHAPITRE XIV<br /> +<span class="small">LA FÊTE ÉTRANGE</span> <i>(suite)</i></h3> + + +<p>C'était, dans une grande salle au plafond bas, +un repas comme ceux que l'on offre, la veille des +noces de campagne, aux parents qui sont venus +de très loin.</p> + +<p>Les deux enfants avaient lâché les mains de +l'écolier et s'étaient précipités dans une chambre +attenante où l'on entendait des voix puériles et des +bruits de cuillers battant les assiettes. Meaulnes, +avec audace et sans s'émouvoir, enjamba un banc et +se trouva assis auprès de deux vieilles paysannes. +Il se mit aussitôt à manger avec un appétit féroce; +et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva +la tête pour regarder les convives et les écouter.</p> + +<p>On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient +à peine se connaître. Ils devaient venir, les uns, +du fond de la campagne, les autres, de villes +lointaines. Il y avait, épars le long des tables, +quelques vieillards avec des favoris, et d'autres +complètement rasés qui pouvaient être d'anciens +marins. Près d'eux dînaient d'autres vieux qui +leur ressemblaient: même face tannée, mêmes +yeux vifs sous des sourcils en broussaille, mêmes +cravates étroites comme des cordons de souliers… +Mais il était aisé de voir que ceux-ci n'avaient +jamais navigué plus loin que le bout du canton; +et s'ils avaient tangué, roulé plus de mille fois +sous les averses et dans le vent, c'était pour ce +dur voyage sans péril qui consiste à creuser le +sillon jusqu'au bout de son champ et à retourner +ensuite la charrue… On voyait peu de femmes; +quelques vieilles paysannes avec de rondes figures +ridées comme des pommes, sous des bonnets +tuyautés…</p> + +<p>Il n'y avait pas un seul de ces convives avec +qui Meaulnes ne se sentît à l'aise et en confiance. +Il expliquait ainsi plus tard cette impression: +quand on a, disait-il, commis quelque lourde +faute impardonnable, on songe parfois, au milieu +d'une grande amertume: «Il y a pourtant par +le monde des gens qui me pardonneraient». On +imagine de vieilles gens, des grands-parents +pleins d'indulgence, qui sont persuadés à l'avance +que tout ce que vous faites est bien fait. Certainement +parmi ces bonnes gens-là les convives de +cette salle avaient été choisis. Quant aux autres, +c'étaient des adolescents et des enfants…</p> + +<hr /> + + +<p>Cependant, auprès de Meaulnes, les deux vieilles +femmes causaient:</p> + +<p>—En mettant tout pour le mieux, disait la +plus âgée, d'une voix cocasse et suraiguë qu'elle +cherchait vainement à adoucir, les fiancés ne +seront pas là , demain, avant trois heures.</p> + +<p>—Tais-toi, tu me ferais mettre en colère, répondait +l'autre du ton le plus tranquille.</p> + +<p>Celle-ci portait sur le front une capeline tricotée.</p> + +<p>—Comptons! reprit la première sans s'émouvoir. +Une heure et demie de chemin de fer de +Bourges à Vierzon et sept lieues de voiture, de +Vierzon jusqu'ici…</p> + +<p>La discussion continua. Meaulnes n'en perdait +pas une parole. Grâce à cette paisible prise de +bec, la situation s'éclairait faiblement: Frantz de +Galais, le fils du château—qui était étudiant ou +marin ou peut-être aspirant de marine, on ne +savait pas…—était allé à Bourges pour y chercher +une jeune fille et l'épouser. Chose étrange, +ce garçon, qui devait être très jeune et très fantasque, +réglait tout à sa guise dans le Domaine. +Il avait voulu que la maison où sa fiancée entrerait +ressemblât à un palais en fête. Et pour célébrer +la venue de la jeune fille, il avait invité lui-même +ces enfants et ces vieilles gens débonnaires. +Tels étaient les points que la discussion des deux +femmes précisait. Elles laissaient tout le reste +dans le mystère, et reprenaient sans cesse la +question du retour des fiancés. L'une tenait pour +le matin du lendemain. L'autre pour l'après-midi.</p> + +<p>—Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi +folle, disait la plus jeune avec calme.</p> + +<p>—Et toi, ma pauvre Adèle, toujours aussi entêtée. +Il y a quatre ans que je ne t'avais vue, tu +n'as pas changé, répondait l'autre en haussant +les épaules, mais de sa voix la plus paisible.</p> + +<p>Et elles continuaient ainsi à se tenir tête sans +la moindre humeur. Meaulnes intervint dans l'espoir +d'en apprendre davantage:</p> + +<p>—Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancée de +Frantz?</p> + +<p>Elles le regardèrent, interloquées. Personne +d'autre que Frantz n'avait vu la jeune fille. Lui-même, +en revenant de Toulon, l'avait rencontrée +un soir, désolée, dans un de ces jardins de Bourges +qu'on appelle les <i>Marais</i>. Son père, un tisserand, +l'avait chassée de chez lui. Elle était fort +jolie et Frantz avait décidé aussitôt de l'épouser. +C'était une étrange histoire; mais son père, M. de +Galais, et sa sœur Yvonne ne lui avaient-ils pas +toujours tout accordé!…</p> + +<p>Meaulnes, avec précaution, allait poser d'autres +questions, lorsque parut à la porte un couple +charmant: une enfant de seize ans avec corsage +de velours et jupe à grands volants; un jeune +personnage en habit à haut col et pantalon à +élastiques. Ils traversèrent la salle, esquissant +un pas de deux; d'autres les suivirent; puis +d'autres passèrent en courant, poussant des cris, +poursuivis par un grand pierrot blafard, aux +manches trop longues, coiffé d'un bonnet noir et +riant d'une bouche édentée. Il courait à grandes +enjambées maladroites, comme si, à chaque pas, +il eût dû faire un saut, et il agitait ses longues +manches vides. Les jeunes filles en avaient un +peu peur; les jeunes gens lui serraient la main +et il paraissait faire la joie des enfants qui le +poursuivaient avec des cris perçants. Au passage +il regarda Meaulnes de ses yeux vitreux, et +l'écolier crut reconnaître, complètement rasé, le +compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui tout +à l'heure accrochait les lanternes.</p> + +<p>Le repas était terminé. Chacun se levait.</p> + +<p>Dans les couloirs s'organisaient des rondes et +des farandoles. Une musique, quelque part, jouait +un pas de menuet… Meaulnes, la tête à demi +cachée dans le collet de son manteau, comme dans +une fraise, se sentait un autre personnage. Lui +aussi, gagné par le plaisir, se mit à poursuivre +le grand pierrot à travers les couloirs du Domaine, +comme dans les coulisses d'un théâtre où la +pantomime, de la scène, se fût partout répandue. +Il se trouva ainsi mêlé jusqu'à la fin de la nuit à +une foule joyeuse aux costumes extravagants. +Parfois il ouvrait une porte, et se trouvait dans +une chambre où l'on montrait la lanterne magique. +Des enfants applaudissaient à grand bruit… +Parfois, dans un coin de salon où l'on dansait, il +engageait conversation avec quelque dandy et se +renseignait hâtivement sur les costumes que l'on +porterait les jours suivants…</p> + +<p>Un peu angoissé à la longue par tout ce plaisir +qui s'offrait à lui, craignant à chaque instant que +son manteau entr'ouvert ne laissât voir sa blouse +de collégien, il alla se réfugier un instant dans la +partie la plus paisible et la plus obscure de la +demeure. On n'y entendait que le bruit étouffé +d'un piano.</p> + +<p>Il entra dans une pièce silencieuse qui était une +salle à manger éclairée par une lampe à suspension. +Là aussi c'était fête, mais fête pour les petits +enfants.</p> + +<p>Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des +albums ouverts sur leurs genoux; d'autres étaient +accroupis par terre devant une chaise et, gravement, +ils faisaient sur le siège un étalage d'images; +d'autres, auprès du feu, ne disaient rien, ne +faisaient rien, mais ils écoutaient au loin, dans +l'immense demeure, la rumeur de la fête.</p> + +<p>Une porte de cette salle à manger était grande +ouverte. On entendait dans la pièce attenante +jouer du piano. Meaulnes avança curieusement la +tête. C'était une sorte de petit salon-parloir; une +femme ou une jeune fille, un grand manteau +marron jeté sur ses épaules, tournait le dos, jouant +très doucement des airs de rondes ou de chansonnettes. +Sur le divan, tout à côté, six ou sept +petits garçons et petites filles rangés comme sur +une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il +se fait tard, écoutaient. De temps en temps +seulement, l'un d'eux, arc-bouté sur les poignets, +se soulevait, glissait à terre et passait dans la +salle à manger: un de ceux qui avaient fini de +regarder les images venait prendre sa place…</p> + +<p>Après cette fête où tout était charmant, mais +fiévreux et fou, où lui-même avait si follement +poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se +trouvait là plongé dans le bonheur le plus calme +du monde.</p> + +<p>Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait +à jouer, il retourna s'asseoir dans la salle à +manger, et, ouvrant un des gros livres rouges +épars sur la table, il commença distraitement +à lire.</p> + +<p>Presque aussitôt un des petits qui étaient par +terre s'approcha, se pendit à son bras et grimpa +sur son genou pour regarder en même temps que +lui; un autre en fit autant de l'autre côté. Alors +ce fut un rêve comme son rêve de jadis. Il put +imaginer longuement qu'il était dans sa propre +maison, marié, un beau soir, et que cet être +charmant et inconnu qui jouait du piano, près de +lui, c'était sa femme…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch15">CHAPITRE XV<br /> +<small>LA RENCONTRE</small></h3> + + +<p>Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des +premiers. Comme on le lui avait conseillé, il +revêtit un simple costume noir, de mode passée, +une jaquette serrée à la taille avec des manches +bouffant aux épaules, un gilet croisé, un pantalon +élargi du bas jusqu'à cacher ses fines chaussures, +et un chapeau haut de forme.</p> + +<p>La cour était déserte encore lorsqu'il descendit. +Il fit quelques pas et se trouva comme transporté +dans une journée de printemps. Ce fut en effet le +matin le plus doux de cet hiver-là . Il faisait du +soleil comme aux premiers jours d'avril. Le givre +fondait et l'herbe mouillée brillait comme humectée +de rosée. Dans les arbres, plusieurs petits +oiseaux chantaient et de temps à autre une brise +tiédie coulait sur le visage du promeneur.</p> + +<p>Il fit comme les invités qui se sont éveillés +avant le maître de la maison. Il sortit dans la cour +du Domaine, pensant à chaque instant qu'une +voix cordiale et joyeuse allait crier derrière lui:</p> + +<p>—Déjà réveillé, Augustin?…</p> + +<p>Mais il se promena longtemps seul à travers le +jardin et la cour. Là -bas, dans le bâtiment principal, +rien ne remuait, ni aux fenêtres, ni à la +tourelle. On avait ouvert déjà , cependant, les deux +battants de la ronde porte de bois. Et, dans une +des fenêtres du haut, un rayon de soleil donnait, +comme en été, aux premières heures du matin.</p> + +<p>Meaulnes, pour la première fois, regardait en +plein jour l'intérieur de la propriété. Les vestiges +d'un mur séparaient le jardin délabré de la cour, +où l'on avait, depuis peu, versé du sable et passé +le râteau. A l'extrémité des dépendances qu'il +habitait, c'étaient des écuries bâties dans un +amusant désordre, qui multipliait les recoins +garnis d'arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque +sur le domaine déferlaient des bois de sapins qui +le cachaient à tout le pays plat, sauf vers l'est, +où l'on apercevait des collines bleues couvertes de +rochers et de sapins encore.</p> + +<p>Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha +sur la branlante barrière de bois qui entourait le +vivier; vers les bords il restait un peu de glace +mince et plissée comme une écume. Il s'aperçut +lui-même reflété dans l'eau, comme incliné sur +le ciel, dans son costume d'étudiant romantique. +Et il crut voir un autre Meaulnes; non plus l'écolier +qui s'était évadé dans une carriole de paysan, +mais un être charmant et romanesque, au milieu +d'un beau livre de prix…</p> + +<p>Il se hâta vers le bâtiment principal, car il +avait faim. Dans la grande salle où il avait dîné +la veille, une paysanne mettait le couvert. Dès +que Meaulnes se fut assis devant un des bols +alignés sur la nappe, elle lui versa le café en +disant:</p> + +<p>—Vous êtes le premier, monsieur.</p> + +<p>Il ne voulut rien répondre, tant il craignait +d'être soudain reconnu comme un étranger. Il +demanda seulement à quelle heure partirait le +bateau pour la promenade matinale qu'on avait +annoncée.</p> + +<p>—Pas avant une demi-heure, monsieur: personne +n'est descendu encore, fut la réponse.</p> + +<p>Il continua donc d'errer en cherchant le lieu +de l'embarcadère, autour de la longue maison +châtelaine aux ailes inégales, comme une église. +Lorsqu'il eut contourné l'aile sud, il aperçut soudain +les roseaux, à perte de vue, qui formaient +tout le paysage. L'eau des étangs venait de ce côté +mouiller le pied des murs, et il y avait, devant +plusieurs portes, de petits balcons de bois qui +surplombaient les vagues clapotantes.</p> + +<p>Désœuvré, le promeneur erra un long moment +sur la rive sablée comme un chemin de halage. +Il examinait curieusement les grandes portes aux +vitres poussiéreuses qui donnaient sur des pièces +délabrées ou abandonnées, sur des débarras +encombrés de brouettes, d'outils rouillés et de +pots de fleurs brisés, lorsque soudain, à l'autre +bout des bâtiments, il entendit des pas grincer +sur le sable.</p> + +<p>C'étaient deux femmes, l'une très vieille et +courbée; l'autre, une jeune fille, blonde, élancée, +dont le charmant costume, après tous les déguisements +de la veille, parut d'abord à Meaulnes +extraordinaire.</p> + +<p>Elles s'arrêtèrent un instant pour regarder le +paysage, tandis que Meaulnes se disait, avec un +étonnement qui lui parut plus tard bien grossier:</p> + +<p>—Voilà sans doute ce qu'on appelle une jeune +fille excentrique—peut-être une actrice qu'on a +mandée pour la fête.</p> + +<p>Cependant, les deux femmes passaient près de +lui et Meaulnes, immobile, regarda la jeune fille. +Souvent, plus tard, lorsqu'il s'endormait après +avoir désespérément essayé de se rappeler le beau +visage effacé, il voyait en rêve passer des rangées +de jeunes femmes qui ressemblaient à celle-ci. +L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son +air un peu penché; l'autre son regard si pur; +l'autre encore sa taille fine, et l'autre avait aussi +ses yeux bleus: mais aucune de ces femmes +n'était jamais la grande jeune fille.</p> + +<p>Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une +lourde chevelure blonde, un visage aux traits un +peu courts, mais dessinés avec une finesse presque +douloureuse. Et comme déjà elle était passée +devant lui, il regarda sa toilette, qui était bien la +plus simple et la plus sage des toilettes…</p> + +<p>Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, +lorsque la jeune fille, se tournant imperceptiblement +vers lui, dit à sa compagne:</p> + +<p>—Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je +pense?…</p> + +<p>Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée, +tremblante, ne cessait de causer gaiement et de +rire. La jeune fille répondait doucement. Et +lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadère, elle +eut ce même regard innocent et grave, qui semblait +dire:</p> + +<p>—Qui êtes-vous? Que faites-vous ici? Je ne +vous connais pas. Et pourtant il me semble que +je vous connais.</p> + +<p>D'autres invités étaient maintenant épars entre +les arbres, attendant. Et trois bateaux de plaisance +accostaient, prêts à recevoir les promeneurs. +Un à un, sur le passage des dames, qui paraissaient +être la châtelaine et sa fille, les jeunes gens +saluaient profondément, et les demoiselles s'inclinaient. +Étrange matinée! Étrange partie de +plaisir! Il faisait froid malgré le soleil d'hiver, et +les femmes enroulaient autour de leur cou ces +boas de plumes qui étaient alors à la mode…</p> + +<p>La vieille dame resta sur la rive, et sans savoir +comment, Meaulnes se trouva dans le même yacht +que la jeune châtelaine. Il s'accouda sur le pont, +tenant d'une main son chapeau battu par le +grand vent, et il put regarder à l'aise le jeune +fille, qui s'était assise à l'abri. Elle aussi le regardait. +Elle répondait à ses compagnes, souriait, +puis posait doucement ses yeux bleus sur lui, en +tenant sa lèvre un peu mordue.</p> + +<p>Un grand silence régnait sur les berges prochaines. +Le bateau filait avec un brui calme de +machine et d'eau. On eût pu se croire au cœur +de l'été. On allait aborder, semblait-il, dans le +beau jardin de quelque maison de campagne. La +jeune fille s'y promènerait sous une ombrelle +blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles +gémir… Mais soudain une rafale glacée venait +rappeler décembre aux invités de cette étrange fête.</p> + +<hr /> + + +<p>On aborda devant un bois de sapins. Sur le +débarcadère, les passagers durent attendre un +instant, serrés les uns contre les autres, qu'un +des bateliers eût ouvert le cadenas de la barrière… +Avec quel émoi Meaulnes se rappelait dans la +suite cette minute où, sur le bord de l'étang, il +avait eu très près du sien le visage désormais perdu +de la jeune fille! Il avait regardé ce profil si pur, +de tous ses yeux, jusqu'à ce qu'ils fussent près +de s'emplir de larmes. Et il se rappelait avoir +vu, comme un secret délicat qu'elle lui eût confié, +un peu de poudre restée sur sa joue…</p> + +<p>A terre, tout s'arrangea comme dans un rêve. +Tandis que les enfants couraient avec des cris de +joie, que des groupes se formaient et s'éparpillaient +à travers bois, Meaulnes s'avança dans une +allée, où, dix pas devant lui, marchait la jeune +fille. Il se trouva près d'elle sans avoir eu le +temps de réfléchir:</p> + +<p>—Vous êtes belle, dit-il simplement.</p> + +<p>Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit +une allée transversale. D'autres promeneurs couraient, +jouaient à travers les avenues, chacun +errant à sa guise, conduit seulement par sa libre +fantaisie. Le jeune homme se reprocha vivement +ce qu'il appelait sa balourdise, sa grossièreté, sa +sottise. Il errait au hasard, persuadé qu'il ne +reverrait plus cette gracieuse créature, lorsqu'il +l'aperçut soudain venant à sa rencontre et forcée +de passer près de lui dans l'étroit sentier. Elle +écartait de ses deux mains nues les plis de son +grand manteau. Elle avait des souliers noirs très +découverts. Ses chevilles étaient si fines qu'elles +pliaient par instants et qu'on craignait de les +voir se briser.</p> + +<p>Cette fois, le jeune homme salua, en disant +très bas:</p> + +<p>—Voulez-vous me pardonner?</p> + +<p>—Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais +il faut que je rejoigne les enfants, puisqu'ils sont +les maîtres aujourd'hui. Adieu.</p> + +<p>Augustin la supplia de rester un instant +encore. Il lui parlait avec gaucherie, mais d'un +ton si troublé, si plein de désarroi, qu'elle marcha +plus lentement et l'écouta.</p> + +<p>—Je ne sais même pas qui vous êtes, dit-elle +enfin.</p> + +<p>Elle prononçait chaque mot d'un ton uniforme, +en appuyant de la même façon sur chacun, mais +en disant plus doucement le dernier… Ensuite +elle reprenait son visage immobile, sa bouche +un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient +fixement au loin.</p> + +<p>—Je ne sais pas non plus votre nom, répondit +Meaulnes.</p> + +<p>Ils suivaient maintenant un chemin découvert, +et l'on voyait à quelque distance les invités se +presser autour d'une maison isolée dans la pleine +campagne.</p> + +<p>—Voici la «maison de Frantz», dit la jeune fille; +il faut que je vous quitte…</p> + +<p>Elle hésita, le regarda un instant en souriant +et dit:</p> + +<p>—Mon nom?… Je suis mademoiselle Yvonne +de Galais…</p> + +<p>Et elle s'échappa.</p> + +<hr /> + + +<p>La «maison de Frantz» était alors inhabitée. +Mais Meaulnes la trouva envahie jusqu'aux greniers +par la foule des invités. Il n'eut guère le loisir +d'ailleurs d'examiner le lieu où il se trouvait: on +déjeuna en hâte d'un repas froid emporté dans +les bateaux, ce qui était fort peu de saison, mais +les enfants en avaient décidé ainsi, sans doute; et +l'on repartit. Meaulnes s'approcha de M<sup>lle</sup> de Galais +dès qu'il la vit sortir et, répondant à ce qu'elle +avait dit tout à l'heure:</p> + +<p>—Le nom que je vous donnais était plus beau, +dit-il.</p> + +<p>—Comment? Quel était ce nom? fit-elle, toujours +avec la même gravité.</p> + +<p>Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne +répondit rien.</p> + +<p>—Mon nom à moi est Augustin Meaulnes, +continua-t-il, et je suis étudiant.</p> + +<p>—Oh! vous étudiez? dit-elle. Et ils parlèrent +un instant encore. Ils parlèrent lentement, avec +bonheur,—avec amitié. Puis l'attitude de la +jeune fille changea. Moins hautaine et moins +grave, maintenant, elle parut aussi plus inquiète. +On eût dit qu'elle redoutait ce que Meaulnes +allait dire et s'en effarouchait à l'avance. Elle +était auprès de lui toute frémissante, comme une +hirondelle un instant posée à terre et qui déjà +tremble du désir de reprendre son vol.</p> + +<p>—A quoi bon? A quoi bon? répondait-elle +doucement aux projets que faisait Meaulnes.</p> + +<p>Mais lorsqu'enfin il osa lui demander la permission +de revenir un jour vers ce beau domaine:</p> + +<p>—Je vous attendrai, répondit-elle simplement.</p> + +<p>Ils arrivaient en vue de l'embarcadère. Elle +s'arrêta soudain et dit pensivement:</p> + +<p>—Nous sommes deux enfants; nous avons fait +une folie. Il ne faut pas que nous montions cette +fois dans le même bateau. Adieu, ne me suivez +pas.</p> + +<p>Meaulnes resta un instant interdit, la regardant +partir. Puis il se reprit à marcher. Et alors +la jeune fille, dans le lointain, au moment de se +perdre à nouveau dans la foule des invités, s'arrêta +et, se tournant vers lui, pour la première +fois le regarda longuement. Était-ce un dernier +signe d'adieu? Était-ce pour lui défendre de +l'accompagner? Ou peut-être avait-elle quelque +chose encore à lui dire?…</p> + +<hr /> + + +<p>Dès qu'on fut rentré au Domaine, commença, +derrière la ferme, dans une grande prairie en +pente, la course des poneys. C'était la dernière +partie de la fête. D'après toutes les prévisions, +les fiancés devaient arriver à temps pour y +assister et ce serait Frantz qui dirigerait tout.</p> + +<p>On dut pourtant commencer sans lui. Les garçons +en costumes de jockeys, les fillettes en +écuyères, amenaient, les uns, de fringants poneys +enrubannés, les autres, de très vieux chevaux +dociles. Au milieu des cris, des rires enfantins, +des paris et des longs coups de cloche, on se fût +cru transporté sur la pelouse verte et taillée de +quelque champ de courses en miniature.</p> + +<p>Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles +aux chapeaux à plumes, qu'il avait entendus la +veille dans l'allée du bois… Le reste du spectacle +lui échappa, tant il était anxieux de retrouver +dans la foule le gracieux chapeau de roses et le +grand manteau marron. Mais M<sup>lle</sup> de Galais ne +parut pas. Il la cherchait encore lorsqu'une volée +de coups de cloche et des cris de joie annoncèrent +la fin des courses. Une petite fille sur une +vieille jument blanche avait remporté la victoire. +Elle passait triomphalement sur sa monture et le +panache de son chapeau flottait au vent.</p> + +<p>Puis soudain tout se tut. Les jeux étaient finis +et Frantz n'était pas de retour. On hésita un instant; +on se concerta avec embarras. Enfin, par +groupes, on regagna les appartements, pour attendre, +dans l'inquiétude et le silence, le retour +des fiancés.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch16">CHAPITRE XVI<br /> +<span class="small">FRANTZ DE GALAIS</span></h3> + + +<p>La course avait fini trop tôt. Il était quatre +heures et demie et il faisait jour encore, lorsque +Meaulnes se retrouva dans sa chambre, la tête +pleine des événements de son extraordinaire journée. +Il s'assit devant la table, désœuvré, attendant +le dîner et la fête qui devait suivre.</p> + +<p>De nouveau soufflait le grand vent du premier +soir. On l'entendait gronder comme un torrent +ou passer avec le sifflement appuyé d'une chute +d'eau. Le tablier de la cheminée battait de +temps à autre.</p> + +<p>Pour la première fois, Meaulnes sentit en +lui cette légère angoisse qui vous saisit à la +fin des trop belles journées. Un instant il pensa +à allumer du feu; mais il essaya vainement +de lever le tablier rouillé de la cheminée. Alors +il se prit à ranger dans la chambre; il accrocha +ses beaux habits aux porte-manteaux, disposa +le long du mur les chaises bouleversées, +comme s'il eût tout voulu préparer là pour un +long séjour.</p> + +<p>Cependant songeant qu'il devait se tenir toujours +prêt à partir, il plia soigneusement sur le +dossier d'une chaise, comme un costume de +voyage, sa blouse et ses autres vêtements de collégien; +sous la chaise, il mit ses souliers ferrés +pleins de terre encore.</p> + +<p>Puis il revint s'asseoir et regarda autour de +lui, plus tranquille, sa demeure qu'il avait mise +en ordre.</p> + +<p>De temps à autre une goutte de pluie venait +rayer la vitre qui donnait sur la cour aux voitures +et sur le bois de sapins. Apaisé, depuis qu'il +avait rangé son appartement, le grand garçon se +sentit parfaitement heureux. Il était là , mystérieux, +étranger, au milieu de ce monde inconnu, +dans la chambre qu'il avait choisie. Ce qu'il avait +obtenu dépassait toutes ses espérances. Et il suffisait +maintenant à sa joie de se rappeler ce visage +de jeune fille, dans le grand vent, qui se +tournait vers lui…</p> + +<hr /> + + +<p>Durant cette rêverie, la nuit était tombée sans +qu'il songeât même à allumer les flambeaux. Un +coup de vent fit battre la porte de l'arrière-chambre +qui communiquait avec la sienne et dont la +fenêtre donnait aussi sur la cour aux voitures. +Meaulnes allait la refermer, lorsqu'il aperçut dans +cette pièce une lueur, comme celle d'une bougie +allumée sur la table. Il avança la tête dans l'entrebâillement +de la porte. Quelqu'un était entré +là , par la fenêtre sans doute, et se promenait de +long en large, à pas silencieux. Autant qu'on pouvait +voir, c'était un très jeune homme. Nu-tête, +une pèlerine de voyage sur les épaules, il marchait +sans arrêt, comme affolé par une douleur +insupportable. Le vent de la fenêtre qu'il avait +laissée grande ouverte faisait flotter sa pèlerine +et, chaque fois qu'il passait près de la lumière, +on voyait luire des boutons dorés sur sa fine +redingote.</p> + +<p>Il sifflait quelque chose entre ses dents, une +espèce d'air marin, comme en chantent, pour +s'égayer le cœur, les matelots et les filles dans +les cabarets des ports…</p> + +<p>Un instant, au milieu de sa promenade agitée, +il s'arrêta et se pencha sur la table, chercha dans +une boîte, en sortit plusieurs feuilles de papier… +Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de la bougie, +un très fin, très aquilin visage sans moustache +sous une abondante chevelure que partageait +une raie de côté. Il avait cessé de siffler. +Très pâle, les lèvres entr'ouvertes, il paraissait à +bout de souffle, comme s'il avait reçu au cœur +un coup violent.</p> + +<p>Meaulnes hésitait s'il allait, par discrétion, se +retirer, ou s'avancer, lui mettre doucement, en +camarade, la main sur l'épaule, et lui parler. +Mais l'autre leva la tête et l'aperçut. Il le considéra +une seconde, puis, sans s'étonner, s'approcha +et dit, affermissant sa voix:</p> + +<p>—Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je +suis content de vous voir. Puisque vous voici, +c'est à vous que je vais expliquer… Voilà !…</p> + +<p>Il paraissait complètement désemparé. Lorsqu'il +eut dit: Voilà , il prit Meaulnes par le revers +de sa jaquette, comme pour fixer son attention. +Puis il tourna la tête vers la fenêtre, comme +pour réfléchir à ce qu'il allait dire, cligna des +yeux—et Meaulnes comprit qu'il avait une forte +envie de pleurer.</p> + +<p>Il ravala d'un coup toute cette peine d'enfant, +puis, regardant toujours fixement la fenêtre, il +reprit d'une voix altérée:</p> + +<p>—Eh bien, voilà : c'est fini; la fête est finie. +Vous pouvez descendre le leur dire. Je suis rentré +tout seul. Ma fiancée ne viendra pas. Par scrupule, +par crainte, par manque de foi… d'ailleurs, +monsieur, je vais vous expliquer…</p> + +<p>Mais il ne put continuer; tout son visage se +plissa. Il n'expliqua rien. Se détournant soudain, +il s'en alla dans l'ombre ouvrir et refermer des +tiroirs pleins de vêtements et de livres.</p> + +<p>—Je vais m'apprêter pour repartir, dit-il. +Qu'on ne me dérange pas.</p> + +<p>Il plaça sur la table divers objets, un nécessaire +de toilette, un pistolet…</p> + +<p>Et Meaulnes, plein de désarroi, sortit sans oser +lui dire un mot ni lui serrer la main.</p> + +<p>En bas, déjà , tout le monde semblait avoir +pressenti quelque chose. Presque toutes les jeunes +filles avaient changé de robe. Dans le bâtiment +principal le dîner avait commencé, mais hâtivement, +dans le désordre, comme à l'instant d'un +départ.</p> + +<p>Il se faisait un continuel va-et-vient de cette +grande cuisine-salle à manger aux chambres du +haut et aux écuries. Ceux qui avaient fini formaient +des groupes où l'on se disait au revoir.</p> + +<p>—Que se passe-t-il? demanda Meaulnes à un +garçon de campagne, qui se hâtait de terminer +son repas, son chapeau de feutre sur la tête et sa +serviette fixée à son gilet.</p> + +<p>—Nous partons, répondit-il. Cela s'est décidé +tout d'un coup. A cinq heures, nous nous sommes +trouvés seuls, tous les invités ensemble. +Nous avions attendu jusqu'à la dernière limite. +Les fiancés ne pouvaient plus venir? Quelqu'un a +dit: «Si nous partions…» Et tout le monde s'est +apprêté pour le départ.</p> + +<p>Meaulnes ne répondit pas. Il lui était égal de +s'en aller maintenant. N'avait-il pas été jusqu'au +bout de son aventure?… N'avait-il pas obtenu +cette fois tout ce qu'il désirait? C'est à peine s'il +avait eu le temps de repasser à l'aise dans sa +mémoire toute la belle conversation du matin. +Pour l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et +bientôt, il reviendrait—sans tricherie, cette +fois…</p> + +<p>—Si vous voulez venir avec nous, continua +l'autre, qui était un garçon de son âge, hâtez-vous +d'aller vous mettre en tenue. Nous attelons +dans un instant.</p> + +<p>Il partit au galop, laissant là son repas commencé +et négligeant de dire aux invités ce qu'il +savait. Le parc, le jardin et la cour étaient +plongés dans une obscurité profonde. Il n'y avait +pas, ce soir-là , de lanternes aux fenêtres. Mais +comme, après tout, ce dîner ressemblait au dernier +repas des fins de noces, les moins bons de +invités, qui peut-être avaient bu, s'étaient mis à +chanter. A mesure qu'il s'éloignait, Meaulnes +entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce +parc qui depuis deux jours avait tenu tant de +grâce et de merveilles. Et c'était le commencement +du désarroi et de la dévastation. Il passa +près du vivier où le matin même il s'était miré. +Comme tout paraissait changé déjà …—avec +cette chanson, reprise en chœur, qui arrivait par +bribes:</p> + +<div class="poetry"> +<div class="verse">D'où donc que tu reviens, petite libertine?</div> +<div class="verse i4">Ton bonnet est déchiré</div> +<div class="verse i4">Tu es bien mal coiffée…</div> +</div> + +<p class="noindent">et cet autre encore:</p> + +<div class="poetry"> +<div class="verse i4">Mes souliers sont rouges…</div> +<div class="verse i4">Adieu, mes amours…</div> +<div class="verse i4">Mes souliers sont rouges…</div> +<div class="verse i4">Adieu, sans retour!</div> +</div> + +<p>Comme il arrivait au pied de l'escalier de sa +demeure isolée, quelqu'un en descendait qui le +heurta dans l'ombre et lui dit:</p> + +<p>—Adieu, monsieur!</p> + +<p>et, s'enveloppant dans sa pèlerine comme s'il +avait très froid, disparut. C'était Frantz Galais.</p> + +<hr /> + + +<p>La bougie que Frantz avait laissée dans sa +chambre brûlait encore. Rien n'avait été dérangé. +Il y avait seulement, écrits sur une feuille de +papier à lettres placée en évidence, ces mots:</p> + +<blockquote> +<p><i>Ma fiancée a disparu, me faisant dire qu'elle ne +pouvait pas être ma femme; qu'elle était une couturière +et non pas une princesse. Je ne sais que devenir. +Je m'en vais. Je n'ai plus envie de vivre. Qu'Yvonne +me pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne +pourrait rien pour moi…</i></p> +</blockquote> + +<p>C'était la fin de la bougie, dont la flamme +vacilla, rampa une seconde et s'éteignit. Meaulnes +rentra dans sa propre chambre et ferma la porte. +Malgré l'obscurité, il reconnut chacune des choses +qu'il avait rangées en plein jour, en plein bonheur, +quelques heures auparavant. Pièce par +pièce, fidèle, il retrouva tout son vieux vêtement +misérable, depuis ses godillots jusqu'à sa grossière +ceinture à boucle de cuivre. Il se déshabilla +et se rhabilla vivement mais distraitement, déposa +sur une chaise ses habits d'emprunt, se trompant +de gilet…</p> + +<p>Sous les fenêtres, dans la cour aux voitures, +un remue-ménage avait commencé. On tirait, on +appelait, on poussait, chacun voulant défaire sa +voiture de l'inextricable fouillis où elle était +prise. De temps en temps un homme grimpait +sur le siège d'une charrette, sur la bâche d'une +grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La +lueur du falot venait frapper la fenêtre: un instant, +autour de Meaulnes, la chambre maintenant +familière, où toutes choses avaient été pour lui si +amicales, palpitait, revivait… Et c'est ainsi qu'il +quitta, refermant soigneusement la porte, ce +mystérieux endroit qu'il ne devait sans doute +jamais revoir.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p1ch17">CHAPITRE XVII<br /> +<span class="small">LA FÊTE ÉTRANGE</span> <i>(fin)</i></h3> + + +<p>Déjà , dans la nuit, une file de voitures roulait +lentement vers la grille du bois. En tête, un +homme revêtu d'une peau de chèvre, une lanterne +à la main, conduisait par la bride le cheval du +premier attelage.</p> + +<p>Meaulnes avait hâte de trouver quelqu'un qui +voulût bien se charger de lui. Il avait hâte de +partir. Il appréhendait, au fond du cœur, de se +trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa +supercherie fût découverte.</p> + +<p>Lorsqu'il arriva devant le bâtiment principal +les conducteurs équilibraient la charge des dernières +voitures. On faisait lever tous les voyageurs +pour rapprocher ou reculer les sièges, et les +jeunes filles enveloppées dans des fichus se +levaient avec embarras, les couvertures tombaient +à leurs pieds et l'on voyait les figures inquiètes +de celles qui baissaient leur tête du côté des +falots.</p> + +<p>Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le +jeune paysan qui tout à l'heure avait offert de +l'emmener:</p> + +<p>—Puis-je monter? lui cria-t-il.</p> + +<p>—Où vas-tu, mon garçon? répondit l'autre +qui ne le reconnaissait plus.</p> + +<p>—Du côté de Sainte-Agathe.</p> + +<p>—Alors il faut demander une place à Maritain.</p> + +<p>Et voilà le grand écolier cherchant parmi les +voyageurs attardés ce Maritain inconnu. On le lui +indiqua parmi les buveurs qui chantaient dans +la cuisine.</p> + +<p>—C'est un «amusard», lui dit-on. Il sera +encore là à trois heures du matin.</p> + +<p>Meaulnes songea un instant à la jeune fille +inquiète, pleine de fièvre et de chagrin, qui entendrait +chanter dans le domaine, jusqu'au milieu +de la nuit, ces paysans avinés. Dans quelle +chambre était-elle? Où était sa fenêtre, parmi +ces bâtiments mystérieux? Mais rien ne servirait +à l'écolier de s'attarder. Il fallut partir. Une fois +rentré à Sainte-Agathe, tout deviendrait plus clair; +il cesserait d'être un écolier évadé; de nouveau il +pourrait songer à la jeune châtelaine.</p> + +<p>Une à une, les voitures s'en allaient; les roues +grinçaient sur le sable de la grande allée. Et, +dans la nuit, on les voyait tourner et disparaître, +chargées de femmes emmitouflées, d'enfants dans +des fichus, qui déjà s'endormaient. Une grande +carriole encore; un char à bancs, où les femmes +étaient serrées épaule contre épaule, passa, laissant +Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. +Il n'allait plus rester bientôt qu'une vieille berline +que conduisait un paysan en blouse.</p> + +<p>—Vous pouvez monter, répondit-il aux explications +d'Augustin, nous allons dans cette direction.</p> + +<p>Péniblement Meaulnes ouvrit la portière de la +vieille guimbarde, dont la vitre trembla et les +gonds crièrent. Sur la banquette, dans un coin de +la voiture, deux tout petits enfants, un garçon et +une fille, dormaient. Ils s'éveillèrent au bruit et +au froid, se détendirent, regardèrent vaguement, +puis en frissonnant se renfoncèrent dans leur coin +et se rendormirent…</p> + +<p>Déjà la vieille voiture partait. Meaulnes referma +plus doucement la portière et s'installa avec précaution +dans l'autre coin; puis, avidement, s'efforça +de distinguer à travers la vitre les lieux +qu'il allait quitter et la route par où il était venu: +il devina, malgré la nuit, que la voiture traversait +la cour et le jardin, passait devant l'escalier de +sa chambre, franchissait la grille et sortait du +Domaine pour entrer dans les bois. Fuyant le long +de la vitre, on distinguait vaguement les troncs +des vieux sapins.</p> + +<p>—Peut-être rencontrerons-nous Frantz de +Galais, se disait Meaulnes, le cœur battant.</p> + +<p>Brusquement, dans le chemin étroit, la voiture +fit un écart pour ne pas heurter un obstacle. +C'était, autant qu'on pouvait deviner dans la nuit +à ses formes massives, une roulotte arrêtée presque +au milieu du chemin et qui avait dû rester +là , à proximité de la fête, durant ces derniers +jours.</p> + +<p>Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au +trot, Meaulnes commençait à se fatiguer de regarder +à la vitre, s'efforçant vainement de percer +l'obscurité environnante, lorsque soudain, dans la +profondeur du bois, il y eut un éclair, suivi d'une +détonation. Les chevaux partirent au galop et +Meaulnes ne sut pas d'abord si le cocher en blouse +s'efforçait de les retenir ou, au contraire, les +excitait à fuir. Il voulut ouvrir la portière. Comme +la poignée se trouvait à l'extérieur, il essaya vainement +de baisser la glace, la secoua… Les enfants, +réveillés en peur, se serraient l'un contre l'autre, +sans rien dire. Et tandis qu'il secouait la vitre, +le visage collé au carreau, il aperçut, grâce à un +coude du chemin, une forme blanche qui courait. +C'était, hagard et affolé, le grand pierrot de la +fête, le bohémien en tenue de mascarade, qui +portait dans ses bras un corps humain serré contre +sa poitrine. Puis tout disparut.</p> + +<p>Dans la voiture qui fuyait au grand galop à +travers la nuit, les deux enfants s'étaient rendormis. +Personne à qui parler des événements mystérieux +de ces deux jours. Après avoir longtemps +repassé dans son esprit tout ce qu'il avait vu et +entendu, plein de fatigue et le cœur gros, le jeune +homme lui aussi s'abandonna au sommeil, comme +un enfant triste…</p> + +<hr /> + + +<p>… Ce n'était pas encore le petit jour lorsque, la +voiture s'étant arrêtée sur la route, Meaulnes fut +réveillé par quelqu'un qui cognait à la vitre. Le +conducteur ouvrit péniblement la portière et cria, +tandis que le vent froid de la nuit glaçait l'écolier +jusqu'aux os:</p> + +<p>—Il va falloir descendre ici. Le jour se lève. +Nous allons prendre la traverse. Vous êtes tout +près de Sainte-Agathe.</p> + +<p>A demi replié, Meaulnes obéit, chercha vaguement, +d'un geste inconscient, sa casquette, qui +avait roulé sous les pieds des deux enfants endormis, +dans le coin le plus sombre de la voiture, +puis il sortit en se baissant.</p> + +<p>—Allons, au revoir, dit l'homme en remontant +sur son siège. Vous n'avez plus que six kilomètres +à faire. Tenez, la borne est là , au bord du +chemin.</p> + +<p>Meaulnes, qui ne s'était pas encore arraché de +son sommeil, marcha courbé en avant, d'un pas +lourd, jusqu'à la borne et s'y assit, les bras croisés, +la tête inclinée, comme pour se rendormir.</p> + +<p>—Ah! non, cria le voiturier. Il ne faut pas +vous endormir là . Il fait trop froid. Allons, debout, +marchez un peu…</p> + +<p>Vacillant comme un homme ivre, le grand garçon, +les mains dans ses poches, les épaules rentrées, +s'en alla lentement sur le chemin de Sainte-Agathe; +tandis que, dernier vestige de la fête +mystérieuse, la vieille berline quittait le gravier +de la route et s'éloignait, cahotant en silence, sur +l'herbe de la traverse. On ne voyait plus que le +chapeau du conducteur, dansant au-dessus des +clôtures…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">DEUXIÈME PARTIE</h2> + + + + +<h3 id="p2ch1">CHAPITRE PREMIER<br /> +<span class="small">LE GRAND JEU</span></h3> + + +<p>Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, +l'impossibilité où nous étions de mener à bien de +longues recherches nous empêchèrent, Meaulnes +et moi de reparler du Pays perdu avant la fin +de l'hiver. Nous ne pouvions rien commencer +de sérieux, durant ces brèves journées de février, +ces jeudis sillonnés de bourrasques, qui finissaient +régulièrement vers cinq heures par une morne +pluie glacée.</p> + +<p>Rien ne nous rappelait l'aventure de Meaulnes +sinon ce fait étrange que depuis l'après-midi de +son retour nous n'avions plus d'amis. Aux récréations, +les mêmes jeux qu'autrefois s'organisaient, +mais Jasmin ne parlait jamais plus au grand +Meaulnes. Le soir, aussitôt la classe balayée, la +cour se vidait comme au temps où j'étais seul, et +je voyais errer mon compagnon, du jardin au hangar +et de la cour à la salle à manger.</p> + +<p>Les jeudis matins, chacun de nous installé sur +le bureau d'une des deux salles de classe, nous +lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous +avions dénichés dans les placards, entre des méthodes +d'anglais et des cahiers de musique finement +recopiés. L'après-midi, c'était quelque visite +qui nous faisait fuir l'appartement; et nous regagnions +l'école… Nous entendions parfois des groupes +de grands élèves qui s'arrêtaient un instant, +comme par hasard, devant le grand portail, le +heurtaient en jouant à des jeux militaires incompréhensibles +et puis s'en allaient… Cette triste +vie se poursuivit jusqu'à la fin de février. Je +commençais à croire que Meaulnes avait tout +oublié, lorsqu'une aventure, plus étrange que les +autres, vint me prouver que je m'étais trompé et +qu'une crise violente se préparait sous la surface +morne de cette vie d'hiver.</p> + +<p>Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du +mois, que la première nouvelle du Domaine +étrange, la première vague de cette aventure dont +nous ne reparlions pas arriva jusqu'à nous. Nous +étions en pleine veillée. Mes grands-parents repartis, +restaient seulement avec nous Millie et mon +père, qui ne se doutaient nullement de la sourde +fâcherie par quoi toute la classe était divisée en +deux clans.</p> + +<p>A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte +pour jeter dehors les miettes du repas fit:</p> + +<p>—Ah!</p> + +<p>d'une voix si claire que nous nous approchâmes +pour regarder. Il y avait sur le seuil une +couche de neige… Comme il faisait très sombre, +je m'avançai de quelques pas dans la cour pour +voir si la couche était profonde. Je sentis des flocons +légers qui me glissaient sur la figure et fondaient +aussitôt. On me fit rentrer très vite et +Millie ferma la porte frileusement.</p> + +<p>A neuf heures nous nous disposions à monter +nous coucher; ma mère avait déjà la lampe à la +main, lorsque nous entendîmes très nettement +deux grands coups lancés à toute volée dans le +portail, à l'autre bout de la cour. Elle replaça la +lampe sur la table et nous restâmes tous debout, +aux aguets, l'oreille tendue.</p> + +<p>Il ne fallait pas songer à aller voir ce qui se +passait. Avant d'avoir traversé seulement la +moitié de la cour, la lampe eût été éteinte et le +verre brisé. Il y eut un court silence et mon père +commençait à dire que «c'était sans doute…» +lorsque, tout juste sous la fenêtre de la salle à +manger, qui donnait, je l'ai dit, sur la route +de La Gare, un coup de sifflet partit, strident +et très prolongé, qui dut s'entendre jusque +dans la rue de l'église. Et, immédiatement, derrière +la fenêtre, à peine voilés par les carreaux, +poussés par des gens qui devaient être montés +à la force des poignets sur l'appui extérieur, +éclatèrent des cris perçants.</p> + +<p>—Amenez-le! Amenez-le!</p> + +<p>A l'autre extrémité du bâtiment, les mêmes +cris répondirent. Ceux-là avaient dû passer par +le champ du père Martin; ils devaient être grimpés +sur le mur bas qui séparait le champ de notre +cour.</p> + +<p>Puis, vociférés à chaque endroit par huit ou +dix inconnus aux voix déguisées, les cris de: +«Amenez-le!» éclatèrent successivement—sur +le toit du cellier qu'ils avaient dû atteindre en +escaladant un tas de fagots adossé au mur extérieur;—sur +un petit mur qui joignait le hangar +au portail et dont la crête arrondie permettait de +se mettre commodément à cheval;—sur le mur +grillé de la route de La Gare où l'on pouvait facilement +monter… Enfin, par derrière, dans le +jardin, une troupe retardataire arriva, qui fit la +même sarabande, criant cette fois:</p> + +<p>—A l'abordage!</p> + +<p>Et nous entendions l'écho de leurs cris résonner +dans les salles de classe vides, dont ils avaient +ouvert les fenêtres.</p> + +<p>Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les +détours et les passages de la grande demeure, +que nous voyions très nettement, comme sur un +plan, tous les points où ces gens inconnus étaient +en train de l'attaquer.</p> + +<p>A vrai dire, ce fut seulement au tout premier +instant que nous eûmes de l'effroi. Le coup de +sifflet nous fit penser tous les quatre à une attaque +de rôdeurs et de bohémiens. Justement il y avait +depuis une quinzaine, sur la place, derrière l'église, +un grand malandrin et un jeune garçon à +la tête serrée dans des bandages. Il y avait aussi, +chez les charrons et les maréchaux, des ouvriers +qui n'étaient pas du pays.</p> + +<p>Mais, dès que nous eûmes entendu les assaillants +crier, nous fûmes persuadés que nous +avions affaire à des gens—et probablement à des +jeunes gens—du bourg. Il y avait même certainement +des gamins—on reconnaissait leurs voix suraiguës—dans +la troupe qui se jetait à l'assaut de +notre demeure comme à l'abordage d'un navire.</p> + +<p>—Ah! bien, par exemple… s'écria mon père.</p> + +<p>Et Millie demanda à mi-voix:</p> + +<p>—Mais qu'est-ce que cela veut dire?</p> + +<p>lorsque soudain les voix du portail et du mur +grillé—puis celle de la fenêtre—s'arrêtèrent. +Deux coups de sifflet partirent derrière la croisée. +Les cris des gens grimpés sur le cellier, comme +ceux des assaillants du jardin, décrurent progressivement, +puis cessèrent; nous entendîmes, le +long du mur de la salle à manger le frôlement +de toute la troupe qui se retirait en hâte et dont +les pas étaient amortis par la neige.</p> + +<p>Quelqu'un évidemment les dérangeait. A cette +heure où tout dormait, ils avaient pensé mener +en paix leur assaut contre cette maison isolée à +la sortie du bourg. Mais voici qu'on troublait leur +plan de campagne.</p> + +<p>A peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir—car +l'attaque avait été soudaine comme +un abordage bien conduit—et nous disposions-nous +à sortir, que nous entendîmes une voix +connue appeler à la petite grille:</p> + +<p>—Monsieur Seurel! Monsieur Seurel!</p> + +<p>C'était M. Pasquier, le boucher. Le gros petit +homme racla ses sabots sur le seuil, secoua sa +courte blouse saupoudrée de neige et entra. Il +se donnait l'air finaud et effaré de quelqu'un +qui a surpris tout le secret d'une mystérieuse +affaire:</p> + +<p>—J'étais dans ma cour, qui donne sur la place +des Quatre-Routes. J'allais fermer l'étable des chevaux. +Tout d'un coup; dressés sur la neige, +qu'est-ce que je vois: deux grands gars qui semblaient +faire sentinelle ou guetter quelque chose. +Ils étaient vers la croix. Je m'avance: je fais deux +pas—Hip! les voilà partis au grand galop du +côté de chez vous. Ah! je n'ai pas hésité, j'ai +pris mon falot et j'ai dit: Je vas aller raconter +ça à M. Seurel…</p> + +<p>Et le voilà qui recommence son histoire: «J'étais +dans la cour derrière chez moi…» Sur ce, +on lui offre une liqueur, qu'il accepte, et on +lui demande des détails qu'il est incapable de +fournir.</p> + +<p>Il n'avait rien vu en arrivant à la maison. +Toutes les troupes mises en éveil par les deux +sentinelles qu'il avait dérangées s'étaient éclipsées +aussitôt. Quant à dire qui ces estafettes pouvaient +être…</p> + +<p>—Ça pourrait bien être des bohémiens, avançait-il. +Depuis bientôt un mois qu'ils sont sur la +place, à attendre le beau temps pour jouer la +comédie, ils ne sont pas sans avoir organisé +quelque mauvais coup.</p> + +<p>Tout cela ne nous avançait guère et nous restions +debout, fort perplexes tandis que l'homme +sirotait la liqueur et de nouveau mimait son histoire, +lorsque Meaulnes, qui avait écouté jusque-là +fort attentivement, prit par terre le falot du +boucher et décida:</p> + +<p>—Il faut aller voir!</p> + +<p>Il ouvrit la porte et nous le suivîmes, M. Seurel, +M. Pasquier et moi.</p> + +<p>Millie, déjà rassurée puisque les assaillants +étaient partis, et, comme tous les gens ordonnés +et méticuleux, fort peu curieuse de sa nature, +déclara:</p> + +<p>—Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte +et prenez la clef. Moi, je vais me coucher. Je +laisserai la lampe allumée.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch2">CHAPITRE II<br /> +<span class="small">NOUS TOMBONS DANS UNE EMBUSCADE</span></h3> + + +<p>Nous partîmes sur la neige, dans un silence +absolu. Meaulnes marchait en avant, projetant la +lueur en éventail de sa lanterne grillagée… A +peine sortions-nous par le grand portail que, +derrière la bascule municipale, qui s'adossait au +mur de notre préau, partirent d'un seul coup, +comme perdreaux surpris, deux individus encapuchonnés. +Soit moquerie, soit plaisir causé par +l'étrange jeu qu'ils jouaient là , soit excitation +nerveuse et peur d'être rejoints, ils dirent en +courant deux ou trois paroles coupées de rires.</p> + +<p>Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la +neige, en me criant:</p> + +<p>—Suis-moi, François!…</p> + +<p>Et laissant là les deux hommes âgés incapables +de soutenir une pareille course, nous nous lançâmes +à la poursuite des deux ombres, qui, après +avoir un instant contourné le bas du bourg, en +suivant le chemin de la Vieille-Planche, remontèrent +délibérément vers l'église. Ils couraient +régulièrement sans trop de hâte et nous n'avions +pas de peine à les suivre. Ils traversèrent la rue +de l'église où tout était endormi et silencieux, +et s'engagèrent derrière le cimetière dans un dédale +de petites ruelles et d'impasses.</p> + +<p>C'était là un quartier de journaliers, de couturières +et de tisserands, qu'on nommait les Petits-Coins. +Nous le connaissons assez mal et nous n'y +étions jamais venu la nuit. L'endroit était désert +le jour: les journaliers absents, les tisserands +enfermés; et durant cette nuit de grand silence +il paraissait plus abandonné, plus endormi encore +que les autres quartiers du bourg. Il n'y +avait donc aucune chance pour que quelqu'un +survînt et nous prêtât main-forte.</p> + +<p>Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites +maisons posées au hasard comme des boîtes +en carton, c'était celui qui menait chez la couturière +qu'on surnommait «la Muette». On descendait +d'abord une pente assez raide, dallée de +place en place, puis après avoir tourné deux ou +trois fois, entre des petites cours de tisserands +ou des écuries vides, on arrivait dans une large +impasse fermée par une cour de ferme depuis +longtemps abandonnée. Chez la Muette, tandis +qu'elle engageait avec ma mère une conversation +silencieuse, les doigts frétillants, coupée seulement +de petits cris d'infirme, je pouvais voir par la +croisée le grand mur de la ferme, qui était la +dernière maison de ce côté du faubourg, et la +barrière toujours fermée de la cour sèche, sans +paille, où jamais rien ne passait plus…</p> + +<p>C'est exactement ce chemin que les deux +inconnus suivirent. A chaque tournant nous +craignons de les perdre, mais à ma surprise, +nous arrivions toujours au détour de la ruelle +suivante avant qu'ils l'eussent quittée. Je dis: à +ma surprise, car le fait n'eût pas été possible, +tant ces ruelles étaient courtes, s'ils n'avaient +pas, chaque fois, tandis que nous les avions perdus +de vue, ralenti leur allure.</p> + +<p>Enfin, sans hésiter, ils s'engagèrent dans la rue +qui menait chez la Muette, et je criai à Meaulnes:</p> + +<p>—Nous les tenons, c'est une impasse!</p> + +<p>A vrai dire, c'étaient eux qui nous tenaient… +Ils nous avaient conduits là où ils avaient voulu. +Arrivés au mur, ils se retournèrent vers nous +résolument et l'un des deux lança le même coup +de sifflet que nous avions déjà par deux fois entendu, +ce soir-là .</p> + +<p>Aussitôt une dizaine de gars sortirent de la +cour de la ferme abandonnée où ils semblaient +avoir été postés pour nous attendre. Ils étaient +tous encapuchonnés, le visage enfoncé dans leurs +cache-nez…</p> + +<p>Qui c'était, nous le savions d'avance, mais nous +étions bien résolus à n'en rien dire à M. Seurel, +que nos affaires ne regardaient pas. Il y avait +Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. +Nous reconnûmes dans la lutte leur façon de se +battre et leurs voix entrecoupées. Mais un point +demeurait inquiétant et semblait presque effrayer +Meaulnes: il y avait là quelqu'un que nous ne +connaissons pas et qui paraissait être le chef…</p> + +<p>Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait manœuvrer +ses soldats qui avaient fort à faire et +qui, traînés dans la neige, déguenillés du haut +en bas, s'acharnaient contre le grand gars essoufflé. +Deux d'entre eux s'étaient occupés de moi, +m'avaient immobilisé avec peine, car je me débattais +comme un diable. J'étais par terre, les +genoux pliés, assis sur les talons; on me tenait +les bras joints par derrière, et je regardais la +scène avec une intense curiosité mêlée d'effroi.</p> + +<p>Meaulnes s'était débarrassé de quatre garçons +du Cours qu'il avait dégrafés de sa blouse en tournant +vivement sur lui-même et en les jetant à +toute volée dans la neige… Bien droit sur ses +deux jambes, le personnage inconnu suivait avec +intérêt, mais très calme, la bataille, répétant de +temps à autre d'une voix nette:</p> + +<p>—Allez… Courage… Revenez-y… <i lang="en" xml:lang="en">Go on my +boys</i>…</p> + +<p>C'était évidemment lui qui commandait… D'où +venait-il? Où et comment les avait-il entraînés à +la bataille! Voilà qui restait un mystère pour +nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppé +dans un cache-nez, mais lorsque Meaulnes, +débarrassé de ses adversaires, s'avança vers lui, +menaçant, le mouvement qu'il fit pour y voir +bien clair et faire face à la situation découvrit un +morceau de linge blanc qui lui enveloppait la +tête à la façon d'un bandage.</p> + +<p>C'est à ce moment que je criai à Meaulnes:</p> + +<p>—Prends garde par derrière! Il y en a un autre.</p> + +<p>Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la +barrière à laquelle il tournait le dos, un grand +diable avait surgi et, passant habilement son +cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait +en arrière. Aussitôt les quatre adversaires +de Meaulnes qui avaient piqué le nez dans la +neige, revenaient à la charge pour lui immobiliser +bras et jambes, lui liaient les bras avec une +corde, les jambes avec un cache-nez, et le jeune +personnage à la tête bandée fouillait dans ses +poches… Le dernier venu, l'homme au lasso, +avait allumé une petite bougie qu'il protégeait de +la main, et chaque fois qu'il découvrait un papier +nouveau, le chef allait auprès de ce lumignon examiner +ce qu'il contenait. Il déplia enfin cette espèce de +carte couverte d'inscriptions à laquelle Meaulnes +travaillait depuis son retour et s'écria avec joie:</p> + +<p>—Cette fois nous l'avons. Voilà le plan! Voilà +le guide! Nous allons voir si ce monsieur est bien +allé où je l'imagine…</p> + +<p>Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa +sa casquette ou sa ceinture. Et tous disparurent +silencieusement comme ils étaient venus, me +laissant libre de délier en hâte mon compagnon.</p> + +<p>—Il n'ira pas très loin avec ce plan-là , dit +Meaulnes en se levant.</p> + +<p>Et nous repartîmes lentement, car il boitait un +peu. Nous retrouvâmes sur le chemin de l'église +M. Seurel et le père Pasquier:</p> + +<p>—Vous n'avez rien vu? dirent-ils… Nous +non plus!</p> + +<p>Grâce à la nuit profonde ils ne s'aperçurent de +rien. Le boucher nous quitta et M. Seurel rentra +bien vite se coucher.</p> + +<p>Mais nous deux, dans notre chambre, à +la lueur de la lampe que Millie nous avait +laissée, nous restâmes longtemps à rafistoler nos +blouses décousues, discutant à voix basse sur ce +qui nous était arrivé, comme deux compagnons +d'armes le soir d'une bataille perdue…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch3">CHAPITRE III<br /> +<span class="small">LE BOHÉMIEN A L'ÉCOLE</span></h3> + + +<p>Le réveil du lendemain fut pénible. A huit heures +et demie, à l'instant où M. Seurel allait donner +le signal d'entrer, nous arrivâmes tout essoufflés +pour nous mettre sur les rangs. Comme nous +étions en retard, nous nous glissâmes n'importe +où, mais d'ordinaire le grand Meaulnes était le +premier de la longue file d'élèves, coude à coude, +chargés de livres, de cahiers et de porte-plume, +que M. Seurel inspectait.</p> + +<p>Je fus surpris de l'empressement silencieux que +l'on mit à nous faire place vers le milieu de la +file; et tandis que M. Seurel, retardant de quelques +secondes l'entrée au cours, inspectait le +grand Meaulnes, j'avançai curieusement la tête, +regardant à droite et à gauche pour voir les +visages de nos ennemis de la veille.</p> + +<p>Le premier que j'aperçus était celui-là même +auquel je ne cessais de penser, mais le dernier +que j'eusse pu m'attendre à voir en ce lieu. Il était +à la place habituelle de Meaulnes, le premier de +tous, un pied sur la marche de pierre, une +épaule et le coin du sac qu'il avait sur le dos +accotés au chambranle de la porte. Son visage +fin, très pâle, un peu piqué de rousseur, était +penché et tourné vers nous avec une sorte de +curiosité méprisante et amusée. Il avait la tête et +tout un côté de la figure bandés de linge blanc. Je +reconnaissais le chef de bande, le jeune bohémien +qui nous avait volés la nuit précédente.</p> + +<p>Mais déjà nous entrions dans la classe et chacun +prenait sa place. Le nouvel élève s'assit près du +poteau, à la gauche du long banc dont Meaulnes +occupait, à droite, la première place. Giraudat, +Delouche et les trois autres du premier banc +s'étaient serrés les uns contre les autres pour lui +faire place, comme si tout eût été convenu +d'avance…</p> + +<p>Souvent, l'hiver, passaient ainsi parmi nous des +élèves de hasard, mariniers pris par les glaces +dans le canal, apprentis, voyageurs immobilisés +par la neige. Ils restaient au cours deux jours, +un mois, rarement plus… Objets de curiosité +durant la première heure, ils étaient aussitôt +négligés et disparaissaient bien vite dans la foule +des élèves ordinaires.</p> + +<p>Mais celui-ci ne devait pas se faire aussitôt +oublier. Je me rappelle encore cet être singulier +et tous les trésors étranges apportés dans ce cartable +qu'il s'accrochait au dos. Ce furent d'abord +les porte-plume «à vue» qu'il tira pour écrire sa +dictée. Dans un œillet du manche, en fermant +un œil, on voyait apparaître, trouble et grossie, +la basilique de Lourdes ou quelque monument +inconnu. Il en choisit un et les autres aussitôt +passèrent de main en main. Puis ce fut un plumier +chinois rempli de compas et d'instruments +amusants qui s'en allèrent par le banc de gauche, +glissant silencieusement, sournoisement, de main +en main, sous les cahiers, pour que M. Seurel ne +pût rien voir.</p> + +<p>Passèrent aussi des livres tout neufs, dont +j'avais, avec convoitise, lu les titres derrière la +couverture des rares bouquins de notre bibliothèque: +<i>La Teppe aux Merles</i>, <i>La Roche aux +Mouettes</i>, <i>Mon ami Benoist</i>… Les uns feuilletaient +d'une main sur leurs genoux ces volumes, venus +on ne savait d'où, volés peut-être, et écrivaient +la dictée de l'autre main. D'autres faisaient tourner +le compas au fond de leurs casiers. D'autres +brusquement, tandis que M. Seurel tournant le +dos continuait la dictée en marchant du bureau +à la fenêtre, fermaient un œil et se collaient sur +l'autre la vue glauque et trouée de Notre-Dame +de Paris. Et l'élève étranger, la plume à la main, +son fin profil contre le poteau gris, clignait des +yeux, content de tout ce jeu furtif qui s'organisait +autour de lui.</p> + +<p>Peu à peu cependant toute la classe s'inquiéta: +les objets, qu'on «faisait passer» à mesure, arrivaient +l'un après l'autre dans les mains du grand +Meaulnes qui, négligemment, sans les regarder, +les posait auprès de lui. Il y en eut bientôt un +tas, mathématique et diversement coloré, comme +aux pieds de la femme qui représente la Science, +dans les compositions allégoriques. Fatalement +M. Seurel allait découvrir ce déballage insolite +et s'apercevoir du manège. Il devait songer, d'ailleurs, +à faire une enquête sur les événements de +la nuit. La présence du bohémien allait faciliter +sa besogne…</p> + +<p>Bientôt, en effet, il s'arrêtait, surpris, devant le +grand Meaulnes.</p> + +<p>—A qui appartient tout cela? demanda-t-il en +désignant «tout cela» du dos de son livre +refermé sur son index.</p> + +<p>—Je n'en sais rien», répondit Meaulnes d'un +ton bourru, sans lever la tête.</p> + +<p>Mais l'écolier inconnu intervint:</p> + +<p>—C'est à moi, dit-il.</p> + +<p>Et il ajouta aussitôt, avec un geste large et élégant +de jeune seigneur auquel le vieil instituteur +ne sut pas résister:</p> + +<p>—Mais je les mets à votre disposition, monsieur, +si vous voulez regarder.</p> + +<p>Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme +pour ne pas troubler le nouvel état de choses qui +venait de se créer, toute la classe se glissa +curieusement autour du maître qui penchait sur +ce trésor sa tête demi-chauve, demi-frisée, et du +jeune personnage blême qui donnait avec un air +de triomphe tranquille les explications nécessaires. +Cependant, silencieux à son banc, complètement +délaissé, le grand Meaulnes avait ouvert son +cahier de brouillons et, fronçant le sourcil, s'absorbait +dans un problème difficile.</p> + +<hr /> + + +<p>Le «quart d'heure» nous surprit dans ces +occupations. La dictée n'était pas finie et le désordre +régnait dans la classe. A vrai dire, depuis +le matin la récréation durait.</p> + +<p>A dix heures et demie, donc, lorsque la cour +sombre et boueuse fut envahie par les élèves, on +s'aperçut bien vite qu'un nouveau maître régnait +sur les jeux.</p> + +<p>De tous les plaisirs nouveaux que le bohémien, +dès ce matin-là , introduisit chez nous, je ne me +rappelle que le plus sanglant: c'était une espèce +de tournoi où les chevaux étaient les grands +élèves chargés des plus jeunes grimpés sur leurs +épaules.</p> + +<p>Partagés en deux groupes qui partaient des +deux bouts de la cour, ils fondaient les uns sur +les autres, cherchant à terrasser l'adversaire par +la violence du choc, et les cavaliers, usant de +cache-nez comme de lassos, ou de leurs bras tendus +comme de lances, s'efforçaient de désarçonner +leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait +le choc et qui, perdant l'équilibre, allaient +s'étaler dans la boue, le cavalier roulant sous sa +monture. Il y eut des écoliers à moitié désarçonnés +que le cheval rattrapait par les jambes +et qui, de nouveau acharnés à la lutte, regrimpaient +sur ses épaules. Monté sur le grand Delage +qui avait des membres démesurés, le poil roux +et les oreilles décollées, le mince cavalier à la +tête bandée excitait les deux troupes rivales et +dirigeait malignement sa monture en riant aux +éclats.</p> + +<p>Augustin, debout sur le seuil de la classe, +regardait d'abord avec mauvaise humeur s'organiser +ces jeux. Et j'étais auprès de lui, indécis.</p> + +<p>—C'est un malin, dit-il entre ses dents, les +mains dans les poches. Venir ici, dès ce matin, +c'était le seul moyen de n'être pas soupçonné. Et +M. Seurel s'y est laissé prendre!</p> + +<p>Il resta là un long moment, sa tête rase au +vent, à maugréer contre ce comédien qui allait +faire assommer tous ces gars dont il avait été +peu de temps auparavant le capitaine. Et, enfant +paisible que j'étais, je ne manquais pas de l'approuver.</p> + +<p>Partout, dans tous les coins, en l'absence +du maître, se poursuivait la lutte: les plus +petits avaient fini par grimper les uns sur les +autres; ils couraient et culbutaient avant même +d'avoir reçu le choc de l'adversaire… Bientôt +il ne resta plus debout, au milieu de la cour, +qu'un groupe acharné et tourbillonnant d'où surgissait +par moments le bandeau blanc du nouveau +chef.</p> + +<p>Alors le grand Meaulnes ne sut plus résister. +Il baissa la tête, mit ses mains sur ces cuisses et +me cria:</p> + +<p>—Allons-y, François!</p> + +<p>Surpris par cette décision soudaine, je sautai +pourtant sans hésiter sur ses épaules et en une +seconde nous étions au fort de la mêlée, tandis +que la plupart des combattants, éperdus, fuyaient +en criant:</p> + +<p>—Voilà Meaulnes! Voilà le grand Meaulnes!</p> + +<p>Au milieu de ceux qui restaient il se mit à +tourner sur lui-même en me disant:</p> + +<p>—Étends les bras: empoigne-les comme j'ai +fait cette nuit.</p> + +<p>Et moi, grisé par la bataille, certain du +triomphe, j'agrippais au passage les gamins qui se +débattaient, oscillaient un instant sur les épaules +des grands et tombaient dans la boue. En moins +de rien il ne resta debout que le nouveau venu +monté sur Delage; mais celui-ci, peu désireux +d'engager la lutte avec Augustin, d'un violent +coup de reins en arrière se redressa et fit descendre +le cavalier blanc.</p> + +<p>La main à l'épaule de sa monture, comme un +capitaine tient le mors de son cheval, le jeune +garçon debout par terre regarda le grand +Meaulnes avec un peu de saisissement et une +immense admiration:</p> + +<p>—A la bonne heure! dit-il.</p> + +<p>Mais aussitôt la cloche sonna, dispersant les +élèves qui s'étaient rassemblés autour de nous +dans l'attente d'une scène curieuse. Et Meaulnes, +dépité de n'avoir pu jeter à terre son ennemi, +tourna le dos en disant, avec mauvaise humeur:</p> + +<p>—Ce sera pour une autre fois!</p> + +<hr /> + + +<p>Jusqu'à midi la classe continua comme à l'approche +des vacances, mêlée d'intermèdes amusants +et de conversations dont l'écolier-comédien +était le centre.</p> + +<p>Il expliquait comment, immobilisés par le +froid sur la place, ne songeant pas même à organiser +des représentations nocturnes, où personne +ne viendrait, ils avaient décidé que lui-même +irait au cours pour se distraire pendant la +journée, tandis que son compagnon soignerait +les oiseaux des Iles et la chèvre savante. Puis il +racontait leurs voyages dans le pays environnant, +alors que l'averse tombe sur le mauvais toit de +zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux +côtes pour pousser à la roue. Les élèves du fond +quittaient leur table pour venir écouter de plus +près. Les moins romanesques profitaient de cette +occasion pour se chauffer autour du poêle. +Mais bientôt la curiosité les gagnait et ils se rapprochaient +du groupe bavard en tendant l'oreille, +laissant une main posée sur le couvercle du poêle +pour y garder leur place.</p> + +<p>—Et de quoi vivez-vous? demanda M. Seurel, +qui suivait tout cela avec sa curiosité un peu +puérile de maître d'école et qui posait une foule +de questions.</p> + +<p>Le garçon hésita un instant, comme si jamais +il ne s'était inquiété de ce détail.</p> + +<p>—Mais, répondit-il, de ce que nous avons gagné +l'automne précédent, je pense. C'est Ganache +qui règle les comptes.</p> + +<p>Personne ne lui demanda qui était Ganache. +Mais moi je pensai au grand diable qui, traîtreusement, +la veille au soir, avait attaqué Meaulnes +par derrière et l'avait renversé…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch4">CHAPITRE IV<br /> +<span class="small">OÙ IL EST QUESTION DU DOMAINE MYSTÉRIEUX</span></h3> + + +<p>L'après-midi ramena les mêmes plaisirs et, tout +le long du cours, le même désordre et la même +fraude. Le bohémien avait apporté d'autres objets +précieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'à +un petit singe qui griffait sourdement l'intérieur +de sa gibecière… A chaque instant il fallait que +M. Seurel s'interrompît pour examiner ce que le +malin garçon venait de tirer de son sac… Quatre +heures arrivèrent et Meaulnes était le seul à +avoir fini ses problèmes.</p> + +<p>Ce fut sans hâte que tout le monde sortit. Il +n'y avait plus, semblait-il, entre les heures de +cours et de récréation, cette dure démarcation +qui faisait la vie scolaire simple et réglée comme +par la succession de la nuit et du jour. Nous en +oubliâmes même de désigner comme d'ordinaire +à M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les +deux élèves qui devaient rester pour balayer la +classe. Or, nous n'y manquions jamais car c'était +une façon d'annoncer et de hâter la sortie du cours.</p> + +<p>Le hasard voulut que ce fût ce jour-là le tour +du grand Meaulnes; et dès le matin j'avais, en +causant avec lui, averti le bohémien que les +nouveaux étaient toujours désignés d'office pour +faire le second balayeur, le jour de leur arrivée.</p> + +<p>Meaulnes revint en classe dès qu'il eut été +chercher le pain de son goûter. Quant au bohémien, +il se fit longtemps attendre et arriva le +dernier, en courant, comme la nuit commençait +de tomber…</p> + +<p>—Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon +compagnon, et pendant que je le tiendrai, tu +lui reprendras le plan qu'il m'a volé.</p> + +<p>Je m'étais donc assis sur une petite table, auprès +de la fenêtre, lisant à la dernière lueur du +jour, et je les vis tous les deux déplacer en silence +les bancs de l'école—le grand Meaulnes, +taciturne et l'air dur, sa blouse noire boutonnée +à trois boutons en arrière et sanglée à la ceinture; +l'autre, délicat, nerveux, la tête bandée comme +un blessé. Il était vêtu d'un mauvais paletot, +avec des déchirures que je n'avais pas remarquées +pendant le jour. Plein d'une ardeur presque sauvage, +il soulevait et poussait les tables avec une +précipitation folle, en souriant un peu. On eût +dit qu'il jouait là quelque jeu extraordinaire +dont nous ne connaissons pas le fin mot.</p> + +<p>Ils arrivèrent ainsi dans le coin le plus obscur +de la salle, pour déplacer la dernière table.</p> + +<p>En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait +renverser son adversaire, sans que personne +du dehors eût chance de les apercevoir ou de les +entendre par les fenêtres. Je ne comprenais pas +qu'il laissât échapper une pareille occasion. +L'autre, revenu près de la porte, allait s'enfuir +d'un instant à l'autre, prétextant que la besogne +était terminée, et nous ne le reverrions plus. Le +plan et tous les renseignements que Meaulnes +avait mis si longtemps à retrouver, à concilier, à +réunir, seraient perdus pour nous…</p> + +<p>A chaque seconde j'attendais de mon camarade +un signe, un mouvement, qui m'annonçât le +début de la bataille, mais le grand garçon ne +bronchait pas. Par instants, seulement, il regardait +avec une fixité étrange et d'un air interrogatif +le bandeau du bohémien, qui, dans la +pénombre de la tombée de la nuit, paraissait +largement taché de noir.</p> + +<p>La dernière table fut déplacée sans que rien +arrivât.</p> + +<p>Mais au moment où, remontant tous les deux +vers le haut de la classe, ils allaient donner sur le +seuil un dernier coup de balai, Meaulnes, baissant +la tête et sans regarder notre ennemi, dit à mi-voix:</p> + +<p>—Votre bandeau est rouge de sang et vos habits +sont déchirés.</p> + +<p>L'autre le regarda un instant, non pas surpris +de ce qu'il disait, mais profondément ému de le lui +entendre dire.</p> + +<p>—Ils ont voulu, répondit-il, m'arracher votre plan +tout à l'heure, sur la place. Quand ils ont su que +je voulais revenir ici balayer la classe, ils ont +compris que j'allais faire la paix avec vous, ils +se sont révoltés contre moi. Mais je l'ai tout de +même sauvé, ajouta-t-il fièrement, en tendant à +Meaulnes le précieux papier plié.</p> + +<p>Meaulnes se tourna lentement vers moi:</p> + +<p>—Tu entends? dit-il. Il vient de se battre et +de se faire blesser pour nous, tandis que nous +lui tendions un piège!</p> + +<p>Puis cessant d'employer ce «vous» insolite chez +des écoliers de Sainte-Agathe:</p> + +<p>—Tu es un vrai camarade, dit-il, et il lui tendit +la main.</p> + +<p>Le comédien la saisit et demeura sans parole +une seconde, très troublé, la voix coupée… Mais +bientôt avec une curiosité ardente il poursuivit:</p> + +<p>—Ainsi vous me tendiez un piège! Que c'est +amusant! Je l'avais deviné et je me disais: ils +vont être bien étonnés quand, m'ayant repris ce +plan, ils s'apercevront que je l'ai complété…</p> + +<p>—Complété?</p> + +<p>—Oh! attendez! Pas entièrement…</p> + +<p>Quittant ce ton enjoué, il ajouta gravement et +lentement, se rapprochant de nous:</p> + +<p>—Meaulnes, il est temps que je vous le dise: +moi aussi je suis allé là où vous avez été. +J'assistais à cette fête extraordinaire. J'ai bien +pensé, quand les garçons du Cours m'ont parlé de +votre aventure mystérieuse, qu'il s'agissait du +vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer je vous +ai volé votre carte… Mais je suis comme vous: +j'ignore le nom de ce château; je ne saurais pas +y retourner; je ne connais pas en entier le +chemin qui d'ici vous y conduirait.</p> + +<p>Avec quel élan, avec quelle intense curiosité, +avec quelle amitié nous nous pressâmes contre +lui! Avidement Meaulnes lui posait des questions… +Il nous semblait à tous deux qu'en insistant ardemment +auprès de notre nouvel ami, nous lui ferions +dire cela même qu'il prétendait ne pas savoir.</p> + +<p>—Vous verrez, vous verrez, répondait le jeune +garçon avec un peu d'ennui et d'embarras, je +vous ai mis sur le plan quelques indications que +vous n'aviez pas… C'est tout ce que je pouvais +faire.</p> + +<p>Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme:</p> + +<p>—Oh! dit-il tristement et fièrement, je préfère +vous avertir: je ne suis pas un garçon comme +les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me tirer +une balle dans la tête et c'est ce qui vous explique +ce bandeau sur le front, comme un mobile de la +Seine, en 1870…</p> + +<p>—Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est +rouverte, dit Meaulnes avec amitié.</p> + +<p>Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit +d'un ton légèrement emphatique:</p> + +<p>—Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas +réussi, je ne continuerai à vivre que pour l'amusement, +comme un enfant, comme un bohémien. +J'ai tout abandonné. Je n'ai plus ni père, ni +sœur, ni maison, ni amour… Plus rien, que des +compagnons de jeux.</p> + +<p>—Ces compagnons-là vous ont déjà trahi, +dis-je.</p> + +<p>—Oui, répondit-il avec animation. C'est la +faute d'un certain Delouche. Il a deviné que +j'allais faire cause commune avec vous. Il a démoralisé +ma troupe qui était si bien en main. Vous +avez vu cet abordage, hier au soir, comme c'était +conduit, comme ça marchait! Depuis mon enfance, +je n'avais rien organisé d'aussi réussi…</p> + +<p>Il resta songeur un instant, et il ajouta pour +nous désabuser tout à fait sur son compte:</p> + +<p>—Si je suis venu vers vous deux, ce soir, +c'est que—je m'en suis aperçu ce matin—il +y a plus de plaisir à prendre avec vous qu'avec +la bande de tous les autres. C'est ce Delouche +surtout qui me déplaît. Quelle idée de faire +l'homme à dix-sept ans! Rien ne me dégoûte +davantage… Pensez-vous que nous puissions le +repincer?</p> + +<p>—Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous +longtemps avec nous?</p> + +<p>—Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis +terriblement seul. Je n'ai que Ganache…</p> + +<p>Toute sa fièvre, tout son enjouement étaient +tombés soudain. Un instant, il plongea dans ce +même désespoir où sans doute, un jour, l'idée de +se tuer l'avait surpris.</p> + +<p>—Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez: je +connais votre secret et je l'ai défendu contre +tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous +avez perdue…</p> + +<p>Et il ajouta presque solennellement:</p> + +<p>—Soyez mes amis pour le jour où je serais +encore à deux doigts de l'enfer comme une fois +déjà … Jurez-moi que vous répondrez quand je vous +appellerai—quand je vous appellerai ainsi… (et +il poussa une sorte de cri étrange: Hou-ou!…) +Vous, Meaulnes, jurez d'abord!</p> + +<p>Et nous jurâmes, car, enfants que nous étions, +tout ce qui était plus solennel et plus sérieux +que nature nous séduisait.</p> + +<p>—En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que +je puis vous dire: je vous indiquerai la maison +de Paris où la jeune fille du château avait l'habitude +de passer les fêtes: Pâques et la Pentecôte, +le mois de juin et quelquefois une partie de +l'hiver.</p> + +<p>A ce moment une voix inconnue appela du +grand portail, à plusieurs reprises, dans la nuit. +Nous devinâmes que c'était Ganache, le bohémien, +qui n'osait pas ou ne savait comment traverser +la cour. D'une voix pressante, anxieuse, il +appelait tantôt très haut, tantôt presque bas:</p> + +<p>—Hou-ou! Hou-ou!</p> + +<p>—Dites! Dites vite!» cria Meaulnes au jeune +bohémien qui avait tressailli et qui rajustait ses +habits pour partir.</p> + +<p>Le jeune garçon nous donna rapidement une +adresse à Paris, que nous répétâmes à mi-voix. +Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son compagnon +à la grille, nous laissant dans un état de +trouble inexprimable.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch5">CHAPITRE V<br /> +<span class="small">L'HOMME AUX ESPADRILLES</span></h3> + + +<p>Cette nuit-là , vers trois heures du matin, la +veuve Delouche, l'aubergiste, qui habitait dans le +milieu du bourg, se leva pour allumer son feu. +Dumas, son beau-frère, qui habitait chez elle, +devait partir en route à quatre heures, et la triste +bonne femme, dont la main droite était recroquevillée +par une brûlure ancienne, se hâtait +dans la cuisine obscure pour préparer le café. Il +faisait froid. Elle mit sur sa camisole un vieux +fichu, puis tenant d'une main sa bougie allumée, +abritant la flamme de l'autre main—la mauvaise—avec +son tablier levé, elle traversa la +cour encombrée de bouteilles vides et de caisses à +savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la +porte du bûcher qui servait de cabane aux +poules… Mais à peine avait-elle poussé la porte +que, d'un coup de casquette si violent qu'il fit +ronfler l'air, un individu surgissant de l'obscurité +profonde éteignit la chandelle, abattit du même +coup la bonne femme et s'enfuit à toutes jambes, +tandis que les poules et les coqs affolés menaient +un tapage infernal.</p> + +<p>L'homme emportait dans un sac—comme la +veuve Delouche retrouvant son aplomb s'en +aperçut un instant plus tard—une douzaine de +ses poulets les plus beaux.</p> + +<p>Aux cris de sa belle-sœur, Dumas était accouru. +Il constata que le chenapan, pour entrer, avait +dû ouvrir avec une fausse clef la porte de la +petite cour et qu'il s'était enfui, sans la fermer, +par le même chemin. Aussitôt, en homme habitué +aux braconniers et aux chapardeurs, il alluma le +falot de sa voiture, et le prenant d'une main, +son fusil chargé de l'autre, il s'efforça de suivre +la trace du voleur, trace très imprécise—l'individu +devait être chaussé d'espadrilles—qui le +mena sur la route de La Gare puis se perdit +devant la barrière d'un pré. Forcé d'arrêter là ses +recherches, il releva la tête, s'arrêta… et entendit +au loin, sur la même route, le bruit d'une voiture +lancée au grand galop, qui s'enfuyait…</p> + +<p>De son côté, Jasmin Delouche, le fils de la +veuve, s'était levé et, jetant en hâte un capuchon +sur ses épaules, il était sorti en chaussons pour +inspecter le bourg. Tout dormait, tout était plongé +dans l'obscurité et le silence profond qui précèdent +les premières lueurs du jour. Arrivé aux +Quatre-Routes, il entendit seulement—comme son +oncle—très loin, sur la colline des Riaudes, le +bruit d'une voiture dont le cheval devait galoper +les quatre pieds levés. Garçon malin en fanfaron, +il se dit alors, comme il nous le répéta par la suite +avec l'insupportable grasseyement des faubourgs +de Montluçon:</p> + +<p>—Ceux-là sont partis vers La Gare, mais il +n'est pas dit que je n'en «chaufferai» pas d'autres, +de l'autre côté du bourg.</p> + +<p>Et il rebroussa chemin vers l'église, dans le +même silence nocturne.</p> + +<p>Sur la place, dans la roulotte des bohémiens, +il y avait une lumière. Quelqu'un de malade +sans doute. Il allait s'approcher, pour demander +ce qui était arrivé, lorsqu'une ombre +silencieuse, une ombre chaussée d'espadrilles, +déboucha des Petits-Coins et accourut au galop, +sans rien voir, vers le marchepied de la voiture…</p> + +<p>Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache, +s'avança soudain dans la lumière et demanda à +mi-voix:</p> + +<p>—Eh bien! Qu'y a-t-il?</p> + +<p>Hagard, échevelé, édenté, l'autre s'arrêta, le +regarda, avec un rictus misérable causé par l'effroi +et la suffocation, et répondit d'une haleine hachée:</p> + +<p>—C'est le compagnon qui est malade… Il +s'est battu hier soir et sa blessure s'est rouverte… +Je viens d'aller chercher la sœur.</p> + +<p>En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigué, +rentrait chez lui pour se recoucher, il rencontra, +vers le milieu du bourg, une religieuse qui se +hâtait.</p> + +<hr /> + + +<p>Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe +sortirent sur le seuil de leurs portes avec les +mêmes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans +sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d'indignation +et, par le bourg, comme une traînée de poudre. +Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux +heures du matin, une carriole qui s'arrêtait et +dans laquelle on chargeait en hâte des paquets +qui tombaient mollement. Il n'y avait, dans la +maison, que deux femmes et elles n'avaient pas +osé bouger. Au jour, elles avaient compris, en +ouvrant la basse-cour, que les paquets en question +étaient les lapins et la volaille… Millie, durant +la première récréation, trouva devant la porte de +la buanderie plusieurs allumettes à demi brûlées. +On en conclut qu'ils étaient mal renseignés sur +notre demeure et n'avaient pu entrer… Chez +Perreux, chez Boujardon et chez Clément, on crut +d'abord qu'ils avaient volé aussi les cochons, +mais on les retrouva dans la matinée, occupés à +déterrer des salades, dans différents jardins. +Tout le troupeau avait profité de l'occasion et de +la porte ouverte pour faire une petite promenade +nocturne… Presque partout on avait enlevé la +volaille; mais on s'en était tenu là . M<sup>me</sup> Pignot, +la boulangère, qui ne faisait pas d'élevage, cria +bien toute la journée qu'on lui avait volé son +battoir et une livre d'indigo, mais le fait +ne fut jamais prouvé, ni inscrit sur le procès-verbal…</p> + +<p>Cet affolement, cette crainte, ce bavardage +durèrent tout le matin. En classe, Jasmin raconta +son aventure de la nuit:</p> + +<p>—Ah! ils sont malins, disait-il. Mais si mon +oncle en avait rencontré un, il l'a bien dit: Je le +fusillais comme un lapin!</p> + +<p>Et il ajoutait en nous regardant:</p> + +<p>—C'est heureux qu'il n'ait pas rencontré +Ganache, il était capable de tirer dessus. C'est +tous la même race, qu'il dit, et Dessaigne le +disait aussi.</p> + +<p>Personne cependant ne songeait à inquiéter nos +nouveaux amis. C'est le lendemain soir seulement +que Jasmin fit remarquer à son oncle que Ganache, +comme leur voleur, était chaussé d'espadrilles. Ils +furent d'accord pour trouver qu'il valait la peine +de dire cela aux gendarmes. Ils décidèrent donc, +en grand secret, d'aller dès leur premier loisir +au chef-lieu de canton prévenir le brigadier de la +gendarmerie.</p> + +<hr /> + + +<p>Durant les jours qui suivirent, le jeune bohémien, +malade de sa blessure légèrement rouverte, +ne parut pas.</p> + +<p>Sur la place de l'église, le soir, nous allions +rôder, rien que pour voir sa lampe derrière +le rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse +et de fièvre, nous restions là , sans oser approcher +de l'humble bicoque, qui nous paraissait être le +mystérieux passage et l'anti-chambre du Pays dont +nous avions perdu le chemin.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch6">CHAPITRE VI<br /> +<span class="small">UNE DISPUTE DANS LA COULISSE</span></h3> + + +<p>Tant d'anxiétés et de troubles divers, durant ces +jours passés, nous avaient empêchés de prendre +garde que mars était venu et que le vent avait +molli. Mais le troisième jour après cette aventure, +en descendant, le matin, dans la cour, brusquement +je compris que c'était le printemps. Une brise +délicieuse comme une eau tiédie coulait par-dessus +le mur; une pluie silencieuse avait +mouillé la nuit les feuilles des pivoines; la terre +remuée du jardin avait un goût puissant, et j'entendais, +dans l'arbre voisin de la fenêtre, un +oiseau qui essayait d'apprendre la musique…</p> + +<p>Meaulnes, à la première récréation, parla +d'essayer tout de suite l'itinéraire qu'avait précisé +l'écolier-bohémien. A grand peine je lui persuadai +d'attendre que nous eussions revu notre ami, que +le temps fût sérieusement au beau… que tous les +pruniers de Sainte-Agathe fussent en fleur. +Appuyés contre le mur bas de la petite ruelle, +les mains aux poches et nu-tête, nous parlions +et le vent tantôt nous faisait frissonner de +froid, tantôt, par bouffées de tiédeur, réveillait +en nous je ne sais quel vieil enthousiasme profond. +Ah! frère, compagnon, voyageur, comme nous +étions persuadés, tous deux, que le bonheur était +proche, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin +pour l'atteindre!…</p> + +<p>A midi et demi, pendant le déjeuner, nous +entendîmes un roulement de tambour sur la +place des Quatre-Routes. En un clin d'œil, nous +étions sur le seuil de la petite grille, nos serviettes +à la main… C'était Ganache qui annonçait +pour le soir, à huit heures, «vu le beau temps», +une grande représentation sur la place de l'église. +A tout hasard, «pour se prémunir contre la +pluie», une tente serait dressée. Suivait un long +programma des attractions, que le vent emporta, +mais où nous pûmes distinguer vaguement «pantomimes… +chansons… fantaisies équestres…», le +tout scandé par de nouveaux roulements de +tambour.</p> + +<p>Pendant le dîner du soir, la grosse caisse, pour +annoncer la séance, tonna sous nos fenêtres et fit +trembler les vitres. Bientôt après, passèrent, avec +un bourdonnement de conversation, les gens +des faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient +vers la place de l'église. Et nous étions là , tous +deux, forcés de rester à table, trépignant d'impatience!</p> + +<p>Vers neuf heures, enfin, nous entendîmes des +frottements de pieds et des rires étouffés à la +petite grille: les institutrices venaient nous chercher. +Dans l'obscurité complète nous partîmes en +bande vers le lieu de la comédie. Nous apercevions +de loin le mur de l'église illuminé comme +par un grand feu. Deux quinquets allumés devant +la porte de la baraque ondulaient au vent…</p> + +<p>A l'intérieur, des gradins étaient aménagés +comme dans un cirque. M. Seurel, les institutrices, +Meaulnes et moi, nous nous installâmes sur les +bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait +être fort étroit, comme un cirque véritable, avec de +grandes nappes d'ombre où s'étageaient M<sup>me</sup> Pignot, +la boulangère, et Fernande, l'épicière, les filles du +bourg, les ouvriers maréchaux, des dames, des +gamins, des paysans, d'autres gens encore.</p> + +<p>La représentation était avancée plus qu'à moitié. +On voyait sur la piste une petite chèvre savante +qui bien docilement mettait ses pieds sur quatre +verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'était +Ganache qui la commandait doucement, à petits +coups de baguette, en regardant vers nous d'un +air inquiet, la bouche ouverte les yeux morts.</p> + +<p>Assis sur un tabouret près de deux autres +quinquets, à l'endroit où la piste communiquait +avec la roulotte nous reconnûmes, en fin maillot +noir, front bandé, le meneur-de-jeu, notre ami.</p> + +<p>A peine étions-nous assis que bondissait sur la +piste un poney tout harnaché à qui le jeune +personnage blessé fit faire plusieurs tours, et qui +s'arrêtait toujours devant l'un de nous lorsqu'il +fallait désigner la personne la plus aimable ou la +plus brave de la société; mais toujours devant +M<sup>me</sup> Pignot lorsqu'il s'agissait de découvrir la plus +menteuse, la plus avare ou «la plus amoureuse…» +Et c'étaient autour d'elle des rires, de cris et des +coin-coin, comme dans un troupeau d'oies que +pourchasse un épagneul!…</p> + +<p>A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir +un instant avec M. Seurel, qui n'eût pas été plus +fier d'avoir parlé à Talma ou à Léotard; et nous, +nous écoutions avec un intérêt passionné tout ce +qu'il disait: de sa blessure—refermée; de ce +spectacle—préparé durant les longues journées +d'hiver; de leur départ—qui ne serait pas avant +la fin du mois, car ils pensaient donner jusque-là +des représentations variées et nouvelles.</p> + +<p>Le spectacle devait se terminer par une grande +pantomime.</p> + +<p>Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta, +et, pour regagner l'entrée de la roulotte, fut obligé +de traverser un groupe qui avait envahi la piste +et au milieu duquel nous aperçûmes soudain +Jasmin Delouche. Les femmes et les filles s'écartèrent. +Ce costume noir, cet air blessé, étrange et +brave, les avaient toutes séduites. Quant à Jasmin, +qui paraissait revenir à cet instant d'un voyage, et +qui s'entretenait à voix basse mais animée avec +M<sup>me</sup> Pignot, il était évident qu'une cordelière, un +col bas et des pantalons-éléphant eussent fait plus +sûrement sa conquête… Il se tenait les pouces au +revers de son veston, dans une attitude à la fois +très fate et très gênée. Au passage du bohémien, +dans un mouvement de dépit, il dit à haute voix +à M<sup>me</sup> Pignot quelque chose que je n'entendis pas, +mais certainement une injure, un mot provocant +à l'adresse de notre ami. Ce devait être une menace +grave et inattendue, car le jeune homme ne put +s'empêcher de se retourner et de regarder l'autre, +qui, pour ne pas perdre contenance, ricanait, +poussait ses voisins du coude, comme pour les +mettre de son côté… Tout ceci se passa d'ailleurs +en quelques secondes. Je fus sans doute le seul +de mon banc à m'en apercevoir.</p> + +<p>Le meneur-de-jeu rejoignit son compagnon +derrière le rideau qui masquait l'entrée de la +roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins, +croyant que la deuxième partie du spectacle allait +aussitôt commencer, et un grand silence s'établit. +Alors, derrière le rideau, tandis que s'apaisaient +les dernières conversations à voix basse, un bruit +de dispute monta. Nous n'entendions pas ce qui +était dit, mais nous reconnûmes les deux voix, +celle du grand gars et celle du jeune homme—la +première qui expliquait qui se justifiait, l'autre +qui gourmandait, avec indignation et tristesse à +la fois:</p> + +<p>—Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi +ne m'avoir pas dit…</p> + +<p>Et nous ne distinguions pas la suite, bien que +tout le monde prêtât l'oreille. Puis tout se tut +soudainement. L'altercation se poursuivit à voix +basse; et les gamins des hauts gradins commencèrent +à crier:</p> + +<p>—Les lampions, le rideau!</p> + +<p>et à frapper du pied.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch7">CHAPITRE VII<br /> +<span class="small">LE BOHÉMIEN ENLÈVE SON BANDEAU</span></h3> + + +<p>Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face—sillonnée +de rides, tout écarquillée tantôt par +la gaieté tantôt par la détresse, et semée de pains +à cacheter!—d'un long pierrot en trois pièces +mal articulées, recroquevillé sur son ventre comme +par une colique, marchant sur la pointe des pieds +comme par excès de prudence et de crainte, les +mains empêtrées dans des manches trop longues +qui balayaient la piste.</p> + +<p>Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le +sujet de sa pantomime. Je me rappelle seulement +que dès son arrivée dans le cirque, après s'être +vainement et désespérément retenu sur les pieds, +il tomba. Il eut beau se relever; c'était plus fort +que lui: il tombait. Il ne cessait pas de tomber. +Il s'embarrassait dans quatre chaises à la fois. +Il entraînait dans sa chute une table énorme qu'on +avait apportée sur la piste. Il finit par aller s'étaler +par delà la barrière du cirque jusque sur les pieds +des spectateurs. Deux aides, racolés dans le public +à grand'peine, le tiraient par les pieds et le +remettaient debout après d'inconcevables efforts. +Et chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit +cri, varié chaque fois, un petit cri insupportable, +où la détresse et la satisfaction se mêlaient à +doses égales. Au dénouement, grimpé sur un +échafaudage de chaises, il fit une chute immense +et très lente, et son ululement de triomphe strident +et misérable durait aussi longtemps que sa +chute, accompagné par les cris d'effroi des femmes.</p> + +<p>Durant la seconde partie de sa pantomime, je +revois, sans bien m'en rappeler la raison, «le pauvre +pierrot qui tombe» sortant d'une de ses manches +une petite poupée bourrée de son et mimant avec +elle toute une scène tragi-comique. En fin de +compte, il lui faisait sortir par la bouche tout le +son qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de +petits cris pitoyables, il la remplissait de bouillie +et, au moment de la plus grande attention, tandis +que tous les spectateurs, la lèvre pendante, +avaient les yeux fixés sur la fille visqueuse et +crevée du pauvre pierrot, il la saisit soudain par +un bras et la lança à toute volée, à travers les +spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont +elle ne fit que mouiller l'oreille, pour aller ensuite +s'aplatir sur l'estomac de M<sup>me</sup> Pignot, juste au-dessous +du menton. La boulangère poussa un tel +cri, elle se renversa si fort en arrière et toutes +ses voisines l'imitèrent si bien que le banc se +rompit, et la boulangère, Fernande, la triste veuve +Delouche et vingt autres s'effondrèrent, les jambes +en l'air, au milieu des rires, des cris et des +applaudissements, tandis que le grand clown, +abattu la face contre terre, se relevait pour saluer +et dire:</p> + +<p>—Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur +de vous remercier!</p> + +<p>Mais à ce moment même et au milieu de l'immense +brouhaha, le grand Meaulnes, silencieux +depuis le début de la pantomime et qui semblait +plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement, +me saisit par le bras, comme incapable +de se contenir, et me cria:</p> + +<p>—Regarde le bohémien! Regarde! Je l'ai enfin +reconnu.</p> + +<p>Avant même d'avoir regardé, comme si depuis +longtemps, inconsciemment, cette pensée couvait +en moi et n'attendait que l'instant d'éclore, j'avais +deviné! Debout après d'un quinquet, à l'entre +de la roulotte, le jeune personnage inconnu avait +défait son bandeau et jeté sur les épaules une +pèlerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, +comme naguère à la lumière de la bougie, dans +la chambre du Domaine, un très fin, très aquilin +visage sans moustache. Pâle, les lèvres entr'ouvertes, +il feuilletait hâtivement une sorte de petit +album rouge qui devait être un atlas de poche. +Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et disparaissait +sous la masse des cheveux, c'était, tel +que me l'avait décrit minutieusement le grand +Meaulnes, le fiancé du Domaine inconnu.</p> + +<p>Il était évident qu'il avait enlevé son bandage +pour être reconnu de nous. Mais à peine le +grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et +poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans +la roulotte, après nous avoir jeté un coup d'œil +d'entente et nous avoir souri, avec une vague +tristesse, comme il souriait d'ordinaire.</p> + +<p>—Et l'autre! disait Meaulnes avec fièvre, +comment ne l'ai-je pas reconnu tout de suite! +C'est le pierrot de la fête, là -bas…</p> + +<p>Et il descendit les gradins pour aller vers lui. +Mais déjà Ganache avait coupé toutes les communications +avec la piste; un à un il éteignait les +quatre quinquets du cirque, et nous étions obligés +de suivre la foule qui s'écoulait très lentement, +canalisée entre les bancs parallèles, dans l'ombre +où nous piétinions d'impatience.</p> + +<p>Dès qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se +précipita vers la roulotte, escalada le marchepied, +frappa à la porte, mais tout était clos déjà . Déjà +sans doute, dans la voiture à rideaux, comme +dans celle du poney, de la chèvre et des oiseaux +savants, tout le monde était rentré et commençait +à dormir.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch8">CHAPITRE VIII<br /> +<span class="small">LES GENDARMES!</span></h3> + + +<p>Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs +et de dames qui revenaient vers le Cours Supérieur, +par les rues obscures. Cette fois nous comprenions +tout. Cette grande silhouette blanche +que Meaulnes avait vue, le dernier soir de la fête, +filer entre les arbres, c'était Ganache, qui avait +recueilli le fiancé désespéré et s'était enfui avec +lui. L'autre avait accepté cette existence sauvage, +pleine de risques, de jeux et d'aventures. Il lui +avait semblé recommencer son enfance…</p> + +<p>Frantz de Galais nous avait jusqu'ici caché son +nom et il avait feint d'ignorer le chemin du +Domaine, par peur sans doute d'être forcé de +rentrer chez ses parents; mais pourquoi, ce soir-là , +lui avait-il plu soudain de se faire connaître à +nous et de nous laisser deviner la vérité tout +entière?…</p> + +<p>Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, +tandis que la troupe des spectateurs s'écoulait +lentement à travers le bourg. Il décida que, dès +le lendemain matin, qui était un jeudi, il irait +trouver Frantz. Et, tous les deux, ils partiraient +pour là -bas! Quel voyage sur la route mouillée! +Frantz expliquerait tout; tout s'arrangeait, et la +merveilleuse aventure allait reprendre là où elle +s'était interrompue…</p> + +<p>Quant à moi je marchais dans l'obscurité avec +un gonflement de cœur indéfinissable. Tout se +mêlait pour contribuer à ma joie, depuis le faible +plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'à la +très grande découverte que nous venions de faire, +jusqu'à la très grande chance qui nous était échue. +Et je me souviens que, dans ma soudaine générosité +de cœur, je m'approchai de la plus +laide des filles du notaire à qui l'on m'imposait +parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanément +je lui donnai la main.</p> + +<p>Amers souvenirs! Vains espoirs écrasés!</p> + +<p>Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous +débouchâmes tous les deux sur la place de l'église, +avec nos souliers bien cirés, nos plaques de +ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves, +Meaulnes, qui jusque-là se retenait de sourire en +me regardant, poussa un cri et s'élança vers la +place vide… Sur l'emplacement de la baraque et +des voitures, il n'y avait plus qu'un pot cassé et +des chiffons. Les bohémiens étaient partis…</p> + +<p>Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il +me semblait qu'à chaque pas nous allions buter +sur le sol caillouteux et dur de la place et que +nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deux fois +le mouvement de s'élancer, d'abord sur la route +du Vieux-Nançay, puis sur la route de Saint-Loup-des-Bois. +Il mit sa main au-dessus de ses +yeux, espérant un instant que nos gens venaient +seulement de partir. Mais que faire? Dix traces +de voitures s'embrouillaient sur la place, puis +s'effaçaient sur la route dure. Il fallut rester là , +inertes.</p> + +<p>Et tandis que nous revenions, à travers le village +où la matinée du jeudi commençait, quatre +gendarmes à cheval, avertis par Delouche la veille +au soir, débouchèrent au galop sur la place et s'éparpillèrent +à travers les rues pour garder toutes +les issues, comme des dragons qui font la reconnaissance +d'un village… Mais il était trop tard. +Ganache, le voleur de poulets, avait fuit avec son +compagnon. Les gendarmes ne retrouvèrent personne, +ni lui, ni ceux-là qui chargeaient dans des +voitures les chapons qu'il étranglait. Prévenu à +temps par le mot imprudent de Jasmin, Frantz +avait dû comprendre soudain de quel métier son +compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la +roulotte était vide; plein de honte et de fureur, +il avait arrêté aussitôt un itinéraire et décidé de +prendre du champ avant l'arrivée des gendarmes. +Mais, ne craignant plus désormais qu'on tentât +de le ramener au domaine de son père, il avait +voulu se montrer à nous sans bandage, avant de +disparaître.</p> + +<p>Un seul point resta toujours obscur: comment +Ganache avait-il pu à la fois dévaliser les basses-cours +et quérir la bonne sœur pour la fièvre de +son ami? Mais n'était-ce pas là toute l'histoire du +pauvre diable? Voleur et chemineau d'un côté, +bonne créature de l'autre…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch9">CHAPITRE IX<br /> +<span class="small">A LA RECHERCHE DU SENTIER PERDU</span></h3> + + +<p>Comme nous rentrions, le soleil dissipait la +légère brume du matin; les ménagères sur le +seuil des maisons secouaient leurs tapis ou bavardaient; +et, dans les champs et les bois, aux +portes du bourg, commençait la plus radieuse +matinée de printemps qui soit restée dans ma +mémoire.</p> + +<p>Tous les grands élèves du cours devaient arriver +vers huit heures, ce jeudi-là , pour préparer, durant +la matinée, les uns le Certificat d'Études Supérieurs, +les autres le concours de l'École Normale. +Lorsque nous arrivâmes tous les deux. +Meaulnes plein d'un regret et d'une agitation qui +ne lui permettaient pas de rester immobile, moi +très abattu, l'école était vide… Un rayon de frais +soleil glissait sur la poussière d'un banc vermoulu, +et sur le vernis écaillé d'un planisphère.</p> + +<p>Comment rester là , devant un livre, à ruminer +notre déception, tandis que tout nous appelait +au-dehors: les poursuites des oiseaux dans les +branches près des fenêtres, la fuite des autres +élèves vers les prés et les bois, et surtout le fiévreux +désir d'essayer au plus vite l'itinéraire +incomplet vérifié par le bohémien—dernière ressource +de notre sac presque vide, dernière clef du +trousseau, après avoir essayé toutes les autres?… +Cela était au-dessus de nos forces! Meaulnes +marchait de long en large, allait auprès des +fenêtres, regardait dans le jardin, puis revenait +et regardait vers le bourg, comme s'il eût attendu +quelqu'un qui ne viendrait certainement pas.</p> + +<p>—J'ai l'idée, me dit-il enfin, j'ai l'idée que ce +n'est peut-être pas aussi loin que nous l'imaginions…</p> + +<p>«Frantz a supprimé sur mon plan toute une +portion de la route que j'avais indiquée.</p> + +<p>«Cela veut dire, peut-être, que la jument a fait, +pendant mon sommeil, un long détour inutile…»</p> + +<p>J'étais à moitié assis sur le coin d'une grande +table, un pied par terre, l'autre ballant, l'air +découragé et désœuvré, la tête basse.</p> + +<p>—Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, +ton voyage a duré toute la nuit.</p> + +<p>—Nous étions partis à minuit, répondit-il +vivement. On m'a déposé à quatre heures du +matin, à environ six kilomètres à l'Ouest de +Sainte-Agathe, tandis que j'étais parti par la +route de La Gare à l'Est. Il faut donc compter +ces six kilomètres en moins entre Sainte-Agathe +et le pays perdu.</p> + +<p>«Vraiment, il me semble qu'en sortant du +bois des Communaux, on ne doit pas être à plus +de deux lieues de ce que nous cherchons.</p> + +<p>—Ce sont précisément ces deux lieues-là qui +manquent sur ta carte.</p> + +<p>—C'est vrai. Et la sortie du bois est bien à une +lieue et demie d'ici, mais pour un bon marcheur, +cela peut se faire en une matinée…</p> + +<p>A cet instant Mouchebœuf arriva. Il avait une +tendance irritante à se faire passer pour bon +élève, non pas en travaillant mieux que les +autres, mais en se signalant dans des circonstances +comme celle-ci.</p> + +<p>—Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver +que vous deux. Tous les autres sont partis pour +le bois des Communaux. En tête: Jasmin +Delouche qui connaît les nids.</p> + +<p>Et, voulant faire le bon apôtre, il commença à +raconter tout ce qu'ils avaient dit pour narguer +le Cours, M. Seurel et nous, en décidant cette +expédition.</p> + +<p>—S'ils sont au bois, je les verrai sans doute +en passant, dit Meaulnes, car je m'en vais aussi. +Je serai de retour vers midi et demi.</p> + +<p>Mouchebœuf resta ébahi.</p> + +<p>—Ne viens-tu pas? me demanda Augustin, +s'arrêtant une seconde sur le seuil de la porte +entr'ouverte—ce qui fit entrer dans la pièce grise, +en une bouffée d'air tiédi par le soleil, un fouillis +de cris, d'appels, de pépiements, le bruit d'un +seau sur la margelle du puits et le claquement +d'un fouet au loin.</p> + +<p>—Non, dis-je, bien que la tentation fût forte, +je ne puis pas, à cause de M. Seurel. Mais hâte-toi. +Je t'attendrai avec impatience.</p> + +<p>Il fit un geste vague et partit, très vite, plein +d'espoir.</p> + +<p>Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il +avait quitté sa veste d'alpaga noir, revêtu un +paletot de pêcheur aux vastes poches boutonnées, +un chapeau de paille et de courtes jambières +vernies pour serrer le bas de son pantalon. Je +crois bien qu'il ne fut guère surpris de ne trouver +personne. Il ne voulut pas entendre Mouchebœuf +qui lui répéta trois fois que les gars avaient dit:</p> + +<p>—S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous +chercher!</p> + +<p>Et il commanda:</p> + +<p>—Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, +et nous allons les dénicher à notre tour… +Pourras-tu marcher jusque-là , François?</p> + +<p>J'affirmai que oui et nous partîmes.</p> + +<p>Il fut entendu que Mouchebœuf conduirait +M. Seurel et lui servirait d'appeau… C'est-à -dire +que, connaissant les futaies où se trouvaient les dénicheurs, +il devait de temps à autre crier à toute voix:</p> + +<p>—Hop! Hola! Giraudat! Delouche! Où êtes-vous?… +Y en a-t-il?… En avez-vous trouvé?…</p> + +<p>Quant à moi, je fus chargé, à mon vif plaisir, de +suivre la lisière est du bois, pour le cas où les écoliers +fugitifs chercheraient à s'échapper de ce côté.</p> + +<p>Or dans le plan rectifié par le bohémien et +que nous avions maintes fois étudié avec Meaulnes, +il semblait qu'un chemin à un trait, un chemin +de terre, partît de cette lisière du bois pour +aller dans la direction du Domaine. Si j'allais le +découvrir ce matin!… Je commençai à me persuader +que, avant midi, je me trouverais sur le +chemin du manoir perdu…</p> + +<hr /> + + +<p>La merveilleuse promenade!… Dès que nous +eûmes passé le Glacis et contourné le Moulin, je +quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on +eût dit qu'il partait en guerre—je crois bien +qu'il avait mis dans sa poche un vieux pistolet—et +ce traître de Mouchebœuf.</p> + +<p>Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientôt +à la lisière du bois—seul à travers la campagne +pour la première fois de ma vie comme une +patrouille que son caporal a perdue.</p> + +<p>Me voici, j'imagine, près de ce bonheur mystérieux +que Meaulnes a entrevu un jour. Toute la matinée +est à moi pour explorer la lisière du bois, l'endroit +le plus frais et le plus caché du pays, tandis que +mon grand frère aussi est parti à la découverte. +C'est comme un ancien lit de ruisseau. Je passe +sous les basses branches d'arbres dont je ne sais +pas le nom mais qui doivent être des aulnes. J'ai +sauté tout à l'heure un échalier au bout de la +sente, et je me suis trouvé dans cette grande voie +d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant +par endroits les orties, écrasant les hautes valérianes.</p> + +<p>Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, +sur un banc de sable fin. Et dans le silence, j'entends +un oiseau—je m'imagine que c'est un +rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils +ne chantent que le soir—un oiseau qui +répète obstinément la même phrase: voix de la +matinée, parole dite sous l'ombrage, invitation +délicieuse au voyage entre les aulnes. Invisible, +entêté, il semble m'accompagner sous la +feuille.</p> + +<p>Pour la première fois me voilà , moi aussi, sur +le chemin de l'aventure. Ce ne sont plus des +coquilles abandonnées par les eaux que je cherche, +sous la direction de M. Seurel, ni les orchis que +le maître d'école ne connaisse pas, ni même, comme +cela nous arrivait souvent dans le champ du père +Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte +d'un grillage, enfouie sous tant d'herbes folles +qu'il fallait chaque fois plus de temps pour la +retrouver… Je cherche quelque chose de plus +mystérieux encore. C'est le passage dont il est +question dans les livres, l'ancien chemin obstrué, +celui dont le prince harassé de fatigue n'a pu +trouver l'entrée. Cela se découvre à l'heure la +plus perdue de la matinée, quand on a depuis +longtemps oublié qu'il va être onze heures, midi… +Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond, +les branches, avec ce geste hésitant des mains à +hauteur du visage inégalement écartées, on l'aperçoit +comme une longue avenue sombre dont la +sortie est un rond de lumière tout petit.</p> + +<p>Mais tandis que j'espère et m'enivre ainsi, voici +que brusquement je débouche dans une sorte de +clairière, qui se trouve être tout simplement +un pré. Je suis arrivé sans y penser à l'extrémité +des Communaux, que j'avais toujours +imaginée infiniment loin. Et voici à ma droite, +entre des piles de bois, toute bourdonnante dans +l'ombre, la maison du garde. Deux paires de bas +sèchent sur l'appui de la fenêtre. Les années passées, +lorsque nous arrivions à l'entrée du bois, +nous disions toujours, en montrant un point de +lumière tout au bout de l'immense allée noire: «C'est +là -bas la maison du garde; la maison de +Baladier». Mais jamais nous n'avions poussé +jusque là . Nous entendions dire quelquefois, +comme s'il se fût agi d'une expédition extraordinaire: +«Il a été jusqu'à la maison du garde!…»</p> + +<p>Cette fois, je suis allé jusqu'à la maison de Baladier, +et je n'ai rien trouvé.</p> + +<hr /> + + +<p>Je commençais à souffrir de ma jambe fatiguée +et de la chaleur que je n'avais pas sentie jusque-là ; +je craignais de faire tout seul le chemin du +retour, lorsque j'entendis près de moi l'appeau de +M. Seurel, la voix de Mouchebœuf, puis d'autres +voix qui m'appelaient…</p> + +<p>Il y avait là une troupe de six grands gamins, +où seul, le traître Mouchebœuf avait l'air triomphant. +C'était Giraudat, Auberger, Delage et +d'autres… Grâce à l'appeau, on avait pris les +uns grimpés dans un merisier isolé au milieu +d'une clairière; les autres en train de dénicher +des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux +bouffis, à la blouse crasseuse, avait caché les +petits dans son estomac, entre sa chemise et sa +peau. Deux de leurs compagnons s'étaient enfuis +à l'approche de M. Seurel: ce devait être +Delouche et le petit Coffin. Ils avaient d'abord +répondu par des plaisanteries à l'adresse de +«Mouchevache!», que répétaient les échos des +bois, et celui-ci, maladroitement, se croyant sûr +de son affaire, avait répondu, vexé:</p> + +<p>—Vous n'avez qu'à descendre, vous savez! +M. Seurel est là …</p> + +<p>Alors tout s'était tu subitement; ç'avait été +une fuite silencieuse à travers le bois. Et comme +ils le connaissaient à fond, il ne fallait pas songer +à les rejoindre. On ne savait pas non plus où le +grand Meaulnes était passé. On n'avait pas entendu +sa voix; et l'on dut renoncer à poursuivre les +recherches.</p> + +<p>Il était plus de midi lorsque nous reprîmes la +route de Sainte-Agathe, lentement, la tête basse, +fatigués, terreux. A la sortie du bois, lorsque nous +eûmes frotté et secoué la boue de nos souliers +sur la route sèche, le soleil commença de frapper +dur. Déjà ce n'était plus ce matin de printemps +si frais et si luisant. Les bruits de l'après-midi +avaient commencé. De loin en loin un coq criait, +cri désolé! dans les fermes désertes aux alentours +de la route. A la descente du Glacis, nous nous +arrêtâmes un instant pour causer avec des ouvriers +des champs qui avaient repris leur travail après +le déjeuner. Ils étaient accoudés à la barrière, et +M. Seurel leur disait:</p> + +<p>—De fameux galopins! Tenez, regardez Giraudat. +Il a mis les oisillons dans sa chemise. +Ils ont fait là dedans ce qu'ils ont voulu. C'est +du propre!…</p> + +<p>Il me semblait que c'était de ma débâcle aussi +que les ouvriers riaient. Ils riaient en hochant +la tête, mais ils ne donnaient pas tout à fait tort +aux jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils +nous confièrent même, lorsque M. Seurel eut +repris la tête de la colonne:</p> + +<p>—Il y en a un autre qui est passé, un grand, +vous savez bien… Il a dû rencontrer, en revenant, +la voiture des Granges, et on l'a fait monter, +il est descendu, plein de terre, tout déchiré, ici, +à l'entrée du chemin des Granges! Nous lui avons +dit que nous vous avions vus passer ce matin, mais +que vous n'étiez pas de retour encore. Et il a continué +tout doucement sa route vers Sainte-Agathe.</p> + +<p>En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, +nous attendait le grand Meaulnes, l'air brisé de +fatigue. Aux questions de M. Seurel, il répondit +que lui aussi était parti à la recherche des +écoliers buissonniers. Et à celle que je lui posai +tout bas, il dit seulement en hochant la tête +avec découragement:</p> + +<p>—Non! rien! rien qui ressemble à ça.</p> + +<p>Après déjeuner, dans la classe fermée, noire et +vide, au milieu du pays radieux, il s'assit à l'une +des grandes tables et, la tête dans les bras, il +dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd. +Vers le soir, après un long instant de réflexion, +comme s'il venait de prendre une décision importante, +il écrivit une lettre à sa mère. Et c'est +tout ce que je me rappelle de cette morne fin +d'un grand jour de défaite.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch10">CHAPITRE X<br /> +<span class="small">LA LESSIVE</span></h3> + + +<p>Nous avions escompté trop tôt la venue du printemps.</p> + +<p>Le lundi soir, nous voulûmes faire nos devoirs +aussitôt après quatre heures comme en plein été, et +pour y voir plus clair nous sortîmes deux grandes +tables dans la cour. Mais le temps s'assombrit tout +de suite; une goutte de pluie tomba sur un cahier; +nous rentrâmes en hâte. Et de la grande salle +obscurcie, par les larges fenêtres, nous regardions +silencieusement dans le ciel gris la déroute des +nuages.</p> + +<p>Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la +main sur une poignée de croisée, ne put s'empêcher +de dire, comme s'il eût été fâché de sentir +monter en lui tant de regret:</p> + +<p>—Ah! ils filaient autrement que cela les +nuages, lorsque j'étais sur la route, dans la voiture +de la Belle-Étoile.</p> + +<p>—Sur quelle route? demanda Jasmin.</p> + +<p>Mais Meaulnes ne répondit pas.</p> + +<p>—Moi, dis-je, pour faire diversion, j'aurais +aimé voyager comme cela en voiture, par la +pluie battante, abrité sous un grand parapluie.</p> + +<p>—Et lire tout le long du chemin comme dans +une maison, ajouta un autre.</p> + +<p>—Il ne pleuvait pas et je n'avais pas envie de +lire, répondit Meaulnes, je ne pensais qu'à regarder +le pays.</p> + +<p>Mais lorsque Giraudat, à son tour, demanda +de quel pays il s'agissait, Meaulnes de nouveau +resta muet. Et Jasmin dit:</p> + +<p>—Je sais… Toujours la fameuse aventure!…</p> + +<p>Il avait dit ces mots d'un ton conciliant et important, +comme s'il eût été lui-même un peu dans +le secret. Ce fut peine perdue; ses avances lui +restèrent pour compte; et comme la nuit tombait +chacun s'en fut au galop, la blouse relevée sur la +tête, sous la froide averse.</p> + +<p>Jusqu'au jeudi suivant le temps resta à la +pluie. Et ce jeudi-là fut plus triste encore que le +précédent. Toute la campagne était baignée dans +une sorte de brume glacée comme aux plus mauvais +jours de l'hiver.</p> + +<p>Millie, trompée par le beau soleil de l'autre +semaine, avait fait faire la lessive, mais il ne fallait +pas songer à mettre sécher le linge sur les haies +du jardin, ni même sur des cordes dans le grenier, +tant l'air était humide et froid.</p> + +<p>En discutant avec M. Seurel, il lui vint l'idée +d'étendre sa lessive dans les classes, puisque +c'était jeudi, et de chauffer le poêle à blanc. Pour +économiser les feux de la cuisine et de la salle à +manger, on ferait cuire les repas sur le poêle et +nous nous tiendrions toute la journée dans la +grande salle du Cours.</p> + +<p>Au premier instant,—j'étais si jeune encore!—je +considérai cette nouveauté comme une fête.</p> + +<p>Morne fête!… Toute la chaleur du poêle était +prise par la lessive et il faisait grand froid. Dans +la cour, tombait interminablement et mollement +une petite pluie d'hiver. C'est là pourtant +que dès neuf heures du matin, dévoré d'ennui, +je retrouvai le grand Meaulnes. Par les barreaux +du grand portail, où nous appuyions silencieusement +nos têtes, nous regardâmes, au haut du +bourg, sur les Quatre-Routes, le cortège d'un enterrement +venu du fond de la campagne. Le cercueil, +amené dans une charrette à bœufs, était déchargé +et posé sur une dalle, au pied de la grande croix +où le boucher avait aperçu naguère les sentinelles +du bohémien! Où était-il maintenant, le jeune +capitaine qui si bien menait l'abordage?… Le +curé et les chantres vinrent comme c'était l'usage +au-devant du cercueil posé là , et les tristes chants +arrivaient jusqu'à nous. Ce serait là , nous le +savions, le seul spectacle de la journée, qui +s'écoulerait tout entière comme une eau jaunie +dans un caniveau.</p> + +<p>—Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je +vais préparer mon bagage. Apprends-le, Seurel: +j'ai écrit à ma mère jeudi dernier, pour lui +demander de finir mes études à Paris. C'est +aujourd'hui que je pars.</p> + +<p>Il continuait à regarder vers le bourg, les +mains appuyées aux barreaux, à la hauteur de sa +tête. Inutile de demander si sa mère, qui était +riche et lui passait toutes ses volontés, lui avait +passé celle-là . Inutile aussi de demander pourquoi +soudainement il désirait s'en aller à Paris!…</p> + +<p>Mais il y avait en lui, certainement, le regret et +la crainte de quitter ce cher pays de Sainte-Agathe +d'où il était parti pour son aventure. Quant +à moi, je sentais monter une désolation violente +que je n'avais pas sentie d'abord.</p> + +<p>—Pâques approche! dit-il pour m'expliquer, +avec un soupir.</p> + +<p>—Dès que tu l'auras trouvée là -bas, tu m'écriras, +n'est-ce pas? demandai-je.</p> + +<p>—C'est promis, bien sûr. N'es-tu pas mon +compagnon et mon frère?…</p> + +<p>Et il me posa la main sur l'épaule.</p> + +<p>Peu à peu je comprenais que c'était bien fini, +puisqu'il voulait terminer ses études à Paris; +jamais plus je n'aurais avec moi mon grand +camarade.</p> + +<p>Il n'y avait d'espoir, pour nous réunir, qu'en +cette maison de Paris où devait se retrouver la +trace de l'aventure perdue… Mais de voir Meaulnes +lui-même si triste, quel pauvre espoir c'était +là pour moi!</p> + +<p>Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra +très étonné, mais se rendit bien vite aux raisons +d'Augustin; Millie, femme d'intérieur, se désola +surtout à la pensée que la mère de Meaulnes +verrait notre maison dans un désordre inaccoutumé… +La malle, hélas! fut bientôt faite. Nous +cherchâmes sous l'escalier ses souliers des dimanches; +dans l'armoire, un peu de linge; puis +ses papiers et ses livres d'école—tout ce qu'un +jeune homme de dix-huit ans possède au monde.</p> + +<p>A midi, M<sup>me</sup> Meaulnes arrivait avec sa voiture. +Elle déjeuna au café Daniel en compagnie +d'Augustin, et l'emmena sans donner presque +aucune explication, dès que le cheval fut affené et +attelé. Sur le seuil, nous leur dîmes au revoir; et +la voiture disparut au tournant des Quatre-Routes.</p> + +<p>Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra +dans la froide salle à manger, remettre en +ordre ce qui avait été dérangé. Quant à moi, je +me trouvai, pour la première fois depuis de longs +mois, seul en face d'une longue soirée de jeudi—avec +l'impression que, dans cette vieille voiture, +mon adolescence venait de s'en aller pour toujours.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch11">CHAPITRE XI<br /> +<span class="small">JE TRAHIS…</span></h3> + + +<p>Que faire?</p> + +<p>Le temps s'élevait un peu. On eût dit que le +soleil allait se montrer.</p> + +<p>Une porte claquait dans la grande maison. Puis +le silence retombait. De temps à autre mon père +traversait la cour, pour remplir un seau de +charbon dont il bourrait le poêle. J'apercevais les +linges blancs pendus aux cordes et je n'avais +aucune envie de rentrer dans le triste endroit +transformé en séchoir, pour m'y trouver en tête-à -tête +avec l'examen de la fin de l'année, ce concours +de l'École Normale qui devait être désormais +ma seule préoccupation.</p> + +<p>Chose étrange: à cet ennui qui me désolait se +mêlait comme une sensation de liberté. Meaulnes +parti, toute cette aventure terminée et manquée, il +me semblait du moins que j'étais libéré de cet étrange +souci, de cette occupation mystérieuse, qui ne me +permettaient plus d'agir comme tout le monde. +Meaulnes parti, je n'étais plus son compagnon +d'aventures, le frère de ce chasseur de pistes; je +redevenais un gamin du bourg pareil aux autres. +Et cela était facile et je n'avais qu'à suivre pour +cela mon inclination la plus naturelle.</p> + +<p>Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, +faisant tourner au bout d'un ficelle, puis lâchant +en l'air trois marrons attachés qui retombèrent +dans la cour. Mon désœuvrement était si grand +que je pris plaisir à lui relancer deux ou trois +fois ses marrons de l'autre côté du mur.</p> + +<p>Soudain je le vis abandonner ce jeu puéril pour +courir vers un tombereau qui venait par le chemin +de la Vieille-Planche. Il eut vite fait de grimper par +derrière sans même que la voiture s'arrêtât. Je +reconnaissais le petit tombereau de Delouche et +son cheval. Jasmin conduisait; le gros Boujardon +était debout. Ils revenaient du pré.</p> + +<p>—Viens avec nous, François! cria Jasmin, qui +devait savoir déjà que Meaulnes était parti.</p> + +<p>Ma foi! sans avertir personne, j'escaladai la +voiture cahotante et me tins comme les autres, +debout, appuyé contre un des montants du tombereau. +Il nous conduisit chez la veuve Delouche…</p> + +<hr /> + + +<p>Nous sommes maintenant dans l'arrière-boutique, +chez la bonne femme qui est en même temps +épicière et aubergiste. Un rayon de soleil +glisse à travers la fenêtre basse sur les boîtes en +fer-blanc et sur les tonneaux de vinaigre. Le +gros Boujardon s'assoit sur l'appui de la fenêtre +et tourné vers nous, avec un gros rire d'homme +pâteux, il mange des biscuits à la cuiller. A la +portée de la main, sur un tonneau, la boîte est +ouverte et entamée. Le petit Roy pousse des cris +de plaisir. Une sorte d'intimité de mauvais aloi +s'est établie entre nous. Jasmin et Boujardon +seront maintenant mes camarades, je le vois. Le +cours de ma vie a changé tout d'un coup. Il me +semble que Meaulnes est parti depuis très longtemps +et que son aventure est une vieille histoire +triste, mais finie.</p> + +<p>Le petit Roy a déniché sous une planche une +bouteille de liqueur entamée. Delouche nous +offre à chacun la goutte, mais il n'y a qu'un +verre et nous buvons tous dans le même. On me +sert le premier avec un peu de condescendance, +comme si je n'étais pas habitué à ces mœurs +de chasseurs et de paysans… Cela me gêne un +peu. Et comme on vient à parler de Meaulnes, +l'envie me prend, pour dissiper cette gêne et +retrouver mon aplomb, de montrer que je connais +son histoire et de la raconter un peu. En quoi +cela pourrait-il lui nuire puisque tout est fini +maintenant de ses aventures ici?…</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Est-ce que je raconte mal cette histoire? Elle +ne produit pas l'effet que j'attendais.</p> + +<p>Mes compagnons, en bons villageois que rien +n'étonne, ne sont pas surpris pour si peu.</p> + +<p>—C'était une noce, quoi! dit Boujardon.</p> + +<p>Delouche en a vu une, à Préveranges, qui était +plus curieuse encore.</p> + +<p>Le château? On trouverait certainement des +gens du pays qui en ont entendu parler.</p> + +<p>La jeune fille? Meaulnes se mariera avec elle +quand il aura fait son année de service.</p> + +<p>—Il aurait dû, ajoute l'un d'eux, nous en +parler et nous montrer son plan au lieu de confier +cela à un bohémien!…</p> + +<p>Empêtré dans mon insuccès, je veux profiter de +l'occasion pour exciter leur curiosité: je me décide +à expliquer qui était ce bohémien; d'où il venait; +son étrange destinée… Boujardon et Delouche ne +veulent rien entendre: «C'est celui-là qui a tout +fait. C'est lui qui a rendu Meaulnes insociable, +Meaulnes qui était un si brave camarade! C'est +lui qui a organisé toutes ces sottises d'abordages +et d'attaques nocturnes, après nous avoir +tous embrigadés comme un bataillon scolaire…»</p> + +<p>—Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, +et en secouant la tête à petits coups, j'ai +rudement bien fait de le dénoncer aux gendarmes. +En voilà un qui a fait du mal au pays +et qui en aurait fait encore!…</p> + +<p>Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans +doute autrement tourné si nous n'avions pas considéré +l'affaire d'une façon si mystérieuse et si +tragique. C'est l'influence de ce Frantz qui a tout +perdu…</p> + +<p>Mais soudain, tandis que je suis absorbé dans +ces réflexions, il se fait du bruit dans la boutique. +Jasmin Delouche cache rapidement son +flacon de goutte derrière un tonneau; le gros Boujardon +dégringole du haut de sa fenêtre, met le +pied sur une bouteille vide et poussiéreuse qui +roule, et manque deux fois de s'étaler. Le petit +Roy les pousse par derrière, pour sortir plus +vite, à demi suffoqué de rire.</p> + +<p>Sans bien comprendre ce qui se passe je m'enfuis +avec eux, nous traversons la cour et nous +grimpons par une échelle dans un grenier à foin. +J'entends une voix de femme qui nous traite de +propres-à -rien!…</p> + +<p>—Je n'aurais pas cru qu'elle serait rentrée si +tôt, dit Jasmin tout bas.</p> + +<p>Je comprends, maintenant seulement, que nous +étions là en fraude, à voler des gâteaux et de la +liqueur. Je suis déçu comme ce naufragé qui +croyait causer avec un homme et qui reconnut +soudain que c'était un singe. Je ne songe plus +qu'à quitter ce grenier, tant ces aventures-là me +déplaisent. D'ailleurs la nuit tombe… On me fait +passer par derrière, traverser deux jardins, contourner +une mare; je me retrouve dans la rue +mouillée, boueuse, où se reflète la lueur du café +Daniel.</p> + +<p>Je ne suis pas fier de ma soirée. Me voici aux +Quatre-Routes. Malgré moi, tout d'un coup, je +revois, au tournant, un visage dur et fraternel +qui me sourit, un dernier signe de la main—et +la voiture disparaît…</p> + +<p>Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au +vent de cet hiver qui était si tragique et si beau. +Déjà tout me paraît moins facile. Dans la grande +classe où l'on m'attend pour dîner, de brusques +courants d'air traversent la maigre tiédeur que +répand le poêle. Je grelotte, tandis qu'on me +reproche mon après-midi de vagabondage. Je n'ai +pas même, pour rentrer dans la régulière vie +passée, la consolation de prendre place à table et +de retrouver mon siège habituel. On n'a pas mis +la table ce soir-là ; chacun dîne sur ses genoux, +où il peut, dans la salle de classe obscure. Je +mange silencieusement la galette cuite sur le poêle, +qui devait être la récompense de ce jeudi passé +dans l'école, et qui a brûlé sur les cercles rougis.</p> + +<p>Le soir, tout seul dans ma chambre, je me +couche bien vite pour étouffer le remords que je +sens monter du fond de ma tristesse. Mais par +deux fois je me suis éveillé, au milieu de la +nuit, croyant entendre, la première fois, le craquement +du lit voisin, où Meaulnes avait coutume +de se retourner brusquement d'une seule pièce, +et, l'autre fois, son pas léger de chasseur aux +aguets, à travers les greniers du fond…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p2ch12">CHAPITRE XII<br /> +<span class="small">LES TROIS LETTRES DE MEAULNES</span></h3> + + +<p>De toute ma vie je n'ai reçu que trois lettres +de Meaulnes. Elles ont encore chez moi dans un +tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que +je les relis la même tristesse que naguère. +La première m'arriva dès le surlendemain de +son départ.</p> + +<blockquote> +<p class="ind">«Mon cher François,</p> + +<p>»Aujourd'hui, dès mon arrivée à Paris, je suis +allé devant la maison indiquée. Je n'ai rien vu. +Il n'y avait personne. Il n'y aura jamais personne.</p> + +<p>»La maison que disait Frantz est un petit hôtel +à un étage. La chambre de M<sup>lle</sup> de Galais +doit être au premier. Les fenêtres du haut sont +les plus cachées par les arbres. Mais en passant +sur le trottoir on les voit très bien. Tous les rideaux +sont fermés et il faudrait être fou pour +espérer qu'un jour, entre ces rideaux +tirés, le visage d'Yvonne de Galais puisse apparaître.</p> + +<p>»C'est sur un boulevard… Il pleuvait un peu +dans les arbres déjà verts. On entendait les cloches +claires des tramways qui passaient indéfiniment.</p> + +<p>»Pendant près de deux heures, je me suis +promené de long en large sous les fenêtres. Il y +a un marchand de vins chez qui je me suis arrêté +pour boire, de façon à n'être pas pris pour un +bandit qui veut faire un mauvais coup. Puis j'ai +repris ce guet sans espoir.</p> + +<p>»La nuit est venue. Les fenêtres se sont allumées +un peu partout mais non pas dans cette +maison. Il n'y a certainement personne. Et pourtant +Pâques approche.</p> + +<p>»Au moment où j'allais partir une jeune fille, +ou une jeune femme—je ne sais—est venue +s'asseoir sur un des bancs mouillés de pluie. +Elle était vêtue de noir avec une petite collerette +blanche. Lorsque je suis parti, elle était encore là , +immobile malgré le froid du soir, à attendre je +ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris +est plein de fous comme moi.</p> + +<p class="sign"><span class="sc">Augustin</span>.»</p> +</blockquote> + +<p>Le temps passa. Vainement j'attendis un mot +d'Augustin le lundi de Pâques et durant tous les +jours qui suivirent—jours où il semble, tant +ils sont calmes après la grande fièvre de Pâques, +qu'il n'y ait plus qu'à attendre l'été. Juin ramena +le temps des examens et une terrible chaleur +dont la buée suffocante planait sur le pays sans +qu'un souffle de vent la vînt dissiper. La nuit +n'apportait aucune fraîcheur et par conséquent +aucun répit à ce supplice. C'est durant cet insupportable +mois de juin que je reçus la deuxième +lettre du grand Meaulnes.</p> + +<blockquote> +<p class="sign">«Juin 189…</p> + +<p class="ind">»Mon cher ami,</p> + +<p>»Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais +depuis hier soir. La douleur, que je n'avais presque +pas sentie tout de suite, monte depuis ce temps.</p> + +<p>»Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce banc, +guettant, réfléchissant, espérant malgré tout.</p> + +<p>»Hier après dîner, la nuit était noire et étouffante. +Des gens causaient sur le trottoir, sous les +arbres. Au-dessus des noirs feuillages, verdis par +les lumières, les appartements des seconds, des +troisièmes étages étaient éclairés. Çà et là , une +fenêtre que l'été avait ouverte toute grande… +On voyait la lampe allumée sur la table, refoulant +à peine autour d'elle la chaude obscurité de +juin; on voyait presque jusqu'au fond de la +pièce… Ah! si la fenêtre noire d'Yvonne de +Galais s'était allumée aussi, j'aurais osé, je crois, +monter l'escalier, frapper, entrer…</p> + +<p>»La jeune fille de qui je t'ai parlé était là +encore, attendant comme moi. Je pensai qu'elle +devait connaître la maison et je l'interrogeai:</p> + +<p>»—Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans +cette maison, une jeune fille et son frère venaient +passer les vacances. Mais j'ai appris que le frère +avait fui le château de ses parents sans qu'on +puisse jamais le retrouver, et la jeune fille s'est +mariée. C'est ce qui vous explique que l'appartement +soit fermé.</p> + +<p>»Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds +butaient sur le trottoir et je manquais tomber. La +nuit—c'était la nuit dernière—lorsqu'enfin les +enfants et les femmes se sont tus, dans les cours, +pour me laisser dormir, j'ai commencé d'entendre +rouler les fiacres dans la rue. Ils ne passaient +que loin en loin. Mais quand l'un était passé, +malgré moi, j'attendais l'autre: le grelot, les pas +du cheval qui claquaient sur l'asphalte… Et cela +répétait: c'est la ville déserte, ton amour perdu, +la nuit interminable, l'été, la fièvre…</p> + +<p>»Seurel, mon ami, je suis dans une grande +détresse.</p> + +<p class="sign"><span class="sc">Augustin</span>.»</p> +</blockquote> + +<p>Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse! +Meaulnes ne me disait ni pourquoi il était resté +si longtemps silencieux, ni ce qu'il comptait +faire maintenant. J'eus l'impression qu'il rompait +avec moi, parce que son aventure était finie, +comme il rompait avec son passé. J'eus beau lui +écrire, en effet, je ne reçus plus de réponse. Un +mot de félicitations seulement, lorsque j'obtins +mon Brevet Simple. En septembre je sus +par un camarade d'école qu'il était venu en vacances +chez sa mère à La Ferté-d'Angillon. Mais +nous dûmes, cette année-là , invités par mon oncle +Florentin du Vieux-Nançay, passer chez lui les +vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans +que j'eusse pu le voir.</p> + +<p>A la rentrée, exactement vers la fin de novembre, +tandis que je m'étais remis avec une +morne ardeur à préparer le Brevet Supérieur, +dans l'espoir d'être nommé instituteur l'année +suivante, sans passer par l'École Normale de +Bourges, je reçus la dernière des trois lettres que +j'aie jamais reçues d'Augustin:</p> + +<blockquote> +<p>«Je passe encore sous cette fenêtre, écrivait-il. +J'attends encore, sans le moindre espoir, par +folie. A la fin de ces froids dimanches d'automne, +au moment où il va faire nuit, je ne puis +me décider à rentrer, à fermer les volets de ma +chambre, sans être retourné là -bas, dans la rue +gelée.</p> + +<p>»Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe +qui sortait à chaque minute sur le pas de la porte +et regardait, la main sur les yeux, du côté de +La Gare, pour voir si son fils qui était mort ne +venait pas.</p> + +<p>»Assis sur le banc, grelottant, misérable, je +me plais à imaginer que quelqu'un va me prendre +doucement par le bras… Je me retournerais. Ce +serait-elle. «Je me suis un peu attardée», dirait-elle simplement. +Et toute peine et toute démence +s'évanouissent. Nous entrons dans notre maison. Ses +fourrures sont toutes glacées, sa voilette mouillée; +elle apporte avec elle le goût de brume du dehors; +et tandis qu'elle s'approche du feu, je vois ses +cheveux blonds givrés, son beau profil au dessin +si doux penché vers la flamme…</p> + +<p>»Hélas! la vitre reste blanchie par le +rideau qui est derrière. Et la jeune fille du Domaine +perdu l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant +plus rien à lui dire.</p> + +<p>»Notre aventure est finie. L'hiver de cette +année est mort comme la tombe. Peut-être quand +nous mourrons, peut-être la mort seule nous +donnera la clef et la suite et la fin de cette +aventure manquée.</p> + +<p>»Seurel, je te demandais l'autre jour de penser +à moi. Maintenant, au contraire, il vaut mieux +m'oublier. Il vaudrait mieux tout oublier.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p class="sign">A. M.»</p> +</blockquote> + +<p>Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le +précédent avait été vivant d'une mystérieuse vie: +la place de l'église sans bohémiens; la cour d'école +que les gamins désertaient à quatre heures… la +salle de classe où j'étudiais seul et sans goût… En +février, pour la première fois de l'hiver, la neige +tomba, ensevelissant définitivement notre roman +d'aventures de l'an passé, brouillant toute piste, +effaçant les dernières traces. Et je m'efforçai, +comme Meaulnes me l'avait demandé dans sa +lettre, de tout oublier.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TROISIÈME PARTIE</h2> + + + + +<h3 id="p3ch1">CHAPITRE PREMIER<br /> +<span class="small">LA BAIGNADE</span></h3> + + +<p>Fumer la cigarette, se mettre de l'eau sucrée +sur les cheveux pour qu'ils frisent, embrasser les +filles du Cours Complémentaire dans les chemins +et crier «A la cornette!» derrière la haie pour +narguer la religieuse qui passe, c'était la joie de +tous les mauvais drôles du pays. A vingt ans, +d'ailleurs, les mauvais drôles de cette espèce peuvent +très bien s'amender et deviennent parfois +des jeunes gens fort sensibles. Le cas est plus +grave lorsque le drôle en question a la figure +déjà vieillotte et fanée, lorsqu'il s'occupe des histoires +louches des femmes du pays, lorsqu'il dit +de Gilberte Poquelin mille bêtises pour faire rire +les autres. Mais enfin le cas n'est pas encore désespéré…</p> + +<p>C'était le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, +je ne sais pourquoi, mais certainement sans aucun +désir de passer les examens, à suivre le +Cour Supérieur que tout le monde aurait voulu +lui voir abandonner. Entre temps, il apprenait +avec son oncle Dumas le métier de plâtrier. Et +bientôt ce Jasmin Delouche avec Boujardon et un +autre garçon très doux, le fils de l'adjoint qui +s'appelait Denis, furent les seuls grands élèves que +j'aimasse à fréquenter, parce qu'ils étaient «du +temps de Meaulnes».</p> + +<p>Il y avait d'ailleurs, chez Delouche, un désir +très sincère d'être mon ami. Pour tout dire, lui +qui avait été l'ennemi du grand Meaulnes, il eût +voulu devenir le grand Meaulnes de l'école: tout +au moins regrettait-il peut-être de n'avoir pas +été son lieutenant. Moins lourd que Boujardon, +il avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes +avait apporté, dans notre vie, d'extraordinaire. Et +souvent je l'entendais répéter:</p> + +<p>«Il le disait bien, le grand Meaulnes…» ou +encore: «Ah! disait le grand Meaulnes…»</p> + +<p>Outre que Jasmin était plus homme que nous, +le vieux petit gars disposait de trésors d'amusements +qui consacraient sur nous sa supériorité: +un chien de race mêlée, aux longs poils blancs, +qui répondait au nom agaçant de Bécali et rapportait +les pierres qu'on lançait au loin, sans avoir +d'aptitude bien nette pour aucun autre sport; +une vieille bicyclette achetée d'occasion et sur +quoi Jasmin nous faisait quelquefois monter, le +soir après le cours, mais avec laquelle il préférait +exercer les filles du pays; enfin et surtout un +âne blanc et aveugle qui pouvait s'atteler à tous +les véhicules.</p> + +<p>C'était l'âne de Dumas, mais il le prêtait à Jasmin +quand nous allions nous baigner au Cher, +en été. Sa mère, à cette occasion, donnait une bouteille +de limonade que nous mettions sous le +siège, parmi les caleçons de bains desséchés. Et +nous partions, huit ou dix grands élèves du +Cours, accompagnés de M. Seurel, les uns à pied, +les autres grimpés dans la voiture à âne, qu'on +laissait à la ferme de Grand'Fons, au moment où +le chemin du Cher devenait trop raviné.</p> + +<p>J'ai lieu de me rappeler jusqu'en ses moindres +détails une promenade de ce genre, où l'âne de +Jasmin conduisit au Cher nos caleçons, nos bagages, +la limonade et M. Seurel, tandis que nous +suivions à pied par derrière. On était au mois +d'août. Nous venions de passer les examens. Délivrés +de ce souci, il nous semblait que tout l'été, +tout le bonheur nous appartenait, et nous marchions +sur la route en chantant, sans savoir quoi +ni pourquoi, au début d'un bel après-midi de +jeudi.</p> + +<p>Il n'y eut, à l'aller, qu'une ombre à ce tableau +innocent. Nous aperçûmes, marchant devant nous, +Gilberte Poquelin. Elle avait la taille bien prise, +une jupe demi-longue, des souliers hauts, l'air +doux et effronté d'une gamine qui devient +jeune fille. Elle quitta la route et prit un chemin +détourné, pour aller chercher du lait sans doute. +Le petit Coffin proposa aussitôt à Jasmin de la +suivre.</p> + +<p>—Ce ne serait pas la première fois que j'irais +l'embrasser… dit l'autre.</p> + +<p>Et il se mit à raconter sur elle et ses amies +plusieurs histoires grivoises, tandis que toute la +troupe, par fanfaronnade, s'engageait dans le chemin, +laissant M. Seurel continuer en avant, sur +la route, dans la voiture à âne. Une fois là , pourtant, +la bande commença à s'égrener. Delouche lui-même +paraissait peu soucieux de s'attaquer +devant nous à la gamine qui filait, et il ne l'approcha +pas à plus de cinquante mètres. Il y eut +quelques cris de coqs et de poules, des petits +coups de sifflet galants, puis nous rebroussâmes +chemin, un peu mal à l'aise, abandonnant la partie. +Sur la route, en plein soleil, il fallut courir. +Nous ne chantions plus.</p> + +<p>Nous nous déshabillâmes et rhabillâmes dans +les saulaies arides qui bordent le Cher. Les saules +nous abritaient des regards, mais non pas du soleil. +Les pieds dans le sable et la vase desséchée, nous +ne pensions qu'à la bouteille de limonade de la +veuve Delouche, qui fraîchissait dans la fontaine +de Grand'Fons, une fontaine creusée dans la rive +même du Cher. Il y avait toujours, dans le fond, +des herbes glauques et deux ou trois bêtes pareilles +à des cloportes; mais l'eau était si claire, si +transparente, que les pêcheurs n'hésitaient pas à +s'agenouiller, les deux mains sur chaque bord, +pour y boire.</p> + +<p>Hélas! ce fut ce jour-là comme les autres fois… +Lorsque, tous habillés, nous nous mettions en +rond, les jambes croisées en tailleur, pour nous +partager, dans deux gros verres sans pied, la limonade +rafraîchie, il ne revenait guère à chacun, +lorsqu'on avait prié M. Seurel de prendre sa part, +qu'un peu de mousse qui piquait le gosier et ne +faisait qu'irriter la soif. Alors, à tour de rôle, nous +allions à la fontaine que nous avions d'abord +méprisée, et nous approchions lentement le +visage de la surface de l'eau pure. Mais tous +n'étaient pas habitués à ces mœurs d'hommes des +champs. Beaucoup, comme moi, n'arrivaient pas +à se désaltérer: les uns, parce qu'ils n'aimaient +pas l'eau, d'autres, parce qu'ils avaient le gosier +serré par la peur d'avaler un cloporte, d'autres, +trompés par la grande transparence de l'eau +immobile et n'en sachant pas calculer exactement +la surface, s'y baignaient la moitié du visage en +même temps que la bouche et aspiraient âcrement +par le nez une eau qui leur semblait brûlante, +d'autres enfin pour toutes ces raisons à la fois… +N'importe! il nous semblait, sur ces bords arides +du Cher, que toute la fraîcheur terrestre était +enclose en ce lieu. Et maintenant encore, au seul +mot de fontaine, prononcé n'importe où, c'est à +celle-là , pendant longtemps, que je pense.</p> + +<p>Le retour se fit à la brune, avec insouciance +d'abord, comme l'aller. Le chemin de Grand'Fons, +qui remontait vers la route, était un ruisseau +l'hiver et, l'été, un ravin impraticable, coupé de +trous et de grosses racines, qui montait dans +l'ombre entre de grandes haies d'arbres. Une partie +des baigneurs s'y engagea par jeu. Mais nous +suivîmes, avec M. Seurel, Jasmin et plusieurs +camarades, un sentier doux et sablonneux, parallèle +à celui-là , qui longeait la terre voisine. Nous +entendions causer et rire les autres, près de nous, +au-dessous de nous, invisibles dans l'ombre, tandis +que Delouche racontait ses histoires d'homme… +Au faîte des arbres de la grande haie grésillaient +les insectes du soir qu'on voyait, sur le clair du ciel, +remuer tout autour de la dentelle des feuillages. +Parfois il en dégringolait un, brusquement, dont +le bourdonnement grinçait tout à coup.—Beau +soir d'été calme!… Retour, sans espoir mais sans +désir, d'une pauvre partie de campagne… Ce fut +encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler +cette quiétude…</p> + +<p>Au moment où nous arrivions au sommet de +la côte, à l'endroit où il reste deux grosse vieilles +pierres qu'on dit être les vestiges d'un château +fort, il en vint à parler des domaines qu'il avait +visités et spécialement d'un domaine à demi abandonné +aux environs du Vieux-Nançay: le domaine +des Sablonnières. Avec cet accent de l'Allier qui +arrondit vaniteusement certains mots et abrège +avec précocité les autres, il racontait avoir vu +quelques années auparavant, dans la chapelle en +ruine de cette vieille propriété, une pierre tombale +sur laquelle étaient gravés ces mots:</p> + + +<p class="c"><i>Ci-gît le chevalier Galois<br /> +Fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa Belle.</i></p> + + +<p>—Ah! Bah! Tiens! disait M. Seurel, avec +un léger haussement d'épaules, un peu gêné du +ton que prenait la conversation, mais désireux +cependant de nous laisser parler comme des +hommes.</p> + +<p>Alors Jasmin continua de décrire ce château, +comme s'il y avait passé sa vie.</p> + +<p>Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nançay, +Dumas et lui avaient été intrigués par la vieille +tourelle grise qu'on apercevait au-dessus des +sapins. Il y avait là , au milieu des bois, tout un +dédale de bâtiments ruinés que l'on pouvait +visiter en l'absence des maîtres. Un jour, un +garde de l'endroit, qu'ils avaient fait monter dans +leur voiture, les avait conduits dans le domaine +étrange. Mais depuis lors on avait fait tout +abattre; il ne restait plus guère, disait-on, que +la ferme et une petite maison de plaisance. Les +habitants étaient toujours les mêmes: un vieil +officier retraité, demi-ruiné, et sa fille.</p> + +<p>Il parlait… Il parlait… J'écoutai attentivement, +sentant sans m'en rendre compte qu'il s'agissait +là d'une chose bien connue de moi, lorsque +soudain, tout simplement, comme se font les +choses extraordinaires, Jasmin se tourna vers +moi et, me touchant le bras, frappé d'une idée +qui ne lui était jamais venue:</p> + +<p>—Tiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est là que +Meaulnes—tu sais, le grand Meaulnes?—avait +dû aller.</p> + +<p>»Mais oui, ajouta-t-il, car je ne répondais pas, et +je me rappelle que le garde parlait du fils de la +maison, un excentrique, qui avait des idées extraordinaires…</p> + +<p>Je ne l'écoutais plus, persuadé dès le début +qu'il avait deviné juste et que devant moi, loin +de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de +s'ouvrir, net et facile comme une route familière, +le chemin du Domaine sans nom.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch2">CHAPITRE II<br /> +<span class="small">CHEZ FLORENTIN</span></h3> + + +<p>Autant j'avais été un enfant malheureux et +rêveur et fermé, autant je devins résolu et, comme +on dit chez nous, «décidé» lorsque je sentis que +dépendait de moi l'issue de cette grave aventure.</p> + +<p>Ce fut, je crois bien, à dater de ce soir-là que +mon genou cessa définitivement de me faire mal.</p> + +<p>Au Vieux-Nançay, qui était la commune du +domaine des Sablonnières, habitait toute la +famille de M. Seurel et en particulier mon oncle +Florentin, un commerçant chez qui nous passions +quelquefois la fin de septembre. Libéré de tout +examen, je ne voulus pas attendre et j'obtins +d'aller immédiatement voir mon oncle. Mais je +décidai de ne rien faire savoir à Meaulnes aussi +longtemps que je ne serais pas certain de pouvoir +lui annoncer quelque bonne nouvelle. A quoi bon +en effet l'arracher à son désespoir pour l'y replonger +ensuite plus profondément peut-être?</p> + +<p>Le Vieux-Nançay fut pendant très longtemps le +lieu du monde que je préférais, le pays des fins +de vacances, où nous n'allions que bien rarement, +lorsqu'il se trouvait une voiture à louer pour nous +y conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille +avec la branche de la famille qui habitait là -bas, +et c'est pourquoi sans doute Millie se faisait tant +prier chaque fois pour monter en voiture. Mais +moi, je me souciais bien de ces fâcheries!… Et +sitôt arrivé, je me perdais et m'ébattais parmi les +oncles, les cousines et les cousins, dans une +existence faite de mille occupations amusantes et +de plaisirs qui me ravissaient.</p> + +<p>Nous descendions chez l'oncle Florentin et la +tante Julie, qui avaient un garçon de mon âge, +le cousin Firmin, et huit filles, dont les aînées, +Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept +et quinze ans. Ils tenaient un très grand magasin +à l'une des entrées de ce bourg de Sologne, +devant l'église—un magasin universel, auquel +s'approvisionnaient tous les châtelains-chasseurs +de la région, isolés dans la contrée perdue, à +trente kilomètres de toute gare.</p> + +<p>Ce magasin, avec ses comptoirs d'épicerie et de +rouennerie, donnait par de nombreuses fenêtres +sur la route et, par la porte vitrée, sur la grande +place de l'église. Mais, chose étrange, quoique +assez ordinaire dans ce pays pauvre, la terre +battue dans toute la boutique tenait lieu de +plancher.</p> + +<p>Par derrière c'étaient six chambres, chacune +remplie d'une seule et même marchandise: la +chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage, +la chambre aux lampes… que sais-je? Il me +semblait, lorsque j'étais enfant et que je traversais +ce dédale d'objets de bazar, que je n'en épuiserais +jamais du regard toutes les merveilles. Et, à cette +époque encore, je trouvais qu'il n'y avait de vraies +vacances que passées en ce lieu.</p> + +<p>La famille vivait dans une grande cuisine dont +la porte s'ouvrait sur le magasin—cuisine où +brillaient aux fins de septembre de grandes +flambées de cheminée, où les chasseurs et les +braconniers qui vendaient du gibier à Florentin +venaient de grand matin se faire servir à boire, +tandis que les petites filles, déjà levées, couraient, +criaient, se passaient les unes aux autres du «sent-y-bon» +sur leurs cheveux lissés. Aux murs, de vieilles +photographies, de vieux <i>groupes scolaires</i> jaunis +montraient mon père—on mettait longtemps à +le reconnaître en uniforme—au milieu de ses +camarades d'École Normale…</p> + +<p>C'est là que se passaient nos matinées; et +aussi dans la cour où Florentin faisait pousser +des dahlias et élevait des pintades; où l'on torréfiait +le café, assis sur des boîtes à savon; où nous +déballions des caisses remplies d'objets divers +précieusement enveloppés et dont nous ne savions +pas toujours le nom…</p> + +<p>Toute la journée, le magasin était envahi par +des paysans ou par les cochers des châteaux +voisins. A la porte vitrée s'arrêtaient et s'égouttaient, +dans le brouillard de septembre, des +charrettes venues du fond de la campagne. Et de +la cuisine nous écoutions ce que disaient les +paysannes, curieux de toutes leurs histoires…</p> + +<p>Mais le soir, après huit heures, lorsqu'avec des +lanternes on portait le foin aux chevaux dont la +peau fumait dans l'écurie—tout le magasin +nous appartenait!</p> + +<p>Marie-Louise, qui était l'aînée de mes cousines +mais une des plus petites, achevait de plier et de +ranger les piles de drap dans la boutique; elle +nous encourageait à venir la distraire. Alors, +Firmin et moi avec toutes les filles, nous faisions +irruption dans la grande boutique, sous les lampes +d'auberge, tournant les moulins à café, faisant +des tours de force sur les comptoirs; et parfois +Firmin allait chercher dans les greniers, car la +terre battue invitait à la danse, quelque vieux +trombone plein de vert-de-gris…</p> + +<p>Je rougis encore à l'idée que, les années précédentes, +M<sup>lle</sup> de Galais eût pu venir +à cette heure et nous surprendre au milieu de +ces enfantillages… Mais ce fut un peu avant la +tombée de la nuit, un soir de ce mois d'août, +tandis que je causais tranquillement avec Marie-Louise +et Firmin, que je la vis pour la première +fois…</p> + +<hr /> + + +<p>Dès le soir de mon arrivée au Vieux-Nançay, +j'avais interrogé mon oncle Firmin sur le +Domaine des Sablonnières.</p> + +<p>—Ce n'est plus un Domaine, avait-il dit. On +a tout vendu, et les acquéreurs, des chasseurs, +ont fait abattre les vieux bâtiments pour +agrandir leurs terrains de chasse; la cour d'honneur n'est +plus maintenant qu'une lande de bruyères et +d'ajoncs. Les anciens possesseurs n'ont gardé +qu'une petite maison d'un étage et la ferme. Tu +auras bien l'occasion de voir ici mademoiselle de +Galais; c'est elle-même qui vient faire ses provisions, +tantôt en selle, tantôt en voiture, mais +toujours avec le même cheval, le vieux Bélisaire… +C'est un drôle d'équipage!</p> + +<p>J'étais si troublé que je ne savais plus quelle +question poser pour en apprendre davantage.</p> + +<p>—Ils étaient riches, pourtant?</p> + +<p>—Oui, Monsieur de Galais donnait des fêtes pour +amuser son fils, un garçon étrange, plein +d'idées extraordinaires. Pour le distraire, il imaginait +ce qu'il pouvait. On faisait venir des Parisiennes… +des gars de Paris et d'ailleurs…</p> + +<p>«Toutes les Sablonnières étaient en ruine, +madame de Galais près de sa fin, qu'ils cherchaient +encore à l'amuser et lui passaient toutes +ses fantaisies. C'est l'hiver dernier—non, +l'autre hiver, qu'ils ont fait leur plus grande fête +costumée. Ils avaient invité moitié gens de Paris +et moitié gens de campagne. Ils avaient acheté +ou loué des quantités d'habits merveilleux, des +jeux, des chevaux, des bateaux. Toujours pour +amuser Frantz de Galais. On disait qu'il allait +se marier et qu'on fêtait là ses fiançailles. Mais +il était bien trop jeune. Et tout a cassé d'un +coup; il s'est sauvé; on ne l'a jamais revu… +La châtelaine morte, mademoiselle de Galais est +restée soudain toute seule avec son père, le +vieux capitaine de vaisseau.</p> + +<p>—N'est-elle pas mariée? demandai-je enfin.</p> + +<p>—Non, dit-il, je n'ai entendu parler de rien. +Serais-tu un prétendant?</p> + +<p>Tout déconcerté, je lui avouai aussi brièvement, +aussi discrètement que possible, que mon meilleur +ami, Augustin Meaulnes, peut-être, en serait un.</p> + +<p>—Ah! dit Florentin, en souriant, s'il ne tient +pas à la fortune, c'est un joli parti… Faudra-t-il +que j'en parle à monsieur de Galais? Il vient encore +quelquefois jusqu'ici chercher du petit plomb +pour la chasse. Je lui fais toujours goûter ma +vieille eau-de-vie de marc.</p> + +<p>Mais je le priai bien vite de n'en rien faire, +d'attendre. Et moi-même je ne me hâtai pas de +prévenir Meaulnes. Tant d'heureuses chances +accumulées m'inquiétaient un peu. Et cette +inquiétude me commandait de ne rien annoncer +à Meaulnes que je n'eusse au moins vu la jeune +fille.</p> + +<hr /> + + +<p>Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, un +peu avant le dîner, la nuit commençait à tomber; +une brume fraîche, plutôt de septembre que d'août, +descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant +le magasin vide d'acheteurs un instant, nous +étions venus voir Marie-Louise et Charlotte. Je +leur avais confié le secret qui m'amenait au +Vieux-Nançay à cette date prématurée. Accoudés +sur le comptoir ou assis les deux mains à plat +sur le bois ciré, nous nous racontions mutuellement +ce que nous savions de la mystérieuse jeune +fille—et cela se réduisait à fort peu de chose—lorsqu'un +bruit de roues nous fit tourner la tête.</p> + +<p>—La voici, c'est elle, dirent-ils à voix basse.</p> + +<p>Quelques secondes après, devant la porte vitrée, +s'arrêtait l'étrange équipage. Une vieille voiture +de ferme, aux panneaux arrondis, avec de petites +galeries moulées, comme nous n'en avons jamais +vu dans cette contrée; un vieux cheval blanc qui +semblait toujours vouloir brouter quelque herbe +sur la route, tant il baissait la tête pour marcher; +et sur le siège—je le dis dans la simplicité de +mon cœur, mais sachant bien ce que je dis—la +jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-être +jamais eu au monde.</p> + +<p>Jamais je ne vis tant de grâce s'unir à tant de +gravité. Son costume lui faisait la taille si mince +qu'elle semblait fragile. Un grand manteau +marron, qu'elle enleva en entrant, était jeté sur +ses épaules. C'était la plus grave des jeunes filles, +la plus frêle des femmes. Une lourde chevelure +blonde pesait sur son front et sur son visage, +délicatement dessiné, finement modelé. Sur son +teint très pur, l'été avait posé deux taches de +rousseur… Je ne remarquai qu'un défaut à tant de +beauté: aux moments de tristesse, de découragement +ou seulement de réflexion profonde, ce +visage si pur se marbrait légèrement de rouge, +comme il arrive chez certains malades gravement +atteints sans qu'on le sache. Alors toute l'admiration +de celui qui la regardait faisait place à une +sorte de pitié d'autant plus déchirante qu'elle +surprenait davantage.</p> + +<p>Voilà du moins ce que je découvrais, tandis +qu'elle descendait lentement de voiture et qu'enfin +Marie-Louise, me présentant avec aisance à la jeune +fille, m'engageait à lui parler.</p> + +<p>On lui avança une chaise cirée et elle s'assit, +adossée au comptoir, tandis que nous restions +debout. Elle paraissait bien connaître et aimer le +magasin. Ma tante Julie, aussitôt prévenue, arriva, +et, le temps quelle parla, sagement, les mains +croisées sur son ventre, hochant doucement sa +tête de paysanne-commerçante coiffée d'un bonnet +blanc, retarda le moment—qui me faisait +trembler un peu—où la conversation s'engagerait +avec moi…</p> + +<p>Ce fut très simple.</p> + +<p>—Ainsi, dit M<sup>lle</sup> de Galais, vous serez bientôt +instituteur?</p> + +<p>Ma tante allumait au-dessus de nos têtes la +lampe de porcelaine qui éclairait faiblement le +magasin. Je voyais le doux visage enfantin de la +jeune fille, ses yeux bleus si ingénus, et j'étais +d'autant plus surpris de sa voix si nette, si +sérieuse. Lorsqu'elle cessait de parler, ses yeux se +fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant +la réponse, et elle tenait sa lèvre un peu mordue.</p> + +<p>—J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de +Galais voulait! J'enseignerais les petits garçons, +comme votre mère…</p> + +<p>Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins +lui avaient parlé de moi.</p> + +<p>—C'est, continua-t-elle, que les villageois sont +toujours avec moi polis, doux et serviables. Et je +les aime beaucoup. Mais aussi quel mérite ai-je à +les aimer?…</p> + +<p>»Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce +pas? chicaniers et avares. Il y a sans cesse des +histoires de porte-plume perdus, de cahiers trop +chers ou d'enfants qui n'apprennent pas… Eh +bien, je me débattrais avec eux et ils m'aimeraient +tout de même. Ce serait beaucoup plus difficile…</p> + +<p>Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et +enfantine, son regard bleu, immobile.</p> + +<p>Nous étions gênés tous les trois par cette aisance +à parler des choses délicates, de ce qui est secret, +subtil, et dont on ne parle bien que dans les +livres. Il y eut un instant de silence; et lentement +une discussion s'engagea…</p> + +<p>Mais avec une sorte de regret et d'animosité +contre je ne sais quoi de mystérieux dans sa vie, +la jeune demoiselle poursuivit:</p> + +<p>—Et puis j'apprendrais aux garçons à être +sages, d'une sagesse que je sais. Je ne leur donnerais +pas le désir de courir le monde, comme vous +le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serez +sous-maître. Je leur enseignerais à trouver le bonheur +qui est tout près d'eux et qui n'en a pas l'air…</p> + +<p>Marie-Louise et Firmin étaient interdits comme +moi. Nous restions sans mot dire. Elle sentit notre +gêne et s'arrêta, se mordit la lèvre, baissa la tête et +puis elle sourit comme si elle se moquait de nous:</p> + +<p>—Ainsi, dit-elle, il y a peut-être quelque grand +jeune homme fou qui me cherche au bout du +monde, pendant que je suis ici, dans le magasin +de madame Florentin, sous cette lampe, et que +mon vieux cheval m'attend à la porte. Si ce jeune +homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, +sans doute?…</p> + +<p>De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis +qu'il était temps de dire, en riant aussi:</p> + +<p>—Et peut-être que ce grand jeune homme fou, +je le connais, moi?</p> + +<p>Elle me regardait vivement.</p> + +<p>A ce moment le timbre de la porte sonna, deux +bonnes femmes entrèrent avec des paniers:</p> + +<p>—Venez dans la «salle à manger», vous +serez en paix», nous dit ma tante en poussant la +porte de la cuisine.</p> + +<p>Et comme M<sup>lle</sup> de Galais refusait et voulait +partir aussitôt, ma tante ajouta:</p> + +<p>—Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin, +auprès du feu.</p> + +<p>Il y avait toujours, même au mois d'août, dans +la grande cuisine, un éternel fagot de sapins qui +flambait et craquait. Là aussi une lampe de porcelaine +était allumée et un vieillard au doux visage, +creusé et rasé, presque toujours silencieux comme +un homme accablé par l'âge et les souvenirs, était +assis auprès de Florentin devant deux verres de +marc.</p> + +<p>Florentin salua:</p> + +<p>—François! cria-t-il de sa forte voix de marchand +forain, comme s'il y avait eu entre nous +une rivière ou plusieurs hectares de terrain, je +viens d'organiser un après-midi de plaisir au +bord du Cher pour jeudi prochain. Les uns chasseront, +les autres pêcheront, les autres danseront, +les autres se baigneront!… Mademoiselle, vous +viendrez à cheval; c'est entendu avec monsieur de +Galais. J'ai tout arrangé…</p> + +<p>—Et, François! ajouta-t-il comme s'il y eût seulement +pensé, tu pourras amener ton ami, monsieur +Meaulnes… C'est bien Meaulnes qu'il s'appelle?</p> + +<p>M<sup>lle</sup> de Galais s'était levée, soudain devenue +très pâle. Et, à ce moment précis, je me rappelai +que Meaulnes, autrefois, dans le Domaine singulier, +près de l'étang, lui avait dit son nom…</p> + +<p>Lorsqu'elle me tendit la main, pour partir, il y +avait entre nous, plus clairement que si nous +avions dit beaucoup de paroles, une entente +secrète que la mort seule devait briser et une +amitié plus pathétique qu'un grand amour.</p> + +<p>… A quatre heures, le lendemain matin, Firmin +frappait à la porte de la petite chambre que +j'habitais dans la cour aux pintades. Il faisait +nuit encore et j'eus grand'peine à retrouver mes +affaires sur la table encombrée de chandeliers de +cuivre et de statuettes de bons saints toutes +neuves, choisies au magasin pour meubler mon +logis la veille de mon arrivée. Dans la cour, j'entendais +Firmin gonfler ma bicyclette, et ma tante +dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait à +peine lorsque je partis. Mais ma journée devait être +longue: j'allais d'abord déjeuner à Sainte-Agathe +pour expliquer mon absence prolongée et, poursuivant +ma course, je devais arriver avant le soir à la +Ferté-d'Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch3">CHAPITRE III<br /> +<span class="small">UNE APPARITION</span></h3> + + +<p>Je n'avais jamais fait de longue course à bicyclette. +Celle-ci était la première. Mais, depuis +longtemps, malgré mon mauvais genou, en cachette, +Jasmin m'avait appris à monter. Si déjà +pour un jeune homme ordinaire la bicyclette est +un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas +sembler à un pauvre garçon comme moi, qui +naguère encore traînais misérablement la jambe, +trempé de sueur, dès le quatrième kilomètre!… +Du haut des côtes, descendre et s'enfoncer dans +le creux des paysages; découvrir comme à coups +d'ailes les lointains de la route qui s'écartent et +fleurissent à votre approche, traverser un village +dans l'espace d'un instant et l'emporter tout +entier d'un coup d'œil… En rêve seulement +j'avais connu jusque-là course aussi charmante, +aussi légère. Les côtes mêmes me trouvaient plein +d'entrain. Car c'était, il faut le dire, le chemin +du pays de Meaulnes que je buvais ainsi…</p> + +<p>«Un peu avant l'entrée du bourg, me disait +Meaulnes, lorsque jadis il décrivait son village, +on voit une grande roue à palettes que le vent +fait tourner…» Il ne savait pas à quoi elle servait, +ou peut-être feignait-il de n'en rien savoir pour +piquer ma curiosité davantage.</p> + +<p>C'est seulement au déclin de cette journée de +fin d'août que j'aperçus, tournant au vent dans +une immense prairie, la grande roue qui devait +monter l'eau pour une métairie voisine. Derrière +les peupliers du pré se découvraient déjà les +premiers faubourgs. A mesure que je suivais le +grand détour que faisait la route pour contourner +le ruisseau, le paysage s'épanouissait et s'ouvrait… +Arrivé sur le pont, je découvris enfin la grand'rue +du village.</p> + +<p>Des vaches paissaient, cachées dans les roseaux +de la prairie et j'entendais leurs cloches, tandis +que, descendu de bicyclette, les deux mains +sur mon guidon, je regardais le pays où j'allais +porter une si grave nouvelle. Les maisons, où +l'on entrait en passant sur un petit pont de bois, +étaient toutes alignées au bord d'un fossé qui +descendait la rue, comme autant de barques, +voiles carguées, amarrées dans le calme du soir. +C'était l'heure où dans chaque cuisine on allume +un feu.</p> + +<p>Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret +de venir troubler tant de paix commencèrent à +m'enlever tout courage. A point pour aggraver +ma soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante +Moinel habitait là , sur une petite place de La Ferté-d'Angillon.</p> + +<p>C'était une de mes grand'tantes. Tous ses +enfants étaient morts et j'avais bien connu Ernest, +le dernier de tous, un grand garçon qui allait être +instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier, +l'avait suivi de près. Et ma tante était restée +toute seule dans sa bizarre petite maison où les +tapis étaient faits d'échantillons cousus, les tables +couvertes de coqs, de poules et de chats en papier—mais +où les murs étaient tapissés de vieux +diplômes, de portraits de défunts, de médaillons +en boucles de cheveux morts.</p> + +<p>Avec tant de regrets et de deuil, elle était la +bizarrerie et la bonne humeur mêmes. Lorsque +j'eus découvert la petite place où se tenait sa +maison, je l'appelai bien fort par la porte +entr'ouverte, et je l'entendis tout au bout des +trois pièces en enfilade pousser un petit cri +suraigu:</p> + +<p>—Eh là ! Mon Dieu!</p> + +<p>Elle renversa son café dans le feu—à cette +heure-là comment pouvait-elle faire du café?—et +elle apparut… Très cambrée en arrière, elle +portait une sorte de chapeau-capote-capeline +sur le faîte de la tête, tout en haut de son front +immense et cabossé où il y avait de la femme +mongole et de la Hottentote; et elle riait à petits +coups, montrant le reste de ses dents très fines.</p> + +<p>Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit +maladroitement, hâtivement, une main que +j'avais derrière le dos. Avec un mystère parfaitement +inutile puisque nous étions tous les deux seuls, +elle me glissa une petite pièce que je n'osai pas +regarder et qui devait être de un franc… Puis +comme je faisais mine de demander des explications +ou de la remercier, elle me donna une +bourrade en criant:</p> + +<p>—Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est!</p> + +<p>Elle avait toujours été pauvre, toujours empruntant, +toujours dépensant.</p> + +<p>—J'ai toujours été bête et toujours malheureuse, +disait-elle sans amertume mais de sa voix +de fausset.</p> + +<p>Persuadée que les sous me préoccupaient comme +elle, la brave femme n'attendait pas que j'eusse +soufflé, pour me cacher dans la main ses très +minces économies de la journée. Et par la suite +c'est toujours ainsi qu'elle m'accueillit. +Le dîner fut aussi étrange—à la fois triste et +bizarre—que l'avait été la réception. Toujours +une bougie à portée de la main, tantôt elle l'enlevait, +me laissant dans l'ombre, et tantôt la +posait sur la petite table couverte de plats et de +vases ébréchés ou fendus.</p> + +<p>—Celui-là , disait-elle, les Prussiens lui ont +cassé les anses, en soixante-dix, parce qu'ils ne +pouvaient pas l'emporter.</p> + +<p>Je me rappelai seulement alors, en revoyant +ce grand vase à la tragique histoire, que nous +avions dîné et couché là jadis. Mon père m'emmenait +dans l'Yonne, chez un spécialiste qui +devait guérir mon genou. Il fallait prendre un +grand express qui passait avant le jour… Je me +souvins du triste dîner de jadis, de toutes les +histoires du vieux greffier accoudé devant sa bouteille +de boisson rose.</p> + +<p>Et je me souvenais aussi de mes terreurs… Après +le dîner, assise devant le feu, ma grand'tante +avait pris mon père à part pour lui raconter une +histoire de revenants: «Je me retourne… Ah! +mon pauvre Louis, qu'est-ce que je vois, une +petite femme grise…» Elle passait pour avoir la +tête farcie de ces sornettes terrifiantes.</p> + +<p>Et voici que ce soir-là , le dîner fini, lorsque, +fatigué par la bicyclette, je fus couché dans la +grande chambre avec une cheminée de nuit à carreaux +de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir à mon +chevet et commença de sa voix la plus mystérieuse +et la plus pointue:</p> + +<p>—Mon pauvre François, il faut que je te raconte +à toi ce que je n'ai jamais dit à personne…</p> + +<p>Je pensai:</p> + +<p>—Mon affaire est bonne, me voilà terrorisé +pour toute la nuit, comme il y a dix ans!…</p> + +<p>Et j'écoutai. Elle hochait la tête, regardant droit +devant soi comme si elle se fût raconté l'histoire +à elle-même:</p> + +<p>—Je revenais d'une fête avec Moinel. C'était +le premier mariage où nous allions tous les deux, +depuis la mort de notre pauvre Ernest; et j'y +avais rencontré ma sœur Adèle que je n'avais +pas vue depuis quatre ans! Un vieil ami de +Moinel, très riche, l'avait invité à la noce de son +fils, au domaine des Sablonnières. Nous avions +loué une voiture. Cela nous avait coûté bien +cher. Nous revenions sur la route vers sept +heures du matin, en plein hiver. Le soleil +se levait. Il n'y avait absolument personne. +Qu'est-ce que je vois tout d'un coup devant nous, +sur la route? Un petit homme, un petit jeune +homme arrêté, beau comme le jour, qui ne bougeait +pas, qui nous regardait venir. A mesure que nous +approchions, nous distinguions sa jolie figure, si +blanche, si jolie que cela faisait peur!…</p> + +<p>»Je prends le bras de Moinel; je tremblais +comme la feuille; je croyais que c'était le Bon +Dieu!… Je lui dis:</p> + +<p>»—Regarde! C'est une apparition!</p> + +<p>»Il me répond tout bas, furieux:</p> + +<p>»—Je l'ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde…</p> + +<p>»Il ne savait que faire; lorsque le cheval s'est +arrêté… De près, cela avait une figure pâle, +le front en sueur, un béret sale et un pantalon +long. Nous entendîmes sa voix, qui +disait:</p> + +<p>»—Je ne suis pas un homme, je suis une jeune +fille. Je me suis sauvée et je n'en puis plus. Voulez-vous +bien me prendre dans votre voiture, +Monsieur et Madame?</p> + +<p>»Aussitôt nous l'avons fait monter. A peine +assise, elle a perdu connaissance. Et devines-tu +à qui nous avions affaire? C'était la fiancée du +jeune homme des Sablonnières, Frantz de Galais, +chez qui nous étions invités aux noces!</p> + +<p>—Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque +la fiancée s'est sauvée!</p> + +<p>—Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me +regardant. Il n'y a pas eu de noces. Puisque cette +pauvre folle s'était mis dans la tête mille folies +qu'elle nous a expliquées. C'était une des filles +d'un pauvre tisserand. Elle était persuadée que +tant de bonheur était impossible, que le jeune +homme était trop jeune pour elle; que toutes les +merveilles qu'il lui décrivait étaient imaginaires, +et lorsqu'enfin Frantz est venu la chercher, Valentine +a pris peur. Il se promenait avec elle et sa +sœur dans le jardin de l'Archevêché à Bourges, +malgré le froid et le grand vent. Le jeune homme, +par délicatesse certainement en parce qu'il aimait la +cadette, était plein d'attentions pour l'aînée. Alors +ma folle s'est imaginé je ne sais quoi; elle a dit +qu'elle allait chercher un fichu à la maison; et +là , pour être sûre de n'être pas suivie, elle +a revêtu des habits d'homme et s'est enfuie à pied +sur la route de Paris.</p> + +<p>»Son fiancé a reçu d'elle une lettre où elle lui +déclarait qu'elle allait rejoindre un jeune homme +qu'elle aimait. Et ce n'était pas vrai…</p> + +<p>»—Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me +disait-elle, que si j'étais sa femme». Oui, mon +imbécile, mais en attendant, il n'avait pas du tout +l'idée d'épouser sa sœur: il s'est tiré une balle de +pistolet; on a vu le sang dans le bois; mais on +n'a jamais retrouvé son corps.</p> + +<p>—Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse +fille?</p> + +<p>—Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord. +Puis nous lui avons donné à manger et elle a +dormi auprès du feu quand nous avons été de +retour. Elle est restée chez nous une bonne partie +de l'hiver. Tout le jour, tant qu'il faisait clair, +elle taillait, cousait des robes, arrangeait des chapeaux +et nettoyait la maison avec rage. C'est +elle qui a recollé toute la tapisserie que tu vois +là . Et depuis son passage les hirondelles nichent +dehors. Mais, le soir, à la tombée de la nuit, son +ouvrage fini, elle trouvait toujours un prétexte +pour aller dans la cour, dans le jardin, ou sur le +devant de la porte, même quand il gelait à pierre +fendre. Et on la découvrait là , debout, pleurant +de tout son cœur.</p> + +<p>»—Eh bien, qu'avez-vous encore? Voyons?</p> + +<p>»—Rien, madame Moinel!</p> + +<p>»Et elle rentrait.</p> + +<p>»Les voisins disaient:</p> + +<p>»—Vous avez trouvé une bien petit jolie petite +bonne, madame Moinel.</p> + +<p>»Malgré nos supplications, elle a voulu continuer +son chemin sur Paris, au mois de mars; je lui ai +donné des robes qu'elle a retaillées, Moinel lui a +pris son billet à la gare et donné un peu d'argent.</p> + +<p>»Elle ne nous a pas oubliés; elle est couturière +à Paris auprès de Notre-Dame; elle nous écrit +encore pour nous demander si nous ne savons +rien des Sablonnières. Une bonne fois, pour la +délivrer de cette idée, je lui ai répondu que le +domaine était vendu, abattu, le jeune homme +disparu pour toujours et la jeune fille mariée. +Tout cela doit être vrai, je pense. Depuis ce +temps ma Valentine écrit bien moins souvent…</p> + +<hr /> + + +<p>Ce n'était pas une histoire de revenants que +racontait la tante Moinel de sa petite voix stridente +si bien faite pour les raconter. J'étais +cependant au comble du malaise. C'est que nous +avions juré à Frantz le bohémien de le servir +comme des frères et voici que l'occasion m'en était +donnée…</p> + +<p>Or, était-ce le moment de gâter la joie que +j'allais porter à Meaulnes le lendemain matin, et +de lui dire ce que je venais d'apprendre? A quoi +bon le lancer dans une entreprise mille fois +impossible? Nous avions en effet l'adresse de la +jeune fille; mais où chercher le bohémien qui +courait le monde?… Laissons les fous avec les +fous, pensai-je. Delouche et Boujardon n'avaient +pas tort. Que de mal nous a fait ce Frantz romanesque! +Et je résolus de ne rien dire tant que je +n'aurais pas vu mariés Augustin Meaulnes et +Mademoiselle de Galais.</p> + +<p>Cette résolution prise, il me restait encore l'impression +pénible d'un mauvais présage—impression +absurde que je chassai bien vite.</p> + +<p>La chandelle était presque au bout; un moustique +vibrait; mais la tante Moinel, la tête penchée +sous sa capote de velours qu'elle ne quittait +que pour dormir, les coudes appuyés sur ses +genoux, recommençait son histoire… Par moments +elle relevait brusquement la tête et me +regardait pour connaître mes impressions, ou +peut-être pour voir si je ne m'endormais pas. A la +fin, sournoisement, la tête sur l'oreiller, je fermai +les yeux, faisant semblant de m'assoupir.</p> + +<p>—Allons! tu dors… fit-elle d'un ton plus +sourd et un peu déçu.</p> + +<p>J'eus pitié d'elle et je protestai:</p> + +<p>—Mais non, ma tante, je vous assure…</p> + +<p>—Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs +que tout cela ne t'intéresse guère. Je te +parle là de gens que tu n'as pas connus…</p> + +<p>Et lâchement, cette fois, je ne répondis pas.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch4">CHAPITRE IV<br /> +<span class="small">LA GRANDE NOUVELLE</span></h3> + + +<p>Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai +dans la grand'rue, un si beau temps de vacances, +un si grand calme, et sur tout le bourg +passaient des bruits si paisibles, si familiers, que +j'avais retrouvé toute la joyeuse assurance d'un +porteur de bonne nouvelle…</p> + +<p>Augustin et sa mère habitaient l'ancienne +maison d'école. A la mort de son père, retraité +depuis longtemps, et qu'un héritage avait enrichi, +Meaulnes avait voulu qu'on achetât l'école où le +vieil instituteur avait enseigné pendant vingt +années, où lui-même avait appris à lire. Non pas +qu'elle fût d'aspect fort aimable: c'était une +grosse maison carrée comme une mairie qu'elle +avait été; les fenêtres du rez-de-chaussée qui +donnaient sur la rue étaient si hautes que personne +n'y regardait jamais; et la cour de derrière, +où il n'y avait pas un arbre et dont un +haut préau barrait la vue sur la campagne, était +bien la plus sèche et la plus désolée cour d'école +abandonnée que j'aie jamais vue…</p> + +<p>Dans le couloir compliqué où se trouvaient quatre +portes, je trouvai la mère de Meaulnes rapportant +du jardin un gros paquet de linge, qu'elle avait +dû mettre sécher dès la première heure de cette +longue matinée de vacances. Ses cheveux gris +étaient à demi défaits; des mèches lui battaient +la figure; son visage régulier sous sa coiffure +ancienne était bouffi et fatigué, comme par une +nuit de veille; et elle baissait tristement la tête +d'un air songeur.</p> + +<p>Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut +et sourit:</p> + +<p>—Vous arrivez à temps, dit-elle. Voyez, je +rentre le linge que j'ai fait sécher pour le départ +d'Augustin. J'ai passé la nuit à régler ses comptes +et à préparer ses affaires. Le train part à cinq +heures, mais nous arriverons à tout apprêter…</p> + +<p>On eût dit, tant elle montrait d'assurance, +qu'elle-même avait pris cette décision. Or, sans +doute ignorait-elle même où Meaulnes devait +aller.</p> + +<p>—Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la +mairie en train d'écrire.</p> + +<p>En hâte je grimpai l'escalier, ouvris la porte de +droite où l'on avait laissé l'écriteau <i>Mairie</i>, et me +trouvait dans une grande salle à quatre fenêtres, +deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornée +aux murs des portraits jaunis des présidents +Grévy et Carnot. Sur une longue estrade qui +tenait tout le fond de la salle, il y avait encore, +devant une table à tapis vert, les chaises des conseillers +municipaux. Au centre, assis sur un vieux +fauteuil qui était celui du maire, Meaulnes écrivait, +trempant sa plume au fond d'un encrier de +faïence démodé, en forme de cœur. Dans ce lieu +qui semblait fait pour quelque rentier de village, +Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la +contrée, durant les longues vacances…</p> + +<p>Il se leva, dès qu'il m'eut reconnu, mais non +pas avec la précipitation que j'avais imaginée:</p> + +<p>—Seurel! dit-il seulement, d'un air de profond +étonnement.</p> + +<p>C'était le même grand gars au visage osseux, à +la tête rasée. Une moustache inculte commençait +à lui traîner sur les lèvres. Toujours ce même +regard loyal… Mais sur l'ardeur des années passées +on croyait voir comme une voile de brume, +que par instants sa grande passion de jadis dissipait…</p> + +<p>Il paraissait très troublé de me voir. D'un bond +j'étais monté sur l'estrade. Mais, chose étrange à +dire, il ne songea pas même à me tendre la main. +Il s'était tourné vers moi, les mains derrière le +dos, appuyé contre la table, renversé en arrière, +et l'air profondément gêné. Déjà , me regardant +sans me voir, il était absorbé par ce qu'il allait +me dire. Comme autrefois et comme toujours, +homme lent à commencer de parler, ainsi que +sont les solitaires, les chasseurs et les hommes +d'aventures, il avait pris une décision sans se +soucier des mots qu'il faudrait pour l'expliquer. Et +maintenant que j'étais devant lui, il commençait +seulement à ruminer péniblement les paroles +nécessaires.</p> + +<p>Cependant, je lui racontais avec gaieté comment +j'étais venu, où j'avais passé la nuit et que j'avais +été bien surpris de voir M<sup>me</sup> Meaulnes préparer +le départ de son fils…</p> + +<p>—Ah! elle t'a dit?… demanda-t-il.</p> + +<p>—Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long +voyage?</p> + +<p>—Si, un très long voyage.</p> + +<p>Un instant décontenancé, sentant que j'allais +tout à l'heure, d'un mot, réduire à néant cette +décision que je ne comprenais pas, je n'osais plus +rien dire et ne savais pas par où commencer ma mission.</p> + +<p>Mais lui-même parla enfin, comme quelqu'un +qui veut se justifier.</p> + +<p>—Seurel! dit-il, tu sais ce qu'était pour moi +mon étrange aventure de Sainte-Agathe. C'était +ma raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet +espoir-là perdu, que pouvais-je devenir?… Comment +vivre à la façon de tout le monde!</p> + +<p>«Eh bien j'ai essayé de vivre là -bas, à Paris, +quand j'ai vu que tout était fini et qu'il ne valait +plus même la peine de chercher le Domaine +perdu… Mais un homme qui a fait une fois un +bond dans le paradis, comment pourrait-il s'accommoder +ensuite de la vie de tout le monde? +Ce qui est le bonheur des autres m'a paru dérision. +Et lorsque, sincèrement, délibérément, j'ai +décidé un jour de faire comme les autres, ce +jour-là j'ai amassé du remords pour longtemps…</p> + +<p>Assis sur une chaise de l'estrade, la tête basse, +l'écoutant sans le regarder je ne savais que penser +de ces explications obscures:</p> + +<p>—Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux! +Pourquoi ce long voyage? As-tu quelque faute à +réparer? Une promesse à tenir?</p> + +<p>—Eh bien, oui, répondit-il. Tu te souviens +de cette promesse que j'avais faite à Frantz?…</p> + +<p>—Ah! fis-je soulagé, il ne s'agit que de cela?…</p> + +<p>—De cela. Et peut-être aussi d'une faute à +réparer. Les deux en même temps…</p> + +<p>Suivit un moment de silence pendant lequel je +décidai de commencer à parler et préparai mes +mots.</p> + +<p>—Il n'y a qu'une explication à laquelle je +croie, dit-il encore. Certes, j'aurais voulu revoir +une fois M<sup>lle</sup> de Galais, seulement la revoir… Mais, +j'en suis persuadé maintenant, lorsque j'avais +découvert le Domaine sans nom, j'étais à une +hauteur, à un degré de perfection et de pureté +que je n'atteindrai jamais plus. Dans la mort +seulement, comme je te l'écrivais un jour, je +retrouverai peut-être la beauté de ce temps-là …</p> + +<p>Il changea de ton pour reprendre avec une animation +étrange, en se rapprochant de moi:</p> + +<p>—Mais, écoute, Seurel! Cette intrigue nouvelle +et ce grand voyage, cette faute que j'ai commise +et qu'il faut réparer, c'est, en un sens, mon +ancienne aventure qui se poursuit…</p> + +<p>Un temps, pendant lequel péniblement il essaya +de ressaisir ses souvenirs. J'avais manqué l'occasion +précédente. Je ne voulais pour rien au monde +laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai—trop +vite, car je regrettai amèrement plus tard, +de n'avoir pas attendu ses aveux.</p> + +<p>Je prononçai donc ma phrase, qui était préparée +pour l'instant d'avant, mais qu'il n'allait plus +maintenant. Je dis, sans un geste, à peine en +soulevant un peu la tête:</p> + +<p>—Et si je venais t'annoncer que tout espoir +n'est pas perdu?…</p> + +<p>Il me regarda, puis, détournant brusquement +les yeux, rougit comme je n'ai jamais vu quelqu'un +rougir: une montée de sang qui devait lui +cogner à grands coups dans les tempes…</p> + +<p>—Que veux-tu dire? demanda-t-il enfin, à +peine distinctement.</p> + +<p>Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je +savais, ce que j'avais fait, et comment, la face +des choses ayant tourné, il semblait presque que +ce fût Yvonne de Galais qui m'envoyait vers lui.</p> + +<p>Il était maintenant affreusement pâle.</p> + +<p>Durant tout ce récit, qu'il écoutait en silence, +la tête un peu rentrée, dans l'attitude de quelqu'un +qu'on a surpris et qui ne sait comment se +défendre, se cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit, +je me rappelle, qu'une seule fois. Je lui +racontais, en passant, que toutes les Sablonnières +avaient été démolies et que le Domaine d'autrefois +n'existait plus:</p> + +<p>—Ah! dit-il, tu vois… (comme s'il eût guetté +une occasion de justifier sa conduite et le désespoir +où il avait sombré) tu vois: il n'y a plus +rien…</p> + +<p>Pour terminer, persuadé qu'enfin l'assurance +de tant de facilité emporterait le reste de sa +peine, je lui racontai qu'une partie de campagne +était organisée par mon oncle Florentin, que +M<sup>lle</sup> de Galais devait y venir à cheval et que lui-même +était invité… Mais il paraissait complètement +désemparé et continuait à ne rien répondre.</p> + +<p>—Il faut tout de suite décommander ton +voyage, dis-je avec impatience. Allons avertir ta +mère…</p> + +<p>Et comme nous descendions tous les deux:</p> + +<p>—Cette partie de campagne?… me demanda-t-il +avec hésitation. Alors, vraiment, il faut que +j'y aille?…</p> + +<p>—Mais voyons, répliquai-je, cela ne se demande +pas.</p> + +<p>Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les +épaules.</p> + +<p>En bas, Augustin avertit M<sup>me</sup> Meaulnes que +je déjeunerais avec eux, dînerais, coucherais là et +que, le lendemain, lui-même louerait une bicyclette +et me suivrait au Vieux-Nançay.</p> + +<p>—Ah! très bien, fit-elle, en hochant la tête, +comme si ces nouvelles eussent confirmé toutes +ses prévisions.</p> + +<p>Je m'assis dans la petite salle à manger, sous +les calendriers illustrés, les poignards ornementés +et les outres soudanaises qu'un frère de M. +Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait +rapportés de ses lointains voyages…</p> + +<p>Augustin me laissa là un instant, avant le +repas, et, dans la chambre voisine, où sa mère +avait préparé ses bagages, je l'entendis qui lui +disait, en baissant un peu la voix, de ne pas +défaire sa malle,—car son voyage pouvait être +seulement retardé…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch5">CHAPITRE V<br /> +<span class="small">LA PARTIE DE PLAISIR</span></h3> + + +<p>J'eus peine à suivre Augustin sur la route du +Vieux-Nançay. Il allait comme un coureur de +bicyclette. Il ne descendait pas aux côtes. A +son inexplicable hésitation de la veille avaient +succédé une fièvre, une nervosité, un désir d'arriver +au plus vite, qui ne laissaient pas de m'effrayer +un peu. Chez mon oncle il montra la +même impatience, il parut incapable de s'intéresser +à rien jusqu'au moment où nous fûmes +tous installés en voiture, vers dix heures, le +lendemain matin, et prêts à partir pour les bords +de la rivière.</p> + +<p>On était à la fin du mois d'août, au déclin de l'été. +Déjà les fourreaux vides des châtaigniers jaunis +commençaient à joncher les routes blanches. Le +trajet n'était pas long; la ferme des Aubiers, près +du Cher où nous allions, ne se trouvait guère qu'à +deux kilomètres au delà des Sablonnières. De +loin en loin, nous rencontrions d'autres invités +en voiture, et même des jeunes gens à cheval, +que Florentin avait conviés audacieusement au +nom de M. de Galais… On s'était efforcé comme +jadis de mêler riches et pauvres, châtelains et +paysans. C'est ainsi que nous vîmes arriver à +bicyclette Jasmin Delouche, qui, grâce au garde +Baladier, avait fait naguère la connaissance de +mon oncle.</p> + +<p>—Et voilà , dit Meaulnes en l'apercevant, +celui qui tenait la clef de tout, pendant que nous +cherchions jusqu'à Paris. C'est à désespérer!</p> + +<p>Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en +était augmentée. L'autre, qui s'imaginait au contraire +avoir droit à toute notre reconnaissance, +escorta notre voiture de très près, jusqu'au bout. On +voyait qu'il avait fait, misérablement, sans grand +résultat, des frais de toilette, et les pans de sa +jaquette élimée battaient le garde crotte de son +vélocipède…</p> + +<p>Malgré la contrainte qu'il s'imposait pour être +aimable, sa figure vieillotte ne parvenait pas à +plaire. Il m'inspirait plutôt à moi une vague +pitié. Mais de qui n'aurais-je pas eu pitié durant +cette journée-là ?…</p> + +<hr /> + + +<p>Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir +sans un obscur regret, comme une sorte d'étouffement. +Je m'étais fait de ce jour tant de joie à +l'avance! Tout paraissait si parfaitement concerté +pour que nous soyons heureux. Et nous l'avons +été si peu!…</p> + +<p>Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant! +Sur la rive où l'on s'arrêta, le coteau venait finir +en pente douce et la terre se divisait en petits +prés verts, en saulaies séparées par des clôtures, +comme autant de jardins minuscules. De l'autre +côté de la rivière les bords étaient formés de collines +grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus lointaines +on découvrait, parmi les sapins, de petits +châteaux romantiques avec une tourelle. Au loin, +par instants, on entendait aboyer la meute du +château de Préveranges.</p> + +<p>Nous étions arrivés en ce lieu par un dédale de +petits chemins, tantôt hérissés de cailloux blancs, +tantôt remplis de sable—chemins qu'aux abords +de la rivière les sources vives transformaient en +ruisseaux. Au passage, les branches des groseilliers +sauvages nous agrippaient par la manche. Et +tantôt nous étions plongés dans la fraîche obscurité +des fonds de ravins, tantôt au contraire, +les haies interrompues, nous baignions dans +la claire lumière de toute la vallée. Au loin sur +l'autre rive, quand nous approchâmes, un homme +accroché aux rocs, d'un geste lent, tendait des +cordes à poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu!</p> + +<p>Nous nous installâmes sur une pelouse, dans le +retrait que formait un taillis de bouleaux. C'était +une grande pelouse rase, où il semblait qu'il y +eût place pour des jeux sans fin.</p> + +<p>Les voitures furent dételées; les chevaux conduits +à la ferme des Aubiers. On commença à +déballer les provisions dans le bois, et à dresser +sur la prairie de petites tables pliantes que mon +oncle avait apportées.</p> + +<p>Il fallut, à ce moment, des gens de bonne +volonté, pour aller à l'entrée du grand chemin +voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer +où nous étions. Je m'offris aussitôt; Meaulnes +me suivit, et nous allâmes nous poster près du +pont suspendu, au carrefour de plusieurs sentiers +et du chemin qui venait des Sablonnières.</p> + +<p>Marchant de long en large, parlant du passé, +tâchant tant bien que mal de nous distraire, nous +attendions. Il arriva encore une voiture du Vieux-Nançay, +des paysans inconnus avec une grande +fille enrubannée. Puis plus rien. Si, trois enfants +dans une voiture à âne, les enfants de l'ancien +jardinier des Sablonnières.</p> + +<p>—Il me semble que je les reconnais, dit +Meaulnes. Ce sont eux, je crois bien, qui m'ont +pris par la main jadis, le premier soir de la +fête, et m'ont conduit au dîner…</p> + +<p>Mais à ce moment, l'âne ne voulant plus marcher, +les enfants descendirent pour le piquer, le +tirer, cogner sur lui tant qu'ils purent; alors +Meaulnes, déçu, prétendit s'être trompé…</p> + +<p>Je leur demandai s'ils avaient rencontré sur +la route M. et M<sup>lle</sup> de Galais. L'un d'eux répondit +qu'il ne savait pas; l'autre: Je pense +que oui, monsieur. Et nous ne fûmes pas plus +avancés.</p> + +<p>Ils descendirent enfin vers la pelouse, les uns +tirant l'ânon par la bride, les autres poussant +derrière la voiture. Nous reprîmes notre attente. +Meaulnes regardait fixement le détour du chemin +des Sablonnières, guettant avec une sorte +d'effroi la venue de la jeune fille qu'il avait +tant cherchée jadis. Un énervement bizarre +et presque comique, qu'il passait sur Jasmin, +s'était emparé de lui. Du petit talus où nous +étions grimpés pour voir au loin le chemin, nous +apercevions sur la pelouse, en contre-bas, un +groupe d'invités où Delouche essayait de faire +bonne figure.</p> + +<p>—Regarde-le pérorer, cet imbécile, me disait +Meaulnes.</p> + +<p>Et je lui répondais:</p> + +<p>—Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre +garçon.</p> + +<p>Augustin ne désarmait pas. Là -bas, un lièvre +ou un écureuil avait dû déboucher d'un fourré. +Jasmin, pour assurer sa contenance, fit mine de +le poursuivre:</p> + +<p>—Allons, bon! Il court, maintenant…, fit +Meaulnes, comme si vraiment cette audace-là +dépassait toutes les autres!</p> + +<p>Et cette fois je ne pus m'empêcher de rire. +Meaulnes aussi; mais ce ne fut qu'un éclair. +Après un nouveau quart d'heure:</p> + +<p>—Si elle ne venait pas?… dit-il.</p> + +<p>Je répondis:</p> + +<p>—Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus +patient!</p> + +<p>Il recommença de guetter. Mais, à la fin, incapable +de supporter plus longtemps cette attente +intolérable:</p> + +<p>—Écoute-moi, dit-il. Je redescends avec les +autres. Je ne sais ce qu'il y a maintenant contre +moi: mais si je reste là , je sens qu'elle ne +viendra jamais—qu'il est impossible qu'au +bout de ce chemin, tout à l'heure, elle apparaisse.</p> + +<p>Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout +seul. Je fis quelque cent mètres sur la petite +route, pour passer le temps. Et au premier détour +j'aperçus Yvonne de Galais, montée en +amazone sur son vieux cheval blanc, si fringant +ce matin-là qu'elle était obligée de tirer sur les +rênes pour l'empêcher de trotter. A la tête du +cheval, péniblement, en silence, marchait M. de +Galais. Sans doute ils avaient dû se relayer sur la +route, chacun à tour de rôle se servant de la +vieille monture.</p> + +<p>Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, +sauta prestement à terre, et confiant les rênes à +son père se dirigea vers moi qui accourais:</p> + +<p>—Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous +trouver seul. Car je ne veux montrer à personne +qu'à vous le vieux Bélisaire, ni le mettre avec les +autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux +d'abord; puis je crains toujours qu'il ne soit +blessé par un autre. Or, je n'ose monter que lui, +et, quand il sera mort, je n'irai plus à cheval!…</p> + +<p>Chez M<sup>lle</sup> de Galais, comme chez Meaulnes, je +sentais sous cette animation charmante, sous +cette grâce en apparence si paisible, de l'impatience +et presque de l'anxiété. Elle parlait plus +vite qu'à l'ordinaire. Malgré ses joues et ses pommettes +roses, il y avait autour de ses yeux, à son +front, par endroits, une pâleur violente où se +lisait tout son trouble.</p> + +<p>Nous convînmes d'attacher Bélisaire à un arbre +dans un petit bois, proche de la route. Le vieux +M. de Galais, sans mot dire comme toujours, +sortit le licol des fontes et attacha la bête—un +peu bas à ce qu'il me sembla. De la ferme je +promis d'envoyer tout à l'heure du foin, de +l'avoine, de la paille…</p> + +<p>Et M<sup>lle</sup> de Galais arriva sur la pelouse comme +jadis, je l'imagine, elle descendit vers la berge +du lac, lorsque Meaulnes l'aperçut pour la +première fois.</p> + +<p>Donnant le bras à son père, écartant de sa main +gauche le pan du grand manteau léger qui l'enveloppait, +elle s'avançait vers les invités, de son +air à la fois si sérieux et si enfantin. Je marchais +auprès d'elle. Tous les invités éparpillés ou jouant +au loin s'étaient dressés et rassemblés pour l'accueillir; +il y eut un bref instant de silence pendant +lequel chacun la regarda s'approcher.</p> + +<p>Meaulnes s'était mêlé au groupe des jeunes +hommes et rien ne pouvait le distinguer de ses +compagnons, sinon sa haute taille: encore y avait-il +là des jeunes gens presque aussi grands que lui. +Il ne fit rien qui pût le désigner à l'attention, pas +un geste ni un pas en avant. Je le voyais, vêtu +de gris, immobile, regardant fixement, comme +tous les autres, la si belle jeune fille qui venait. +A la fin, pourtant, d'un mouvement inconscient +et gêné, il avait passé sa main sur sa tête nue, +comme pour cacher, au milieu de ses compagnons +aux cheveux bien peignés, sa rude tête rasée de +paysan.</p> + +<p>Puis le groupe entoura M<sup>lle</sup> de Galais. On lui +présenta les jeunes filles et les jeunes gens qu'elle +ne connaissait pas… Le tour allait venir de mon +compagnon; et je me sentais aussi anxieux qu'il +pouvait l'être. Je me disposais à faire moi-même +cette présentation.</p> + +<p>Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune +fille s'avançait vers lui avec une décision et une +gravité surprenantes:</p> + +<p>—Je reconnais Augustin Meaulnes, dit-elle.</p> + +<p>Et elle lui tendit la main.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch6">CHAPITRE VI<br /> +<span class="small">LA PARTIE DE PLAISIR</span> <i>(fin)</i></h3> + + +<p>De nouveaux venus s'approchèrent presque +aussitôt pour saluer Yvonne de Galais, et les deux +jeunes gens se trouvèrent séparés. Un malheureux +hasard voulut qu'ils ne fussent point réunis pour +le déjeuner à la même petite table. Mais Meaulnes +semblait avoir repris confiance et courage. A plusieurs +reprises, comme je me trouvais isolé entre +Delouche et M. de Galais, je vis de loin mon +compagnon qui me faisait, de la main, un signe +d'amitié.</p> + +<p>C'est vers la fin de la soirée seulement, lorsque +les jeux, la baignade, les conversations, les promenades +en bateau dans l'étang voisin se furent +un peu partout organisés, que Meaulnes, de nouveau, +se trouva en présence de la jeune fille. Nous +étions à causer avec Delouche, assis sur des chaises +de jardin que nous avions apportées lorsque, +quittant délibérément un groupe de jeune gens +ou elle paraissait s'ennuyer, M<sup>lle</sup> Yvonne de +Galais s'approcha de nous. Elle nous demanda, +je me rappelle, pourquoi nous ne canotions pas +sur le lac des Aubiers, comme les autres.</p> + +<p>—Nous avions fait quelques tours cet après-midi, +répondis-je. Mais cela est bien monotone et +nous avons été vite fatigués.</p> + +<p>—Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la +rivière? dit-elle.</p> + +<p>—Le courant est trop fort, nous risquerions +d'être emportés.</p> + +<p>—Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot à +pétrole ou un bateau à vapeur comme celui d'autrefois.</p> + +<p>—Nous ne l'avons plus, dit-elle presque à voix +basse, nous l'avons vendu.</p> + +<p>Et il se fit un silence gêné.</p> + +<p>Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait +rejoindre M. de Galais.</p> + +<p>—Je saurai bien, dit-il, où le retrouver.</p> + +<p>Bizarrerie du hasard! Ces deux êtres si parfaitement +dissemblables s'étaient plu et depuis +le matin ne se quittaient guère. M. de Galais +m'avait pris à part un instant, au début de la +soirée, pour me dire que j'avais là un ami plein +de tact, de déférence et de qualités. Peut-être même +avait-il été jusqu'à lui confier le secret de l'existence +de Bélisaire et le lieu de sa cachette.</p> + +<p>Je pensai moi aussi à m'éloigner, mais je sentais +les deux jeunes gens si gênés, si anxieux l'un en +face de l'autre, que je jugeai prudent de ne pas +le faire…</p> + +<p>Tant de discrétion de la part de Jasmin, tant +de précaution de la mienne servirent à peu de +chose. Ils parlèrent. Mais invariablement, avec un +entêtement dont il ne se rendait certainement pas +compte, Meaulnes en revenait à toutes les merveilles +de jadis. Et chaque fois la jeune fille au +supplice devait lui répéter que tout était disparu: +la vieille demeure si étrange et si compliquée, +abattue; le grand étang, asséché, comblé; et dispersés, +les enfants aux charmants costumes…</p> + +<p>—Ah! faisait simplement Meaulnes avec désespoir +et comme si chacune de ces disparitions +lui eût donné raison contre la jeune fille ou contre +moi…</p> + +<p>Nous marchions côte à côte… Vainement +j'essayais de faire diversion à la tristesse qui nous +gagnait tous les trois. D'une question abrupte, +Meaulnes, de nouveau, cédait à son idée fixe. Il +demandait des renseignements sur tout ce qu'il +avait vu autrefois: les petites filles, le conducteur +de la vieille berline, les poneys de la course. «Les +poneys sont vendus aussi? Il n'y a plus de chevaux +au Domaine?…»</p> + +<p>Elle répondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne +parla pas de Bélisaire.</p> + +<p>Alors il évoqua les objets de sa chambre: les +candélabres, la grande glace, le vieux luth brisé… +Il s'enquérait de tout cela, avec une passion insolite, +comme s'il eût voulu se persuader que rien +ne subsistait de sa belle aventure, que la jeune +fille ne lui rapporterait pas une épave capable de +prouver qu'ils n'avaient pas rêvé tous les deux, +comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un +caillou et des algues…</p> + +<p>M<sup>lle</sup> de Galais et moi, nous ne pûmes nous +empêcher de sourire tristement: elle se décida +à lui expliquer:</p> + +<p>—Vous ne reverrez pas le beau château que +nous avions arrangé, monsieur de Galais et moi, pour le +pauvre Frantz.</p> + +<p>»Nous passions notre vie à faire ce qu'il +demandait. C'était un être si étrange, si charmant! +Mais tout a disparu avec lui le soir de ses fiançailles +manquées.</p> + +<p>»Déjà monsieur de Galais était ruiné sans que nous +le sachions. Frantz avait fait des dettes et ses +anciens camarades—apprenant sa disparition… +ont aussitôt réclamé auprès de nous. Nous sommes +devenus pauvres; M<sup>me</sup> de Galais est morte et +nous avons perdu tous nos amis en quelques +jours.</p> + +<p>»Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il +retrouve ses amis et sa fiancée; que la noce +interrompue se fasse et peut-être tout reviendra-t-il +comme c'était autrefois. Mais le passé +peut-il renaître?</p> + +<p>—Qui sait! dit Meaulnes pensif. Et il ne +demanda plus rien.</p> + +<p>Sur l'herbe courte et légèrement jaunie déjà , +nous marchions tous les trois sans bruit: Augustin +avait à sa droite près de lui la jeune fille qu'il +avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait +une de ces dures questions, elle tournait vers lui +lentement, pour lui répondre, son charmant visage +inquiet; et une fois, en lui parlant, elle avait posé +doucement sa main sur son bras, d'un geste plein +de confiance et de faiblesse. Pourquoi le grand +Meaulnes était-il là comme un étranger, comme +quelqu'un qui n'a pas trouvé ce qu'il cherchait et +que rien d'autre ne peut intéresser? Ce bonheur-là , +trois ans plus tôt, il n'eût pu le supporter sans +effroi, sans folie, peut-être. D'où venait donc ce +vide, cet éloignement, cette impuissance à être +heureux, qu'il y avait en lui, à cette heure?</p> + +<p>Nous approchions du petit bois où le matin +M. de Galais avait attaché Bélisaire; le soleil vers +son déclin allongeait nos ombres sur l'herbe; à +l'autre bout de la pelouse, nous entendions, +assourdis par l'éloignement, comme un bourdonnement +heureux, les voix des joueurs et des fillettes, +et nous restions silencieux dans ce calme +admirable, lorsque nous entendîmes chanter de +l'autre côté du bois, dans la direction des Aubiers, +la ferme du bord de l'eau. C'était la voix jeune +et lointaine de quelqu'un qui mène ses bêtes à +l'abreuvoir, un air rythmé comme un air de danse, +mais que l'homme étirait et alanguissait comme +une vieille ballade triste:</p> + +<div class="poetry"> +<div class="verse">Mes souliers sont rouges…</div> +<div class="verse">Adieu, mes amours!</div> +<div class="verse">Mes souliers sont rouges…</div> +<div class="verse">Adieu, sans retour!</div> +</div> + +<p>Meaulnes avait levé la tête et écoutait. Ce n'était +rien qu'un de ces airs que chantaient les paysans +attardés, au Domaine sans nom, le dernier soir de +la fête, quand déjà tout s'était écroulé… Rien +qu'un souvenir—le plus misérable—de ces +beaux jours qui ne reviendraient plus.</p> + +<p>—Mais vous l'entendez? dit Meaulnes à mi-voix. +Oh! je vais aller voir qui c'est. Et tout +de suite il s'engagea dans le petit bois. Presque +aussitôt la voix se tut; on entendit encore une +seconde l'homme siffler ses bêtes en s'éloignant; +puis plus rien…</p> + +<p>Je regardai la jeune fille. Pensive et accablée, +elle avait les yeux fixés sur le taillis où Meaulnes +venait de disparaître. Que de fois, plus tard, elle +devait regarder ainsi, pensivement, le passage par +où s'en irait à jamais le grand Meaulnes!</p> + +<p>Elle se tourna vers moi:</p> + +<p>—Il n'est pas heureux, dit-elle douloureusement.</p> + +<p>Elle ajouta:</p> + +<p>—Et peut-être que je ne puis rien pour +lui?…</p> + +<p>J'hésitais à répondre, craignant que Meaulnes, +qui devait d'un saut avoir gagné la ferme et qui +maintenant revenait par le bois, ne surprît notre +conversation. Mais j'allais l'encourager cependant; +lui dire de ne pas craindre de brusquer le grand +gars; qu'un secret sans doute le désespérait et +que jamais de lui-même il ne se confierait à elle +ni à personne—lorsque soudain, de l'autre côté +du bois, partit un cri; puis nous entendîmes un +piétinement comme d'un cheval qui pétarade et +le bruit d'une dispute à voix entrecoupées… Je +compris tout de suite qu'il était arrivé un accident +au vieux Bélisaire et je courus vers l'endroit d'où +venait tout le tapage. M<sup>lle</sup> de Galais me suivit de +loin. Du fond de la pelouse on avait dû +remarquer notre mouvement, car j'entendis, au +moment où j'entrai dans le taillis, les cris des +gens qui accouraient.</p> + +<p>Le vieux Bélisaire, attaché trop bas, s'était pris +une patte de devant dans sa longe; il n'avait pas +bougé jusqu'au moment où M. de Galais et +Delouche, au cours de leur promenade, s'étaient +approchés de lui; effrayé, excité par l'avoine insolite +qu'on lui avait donnée, il s'était débattu +furieusement; les deux hommes avaient essayé de +le délivrer, mais si maladroitement qu'ils avaient +réussi à l'empêtrer davantage, tout en risquant +d'essuyer de dangereux coups de sabots. C'est à ce +moment que par hasard Meaulnes, revenant des +Aubiers, était tombé sur le groupe. Furieux de tant +de gaucherie, il avait bousculé les deux hommes +au risque de les envoyer rouler dans le buisson. +Avec précaution mais en un tour de main il avait +délivré Bélisaire. Trop tard, car le mal était déjà +fait; le cheval devait avoir un nerf foulé, quelque +chose de brisé peut-être, car il se tenait piteusement +la tête basse, sa selle à demi dessanglée sur +le dos, une patte repliée sous son ventre et toute +tremblante. Meaulnes, penché, le tâtait et l'examinait +sans rien dire.</p> + +<p>Lorsqu'il releva la tête, presque tout le monde +était là rassemblé, mais il ne vit personne. Il +était fâché rouge.</p> + +<p>—Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu +l'attacher de la sorte! Et lui laisser sa selle sur +le dos toute la journée? Et qui a eu l'audace de +seller ce vieux cheval, bon tout au plus pour une +carriole.</p> + +<p>Delouche voulut dire quelque chose—tout +prendre sur lui.</p> + +<p>—Tais-toi donc! C'est ta faute encore. Je t'ai +vu tirer bêtement sur sa longe pour le dégager.</p> + +<p>Et se baissant de nouveau, il se remit à frotter +le jarret du cheval avec le plat de la main.</p> + +<p>M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le +tort de vouloir sortir de sa réserve. Il bégaya:</p> + +<p>—Les officiers de marine ont l'habitude… Mon +cheval…</p> + +<p>—Ah! il est à vous? dit Meaulnes un peu +calmé, très rouge, en tournant la tête de côté +vers le vieillard.</p> + +<p>Je crus qu'il allait changer de ton, faire des +excuses. Il souffla un instant. Et je vis alors qu'il +prenait un plaisir amer et désespéré à aggraver +la situation, à tout briser à jamais, en disant +avec insolence:</p> + +<p>—Eh bien je ne vous fais pas mon compliment.</p> + +<p>Quelqu'un suggéra:</p> + +<p>—Peut-être que de l'eau fraîche… En le baignant +dans le gué…</p> + +<p>—Il faut, dit Meaulnes sans répondre, emmener +tout de suite ce vieux cheval, pendant qu'il peut +encore marcher,—et il n'y a pas de temps à +perdre!—le mettre à l'écurie et ne jamais plus +l'en sortir.</p> + +<p>Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussitôt. Mais +M<sup>lle</sup> de Galais les remercia vivement. Le visage +en feu, prête à fondre en larmes, elle dit au +revoir à tout le monde, et même à Meaulnes +décontenancé, qui n'osa pas la regarder. Elle +prit la bête par les rênes, comme on donne à +quelqu'un la main, plutôt pour s'approcher d'elle +davantage que pour la conduire… Le vent de +cette fin d'été était si tiède sur le chemin des +Sablonnières qu'on se serait cru au mois de mai, +et les feuilles des haies tremblaient à la brise du +sud… Nous la vîmes partir ainsi, son bras à +demi sorti du manteau, tenant dans sa main +étroite la grosse rêne de cuir. Son père marchait +péniblement à côté d'elle…</p> + +<p>Triste fin de soirée! Peu à peu, chacun ramassa +ses paquets, ses couverts; on plia les chaises, on +démonta les tables; une à une, les voitures +chargées de bagages et de gens partirent, avec +des chapeaux levés et des mouchoirs agités. Les +derniers nous restâmes sur le terrain avec mon +oncle Florentin, qui ruminait comme nous, sans +rien dire, ses regrets et sa grosse déception.</p> + +<p>Nous aussi, nous partîmes, emportés vivement, +dans notre voiture bien suspendue, par notre +beau cheval alezan. La roue grinça au tournant +dans le sable et bientôt, Meaulnes et moi, qui +étions assis sur le siège de derrière, nous vîmes +disparaître sur la petite route l'entrée du chemin +de traverse que le vieux Bélisaire et ses maîtres +avaient pris…</p> + +<p>Mais alors mon compagnon—l'être que +je sache au monde le plus incapable de pleurer—tourna +soudain vers moi son visage bouleversé +par une irrésistible montée de larmes.</p> + +<p>—Arrêtez, voulez-vous? dit-il en mettant la +main sur l'épaule de Florentin. Ne vous occupez +pas de moi? Je reviendrai tout seul, à pied.</p> + +<p>Et d'un bond, la main au garde-boue de la +voiture, il sauta à terre. A notre stupéfaction, +rebroussant chemin, il se prit à courir, et courut +jusqu'au petit chemin que nous venions de passer, +les chemin des Sablonnières. Il dut arriver au +Domaine par cette allée de sapins qu'il avait +suivie jadis, où il avait entendu, vagabond caché +dans les basses branches, la conversation mystérieuse +des beaux enfants inconnus…</p> + +<p>Et c'est ce soir-là , avec des sanglots, qu'il +demanda en mariage M<sup>lle</sup> de Galais.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch7">CHAPITRE VII<br /> +<span class="small">LE JOUR DES NOCES</span></h3> + + +<p>C'est un jeudi, au commencement de février, un +beau jeudi soir glacé, où le grand vent souffle. Il est +trois heures et demie, quatre heures… Sur les +haies, auprès des bourgs, les lessives sont étendues +depuis midi et sèchent à la bourrasque. +Dans chaque maison, le feu de la salle à manger +fait luire tout un reposoir de joujoux vernis. +Fatigué de jouer, l'enfant s'est assis auprès de sa +mère et il lui fait raconter la journée de son +mariage…</p> + +<p>Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n'a +qu'à monter dans son grenier et il entendra, +jusqu'au soir, siffler et gémir les naufrages; il +n'a qu'à s'en aller dehors, sur la route, et le +vent lui rabattra son foulard sur la bouche +comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer. +Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, +au bord d'un chemin boueux, la maison des +Sablonnières, où mon ami Meaulnes est rentré +avec Yvonne de Galais, qui est sa femme depuis +midi.</p> + +<p>Les fiançailles ont duré cinq mois. Elles ont +été paisibles, aussi paisibles que la première entrevue +avait été mouvementée. Meaulnes est venu +très souvent aux Sablonnières, à bicyclette ou en +voiture. Plus de deux fois par semaine, cousant +ou lisant près de la grande fenêtre qui donne sur +la lande et les sapins, M<sup>lle</sup> de Galais a vu tout d'un +coup sa haute silhouette rapide passer derrière le +rideau, car il vient toujours par l'allée détournée +qu'il a prise autrefois. Mais c'est la seule allusion—tacite—qu'il +fasse au passé. Le bonheur semble +avoir endormi son étrange tourment.</p> + +<p>De petits événements ont fait date pendant ces +cinq calmes mois. On m'a nommé instituteur au +hameau de Saint-Benoist des Champs. Saint-Benoist +n'est pas un village. Ce sont des fermes disséminées +à travers la campagne, et la maison d'école +est complètement isolée sur une côte au bord +de la route. Je mène une vie bien solitaire; mais, +en passant par les champs, il ne faut que trois +quarts d'heure de marche pour gagner les Sablonnières.</p> + +<p>Delouche est maintenant chez son oncle, qui +est entrepreneur de maçonnerie au Vieux-Nançay. +Ce sera bientôt lui le patron. Il vient souvent me +voir. Meaulnes, sur la prière de M<sup>lle</sup> de Galais, est +maintenant très aimable avec lui.</p> + +<p>Et ceci explique comment nous sommes là +tous deux à rôder, vers quatre heures de l'après-midi, +alors que les gens de la noce sont déjà +tous repartis.</p> + +<p>Le mariage s'est fait à midi, avec le plus +de silence possible, dans l'ancienne chapelle +des Sablonnières qu'on n'a pas abattue et que +les sapins cachent à moitié sur le versant de +la côte prochaine. Après un déjeuner rapide, la +mère de Meaulnes, M. Seurel et Millie, Florentin +et les autres sont remontés en voiture. Il n'est +resté que Jasmin et moi…</p> + +<p>Nous errons à la lisière des bois qui sont derrière +la maison des Sablonnières, au bord du +grand terrain en friche, emplacement ancien du +Domaine aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer +et sans savoir pourquoi, nous sommes remplis +d'inquiétude. En vain nous essayons de distraire +nos pensées et de tromper notre angoisse en nous +montrant, au cours de notre promenade errante, +les bauges des lièvres et les petits sillons de sable +où les lapins ont gratté fraîchement… un collet +tendu… la trace d'un braconnier… Mais sans +cesse nous revenons à ce bord du taillis, d'où l'on +découvre la maison silencieuse et fermée…</p> + +<p>Au bas de la grande croisée qui donne sur les +sapins, il y a un balcon de bois, envahi par les +herbes folles, que couche le vent. Une lueur comme +d'un feu allumé se reflète sur les carreaux de la +fenêtre. De temps à autre, une ombre passe. Tout +autour, dans les champs environnants, dans le +potager, dans le seule ferme qui reste des anciennes +dépendances, silence et solitude. Les métayers +sont partis au bourg pour fêter le bonheur +de leurs maîtres.</p> + +<p>De temps à autre, le vent chargé d'une buée +qui est presque de la pluie nous mouille la figure +et nous apporte la parole perdue d'un piano. Là -bas, +dans la maison fermée, quelqu'un joue. Je +m'arrête un instant pour écouter en silence. C'est +d'abord comme une voix tremblante qui, de très +loin, ose à peine chanter sa joie… C'est comme le +rire d'une petite fille qui, dans sa chambre, a été +chercher tous ses jouets et les répand devant son +ami… Je pense aussi à la joie craintive encore +d'une femme qui a été mettre une belle robe et +qui vient la montrer et ne sait pas si elle +plaira… Cet air que je ne connais pas, c'est aussi +une prière, une supplication au bonheur de ne +pas être trop cruel, un salut et comme un agenouillement +devant le bonheur…</p> + +<p>Je pense: «Ils sont heureux enfin. Meaulnes +est là -bas près d'elle…»</p> + +<p>Et savoir cela, en être sûr, suffit au contentement +parfait du brave enfant que je suis.</p> + +<p>A ce moment, tout absorbé, le visage mouillé +par le vent de la plaine comme par l'embrun de +la mer, je sens qu'on me touche l'épaule:</p> + +<p>—Écoute! dit Jasmin tout bas.</p> + +<p>Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger; +et, lui-même, la tête inclinée, le sourcil +froncé, il écoute…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch8">CHAPITRE VIII<br /> +<span class="small">L'APPEL DE FRANTZ</span></h3> + + +<p>—Hou-ou!</p> + +<p>Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel +sur deux notes, haute et basse, que j'ai déjà +entendu jadis… Ah! je me souviens: c'est le cri +du grand comédien lorsqu'il hélait son jeune +compagnon à la grille de l'école. C'est l'appel à +quoi Frantz nous avait fait jurer de nous rendre, +n'importe où et n'importe quand. Mais que demande-t-il +ici, aujourd'hui, celui-là ?</p> + +<p>—Cela vient de la grande sapinière à gauche, +dis-je à mi-voix. C'est un braconnier sans doute.</p> + +<p>Jasmin secoua la tête:</p> + +<p>—Tu sais bien que non, dit-il.</p> + +<p>Puis, plus bas:</p> + +<p>—Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis +ce matin. J'ai surpris Ganache à onze heures en +train de guetter dans un champ auprès de la +chapelle. Il a détalé en m'apercevant. Ils sont +venus de loin peut-être à bicyclette, car il était +couvert de boue jusqu'au milieu du dos…</p> + +<p>—Mais que cherchent-ils?</p> + +<p>—Je n'en sais rien. Mais à coup sûr il faut que +nous les chassions. Il ne faut pas les laisser +rôder aux alentours. Ou bien toutes les folies +vont recommencer…</p> + +<p>Je suis de cet avis, sans l'avouer.</p> + +<p>—Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de +voir ce qu'ils veulent et de leur faire entendre +raison…</p> + +<p>Lentement, silencieusement, nous nous glissons +donc en nous baissant à travers le taillis jusqu'à +la grande sapinière, d'où part, à intervalles réguliers, +ce cri prolongé qui n'est pas en soi plus +triste qu'autre chose, mais qui nous semble à +tous les deux de sinistre augure.</p> + +<p>Il est difficile, dans cette partie du bois de +sapins, où le regard s'enfonce entre les troncs +régulièrement plantés, de surprendre quelqu'un +et de s'avancer sans être vu. Nous n'essayons +même pas. Je me poste à l'angle du bois. Jasmin va +se placer à l'angle opposé, de façon à commander +comme moi, de l'extérieur, deux des côtés du +rectangle et à ne pas laisser fuir l'un des bohémiens +sans le héler. Ces dispositions prises, je +commence à jouer mon rôle d'éclaireur pacifique +et j'appelle:</p> + +<p>—Frantz!…</p> + +<p>«…Frantz! Ne craignez rien. C'est moi, +Seurel; je voudrais vous parler…</p> + +<p>Un instant de silence; je vais me décider à +crier encore, lorsque, au cœur même de la sapinière, +où mon regard n'atteint pas tout à fait, +une voix commande:</p> + +<p>—Restez où vous êtes: il va venir vous +trouver.</p> + +<p>Peu à peu, entre les grands sapins que l'éloignement +fait paraître serrés, je distingue la +silhouette du jeune homme qui s'approche. Il +paraît couvert de boue et mal vêtu; des épingles +de bicyclette serrent le bas de son pantalon, une +vieille casquette à ancre est plaquée sur ses cheveux +trop longs; je vois maintenant sa figure +amaigrie… Il semble avoir pleuré.</p> + +<p>S'approchant de moi, résolument:</p> + +<p>—Que voulez-vous? demande-t-il d'un air très +insolent.</p> + +<p>—Et vous-même, Frantz, que faites-vous ici? +Pourquoi venez-vous troubler ceux qui sont heureux? +Qu'avez-vous à demander? Dites-le.</p> + +<p>Ainsi interrogé directement, il rougit un peu, +balbutie, répond seulement:</p> + +<p>—Je suis malheureux, moi, je suis malheureux.</p> + +<p>Puis, la tête dans le bras, appuyé à un tronc +d'arbre, il se prend à sangloter amèrement. +Nous avons fait quelques pas dans la sapinière. +L'endroit est parfaitement silencieux. Pas même +la voix du vent que les grands sapins de la +lisière arrêtent. Entre les troncs réguliers se +répète et s'éteint le bruit des sanglots étouffés du +jeune homme. J'attendis que cette crise s'apaise et +je dis, en lui mettant la main sur l'épaule:</p> + +<p>—Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous +mènerai auprès d'eux. Ils vous accueilleront +comme un enfant perdu qu'on a retrouvé et toute +sera fini.</p> + +<p>Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix +assourdie par les larmes, malheureux, entêté, +colère, il reprenait:</p> + +<p>—Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi? +Pourquoi ne répond-il pas quand je l'appelle? +Pourquoi ne tient-il pas sa promesse?</p> + +<p>—Voyons, Frantz, répondis-je, le temps des +fantasmagories et des enfantillages est passé. Ne +troublez pas avec des folies le bonheur de ceux +que vous aimez; de votre sœur et d'Augustin +Meaulnes.</p> + +<p>—Mais lui seul peut me sauver, vous le savez +bien. Lui seul est capable de retrouver la trace +que je cherche. Voilà bientôt trois ans que +Ganache et moi nous battons toute la France +sans résultat. Je n'avais plus confiance qu'en +votre ami. Et voici qu'il ne répond plus. Il a +trouvé son amour, lui. Pourquoi maintenant, +ne pense-t-il pas à moi? Il faut qu'il se mette en +route. Yvonne le laissera bien partir… Elle ne +m'a jamais rien refusé.</p> + +<p>Il me montrait un visage où, dans la poussière +et la boue, les larmes avaient tracé des sillons +sales, un visage de vieux gamin épuisé et battu. +Ses yeux étaient cernés de taches de rousseur; +son menton, mal rasé; ses cheveux trop longs +traînaient sur son col sale. Les mains dans les +poches, il grelottait. Ce n'était plus ce royal enfant +en guenilles des années passées. De cœur, sans +doute, il était plus enfant que jamais: impérieux, +fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet +enfantillage était pénible à supporter chez ce garçon +déjà légèrement vieilli… Naguère, il y avait +en lui tant d'orgueilleuse jeunesse que toute +folie au monde lui paraissait permise. A présent, +on était d'abord tenté de le plaindre pour n'avoir +pas réussi sa vie; puis de lui reprocher ce rôle +absurde de jeune héros romantique où je le +voyais s'entêter… Et enfin je pensais malgré moi +que notre beau Frantz aux belles amours avait +dû se mettre à voler pour vivre, tout comme +son compagnon Ganache… Tant d'orgueil avait +abouti à cela!</p> + +<p>—Si je vous promets, dis-je enfin, après avoir +réfléchi, que dans quelques jours Meaulnes se +mettra en campagne pour vous, rien que pour +vous?…</p> + +<p>—Il réussira, n'est-ce pas? Vous en êtes sûr? +me demanda-t-il en claquant des dents.</p> + +<p>—Je le pense. Tout devient possible avec lui!</p> + +<p>—Et comment le saurai-je? Qui me le dira?</p> + +<p>—Vous reviendrez ici dans un an exactement, +à cette même heure: vous trouverez la jeune fille +que vous aimez.</p> + +<p>Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler +les nouveaux époux, mais m'enquérir auprès de +la tante Moinel et faire diligence moi-même pour +trouver la jeune fille.</p> + +<p>Le bohémien me regardait dans les yeux avec +une volonté de confiance vraiment admirable. +Quinze ans, il avait encore et tout de même +quinze ans!—l'âge que nous avions à Sainte-Agathe, +le soir du balayage des classes, quand +nous fîmes tous les trois ce terrible serment +enfantin.</p> + +<p>Le désespoir le reprit lorsqu'il fut obligé de +dire:</p> + +<p>—Eh bien, nous allons partir.</p> + +<p>Il regarda, certainement avec un grand serrement +de cœur, tous ces bois d'alentour qu'il +allait de nouveau quitter.</p> + +<p>—Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les +routes d'Allemagne. Nous avons laissé nos voitures +au loin. Et depuis trente heures, nous +marchions sans arrêt. Nous pensions arriver à +temps pour emmener Meaulnes avant le mariage +et chercher avec lui ma fiancée, comme il a +cherché le Domaine des Sablonnières.</p> + +<p>Puis, repris par sa terrible puérilité:</p> + +<p>—Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant, +parce que si je le rencontrais ce serait affreux.</p> + +<p>Peu à peu, entre les sapins, je vis disparaître +sa silhouette grise. J'appelai Jasmin et nous +allâmes reprendre notre faction. Mais presque +aussitôt, nous aperçûmes, là -bas, Augustin qui +fermait les volets de la maison et nous fûmes +frappés par l'étrangeté de son allure.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch9">CHAPITRE IX<br /> +<span class="small">LES GENS HEUREUX</span></h3> + + +<p>Plus tard, j'ai su par le menu détail tout ce +qui s'était passé là -bas…</p> + +<p>Dans le salon des Sablonnières, dès le début +de l'après-midi, Meaulnes et sa femme, que +j'appelle encore M<sup>lle</sup> de Galais, sont restés complètement +seuls. Tous les invités partis, le vieux +M. de Galais a ouvert la porte, laissant une +seconde le grand vent pénétrer dans la maison et +gémir; puis il s'est dirigé vers le Vieux-Nançay +et ne reviendra qu'à l'heure du dîner, pour +fermer tout à clef et donner des ordres à la métairie. +Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant +jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste +une branche de rosier sans feuilles qui cogne la +vitre, du côté de la lande. Comme deux passagers +dans un bateau à la dérive, ils sont, dans le +grand vent d'hiver, deux amants enfermés avec le +bonheur.</p> + +<hr /> + + +<p>«Le feu menace de s'éteindre» dit M<sup>lle</sup> de +Galais, et elle voulut prendre une bûche dans le +coffre.</p> + +<p>Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même +le bois dans le feu.</p> + +<p>Puis il prit la main tendue de la jeune fille +et ils restèrent là , debout, l'un devant l'autre, +étouffés comme par une grande nouvelle qui ne +pouvait pas se dire.</p> + +<p>Le vent roulait avec le bruit d'une rivière débordée. +De temps à autre une goutte d'eau, diagonalement, +comme sur la portière d'un train, +rayait la vitre.</p> + +<p>Alors la jeune fille s'échappa. Elle ouvrit la +porte du couloir et disparut avec un sourire +mystérieux. Un instant, dans la demi-obscurité, +Augustin resta seul… Le tic tac d'une petite +pendule faisait penser à la salle à manger de +Sainte-Agathe… Il songea sans doute: «C'est +donc ici la maison tant cherchée, le couloir jadis +plein de chuchotements et de passages étranges…»</p> + +<p>C'est à ce moment qu'il dut entendre—M<sup>lle</sup> de +Galais me dit plus tard l'avoir entendu aussi—le +premier cri de Frantz, tout près de la maison.</p> + +<p>La jeune femme, alors, eut beau lui montrer +les choses merveilleuses dont elle était +chargée: ses jouets de petite fille, toutes ses photographies +d'enfant: elle en cantinière, elle et +Frantz sur les genoux de leur mère, qui était si +jolie… puis tout ce qui restait de ses sages petites +robes de jadis: «jusqu'à celle-ci que je portais, +voyez, vers le temps où vous alliez bientôt me +connaître, où vous arriviez, je crois, au cours de +Sainte-Agathe…», Meaulnes ne voyait plus rien +et n'entendait plus rien.</p> + +<p>Un instant pourtant il parut ressaisi par la +pensée de son extraordinaire, inimaginable bonheur:</p> + +<p>—Vous êtes là ,—dit-il sourdement, comme +si le dire seulement donnait le vertige,—vous +passez auprès de la table et votre main s'y pose +un instant…</p> + +<p>Et encore:</p> + +<p>—Ma mère, lorsqu'elle était jeune femme, +penchait ainsi légèrement son buste sur sa taille +pour me parler… Et quand elle se mettait au piano…</p> + +<p>Alors M<sup>lle</sup> de Galais proposa de jouer avant que +la nuit ne vînt. Mais il faisait sombre dans ce coin +du salon et l'on fut obligé d'allumer une bougie. +L'abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille, +augmentait ce rouge dont elle était marquée aux +pommettes et qui était le signe d'une grande +anxiété.</p> + +<p>Là -bas, à la lisière du bois, je commençai +d'entendre cette chanson tremblante que nous +apportait le vent, coupée bientôt par le second cri +des deux fous, qui s'étaient rapprochés de nous +dans les sapins.</p> + +<p>Longtemps Meaulnes écouta la jeune fille en regardant +silencieusement par une fenêtre. Plusieurs +fois il se tourna vers le doux visage plein de faiblesse +et d'angoisse. Puis il s'approcha d'Yvonne +et, très légèrement, il mit sa main sur son épaule. +Elle sentit doucement peser auprès de son cou +cette caresse à laquelle il aurait fallu savoir +répondre.</p> + +<p>—Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer +les volets. Mais ne cessez pas de jouer…</p> + +<p>Que se passa-t-il alors dans ce cœur obscur et +sauvage? Je me le suis souvent demandé et je ne +l'ai su que lorsqu'il fut trop tard. Remords +ignorés? Regrets inexplicables? Peur de voir s'évanouir +bientôt entre ses mains ce bonheur inouï +qu'il tenait si serré? Et alors tentation terrible +de jeter irrémédiablement à terre, tout de suite, +cette merveille qu'il avait conquise?…</p> + +<p>Il sortit lentement, silencieusement, après +avoir regardé sa jeune femme une fois encore. +Nous le vîmes, de la lisière du bois, fermer d'abord +avec hésitation un volet, puis regarder vaguement +vers nous, en fermer un autre, et soudain +s'enfuir à toutes jambes dans notre direction. +Il arriva près de nous avant que nous eussions +pu songer à nous dissimuler davantage. Il nous +aperçut, comme il allait franchir une petite haie +récemment plantée et qui formait la limite d'un +pré. Il fit un écart. Je me rappelle son allure +hagarde, son air de bête traquée… Il fit mine de +revenir sur ses pas pour franchir la haie du côté +du petit ruisseau.</p> + +<p>Je l'appelai.</p> + +<p>—Meaulnes!… Augustin!…</p> + +<p>Mais il ne tournait pas même la tête. Alors, +persuadé que cela seulement pourrait le retenir:</p> + +<p>—Frantz est là , criai-je. Arrête!</p> + +<p>Il s'arrêta enfin. Haletant et sans me laisser le +temps de préparer ce que je pourrais dire:</p> + +<p>—Il est là ! dit-il. Que réclame-t-il?</p> + +<p>—Il est malheureux, répondis-je. Il venait te +demander de l'aide, pour retrouver ce qu'il a perdu.</p> + +<p>—Ah! fit-il, baissant la tête. Je m'en doutais +bien. J'avais beau essayer d'endormir cette pensée-là … +Mais où est-il? Raconte vite.</p> + +<p>Je dis que Frantz venait de partir et que certainement +on ne le rejoindrait plus maintenant. +Ce fut pour Meaulnes une grande déception. Il +hésita, fit deux ou trois pas, s'arrêta. Il paraissait +au comble de l'indécision et du chagrin. Je lui +racontai ce que j'avais promis en son nom au +jeune homme. Je dis que je lui avais donné +rendez-vous dans un an à la même place.</p> + +<p>Augustin, si calme en général, était maintenant +dans un état de nervosité et d'impatience +extraordinaires:</p> + +<p>—Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais +oui, sans doute, je puis le sauver. Mais il faut +que ce soit tout de suite. Il faut que je le voie, +que je lui parle, qu'il me pardonne et que je répare +tout… Autrement je ne peux plus me présenter +là -bas…</p> + +<p>Et il se tourna vers la maison des Sablonnières.</p> + +<p>—Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine +que tu lui as faite, tu es en train de détruire ton +bonheur.</p> + +<p>—Ah! si ce n'était que cette promesse, fit-il.</p> + +<p>Et ainsi je connus qu'autre chose liait les deux +jeunes hommes, mais sans pouvoir deviner quoi.</p> + +<p>—En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de +courir. Ils sont maintenant en route pour l'Allemagne.</p> + +<p>Il allait répondre, lorsqu'une figure échevelée, +hagarde, se dressa entre nous. C'était +M<sup>lle</sup> de Galais. Elle avait dû courir, car elle avait +le visage baigné de sueur. Elle avait dû tomber +et se blesser, car elle avait le front écorché au-dessus +de l'œil droit et du sang figé dans les +cheveux.</p> + +<p>Il m'est arrivé, dans les quartiers pauvres de +Paris, de voir soudain, descendue dans la rue, +séparé par des agents intervenus dans la bataille, +un ménage qu'on croyait heureux, uni, honnête. +Le scandale a éclaté tout d'un coup, n'importe +quand, à l'instant de se mettre à table, le +dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter +la fête du petit garçon…—et maintenant tout est +oublié, saccagé. L'homme et la femme, au milieu +du tumulte, ne sont plus que deux démons +pitoyables et les enfants en larmes se jettent +contre eux, les embrassent étroitement, les supplient +de se taire et de ne plus se battre.</p> + +<p>M<sup>lle</sup> de Galais, quand elle arriva près de +Meaulnes, me fit penser à un de ces enfants-là , à +un de ces pauvres enfants affolés. Je crois que +tous ses amis, tout un village, tout un monde +l'eût regardée, qu'elle fût accourue tout de +même, qu'elle fût tombée de la même façon, +échevelée, pleurante, salie.</p> + +<p>Mais quand elle eut compris que Meaulnes +était bien là , que cette fois du moins, il ne +l'abandonnerait pas, alors elles passa son bras +sous le sien, puis elle ne put s'empêcher de rire +au milieu de ses larmes comme un petit enfant. +Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme +elle avait tiré son mouchoir, Meaulnes le lui prit +doucement des mains: avec précaution et application, +il essuya le sang qui tachait la chevelure +de la jeune fille.</p> + +<p>—Il faut rentrer, maintenant, dit-il.</p> + +<p>Et je les lassai retourner tous les deux, dans +le beau grand vent du soir d'hiver qui leur +fouettait le visage,—lui, l'aidant de la main aux +passages difficiles; elle, souriant et se hâtant,—vers +leur demeure pour un instant abandonnée.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch10">CHAPITRE X<br /> +<span class="small">LA «MAISON DE FRANTZ»</span></h3> + + +<p>Mal rassuré, en proie à une sourde inquiétude, +que l'heureux dénouement du tumulte de la veille +n'avait pas suffi à dissiper, il me fallut rester +enfermé dans l'école pendant toute la journée du +lendemain. Sitôt après l'heure d'«étude» qui +suit la classe du soir, je pris le chemin des +Sablonnières. La nuit tombait quand j'arrivai +dans l'allée de sapins qui menait à la maison. +Tous les volets étaient déjà clos. Je craignis d'être +importun, en me présentant à cette heure tardive, +le lendemain d'un mariage. Je restai fort tard à +rôder sur la lisière du jardin et dans les terres +avoisinantes, espérant toujours voir sortir quelqu'un +de la maison fermée… Mais mon espoir fut +déçu. Dans la métairie voisine elle-même, rien ne +bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hanté par +les imaginations les plus sombres.</p> + +<p>Le lendemain samedi, mêmes incertitudes. +Le soir, je pris en hâte ma pèlerine, mon bâton, +un morceau de pain, pour manger en route, et +j'arrivai, quand la nuit tombait déjà , pour trouver +tout fermé aux Sablonnières, comme la veille… +Un peu de lumière au premier étage; mais aucun +bruit; pas un mouvement… Pourtant, de la +cour de la métairie je vis cette fois la porte de la +ferme ouverte, le feu allumé dans la grande cuisine +et j'entendis le bruit habituel des voix et des pas +à l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me +renseigner. Je ne pouvais rien dire ni rien +demander à ces gens. Et je retournai guetter +encore, attendre en vain, pensant toujours voir +la porte s'ouvrir et surgir enfin la haute silhouette +d'Augustin.</p> + +<p>C'est le dimanche seulement, dans l'après-midi, +que je résolus de sonner à la porte des Sablonnières. +Tandis que je grimpais les coteaux dénudés, +j'entendais sonner au loin les vêpres du +dimanche d'hiver. Je me sentais solitaire et +désolé. Je ne sais quel pressentiment triste +m'envahissait. Et je ne fus qu'à demi surpris +lorsque à mon coup de sonnette, je vis M. de Galais +tout seul paraître et me parler à voix +basse: M<sup>lle</sup> de Galais était alitée, avec une fièvre +violente; Meaulnes avait dû partir dès vendredi +matin pour un long voyage; on ne sait quand +il reviendrait…</p> + +<p>Et comme le vieillard, très embarrassé, très +triste, ne m'offrait pas d'entrer, je pris aussitôt +congé de lui. La porte refermée, je restai un +instant sur le perron, le cœur serré, dans un +désarroi absolu, à regarder sans savoir pourquoi +une branche de glycine desséchée que le vent +balançait tristement dans un rayon de soleil.</p> + +<p>Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait +depuis son séjour à Paris avait fini par être le +plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon +échappât à la fin à son bonheur tenace…</p> + +<p>Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins +demander des nouvelles d'Yvonne de Galais, +jusqu'au soir où, convalescente enfin, elle me fit +prier d'entrer. Je la trouvai, assise auprès du +feu, dans le salon dont la grande fenêtre basse +donnait sur la terre et les bois. Elle n'était point +pâle comme je l'avais imaginé, mais toute enfiévrée, +au contraire, avec de vives taches rouges +sous les yeux, et dans un état d'agitation extrême. +Bien qu'elle parût très faible encore, elle s'était +habillée comme pour sortir. Elle parlait peu, +mais elle disait chaque phrase avec une animation +extraordinaire, comme si elle eût voulu se +persuader à elle-même que le bonheur n'était pas +évanoui encore… Je n'ai pas gardé le souvenir de +ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement +que j'en vins à demander avec hésitation quand +Meaulnes serait de retour.</p> + +<p>—Je ne sais pas quand il reviendra, répondit-elle +vivement.</p> + +<p>Il y avait une supplication dans ses yeux, et je +me gardai d'en demander davantage.</p> + +<p>Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai +avec elle auprès du feu, dans ce salon bas où la +nuit venait plus vite que partout ailleurs. Jamais +elle ne parlait d'elle-même ni de sa peine cachée. +Mais elle ne se lassait pas de me faire conter par +le détail notre existence d'écoliers de Sainte-Agathe.</p> + +<p>Elle écoutait gravement, tendrement, avec un +intérêt quasi maternel, le récit de nos misères +de grands enfants. Elle ne paraissait jamais surprise, +pas même de nos enfantillages les plus audacieux, +les plus dangereux. Cette tendresse attentive +qu'elle tenait de M. de Galais, les aventures +déplorables de son frère ne l'avaient point lassée. +Le seul regret que lui inspirât le passé, c'était, je +pense, de n'avoir point encore été pour son frère +une confidente assez intime, puisque, au moment +de sa grande débâcle, il n'avait rien osé lui dire +non plus qu'à personne et s'était jugé perdu sans +recours. Et c'était là , quand j'y songe, une lourde +tâche qu'avait assumée la jeune femme,—tâche +périlleuse, de seconder un esprit follement +chimérique comme son frère;—tâche écrasante, +quand il s'agissait de lier partie avec +ce cœur aventureux qu'était mon ami le grand +Meaulnes.</p> + +<hr /> + + +<p>De cette foi qu'elle gardait dans les rêves enfantins +de son frère, de ce soin qu'elle apportait à +lui conserver au moins des bribes de ce rêve +dans lequel il avait vécu jusqu'à vingt ans, elle +me donna un jour la preuve la plus touchante et +je dirai presque la plus mystérieuse.</p> + +<p>Ce fut par une soirée d'avril désolée comme +une fin d'automne. Depuis près d'un mois nous +vivions dans un doux printemps prématuré, et la +jeune femme avait repris en compagnie de +M. de Galais les longues promenades qu'elle +aimait. Mais ce jour-là , se vieillard se trouvant +fatigué et moi-même libre, elle me demanda de +l'accompagner malgré le temps menaçant. A plus +d'une demi-lieue des Sablonnières, en longeant +l'étang, l'orage, la pluie, la grêle nous surprirent. +Sous le hangar où nous nous étions abrités +contre l'averse interminable, le vent nous glaçait, +debout l'un près de l'autre, pensifs, devant le +paysage noirci. Je la revois, dans sa douce robe +sévère, toute pâlie, toute tourmentée.</p> + +<p>—Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes +partis depuis si longtemps. Qu'a-t-il pu se +passer?</p> + +<p>Mais, à mon étonnement, lorsqu'il nous fut +possible enfin de quitter notre abri, la jeune +femme, au lieu de revenir vers les Sablonnières, +continua son chemin et me demanda de la suivre. +Nous arrivâmes, après avoir longtemps marché, +devant une maison que je ne connaissais pas, +isolée, au bord d'un chemin défoncé qui devait +aller vers Préveranges. C'était une petite maison +bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien ne +distinguait du type usuel dans ce pays, sinon +son éloignement et son isolement.</p> + +<p>A voir Yvonne de Galais, on eût dit que cette +maison nous appartenait et que nous l'avions +abandonnée durant un long voyage. Elle ouvrit, +en se penchant, une petite grille, et se hâta +d'inspecter avec inquiétude le lieu solitaire. Une +grande cour herbeuse, où des enfants avaient dû +venir jouer pendant les longues et lentes soirées +de la fin de l'hiver, était ravinée par l'orage. Un +cerceau trempait dans une flaque d'eau. Dans les +jardinets où les enfants avaient semé des fleurs et +des pois, la grande pluie n'avait laissé que des traînées +de gravier blanc. Et enfin nous découvrîmes, +blottie contre le seuil d'une des portes mouillées, +toute une couvée de poussins transpercée par +l'averse. Presque tous étaient morts sous les ailes +raidies et les plumes fripées de la mère.</p> + +<p>A ce spectacle pitoyable, la jeune femme eut +un cri étouffé. Elle se pencha et, sans souci de +l'eau ni de la boue, triant les poussins vivants +d'entre les morts, elle les mit dans un pan de +son manteau. Puis nous entrâmes dans la maison +dont elle avait la clef. Quatre portes ouvraient +sur un étroit couloir où le vent s'engouffra en +sifflant. Yvonne de Galais ouvrit la première à +notre droite et me fit pénétrer dans une chambre +sombre, ou je distinguai, après un moment d'hésitation, +une grande glace et un petit lit recouvert, +à la mode campagnarde, d'un édredon de +soie rouge. Quant à elle, après avoir cherché un +instant dans le reste de l'appartement, elle revint, +portant la couvée malade dans une corbeille garnie +de duvet, qu'elle glissa précieusement sous +l'édredon. Et, tandis qu'un rayon de soleil languissant, +le premier et le dernier de la journée, +faisait plus pâles nos visages et plus obscure la +tombée de la nuit, nous étions là , debout, glacés +et tourmentés, dans la maison étrange!</p> + +<p>D'instant en instant, elle allait regarder dans +le nid fiévreux, enlever un nouveau poussin mort +pour l'empêcher de faire mourir les autres. Et +chaque fois il nous semblait que quelque chose +comme un grand vent par les carreaux cassés du +grenier, comme un chagrin mystérieux d'enfants inconnus, +se lamentait silencieusement.</p> + +<p>—C'était ici, me dit enfin ma compagne, la maison +de Frantz quand il était petit. Il avait voulu +une maison pour lui tout seul, loin de tout le +monde, dans laquelle il pût aller jouer, s'amuser +et vivre quand cela lui plairait. Mon père avait +trouvé cette fantaisie si extraordinaire, si drôle, +qu'il n'avait pas refusé. Et quand cela lui plaisait, +un jeudi, un dimanche, n'importe quand, +Frantz partait habiter dans sa maison comme un +homme. Les enfants des fermes d'alentour venaient +jouer avec lui, l'aider à faire son ménage, +travailler dans le jardin. C'était un jeu merveilleux! +Et le soir venu, il n'avait pas peur de coucher +tout seul. Quant à nous, nous l'admirions +tellement que nous ne pensions pas même +à être inquiets.</p> + +<p>»Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle +avec un soupir, la maison est vide. M. de +Galais, frappé par l'âge et le chagrin, n'a jamais +rien fait pour retrouver ni rappeler mon frère. +Et que pourrait-il tenter?</p> + +<p>»Moi je passe ici bien souvent. Les petits +paysans des environs viennent jouer dans la cour +comme autrefois. Et je me plais à imaginer que +ce sont les anciens amis de Frantz; que lui-même +est encore un enfant et qu'il va revenir +bientôt avec la fiancée qu'il s'était choisie.</p> + +<p>»Ces enfants-là me connaissent bien. Je joue avec +eux. Cette couvée de petits poulets était à nous…</p> + +<p>Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais +rien dit, ce grand regret d'avoir perdu son frère si +fou, si charmant et si admiré, il avait fallu cette +averse et cette débâcle enfantine pour qu'elle me +les confiât. Et je l'écoutais sans rien répondre, le +cœur tout gonflé de sanglots…</p> + +<p>Les portes et la grille refermées, les poussins +remis dans la cabane en planches qu'il y avait +derrière la maison, elle reprit tristement mon +bras et je la reconduisis.</p> + +<hr /> + + +<p>Des semaines, des mois passèrent. Époque +passée! Bonheur perdu! De celle qui avait été la +fée, la princesse et l'amour mystérieux de toute +notre adolescence, c'est à moi qu'il était échu de +prendre le bras et de dire ce qu'il fallait pour +adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon +avait fui. De cette époque, de ces conversations, le +soir, après la classe que je faisais sur la côte de +Saint-Benoist des Champs, de ces promenades où +la seule chose dont il eût fallu parler était la +seule sur laquelle nous étions décidés à nous +taire, que pourrais-je dire à présent? Je n'ai pas +gardé d'autre souvenir que celui, à demi effacé +déjà , d'un beau visage amaigri, de deux yeux +dont les paupières s'abaissent lentement tandis +qu'ils me regardent, comme pour déjà ne plus +voir qu'un monde intérieur.</p> + +<p>Et je suis demeuré son compagnon fidèle—compagnon +d'une attente dont nous ne parlions +pas—durant tout un printemps et tout un été +comme il n'y en aura jamais plus. Plusieurs fois, +nous retournâmes, l'après-midi, à la maison de +Frantz. Elle ouvrait les portes pour donner de +l'air, pour que rien ne fût moisi quand le jeune +ménage reviendrait. Elle s'occupait de la volaille +à demi sauvage qui gîtait dans la basse-cour. Et +le jeudi où le dimanche, nous encouragions les +jeux des petits campagnards d'alentour, dont les +cris et les rires, dans le site solitaire, faisaient +paraître plus déserte et plus vide encore la petite +maison abandonnée.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch11">CHAPITRE XI<br /> +<span class="small">CONVERSATION SOUS LA PLUIE</span></h3> + + +<p>Le mois d'août, époque des vacances, m'éloigna +des Sablonnières et de la jeune femme. Je dus +aller passer à Sainte-Agathe mes deux mois de +congé. Je revis la grande cour sèche, le préau, la +classe vide… Tout parlait du grand Meaulnes. +Tout était rempli des souvenirs de notre adolescence +déjà finie. Pendant ces longues journées +jaunies, je m'enfermais comme jadis, avant la +venue de Meaulnes, dans le cabinet des archives, +dans les classes désertes. Je lisais, j'écrivais, je +me souvenais… Mon père était à la pêche au +loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du piano +comme jadis… Et dans le silence absolu de la +classe, où les couronnes de papier vert déchirées, +les enveloppes des livres de prix, les tableaux +épongés, tout disait que l'année était finie, +les récompenses distribuées, tout attendait l'automne, +la rentrée d'octobre et le nouvel effort—je +pensais de même que notre jeunesse était finie et +le bonheur manqué; moi aussi j'attendais la rentrée +aux Sablonnières et le retour d'Augustin qui +peut-être ne reviendrait jamais…</p> + +<p>Il y avait cependant une nouvelle heureuse que +j'annonçai à Millie, lorsqu'elle se décida à m'interroger +sur la nouvelle mariée. Je redoutais +ses questions, sa façon à la fois très innocente et +très maligne de vous plonger soudain dans l'embarras, +en mettant le doigt sur votre pensée la +plus secrète. Je coupai court à tout en annonçant +que la jeune femme de mon ami Meaulnes serait +mère au mois d'octobre.</p> + +<p>A part moi, je me rappelai le jour où Yvonne +de Galais m'avait fait comprendre cette grande +nouvelle. Il y avait eut un silence; de ma part, un +léger embarras de jeune homme. Et j'avais dit +tout de suite, inconsidérément, pour le dissiper—songeant +trop tard à tout le drame que je +remuais ainsi:</p> + +<p>—Vous devez être bien heureuse?</p> + +<p>Mais elle, sans arrière-pensée, sans regret, ni +remords, ni rancune, elle avait répondu avec un +beau sourire de bonheur:</p> + +<p>—Oui, bien heureuse.</p> + +<hr /> + + +<p>Durant cette dernière semaine des vacances, qui +est en général la plus belle et la plus romantique, +semaine de grandes pluies, semaine où l'on +commence à allumer les feux, et que je passais +d'ordinaire à chasser dans les sapins noirs et +mouillés du Vieux-Nançay, je fis mes préparatifs +pour rentrer directement à Saint-Benoist des +Champs. Firmin, ma tante Julie et mes cousines +du Vieux-Nançay m'eussent posé trop de questions +auxquelles je ne voulais pas répondre. Je +renonçai pour cette fois à mener durant huit +jours la vie enivrante de chasseur campagnard et +je regagnai ma maison d'école quatre jours avant +la rentrée des classes.</p> + +<p>J'arrivai avant la nuit dans la cour déjà tapissée +de feuilles jaunies. Le voiturier parti, je déballai +tristement dans la salle à manger, sonore et «renfermée» +le paquet de provisions que m'avait fait +maman… Après un léger repas du bout des dents, +impatient, anxieux, je mis ma pèlerine et partis +pour une fiévreuse promenade qui me mena tout +droit aux abords des Sablonnières.</p> + +<p>Je ne voulus pas m'y introduire en intrus dès +le premier soir de mon arrivée. Cependant, plus +hardi qu'en février, après avoir tourné tout +autour du Domaine où brillait seule la fenêtre +de la jeune femme, je franchis, derrière la maison, +la clôture du jardin et m'assis sur un banc, +contre la haie, dans l'ombre commençante, +heureux simplement d'être là , tout près de ce qui +me passionnait et m'inquiétait le plus au monde.</p> + +<p>La nuit venait. Une pluie fine commençait à +tomber. La tête basse, je regardais, sans y +songer, mes souliers se mouiller peu à peu et +luire d'eau. L'ombre m'entourait lentement et +la fraîcheur me gagnait sans troubler ma rêverie. +Tendrement, tristement, je rêvais aux chemins +boueux de Sainte-Agathe, par ce même +soir de septembre; j'imaginais la place +pleine de brume, le garçon boucher qui siffle en +allant à la pompe, le café illuminé, la joyeuse +voiturée avec sa carapace de parapluies ouverts +qui arrivait avant la fin des vacances, chez +l'oncle Florentin… Et je me disais tristement: +Qu'importe tout ce bonheur, puisque Meaulnes, +mon compagnon, ne peut pas y être, ni sa jeune +femme…</p> + +<p>C'est alors que, levant la tête, je la vis à deux +pas de moi. Ses souliers, dans le sable, faisaient +un bruit léger que j'avais confondu avec celui des +gouttes d'eau de la haie. Elle avait sur la tête et +les épaules un grand fichu de laine noire, et la +pluie fine poudrait sur son front ses cheveux. +Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle aperçu +par la fenêtre qui donnait sur le jardin. Et elle +venait vers moi. Ainsi ma mère, autrefois, s'inquiétait +et me cherchait pour me dire: «Il faut +rentrer», mais ayant pris goût à cette promenade +sous la pluie et dans la nuit, elle disait seulement +avec douceur: «Tu vas prendre froid!» et restait +en ma compagnie à causer longuement…</p> + +<p>Yvonne de Galais me tendit une main brûlante, +et, renonçant à me faire entrer aux Sablonnières, +elle s'assit sur le banc moussu et vert-de-grisé, du +côté le moins mouillé, tandis que debout, appuyé +du genou à ce même banc, je me penchais vers +elle pour l'entendre.</p> + +<p>Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir +ainsi écourté mes vacances:</p> + +<p>—Il fallait bien, répondis-je, que je vinsse au +plus tôt pour vous tenir compagnie.</p> + +<p>—Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec +un soupir, je suis seule encore. Augustin n'est +pas revenu…</p> + +<p>Prenant ce soupir pour un regret, un reproche +étouffé, je commençais à dire lentement:</p> + +<p>—Tant de folies dans une si noble tête! Peut-être +le goût des aventures plus fort que tout…</p> + +<p>Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut +en ce lieu, ce soir-là , que pour la première et la +dernière fois, elle me parla de Meaulnes.</p> + +<p>—Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, +François Seurel, mon ami. Il n'y a que nous—il +n'y a que moi de coupable. Songez à ce que nous +avons fait…</p> + +<p>»Nous lui avons dit: «Voici le bonheur, voici +ce que tu as cherché pendant toute ta jeunesse, +voici la jeune fille qui était à la fin de tous tes +rêves!</p> + +<p>»Comment celui que nous poussions ainsi par +les épaules n'aurait-il pas été saisi d'hésitation, +puis de crainte, puis d'épouvante, et n'aurait-il +pas cédé à la tentation de s'enfuir!</p> + +<p>—Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien +que vous étiez ce bonheur-là , cette jeune fille-là .</p> + +<p>—Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un +instant avoir cette pensée orgueilleuse. C'est cette +pensée-là qui est cause de tout.</p> + +<p>»Je vous disais: «Peut-être que je ne puis +rien faire pour lui». Et au fond de moi, je pensais: +Puisqu'il m'a tant cherchée et puisque je +l'aime il faudra bien que je fasse son bonheur.» +Mais quand je l'ai vu près de moi, avec toute sa +fièvre, son inquiétude, son remords mystérieux, +j'ai compris que je n'étais qu'une pauvre femme +comme les autres…</p> + +<p>»—Je ne suis pas digne de vous, répétait-il, +quand ce fut le petit jour et la fin de la nuit de +nos noces.</p> + +<p>»Et j'essayais de le consoler, de le rassurer. +Rien ne calmait son angoisse. Alors j'ai dit:</p> + +<p>»—S'il faut que vous partiez, si je suis venue +vers vous au moment où rien ne pouvait vous +rendre heureux, s'il faut que vous m'abandonniez +un temps pour ensuite revenir apaisé près de +moi, c'est moi qui vous demande de partir…</p> + +<p>Dans l'ombre je vis qu'elle avait levé les yeux +sur moi. C'était comme une confession qu'elle +m'avait faite, et elle attendait, anxieusement, que +je l'approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je +dire? Certes, au fond de moi, je revoyais le grand +Meaulnes de jadis, gauche et sauvage, qui se +faisait toujours punir plutôt que de s'excuser ou +de demander une permission qu'on lui eût +certainement accordée. Sans doute aurait-il fallu +qu'Yvonne de Galais lui fît violence, et lui prenant +la tête entre ses mains, lui dît: «Qu'importe ce +que vous avez fait; je vous aime; tous les hommes +ne sont-ils pas des pécheurs?» Sans doute avait-elle +eu grand tort, par générosité, par esprit de +sacrifice, de le rejeter ainsi sur la route des +aventures… Mais comment aurais-je pu désapprouver +tant de bonté, tant d'amour!…</p> + +<p>Il y eut un long moment de silence, pendant +lequel, troublés jusques au fond du cœur, nous +entendions la pluie froide dégoutter dans les haies +et sous les branches des arbres.</p> + +<p>—Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. +Plus rien ne nous séparait désormais. Et il m'a +embrassée, simplement, comme un mari qui laisse +sa jeune femme, avant un long voyage…</p> + +<p>Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main +fiévreuse, puis son bras, et nous remontâmes l'allée +dans l'obscurité profonde.</p> + +<p>—Pourtant il ne vous a jamais écrit? demandai-je.</p> + +<p>—Jamais, répondit-elle.</p> + +<p>Et alors, la pensée nous venant à tous deux de +la vie aventureuse qu'il menait à cette heure +sur les routes de France ou d'Allemagne, nous +commençâmes à parler de lui comme nous ne +l'avions jamais fait. Détails oubliés, impressions +anciennes nous revenaient en mémoire, tandis +que lentement nous regagnions la maison, faisant +à chaque pas de longues stations pour mieux +échanger nos souvenirs… Longtemps—jusqu'aux +barrières du jardin—dans l'ombre, j'entendis +la précieuse voix basse de la jeune femme; et moi, +repris par mon vieil enthousiasme, je lui parlais +sans me lasser, avec une amitié profonde, de celui +qui nous avait abandonnés…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch12">CHAPITRE XII<br /> +<span class="small">LE FARDEAU</span></h3> + + +<p>La classe devait commencer le lundi. Le +samedi soir, vers cinq heures, une femme du +Domaine entra dans la cour de l'école où j'étais +occupé à scier du bois pour l'hiver. Elle venait +m'annoncer qu'une petite fille était née aux +Sablonnières. L'accouchement avait été difficile. +A neuf heures du soir il avait fallu demander la +sage-femme de Préveranges. A minuit, on avait +attelé de nouveau pour aller chercher le médecin +de Vierzon. Il avait dû appliquer les fers. La +petite fille avait la tête blessée et criait beaucoup +mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de Galais +était maintenant très affaissée, mais elle avait +souffert et résisté avec une vaillance extraordinaire.</p> + +<p>Je laissai là mon travail, courus revêtir un +autre paletot, et content, en somme, de ces nouvelles, +je suivis la bonne femme jusqu'aux +Sablonnières. Avec précaution, de crainte que +l'une des deux blessées ne fût endormie, je +montai par l'étroit escalier de bois qui menait +au premier étage. Et là , M. de Galais, le visage +fatigué mais heureux me fit entrer dans la +chambre où l'on avait provisoirement installé le +berceau entouré de rideaux.</p> + +<p>Je n'étais jamais entré dans une maison où fût +né le jour même un petit enfant. Que cela me +paraissait bizarre et mystérieux et bon! Il faisait +un soir si beau—un véritable soir d'été—que +M. de Galais n'avait pas craint d'ouvrir la fenêtre +qui donnait sur la cour. Accoudé près de moi +sur l'appui de la croisée, il me racontait, avec +épuisement et bonheur, le drame de la nuit; et +moi qui l'écoutais, je sentais obscurément que +quelqu'un d'étranger était maintenant avec nous +dans la chambre…</p> + +<p>Sous les rideaux, cela se mit à crier, un petit +cri aigre et prolongé… Alors M. de Galais me dit +à demi-voix:</p> + +<p>—C'est cette blessure à la tête qui la fait crier.</p> + +<p>Machinalement—on sentait qu'il faisait cela +depuis le matin et que déjà il en avait pris l'habitude—il +se mit à bercer le petit paquet de +rideaux.</p> + +<p>—Elle a ri déjà , dit-il, et elle prend le doigt. +Mais vous ne l'avez pas vue?</p> + +<p>Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite +figure bouffie, un petit crâne allongé et déformé +par les fers:</p> + +<p>—Ce n'est rien, dit M. de Galais, le médecin +a dit que tout cela s'arrangerait de soi-même… +Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer.</p> + +<p>Je découvrais là comme un monde ignoré. Je +me sentais le cœur gonflé d'une joie étrange que +je ne connaissais pas auparavant…</p> + +<p>M. de Galais entr'ouvrit avec précaution la porte +de la chambre de la jeune femme. Elle ne dormait +pas.</p> + +<p>—Vous pouvez entrer, dit-il.</p> + +<p>Elle était étendue, le visage enfiévré, au milieu +de ses cheveux blonds épars. Elle me tendit la +main en souriant d'un air las. Je lui fis compliment +de sa fille. D'une voix un peu rauque, et +avec une rudesse inaccoutumée—la rudesse de +quelqu'un qui revient du combat:</p> + +<p>—Oui, mais on me l'a abîmée, dit-elle en +souriant.</p> + +<p>Il fallut bientôt partir pour ne pas la fatiguer.</p> + +<hr /> + + +<p>Le lendemain dimanche, dans l'après-midi, je +me rendis avec une hâte presque joyeuse aux +Sablonnières. A la porte, un écriteau fixé avec +des épingles arrêta le geste que je faisais déjà :</p> + + +<p class="c"><i>Prière de ne pas sonner.</i></p> + + +<p>Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai +assez fort. J'entendis dans l'intérieur des pas +étouffés qui accouraient. Quelqu'un que je ne +connaissais pas—et qui était le médecin de +Vierzon—m'ouvrit:</p> + +<p>—Eh bien! qu'y a-t-il? fis-je vivement.</p> + +<p>—Chut! chut!—me répondit-il tout bas, +l'air fâché. La petite fille a failli mourir cette +nuit. Et la mère est très mal.</p> + +<p>Complètement déconcerté, je le suivis sur la +pointe des pieds jusqu'au premier étage. La +petite fille endormie dans son berceau était +toute pâle, toute blanche, comme un petit +enfant mort. Le médecin pensait la sauver. Quant +à la mère, il m'affirmait rien… Il me donna de +longues explications comme au seul ami de la +famille. Il parla de congestion pulmonaire, d'embolie. +Il hésitait, il n'était pas sûr… M. de Galais +entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard +et tremblant.</p> + +<p>Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir +ce qu'il faisait:</p> + +<p>—Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit +pas effrayée; il faut, a ordonné le médecin, lui +persuader que cela va bien.</p> + +<p>Tout le sang à la figure, Yvonne de Galais était +étendue, la tête renversée comme la veille. Les +joues et le front rouge sombre, les yeux par +instants révulsés, comme quelqu'un qui étouffe, +elle se défendait contre la mort avec un courage +et une douceur indicibles.</p> + +<p>Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa +main en feu, avec tant d'amitié que je faillis +éclater en sanglots.</p> + +<p>—Eh bien, eh bien, dit M. de Galais très fort, +avec un enjouement affreux, qui semblait de +folie, vous voyez que pour une malade elle n'a +pas trop mauvaise mine!</p> + +<p>Et je ne savais que répondre, mais je gardais +dans la mienne la main horriblement chaude de +la jeune femme mourante…</p> + +<p>Elle voulut faire un effort pour me dire quelque +chose, me demander je ne sais quoi; elle tourna +les yeux vers moi, puis vers la fenêtre, comme +pour me faire signe d'aller dehors chercher +quelqu'un… Mais alors une affreuse crise d'étouffement +la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un +instant, m'avaient appelé si tragiquement, se +révulsèrent; ses joues et son front noircirent, et +elle se débattit doucement, cherchant à contenir +jusqu'à la fin son épouvante et son désespoir. On +se précipita—le médecin et les femmes—avec +un ballon d'oxygène, des serviettes, des +flacons; tandis que le vieillard penché sur elle +criait—criait comme si déjà elle eût été loin de +lui, de sa voix rude et tremblante:</p> + +<p>—N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu +n'as pas besoin d'avoir peur!</p> + +<p>Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu, +mais elle continua à suffoquer à demi, les yeux +blancs, la tête renversée, luttant toujours, mais +incapable, fût-ce un instant, pour me regarder et +me parler, de sortir du gouffre où elle était déjà +plongée.</p> + +<p>… Et comme je n'étais utile à rien, je dus me +décider à partir. Sans doute, j'aurais pu rester un +instant encore; et à cette pensée je me sens étreint +par un affreux regret. Mais quoi? J'espérais +encore. Je me persuadais que tout n'était pas si +proche.</p> + +<p>En arrivant à la lisière des sapins, derrière la +maison, songeant au regard de la jeune femme +tourné vers la fenêtre, j'examinai avec l'attention +d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la +profondeur de ce bois par où Augustin était venu +jadis et par où il avait fui l'hiver précédent. +Hélas! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte; +pas une branche qui remue. Mais, à la longue, +là -bas, vers l'allée qui venait de Préveranges, +j'entendis le son très fin d'une clochette; bientôt +parut au détour du sentier un enfant avec une +calotte rouge et une blouse d'écolier que suivait +un prêtre… Et je partis, dévorant mes larmes.</p> + +<hr /> + + +<p>Le lendemain était le jour de la rentrée des +classes. A sept heures, il y avait déjà deux ou +trois gamins dans la cour. J'hésitai longuement à +descendre, à me montrer. Et lorsque je parus +enfin, tournant la clef de la classe moisie, qui +était fermée depuis deux mois, ce que je redoutais +le plus au monde arriva: je vis le plus grand des +écoliers se détacher du groupe qui jouait sous le +préau et s'approcher de moi. Il venait me dire que +«le jeune dame des Sablonnières était morte hier +à la tombée de la nuit».</p> + +<p>Tout se mêle pour moi, tout se confond dans +cette douleur. Il me semble maintenant que +jamais plus je n'aurai le courage de recommencer +la classe. Rien que traverser la cour aride de +l'école, c'est une fatigue qui va me briser les +genoux. Tout est pénible, tout est amer puisqu'elle +est morte. Le monde est vide, les vacances sont +finies. Finies, les longues courses perdues en +voiture; finie, la fête mystérieuse… Tout redevient +la peine que c'était.</p> + +<p>J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de +classe ce matin. Ils s'en vont, par petits groupes, +porter cette nouvelle aux autres à travers la campagne. +Quant à moi, je prends mon chapeau noir, +une jaquette bordée que j'ai, et je m'en vais +misérablement vers les Sablonnières…</p> + +<p>… Me voici devant la maison que nous avions +tant cherchée il y a trois ans! C'est dans cette maison +qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin +Meaulnes, est morte hier soir. Un étranger la +prendrait pour une chapelle, tant il s'est fait de +silence depuis hier dans ce lieu désolé.</p> + +<p>Voilà donc ce que nous réservait ce beau matin +de rentrée, ce perfide soleil d'automne qui glisse +sous les branches. Comment lutterais-je contre +cette affreuse révolte, cette suffocante montée de +larmes! Nous avions retrouvé la belle jeune fille. +Nous l'avions conquise. Elle était la femme de +mon compagnon et moi je l'aimais de cette amitié +profonde et secrète qui ne se dit jamais. Je la +regardais et j'étais content, comme un petit enfant. +J'aurais un jour peut-être épousé une autre jeune +fille, et c'est à elle la première que j'aurais confié +la grande nouvelle secrète…</p> + +<p>Près de la sonnette, au coin de la porte, on a +laissé l'écriteau d'hier. On a déjà apporté le +cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre +du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui +m'accueille, qui me raconte la fin et qui entr'ouvre +doucement la porte… La voici. Plus de fièvre ni +de combats. Plus de rougeur, ni d'attente… Rien +que le silence, et, entouré d'ouate, un dur visage +insensible et blanc, un front mort d'où sortent +les cheveux drus et durs.</p> + +<p>M. de Galais, accroupi dans un coin, nous +tournant le dos, est en chaussettes, sans souliers, +et il fouille avec une terrible obstination dans des +tiroirs en désordre, arrachés d'une armoire. Il en +sort de temps à autre, avec une crise de sanglots +qui lui secoue les épaules comme une crise de +rire, une photographie ancienne, déjà jaunie, de +sa fille.</p> + +<p>L'enterrement est pour midi. Le médecin craint +la décomposition rapide, qui suit parfois les embolies. +C'est pourquoi le visage, comme tout le +corps d'ailleurs, est entouré d'ouate imbibée de +phénol.</p> + +<p>L'habillage terminé—on lui a mis son admirable +robe de velours bleu sombre, semée par +endroits de petites étoiles d'argent, mais il a fallu +aplatir et friper les belles manches à gigot maintenant +démodées—au moment de faire monter +le cercueil, on s'est aperçu qu'il ne pourrait pas +tourner dans le couloir trop étroit. Il faudrait +avec une corde le hisser dehors par la fenêtre +et de la même façon le faire descendre ensuite… +Mais M. de Galais, toujours penché sur de +vieilles choses parmi lesquelles il cherche on ne +sait quels souvenirs perdus, intervient alors avec +une véhémence terrible.</p> + +<p>—Plutôt, dit-il d'une voix coupée par les +larmes et la colère, plutôt que de laisser faire une +chose aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai et +la descendrai dans mes bras…</p> + +<p>Et il ferait ainsi, au risque de tomber en +faiblesse, à mi-chemin, et de s'écrouler avec elle!</p> + +<p>Mais alors je m'avance, je prends le seul parti +possible: avec l'aide du médecin et d'une femme, +passant un bras sous le dos de la morte étendue, +l'autre sous ses jambes, je la charge +contre ma poitrine. Assise sur mon bras gauche, +les épaules appuyées contre mon bras droit, sa +tête retombante retournée sous mon menton, elle +pèse terriblement sur mon cœur. Je descends +lentement, marche par marche, le long escalier +raide, tandis qu'en bas on apprête tout.</p> + +<p>J'ai bientôt les deux bras cassés par la fatigue. +A chaque marche, avec ce poids sur la poitrine, je +suis un peu essoufflé. Agrippé au corps inerte +et pesant, je baisse la tête sur la tête de celle +que j'emporte, je respire fortement et ses cheveux +blonds aspirés m'entrent dans la bouche—des +cheveux morts qui ont un goût de terre. Ce goût +de terre et de mort, ce poids sur le cœur, c'est +tout ce qui reste pour moi de la grande aventure, +et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant +cherchée—tant aimée…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch13">CHAPITRE XIII<br /> +<span class="small">LE CAHIER DE DEVOIRS MENSUELS</span></h3> + + +<p>Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où +des femmes, tout le jour, berçaient et consolaient +un tout petit enfant malade, le vieux M. de Galais +ne tarda pas à s'aliter. Aux premiers grands froids +de l'hiver il s'éteignit paisiblement et je ne pus +me tenir de verser des larmes au chevet de ce +vieil homme charmant, dont la pensée indulgente +et la fantaisie alliée à celle de son fils +avaient été la cause de toute notre aventure. Il +mourut, fort heureusement, dans une incompréhension +complète de tout ce qui s'était passé et, +d'ailleurs, dans un silence presque absolu. Comme +il n'avait plus depuis longtemps ni parents ni +amis dans cette région de la France, il m'institua +par testament son légataire universel jusqu'au +retour de Meaulnes, a qui je devais rendre compte +de tout, s'il revenait jamais… Et c'est aux Sablonnières +désormais que j'habitai. Je n'allais plus à +Saint-Benoist que pour y faire la classe, partant +le matin de bonne heure, déjeunant à midi d'un +repas préparé au Domaine, que je faisais chauffer +sur le poêle, et rentrant le soir aussitôt après +l'étude. Ainsi je pus garder près de moi l'enfant +que les servantes de la ferme soignaient. +Surtout j'augmentais mes chances de rencontrer +Augustin, s'il rentrait un jour aux Sablonnières.</p> + +<p>Je ne désespérais pas, d'ailleurs, de découvrir à +la longue dans les meubles, dans les tiroirs de la +maison, quelque papier, quelque indice qui me +permît de connaître l'emploi de son temps, durant +le long silence des années précédentes—et peut-être +ainsi de saisir les raisons de sa fuite ou tout +au moins de retrouver sa trace… J'avais déjà vainement +inspecté je ne sais combien de placards +et d'armoires, ouvert, dans les cabinets de débarras, +une quantité d'anciens cartons de toutes +formes, qui se trouvaient tantôt remplis de liasses +de vieilles lettres et de photographies jaunies de +la famille de Galais, tantôt bondés de fleurs artificielles, +de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux démodés. +Il s'échappait de ces boîtes je ne sais +quelle odeur fanée, quel parfum éteint, qui, soudain, +réveillaient en moi pour tout un jour les +souvenirs, les regrets, et arrêtaient mes recherches…</p> + +<p>Un jour de congé, enfin, j'avisai au grenier une +vieille petite malle longue et basse, couverte de +poils de porc à demi rongés, et que je reconnus +pour être la malle d'écolier d'Augustin. Je me +reprochai de n'avoir point commencé par là mes +recherches. J'en fis sauter facilement la serrure +rouillée. La malle était pleine jusqu'au bord des +cahiers et des livres de Sainte-Agathe. Arithmétiques, +littératures, cahiers de problèmes, que +sais-je?… Avec attendrissement plutôt que par curiosité, +je me mis à fouiller dans tout cela, relisant +les dictées que je savais encore par cœur, +tant de fois nous les avions recopiées! «L'Aqueduc» +de Rousseau, «Une aventure en Calabre» +de P.-L. Courier, «Lettre de George Sand à son +fils»…</p> + +<p>Il y avait aussi un «Cahier de Devoirs Mensuels». +J'en fus surpris, car ces cahiers restaient +au Cours et les élèves ne les emportaient jamais +au dehors. C'était un cahier vert tout jauni sur +les bords. Le nom de l'élève, Augustin Meaulnes, +était écrit sur la couverture en ronde magnifique. +Je l'ouvris. A la date des devoirs, avril 189… +je reconnus que Meaulnes l'avait commencé peu +de jours avant de quitter Sainte-Agathe. Les premières +pages étaient tenues avec le soin religieux +qui était de règle lorsqu'on travaillait sur ce +cahier de compositions. Mais il n'y avait pas plus +de trois pages écrites, le reste était blanc et voilà +pourquoi Meaulnes l'avait emporté.</p> + +<p>Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à +ces coutumes, à ces règles puériles qui avaient +tenu tant de place dans notre adolescence, je faisais +tourner sous mon pouce le bord des pages +du cahier inachevé. Et c'est ainsi que je découvris +de l'écriture sur d'autres feuillets. Après quatre +pages laissées en blanc on avait recommencé à +écrire.</p> + +<p>C'était encore l'écriture de Meaulnes, mais +rapide, mal formée, à peine lisible; de petits +paragraphes de largeurs inégales, séparés par +des lignes blanches. Parfois ce n'était qu'une +phrase inachevée. Quelquefois une date. Dès la +première ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir là +des renseignements sur la vie passée de Meaulnes +à Paris, des indices sur la piste que je cherchais, +et je descendis dans la salle à manger +pour parcourir à loisir, à la lumière du jour, +l'étrange document. Il faisait un jour d'hiver clair +et agité. Tantôt le soleil vif dessinait les croix des +carreaux sur les rideaux blancs de la fenêtre, +tantôt un vent brusque jetait aux vitres une averse +glacée. Et c'est devant cette fenêtre, auprès du +feu, que je lus ces lignes qui m'expliquèrent tant +de choses et dont voici la copie très exacte…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch14">CHAPITRE XIV<br /> +<span class="small">LE SECRET</span></h3> + + +<p>Je suis passé une fois encore sous la fenêtre. +La vitre est toujours poussiéreuse et blanchie par +le double rideau qui est derrière. Yvonne de Galais +l'ouvrirait-elle que je n'aurais rien à lui dire +puisqu'elle est mariée… Que faire, maintenant? +Comment vivre?…</p> + +<hr /> + + +<p>Samedi 13 février.—J'ai rencontré, sur le quai, +cette jeune fille qui m'avait renseigné au mois de +juin, qui attendait comme moi devant la maison +fermée… Je lui ai parlé. Tandis qu'elle marchait, +je regardais de côté les légers défauts de son visage: +une petite ride au coin des lèvres, un peu d'affaissement +aux joues, et de la poudre accumulée aux +ailes du nez. Elle c'est retournée tout d'un coup +et me regardant bien en face, peut-être parce +qu'elle est plus belle de face que de profil, elle +m'a dit d'une voix brève:</p> + +<p>—Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez +un jeune homme qui me faisait la cour, autrefois, +à Bourges. Il était même mon fiancé…</p> + +<hr /> + + +<p>Cependant à la nuit pleine, sur le trottoir +désert et mouillé qui reflète la lueur d'un bec de +gaz, elle s'est approchée de moi tout d'un coup, +pour me demander de l'emmener ce soir au +théâtre avec sa sœur. Je remarque pour la première +fois qu'elle est habillée de deuil, avec un +chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure, +un haut parapluie fin, pareil à une canne. Et comme +je suis tout près d'elle, quand je fais un geste +mes ongles griffent le crêpe de son corsage… Je +fais des difficultés pour accorder ce qu'elle +demande. Fâchée, elle veut partir tout de suite. +Et c'est moi, maintenant qui la retiens et la prie. +Alors un ouvrier qui passe dans l'obscurité plaisante +à mi-voix:</p> + +<p>—«N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!</p> + +<p>Et nous sommes restés, tous les deux, interdits.</p> + +<hr /> + + +<p>Au théâtre.—Les deux jeunes filles, mon amie +qui s'appelle Valentine Blondeau et sa sœur, sont +arrivées avec de pauvres écharpes.</p> + +<p>Valentine est placée devant moi. A chaque instant +elle se retourne, inquiète, comme se demandant +ce que je lui veux. Et moi, je me sens +près d'elle, presque heureux; je lui réponds +chaque fois par un sourire.</p> + +<p>Tout autour de nous, il y avait des femmes +trop décolletées. Et nous plaisantions. Elle souriait +d'abord, puis elle dit: «Il ne faut pas que +je rie. Moi aussi je suis trop décolletée». Et elle +s'est enveloppée dans son écharpe. En effet sous +le carré de dentelle noire, on voyait que, dans sa +hâte à changer de toilette, elle avait refoulé le +haut de sa simple chemise montante.</p> + +<hr /> + + +<p>Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de +puéril; il y a dans son regard je ne sais quel air +souffrant et hasardeux qui m'attire. Près d'elle, +le seul être au monde qui ait pu me renseigner +sur les gens du Domaine, je ne cesse de penser à +mon étrange aventure de jadis… J'ai voulu l'interroger +de nouveau sur le petit hôtel du boulevard. +Mais à son tour, elle m'a posé des questions +si gênantes que je n'ai su rien répondre. Je sens +que désormais nous serons, tous les deux, muets +sur ce sujet. Et pourtant je sais aussi que je la +reverrai. A quoi bon? Et pourquoi?… Suis-je +condamné maintenant à suivre à la trace tout être +qui portera en soi le plus vague, le plus lointain +relent de mon aventure manquée?…</p> + +<hr /> + + +<p>A minuit, seul, dans la rue déserte, je me demande +ce que me veut cette nouvelle et bizarre +histoire? Je marche le long des maisons pareilles +à des boîtes en carton alignées, dans lesquelles +tout un peuple dort. Et je me souviens tout à +coup d'une décision que j'avais prise l'autre mois: +j'avais résolu d'aller là -bas en pleine nuit, vers +une heure du matin, de contourner l'hôtel, +d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer comme +un voleur et de chercher un indice quelconque +qui me permît de retrouver le Domaine perdu, +pour la revoir, seulement la revoir… Mais je suis +fatigué. J'ai faim. Moi aussi je me suis hâté de +changer de costume, avant le théâtre, et je n'ai +pas dîné… Agité, inquiet pourtant, je reste longtemps +assis sur le bord de mon lit, avant de me +coucher, en proie à un vague remords. Pourquoi?</p> + +<hr /> + + +<p>Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni +que je les reconduise, ni me dire où elles demeuraient. +Mais je les ai suivies aussi longtemps +que j'ai pu. Je sais qu'elles habitent une +petite rue qui tourne aux environs de Notre-Dame. +Mais à quel numéro?… J'ai deviné qu'elles +étaient couturières ou modistes.</p> + +<p>En se cachant de sa sœur, Valentine m'a donné +rendez-vous pour jeudi, à quatre heures, devant +le même théâtre où nous sommes allés.</p> + +<p>—Si je n'étais pas là jeudi, a-t-elle dit, +revenez vendredi à la même heure, puis samedi, +et ainsi de suite, tous les jours.</p> + +<hr /> + + +<p>Jeudi 18 février.—Je suis parti pour l'attendre +dans le grand vent qui charrie de la pluie. On se +disait à chaque instant: il va finir par pleuvoir…</p> + +<p>Je marche dans la demi-obscurité des rues, un +poids sur le cœur. Il tombe une goutte d'eau. Je +crains qu'il ne pleuve: une averse peut l'empêcher +de venir. Mais le vent se reprend à souffler et la +pluie ne tombe pas cette fois encore. Là -haut, dans +la grise après-midi du ciel—tantôt grise et tantôt +éclatante—un grand nuage a dû céder au vent. +Et je suis ici terré dans une attente misérable…</p> + +<hr /> + + +<p>Devant le théâtre.—Au bout d'un quart d'heure +je suis certain qu'elle ne viendra pas. Du quai où +je suis, je surveille au loin, sur le pont par lequel +elle aurait dû venir, le défilé des gens qui passent. +J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes +en deuil que je vois venir et je me sens presque +de la reconnaissance pour celles qui, le plus longtemps, +le plus près de moi, lui ont ressemblé et +m'ont fait espérer…</p> + +<hr /> + + +<p>Une heure d'attente.—Je suis las. A la tombée +de la nuit, un gardien de la paix traîne au poste +voisin un voyou qui lui jette d'une voix étouffée +toutes les injures, toutes les ordures qu'il sait. +L'agent est furieux, pâle, muet… Dès le couloir il +commence à cogner, puis il referme sur eux la +porte pour battre le misérable tout à l'aise… Il +me vient cette pensée affreuse que j'ai renoncé au +paradis et que je suis en train de piétiner aux +portes de l'enfer.</p> + +<p>De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne +cette rue étroite et basse, entre la Seine et Notre-Dame, +où je connais à peu près la place de +leur maison. Tout seul, je vais et viens. De +temps à autre une bonne ou une ménagère sort +sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses +emplettes… Il n'y a rien, ici, pour moi, et je +m'en vais… Je repasse, dans la pluie claire qui +retarde la nuit, sur la place où nous devions +nous attendre. Il y a plus de monde que tout à +l'heure—une foule noire…</p> + +<hr /> + + +<p>Suppositions—Désespoir—Fatigue—Je me +raccroche à cette pensée: demain. Demain, à la +même heure, en ce même endroit, je reviendrai +l'attendre. Et j'ai grand hâte que demain soit +arrivé. Avec ennui j'imagine la soirée d'aujourd'hui, +puis la matinée du lendemain, que je vais passer +dans le désœuvrement… Mais déjà cette journée +n'est-elle pas presque finie?… Rentré chez moi, +près du feu, j'entends crier les journaux du soir. +Sans doute, de sa maison perdue quelque part +dans la ville, auprès de Notre-Dame, elle les entend +aussi.</p> + +<p>Elle… Je veux dire: Valentine.</p> + +<p>Cette soirée que j'avais voulu escamoter me pèse +étrangement. Tandis que l'heure avance, que ce +jour-là va bientôt finir et que déjà je le voudrais +fini, il y a des hommes qui lui ont confié tout +leur espoir, tout leur amour et leurs dernières +forces. Il y a des hommes mourants, d'autres qui +attendent une échéance, et qui voudraient que ce +ne soit jamais demain. Il y en a d'autres pour +qui demain pointera comme un remords. D'autres +qui sont fatigués, et cette nuit ne sera jamais +assez longue pour leur donner tout le repos qu'il +faudrait. Et moi, moi qui a perdu ma journée, +de quel droit est-ce que j'ose appeler demain?</p> + +<hr /> + + +<p>Vendredi soir.—J'avais pensé écrire à la suite: +«Je ne l'ai pas revue». Et tout aurait été fini.</p> + +<p>Mais en arrivant ce soir, à quatre heures, au +coin du théâtre: la voici. Fine et grave, vêtue de +noir, mais avec de la poudre au visage et une +collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable. +Un air à la fois douloureux et malicieux.</p> + +<p>C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout +de suite, qu'elle ne viendra plus.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Et pourtant, à la tombée de la nuit, nous voici +encore tous les deux, marchant lentement l'un +près de l'autre, sur le gravier des Tuileries. Elle +me raconte son histoire mais d'une façon si enveloppée +que je comprends mal. Elle dit: «mon amant» +en parlant de ce fiancé qu'elle n'a pas +épousé. Elle le fait exprès, je pense, pour me +choquer et pour que je ne m'attache point à elle.</p> + +<hr /> + + +<p>Il y a des phrases d'elle que je transcris de +mauvaise grâce:</p> + +<p>«N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je +n'ai jamais fait que des folies.</p> + +<p>»J'ai couru des chemins, toute seule.</p> + +<p>»J'ai désespéré mon fiancé. Je l'ai abandonné +parce qu'il m'admirait trop; il ne me voyait qu'en +imagination et non point telle que j'étais. Or, je +suis pleine de défauts. Nous aurions été très +malheureux.»</p> + +<p>A chaque instant, je la surprends en train de se +faire plus mauvaise qu'elle n'est. Je pense qu'elle +veut se prouver à elle-même qu'elle a eu raison +jadis de faire la sottise dont elle parle, qu'elle n'a +rien à regretter et n'était pas digne du bonheur +qui s'offrait à elle.</p> + +<hr /> + + +<p>Une autre fois:</p> + +<p>—Ce qui me plaît en vous, m'a-t-elle dit en me +regardant longuement, ce qui me plaît en vous, je +ne puis savoir pourquoi, ce sont mes souvenirs…</p> + +<hr /> + + +<p>Une autre fois:</p> + +<p>—Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous +ne pensez.</p> + +<p>Et puis soudain, brusquement, brutalement, +tristement:</p> + +<p>—Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce +que vous m'aimez, vous aussi? Vous aussi, vous +allez me demander ma main?…</p> + +<p>J'ai balbutié. Je ne sais pas ce que j'ai répondu. +Peut-être ai-je dit: «oui».</p> + +<hr /> + + +<p>Cette espèce de journal s'interrompait là . Commençaient +alors des brouillons de lettres illisibles, +informes, raturés. Précaire fiançailles!… La +jeune fille, sur la prière de Meaulnes, avait abandonné +son métier. Lui s'était occupé des préparatifs +du mariage. Mais sans cesse repris par +le désir de chercher encore, de partir encore sur +la trace de son amour perdu, il avait dû, sans +doute, plusieurs fois disparaître; et, dans ces +lettres, avec un embarras tragique, il cherchait à +se justifier devant Valentine.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch15">CHAPITRE XV<br /> +<span class="small">LE SECRET</span> <i>(suite)</i></h3> + + +<p>Puis le journal reprenait.</p> + +<p>Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu'ils +avaient fait tous les deux à la campagne, je ne sais +où. Mais, chose étrange, à partir de cet instant, +peut-être par un sentiment de pudeur secrète, le +journal était rédigé de façon si hachée, si informe, +griffonné si hâtivement aussi, que j'ai dû reprendre +moi même et reconstituer toute cette partie +de son histoire.</p> + +<hr /> + + +<p>14 juin.—Lorsqu'il s'éveilla de grand matin dans +la chambre de l'auberge, le soleil avait allumé +les dessins rouges du rideau noir. Des ouvriers +agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en +prenant le café du matin: ils s'indignaient, en +phrases rudes et paisibles, contre un de leurs +patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes +entendait, dans son sommeil, ce calme bruit. Car +il n'y prit point garde d'abord. Ce rideau semé +de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales +montant dans la chambre silencieuse, tout +cela se confondait dans l'impression unique d'un +réveil à la campagne, au début de délicieuses +grandes vacances.</p> + +<p>Il se leva, frappa doucement à la porte voisine, +sans obtenir de réponse, et l'entr'ouvrit +sans bruit. Il aperçut alors Valentine et comprit +d'où lui venait tant de paisible bonheur. Elle +dormait, absolument immobile et silencieuse, +sans qu'on l'entendît respirer, comme un oiseau +doit dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant +aux yeux fermés, ce visage si quiet qu'on +eût souhaité ne l'éveiller et ne le troubler jamais.</p> + +<p>Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer +qu'elle ne dormait plus que d'ouvrir les +yeux et de regarder.</p> + +<hr /> + + +<p>Dès qu'elle fut habillée, Meaulnes revint près +de la jeune fille.</p> + +<p>—Nous sommes en retard, dit-elle.</p> + +<p>Et ce fut aussitôt comme une ménagère dans sa +demeure.</p> + +<p>Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa +les habits que Meaulnes avait portés la veille +et quand elle en vint au pantalon se désola. +Le bas des jambes était couvert d'une boue +épaisse. Elle hésita, puis, soigneusement, avec +précaution, avant de le brosser, elle commença +par râper la première épaisseur de terre avec un +couteau.</p> + +<p>—C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les +gamins de Sainte-Agathe quand ils étaient flanqués +dans la boue.</p> + +<p>—Moi, c'est ma mère qui m'a enseigné cela, dit +Valentine.</p> + +<hr /> + + +<p>… Et telle était bien la compagne que devait +souhaiter, avant son aventure mystérieuse, le +chasseur et le paysan qu'était le grand Meaulnes.</p> + +<hr /> + + +<p>15 juin.—A ce dîner, à la ferme, où grâce à +leurs amis qui les avaient présentés comme mari +et femme, ils furent conviés, à leur grand ennui, +elle se montra timide comme une nouvelle +mariée.</p> + +<p>On avait allumé les bougies de deux candélabres, +à chaque bout de la table couverte de +toile blanche, comme à une paisible noce de campagne. +Les visages, dès qu'ils se penchaient, sous +cette faible clarté, baignaient dans l'ombre.</p> + +<p>Il y avait à la droite de Patrice (le fils du fermier) +Valentine puis Meaulnes, qui demeura taciturne +jusqu'au bout, bien qu'on s'adressât presque +toujours à lui. Depuis qu'il avait résolu, dans +ce village perdu, afin d'éviter les commentaires, +de faire passer Valentine pour sa femme, un même +regret, un même remords le désolaient. Et tandis +que Patrice, à la façon d'un gentilhomme campagnard, +dirigeait le dîner:</p> + +<p>«C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce +soir, dans une salle basse comme celle-ci, une +belle salle que je connais bien, présider le repas +de mes noces».</p> + +<p>Près de lui, Valentine refusait timidement tout +ce qu'on lui offrait. On eût dit une jeune paysanne. +A chaque tentative nouvelle, elle regardait son +ami et semblait vouloir se réfugier contre lui. +Depuis longtemps, Patrice insistait vainement +pour qu'elle vidât son verre, lorsqu'enfin +Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement:</p> + +<p>—Il faut boire, ma petite Valentine.</p> + +<p>Alors, docilement, elle but. Et Patrice félicita +en souriant le jeune homme d'avoir une femme +aussi obéissante.</p> + +<p>Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient +silencieux et pensifs. Ils étaient fatigués, +d'abord; leurs pieds trempés par la boue de la +promenade étaient glacés sur les carreaux lavés +de la cuisine. Et puis, de temps à autre, le jeune +homme était obligé de dire:</p> + +<p>—Ma femme, Valentine, ma femme…</p> + +<p>Et chaque fois, en prononçant sourdement ce +mot, devant ces paysans inconnus, dans cette salle +obscure, il avait l'impression de commettre une +faute.</p> + +<hr /> + + +<p>17 juin.—L'après-midi de ce dernier jour +commença mal.</p> + +<p>Patrice et sa femme les accompagnèrent à la +promenade. Peu à peu, sur la pente inégale couverte +de bruyères, les deux couples se trouvèrent +séparés. Meaulnes et Valentine s'assirent entre +les genévriers, dans un petit taillis.</p> + +<p>Le vent portait des gouttes de pluie et le temps +était bas. La soirée avait un goût amer, semblait-il, +le goût d'un tel ennui que l'amour même +ne le pouvait distraire.</p> + +<p>Longtemps ils restèrent là , dans leur cachette, +abrités sous les branches, parlant peu. Puis le +temps se leva. Il fit beau. Ils crurent que, maintenant, +tout irait bien.</p> + +<p>Et ils commencèrent à parler d'amour, Valentine +parlait, parlait…</p> + +<p>—Voici, disait-elle, ce que me promettait mon +fiancé, comme un enfant qu'il était: tout de suite +nous aurions eu une maison, comme une chaumière +perdue dans la campagne. Elle était toute +prête, disait-il. Nous y serions arrivés comme au +retour d'un grand voyage, le soir de notre mariage, +vers cette heure-ci qui est proche de la +nuit. Et par les chemins, dans la cour, cachés +dans les bosquets, des enfants inconnus nous +auraient fait fête, criant: «Vive la mariée!»… +Quelles folies! n'est-ce pas?</p> + +<p>Meaulnes, interdit, soucieux, l'écoutait. Il retrouvait, +dans tout cela, comme l'écho d'une +voix déjà entendue. Et il y avait aussi, dans le +ton de la jeune fille, lorsqu'elle contait cette +histoire, un vague regret.</p> + +<p>Mais elle eut peur de l'avoir blessé. Elle se +retourna vers lui, avec élan, avec douceur.</p> + +<p>—A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que +j'ai; quelque chose qui ait été pour moi plus +précieux que tout… et vous le brûlerez!</p> + +<p>Alors, en le regardant fixement, d'un air +anxieux, elle sortit de sa poche un petit paquet de +lettres qu'elle lui tendit, les lettres de son fiancé.</p> + +<p>Ah! tout de suite, il reconnut la fine écriture. +Comment n'y avait-il jamais pensé plus tôt! +C'était l'écriture de Frantz le bohémien, qu'il avait +vue jadis sur le billet désespéré laissé dans la +chambre du Domaine…</p> + +<p>Ils marchaient maintenant sur une petite route +étroite entre les pâquerettes et les foins éclairés +obliquement par le soleil de cinq heures. Si +grande était sa stupeur que Meaulnes ne comprenait +pas encore quelle déroute pour lui tout cela +signifiait. Il lisait parce qu'elle lui avait demandé +de lire. Des phrases enfantines, sentimentales, +pathétiques… Celle-ci, dans la dernière lettre:</p> + +<p>«<i>… Ah! vous avez perdu le petit cœur, impardonnable +petite Valentine. Que va-t-il nous arriver? +Enfin je ne suis pas superstitieux…</i>»</p> + +<p>Meaulnes lisait, à demi aveuglé de regret et de +colère, le visage immobile, mais tout pâle, avec +des frémissements sous les yeux. Valentine, +inquiète de le voir ainsi, regarda où il en était, +et ce qui le fâchait ainsi.</p> + +<p>—C'est, expliqua-t-elle très vite, un bijou qu'il +m'avait donné en me faisant jurer de le regarder +toujours. C'étaient là de ses idées folles.</p> + +<p>Mais elle ne fit qu'exaspérer Meaulnes.</p> + +<p>—Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa +poche. Pourquoi répéter ce mot? Pourquoi n'avoir +jamais voulu croire en lui? Je l'ai connu, c'était +le garçon le plus merveilleux du monde!</p> + +<p>—Vous l'avez connu, dit-elle au comble de +l'émoi, vous avez connu Frantz de Galais?</p> + +<p>—C'était mon ami le meilleur, c'était mon +frère d'aventures, et voilà que je lui ai pris sa +fiancée!</p> + +<p>»Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous +nous avez fait, vous qui n'avez croire à +rien. Vous êtes cause de tout. C'est vous qui avez +tout perdu! tout perdu!…</p> + +<p>Elle voulut lui parler, lui prendre la main, +mais il la repoussa brutalement.</p> + +<p>—Allez-vous-en. Laissez-moi.</p> + +<p>—Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage +en feu, bégayant et pleurant à demi, je partirai +en effet. Je rentrerai à Bourges, chez nous, avec +ma sœur. Et si vous ne revenez pas me chercher, +vous savez, n'est-ce pas? que mon père est trop +pauvre pour me garder; eh bien! je repartirai +pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai +déjà fait une fois, je deviendrai certainement une +fille perdue, moi qui n'ai plus de métier…</p> + +<p>Et elle s'en alla chercher ses paquets pour +prendre le train, tandis que Meaulnes, sans même +la regarder partir, continuait à marcher au hasard.</p> + +<hr /> + + +<p>Le journal s'interrompait de nouveau.</p> + +<p>Suivaient encore des brouillons de lettres, +lettres d'un homme indécis, égaré. Rentré à La +Ferté-d'Angillon, Meaulnes écrivait à Valentine +en apparence pour lui affirmer sa résolution de +ne jamais la revoir et lui en donner des raisons +précises, mais en réalité, peut-être, pour qu'elle +lui répondît. Dans une de ces lettres, il lui demandait +ce que, dans son désarroi, il n'avait pas +même songé d'abord à lui demander: savait-elle +où se trouvait le Domaine tant cherché?… Dans +une autre, il la suppliait de se réconcilier avec +Frantz de Galais. Lui-même se chargeait de le +retrouver… Toutes les lettres dont je voyais les +brouillons n'avaient pas dû être envoyées. Mais +il avait dû écrire deux ou trois fois, sans jamais +obtenir de réponse. Ç'avait été pour lui une +période de combats affreux et misérables, dans un +isolement absolu. L'espoir de revoir jamais Yvonne +de Galais s'étant complètement évanoui, il avait +dû peu à peu sentir sa grande résolution faiblir. +Et d'après les pages qui vont suivre,—les dernières +de son journal,—j'imagine qu'il dut, un +beau matin du début des vacances, louer une +bicyclette pour aller à Bourges, visiter la cathédrale.</p> + +<p>Il était parti à la première heure, par la belle +route droite entre les bois, inventant en chemin +mille prétextes à se présenter dignement, sans +demander une réconciliation, devant celle qu'il +avait chassée.</p> + +<p>Les quatre dernières pages, que j'ai pu reconstituer +racontaient ce voyage et cette dernière +faute…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch16">CHAPITRE XVI<br /> +<span class="small">LE SECRET</span> <i>(fin)</i></h3> + + +<p>25 août.—De l'autre côté de Bourges, à +l'extrémité des nouveaux faubourgs, il découvrit, +après avoir longtemps cherché, la maison de +Valentine Blondeau. Une femme—la mère de +Valentine—sur le pas de la porte, semblait +l'attendre. C'était une bonne figure de ménagère, +lourde, fripée, mais belle encore. Elle le regardai +venir avec curiosité, et lorsqu'il lui demanda: «si +M<sup>lles</sup> Blondeau étaient ici», elle lui expliqua doucement, +avec bienveillance, qu'elles étaient rentrées +à Paris depuis le 15 août. «Elles m'ont défendu +de dire où elles allaient, ajouta-t-elle, +mais en écrivant à leur ancienne adresse on ferait +suivre leurs lettres.»</p> + +<p>En revenant sur ses pas, sa bicyclette à la +main, à travers le jardinet, il pensait:</p> + +<p>—Elle est partie… Tout est fini comme je l'ai +voulu… C'est moi qui l'ai forcée à cela. «Je +deviendrai certainement une fille perdue», disait-elle. +Et c'est moi qui l'ai jetée là ! C'est moi qui +ai perdu la fiancée de Frantz!</p> + +<p>Et tout bas il se répétait avec folie: «Tant +mieux! Tant mieux!» avec la certitude que c'était +bien «tant pis» au contraire et que, sous les yeux +de cette femme, avant d'arriver à la grille, il allait +buter des deux pieds et tomber sur les genoux.</p> + +<hr /> + + +<p>Il ne pensa pas à déjeuner et s'arrêta dans un +café où il écrivit longuement à Valentine, rien +que pour crier, pour se délivrer du cri désespéré qui +l'étouffait. Sa lettre répétait indéfiniment: «Vous +avez pu!… Vous avez pu!… Vous avez pu vous +résigner à cela! Vous avez pu vous perdre ainsi!»</p> + +<p>Près de lui des officiers buvaient. L'un d'eux +racontait bruyamment une histoire de femme +qu'on entendait par bribes: «… Je lui ai dit… +Vous devez bien me connaître… Je fais la partie +avec votre mari tous les soirs!» Les autres riaient +et, détournant la tête, crachaient derrière les +banquettes. Hâve et poussiéreux, Meaulnes les +regardait comme un mendiant. Il les imagina tenant +Valentine sur leurs genoux.</p> + +<hr /> + + +<p>Longtemps, à bicyclette, il erra autour de +la cathédrale, se disant obscurément: «En +somme, c'est pour la cathédrale que j'étais venu.» +Au bout de toutes les rues, sur la place déserte, +on la voyait monter énorme et indifférente. Ces +rues étaient étroites et souillées comme les ruelles +qui entourent les églises de village. Il y avait çà +et là l'enseigne d'une maison louche, une lanterne +rouge… Meaulnes sentait sa douleur perdue, +dans ce quartier malpropre, vicieux, réfugié, comme +aux anciens âges, sous les arcs-boutants de la +cathédrale. Il lui venait une crainte de paysan, +une répulsion pour cette église de la ville, où +tous les vices sont sculptés dans des cachettes, qui +est bâtie entre les mauvais lieux et qui n'a pas +de remède pour les plus douleurs d'amour.</p> + +<p>Deux filles vinrent à passer, se tenant par la +taille et le regardant effrontément. Par dégoût ou +par jeu, pour se venger de son amour ou pour +l'abîmer, Meaulnes les suivit lentement à bicyclette +et l'une d'elles, une misérable fille dont les +rares cheveux blonds étaient tirés en arrière par +un faux chignon, lui donna rendez-vous pour +six heures au jardin de l'Archevêché, le jardin +où Frantz, dans une de ses lettres, donnait rendez-vous +à la pauvre Valentine.</p> + +<p>Il ne dit pas non, sachant qu'à cette heure il +aurait depuis longtemps quitté la ville. Et de sa +fenêtre basse, dans la rue en pente, elle resta +longtemps à lui faire des signes vagues.</p> + +<hr /> + + +<p>Il avait hâte de reprendre son chemin.</p> + +<p>Avant de partir, il ne peut résister au morne +désir de passer une dernière fois devant la maison +de Valentine. Il regarda de tous ses yeux et put +faire provision de tristesse. C'était une des dernières +maisons du faubourg et la rue devenait +une route à partir de cet endroit… En face, une +sorte de terrain vague formait comme une petite +place. Il n'y avait personne aux fenêtres, ni dans +la cour, nulle part. Seule, le long d'un mur, +traînant deux gamins en guenilles, une sale fille +poudrée passa.</p> + +<p>C'est là que l'enfance de Valentine s'était écoulée, +là qu'elle avait commencé à regarder le monde +de ses yeux confiants et sages. Elle avait travaillé, +cousu, derrière ces fenêtres. Et Frantz +était passé pour la voir, lui sourire, dans cette +rue de faubourg. Mais maintenant il n'y avait +plus rien, rien… La triste soirée durait et +Meaulnes savait seulement que quelque part, +perdue, durant ce même après-midi, Valentine +regardait passer dans son souvenir cette place +morne où jamais elle ne viendrait plus.</p> + +<hr /> + + +<p>Le long voyage qu'il lui restait à faire pour +rentrer devait être son dernier recours contre sa +peine, sa dernière distraction forcée avant de s'y +enfoncer tout entier.</p> + +<p>Il partit. Aux environs de la route, dans la +vallée, de délicieuses maisons fermières, entre les +arbres, au bord de l'eau, montraient leurs pignons +pointus garnis de treillis verts. Sans doute, là -bas, +sur les pelouses, des jeunes filles attentives +parlaient de l'amour. On imaginait, là -bas, des +âmes, de belles âmes…</p> + +<p>Mais, pour Meaulnes, à ce moment, il n'existait +plus qu'un seul amour, cet amour mal satisfait +qu'on venait de souffleter si cruellement, et la +jeune fille entre toutes qu'il eût dû protéger, +sauvegarder, était justement celle-là qu'il venait +d'envoyer à sa perte.</p> + +<hr /> + + +<p>Quelques lignes hâtives du journal m'apprenaient +encore qu'il avait formé le projet de +retrouver Valentine coûte que coûte avant qu'il +fût trop tard. Une date, dans un coin de page, +me faisait croire que c'était là ce long voyage +pour lequel M<sup>me</sup> Meaulnes faisait des préparatifs, +lorsque j'étais venu à La Ferté-d'Angillon pour +tout déranger. Dans la mairie abandonnée, +Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par +un beau matin de la fin du mois d'août—lorsque +j'avais poussé la porte et lui avait apporté +la grande nouvelle qu'il n'attendait plus. Il avait +été repris, immobilisé, par son ancienne aventure, +sans oser rien faire ni rien avouer. Alors avaient +commencé le remords, le regret et la peine, tantôt +étouffés, tantôt triomphants, jusqu'au jour des +noces où le cri du bohémien dans les sapins +lui avait théâtralement rappelé son premier serment +de jeune homme.</p> + +<hr /> + + +<p>Sur ce même cahier de devoirs mensuels, il +avait encore griffonné quelques mots en hâte, à +l'aube, avant de quitter, avec sa permission,—mais +pour toujours—Yvonne de Galais, son +épouse depuis la veille:</p> + +<p>«Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste +des deux bohémiens qui sont venus hier dans +la sapinière et qui sont partis vers l'est à bicyclette. +Je ne reviendrai près d'Yvonne que si je +puis ramener avec moi et installer dans la +«maison de Frantz» Frantz et Valentine mariés.</p> + +<hr /> + + +<p>«Ce manuscrit, que j'avais commencé comme +un journal secret et qui est devenu ma confession, +sera, si je ne reviens pas, la propriété de mon +ami François Seurel».</p> + +<hr /> + + +<p>Il avait dû glisser le cahier en hâte sous les +autres, refermer à clef son ancienne petite malle +d'étudiant, et disparaître.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="p3ch17">ÉPILOGUE</h3> + + +<p>Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir +jamais mon compagnon, et de mornes jours s'écoulaient +dans l'école paysanne, de tristes jours dans +la maison déserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous +que je lui avais fixé, et d'ailleurs ma tante +Moinel ne savait plus depuis longtemps où +habitait Valentine.</p> + +<p>La seule joie des Sablonnières, ce fut bientôt +la petite fille qu'on avait pu sauver. A la fin de +septembre, elle s'annonçait même comme une +solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an. +Cramponnée aux barreaux des chaises, elle les +poussait toute seule, s'essayant à marcher sans +prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre +qui réveillait longuement les échos sourds +de la demeure abandonnée. Lorsque je la tenais +dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui +donne un baiser. Elle avait une façon sauvage et +charmante en même temps de frétiller et de me +repousser la figure avec sa petite main ouverte, +en riant aux éclats. De toute sa gaieté, de toute +sa violence enfantine, on eût dit qu'elle allait +chasser le chagrin qui pesait sur la maison depuis +sa naissance. Je me disais parfois: «Sans doute, +malgré cette sauvagerie, sera-t-elle un peu mon +enfant». Mais une fois encore la Providence en +décida autrement.</p> + +<hr /> + + +<p>Un dimanche matin de la fin de septembre, je +m'étais levé de fort bonne heure, avant même la +paysanne qui avait la garde de la petite fille. Je +devais aller pêcher au Cher avec deux hommes +de Saint-Benoist et Jasmin Delouche. Souvent +ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec +moi pour de grandes parties de braconnage: +pêches à la main, la nuit, pêches aux éperviers +prohibés… Tout le temps de l'été, nous partions +les jours de congé, dès l'aube, et nous ne rentrions +qu'à midi. C'était le gagne-pain de presque tous +ces hommes. Quant à moi, c'était mon seul +passe-temps, les seules aventures qui me rappelassent +les équipées de jadis. Et j'avais fini par +prendre goût à ces randonnées, à ces longues +pêches le long de la rivière ou dans les roseaux +de l'étang.</p> + +<p>Ce matin-là , j'étais donc debout, à cinq heures +et demie, devant la maison, sous un petit hangar +adossé au mur qui séparait le jardin anglais +des Sablonnières du jardin potager de la +ferme. J'étais occupé à démêler mes filets que +j'avais jetés en tas, le jeudi d'avant.</p> + +<p>Il ne faisait pas jour tout à fait; c'était le crépuscule +d'un beau matin de septembre; et le +hangar où je démêlais à la hâte mes engins se +trouvait à demi plongé dans la nuit.</p> + +<p>J'étais là silencieux et affairé lorsque soudain +j'entendis la grille s'ouvrir, un pas crier sur le +gravier.</p> + +<p>—Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus tôt +que je n'aurais cru. Et moi qui ne suis pas prêt!…</p> + +<p>Mais l'homme qui entrait dans la cour m'était +inconnu. C'était, autant que je pus distinguer, un +grand gaillard barbu habillé comme un chasseur +ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver là +où les autres savaient que j'étais toujours, à +l'heure de nos rendez-vous, il gagna directement +la porte d'entrée.</p> + +<p>—Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs +amis qu'ils auront convié sans me le dire et ils +l'auront envoyé en éclaireur.</p> + +<p>L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le +loquet de la porte. Mais je l'avais refermée, +aussitôt sorti. Il fit de même à l'entrée de la cuisine. +Puis, hésitant un instant, il tourna vers moi, +éclairée par le demi-jour, sa figure inquiète. Et +c'est alors seulement que je reconnus le grand +Meaulnes.</p> + +<p>Un long moment je restai là , effrayé, désespéré, +repris soudain par toute la douleur qu'avait +réveillée son retour. Il avait disparu derrière la +maison, en avait fait le tour, et il revenait, +hésitant.</p> + +<p>Alors je m'avançai vers lui, et sans rien dire, +je l'embrassai en sanglotant. Tout de suite, il +comprit:</p> + +<p>—Ah! dit-il d'une voix brève, elle est morte, +n'est-ce pas?</p> + +<p>Et il resta là , debout, sourd, immobile et terrible. +Je le pris par le bras et doucement je l'entraînai +vers la maison. Il faisait jour maintenant. +Tout de suite, pour que le plus dur fût accompli, +je lui fis monter l'escalier qui menait vers la +chambre de la morte. Sitôt entré; il tomba à deux +genoux devant le lit et, longtemps, resta la tête +enfouie dans ses deux bras.</p> + +<p>Il se releva enfin, les yeux égarés, titubant, ne +sachant où il était. Et, toujours le guidant par le +bras, j'ouvris la porte qui faisait communiquer +cette chambre avec celle de la petite fille. Elle +s'était éveillée toute seule—pendant que sa nourrice +était en bas—et, délibérément, s'était assise +dans son berceau. On voyait tout juste sa tête +étonnée, tournée vers nous.</p> + +<p>—Voici ta fille, dis-je.</p> + +<p>Il eut un sursaut et me regarda.</p> + +<p>Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il +ne put pas bien la voir d'abord, parce qu'il +pleurait. Alors, pour détourner un peu ce grand +attendrissement et ce flot de larmes, tout en +la tenant très serrée contre lui, assise sur son +bras droit, il tourna vers moi sa tête baissée et +me dit:</p> + +<p>—Je les ai ramenés, les deux autres… Tu iras +les voir dans leur maison.</p> + +<hr /> + + +<p>Et en effet, au début de la matinée, lorsque je +m'en allai, tout pensif et presque heureux vers la +maison de Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait +jadis montrée déserte, j'aperçus de loin une +manière de jeune ménagère en collerette, qui +balayait le pas de sa porte, objet de curiosité et +d'enthousiasme pour plusieurs petits vachers +endimanchés qui s'en allaient à la messe…</p> + +<hr /> + + +<p>Cependant la petite fille commençait à s'ennuyer +d'être serrée ainsi, et comme Augustin, la +tête penchée de côté pour cacher et arrêter ses +larmes, continuait à ne pas la regarder, elle lui +flanqua une grande tape de sa petite main sur sa +bouche barbue et mouillée.</p> + +<p>Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit +sauter au bout de ses bras et la regarda avec une +espèce de rire. Satisfaite, elle battit des mains…</p> + +<p>Je m'étais légèrement reculé pour mieux les +voir. Un peu déçu et pourtant émerveillé, je +comprenais que la petite fille avait enfin trouvé +là le compagnon qu'elle attendait obscurément… +La seule joie que m'eût laissée le grand +Meaulnes, je sentais bien qu'il était revenu pour +me la prendre. Et déjà je l'imaginais, la nuit, +enveloppant sa fille dans un manteau, et partant +avec elle pour de nouvelles aventures.</p> + + +<p class="c small gap">FIN</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> + + +<table summary=""> +<tr><td colspan="4" class="c">PREMIÈRE PARTIE</td></tr> +<tr><td class="r">I.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Pensionnaire.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch1">1</a></td></tr> +<tr><td class="r">II.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Après quatre heures.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch2">12</a></td></tr> +<tr><td class="r">III.</td> <td>—</td> +<td class="drap">«Je fréquentais la boutique d'un vannier».</td> +<td class="num"><a href="#p1ch3">17</a></td></tr> +<tr><td class="r">IV.</td> <td>—</td> +<td class="drap">L'Évasion.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch4">24</a></td></tr> +<tr><td class="r">V.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Voiture qui revient.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch5">31</a></td></tr> +<tr><td class="r">VI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">On frappe au carreau.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch6">37</a></td></tr> +<tr><td class="r">VII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Gilet de soie.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch7">46</a></td></tr> +<tr><td class="r">VIII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">L'Aventure.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch8">55</a></td></tr> +<tr><td class="r">IX.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Une Halte.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch9">60</a></td></tr> +<tr><td class="r">X.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Bergerie.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch10">66</a></td></tr> +<tr><td class="r">XI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Domaine mystérieux.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch11">71</a></td></tr> +<tr><td class="r">XII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Chambre de Wellington.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch12">78</a></td></tr> +<tr><td class="r">XIII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Fête étrange.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch13">82</a></td></tr> +<tr><td class="r">XIV.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Fête étrange <i>(suite)</i>.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch14">88</a></td></tr> +<tr><td class="r">XV.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Rencontre.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch15">96</a></td></tr> +<tr><td class="r">XVI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Frantz de Galais.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch16">108</a></td></tr> +<tr><td class="r">XVII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Fête étrange <i>(fin)</i>.</td> +<td class="num"><a href="#p1ch17">117</a></td></tr> +<tr><td colspan="4" class="c">DEUXIÈME PARTIE</td></tr> +<tr><td class="r">I.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le grand Jeu.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch1">125</a></td></tr> +<tr><td class="r">II.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Nous tombons dans une embuscade.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch2">133</a></td></tr> +<tr><td class="r">III.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Les Bohémiens à l'école.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch3">140</a></td></tr> +<tr><td class="r">IV.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Où il est question du Domaine mystérieux.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch4">150</a></td></tr> +<tr><td class="r">V.</td> <td>—</td> +<td class="drap">L'Homme aux espadrilles.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch5">159</a></td></tr> +<tr><td class="r">VI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Une Dispute dans la coulisse.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch6">165</a></td></tr> +<tr><td class="r">VII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Bohémien enlève son bandeau.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch7">171</a></td></tr> +<tr><td class="r">VIII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Les Gendarmes!</td> +<td class="num"><a href="#p2ch8">176</a></td></tr> +<tr><td class="r">IX.</td> <td>—</td> +<td class="drap">A la recherche du sentier perdu.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch9">180</a></td></tr> +<tr><td class="r">X.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Lessive.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch10">191</a></td></tr> +<tr><td class="r">XI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Je trahis.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch11">197</a></td></tr> +<tr><td class="r">XII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Les trois lettres de Meaulnes.</td> +<td class="num"><a href="#p2ch12">204</a></td></tr> +<tr><td colspan="4" class="c">TROISIÈME PARTIE</td></tr> +<tr><td class="r">I.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Baignade.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch1">213</a></td></tr> +<tr><td class="r">II.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Chez Florentin.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch2">222</a></td></tr> +<tr><td class="r">III.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Une Apparition.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch3">235</a></td></tr> +<tr><td class="r">IV.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La grande Nouvelle.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch4">246</a></td></tr> +<tr><td class="r">V.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Partie de Plaisir.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch5">255</a></td></tr> +<tr><td class="r">VI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La Partie de Plaisir <i>(fin)</i>.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch6">264</a></td></tr> +<tr><td class="r">VII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Jour des Noces.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch7">276</a></td></tr> +<tr><td class="r">VIII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">L'Appel de Frantz.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch8">281</a></td></tr> +<tr><td class="r">IX.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Les Gens heureux.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch9">288</a></td></tr> +<tr><td class="r">X.</td> <td>—</td> +<td class="drap">La «Maison de Frantz».</td> +<td class="num"><a href="#p3ch10">296</a></td></tr> +<tr><td class="r">XI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Conversation sous la Pluie.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch11">306</a></td></tr> +<tr><td class="r">XII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Fardeau.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch12">315</a></td></tr> +<tr><td class="r">XIII.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Cahier de Devoirs mensuels.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch13">326</a></td></tr> +<tr><td class="r">XIV.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Secret.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch14">331</a></td></tr> +<tr><td class="r">XV.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Secret <i>(suite)</i>.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch15">341</a></td></tr> +<tr><td class="r">XVI.</td> <td>—</td> +<td class="drap">Le Secret <i>(fin)</i>.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch16">351</a></td></tr> +<tr><td colspan="2"> </td> +<td>Épilogue.</td> +<td class="num"><a href="#p3ch17">358</a></td></tr> +</table> + +<p class="c gap small">IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.—15822-9-13.</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em">EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE</p> + + +<p class="c small">Maurice BARRÈS<br /> +DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</p> + +<p class="c"><span class="large">LA COLLINE 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Apres une enfance passee +en Sologne et dans le Bas-Berry, ou ses parents sont instituteurs, il +commence ses etudes secondaires a Paris, puis va preparer a Brest le +concours d'entree a l'Ecole Navale, a quoi il renonce bientot, ayant +compris qu'il ne pourrait jamais vivre loin de ces campagnes de son +enfance qu'il a passionnement aimees. Il revient faire sa philosophie a +Bourges. Puis, ayant choisi la carriere de l'enseignement des Lettres, +il poursuit ses etudes au Lycee Lakanal, a Sceaux, ou il se lie de +profonde amitie avec Jacques Riviere (qui epousera en 1909 se jeune +soeur Isabelle). Tous deux se lancent a la recherche de la verite et de +la beaute dans tous les arts: peinture, musique et surtout litterature, +ou ils seront les premiers a decouvrir, parmi les jeunes ecrivains-- +alors incompris et moques--ceux qui deviendront les grands noms de +notre epoque: Claudel, Peguy, Valery, etc. En juin 1905, Henri avait +rencontre celle qui, sous le nom d'Yvonne de Galais sera l'heroine du +Grand Meaulnes. Breve rencontre, unique conversation le long des quais +de la Seine, d'ou est ne en lui, cependant, ce qui sera le grand amour +de sa vie. Il ne retrouvera qu'en 1913, apres huit ans de recherches et +de souffrances, pour une deuxieme courte rencontre, "La Belle Jeune +Fille", alors mariee et mere de deux enfants. + +Ses etudes ayant ete interrompues en 1907 par les deux ans de son +service militaire, il ne les avait pas reprises. Il avait tenu alors +quelque temps un Courrier litteraire, publie divers poemes, essais, +contes (reunis plus tard sous le titre Miracles), cependant que +s'elaborait lentement l'oeuvre qui l'a rendu celebre. + +Et c'est quelques mois apres la deuxieme rencontre--la derniere--que +parut Le Grand Meaulnes commence presque au lendemain de la premiere, +patiemment bati, remanie, transforme au long de ces huit annees, et qui +est l'histoire, a peine transposee, de tout ce qu'il avait vecu +jusqu'alors, et du grand douloureux amour qui a domine sa vie. + +Un an plus tard, il etait tue aux Eparges, le 22 septembre 1914. + +Sa soeur Isabelle, a qui est dedie le roman, apres la mort de son mari, +Jacques Riviere, en 1925, publia l'abondante Correspondance des deux +amis; ensuite les Lettres au Petit B. (Rene Bichet, un gentil camarade +de Lakanal) et les Lettres d'Alain-Fournier a sa Famille, puis des +souvenirs sur son frere: Images d'Alain-Fournier, etc. + +A ma soeur Isabelle. + + + +PREMIERE PARTIE + +CHAPITRE PREMIER + +Le Pensionnaire. + +Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189... + +Je continue a dire "chez nous", bien que la maison ne nous appartienne +plus. Nous avons quitte le pays depuis bientot quinze ans et nous n'y +reviendrons certainement jamais. + +Nous habitions les batiments du Cour Superieur de Sainte-Agathe. Mon +pere, que j'appelais M. Seurel, comme les autres eleves, y dirigeait a +la fois le Cours superieur, ou l'on preparait le brevet d'instituteur, +et le Cours moyen. Ma mere faisait la petite classe. + +Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrees, sous des vignes +vierges, a l'extremite du bourg; une cour immense avec preaux et +buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail; sur +le cote nord, la route ou donnait une petite grille et qui menait vers +La Gare, a trois kilometres; au sud et par derriere, des champs, des +jardins et des pres qui rejoignaient les faubourgs... tel est le plan +sommaire de cette demeure ou s'ecoulerent les jours les plus tourmentes +et les plus chers de ma vie--demeure d'ou partirent et ou revinrent se +briser, comme des vagues sur un rocher desert, nos aventures. + +Le hasard des "changements", une decision d'inspecteur ou de prefet nous +avaient conduits la. Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps, +une voiture de paysan, qui precedait notre menage, nous avait deposes, +ma mere et moi, devant la petite grille rouillee. Des gamins qui +volaient des peches dans le jardin s'etaient enfuis silencieusement par +les trous de la haie... Ma mere, que nous appelions Millie, et qui etait +bien la menagere la plus methodique que j'aie jamais connue, etait +entree aussitot dans les pieces remplies de paille poussiereuse, et tout +de suite elle avait constate avec desespoir, comma a chaque +"deplacement", que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si +mal construite... Elle etait sortie pour me confier sa detresse. Tout en +me parlant, elle avait essuye doucement avec son mouchoir ma figure +d'enfant noircie par le voyage. Puis elle etait rentree faire le compte +de toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner pour rendre le +logement habitable... Quant a moi, coiffe d'un grand chapeau de paille a +rubans, j'etais reste la, sur le gravier de cette cour etrangere, a +attendre, a fureter petitement autour du puits et sous le hangar. + +C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui notre arrivee. Car +aussitot que je veux retrouver le lointain souvenir de cette premiere +soiree d'attente dans notre cour de Sainte-Agathe, deja ce sont d'autres +attentes que je me rappelle; deja, les deux mains appuyees aux barreaux +du portail, je me vois epiant avec anxiete quelqu'un qui va descendre la +grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer la premiere nuit que je dus passer +dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier etage, deja ce sont +d'autres nuits que je me rappelle; je ne suis plus seul dans cette +chambre; une grande ombre inquiete et amie passe le long des murs et se +promene. Tout ce paysage paisible--l'ecole, le champ du pere Martin, +avec ses trois noyers, le jardin des quatre heures envahi chaque jour +par des femmes en visite--est a jamais, dans ma memoire, agite, +transforme par la presence de celui qui bouleversa toute notre +adolescence et dont la fuite meme ne nous a pas laisse de repos. Nous +etions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva. + +J'avais quinze ans. C'etait un froid dimanche de novembre, le premier +jour d'automne qui fit songer a l'hiver. Toute la journee, Millie avait +attendu une voiture de La Gare qui devait lui apporter un chapeau pour +la mauvaise saison. Le matin, elle avait manque la messe; et jusqu'au +sermon, assis dans le choeur avec les autres enfants, j'avais regarde +anxieusement du cote des cloches, pour la voir entrer avec son chapeau +neuf. + +Apres midi, je dus partir seul a vepres. + +"D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa main mon +costume d'enfant, meme s'il etait arrive, ce chapeau, il aurait bien +fallu sans doute, que je passe mon dimanche a le refaire". + +Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi. Des le matin, mon pere +s'en allait au loin, sur le bord de quelque etang couvert de brume, +pecher le brochet dans une barque; et ma mere, retiree jusqu'a la nuit +dans sa chambre obscure, rafistolait d'humbles toilettes. Elle +s'enfermait ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi pauvre +qu'elle mais aussi fiere, vint la surprendre. Et moi, les vepres finies, +j'attendais, en lisant dans la froide salle a manger, qu'elle ouvrit la +porte pour me montrer comment ca lui allait. + +Ce dimanche-la, quelque animation devant l'eglise me retint dehors apres +vepres. Un bapteme, sous le porche, avait attroupe des gamins. Sur la +place, plusieurs hommes du bourg avaient revetu leurs vareuses de +pompiers; et, les faisceaux formes, transis et battant la semelle, ils +ecoutaient Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la theorie... + +Le carillon du bapteme s'arreta soudain, comme une sonnerie de fete qui +se serait trompee de jour et d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme +en bandouliere emmenerent la pompe au petit trot; et je les vis +disparaitre au premier tournant, suivis de quatre gamins silencieux, +ecrasant de leurs grosses semelles les brindilles de la route givree ou +je n'osais pas les suivre. + +Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant que le cafe Daniel, ou +j'entendais sourdement monter puis s'apaiser les discussions des +buveurs. Et, frolant le mur bas de la grande cour qui isolait notre +maison du village, j'arrivai un peu anxieux de mon retard, a la petite +grille. + +Elle etait entr'ouverte et je vis aussitot qu'il se passait quelque +chose d'insolite. + +En effet, a la porte de la salle a manger--la plus rapprochee des cinq +portes vitrees qui donnaient sur la cour--une femme aux cheveux gris, +penchee, cherchait a voir au travers des rideaux. Elle etait petite, +coiffee d'une capote de velours noir a l'ancienne mode. Elle avait un +visage maigre et fin, mais ravage par l'inquietude; et je ne sais quelle +apprehension, a sa vue, m'arreta sur la premiere marche, devant la +grille. + +"Ou est-il passe? mon Dieu! disait-elle a mi-voix. Il etait avec moi +tout a l'heure. Il a deja fait le tour de la maison. Il s'est peut-etre +sauve..." + +Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits coups a +peine perceptibles. + +Personne ne venait ouvrir a la visiteuse inconnue. Millie, sans doute, +avait recu le chapeau de La Gare, et sans rien entendre, au fond de la +chambre rouge, devant un lit seme de vieux rubans et de plumes +defrisees, elle cousait, decousait, rebatissait sa mediocre coiffure... +En effet, lorsque j'eus penetre dans la salle a manger, immediatement +suivi de la visiteuse, ma mere apparut tenant a deux mains sur la tete +des fils de laiton, des rubans et des plumes, qui n'etaient pas encore +parfaitement equilibres... Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigues +d'avoir travaille a la chute du jour, et s'ecria: + +"Regarde! Je t'attendais pour te montrer..." + +Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au fond de +la salle, elle s'arreta, deconcertee. Bien vite, elle enleva sa +coiffure, et, durant toute la scene qui suivit, elle la tint contre sa +poitrine, renversee comme un nid dans son bras droit replie. + +La femme a la capote, qui gardait, entre ses genoux, un parapluie et un +sac de cuir, avait commence de s'expliquer, en balancant legerement la +tete et en faisant claquer sa langue comme une femme en visite. Elle +avait repris tout son aplomb. Elle eut meme, des qu'elle parla de son +fils, un air superieur et mysterieux qui nous intrigua. + +Ils etaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferte-d'Angillon, a +quatorze kilometres de Sainte-Agathe. Veuve--et fort riche, a ce +qu'elle nous fit comprendre--elle avait perdu le cadet de ses deux +enfants, Antoine, qui etait mort un soir au retour de l'ecole, pour +s'etre baigne avec son frere dans un etang malsain. Elle avait decide de +mettre l'aine, Augustin, en pension chez nous pour qu'il put suivre le +Cours Superieur. + +Et aussitot elle fit l'eloge de ce pensionnaire qu'elle nous amenait. Je +ne reconnaissais plus la femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbee +devant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard +de poule qui aurait perdu l'oiseau sauvage de sa couvee. + +Ce qu'elle contait de son fils avec admiration etait fort surprenant: il +aimait a lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la riviere, +jambes nues, pendant des kilometres, pour lui rapporter des oeufs de +poules d'eau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs... Il tendait +aussi des nasses... L'autre nuit, il avait decouvert dans le bois une +faisane prise au collet... + +Moi qui n'osais plus rentrer a la maison quand j'avais un accroc a ma +blouse, je regardais Millie avec etonnement. + +Mais ma mere n'ecoutait plus. Elle fit meme signe a la dame de se taire; +et, deposant avec precaution son "nid" sur la table, elle se leva +silencieusement comme pour aller surprendre quelqu'un... + +Au-dessus de nous, en effet, dans un reduit ou s'entassaient les pieces +d'artifice noircies du dernier Quatorze Juillet, un pas inconnu, assure, +allait et venait, ebranlant le plafond, traversait les immenses greniers +tenebreux du premier etage, et se perdait enfin vers les chambres +d'adjoints abandonnees ou l'on mettait secher le tilleul et murir les +pommes. + +"Deja, tout a l'heure, j'avais entendu ce bruit dans les chambres du +bas, dit Millie a mi-voix, et je croyais que c'etait toi, Francois, qui +etais rentre..." + +Personne ne repondit. Nous etions debout tous les trois, le coeur +battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l'escalier de la +cuisine s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa la cuisine, +et se presenta dans l'entree obscure de la salle a manger. + +"C'est toi, Augustin?" dit la dame. + +C'etait un grand garcon de dix-sept ans environ. Je ne vis d'abord de +lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffe en +arriere et sa blouse noire sanglee d'une ceinture comme en portent les +ecoliers. Je pus distinguer aussi qu'il souriait... + +Il m'apercut, et, avant que personne eut pu lui demander aucune +explication: + +"Viens-tu dans la cour?" dit-il. + +J'hesitai une seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma +casquette et j'allai vers lui. Nous sortimes par la porte de la cuisine +et nous allames au preau, que l'obscurite envahissait deja. A la lueur +de la fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez +droit, a la levre duvetee. + +"Tiens, dit-il, j'ai trouve ca dans ton grenier. Tu n'y avais donc +jamais regarde?" + +Il tenait a la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusees +dechiquetees courait tout autour; c'avait du etre le soleil ou la lune +au feu d'artifice du Quatorze Juillet. + +"Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous allons toujours les +allumer", dit-il d'un ton tranquille et de l'air de quelqu'un qui espere +bien trouver mieux par la suite. + +Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait les cheveux +completement ras comme un paysan. Il me montra les deux fusees avec +leurs bouts de meche en papier que la flamme avait coupes, noircis, puis +abandonnes. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira de sa +poche--a mon grand etonnement, car cela nous etait formellement +interdit--une boite d'allumettes. Se baissant avec precaution, il mit +le feu a la meche. Puis, me prenant par la main, il m'entraina vivement +en arriere. + +Un instant apres, ma mere qui sortait sur le pas de la porte, avec la +mere de Meaulnes, apres avoir debattu et fixe le prix de pension, vit +jaillir sous le preau, avec un bruit de soufflet, deux gerbes d'etoiles +rouges et blanches; et elle put m'apercevoir, l'espace d'une seconde, +dresse dans la lueur magique, tenant par la main le grand gars nouveau +venu et ne bronchant pas... + +Cette fois encore, elle n'osa rien dire. + +Et le soir, au diner, il y eut, a la table de famille, un compagnon +silencieux, qui mangeait, la tete basse, sans se soucier de nos trois +regards fixes sur lui. + + + +CHAPITRE II + +Apres quatre heures. + +Je n'avais guere ete, jusqu'alors, courir dans les rues avec les gamins +du bourg. Une coxalgie, dont j'ai souffert jusque vers cette annee +189... m'avait rendu craintif et malheureux. Je me vois encore +poursuivant les ecoliers alertes dans les ruelles qui entouraient la +maison, en sautillant miserablement sur une jambe... + +Aussi ne me laissait-on guere sortir. Et je me rappelle que Millie, qui +etait tres fiere de moi, me ramena plus d'une fois a la maison, avec +force taloches, pour m'avoir ainsi rencontre, sautant a cloche-pied, +avec les garnements du village. + +L'arrivee d'Augustin Meaulnes, qui coincida avec ma guerison, fut le +commencement d'une vie nouvelle. + +Avant sa venue, lorsque le cours etait fini, a quatre heures, une longue +soiree de solitude commencait pour moi. Mon pere transportait le feu du +poele de la classe dans la cheminee de notre salle a manger; et peu a +peu les derniers gamins attardes abandonnaient l'ecole refroidie ou +roulaient des tourbillons de fumee. Il y avait encore quelques jeux, des +galopades dans la cour; puis la nuit venait; les deux eleves qui avaient +balaye la classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons et leurs +pelerines, et ils partaient bien vite, leur panier au bras, en laissant +le grand portail ouvert... + +Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je restais au fond de la +mairie, enferme dans le cabinet des archives plein de mouches mortes, +d'affiches battant au vent, et je lisais assis sur une vieille bascule, +aupres d'une fenetre qui donnait sur le jardin. + +Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme voisine commencaient +a hurler et que le carreau de notre petite cuisine s'illuminait, je +rentrais enfin. Ma mere avait commence de preparer le repas. Je montais +trois marches de l'escalier du grenier; je m'asseyais sans rien dire et, +la tete appuyee aux barreaux froids de la rampe, je la regardais allumer +son feu dans l'etroite cuisine ou vacillait la flamme d'une bougie. + +Mais quelqu'un est venu qui m'a enleve a tous ces plaisirs d'enfant +paisible. Quelqu'un a souffle la bougie qui eclairait pour moi le doux +visage maternel penche sur le repas du soir. Quelqu'un a eteint la lampe +autour de laquelle nous etions une famille heureuse, a la nuit, lorsque +mon pere avait accroche les volets de bois aux portes vitrees. Et celui- +la, ce fut Augustin Meaulnes, que les autres eleves appelerent bientot +le grand Meaulnes. + +Des qu'il fut pensionnaire chez nous, c'est-a-dire des les premiers +jours de decembre, l'ecole cessa d'etre desertee le soir, apres quatre +heures. Malgre le froid de la porte battante, les cris des balayeurs et +leurs seaux d'eau, il y avait toujours, apres le cours, dans la classe, +une vingtaine de grands eleves, tant de la campagne que du bourg, serres +autour de Meaulnes. Et c'etaient de longues discussions, des disputes +interminables, au milieu desquelles je me glissais avec inquietude et +plaisir. + +Meaulnes ne disait rien; mais c'etait pour lui qu'a chaque instant l'un +des plus bavards s'avancait au milieu du groupe, et, prenant a temoin +tour a tour chacun de ses compagnons, qui l'approuvaient bruyamment, +racontait quelque longue histoire de maraude, que tous les autres +suivaient, le bec ouvert, en riant silencieusement. + +Assis sur un pupitre, en balancant les jambes, Meaulnes reflechissait. +Aux bons moments, il riait aussi, mais doucement, comme s'il eut reserve +ses eclats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui seul. +Puis, a la nuit tombante, lorsque la lueur des carreaux de la classe +n'eclairait plus le groupe confus de jeunes gens, Meaulnes se levait +soudain et, traversant le cercle presse: + +"Allons, en route!" criait-il. + +Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs cris jusqu'a la nuit +noire, dans le haut du bourg... + +Il m'arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes, j'allais a +la porte des ecuries des faubourgs, a l'heure ou l'on trait les +vaches... Nous entrions dans les boutiques, et, du fond de l'obscurite, +entre deux craquements de son metier, le tisserand disait: + +"Voila les etudiants!" + +Generalement, a l'heur du diner, nous nous trouvions tout pres du Cours, +chez Desnoues, le charron, qui etait aussi marechal. Sa boutique etait +une ancienne auberge, avec de grandes portes a deux battants qu'on +laissait ouvertes. De la rue on entendait grincer le soufflet de la +forge et l'on apercevait a la lueur du brasier, dans ce lieu obscur et +tintant, parfois des gens de campagne qui avaient arrete leur voiture +pour causer un instant, parfois un ecolier comme nous, adosse a une +porte, qui regardait sans rien dire. + +Et c'est la que tout commenca, environ huit jours avant Noel. + + + +CHAPITRE III + +"Je frequentais la boutique d'un vannier". + +La pluie etait tombee tout le jour, pour ne cesser qu'au soir. La +journee avait ete mortellement ennuyeuse. Aux recreations, personne ne +sortait. Et l'on entendait mon pere, M. Seurel, crier a chaque minute, +dans la classe: + +"Ne sabotez donc pas comme ca, les gamins!" + +Apres la derniere recreation de la journee, ou, comme nous disions, +apres le dernier "quart d'heure", M. Seurel, qui depuis un instant +marchait le long en large pensivement, s'arreta, frappa un grand coup de +regle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement confus des fins +de classe ou l'on s'ennuie, et, dans le silence attentif, demanda: + +"Qui est-ce qui ira demain en voiture a La Gare avec Francois, pour +chercher M. et Mme Charpentier?" + +C'etaient mes grands-parents: grand-pere Charpentier, l'homme au grand +burnous de laine grise, le vieux garde forestier en retraite, avec son +bonnet de poil de lapin qu'il appelait son kepi... Les petits gamins le +connaissaient bien. Les matins, pour se debarbouiller, il tirait un seau +d'eau, dans lequel il barbotait, a la facon des vieux soldats en se +frottant vaguement la barbiche. Un cercle d'enfants, les mains derriere +le dos, l'observaient avec une curiosite respectueuse... Et ils +connaissaient aussi grand'mere Charpentier, la petite paysanne, avec sa +capote tricotee, parce que Millie l'amenait, au moins une fois, dans la +classe des plus petits. + +Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avant Noel, a la +Gare, au train de 4 h 2. Ils avaient, pour nous voir, traverse tout le +departement, charges de ballots de chataignes et de victuailles pour +Noel enveloppees dans des serviettes. Des qu'ils avaient passe, tous les +deux, emmitoufles, souriants et un peu interdits, le seuil de la maison, +nous fermions sur eux toutes les portes, et c'etait une grande semaine +de plaisir qui commencait... + +Il fallait, pour conduire avec moi la voiture qui devait les ramener, il +fallait quelqu'un de serieux qui ne nous versat pas dans un fosse, et +d'assez debonnaire aussi, car le grand-pere Charpentier jurait +facilement et la grand-mere etait un peu bavarde. + +A la question de M. Seurel, une dizaine de voix repondirent, criant +ensemble: + +"Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes!" + +Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre. + +Alors ils crierent: + +"Fromentin!" + +D'autres: + +"Jasmin Delouche!" + +Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs monte sur sa truie au +triple galop, criait: "Moi! Moi!" d'une voix percante. + +Dutremblay et Moucheboeuf se contentaient de lever timidement la main. + +J'aurais voulu que ce fut Meaulnes. Ce petit voyage en voiture a ane +serait devenu un evenement plus important. Il le desirait aussi, mais il +affectait de se taire dedaigneusement. Tous les grands eleves s'etaient +assis comme lui sur la table, a revers, les pieds sur le banc, ainsi que +nous faisions dans les moments de grand repit et de rejouissance. +Coffin, sa blouse relevee et roulee autour de la ceinture, embrassait la +colonne de fer qui soutenait la poutre de la classe et commencait de +grimper en signe d'allegresse. Mais M. Seurel refroidit tout le monde en +disant: + +"Allons! Ce sera Moucheboeuf". + +Et chacun regagna sa place en silence. + +A quatre heures, dans la grande cour glacee, ravinee par la pluie, je me +trouvai seul avec Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions +le bourg luisant que sechait la bourrasque. Bientot, le petit Coffin, en +capuchon, un morceau de pain a la main, sortit de chez lui et, rasant +les murs, se presenta en sifflant a la porte du charron. Meaulnes ouvrit +le portail, le hela et, tous les trois, un instant apres, nous etions +installes au fond de la boutique rouge et chaude, brusquement traversee +par de glacials coups de vent: Coffin et moi, assis aupres de la forge, +nos pieds boueux dans les copeaux blancs; Meaulnes, les mains aux +poches, silencieux, adosse au battant de la porte d'entree. De temps a +autre, dans la rue, passait une dame de village, la tete baissee a cause +du vent, qui revenait de chez le boucher, et nous levions le nez pour +regarder qui c'etait. + +Personne ne disait rien. Le marechal et son ouvrier, l'un soufflant la +forge, l'autre battant le fer, jetaient sur le mur de grandes ombres +brusques... Je me rappelle ce soir-la comme un des grands soirs de mon +adolescence. C'etait en moi un melange de plaisir et d'anxiete: je +craignais que mon compagnon ne m'enlevat cette pauvre joie d'aller a La +Gare en voiture; et pourtant j'attendais de lui, sans oser me l'avouer, +quelque entreprise extraordinaire qui vint tout bouleverser. + +De temps a autre, le travail paisible et regulier de la boutique +s'interrompait pour un instant. Le marechal laissait a petits coups +pesants et clairs retomber son marteau sur l'enclume. Il regardait, en +l'approchant de son tablier de cuir, le morceau de fer qu'il avait +travaille. Et, redressant la tete, il nous disait, histoire de souffler +un peu: + +"Eh bien, ca va, la jeunesse?" + +L'ouvrier restait la main en l'air a la chaine du soufflet, mettait son +poing gauche sur la hanche et nous regardait en riant. + +Puis le travail sourd et bruyant reprenait. + +Durant une de ces pauses, on apercut, par la porte battante, Millie dans +le grand vent, serree dans un fichu, qui passait chargee de petits +paquets. + +Le marechal demanda: + +"C'est-il que M. Charpentier va bientot venir? + +--Demain, repondis je, avec ma grand'mere, j'irai les chercher en +voiture au train de 4 h 2. + +--Dans la voiture a Fromentin, peut-etre?" + +Je repondis bien vite: + +"Non, dans celle du pere Martin. + +--Oh! alors, vous n'etes pas revenus". + +Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent a rire. + +L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose: + +"Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher a Vierzon. +Il y a une heure d'arret. C'est a quinze kilometres. On aurait ete de +retour avant meme que l'ane a Martin fut attele. + +--Ca, dit l'autre, c'est une jument qui marche!... + +--Et je crois bien que Fromentin la preterait facilement". + +La conversation finit la. De nouveau la boutique fut un endroit plein +d'etincelles et de bruit, ou chacun ne pensa que pour soi. + +Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que je me levai pour faire +signe au grand Meaulnes, il ne m'apercut pas d'abord. Adosse a la porte +et la tete penchee, il semblait profondement absorbe par ce qui venait +d'etre dit. En le voyant ainsi, perdu dans ses reflexions, regardant, +comme a travers des lieus de brouillard, ces gens paisibles qui +travaillaient, je pensai soudain a cette image de Robinson Crusoe, ou +l'on voit l'adolescent anglais, avant son grand depart, "frequentant la +boutique d'un vannier"... + +Et j'y ai souvent repense depuis. + + + +CHAPITRE IV + +L'Evasion. + +A une heure de l'apres-midi, le lendemain, la classe du Cours superieur +est claire, au milieu du paysage gele, comme une barque sur l'Ocean. On +n'y sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de peche, +mais les harengs grilles sur le poele et la laine roussie de ceux qui, +en rentrant, se sont chauffes de trop pres. + +On a distribue, car la fin de l'annee approche, les cahiers de +compositions. Et, pendant que M. Seurel ecrit au tableau l'enonce des +problemes, un silence imparfait s'etablit, mele de conversations a voix +basse, coupe de petits cris etouffes et de phrases dont on ne dit que +les premiers mots pour effrayer son voisin: + +"Monsieur! Un tel me..." + +M. Seurel, en copiant ses problemes, pense a autre chose. Il se retourne +de temps a autre, en regardant tout le monde d'un air a la fois severe +et absent. Et ce remue-menage sournois cesse completement, une seconde, +pour reprendre ensuite, tout doucement d'abord, comme un ronronnement. + +Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d'une des +tables de la division des plus jeunes, pres des grandes vitres, je n'ai +qu'a me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le +bas, puis les champs. + +De temps a autre, je me souleve sur la pointe des pieds et je regarde +anxieusement du cote de la ferme de la Belle-Etoile. Des le debut de la +classe, je me suis apercu que Meaulnes n'etait pas rentre apres la +recreation de midi. Son voisin de table a bien du s'en apercevoir aussi. +Il n'a rien dit encore, preoccupe par sa composition. Mais, des qu'il +aura leve la tete, la nouvelle courra par toute la classe, et quelqu'un, +comme c'est l'usage, ne manquera par de crier a haute voix les premiers +mots de la phrase: + +"Monsieur! Meaulnes..." + +Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le soupconne de +s'etre echappe. Sitot le dejeuner termine, il a du sauter le petit mur +et filer a travers champs, en passant le ruisseau a la Vieille-Planche, +jusqu'a la Belle-Etoile. Il aura demande la jument pour aller chercher +M. et Mme Charpentier. Il fait atteler en ce moment. + +La Belle-Etoile est, la-bas, de l'autre cote du ruisseau, sur le versant +de la cote, une grande ferme, que les ormes, les chenes de la cour et +les haies vives cachent en ete. Elle est placee sur un petit chemin qui +rejoint d'un cote la route de La Gare, de l'autre un faubourg du pays. +Entouree de hauts murs soutenus par des contreforts dont le pied baigne +dans le fumier, la grande batisse feodale est au mois de juin enfouie +sous les feuilles, et, de l'ecole, on entend seulement, a la tombee de +la nuit, le roulement des charrois et les cris des vachers. Mais +aujourd'hui, j'apercois par la vitre, entre les arbres depouilles, le +haut mur grisatre de la cour, la porte d'entree, puis, entre des +troncons de haie, un bande du chemin blanchi de givre, parallele au +ruisseau, qui mene a la route de La Gare. + +Rien ne bouge encore dans ce clair paysage d'hiver. Rien n'est change +encore. + +Ici, M. Seurel acheve de copier le deuxieme probleme. Il en donne trois +d'habitude. Si aujourd'hui par hasard, il n'en donnait que deux... Il +remonterait aussitot dans sa chaire et s'apercevait de l'absence de +Meaulnes. Il enverrait pour le chercher a travers le bourg deux gamins +qui parviendraient certainement a le decouvrir avant que la jument ne +soit attelee... + +M. Seurel, le deuxieme probleme copie, laisse un instant retomber son +bras fatigue... Puis, a mon grand soulagement, il va a la ligne et +recommence a ecrire en disant: + +"Ceci, maintenant, n'est plus qu'un jeu d'enfant!" + +... Deux petits traits noirs, qui depassaient le mur de la Belle-Etoile +et qui devaient etre les deux brancards dresses d'une voiture, ont +disparu. Je suis sur maintenant qu'on fait la-bas les preparatifs du +depart de Meaulnes. Voici la jument qui passe la tete et le poitrail +entre les deux pilastres de l'entree, puis s'arrete, tandis qu'on fixe +sans doute, a l'arriere de la voiture un second siege pour les voyageurs +que Meaulnes pretend ramener. Enfin tout l'equipage sort lentement de la +cour, disparait un instant derriere la haie, et repasse avec la meme +lenteur sur le bout de chemin blanc qu'on apercoit entre deux troncons +de la cloture. Je reconnais alors, dans cette forme noire qui tient les +guides, un coude nonchalamment appuye sur le cote de la voiture, a la +facon paysanne, mon compagnon Augustin Meaulnes. + +Un instant encore tout disparait derriere la haie. Deux hommes qui sont +restes au portail de la Belle-Etoile, a regarder partir la voiture, se +concertent maintenant avec une animation croissante. L'un d'eux ce +decide enfin a mettre sa main en porte-voix pres de sa bouche et a +appeler Meaulnes, puis a courir quelques pas, dans sa direction, sur le +chemin... Mais alors, dans la voiture qui est lentement arrivee sur la +route de La Gare et que du petit chemin on ne doit plus apercevoir, +Meaulnes change soudain d'attitude. Un pied sur le devant, dresse comme +un conducteur de char romain, secouant a deux mains les guides, il lance +sa bete a fond de train et disparait en un instant de l'autre cote de la +montee. Sur le chemin, l'homme qui appelait s'est repris a courir; +l'autre s'est lance au galop a travers champs et semble venir vers nous. + +En quelques minutes, et au moment meme ou M. Seurel, quittant le +tableau, se frotte les mains pour en enlever la craie, au moment ou +trois voix a la fois crient du fond de la classe: + +"Monsieur! Le grand Meaulnes est parti!" + +L'homme en blouse bleue est a la porte, qu'il ouvre soudain toute +grande, et, levant son chapeau, il demande sur le seuil: + +"Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui avez autorise cet eleve a +demander la voiture pour aller a Vierzon chercher vos parents? Il nous +est venu des soupcons... + +--Mais pas du tout!" repond M. Seurel. + +Et aussitot c'est dans la classe un desarroi effroyable. Les trois +premiers, pres de la sortie, ordinairement charges de pourchasser a +coups de pierres les chevres ou les porcs qui viennent brouter dans la +cour les corbeilles d'argent, se sont precipites a la porte. Au violent +pietinement de leurs sabots ferres sur les dalles de l'ecole a succede, +dehors, le bruit etouffe de leurs pas precipites qui machent le sable de +la cour et derapent au virage de la petite grille ouverte sur la route. +Tout le reste de la classe s'entasse aux fenetres du jardin. Certains +ont grimpe sur les tables pour mieux voir... + +Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est evade. + +"Tu iras tout de meme a La Gare avec Moucheboeuf, me dit M. Seurel. +Meaulnes ne connait pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux +carrefours. Il ne sera pas au train pour trois heures". + +Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pour demander: + +"Mais qu'y a-t-il donc?" + +Dans la rue du bourg, les gens commencent a s'attrouper. Le paysan est +toujours la, immobile, entete, son chapeau a la main, comme quelqu'un +qui demande justice. + + + +CHAPITRE V + +La voiture qui revient. + +Lorsque j'eus ramene de La Gare les grands-parents, lorsqu'apres le +diner, assis devant la haute cheminee, ils commencerent a raconter par +le menu detail tout ce qui leur etait arrive depuis les dernieres +vacances, je m'apercus bientot que je ne les ecoutais pas. + +La petite grille de la cour etait tout pres de la porte de la salle a +manger. Elle grincait en s'ouvrant. D'ordinaire, au debut de la nuit, +pendant nos veillees de campagne, j'attendais secretement ce grincement +de la grille. Il etait suivi d'un bruit de sabots claquant ou s'essuyant +sur le seuil, parfois d'un chuchotement comme de personnes qui se +concertent avant d'entrer. Et l'on frappait. C'etait un voisin, les +institutrices, quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la longue +veillee. + +Or, ce soir-la, je n'avais plus rien a esperer du dehors, puisque tous +ceux que j'aimais etaient reunis dans notre maison; et pourtant je ne +cessais d'epier tous les bruits de la nuit et d'attendre qu'on ouvrit +notre porte. + +Le vieux grand-pere, avec son air broussailleux de grand berger gascon, +ses deux pieds lourdement poses devant lui, son baton entre les jambes, +inclinant l'epaule pour cogner sa pipe contre son soulier, etait la. Il +approuvait de ses yeux mouilles et bons ce que disait la grand'mere, de +son voyage et de ses poules et de ses voisins et des paysans qui +n'avaient pas encore paye leur fermage. Mais je n'etais plus avec eux. + +J'imaginais le roulement de voiture qui s'arreterait soudain devant la +porte. Meaulnes sauterait de la carriole et entrerait comme si rien ne +s'etait passe... Ou peut-etre irait-il d'abord reconduire la jument a la +Belle-Etoile; et j'entendrais bientot son pas sonner sur la route et la +grille s'ouvrir... + +Mais rien. Le grand-pere regardait fixement devant lui et ses paupieres +en battant s'arretaient longuement sur ses yeux comme a l'approche du +sommeil. La grand'mere repetait avec embarras sa derniere phrase, que +personne n'ecoutait. + +"C'est de ce garcon que vous etes en peine?" dit-elle enfin. + +A La Gare, en effet, je l'avais questionnee vainement. Elle n'avait vu +personne, a l'arret de Vierzon, qui ressemblat au grand Meaulnes. Mon +compagnon avait du s'attarder en chemin. Sa tentative etait manquee. +Pendant le retour, en voiture, j'avais rumine ma deception, tandis que +ma grand'mere causait avec Moucheboeuf. Sur la route blanchie de givre, +les petits oiseaux tourbillonnaient autour des pieds de l'ane +trottinant. De temps a autre, sur le grand calme de l'apres-midi gele, +montait l'appel lointain d'une bergere ou d'un gamin helant son +compagnon d'un bosquet de sapins a l'autre. Et chaque fois, ce long cri +sur les coteaux deserts me faisait tressaillir, comme si c'eut ete la +voix de Meaulnes me conviant a le suivre au loin... + +Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l'heure arriva de se +coucher. Deja le grand-pere etait entre dans la chambre rouge, la +chambre-salon, tout humide et glacee d'etre close depuis l'autre hiver. +On avait enleve, pour qu'il s'y installat, les tetieres en dentelle des +fauteuils, releve les tapis et mis de cote les objets fragiles. Il avait +pose son baton sur un chaise, ses gros souliers sous un fauteuil; il +venait de souffler sa bougie, et nous etions debout, nous disant +bonsoir, prets a nous separer pour la nuit, lorsqu'un bruit de voitures +nous fit taire. + +On eut dit deux equipages se suivant lentement au tres petit trot. Cela +ralentit le pas et finalement vint s'arreter sous la fenetre de la salle +a manger qui donnait sur la route, mais qui etait condamnee. + +Mon pere avait pris la lampe et, sans attendre, il ouvrait la porte +qu'on avait deja fermee a clef. Puis, poussant la grille, s'avancant sur +le bord des marches, il leva la lumiere au-dessus de sa tete pour voir +ce qui se passait. + +C'etaient bien deux voitures arretees, le cheval de l'une attache +derriere l'autre. Un homme avait saute a terre et hesitait... + +"C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant? Pourriez-vous m'indiquer +M. Fromentin, metayer a la Belle-Etoile? J'ai trouve sa voiture et sa +jument qui s'en allaient sans conducteur, le long d'un chemin pres de la +route de Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et +son adresse sur la plaque. Comme c'etait sur mon chemin, j'ai ramene son +attelage par ici, afin d'eviter des accidents, mais ca m'a rudement +retarde quand meme". + +Nous etions la, stupefaits. Mon pere s'approcha. Il eclaira la carriole +avec sa lampe. + +"Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit l'homme. Pas meme une +couverture. La bete est fatiguee; elle boitille un peu". + +Je m'etais approche jusqu'au premier rang et je regardais avec les +autres cet attelage perdu qui nous revenait, telle une epave qu'eut +ramenee la haute mer--la premiere epave et la derniere, peut-etre, de +l'aventure de Meaulnes. + +"Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit l'homme, je vais vous laisser +la voiture. J'ai perdu beaucoup de temps et l'on doit s'inquieter, chez +moi". + +Mon pere accepta. De cette facon nous pourrions des ce soir reconduire +l'attelage a la Belle-Etoile sans dire ce qui s'etait passe. Ensuite, on +deciderait de ce qu'il faudrait raconter aux gens du pays et ecrire a la +mere de Meaulnes... Et l'homme fouetta sa bete, en refusant le verre de +vin que nous lui offrions. + +Du fond de sa chambre ou il avait rallume la bougie, tandis que nous +rentrions sans rien dire et que mon pere conduisait la voiture a la +ferme, mon grand-pere appelait: + +"Alors? Est-il rentre, ce voyageur?" + +Les femmes se concerterent du regard, une seconde: + +"Mais oui, il a ete chez sa mere. Allons, dors. Ne t'inquiete pas! + +--Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je pensais", dit-il. + +Et, satisfait, il eteignit sa lumiere et se tourna dans son lit pour +dormir. + +Ce fut la meme explication que nous donnames aux gens du bourg. Quant a +la mere du fugitif, il fut decide qu'on attendrait pour lui ecrire. Et +nous gardames pour nous seuls notre inquietude qui dura trois grands +jours. Je vois encore mon pere rentrant de la ferme vers onze heures, sa +moustache mouillee par la nuit, discutant avec Millie d'une voix tres +basse, angoissee et colere... + + + +CHAPITRE VI + +On frappe au carreau. + +Le quatrieme jour fut un des plus froids de cet hiver-la. De grand +matin, les premiers arrives dans la cour se rechauffaient en glissant +autour du puits. Ils attendaient que le poele fut allume dans l'ecole +pour s'y precipiter. + +Derriere le portail, nous etions plusieurs a guetter la venue des gars +de la campagne. Ils arrivaient tout eblouis encore d'avoir traverse des +paysages de givre, d'avoir vu les etangs glaces, les taillis ou les +lievres detalent... Il y avait dans leurs blouses un gout de foin et +d'ecurie qui alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient +autour du poele rouge. Et, ce matin-la, l'un d'eux avait apporte dans un +panier un ecureuil gele qu'il avait decouvert en route. Il essayait, je +me souviens, d'accrocher par ses griffes, au poteau du preau, la longue +bete raidie... + +Puis la pesante classe d'hiver commenca... + +Un coup brusque au carreau nous fit lever la tete. Dresse contre la +porte, nous apercumes le grand Meaulnes secouant avant d'entrer le givre +de sa blouse, la tete haute et comme ebloui! + +Les deux eleves du banc le plus rapproche de la porte se precipiterent +pour l'ouvrir: il y eut a l'entree comme un vague conciliabule, que nous +n'entendimes pas, et le fugitif se decida enfin a penetrer dans l'ecole. + +Cette bouffee d'air frais venue de la cour deserte, les brindilles de +paille qu'on voyait accrochees aux habits du grand Meaulnes, et surtout +son air de voyageur fatigue, affame, mais emerveille, tout cela fit +passer en nous un etrange sentiment de plaisir et de curiosite. + +M. Seurel etait descendu du petit bureau a deux marches ou il etait en +train de nous faire la dictee, et Meaulnes marchait vers lui d'un air +agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau, a cet instant, le +grand compagnon, malgre son air epuise et ses yeux rougis par les nuits +passees au dehors, sans doute. + +Il s'avanca jusqu'a la chaire et dit, du ton tres assure de quelqu'un +qui rapporte un renseignement: + +"Je suis rentre, monsieur." + +--Je le vois bien, repondit M. Seurel, en le considerant avec +curiosite... Allez vous asseoir a votre place". + +Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courbe, souriant d'un air +moqueur, comme font les grands eleves indisciplines lorsqu'ils sont +punis, et, saisissant d'une main le bout de la table, il se laissa +glisser sur son banc. + +"Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le maitre-- +toutes les tetes etaient alors tournees vers Meaulnes--pendant que vos +camarades finiront la dictee". + +Et la classe reprit comme auparavant. De temps a autre le grand Meaulnes +se tournait de mon cote, puis il regardait par les fenetres, d'ou l'on +apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile, et les champs deserts, +ou parfois descendait un corbeau. Dans la classe, la chaleur etait +lourde, aupres du poele rougi. Mon camarade, la tete dans les mains, +s'accouda pour lire: a deux reprises je vis ses paupieres se fermer et +je crus qu'il allait s'endormir. + +"Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, en levant le bras +a demi. Voici trois nuits que je ne dors pas. + +--Allez!" dit M. Seurel, desireux surtout d'eviter un incident. + +Toutes les tetes levees, toutes les plumes en l'air, a regret nous le +regardames partir, avec sa blouse fripee dans le dos et ses souliers +terreux. + +Que la matinee fut lente a traverser! Aux approches de midi, nous +entendimes la-haut, dans la mansarde, le voyageur s'appreter pour +descendre. Au dejeuner, je le retrouvai assis devant le feu, pres des +grands-parents interdits, pendant qu'aux douze coups de l'horloge, les +grands eleves et les gamins eparpilles dans la cour neigeuse filaient +comme des ombres devant la porte de la salle a manger. + +De ce dejeuner je ne me rappelle qu'un grand silence et une grande gene. +Tout etait glace: la toile ciree sans nappe, le vin froid dans les +verres, le carreau rougi sur lequel nous posions les pieds... On avait +decide, pour ne pas le pousser a la revolte, de ne rien demander au +fugitif. Et il profita de cette treve pour ne pas dire un mot. + +Enfin, le dessert termine, nous pumes tous les deux bondir dans la cour. +Cour d'ecole, apres midi, ou les sabots avaient enleve la neige... cour +noircie ou le degel faisait degoutter les toits du preau... cour pleine +de jeux et de cris percants! Meaulnes et moi, nous longeames en courant +les batiments. Deja deux ou trois de nos amis du bourg laissaient la +partie et accouraient vers nous en criant de joie, faisant gicler la +boue sous leurs sabots, les mains aux poches, le cache-nez deroule. Mais +mon compagnon se precipita dans la grande classe, ou je le suivis, et +referma la porte vitree juste a temps pour supporter l'assaut de ceux +qui nous poursuivaient. Il y eut un fracas clair et violent de vitres +secouees, de sabots claquant sur le seuil; une poussee qui fit plier la +tige de fer maintenant les deux battants de la porte; mais deja +Meaulnes, au risque de se blesser a son anneau brise, avait tourne la +petite clef qui fermait la serrure. + +Nous avions accoutume de juger tres vexante une pareille conduite. En +ete, ceux qu'on laissait ainsi a la porte couraient au galop dans le +jardin et parvenaient souvent a grimper par une fenetre avant qu'on eut +pu les fermer toutes. Mais nous etions en decembre et tout etait clos. +Un instant on fit au dehors des pesees sur la porte; on nous cria des +injures; puis, un a un, ils tournerent le dos et s'en allerent, la tete +basse, en rajustant leurs cache-nez. + +Dans la classe qui sentait les chataignes et la piquette, il n'y avait +que deux balayeurs, qui deplacaient les tables. Je m'approchai du poele +pour m'y chauffer paresseusement en attendant la rentree, tandis +qu'Augustin Meaulnes cherchait dans le bureau du maitre et dans les +pupitres. Il decouvrit bientot un petit atlas, qu'il se mit a etudier +avec passion debout sur l'estrade, les coudes sur le bureau, la tete +entre les mains. + +Je me disposais a aller pres de lui; je lui aurais mis la main sur +l'epaule et nous aurions sans doute suivi ensemble sur la carte le +trajet qu'il avait fait, lorsque soudain la porte de communication avec +la petite classe s'ouvrit toute battante sous une violente poussee, et +Jasmin Delouche, suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la +campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une des fenetres de la petite +classe etait sans doute mal fermee ils avaient du la pousser et sauter +par la. + +Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, etait l'un des plus ages du +Cours Superieur. Il etait fort jaloux du grand Meaulnes, bien qu'il se +donnait comme son ami. Avant l'arrivee de notre pensionnaire, c'etait +lui, Jasmin, le coq de la classe. Il avait une figure pale, assez fade, +et les cheveux pommades. Fils unique de la veuve Delouche, aubergiste, +il faisait l'homme; il repetait avec vanite ce qu'il entendait dire aux +joueurs de billard, aux buveurs de vermouth. + +A son entree, Meaulnes leva la tete et, les sourcils fronces, cria aux +gars qui se precipitaient sur le poele, en se bousculant: + +"On ne peut donc pas etre tranquille une minute, ici!" + +--Si tu n'es pas content, il fallait rester ou tu etais", repondit, sans +lever la tete, Jasmin Delouche qui se sentait appuye par ses compagnons. + +Je pense qu'Augustin etait dans cet etat de fatigue ou la colere monte +et vous surprend sans qu'on puisse la contenir. + +"Toi, dit-il, en se redressant et en fermant son livre, un peu pale, tu +vas commencer par sortir d'ici!" + +L'autre ricana: + +"Oh! cria-t-il. Parce que tu es reste trois jours echappe, tu crois que +tu vas etre le maitre maintenant?" + +Et, associant les autres a sa querelle: + +"Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu sais!" + +Mais deja Meaulnes etait sur lui. Il y eut d'abord une bousculade; les +manches des blouses craquerent et se decousirent. Seul, Martin, un des +gars de la campagne entres avec Jasmin, s'interposa: + +"Tu vas te laisser!" dit-il, les narines gonflees, secouant la tete +comme un belier. + +D'une poussee violente, Meaulnes le jeta, titubant, les bras ouverts, au +milieu de la classe; puis, saisissant d'une man Delouche par le cou, de +l'autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter dehors. Jasmin +s'agrippait aux tables et trainait les pieds sur les dalles, faisant +crisser ses souliers ferres, tandis que Martin, ayant repris son +equilibre revenait a pas comptes, la tete en avant, furieux. Meaulnes +lacha Delouche pour se colleter avec cet imbecile, et il allait peut- +etre se trouver en mauvaise posture, lorsque la porte des appartements +s'ouvrit a demi. M. Seurel parut la tete tournee vers la cuisine, +terminant, avant d'entrer, une conversation avec quelqu'un... + +Aussitot la bataille s'arreta. Les uns se rangerent autour du poele, la +tete basse, ayant evite jusqu'au bout de prendre parti. Meaulnes s'assit +a sa place, le haut de ses manches decousu et defronce. Quant a Jasmin, +tout congestionne, on l'entendit crier durant les quelques secondes qui +precederent le coup de regle du debut de la classe: + +"Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin. Il +s'imagine peut-etre qu'on ne sait pas ou il a ete!" + +--Imbecile! Je ne le sais pas moi-meme", repondit Meaulnes, dans le +silence deja grand. + +Puis, haussant les epaules, la tete dans les mains, il se mit a +apprendre ses lecons. + + + +CHAPITRE VII + +Le gilet de soie. + +Notre chambre etait, comme je l'ai dit, une grande mansarde. A moitie +mansarde, a moitie chambre. Il y avait des fenetres aux autres logis +d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci etait eclaire par une lucarne. +Il etait impossible de fermer completement la porte, qui frottait sur le +plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant de la main notre +bougie que menacaient tous les courants d'air de la grande demeure, +chaque fois nous essayions de fermer cette porte, chaque fois nous +etions obliges d'y renoncer. Et, toute le nuit, nous sentions autour de +nous, penetrant jusque dans notre chambre, le silence des trois +greniers. + +C'est la que nous nous retrouvames, Augustin et moi, le soir de ce meme +jour d'hiver. + +Tandis qu'en un tour de main j'avais quitte tous mes vetements et les +avais jetes en tas sur une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon, +sans rien dire, commencait lentement a se deshabiller. Du lit de fer aux +rideaux de cretonne decores de pampres, ou j'etais monte deja, je le +regardais faire. Tantot il s'asseyait sur son lit bas et sans rideaux. +Tantot il se levait et marchait de long en large, tout en se devetant. +La bougie, qu'il avait posee sur une petite table d'osier tressee par +des bohemiens, jetait sur le mur son ombre errante et gigantesque. + +Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, d'un air distrait et +amer, mais avec soin, ses habits d'ecolier. Je le revois plaquant sur +une chaise sa lourde ceinture; pliant sur le dossier sa blouse noire +extraordinairement fripee et salie; retirant une espece de paletot gros +bleu qu'il avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos, +pour l'etaler sur le pied de son lit... Mais lorsqu'il se redressa et se +retourna vers moi, je vis qu'il portait, au lieu du petit gilet a +boutons de cuivre, qui etait d'uniforme sous le paletot, un etrange +gilet de soie, tres ouvert, que fermait dans le bas un rang serre de +petits boutons de nacre. + +C'etait un vetement d'une fantaisie charmante, comme devaient en porter +les jeunes gens qui dansaient avec nos grand'meres, dans les bals de mil +huit cent trente. + +Je me rappelle, en cet instant, le grand ecolier paysan, nu-tete, car il +avait soigneusement pose sa casquette sur ses autres habits--visage si +jeune, si vaillant et si durci deja. Il avait repris sa marche a travers +la chambre lorsqu'il se mit a deboutonner cette piece mysterieuse d'un +costume qui n'etait pas le sien. Et il etait etrange de le voir, en bras +de chemise, avec son pantalon trop court, ses souliers boueux, mettant +la main sur ce gilet de marquis. + +Des qu'il l'eut touche, sortant brusquement de sa reverie il tourna la +tete vers moi et me regarda d'un oeil inquiet. J'avais un peu envie de +rire. Il sourit en meme temps que moi et son visage s'eclaira. + +"Oh! dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, a voix basse. Ou l'as-tu +pris?" + +Mais son sourire s'eteignit aussitot. Il passa deux fois sur ses cheveux +ras sa main lourde, et tout soudain, comme quelqu'un qui ne peut plus +resister a son desir, il reendossa sur le fin jabot sa vareuse qu'il +boutonna solidement et sa blouse fripee; puis il hesita un instant, en +me regardant de cote... Finalement, il s'assit sur le bord de son lit, +quitta ses souliers qui tomberent bruyamment sur le plancher; et, tout +habille comme un soldat au cantonnement d'alerte, il s'etendit sur son +lit et souffla la bougie. + +Vers le milieu de la nuit je m'eveillai soudain. Meaulnes etait au +milieu de la chambre, debout, sa casquette sur la tete, et il cherchait +au portemanteau quelque chose--une pelerine qu'il se mit sur le dos... +La chambre etait tres obscure. Pas meme la clarte que donne parfois le +reflet de la neige. Un vent noir et glace soufflait dans le jardin mort +et sur le toit. + +Je me dressai un peu et je lui criai tout bas: + +"Meaulnes! tu repars?" + +Il ne repondit pas. Alors, tout a fait affole, je dis: + +"Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu m'emmenes". + +Et je sautai a bas. + +Il s'approcha, me saisit par le bras, me forcant a m'asseoir sur le +rebord du lit, et il me dit: + +"Je ne puis pas t'emmener, Francois. Si je connaissais bien mon chemin, +tu m'accompagnerais. Mais il faut d'abord que je le retrouve sur le +plan, et je n'y parviens pas. + +--Alors, tu ne peux pas repartir non plus? + +--C'est vrai, c'est bien inutile... fit-il avec decouragement. Allons, +recouche-toi. Je te promets de ne par repartir sans toi". + +Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. Je n'osais +plus rien dire. Il marchait, s'arretait, repartait plus vite, comme +quelqu'un qui, dans sa tete, recherche ou repasse des souvenirs, les +confronte, les compare, calcule, et soudain pense avoir trouve; puis de +nouveau lache le fil et recommence a chercher... + +Ce ne fut pas la seule nuit ou, reveille par le bruit de ses pas, je le +trouvai ainsi, vers une heure du matin, deambulant a travers la chambre +et les greniers--comme ces marins qui n'ont pu se deshabituer de faire +le quart et qui, au fond de leurs proprietes bretonnes, se levent et +s'habillent a l'heure reglementaire pour surveiller la nuit terrienne. + +A deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et la premiere +quinzaine de fevrier, je fus ainsi tire de mon sommeil. Le grand +Meaulnes etait la, dresse, tout equipe, sa pelerine sur le dos, pret a +partir, et chaque fois, au bord de ce pays mysterieux ou une fois dja il +s'etait evade, il s'arretait, hesitait. Au moment de lever le loquet de +la porte de l'escalier et de filer par la porte de la cuisine qu'il eut +facilement ouverte sans que personne l'entendit, il reculait une fois +encore... Puis, durant les longues heures du milieu de la nuit, +fievreusement, il arpentait, en reflechissant, les greniers abandonnes. + +Enfin une nuit, vers le 15 fevrier, ce fut lui-meme qui m'eveilla en me +posant doucement la main sur l'epaule. + +La journee avait ete fort agitee. Meaulnes, qui delaissait completement +tous les jeux de ses anciens camarades, etait reste, durant la derniere +recreation du soir, assis sur son banc, tout occupe a etablir un +mysterieux petit plan, en suivant du doigt, et en calculant longuement, +sur l'atlas du Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre la +cour et la salle de classe. Les sabots claquaient. On se pourchassait de +table en table, franchissant les bancs et l'estrade d'un saut... On +savait qu'il ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il +travaillait ainsi; cependant, comme la recreation se prolongeait, deux +ou trois gamins du bourg, par maniere de jeu, s'approcherent a pas de +loup et regarderent par-dessus son epaule. L'un d'eux s'enhardit jusqu'a +pousser les autres sur Meaulnes... Il ferma brusquement son atlas, cacha +sa feuille et empoigna le dernier des trois gars, tandis que les deux +autres avaient pu s'echapper. + +... C'etait ce hargneux Giraudat, qui prit un ton pleurard, essaya de +donner des coups de pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le +grand Meaulnes, a qui il cria rageusement: + +"Grand lache! ca ne m'etonne pas qu'ils sont tous contre toi, qu'ils +veulent te faire la guerre!..." et une foule d'injures auxquelles nous +repondimes, sans avoir bien compris ce qu'il avait voulu dire. C'est moi +qui criais le plus fort, car j'avais pris le parti du grand Meaulnes. Il +y avait maintenant comme un pacte entre nous. La promesse qu'il m'avait +faite de m'emmener avec lui, sans me dire, comme tout le monde, "que je +ne pourrais pas marcher", m'avait lie a lui pour toujours. Et je ne +cessais de penser a son mysterieux voyage. Je m'etais persuade qu'il +avait du rencontrer une jeune fille. Elle etait sans doute infiniment +plus belle que toutes celles du pays, plus belle que Jeanne, qu'on +apercevait dans le jardin des religieuses par le trou de la serrure; et +que Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et toute blonde; et que +Jenny, la fille de la chatelaine, qui etait admirable, mais folle et +toujours enfermee. C'est a une jeune fille certainement qu'il pensait la +nuit, comme un heros de roman. Et j'avais decide de lui en parler, +bravement, la premiere fois qu'il m'eveillerait... + +Le soir de cette nouvelle bataille, apres quatre heures, nous etions +tous les deux occupes a rentrer des outils du jardin, des pics et des +pelles qui avaient servi a creuser des trous, lorsque nous entendimes +des cris sur la route. C'etait une bande de jeunes gens et de gamins, en +colonne par quatre, au pas gymnastique, evoluant comme une compagnie +parfaitement organisee, conduits par Delouche, Daniel, Giraudat, et un +autre que nous ne connumes point. Ils nous avaient apercus et ils nous +huaient de la belle facon. Ainsi tout le bourg etait contre nous, et +l'on preparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous etions exclus. + +Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la beche et la pioche +qu'il avait sur l'epaule... + +Mais, a minuit, je sentais sa main sur mon bras, et je m'eveillais en +sursaut. + +"Leve-toi, dit-il, nous partons. + +--Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au bout? + +--J'en connais une bonne partie. Et il faudra bien que nous trouvions le +reste! repondit-il, les dents serrees. + +--Ecoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon seant. Ecoute-moi: nous +n'avons qu'une chose a faire; c'est de chercher tous les deux en plein +jour, en nous servant de ton plan, la partie du chemin qui nous manque. + +--Mais cette portion-la est tres loin d'ici. + +--Eh bien, nous irons en voiture, cet ete, des que les journees seront +longues". + +Il y eut un silence prolonge qui voulait dire qu'il acceptait. + +"Puisque nous tacherons ensemble de retrouver la jeune fille que tu +aimes, Meaulnes, ajoutai-je enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi +d'elle". + +Il s'assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans l'ombre sa tete +penchee, ses bras croises et ses genoux. Puis il aspira l'air fortement, +comme quelqu'un qui a eu gros coeur longtemps et qui va enfin confier +son secret... + + + +CHAPITRE VIII + +L'Aventure. + +Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-la tout ce qui lui etait arrive +sur la route. Et meme lorsqu'il se fut decide a me tout confier, durant +des jours de detresse dont je reparlerai, ce resta longtemps le grand +secret de nos adolescences. Mais aujourd'hui que tout est fini, +maintenant qu'il ne reste plus que poussiere + +de tant de mal, de tant de bien, + +je puis raconter son etrange aventure. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . +. . + +A une heure et demie de l'apres-midi, sur la route de Vierzon, par ce +temps glacial, Meaulnes fit marcher la bete bon train car il savait +n'etre pas en avance. Il ne songea d'abord, pour s'en amuser, qu'a notre +surprise a tous, lorsqu'il ramenerait dans la carriole, a quatre heures, +le grand-pere et la grand'-mere Charpentier. Car, a ce moment-la, +certes, il n'avait pas d'autre intention. + +Peu a peu, le froid le penetrant, il s'enveloppa les jambes dans une +couverture qu'il avait d'abord refusee et que les gens de la Belle- +Etoile avaient mise de force dans la voiture. + +A deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il n'etait jamais passe +dans un petit pays aux heures de classe et s'amusa de voir celui-la +aussi desert, aussi endormi. C'est a peine si, de loin en loin, un +rideau se leva, montrant une tete curieuse de bonne femme. + +A la sortie de La Motte, aussitot apres la maison d'ecole, il hesita +entre deux routes et crut se rappeler qu'il fallait tourner a gauche +pour aller a Vierzon Personne n'etait la pour le renseigner. Il remit sa +jument au trot sur la route desormais plus etroite et mal empierree. Il +longea quelque temps un bois de sapins et rencontra enfin un roulier a +qui il demanda, mettant sa main en porte-voix, s'il etait bien la sur la +route de Vierzon. La jument, tirant sur les guides, continuait a +trotter; l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on lui demandait; il cria +quelque chose en faisant un geste vague, et, a tout hasard, Meaulnes +poursuivit sa route. + +De nouveau se fut la vaste campagne gelee, sans accident ni distraction +aucune; parfois seulement une pie s'envolait, effrayee par la voiture, +pour aller se percher plus loin sur un orme sans tete. Le voyageur avait +enroule autour de ses epaules, comme une cape, sa grande couverture. Les +jambes allongees, accoude sur un cote de la carriole, il dut somnoler un +assez long moment... + +... Lorsque, grace au froid, qui traversait maintenant la couverture, +Meaulnes eut repris ses esprits, il s'apercut que le paysage avait +change. Ce n'etaient plus ces horizons lointains, ce grand ciel blanc ou +se perdait le regard, mais de petits pres encore verts avec de hautes +clotures. A droite et a gauche, l'eau des fosses coulait sous la glace. +Tout faisait pressentir l'approche d'une riviere. Et, entre les hautes +haies, la route n'etait plus qu'un etroit chemin defonce. + +La jument, depuis un instant, avait cesse de trotter. D'un coup de +fouet, Meaulnes voulut lui faire reprendre sa vive allure, mais elle +continua a marcher au pas avec une extreme lenteur, et le grand ecolier, +regardant de cote, les mains appuyees sur le devant de la voiture, +s'apercut qu'elle boitait d'une jambe de derriere. Aussitot il sauta a +terre, tres inquiet. + +"Jamais nous n'arriverons a Vierzon pour le train", dit-il a mi-voix. + +Et il n'osait pas s'avouer sa pensee la plus inquietante, a savoir que +peut-etre il s'etait trompe de chemin et qu'il n'etait plus la sur la +route de Vierzon. + +Il examina longuement le pied de la bete et n'y decouvrit aucune trace +de blessure. Tres craintive, la jument levait la patte des que Meaulnes +voulait la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et maladroit. +Il comprit enfin qu'elle avait tout simplement un caillou dans le sabot. +En gars expert au maniement du betail, il s'accroupit, tenta de lui +saisir le pied droit avec sa main gauche et de le placer entre ses +genoux, mais il fut gene par la voiture. A deux reprises, la jument se +deroba et avanca de quelques metres. Le marchepied vint le frapper a la +tete et la roue le blessa au genou. Il s'obstina et finit par triompher +de la bete peureuse; mais le caillou se trouvait si bien enfonce que +Meaulnes dut sortir son couteau de paysan pour en venir a bout. + +Lorsqu'il eut termine sa besogne, et qu'il releva enfin la tete, a demi +etourdit et les yeux troubles, il s'apercut avec stupeur que la nuit +tombait... + +Tout autre que Meaulnes eut immediatement rebrousse chemin. C'etait le +seul moyen de ne pas s'egarer davantage. Mais il reflechit qu'il devait +etre maintenant fort loin de la Motte. En outre la jument pouvait avoir +pris un chemin transversal pendant qu'il dormait. Enfin, ce chemin-la +devait bien a la longue mener vers quelque village... Ajoutez a toutes +ces raisons que le grand gars, en remontant sur le marche-pied, tandis +que la bete impatiente tirait deja sur les guides, sentait grandir en +lui le desir exaspere d'aboutir a quelque chose et d'arriver quelque +part, en depit de tous les obstacles! + +Il fouetta la jument qui fit un ecart et se remit au grand trot. +L'obscurite croissait. Dans le sentier ravine, il y avait maintenant +tout juste passage pour la voiture. Parfois une branche morte de la haie +se prenait dans la roue et se cassait avec un bruit sec... Lorsqu'il fit +tout a fait noir, Meaulnes songea soudain, avec un serrement de coeur, a +la salle a manger de Sainte-Agathe, ou nous devions, a cette heure, etre +tous reunis. Puis la colere le prit; puis l'orgueil et la joie profonde +de s'etre ainsi evade, sans avoir voulu... + + + +CHAPITRE IX + +Une halte. + +Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied avait bute +dans l'ombre; Meaulnes vit sa tete plonger et se relever par deux fois; +puis elle s'arreta net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose. +Autour des pieds de la bete, on entendait comme un clapotis d'eau. Un +ruisseau coupait le chemin. En ete, ce devait etre un gue. Mais a cette +epoque le courant etait si fort que la glace n'avait pas pris et qu'il +eut ete dangereux de pousser plus avant. + +Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de quelques pas et, +tres perplexe, se dressa dans la voiture. C'est alors qu'il apercut, +entre les branches, une lumiere. Deux ou trois pres seulement devaient +la separer du chemin... + +L'ecolier descendit de voiture et ramena la jument en arriere, en lui +parlant pour la calmer, pour arreter ses brusques coups de tete +effrayes: + +"Allons, ma vieille! Allons! Maintenant nous n'irons pas plus loin. Nous +saurons bientot ou nous sommes arrives". + +Et, poussant la barriere entrouverte d'un petit pre qui donnait sur le +chemin, il fit entrer la son equipage. Ses pieds enfoncaient dans +l'herbe molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa tete contre celle +de la bete, il sentait sa chaleur et le souffle dur de son haleine... Il +la conduisit tout au bout du pre, lui mit sur le dos la couverture; +puis, ecartant les branches de la cloture du fond, il apercut de nouveau +la lumiere, qui etait celle d'une maison isolee. + +Il lui fallut bien, tout de meme, traverser trois pres, sauter un +traitre petit ruisseau, ou il faillit plonger les deux pieds a la +fois... Enfin, apres un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva +dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon grognait dans son tet. +Au bruit des pas sur la terre gelee, un chien se mit a aboyer avec +fureur. + +Le volet de la porte etait ouvert, et la lueur que Meaulnes avait +apercue etait celle d'un feu de fagots allume dans la cheminee. Il n'y +avait pas d'autre lumiere que celle du feu. Une bonne femme, dans la +maison, se leva et s'approcha de la porte, sans paraitre autrement +effrayee. L'horloge a poids, juste a cet instant, sonna la demie de sept +heures. + +"Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand garcon, je crois bien que +j'ai mis le pied dans vos chrysanthemes". + +Arretee, un bol a la main, elle le regardait. + +"Il est vrai, dit-elle, qu'il fait noir dans la cour a ne pas s'y +conduire". + +Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, debout, regarda les murs +de la piece tapissee de journaux illustres comme une auberge, et la +table, sur laquelle un chapeau d'homme etait pose. + +"Il n'est pas la, le patron? dit-il en s'asseyant. + +--Il va revenir, repondit la femme, mise en confiance. Il est alle +chercher un fagot. + +--Ce n'est pas que j'aie besoin de lui, poursuivit le jeune homme en +rapprochant sa chaise du feu. Mais nous sommes la plusieurs chasseurs a +l'affut. Je suis venu vous demander de nous ceder un peu de pain". + +Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens de campagne, et surtout +dans une ferme isolee, il faut parler avec beaucoup de discretion, de +politique meme, et surtout ne jamais montrer qu'on n'est pas du pays. + +"Du pain? dit-elle. Nous ne pourrons guere vous en donner. Le boulanger +qui passe pourtant tous les mardis n'est pas venu aujourd'hui". + +Augustin, qui avait espere un instant se trouver a proximite d'un +village, s'effraya. + +"Le boulanger de quel pays? demanda-t-il. + +--Eh bien, le boulanger du Vieux-Nancay, repondit la femme avec +etonnement. + +--C'est a quelle distance d'ici, au juste, Le Vieux-Nancay? poursuivit +Meaulnes tres inquiet. + +--Par la route, je ne saurais pas vous dire au juste; mais par la +traverse il y a trois lieues et demie". + +Et elle se mit a raconter qu'elle y avait sa fille en place, qu'elle +venait a pied pour la voir tous les premiers dimanches du mois et que +ses patrons... + +Mais Meaulnes, completement deroute, l'interrompit pour dire: + +"Le Vieux-Nancay serait-il le bourg le plus rapproche d'ici?" + +--Non, c'est Les Landes, a cinq kilometres. Mais il n'y a pas de +marchands ni de boulanger. Il y a tout juste une petite assemblee, +chaque annee, a la Saint-Martin". + +Meaulnes n'avait jamais entendu parler des Landes. Il se vit a tel point +egare qu'il en fut presque amuse. Mais la femme, qui etait occupee a +laver son bol sur l'evier, se retourna, curieuse a son tour, et elle dit +lentement, en le regardant bien droit: + +"C'est-il que vous n'etes pas du pays?..." + +A ce moment, un paysan age se presenta a la porte, avec une brassee de +bois, qu'il jeta sur le carreau. La femme lui expliqua, tres fort, comme +s'il eut ete sourd, ce que demandait le jeune homme. + +"Eh bien, c'est facile, dit-il simplement. Mais approchez-vous monsieur. +Vous ne vous chauffez pas". + +Tous les deux, un instant plus tard, ils etaient installes pres des +chenets: le vieux cassant son bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes +mangeant un bol de lait avec du pain qu'on lui avait offert. Notre +voyageur, ravi de se trouver dans cette humble maison apres tant +d'inquietudes, pensant que sa bizarre aventure etait terminee, faisait +deja le projet de revenir plus tard avec des camarades revoir ces braves +gens. Il ne savait pas que c'etait la seulement une halte, et qu'il +allait tout a l'heure reprendre son chemin. + +Il demanda bientot qu'on le remit sur la route de La Motte. Et, revenant +peu a peu a la verite, il raconta qu'avec sa voiture il s'etait separe +des autres chasseurs et se trouvait maintenant completement egare. + +Alors l'homme et la femme insisterent si longtemps pour qu'il restat +coucher et repartit seulement au grand jour, que Meaulnes finit par +accepter et sortit chercher sa jument pour la rentrer a l'ecurie. + +"Vous prendrez garde aux trous de la sente", lui dit l'homme. + +Meaulnes n'osa pas avouer qu'il n'etait pas venu par la "sente". Il fut +sur le point de demander au brave homme de l'accompagner. Il hesita une +seconde sur le seuil et si grande etait son indecision qu'il faillit +chanceler. Puis il sortit dans la cour obscure. + + + +CHAPITRE X + +La Bergerie. + +Pour s'y reconnaitre, il grimpa sur le talus d'ou il avait saute. + +Lentement et difficilement, comme a l'aller, il se guida entre les +herbes et les eaux, a travers les clotures de saules, et s'en fut +chercher sa voiture dans le fond du pre ou il l'avait laissee. La +voiture n'y etait plus... Immobile, la tete battante, il s'efforca +d'ecouter tous les bruits de la nuit, croyant a chaque seconde entendre +sonner tout pres le collier de la bete. Rien... Il fit le tour du pre; +la barriere etait a demi ouverte, a demi renversee, comme si une roue de +voiture avait passe dessus. La jument avait du, par la, s'echapper toute +seule. + +Remontant le chemin, il fit quelques pas et s'embarrassa les pieds dans +la couverture qui sans doute avait glisse de la jument a terre. Il en +conclut que la bete s'etait enfuie dans cette direction. Il se prit a +courir. + +Sans autre idee que la volonte tenace et folle de rattraper sa voiture, +tout le sang au visage, en proie a ce desir panique qui ressemblait a la +peur, il courait... Parfois son pied butait dans les ornieres. Aux +tournants, dans l'obscurite totale, il se jetait contre les clotures, +et, deja trop fatigue pour s'arreter a temps, s'abattait sur les epines, +les bras en avant, se dechirant les mains pour se proteger le visage. +Parfois, il s'arretait, ecoutait--et repartait. Un instant, il crut +entendre un bruit de voiture; mais ce n'etait qu'un tombereau cahotant +qui passait tres loin, sur une route, a gauche... + +Vint un moment ou son genou, blesse au marche-pied, lui fit si mal qu'il +dut s'arreter, la jambe raidie. Alors il reflechit que si sa jument ne +n'etait pas sauvee au grand galop, il l'aurait depuis longtemps +rejointe. Il se dit aussi qu'une voiture ne se perdait pas ainsi et que +quelqu'un la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas, epuise, +colere, se trainant a peine. + +A la longue, il crut se retrouver dans les parages qu'il avait quittes +et bientot il apercut la lumiere de la maison qu'il cherchait. Un +sentier profond s'ouvrait dans la haie: + +"Voila la sente dont le vieux m'a parle", se dit Augustin. + +Et il s'engagea dans ce passage, heureux de n'avoir plus a franchir les +haies et les talus. Au bout d'un instant, le sentier deviant a gauche, +la lumiere parut glisser a droite, et, parvenu a un croisement de +chemins, Meaulnes, dans sa hate a regagner le pauvre logis, suivit sans +reflechir un sentier qui paraissait directement y conduire. Mais a peine +avait-il fait dix pas dans cette direction que la lumiere disparut, soit +qu'elle fut cachee par une haie, soit que les paysans, fatigues +d'attendre, eussent ferme leurs volets. Courageusement, l'ecolier sauta +a travers champs, marcha tout droit dans la direction ou la lumiere +avait brille tout a l'heure. Puis, franchissant encore une cloture, il +retomba dans un nouveau sentier... + +Ainsi peu a peu, s'embrouillait la piste du grand Meaulnes et se brisait +le lien qui l'attachait a ceux qu'il avait quittes. + +Decourage, presque a bout de forces, il resolut, dans son desespoir, de +suive ce sentier jusqu"au bout. + +A cent pas de la, il debouchait dans une grande prairie grise, ou l'on +distinguait de loin en loin des ombres qui devaient etre des genevriers, +et une batisse obscure dans un repli de terrain. Meaulnes s'en approcha. +Ce n'etait la qu'une sorte de grand parc a betail ou de bergerie +abandonnee. La porte ceda avec un gemissement. La lueur de la lune, +quand le grand vent chassait les nuages, passait a travers les fentes +des cloisons. Une odeur de moisi regnait. + +Sans chercher plus avant, Meaulnes s'etendit sur la paille humide, le +coude a terre, la tete dans la main. Ayant retire sa ceinture, il se +recroquevilla dans sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors a la +couverture de la jument qu'il avait laissee dans le chemin, et il se +sentit si malheureux, si fache contre lui-meme qu'il lui prit une forte +envie de pleurer... + +Aussi s'efforca-t-il de penser a autre chose. Glace jusqu'aux moelles, +il se rappela un reve--une vision plutot, qu'il avait eue tout enfant, +et dont il n'avait jamais parle a personne: un matin, au lieu de +s'eveiller dans sa chambre, ou pendaient ses culottes et ses paletots, +il s'etait trouve dans une longue piece verte, aux tentures pareilles a +des feuillages. En ce lieu coulait une lumiere si douce qu'on eut cru +pouvoir la gouter. Pres de la premiere fenetre, une jeune fille cousait, +le dos tourne, semblant attendre son reveil... Il n'avait pas eu la +force de se glisser hors de son lit pour marcher dans cette demeure +enchantee. Il s'etait rendormi... Mais la prochaine fois, il jurait bien +de se lever. Demain matin, peut-etre!... + + + +CHAPITRE XI + +Le domaine mysterieux. + +Des le petit jour, il se reprit a marcher. Mais son genou enfle lui +faisait mal; il lui fallait s'arreter et s'asseoir a chaque moment tant +la douleur etait vive. L'endroit ou il se trouvait etait d'ailleurs le +plus desole de la Sologne. De toute la matinee, il ne vit qu'une +bergere, a l'horizon, qui ramenait son troupeau. Il eut beau la heler, +essayer de courir, elle disparut sans l'entendre. + +Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une desolante +lenteur... Pas un toit, pas une ame. Pas meme le cri d'un courlis dans +les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un +soleil de decembre, clair et glacial. + +Il pouvait etre trois heures de l'apres-midi lorsqu'il apercut enfin, +au-dessus d'un bois de sapins, la fleche d'une tourelle grise. + +"Quelque vieux manoir abandonne, se dit-il, quelque pigeonnier +desert!..." + +Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du bois +debouchait, entre deux poteaux blancs, une allee ou Meaulnes s'engagea. +Il y fit quelques pas et s'arreta, plein de surprise, trouble d'une +emotion inexplicable. Il marchait pourtant du meme pas fatigue, le vent +glace lui gercait les levres, le suffoquait par instants; et pourtant un +contentement extra-ordinaire le soulevait, une tranquillite parfaite et +presque enivrante, la certitude que son but etait atteint et qu'il n'y +avait plus maintenant que du bonheur a esperer. C'est ainsi que, jadis, +la veille des grandes fetes d'ete il se sentait defaillir, lorsqu'a la +tombee de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que +la fenetre de sa chambre etait obstruee par les branches. + +"Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive a ce vieux pigeonnier, +plein de hiboux et de courants d'air!..." + +Et, fache contre lui-meme, il s'arreta, se demandant s'il ne valait pas +mieux rebrousser chemin et continuer jusqu'au prochain village. Il +reflechissait depuis un instant, la tete basse, lorsqu'il s'apercut +soudain que l'allee etait balayee a grands ronds reguliers comme on +faisait chez lui pour les fetes. Il se trouvait dans un chemin pareil a +la grand'rue de La Ferte, le matin de l'Assomption!... Il eut apercu au +detour de l'allee une troupe de gens en fete soulevant la poussiere +comme au mois de juin, qu'il n'eut pas ete surpris davantage. + +"Y aurait-il une fete dans cette solitude?" se demanda-t-il. + +Avancant jusqu'au premier detour, il entendit un bruit de voix qui +s'approchaient. Il se jeta de cote dans les jeunes sapins touffus, +s'accroupit et ecoute en retenant son souffle. C'etaient des voix +enfantines. Une troupe d'enfants passa tout pres de lui. L'un d'eux, +probablement une petite fille, parlait d'un ton si sage et si entendu +que Meaulnes, bien qu'il ne comprit guere le sens de ses paroles, ne put +s'empecher de sourire. + +"Une seule chose m'inquiete, disait-elle, c'est la question des chevaux. +On n'empechera jamais Daniel, par exemple, de monter sur le grand poney +jaune! + +--Jamais on ne m'en empechera repondit une voix moqueuse de jeune +garcon. Est-ce que nous n'avons pas toutes les permissions?... Meme +celle de nous faire mal, s'il nous plait..." + +Et les voix s'eloignerent, au moment ou s'approchait deja un autre +groupe d'enfants. + +"Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous irons en +bateau. + +--Mais nous le permettra-t-on? dit une autre. + +--Vous savez bien que nous organisons la fete a notre guise. + +--Et si Frantz rentrait des ce soir, avec sa fiancee? + +--Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!..." + +"Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les +enfants qui font la loi, ici?... Etrange domaine!" + +Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander ou l'on trouverait a +boire et a manger. Il se dressa et vit le dernier groupe qui +s'eloignait. C'etaient trois fillettes avec des robes droites qui +s'arretaient aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux a brides. Une +plume blanche leur trainait dans le cou, a toutes les trois. L'une +d'elles, a demi retournee, un peu penchee, ecoutait sa compagne qui lui +donnait de grandes explications, le doigt leve. + +"Je leur ferais peur", se dit Meaulnes, en regardant sa blouse paysanne +dechiree et son ceinturon baroque de collegien de Sainte-Agathe. + +Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par l'allee, +il continua son chemin a travers les sapins dans la direction du +"pigeonnier", sans trop reflechir a ce qu'il pourrait demander la-bas. +Il fut bientot arrete a la lisiere du bois, par un petit mur moussu. De +l'autre cote, entre le mur et les annexes du domaine, c'etait une longue +cour etroite toute remplie de voitures, comme une cour d'auberge un jour +de foire. Il y en avait de tous les genres et de toutes les formes: de +fines petites voitures a quatre places, les brancards en l'air; des +chars a bancs; des bourbonnaises demodees avec des galeries a moulures, +et meme de vieilles berlines dont les glaces etaient levees. + +Meaulnes, cache derriere les sapins, de crainte qu'on ne l'apercut, +examinait le desordre du lieu, lorsqu'il avisa, de l'autre cote de la +cour, juste au-dessus du siege d'un haut char a bancs, une fenetre des +annexes a demi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derriere +les domaines aux volets toujours fermes des ecuries, avaient du clore +cette ouverture. Mais le temps les avait descelles. + +"Je vais entrer la, se dit l'ecolier, je dormirai dans le foin et je +partirai au petit jour, sans avoir fait peur a ces belles petites +filles". + +Il franchit le mur, peniblement, a cause de son genou blesse, et, +passant d'une voiture sur l'autre, du siege d'un char a bancs sur le +toit d'une berline, il arriva a la hauteur de la fenetre, qu'il poussa +sans bruit comme une porte. + +Il se trouvait non pas dans un grenier a foin, mais dans une vaste piece +au plafond bas qui devait etre une chambre a coucher. On distinguait, +dans la demi-obscurite du soir d'hiver, que la table, la cheminee et +meme les fauteuils etaient charges de grands vases, d'objets de prix, +d'armes anciennes. Au fond de la piece des rideaux tombaient, qui +devaient cacher une alcove. + +Meaulnes avait ferme la fenetre, tant a cause du froid que par crainte +d'etre apercu du dehors. Il alla soulever le rideau du fond et decouvrit +un grand lit bas, couvert de vieux livres dores, de luths aux cordes +cassees et de candelabres jetes pele-mele. Il repoussa toutes ces choses +dans le fond de l'alcove, puis s'etendit sur cette couche pour s'y +reposer et reflechir un peu a l'etrange aventure dans laquelle il +s'etait jete. + +Un silence profond regnait sur ce domaine. Par instants seulement on +entendait gemir le grand vent de decembre. + +Et Meaulnes, etendu, en venait a se demander si, malgre ces etranges +rencontres, malgre la voix des enfants dans l'allee, malgre les voitures +entassees, ce n'etait pas la simplement, comme il l'avait pense d'abord, +une vieille batisse abandonnee dans la solitude de l'hiver. + +Il lui sembla bientot que le vent lui portait le son d'une musique +perdue. C'etait comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se +rappela le temps ou sa mere, jeune encore, se mettait au piano l'apres- +midi dans le salon, et lui, sans rien dire, derriere la porte qui +donnait sur le jardin, il l'ecoutait jusqu'a la nuit... + +"On dirait que quelqu'un joue du piano quelque part? pensa-t-il. + +Mais laissant sa question sans reponse, harasse de fatigue, il ne tarda +pas a s'endormir... + + + +CHAPITRE XII + +La chambre de Wellington. + +Il faisait nuit, lorsqu'il s'eveilla. Transi de froid, il se tourna et +retourna sur sa couche, fripant et roulant sous lui sa blouse noire. Une +faible clarte glauque baignait les rideaux de l'alcove. + +S'asseyant sur le lit, il glissa sa tete entre les rideaux. Quelqu'un +avait ouvert la fenetre et l'on avait attache dans l'embrasure deux +lanternes venitiennes vertes. + +Mais a peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup d'oeil, qu'il entendit +sur le palier un bruit de pas etouffe et de conversation a voix basse. +Il se rejeta dans l'alcove et ses souliers ferres firent sonner un des +objets de bronze qu'il avait repousses contre le mur. Un instant, tres +inquiet, il retint son souffle. Les pas se rapprocherent et deux ombres +glisserent dans la chambre. + +"Ne fais pas de bruit, disait l'un. + +--Ah! repondait l'autre, il est toujours bien temps qu'il s'eveille! + +--As-tu garni sa chambre? + +--Mais oui, comme celles des autres". + +Le vent fit battre la fenetre ouverte. + +"Tiens, dit le premier, tu n'as pas meme ferme la fenetre. Le vent a +deja eteint une des lanternes. Il va falloir la rallumer. + +--Bah! repondit l'autre, pris d'une paresse et d'un decouragement +soudain. A quoi bon ces illuminations du cote de la campagne, du cote du +desert, autant dire? Il n'y a personne pour les voir. + +--Personne? Mais il arrivera encore des gens pendant une partie de la +nuit. La-bas, sur la route, dans leurs voitures, ils seront bien +contents d'apercevoir nos lumieres!" + +Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui qui avait parle le +dernier, et qui paraissait etre le chef, reprit d'une voix trainante, a +la facon d'un fossoyeur de Shakespeare: + +"Tu mets des lanternes vertes a la chambre de Wellington. T'en mettrais +aussi bien des rouges... Tu ne t'y connais pas plus que moi!" + +Un silence. + +"... Wellington, c'etait un Americain? Eh bien, c'est-il une couleur +americaine, le vert? Toi, le comedien qui as voyage, tu devrais savoir +ca. + +--O! la la! repondit le "comedien", voyage? Oui, j'ai voyage! Mais je +n'ai rien vu! Que veux-tu voir dans une roulotte?" + +Meaulnes avec precaution regarda entre les rideaux. + +Celui qui commandait la manoeuvre etait un gros homme nu-tete, enfonce +dans un enorme paletot. Il tenait a la main une longue perche garnie de +lanternes multicolores, et il regardait paisiblement, une jambe croisee +sur l'autre, travailler son compagnon. + +Quant au comedien, c'etait le corps le plus lamentable qu'on puisse +imaginer. Grand, maigre, grelottant, ses yeux glauques et louches, sa +moustache retombant sur sa bouche edentee faisaient songer a la face +d'un noye qui ruisselle sur une dalle. Il etait en manches de chemise, +et ses dents claquaient. Il montrait dans ses paroles et ses gestes le +mepris le plus parfait pour sa propre personne. + +Apres un moment de reflexion amere et risible a la fois, il s'approcha +de son partenaire et lui confia, les deux bras ecartes: + +"Veux-tu que je te dise?... Je ne peux pas comprendre qu'on soit alle +chercher des degoutants comme nous, pour servir dans une fete pareille! +Voila, mon gars!..." + +Mais sans prendre garde a ce grand elan du coeur, le gros homme continua +de regarder son travail, les jambes croisees, bailla, renifla +tranquillement, puis, tournant le dos, s'en fut, sa perche sur l'epaule, +en disant: + +"Allons, en route! Il est temps de s'habiller pour le diner". + +Le bohemien le suivit, mais, en passant devant l'alcove: + +"Monsieur l'Endormi, fit-il avec des reverences et des inflexions de +voix gouailleuses, vous n'avez plus qu'a vous eveiller, a vous habiller +en marquis, meme si vous etes un marmiteux comme je suis; et vous +descendrez a la fete costumee, puisque c'est le bon plaisir de ces +petits messieurs et de ces petites demoiselles". + +Il ajouta, sur le ton d'un boniment forain, avec une derniere reverence: + +"Notre camarade Maloyau, attache aux cuisines, vous presentera le +personnage d'Arlequin, et votre serviteur, celui du grand Pierrot". + + + +CHAPITRE XIII + +La fete etrange. + +Des qu'ils eurent disparu l'ecolier sortit de sa cachette. Il avait les +pieds glaces, les articulations raides; mais il etait repose et son +genou paraissait gueri. + +"Descendre au diner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de le faire. Je +serai simplement un invite dont tout le monde a oublie le nom. +D'ailleurs, je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de doute que M. +Maloyau et son compagnon m'attendaient..." + +Au sortir de l'obscurite totale de l'alcove, il put y voir assez +distinctement dans la chambre eclairee par les lanternes vertes. + +Le bohemien l'avait "garnie". Des manteaux etaient accroches aux +pateres. Sur une lourde table a toilette, au marbre brise, on avait +dispose de quoi transformer en muscadin tel garcon qui eut passe la nuit +precedente dans une bergerie abandonnee. Il y avait, sur la cheminee, +des allumettes aupres d'un grand flambeau. Mais on avait omis de cirer +le parquet; et Meaulnes sentit rouler sous ses souliers du sable et des +gravats. De nouveau il eut l'impression d'etre dans une maison depuis +longtemps abandonnee... En allant vers la cheminee, il faillit buter +contre une pile de grands cartons et de petites boites: il etendit le +bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles et se pencha pour +regarder. + +C'etaient des costumes de jeunes gens d'il y a longtemps, des redingotes +a hauts cols de velours, de fins gilets tres ouverts, d'interminables +cravates blanches et des souliers vernis du debut de ce siecle. Il +n'osait rien toucher du bout du doigt, mais apres s'etre nettoye en +frissonnant, il endossa sur sa blouse d'ecolier un des grands manteaux +dont il releva le collet plisse, remplaca ses souliers ferres par de +fins escarpins vernis et se prepara a descendre nu-tete. + +Il arriva, sans rencontrer personne, au bas d'un escalier de bois, dans +un recoin de cour obscur. L'haleine glacee de la nuit vint lui souffler +au visage et soulever un pan de son manteau. + +Il fit quelques pas et, grace a la vague clarte du ciel, il put se +rendre compte aussitot de la configuration des lieux. Il etait dans une +petite cour formee par des batiments des dependances. Tout y paraissait +vieux et ruine. Les ouvertures au bas des escaliers etaient beantes, car +les portes depuis longtemps avaient ete enlevees; on n'avait pas non +plus remplace les carreaux des fenetres qui faisaient des trous noirs +dans les murs. Et pourtant toutes ces batisses avaient un mysterieux air +de fete. Une sorte de reflet colore flottait dans les chambres basses ou +l'on avait du allumer aussi, du cote de la campagne, des lanternes. La +terre etait balayee; on avait arrache l'herbe envahissante. Enfin, en +pretant l'oreille, Meaulnes crut entendre comme un chant, comme des voix +d'enfants et de jeunes filles, la-bas, vers les batiments confus ou le +vent secouait des branches devant les ouvertures roses, vertes et bleues +des fenetres. + +Il etait la, dans son grand manteau, comme un chasseur, a demi penche, +pretant l'oreille, lorsqu'un extraordinaire petit jeune homme sortit du +batiment voisin, qu'on aurait cru desert. + +Il avait un chapeau haut de forme tres cintre qui brillait dans la nuit +comme s'il eut ete d'argent; un habit dont le col lui montait dans les +cheveux, un gilet tres ouvert, un pantalon a sous-pieds... Cet elegant, +qui pouvait avoir quinze ans, marchait sur la pointe des pieds comme +s'il eut ete souleve par les elastiques de son pantalon, mais avec une +rapidite extraordinaire. Il salua Meaulnes au passage sans s'arreter, +profondement, automatiquement, et disparut dans l'obscurite, vers le +batiment central, ferme, chateau ou abbaye, dont la tourelle avait guide +l'ecolier au debut de l'apres-midi. + +Apres un instant d'hesitations, notre heros emboita le pas au curieux +petit personnage. Ils traverserent une sorte de grande cour-jardin, +passerent entre des massifs, contournerent un vivier enclos de +palissades, un puits, et se trouverent enfin au seuil de la demeure +centrale. + +Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutee comme une +porte de presbytere, etait a demi ouverte. L'elegant s'y engouffra. +Meaulnes le suivit, et, des ses premiers pas dans le corridor, il se +trouva, sans voir personne, entoure de rires, de chants, d'appels et de +poursuites. + +Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal. Meaulnes +hesitait s'il allait pousser jusqu'au fond ou bien ouvrir une des portes +derriere lesquelles il entendait un bruit de voix, lorsqu'il vit passer +dans le fond deux fillettes qui se poursuivaient. Il courut pour les +voir et les rattraper, a pas de loup, sur ses escarpins. Un bruit de +portes qui s'ouvrent, deux visages de quinze ans que la fraicheur du +soir et la poursuite ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets a +brides, et tout va disparaitre dans un brusque eclat de lumiere. + +Une seconde, elles tournent sur elles-memes, par jeu; leurs amples jupes +legeres se soulevent et se gonflent; on apercoit la dentelle de leurs +longs, amusants pantalons; puis, ensemble, apres cette pirouette, elles +bondissent dans la piece et referment la porte. + +Meaulnes reste un moment ebloui et titubant dans ce corridor noir. Il +craint maintenant d'etre surpris. Son allure hesitante et gauche le +ferait, sans doute, prendre pour un voleur. Il va s'en retourner +deliberement vers la sortie, lorsque de nouveau il entend dans le fond +du corridor un bruit de pas et des voix d'enfants. Ce sont deux petits +garcons qui s'approcherent en parlant. + +"Est-ce qu'on va bientot diner, leur demande Meaulnes avec aplomb. + +--Viens avec nous, repond le plus grand, on va t'y conduire". + +Et avec cette confiance et ce besoin d'amitie qu'ont les enfants, la +veille d'une grande fete, ils le prennent chacun par la main. Ce sont +probablement deux petits garcons de paysans. On leur a mis leurs plus +beaux habits: de petites culottes coupees a mi-jambe qui laissent voir +leurs gros bas de laine et leurs galoches, un petit justaucorps de +velours bleu, une casquette de meme couleur et un noeud de cravate +blanc. + +"La connais-tu, toi? demande l'un des enfants. + +--Moi, fait le plus petit, qui a une tete ronde et des yeux naifs, maman +m'a dit qu'elle avait une robe noire et une collerette et qu'elle +ressemblait a un joli pierrot. + +--Qui donc? demande Meaulnes. + +--Eh bien, la fiancee que Franz est alle chercher..." + +Avant que le jeune homme ait rien pu dire, ils sont tous les trois +arrives a la porte d'une grande salle ou flambe un beau feu. Des +planches, en guise de table, ont ete posees sur des treteaux; on a +etendu des nappes blanches, et des gens de toutes sortes dinent avec +ceremonie. + + + +CHAPITRE XIV + +La fete etrange (suite). + +C'etait, dans une grande salle au plafond bas, un repas comme ceux que +l'on offre, la veille des noces de campagne, aux parents qui sont venus +de tres loin. + +Les deux enfants avaient lache les mains de l'ecolier et s'etaient +precipites dans une chambre attenante ou l'on entendait des voix +pueriles et des bruits de cuillers battant les assiettes. Meaulnes, avec +audace et sans s'emouvoir, enjamba un banc et se trouva assis aupres de +deux vieilles paysannes. Il se mit aussitot a manger avec un appetit +feroce; et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva la tete pour +regarder les convives et les ecouter. + +On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient a peine se connaitre. +Ils devaient venir, les uns, du fond de la campagne, les autres, de +villes lointaines. Il y avait, epars le long des tables, quelques +vieillards avec des favoris, et d'autres completement rases qui +pouvaient etre d'anciens marins. Pres d'eux dinaient d'autres vieux qui +leur ressemblaient: meme face tannee, memes yeux vifs sous des sourcils +en broussaille, memes cravates etroites comme des cordons de souliers... +Mais il etait aise de voir que ceux-ci n'avaient jamais navigue plus +loin que le bout du canton; et s'ils avaient tangue, roule plus de mille +fois sous les averses et dans le vent, c'etait pour ce dur voyage sans +peril qui consiste a creuser le sillon jusqu'au bout de son champ et a +retourner ensuite la charrue... On voyait peu de femmes; quelques +vieilles paysannes avec de rondes figures ridees comme des pommes, sous +des bonnets tuyautes. + +Il n'y avait pas un seul de ces convives avec qui Meaulnes ne se sentit +a l'aise et en confiance. Il expliquait ainsi plus tard cette +impression: quand on a, disait-il, commis quelque lourde faute +impardonnable, on songe parfois, au milieu d'une grande amertume: "Il y +a pourtant par le monde des gens qui me pardonneraient". On imagine de +vieilles gens, des grands-parents pleins d'indulgence, qui sont +persuades a l'avance que tout ce que vous faites est bien fait. +Certainement parmi ces bonnes gens-la les convives de cette salle +avaient ete choisis. Quant aux autres, c'etaient des adolescents et des +enfants... + +Cependant, aupres de Meaulnes, les deux vieilles femmes causaient: + +"En mettant tout pour le mieux, disait la plus agee, d'une voix cocasse +et suraigue qu'elle cherchait vainement a adoucir, les fiances ne seront +pas la, demain, avant trois heures. + +--Tais-toi, tu me ferais mettre en colere", repondait l'autre du ton le +plus tranquille. + +Celle-ci portait sur le front une capeline tricotee. 'Comptons! reprit +la premiere sans s'emouvoir. Une heure et demie de chemin de fer de +Bourges a Vierzon, et sept lieues de voiture, de Vierzon jusqu'ici..." + +La discussion continua. Meaulnes n'en perdait pas une parole. Grace a +cette paisible prise de bec, la situation s'eclairait faiblement: Frantz +de Galais, le fils du chateau--qui etait etudiant ou marin ou peut-etre +aspirant de marine, on ne savait pas...--etait alle a Bourges pour y +chercher une jeune fille et l'epouser. Chose etrange, ce garcon, qui +devait etre tres jeune et tres fantasque, reglait tout a sa guise dans +le Domaine. Il avait voulu que la maison ou sa fiancee entrerait +ressemblat a un palais en fete. Et pour celebrer la venue de la jeune +fille, il avait invite lui-meme ces enfants et ces vieilles gens +debonnaires. Tels etaient les points que la discussion des deux femmes +precisait. Elles laissaient tout le reste dans le mystere, et +reprenaient sans cesse la question du retour des fiances. L'une tenait +pour le matin du lendemain. L'autre pour l'apres-midi. + +"Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la plus jeune +avec calme. + +--Et toi, ma pauvre Adele, toujours aussi entetee. Il y a quatre ans que +je ne t'avais vue, tu n'as pas change", repondait l'autre en haussant +les epaules, mais de sa voix la plus paisible. + +Et elles continuaient ainsi a se tenir tete sans la moindre humeur. +Meaulnes intervint dans l'espoir d'en apprendre davantage: + +"Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancee de Frantz?" + +Elles le regarderent, interloquees. Personne d'autre que Frantz n'avait +vu la jeune fille. Lui-meme, en revenant de Toulon, l'avait rencontree +un soir, desolee, dans un de ces jardins de Bourges qu'on appelle les +Marais. Son pere, un tisserand, l'avait chassee de chez lui. Elle etait +fort jolie et Frantz avait decide aussitot de l'epouser. C'etait une +etrange histoire; mais son pere, M. de Galais, et sa soeur Yvonne ne lui +avaient-ils pas toujours tout accorde!... + +Meaulnes, avec precaution, allait poser d'autres questions, lorsque +parut a la porte un couple charmant: une enfant de seize ans avec +corsage de velours et jupe a grands volants; un jeune personnage en +habit a haut col et pantalon a elastiques. Ils traverserent la salle, +esquissant un pas de deux; d'autres les suivirent; puis d'autres +passerent en courant, poussant des cris, poursuivis par un grand pierrot +blafard, aux manches trop longues, coiffe d'un bonnet noir et riant +d'une bouche edentee. Il courait a grandes enjambees maladroites, comme +si, a chaque pas, il eut du faire un saut, et il agitait ses longues +manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur; les jeunges +gens lui serraient la main et il paraissait faire la joie des enfants +qui le poursuivaient avec des cris percants. Au passage il regarda +Meaulnes de ses yeux vitreux, et l'ecolier crut reconnaitre, +completement rase, le compagnon de M. Maloyau, le bohemien qui tout a +l'heure accrochait les lanternes. + +Le repas etait termine. Chacun se levait. + +Dans les couloirs s'organisaient des rondes et des farandoles. Une +musique, quelque part, jouait un pas de menuet... Meaulnes, la tete a +demi cachee dans le collet de son manteau, comme dans une fraise, se +sentait un autre personnage. Lui aussi, gagne par le plaisir, se mit a +poursuivre le grand pierrot a travers les couloirs du Domaine, comme +dans les coulisses d'un theatre ou la pantomime, de la scene, se fut +partout repandue. Il se trouva ainsi mele jusqu'a la fin de la nuit a +une foule joyeuse aux costumes extravagants. Parfois il ouvrait une +porte, et se trouvait dans une chambre ou l'on montrait la lanterne +magique. Des enfants applaudissaient a grand bruit... Parfois, dans un +coin de salon ou l'on dansait, il engageait conversation avec quelque +dandy et se renseignait hativement sur les costumes que l'on porterait +les jours suivants... + +Un peu angoisse a la longue par tout ce plaisir qui s'offrait a lui, +craignant a chaque instant que son manteau entr'ouvert ne laissat voir +sa blousse de collegien, il alla se refugier un instant dans la partie +la plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n'y entendait que +le bruit etouffe d'un piano. + +Il entra dans une piece silencieuse qui etait une salle a manger +eclairee par une lampe a suspension. La aussi c'etait fete, mais fete +pour les petits enfants. + +Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouverts sur leurs +genoux; d'autres etaient accroupis par terre devant une chaise et, +gravement, ils faisaient sur le siege un etalage d'images; d'autres, +aupres du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils ecoutaient +au loin, dans l'immense demeure, la rumeur de la fete. + +Une porte de cette salle a manger etait grande ouverte. On entendait +dans la piece attenante jouer du piano. Meaulnes avanca curieusement la +tete. C'etait une sorte de petit salon-parloir; une femme ou une jeune +fille, un grand manteau marron jete sur ses epaules, tournait le dos, +jouant tres doucement des airs de rondes ou de chansonnettes. Sur le +divan, tout a cote, six ou sept petits garcons et petites filles ranges +comme sur une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il se fait +tard, ecoutaient. De temps en temps seulement, l'un d'eux, arc-boute sur +les poignets, se soulevait, glissait a terre et passait dans la salle a +manger: un de ceux qui avaient fini de regarder les images venait +prendre sa place. + +Apres cette fete ou tout etait charmant, mais fievreux et fou, ou lui- +meme avait si follement poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se trouvait +la plonge dans le bonheur le plus calme du monde. + +Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait a jouer, il retourna +s'asseoir dans la salle a manger, et, ouvrant un des gros livres rouges +epars sur la table, il commenca distraitement a lire. + +Presque aussitot un des petits qui etaient par terre s'approcha, se +pendit a son bras et grimpa sur son genou pour regarder en meme temps +que lui; un autre en fit autant de l'autre cote. Alors ce fut un reve +comme son reve de jadis. Il put imaginer longuement qu'il etait dans sa +propre maison, marie, un beau soir, et que cet etre charmant et inconnu +qui jouait du piano, pres de lui, c'etait sa femme... + + + +CHAPITRE XV + +La rencontre. + +Le lendemain matin, Meaulnes fut pret un des premiers. Comme on le lui +avait conseille, il revetit un simple costume noir, de mode passee, une +jaquette serree a la taille avec des manches bouffant aux epaules, un +gilet croise, un pantalon elargi du bas jusqu'a cacher ses fines +chaussures, et un chapeau haut de forme. + +La cour etait deserte encore lorsqu'il descendit. Il fit quelques pas et +se trouva comme transporte dans une journee de printemps. Ce fut en +effet le matin le plus doux de cet hiver-la. Il faisait du soleil comme +aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillee +brillait comme humectee de rosee. Dans les arbres, plusieurs petits +oiseaux chantaient et de temps a autre une brise tiedie coulait sur le +visage du promeneur. + +Il fit comme les invites qui se sont eveilles avant le maitre de la +maison. Il sortit dans la cour du Domaine, pensant a chaque instant +qu'une voix cordiale et joyeuse allait crier derriere lui: + +"Deja reveille, Augustin?..." + +Mais il se promena longtemps seul a travers le jardin et la cour. La- +bas, dans le batiment principal, rien ne remuait, ni aux fenetres, ni a +la tourelle. On avait ouvert deja, cependant, les deux battants de la +ronde porte de bois. Et, dans une des fenetres du haut, un rayon de +soleil donnait, comme en ete, aux premieres heures du matin. + +Meaulnes, pour la premiere fois, regardait en plein jour l'interieur de +la propriete. Les vestiges d'un mur separaient le jardin delabre de la +cour, ou l'on avait, depuis peu, verse du sable et passe le rateau. A +l'extremite des dependances qu'il habitait, c'etaient des ecuries baties +dans un amusant desordre, qui multipliait les recoins garnis +d'arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque sur le Domaine deferlaient +des bois de sapins qui le cachaient a tout le pays plat, sauf vers +l'est, ou l'on apercevait des collines bleues couvertes de rochers et de +sapins encore. + +Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la branlante barriere +de bois qui entourait le vivier; vers les bords il restait un peu de +glace mince et plissee comme une ecume. Il s'apercut lui-meme reflete +dans l'eau, comme incline sur le ciel, dans son costume d'etudiant +romantique. Et il crut voir un autre Meaulnes; non plus l'ecolier qui +s'etait evade dans une carriole de paysan, mais un etre charmant et +romanesque, au milieu d'un beau livre de prix... + +Il se hata vers le batiment principal, car il avait faim. Dans la grande +salle ou il avait dine la veille, une paysanne mettait le couvert. Des +que Meaulnes se fut assis devant un des bols alignes sur la nappe, elle +lui versa le cafe en disant: + +"Vous etes le premier, monsieur". + +Il ne voulut rien repondre, tant il craignait d'etre soudain reconnu +comme un etranger. Il demanda seulement a quelle heure partirait le +bateau pour la promenade matinale qu'on avait annoncee. + +"Pas avant une demi-heure, monsieur: personne n'est descendu encore", +fut la reponse. + +Il continua donc d'errer en cherchant le lieu de l'embarcadere, autour +de la longue maison chatelaine aux ailes inegales, comme une eglise. +Lorsqu'il eut contourne l'aile sud, il apercut soudain les roseaux, a +perte de vue, qui formaient tout le paysage. L'eau des etangs venait de +ce cote mouiller le pied des murs, et il y avait, devant plusieurs +portes, de petits balcons de bois qui surplombaient les vagues +clapotantes. + +Desoeuvre, le promeneur erra un long moment sur la rive sablee comme un +chemin de halage. Il examinait curieusement les grandes portes aux +vitres poussiereuses qui donnaient sur des pieces delabrees ou +abandonnees, sur des debarras encombres de brouettes, d'outils rouilles +et de pots de fleurs brises, lorsque soudain, a l'autre bout des +batiments, il entendit des pas grincer sur le sable. + +C'etaient deux femmes, l'une tres vieille et courbee; l'autre, une jeune +fille, blonde, elancee, dont le charmant costume, apres tous les +deguisements de la veille, parut d'abord a Meaulnes extraordinaire. + +Elles s'arreterent un instant pour regarder le paysage, tandis que +Meaulnes se disait, avec un etonnement qui lui parut plus tard bien +grossier: + +"Voila sans doute ce qu'on appelle une jeune fille excentrique--peut- +etre une actrice qu'on a mandee pour la fete". + +Cependant, les deux femmes passaient pres de lui et Meaulnes, immobile, +regarda la jeune fille. Souvent, plus tard, lorsqu'il s'endormait apres +avoir desesperement essaye de se rappeler le beau visage efface, il +voyait en reve passer des rangees de jeunes femmes qui ressemblaient a +celle-ci. L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son air un peu +penche; l'autre son regard si pur; l'autre encore sa taille fine, et +l'autre avait aussi ses yeux bleus: mais aucune de ces femmes n'etait +jamais la grande jeune fille. + +Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un +visage aux traits un peu courts, mais dessines avec une finesse presque +douloureuse. Et comme deja elle etait passee devant lui, il regarda sa +toilette, qui etait bien la plus simple et la plus sage des toilettes... + +Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, lorsque la jeune +fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit a sa compagne: + +"Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense?..." + +Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassee, tremblante, ne cessait +de causer gaiement et de rire. La jeune fille repondait doucement. Et +lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadere, elle eut ce meme regard +innocent et grave, qui semblait dire: + +"Qui etes-vous? Que faites-vous ici? Je ne vous connais pas. Et pourtant +il me semble que je vous connais". + +D'autres invites etaient maintenant epars entre les arbres, attendant. +Et trois bateaux de plaisance accostaient, prets a recevoir les +promeneurs. Un a un, sur le passage des dames, qui paraissaient etre la +chatelaine et sa fille, les jeunes gens saluaient profondement, et les +demoiselles s'inclinaient. Etrange matinee! Etrange partie de plaisir! +Il faisait froid malgre le soleil d'hiver, et les femmes enroulaient +autour de leur cou ces boas de plumes qui etaient alors a la mode... + +La vieille dame resta sur la rive, et, sans savoir comment, Meaulnes se +trouva dans le meme yacht que la jeune chatelaine. Il s'accouda sur le +pont, tenant d'une main d'une main son chapeau battu par le grand vent, +et il put regarder a l'aise le jeune fille, qui s'etait assise a l'abri. +Elle aussi le regardait. Elle repondait a ses compagnes, souriait, puis +posait doucement ses yeux bleus sur lui, en tenant sa levre un peu +mordue. + +Un grand silence regnait sur les berges prochaines. Le bateau filait +avec un brui calme de machine et d'eau. On eut pu se croire au coeur de +l'ete. On allait aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque +maison de campagne. La jeune fille s'y promenerait sous une ombrelle +blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles gemir... Mais +soudain une rafale glacee venait rappeler decembre aux invites de cette +etrange fete. + +On aborda devant un bois de sapins. Sur le debarcadere, les passages +durent attendre un instant, serres les uns contre les autres, qu'un des +bateliers eut ouvert le cadenas de la barriere... Avec quel emoi +Meaulnes se rappelait dans la suite cette minute ou, sur le bord de +l'etang, il avait eu tres pres du sien le visage desormais perdu de la +jeune fille! Il avait regarde ce profil si pur, de tous ses yeux, +jusqu'a ce qu'ils fussent pres de s'emplir de larmes. Et il se rappelait +avoir vu, comme un secret delicat qu'elle lui eut confie, un peu de +poudre restee sur sa joue... + +A terre, tout s'arrangea comme dans un reve. Tandis que les enfants +couraient avec des cris de joie, que des groupes se formaient et +s'eparpillaient a travers bois, Meaulnes s'avanca dans une allee, ou, +dix pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva pres d'elle +sans avoir eu le temps de reflechir: + +"Vous etes belle", dit-il simplement. + +Mais elle hata le pas et, sans repondre, prit une allee transversale. +D'autres promeneurs couraient, jouaient a travers les avenues, chacun +errant a sa guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune +homme se reprocha vivement ce qu'il appelait sa balourdise, sa +grossierete, sa sottise. Il errait au hasard, persuade qu'il ne +reverrait plus cette gracieuse creature, lorsqu'il l'apercut soudain +venant a sa rencontre et forcee de passer pres de lui dans l'etroit +sentier. Elle ecartait de ses deux mains nues les plis de son grand +manteau. Elle avait des souliers noirs tres decouverts. Ses chevilles +etaient si fines qu'elles pliaient par instants et qu'on craignait de +les voir se briser. + +Cette fois, le jeune homme salua, en disant tres bas: + +"Voulez-vous me pardonner? + +--Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je rejoigne les +enfants, puisqu'ils sont les maitres aujourd'hui. Adieu". + +Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui parlait avec +gaucherie, mais d'un ton si trouble, si plein de desarroi, qu'elle +marcha plus lentement et l'ecouta. + +"Je ne sais meme pas qui vous etes", dit-elle enfin. Elle prononcait +chaque mot d'un ton uniforme, en appuyant de la meme facon sur chacun, +mais en disant plus doucement le dernier... Ensuite elle reprenait son +visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient +fixement au loin. + +"Je ne sais pas non plus votre nom", repondit Meaulnes. + +Ils suivaient maintenant un chemin decouvert, et l'on voyait a quelque +distance les invites se presser autour d'une maison isolee dans la +pleine campagne. + +"Voici la 'maison de Frantz'", dit la jeune fille; il faut que je vous +quitte..." + +Elle hesita, le regarda un instant en souriant et dit: + +"Mon nom?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais..." + +Et elle s'echappa. + +La "maison de Frantz' etait alors inhabitee. Mais Meaulnes la trouva +envahie jusqu'aux greniers par la foule des invites. Il n'eut guere le +loisir d'ailleurs d'examiner le lieu ou il se trouvait: on dejeuna en +hate d'un repas froid emporte dans les bateaux, ce qui etait fort peu de +saison, mais les enfants en avaient decide ainsi, sans doute; et l'on +repartit. Meaulnes s'approcha de Mlle de Galais des qu'il la vit sortir +et, repondant a ce qu'elle avait dit tout a l'heure: + +"Le nom que je vous donnais etait plus beau, dit-il. + +--Comment? Quel etait ce nom?" fit-elle, toujours avec la meme gravite. + +Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne repondit rien. + +"Mon nom a moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et je suis +etudiant. + +--Oh! vous etudiez?" dit-elle. Et ils parlerent un instant encore. Ils +parlerent lentement, avec bonheur,--avec amitie. Puis l'attitude de la +jeune fille changea. Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle +parut aussi plus inquiete. On eut dit qu'elle redoutait ce que Meaulnes +allait dire et s'en effarouchait a l'avance. Elle etait aupres de lui +toute fremissante, comme une hirondelle un instant posee a terre et qui +deja tremble du desir de reprendre son vol. + +"A quoi bon? A quoi bon?" repondait-elle doucement aux projets que +faisait Meaulnes. + +Mais lorsqu'enfin il osa lui demander la permission de revenir un jour +vers ce beau domaine: + +"Je vous attendrai", repondit-elle simplement. + +Ils arrivaient en vue de l'embarcadere. Elle s'arreta soudain et dit +pensivement: + +"Nous sommes deux enfants; nous avons fait une folie. Il ne faut pas que +nous montions cette fois dans le meme bateau. Adieu, ne me suivez pas". + +Meaulnes resta un instant interdit, la regardant partir. Puis il se +reprit a marcher. Et alors le jeune fille, dans le lointain, au moment +de se perdre a nouveau dans la foule des invites, s'arreta et, se +tournant vers lui, pour la premiere fois le regarda longuement. Etait-ce +un dernier signe d'adieu? Etait-ce pour lui defendre de l'accompagner? +Ou peut-etre avait-elle quelque chose encore a lui dire?... + +Des qu'on fut rentre au Domaine, commenca, derriere la ferme, dans une +grande prairie en pente, la course des poneys. C'etait la derniere +partie de la fete. D'apres toutes les previsions, les fiances devaient +arriver a temps pour y assister et ce serait Frantz qui dirigeait tout. + +On dut pourtant commencer sans lui. Les garcons en costumes de jockeys, +les fillettes en ecuyeres, amenaient les uns, de fringants poneys +enrubannes, les autres, de tres vieux chevaux dociles. Au milieu des +cris, des rires enfantins, des paris et des longs coups de cloche, on se +fut cru transporte sur la pelouse verte et taillee de quelque champ de +courses en miniature. + +Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles aux chapeaux a plumes, +qu'il avait entendus la veille dans l'allee du bois... Le reste du +spectacle lui echappa, tant il etait anxieux de retrouver dans la foule +le gracieux chapeau de roses et le grand manteau marron. Mais Mlle de +Galais ne parut pas. Il la cherchait encore lorsqu'une volee de coups de +cloche et des cris de joie annoncerent la fin des courses. Une petite +fille sur une vieille jument blanche avait remporte la victoire. Elle +passait triomphalement sur sa monture et le panache de son chapeau +flottait au vent. + +Puis soudain tout se tut. Les jeux etaient finis et Frantz n'etait pas +de retour. On hesita un instant; on se concerta avec embarras. Enfin, +par groupes, on regagna les appartements, pour attendre, dans +l'inquietude et le silence, le retour des fiances. + + + +CHAPITRE XVI + +Frantz de Galais. + +La course avait fini trop tot. Il etait quatre heures et demie et il +faisait jour encore, lorsque Meaulnes se retrouva dans sa chambre, la +tete pleine des evenements de son extraordinaire journee. Il s'assit +devant la table, desoeuvre, attendant le diner et la fete qui devait +suivre. + +De nouveau soufflait le grand vent du premier soir. On l'entendait +gronder comme un torrent ou passer avec le sifflement appuye d'une chute +d'eau. Le tablier de la cheminee battait de temps a autre. + +Pour la premiere fois, Meaulnes sentit en lui cette legere angoisse qui +vous saisit a la fin des trop belles journees. Un instant il pensa a +allumer du feu; mais il essaya vainement de lever le tablier rouille de +la cheminee. Alors il se prit a ranger dans la chambre; il accrocha ses +beaux habits aux portemanteaux, disposa le long du mur les chaises +bouleversees, comme s'il eut tout voulu preparer la pour un long sejour. + +Cependant songeant qu'il devait se tenir toujours pret a partir, il plia +soigneusement sur le dossier d'une chaise, comme un costume de voyage, +sa blouse et ses autres vetements de collegien; sous la chaise, il mit +ses souliers ferres pleins de terre encore. + +Puis il revint s'asseoir et regarda autour de lui, plus tranquille, sa +demeure qu'il avait mise en ordre. + +De temps a autre une goutte de pluie venait rayer la vitre qui donnait +sur la cour aux voitures et sur le bois de sapins. Apaise, depuis qu'il +avait range son appartement, le grand garcon se sentit parfaitement +heureux. Il etait la, mysterieux, etranger, au milieu de ce monde +inconnu, dans la chambre qu'il avait choisie. Ce qu'il avait obtenu +depassait toutes ses esperances. Et il suffisait maintenant a sa joie de +se rappeler ce visage de jeune fille, dans le grand vent, qui se +tournait vers lui... + +Durant cette reverie, la nuit etait tombee sans qu'il songeat meme a +allumer les flambeaux. Un coup de vent fit battre la porte de l'arriere- +chambre qui communiquait avec la sienne et dont la fenetre donnait aussi +sur la cour aux voitures. Meaulnes allait la refermer, lorsqu'il apercut +dans cette piece une lueur, comme celle d'une bougie allumee sur la +table. Il avanca la tete dans l'entrebaillement de la porte. Quelqu'un +etait entre la, par la fenetre sans doute, et se promenait de long en +large, a pas silencieux. Autant qu'on pouvait voir, c'etait un tres +jeune homme. Nu-tete, une pelerine de voyage sur les epaules, il +marchait sans arret, comme affole par une douleur insupportable. Le vent +de la fenetre qu'il avait laissee grande ouverte faisait flotter sa +pelerine et, chaque fois qu'il passait pres de la lumiere, on voyait +luire des boutons dores sur sa fine redingote. + +Il sifflait quelque chose entre ses dents, une espece d'air marin, comme +en chantent, pour s'egayer le coeur, les matelots et les filles dans les +cabarets des ports... + +Un instant, au milieu de sa promenade agitee, il s'arreta et se pencha +sur la table, chercha dans une boite, en sortit plusieurs feuilles de +papier... Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de la bougie, un tres +fin, tres aquilin visage sans moustache sous une abondante chevelure que +partageait une raie de cote. Il avait cesse de siffler. Tres pale, les +levres entr'ouvertes, il paraissait a bout de souffle, comme s'il avait +recu au coeur un coup violent. + +Meaulnes hesitait s'il allait, par discretion, se retirer, ou s'avancer, +lui mettre doucement, en camarade, la main sur l'epaule, et lui parler. +Mais l'autre leva la tete et l'apercut. Il le considera une seconde, +puis, sans s'etonner, s'approcha et dit, affermissant sa voix: + +"Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je suis content de vous voir. +Puisque vous voici, c'est a vous que je vais expliquer... Voila!..." + +Il paraissait completement desempare. Lorsqu'il eut dit: "Voila", il +prit Meaulnes par le revers de sa jaquette, comme pour fixer son +attention. Puis il tourna la tete vers la fenetre, comme pour reflechir +a ce qu'il allait dire, cligna des yeux--et Meaulnes comprit qu'il +avait une forte envie de pleurer. + +Il ravala d'un coup toute cette peine d'enfant, puis, regardant toujours +fixement la fenetre, il reprit d'une voix alteree: + +"Eh bien, voila: c'est fini; la fete est finie. Vous pouvez descendre le +leur dire. Je suis rentre tout seul. Ma fiancee ne viendra pas. Par +scrupule, par crainte, par manque de foi... d'ailleurs, monsieur, je +vais vous expliquer..." + +Mais il ne put continuer; tout son visage se plissa. Il n'expliqua rien. +Se detournant soudain, il s'en alla dans l'ombre ouvrir et refermer des +tiroirs pleins de vetements et de livres. + +"Je vais m'appreter pour repartir, dit-il. Qu'on ne me derange pas". + +Il placa sur la table divers objets, un necessaire de toilette, un +pistolet... + +Et Meaulnes, plein de desarroi, sortit sans oser lui dire un mot ni lui +serrer la main. + +En bas, deja, tout le monde semblait avoir pressenti quelque chose. +Presque toutes les jeunes filles avaient change de robe. Dans le +batiment principal le diner avait commence, mais hativement, dans le +desordre, comme a l'instant d'un depart. + +Il se faisait un continuel va-et-vient de cette grande cuisine-salle a +manger aux chambres du haut et aux ecuries. Ceux qui avaient fini +formaient des groupes ou l'on se disait au revoir. + +"Que se passe-t-il? demanda Meaulnes a un garcon de campagne, qui se +hatait de terminer son repas, son chapeau de feutre sur la tete et sa +serviette fixee a son gilet. + +--Nous partons, repondit-il. Cela s'est decide tout d'un coup. A cinq +heures, nous nous sommes trouves seuls, tous les invites ensemble. Nous +avions attendu jusqu'a la derniere limite. Les fiances ne pouvaient plus +venir? Quelqu'un a dit: "Si nous partions..." Et tout le monde s'est +apprete pour le depart". + +Meaulnes ne repondit pas. Il lui etait egal de s'en aller maintenant. +N'avait-il pas ete jusqu'au bout de son aventure?... N'avait-il pas +obtenu cette fois tout ce qu'il desirait? C'est a peine s'il avait eu le +temps de repasser a l'aise dans sa memoire toute la belle conversation +du matin. Pour l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et bientot, il +reviendrait--sans tricherie, cette fois... + +"Si vous voulez venir avec nous, continua l'autre, qui etait un garcon +de son age, hatez-vous d'aller vous mettre en tenue. Nous attelons dans +un instant". + +Il partit au galop, laissant la son repas commence et negligeant de dire +aux invites ce qu'il savait. Le parc, le jardin et la cour etaient +plonges dans une obscurite profonde. Il n'y avait pas, ce soir-la, de +lanternes aux fenetres. Mais comme, apres tout, ce diner ressemblait au +dernier repas des fins de noces, les moins bons de invites, qui peut- +etre avaient bu, s'etaient mis a chanter. A mesure qu'il s'eloignait, +Meaulnes entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce parc qui depuis +deux jours avait tenu tant de grace et de merveilles. Et c'etait le +commencement du desarroi et de la devastation. Il passa pres du vivier +ou le matin meme il s'etait mire. Comme tout paraissait change deja...-- +avec cette chanson, reprise en choeur, qui arrivait par bribes: + +D'ou donc que tu reviens, petite libertine? Ton bonnet est dechire Tu es +bien mal coiffee... + +et cet autre encore: + +Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont +rouges... Adieu, sans retour! + +Comme il arrivait au pied de l'escalier de sa demeure isolee, quelqu'un +en descendait qui le heurta dans l'ombre et lui dit: + +"Adieu, monsieur!" + +et, s'enveloppant dans sa pelerine comme s'il avait tres froid, +disparut. C'etait Franz Galais. + +La bougie que Frantz avait laissee dans sa chambre brulait encore. Rien +n'avait ete derange. Il y avait seulement, ecrits sur une feuille de +papier a lettres placee en evidence, ces mots: + +Ma fiancee a disparu, me faisant dire qu'elle ne pouvait pas etre ma +femme; qu'elle etait une couturiere et non pas une princesse. Je ne sais +que devenir. Je m'en vais. Je n'ai plus envie de vivre. Qu'Yvonne me +pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne pourrait rien pour +moi... + +C'etait la fin de la bougie, dont la flamme vacilla, rampa une seconde +et s'eteignit. Meaulnes rentra dans sa propre chambre et ferma la porte. +Malgre l'obscurite, il reconnut chacune des choses qu'il avait rangees +en plein jour, en plein bonheur, quelques heures auparavant. Piece par +piece, fidele, il retrouva tout son vieux vetement miserable, depuis ses +godillots jusqu'a sa grossiere ceinture a boucle de cuivre. Il se +deshabilla et se rhabilla vivement, mais, distraitement, deposa sur une +chaise ses habits d'emprunt, se trompant de gilet. + +Sous les fenetres, dans la cour aux voitures, un remue-menage avait +commence. On tirait, on appelait, on poussait, chacun voulant defaire sa +voiture de l'inextricable fouillis ou elle etait prise. De temps en +temps un homme grimpait sur le siege d'une charrette, sur la bache d'une +grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La lueur du falot venait +frapper la fenetre: un instant, autour de Meaulnes, la chambre +maintenant familiere, ou toutes choses avaient ete pour lui si amicales, +palpitait, revivait... Et c'est ainsi qu'il quitta, refermant +soigneusement la porte, ce mysterieux endroit qu'il ne devait sans doute +jamais revoir. + + + +CHAPITRE XVII + +La fete etrange (fin). + +Deja, dans la nuit, une file de voitures roulait lentement vers la +grille du bois. En tete, un homme revetu d'une peau de chevre, une +lanterne a la main, conduisait par la bride le cheval du premier +attelage. + +Meaulnes avait hate de trouver quelqu'un qui voulut bien se charger de +lui. Il avait hate de partir. Il apprehendait, au fond du coeur, de se +trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa supercherie fut +decouverte. + +Lorsqu'il arriva devant le batiment principal les conducteurs +equilibraient la charge des dernieres voitures. On faisait lever tous +les voyageurs pour rapprocher ou reculer les sieges, et les jeunes +filles enveloppees dans des fichus se levaient avec embarras, les +couvertures tombaient a leurs pieds et l'on voyait les figures inquietes +de celles qui baissaient leur tete du cote des falots. + +Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le jeune paysan qui tout a +l'heure avait offert de l'emmener: + +"Puis-je monter? lui cria-t-il. + +--Ou vas-tu, mon garcon? repondit l'autre qui ne le reconnaissait plus. + +--Du cote de Sainte-Agathe. + +--Alors il faut demander une place a Maritain" Et voila le grand ecolier +cherchant parmi les voyageurs attardes ce Maritain inconnu. On le lui +indiqua parmi les buveurs qui chantaient dans la cuisine. + +"C'est un 'amusard', lui dit-on. Il sera encore la a trois heures du +matin". + +Meaulnes songea un instant a la jeune fille inquiete, pleine de fievre +et de chagrin, qui entendrait chanter dans le Domaine, jusqu'au milieu +de la nuit, ces paysans avines. Dans quelle chambre etait-elle? Ou etait +sa fenetre, parmi ces batiments mysterieux? Mais rien ne servirait a +l'ecolier de s'attarder. Il fallut partir. Une fois rentre a Sainte- +Agathe, tout deviendrait plus clair; il cesserait d'etre un ecolier +evade; de nouveau il pourrait songer a la jeune chatelaine. + +Une a une, les voitures s'en allaient; les roues grincaient sur le sable +de la grande allee. Et, dans la nuit, on les voyait tourner et +disparaitre, chargees de femmes emmitouflees, d'enfants dans des fichus, +qui deja s'endormaient. Une grande carriole encore; un char a bancs, ou +les femmes etaient serrees epaule contre epaule, passa, laissant +Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. Il n'allait plus rester +bientot qu'une vieille berline que conduisait un paysan en blouse. + +"Vous pouvez monter, repondit-il aux explications d'Augustin, nous +allons dans cette direction". + +Peniblement Meaulnes ouvrit la portiere de la vieille guimbarde, dont la +vitre trembla et les gonds crierent. Sur la banquette, dans un coin de +la voiture, deux tout petits enfants, un garcon et une fille, dormaient. +Ils s'eveillerent au bruit et au froid, se detendirent, regarderent +vaguement, puis en frissonnant se renfoncerent dans leur coin et se +rendormirent. + +Deja la vieille voiture partait. Meaulnes referma plus doucement la +portiere et s'installa avec precaution dans l'autre coin; puis, +avidement, s'efforca de distinguer a travers la vitre les lieux qu'il +allait quitter et la route par ou il etait venu: il devina, malgre la +nuit, que la voiture traversait la cour et le jardin, passait devant +l'escalier de sa chambre, franchissait la grille et sortait du Domaine +pour entrer dans les bois. Fuyant le long de la vitre, on distinguait +vaguement les troncs des vieux sapins. + +"Peut-etre rencontrerons-nous Frantz de Galais", se disait Meaulnes, le +coeur battant. + +Brusquement, dans le chemin etroit, la voiture fit un ecart pour ne pas +heurter un obstacle. C'etait, autant qu'on pouvait deviner dans la nuit +a ses formes massives, une roulotte arretee presque au milieu du chemin +et qui avait du rester la, a proximite de la fete, durant ces derniers +jours. + +Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au trot, Meaulnes commencait +a se fatiguer de regarder a la vitre, s'efforcant vainement de percer +l'obscurite environnante, lorsque soudain, dans la profondeur du bois, +il y eut un eclair, suivi d'une detonation. Les chevaux partirent au +galop et Meaulnes ne sut pas d'abord si le cocher en blouse s'efforcait +de les retenir ou, au contraire, les excitait a fuir. Il voulut ouvrir +la portiere. Comme la poignee se trouvait a l'exterieur, il essaya +vainement de baisser la glace, la secoua... Les enfants, reveilles en +peur, se serraient l'un contre l'autre, sans rien dire. Et tandis qu'il +secouait la vitre, le visage colle au carreau, il apercut, grace a un +coude du chemin, une forme blanche qui courait. C'etait, hagard et +affole, le grand pierrot de la fete, le bohemien en tenue de mascarade, +qui portait dans ses bras un corps humain serre contre sa poitrine. Puis +tout disparut. + +Dans la voiture qui fuyait au grand galop a travers la nuit, les deux +enfants s'etaient rendormis. Personne a qui parler des evenements +mysterieux de ces deux jours. Apres avoir longtemps repasse dans son +esprit tout ce qu'il avait vu et entendu, plein de fatigue et le coeur +gros, le jeune homme lui aussi s'abandonna au sommeil, comme un enfant +triste... + +Ce n'etait pas encore le petit jour lorsque, la voiture s'etant arretee +sur la route, Meaulnes fut reveille par quelqu'un qui cognait a la +vitre. Le conducteur ouvrit peniblement la portiere et cria, tandis que +le vent froid de la nuit glacait l'ecolier jusqu'aux os: + +"Il va falloir descendre ici. Le jour se leve. Nous allons prendre la +traverse. Vous etes tout pres de Sainte-Agathe". + +A demi replie, Meaulnes obeit, chercha vaguement, d'un geste +inconscient, sa casquette, qui avait roule sous les pieds des deux +enfants endormis, dans le coin le plus sombre de la voiture, puis il +sortit en se baissant. + +"Allons, au revoir, dit l'homme en remontant sur son siege. Vous n'avez +plus que six kilometres a faire. Tenez, la borne est la, au bord du +chemin". + +Meaulnes, qui ne s'etait pas encore arrache de son sommeil, marcha +courbe en avant, d'un pas lourd, jusqu'a la borne et s'y assit, les bras +croises, la tete inclinee, comme pour se rendormir. + +"Ah! non, cria le voiturier. Il ne faut pas vous endormir la. Il fait +trop froid. Allons, debout, marchez un peu..." + +Vacillant comme un homme ivre, le grand garcon, les mains dans ses +poches, les epaules rentrees, s'en alla lentement sur le chemin de +Sainte-Agathe; tandis que, dernier vestige de la fete mysterieuse, la +vieille berline quittait le gravier de la route et s'eloignait, cahotant +en silence, sur l'herbe de la traverse. On ne voyait plus que le chapeau +du conducteur, dansant au-dessus des clotures... + + + +DEUXIEME PARTIE + +CHAPITRE PREMIER + +Le Grand Jeu. + +Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l'impossibilite ou nous +etions de mener a bien de longues recherches nous empecherent, Meaulnes +et moi de reparler du Pays perdu avant la fin de l'hiver. Nous ne +pouvions rien commencer de serieux, durant ces breves journees de +fevrier, ces jeudis sillonnes de bourrasques, qui finissaient +regulierement vers cinq heures par une morne pluie glacee. + +Rien ne nous rappelait l'aventure de Meaulnes sinon ce fait etrange que +depuis l'apres-midi de son retour nous n'avions plus d'amis. Aux +recreations, les memes jeux qu'autrefois s'organisaient, mais Jasmin ne +parlait jamais plus au grand Meaulnes. Le soir, aussitot la classe +balayee, la cour se vidait comme au temps ou j'etais seul, et je voyais +errer mon compagnon, du jardin au hangar et de la cour a la salle a +manger. + +Les jeudis matins, chacun de nous installe sur le bureau d'une des deux +salles de classe, nous lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous +avions deniches dans les placards, entre des methodes d'anglais et des +cahiers de musique finement recopies. L'apres-midi, c'etait quelque +visite qui nous faisait fuir l'appartement; et nous regagnions +l'ecole... Nous entendions parfois des groupes de grands eleves qui +s'arretaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail, le +heurtaient en jouant a des jeux militaires incomprehensibles et puis +s'en allaient... Cette triste vie se poursuivit jusqu'a la fin de +fevrier. Je commencais a croire que Meaulnes avait tout oublie, +lorsqu'une aventure, plus etrange que les autres, vint me prouver que je +m'etais trompe et qu'une crise violente se preparait sous la surface +morne de cette vie d'hiver. + +Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la premiere +nouvelle du Domaine etrange, la premiere vague de cette aventure dont +nous ne reparlions pas arriva jusqu') nous. Nous etions en pleine +veillee. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec nous +Millie et mon pere, qui ne se doutaient nullement de la sourde facherie +par quoi toute la classe etait divisee en deux clans. + +A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeter dehors les +miettes du repas fit: + +"Ah!" + +d'une voix si claire que nous nous approchames pour regarder. Il y avait +sur le seuil une couche de neige... Comme il faisait tres sombre, je +m'avancai de quelques pas dans la cour pour voir si la couche etait +profonde. Je sentis des flocons legers qui me glissaient sur la figure +et fondaient aussitot. On me fit rentrer tres vite et Millie ferma la +porte frileusement. + +A neuf heures nous nous disposions a monter nous coucher; ma mere avait +deja la lampe a la main, lorsque nous entendimes tres nettement deux +grands coups lances a toute volee dans le portail, a l'autre bout de la +cour. Elle replaca la lampe sur la table et nous restames tous debout, +aux aguets, l'oreille tendue. + +Il ne fallait pas songer a aller voir ce qui se passait. Avant d'avoir +traverse seulement la moitie de la cour, la lampe eut ete eteinte et le +verre brise. Il y eut un cour silence et mon pere commencait a dire que +"c'etait sans doute...", lorsque, tout juste sous la fenetre de la salle +a manger, qui donnait, je l'ai dit, sur la route de La Gare, un coup de +sifflet partit, strident et tres prolonge, qui dut s'entendre jusque +dans la rue de l'eglise. Et, immediatement, derriere la fenetre, a peine +voiles par les carreaux, pousses par des gens qui devaient etre montes a +la force des poignets sur l'appui exterieur, eclaterent des cris +percants. + +"Amenez-le! Amenez-le!" + +A l'autre extremite du batiment, les memes cris repondirent. Ceux-la +avaient du passer par le champ du pere Martin; ils devaient etre grimpes +sur le mur bas qui separait le champ de notre cour. + +Puis, vociferes a chaque endroit par huit ou dix inconnus aux voix +deguisees, les cris de: "Amenez-le!" eclaterent successivement--sur le +toit du cellier qu'ils avaient du atteindre en escaladant un tas de +fagots adosse au mur exterieur--sur un petit mur qui joignait le hangar +au portail et dont la crete arrondie permettait de se mettre commodement +a cheval--sur le mur grille de la route de La Gare ou l'on pouvait +facilement monter... Enfin, par derriere, dans le jardin, une troupe +retardataire arriva, qui fit la meme sarabande, criant cette fois: + +"A l'abordage!" + +Et nous entendions l'echo de leurs cris resonner dans les salles de +classe vides, dont ils avaient ouvert les fenetres. + +Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les detours et les passages +de la grande demeure, que nous voyions tres nettement, comme sur un +plan, tous les points ou ces gens inconnus etaient en train de +l'attaquer. + +A vrai dire, ce fut seulement au tout premier instant que nous eumes de +l'effroi. Le coup de sifflet nous fit penser tous les quatre a une +attaque de rodeurs et de bohemiens. Justement il y avait depuis une +quinzaine, sur la place, derriere l'eglise, un grand malandrin et un +jeune garcon a la tete serree dans des bandages. Il y avait aussi, chez +les charrons et les marechaux, des ouvriers qui n'etaient pas du pays. + +Mais, des que nous eumes entendu les assaillants crier, nous fumes +persuades que nous avions affaire a des gens--et probablement a des +jeunes gens--du bourg. Il y avait meme certainement des gamins--on +reconnaissait leurs voix suraigues--dans la troupe qui se jetait a +l'assaut de notre demeure comme a l'abordage d'un navire. + +"Ah! bien, par exemple..." s'ecria mon pere. + +Et Millie demanda a mi-voix: + +"Mais qu'est-ce que cela veut dire?" lorsque soudain les voix du portail +et du mur grille--puis celle de la fenetre--s'arreterent. Deux coups +de sifflet partirent derriere la croisee. Les cris des gens grimpes sur +le cellier, comme ceux des assaillants du jardin, decrurent +progressivement, puis cesserent; nous entendimes, le long du mur de la +salle a manger le frolement de toute la troupe qui se retirait en hate +et dont les pas etaient amortis par la neige. + +Quelqu'un evidemment les derangeait. A cette heure ou tout dormait, ils +avaient pense mener en paix leur assaut contre cette maison isolee a la +sortie du bourg. Mais voici qu'on troublait leur plan de campagne. + +A peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir--car l'attaque avait +ete soudaine comme un abordage bien conduit--et nous disposions-nous a +sortir, que nous entendimes une voix connue appeler a la petite grille: + +"Monsieur Seurel! Monsieur Seurel!" + +C'etait M. Pasquier, le boucher. Le gros petit homme racla ses sabots +sur le seuil, secoua sa courte blouse saupoudree de neige et entra. Il +se donnait l'air finaud et effare de quelqu'un qui a surpris tout le +secret d'une mysterieuse affaire: + +"J'etais dans ma cour, qui donne sur la place des Quatre-Routes. +J'allais fermer l'etable des chevaux. Tout d'un coup; dresses sur la +neige, qu'est-ce que je vois: deux grands gars qui semblaient faire +sentinelle ou guetter quelque chose. Ils etaient vers la croix. Je +m'avance: je fais deux pas--Hip! les voila partis au grand galop du +cote de chez vous. Ah! je n'ai pas hesite, j'ai pris mon falot et j'ai +dit: Je vais aller raconter ca a M. Seurel..." + +Et le voila qui recommence son histoire: + +"J'etais dans la cour derriere chez moi..." Sur ce, on lui offre une +liqueur, qu'il accepte, et on lui demande des details qu'il est +incapable de fournir. + +Il n'avait rien vu en arrivant a la maison. Toutes les troupes mises en +eveil par les deux sentinelles qu'il avait derangees s'etaient eclipsees +aussitot. Quant a dire qui ces estafettes pouvaient etre... + +"Ca pourrait bien etre des bohemiens, avancait-il. Depuis bientot un +mois qu'ils sont sur la place, a attendre le beau temps pour jouer la +comedie, ils ne sont pas sans avoir organise quelque mauvais coup". + +Tout cela ne nous avancait guere et nous restions debout, fort perplexes +tandis que l'homme sirotait la liqueur et de nouveau mimait son +histoire, lorsque Meaulnes, qui avait ecoute jusque-la fort +attentivement, prit par terre le falot du boucher et decida: + +"Il faut aller voir!" + +Il ouvrit la porte et nous le suivimes, M. Seurel, M. Pasquier et moi. + +Millie, deja rassuree, puisque les assaillants etaient partis, et, comme +tous les gens ordonnes et meticuleux, fort peu curieuse de sa nature, +declara: + +"Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte et prenez la clef. Moi, je +vais me coucher. Je laisserai la lampe allumee". + + + +CHAPITRE II + +Nous tombons dans une embuscade. + +Nous partimes sur la neige, dans un silence absolu. Meaulnes marchait en +avant, projetant la lueur en eventail de sa lanterne grillagee... A +peine sortions-nous par le grand portail que, derriere la bascule +municipale, qui s'adossait au mur de notre preau, partirent d'un seul +coup, comme perdreaux surpris, deux individus encapuchonnes. Soit +moquerie, soit plaisir cause par l'etrange jeu qu'ils jouaient la, soit +excitation nerveuse et peur d'etre rejoints, ils dirent en courant deux +ou trois paroles coupees de rires. + +Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la neige, en me criant: + +"Suis-moi, Francois!..." + +Et laissant la les deux hommes ages incapables de soutenir une pareille +course, nous nous lancames a la poursuite des deux ombres, qui, apres +avoir un instant contourne le bas du bourg, en suivant le chemin de la +Vieille-Planche, remonterent deliberement vers l'eglise. Ils couraient +regulierement sans trop de hate et nous n'avions pas de peine a les +suivre. Ils traverserent la rue de l'eglise ou tout etait endormi et +silencieux, et s'engagerent derriere le cimetiere dans un dedale de +petites ruelles et d'impasses. + +C'etait la un quartier de journaliers, de couturieres et de tisserands, +qu'on nommait les Petits-Coins. Nous le connaissons assez mal et nous +n'y etions jamais venu la nuit. L'endroit etait desert le jour: les +journaliers absents, les tisserands enfermes; et durant cette nuit de +grand silence il paraissait plus abandonne, plus endormi encore que les +autres quartiers du bourg. Il n'y avait donc aucune chance pour que +quelqu'un survint et nous pretat main-forte. + +Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites maisons posees au +hasard comme des boites en carton, c'etait celui qui menait chez la +couturiere qu'on surnommait "la Muette". On descendait d'abord une pente +assez raide, dallee de place en place, puis apres avoir tourne deux ou +trois fois, entre des petites cours de tisserands ou des ecuries vides, +on arrivait dans une large impasse fermee par une cour de ferme depuis +longtemps abandonnee. Chez la Muette, tandis qu'elle engageait avec ma +mere une conversation silencieuse, les doigts fretillants, coupee +seulement de petits cris d'infirme, je pouvais voir par la croisee le +grand mur de la ferme, qui etait la derniere maison de ce cote du +faubourg, et la barriere toujours fermee de la cour seche, sans paille, +ou jamais rien ne passait plus... + +C'est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. A chaque +tournant nous craignons de les perdre, mais a ma surprise, nous +arrivions toujours au detour de la ruelle suivante avant qu'ils +l'eussent quittee. Je dis: a ma surprise, car le fait n'eut pas ete +possible, tant ces ruelles etaient courtes, s'ils n'avaient pas, chaque +fois, tandis que nous les avions perdus de vue, ralenti leur allure. + +Enfin, sans hesiter, ils s'engagerent dans la rue qui menait chez la +Muette, et je criai a Meaulnes: + +"Nous les tenons, c'est une impasse!" + +A vrai dire, c'etaient eux qui nous tenaient... Ils nous avaient +conduits la ou ils avaient voulu. Arrives au mur, ils se retournerent +vers nous resolument et l'un des deux lanca le meme coup de sifflet que +nous avions deja par deux fois entendu, ce soir-la. + +Aussitot une dizaine de gars sortirent de la cour de la ferme abandonnee +ou ils semblaient avoir ete postes pour nous attendre. Ils etaient tous +encapuchonnes, le visage enfonce dans leurs cache-nez... + +Qui c'etait, nous le savions d'avance, mais nous etions bien resolus a +n'en rien dire a M. Seurel, que nos affaires ne regardaient pas. Il y +avait Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. Nous reconnumes dans +la lutte leur facon de se battre et leurs voix entrecoupees. Mais un +point demeurait inquietant et semblait presque effrayer Meaulnes: il y +avait la quelqu'un que nous ne connaissons pas et qui paraissait etre le +chef... + +Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait manoeuvrer ses soldats qui +avaient fort a faire et qui, traines dans la neige, deguenilles du haut +en bas, s'acharnaient contre le grand gars essouffle. Deux d'entre eux +s'etaient occupes de moi, m'avaient immobilise avec peine, car je me +debattais comme un diable. J'etais par terre, les genoux plies, assis +sur les talons; on me tenait les bras joints par derriere, et je +regardais la scene avec une intense curiosite melee d'effroi. + +Meaulnes s'etait debarrasse de quatre garcons du Cours qu'il avait +degrafes de sa blouse en tournant vivement sur lui-meme et en les jetant +a toute volee dans la neige... Bien droit sur ses deux jambes, le +personnage inconnu suivait avec interet, mais tres calme, la bataille, +repetant de temps a autre d'une voix nette: + +"Allez... Courage... Revenez-y... Go on my boys..." + +C'etait evidemment lui qui commandait... D'ou venait-il? Ou et comment +les avait-il entraines a la bataille! Voila qui restait un mystere pour +nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppe dans un cache-nez, +mais lorsque Meaulnes, debarrasse de ses adversaires, s'avanca vers lui, +menacant, le mouvement qu'il fit pour y voir bien clair et faire face a +la situation decouvrit un morceau de linge blanc qui lui enveloppait la +tete a la facon d'un bandage. + +C'est a ce moment que je criai a Meaulnes: + +"Prends garde par derriere! Il y en a un autre". + +Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la barriere a laquelle il +tournait le dos, un grand diable avait surgi et, passant habilement son +cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait en arriere. Aussitot +les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient pique le nez dans la +neige revenaient a la charge pour lui immobiliser bras et jambes, lui +liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez, et le +jeune personnage a la tete bandee fouillait dans ses poches... Le +dernier venu, l'homme au lasso, avait allume une petite bougie qu'il +protegeait de la main, et chaque fois qu'il decouvrait un papier +nouveau, le chef allait aupres de ce lumignon examiner ce qu'il +contenait. Il deplia enfin cette espece de carte couverte d'inscriptions +a laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et s'ecria avec joie: + +"Cette fois nous l'avons. Voila le plan! Voila le guide! Nous allons +voir si ce monsieur est bien alle ou je l'imagine..." + +Son acolyte eteignit la bougie. Chacun ramassa sa casquette ou sa +ceinture. Et tous disparurent silencieusement comme ils etaient venus, +me laissant libre de delier en hate mon compagnon. + +"Il n'ira pas tres loin avec ce plan-la", dit Meaulnes en se levant. + +Et nous repartimes lentement, car il boitait un peu. Nous retrouvames +sur le chemin de l'eglise M. Seurel et le pere Pasquier: + +"Vous n'avez rien vu? dirent-ils... Nous non plus!" + +Grace a la nuit profonde ils ne s'apercurent de rien. Le boucher nous +quitta et M. Seurel rentra bien vite se coucher. + +Mais nous deux, dans notre chambre, a la lueur de la lampe que Millie +nous avait laissee, nous restames longtemps a rafistoler nos blouses +decousues, discutant a voix basse sur ce qui nous etait arrive, comme +deux compagnons d'armes le soir d'une bataille perdue... + + + +CHAPITRE III + +Le Bohemien a l'ecole. + +Le reveil du lendemain fut penible. A huit heures et demie, a l'instant +ou M. Seurel allait donner le signal d'entrer, nous arrivames tout +essouffles pour nous mettre sur les rangs. Comme nous etions en retard, +nous nous glissames n'importe ou, mais d'ordinaire le grand Meaulnes +etait le premier de la longue file d'eleves, coude a coude, charges de +livres, de cahiers et de porte-plume, que M. Seurel inspectait. + +Je fus surpris de l'empressement silencieux que l'on mit a nous faire +place vers le milieu de la file; et tandis que M. Seurel, retardant de +quelques secondes l'entree au cours, inspectait le grand Meaulnes, +j'avancai curieusement la tete, regardant a droite et a gauche pour voir +les visages de nos ennemis de la veille. + +Le premier que j'apercus etait celui-la meme auquel je ne cessais de +penser, mais le dernier que j'eusse pu m'attendre a voir en ce lieu. Il +etait a la place habituelle de Meaulnes, le premier de tous, un pied sur +la marche de pierre une epaule et le coin du sac qu'il avait sur le dos +accotes au chambranle de la porte. Son visage fin, tres pale, un peu +pique de rousseur, etait penche et tourne vers nous avec une sorte de +curiosite meprisante et amusee. Il avait la tete et tout un cote de la +figure bandes de linge blanc. Je reconnaissais le chef de bande, le +jeune bohemien qui nous avait voles la nuit precedente. + +Mais deja nous entrions dans la classe et chacun prenait sa place. Le +nouvel eleve s'assit pres du poteau, a la gauche du long banc dont +Meaulnes occupait, a droite, la premiere place. Giraudat, Delouche et +les trois autres du premier banc s'etaient serres les uns contre les +autres pour lui faire place, comme si tout eut ete convenu d'avance... + +Souvent, l'hiver, passaient ainsi parmi nous des eleves de hasard, +mariniers pris par les glaces dans le canal, apprentis, voyageurs +immobilises par la neige. Ils restaient au cours deux jours, un mois, +rarement plus... Objets de curiosite durant la premiere heure, ils +etaient aussitot negliges et disparaissaient bien vite dans la foule des +eleves ordinaires. + +ais celui-ci ne devait pas se faire aussitot oublier. Je me rappelle +encore cet etre singulier et tous les tresors etranges apportes dans ce +cartable qu'il s'accrochait au dos. Ce furent d'abord les porte-plume "a +vue" qu'il tira pour ecrire sa dictee. Dans un oeillet du manche, en +fermant un oeil, on voyait apparaitre, trouble et grossie, la basilique +de Lourdes ou quelque monument inconnu. Il en choisit un et les autres +aussitot passerent de main en main. Puis ce fut un plumier chinois +rempli de compas et d'instruments amusants qui s'en allerent par le banc +de gauche, glissant silencieusement, sournoisement, de main en main, +sous les cahiers, pour que M. Seurel ne put rien voir. + +Passerent aussi des livres tout neufs, dont j'avais, avec convoitise, lu +les titres derriere la couverture des rares bouquins de notre +bibliotheque: La Teppe aux Merles, La Roche aux Mouettes, Mon ami +Benoist... Les uns feuilletaient d'une main sur leurs genoux ces +volumes, venus on ne savait d'ou, voles peut-etre, et ecrivaient la +dictee de l'autre main. D'autres faisaient tourner le compas au fond de +leurs casiers. D'autres brusquement, tandis que M. Seurel tournant le +dos continuait la dictee en marchant du bureau a la fenetre, fermaient +un oeil et se collaient sur l'autre la vue glauque et trouee de Notre- +Dame de Paris. Et l'eleve etranger, la plume a la main, son fin profil +contre le poteau gris, clignait des yeux, content de tout ce jeu furtif +qui s'organisait autour de lui. + +Peu a peu cependant toute la classe s'inquieta: les objets, qu'on +"faisait passer" a mesure, arrivaient l'un apres l'autre dans les mains +du grand Meaulnes qui, negligemment, sans les regarder, les posait +aupres de lui. Il y en eut bientot un tas, mathematique et diversement +colore, comme aux pieds de la femme qui represente la Science, dans les +compositions allegoriques. Fatalement M. Seurel allait decouvrir ce +deballage insolite et s'apercevoir du manege. Il devait songer, +d'ailleurs, a faire une enquete sur les evenements de la nuit. La +presence du bohemien allait faciliter sa besogne... + +Bientot, en effet, il s'arretait, surpris, devant le grand Meaulnes. + +"A qui appartient tout cela? demanda-t-il en designant "tout cela" du +dos de son livre referme sur son index. + +--Je n'en sais rien", repondit Meaulnes d'un ton bourru, sans lever la +tete. + +Mais l'ecolier inconnu intervint: + +"C'est a moi", dit-il. + +Et il ajouta aussitot, avec un geste large et elegant de jeune seigneur +auquel le vieil instituteur ne sut pas resister: + +"Mais je les mets a votre disposition, monsieur, si vous voulez +regarder". + +Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme pour ne pas troubler le +nouvel etat de choses qui venait de se creer, toute la classe se glissa +curieusement autour du maitre qui penchait sur ce tresor sa tete demi- +chauve, demi-frisee, et du jeune personnage bleme qui donnait avec un +air de triomphe tranquille les explications necessaires. Cependant, +silencieux a son banc, completement delaisse, le grand Meaulnes avait +ouvert son cahier de brouillons et, froncant le sourcil, s'absorbait +dans un problee difficile. + +Le "quart d'heure" nous surprit dans ces occupations. La dictee n'etait +pas finie et le desordre regnait dans la classe. A vrai dire, depuis le +matin la recreation durait. + +A dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse fut +envahie par les eleves, on s'apercut bien vite qu'un nouveau maitre +regnait sur les jeux. + +De tous les plaisirs nouveaux que le bohemien, des ce matin-la, +introduisit chez nous, je ne me rappelle que le plus sanglant: c'etait +une espece de tournoi ou les chevaux etaient les grands eleves charges +des plus jeunes grimpes sur leurs epaules. + +Partages en deux groupes qui partaient des deux bouts de la cour, ils +fondaient les uns sur les autres, cherchant a terrasser l'adversaire par +la violence du choc, et les cavaliers, usant de cache-nez comme de +lassos, ou de leurs bras tendus comme de lances, s'efforcaient de +desarconner leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait le choc et qui, +perdant l'equilibre, allaient s'etaler dans la boue, le cavalier roulant +sous sa monture. Il y eut des ecoliers a moitie desarconnes que le +cheval rattrapait par les jambes et qui, de nouveau acharnes a la lutte, +regrimpaient sur ses epaules. Monte sur le grand Delage qui avait des +membres demesures, le poil roux et les oreilles decollees, le mince +cavalier a la tete bandee excitait les deux troupes rivales et dirigeait +malignement sa monture en riant aux eclats. + +Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d'abord avec +mauvaise humeur s'organiser ces jeux. Et j'etais aupres de lui, indecis. + +"C'est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les poches. +Venir ici, des ce matin, c'etait le seul moyen de n'etre pas soupconne. +Et M. Seurel s'y est laisse prendre!" + +Il resta la un long moment, sa tete rase au vent, a maugreer contre ce +comedien qui allait faire assommer tous ces gars dont il avait ete peu +de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que j'etais, je ne +manquais pas de l'approuver. + +Partout, dans tous les coins, en l'absence du maitre, se poursuivait la +lutte: les plus petits avaient fini par grimper les uns sur les autres; +ils couraient et culbutaient avant meme d'avoir recu le choc de +l'adversaire... Bientot il ne resta plus debout, au milieu de la cour, +qu'un groupe acharne et tourbillonnant d'ou surgissait par moments le +bandeau blanc du nouveau chef. + +Alors le grand Meaulnes ne sut plus resister. Il baissa la tete, mit ses +mains sur ces cuisses et me cria: + +"Allons-y, Francois!" + +Surpris par cette decision soudaine, je sautai pourtant sans hesiter sur +ses epaules et en une seconde nous etions au fort de la melee, tandis +que la plupart des combattants, eperdus, fuyaient en criant: + +"Voila Meaulnes! Voila le grand Meaulnes!" + +Au milieu de ceux qui restaient il se mit a tourner sur lui-meme en me +disant: + +"Etends les bras: empoigne-les comme j'ai fait cette nuit". + +Et moi, grise par la bataille, certain du triomphe, j'agrippais au +passage les gamins qui se debattaient, oscillaient un instant sur les +epaules des grands et tombaient dans la boue. En moins de rien il ne +resta debout que le nouveau venu monte sur Delage; mais celui-ci, peu +desireux d'engager la lutte avec Augustin, d'un violent coup de reins en +arriere se redressa et fit descendre le cavalier blanc. + +La main a l'epaule de sa monture, comme un capitaine tient le mors de +son cheval, le jeune garcon debout par terre regarda le grand Meaulnes +avec un peu de saisissement et une immense admiration: + +"A la bonne heure!" dit-il. + +Mais aussitot la cloche sonna, dispersant les eleves qui s'etaient +rassembles autour de nous dans l'attente d'une scene curieuse. Et +Meaulnes, depite de n'avoir pu jeter a terre son ennemi, tourna le dos +en disant, avec mauvaise humeur: + +"Ce sera pour une autre fois!" + +Jusqu'a midi la classe continua comme a l'approche des vacances, melee +d'intermedes amusants et de conversations dont l'ecolier-comedien etait +le centre. + +Il expliquait comment, immobilises par le froid sur la place, ne +songeant pas meme a organiser des representations nocturnes, ou personne +ne viendrait, ils avaient decide que lui-meme irait au cours pour se +distraire pendant la journee, tandis que son compagnon soignerait les +oiseaux des Iles et la chevre savante. Puis il racontait leurs voyages +dans le pays environnant, alors que l'averse tombe sur le mauvais toit +de zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux cotes pour pousser a +la roue. Les eleves du fond quittaient leur table pour venir ecouter de +plus pres. Les moins romanesques profitaient de cette occasion pour se +chauffer autour du poele. Mais bientot la curiosite les gagnait et ils +se rapprochaient du groupe bavard en tendant l'oreille, laissant une +main posee sur le couvercle du poele pour y garder leur place. + +"Et de quoi vivez-vous?" demanda M. Seurel, qui suivait tout cela avec +sa curiosite un peu puerile de maitre d'ecole et qui posait une foule de +questions. + +Le garcon hesita un instant, comme si jamais il ne s'etait inquiete de +ce detail. + +"Mais, repondit-il, de ce que nous avons gagne l'automne precedent, je +pense. C'est Ganache qui regle les comptes". + +Personne ne lui demanda qui etait Ganache. Mais moi je pensai au grand +diable qui, traitreusement, la veille au soir, avait attaque Meaulnes +par derriere et l'avait renverse... + + + +CHAPITRE IV + +Ou il est question du domaine mysterieux. + +L'apres-midi ramena les memes plaisirs et, tout le long du cours, le +meme desordre et la meme fraude. Le bohemien avait apporte d'autres +objets precieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'a un petit singe +qui griffait sourdement l'interieur de sa gibeciere... A chaque instant +il fallait que M. Seurel s'interrompit pour examiner ce que le malin +garcon venait de tirer de son sac... Quatre heures arriverent et +Meaulnes etait le seul a avoir fini ses problemes. + +Ce fut sans hate que tout le monde sortit. Il n'y avait plus, semblait- +il, entre les heures de cours et de recreation, cette dure demarcation +qui faisait la vie scolaire simple et reglee comme par la succession de +la nuit et du jour. Nous en oubliames meme de designer comme d'ordinaire +a M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux eleves qui devaient +rester pour balayer la classe. Or, nous n'y manquions jamais car c'etait +une facon d'annoncer et de hater la sortie du cours. + +Le hasard voulut que ce fut ce jour-la te tour du grand Meaulnes; et des +le matin j'avais, en causant avec lui, averti le bohemien que les +nouveaux etaient toujours designes d'office pour faire le second +balayeur, le jour de leur arrivee. + +Meaulnes revint en classe des qu'il eut ete chercher le pain de son +gouter. Quant au bohemien, il se fit longtemps attendre et arriva le +dernier, en courant, comme la nuit commencait de tomber... + +"Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon compagnon, et pendant que +je le tiendrai, tu lui reprendras le plan qu'il m'a vole". + +Je m'etais donc assis sur une petite table, aupres de la fenetre, lisant +a la derniere lueur du jour, et je les vis tous les deux deplacer en +silence les bancs de l'ecole--le grand Meaulnes, taciturne et l'air +dur, sa blouse noire boutonnee a trois boutons en arriere et sanglee a +la ceinture; l'autre, delicat, nerveux, la tete bandee comme un blesse. +Il etait vetu d'un mauvais paletot, avec des dechirures que je n'avais +pas remarquees pendant le jour. Plein d'une ardeur presque sauvage, il +soulevait et poussait les tables avec une precipitation folle, en +souriant un peu. On eut dit qu'il jouait la quelque jeu extraordinaire +dont nous ne connaissons pas le fin mot. + +Ils arriverent ainsi dans le coin le plus obscur de la salle, pour +deplacer la derniere table. + +En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait renverser son +adversaire, sans que personne du dehors eut chance de les apercevoir ou +de les entendre par les fenetres. Je ne comprenais pas qu'il laissat +echapper une pareille occasion. L'autre, revenu pres de la porte, allait +s'enfuir d'un instant a l'autre, pretextant que la besogne etait +terminee, et nous ne le reverrions plus. Le plan et tous les +renseignements que Meaulnes avait mis si longtemps a retrouver, a +concilier, a reunir, seraient perdus pour nous... + +A chaque seconde j'attendais de mon camarade un signe, un mouvement, qui +m'annoncat le debut de la bataille, mais le grand garcon ne bronchait +pas. Par instants, seulement, il regardait avec une fixite etrange et +d'un air interrogatif le bandeau du bohemien, qui, dans la penombre de +la tombee de la nuit, paraissait largement tache de noir. + +La derniere table fut deplacee sans que rien arrivat. + +Mais au moment ou, remontant tous les deux vers le haut de la classe, +ils allaient donner sur le seuil un dernier coup de balai, Meaulnes, +baissant la tete et sans regarder notre ennemi, dit a mi-voix: + +"Votre bandeau est rouge de sang et vos habits sont dechires". + +L'autre le regarda un instant, non pas surpris de ce qu'il disait, mais +profondement emu de le lui entendre dire. + +"Ils ont voulu, repondit-il, m'arracher votre plan tout a l'heure, sur +la place. Quand ils ont su que je voulais revenir ici balayer la classe, +ils ont compris que j'allais faire la paix avec vous, ils se sont +revoltes contre moi. Mais je l'ai tout de meme sauve", ajouta-t-il +fierement, en tendant a Meaulnes le precieux papier plie. Meaulnes se +tourna lentement vers moi: + +"Tu entends? dit-il. Il vient de se battre et de se faire blesser pour +nous, tandis que nous lui tendions un piege!" + +Puis cessant d'employer ce "vous" insolite chez des ecoliers de Sainte- +Agathe: + +"Tu es un vrai camarade", dit-il, et il lui tendit la main. + +Le comedien la saisit et demeura sans parole une seconde, tres trouble, +la voix coupee... Mais bientot avec une curiosite ardente il poursuivit: + +"Ainsi vous me tendiez un piege! Que c'est amusant! Je l'avais devine et +je me disais: ils vont etre bien etonnes, quand m'ayant repris ce plan, +ils s'apercevront que je l'ai complete... + +--Complete? + +--Oh! attendez! Pas entierement..." + +Quittant ce ton enjoue, il ajouta gravement et lentement, se rapprochant +de nous: + +"Meaulnes, il est temps que je vous le dise: moi aussi je suis alle la +ou vous avez ete. J'assistais a cette fete extraordinaire. J'ai bien +pense, quand les garcons du Cours m'ont parle de votre aventure +mysterieuse, qu'il s'agissait du vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer +je vous ai vole votre carte... Mais je suis comme vous: j'ignore le nom +de ce chateau; je ne saurais pas y retourner; je ne connais pas en +entier le chemin qui d'ici vous y conduirait". + +Avec quel elan, avec quelle intense curiosite, avec quelle amitie nous +nous pressames contre lui! Avidement Meaulnes lui posait des +questions... Il nous semblait a tous deux qu'en insistant ardemment +aupres de notre nouvel ami, nous lui ferions dire cela meme qu'il +pretendait ne pas savoir. + +"Vous verrez, vous verrez, repondait le jeune garcon avec un peu d'ennui +et d'embarras, je vous ai mis sur le plan quelques indications que vous +n'aviez pas... C'est tout ce que je pouvais faire". + +Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme: + +"Oh! dit-il tristement et fierement, je prefere vous avertir: je ne suis +pas un garcon comme les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me tirer +une balle dans la tete et c'est ce qui vous explique ce bandeau sur le +front, comme un mobile de la Seine, en 1870... + +--Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est rouverte", dit Meaulnes +avec amitie. + +Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit d'un ton legerement +emphatique: + +--Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas reussi, je ne continuerai a +vivre que pour l'amusement, comme un enfant, comme un bohemien. J'ai +tout abandonne. Je n'ai plus ni pere, ni soeur, ni maison, ni amour... +Plus rien, que des compagnons de jeux. + +--Ces compagnons-la vous ont deja trahi, dis-je. + +--Oui, repondit-il avec animation. C'est la faute d'un certain Delouche. +Il a devine que j'allais faire cause commune avec vous. Il a demoralise +ma troupe qui etait si bien en main. Vous avez vu cet abordage, hier au +soir, comme c'etait conduit, comme ca marchait! Depuis mon enfance, je +n'avais rien organise d'aussi reussi..." + +Il resta songeur un instant, et il ajouta pour nous desabuser tout a +fait sur son compte: + +"Si je suis venu vers vous deux, ce soir, c'est que--je m'en suis +apercu ce matin--il y a plus de plaisir a prendre avec vous qu'avec la +bande de tous les autres. C'est ce Delouche surtout qui me deplait. +Quelle idee de faire l'homme a dix-sept ans! Rien ne me degoute +davantage... Pensez-vous que nous puissions le repincer? + +--Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous longtemps avec nous? + +--Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis terriblement seul. Je +n'ai que Ganache..." + +Toute sa fievre, tout son enjouement etaient tombes soudain. Un instant, +il plongea dans ce meme desespoir ou sans doute, un jour, l'idee de se +tuer l'avait surpris. + +"Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez: je connais votre secret et je +l'ai defendu contre tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous +avez perdue..." + +Et il ajouta presque solennellement: + +"Soyez mes amis pour le jour ou je serais encore a deux doigts de +l'enfer comme une fois deja... Jurez-moi que vous repondrez quand je +vous appellerai--quand je vous appellerai ainsi... (et il poussa une +sorte de cri etrange: Hou-ou!...) Vous, Meaulnes, jurez d'abord!" + +Et nous jurames, car, enfants que nous etions, tout ce qui etait plus +solennel et plus serieux que nature nous seduisait. + +"En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que je puis vous dire: je +vous indiquerai la maison de Paris ou la jeune fille du chateau avait +l'habitude de passer les fetes: Paques et la Pentecote, le mois de juin +et quelquefois une partie de l'hiver". + +A ce moment une voix inconnue appela du grand portail, a plusieurs +reprises, dans la nuit. Nous devinames que c'etait Ganache, le bohemien, +qui n'osait pas ou ne savait comment traverser la cour. D'une voix +pressante, anxieuse, il appelait tantot tres haut, tantot presque bas: + +"Hou-ou! Hou-ou! + +-Dites! Dites vite!" cria Meaulnes au jeune bohemien qui avait +tressailli et qui rajustait ses habits pour partir. + +Le jeune garcon nous donna rapidement une adresse a Paris, que nous +repetames a mi-voix. Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son +compagnon a la grille, nous laissant dans un etat de trouble +inexprimable. + + + +CHAPITRE V + +L'Homme aux espadrilles. + +Cette nuit-la, vers trois heures du matin, la veuve Delouche, +l'aubergiste, qui habitait dans le milieu du bourg, se leva pour allumer +son feu. Dumas, son beau-frere, qui habitait chez elle, devait partir en +route a quatre heures, et la triste bonne femme, dont la main droite +etait recroquevillee par une brulure ancienne, se hatait dans la cuisine +obscure pour preparer le cafe. Il faisait froid. Elle mit sur sa +camisole un vieux fichu, puis tenant d'une main sa bougie allumee, +abritant la flamme de l'autre main--la mauvaise--avec son tablier +leve, elle traversa la cour encombree de bouteilles vides et de caisses +a savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la porte du bucher qui +servait de cabane aux poules... Mais a peine avait-elle pousse la porte +que, d'un coup de casquette si violent qu'il fit ronfler l'air, un +individu surgissant de l'obscurite profonde eteignit la chandelle, +abattit du meme coup la bonne femme et s'enfuit a toutes jambes, tandis +que les poules et les coqs affoles menaient un tapage infernal. + +L'homme emportait dans un sac--comme la veuve Delouche retrouvant son +aplomb s'en apercut un instant plus tard--une douzaine de ses poulets +les plus beaux. + +Aux cris de sa belle-soeur, Dumas etait accouru. Il constata que le +chenapan, pour entrer, avait du ouvrir avec une fausse clef la porte de +la petite cour et qu'il s'etait enfui, sans la fermer, par le meme +chemin. Aussitot, en homme habitue aux braconniers et aux chapardeurs, +il alluma le falot de sa voiture, et le prenant d'une main, son fusil +charge de l'autre, il s'efforca de suivre la trace du voleur, trace tres +imprecise--l'individu devait etre chausse d'espadrilles--qui le mena +sur la route de La Gare puis se perdit devant la barriere d'un pre. +Force d'arreter la ses recherches, il releva la tete, s'arreta... et +entendit au loin, sur la meme route, le bruit d'une voiture lancee au +grand galop, qui s'enfuyait... + +De son cote, Jasmin Delouche, le fils de la veuve, s'etait leve et, +jetant en hate un capuchon sur ses epaules, il etait sorti en chaussons +pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout etait plonge dans +l'obscurite et le silence profond qui precedent les premieres lueurs du +jour. Arrive aux Quatre-Routes, il entendit seulement--comme son oncle +--tres loin, sur la colline des Riaudes, le bruit d'une voiture dont le +cheval devait galoper les quatre pieds leves. Garcon malin en fanfaron, +il se dit alors, comme il nous le repeta par la suite avec +l'insupportable grasseyement des faubourgs de Montlucon: + +"Ceux-la sont partis vers La Gare, mais il n'est pas dit que je n'en +"chaufferai" pas d'autres, de l'autre cote du bourg". + +Et il rebroussa chemin vers l'eglise, dans le meme silence nocturne. + +Sur la place, dans la roulotte des bohemiens, il y avait une lumiere. +Quelqu'un de malade sans doute. Il allait s'approcher, pour demander ce +qui etait arrive, lorsqu'une ombre silencieuse, une ombre chaussee +d'espadrilles, deboucha des Petits-Coins et accourut au galop, sans rien +voir, vers le marchepied de la voiture... + +Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache, s'avanca soudain dans la +lumiere et demanda a mi-voix: + +"Eh bien! Qu'y a-t-il? + +Hagard, echevele, edente, l'autre s'arreta, le regarda, avec un rictus +miserable cause par l'effroi et la suffocation, et repondit d'une +haleine hachee: + +"C'est le compagnon qui est malade... Il s'est battu hier soir et sa +blessure s'est rouverte... Je viens d'aller chercher la soeur". + +En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigue, rentrait chez lui pour +se recoucher, il rencontra, vers le milieu du bourg, une religieuse qui +se hatait. + +Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur le seuil de +leurs portes avec les memes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans +sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d'indignation et, par le bourg, comme +une trainee de poudre. + +Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures du matin, une carriole +qui s'arretait et dans laquelle on chargeait en hate des paquets qui +tombaient mollement. Il n'y avait, dans la maison, que deux femmes et +elles n'avaient pas ose bouger. Au jour, elles avaient compris, en +ouvrant la basse-cour, que les paquets en question etaient les lapins et +la volaille... Millie, durant la premiere recreation, trouva devant la +porte de la buanderie plusieurs allumettes a demi brulees. On en conclut +qu'ils etaient mal renseignes sur notre demeure et n'avaient pu +entrer... Chez Perreux, chez Boujardon et chez Clement, on crut d'abord +qu'ils avaient vole aussi les cochons, mais on les retrouva dans la +matinee, occupes a deterrer des salades, dans differents jardins. Tout +le troupeau avait profite de l'occasion et de la porte ouverte pour +faire une petite promenade nocturne... Presque partout on avait enleve +la volaille; mais on s'en etait tenu la. Mme Pignot, la boulangere, qui +ne faisait pas d'elevage, cria bien toute la journee qu'on lui avait +vole son battoir et une livre d'indigo, mais le fait ne fut jamais +prouve, ni inscrit sur le proces-verbal... + +Cet affolement, cette crainte, ce bavardage durerent tout le matin. En +classe, Jasmin raconta son aventure de la nuit: + +"Ah! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle en avait rencontre +un, il l'a bien dit: Je le fusillais comme un lapin!" + +Et il ajoutait en nous regardant: + +"C'est heureux qu'il n'ait pas rencontre Ganache, il etait capable de +tirer dessus. C'est tous la meme race, qu'il dit, et Dessaigne le disait +aussi". + +Personne cependant ne songeait a inquieter nos nouveaux amis. C'est le +lendemain soir seulement que Jasmin fit remarquer a son oncle que +Ganache, comme leur voleur, etait chausse d'espadrilles. Ils furent +d'accord pour trouver qu'il valait la peine de dire cela aux gendarmes. +Ils deciderent donc, en grand secret, d'aller des leur premier loisir au +chef-lieu de canton prevenir le brigadier de la gendarmerie. + +Durant les jours qui suivirent, le jeune bohemien, malade de sa blessure +legerement rouverte, ne parut pas. + +Sur la place de l'eglise, le soir, nous allions roder, rien que pour +voir sa lampe derriere le rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse +et de fievre, nous restions la, sans oser approcher de l'humble bicoque, +qui nous paraissait etre le mysterieux passage et l'anti-chambre du Pays +dont nous avions perdu le chemin. + + + +CHAPITRE VI + +Une dispute dans la coulisse. + +Tant d'anxietes et de troubles divers, durant ces jours passes, nous +avaient empeches de prendre garde que mars etait venu en que le vent +avait molli. Mais le troisieme jour apres cette aventure, en descendant, +le matin, dans la cour, brusquement je compris que c'etait le printemps. +Une brise delicieuse comme une eau tiedie coulait par-dessus le mur, une +pluie silencieuse avait mouille la nuit les feuilles des pivoines; la +terre remuee du jardin avait un gout puissant, et j'entendais, dans +l'arbre voisin de la fenetre, un oiseau qui essayait d'apprendre la +musique... + +Meaulnes, a la premiere recreation, parla d'essayer tout de suite +l'itineraire qu'avait precise l'ecolier-bohemien. A grand peine je lui +persuadai d'attendre que nous eussions revu notre ami, que le temps fut +serieusement au beau... que tous les pruniers de Sainte-Agathe fussent +en fleur. Appuyes contre le mur bas de la petite ruelle, les mains aux +poches et nu-tete, nous parlions et le vent tantot nous faisait +frissonner de froid, tantot, par bouffees de tiedeur, reveillait en nous +je ne sais quel vieil enthousiasme profond. Ah! frere, compagnon, +voyageur, comme nous etions persuades, tous deux, que le bonheur etait +proche, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin pour +l'atteindre!... + +A midi et demi, pendant le dejeuner, nous entendimes un roulement de +tambour sur la place des Quatre-Routes. En un clin d'oeil, nous etions +sur le seuil de la petite grille, nos serviettes a la main... C'etait +Ganache qui annoncait pour le soir, a huit heures, "vu le beau temps", +une grande representation sur la place de l'eglise. A tout hasard, "pour +se premunir contre la pluie", une tente serait dressee. Suivait un long +programma des attractions, que le vent emporta, mais ou nous pumes +distinguer vaguement "pantomimes... chansons... fantaisies +equestres...", le tout scande par de nouveaux roulements de tambour. + +Pendant le diner du soir, la grosse caisse, pour annoncer la seance, +tonna sous nos fenetres et fit trembler les vitres. Bientot apres, +passerent, avec un bourdonnement de conversation, les gens des +faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient vers la place de +l'eglise. Et nous etions la, tous deux, forces de rester a table, +trepignant d'impatience! + +Vers neuf heures, enfin, nous entendimes des frottements de pieds et des +rires etouffes a la petite grille: les institutrices venaient nous +chercher. Dans l'obscurite complete nous partimes en bande vers le lieu +de la comedie. Nous apercevions de loin le mur de l'eglise illumine +comme par un grand feu. Deux quinquets allumes devant la porte de la +baraque ondulaient au vent... + +A l'interieur, des gradins etaient amenages comme dans un cirque. M. +Seurel, les institutrices, Meaulnes et moi, nous nous installames sur +les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait etre fort etroit, +comme un cirque veritable, avec de grandes nappes d'ombre ou +s'etageaient Mme Pignot, la boulangere, et Fernande, l'epiciere, les +filles du bourg, les ouvriers marechaux, des dames, des gamins, des +paysans, d'autres gens encore. + +La representation etait avancee plus qu'a moitie. On voyait sur la piste +une petite chevre savante qui bien docilement mettait ses pieds sur +quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'etait Ganache qui la +commandait doucement, a petits coups de baguette, en regardant vers nous +d'un air inquiet, la bouche ouverte les yeux morts. + +Assis sur un tabouret pres de deux autres quinquets, a l'endroit ou la +piste communiquait avec la roulotte nous reconnumes, en fin maillot +noir, front bande le meneur de jeu, notre ami. + +A peine etions-nous assis que bondissait sur la piste un poney tout +harnache a qui le jeune personnage blesse fit faire plusieurs tours, et +qui s'arretait toujours devant l'un de nous lorsqu'il fallait designer +la personne la plus aimable ou la plus brave de la societe; mais +toujours devant Mme Pignot lorsqu'il s'agissait de decouvrir la plus +menteuse, la plus avare ou "la plus amoureuse..." Et c'etaient autour +d'elle des rires, de cris et des coin-coin, comme dans un troupeau +d'oies que pourchasse un epagneul!... + +A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir un instant avec M. +Seurel, qui n'eut pas ete plus fier d'avoir parle a Talma ou a Leotard; +et nous, nous ecoutions avec un interet passionne tout ce qu'il disait: +de sa blessure--refermee; de ce spectacle--prepare durant les longues +journees d'hiver; de leur depart--qui ne serait pas avant la fin du +mois, car ils pensaient donner jusque-la des representations variees et +nouvelles. + +Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime. + +Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta, et, pour regagner +l'entree de la roulotte, fut oblige de traverser un groupe qui avait +envahi la piste et au milieu duquel nous apercumes soudain Jasmin +Delouche. Les femmes et les filles s'ecarterent. Ce costume noir, cet +air blesse, etrange et brave, les avaient toutes seduites. Quant a +Jasmin, qui paraissait revenir a cet instant d'un voyage, et qui +s'entretenait a voix basse mais animee avec Mme Pignot, il etait evident +qu'une cordeliere, un col bas et des pantalons-elephant eussent fait +plus surement sa conquete... Il se tenait les pouces au revers de son +veston, dans une attitude a la fois tres fate et tres genee. Au passage +du bohemien, dans un mouvement de depit, il dit a haute voix a Mme +Pignot quelque chose que je n'entendis pas, mais certainement une +injure, un mot provocant a l'adresse de notre ami. Ce devait etre une +menace grave et inattendue, car le jeune homme ne put s'empecher de se +retourner et de regarder l'autre, qui, pour ne pas perdre contenance, +ricanait, poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son +cote... Tout ceci se passa d'ailleurs en quelques secondes. Je fus sans +doute le seul de mon banc a m'en apercevoir. + +Le meneur de jeu rejoignit son compagnon derriere le rideau qui masquait +l'entree de la roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins, +croyant que la deuxieme partie du spectacle allait aussitot commencer, +et un grand silence s'etablit. Alors, derriere le rideau, tandis que +s'apaisaient les dernieres conversations a voix basse, un bruit de +dispute monta. Nous n'entendions pas ce qui etait dit, mais nous +reconnumes les deux voix, celle du grand gars et celle du jeune homme-- +la premiere qui expliquait qui se justifiait, l'autre qui gourmandait, +avec indignation et tristesse a la fois: + +"Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi ne m'avoir pas dit..." + +Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde pretat +l'oreille. Puis tout se tut soudainement. L'altercation se poursuivit a +voix basse; et les gamins des hauts gradins commencerent a crier: + +"Les lampions, le rideau!" + +et a frapper du pied. + + + +CHAPITRE VII + +Le Bohemien enleve son bandeau. + +Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face--sillonnee de rides, +tout ecarquillee tantot par la gaiete tantot par la detresse, et semee +de pains a cacheter!--d'un long pierrot en trois pieces mal articulees, +recroqueville sur son ventre come par une colique, marchant sur la +pointe des pieds comme par exces de prudence et de crainte, les mains +empetrees dans des manches trop longues qui balayaient la piste. + +Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le sujet de sa pantomime. Je +me rappelle seulement que des son arrivee dans le cirque, apres s'etre +vainement et desesperement retenu sur les pieds, il tomba. Il eut beau +se relever; c'etait plus fort que lui: il tombait. Il ne cessait pas de +tomber. Il s'embarrassait dans quatre chaises a la fois. Il entrainait +dans sa chute une table enorme qu'on avait apportee sur la piste. Il +finit par aller s'etaler par dela la barriere du cirque jusque sur les +pieds des spectateurs. Deux aides, racoles dans le public a grand'peine, +le tiraient par les pieds et le remettaient debout apres d'inconcevables +efforts. Et chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit cri, varie +chaque fois, un petit cri insupportable, ou la detresse et la +satisfaction se melaient a doses egales. Au denouement, grimpe sur un +echafaudage de chaises, il fit une chute immense et tres lente, et son +ululement de triomphe strident et miserable durait aussi longtemps que +sa chute, accompagne par les cris d'effroi des femmes. + +Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien m'en +rappeler la raison, "le pauvre pierrot qui tombe" sortant d'une de ses +manches une petite poupee bourree de son et mimant avec elle toute une +scene tragi-comique. En fin de compte, il lui faisait sortir par la +bouche tout le son qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits +cris pitoyables, il la remplissait de bouillie et, au moment de la plus +grande attention, tandis que tous les spectateurs, la levre pendante, +avaient les yeux fixes sur la fille visqueuse et crevee du pauvre +pierrot, il la saisit soudain par un bras et la lanca a toute volee, a +travers les spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne +fit que mouiller l'oreille, pour aller ensuite s'aplatir sur l'estomac +de Mme Pignot, juste au-dessous du menton. La boulangere poussa un tel +cri, elle se renversa si fort en arriere et toutes ses voisines +l'imiterent si bien que le banc se rompit, et la boulangere, Fernande, +la triste veuve Delouche et vingt autres s'effondrerent, les jambes en +l'air, au milieu des rires, des cris et des applaudissements, tandis que +le grand clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et +dire: + +"Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur de vous remercier!" + +Mais a ce moment meme et au milieu de l'immense brouhaha, le grand +Meaulnes, silencieux depuis le debut de la pantomime et qui semblait +plus absorbe de minute en minute, se leva brusquement, me saisit par le +bras, comme incapable de se contenir, et me cria: + +"Regarde le bohemien! Regarde! Je l'ai enfin reconnu". + +Avant meme d'avoir regarde, comme si depuis longtemps, inconsciemment, +cette pensee couvait en moi et n'attendait que l'instant d'eclore, +j'avais devine! Debout apres d'un quinquet, a l'entre de la roulotte, le +jeune personnage inconnu avait defait son bandeau et jete sur les +epaules une pelerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme naguere a +la lumiere de la bougie, dans la chambre du Domaine, un tres fin, tres +aquilin visage sans moustache. Pale, les levres entr'ouvertes, il +feuilletait hativement une sorte de petit album rouge qui devait etre un +atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et +disparaissait sous la masse des cheveux, c'etait, tel que me l'avait +decrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiance du Domaine inconnu. + +Il etait evident qu'il avait enleve son bandage pour etre reconnu de +nous. Mais a peine le grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et +pousse ce cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, apres nous +avoir jete un coup d'oeil d'entente et nous avoir souri, avec une vague +tristesse, comme il souriait d'ordinaire. + +"Et l'autre! disait Meaulnes avec fievre, comment ne l'ai-je pas reconnu +tout de suite! C'est le pierrot de la fete, la-bas..." + +Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais deja Ganache avait +coupe toutes les communications avec la piste; un a un il eteignait les +quatre quinquets du cirque, et nous etions obliges de suivre la foule +qui s'ecoulait tres lentement, canalisee entre les bancs paralleles, +dans l'ombre ou nous pietinions d'impatience. + +Des qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se precipita vers la +roulotte, escalada le marchepied, frappa a la porte, mais tout etait +clos deja. Deja sans doute, dans la voiture a rideaux, comme dans celle +du poney, de la chevre et des oiseaux savants, tout le monde etait +rentre et commencait a dormir. + + + +CHAPITRE VIII + +Les gendarmes! + +Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames qui +revenaient vers le Cours Superieur, par les rues obscures. Cette fois +nous comprenions tout. Cette grande silhouette blanche que Meaulnes +avait vue, le dernier soir de la fete, filer entre les arbres, c'etait +Ganache, qui avait recueilli le fiance desespere et s'etait enfui avec +lui. L'autre avait accepte cette existence sauvage, pleine de risques, +de jeux et d'aventures. Il lui avait semble recommencer son enfance... + +Frantz de Galais nous avait jusqu'ici cache son nom et il avait feint +d'ignorer le chemin du Domaine, par peur sans doute d'etre force de +rentrer chez ses parents; mais pourquoi, ce soir-la, lui avait-il plu +soudain de se faire connaitre a nous et de nous laisser deviner la +verite tout entiere?... + +Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la troupe des +spectateurs s'ecoulait lentement a travers le bourg. Il decida que, des +le lendemain matin, qui etait un jeudi, il irait trouver Frantz. Et, +tous les deux, ils partiraient pour la-bas! Quel voyage sur la route +mouillee! Frantz expliquerait tout; tout s'arrangeait, et la +merveilleuse aventure allait reprendre la ou elle s'etait interrompue... + +Quant a moi je marchais dans l'obscurite avec un gonflement de coeur +indefinissable. Tout se melait pour contribuer a ma joie, depuis le +faible plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'a la tres grande +decouverte que nous venions de faire, jusqu'a la tres grande chance qui +nous etait echue. Et je me souviens que, dans ma soudaine generosite de +coeur, je m'approchai de la plus laide des filles du notaire a qui l'on +m'imposait parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanement je lui +donnai la main. + +Amers souvenirs! Vains espoirs ecrases! + +Le lendemain, des huit heures, lorsque nous debouchames tous les deux +sur la place de l'eglise, avec nos souliers bien cires, nos plaques de +ceinturons bien astiquees et nos casquettes neuves, Meaulnes, qui +jusque-la se retenait de sourire en me regardant, poussa un cri et +s'elanca vers la place vide... Sur l'emplacement de la baraque et des +voitures, il n'y avait plus qu'un pot casse et des chiffons. Les +bohemiens etaient partis... + +Un petit vent qui nous parut glace soufflait. Il me semblait qu'a chaque +pas nous allions buter sur le sol caillouteux et dur de la place et que +nous allions tomber. Meaulnes, affole, fit deux fois le mouvement de +s'elancer, d'abord sur la route du Vieux-Nancay, puis sur la route de +Saint-Loup-des-Bois. Il mit sa main au-dessus de ses yeux, esperant un +instant que nos gens venaient seulement de partir. Mais que faire? Dix +traces de voitures s'embrouillaient sur la place, puis s'effacaient sur +la route dure. Il fallut rester la, inertes. + +Et tandis que nous revenions, a travers le village ou la matinee du +jeudi commencait, quatre gendarmes a cheval, avertis par Delouche la +veille au soir, deboucherent au galop sur la place et s'eparpillerent a +travers les rues pour garder toutes les issues, comme des dragons qui +font la reconnaissance d'un village... Mais il etait trop tard. Ganache, +le voleur de poulets, avait fuit avec son compagnon. Les gendarmes ne +retrouverent personne, ni lui, ni ceux-la qui chargeaient dans des +voitures les chapons qu'il etranglait. Prevenu a temps par le mot +imprudent de Jasmin, Frantz avait du comprendre soudain de quel metier +son compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la roulotte etait +vide; plein de honte et de fureur, il avait arrete aussi-tot un +itineraire et decide de prendre du champ avant l'arrivee des gendarmes. +Mais, ne craignant plus desormais qu'on tentat de le ramener au domaine +de son pere, il avait voulu se montrer a nous sans bandage, avant de +disparaitre. + +Un seul point resta toujours obscur: comment Ganache avait-il pu a la +fois devaliser les basses-cours et querir la bonne soeur pour la fievre +de son ami? Mais n'etait-ce pas la toute l'histoire du pauvre diable? +Voleur et chemineau d'un cote, bonne creature de l'autre... + + + +CHAPITRE IX + +A la recherche du sentier perdu. + +Comme nous rentrions, le soleil dissipait la legere brume du matin; les +menageres sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou +bavardaient; et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg, +commencait la plus radieuse matinee de printemps qui soit restee dans ma +memoire. + +Tous les grands eleves du cours devaient arriver vers huit heures, ce +jeudi-la, pour preparer, durant la matinee, les uns le Certificat +d'Etudes Superieurs, les autres le concours de l'Ecole Normale. Lorsque +nous arrivames tous les deux. Meaulnes plein d'un regret et d'une +agitation qui ne lui permettaient pas de rester immobile, moi tres +abattu, l'ecole etait vide... Un rayon de frais soleil glissait sur la +poussiere d'un banc vermoulu, et sur le vernis ecaille d'un planisphere. + +Comment rester la, devant un livre, a ruminer notre deception, tandis +que tout nous appelait au-dehors: les poursuites des oiseaux dans les +branches pres des fenetres, la fuite des autres eleves vers les pres et +les bois, et surtout le fievreux desir d'essayer au plus vite +l'itineraire incomplet verifie par le bohemien--derniere ressource de +notre sac presque vide, derniere clef du trousseau, apres avoir essaye +toutes les autres?... Cela etait au-dessus de nos forces! Meaulnes +marchait de long en large, allait aupres des fenetres, regardait dans le +jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme s'il eut attendu +quelqu'un qui ne viendrait certainement pas. + +"J'ai l'idee, me dit-il enfin, j'ai l'idee que ce n'est peut-etre pas +aussi loin que nous l'imaginions... Frantz a supprime sur mon plan toute +une portion de la route que j'avais indiquee. Cela veut dire, peut-etre, +que la jument a fait, pendant mon sommeil, un long detour inutile..." + +J'etais a moitie assis sur le coin d'une grande table, un pied par +terre, l'autre ballant, l'air decourage et desoeuvre, la tete basse. + +"Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage a dure toute +la nuit. + +--Nous etions partis a minuit, repondit-il vivement. On m'a depose a +quatre heures du matin, a environ six kilometres a l'ouest de Sainte- +Agathe, tandis que j'etais parti par la route de La Gare a l'est. Il +faut donc compter ces six kilometres en moins entre Sainte-Agathe et le +pays perdu. + +"Vraiment, il me semble qu'en sortant du bois des Communaux, on ne doit +pas etre a plus de deux lieues de ce que nous cherchons." + +--Ce sont precisement ces deux lieues-la qui manquent sur ta carte. + +--C'est vrai. Et la sortie du bois est bien a une lieue et demie d'ici, +mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en une matinee..." + +A cet instant Moucheboeuf arriva. Il avait une tendance irritante a se +faire passer pour bon eleve, non pas en travaillant mieux que les +autres, mais en se signalant dans des circonstances comme celle-ci. + +"Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux. Tous les +autres sont partis pour le bois des Communaux. En tete: Jasmin Delouche +qui connait les nids". + +Et, voulant faire le bon apotre, il commenca a raconter tout ce qu'ils +avaient dit pour narguer le Cours, M. Seurel et nous, en decidant cette +expedition. + +"S'ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, dit Meaulnes, +car je m'en vais aussi. Je serai de retour vers midi et demi". + +Moucheboeuf resta ebahi. + +"Ne viens-tu pas?" me demanda Augustin, s'arretant une seconde sur le +seuil de la porte entr'ouverte--ce qui fit entrer dans la piece grise, +en une bouffee d'air tiedi par le soleil, un fouillis de cris, d'appels, +de pepiements, le bruit d'un seau sur la margelle du puits et le +claquement d'un fouet au loin. + +"Non, dis-je, bien que la tentation fut forte, je ne puis pas, a cause +de M. Seurel. Mais hate-toi. Je t'attendrai avec impatience". + +Il fit un geste vague et partit, tres vite, plein d'espoir. + +Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait quitte sa veste +d'alpaga noir, revetu un paletot de pecheur aux vastes poches +boutonnees, un chapeau de paille et de courtes jambieres vernies pour +serrer le bas de son pantalon. Je crois bien qu'il ne fut guere surpris +de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendre Moucheboeuf qui lui +repeta trois fois que les gars avaient dit: + +"S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous chercher!" + +Et il commanda: + +"Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, et nous allons les denicher +a notre tour... Pourras-tu marcher jusque-la, Francois?" + +J'affirmai que oui et nous partimes. + +Il fut entendu que Moucheboeuf conduirait M. Seurel et lui servirait +d'appeau... C'est-a-dire que, connaissant les futaies ou se trouvaient +les denicheurs, il devait de temps a autre crier a toute voix: + +"Hop! Hola! Giraudat! Delouche! Ou etes-vous?... Y en a-t-il?... En +avez-vous trouve?..." + +Quant a moi, je fus charge, a mon vif plaisir, de suivre la lisiere est +du bois, pour le cas ou les ecoliers fugitifs chercheraient a s'echapper +de ce cote. + +Or dans le plan rectifie par le bohemien et que nous avions maintes fois +etudie avec Meaulnes, il semblait qu'un chemin a un trait, un chemin de +terre, partit de cette lisiere du bois pour aller dans la direction du +Domaine. Si j'allais le decouvrir ce matin!... Je commencai a me +persuader que, avant midi, je me trouverais sur le chemin du manoir +perdu... + +La merveilleuse promenade!... Des que nous eumes passe le Glacis et +contourne le Moulin, je quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on +eut dit qu'il partait en guerre--je crois bien qu'il avait mis dans sa +poche un vieux pistolet--et ce traitre de Moucheboeuf. + +Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientot a la lisiere du bois-- +seul a travers la campagne pour la premiere fois de ma vie comme une +patrouille que son caporal a perdue. + +Me voici, j'imagine, pres de ce bonheur mysterieux que Meaulnes a +entrevu un jour. Toute la matinee est a moi pour explorer la lisiere du +bois, l'endroit le plus frais et le plus cache du pays, tandis que mon +grand frere aussi est parti a la decouverte. C'est comme un ancien lit +de ruisseau. Je passe sous les basses branches d'arbres dont je ne sais +pas le nom mais qui doivent etre des aulnes. J'ai saute tout a l'heure +un echalier au bout de la sente, et je me suis trouve dans cette grande +voie d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant par endroits les +orties, ecrasant les hautes valerianes. + +Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, sur un banc de sable fin. +Et dans le silence, j'entends un oiseau--je m'imagine que c'est un +rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils ne chantent que le +soir--un oiseau qui repete obstinement la meme phrase: voix de la +matinee, parole dite sous l'ombrage, invitation delicieuse au voyage +entre les aulnes. Invisible, entete, il semble m'accompagner sous la +feuille. + +Pour la premiere fois me voila, moi aussi, sur le chemin de l'aventure. +Ce ne sont plus des coquilles abandonnees par les eaux que je cherche, +sous la direction de M. Seurel, ni les orchis que le maitre d'ecole ne +connaisse pas, ni meme, comme cela nous arrivait souvent dans le champ +du pere Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte d'un +grillage, enfouie sous tant d'herbes folles qu'il fallait chaque fois +plus de temps pour la retrouver... Je cherche quelque chose de plus +mysterieux encore. C'est le passage dont il est question dans les +livres, l'ancien chemin obstrue, celui dont le prince harasse de fatigue +n'a pu trouver l'entree. Cela se decouvre a l'heure la plus perdue de la +matinee, quand on a depuis longtemps oublie qu'il va etre onze heures, +midi... Et soudain, en ecartant, dans le feuillage profond, les +branches, avec ce geste hesitant des mains a hauteur du visage +inegalement ecartees, on l'apercoit comme une longue avenue sombre dont +la sortie est un rond de lumiere tout petit. + +Mais tandis que j'espere et m'enivre ainsi, voici que brusquement je +debouche dans une sorte de clairiere, qui se trouve etre tout simplement +un pre. Je suis arrive sans y penser a l'extremite des Communaux, que +j'avais toujours imaginee infiniment loin. Et voici a ma droite, entre +des piles de bois, toute bourdonnante dans l'ombre, la maison du garde. +Deux paires de bas sechent sur l'appui de la fenetre. Les annees +passees, lorsque nous arrivions a l'entree du bois, nous disions +toujours, en montrant un point de lumiere tout au bout de l'immense +allee noire: "C'est la-bas la maison du garde; la maison de Baladier". +Mais jamais nous n'avions pousse jusque la. Nous entendions dire +quelquefois, comme s'il se fut agi d'une expedition extraordinaire: "Il +a ete jusqu'a la maison du garde!..." + +Cette fois, je suis alle jusqu'a la maison de Baladier, et je n'ai rien +trouve. + +Je commencais a souffrir de ma jambe fatiguee et de la chaleur que je +n'avais pas sentie jusque-la; je craignais de faire tout seul le chemin +du retour, lorsque j'entendis pres de moi l'appeau de M. Seurel, la voix +de Moucheboeuf, puis d'autres voix qui m'appelaient... + +Il y avait la une troupe de six grands gamins, ou, seul, le traitre +Moucheboeuf avait l'air triomphant. C'etait Giraudat, Auberger, Delage +et d'autres... Grace a l'appeau, on avait pris les uns grimpes dans un +merisier isole au milieu d'une clairiere; les autres en train de +denicher des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, a la +blouse crasseuse, avait cache les petits dans son estomac, entre sa +chemise et sa peau. Deux de leurs compagnons s'etaient enfuis a +l'approche de M. Seurel: ce devait etre Delouche et le petit Coffin. Ils +avaient d'abord repondu par des plaisanteries a l'adresse de +"Mouchevache!", que repetaient les echos des bois, et celui-ci, +maladroitement, se croyant sur de son affaire, avait repondu, vexe: + +"Vous n'avez qu'a descendre, vous savez! M. Seurel est la..." + +Alors tout s'etait tu subitement; c'avait ete une fuite silencieuse a +travers le bois. Et comme ils le connaissaient a fond, il ne fallait pas +songer a les rejoindre. On ne savait pas non plus ou le grand Meaulnes +etait passe. On n'avait pas entendu sa voix; et l'on dut renoncer a +poursuivre les recherches. + +Il etait plus de midi lorsque nous reprimes la route de Sainte-Agathe, +lentement, la tete basse, fatigues, terreux. A la sortie du bois, +lorsque nous eumes frotte et secoue la boue de nos souliers sur la route +seche, le soleil commenca de frapper dur. Deja ce n'etait plus ce matin +de printemps si frais et si luisant. Les bruits de l'apres-midi avaient +commence. De loin en loin un cop criait, cri desole! dans les fermes +desertes aux alentours de la route. A la descente du Glacis, nous nous +arretames un instant pour causer avec des ouvriers des champs qui +avaient repris leur travail apres le dejeuner. Ils etaient accoudes a la +barriere, et M. Seurel leur disait: + +"De fameux galopins! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les oisillons +dans sa chemise. Ils ont fait la dedans ce qu'ils ont voulu. C'est du +propre!..." + +Il me semblait que c'etait de ma debacle aussi que les ouvriers riaient. +Ils riaient en hochant la tete, mais ils ne donnaient pas tout a fait +tort aux jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils nous confierent +meme, lorsque M. Seurel eut repris la tete de la colonne: + +"Il y en a un autre qui est passe, un grand, vous savez bien... Il a du +rencontrer, en revenant, la voiture des Granges, et on l'a fait monter, +il est descendu, plein de terre, tout dechire, ici, a l'entree du chemin +des Granges! Nous lui avons dit que nous vous avions vus passer ce +matin, mais que vous n'etiez pas de retour encore. Et il a continue tout +doucement sa route vers Sainte-Agathe". + +En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous attendait le grand +Meaulnes, l'air brise de fatigue. Aux questions de M. Seurel, il +repondit que lui aussi etait parti a la recherche des ecoliers +buissonniers. Et a celle que je lui posai tout bas, il dit seulement en +hochant la tete avec decouragement: + +"Non! rien! rien qui ressemble a ca". + +Apres dejeuner, dans la classe fermee, noire et vide, au milieu du pays +radieux, il s'assit a l'une des grandes tables et, la tete dans les +bras, il dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd. Vers le soir, +apres un long instant de reflexion, comme s'il venait de prendre une +decision importante, il ecrivit une lettre a sa mere. Et c'est tout ce +que je me rappelle de cette morne fin d'un grand jour de defaite. + + + +CHAPITRE X + +La lessive. + +Nous avions escompte trop tot la venue du printemps. + +Le lundi soir, nous voulumes faire nos devoirs aussitot apres quatre +heures comme en plein ete, et pour y voir plus clair nous sortimes deux +grandes tables dans la cour. Mais le temps s'assombrit tout de suite; +une goutte de pluie tomba sur un cahier; nous rentrames en hate. Et de +la grande salle obscurcie, par les larges fenetres, nous regardions +silencieusement dans le ciel gris la deroute des nuages. + +Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la main sur une poignee de +croisee, ne put s'empecher de dire, comme s'il eut ete fache de sentir +monter en lui tant de regret: + +"Ah! ils filaient autrement que cela les nuages, lorsque j'etais sur la +route, dans la voiture de la Belle-Etoile. + +--Sur quelle route?" demanda Jasmin. + +Mais Meaulnes ne repondit pas. + +"Moi, dis-je, pour faire diversion, j'aurais aime voyager comme cela en +voiture, par la pluie battante, abrite sous un grand parapluie. + +--Et lire tout le long du chemin comme dans une maison, ajouta un autre. + +--Il ne pleuvait pas et je n'avais pas envie de lire, repondit Meaulnes, +je ne pensais qu'a regarder le pays". + +Mais lorsque Giraudat, a son tour, demanda de quel pays il s'agissait, +Meaulnes de nouveau resta muet. Et Jasmin dit: + +"Je sais... Toujours la fameuse aventure!..." + +Il avait dit ces mots d'un ton conciliant et important, comme s'il eut +ete lui-meme un peu dans le secret. Ce fut peine perdue; ses avances lui +resterent pour compte; et comme la nuit tombait chacun s'en fut au +galop, la blouse relevee sur la tete, sous la froide averse. + +Jusqu'au jeudi suivant le temps resta a la pluie. Et ce jeudi-la fut +plus triste encore que le precedent. Toute la campagne etait baignee +dans une sorte de brume glacee comme aux plus mauvais jours de l'hiver. + +Millie, trompee par le beau soleil de l'autre semaine, avait fait faire +la lessive, mais il ne fallait pas songer a mettre secher le linge sur +les haies du jardin, ni meme sur des cordes dans le grenier, tant l'air +etait humide et froid. + +En discutant avec M. Seurel, il lui vint l'idee d'etendre sa lessive +dans les classes, puisque c'etait jeudi, et de chauffer le poele a +blanc. Pour economiser les feux de la cuisine et de la salle a manger, +on ferait cuire les repas sur le poele et nous nous tiendrions toute la +journee dans la grande salle du Cours. + +Au premier instant,--j'etais si jeune encore!--je considerai cette +nouveaute comme une fete. + +Morne fete!... Toute la chaleur du poele etait prise par la lessive et +il faisait grand froid. Dans la cour, tombait interminablement et +mollement une petite pluie d'hiver. C'est la pourtant que des neuf +heures du matin, devore d'ennui, je retrouvai le grand Meaulnes. Par les +barreaux du grand portail, ou nous regardames, au haut du bourg, sur les +Quatre-Routes, le cortege d'un enterrement venu du fond de la campagne. +Le cercueil, amene dans une charrette a boeufs, etait decharge et pose +sur une dalle, au pied de la grande croix ou le boucher avait apercu +naguere les sentinelles du bohemien! Ou etait-il maintenant, le jeune +capitaine qui si bien menait l'abordage?... Le cure et les chantres +vinrent comme c'etait l'usage au-devant du cercueil pose la, et les +tristes chants arrivaient jusqu'a nous. Ce serait la, nous le savions, +le seul spectacle de la journee, qui s'ecoulerait tout entiere comme une +eau jaunie dans un caniveau. + +"Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je vais preparer mon bagage. +Apprends-le, Seurel: j'ai ecrit a ma mere jeudi dernier, pour lui +demander de finir mes etudes a Paris. C'est aujourd'hui que je pars". + +Il continuait a regarder vers le bourg, les mains appuyees aux barreaux, +a la hauteur de sa tete. Inutile de demander si sa mere, qui etait riche +et lui passait toutes ses volontes, lui avait passe celle-la. Inutile +aussi de demander pourquoi soudainement il desirait s'en aller a +Paris!... + +Mais il y avait en lui, certainement, le regret et la crainte de quitter +ce cher pays de Sainte-Agathe d'ou il etait parti pour son aventure. +Quant a moi, je sentais monter une desolation violente que je n'avais +pas sentie d'abord. + +"Paques approche! dit-il pour m'expliquer, avec un soupir. + +--Des que tu l'auras trouvee la-bas, tu m'ecriras, n'est-ce pas? +demandai-je. + +--C'est promis, bien sur. N'es-tu pas mon compagnon et mon frere?..." + +Et il me posa la main sur l'epaule. + +Peu a peu je comprenais que c'etait bien fini, puisqu'il voulait +terminer ses etudes a Paris; jamais plus je n'aurais avec moi mon grand +camarade. + +Il n'y avait d'espoir, pour nous reunir, qu'en cette maison de Paris ou +devait se retrouver la trace de l'aventure perdue... Mais de voir +Meaulnes lui-meme si triste, quel pauvre espoir c'etait la pour moi! + +Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra tres etonne, mais se +rendit bien vite aux raisons d'Augustin; Millie, femme d'interieur, se +desola surtout a la pensee que la mere de Meaulnes verrait notre maison +dans un desordre inaccoutume... La malle, helas! fut bientot faite. Nous +cherchames sous l'escalier ses souliers des dimanches; dans l'armoire, +un peu de linge; puis ses papiers et ses livres d'ecole--tout ce qu'un +jeune homme de dix-huit ans possede au monde. + +A midi, Mme Meaulnes arrivait avec sa voiture. Elle dejeuna au cafe +Daniel en compagnie d'Augustin, et l'emmena sans donner presque aucune +explication, des que le cheval fut affene et attele. Sur le seuil, nous +leur dimes au revoir; et la voiture disparut au tournant des Quatre- +Routes. + +Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra dans la froide +salle a manger, remettre en ordre ce qui avait ete derange. Quant a moi, +je me trouvai, pour la premiere fois depuis de longs mois, seul en face +d'une longue soiree de jeudi--avec l'impression que, dans cette vieille +voiture, mon adolescence venait de s'en aller pour toujours. + + + +CHAPITRE XI + +Je trahis... + +Que faire? + +Le temps s'elevait un peu. On eut dit que le soleil allait se montrer. + +Une porte claquait dans la grande maison. Puis le silence retombait. De +temps a autre mon pere traversait la cour, pour remplir un seau de +charbon dont il bourrait le poele. J'apercevais les linges blancs pendus +aux cordes et je n'avais aucune envie de rentrer dans le triste endroit +transforme en sechoir, pour m'y trouver en tete-a-tete avec l'examen de +la fin de l'annee, ce concours de l'Ecole Normale qui devait etre +desormais ma seule preoccupation. + +Chose etrange: a cet ennui qui me desolait se melait comme une sensation +de liberte. Meaulnes parti, toute cette aventure terminee et manquee, il +me semblait du moins que j'etais libere de cet etrange souci, de cette +occupation mysterieuse, qui ne me permettaient plus d'agir comme tout le +monde. Meaulnes parti, je n'etais plus son compagnon d'aventures, le +frere de ce chasseur de pistes; je redevenais un gamin du bourg pareil +aux autres. Et cela etait facile et je n'avais qu'a suivre pour cela mon +inclination la plus naturelle. + +Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, faisant tourner au bout d'un +ficelle, puis lachant en l'air trois marrons attaches qui retomberent +dans la cour. Mon desoeuvrement etait si grand que je pris plaisir a lui +relancer deux ou trois fois ses marrons de l'autre cote du mur. + +Soudain je le vis abandonner ce jeu pueril pour courir vers un tombereau +qui venait par le chemin de la Vieille-Planche. Il eut vite fait de +grimper par derriere sans meme que la voiture s'arretat. Je +reconnaissais le petit tombereau de Delouche et son cheval. Jasmin +conduisait; le gros Boujardon etait debout. Ils revenaient du pre. + +"Viens avec nous, Francois!" cria Jasmin, qui devait savoir deja que +Meaulnes etait parti. + +Ma foi! sans avertir personne, j'escaladai la voiture cahotante et me +tins comme les autres, debout, appuye contre un des montants du +tombereau. Il nous conduisit chez la veuve Delouche... + +Nous sommes maintenant dans l'arriere-boutique, chez la bonne femme qui +est en meme temps epiciere et aubergiste. Un rayon de soleil glisse a +travers la fenetre basse sur les boites en fer-blanc et sur les tonneaux +de vinaigre. Le gros Boujardon s'assoit sur l'appui de la fenetre et +tourne vers nous, avec un gros rire d'homme pateux, il mange des +biscuits a la cuiller. A la portee de la main, sur un tonneau, la boite +est ouverte et entamee. Le petit Roy pousse des cris de plaisir. Une +sorte d'intimite de mauvais aloi s'est etablie entre nous. Jasmin et +Boujardon seront maintenant mes camarades, je le vois. Le cours de ma +vie a change tout d'un coup. Il me semble que Meaulnes est parti depuis +tres longtemps et que son aventure est une vieille histoire triste, mais +finie. + +Le petit Roy a deniche sous une planche une bouteille de liqueur +entamee. Delouche nous offre a chacun la goutte, mais il n'y a qu'un +verre et nous buvons tous dans le meme. On me sert le premier avec un +peu de condescendance, comme si je n'etais pas habitue a ces moeurs de +chasseurs et de paysans... Cela me gene un peu. Et comme on vient a +parler de Meaulnes, l'envie me prend, pour dissiper cette gene et +retrouver mon aplomb, de montrer que je connais son histoire et de la +raconter un peu. En quoi cela pourrait-il lui nuire puisque tout est +fini maintenant de ses aventures ici?... + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . +. . + +Est-ce que je raconte mal cette histoire? Elle ne produit pas l'effet +que j'attendais. + +Mes compagnons, en bons villageois que rien n'etonne, ne sont pas +surpris pour si peu. + +"C'etait une noce, quoi!" dit Boujardon. + +Delouche en a vu une, a Preveranges, qui etait plus curieuse encore. + +Le chateau? On trouverait certainement des gens du pays qui en ont +entendu parler. + +Le jeune fille? Meaulnes se mariera avec elle quand il aura fait son +annee de service. + +"Il aurait du, ajoute l'un d'eux, nous en parler et nous montrer son +plan au lieu de confier cela a un bohemien!..." + +Empetre dans mon insucces, je veux profiter de l'occasion pour exciter +leur curiosite: je me decide a expliquer qui etait ce bohemien; d'ou il +venait; son etrange destinee... Boujardon et Delouche ne veulent rien +entendre: "C'est celui-la qui a tout fait. C'est lui qui a rendu +Meaulnes insociable, Meaulnes qui etait un si brave camarade! C'est lui +qui a organise toutes ces sottises d'abordages et d'attaques nocturnes, +apres nous avoir tous embrigades comme un bataillon scolaire..." + +"Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, et en secouant la tete a +petits coups, j'ai rudement bien fait de le denoncer aux gendarmes. En +voila un qui a fait du mal au pays et qui en aurait fait encore!..." + +Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans doute autrement tourne +si nous n'avions pas considere l'affaire d'une facon si mysterieuse et +si tragique. C'est l'influence de ce Frantz qui a tout perdu... + +Mais soudain, tandis que je suis absorbe dans ces reflexions, il se fait +du bruit dans la boutique. Jasmin Delouche cache rapidement son flacon +de goutte derriere un tonneau; le gros Boujardon degringole du haut de +sa fenetre, met le pied sur une bouteille vide et poussiereuse qui +roule, et manque deux fois de s'etaler. Le petit Roy les pousse par +derriere, pour sortir plus vite, a demi suffoque de rire. + +Sans bien comprendre ce qui se passe je m'enfuis avec eux, nous +traversons la cour et nous grimpons par une echelle dans un grenier a +foin. J'entends une voix de femme qui nous traite de propres-a-rien!... + +"Je n'aurais pas cru qu'elle serait rentree si tot", dit Jasmin tout +bas. + +Je comprends, maintenant seulement, que nous etions la en fraude, a +voler des gateaux et de la liqueur. Je suis decu comme ce naufrage qui +croyait causer avec un homme et qui reconnut soudain que c'etait un +singe. Je ne songe plus qu'a quitter ce grenier, tant ces aventures-la +me deplaisent. D'ailleurs la nuit tombe... On me fait passer par +derriere, traverser deux jardins, contourner une mare; je me retrouve +dans la rue mouillee, boueuse, ou se reflete la lueur du cafe Daniel. + +Je ne suis pas fier de ma soiree. Me voici aux Quatre-Routes. Malgre +moi, tout d'un coup, je revois, au tournant, un visage dur et fraternel +qui me sourit, un dernier signe de la main--et la voiture disparait... + +Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au vent de cet hiver qui +etait si tragique et si beau. Deja tout me parait moins facile. Dans la +grande classe ou l'on m'attend pour diner, de brusques courants d'air +traversent la maigre tiedeur que repand le poele. Je grelotte, tandis +qu'on me reproche mon apres-midi de vagabondage. Je n'ai pas meme, pour +rentrer dans la reguliere vie passee, la consolation de prendre place a +table et de retrouver mon siege habituel. On n'a pas mis la table ce +soir-la; chacun dine sur ses genoux, ou il peut, dans la salle de classe +obscure. Je mange silencieusement la galette cuite sur le poele, qui +devait etre la recompense de ce jeudi passe dans l'ecole, et qui a brule +sur les cercles rougis. + +Le soir, tout seul dans ma chambre, je me couche bien vite pour etouffer +le remords que je sens monter du fond de ma tristesse. Mais par deux +fois je me suis eveille, au milieu de la nuit, croyant entendre, la +premiere fois, le craquement du lit voisin, ou Meaulnes avait coutume de +se retourner brusquement d'une seule piece, et, l'autre fois, son pas +leger de chasseur aux aguets, a travers les greniers du fond... + + + +CHAPITRE XII + +Les trois lettres de Meaulnes. + +De toute ma vie je n'ai recu que trois lettres de Meaulnes. Elles ont +encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que +je les relis la meme tristesse que naguere. + +La premiere m'arriva des le surlendemain de son depart. + +"Mon cher Francois, + +"Aujourd'hui, des mon arrivee a Paris, je suis alle devant la maison +indiquee. Je n'ai rien vu. Il n'y avait personne. Il n'y aura jamais +personne. + +"La maison que disait Frantz est un petit hotel a un etage. La chambre +de Mlle de Galais doit etre au premier. Les fenetres du haut sont les +plus cachees par les arbres. Mais en passant sur le trottoir on les voit +tres bien. Tous les rideaux sont fermes et il faudrait etre fou pour +esperer qu'un jour, entre ces rideaux tires, le visage d'Yvonne de +Galais puisse apparaitre. + +"C'est sur un boulevard... Il pleuvait un peu dans les arbres deja +verts. On entendait les cloches claires des tramways qui passaient +indefiniment. + +"Pendant pres de deux heures, je me suis promene de long en large sous +les fenetres. Il y a un marchand de vins chez qui je me suis arrete pour +boire, de facon a n'etre pas pris pour un bandit qui veut faire un +mauvais coup. Puis j'ai repris ce guet sans espoir. + +"La nuit est venue. Les fenetres se sont allumees un peu partout mais +non pas dans cette maison. Il n'y a certainement personne. Et pourtant +Paques approche. + +"Au moment ou j'allais partir une jeune fille, ou une jeune femme--je +ne sais--est venue s'asseoir sur un des bancs mouilles de pluie. Elle +etait vetue de noir avec une petite collerette blanche. Lorsque je suis +parti, elle etait encore la, immobile malgre le froid du soir, a +attendre je ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris est plein de +fous comme moi. + +Augustin" + +Le temps passa. Vainement j'attendis un mot d'Augustin le lundi de +Paques et durant tous les jours qui suivirent--jours ou il semble, tant +ils sont calmes apres la grande fievre de Paques, qu'il n'y ait plus +qu'a attendre l'ete. Juin ramena le temps des examens et une terrible +chaleur dont la buee suffocante planait sur le pays sans qu'un souffle +de vent la vint dissiper. La nuit n'apportait aucune fraicheur et par +consequent aucun repit a ce supplice. C'est durant cet insupportable +mois de juin que je recus la deuxieme lettre du grand Meaulnes. + +"Juin 189... + +"Mon cher ami, + +"Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais depuis hier soir. La +douleur, que je n'avais presque pas sentie tout de suite, monte depuis +ce temps. + +"Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce banc, guettant, reflechissant, +esperant malgre tout. + +"Hier apres diner, la nuit etait noire et etouffante. Des gens causaient +sur le trottoir, sous les arbres. Au-dessus des noirs feuillages, verdis +par les lumieres, les appartements des seconds, des troisiemes etages +etaient eclaires. Ca et la, une fenetre que l'ete avait ouverte toute +grande... On voyait la lampe allumee sur la table, refoulant a peine +autour d'elle la chaude obscurite de juin; on voyait presque jusqu'au +fond de la piece... Ah! si la fenetre noire d'Yvonne de Galais s'etait +allumee aussi, j'aurais ose, je crois, monter l'escalier, frapper, +entrer... + +"La jeune fille de qui je t'ai parle etait la encore, attendant comme +moi. Je pensai qu'elle devait connaitre la maison et je l'interrogeai: + +"--Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans cette maison, une jeune +fille et son frere venaient passer les vacances. Mais j'ai appris que le +frere avait fui le chateau de ses parents sans qu'on puisse jamais le +retrouver, et le jeune fille s'est mariee. C'est ce qui vous explique +que l'appartement soit ferme". + +"Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds butaient sur le trottoir et +je manquais tomber. La nuit--c'etait la nuit derniere--lorsqu'enfin +les enfants et les femmes se sont tus, dans les cours, pour me laisser +dormir, j'ai commence d'entendre rouler les fiacres dans la rue. Ils ne +passaient que loin en loin. Mais quand l'un etait passe, malgre moi, +j'attendais l'autre: le grelot, les pas du cheval qui claquaient sur +l'asphalte... Et cela repetait: c'est la ville deserte, ton amour perdu, +la nuit interminable, l'ete, la fievre... + +"Seurel, mon ami, je suis dans une grande detresse. + +Augustin" + +Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse! Meaulnes ne me disait +ni pourquoi il etait reste si longtemps silencieux, ni ce qu'il comptait +faire maintenant. J'eus l'impression qu'il rompait avec moi, parce que +son aventure etait finie, comme il rompait avec son passe. J'eus beau +lui ecrire, en effet, je ne recus plus de reponse. Un mot de +felicitations seulement, lorsque j'obtins mon Brevet Simple. En +septembre je sus par un camarade d'ecole qu'il etait venu en vacances +chez sa mere a La Ferte-d'Angillon. Mais nous dumes, cette annee la, +invites par mon oncle Florentin du Vieux-Nancay, passer chez lui les +vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans que j'eusse pu le voir. + +A la rentree, exactement vers la fin de novembre, tandis que je m'etais +remis avec une morne ardeur a preparer le Brevet Superieur, dans +l'espoir d'etre nomme instituteur l'annee suivante, sans passer par +l'Ecole Normale de Bourges, je recus la derniere des trois lettres que +j'aie jamais recues d'Augustin: + +"Je passe encore sous cette fenetre, ecrivait-il. J'attends encore, sans +le moindre espoir, par folie. A la fin de ces froids dimanches +d'automne, au moment ou il va faire nuit, je ne puis me decider a +rentrer, a fermer les volets de ma chambre, sans etre retourne la-bas, +dans la rue gelee. + +"Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe qui sortait a chaque minute +sur le pas de la porte et regardait, la main sur les yeux, du cote de La +Gare, pour voir si son fils qui etait mort ne venait pas. + +"Assis sur le banc, grelottant, miserable, je me plais a imaginer que +quelqu'un va me prendre doucement par le bras... Je me retournerais. Ce +serait-elle. "Je me suis un peu attardee", dirait-elle simplement. Et +toute peine et toute demence s'evanouissent. Nous entrons dans notre +maison. Ses fourrures sont toutes glacees, sa voilette mouillee; elle +apporte avec elle le gout de brume du dehors; et tandis qu'elle +s'approche du feu, je vois ses cheveux blonds givres, son beau profil au +dessin si doux penche vers la flamme... + +"Helas! la vitre reste blanchie par le rideau qui est derriere. Et la +jeune fille du Domaine perdu l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant +plus rien a lui dire. + +"Notre aventure est finie. L'hiver de cette annee est mort comme la +tombe. Peut-etre quand nous mourrons, peut-etre la mort seule nous +donnera la clef et la suite et la fin de cette aventure manquee. + +"Seurel, je te demandais l'autre jour de penser a moi. Maintenant, au +contraire, il vaut mieux m'oublier. Il vaudrait mieux tout oublier. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . +. . + +A.M." + +Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le precedent avait ete vivant +d'une mysterieuse vie: la place de l'eglise sans bohemiens; la cour +d'ecole que les gamins desertaient a quatre heures... la salle de classe +ou j'etudiais seul et sans gout... En fevrier, pour la premiere fois de +l'hiver, la neige tomba, ensevelissant definitivement notre roman +d'aventures de l'an passe, brouillant toute piste, effacant les +dernieres traces. Et je m'efforcai, comme Meaulnes me l'avait demande +dans sa lettre, de tout oublier. + + + + + +TROISIEME PARTIE + +CHAPITRE PREMIER + +La baignade. + +Fumer la cigarette, se mettre de l'eau sucree sur les cheveux pour +qu'ils frisent, embrasser les filles du Cours Complementaire dans les +chemins et crier "A la cornette!" derriere la haie pour narguer la +religieuse qui passe, c'etait la joie de tous les mauvais droles du +pays. A vingt ans, d'ailleurs, les mauvais droles de cette espece +peuvent tres bien s'amender et deviennent parfois des jeunes gens fort +sensibles. Le cas est plus grave lorsque le drole en question a la +figure deja vieillotte et fanee, lorsqu'il s'occupe des histoires +louches des femmes du pays, lorsqu'il dit de Gilberte Poquelin mille +betises pour faire rire les autres. Mais enfin le cas n'est pas encore +desespere... + +C'etait le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, je ne sais pourquoi, +mais certainement sans aucun desir de passer les examens, a suivre le +Cour Superieur que tout le monde aurait voulu lui voir abandonner. Entre +temps, il apprenait avec son oncle Dumas le metier de platrier. Et +bientot ce Jasmin Delouche, avec Boujardon et un autre garcon tres doux, +le fils de l'adjoint qui s'appelait Denis, furent les seuls grands +eleves que j'aimasse a frequenter, parce qu'ils etaient "du temps de +Meaulnes". + +Il y avait d'ailleurs, chez Delouche, un desir tres sincere d'etre mon +ami. Pour tout dire, lui qui avait ete l'ennemi du grand Meaulnes, il +eut voulu devenir le grand Meaulnes de l'ecole: tout au moins +regrettait-il peut-etre de n'avoir pas ete son lieutenant. Moins lourd +que Boujardon, il avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes avait +apporte, dans notre vie, d'extraordinaire. Et souvent je l'entendais +repeter: + +"Il le disait bien, le grand Meaulnes..." ou encore: "Ah! disait le +grand Meaulnes..." + +Outre que Jasmin etait plus homme que nous, le vieux petit gars +disposait de tresors d'amusements qui consacraient sur nous sa +superiorite: un chien de race melee, aux longs poils blancs, qui +repondait au nom agacant de Becali et rapportait les pierres qu'on +lancait au loin, sans avoir d'aptitude bien nette pour aucun autre +sport; une vieille bicyclette achetee d'occasion et sur quoi Jasmin nous +faisait quelquefois monter, le soir apres le cours, mais avec laquelle +il preferait exercer les filles du pays; enfin et surtout un ane blanc +et aveugle qui pouvait s'atteler a tous les vehicules. + +C'etait l'ane de Dumas, mais il le pretait a Jasmin quand nous allions +nous baigner au Cher, en ete. Sa mere, a cette occasion, donnait une +bouteille de limonade que nous mettions sous le siege, parmi les +calecons de bains desseches. Et nous partions, huit ou dix grands eleves +du Cours, accompagnes de M. Seurel, les uns a pied, les autres grimpes +dans la voiture a ane, qu'on laissait a la ferme de Grand'Fons, au +moment ou le chemin du Cher devenait trop ravine. + +J'ai lieu de me rappeler jusqu'en ses moindres details une promenade de +ce genre, ou l'ane de Jasmin conduisit au Cher nos calecons, nos +bagages, la limonade et M. Seurel, tandis que nous suivions a pied par +derriere. On etait au mois d'aout. Nous venions de passer les examens. +Delivres de ce souci, il nous semblait que tout l'ete, tout le bonheur +nous appartenait, et nous marchions sur la route en chantant, sans +savoir quoi ni pourquoi, au debut d'un bel apres-midi de jeudi. + +Il n'y eut, a l'aller, qu'une ombre a ce tableau innocent. Nous +apercumes, marchant devant nous, Gilberte Poquelin. Elle avait la taille +bien prise, une jupe demi-longue, des souliers hauts, l'air doux et +effronte d'une gamine qui devient jeune fille. Elle quitta la route et +prit un chemin detourne, pour aller chercher du lait sans doute. Le +petit Coffin proposa aussitot a Jasmin de la suivre. + +"Ce ne serait pas la premiere fois que j'irais l'embrasser...", dit +l'autre. + +Et il se mit a raconter sur elle et ses amies plusieurs histoires +grivoises, tandis que toute la troupe, par fanfaronnade, s'engageait +dans le chemin, laissant M. Seurel continuer en avant, sur la route, +dans la voiture a ane. Une fois la, pourtant, la bande commenca a +s'egrener. Delouche lui-meme paraissait peu soucieux de s'attaquer +devant nous a la gamine qui filait, et il ne l'approcha pas a plus de +cinquante metres. Il y eut quelques cris de coqs et de poules, des +petits coups de sifflet galants, puis nous rebroussames chemin, un peu +mal a l'aise, abandonnant la partie. Sur la route, en plein soleil, il +fallut courir. Nous ne chantions plus. + +Nous nous deshabillames et rhabillames dans les saulaies arides qui +bordent le Cher. Les saules nous abritaient des regards, mais non pas du +soleil. Les pieds dans le sable et la vase dessechee, nous ne pensions +qu'a la bouteille de limonade de la veuve Delouche, qui fraichissait +dans la fontaine de Grand'Fons, une fontaine creusee dans la rive meme +du Cher. Il y avait toujours, dans le fond, des herbes glauques et deux +ou trois betes pareilles a des cloportes; mais l'eau etait si claire, si +transparente, que les pecheurs n'hesitaient pas a s'agenouiller, les +deux mains sur chaque bord, pour y boire. + +Helas! ce fut ce jour-la comme les autres fois... + +Lorsque, tous habilles, nous nous mettions en rond, les jambes croisees +en tailleur, pour nous partager, dans deux gros verres sans pied, la +limonade rafraichie, il ne revenait guere a chacun, lorsqu'on avait prie +M. Seurel de prendre sa part, qu'un peu de mousse qui piquait le gosier +et ne faisait qu'irriter la soif. Alors, a tour de role, nous allions a +la fontaine que nous avions d'abord meprisee, et nous approchions +lentement le visage de la surface de l'eau pure. Mais tous n'etaient pas +habitues a ces moeurs d'hommes des champs. Beaucoup, comme moi, +n'arrivaient pas a se desalterer: les uns, parce qu'ils n'aimaient pas +l'eau, d'autres, parce qu'ils avaient le gosier serre par la peur +d'avaler un cloporte, d'autres, trompes par la grande transparence de +l'eau immobile et n'en sachant pas calculer exactement la surface, s'y +baignaient la moitie du visage en meme temps que la bouche et aspiraient +acrement par le nez une eau qui leur semblait brulante, d'autres enfin +pour toutes ces raisons a la fois... N'importe! il nous semblait, sur +ces bords arides du Cher, que toute la fraicheur terrestre etait enclose +en ce lieu. Et maintenant encore, au seul mot de fontaine, prononce +n'importe ou, c'est a celle-la, pendant longtemps, que je pense. + +Le retour se fit a la brune, avec insouciance d'abord, comme l'aller. Le +chemin de Grand'Fons, qui remontait vers la route, etait un ruisseau +l'hiver et, l'ete, un ravin impraticable, coupe de trous et de grosses +racines, qui montait dans l'ombre entre de grandes haies d'arbres. Une +partie des baigneurs s'y engagea par jeu. Mais nous suivimes, avec M. +Seurel, Jasmin et plusieurs camarades, un sentier doux et sablonneux, +parallele a celui-la, qui longeait la terre voisine. Nous entendions +causer et rire les autres, pres de nous, au-dessous de nous, invisibles +dans l'ombre, tandis que Delouche racontait ses histoires d'homme... Au +faite des arbres de la grande haie gresillaient les insectes du soir +qu'on voyait, sur le clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle +des feuillages. Parfois il en degringolait un, brusquement, dont le +bourdonnement grincait tout a coup.--Beau soir d'ete calme!... Retour, +sans espoir mais sans desir, d'une pauvre partie de campagne... Ce fut +encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler cette quietude... + +Au moment ou nous arrivions au sommet de la cote, a l'endroit ou il +reste deux grosse vieilles pierres qu'on dit etre les vestiges d'un +chateau fort, il en vint a parler des domaines qu'il avait visites et +specialement d'un domaine a demi abandonne aux environs du Vieux-Nancay: +le domaine des Sablonnieres. Avec cet accent de l'Allier qui arrondit +vaniteusement certains mots et abrege avec precocite les autres, il +racontait avoir vu quelques annees auparavant, dans la chapelle en ruine +de cette vieille propriete, une pierre tombale sur laquelle etaient +graves ces mots: + +Ci-git le chevalier Galois Fidele a son Dieu, a son Roi, a sa Belle + +"Ah! Bah! Tiens!" disait M. Seurel, avec un leger haussement d'epaules, +un peu gene du ton que prenait la conversation, mais desireux cependant +de nous laisser parler comme des hommes. + +Alors Jasmin continua de decrire ce chateau, comme s'il y avait passe sa +vie. + +Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nancay, Dumas et lui avaient ete +intrigues par la vieille tourelle grise qu'on apercevait au-dessus des +sapins. Il y avait la, au milieu des bois, tout un dedale de batiments +ruines que l'on pouvait visiter en l'absence des maitres. Un jour, un +garde de l'endroit, qu'ils avaient fait monter dans leur voiture, les +avait conduits dans le domaine etrange. Mais depuis lors on avait fait +tout abattre; il ne restait plus guere, disait-on, que la ferme et une +petite maison de plaisance. Les habitants etaient toujours les memes: un +vieil officier retraite, demi-ruine, et sa fille. + +Il parlait... Il parlait... J'ecoutai attentivement, sentant sans m'en +rendre compte qu'il s'agissait la d'une chose bien connue de moi, +lorsque soudain, tout simplement, comme se font les choses +extraordinaires, Jasmin se tourna vers moi et, me touchant le bras, +frappe d'une idee qui ne lui etait jamais venue: + +Tiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est la que Meaulnes--tu sais, le +grand Meaulnes?--avait du aller. + +"Mais oui, ajouta-t-il, car je ne repondais pas, et je me rappelle que +le garde parlait du fils de la maison, un excentrique, qui avait des +idees extraordinaires..." + +Je ne l'ecoutais plus, persuade des le debut qu'il avait devine juste et +que devant moi, loin de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de +s'ouvrir, net et facile comme une route familiere, le chemin du Domaine +sans nom. + + + +CHAPITRE II + +Chez Florentin. + +Autant j'avais ete un enfant malheureux et reveur et ferme, autant je +devins resolu et, comme on dit chez nous, "decide", lorsque je sentis +que dependait de moi l'issue de cette grave aventure. + +Ce fut, je crois bien, a dater de ce soir-la que mon genou cessa +definitivement de me faire mal. + +Au Vieux-Nancay, qui etait la commune du domaine des Sablonnieres, +habitait toute la famille de M. Seurel et en particulier mon oncle +Florentin, un commercant chez qui nous passions quelquefois la fin de +septembre. Libere de tout examen, je ne voulus pas attendre et j'obtins +d'aller immediatement voir mon oncle. Mais je decidai de ne rien faire +savoir a Meaulnes aussi longtemps que je ne serais pas certain de +pouvoir lui annoncer quelque bonne nouvelle. A quoi bon en effet +l'arracher a son desespoir pour l'y replonger ensuite plus profondement +peut-etre? + +Le Vieux-Nancay fut pendant tres longtemps le lieu du monde que je +preferais, le pays des fins de vacances, ou nous n'allions que bien +rarement, lorsqu'il se trouvait une voiture a louer pour nous y +conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille avec la branche de la +famille qui habitait la-bas, et c'est pourquoi sans doute Millie se +faisait tant prier chaque fois pour monter en voiture. Mais moi, je me +souciais bien de ces facheries!... Et sitot arrive, je me perdais et +m'ebattais parmi les oncles, les cousines et les cousins, dans une +existence faite de mille occupations amusantes et de plaisirs qui me +ravissaient. + +Nous descendions chez l'oncle Florentin et la tante Julie, qui avaient +un garcon de mon age, le cousin Firmin, et huit filles, dont les ainees, +Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept et quinze ans. Ils +tenaient un tres grand magasin a l'une des entrees de ce bourg de +Sologne, devant l'eglise--un magasin universel, auquel +s'approvisionnaient tous les chatelains-chasseurs de la region, isoles +dans la contree perdue, a trente kilometres de toute gare. + +Ce magasin, avec ses comptoirs d'epicerie et de rouennerie, donnait par +de nombreuses fenetres sur la route et, par la porte vitree, sur la +grande place de l'eglise. Mais, chose etrange, quoiqu'assez ordinaire +dans ce pays pauvre, la terre battue dans toute la boutique tenait lieu +de plancher. + +Par derriere c'etaient six chambres, chacune remplie d'une seule et meme +marchandise: la chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage, la +chambre aux lampes... que sais-je? Il me semblait, lorsque j'etais +enfant et que je traversais ce dedale d'objets de bazar, que je n'en +epuiserais jamais du regard toutes les merveilles. Et, a cette epoque +encore, je trouvais qu'il n'y avait de vraies vacances que passees en ce +lieu. + +La famille vivait dans une grande cuisine dont la porte s'ouvrait sur le +magasin--cuisine ou brillaient aux fins de septembre de grandes +flambees de cheminee, ou les chasseurs et les braconniers qui vendaient +du gibier a Florentin venaient de grand matin se faire servir a boire, +tandis que les petites filles, deja levees, couraient, criaient, se +passaient les unes aux autres du "sent-y-bon" sur leurs cheveux lisses. +Aux murs, de vieilles photographies, de vieux groupes scolaires jaunis +montraient mon pere--on mettait longtemps a le reconnaitre en uniforme +--au milieu de ses camarades d'Ecole Normale... + +C'est la que se passaient nos matinees; et aussi dans la cour ou +Florentin faisait pousser des dahlias et elevait des pintades; ou l'on +torrefiait le cafe, assis sur des boites a savon; ou nous deballions des +caisses remplies d'objets divers precieusement enveloppes et dont nous +ne savions pas toujours le nom... + +Toute la journee, le magasin etait envahi par des paysans ou par les +cochers des chateaux voisins. A la porte vitree s'arretaient et +s'egouttaient, dans le brouillard de septembre, des charrettes, venues +du fond de la campagne. Et de la cuisine nous ecoutions ce que disaient +les paysannes, curieux de toutes leurs histoires... + +Mais le soir, apres huit heures, lorsqu'avec des lanternes on portait le +foin aux chevaux dont la peau fumait dans l'ecurie--tout le magasin +nous appartenait! + +Marie-Louise, qui etait l'ainee de mes cousines mais une des plus +petites, achevait de plier et de ranger les piles de drap dans la +boutique; elle nous encourageait a venir la distraire. Alors, Firmin et +moi avec toutes les filles, nous faisions irruption dans la grande +boutique, sous les lampes d'auberge, tournant les moulins a cafe, +faisant des tours de force sur les comptoirs; et parfois Firmin allait +chercher dans les greniers, car la terre battue invitait a la danse, +quelque vieux trombone plein de vert-de-gris... + +Je rougis encore a l'idee que, les annees precedentes, Mlle de Galais +eut pu venir a cette heure et nous surprendre au milieu de ces +enfantillages... Mais ce fut un peu avant la tombee de la nuit, un soir +de ce mois d'aout, tandis que je causais tranquillement avec Marie- +Louise et Firmin, que je la vis pour la premiere fois... + +Des le soir de mon arrivee au Vieux-Nancay, j'avais interroge mon oncle +Firmin sur le Domaine des Sablonnieres. + +"Ce n'est plus un Domaine, avait-il dit. On a tout vendu, et les +acquereurs, des chasseurs, ont fait abattre les vieux batiments pour +agrandir leurs terrains de chasse; la cour d'honneur n'est plus +maintenant qu'une lande de bruyeres et d'ajoncs. Les anciens possesseurs +n'ont garde qu'une petite maison d'un etage et la ferme. Tu auras bien +l'occasion de voir ici mademoiselle de Galais; c'est elle-meme qui vient +faire ses provisions, tantot en selle, tantot en voiture, mais toujours +avec le meme cheval, le vieux Belisaire... C'est un drole d'equipage!" + +J'etais si trouble que je ne savais plus quelle question poser pour en +apprendre davantage. + +"Ils etaient riches, pourtant?" + +--Oui, Monsieur de Galais donnait des fetes pour amuser son fils, un +garcon etrange, plein d'idees extraordinaires. Pour le distraire, il +imaginait ce qu'il pouvait. On faisait venir des Parisiennes... des gars +de Paris et d'ailleurs... + +"Toutes les Sablonnieres etaient en ruine, madame de Galais pres de sa +fin, qu'ils cherchaient encore a l'amuser et lui passaient toutes ses +fantaisies. C'est l'hiver dernier--non, l'autre hiver, qu'ils ont fait +leur plus grande fete costumee. Ils avaient invite moitie gens de Paris +et moitie gens de campagne. Ils avaient achete ou loue des quantites +d'habits merveilleux, des jeux, des chevaux, des bateaux. Toujours pour +amuser Frantz de Galais. On disait qu'il allait se marier et qu'on +fetait la ses fiancailles. Mais il etait bien trop jeune. Et tout a +casse d'un coup; il s'est sauve; on ne l'a jamais revu... La chatelaine +morte, mademoiselle de Galais est restee soudain toute seule avec son +pere, le vieux capitaine de vaisseau. + +--N'est-elle pas mariee? demandai-je enfin. + +--Non, dit-il, je n'ai entendu parler de rien. Serais-tu un pretendant?" + +Tout deconcerte, je lui avouai aussi brievement, aussi discretement que +possible, que mon meilleur ami, Augustin Meaulnes, peut-etre, en serait +un. + +"Ah! dit Florentin, en souriant, s'il ne tient pas a la fortune, c'est +un joli parti... Faudra-t-il que j'en parle a monsieur de Galais? Il +vient encore quelquefois jusqu'ici chercher du petit plomb pour la +chasse. Je lui fais toujours gouter ma vieille eau-de-vie de marc". + +Mais je le priai bien vite de n'en rien faire, d'attendre. Et moi-meme +je ne me hatai pas de prevenir Meaulnes. Tant d'heureuses chances +accumulees m'inquietaient un peu. Et cette inquietude me commandait de +ne rien annoncer a Meaulnes que je n'eusse au moins vu la jeune fille. + +Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, un peu avant le diner, la +nuit commencait a tomber; une brume fraiche, plutot de septembre que +d'aout, descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant le magasin +vide d'acheteurs un instant, nous etions venus voir Marie-Louise et +Charlotte. Je leur avais confie le secret qui m'amenait au Vieux-Nancay +a cette date prematuree. Accoudes sur le comptoir ou assis les deux +mains a plat sur le bois cire, nous nous racontions mutuellement ce que +nous savions de la mysterieuse jeune fille--et cela se reduisait a fort +peu de chose--lorsqu'un bruit de roues nous fit tourner la tete. + +"La voici, c'est elle", dirent-ils a voix basse. + +Quelques secondes apres, devant la porte vitree, s'arretait l'etrange +equipage. Une vieille voiture de ferme, aux panneaux arrondis, avec de +petites galeries moulees, comme nous n'en avons jamais vu dans cette +contree; un vieux cheval blanc qui semblait toujours vouloir brouter +quelque herbe sur la route, tant il baissait la tete pour marcher; et +sur le siege--je le dis dans la simplicite de mon coeur, mais sachant +bien ce que je dis--la jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-etre +jamais eu au monde. + +Jamais je ne vis tant de grace s'unir a tant de gravite. Son costume lui +faisait la taille si mince qu'elle semblait fragile. Un grand manteau +marron, qu'elle enleva en entrant, etait jete sur ses epaules. C'etait +la plus grave des jeunes filles, la plus frele des femmes. Une lourde +chevelure blonde pesait sur son front et sur son visage, delicatement +dessine, finement modele. Sur son teint tres pur, l'ete avait pose deux +taches de rousseur... Je ne remarquai qu'un defaut a tant de beaute: aux +moments de tristesse, de decouragement ou seulement de reflexion +profonde, ce visage si pur se marbrait legerement de rouge, comme il +arrive chez certains malades gravement atteints sans qu'on le sache. +Alors toute l'admiration de celui qui la regardait faisait place a une +sorte de pitie d'autant plus dechirante qu'elle surprenait davantage. + +Voila du moins ce que je decouvrais, tandis qu'elle descendait lentement +de voiture et qu'enfin Marie-Louise, me presentant avec aisance a la +jeune fille, m'engageait a lui parler. + +On lui avanca une chaise ciree et elle s'assit, adossee au comptoir, +tandis que nous restions debout. Elle paraissait bien connaitre et aimer +le magasin. Ma tante Julie, aussitot prevenue, arriva, et, le temps +quelle parla, sagement, les mains croisees sur son ventre, hochant +doucement sa tete de paysanne-commercante coiffee d'un bonnet blanc, +retarda le moment--qui me faisait trembler un peu--ou la conversation +s'engagerait avec moi... + +Ce fut tres simple. + +"Ainsi, dit Mlle de Galais, vous serez bientot instituteur?" + +Ma tante allumait au-dessus de nos tetes la lampe de porcelaine qui +eclairait faiblement le magasin. Je voyais le doux visage enfantin de la +jeune fille, ses yeux bleus si ingenus, et j'etais d'autant plus surpris +de sa voix si nette, si serieuse. Lorsqu'elle cessait de parler, ses +yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant la reponse, +et elle tenait sa levre un peu mordue. + +"J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galais voulait! +J'enseignerais les petits garcons, comme votre mere..." + +Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient parle de moi. + +"C'est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avec moi +polis, doux et serviables. Et je les aime beaucoup. Mais aussi quel +merite ai-je a les aimer?... + +"Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce pas? chicaniers et +avares. Il y a sans cesse des histoires de porte-plume perdus, de +cahiers trop chers ou d'enfants qui n'apprennent pas... Eh bien, je me +debattrais avec eux et ils m'aimeraient tout de meme. Ce serait beaucoup +plus difficile..." + +Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, son regard +bleu, immobile. + +Nous etions genes tous les trois par cette aisance a parler des choses +delicates, de ce qui est secret, subtil, et dont on ne parle bien que +dans les livres. Il y eut un instant de silence; et lentement une +discussion s'engagea... + +Mais avec une sorte de regret et d'animosite contre je ne sais quoi de +mysterieux dans sa vie, la jeune demoiselle poursuivit: + +"Et puis j'apprendrais aux garcons a etre sages, d'une sagesse que je +sais. Je ne leur donnerais pas le desir de courir le monde, comme vous +le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serez sous-maitre. Je +leur enseignerais a trouver le bonheur qui est tout pres d'eux et qui +n'en a pas l'air..." + +Marie-Louise et Firmin etaient interdits comme moi. Nous restions sans +mot dire. Elle sentit notre gene et s'arreta, se mordit la levre, baissa +la tete et puis elle sourit comme si elle se moquait de nous: + +"Ainsi, dit-elle, il y a peut-etre quelque grand jeune homme fou qui me +cherche au bout du monde, pendant que je suis ici, dans le magasin de +madame Florentin, sous cette lampe, et que mon vieux cheval m'attend a +la porte. Si ce jeune homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, sans +doute?..." + +De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis qu'il etait temps de +dire, en riant aussi: + +"Et peut-etre que ce grand jeune homme fou, je le connais, moi?" + +Elle me regardait vivement. + +A ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmes entrerent +avec des paniers: + +"Venez dans la 'salle a manger', vous serez en paix", nous dit ma tante +en poussant la porte de la cuisine. + +Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir aussitot, ma tante +ajouta: + +"Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin, aupres du feu". + +Il y avait toujours, meme au mois d'aout, dans la grande cuisine, un +eternel fagot de sapins qui flambait et craquait. La aussi une lampe de +porcelaine etait allumee et un vieillard au doux visage, creuse et rase, +presque toujours silencieux comme un homme accable par l'age et les +souvenirs, etait assis aupres de Florentin devant deux verres de marc. + +Florentin salua: + +"Francois! cria-t-il de sa forte voix de marchand forain, comme s'il y +avait eu entre nous une riviere ou plusieurs hectares de terrain, je +viens d'organiser un apres-midi de plaisir au bord du Cher pour jeudi +prochain. Les uns chasseront, les autres pecheront, les autres +danseront, les autres se baigneront!... Mademoiselle, vous viendrez a +cheval; c'est entendu avec monsieur de Galais. J'ai tout arrange... + +"Et, Francois! ajouta-t-il comme s'il y eut seulement pense, tu pourras +amener ton ami, monsieur Meaulnes... C'est bien Meaulnes qu'il +s'appelle?" + +Mlle de Galais s'etait levee, soudain devenue tres pale. Et, a ce moment +precis, je me rappelai que Meaulnes, autrefois, dans le Domaine +singulier, pres de l'etang, lui avait dit son nom... + +Lorsqu'elle me tendit la main, pour partir, il y avait entre nous, plus +clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles, une entente +secrete que la mort seule devait briser et une amitie plus pathetique +qu'un grand amour. + +... A quatre heures, le lendemain matin, Firmin frappait a la porte de +la petite chambre que j'habitais dans la cour aux pintades. Il faisait +nuit encore et j'eus grand'peine a retrouver mes affaires sur la table +encombree de chandeliers de cuivre et de statuettes de bons saints +toutes neuves, choisies au magasin pour meubler mon logis la veille de +mon arrivee. Dans la cour, j'entendais Firmin gonfler ma bicyclette, et +ma tante dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait a peine +lorsque je partis. Mais ma journee devait etre longue: j'allais d'abord +dejeuner a Sainte-Agathe pour expliquer mon absence prolongee et, +poursuivant ma course, je devais arriver avant le soir a la Ferte- +d'Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes. + + + +CHAPITRE III + +Une apparition. + +Je n'avais jamais fait de longue course a bicyclette. Celle-ci etait la +premiere. Mais, depuis longtemps, malgre mon mauvais genou, en cachette, +Jasmin m'avait appris a monter. Si deja pour un jeune homme ordinaire la +bicyclette est un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas +sembler a un pauvre garcon comme moi, qui naguere encore trainais +miserablement la jambe, trempe de sueur, des le quatrieme kilometre!... +Du haut des cotes, descendre et s'enfoncer dans le creux des paysages; +decouvrir comme a coups d'ailes les lointains de la route qui s'ecartent +et fleurissent a votre approche, traverser un village dans l'espace d'un +instant et l'emporter tout entier d'un coup d'oeil... En reve seulement +j'avais connu jusque-la course aussi charmante, aussi legere. Les cotes +memes me trouvaient plein d'entrain. Car c'etait, il faut le dire, le +chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi... + +"Un peu avant l'entree du bourg, me disait Meaulnes, lorsque jadis il +decrivait son village, on voit une grande roue a palettes que le vent +fait tourner..." Il ne savait pas a quoi elle servait, ou peut-etre +feignait-il de n'en rien savoir pour piquer ma curiosite davantage. + +C'est seulement au declin de cette journee de fin d'aout que j'apercus, +tournant au vent dans une immense prairie, la grande roue qui devait +monter l'eau pour une metairie voisine. Derriere les peupliers du pre se +decouvraient deja les premiers faubourgs. A mesure que je suivais le +grand detour que faisait la route pour contourner le ruisseau, le +paysage s'epanouissait et s'ouvrait... Arrive sur le pont, je decouvris +enfin la grand'rue du village. + +Des vaches paissaient, cachees dans les roseaux de la prairie et +j'entendais leurs cloches, tandis que, descendu de bicyclette, les deux +mains sur mon guidon, je regardais le pays ou j'allais porter une si +grave nouvelle. Les maisons, ou l'on entrait en passant sur un petit +pont de bois, etaient toutes alignees au bord d'un fosse qui descendait +la rue, comme autant de barques, voiles carguees, amarrees dans le calme +du soir. C'etait l'heure ou dans chaque cuisine on allume un feu. + +Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir troubler tant +de paix commencerent a m'enlever tout courage. A point pour aggraver ma +soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante Moinel habitait la, sur +une petite place de La Ferte-d'Angillon. + +C'etait une de mes grand'tantes. Tous ses enfants etaient morts et +j'avais bien connu Ernest, le dernier de tous, un grand garcon qui +allait etre instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier, +l'avait suivi de pres. Et ma tante etait restee toute seule dans sa +bizarre petite maison ou les tapis etaient faits d'echantillons cousus, +les tables couvertes de coqs, de poules et de chats en papier--mais ou +les murs etaient tapisses de vieux diplomes, de portraits de defunts, de +medaillons en boucles de cheveux morts. + +Avec tant de regrets et de deuil, elle etait la bizarrerie et la bonne +humeur memes. Lorsque j'eus decouvert la petite place ou se tenait sa +maison, je l'appelai bien fort par la porte entr'ouverte, et je +l'entendis tout au bout des trois pieces en enfilade pousser un petit +cri suraigu: + +"Eh la! Mon Dieu!" + +Elle renversa son cafe dans le feu--a cette heure-la comment pouvait- +elle faire du cafe?--et elle apparut... Tres cambree en arriere, elle +portait une sorte de chapeau-capote-capeline sur le faite de la tete, +tout en haut de son front immense et cabosse ou il y avait de la femme +mongole et de la Hottentote; et elle riait a petits coups, montrant le +reste de ses dents tres fines. + +Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit maladroitement, +hativement, une main que j'avais derriere le dos. Avec un mystere +parfaitement inutile puisque nous etions tous les deux seuls, elle me +glissa une petite piece que je n'osai pas regarder et qui devait etre de +un franc... Puis comme je faisais mine de demander des explications ou +de la remercier, elle me donna une bourrade en criant: + +"Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est!" + +Elle avait toujours ete pauvre, toujours empruntant, toujours depensant. + +"J'ai toujours ete bete et toujours malheureuse", disait-elle sans +amertume mais de sa voix de fausset. + +Persuadee que les sous me preoccupaient comme elle, la brave femme +n'attendait pas que j'eusse souffle pour me cacher dans la main ses tres +minces economies de la journee. Et par la suite c'est toujours ainsi +qu'elle m'accueillit. + +Le diner fut aussi etrange--a la fois triste et bizarre--que l'avait +ete la reception. Toujours une bougie a portee de la main, tantot elle +l'enlevait, me laissant dans l'ombre, et tantot la posait sur la petite +table couverte de plats et de vases ebreches ou fendus. + +"Celui-la, disait-elle, les Prussiens lui ont casse les anses, en +soixante-dix, parce qu'ils ne pouvaient pas l'emporter". + +Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase a la tragique +histoire, que nous avions dine et couche la jadis. Mon pere m'emmenait +dans l'Yonne, chez un specialiste qui devait guerir mon genou. Il +fallait prendre un grand express qui passait avant le jour... Je me +souvins du triste diner de jadis, de toutes les histoires du vieux +greffier accoude devant sa bouteille de boisson rose. + +Et je me souvenais aussi de mes terreurs... Apres le diner, assise +devant le feu, ma grand'tante avait pris mon pere a part pour lui +raconter une histoire de revenants: "Je me retourne... Ah! mon pauvre +Louis, qu'est-ce que je vois, une petite femme grise..." Elle passait +pour avoir la tete farcie de ces sornettes terrifiantes. + +Et voici que ce soir-la, le diner fini, lorsque, fatigue par la +bicyclette, je fus couche dans la grande chambre avec une cheminee de +nuit a carreaux de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir a mon chevet et +commenca de sa voix la plus mysterieuse et la plus pointue: + +"Mon pauvre Francois, il faut que je te raconte a toi ce que je n'ai +jamais dit a personne..." + +Je pensai: + +"Mon affaire est bonne, me voila terrorise pour toute la nuit, comme il +y a dix ans!..." + +Et j'ecoutai. Elle hochait la tete, regardant droit devant soi comme si +elle se fut raconte l'histoire a elle-meme: + +"Je revenais d'une fete avec Moinel. C'etait le premier mariage ou nous +allions tous les deux, depuis la mort de notre pauvre Ernest; et j'y +avais rencontre ma soeur Adele que je n'avais pas vue depuis quatre ans! +Un vieil ami de Moinel, tres riche, l'avait invite a la noce de son +fils, au domaine des Sablonnieres. Nous avions loue une voiture. Cela +nous avait coute bien cher. Nous revenions sur la route vers sept heures +du matin, en plein hiver. Le soleil se levait. Il n'y avait absolument +personne. Qu'est-ce que je vois tout d'un coup devant nous, sur la +route? Un petit homme, un petit jeune homme arrete, beau comme le jour, +qui ne bougeait pas, qui nous regardait venir. A mesure que nous +approchions, nous distinguions sa jolie figure, si blanche, si jolie que +cela faisait peur!... + +"Je prends le bras de Moinel; je tremblais comme la feuille; je croyais +que c'etait le Bon Dieu!... Je lui dis: + +"--Regarde! C'est une apparition! + +"Il me repond tout bas, furieux: + +"--Je l'ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde..." + +"Il ne savait que faire; lorsque le cheval s'est arrete... De pres, cela +avait une figure pale, le front en sueur, un beret sale et un pantalon +long. Nous entendimes sa voix, qui disait: + +"--Je ne suis pas un homme, je suis une jeune fille. Je me suis sauvee +et je n'en puis plus. Voulez-vous bien me prendre dans votre voiture, +monsieur et madame?" + +"Aussitot nous l'avons fait monter. A peine assise, elle a perdu +connaissance. Et devines-tu a qui nous avions affaire? C'etait la +fiancee du jeune homme des Sablonnieres, Frantz de Galais, chez qui nous +etions invites aux noces! + +--Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque la fiancee s'est +sauvee! + +--Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me regardant. Il n'y a pas eu +de noces. Puisque cette pauvre folle s'etait mis dans la tete mille +folies qu'elle nous a expliquees. C'etait une des filles d'un pauvre +tisserand. Elle etait persuadee que tant de bonheur etait impossible, +que le jeune homme etait trop jeune pour elle; que toutes les merveilles +qu'il lui decrivait etaient imaginaires, et lorsqu'enfin Frantz est venu +la chercher, Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa +soeur dans le jardin de l'Archeveche a Bourges, malgre le froid et le +grand vent. Le jeune homme, par delicatesse certainement en parce qu'il +aimait la cadette, etait plein d'attentions pour l'ainee. Alors ma folle +s'est imagine je ne sais quoi; elle a dit qu'elle allait chercher un +fichu a la maison; et la, pour etre sure de n'etre pas suivie, elle a +revetu des habits d'homme et s'est enfuie a pied sur la route de Paris. + +"Son fiance a recu d'elle une lettre ou elle lui declarait qu'elle +allait rejoindre un jeune homme qu'elle aimait. Et ce n'etait pas +vrai... + +"--Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me disait-elle, que si +j'etais sa femme". Oui, mon imbecile, mais en attendant, il n'avait pas +du tout l'idee d'epouser sa soeur: il s'est tire une balle de pistolet; +on a vu le sang dans le bois; mais on n'a jamais retrouve son corps. + +--Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse fille? + +--Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord. Puis nous lui avons +donne a manger et elle a dormi aupres du feu quand nous avons ete de +retour. Elle est restee chez nous une bonne partie de l'hiver. Tout le +jour, tant qu'il faisait clair, elle taillait, cousait des robes, +arrangeait des chapeaux et nettoyait la maison avec rage. C'est elle qui +a recolle toute la tapisserie que tu vois la. Et depuis son passage les +hirondelles nichent dehors. Mais, le soir, a la tombee de la nuit, son +ouvrage fini, elle trouvait toujours un pretexte pour aller dans la +cour, dans le jardin, ou sur le devant de la porte, meme quand il gelait +a pierre fendre. Et on la decouvrait la, debout, pleurant de tout son +coeur. + +"--Eh bien, qu'avez-vous encore? Voyons? + +"--Rien, madame Moinel!" + +"--Et elle rentrait. + +"Les voisins disaient: + +"--Vous avez trouve un bien petit jolie petite bonne, madame Moinel. + +"Malgre nos supplications, elle a voulu continuer son chemin sur Paris, +au mois de mars; je lui ai donne des robes qu'elle a retaillees, Moinel +lui a pris son billet a la gare et donne un peu d'argent. + +"Elle ne nous a pas oublies; elle est couturiere a Paris aupres de +Notre-Dame; elle nous ecrit encore pour nous demander si nous ne savons +rien des Sablonnieres. Une bonne fois, pour la delivrer de cette idee, +je lui ai repondu que le domaine etait vendu, abattu, le jeune homme +disparu pour toujours et la jeune fille mariee. Tout cela doit etre +vrai, je pense. Depuis ce temps ma Valentine ecrit bien moins +souvent..." + +Ce n'etait pas une histoire de revenants que racontait la tante Moinel +de sa petite voix stridente si bien faite pour les raconter. J'etais +cependant au comble du malaise. C'est que nous avions jure a Frantz le +bohemien de le servir comme des freres et voici que l'occasion m'en +etait donnee... + +Or, etait-ce le moment de gater la joie que j'allais porter a Meaulnes +le lendemain matin, et de lui dire ce que je venais d'apprendre? A quoi +bon le lancer dans une entreprise mille fois impossible? Nous avions en +effet l'adresse de la jeune fille; mais ou chercher le bohemien qui +courait le monde?... Laissons les fous avec les fous, pensai-je. +Delouche et Boujardon n'avaient pas tort. Que de mal nous a fait ce +Frantz romanesque! Et je resolus de ne rien dire tant que je n'aurais +pas vu maries Augustin Meaulnes et Mlle de Galais. + +Cette resolution prise, il me restait encore l'impression penible d'un +mauvais presage--impression absurde que je chassai bien vite. + +La chandelle etait presque au bout; un moustique vibrait; mais la tante +Moinel, la tete penchee sous sa capote de velours qu'elle ne quittait +que pour dormir, les coudes appuyes sur ses genoux, recommencait son +histoire... Par moments elle relevait brusquement la tete et me +regardait pour connaitre mes impressions, ou peut-etre pour voir si je +ne m'endormais pas. A la fin, sournoisement, la tete sur l'oreiller, je +fermai les yeux, faisant semblant de m'assoupir. + +"Allons! tu dors...", fit-elle d'un ton plus sourd et un peu decu. + +J'eus pitie d'elle et je protestai: + +"Mais non, ma tante, je vous assure... + +--Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs que tout cela ne +t'interesse guere. Je te parle la de gens que tu n'as pas connus..." + +Et lachement, cette fois, je ne repondis pas. + + + +CHAPITRE IV + +La grande nouvelle. + +Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai dans la grand'rue, un si +beau temps de vacances, un si grand calme, et sur tout le bourg +passaient des bruits si paisibles, si familiers, que j'avais retrouve +toute la joyeuse assurance d'un porteur de bonne nouvelle... + +Augustin et sa mere habitaient l'ancienne maison d'ecole. A la mort de +son pere, retraite depuis longtemps, et qu'un heritage avait enrichi, +Meaulnes avait voulu qu'on achetat l'ecole ou le vieil instituteur avait +enseigne pendant vingt annees, ou lui-meme avait appris a lire. Non pas +qu'elle fut d'aspect fort aimable: c'etait une grosse maison carree +comme une mairie qu'elle avait ete; les fenetres du rez-de-chaussee qui +donnaient sur la rue etaient si hautes que personne n'y regardait +jamais; et la cour de derriere, ou il n'y avait pas un arbre et dont un +haut preau barrait la vue sur la campagne, etait bien la plus seche et +la plus desolee cour d'ecole abandonnee que j'aie jamais vue... + +Dans le couloir complique ou se trouvaient quatre portes, je trouvai la +mere de Meaulnes rapportant du jardin un gros paquet de linge, qu'elle +avait du mettre secher des la premiere heure de cette longue matinee de +vacances. Ses cheveux gris etaient a demi defaits; des meches lui +battaient la figure; son visage regulier sous sa coiffure ancienne etait +bouffi et fatigue, comme par une nuit de veille; et elle baissait +tristement la tete d'un air songeur. + +Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut et sourit: + +"Vous arrivez a temps, dit-elle. Voyez, je rentre le linge que j'ai fait +secher pour le depart d'Augustin. J'ai passe la nuit a regler ses +comptes et a preparer ses affaires. Le train part a cinq heures, mais +nous arriverons a tout appreter..." + +On eut dit, tant elle montrait d'assurance, qu'elle-meme avait pris +cette decision. Or, sans doute ignorait-elle meme ou Meaulnes devait +aller. + +"Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en train d'ecrire". + +En hate je grimpai l'escalier, ouvris la porte de droite ou l'on avait +laisse l'ecriteau Mairie, et me trouvait dans une grande salle a quatre +fenetres, deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornee aux murs des +portraits jaunis des presidents Grevy et Carnot. Sur une longue estrade +qui tenait tout le fond de la salle, il y avait encore, devant une table +a tapis vert, les chaises des conseillers municipaux. Au centre, assis +sur un vieux fauteuil qui etait celui du maire, Meaulnes ecrivait, +trempant sa plume au fond d'un encrier de faience demode, en forme de +coeur. Dans ce lieu qui semblait fait pour quelque rentier de village, +Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la contree, durant les +longues vacances... + +Il se leva, des qu'il m'eut reconnu, mais non pas avec la precipitation +que j'avais imaginee: + +"Seurel!" dit-il seulement, d'un air de profond etonnement. + +C'etait le meme grand gars au visage osseux, a la tete rasee. Une +moustache inculte commencait a lui trainer sur les levres. Toujours ce +meme regard loyal... Mais sur l'ardeur des annees passees on croyait +voir comme une voile de brume, que par instants sa grande passion de +jadis dissipait... + +Il paraissait tres trouble de me voir. D'un bond j'etais monte sur +l'estrade. Mais, chose etrange a dire, il ne songea pas meme a me tendre +la main. Il s'etait tourne vers moi, les mains derriere le dos, appuye +contre la table, renverse en arriere, et l'air profondement gene. Deja, +me regardant sans me voir, il etait absorbe par ce qu'il allait me dire. +Comme autrefois et comme toujours, homme lent a commencer de parler, +ainsi que sont les solitaires, les chasseurs et les hommes d'aventures, +il avait pris une decision sans se soucier des mots qu'il faudrait pour +l'expliquer. Et maintenant que j'etais devant lui, il commencait +seulement a ruminer peniblement les paroles necessaires. + +Cependant, je lui racontais avec gaiete comment j'etais venu, ou j'avais +passe la nuit et que j'avais ete bien surpris de voir Mme Meaulnes +preparer le depart de son fils... + +"Ah! elle t'a dit?... demanda-t-il. + +--Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long voyage? + +--Si, un tres long voyage". + +Un instant decontenance, sentant que j'allais tout a l'heure, d'un mot, +reduire a neant cette decision que je ne comprenais pas, je n'osais plus +rien dire et ne savais pas par ou commencer ma mission. + +Mais lui-meme parla enfin, comme quelqu'un qui veut se justifier. + +"Seurel! dit-il, tu sais ce qu'etait pour moi mon etrange aventure de +Sainte-Agathe. C'etait ma raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet +espoir-la perdu, que pouvais-je devenir?... Comment vivre a la facon de +tout le monde! + +"Eh bien j'ai essaye de vivre la-bas, a Paris, quand j'ai vu que tout +etait fini et qu'il ne valait plus meme la peine de chercher le Domaine +perdu... Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis, +comment pourrait-il s'accommoder ensuite de la vie de tout le monde? Ce +qui est le bonheur des autres m'a paru derision. Et lorsque, +sincerement, deliberement, j'ai decide un jour de faire comme les +autres, ce jour-la j'ai amasse du remords pour longtemps..." + +Assis sur une chaise de l'estrade, la tete basse, l'ecoutant sans le +regarder je ne savais que penser de ces explications obscures: + +"Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux! Pourquoi ce long voyage? +As-tu quelque faute a reparer? Une promesse a tenir? + +--Eh bien, oui, repondit-il. Tu te souviens de cette promesse que +j'avais faite a Frantz?... + +--Ah! fis-je soulage, il ne s'agit que de cela?... + +--De cela. Et peut-etre aussi d'une faute a reparer. Les deux en meme +temps..." + +Suivit un moment de silence pendant lequel je decidai de commencer a +parler et preparai mes mots. + +"Il n'y a qu'une explication a laquelle je croie, dit-il encore. Certes, +j'aurais voulu revoir une fois mademoiselle de Galais, seulement la +revoir... Mais, j'en suis persuade maintenant, lorsque j'avais decouvert +le Domaine sans nom, j'etais a une hauteur, a un degre de perfection et +de purete que je n'atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme +je te l'ecrivais un jour, je retrouverai peut-etre la beaute de ce +temps-la..." + +Il changea de ton pour reprendre avec une animation etrange, en se +rapprochant de moi: + +"Mais, ecoute, Seurel! Cette intrigue nouvelle et ce grand voyage, cette +faute que j'ai commise et qu'il faut reparer, c'est, en un sens, mon +ancienne aventure qui se poursuit..." + +Un temps, pendant lequel peniblement il essaya de ressaisir ses +souvenirs. J'avais manque l'occasion precedente. Je ne voulais pour rien +au monde laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai--trop vite, +car je regrettai amerement plus tard, de n'avoir pas attendu ses aveux. + +Je prononcai donc ma phrase, qui etait preparee pour l'instant d'avant, +mais qu'il n'allait plus maintenant. Je dis, sans un geste, a peine en +soulevant un peu la tete: + +"Et si je venais t'annoncer que tout espoir n'est pas perdu?..." + +Il me regarda, puis, detournant brusquement les yeux, rougit comme je +n'ai jamais vu quelqu'un rougir: une montee de sang qui devait lui +cogner a grands coups dans les tempes... + +"Que veux-tu dire?" demanda-t-il enfin, a peine distinctement. + +Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je savais, ce que j'avais +fait, et comment, la face des choses ayant tourne, il semblait presque +que ce fut Yvonne de Galais qui m'envoyait vers lui. + +Il etait maintenant affreusement pale. + +Durant tout ce recit, qu'il ecoutait en silence, la tete un peu rentree, +dans l'attitude de quelqu'un qu'on a surpris et qui ne sait comment se +defendre, se cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit, je me rappelle, +qu'une seule fois. Je lui racontais, en passant, que toutes les +Sablonnieres avaient ete demolies et que le Domaine d'autrefois +n'existait plus: + +"Ah! dit-il, tu vois... (comme s'il eut guette une occasion de justifier +sa conduite et le desespoir ou il avait sombre) tu vois: il n'y a plus +rien..." + +Pour terminer, persuade qu'enfin l'assurance de tant de facilite +emporterait le reste de sa peine, je lui racontai qu'une partie de +campagne etait organisee par mon oncle Florentin, que Mlle de Galais +devait y venir a cheval et que lui-meme etait invite... Mais il +paraissait completement desempare et continuait a ne rien repondre. + +"Il faut tout de suite decommander ton voyage, dis-je avec impatience. +Allons avertir ta mere..." + +"Cette partie de campagne?... me demanda-t-il avec hesitation. Alors, +vraiment, il faut que j'y aille?... + +--Mais voyons, repliquai-je, cela ne se demande pas". + +Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les epaules. + +En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je dejeunerais avec eux, +dinerais, coucherais la et que, le lendemain, lui-meme louerait une +bicyclette et me suivrait au Vieux-Nancay. + +"Ah! tres bien", fit-elle, en hochant la tete, comme si ces nouvelles +eussent confirme toutes ses previsions. + +Je m'assis dans la petite salle a manger, sous les calendriers +illustres, les poignards ornementes et les outres soudanaises qu'un +frere de M. Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait +rapportes de ses lointains voyages. + +Augustin me laissa la un instant, avant le repas, et, dans la chambre +voisine, ou sa mere avait prepare ses bagages, je l'entendis qui lui +disait, en baissant un peu la voix, de ne pas defaire sa malle,--car +son voyage pouvait etre seulement retarde... + + + +CHAPITRE V + +La partie de plaisir. + +J'eus peine a suivre Augustin sur la route du Vieux-Nancay. Il allait +comme un coureur de bicyclette. Il ne descendait pas aux cotes. A son +inexplicable hesitation de la veille avaient succede une fievre, une +nervosite, un desir d'arriver au plus vite, qui ne laissaient pas de +m'effrayer un peu. Chez mon oncle il montra la meme impatience, il parut +incapable de s'interesser a rien jusqu'au moment ou nous fumes tous +installes en voiture, vers dix heures, le lendemain matin, et prets a +partir pour les bords de la riviere. + +On etait a la fin du mois d'aout, au declin de l'ete. Deja les fourreaux +vides des chataigniers jaunis commencaient a joncher les routes +blanches. Le trajet n'etait pas long; la ferme des Aubiers, pres du Cher +ou nous allions, ne se trouvait guere qu'a deux kilometres au dela des +Sablonnieres. De loin en loin, nous rencontrions d'autres invites en +voiture, et meme des jeunes gens a cheval, que Florentin avait convies +audacieusement au nom de M. de Galais... On s'etait efforce comme jadis +de meler riches et pauvres, chatelains et paysans. C'est ainsi que nous +vimes arriver a bicyclette Jasmin Delouche, qui, grace au garde +Baladier, avait fait naguere la connaissance de mon oncle. + +"Et voila, dit Meaulnes en l'apercevant, celui qui tenait la clef de +tout, pendant que nous cherchions jusqu'a Paris. C'est a desesperer!" + +Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en etait augmentee. L'autre, +qui s'imaginait au contraire avoir droit a toute notre reconnaissance, +escorta notre voiture de tres pres, jusqu'au bout. On voyait qu'il avait +fait, miserablement, sans grand resultat, des frais de toilette, et les +pans de sa jaquette elimee battaient le garde crotte de son +velocipede... + +Malgre la contrainte qu'il s'imposait pour etre aimable, sa figure +vieillotte ne parvenait pas a plaire. Il m'inspirait plutot a moi une +vague pitie. Mais de qui n'aurais-je pas eu pitie durant cette journee- +la?... + +Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscur regret, +comme une sorte d'etouffement. Je m'etais fait de ce jour tant de joie a +l'avance! Tout paraissait si parfaitement concerte pour que nous soyons +heureux. Et nous l'avons ete si peu!... + +Que les bords du Cher etaient beaux, pourtant! Sur la rive ou l'on +s'arreta, le coteau venait finir en pente douce et la terre se divisait +en petits pres verts, en saulaies separees par des clotures, comme +autant de jardins minuscules. De l'autre cote de la riviere les bords +etaient formes de collines grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus +lointaines on decouvrait, parmi les sapins, de petits chateaux +romantiques avec une tourelle. Au loin, par instants, on entendait +aboyer la meute du chateau de Preveranges. + +Nous etions arrives en ce lieu par un dedale de petits chemins, tantot +herisses de cailloux blancs, tantot remplis de sable--chemins qu'aux +abords de la riviere les sources vives transformaient en ruisseaux. Au +passage, les branches des groseilliers sauvages nous agrippaient par la +manche. Et tantot nous etions plonges dans la fraiche obscurite des +fonds de ravins, tantot au contraire, les haies interrompues, nous +baignions dans la claire lumiere de toute la vallee. Au loin sur l'autre +rive, quand nous approchames, un homme accroche aux rocs, d'un geste +lent, tendait des cordes a poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu! + +Nous nous installames sur une pelouse, dans le retrait que formait un +taillis de bouleaux. C'etait une grande pelouse rase, ou il semblait +qu'il y eut place pour des jeux sans fin. + +Les voitures furent detelees; les chevaux conduits a la ferme des +Aubiers. On commenca a deballer les provisions dans le bois, et a +dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncle avait +apportees. + +Il fallut, a ce moment, des gens de bonne volonte, pour aller a l'entree +du grand chemin voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer +ou nous etions. Je m'offris aussitot; Meaulnes me suivit, et nous +allames nous poster pres du pont suspendu, au carrefour de plusieurs +sentiers et du chemin qui venait des Sablonnieres. + +Marchant de long en large, parlant du passe, tachant tant bien que mal +de nous distraire, nous attendions. Il arriva encore une voiture du +Vieux-Nancay, des paysans inconnus avec une grande fille enrubannee. +Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture a ane, les enfants de +l'ancien jardinier des Sablonnieres. + +"Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux, je crois +bien, qui m'ont pris par la main jadis, le premier soir de la fete, et +m'ont conduit au diner..." + +Mais a ce moment, l'ane ne voulant plus marcher, les enfants +descendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui tant qu'ils +purent; alors Meaulnes, decu, pretendit s'etre trompe... + +Je leur demandai s'ils avaient rencontre sur la route M. et Mlle de +Galais. L'un d'eux repondit qu'il ne savait pas; l'autre: "Je pense que +oui, monsieur". Et nous ne fumes pas plus avances. Ils descendirent +enfin vers la pelouse, les uns tirant l'anon par la bride, les autres +poussant derriere la voiture. Nous reprimes notre attente. Meaulnes +regardait fixement le detour du chemin des Sablonnieres, guettant avec +une sorte d'effroi la venue de la jeune fille qu'il avait tant cherchee +jadis. Un enervement bizarre et presque comique, qu'il passait sur +Jasmin, s'etait empare de lui. Du petit talus ou nous etions grimpes +pour voir au loin le chemin, nous apercevions sur la pelouse, en +contrebas, un groupe d'invites ou Delouche essayait de faire bonne +figure. + +"Regarde-le perorer, cet imbecile", me disait Meaulnes. + +Et je lui repondais: + +"Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre garcon". + +Augustin ne desarmait pas. La-bas, un lievre ou un ecureuil avait du +deboucher d'un fourre. Jasmin, pour assurer sa contenance, fit mine de +le poursuivre: + +"Allons, bon! Il court, maintenant...", fit Meaulnes, comme si vraiment +cette audace-la depassait toutes les autres! + +Et cette fois je ne pus m'empecher de rire. Meaulnes aussi; mais ce ne +fut qu'un eclair. + +Apres un nouveau quart d'heure: + +"Si elle ne venait pas?..." dit-il. + +Je repondis: + +"Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus patient!" + +Il recommenca de guetter. Mais, a la fin, incapable de supporter plus +longtemps cette attente intolerable: + +"Ecoute-moi, dit-il. Je redescends avec les autres. Je ne sais ce qu'il +y a maintenant contre moi: mais si je reste la, je sens qu'elle ne +viendra jamais--qu'il est impossible qu'au bout de ce chemin, tout a +l'heure, elle apparaisse". + +Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout seul. Je fis quelque +cent metres sur la petite route, pour passer le temps. Et au premier +detour j'apercus Yvonne de Galais, montee en amazone sur son vieux +cheval blanc, si fringant ce matin-la qu'elle etait obligee de tirer sur +les renes pour l'empecher de trotter. A la tete du cheval, peniblement, +en silence, marchait M. de Galais. Sans doute ils avaient du se relayer +sur la route, chacun a tour de role se servant de la vieille monture. + +Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, sauta prestement a +terre, et confiant les renes a son pere se dirigea vers moi qui +accourais: + +"Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car je ne veux +montrer a personne qu'a vous le vieux Belisaire, ni le mettre avec les +autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux d'abord; puis je crains +toujours qu'il ne soit blesse par un autre. Or, je n'ose monter que lui, +et, quand il sera mort, je n'irai plus a cheval". + +Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous cette +animation charmante, sous cette grace en apparence si paisible, de +l'impatience et presque de l'anxiete. Elle parlait plus vite qu'a +l'ordinaire. Malgre ses joues et ses pommettes roses, il y avait autour +de ses yeux, a son front, par endroits, une paleur violente ou se lisait +tout son trouble. + +Nous convinmes d'attacher Belisaire a un arbre dans un petit bois, +proche de la route. Le vieux M. de Galais, sans mot dire comme toujours, +sortit le licol des fontes et attacha la bete--un peu bas a ce qu'il me +sembla. De la ferme je promis d'envoyer tout a l'heure du foin, de +l'avoine, de la paille... + +Et Mlle de Galais arriva sur la pelouse comme jadis, je l'imagine, elle +descendit vers la berge du lac, lorsque Meaulnes l'apercut pour la +premiere fois. + +Donnant le bras a son pere, ecartant de sa main gauche le pan du grand +manteau leger qui l'enveloppait, elle s'avancait vers les invites, de +son air a la fois si serieux et si enfantin. Je marchais aupres d'elle. +Tous les invites eparpilles ou jouant au loin s'etaient dresses et +rassembles pour l'accueillir; il y eut un bref instant de silence +pendant lequel chacun la regarda s'approcher. + +Meaulnes s'etait mele au groupe des jeunes hommes et rien ne pouvait le +distinguer de ses compagnons, sinon sa haute taille: encore y avait-il +la des jeunes gens presque aussi grands que lui. Il ne fit rien qui put +le designer a l'attention, pas un geste ni un pas en avant. Je le +voyais, vetu de gris, immobile, regardant fixement, comme tous les +autres, la si belle jeune fille qui venait. A la fin, pourtant, d'un +mouvement inconscient et gene, il avait passe sa main sur sa tete nue, +comme pour cacher, au milieu de ses compagnons aux cheveux bien peignes, +sa rude tete rasee de paysan. + +Puis le groupe entoura Mlle de Galais. On lui presenta les jeunes filles +et les jeunes gens qu'elle ne connaissait pas... Le tour allait venir de +mon compagnon; et je me sentais aussi anxieux qu'il pouvait l'etre. Je +me disposais a faire moi-meme cette presentation. + +Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune fille s'avancait vers lui +avec une decision et une gravite surprenantes: + +"Je reconnais Augustin Meaulnes", dit-elle. + +Et elle lui tendit la main. + + + +CHAPITRE VI + +La partie de plaisir (fin). + +De nouveaux venus s'approcherent presque aussitot pour saluer Yvonne de +Galais, et les deux jeunes gens se trouverent separes. Un malheureux +hasard voulut qu'ils ne fussent point reunis pour le dejeuner a la meme +petite table. Mais Meaulnes semblait avoir repris confiance et courage. +A plusieurs reprises, comme je me trouvais isole entre Delouche et M. de +Galais, je vis de loin mon compagnon qui me faisait, de la main, un +signe d'amitie. + +C'est vers la fin de la soiree seulement, lorsque les jeux, la baignade, +les conversations, les promenades en bateau dans l'etang voisin se +furent un peu partout organises, que Meaulnes, de nouveau, se trouva en +presence de la jeune fille. Nous etions a causer avec Delouche, assis +sur des chaises de jardin que nous avions apportees lorsque, quittant +deliberement un groupe de jeune gens ou elle paraissait s'ennuyer, Mlle +de Galais s'approcha de nous. Elle nous demanda, je me rappelle pourquoi +nous ne canotions pas sur le lac des Aubiers, comme les autres. + +"Nous avions fait quelques tours cet apres-midi, repondis-je. Mais cela +est bien monotone et nous avons ete vite fatigues. + +--Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la riviere? dit-elle. + +--Le courant est trop fort, nous risquerions d'etre emportes. + +--Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot a petrole ou un bateau a +vapeur comme celui d'autrefois. + +--Nous ne l'avons plus, dit-elle presque a voix basse, nous l'avons +vendu". + +Et il se fit un silence gene. + +Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait rejoindre M. de Galais. + +"Je saurai bien, dit-il, ou le trouver". + +Bizarrerie du hasard! Ces deux etres si parfaitement dissemblables +s'etaient plu et depuis le matin ne se quittaient guere. M. de Galais +m'avait pris a part un instant, au debut de la soiree, pour me dire que +j'avais la un ami plein de tact, de deference et de qualites. Peut-etre +meme avait-il ete jusqu'a lui confier le secret de l'existence de +Belisaire et le lieu de sa cachette. + +Je pensai moi aussi a m'eloigner, mais je sentais les deux jeunes gens +si genes, si anxieux l'un en face de l'autre, que je jugeai prudent de +ne pas le faire... + +Tant de discretion de la part de Jasmin, tant de precaution de la mienne +servirent a peu de chose. Ils parlerent. Mais invariablement, avec un +entetement dont il ne se rendait certainement pas compte, Meaulnes en +revenait a toutes les merveilles de jadis. Et chaque fois la jeune fille +au supplice devait lui repeter que tout etait disparu: la vieille +demeure si etrange et si compliquee, abattue; le grand etang, asseche, +comble; et disperses, les enfants aux charmants costumes... + +"Ah!" faisait simplement Meaulnes avec desespoir et comme si chacune de +ces disparitions lui eut donne raison contre la jeune fille ou contre +moi... + +Nous marchions cote a cote... Vainement j'essayais de faire diversion a +la tristesse qui nous gagnait tous les trois. D'une question abrupte, +Meaulnes, de nouveau, cedait a son idee fixe. Il demandait des +renseignements sur tout ce qu'il avait vu autrefois: les petites filles, +le conducteur de la vieille berline, les poneys de la course. "Les +poneys sont vendus aussi? Il n'y a plus de chevaux au Domaine?..." + +Elle repondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne parla pas de Belisaire. + +Alors il evoqua les objets de sa chambre: les candelabres, la grande +glace, le vieux luth brise... Il s'enquerait de tout cela, avec une +passion insolite, comme s'il eut voulu se persuader que rien ne +subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne lui rapporterait +pas une epave capable de prouver qu'ils n'avaient pas reve tous les +deux, comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un caillou et des +algues. + +Mlle de Galais et moi, nous ne pumes nous empecher de sourire +tristement: elle se decida a lui expliquer: + +"Vous ne reverrez pas le beau chateau que nous avions arrange, monsieur +de Galais et moi, pour le pauvre Frantz. "Nous passions notre vie a +faire ce qu'il demandait. C'etait un etre si etrange, si charmant! Mais +tout a disparu avec lui le soir de ses fiancailles manquees. "Deja +monsieur de Galais etait ruine sans que nous le sachions. Frantz avait +fait des dettes et ses anciens camarades--apprenant sa disparition-- +ont aussitot reclame aupres de nous. Nous sommes devenus pauvres; madame +de Galais est morte et nous avons perdu tous nos amis en quelques jours. +"Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il retrouve ses amis et sa +fiancee; que la noce interrompue se fasse et peut-etre tout reviendra-t- +il comme c'etait autrefois. Mais le passe peut-il renaitre? + +--Qui sait!" dit Meaulnes pensif. Et il ne demanda plus rien. + +Sur l'herbe courte et legerement jaune deja, nous marchions tous les +trois sans bruit: Augustin avait a sa droite pres de lui la jeune fille +qu'il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait une de ces dures +questions, elle tournait vers lui lentement, pour lui repondre, son +charmant visage inquiet; et une fois, en lui parlant, elle avait pose +doucement sa main sur son bras, d'un geste plein de confiance et de +faiblesse. Pourquoi le grand Meaulnes etait-il la comme un etranger, +comme quelqu'un qui n'a pas trouve ce qu'il cherchait et que rien +d'autre ne peut interesser? Ce bonheur-la, trois ans plus tot, il n'eut +pu le supporter sans effroi, sans folie, peut-etre. D'ou venait donc ce +vide, cet eloignement, cette impuissance a etre heureux, qu'il y avait +en lui, a cette heure? + +Nous approchions du petit bois ou le matin M. de Galais avait attache +Belisaire; le soleil vers son declin allongeait nos ombres sur l'herbe; +a l'autre bout de la pelouse, nous entendions, assourdis par +l'eloignement, comme un bourdonnement heureux, les voix des joueurs et +des fillettes, et nous restions silencieux dans ce calme admirable, +lorsque nous entendimes chanter de l'autre cote du bois, dans la +direction des Aubiers, la ferme du bord de l'eau. C'etait la voix jeune +et lointaine de quelqu'un qui mene ses betes a l'abreuvoir, un air +rythme comme un air de danse, mais que l'homme etirait et alanguissait +comme une vieille ballade triste: + +Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont +rouges... Adieu, sans retour!... + +Meaulnes avait leve la tete et ecoutait. Ce n'etait rien qu'un de ces +airs que chantaient les paysans attardes, au Domaine sans nom, le +dernier soir de la fete, quand deja tout s'etait ecroule... Rien qu'un +souvenir--le plus miserable--de ces beaux jours qui ne reviendraient +plus. + +"Mais vous l'entendez? dit Meaulnes a mi-voix. Oh! je vais aller voir +qui c'est". Et, tout de suite, il s'engagea dans le petit bois. Presque +aussitot la voix se tut; on entendit encore une seconde l'homme siffler +ses betes en s'eloignant; puis plus rien... + +Je regardai la jeune fille. Pensive et accablee, elle avait les yeux +fixes sur le taillis ou Meaulnes venait de disparaitre. Que de fois, +plus tard, elle devait regarder ainsi, pensivement, le passage par ou +s'en irait a jamais le grand Meaulnes! + +Elle se tourna vers moi: + +"Il n'est pas heureux", dit-elle douloureusement. + +Elle ajouta: + +"Et peut-etre que je ne puis rien pour lui?..." + +J'hesitais a repondre, craignant que Meaulnes, qui devait d'un saut +avoir gagne la ferme et qui maintenant revenait par le bois, ne surprit +notre conversation. Mais j'allais l'encourager cependant; lui dire de ne +pas craindre de brusquer le grand gars; qu'un secret sans doute le +desesperait et que jamais de lui-meme il ne se confierait a elle ni a +personne--lorsque soudain, de l'autre cote du bois, partit un cri; puis +nous entendimes un pietinement comme d'un cheval qui petarade et le +bruit d'une dispute a voix entrecoupees... Je compris tout de suite +qu'il etait arrive un accident au vieux Belisaire et je courus vers +l'endroit d'ou venait tout le tapage. Mlle de Galais me suivit de loin. +Du fond de la pelouse on avait du remarquer notre mouvement, car +j'entendis, au moment ou j'entrai dans le taillis, les cris des gens qui +accouraient. + +Le vieux Belisaire, attache trop bas, s'etait pris une patte de devant +dans sa longe; il n'avait pas bouge jusqu'au moment ou M. de Galais et +Delouche, au cours de leur promenade, s'etaient approches de lui; +effraye, excite par l'avoine insolite qu'on lui avait donnee, il s'etait +debattu furieusement; les deux hommes avaient essaye de le delivrer, +mais si maladroitement qu'ils avaient reussi a l'empetrer davantage, +tout en risquant d'essuyer de dangereux coups de sabots. C'est a ce +moment que par hasard Meaulnes, revenant des Aubiers, etait tombe sur le +groupe. Furieux de tant de gaucherie, il avait bouscule les deux hommes +au risque de les envoyer rouler dans le buisson. Avec precaution mais en +un tour de main il avait delivre Belisaire. Trop tard, car le mal etait +deja fait; le cheval devait avoir un nerf foule, quelque chose de brise +peut-etre, car il se tenait piteusement la tete basse, sa selle a demi +dessanglee sur le dos, une patte repliee sous son ventre et toute +tremblante. Meaulnes, penche, le tatait et l'examinait sans rien dire. + +Lorsqu'il releva la tete, presque tout le monde etait la rassemble, mais +il ne vit personne. Il etait fache rouge. + +"Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu l'attacher de la sorte! Et lui +laisser sa selle sur le dos toute la journee? Et qui a eu l'audace de +seller ce vieux cheval, bon tout au plus pour une carriole". + +Delouche voulut dire quelque chose--tout prendre sur lui. + +"Tais-toi donc! C'est ta faute encore. Je t'ai vu tirer betement sur sa +longe pour le degager". + +Et se baissant de nouveau, il se remit a frotter le jarret du cheval +avec le plat de la main. + +M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le tort de vouloir sortir +de sa reserve. Il begaya: + +"Les officiers de marine ont l'habitude... Mon cheval... + +--Ah! il est a vous?" dit Meaulnes un peu calme, tres rouge, en tournant +la tete de cote vers le vieillard. + +Je crus qu'il allait changer de ton, faire des excuses. Il souffla un +instant. Et je vis alors qu'il prenait un plaisir amer et desespere a +aggraver la situation, a tout briser a jamais, en disant avec insolence: + +"Eh bien je ne vous fais pas mon compliment". + +Quelqu'un suggera: + +"Peut-etre que de l'eau fraiche... En le baignant dans le gue... + +--Il faut, dit Meaulnes sans repondre, emmener tout de suite ce vieux +cheval, pendant qu'il peut encore marcher,--et il n'y a pas de temps a +perdre!--le mettre a l'ecurie et ne jamais plus l'en sortir". + +Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussitot. Mais Mlle de Galais les +remercia vivement. Le visage en feu, prete a fondre en larmes, elle dit +au revoir a tout le monde, et meme a Meaulnes decontenance, qui n'osa +pas la regarder. Elle prit la bete par les renes, comme on donne a +quelqu'un la main, plutot pour s'approcher d'elle davantage que pour la +conduire... Le vent de cette fin d'ete etait si tiede sur le chemin des +Sablonnieres qu'on se serait cru au mois de mai, et les feuilles des +haies tremblaient a la brise du sud... Nous la vimes partir ainsi, son +bras a demi sorti du manteau, tenant dans sa main etroite la grosse-rene +de cuir. Son pere marchait peniblement a cote d'elle... + +Triste fin de soiree! Peu a peu, chacun ramassa ses paquets, ses +couverts; on plia les chaises, on demonta les tables; une a une, les +voitures chargees de bagages et de gens partirent, avec des chapeaux +leves et des mouchoirs agites. Les derniers nous restames sur le terrain +avec mon oncle Florentin, qui ruminait comme nous, sans rien dire, ses +regrets et sa grosse deception. + +Nous aussi, nous partimes, emportes vivement, dans notre voiture bien +suspendue, par notre beau cheval alezan. La roue grinca au tournant dans +le sable et bientot, Meaulnes et moi, qui etions assis sur le siege de +derriere, nous vimes disparaitre sur la petite route l'entree du chemin +de traverse que le vieux Belisaire et ses maitres avaient pris... + +Mais alors mon compagnon--l'etre que je sache au monde le plus +incapable de pleurer--tourna soudain vers moi son visage bouleverse par +une irresistible montee de larmes. + +"Arretez, voulez-vous? dit-il en mettant la main sur l'epaule de +Florentin. Ne vous occupez pas de moi? Je reviendrai tout seul, a pied". + +Et d'un bond, la main au garde-boue de la voiture, il sauta a terre. A +notre stupefaction, rebroussant chemin, il se prit a courir, et courut +jusqu'au petit chemin que nous venions de passer, les chemin des +Sablonnieres. Il dut arriver au Domaine par cette allee de sapins qu'il +avait suivie jadis, ou il avait entendu, vagabond cache dans les basses +branches, la conversation mysterieuse des beaux enfants inconnus... + +Et c'est ce soir-la, avec des sanglots, qu'il demanda en mariage Mlle de +Galais. + + + +CHAPITRE VII + +Le jour des noces. + +C'est un jeudi, au commencement de fevrier, un beau jeudi soir glace, ou +le grand vent souffle. Il est trois heures et demie, quatre heures... +Sur les haies, aupres des bourgs, les lessives sont etendues depuis midi +et sechent a la bourrasque. Dans chaque maison, le feu de la salle a +manger fait luire tout un reposoir de joujoux vernis. Fatigue de jouer, +l'enfant s'est assis aupres de sa mere et il lui fait raconter la +journee de son mariage... + +Pour celui qui ne veut pas etre heureux, il n'a qu'a monter dans son +grenier et il entendra, jusqu'au soir, siffler et gemir les naufrages; +il n'a qu'a s'en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son +foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer. +Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, au bord d'un chemin boueux, +la maison des Sablonnieres, ou mon ami Meaulnes est rentre avec Yvonne +de Galais, qui est sa femme depuis midi. + +Les fiancailles ont dure cinq mois. Elles ont ete paisibles, aussi +paisibles que la premiere entrevue avait ete mouvementee. Meaulnes est +venu tres souvent aux Sablonnieres, a bicyclette ou en voiture. Plus de +deux fois par semaine, cousant ou lisant pres de la grande fenetre qui +donne sur la lande et les sapins, Mlle de Galais a vu tout d'un coup sa +haute silhouette rapide passer derriere le rideau, car il vient toujours +par l'allee detournee qu'il a prise autrefois. Mais c'est la seule +allusion--tacite--qu'il fasse au passe. Le bonheur semble avoir +endormi son etrange tourment. + +De petits evenements ont fait date pendant ces cinq calmes mois. On m'a +nomme instituteur au hameau de Saint-Benoist-des-Champs. Saint-Benoist +n'est pas un village. Ce sont des fermes disseminees a travers la +campagne, et la maison d'ecole est completement isolee sur une cote au +bord de la route. Je mene une vie bien solitaire; mais, en passant par +les champs, il ne faut que trois quarts d'heure de marche pour gagner +les Sablonnieres. + +Delouche est maintenant chez son oncle, qui est entrepreneur de +maconnerie au Vieux-Nancay. Ce sera bientot lui le patron. Il vient +souvent me voir. Meaulnes, sur la priere de Mlle de Galais, est +maintenant tres aimable avec lui. + +Et ceci explique comment nous sommes la tous deux a roder, vers quatre +heures de l'apres-midi, alors que les gens de la noce sont deja tous +repartis. + +Le mariage s'est fait a midi, avec le plus de silence possible, dans +l'ancienne chapelle des Sablonnieres qu'on n'a pas abattue et que les +sapins cachent a moitie sur le versant de la cote prochaine. Apres un +dejeuner rapide, la mere de Meaulnes, M. Seurel et Millie, Florentin et +les autres sont remontes en voiture. Il n'est reste que Jasmin et moi... + +Nous errons a la lisiere des bois qui sont derriere la maison des +Sablonnieres, au bord du grand terrain en friche, emplacement ancien du +Domaine aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer et sans savoir +pourquoi, nous sommes remplis d'inquietude. En vain nous essayons de +distraire nos pensees et de tromper notre angoisse en nous montrant, au +cours de notre promenade errante, les bauges des lievres et les petits +sillons de sable ou les lapins ont gratte fraichement... un collet +tendu... la trace d'un braconnier... Mais sans cesse nous revenons a ce +bord du taillis, d'ou l'on decouvre la maison silencieuse et fermee... + +Au bas de la grande croisee qui donne sur les sapins, il y a un balcon +de bois, envahi par les herbes folles, que couche le vent. Une lueur +comme d'un feu allume se reflete sur les carreaux de la fenetre. De +temps a autre, une ombre passe. Tout autour, dans les champs +environnants, dans le potager, dans le seule ferme qui reste des +anciennes dependances, silence et solitude. Les metayers sont partis au +bourg pour feter le bonheur de leurs maitres. + +De temps a autre, le vent charge d'une buee qui est presque de la pluie +nous mouille la figure et nous apporte la parole perdue d'un piano. La- +bas, dans la maison fermee, quelqu'un joue. Je m'arrete un instant pour +ecouter en silence. C'est d'abord comme une voix tremblante qui, de tres +loin, ose a peine chanter sa joie... C'est comme le rire d'une petite +fille qui, dans sa chambre, a ete chercher tous ses jouets et les repand +devant son ami. Je pense aussi a la joie craintive encore d'une femme +qui a ete mettre une belle robe et qui vient la montrer et ne sait pas +si elle plaira... Cet air que je ne connais pas, c'est aussi une priere, +une supplication au bonheur de ne pas etre trop cruel, un salut et comme +un agenouillement devant le bonheur... + +Je pense: "Ils sont heureux enfin. Meaulnes est la-bas pres d'elle..." + +Et savoir cela, en etre sur, suffit au contentement parfait du brave +enfant que je suis. + +A ce moment, tout absorbe, le visage mouille par le vent de la plaine +comme par l'embrun de la mer, je sens qu'on me touche l'epaule: + +"Ecoute!" dit Jasmin tout bas. + +Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger; et, lui-meme, la tete +inclinee, le sourcil fronce, il ecoute... + + + +CHAPITRE VIII + +L'appel de Frantz. + +"Hou-ou!" + +Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel sur deux notes, +haute et basse, que j'ai deja entendu jadis... Ah! je me souviens: c'est +le cri du grand comedien lorsqu'il helait son jeune compagnon a la +grille de l'ecole. C'est l'appel a quoi Frantz nous avait fait jurer de +nous rendre, n'importe ou et n'importe quand. Mais que demande-t-il ici, +aujourd'hui, celui-la? + +"Cela vient de la grande sapiniere a gauche, dis-je a mi-voix. C'est un +braconnier sans doute". + +Jasmin secoua la tete: + +"Tu sais bien que non", dit-il? + +Puis, plus bas: + +"Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis ce matin. J'ai surpris +Ganache a onze heures en train de guetter dans un champ aupres de la +chapelle. Il a detale en m'apercevant. Ils sont venus de loin peut-etre +a bicyclette, car il etait couvert de boue jusqu'au milieu du dos... + +--Mais que cherchent-ils? + +--Je n'en sais rien. Mais a coup sur il faut que nous les chassions. Il +ne faut pas les laisser roder aux alentours. Ou bien toutes les folies +vont recommencer..." + +Je suis de cet avis, sans l'avouer. + +"Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de voir ce qu'ils veulent et +de leur faire entendre raison..." + +Lentement, silencieusement, nous nous glissons donc en nous baissant a +travers le taillis jusqu'a la grande sapiniere, d'ou part, a intervalles +reguliers, ce cri prolonge qui n'est pas en soi plus triste qu'autre +chose, mais qui nous semble a tous les deux de sinistre augure. + +Il est difficile, dans cette partie du bois de sapins, ou le regard +s'enfonce entre les troncs regulierement plantes, de surprendre +quelqu'un et de s'avancer sans etre vu. Nous n'essayons meme pas. Je me +poste a l'angle du bois. Jasmin va ce placer a l'angle oppose, de facon +a commander comme moi, de l'exterieur, deux des cotes du rectangle et a +ne pas laisser fuir l'un des bohemiens sans le heler. Ces dispositions +prises, je commence a jouer mon role d'eclaireur pacifique et j'appelle: + +"Frantz!... + +"...Frantz! Ne craignez rien. C'est moi, Seurel; je voudrais vous +parler..." + +Un instant de silence; je vais me decider a crier encore, lorsque, au +coeur meme de la sapiniere, ou mon regard n'atteint pas tout a fait, une +voix commande: + +"Restez ou vous etes: il va venir vous trouver". + +Peu a peu, entre les grands sapins que l'eloignement fait paraitre +serres, je distingue la silhouette du jeune homme qui s'approche. Il +parait couvert de boue et mal vetu; des epingles de bicyclette serrent +le bas de son pantalon, une vieille casquette a ancre est plaquee sur +ses cheveux trop longs; je vois maintenant sa figure amaigrie. Il semble +avoir pleure. + +S'approchant de moi, resolument: + +"Que voulez-vous? demande-t-il d'un air tres insolent. + +--Et vous-meme, Frantz, que faites-vous ici? Pourquoi venez-vous +troubler ceux qui sont heureux? Qu'avez-vous a demander? Dites-le". + +Ainsi interroge directement, il rougit un peu, balbutie, repond +seulement: + +"Je suis malheureux, moi, je suis malheureux". + +Puis, la tete dans le bras, appuye a un tronc d'arbre, il se prend a +sangloter amerement. Nous avons fait quelques pas dans la sapiniere. +L'endroit est parfaitement silencieux. Pas meme la voix du vent que les +grands sapins de la lisiere arretent. Entre les troncs reguliers se +repete et s'eteint le bruit des sanglots etouffes du jeune homme. +J'attendis que cette crise s'apaise et je dis, en lui mettant la main +sur l'epaule: + +"Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous menerai aupres d'eux. Ils vous +accueilleront comme un enfant perdu qu'on a retrouve et toute sera +fini". + +Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix assourdie par les larmes, +malheureux, entete, colere, il reprenait: + +"Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi? Pourquoi ne repond-il pas quand +je l'appelle? Pourquoi ne tient-il pas sa promesse? + +--Voyons, Frantz, repondis-je, le temps des fantasmagories et des +enfantillages est passe. Ne troublez pas avec des folies le bonheur de +ceux que vous aimez; de votre soeur et d'Augustin Meaulnes. + +--Mais lui seul peut me sauver, vous le savez bien. Lui seul est capable +de retrouver la trace que je cherche. Voila bientot trois ans que +Ganache et moi nous battons toute la France sans resultat. Je n'avais +plus confiance qu'en votre ami. Et voici qu'il ne repond plus. Il a +trouve son amour, lui. Pourquoi maintenant, ne pense-t-il pas a moi? Il +faut qu'il se mette en route. Yvonne le laissera bien partir... Elle ne +m'a jamais rien refuse". + +Il me montrait un visage ou, dans la poussiere et la boue, les larmes +avaient trace des sillons sales, un visage de vieux gamin epuise et +battu. Ses yeux etaient cernes de taches de rousseur; son menton, mal +rase; ses cheveux trop longs trainaient sur son col sale. Les mains dans +les poches, il grelottait. Ce n'etait plus ce royal enfant en guenilles +des annees passees. De coeur, sans doute, il etait plus enfant que +jamais: imperieux, fantasque et tout de suite desespere. Mais cet +enfantillage etait penible a supporter chez ce garcon deja legerement +vieilli... Naguere, il y avait en lui tant d'orgueilleuse jeunesse que +toute folie au monde lui paraissait permise. A present, on etait d'abord +tente de le plaindre pour n'avoir pas reussi sa vie; puis de lui +reprocher ce role absurde de jeune heros romantique ou je le voyais +s'enteter... Et enfin je pensais malgre moi que notre beau Frantz aux +belles amours avait du se mettre a voler pour vivre, tout comme son +compagnon Ganache... Tant d'orgueil avait abouti a cela! + +"Si je vous promets, dis-je enfin, apres avoir reflechi, que dans +quelques jours Meaulnes se mettra en campagne pour vous, rien que pour +vous?... + +--Il reussira, n'est-ce pas? Vous en etes sur? me demanda-t-il en +claquant des dents. + +--Je le pense. Tout devient possible avec lui! + +--Et comment le saurai-je? Qui me le dira? + +--Vous reviendrez ici dans un an exactement, a cette meme heure: vous +trouverez la jeune fille que vous aimez". + +Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler les nouveaux epoux, mais +m'enquerir aupres de la tante Moinel et faire diligence moi-meme pour +trouver la jeune fille. + +Le bohemien me regardait dans les yeux avec une volonte de confiance +vraiment admirable. Quinze ans, il avait encore et tout de meme quinze +ans!--l'age que nous avions a Sainte-Agathe, le soir du balayage des +classes, quand nous fimes tous les trois ce terrible serment enfantin. + +Le desespoir le reprit lorsqu'il fut oblige de dire: + +"Eh bien, nous allons partir". + +Il regarda, certainement avec un grand serrement de coeur, tous ces bois +d'alentour qu'il allait de nouveau quitter. + +"Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les routes d'Allemagne. Nous +avons laisse nos voitures au loin. Et depuis trente heures, nous +marchions sans arret. Nous pensions arriver a temps pour emmener +Meaulnes avant le mariage et chercher avec lui ma fiancee, comme il a +cherche le Domaine des Sablonnieres". + +Puis, repris par sa terrible puerilite: + +"Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant, parce que si je le +rencontrais ce serait affreux". + +Peu a peu, entre les sapins, je vis disparaitre sa silhouette grise. +J'appelai Jasmin et nous allames reprendre notre faction. Mais presque +aussitot, nous apercumes, la-bas, Augustin qui fermait les volets de la +maison et nous fumes frappes par l'etrangete de son allure. + + + +CHAPITRE IX + +Les gens heureux. + +Plus tard, j'ai su par le menu detail tout ce qui s'etait passe la- +bas... + +Dans le salon des Sablonnieres, des le debut de l'apres-midi, Meaulnes +et sa femme, que j'appelle encore Mlle de Galais, sont restes +completement seuls. Tous les invites partis, le vieux M. de Galais a +ouvert la porte, laissant une seconde le grand vent penetrer dans la +maison et gemir; puis il s'est dirige vers le Vieux-Nancais et ne +reviendra qu'a l'heure du diner, pour fermer tout a clef et donner des +ordres a la metairie. Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant +jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans +feuilles qui cogne la vitre, du cote de la lande. Comme deux passagers +dans un bateau a la derive, ils sont, dans le grand vent d'hiver, deux +amants enfermes avec le bonheur. + +"Le feu menace de s'eteindre" dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre +une buche dans le coffre. + +Mais Meaulnes se precipita et placa lui-meme le bois dans le feu. + +Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils resterent la, +debout, l'un devant l'autre, etouffes comme par une grande nouvelle qui +ne pouvait pas se dire. + +Le vent roulait avec le bruit d'une riviere debordee. De temps a autre +une goutte d'eau, diagonalement, comme sur la portiere d'un train, +rayait la vitre. + +Alors la jeune fille s'echappa. Elle ouvrit la porte du couloir et +disparut avec un sourire mysterieux. Un instant, dans la demi-obscurite, +Augustin resta seul... Le tic tac d'une petite pendule faisait penser a +la salle a manger de Sainte-Agathe... Il songea sans doute: "C'est donc +ici la maison tant cherchee, le couloir jadis plein de chuchotements et +de passages etranges..." + +C'est a ce moment qu'il dut entendre--Mlle de Galais me dit plus tard +l'avoir entendu aussi--le premier cri de Frantz, tout pres de la +maison. + +La jeune femme, alors, eut beau lui montrer les choses merveilleuses +dont elle etait chargee: ses jouets de petite fille, toutes ses +photographies d'enfant: elle en cantiniere, elle et Frantz sur les +genoux de leur mere, qui etait si jolie... puis tout ce qui restait de +ses sages petites robes de jadis: "jusqu'a celle-ci que je portais, +voyez, vers le temps ou vous alliez bientot me connaitre, ou vous +arriviez, je crois, au cours de Sainte-Agathe...", Meaulnes ne voyait +plus rien et n'entendait plus rien. + +Un instant pourtant il parut ressaisi par la pensee de son +extraordinaire, inimaginable bonheur: + +"Vous etes la--dit-il sourdement, comme si le dire seulement donnait le +vertige--vous passez aupres de la table et votre main s'y pose un +instant..." + +Et encore: + +"Ma mere, lorsqu'elle etait jeune femme, penchait ainsi legerement son +buste sur sa taille pour me parler... Et quand elle se mettait au +piano..." + +Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne vint. Mais il +faisait sombre dans ce coin du salon et l'on fut oblige d'allumer une +bougie. L'abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille, augmentait ce +rouge dont elle etait marquee aux pommettes et qui etait le signe d'une +grande anxiete. + +La-bas, a la lisiere du bois, je commencai d'entendre cette chanson +tremblante que nous apportait le vent, coupee bientot par le second cri +des deux fous, qui s'etaient rapproches de nous dans les sapins. + +Longtemps Meaulnes ecouta la jeune fille en regardant silencieusement +par une fenetre. Plusieurs fois il se tourna vers le doux visage plein +de faiblesse et d'angoisse. Puis il s'approcha d'Yvonne et, tres +legerement, il mit sa main sur son epaule. Elle sentit doucement peser +aupres de son cou cette caresse a laquelle il aurait fallu savoir +repondre. + +"Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer les volets. Mais ne cessez +pas de jouer..." + +Que se passe-t-il alors dans ce coeur obscur et sauvage? Je me le suis +souvent demande et je ne l'ai su que lorsqu'il fut trop tard. Remords +ignores? Regrets inexplicables? Peur de voir s'evanouir bientot entre +ses mains ce bonheur inoui qu'il tenait si serre? Et alors tentation +terrible de jeter irremediablement a terre, tout de suite, cette +merveille qu'il avait conquise? + +Il sortit lentement, silencieusement apres avoir regarde sa jeune femme +une fois encore. Nous le vimes, de la lisiere du bois, fermer d'abord +avec hesitation un volet, puis regarder vaguement vers nous, en fermer +un autre, et soudain s'enfuir a toutes jambes dans notre direction. Il +arriva pres de nous avant que nous eussions pu songer a nous dissimuler +davantage. Il nous apercut, comme il allait franchir une petite haie +recemment plantee et qui formait la limite d'un pre. Il fit un ecart. Je +me rappelle son allure hagarde, son air de bete traquee... Il fit mine +de revenir sur ses pas pour franchir la haie du cote du petit ruisseau. + +Je l'appelai. + +"Meaulnes!... Augustin!..." + +Mais il ne tournait pas meme la tete. Alors, persuade que cela seulement +pourrait le retenir: + +"Frantz est la, criai-je. Arrete!" + +Il s'arreta enfin. Haletant et sans me laisser le temps de preparer ce +que je pourrais dire: + +"Il est la! dit-il. Que reclame-t-il? + +--Il est malheureux, repondis-je. Il venait te demander de l'aide, pour +retrouver ce qu'il a perdu. + +--Ah! fit-il, baissant la tete. Je m'en doutais bien. J'avais beau +essayer d'endormir cette pensee-la... Mais ou est-il? Raconte vite". + +Je dis que Frantz venait de partir et que certainement on ne le +rejoindrait plus maintenant. Ce fut pour Meaulnes une grande deception. +Il hesita, fit deux ou trois pas, s'arreta. Il paraissait au comble de +l'indecision et du chagrin. Je lui racontai ce que j'avais promis en son +nom au jeune homme. Je dis que je lui avais donne rendez-vous dans un an +a la meme place. + +Augustin, si calme en general, etait maintenant dans un etat de +nervosite et d'impatience extraordinaires: + +"Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais oui, sans doute, je puis le +sauver. Mais il faut que ce soit tout de suite. Il faut que je le voie, +que je lui parle, qu'il me pardonne et que je repare tout... Autrement +je ne peux plus me presenter la-bas..." + +Et il se tourna vers la maison des Sablonnieres. + +"Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine que tu lui as faite, tu es +en train de detruire ton bonheur. + +--Ah! si ce n'etait que cette promesse", fit-il. Et ainsi je connus +qu'autre chose liait les deux jeunes hommes, mais sans pouvoir deviner +quoi. + +"En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de courir. Ils sont maintenant +en route pour l'Allemagne". + +Il allait repondre, lorsqu'une figure echevelee, hagarde, se dressa +entre nous. C'etait Mlle de Galais. Elle avait du courir, car elle avait +le visage baigne de sueur. Elle avait du tomber et se blesser, car elle +avait le front ecorche au-dessus de l'oeil droit et du sang fige dans +les cheveux. + +Il m'est arrive, dans les quartiers pauvres de Paris, de voir soudain, +descendue dans la rue, separe par des agents intervenus dans la +bataille, un menage qu'on croyait heureux, uni, honnete. Le scandale a +eclate tout d'un coup, n'importe quand, a l'instant de se mettre a +table, le dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter la fete du +petit garcon.... et maintenant tout est oublie, saccage. L'homme et la +femme, au milieu du tumulte, ne sont plus que deux demons pitoyables et +les enfants en larmes se jettent contre eux, les embrassent etroitement, +les supplient de se taire et de ne plus se battre. + +Mlle de Galais, quand elle arriva pres de Meaulnes, me fit penser a un +de ces enfants-la, a un de ces pauvres enfants affoles. Je crois que +tous ses amis, tout un village, tout un monde l'eut regardee, qu'elle +fut accourue tout de meme, qu'elle fut tombee de la meme facon, +echevelee, pleurante, salie. + +Mais quand elle eut compris que Meaulnes etait bien la, que cette fois +du moins, il ne l'abandonnerait pas, alors elles passa son bras sous le +sien, puis elle ne put s'empecher de rire au milieu de ses larmes comme +un petit enfant. Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme +elle avait tire son mouchoir, Meaulnes le lui prit doucement des mains: +avec precaution et application, il essuya le sang qui tachait la +chevelure de la jeune fille. + +"Il faut rentrer, maintenant, dit-il. + +Et je les lassai retourner tous les deux, dans le beau grand vent du +soir d'hiver qui leur fouettait le visage,--lui, l'aidant de la main +aux passages difficiles; elle, souriant et se hatant--vers leur demeure +pour un instant abandonnee. + + + +CHAPITRE X + +La "Maison de Frantz". + +Mal rassure, en proie a une sourde inquietude, que l'heureux denouement +du tumulte de la veille n'avait pas suffi a dissiper, il me fallut +rester enferme dans l'ecole pendant toute la journee du lendemain. Sitot +apres l'heure "d'etude" qui suit la classe du soir, je pris le chemin +des Sablonnieres. La nuit tombait quand j'arrivai dans l'allee de sapins +qui menait a la maison. Tous les volets etaient deja clos. Je craignis +d'etre importun, en me presentant a cette heure tardive, le lendemain +d'un mariage. Je restai fort tard a roder sur la lisiere du jardin et +dans les terres avoisinantes, esperant toujours voir sortir quelqu'un de +la maison fermee... Mais mon espoir fut decu. Dans la metairie voisine +elle-meme, rien ne bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hante par les +imaginations les plus sombres. + +Le lendemain samedi, memes incertitudes. Le soir, je pris en hate ma +pelerine, mon baton, un morceau de pain, pour manger en route, et +j'arrivai, quand la nuit tombait deja, pour trouver tout ferme aux +Sablonnieres, comme la veille... Un peu de lumiere au premier etage; +mais aucun bruit; pas un mouvement... Pourtant, de la cour de la +metairie je vis cette fois la porte de la ferme ouverte, le feu allume +dans la grande cuisine et j'entendis le bruit habituel des voix et des +pas a l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me renseigner. Je ne +pouvais rien dire ni rien demander a ces gens. Et je retournai guetter +encore, attendre en vain, pensant toujours voir la porte s'ouvrir et +surgir enfin la haute silhouette d'Augustin. + +C'est le dimanche seulement, dans l'apres-midi, que je resolus de sonner +a la porte des Sablonnieres. Tandis que je grimpais les coteaux denudes, +j'entendais sonner au loin les vepres du dimanche d'hiver. Je me sentais +solitaire et desole. Je ne sais quel pressentiment triste m'envahissait. +Et je ne fus qu'a demi surpris lorsque, a mon coup de sonnette, je vis +M. de Galais tout seul paraitre et me parler a voix basse: Yvonne de +Galais etait alitee, avec une fievre violente; Meaulnes avait du partir +des vendredi matin pour un long voyage; on ne sait quand il +reviendrait... + +Et comme le vieillard, tres embarrasse, tres triste, ne m'offrait pas +d'entrer, je pris aussitot conge de lui. La porte refermee, je restai un +instant sur le perron, le coeur serre, dans un desarroi absolu, a +regarder sans savoir pourquoi une branche de glycine dessechee que le +vent balancait tristement dans un rayon de soleil. + +Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait depuis son sejour a Paris +avait fini par etre le plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon +echappat a la fin a son bonheur tenace... + +Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins demander des nouvelles d'Yvonne +de Galais, jusqu'au soir ou, convalescente enfin, elle me fit prier +d'entrer. Je la trouvai, assise aupres du feu, dans le salon dont la +grande fenetre basse donnait sur la terre et les bois. Elle n'etait +point pale comme je l'avais imagine, mais tout enfievree, au contraire, +avec de vives taches rouges sous les yeux, et dans un etat d'agitation +extreme. Bien qu'elle parut tres faible encore, elle s'etait habillee +comme pour sortir. Elle parlait peu, mais elle disait chaque phrase avec +une animation extraordinaire, comme si elle eut voulu se persuader a +elle-meme que le bonheur n'etait pas evanoui encore... Je n'ai pas garde +le souvenir de ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que j'en +vins a demander avec hesitation quand Meaulnes serait de retour. + +"Je ne sais pas quand il reviendra", repondit-elle vivement. + +Il y avait une supplication dans ses yeux, et je me gardai d'en demander +davantage. + +Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai avec elle aupres du feu, +dans ce salon bas ou la nuit venait plus vite que partout ailleurs. +Jamais elle ne parlait d'elle-meme ni de sa peine cachee. Mais elle ne +se lassait pas de me faire conter par le detail notre existence +d'ecoliers de Sainte-Agathe. + +Elle ecoutait gravement, tendrement, avec un interet quasi maternel, le +recit de nos miseres de grands enfants. Elle ne paraissait jamais +surprise, pas meme de nos enfantillages les plus audacieux, les plus +dangereux. Cette tendresse attentive qu'elle tenait de M. de Galais, les +aventures deplorables de son frere ne l'avaient point lassee. Le seul +regret que lui inspirat le passe, c'etait, je pense, de n'avoir point +encore ete pour son frere une confidente assez intime, puisque, au +moment de sa grande debacle, il n'avait rien ose lui dire non plus qu'a +personne et s'etait juge perdu sans recours. Et c'etait la, quand j'y +songe, une lourde tache qu'avait assumee la jeune femme--tache +perilleuse, de seconder un esprit follement chimerique comme son frere; +tache ecrasante, quand il s'agissait de lier partie avec ce coeur +aventureux qu'etait mon ami le grand Meaulnes. + +De cette foi qu'elle gardait dans les reves enfantins de son frere, de +ce soin qu'elle apportait a lui conserver au moins des bribes de ce reve +dans lequel il avait vecu jusqu'a vingt ans, elle me donna un jour la +preuve la plus touchante et je dirai presque la plus mysterieuse. + +Ce fut par une soiree d'avril desolee comme une fin d'automne. Depuis +pres d'un mois nous vivions dans un doux printemps premature, et la +jeune femme avait repris en compagnie de M. de Galais les longues +promenades qu'elle aimait. Mais ce jour-la, se vieillard se trouvant +fatigue et moi-meme libre, elle me demanda de l'accompagner malgre le +temps menacant. A plus d'une demi-lieue des Sablonnieres, en longeant +l'etang, l'orage, la pluie, la grele nous surprirent. Sous le hangar ou +nous nous etions abrites contre l'averse interminable, le vent nous +glacait, debout l'un pres de l'autre, pensifs, devant le paysage noirci. +Je la revois, dans sa douce robe severe, toute palie, toute tourmentee. + +"Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes partis depuis si longtemps. +Qu'a-t-il pu se passer?" + +Mais, a mon etonnement, lorsqu'il nous fut possible enfin de quitter +notre abri, la jeune femme, au lieu de revenir vers les Sablonnieres, +continua son chemin et me demanda de la suivre. Nous arrivames, apres +avoir longtemps marche, devant une maison que je ne connaissais pas, +isolee, au bord d'un chemin defonce qui devait aller vers Preveranges. +C'etait une petite maison bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien +ne distinguait du type usuel dans ce pays, sinon son eloignement et son +isolement. + +A voir Yvonne de Galais, on eut dit que cette maison nous appartenait et +que nous l'avions abandonnee durant un long voyage. Elle ouvrit, en se +penchant, une petite grille, et se hata d'inspecter avec inquietude le +lieu solitaire. Une grande cour herbeuse, ou des enfants avaient du +venir jouer pendant les longues et lentes soirees de la fin de l'hiver, +etait ravinee par l'orage. Un cerceau trempait dans une flaque d'eau. +Dans les jardinets ou les enfants avaient seme des fleurs et des pois, +la grande pluie n'avait laisse que des trainees de gravier blanc. Et +enfin nous decouvrimes, blottie contre le seuil d'une des portes +mouillees, toute une couvee de poussins transpercee par l'averse. +Presque tous etaient morts sous les ailes raidies et les plumes fripees +de la mere. + +A ce spectacle pitoyable, le jeune femme eut un cri etouffe. Elle se +pencha et, sans souci de l'eau ni de la boue, triant les poussins +vivants d'entre les morts, elle les mit dans un pan de son manteau. Puis +nous entrames dans la maison dont elle avait la clef. Quatre portes +ouvraient sur un etroit couloir ou le vent s'engouffra en sifflant. +Yvonne de Galais ouvrit la premiere a notre droite et me fit penetrer +dans une chambre sombre, ou je distinguai, apres un moment d'hesitation, +une grande glace et un petit lit recouvert, a la mode campagnarde, d'un +edredon de soie rouge. Quant a elle, apres avoir cherche un instant dans +le reste de l'appartement, elle revint, portant la couvee malade dans +une corbeille garnie de duvet, qu'elle glissa precieusement sous +l'edredon. Et, tandis qu'un rayon de soleil languissant, le premier et +le dernier de la journee, faisait plus pales nos visages et plus obscure +la tombee de la nuit, nous etions la, debout, glaces et tourmentes, dans +la maison etrange! + +D'instant en instant, elle allait regarder dans le nid fievreux, enlever +un nouveau poussin mort pour l'empecher de faire mourir les autres. Et +chaque fois il nous semblait que quelque chose comme un grand vent par +les carreaux casses du grenier, comme un chagrin mysterieux d'enfants +inconnus, se lamentait silencieusement. + +"C'etait ici, me dit enfin ma compagne, la maison de Frantz quand il +etait petit. Il avait voulu une maison pour lui tout seul, loin de tout +le monde, dans laquelle il put aller jouer, s'amuser et vivre quand cela +lui plairait. Mon pere avait trouve cette fantaisie si extraordinaire, +si drole, qu'il n'avait pas refuse. Et quand cela lui plaisait, un +jeudi, un dimanche, n'importe quand, Frantz partait habiter dans sa +maison comme un homme. Les enfants des fermes d'alentour venaient jouer +avec lui, l'aider a faire son menage, travailler dans le jardin. C'etait +un jeu merveilleux! Et le soir venu, il n'avait pas peur de coucher tout +seul. Quant a nous, nous l'admirions tellement que nous ne pensions pas +meme a etre inquiets. + +"Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec un soupir, la +maison est vide. Monsieur de Galais, frappe par l'age et le chagrin, n'a +jamais rien fait pour retrouver ni rappeler mon frere. Et que pourrait- +il tenter? + +"Moi je passe ici bien souvent. Les petits paysans des environs viennent +jouer dans la cour comme autrefois. Et je me plais a imaginer que ce +sont les anciens amis de Frantz; que lui-meme est encore un enfant et +qu'il va revenir bientot avec la fiancee qu'il s'etait choisie. + +"Ces enfants-la me connaissent bien. Je joue avec eux. Cette couvee de +petits poulets etait a nous..." + +Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais rien dit, ce grand regret +d'avoir perdu son frere si fou, si charmant et si admire, il avait fallu +cette averse et cette debacle enfantine pour qu'elle me les confiat. Et +je l'ecoutais sans rien repondre, le coeur tout gonfle de sanglots.... + +Les portes et la grille refermees, les poussins remis dans la cabane en +planches qu'il y avait derriere la maison, elle reprit tristement mon +bras et je la reconduisis. + +Des semaines, des mois passerent. Epoque passee! Bonheur perdu! De celle +qui avait ete la fee, la princesse et l'amour mysterieux de toute notre +adolescence, c'est a moi qu'il etait echu de prendre le bras et de dire +ce qu'il fallait pour adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon +avait fui. De cette epoque, de ces conversations, le soir, apres la +classe que je faisais sur la cote de Saint-Benoist-des-Champs, de ces +promenades ou la seule chose dont il eut fallu parler etait la seule sur +laquelle nous etions decides a nous taire, que pourrais-je dire a +present? Je n'ai pas garde d'autre souvenir que celui, a demi efface +deja, d'un beau visage amaigri, de deux yeux dont les paupieres +s'abaissent lentement tandis qu'ils me regardent, comme pour deja ne +plus voir qu'un monde interieur. + +Et je suis demeure son compagnon fidele--compagnon d'une attente dont +nous ne parlions pas--durant tout un printemps et tout un ete comme il +n'y en aura jamais plus. Plusieurs fois, nous retournames, l'apres-midi, +a la maison de Frantz. Elle ouvrait les portes pour donner de l'air, +pour que rien ne fut moisi quand le jeune menage reviendrait. Elle +s'occupait de la volaille a demi sauvage qui gitait dans la basse-cour. +Et le jeudi ou le dimanche, nous encouragions les jeux des petits +campagnards d'alentour, dont les cris et les rires, dans le site +solitaire, faisaient paraitre plus deserte et plus vide encore la petite +maison abandonnee. + + + +CHAPITRE XI + +Conversation sous la pluie. + +Le mois d'aout, epoque des vacances, m'eloigna des Sablonnieres et de la +jeune femme. Je dus aller passer a Sainte-Agathe mes deux mois de conge. +Je revis la grande cour seche, le preau, la classe vide... Tout parlait +du grand Meaulnes. Tout etait rempli des souvenirs de notre adolescence +deja finie. Pendant ces longues journees jaunies, je m'enfermais comme +jadis, avant la venue de Meaulnes, dans le cabinet des archives, dans +les classes desertes. Je lisais, j'ecrivais, je me souvenais... Mon pere +etait a la peche au loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du +piano comme jadis... Et dans le silence absolu de la classe, ou les +couronnes de papier vert dechirees, les enveloppes des livres de prix, +les tableaux eponges, tout disait que l'annee etait finie, les +recompenses distribuees, tout attendais l'automne, la rentree d'octobre +et le nouvel effort--je pensais de meme que notre jeunesse etait finie +et le bonheur manque; moi aussi j'attendais la rentree aux Sablonnieres +et le retour d'Augustin qui peut-etre ne reviendrait jamais... + +Il y avait cependant une nouvelle heureuse que j'annoncai a Millie, +lorsqu'elle se decida a m'interroger sur la nouvelle mariee. Je +redoutais ses questions, sa facon a la fois tres innocente et tres +maligne de vous plonger soudain dans l'embarras, en mettant le doigt sur +votre pensee la plus secrete. Je coupai court a tout en annoncant que la +jeune femme de mon ami Meaulnes serait mere au mois d'octobre. + +A part moi, je me rappelai le jour ou Yvonne de Galais m'avait fait +comprendre cette grande nouvelle. Il y avait eut un silence; de ma part, +un leger embarras de jeune homme. Et j'avais dit tout de suite, +inconsiderement, pour le dissiper--songeant trop tard a tout le drame +que je remuais ainsi: + +"Vous devez etre bien heureuse?" + +Mais elle, sans arriere-pensee, sans regret, ni remords, ni rancune, +elle avait repondu avec un beau sourire de bonheur: + +"Oui, bien heureuse". + +Durant cette derniere semaine des vacances, qui est en general la plus +belle et la plus romantique, semaine de grandes pluies, semaine ou l'on +commence a allumer les feux, et que je passais d'ordinaire a chasser +dans les sapins noirs et mouilles du Vieux-Nancay, je fis mes +preparatifs pour rentrer directement a Saint-Benoist-des-Champs. Firmin, +ma tante Julie et mes cousines du Vieux-Nancay m'eussent pose trop de +questions auxquelles je ne voulais pas repondre. Je renoncai pour cette +fois a mener durant huit jours la vie enivrante de chasseur campagnard +et je regagnai ma maison d'ecole quatre jours avant la rentree des +classes. + +J'arrivai avant la nuit dans la cour deja tapissee de feuilles jaunies. +Le voiturier parti, je deballai tristement dans la salle a manger, +sonore et "renfermee" le paquet de provisions que m'avait fait maman... +Apres un leger repas du bout des dents, impatient, anxieux, je mis ma +pelerine et partis pour une fievreuse promenade qui me mena tout droit +aux abords des Sablonnieres. + +Je ne voulus pas m'y introduire en intrus des le premier soir de mon +arrivee. Cependant, plus hardi qu'en fevrier, apres avoir tourne tout +autour du Domaine ou brillait seule la fenetre de la jeune femme, je +franchis, derriere la maison, la cloture du jardin et m'assis sur un +banc, contre la haie, dans l'ombre commencante, heureux simplement +d'etre la, tout pres de ce qui me passionnait et m'inquietait le plus au +monde. + +La nuit venait. Une pluie fine commencait a tomber. La tete basse, je +regardais, sans y songer, mes souliers se mouiller peu a peu et luire +d'eau. L'ombre m'entourait lentement et la fraicheur me gagnait sans +troubler ma reverie. Tendrement, tristement, je revais aux chemins +boueux de Sainte-Agathe, par ce meme soir de septembre; j'imaginais la +place pleine de brume, le garcon boucher qui siffle en allant a la +pompe, le cafe illumine, la joyeuse voituree avec sa carapace de +parapluies ouverts qui arrivait avant la fin des vacances, chez l'oncle +Florentin... Et je me disais tristement: "Qu'importe tout ce bonheur, +puisque Meaulnes, mon compagnon, ne peut pas y etre, ni sa jeune +femme..." + +C'est alors que, levant la tete, je la vis a deux pas de moi. Ses +souliers, dans le sable, faisaient un bruit leger que j'avais confondu +avec celui des gouttes d'eau de la haie. Elle avait sur la tete et les +epaules un grand fichu de laine noire, et la pluie fine poudrait sur son +front ses cheveux. Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle apercu par la +fenetre qui donnait sur le jardin. Et elle venait vers moi. Ainsi ma +mere, autrefois, s'inquietait et me cherchait pour me dire: "Il faut +rentrer", mais ayant pris gout a cette promenade sous la pluie et dans +la nuit, elle disait seulement avec douceur: "Tu vas prendre froid!" et +restait en ma compagnie a causer longuement... + +Yvonne de Galais me tendit une main brulante, et, renoncant a me faire +entrer aux Sablonnieres, elle s'assit sur le banc moussu et vert-de- +grise, du cote le moins mouille, tandis que debout, appuye du genou a ce +meme banc, je me penchais vers elle pour l'entendre. + +Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir ainsi ecourte mes +vacances: + +"Il fallait bien, repondis-je, que je vinsse au plus tot pour vout tenir +compagnie. + +--Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je suis seule +encore. Augustin n'est pas revenu..." + +Prenant ce soupir pour un regret, un reproche etouffe, je commencais a +dire lentement: + +"Tant de folies dans une si noble tete! Peut-etre le gout des aventures +plus fort que tout..." + +Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut en ce lieu, ce soir-la, que +pour la premiere et la derniere fois, elle me parla de Meaulnes. + +"Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, Francois Seurel, mon ami. Il +n'y a que nous--il n'y a que moi de coupable. Songez a ce que nous +avons fait... + +"Nous lui avons dit: "Voici le bonheur, voici ce que tu as cherche +pendant toute ta jeunesse, voici le jeune fille qui etait a la fin de +tous tes reves!" + +"Comment celui que nous poussions ainsi par les epaules n'aurait-il pas +ete saisi d'hesitation, puis de crainte, puis d'epouvante, et n'aurait- +il pas cede a la tentation de s'enfuir! + +--Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous etiez ce bonheur- +la, cette jeune fille-la. + +--Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoir cette pensee +orgueilleuse. C'est cette pensee-la qui est cause de tout. + +"Je vous disais: "Peut-etre que je ne puis rien faire pour lui". Et au +fond de moi, je pensais: Puisqu'il m'a tant cherchee et puisque je +l'aime il faudra bien que je fasse son bonheur". Mais quand je l'ai vu +pres de moi, avec toute sa fievre, son inquietude, son remords +mysterieux, j'ai compris que je n'etais qu'une pauvre femme comme les +autres... + +"--Je ne suis pas digne de vous", repetait-il, quand ce fut le petit +jour et la fin de la nuit de nos noces. + +"Et j'essayais de le consoler, de le rassurer. Rien ne calmait son +angoisse. Alors j'ai dit: "S'il faut que vous partiez, si je suis venue +vers vous au moment ou rien ne pouvait vous rendre heureux, s'il faut +que vous m'abandonniez un temps pour ensuite revenir apaise pres de moi, +c'est moi qui vous demande de partir..." + +Dans l'ombre je vis qu'elle avait leve les yeux sur moi. C'etait comme +une confession qu'elle m'avait faite, et elle attendait, anxieusement, +que je l'approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je dire? Certes, au +fond de moi, je revoyais le grand Meaulnes de jadis, gauche et sauvage, +qui se faisait toujours punir plutot que de s'excuser ou de demander une +permission qu'on lui eut certainement accordee. Sans doute aurait-il +fallu qu'Yvonne de Galais lui fit violence, et lui prenant la tete entre +ses mains, lui dit: "Qu'importe ce que vous avez fait; je vous aime; +tous les hommes ne sont-ils pas des pecheurs?" Sans doute avait-elle eu +grand tort, par generosite, par esprit de sacrifice, de le rejeter ainsi +sur la route des aventures... Mais comment aurais-je pu desapprouver +tant de bonte, tant d'amour!... + +Il y eut un long moment de silence, pendant lequel, troubles jusques au +fond du coeur, nous entendions la pluie froide degoutter dans les haies +et sous les branches des arbres. + +"Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. Plus rien ne nous separait +desormais. Et il m'a embrassee, simplement, comme un mari qui laisse sa +jeune femme, avant un long voyage..." + +Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main fievreuse, puis son bras, +et nous remontames l'allee dans l'obscurite profonde. + +"Pourtant il ne vous a jamais ecrit? demandai-je. + +--Jamais", repondit-elle. + +Et alors, la pensee nous venant a tous deux de la vie aventureuse qu'il +menait a cette heure sur les routes de France ou d'Allemagne, nous +commencames a parler de lui comme nous ne l'avions jamais fait. Details +oublies, impressions anciennes nous revenaient en memoire, tandis que +lentement nous regagnions la maison, faisant a chaque pas de longues +stations pour mieux echanger nos souvenirs... Longtemps--jusqu'aux +barrieres du jardin--dans l'ombre, j'entendis la precieuse voix basse +de la jeune femme; et moi, repris par mon vieil enthousiasme, je lui +parlais sans me lasser, avec une amitie profonde, de celui qui nous +avait abandonnes... + + + +CHAPITRE XII + +Le fardeau. + +La classe devait commencer le lundi. Le samedi soir, vers cinq heures, +une femme du Domaine entra dans la cour de l'ecole ou j'etais occupe a +scier du bois pour l'hiver. Elle venait m'annoncer qu'une petite fille +etait nee aux Sablonnieres. L'accouchement avait ete difficile. A neuf +heures du soir il avait fallu demander la sage-femme de Preveranges. A +minuit, on avait attele de nouveau pour aller chercher le medecin de +Vierzon. Il avait du appliquer les fers. La petite fille avait la tete +blessee et criait beaucoup mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de +Galais etait maintenant tres affaissee , mais elle avait souffert et +resiste avec une vaillance extraordinaire. + +Je laissai la mon travail, courus revetir un autre paletot, et content, +en somme, de ces nouvelles, je suivis la bonne femme jusqu'aux +Sablonnieres. Avec precaution, de crainte que l'une des deux blessees ne +fut endormie, je montai par l'etroit escalier de bois qui menait au +premier etage. Et la, M. de Galais, le visage fatigue mais heureux me +fit entrer dans la chambre ou l'on avait provisoirement installe le +berceau entoure de rideaux. + +Je n'etais jamais entre dans une maison ou fut ne le jour meme un petit +enfant. Que cela me paraissait bizarre et mysterieux et bon! Il faisait +un soir si beau--un veritable soir d'ete--que M. de Galais n'avait pas +craint d'ouvrir la fenetre qui donnait sur la cour. Accoude pres de moi +sur l'appui de la croisee, il me racontait, avec epuisement et bonheur, +le drame de la nuit; et moi qui l'ecoutais, je sentais obscurement que +quelqu'un d'etranger etait maintenant avec nous dans la chambre... + +Sous les rideaux, cela se mit a crier, un petit cri aigre et prolonge... +Alors M. de Galais me dit a demi-voix: + +"C'est cette blessure a la tete qui la fait crier". + +Machinalement--on sentait qu'il faisait cela depuis le matin et que +deja il en avait pris l'habitude--il se mit a bercer le petit paquet de +rideaux. + +"Elle a ri deja, dit-il, et elle prend le doigt. Mais vous ne l'avez pas +vue?" + +Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure bouffie, un +petit crane allonge et deforme par les fers: + +"Ce n'est rien, dit M. de Galais, le medecin a dit que tout cela +s'arrangerait de soi-meme... Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer". + +Je decouvrais la comme un monde ignore. Je me sentais le coeur gonfle +d'une joie etrange que je ne connaissais pas auparavant... + +M. de Galais entr'ouvrit avec precaution la porte de la chambre de la +jeune femme. Elle ne dormait pas. + +"Vous pouvez entrer", dit-il. + +Elle etait etendue, le visage enfievre, au milieu de ses cheveux blonds +epars. Elle me tendit la main en souriant d'un air las. Je lui fis +compliment de sa fille. D'une voix un peu rauque, et avec une rudesse +inaccoutumee--la rudesse de quelqu'un qui revient du combat: + +"Oui, mais on me l'a abimee", dit-elle en souriant. + +Il fallut bientot partir pour ne pas la fatiguer. + +Le lendemain dimanche, dans l'apres-midi, je me rendis avec une hate +presque joyeuse aux Sablonnieres. A la porte, un ecriteau fixe avec des +epingles arreta le geste que je faisais deja: + +Priere de ne pas sonner + +Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai assez fort. +J'entendis dans l'interieur des pas etouffes qui accouraient. Quelqu'un +que je ne connaissais pas--et qui etait le medecin de Vierzon-- +m'ouvrit: + +"Eh bien, qu'y a-t-il? fis-je vivement. + +--Chut! chut!--me repondit-il tout bas, l'air fache. La petite fille a +failli mourir cette nuit. Et la mere est tres mal". + +Completement deconcerte, je le suivis sur la pointe des pieds jusqu'au +premier etage. La petite fille endormie dans son berceau etait toute +pale, toute blanche, comme un petit enfant mort. Le medecin pensait la +sauver. Quant a la mere, il m'affirmait rien... Il me donna de longues +explications comme au seul ami de la famille. Il parla de congestion +pulmonaire, d'embolie. Il hesitait, il n'etait pas sur... M. de Galais +entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard et tremblant. + +Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir ce qu'il faisait: + +"Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit pas effrayee; il faut, a +ordonne le medecin, lui persuader que cela va bien". + +Tout le sang a la figure, Yvonne de Galais etait etendue, la tete +renversee comme la veille. Les joues et le front rouge sombre, les yeux +par instants revulses, comme quelqu'un qui etouffe, elle se defendait +contre la mort avec un courage et une douceur indicibles. + +Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa main en feu, avec tant +d'amitie que je faillis eclater en sanglots. + +"Eh bien, eh bien, dit M. de Galais tres fort, avec un enjouement +affreux, qui semblait de folie, vous voyez que pour une malade elle n'a +pas trop mauvaise mine!" + +Et je ne savais que repondre, mais je gardais dans la mienne la main +horriblement chaude de la jeune femme mourante... + +Elle voulut faire un effort pour me dire quelque chose, me demander je +ne sais quoi; elle tourna les yeux vers moi, puis vers la fenetre, comme +pour me faire signe d'aller dehors chercher Quelqu'un... Mais alors une +affreuse crise d'etouffement la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un +instant, m'avaient appele si tragiquement, se revulserent; ses joues et +son front noircirent, et elle se debattit doucement cherchant a contenir +jusqu'a la fin son epouvante et son desespoir. On se precipita--le +medecin et les femmes--avec un ballon d'oxygene, des serviettes, des +flacons; tandis que le vieillard penche sur elle criait--criait comme +si deja elle eut ete loin de lui, de sa voix rude et tremblante: + +"N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu n'as pas besoin d'avoir +peur!" + +Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu, mais elle continua a +suffoquer a demi, les yeux blancs, la tete renversee, luttant toujours, +mais incapable, fut-ce un instant, pour me regarder et me parler, de +sortir du gouffre ou elle etait deja plongee. + +... Et comme je n'etais utile a rien, je dus me decider a partir. Sans +doute, j'aurais pu rester un instant encore; et a cette pensee je me +sens etreint par un affreux regret. Mais quoi? J'esperais encore. Je me +persuadais que tout n'etait pas si proche. + +En arrivant a la lisiere des sapins, derriere la maison, songeant au +regard de la jeune femme tourne vers la fenetre, j'examinai avec +l'attention d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la profondeur de +ce bois par ou Augustin etait venu jadis et par ou il avait fui l'hiver +precedent. Helas! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte; pas une +branche qui remue. Mais, a la longue, la-bas, vers l'allee qui venait de +Preveranges, j'entendis le son tres fin d'une clochette; bientot parut +au detour du sentier un enfant avec une calotte rouge et une blouse +d'ecolier que suivait un pretre... Et je partis, devorant mes larmes. + +Le lendemain etait le jour de la rentree des classes. A sept heures, il +y avait deja deux ou trois gamins dans la cour. J'hesitai longuement a +descendre, a me montrer. Et lorsque je parus enfin, tournant la clef de +la classe moisie, qui etait fermee depuis deux mois, ce que je redoutais +le plus au monde arriva: je vis le plus grand des ecoliers se detacher +du groupe qui jouait sous le preau et s'approcher de moi. Il venait me +dire que "le jeune dame des Sablonnieres etait morte hier a la tombee de +la nuit". + +Tout se mele pour moi, tout se confond dans cette douleur. Il me semble +maintenant que jamais plus je n'aurai le courage de recommencer la +classe. Rien que traverser la cour aride de l'ecole c'est une fatigue +qui va me briser les genoux. Tout est penible, tout est amer puisqu'elle +est morte. Le monde est vide, les vacances sont finies. Finies, les +longues courses perdues en voiture; finie, la fete mysterieuse... Tout +redevient la peine que c'etait. + +J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de classe ce matin. Ils s'en +vont, par petits groupes, porter cette nouvelle aux autres a travers la +campagne. Quant a moi, je prends mon chapeau noir, une jaquette bordee +que j'ai, et je m'en vais miserablement vers les Sablonnieres... + +... Me voici devant la maison que nous avions tant cherchee il y a trois +ans! C'est dans cette maison qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin +Meaulnes, est morte hier soir. Un etranger la prendrait pour une +chapelle, tant il s'est fait de silence depuis hier dans ce lieu desole. + +Voila donc ce que nous reservait ce beau matin de rentree, ce perfide +soleil d'automne qui glisse sous les branches. Comment lutterais-je +contre cette affreuse revolte, cette suffocante montee de larmes! Nous +avions retrouve la belle jeune fille. Nous l'avions conquise. Elle etait +la femme de mon compagnon et moi je l'aimais de cette amitie profonde et +secrete qui ne se dit jamais. Je la regardais et j'etais content, comme +un petit enfant. J'aurais un jour peut-etre epouse une autre jeune +fille, et c'est a elle la premiere que j'aurais confie la grande +nouvelle secrete... + +Pres de la sonnette, au coin de la porte, on a laisse l'ecriteau d'hier. +On a deja apporte le cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre +du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui m'accueille, qui me +raconte la fin et qui entr'ouvre doucement la porte... La voici. Plus de +fievre ni de combats. Plus de rougeur, ni d'attente... Rien que le +silence, et, entoure d'ouate, un dur visage insensible et blanc, un +front mort d'ou sortent les cheveux drus et durs. + +M. de Galais, accroupi dans un coin, nous tournant le dos, est en +chaussettes, sans souliers, et il fouille avec une terrible obstination +dans des tiroirs en desordre, arraches d'une armoire. Il en sort de +temps a autre, avec une crise de sanglots qui lui secoue les epaules +comme une crise de rire, une photographie ancienne, deja jaunie, de sa +fille. + +L'enterrement est pour midi. Le medecin craint la decomposition rapide, +qui suit parfois les embolies. C'est pourquoi le visage, comme tout le +corps d'ailleurs, est entoure d'ouate imbibee de phenol. + +L'habillage termine--on lui a mis son admirable robe de velours bleu +sombre, semee par endroits de petites etoiles d'argent, mais il a fallu +aplatir et friper les belles manches a gigot maintenant demodees--au +moment de faire monter le cercueil, on s'est apercu qu'il ne pourrait +pas tourner dans le couloir trop etroit. Il faudrait avec une corde le +hisser dehors par la fenetre et de la meme facon le faire descendre +ensuite... Mais M. de Galais, toujours penche sur de vieilles choses +parmi lesquelles il cherche on ne sait quels souvenirs perdus, +intervient alors avec une vehemence terrible. + +"Plutot, dit-il d'une voix coupee par les larmes et la colere, plutot +que de laisser faire une chose aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai +et la descendrai dans mes bras..." + +Et il ferait ainsi, au risque de tomber en faiblesse, a mi-chemin, et de +s'ecrouler avec elle! + +Mais alors je m'avance, je prends le seul parti possible: avec l'aide du +medecin et d'une femme, passant un bras sous le dos de la morte etendue, +l'autre sous ses jambes, je la charge contre ma poitrine. Assise sur mon +bras gauche, les epaules appuyees contre mon bras droit, sa tete +retombante retournee sous mon menton, elle pese terriblement sur mon +coeur. Je descends lentement, marche par marche, le long escalier raide, +tandis qu'en bas on apprete tout. + +J'ai bientot les deux bras casses par la fatigue. A chaque marche, avec +ce poids sur la poitrine, je suis un peu essouffle. Agrippe au corps +inerte et pesant, je baisse la tete sur la tete de celle que j'emporte, +je respire fortement et ses cheveux blonds aspires m'entrent dans la +bouche--des cheveux morts qui ont un gout de terre. Ce gout de terre et +de mort, ce poids sur le coeur, c'est tout ce qui reste pour moi de la +grande aventure, et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant cherchee +--tant aimee... + + + +CHAPITRE XIII + +Le cahier de devoirs mensuels. + +Dans la maison pleine de tristes souvenirs, ou des femmes, tout le jour, +bercaient et consolaient un tout petit enfant malade, le vieux M. de +Galais ne tarda pas a s'aliter. Aux premiers grands froids de l'hiver il +s'eteignit paisiblement et je ne pus me tenir de verser des larmes au +chevet de ce vieil homme charmant, dont la pensee indulgente et la +fantaisie alliee a celle de son fils avaient ete la cause de toute notre +aventure. Il mourut, fort heureusement, dans une incomprehension +complete de tout ce qui s'etait passe et, d'ailleurs, dans un silence +presque absolu. Comme il n'avait plus depuis longtemps ni parents ni +amis dans cette region de la France, il m'institua par testament son +legataire universel jusqu'au retour de Meaulnes, a qui je devais rendre +compte de tout, s'il revenait jamais... Et c'est au Sablonnieres +desormais que j'habitai. Je n'allais plus a Saint-Benoist que pour y +faire la classe, partant le matin de bonne heure, dejeunant a midi d'un +repas prepare au Domaine, que je faisais chauffer sur le poele, et +rentrant le soir aussitot apres l'etude. Ainsi je pus garder pres de moi +l'enfant que les servantes de la ferme soignaient. Surtout j'augmentais +mes chances de rencontrer Augustin, s'il rentrait un jour aux +Sablonnieres. + +Je ne desesperais pas, d'ailleurs, de decouvrir a la longue dans les +meubles, dans les tiroirs de la maison, quelque papier, quelque indice +qui me permit de connaitre l'emploi de son temps, durant le long silence +des annees precedentes--et peut-etre ainsi de saisir les raisons de sa +fuite ou tout au moins de retrouver sa trace... J'avais deja vainement +inspecte je ne sais combien de placards et d'armoires, ouvert, dans les +cabinets de debarras, une quantite d'anciens cartons de toutes formes, +qui se trouvaient tantot remplis de liasses de vieilles lettres et de +photographies jaunies de la famille de Galais, tantot bondes de fleurs +artificielles, de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux demodes. Il +s'echappait de ces boites je ne sais quelle odeur fanee, quel parfum +eteint, qui, soudain, reveillaient en moi pour tout un jour les +souvenirs, les regrets, et arretaient mes recherches... + +Un jour de conge, enfin, j'avisai au grenier une vieille petite malle +longue et basse, couverte de poils de porc a demi ronges, et que je +reconnus pour etre la malle d'ecolier d'Augustin. Je me reprochai de +n'avoir point commence par la mes recherches. J'en fis sauter facilement +la serrure rouillee. La malle etait pleine jusqu'au bord des cahiers et +des livres de Sainte-Agathe. Arithmetiques, litteratures, cahiers de +problemes, que sais-je?... Avec attendrissement plutot que par +curiosite, je me mis a fouiller dans tout cela, relisant les dictees que +je savais encore par coeur, tant de fois nous les avions recopiees! +"L'Aqueduc" de Rousseau, "Une aventure en Calabre" de P.L. Courier, +"Lettre de George Sand a son fils"... + +Il y avait aussi un "Cahier de Devoirs Mensuels". J'en fus surpris, car +ces cahiers restaient au Cours et les eleves ne les emportaient jamais +au dehors. C'etait un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de +l'eleve, Augustin Meaulnes, etait ecrit sur la couverture en ronde +magnifique. Je l'ouvris. A la date des devoirs, avril 189... je reconnus +que Meaulnes l'avait commence peu de jours avant de quitter Sainte- +Agathe. Les premieres pages etaient tenues avec le soin religieux qui +etait de regle lorsqu'on travaillait sur ce cahier de compositions. Mais +il n'y avait pas plus de trois pages ecrites, le reste etait blanc et +voila pourquoi Meaulnes l'avait emporte. + +Tout en reflechissant, agenouille par terre, a ces coutumes, a ces +regles pueriles qui avaient tenu tant de place dans notre adolescence, +je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages du cahier inacheve. +Et c'est ainsi que je decouvris de l'ecriture sur d'autres feuillets. +Apres quatre pages laissees en blanc on avait recommence a ecrire. + +C'etait encore l'ecriture de Meaulnes, mais rapide, mal formee, a peine +lisible; de petits paragraphes de largeurs inegales, separes par des +lignes blanches. Parfois ce n'etait qu'une phrase inachevee. Quelquefois +une date. Des la premiere ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir la des +renseignements sur la vie passee de Meaulnes a Paris, des indices sur la +piste que je cherchais, et je descendis dans la salle a manger pour +parcourir a loisir, a la lumiere du jour, l'etrange document. Il faisait +un jour d'hiver clair et agite. Tantot le soleil vif dessinait les croix +des carreaux sur les rideaux blancs de la fenetre, tantot un vent +brusque jetait aux vitres une averse glacee. Et c'est devant cette +fenetre, aupres du feu, que je lus ces lignes qui m'expliquerent tant de +choses et dont voici la copie tres exacte... + + + +CHAPITRE XIV + +Le secret. + +Je suis passe une fois encore sous la fenetre. La vitre est toujours +poussiereuse et blanchie par le double rideau qui est derriere. Yvonne +de Galais l'ouvrirait-elle que je n'aurais rien a lui dire puisqu'elle +est mariee... Que faire, maintenant? Comment vivre?... + +Samedi 13 fevrier.--J'ai rencontre, sur le quai, cette jeune fille qui +m'avait renseigne au mois de juin, qui attendait comme moi devant la +maison fermee... Je lui ai parle. Tandis qu'elle marchait, je regardais +de cote les legers defauts de son visage: une petite ride au coin des +levres, un peu d'affaissement aux joues, et de la poudre accumulee aux +ailes du nez. Elle c'est retournee tout d'un coup et me regardant bien +en face, peut-etre parce qu'elle est plus belle de face que de profil, +elle m'a dit d'une voix breve: + +"Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez un jeune homme qui me faisait +la cour, autrefois, a Bourges. Il etait meme mon fiance..." + +Cependant a la nuit pleine, sur le trottoir desert et mouille qui +reflete la lueur d'un bec de gaz, elle s'est approchee de moi tout d'un +coup, pour me demander de l'emmener ce soir au theatre avec sa soeur. Je +remarque pour la premiere fois qu'elle est habillee de deuil, avec un +chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure, un haut parapluie fin, +pareil a une canne. Et comme je suis tout pres d'elle, quand je fais un +geste mes ongles griffent le crepe de son corsage... Je fais des +difficultes pour accorder ce qu'elle demande. Fachee, elle veut partir +tout de suite. Et c'est moi, maintenant qui la retiens et la prie. Alors +un ouvrier qui passe dans l'obscurite plaisante a mi-voix: + +"N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!" + +Et nous sommes restes, tous les deux, interdits. + +Au theatre.--Les deux jeunes filles, mon amie qui s'appelle Valentine +Blondeau et sa soeur, sont arrivees avec de pauvres echarpes. + +Valentine est placee devant moi. A chaque instant elle se retourne, +inquiete, comme se demandant ce que je lui veux. Et moi, je me sens pres +d'elle, presque heureux; je lui reponds chaque fois par un sourire. + +Tout autour de nous, il y avait des femmes trop decolletees. Et nous +plaisantions. Elle souriait d'abord, puis elle dit: "Il ne faut pas que +je rie. Moi aussi je suis trop decolletee". Et elle s'est enveloppee +dans son echarpe. En effet sous le carre de dentelle noire, on voyait +que, dans sa hate a changer de toilette, elle avait refoule le haut de +sa simple chemise montante. + +Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de pueril; il y a dans son +regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux qui m'attire. Pres +d'elle, le seul etre au monde qui ait pu me renseigner sur les gens du +Domaine, je ne cesse de penser a mon etrange aventure de jadis... J'ai +voulu l'interroger de nouveau sur le petit hotel du boulevard. Mais a +son tour, elle m'a pose des questions si genantes que je n'ai su rien +repondre. Je sens que desormais nous serons, tous les deux, muets sur ce +sujet. Et pourtant je sais aussi que je la reverrai. A quoi bon? Et +pourquoi?... Suis-je condamne maintenant a suivre a la trace tout etre +qui portera en soi le plus vague, le plus lointain relent de mon +aventure manquee?... + +A minuit, seul, dans la rue deserte, je me demande ce que me veut cette +nouvelle et bizarre histoire? Je marche le long des maisons pareilles a +des boites en carton alignees, dans lesquelles tout un peuple dort. Et +je me souviens tout a coup d'une decision que j'avais prise l'autre +mois: j'avais resolu d'aller la-bas en pleine nuit, vers une heure du +matin, de contourner l'hotel, d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer +comme un voleur et de chercher un indice quelconque qui me permit de +retrouver le Domaine perdu, pour la revoir, seulement la revoir... Mais +je suis fatigue. J'ai faim. Moi aussi je me suis hate de changer de +costume, avant le theatre, et je n'ai pas dine... Agite, inquiet +pourtant, je reste longtemps assis sur le bord de mon lit, avant de me +coucher, en proie a un vague remords. Pourquoi? + +Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni que je les reconduise, ni +me dire ou elles demeuraient. Mais je les ai suivies aussi longtemps que +j'ai pu. Je sais qu'elles habitent une petite rue qui tourne aux +environs de Notre-Dame. Mais a quel numero?... J'ai devine qu'elles +etaient couturieres ou modistes. + +En se cachant de sa soeur, Valentine m'a donne rendez-vous pour jeudi, a +quatre heures, devant le meme theatre ou nous sommes alles. + +"Si je n'etais pas la jeudi, a-t-elle dit, revenez vendredi a la meme +heure, puis samedi, et ainsi de suite, tous les jours". + +Jeudi 18 fevrier.--Je suis parti pour l'attendre dans le grand vent qui +charrie de la pluie. On se disait a chaque instant: il va finir par +pleuvoir... + +Je marche dans la demi-obscurite des rues, un poids sur le coeur. Il +tombe une goutte d'eau. Je crains qu'il ne pleuve: une averse peut +l'empecher de venir. Mais le vent se reprend a souffler et la pluie ne +tombe pas cette fois encore. La-haut, dans le gris apres-midi du ciel-- +tantot gris et tantot eclatant--un grand nuage a du ceder au vent. Et +je suis ici terre dans une attente miserable... + +Devant le theatre.--Au bout d'un quart d'heure je suis certain qu'elle +ne viendra pas. Du quai ou je suis, je surveille au loin, sur le pont +par lequel elle aurait du venir, le defile des gens qui passent. +J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes en deuil que je vois +venir et je me sens presque de la reconnaissance pour celles qui, le +plus longtemps, le plus pres de moi, lui ont ressemble et m'ont fait +esperer... + +Une heure d'attente.--Je suis las. A la tombee de la nuit, un gardien +de la paix traine au poste voisin un voyou qui lui jette d'une voix +etouffee toutes les injures, toutes les ordures qu'il sait. L'agent est +furieux, pale, muet... Des le couloir il commence a cogner, puis il +referme sur eux la porte pour battre le miserable tout a l'aise... Il me +vient cette pensee affreuse que j'ai renonce au paradis et que je suis +en train de pietiner aux portes de l'enfer. + +De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne cette rue etroite et +basse, entre la Seine et Notre-Dame, ou je connais a peu pres la place +de leur maison. Tout seul, je vais et viens. De temps a autre une bonne +ou une menagere sort sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses +emplettes... Il n'y a rien, ici, pour moi, et je m'en vais... Je +repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit, sur la place ou nous +devions nous attendre. Il y a plus de monde que tout a l'heure--une +foule noire... + +Suppositions--Desespoir--Fatigue. Je me raccroche a cette pensee: +demain. Demain, a la meme heure, en ce meme endroit, je reviendrai +l'attendre. Et j'ai grand'hate que demain soit arrive. Avec ennui +j'imagine la soiree d'aujourd'hui, puis la matinee du lendemain, que je +vais passer dans le desoeuvrement... Mais deja cette journee n'est-elle +pas presque finie?... Rentre chez moi, pres du feu, j'entends crier les +journaux du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque part dans la +ville, aupres de Notre-Dame, elle les entend aussi. + +Elle... Je veux dire: Valentine. + +Cette soiree que j'avais voulu escamoter me pese etrangement. Tandis que +l'heure avance, que ce jour-la va bientot finir et que deja je le +voudrai fini, il y a des hommes qui lui ont confie tout leur espoir, +tout leur amour et leurs dernieres forces. Il y a des hommes mourants, +d'autres qui attendent une echeance, et qui voudraient que ce ne soit +jamais demain. Il y en a d'autres pour qui demain pointera comme un +remords. D'autres qui sont fatigues, et cette nuit ne sera jamais assez +longue pour leur donner tout le repos qu'il faudrait. Et moi, moi qui a +perdu ma journee, de quel droit est-ce que j'ose appeler demain? + +Vendredi soir.--J'avais pense ecrire a la suite: "Je ne l'ai pas +revue". Et tout aurait ete fini. + +Mais en arrivant ce soir, a quatre heures, au coin du theatre: la voici. +Fine et grave, vetue de noir, mais avec de la poudre au visage et une +collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable. Un air a la fois +douloureux et malicieux. + +C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout de suite, qu'elle ne +viendra plus. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . +. . + +Et pourtant, a la tombee de la nuit, nous voici encore tous les deux, +marchant lentement l'un pres de l'autre, sur le gravier des Tuileries. +Elle me raconte son histoire mais d'une facon si enveloppee que je +comprends mal. Elle dit: "mon amant" en parlant de ce fiance qu'elle n'a +pas epouse. Elle le fait expres, je pense, pour me choquer et pour que +je ne m'attache point a elle. + +Il y a des phrases d'elle que je transcris de mauvaise grace: + +"N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n'ai jamais fait que des +folies. + +"J'ai couru des chemins, toute seule. + +"J'ai desespere mon fiance. Je l'ai abandonne parce qu'il m'admirait +trop; il ne me voyait qu'en imagination et non point telle que j'etais. +Or, je suis pleine de defauts. Nous aurions ete tres malheureux". + +A chaque instant, je la surprends en train de se faire plus mauvaise +qu'elle n'est. Je pense qu'elle veut se prouver a elle-meme qu'elle a eu +raison jadis de faire la sottise dont elle parle, qu'elle n'a rien a +regretter et n'etait pas digne du bonheur qui s'offrait a elle. + +Une autre fois: + +"Ce qui me plait en vous, m'a-t-elle dit en me regardant longuement, ce +qui me plait en vous, je ne puis savoir pourquoi, ce sont mes +souvenirs..." + +Une autre fois: + +"Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous ne pensez". + +Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement: + +"Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce que vous m'aimez, vous aussi? +Vous aussi, vous allez me demander ma main?..." + +J'ai balbutie. Je ne sais pas ce que j'ai repondu. Peut-etre ai-je dit: +"Oui". + +Cette espece de journal s'interrompait la. Commencaient alors des +brouillons de lettres illisibles, informes, ratures. Precaire +fiancailles!... La jeune fille, sur la priere de Meaulnes, avait +abandonne son metier. Lui s'etait occupe des preparatifs du mariage. +Mais sans cesse repris par le desir de chercher encore, de partir encore +sur la trace de son amour perdu, il avait du, sans doute, plusieurs fois +disparaitre; et, dans ces lettres, avec un embarras tragique, il +cherchait a se justifier devant Valentine. + + + +CHAPITRE XV + +Le secret (suite). + +Puis le journal reprenait. + +Il avait note des souvenirs sur un sejour qu'ils avaient fait tous les +deux a la campagne, je ne sais ou. Mais, chose etrange, a partir de cet +instant, peut-etre par un sentiment de pudeur secrete, le journal etait +redige de facon si hachee, si informe, griffonne si hativement aussi, +que j'ai du reprendre moi meme et reconstituer toute cette partie de son +histoire. + +14 juin.--Lorsqu'il s'eveilla de grand matin dans la chambre de +l'auberge, le soleil avait allume les dessins rouges du rideau noir. Des +ouvriers agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en prenant le +cafe du matin: ils s'indignaient, en phrases rudes et paisibles, contre +un de leurs patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes entendait, +dans son sommeil, ce calme bruit. Car il n'y prit point garde d'abord. +Ce rideau seme de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales +montant dans la chambre silencieuse, tout cela se confondait dans +l'impression unique d'un reveil a la campagne, au debut de delicieuses +grandes vacances. + +Il se leva, frappa doucement a la porte voisine, sans obtenir de +reponse, et l'entr'ouvrit sans bruit. Il apercut alors Valentine et +comprit d'ou lui venait tant de paisible bonheur. Elle dormait, +absolument immobile et silencieuse, sans qu'on l'entendit respirer, +comme un oiseau doit dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant aux +yeux fermes, ce visage si quiet qu'on eut souhaite ne l'eveiller et ne +le troubler jamais. + +Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer qu'elle ne dormait plus +que d'ouvrir les yeux et de regarder. + +Des qu'elle fut habillee, Meaulnes revint pres de la jeune fille. + +"Nous sommes en retard", dit-elle. + +Et ce fut aussitot comme une menagere dans sa demeure. + +Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa les habits que Meaulnes +avait portes la veille et quand elle en vint au pantalon se desola. Le +bas des jambes etait couvert d'une boue epaisse. Elle hesita, puis, +soigneusement, avec precaution, avant de le brosser, elle commenca par +raper la premiere epaisseur de terre avec un couteau. + +"C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les gamins de Sainte-Agathe +quand ils etaient flanques dans la boue. + +--Moi, c'est ma mere qui m'a enseigne cela", dit Valentine. + +... Et telle etait bien la compagne que devait souhaiter, avant son +aventure mysterieuse, le chasseur et le paysan qu'etait le grand +Meaulnes. + +15 juin.--A ce diner, a la ferme, ou grace a leurs amis qui les avaient +presentes comme mari et femme, ils furent convies, a leur grand ennui, +elle se montra timide comme une nouvelle mariee. + +On avait allume les bougies de deux candelabres, a chaque bout de la +table couverte de toile blanche, comme a une paisible noce de campagne. +Les visages, des qu'ils se penchaient, sous cette faible clarte, +baignaient dans l'ombre. + +Il y avait a la droite de Patrice (le fils du fermier) Valentine puis +Meaulnes, qui demeura taciturne jusqu'au bout, bien qu'on s'adressat +presque toujours a lui. Depuis qu'il avait resolu, dans ce village +perdu, afin d'eviter les commentaires, de faire passer Valentine pour sa +femme, un meme regret, un meme remords le desolaient. Et tandis que +Patrice, a la facon d'un gentilhomme campagnard, dirigeait le diner: + +"C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce soir, dans une salle basse +comme celle-ci, une belle salle que je connais bien, presider le repas +de mes noces". + +Pres de lui, Valentine refusait timidement tout ce qu'on lui offrait. On +eut dit une jeune paysanne. A chaque tentative nouvelle, elle regardait +son ami et semblait vouloir se refugier contre lui. Depuis longtemps, +Patrice insistait vainement pour qu'elle vidat son verre, lorsqu'enfin +Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement: + +"Il faut boire, ma petite Valentine". + +Alors, docilement, elle but. Et Patrice felicita en souriant le jeune +homme d'avoir une femme aussi obeissante. + +Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient silencieux et +pensifs. Ils etaient fatigues, d'abord; leurs pieds trempes par la boue +de la promenade etaient glaces sur les carreaux laves de la cuisine. Et +puis, de temps a autre, le jeune homme etait oblige de dire: + +"Ma femme, Valentine, ma femme..." + +Et chaque fois, en prononcant sourdement ce mot, devant ces paysans +inconnus, dans cette salle obscure, il avait l'impression de commettre +une faute. + +17 juin.--L'apres-midi de ce dernier jour commenca mal. + +Patrice et sa femme les accompagnerent a la promenade. Peu a peu, sur la +pente inegale couverte de bruyeres, les deux couples se trouverent +separes. + +Meaulnes et Valentine s'assirent entre les genevriers, dans un petit +taillis. + +Le vent portait des gouttes de pluie et le temps etait bas. La soiree +avait un gout amer, semblait-il, le gout d'un tel ennui que l'amour meme +ne le pouvait distraire. + +Longtemps ils resterent la, dans leur cachette, abrites sous les +branches, parlant peu. Puis le temps se leva. Il fit beau. Ils crurent +que, maintenant, tout irait bien. + +Et ils commencerent a parler d'amour, Valentine parlait, parlait... + +"Voici, disait-elle, ce que me promettait mon fiance, comme un enfant +qu'il etait: tout de suite nous aurions eu une maison, comme une +chaumiere perdue dans la campagne. Elle etait toute prete, disait-il. +Nous y serions arrives comme au retour d'un grand voyage, le soir de +notre mariage, vers cette heure-ci qui est proche de la nuit. Et par les +chemins, dans la cour, caches dans les bosquets, des enfants inconnus +nous auraient fait fete, criant: "Vive la mariee!"... Quelles folies! +n'est-ce pas?" + +Meaulnes, interdit, soucieux, l'ecoutait. Il retrouvait, dans tout cela, +comme l'echo d'une voix deja entendue. Et il y avait aussi, dans le ton +de la jeune fille, lorsqu'elle contait cette histoire, un vague regret. + +Mais elle eut peur de l'avoir blesse. Elle se retourna vers lui, avec +elan, avec douceur. + +"A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que j'ai: quelque chose qui +ait ete pour moi plus precieux que tout..., et vous le brulerez!" + +Alors, en le regardant fixement, d'un air anxieux, elle sortit de sa +poche un petit paquet de lettres qu'elle lui tendit, les lettres de son +fiance. + +Ah! tout de suite, il reconnut la fine ecriture. Comment n'y avait-il +jamais pense plus tot! C'etait l'ecriture de Franz le bohemien, qu'il +avait vue jadis sur le billet desespere laisse dans la chambre du +Domaine... + +Ils marchaient maintenant sur une petite route etroite entre les +paquerettes et les foins eclaires obliquement par le soleil de cinq +heures. Si grande etait sa stupeur que Meaulnes ne comprenait pas encore +quelle deroute pour lui tout cela signifiait. Il lisait parce qu'elle +lui avait demande de lire. Des phrases enfantines, sentimentales, +pathetiques... Celle-ci, dans la derniere lettre: + +... Ah! vous avez perdu le petit coeur, impardonnable petite Valentine. +Que va-t-il nous arriver? Enfin je ne suis pas superstitieux... + +Meaulnes lisait, a demie aveugle de regret et de colere, le visage +immobile, mais tout pale, avec des fremissements sous les yeux. +Valentine, inquiete de le voir ainsi, regarda ou il en etait, et ce qui +le fachait ainsi. + +"C'est, expliqua-t-elle tres vite, un bijou qu'il m'avait donne en me +faisant jurer de le regarder toujours. C'etaient la de ses idees +folles". + +Mais elle ne fit qu'exasperer Meaulnes. + +"Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa poche. Pourquoi repeter +ce mot? Pourquoi n'avoir jamais voulu croire en lui? Je l'ai connu, +c'etait le garcon le plus merveilleux du monde! + +--Vous l'avez connu, dit-elle au comble de l'emoi, vous avez connu +Frantz de Galais? + +--C'etait mon ami le meilleur, c'etait mon frere d'aventures, et voila +que je lui ai pris sa fiancee! + +"Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous nous avez fait, vous qui +n'avez croire a rien. Vous etes cause de tout. C'est vous qui avez tout +perdu! tout perdu!" + +Elle voulut lui parler, lui prendre la main, mais il la repoussa +brutalement. + +"Allez-vous-en. Laissez-moi. + +--Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage en feu, begayant et +pleurant a demi, je partirai en effet. Je rentrerai a Bourges, chez +nous, avec ma soeur. Et si vous ne revenez pas me chercher, vous savez, +n'est-ce pas? que mon pere est trop pauvre pour me garder; eh bien! je +repartirai pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai deja fait +une fois, je deviendrai certainement une fille perdue, moi qui n'ai plus +de metier..." + +Et elle s'en alla chercher ses paquets pour prendre le train, tandis que +Meaulnes, sans meme la regarder partir, continuait a marcher au hasard. + +Le journal s'interrompait de nouveau. + +Suivaient encore des brouillons de lettres, lettres d'un homme indecis, +egare. Rentre a La Ferte-d'Angillon, Meaulnes ecrivait a Valentine en +apparence pour lui affirmer sa resolution de ne jamais la revoir et lui +en donner des raisons precises, mais en realite, peut-etre, pour qu'elle +lui repondit. Dans une de ces lettres, il lui demandait ce que, dans son +desarroi, il n'avait pas meme songe d'abord a lui demander: savait-elle +ou se trouvait le Domaine tant cherche? Dans une autre, il la suppliait +de se reconcilier avec Frantz de Galais. Lui-meme se chargeait de le +retrouver... Toutes les lettres dont je voyais les brouillons n'avaient +pas du etre envoyees. Mais il avait du ecrire deux ou trois fois, sans +jamais obtenir de reponse. C'avait ete pour lui une periode de combats +affreux et miserables, dans un isolement absolu. L'espoir de revoir +jamais Yvonne de Galais s'etant completement evanoui, il avait du peu a +peu sentir sa grande resolution faiblir. Et d'apres les pages qui vont +suivre--les dernieres de son journal--j'imagine qu'il dut, un beau +matin du debut des vacances, louer une bicyclette pour aller a Bourges, +visiter la cathedrale. + +Il etait parti a la premiere heure, par la belle route droite entre les +bois, inventant en chemin mille pretextes a se presenter dignement, sans +demander une reconciliation, devant celle qu'il avait chassee. + +Les quatre dernieres pages, que j'ai pu reconstituer racontaient ce +voyage et cette derniere faute... + + + +CHAPITRE XVI + +Le secret (fin). + +25 aout.--De l'autre cote de Bourges, a l'extremite des nouveaux +faubourgs, il decouvrit, apres avoir longtemps cherche, la maison de +Valentine Blondeau. Une femme--la mere de Valentine--sur le pas de la +porte, semblait l'attendre. C'etait une bonne figure de menagere, +lourde, fripee, mais belle encore. Elle le regardai venir avec +curiosite, et lorsqu'il lui demanda: "si Mlles Blondeau etaient ici", +elle lui expliqua doucement, avec bienveillance, qu'elles etaient +rentrees a Paris depuis le 15 aout. + +"Elles m'ont defendu de dire ou elles allaient, ajouta-t-elle, mais en +ecrivant a leur ancienne adresse on ferait suivre leurs lettres". + +En revenant sur ses pas, sa bicyclette a la main, a travers le jardinet, +il pensait: + +"Elle est partie... Tout est fini comme je l'ai voulu... C'est moi qui +l'ai forcee a cela. "Je deviendrai certainement une fille perdue", +disait-elle. Et c'est moi qui l'ai jetee la! C'est moi qui ai perdu la +fiancee de Frantz!" + +Et tout bas il se repetait avec folie: "Tant mieux! Tant mieux!" avec la +certitude que c'etait bien "tant pis" au contraire et que, sous les yeux +de cette femme, avant d'arriver a la grille, il allait buter des deux +pieds et tomber sur les genoux. + +Il ne pensa pas a dejeuner et s'arreta dans un cafe ou il ecrivit +longuement a Valentine, rien que pour crier, pour se delivrer du cri +desespere qui l'etouffait. Sa lettre repetait indefiniment: "Vous avez +pu! Vous avez pu!... Vous avez pu vous resigner a cela! Vous avez pu +vous perdre ainsi!" + +Pres de lui des officiers buvaient. L'un d'eux racontait bruyamment une +histoire de femme qu'on entendait par bribes: "... Je lui ai dit... Vous +devez bien me connaitre... Je fais la partie avec votre mari tous les +soirs!" Les autres riaient et, detournant la tete, crachaient derriere +les banquettes. Have et poussiereux, Meaulnes les regardait comme un +mendiant. Il les imagina tenant Valentine sur leurs genoux. + +Longtemps, a bicyclette, il erra autour de la cathedrale, se disant +obscurement: "En somme, c'est pour la cathedrale que j'etais venu". Au +bout de toutes les rues, sur la place deserte, on la voyait monter +enorme et indifferente. Ces rues etaient etroites et souillees comme les +ruelles qui entourent les eglises de village. Il y avait ca et la +l'enseigne d'une maison louche, une lanterne rouge... Meaulnes sentait +sa douleur perdue, dans ce quartier malpropre, vicieux, refugie, comme +aux anciens ages, sous les arcs-boutants de la cathedrale. Il lui venait +une crainte de paysan, une repulsion pour cette eglise de la ville, ou +tous les vices sont sculptes dans des cachettes, qui est batie entre les +mauvais lieux et qui n'a pas de remede pour les plus douleurs d'amour. + +Deux filles vinrent a passer, se tenant par la taille et le regardant +effrontement. Par degout ou par jeu, pour se venger de son amour ou pour +l'abimer, Meaulnes les suivit lentement a bicyclette et l'une d'elles, +une miserable fille dont les rares cheveux blonds etaient tires en +arriere par un faux chignon, lui donna rendez-vous pour six heures au +jardin de l'Archeveche, le jardin ou Frantz, dans une de ses lettres, +donnait rendez-vous a la pauvre Valentine. + +Il ne dit pas non, sachant qu'a cette heure il aurait depuis longtemps +quitte la ville. Et de sa fenetre basse, dans la rue en pente, elle +resta longtemps a lui faire des signes vagues. + +Il avait hate de reprendre son chemin. + +Avant de partir, il ne peut resister au morne desir de passer une +derniere fois devant la maison de Valentine. Il regarda de tous ses yeux +et put faire provision de tristesse. C'etait une des dernieres maisons +du faubourg et la rue devenait une route a partir de cet endroit... En +face, une sorte de terrain vague formait comme une petite place. Il n'y +avait personne aux fenetres, ni dans la cour, nulle part. Seule, le long +d'un mur, trainant deux gamins en guenilles, une sale fille poudree +passa. + +C'est la que l'enfance de Valentine s'etait ecoulee, la qu'elle avait +commence a regarder le monde de ses yeux confiants et sages. Elle avait +travaille, cousu, derriere ces fenetres. Et Frantz etait passe pour la +voir, lui sourire, dans cette rue de faubourg. Mais maintenant il n'y +avait plus rien, rien... La triste soiree durait et Meaulnes savait +seulement que quelque part, perdue, durant ce meme apres-midi, Valentine +regardait passer dans son souvenir cette place morne ou jamais elle ne +viendrait plus. + +Le long voyage qu'il lui restait a faire pour rentrer devait etre son +dernier recours contre sa peine, sa derniere distraction forcee avant de +s'y enfoncer tout entier. + +Il partit. Aux environs de la route, dans la vallee, de delicieuses +maisons fermieres, entre les arbres, au bord de l'eau, montraient leurs +pignons pointus garnis de treillis verts. Sans doute, la-bas, sur les +pelouses, des jeunes filles attentives parlaient de l'amour. On +imaginait, la-bas, des ames, de belles ames... + +Mais, pour Meaulnes, a ce moment, il n'existait plus qu'un seul amour, +cet amour mal satisfait qu'on venait de souffleter si cruellement, et la +jeune fille entre toutes qu'il eut du proteger, sauvegarder, etait +justement celle-la qu'il venait d'envoyer a sa perte. + +Quelques lignes hatives du journal m'apprenaient encore qu'il avait +forme le projet de retrouver Valentine coute que coute avant qu'il fut +trop tard. Une date, dans un coin de page, me faisait croire que c'etait +la ce long voyage pour lequel Mme Meaulnes faisait des preparatifs, +lorsque j'etais venu a La Ferte-d'Angillon pour tout deranger. Dans la +marie abandonnee, Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par un +beau matin de la fin du mois d'aout--lorsque j'avais pousse la porte et +lui avait apporte la grande nouvelle qu'il n'attendait plus. Il avait +ete repris, immobilise, par son ancienne aventure, sans oser rien faire +ni rien avouer. Alors avaient commence le remords, le regret et la +peine, tantot etouffes, tantot triomphants, jusqu'au jour des noces ou +le cri du bohemien dans les sapins lui avait theatralement rappele son +premier serment de jeune homme. + +Sur ce meme cahier de devoirs mensuels, il avait encore griffonne +quelques mots en hate, a l'aube, avant de quitter, avec sa permission-- +mais pour toujours--Yvonne de Galais, son epouse depuis la veille: + +"Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste des deux bohemiens qui +sont venus hier dans la sapiniere et qui sont partis vers l'est a +bicyclette. Je ne reviendrai pres d'Yvonne que si je puis ramener avec +moi et installer dans la "maison de Frantz" Frantz et Valentine maries. + +"Ce manuscrit, que j'avais commence comme un journal secret et qui est +devenu ma confession, sera, si je ne reviens pas, la propriete de mon +ami Francois Seurel". + +Il avait du glisser le cahier en hate sous les autres, refermer a clef +son ancienne petite malle d'etudiant, et disparaitre. + + + +EPILOGUE + +Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir jamais mon compagnon, et +de mornes jours s'ecoulaient dans l'ecole paysanne, de tristes jours +dans la maison deserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous que je lui +avais fixe, et d'ailleurs ma tante Moinel ne savait plus depuis +longtemps ou habitait Valentine. + +La seule joie des Sablonnieres, ce fut bientot la petite fille qu'on +avait pu sauver. A la fin de septembre, elle s'annoncait meme comme une +solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an. Cramponnee aux +barreaux des chaises, elle les poussait toute seule, s'essayant a +marcher sans prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre qui +reveillait longuement les echos sourds de la demeure abandonnee. Lorsque +je la tenais dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui donne un +baiser. Elle avait une facon sauvage et charmante en meme temps de +fretiller et de me repousser la figure avec sa petite main ouverte, en +riant aux eclats. De toute sa gaiete, de toute sa violence enfantine, on +eut dit qu'elle allait chasser le chagrin qui pesait sur la maison +depuis sa naissance. Je me disais parfois: "Sans doute, malgre cette +sauvagerie, sera-t-elle un peu mon enfant". Mais une fois encore la +Providence en decida autrement. + +Un dimanche matin de la fin de septembre, je m'etais leve de fort bonne +heure, avant meme la paysanne qui avait la garde de la petite fille. Je +devais aller pecher au Cher avec deux hommes de Saint-Benoist et Jasmin +Delouche. Souvent ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec moi +pour de grandes parties de braconnage: peches a la main, la nuit, peches +aux eperviers prohibes... Tout le temps de l'ete, nous partions les +jours de conge, des l'aube, et nous ne rentrions qu'a midi. C'etait le +gagne-pain de presque tous ces hommes. Quant a moi, c'etait mon seul +passe-temps; les seules aventures qui me rappelassent les equipees de +jadis. Et j'avais fini par prendre gout a ces randonnees, a ces longues +peches le long de la riviere ou dans les roseaux de l'etang. + +Ce matin-la, j'etais donc debout, a cinq heures et demie, devant la +maison, sous un petit hangar adosse au mur qui separait le jardin +anglais des Sablonnieres du jardin potager de la ferme. J'etais occupe a +demeler mes filets que j'avais jetes en tas, le jeudi d'avant. + +Il ne faisait pas jour tout a fait; c'etait le crepuscule d'un beau +matin de septembre; et le hangar ou je demelais a la hate mes engins se +trouvait a demi plonge dans la nuit. + +J'etais la silencieux et affaire lorsque soudain j'entendis la grille +s'ouvrir, un pas crier sur le gravier. + +"Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus tot que je n'aurais cru. Et moi +qui ne suis pas pret!..." + +Mais l'homme qui entrait dans la cour m'etait inconnu. C'etait, autant +que je pus distinguer, un grand gaillard barbu habille comme un chasseur +ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver la ou les autres savaient +que j'etais toujours, a l'heure de nos rendez-vous, il gagna directement +la porte d'entree. + +"Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs amis qu'ils auront convie sans +me le dire et ils l'auront envoye en eclaireur". + +L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la porte. Mais je +l'avais refermee, aussitot sorti. Il fit de meme a l'entree de la +cuisine. Puis, hesitant un instant, il tourna vers moi, eclairee par le +demi-jour, sa figure inquiete. Et c'est alors seulement que je reconnus +le grand Meaulnes. + +Un long moment je restai la, effraye, desespere, repris soudain par +toute la douleur qu'avait reveillee son retour. Il avait disparu +derriere la maison, en avait fait le tour, et il revenait, hesitant. + +Alors je m'avancai vers lui, et sans rien dire, je l'embrassai en +sanglotant. Tout de suite, il comprit: + +"Ah! dit-il d'une voix breve, elle est morte, n'est-ce pas?" + +Et il resta la, debout, sourd, immobile et terrible. Je le pris par le +bras et doucement je l'entrainai vers la maison. Il faisait jour +maintenant. Tout de suite, pour que le plus dur fut accompli, je lui fis +monter l'escalier qui menait vers la chambre de la morte. Sitot entre; +il tomba a deux genoux devant le lit et, longtemps, resta la tete +enfouie dans ses deux bras. + +Il se releva enfin, les yeux egares, titubant, ne sachant ou il etait. +Et, toujours le guidant par le bras, j'ouvris la porte qui faisait +communiquer cette chambre avec celle de la petite fille. Elle s'etait +eveillee toute seule--pendant que sa nourrice etait en bas--et, +deliberement, s'etait assise dans son berceau. On voyait tout juste sa +tete etonnee, tournee vers nous. + +"Voici ta fille", dis-je. + +Il eut un sursaut et me regarda. + +Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il ne put pas bien la voir +d'abord, parce qu'il pleurait. Alors, pour detourner un peu ce grand +attendrissement et ce flot de larmes, tout en la tenant tres serree +contre lui, assise sur son bras droit, il tourna vers moi sa tete +baissee et me dit: + +"Je les ai ramenes, les deux autres... Tu iras les voir dans leur +maison". + +Et en effet, au debut de la matinee, lorsque je m'en allai, tout pensif +et presque heureux vers la maison de Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait +jadis montree deserte, j'apercus de loin une maniere de jeune menagere +en collerette, qui balayait le pas de sa porte, objet de curiosite et +d'enthousiasme pour plusieurs petits vachers endimanches qui s'en +allaient a la messe... + +Cependant la petite fille commencait a s'ennuyer d'etre serree ainsi, et +comme Augustin, la tete penchee de cote pour cacher et arreter ses +larmes continuait a ne pas la regarder, elle lui flanqua une grande tape +de sa petite main sur sa bouche barbue et mouillee. + +Cette fois le pere leva bien haut sa fille, la fit sauter au bout de ses +bras et la regarda avec une espece de rire. Satisfaite, elle battit des +mains... + +Je m'etais legerement recule pour mieux les voir. Un peu decu et +pourtant emerveille, je comprenais que la petite fille avait enfin +trouve la le compagnon qu'elle attendait obscurement. La seule joie que +m'eut laissee le grand Meaulnes, je sentais bien qu'il etait revenu pour +me la prendre. Et deja je l'imaginais, la nuit, enveloppant sa fille +dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures. + + + +TABLE + +Premiere Partie. + +I.--Le Pensionnaire. +II.--Apres quatre heures. +III.--"Je frequentais la boutique d'un vannier". +IV.--L'Evasion. +V.--La Voiture qui revient. +VI.--On frappe au carreau. +VII.--Le Gilet de soie. +VIII.--L'Aventure. +IX.--Une Halte. +X.--La Bergerie. +XI.--Le Domaine mysterieux. +XII.--La Chambre de Wellington. +XIII.--La Fete etrange. +XIV.--La Fete etrange (suite). +XV.--La Rencontre. +XVI.--Frantz de Galais. +XVII--La Fete etrange (fin). + +Deuxieme Partie. + +I.--Le grand Jeu. +II.--Nous tombons dans une embuscade. +III.--Les Bohemiens a l'ecole. +IV.--Ou il est question du Domaine mysterieux. +V.--L'Homme aux espadrilles. +VI.--Une Dispute dans la coulisse. +VII.--Le Bohemien enleve son bandeau. +VIII.--Les Gendarmes! +IX.--A la recherche du sentier perdu. +X.--La Lessive. +XI.--Je trahis. +XII.--Les trois lettres de Meaulnes. + +Troisieme Partie. + +I.--La Baignade. +II.--Chez Florentin. +III.--Une Apparition. +IV.--La grande Nouvelle. +V.--La Partie de Plaisir. +VI.--La Partie de Plaisir (fin). +VII.--Le Jour des Noces. +VIII.--L'Appel de Frantz. +IX.--Les Gens heureux. +X.--La "Maison de Frantz". +XI.--Conversation sous la Pluie. +XII.--Le Fardeau. +XIII.--Le Cahier de Devoirs mensuels. +XIV.--Le Secret. +XV.--Le Secret (suite). +XVI.--Le Secret (fin). +Epilogue. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES *** + +This file should be named 7lgme10.txt or 7lgme10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7lgme11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7lgme10a.txt + +Produced by Walter Debeuf + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 + +Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. 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Après une enfance passée +en Sologne et dans le Bas-Berry, où ses parents sont instituteurs, il +commence ses études secondaires à Paris, puis va préparer à Brest le +concours d'entrée à l'Ecole Navale, à quoi il renonce bientôt, ayant +compris qu'il ne pourrait jamais vivre loin de ces campagnes de son +enfance qu'il a passionnément aimées. Il revient faire sa philosophie à +Bourges. Puis, ayant choisi la carrière de l'enseignement des Lettres, +il poursuit ses études au Lycée Lakanal, à Sceaux, où il se lie de +profonde amitié avec Jacques Rivière (qui épousera en 1909 se jeune +soeur Isabelle). Tous deux se lancent à la recherche de la vérité et de +la beauté dans tous les arts: peinture, musique et surtout littérature, +où ils seront les premiers à découvrir, parmi les jeunes écrivains-- +alors incompris et moqués--ceux qui deviendront les grands noms de +notre époque: Claudel, Péguy, Valéry, etc. En juin 1905, Henri avait +rencontré celle qui, sous le nom d'Yvonne de Galais sera l'héroïne du +Grand Meaulnes. Brève rencontre, unique conversation le long des quais +de la Seine, d'où est né en lui, cependant, ce qui sera le grand amour +de sa vie. Il ne retrouvera qu'en 1913, après huit ans de recherches et +de souffrances, pour une deuxième courte rencontre, "La Belle Jeune +Fille", alors mariée et mère de deux enfants. + +Ses études ayant été interrompues en 1907 par les deux ans de son +service militaire, il ne les avait pas reprises. Il avait tenu alors +quelque temps un Courrier littéraire, publié divers poèmes, essais, +contes (réunis plus tard sous le titre Miracles), cependant que +s'élaborait lentement l'oeuvre qui l'a rendu célèbre. + +Et c'est quelques mois après la deuxième rencontre--la dernière--que +parut Le Grand Meaulnes commencé presque au lendemain de la première, +patiemment bâti, remanié, transformé au long de ces huit années, et qui +est l'histoire, à peine transposée, de tout ce qu'il avait vécu +jusqu'alors, et du grand douloureux amour qui a dominé sa vie. + +Un an plus tard, il était tué aux Eparges, le 22 septembre 1914. + +Sa soeur Isabelle, à qui est dédié le roman, après la mort de son mari, +Jacques Rivière, en 1925, publia l'abondante Correspondance des deux +amis; ensuite les Lettres au Petit B. (René Bichet, un gentil camarade +de Lakanal) et les Lettres d'Alain-Fournier à sa Famille, puis des +souvenirs sur son frère: Images d'Alain-Fournier, etc. + +A ma soeur Isabelle. + + + +PREMIÈRE PARTIE + +CHAPITRE PREMIER + +Le Pensionnaire. + +Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189... + +Je continue à dire "chez nous", bien que la maison ne nous appartienne +plus. Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous n'y +reviendrons certainement jamais. + +Nous habitions les bâtiments du Cour Supérieur de Sainte-Agathe. Mon +père, que j'appelais M. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait à +la fois le Cours supérieur, où l'on préparait le brevet d'instituteur, +et le Cours moyen. Ma mère faisait la petite classe. + +Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous des vignes +vierges, à l'extrémité du bourg; une cour immense avec préaux et +buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail; sur +le côté nord, la route où donnait une petite grille et qui menait vers +La Gare, à trois kilomètres; au sud et par derrière, des champs, des +jardins et des prés qui rejoignaient les faubourgs... tel est le plan +sommaire de cette demeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentés +et les plus chers de ma vie--demeure d'où partirent et où revinrent se +briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures. + +Le hasard des "changements", une décision d'inspecteur ou de préfet nous +avaient conduits là. Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps, +une voiture de paysan, qui précédait notre ménage, nous avait déposés, +ma mère et moi, devant la petite grille rouillée. Des gamins qui +volaient des pêches dans le jardin s'étaient enfuis silencieusement par +les trous de la haie... Ma mère, que nous appelions Millie, et qui était +bien la ménagère la plus méthodique que j'aie jamais connue, était +entrée aussitôt dans les pièces remplies de paille poussiéreuse, et tout +de suite elle avait constaté avec désespoir, comma à chaque +"déplacement", que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si +mal construite... Elle était sortie pour me confier sa détresse. Tout en +me parlant, elle avait essuyé doucement avec son mouchoir ma figure +d'enfant noircie par le voyage. Puis elle était rentrée faire le compte +de toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner pour rendre le +logement habitable... Quant à moi, coiffé d'un grand chapeau de paille à +rubans, j'étais resté là, sur le gravier de cette cour étrangère, à +attendre, à fureter petitement autour du puits et sous le hangar. + +C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui notre arrivée. Car +aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première +soirée d'attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d'autres +attentes que je me rappelle; déjà, les deux mains appuyées aux barreaux +du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu'un qui va descendre la +grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer la première nuit que je dus passer +dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont +d'autres nuits que je me rappelle; je ne suis plus seul dans cette +chambre; une grande ombre inquiète et amie passe le long des murs et se +promène. Tout ce paysage paisible--l'école, le champ du père Martin, +avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour +par des femmes en visite--est à jamais, dans ma mémoire, agité, +transformé par la présence de celui qui bouleversa toute notre +adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de repos. Nous +étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva. + +J'avais quinze ans. C'était un froid dimanche de novembre, le premier +jour d'automne qui fît songer à l'hiver. Toute la journée, Millie avait +attendu une voiture de La Gare qui devait lui apporter un chapeau pour +la mauvaise saison. Le matin, elle avait manqué la messe; et jusqu'au +sermon, assis dans le choeur avec les autres enfants, j'avais regardé +anxieusement du côté des cloches, pour la voir entrer avec son chapeau +neuf. + +Après midi, je dus partir seul à vêpres. + +"D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa main mon +costume d'enfant, même s'il était arrivé, ce chapeau, il aurait bien +fallu sans doute, que je passe mon dimanche à le refaire". + +Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi. Dès le matin, mon père +s'en allait au loin, sur le bord de quelque étang couvert de brume, +pêcher le brochet dans une barque; et ma mère, retirée jusqu'à la nuit +dans sa chambre obscure, rafistolait d'humbles toilettes. Elle +s'enfermait ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi pauvre +qu'elle mais aussi fière, vînt la surprendre. Et moi, les vêpres finies, +j'attendais, en lisant dans la froide salle à manger, qu'elle ouvrît la +porte pour me montrer comment ça lui allait. + +Ce dimanche-là, quelque animation devant l'église me retint dehors après +vêpres. Un baptême, sous le porche, avait attroupé des gamins. Sur la +place, plusieurs hommes du bourg avaient revêtu leurs vareuses de +pompiers; et, les faisceaux formés, transis et battant la semelle, ils +écoutaient Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la théorie... + +Le carillon du baptême s'arrêta soudain, comme une sonnerie de fête qui +se serait trompée de jour et d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme +en bandoulière emmenèrent la pompe au petit trot; et je les vis +disparaître au premier tournant, suivis de quatre gamins silencieux, +écrasant de leurs grosses semelles les brindilles de la route givrée où +je n'osais pas les suivre. + +Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant que le café Daniel, où +j'entendais sourdement monter puis s'apaiser les discussions des +buveurs. Et, frôlant le mur bas de la grande cour qui isolait notre +maison du village, j'arrivai un peu anxieux de mon retard, à la petite +grille. + +Elle était entr'ouverte et je vis aussitôt qu'il se passait quelque +chose d'insolite. + +En effet, à la porte de la salle à manger--la plus rapprochée des cinq +portes vitrées qui donnaient sur la cour--une femme aux cheveux gris, +penchée, cherchait à voir au travers des rideaux. Elle était petite, +coiffée d'une capote de velours noir à l'ancienne mode. Elle avait un +visage maigre et fin, mais ravagé par l'inquiétude; et je ne sais quelle +appréhension, à sa vue, m'arrêta sur la première marche, devant la +grille. + +"Où est-il passé? mon Dieu! disait-elle à mi-voix. Il était avec moi +tout à l'heure. Il a déjà fait le tour de la maison. Il s'est peut-être +sauvé..." + +Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits coups à +peine perceptibles. + +Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue. Millie, sans doute, +avait reçu le chapeau de La Gare, et sans rien entendre, au fond de la +chambre rouge, devant un lit semé de vieux rubans et de plumes +défrisées, elle cousait, décousait, rebâtissait sa médiocre coiffure... +En effet, lorsque j'eus pénétré dans la salle à manger, immédiatement +suivi de la visiteuse, ma mère apparut tenant à deux mains sur la tête +des fils de laiton, des rubans et des plumes, qui n'étaient pas encore +parfaitement équilibrés... Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigués +d'avoir travaillé à la chute du jour, et s'écria: + +"Regarde! Je t'attendais pour te montrer..." + +Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au fond de +la salle, elle s'arrêta, déconcertée. Bien vite, elle enleva sa +coiffure, et, durant toute la scène qui suivit, elle la tint contre sa +poitrine, renversée comme un nid dans son bras droit replié. + +La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux, un parapluie et un +sac de cuir, avait commencé de s'expliquer, en balançant légèrement la +tête et en faisant claquer sa langue comme une femme en visite. Elle +avait repris tout son aplomb. Elle eut même, dès qu'elle parla de son +fils, un air supérieur et mystérieux qui nous intrigua. + +Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferté-d'Angillon, à +quatorze kilomètres de Sainte-Agathe. Veuve--et fort riche, à ce +qu'elle nous fit comprendre--elle avait perdu le cadet de ses deux +enfants, Antoine, qui était mort un soir au retour de l'école, pour +s'être baigné avec son frère dans un étang malsain. Elle avait décidé de +mettre l'aîné, Augustin, en pension chez nous pour qu'il pût suivre le +Cours Supérieur. + +Et aussitôt elle fit l'éloge de ce pensionnaire qu'elle nous amenait. Je +ne reconnaissais plus la femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbée +devant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard +de poule qui aurait perdu l'oiseau sauvage de sa couvée. + +Ce qu'elle contait de son fils avec admiration était fort surprenant: il +aimait à lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la rivière, +jambes nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter des oeufs de +poules d'eau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs... Il tendait +aussi des nasses... L'autre nuit, il avait découvert dans le bois une +faisane prise au collet... + +Moi qui n'osais plus rentrer à la maison quand j'avais un accroc à ma +blouse, je regardais Millie avec étonnement. + +Mais ma mère n'écoutait plus. Elle fit même signe à la dame de se taire; +et, déposant avec précaution son "nid" sur la table, elle se leva +silencieusement comme pour aller surprendre quelqu'un... + +Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où s'entassaient les pièces +d'artifice noircies du dernier Quatorze Juillet, un pas inconnu, assuré, +allait et venait, ébranlant le plafond, traversait les immenses greniers +ténébreux du premier étage, et se perdait enfin vers les chambres +d'adjoints abandonnées où l'on mettait sécher le tilleul et mûrir les +pommes. + +"Déjà, tout à l'heure, j'avais entendu ce bruit dans les chambres du +bas, dit Millie à mi-voix, et je croyais que c'était toi, François, qui +étais rentré..." + +Personne ne répondit. Nous étions debout tous les trois, le coeur +battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l'escalier de la +cuisine s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa la cuisine, +et se présenta dans l'entrée obscure de la salle à manger. + +"C'est toi, Augustin?" dit la dame. + +C'était un grand garçon de dix-sept ans environ. Je ne vis d'abord de +lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffé en +arrière et sa blouse noire sanglée d'une ceinture comme en portent les +écoliers. Je pus distinguer aussi qu'il souriait... + +Il m'aperçut, et, avant que personne eût pu lui demander aucune +explication: + +"Viens-tu dans la cour?" dit-il. + +J'hésitai une seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma +casquette et j'allai vers lui. Nous sortîmes par la porte de la cuisine +et nous allâmes au préau, que l'obscurité envahissait déjà. A la lueur +de la fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez +droit, à la lèvre duvetée. + +"Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier. Tu n'y avais donc +jamais regardé?" + +Il tenait à la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusées +déchiquetées courait tout autour; ç'avait dû être le soleil ou la lune +au feu d'artifice du Quatorze Juillet. + +"Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous allons toujours les +allumer", dit-il d'un ton tranquille et de l'air de quelqu'un qui espère +bien trouver mieux par la suite. + +Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait les cheveux +complètement ras comme un paysan. Il me montra les deux fusées avec +leurs bouts de mèche en papier que la flamme avait coupés, noircis, puis +abandonnés. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira de sa +poche--à mon grand étonnement, car cela nous était formellement +interdit--une boîte d'allumettes. Se baissant avec précaution, il mit +le feu à la mèche. Puis, me prenant par la main, il m'entraîna vivement +en arrière. + +Un instant après, ma mère qui sortait sur le pas de la porte, avec la +mère de Meaulnes, après avoir débattu et fixé le prix de pension, vit +jaillir sous le préau, avec un bruit de soufflet, deux gerbes d'étoiles +rouges et blanches; et elle put m'apercevoir, l'espace d'une seconde, +dressé dans la lueur magique, tenant par la main le grand gars nouveau +venu et ne bronchant pas... + +Cette fois encore, elle n'osa rien dire. + +Et le soir, au dîner, il y eut, à la table de famille, un compagnon +silencieux, qui mangeait, la tête basse, sans se soucier de nos trois +regards fixés sur lui. + + + +CHAPITRE II + +Après quatre heures. + +Je n'avais guère été, jusqu'alors, courir dans les rues avec les gamins +du bourg. Une coxalgie, dont j'ai souffert jusque vers cette année +189... m'avait rendu craintif et malheureux. Je me vois encore +poursuivant les écoliers alertes dans les ruelles qui entouraient la +maison, en sautillant misérablement sur une jambe... + +Aussi ne me laissait-on guère sortir. Et je me rappelle que Millie, qui +était très fière de moi, me ramena plus d'une fois à la maison, avec +force taloches, pour m'avoir ainsi rencontré, sautant à cloche-pied, +avec les garnements du village. + +L'arrivée d'Augustin Meaulnes, qui coïncida avec ma guérison, fut le +commencement d'une vie nouvelle. + +Avant sa venue, lorsque le cours était fini, à quatre heures, une longue +soirée de solitude commençait pour moi. Mon père transportait le feu du +poêle de la classe dans la cheminée de notre salle à manger; et peu à +peu les derniers gamins attardés abandonnaient l'école refroidie où +roulaient des tourbillons de fumée. Il y avait encore quelques jeux, des +galopades dans la cour; puis la nuit venait; les deux élèves qui avaient +balayé la classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons et leurs +pèlerines, et ils partaient bien vite, leur panier au bras, en laissant +le grand portail ouvert... + +Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je restais au fond de la +mairie, enfermé dans le cabinet des archives plein de mouches mortes, +d'affiches battant au vent, et je lisais assis sur une vieille bascule, +auprès d'une fenêtre qui donnait sur le jardin. + +Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme voisine commençaient +à hurler et que le carreau de notre petite cuisine s'illuminait, je +rentrais enfin. Ma mère avait commencé de préparer le repas. Je montais +trois marches de l'escalier du grenier; je m'asseyais sans rien dire et, +la tête appuyée aux barreaux froids de la rampe, je la regardais allumer +son feu dans l'étroite cuisine où vacillait la flamme d'une bougie. + +Mais quelqu'un est venu qui m'a enlevé à tous ces plaisirs d'enfant +paisible. Quelqu'un a soufflé la bougie qui éclairait pour moi le doux +visage maternel penché sur le repas du soir. Quelqu'un a éteint la lampe +autour de laquelle nous étions une famille heureuse, à la nuit, lorsque +mon père avait accroché les volets de bois aux portes vitrées. Et celui- +là, ce fut Augustin Meaulnes, que les autres élèves appelèrent bientôt +le grand Meaulnes. + +Dès qu'il fut pensionnaire chez nous, c'est-à-dire dès les premiers +jours de décembre, l'école cessa d'être désertée le soir, après quatre +heures. Malgré le froid de la porte battante, les cris des balayeurs et +leurs seaux d'eau, il y avait toujours, après le cours, dans la classe, +une vingtaine de grands élèves, tant de la campagne que du bourg, serrés +autour de Meaulnes. Et c'étaient de longues discussions, des disputes +interminables, au milieu desquelles je me glissais avec inquiétude et +plaisir. + +Meaulnes ne disait rien; mais c'était pour lui qu'à chaque instant l'un +des plus bavards s'avançait au milieu du groupe, et, prenant à témoin +tour à tour chacun de ses compagnons, qui l'approuvaient bruyamment, +racontait quelque longue histoire de maraude, que tous les autres +suivaient, le bec ouvert, en riant silencieusement. + +Assis sur un pupitre, en balançant les jambes, Meaulnes réfléchissait. +Aux bons moments, il riait aussi, mais doucement, comme s'il eût réservé +ses éclats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui seul. +Puis, à la nuit tombante, lorsque la lueur des carreaux de la classe +n'éclairait plus le groupe confus de jeunes gens, Meaulnes se levait +soudain et, traversant le cercle pressé: + +"Allons, en route!" criait-il. + +Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs cris jusqu'à la nuit +noire, dans le haut du bourg... + +Il m'arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes, j'allais à +la porte des écuries des faubourgs, à l'heure où l'on trait les +vaches... Nous entrions dans les boutiques, et, du fond de l'obscurité, +entre deux craquements de son métier, le tisserand disait: + +"Voilà les étudiants!" + +Généralement, à l'heur du dîner, nous nous trouvions tout près du Cours, +chez Desnoues, le charron, qui était aussi maréchal. Sa boutique était +une ancienne auberge, avec de grandes portes à deux battants qu'on +laissait ouvertes. De la rue on entendait grincer le soufflet de la +forge et l'on apercevait à la lueur du brasier, dans ce lieu obscur et +tintant, parfois des gens de campagne qui avaient arrêté leur voiture +pour causer un instant, parfois un écolier comme nous, adossé à une +porte, qui regardait sans rien dire. + +Et c'est là que tout commença, environ huit jours avant Noël. + + + +CHAPITRE III + +"Je fréquentais la boutique d'un vannier". + +La pluie était tombée tout le jour, pour ne cesser qu'au soir. La +journée avait été mortellement ennuyeuse. Aux récréations, personne ne +sortait. Et l'on entendait mon père, M. Seurel, crier à chaque minute, +dans la classe: + +"Ne sabotez donc pas comme ça, les gamins!" + +Après la dernière récréation de la journée, ou, comme nous disions, +après le dernier "quart d'heure", M. Seurel, qui depuis un instant +marchait le long en large pensivement, s'arrêta, frappa un grand coup de +règle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement confus des fins +de classe où l'on s'ennuie, et, dans le silence attentif, demanda: + +"Qui est-ce qui ira demain en voiture à La Gare avec François, pour +chercher M. et Mme Charpentier?" + +C'étaient mes grands-parents: grand-père Charpentier, l'homme au grand +burnous de laine grise, le vieux garde forestier en retraite, avec son +bonnet de poil de lapin qu'il appelait son képi... Les petits gamins le +connaissaient bien. Les matins, pour se débarbouiller, il tirait un seau +d'eau, dans lequel il barbotait, à la façon des vieux soldats en se +frottant vaguement la barbiche. Un cercle d'enfants, les mains derrière +le dos, l'observaient avec une curiosité respectueuse... Et ils +connaissaient aussi grand'mère Charpentier, la petite paysanne, avec sa +capote tricotée, parce que Millie l'amenait, au moins une fois, dans la +classe des plus petits. + +Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avant Noël, à la +Gare, au train de 4 h 2. Ils avaient, pour nous voir, traversé tout le +département, chargés de ballots de châtaignes et de victuailles pour +Noël enveloppées dans des serviettes. Dès qu'ils avaient passé, tous les +deux, emmitouflés, souriants et un peu interdits, le seuil de la maison, +nous fermions sur eux toutes les portes, et c'était une grande semaine +de plaisir qui commençait... + +Il fallait, pour conduire avec moi la voiture qui devait les ramener, il +fallait quelqu'un de sérieux qui ne nous versât pas dans un fossé, et +d'assez débonnaire aussi, car le grand-père Charpentier jurait +facilement et la grand-mère était un peu bavarde. + +A la question de M. Seurel, une dizaine de voix répondirent, criant +ensemble: + +"Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes!" + +Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre. + +Alors ils crièrent: + +"Fromentin!" + +D'autres: + +"Jasmin Delouche!" + +Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs monté sur sa truie au +triple galop, criait: "Moi! Moi!" d'une voix perçante. + +Dutremblay et Moucheboeuf se contentaient de lever timidement la main. + +J'aurais voulu que ce fut Meaulnes. Ce petit voyage en voiture à âne +serait devenu un événement plus important. Il le désirait aussi, mais il +affectait de se taire dédaigneusement. Tous les grands élèves s'étaient +assis comme lui sur la table, à revers, les pieds sur le banc, ainsi que +nous faisions dans les moments de grand répit et de réjouissance. +Coffin, sa blouse relevée et roulée autour de la ceinture, embrassait la +colonne de fer qui soutenait la poutre de la classe et commençait de +grimper en signe d'allégresse. Mais M. Seurel refroidit tout le monde en +disant: + +"Allons! Ce sera Moucheboeuf". + +Et chacun regagna sa place en silence. + +A quatre heures, dans la grande cour glacée, ravinée par la pluie, je me +trouvai seul avec Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions +le bourg luisant que séchait la bourrasque. Bientôt, le petit Coffin, en +capuchon, un morceau de pain à la main, sortit de chez lui et, rasant +les murs, se présenta en sifflant à la porte du charron. Meaulnes ouvrit +le portail, le héla et, tous les trois, un instant après, nous étions +installés au fond de la boutique rouge et chaude, brusquement traversée +par de glacials coups de vent: Coffin et moi, assis auprès de la forge, +nos pieds boueux dans les copeaux blancs; Meaulnes, les mains aux +poches, silencieux, adossé au battant de la porte d'entrée. De temps à +autre, dans la rue, passait une dame de village, la tête baissée à cause +du vent, qui revenait de chez le boucher, et nous levions le nez pour +regarder qui c'était. + +Personne ne disait rien. Le maréchal et son ouvrier, l'un soufflant la +forge, l'autre battant le fer, jetaient sur le mur de grandes ombres +brusques... Je me rappelle ce soir-là comme un des grands soirs de mon +adolescence. C'était en moi un mélange de plaisir et d'anxiété: je +craignais que mon compagnon ne m'enlevât cette pauvre joie d'aller à La +Gare en voiture; et pourtant j'attendais de lui, sans oser me l'avouer, +quelque entreprise extraordinaire qui vînt tout bouleverser. + +De temps à autre, le travail paisible et régulier de la boutique +s'interrompait pour un instant. Le maréchal laissait à petits coups +pesants et clairs retomber son marteau sur l'enclume. Il regardait, en +l'approchant de son tablier de cuir, le morceau de fer qu'il avait +travaillé. Et, redressant la tête, il nous disait, histoire de souffler +un peu: + +"Eh bien, ça va, la jeunesse?" + +L'ouvrier restait la main en l'air à la chaîne du soufflet, mettait son +poing gauche sur la hanche et nous regardait en riant. + +Puis le travail sourd et bruyant reprenait. + +Durant une de ces pauses, on aperçut, par la porte battante, Millie dans +le grand vent, serrée dans un fichu, qui passait chargée de petits +paquets. + +Le maréchal demanda: + +"C'est-il que M. Charpentier va bientôt venir? + +--Demain, répondis je, avec ma grand'mère, j'irai les chercher en +voiture au train de 4 h 2. + +--Dans la voiture à Fromentin, peut-être?" + +Je répondis bien vite: + +"Non, dans celle du père Martin. + +--Oh! alors, vous n'êtes pas revenus". + +Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent à rire. + +L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose: + +"Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher à Vierzon. +Il y a une heure d'arrêt. C'est à quinze kilomètres. On aurait été de +retour avant même que l'âne à Martin fût attelé. + +--Çà, dit l'autre, c'est une jument qui marche!... + +--Et je crois bien que Fromentin la prêterait facilement". + +La conversation finit là. De nouveau la boutique fut un endroit plein +d'étincelles et de bruit, où chacun ne pensa que pour soi. + +Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que je me levai pour faire +signe au grand Meaulnes, il ne m'aperçut pas d'abord. Adossé à la porte +et la tête penchée, il semblait profondément absorbé par ce qui venait +d'être dit. En le voyant ainsi, perdu dans ses réflexions, regardant, +comme à travers des lieus de brouillard, ces gens paisibles qui +travaillaient, je pensai soudain à cette image de Robinson Crusoé, où +l'on voit l'adolescent anglais, avant son grand départ, "fréquentant la +boutique d'un vannier"... + +Et j'y ai souvent repensé depuis. + + + +CHAPITRE IV + +L'Évasion. + +A une heure de l'après-midi, le lendemain, la classe du Cours supérieur +est claire, au milieu du paysage gelé, comme une barque sur l'Océan. On +n'y sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de pêche, +mais les harengs grillés sur le poêle et la laine roussie de ceux qui, +en rentrant, se sont chauffés de trop près. + +On a distribué, car la fin de l'année approche, les cahiers de +compositions. Et, pendant que M. Seurel écrit au tableau l'énoncé des +problèmes, un silence imparfait s'établit, mêlé de conversations à voix +basse, coupé de petits cris étouffés et de phrases dont on ne dit que +les premiers mots pour effrayer son voisin: + +"Monsieur! Un tel me..." + +M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à autre chose. Il se retourne +de temps à autre, en regardant tout le monde d'un air à la fois sévère +et absent. Et ce remue-ménage sournois cesse complètement, une seconde, +pour reprendre ensuite, tout doucement d'abord, comme un ronronnement. + +Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d'une des +tables de la division des plus jeunes, près des grandes vitres, je n'ai +qu'à me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le +bas, puis les champs. + +De temps à autre, je me soulève sur la pointe des pieds et je regarde +anxieusement du côté de la ferme de la Belle-Etoile. Dès le début de la +classe, je me suis aperçu que Meaulnes n'était pas rentré après la +récréation de midi. Son voisin de table a bien dû s'en apercevoir aussi. +Il n'a rien dit encore, préoccupé par sa composition. Mais, dès qu'il +aura levé la tête, la nouvelle courra par toute la classe, et quelqu'un, +comme c'est l'usage, ne manquera par de crier à haute voix les premiers +mots de la phrase: + +"Monsieur! Meaulnes..." + +Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le soupçonne de +s'être échappé. Sitôt le déjeuner terminé, il a dû sauter le petit mur +et filer à travers champs, en passant le ruisseau à la Vieille-Planche, +jusqu'à la Belle-Etoile. Il aura demandé la jument pour aller chercher +M. et Mme Charpentier. Il fait atteler en ce moment. + +La Belle-Etoile est, là-bas, de l'autre côté du ruisseau, sur le versant +de la côte, une grande ferme, que les ormes, les chênes de la cour et +les haies vives cachent en été. Elle est placée sur un petit chemin qui +rejoint d'un côté la route de La Gare, de l'autre un faubourg du pays. +Entourée de hauts murs soutenus par des contreforts dont le pied baigne +dans le fumier, la grande bâtisse féodale est au mois de juin enfouie +sous les feuilles, et, de l'école, on entend seulement, à la tombée de +la nuit, le roulement des charrois et les cris des vachers. Mais +aujourd'hui, j'aperçois par la vitre, entre les arbres dépouillés, le +haut mur grisâtre de la cour, la porte d'entrée, puis, entre des +tronçons de haie, un bande du chemin blanchi de givre, parallèle au +ruisseau, qui mène à la route de La Gare. + +Rien ne bouge encore dans ce clair paysage d'hiver. Rien n'est changé +encore. + +Ici, M. Seurel achève de copier le deuxième problème. Il en donne trois +d'habitude. Si aujourd'hui par hasard, il n'en donnait que deux... Il +remonterait aussitôt dans sa chaire et s'apercevait de l'absence de +Meaulnes. Il enverrait pour le chercher à travers le bourg deux gamins +qui parviendraient certainement à le découvrir avant que la jument ne +soit attelée... + +M. Seurel, le deuxième problème copié, laisse un instant retomber son +bras fatigué... Puis, à mon grand soulagement, il va à la ligne et +recommence à écrire en disant: + +"Ceci, maintenant, n'est plus qu'un jeu d'enfant!" + +... Deux petits traits noirs, qui dépassaient le mur de la Belle-Etoile +et qui devaient être les deux brancards dressés d'une voiture, ont +disparu. Je suis sûr maintenant qu'on fait là-bas les préparatifs du +départ de Meaulnes. Voici la jument qui passe la tête et le poitrail +entre les deux pilastres de l'entrée, puis s'arrête, tandis qu'on fixe +sans doute, à l'arrière de la voiture un second siège pour les voyageurs +que Meaulnes prétend ramener. Enfin tout l'équipage sort lentement de la +cour, disparaît un instant derrière la haie, et repasse avec la même +lenteur sur le bout de chemin blanc qu'on aperçoit entre deux tronçons +de la clôture. Je reconnais alors, dans cette forme noire qui tient les +guides, un coude nonchalamment appuyé sur le côté de la voiture, à la +façon paysanne, mon compagnon Augustin Meaulnes. + +Un instant encore tout disparaît derrière la haie. Deux hommes qui sont +restés au portail de la Belle-Etoile, à regarder partir la voiture, se +concertent maintenant avec une animation croissante. L'un d'eux ce +décide enfin à mettre sa main en porte-voix près de sa bouche et à +appeler Meaulnes, puis à courir quelques pas, dans sa direction, sur le +chemin... Mais alors, dans la voiture qui est lentement arrivée sur la +route de La Gare et que du petit chemin on ne doit plus apercevoir, +Meaulnes change soudain d'attitude. Un pied sur le devant, dressé comme +un conducteur de char romain, secouant à deux mains les guides, il lance +sa bête à fond de train et disparaît en un instant de l'autre côté de la +montée. Sur le chemin, l'homme qui appelait s'est repris à courir; +l'autre s'est lancé au galop à travers champs et semble venir vers nous. + +En quelques minutes, et au moment même où M. Seurel, quittant le +tableau, se frotte les mains pour en enlever la craie, au moment où +trois voix à la fois crient du fond de la classe: + +"Monsieur! Le grand Meaulnes est parti!" + +L'homme en blouse bleue est à la porte, qu'il ouvre soudain toute +grande, et, levant son chapeau, il demande sur le seuil: + +"Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui avez autorisé cet élève à +demander la voiture pour aller à Vierzon chercher vos parents? Il nous +est venu des soupçons... + +--Mais pas du tout!" répond M. Seurel. + +Et aussitôt c'est dans la classe un désarroi effroyable. Les trois +premiers, près de la sortie, ordinairement chargés de pourchasser à +coups de pierres les chèvres ou les porcs qui viennent brouter dans la +cour les corbeilles d'argent, se sont précipités à la porte. Au violent +piétinement de leurs sabots ferrés sur les dalles de l'école a succédé, +dehors, le bruit étouffé de leurs pas précipités qui mâchent le sable de +la cour et dérapent au virage de la petite grille ouverte sur la route. +Tout le reste de la classe s'entasse aux fenêtres du jardin. Certains +ont grimpé sur les tables pour mieux voir... + +Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est évadé. + +"Tu iras tout de même à La Gare avec Moucheboeuf, me dit M. Seurel. +Meaulnes ne connaît pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux +carrefours. Il ne sera pas au train pour trois heures". + +Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pour demander: + +"Mais qu'y a-t-il donc?" + +Dans la rue du bourg, les gens commencent à s'attrouper. Le paysan est +toujours là, immobile, entêté, son chapeau à la main, comme quelqu'un +qui demande justice. + + + +CHAPITRE V + +La voiture qui revient. + +Lorsque j'eus ramené de La Gare les grands-parents, lorsqu'après le +dîner, assis devant la haute cheminée, ils commencèrent à raconter par +le menu détail tout ce qui leur était arrivé depuis les dernières +vacances, je m'aperçus bientôt que je ne les écoutais pas. + +La petite grille de la cour était tout près de la porte de la salle à +manger. Elle grinçait en s'ouvrant. D'ordinaire, au début de la nuit, +pendant nos veillées de campagne, j'attendais secrètement ce grincement +de la grille. Il était suivi d'un bruit de sabots claquant ou s'essuyant +sur le seuil, parfois d'un chuchotement comme de personnes qui se +concertent avant d'entrer. Et l'on frappait. C'était un voisin, les +institutrices, quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la longue +veillée. + +Or, ce soir-là, je n'avais plus rien à espérer du dehors, puisque tous +ceux que j'aimais étaient réunis dans notre maison; et pourtant je ne +cessais d'épier tous les bruits de la nuit et d'attendre qu'on ouvrît +notre porte. + +Le vieux grand-père, avec son air broussailleux de grand berger gascon, +ses deux pieds lourdement posés devant lui, son bâton entre les jambes, +inclinant l'épaule pour cogner sa pipe contre son soulier, était là. Il +approuvait de ses yeux mouillés et bons ce que disait la grand'mère, de +son voyage et de ses poules et de ses voisins et des paysans qui +n'avaient pas encore payé leur fermage. Mais je n'étais plus avec eux. + +J'imaginais le roulement de voiture qui s'arrêterait soudain devant la +porte. Meaulnes sauterait de la carriole et entrerait comme si rien ne +s'était passé... Ou peut-être irait-il d'abord reconduire la jument à la +Belle-Etoile; et j'entendrais bientôt son pas sonner sur la route et la +grille s'ouvrir... + +Mais rien. Le grand-père regardait fixement devant lui et ses paupières +en battant s'arrêtaient longuement sur ses yeux comme à l'approche du +sommeil. La grand'mère répétait avec embarras sa dernière phrase, que +personne n'écoutait. + +"C'est de ce garçon que vous êtes en peine?" dit-elle enfin. + +A La Gare, en effet, je l'avais questionnée vainement. Elle n'avait vu +personne, à l'arrêt de Vierzon, qui ressemblât au grand Meaulnes. Mon +compagnon avait dû s'attarder en chemin. Sa tentative était manquée. +Pendant le retour, en voiture, j'avais ruminé ma déception, tandis que +ma grand'mère causait avec Moucheboeuf. Sur la route blanchie de givre, +les petits oiseaux tourbillonnaient autour des pieds de l'âne +trottinant. De temps à autre, sur le grand calme de l'après-midi gelé, +montait l'appel lointain d'une bergère ou d'un gamin hélant son +compagnon d'un bosquet de sapins à l'autre. Et chaque fois, ce long cri +sur les coteaux déserts me faisait tressaillir, comme si c'eût été la +voix de Meaulnes me conviant à le suivre au loin... + +Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l'heure arriva de se +coucher. Déjà le grand-père était entré dans la chambre rouge, la +chambre-salon, tout humide et glacée d'être close depuis l'autre hiver. +On avait enlevé, pour qu'il s'y installât, les têtières en dentelle des +fauteuils, relevé les tapis et mis de côté les objets fragiles. Il avait +posé son bâton sur un chaise, ses gros souliers sous un fauteuil; il +venait de souffler sa bougie, et nous étions debout, nous disant +bonsoir, prêts à nous séparer pour la nuit, lorsqu'un bruit de voitures +nous fit taire. + +On eût dit deux équipages se suivant lentement au très petit trot. Cela +ralentit le pas et finalement vint s'arrêter sous la fenêtre de la salle +à manger qui donnait sur la route, mais qui était condamnée. + +Mon père avait pris la lampe et, sans attendre, il ouvrait la porte +qu'on avait déjà fermée à clef. Puis, poussant la grille, s'avançant sur +le bord des marches, il leva la lumière au-dessus de sa tête pour voir +ce qui se passait. + +C'étaient bien deux voitures arrêtées, le cheval de l'une attaché +derrière l'autre. Un homme avait sauté à terre et hésitait... + +"C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant? Pourriez-vous m'indiquer +M. Fromentin, métayer à la Belle-Etoile? J'ai trouvé sa voiture et sa +jument qui s'en allaient sans conducteur, le long d'un chemin près de la +route de Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et +son adresse sur la plaque. Comme c'était sur mon chemin, j'ai ramené son +attelage par ici, afin d'éviter des accidents, mais ça m'a rudement +retardé quand même". + +Nous étions là, stupéfaits. Mon père s'approcha. Il éclaira la carriole +avec sa lampe. + +"Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit l'homme. Pas même une +couverture. La bête est fatiguée; elle boitille un peu". + +Je m'étais approché jusqu'au premier rang et je regardais avec les +autres cet attelage perdu qui nous revenait, telle une épave qu'eût +ramenée la haute mer--la première épave et la dernière, peut-être, de +l'aventure de Meaulnes. + +"Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit l'homme, je vais vous laisser +la voiture. J'ai perdu beaucoup de temps et l'on doit s'inquiéter, chez +moi". + +Mon père accepta. De cette façon nous pourrions dès ce soir reconduire +l'attelage à la Belle-Etoile sans dire ce qui s'était passé. Ensuite, on +déciderait de ce qu'il faudrait raconter aux gens du pays et écrire à la +mère de Meaulnes... Et l'homme fouetta sa bête, en refusant le verre de +vin que nous lui offrions. + +Du fond de sa chambre où il avait rallumé la bougie, tandis que nous +rentrions sans rien dire et que mon père conduisait la voiture à la +ferme, mon grand-père appelait: + +"Alors? Est-il rentré, ce voyageur?" + +Les femmes se concertèrent du regard, une seconde: + +"Mais oui, il a été chez sa mère. Allons, dors. Ne t'inquiète pas! + +--Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je pensais", dit-il. + +Et, satisfait, il éteignit sa lumière et se tourna dans son lit pour +dormir. + +Ce fut la même explication que nous donnâmes aux gens du bourg. Quant à +la mère du fugitif, il fut décidé qu'on attendrait pour lui écrire. Et +nous gardâmes pour nous seuls notre inquiétude qui dura trois grands +jours. Je vois encore mon père rentrant de la ferme vers onze heures, sa +moustache mouillée par la nuit, discutant avec Millie d'une voix très +basse, angoissée et colère... + + + +CHAPITRE VI + +On frappe au carreau. + +Le quatrième jour fut un des plus froids de cet hiver-là. De grand +matin, les premiers arrivés dans la cour se réchauffaient en glissant +autour du puits. Ils attendaient que le poêle fût allumé dans l'école +pour s'y précipiter. + +Derrière le portail, nous étions plusieurs à guetter la venue des gars +de la campagne. Ils arrivaient tout éblouis encore d'avoir traversé des +paysages de givre, d'avoir vu les étangs glacés, les taillis où les +lièvres détalent... Il y avait dans leurs blouses un goût de foin et +d'écurie qui alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient +autour du poêle rouge. Et, ce matin-là, l'un d'eux avait apporté dans un +panier un écureuil gelé qu'il avait découvert en route. Il essayait, je +me souviens, d'accrocher par ses griffes, au poteau du préau, la longue +bête raidie... + +Puis la pesante classe d'hiver commença... + +Un coup brusque au carreau nous fit lever la tête. Dressé contre la +porte, nous aperçûmes le grand Meaulnes secouant avant d'entrer le givre +de sa blouse, la tête haute et comme ébloui! + +Les deux élèves du banc le plus rapproché de la porte se précipitèrent +pour l'ouvrir: il y eut à l'entrée comme un vague conciliabule, que nous +n'entendîmes pas, et le fugitif se décida enfin à pénétrer dans l'école. + +Cette bouffée d'air frais venue de la cour déserte, les brindilles de +paille qu'on voyait accrochées aux habits du grand Meaulnes, et surtout +son air de voyageur fatigué, affamé, mais émerveillé, tout cela fit +passer en nous un étrange sentiment de plaisir et de curiosité. + +M. Seurel était descendu du petit bureau à deux marches où il était en +train de nous faire la dictée, et Meaulnes marchait vers lui d'un air +agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau, à cet instant, le +grand compagnon, malgré son air épuisé et ses yeux rougis par les nuits +passées au dehors, sans doute. + +Il s'avança jusqu'à la chaire et dit, du ton très assuré de quelqu'un +qui rapporte un renseignement: + +"Je suis rentré, monsieur." + +--Je le vois bien, répondit M. Seurel, en le considérant avec +curiosité... Allez vous asseoir à votre place". + +Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courbé, souriant d'un air +moqueur, comme font les grands élèves indisciplinés lorsqu'ils sont +punis, et, saisissant d'une main le bout de la table, il se laissa +glisser sur son banc. + +"Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le maître-- +toutes les têtes étaient alors tournées vers Meaulnes--pendant que vos +camarades finiront la dictée". + +Et la classe reprit comme auparavant. De temps à autre le grand Meaulnes +se tournait de mon côté, puis il regardait par les fenêtres, d'où l'on +apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile, et les champs déserts, +ou parfois descendait un corbeau. Dans la classe, la chaleur était +lourde, auprès du poêle rougi. Mon camarade, la tête dans les mains, +s'accouda pour lire: à deux reprises je vis ses paupières se fermer et +je crus qu'il allait s'endormir. + +"Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, en levant le bras +à demi. Voici trois nuits que je ne dors pas. + +--Allez!" dit M. Seurel, désireux surtout d'éviter un incident. + +Toutes les têtes levées, toutes les plumes en l'air, à regret nous le +regardâmes partir, avec sa blouse fripée dans le dos et ses souliers +terreux. + +Que la matinée fut lente à traverser! Aux approches de midi, nous +entendîmes là-haut, dans la mansarde, le voyageur s'apprêter pour +descendre. Au déjeuner, je le retrouvai assis devant le feu, près des +grands-parents interdits, pendant qu'aux douze coups de l'horloge, les +grands élèves et les gamins éparpillés dans la cour neigeuse filaient +comme des ombres devant la porte de la salle à manger. + +De ce déjeuner je ne me rappelle qu'un grand silence et une grande gêne. +Tout était glacé: la toile cirée sans nappe, le vin froid dans les +verres, le carreau rougi sur lequel nous posions les pieds... On avait +décidé, pour ne pas le pousser à la révolte, de ne rien demander au +fugitif. Et il profita de cette trêve pour ne pas dire un mot. + +Enfin, le dessert terminé, nous pûmes tous les deux bondir dans la cour. +Cour d'école, après midi, où les sabots avaient enlevé la neige... cour +noircie où le dégel faisait dégoutter les toits du préau... cour pleine +de jeux et de cris perçants! Meaulnes et moi, nous longeâmes en courant +les bâtiments. Déjà deux ou trois de nos amis du bourg laissaient la +partie et accouraient vers nous en criant de joie, faisant gicler la +boue sous leurs sabots, les mains aux poches, le cache-nez déroulé. Mais +mon compagnon se précipita dans la grande classe, où je le suivis, et +referma la porte vitrée juste à temps pour supporter l'assaut de ceux +qui nous poursuivaient. Il y eut un fracas clair et violent de vitres +secouées, de sabots claquant sur le seuil; une poussée qui fit plier la +tige de fer maintenant les deux battants de la porte; mais déjà +Meaulnes, au risque de se blesser à son anneau brisé, avait tourné la +petite clef qui fermait la serrure. + +Nous avions accoutumé de juger très vexante une pareille conduite. En +été, ceux qu'on laissait ainsi à la porte couraient au galop dans le +jardin et parvenaient souvent à grimper par une fenêtre avant qu'on eût +pu les fermer toutes. Mais nous étions en décembre et tout était clos. +Un instant on fit au dehors des pesées sur la porte; on nous cria des +injures; puis, un à un, ils tournèrent le dos et s'en allèrent, la tête +basse, en rajustant leurs cache-nez. + +Dans la classe qui sentait les châtaignes et la piquette, il n'y avait +que deux balayeurs, qui déplaçaient les tables. Je m'approchai du poêle +pour m'y chauffer paresseusement en attendant la rentrée, tandis +qu'Augustin Meaulnes cherchait dans le bureau du maître et dans les +pupitres. Il découvrit bientôt un petit atlas, qu'il se mit à étudier +avec passion debout sur l'estrade, les coudes sur le bureau, la tête +entre les mains. + +Je me disposais à aller près de lui; je lui aurais mis la main sur +l'épaule et nous aurions sans doute suivi ensemble sur la carte le +trajet qu'il avait fait, lorsque soudain la porte de communication avec +la petite classe s'ouvrit toute battante sous une violente poussée, et +Jasmin Delouche, suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la +campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une des fenêtres de la petite +classe était sans doute mal fermée ils avaient dû la pousser et sauter +par là. + +Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, était l'un des plus âgés du +Cours Supérieur. Il était fort jaloux du grand Meaulnes, bien qu'il se +donnait comme son ami. Avant l'arrivée de notre pensionnaire, c'était +lui, Jasmin, le coq de la classe. Il avait une figure pâle, assez fade, +et les cheveux pommadés. Fils unique de la veuve Delouche, aubergiste, +il faisait l'homme; il répétait avec vanité ce qu'il entendait dire aux +joueurs de billard, aux buveurs de vermouth. + +A son entrée, Meaulnes leva la tête et, les sourcils froncés, cria aux +gars qui se précipitaient sur le poêle, en se bousculant: + +"On ne peut donc pas être tranquille une minute, ici!" + +--Si tu n'es pas content, il fallait rester où tu étais", répondit, sans +lever la tête, Jasmin Delouche qui se sentait appuyé par ses compagnons. + +Je pense qu'Augustin était dans cet état de fatigue où la colère monte +et vous surprend sans qu'on puisse la contenir. + +"Toi, dit-il, en se redressant et en fermant son livre, un peu pâle, tu +vas commencer par sortir d'ici!" + +L'autre ricana: + +"Oh! cria-t-il. Parce que tu es resté trois jours échappé, tu crois que +tu vas être le maître maintenant?" + +Et, associant les autres à sa querelle: + +"Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu sais!" + +Mais déjà Meaulnes était sur lui. Il y eut d'abord une bousculade; les +manches des blouses craquèrent et se décousirent. Seul, Martin, un des +gars de la campagne entrés avec Jasmin, s'interposa: + +"Tu vas te laisser!" dit-il, les narines gonflées, secouant la tête +comme un bélier. + +D'une poussée violente, Meaulnes le jeta, titubant, les bras ouverts, au +milieu de la classe; puis, saisissant d'une man Delouche par le cou, de +l'autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter dehors. Jasmin +s'agrippait aux tables et traînait les pieds sur les dalles, faisant +crisser ses souliers ferrés, tandis que Martin, ayant repris son +équilibre revenait à pas comptés, la tête en avant, furieux. Meaulnes +lâcha Delouche pour se colleter avec cet imbécile, et il allait peut- +être se trouver en mauvaise posture, lorsque la porte des appartements +s'ouvrit à demi. M. Seurel parut la tête tournée vers la cuisine, +terminant, avant d'entrer, une conversation avec quelqu'un... + +Aussitôt la bataille s'arrêta. Les uns se rangèrent autour du poêle, la +tête basse, ayant évité jusqu'au bout de prendre parti. Meaulnes s'assit +à sa place, le haut de ses manches décousu et défroncé. Quant à Jasmin, +tout congestionné, on l'entendit crier durant les quelques secondes qui +précédèrent le coup de règle du début de la classe: + +"Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin. Il +s'imagine peut-être qu'on ne sait pas où il a été!" + +--Imbécile! Je ne le sais pas moi-même", répondit Meaulnes, dans le +silence déjà grand. + +Puis, haussant les épaules, la tête dans les mains, il se mit à +apprendre ses leçons. + + + +CHAPITRE VII + +Le gilet de soie. + +Notre chambre était, comme je l'ai dit, une grande mansarde. A moitié +mansarde, à moitié chambre. Il y avait des fenêtres aux autres logis +d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci était éclairé par une lucarne. +Il était impossible de fermer complètement la porte, qui frottait sur le +plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant de la main notre +bougie que menaçaient tous les courants d'air de la grande demeure, +chaque fois nous essayions de fermer cette porte, chaque fois nous +étions obligés d'y renoncer. Et, toute le nuit, nous sentions autour de +nous, pénétrant jusque dans notre chambre, le silence des trois +greniers. + +C'est là que nous nous retrouvâmes, Augustin et moi, le soir de ce même +jour d'hiver. + +Tandis qu'en un tour de main j'avais quitté tous mes vêtements et les +avais jetés en tas sur une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon, +sans rien dire, commençait lentement à se déshabiller. Du lit de fer aux +rideaux de cretonne décorés de pampres, où j'étais monté déjà, je le +regardais faire. Tantôt il s'asseyait sur son lit bas et sans rideaux. +Tantôt il se levait et marchait de long en large, tout en se dévêtant. +La bougie, qu'il avait posée sur une petite table d'osier tressée par +des bohémiens, jetait sur le mur son ombre errante et gigantesque. + +Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, d'un air distrait et +amer, mais avec soin, ses habits d'écolier. Je le revois plaquant sur +une chaise sa lourde ceinture; pliant sur le dossier sa blouse noire +extraordinairement fripée et salie; retirant une espèce de paletot gros +bleu qu'il avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos, +pour l'étaler sur le pied de son lit... Mais lorsqu'il se redressa et se +retourna vers moi, je vis qu'il portait, au lieu du petit gilet à +boutons de cuivre, qui était d'uniforme sous le paletot, un étrange +gilet de soie, très ouvert, que fermait dans le bas un rang serré de +petits boutons de nacre. + +C'était un vêtement d'une fantaisie charmante, comme devaient en porter +les jeunes gens qui dansaient avec nos grand'mères, dans les bals de mil +huit cent trente. + +Je me rappelle, en cet instant, le grand écolier paysan, nu-tête, car il +avait soigneusement posé sa casquette sur ses autres habits--visage si +jeune, si vaillant et si durci déjà. Il avait repris sa marche à travers +la chambre lorsqu'il se mit à déboutonner cette pièce mystérieuse d'un +costume qui n'était pas le sien. Et il était étrange de le voir, en bras +de chemise, avec son pantalon trop court, ses souliers boueux, mettant +la main sur ce gilet de marquis. + +Dès qu'il l'eut touché, sortant brusquement de sa rêverie il tourna la +tête vers moi et me regarda d'un oeil inquiet. J'avais un peu envie de +rire. Il sourit en même temps que moi et son visage s'éclaira. + +"Oh! dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, à voix basse. Où l'as-tu +pris?" + +Mais son sourire s'éteignit aussitôt. Il passa deux fois sur ses cheveux +ras sa main lourde, et tout soudain, comme quelqu'un qui ne peut plus +résister à son désir, il réendossa sur le fin jabot sa vareuse qu'il +boutonna solidement et sa blouse fripée; puis il hésita un instant, en +me regardant de côté... Finalement, il s'assit sur le bord de son lit, +quitta ses souliers qui tombèrent bruyamment sur le plancher; et, tout +habillé comme un soldat au cantonnement d'alerte, il s'étendit sur son +lit et souffla la bougie. + +Vers le milieu de la nuit je m'éveillai soudain. Meaulnes était au +milieu de la chambre, debout, sa casquette sur la tête, et il cherchait +au portemanteau quelque chose--une pèlerine qu'il se mit sur le dos... +La chambre était très obscure. Pas même la clarté que donne parfois le +reflet de la neige. Un vent noir et glacé soufflait dans le jardin mort +et sur le toit. + +Je me dressai un peu et je lui criai tout bas: + +"Meaulnes! tu repars?" + +Il ne répondit pas. Alors, tout à fait affolé, je dis: + +"Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu m'emmènes". + +Et je sautai à bas. + +Il s'approcha, me saisit par le bras, me forçant à m'asseoir sur le +rebord du lit, et il me dit: + +"Je ne puis pas t'emmener, François. Si je connaissais bien mon chemin, +tu m'accompagnerais. Mais il faut d'abord que je le retrouve sur le +plan, et je n'y parviens pas. + +--Alors, tu ne peux pas repartir non plus? + +--C'est vrai, c'est bien inutile... fit-il avec découragement. Allons, +recouche-toi. Je te promets de ne par repartir sans toi". + +Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. Je n'osais +plus rien dire. Il marchait, s'arrêtait, repartait plus vite, comme +quelqu'un qui, dans sa tête, recherche ou repasse des souvenirs, les +confronte, les compare, calcule, et soudain pense avoir trouvé; puis de +nouveau lâche le fil et recommence à chercher... + +Ce ne fut pas la seule nuit où, réveillé par le bruit de ses pas, je le +trouvai ainsi, vers une heure du matin, déambulant à travers la chambre +et les greniers--comme ces marins qui n'ont pu se déshabituer de faire +le quart et qui, au fond de leurs propriétés bretonnes, se lèvent et +s'habillent à l'heure réglementaire pour surveiller la nuit terrienne. + +A deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et la première +quinzaine de février, je fus ainsi tiré de mon sommeil. Le grand +Meaulnes était là, dressé, tout équipé, sa pèlerine sur le dos, prêt à +partir, et chaque fois, au bord de ce pays mystérieux où une fois djà il +s'était évadé, il s'arrêtait, hésitait. Au moment de lever le loquet de +la porte de l'escalier et de filer par la porte de la cuisine qu'il eût +facilement ouverte sans que personne l'entendit, il reculait une fois +encore... Puis, durant les longues heures du milieu de la nuit, +fiévreusement, il arpentait, en réfléchissant, les greniers abandonnés. + +Enfin une nuit, vers le 15 février, ce fut lui-même qui m'éveilla en me +posant doucement la main sur l'épaule. + +La journée avait été fort agitée. Meaulnes, qui délaissait complètement +tous les jeux de ses anciens camarades, était resté, durant la dernière +récréation du soir, assis sur son banc, tout occupé à établir un +mystérieux petit plan, en suivant du doigt, et en calculant longuement, +sur l'atlas du Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre la +cour et la salle de classe. Les sabots claquaient. On se pourchassait de +table en table, franchissant les bancs et l'estrade d'un saut... On +savait qu'il ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il +travaillait ainsi; cependant, comme la récréation se prolongeait, deux +ou trois gamins du bourg, par manière de jeu, s'approchèrent à pas de +loup et regardèrent par-dessus son épaule. L'un d'eux s'enhardit jusqu'à +pousser les autres sur Meaulnes... Il ferma brusquement son atlas, cacha +sa feuille et empoigna le dernier des trois gars, tandis que les deux +autres avaient pu s'échapper. + +... C'était ce hargneux Giraudat, qui prit un ton pleurard, essaya de +donner des coups de pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le +grand Meaulnes, à qui il cria rageusement: + +"Grand lâche! ça ne m'étonne pas qu'ils sont tous contre toi, qu'ils +veulent te faire la guerre!..." et une foule d'injures auxquelles nous +répondîmes, sans avoir bien compris ce qu'il avait voulu dire. C'est moi +qui criais le plus fort, car j'avais pris le parti du grand Meaulnes. Il +y avait maintenant comme un pacte entre nous. La promesse qu'il m'avait +faite de m'emmener avec lui, sans me dire, comme tout le monde, "que je +ne pourrais pas marcher", m'avait lié à lui pour toujours. Et je ne +cessais de penser à son mystérieux voyage. Je m'étais persuadé qu'il +avait dû rencontrer une jeune fille. Elle était sans doute infiniment +plus belle que toutes celles du pays, plus belle que Jeanne, qu'on +apercevait dans le jardin des religieuses par le trou de la serrure; et +que Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et toute blonde; et que +Jenny, la fille de la châtelaine, qui était admirable, mais folle et +toujours enfermée. C'est à une jeune fille certainement qu'il pensait la +nuit, comme un héros de roman. Et j'avais décidé de lui en parler, +bravement, la première fois qu'il m'éveillerait... + +Le soir de cette nouvelle bataille, après quatre heures, nous étions +tous les deux occupés à rentrer des outils du jardin, des pics et des +pelles qui avaient servi à creuser des trous, lorsque nous entendîmes +des cris sur la route. C'était une bande de jeunes gens et de gamins, en +colonne par quatre, au pas gymnastique, évoluant comme une compagnie +parfaitement organisée, conduits par Delouche, Daniel, Giraudat, et un +autre que nous ne connûmes point. Ils nous avaient aperçus et ils nous +huaient de la belle façon. Ainsi tout le bourg était contre nous, et +l'on préparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous étions exclus. + +Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la bêche et la pioche +qu'il avait sur l'épaule... + +Mais, à minuit, je sentais sa main sur mon bras, et je m'éveillais en +sursaut. + +"Lève-toi, dit-il, nous partons. + +--Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au bout? + +--J'en connais une bonne partie. Et il faudra bien que nous trouvions le +reste! répondit-il, les dents serrées. + +--Ecoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon séant. Ecoute-moi: nous +n'avons qu'une chose à faire; c'est de chercher tous les deux en plein +jour, en nous servant de ton plan, la partie du chemin qui nous manque. + +--Mais cette portion-là est très loin d'ici. + +--Eh bien, nous irons en voiture, cet été, dès que les journées seront +longues". + +Il y eut un silence prolongé qui voulait dire qu'il acceptait. + +"Puisque nous tâcherons ensemble de retrouver la jeune fille que tu +aimes, Meaulnes, ajoutai-je enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi +d'elle". + +Il s'assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans l'ombre sa tête +penchée, ses bras croisés et ses genoux. Puis il aspira l'air fortement, +comme quelqu'un qui a eu gros coeur longtemps et qui va enfin confier +son secret... + + + +CHAPITRE VIII + +L'Aventure. + +Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-là tout ce qui lui était arrivé +sur la route. Et même lorsqu'il se fut décidé à me tout confier, durant +des jours de détresse dont je reparlerai, ce resta longtemps le grand +secret de nos adolescences. Mais aujourd'hui que tout est fini, +maintenant qu'il ne reste plus que poussière + +de tant de mal, de tant de bien, + +je puis raconter son étrange aventure. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . +. . + +A une heure et demie de l'après-midi, sur la route de Vierzon, par ce +temps glacial, Meaulnes fit marcher la bête bon train car il savait +n'être pas en avance. Il ne songea d'abord, pour s'en amuser, qu'à notre +surprise à tous, lorsqu'il ramènerait dans la carriole, à quatre heures, +le grand-père et la grand'-mère Charpentier. Car, à ce moment-là, +certes, il n'avait pas d'autre intention. + +Peu à peu, le froid le pénétrant, il s'enveloppa les jambes dans une +couverture qu'il avait d'abord refusée et que les gens de la Belle- +Etoile avaient mise de force dans la voiture. + +A deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il n'était jamais passé +dans un petit pays aux heures de classe et s'amusa de voir celui-là +aussi désert, aussi endormi. C'est à peine si, de loin en loin, un +rideau se leva, montrant une tête curieuse de bonne femme. + +A la sortie de La Motte, aussitôt après la maison d'école, il hésita +entre deux routes et crut se rappeler qu'il fallait tourner à gauche +pour aller à Vierzon Personne n'était là pour le renseigner. Il remit sa +jument au trot sur la route désormais plus étroite et mal empierrée. Il +longea quelque temps un bois de sapins et rencontra enfin un roulier à +qui il demanda, mettant sa main en porte-voix, s'il était bien là sur la +route de Vierzon. La jument, tirant sur les guides, continuait à +trotter; l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on lui demandait; il cria +quelque chose en faisant un geste vague, et, à tout hasard, Meaulnes +poursuivit sa route. + +De nouveau se fut la vaste campagne gelée, sans accident ni distraction +aucune; parfois seulement une pie s'envolait, effrayée par la voiture, +pour aller se percher plus loin sur un orme sans tête. Le voyageur avait +enroulé autour de ses épaules, comme une cape, sa grande couverture. Les +jambes allongées, accoudé sur un côté de la carriole, il dut somnoler un +assez long moment... + +... Lorsque, grâce au froid, qui traversait maintenant la couverture, +Meaulnes eut repris ses esprits, il s'aperçut que le paysage avait +changé. Ce n'étaient plus ces horizons lointains, ce grand ciel blanc où +se perdait le regard, mais de petits prés encore verts avec de hautes +clôtures. A droite et à gauche, l'eau des fossés coulait sous la glace. +Tout faisait pressentir l'approche d'une rivière. Et, entre les hautes +haies, la route n'était plus qu'un étroit chemin défoncé. + +La jument, depuis un instant, avait cessé de trotter. D'un coup de +fouet, Meaulnes voulut lui faire reprendre sa vive allure, mais elle +continua à marcher au pas avec une extrême lenteur, et le grand écolier, +regardant de côté, les mains appuyées sur le devant de la voiture, +s'aperçut qu'elle boitait d'une jambe de derrière. Aussitôt il sauta à +terre, très inquiet. + +"Jamais nous n'arriverons à Vierzon pour le train", dit-il à mi-voix. + +Et il n'osait pas s'avouer sa pensée la plus inquiétante, à savoir que +peut-être il s'était trompé de chemin et qu'il n'était plus là sur la +route de Vierzon. + +Il examina longuement le pied de la bête et n'y découvrit aucune trace +de blessure. Très craintive, la jument levait la patte dès que Meaulnes +voulait la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et maladroit. +Il comprit enfin qu'elle avait tout simplement un caillou dans le sabot. +En gars expert au maniement du bétail, il s'accroupit, tenta de lui +saisir le pied droit avec sa main gauche et de le placer entre ses +genoux, mais il fut gêné par la voiture. A deux reprises, la jument se +déroba et avança de quelques mètres. Le marchepied vint le frapper à la +tête et la roue le blessa au genou. Il s'obstina et finit par triompher +de la bête peureuse; mais le caillou se trouvait si bien enfoncé que +Meaulnes dut sortir son couteau de paysan pour en venir à bout. + +Lorsqu'il eut terminé sa besogne, et qu'il releva enfin la tête, à demi +étourdit et les yeux troubles, il s'aperçut avec stupeur que la nuit +tombait... + +Tout autre que Meaulnes eût immédiatement rebroussé chemin. C'était le +seul moyen de ne pas s'égarer davantage. Mais il réfléchit qu'il devait +être maintenant fort loin de la Motte. En outre la jument pouvait avoir +pris un chemin transversal pendant qu'il dormait. Enfin, ce chemin-là +devait bien à la longue mener vers quelque village... Ajoutez à toutes +ces raisons que le grand gars, en remontant sur le marche-pied, tandis +que la bête impatiente tirait déjà sur les guides, sentait grandir en +lui le désir exaspéré d'aboutir à quelque chose et d'arriver quelque +part, en dépit de tous les obstacles! + +Il fouetta la jument qui fit un écart et se remit au grand trot. +L'obscurité croissait. Dans le sentier raviné, il y avait maintenant +tout juste passage pour la voiture. Parfois une branche morte de la haie +se prenait dans la roue et se cassait avec un bruit sec... Lorsqu'il fit +tout à fait noir, Meaulnes songea soudain, avec un serrement de coeur, à +la salle à manger de Sainte-Agathe, où nous devions, à cette heure, être +tous réunis. Puis la colère le prit; puis l'orgueil et la joie profonde +de s'être ainsi évadé, sans avoir voulu... + + + +CHAPITRE IX + +Une halte. + +Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied avait buté +dans l'ombre; Meaulnes vit sa tête plonger et se relever par deux fois; +puis elle s'arrêta net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose. +Autour des pieds de la bête, on entendait comme un clapotis d'eau. Un +ruisseau coupait le chemin. En été, ce devait être un gué. Mais à cette +époque le courant était si fort que la glace n'avait pas pris et qu'il +eût été dangereux de pousser plus avant. + +Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de quelques pas et, +très perplexe, se dressa dans la voiture. C'est alors qu'il aperçut, +entre les branches, une lumière. Deux ou trois prés seulement devaient +la séparer du chemin... + +L'écolier descendit de voiture et ramena la jument en arrière, en lui +parlant pour la calmer, pour arrêter ses brusques coups de tête +effrayés: + +"Allons, ma vieille! Allons! Maintenant nous n'irons pas plus loin. Nous +saurons bientôt où nous sommes arrivés". + +Et, poussant la barrière entrouverte d'un petit pré qui donnait sur le +chemin, il fit entrer là son équipage. Ses pieds enfonçaient dans +l'herbe molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa tête contre celle +de la bête, il sentait sa chaleur et le souffle dur de son haleine... Il +la conduisit tout au bout du pré, lui mit sur le dos la couverture; +puis, écartant les branches de la clôture du fond, il aperçut de nouveau +la lumière, qui était celle d'une maison isolée. + +Il lui fallut bien, tout de même, traverser trois prés, sauter un +traître petit ruisseau, où il faillit plonger les deux pieds à la +fois... Enfin, après un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva +dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon grognait dans son têt. +Au bruit des pas sur la terre gelée, un chien se mit à aboyer avec +fureur. + +Le volet de la porte était ouvert, et la lueur que Meaulnes avait +aperçue était celle d'un feu de fagots allumé dans la cheminée. Il n'y +avait pas d'autre lumière que celle du feu. Une bonne femme, dans la +maison, se leva et s'approcha de la porte, sans paraître autrement +effrayée. L'horloge à poids, juste à cet instant, sonna la demie de sept +heures. + +"Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand garçon, je crois bien que +j'ai mis le pied dans vos chrysanthèmes". + +Arrêtée, un bol à la main, elle le regardait. + +"Il est vrai, dit-elle, qu'il fait noir dans la cour à ne pas s'y +conduire". + +Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, debout, regarda les murs +de la pièce tapissée de journaux illustrés comme une auberge, et la +table, sur laquelle un chapeau d'homme était posé. + +"Il n'est pas là, le patron? dit-il en s'asseyant. + +--Il va revenir, répondit la femme, mise en confiance. Il est allé +chercher un fagot. + +--Ce n'est pas que j'aie besoin de lui, poursuivit le jeune homme en +rapprochant sa chaise du feu. Mais nous sommes là plusieurs chasseurs à +l'affût. Je suis venu vous demander de nous céder un peu de pain". + +Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens de campagne, et surtout +dans une ferme isolée, il faut parler avec beaucoup de discrétion, de +politique même, et surtout ne jamais montrer qu'on n'est pas du pays. + +"Du pain? dit-elle. Nous ne pourrons guère vous en donner. Le boulanger +qui passe pourtant tous les mardis n'est pas venu aujourd'hui". + +Augustin, qui avait espéré un instant se trouver à proximité d'un +village, s'effraya. + +"Le boulanger de quel pays? demanda-t-il. + +--Eh bien, le boulanger du Vieux-Nançay, répondit la femme avec +étonnement. + +--C'est à quelle distance d'ici, au juste, Le Vieux-Nançay? poursuivit +Meaulnes très inquiet. + +--Par la route, je ne saurais pas vous dire au juste; mais par la +traverse il y a trois lieues et demie". + +Et elle se mit à raconter qu'elle y avait sa fille en place, qu'elle +venait à pied pour la voir tous les premiers dimanches du mois et que +ses patrons... + +Mais Meaulnes, complètement dérouté, l'interrompit pour dire: + +"Le Vieux-Nançay serait-il le bourg le plus rapproché d'ici?" + +--Non, c'est Les Landes, à cinq kilomètres. Mais il n'y a pas de +marchands ni de boulanger. Il y a tout juste une petite assemblée, +chaque année, à la Saint-Martin". + +Meaulnes n'avait jamais entendu parler des Landes. Il se vit à tel point +égaré qu'il en fut presque amusé. Mais la femme, qui était occupée à +laver son bol sur l'évier, se retourna, curieuse à son tour, et elle dit +lentement, en le regardant bien droit: + +"C'est-il que vous n'êtes pas du pays?..." + +A ce moment, un paysan âgé se présenta à la porte, avec une brassée de +bois, qu'il jeta sur le carreau. La femme lui expliqua, très fort, comme +s'il eût été sourd, ce que demandait le jeune homme. + +"Eh bien, c'est facile, dit-il simplement. Mais approchez-vous monsieur. +Vous ne vous chauffez pas". + +Tous les deux, un instant plus tard, ils étaient installés près des +chenets: le vieux cassant son bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes +mangeant un bol de lait avec du pain qu'on lui avait offert. Notre +voyageur, ravi de se trouver dans cette humble maison après tant +d'inquiétudes, pensant que sa bizarre aventure était terminée, faisait +déjà le projet de revenir plus tard avec des camarades revoir ces braves +gens. Il ne savait pas que c'était là seulement une halte, et qu'il +allait tout à l'heure reprendre son chemin. + +Il demanda bientôt qu'on le remit sur la route de La Motte. Et, revenant +peu à peu à la vérité, il raconta qu'avec sa voiture il s'était séparé +des autres chasseurs et se trouvait maintenant complètement égaré. + +Alors l'homme et la femme insistèrent si longtemps pour qu'il restât +coucher et repartit seulement au grand jour, que Meaulnes finit par +accepter et sortit chercher sa jument pour la rentrer à l'écurie. + +"Vous prendrez garde aux trous de la sente", lui dit l'homme. + +Meaulnes n'osa pas avouer qu'il n'était pas venu par la "sente". Il fut +sur le point de demander au brave homme de l'accompagner. Il hésita une +seconde sur le seuil et si grande était son indécision qu'il faillit +chanceler. Puis il sortit dans la cour obscure. + + + +CHAPITRE X + +La Bergerie. + +Pour s'y reconnaître, il grimpa sur le talus d'où il avait sauté. + +Lentement et difficilement, comme à l'aller, il se guida entre les +herbes et les eaux, à travers les clôtures de saules, et s'en fut +chercher sa voiture dans le fond du pré où il l'avait laissée. La +voiture n'y était plus... Immobile, la tête battante, il s'efforça +d'écouter tous les bruits de la nuit, croyant à chaque seconde entendre +sonner tout près le collier de la bête. Rien... Il fit le tour du pré; +la barrière était à demi ouverte, à demi renversée, comme si une roue de +voiture avait passé dessus. La jument avait dû, par là, s'échapper toute +seule. + +Remontant le chemin, il fit quelques pas et s'embarrassa les pieds dans +la couverture qui sans doute avait glissé de la jument à terre. Il en +conclut que la bête s'était enfuie dans cette direction. Il se prit à +courir. + +Sans autre idée que la volonté tenace et folle de rattraper sa voiture, +tout le sang au visage, en proie à ce désir panique qui ressemblait à la +peur, il courait... Parfois son pied butait dans les ornières. Aux +tournants, dans l'obscurité totale, il se jetait contre les clôtures, +et, déjà trop fatigué pour s'arrêter à temps, s'abattait sur les épines, +les bras en avant, se déchirant les mains pour se protéger le visage. +Parfois, il s'arrêtait, écoutait--et repartait. Un instant, il crut +entendre un bruit de voiture; mais ce n'était qu'un tombereau cahotant +qui passait très loin, sur une route, à gauche... + +Vint un moment où son genou, blessé au marche-pied, lui fit si mal qu'il +dut s'arrêter, la jambe raidie. Alors il réfléchit que si sa jument ne +n'était pas sauvée au grand galop, il l'aurait depuis longtemps +rejointe. Il se dit aussi qu'une voiture ne se perdait pas ainsi et que +quelqu'un la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas, épuisé, +colère, se traînant à peine. + +A la longue, il crut se retrouver dans les parages qu'il avait quittés +et bientôt il aperçut la lumière de la maison qu'il cherchait. Un +sentier profond s'ouvrait dans la haie: + +"Voilà la sente dont le vieux m'a parlé", se dit Augustin. + +Et il s'engagea dans ce passage, heureux de n'avoir plus à franchir les +haies et les talus. Au bout d'un instant, le sentier déviant à gauche, +la lumière parut glisser à droite, et, parvenu à un croisement de +chemins, Meaulnes, dans sa hâte à regagner le pauvre logis, suivit sans +réfléchir un sentier qui paraissait directement y conduire. Mais à peine +avait-il fait dix pas dans cette direction que la lumière disparut, soit +qu'elle fut cachée par une haie, soit que les paysans, fatigués +d'attendre, eussent fermé leurs volets. Courageusement, l'écolier sauta +à travers champs, marcha tout droit dans la direction où la lumière +avait brillé tout à l'heure. Puis, franchissant encore une clôture, il +retomba dans un nouveau sentier... + +Ainsi peu à peu, s'embrouillait la piste du grand Meaulnes et se brisait +le lien qui l'attachait à ceux qu'il avait quittés. + +Découragé, presque à bout de forces, il résolut, dans son désespoir, de +suive ce sentier jusqu"au bout. + +A cent pas de là, il débouchait dans une grande prairie grise, où l'on +distinguait de loin en loin des ombres qui devaient être des genévriers, +et une bâtisse obscure dans un repli de terrain. Meaulnes s'en approcha. +Ce n'était là qu'une sorte de grand parc à bétail ou de bergerie +abandonnée. La porte céda avec un gémissement. La lueur de la lune, +quand le grand vent chassait les nuages, passait à travers les fentes +des cloisons. Une odeur de moisi régnait. + +Sans chercher plus avant, Meaulnes s'étendit sur la paille humide, le +coude à terre, la tête dans la main. Ayant retiré sa ceinture, il se +recroquevilla dans sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors à la +couverture de la jument qu'il avait laissée dans le chemin, et il se +sentit si malheureux, si fâché contre lui-même qu'il lui prit une forte +envie de pleurer... + +Aussi s'efforça-t-il de penser à autre chose. Glacé jusqu'aux moelles, +il se rappela un rêve--une vision plutôt, qu'il avait eue tout enfant, +et dont il n'avait jamais parlé à personne: un matin, au lieu de +s'éveiller dans sa chambre, où pendaient ses culottes et ses paletots, +il s'était trouvé dans une longue pièce verte, aux tentures pareilles à +des feuillages. En ce lieu coulait une lumière si douce qu'on eût cru +pouvoir la goûter. Près de la première fenêtre, une jeune fille cousait, +le dos tourné, semblant attendre son réveil... Il n'avait pas eu la +force de se glisser hors de son lit pour marcher dans cette demeure +enchantée. Il s'était rendormi... Mais la prochaine fois, il jurait bien +de se lever. Demain matin, peut-être!... + + + +CHAPITRE XI + +Le domaine mystérieux. + +Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais son genou enflé lui +faisait mal; il lui fallait s'arrêter et s'asseoir à chaque moment tant +la douleur était vive. L'endroit où il se trouvait était d'ailleurs le +plus désolé de la Sologne. De toute la matinée, il ne vit qu'une +bergère, à l'horizon, qui ramenait son troupeau. Il eut beau la héler, +essayer de courir, elle disparut sans l'entendre. + +Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une désolante +lenteur... Pas un toit, pas une âme. Pas même le cri d'un courlis dans +les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un +soleil de décembre, clair et glacial. + +Il pouvait être trois heures de l'après-midi lorsqu'il aperçut enfin, +au-dessus d'un bois de sapins, la flèche d'une tourelle grise. + +"Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il, quelque pigeonnier +désert!..." + +Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du bois +débouchait, entre deux poteaux blancs, une allée où Meaulnes s'engagea. +Il y fit quelques pas et s'arrêta, plein de surprise, trouble d'une +émotion inexplicable. Il marchait pourtant du même pas fatigué, le vent +glacé lui gerçait les lèvres, le suffoquait par instants; et pourtant un +contentement extra-ordinaire le soulevait, une tranquillité parfaite et +presque enivrante, la certitude que son but était atteint et qu'il n'y +avait plus maintenant que du bonheur à espérer. C'est ainsi que, jadis, +la veille des grandes fêtes d'été il se sentait défaillir, lorsqu'à la +tombée de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que +la fenêtre de sa chambre était obstruée par les branches. + +"Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive à ce vieux pigeonnier, +plein de hiboux et de courants d'air!..." + +Et, fâché contre lui-même, il s'arrêta, se demandant s'il ne valait pas +mieux rebrousser chemin et continuer jusqu'au prochain village. Il +réfléchissait depuis un instant, la tête basse, lorsqu'il s'aperçut +soudain que l'allée était balayée à grands ronds réguliers comme on +faisait chez lui pour les fêtes. Il se trouvait dans un chemin pareil à +la grand'rue de La Ferté, le matin de l'Assomption!... Il eût aperçu au +détour de l'allée une troupe de gens en fête soulevant la poussière +comme au mois de juin, qu'il n'eût pas été surpris davantage. + +"Y aurait-il une fête dans cette solitude?" se demanda-t-il. + +Avançant jusqu'au premier détour, il entendit un bruit de voix qui +s'approchaient. Il se jeta de côté dans les jeunes sapins touffus, +s'accroupit et écouté en retenant son souffle. C'étaient des voix +enfantines. Une troupe d'enfants passa tout près de lui. L'un d'eux, +probablement une petite fille, parlait d'un ton si sage et si entendu +que Meaulnes, bien qu'il ne comprit guère le sens de ses paroles, ne put +s'empêcher de sourire. + +"Une seule chose m'inquiète, disait-elle, c'est la question des chevaux. +On n'empêchera jamais Daniel, par exemple, de monter sur le grand poney +jaune! + +--Jamais on ne m'en empêchera répondit une voix moqueuse de jeune +garçon. Est-ce que nous n'avons pas toutes les permissions?... Même +celle de nous faire mal, s'il nous plaît..." + +Et les voix s'éloignèrent, au moment où s'approchait déjà un autre +groupe d'enfants. + +"Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous irons en +bateau. + +--Mais nous le permettra-t-on? dit une autre. + +--Vous savez bien que nous organisons la fête à notre guise. + +--Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa fiancée? + +--Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!..." + +"Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les +enfants qui font la loi, ici?... Etrange domaine!" + +Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander où l'on trouverait à +boire et à manger. Il se dressa et vit le dernier groupe qui +s'éloignait. C'étaient trois fillettes avec des robes droites qui +s'arrêtaient aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux à brides. Une +plume blanche leur traînait dans le cou, à toutes les trois. L'une +d'elles, à demi retournée, un peu penchée, écoutait sa compagne qui lui +donnait de grandes explications, le doigt levé. + +"Je leur ferais peur", se dit Meaulnes, en regardant sa blouse paysanne +déchirée et son ceinturon baroque de collégien de Sainte-Agathe. + +Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par l'allée, +il continua son chemin à travers les sapins dans la direction du +"pigeonnier", sans trop réfléchir à ce qu'il pourrait demander là-bas. +Il fut bientôt arrêté à la lisière du bois, par un petit mur moussu. De +l'autre côté, entre le mur et les annexes du domaine, c'était une longue +cour étroite toute remplie de voitures, comme une cour d'auberge un jour +de foire. Il y en avait de tous les genres et de toutes les formes: de +fines petites voitures à quatre places, les brancards en l'air; des +chars à bancs; des bourbonnaises démodées avec des galeries à moulures, +et même de vieilles berlines dont les glaces étaient levées. + +Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte qu'on ne l'aperçut, +examinait le désordre du lieu, lorsqu'il avisa, de l'autre côté de la +cour, juste au-dessus du siège d'un haut char à bancs, une fenêtre des +annexes à demi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derrière +les domaines aux volets toujours fermés des écuries, avaient dû clore +cette ouverture. Mais le temps les avait descellés. + +"Je vais entrer là, se dit l'écolier, je dormirai dans le foin et je +partirai au petit jour, sans avoir fait peur à ces belles petites +filles". + +Il franchit le mur, péniblement, à cause de son genou blessé, et, +passant d'une voiture sur l'autre, du siège d'un char à bancs sur le +toit d'une berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu'il poussa +sans bruit comme une porte. + +Il se trouvait non pas dans un grenier à foin, mais dans une vaste pièce +au plafond bas qui devait être une chambre à coucher. On distinguait, +dans la demi-obscurité du soir d'hiver, que la table, la cheminée et +même les fauteuils étaient chargés de grands vases, d'objets de prix, +d'armes anciennes. Au fond de la pièce des rideaux tombaient, qui +devaient cacher une alcôve. + +Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause du froid que par crainte +d'être aperçu du dehors. Il alla soulever le rideau du fond et découvrit +un grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de luths aux cordes +cassées et de candélabres jetés pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses +dans le fond de l'alcôve, puis s'étendit sur cette couche pour s'y +reposer et réfléchir un peu à l'étrange aventure dans laquelle il +s'était jeté. + +Un silence profond régnait sur ce domaine. Par instants seulement on +entendait gémir le grand vent de décembre. + +Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander si, malgré ces étranges +rencontres, malgré la voix des enfants dans l'allée, malgré les voitures +entassées, ce n'était pas là simplement, comme il l'avait pensé d'abord, +une vieille bâtisse abandonnée dans la solitude de l'hiver. + +Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le son d'une musique +perdue. C'était comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se +rappela le temps où sa mère, jeune encore, se mettait au piano l'après- +midi dans le salon, et lui, sans rien dire, derrière la porte qui +donnait sur le jardin, il l'écoutait jusqu'à la nuit... + +"On dirait que quelqu'un joue du piano quelque part? pensa-t-il. + +Mais laissant sa question sans réponse, harassé de fatigue, il ne tarda +pas à s'endormir... + + + +CHAPITRE XII + +La chambre de Wellington. + +Il faisait nuit, lorsqu'il s'éveilla. Transi de froid, il se tourna et +retourna sur sa couche, fripant et roulant sous lui sa blouse noire. Une +faible clarté glauque baignait les rideaux de l'alcôve. + +S'asseyant sur le lit, il glissa sa tête entre les rideaux. Quelqu'un +avait ouvert la fenêtre et l'on avait attaché dans l'embrasure deux +lanternes vénitiennes vertes. + +Mais à peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup d'oeil, qu'il entendit +sur le palier un bruit de pas étouffé et de conversation à voix basse. +Il se rejeta dans l'alcôve et ses souliers ferrés firent sonner un des +objets de bronze qu'il avait repoussés contre le mur. Un instant, très +inquiet, il retint son souffle. Les pas se rapprochèrent et deux ombres +glissèrent dans la chambre. + +"Ne fais pas de bruit, disait l'un. + +--Ah! répondait l'autre, il est toujours bien temps qu'il s'éveille! + +--As-tu garni sa chambre? + +--Mais oui, comme celles des autres". + +Le vent fit battre la fenêtre ouverte. + +"Tiens, dit le premier, tu n'as pas même fermé la fenêtre. Le vent a +déjà éteint une des lanternes. Il va falloir la rallumer. + +--Bah! répondit l'autre, pris d'une paresse et d'un découragement +soudain. A quoi bon ces illuminations du côté de la campagne, du côté du +désert, autant dire? Il n'y a personne pour les voir. + +--Personne? Mais il arrivera encore des gens pendant une partie de la +nuit. Là-bas, sur la route, dans leurs voitures, ils seront bien +contents d'apercevoir nos lumières!" + +Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui qui avait parlé le +dernier, et qui paraissait être le chef, reprit d'une voix traînante, à +la façon d'un fossoyeur de Shakespeare: + +"Tu mets des lanternes vertes à la chambre de Wellington. T'en mettrais +aussi bien des rouges... Tu ne t'y connais pas plus que moi!" + +Un silence. + +"... Wellington, c'était un Américain? Eh bien, c'est-il une couleur +américaine, le vert? Toi, le comédien qui as voyagé, tu devrais savoir +ça. + +--O! là là! répondit le "comédien", voyagé? Oui, j'ai voyagé! Mais je +n'ai rien vu! Que veux-tu voir dans une roulotte?" + +Meaulnes avec précaution regarda entre les rideaux. + +Celui qui commandait la manoeuvre était un gros homme nu-tête, enfoncé +dans un énorme paletot. Il tenait à la main une longue perche garnie de +lanternes multicolores, et il regardait paisiblement, une jambe croisée +sur l'autre, travailler son compagnon. + +Quant au comédien, c'était le corps le plus lamentable qu'on puisse +imaginer. Grand, maigre, grelottant, ses yeux glauques et louches, sa +moustache retombant sur sa bouche édentée faisaient songer à la face +d'un noyé qui ruisselle sur une dalle. Il était en manches de chemise, +et ses dents claquaient. Il montrait dans ses paroles et ses gestes le +mépris le plus parfait pour sa propre personne. + +Après un moment de réflexion amère et risible à la fois, il s'approcha +de son partenaire et lui confia, les deux bras écartés: + +"Veux-tu que je te dise?... Je ne peux pas comprendre qu'on soit allé +chercher des dégoûtants comme nous, pour servir dans une fête pareille! +Voilà, mon gars!..." + +Mais sans prendre garde à ce grand élan du coeur, le gros homme continua +de regarder son travail, les jambes croisées, bâilla, renifla +tranquillement, puis, tournant le dos, s'en fut, sa perche sur l'épaule, +en disant: + +"Allons, en route! Il est temps de s'habiller pour le dîner". + +Le bohémien le suivit, mais, en passant devant l'alcôve: + +"Monsieur l'Endormi, fit-il avec des révérences et des inflexions de +voix gouailleuses, vous n'avez plus qu'à vous éveiller, à vous habiller +en marquis, même si vous êtes un marmiteux comme je suis; et vous +descendrez à la fête costumée, puisque c'est le bon plaisir de ces +petits messieurs et de ces petites demoiselles". + +Il ajouta, sur le ton d'un boniment forain, avec une dernière révérence: + +"Notre camarade Maloyau, attaché aux cuisines, vous présentera le +personnage d'Arlequin, et votre serviteur, celui du grand Pierrot". + + + +CHAPITRE XIII + +La fête étrange. + +Dès qu'ils eurent disparu l'écolier sortit de sa cachette. Il avait les +pieds glacés, les articulations raides; mais il était reposé et son +genou paraissait guéri. + +"Descendre au dîner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de le faire. Je +serai simplement un invité dont tout le monde a oublié le nom. +D'ailleurs, je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de doute que M. +Maloyau et son compagnon m'attendaient..." + +Au sortir de l'obscurité totale de l'alcôve, il put y voir assez +distinctement dans la chambre éclairée par les lanternes vertes. + +Le bohémien l'avait "garnie". Des manteaux étaient accrochés aux +patères. Sur une lourde table à toilette, au marbre brisé, on avait +disposé de quoi transformer en muscadin tel garçon qui eût passé la nuit +précédente dans une bergerie abandonnée. Il y avait, sur la cheminée, +des allumettes auprès d'un grand flambeau. Mais on avait omis de cirer +le parquet; et Meaulnes sentit rouler sous ses souliers du sable et des +gravats. De nouveau il eut l'impression d'être dans une maison depuis +longtemps abandonnée... En allant vers la cheminée, il faillit buter +contre une pile de grands cartons et de petites boîtes: il étendit le +bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles et se pencha pour +regarder. + +C'étaient des costumes de jeunes gens d'il y a longtemps, des redingotes +à hauts cols de velours, de fins gilets très ouverts, d'interminables +cravates blanches et des souliers vernis du début de ce siècle. Il +n'osait rien toucher du bout du doigt, mais après s'être nettoyé en +frissonnant, il endossa sur sa blouse d'écolier un des grands manteaux +dont il releva le collet plissé, remplaça ses souliers ferrés par de +fins escarpins vernis et se prépara à descendre nu-tête. + +Il arriva, sans rencontrer personne, au bas d'un escalier de bois, dans +un recoin de cour obscur. L'haleine glacée de la nuit vint lui souffler +au visage et soulever un pan de son manteau. + +Il fit quelques pas et, grâce à la vague clarté du ciel, il put se +rendre compte aussitôt de la configuration des lieux. Il était dans une +petite cour formée par des bâtiments des dépendances. Tout y paraissait +vieux et ruiné. Les ouvertures au bas des escaliers étaient béantes, car +les portes depuis longtemps avaient été enlevées; on n'avait pas non +plus remplacé les carreaux des fenêtres qui faisaient des trous noirs +dans les murs. Et pourtant toutes ces bâtisses avaient un mystérieux air +de fête. Une sorte de reflet coloré flottait dans les chambres basses où +l'on avait dû allumer aussi, du côté de la campagne, des lanternes. La +terre était balayée; on avait arraché l'herbe envahissante. Enfin, en +prêtant l'oreille, Meaulnes crut entendre comme un chant, comme des voix +d'enfants et de jeunes filles, là-bas, vers les bâtiments confus où le +vent secouait des branches devant les ouvertures roses, vertes et bleues +des fenêtres. + +Il était là, dans son grand manteau, comme un chasseur, à demi penché, +prêtant l'oreille, lorsqu'un extraordinaire petit jeune homme sortit du +bâtiment voisin, qu'on aurait cru désert. + +Il avait un chapeau haut de forme très cintré qui brillait dans la nuit +comme s'il eût été d'argent; un habit dont le col lui montait dans les +cheveux, un gilet très ouvert, un pantalon à sous-pieds... Cet élégant, +qui pouvait avoir quinze ans, marchait sur la pointe des pieds comme +s'il eût été soulevé par les élastiques de son pantalon, mais avec une +rapidité extraordinaire. Il salua Meaulnes au passage sans s'arrêter, +profondément, automatiquement, et disparut dans l'obscurité, vers le +bâtiment central, ferme, château ou abbaye, dont la tourelle avait guidé +l'écolier au début de l'après-midi. + +Après un instant d'hésitations, notre héros emboîta le pas au curieux +petit personnage. Ils traversèrent une sorte de grande cour-jardin, +passèrent entre des massifs, contournèrent un vivier enclos de +palissades, un puits, et se trouvèrent enfin au seuil de la demeure +centrale. + +Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutée comme une +porte de presbytère, était à demi ouverte. L'élégant s'y engouffra. +Meaulnes le suivit, et, dès ses premiers pas dans le corridor, il se +trouva, sans voir personne, entouré de rires, de chants, d'appels et de +poursuites. + +Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal. Meaulnes +hésitait s'il allait pousser jusqu'au fond ou bien ouvrir une des portes +derrière lesquelles il entendait un bruit de voix, lorsqu'il vit passer +dans le fond deux fillettes qui se poursuivaient. Il courut pour les +voir et les rattraper, à pas de loup, sur ses escarpins. Un bruit de +portes qui s'ouvrent, deux visages de quinze ans que la fraîcheur du +soir et la poursuite ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets à +brides, et tout va disparaître dans un brusque éclat de lumière. + +Une seconde, elles tournent sur elles-mêmes, par jeu; leurs amples jupes +légères se soulèvent et se gonflent; on aperçoit la dentelle de leurs +longs, amusants pantalons; puis, ensemble, après cette pirouette, elles +bondissent dans la pièce et referment la porte. + +Meaulnes reste un moment ébloui et titubant dans ce corridor noir. Il +craint maintenant d'être surpris. Son allure hésitante et gauche le +ferait, sans doute, prendre pour un voleur. Il va s'en retourner +délibérément vers la sortie, lorsque de nouveau il entend dans le fond +du corridor un bruit de pas et des voix d'enfants. Ce sont deux petits +garçons qui s'approchèrent en parlant. + +"Est-ce qu'on va bientôt dîner, leur demande Meaulnes avec aplomb. + +--Viens avec nous, répond le plus grand, on va t'y conduire". + +Et avec cette confiance et ce besoin d'amitié qu'ont les enfants, la +veille d'une grande fête, ils le prennent chacun par la main. Ce sont +probablement deux petits garçons de paysans. On leur a mis leurs plus +beaux habits: de petites culottes coupées à mi-jambe qui laissent voir +leurs gros bas de laine et leurs galoches, un petit justaucorps de +velours bleu, une casquette de même couleur et un noeud de cravate +blanc. + +"La connais-tu, toi? demande l'un des enfants. + +--Moi, fait le plus petit, qui a une tête ronde et des yeux naïfs, maman +m'a dit qu'elle avait une robe noire et une collerette et qu'elle +ressemblait à un joli pierrot. + +--Qui donc? demande Meaulnes. + +--Eh bien, la fiancée que Franz est allé chercher..." + +Avant que le jeune homme ait rien pu dire, ils sont tous les trois +arrivés à la porte d'une grande salle où flambe un beau feu. Des +planches, en guise de table, ont été posées sur des tréteaux; on a +étendu des nappes blanches, et des gens de toutes sortes dînent avec +cérémonie. + + + +CHAPITRE XIV + +La fête étrange (suite). + +C'était, dans une grande salle au plafond bas, un repas comme ceux que +l'on offre, la veille des noces de campagne, aux parents qui sont venus +de très loin. + +Les deux enfants avaient lâché les mains de l'écolier et s'étaient +précipités dans une chambre attenante où l'on entendait des voix +puériles et des bruits de cuillers battant les assiettes. Meaulnes, avec +audace et sans s'émouvoir, enjamba un banc et se trouva assis auprès de +deux vieilles paysannes. Il se mit aussitôt à manger avec un appétit +féroce; et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva la tête pour +regarder les convives et les écouter. + +On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient à peine se connaître. +Ils devaient venir, les uns, du fond de la campagne, les autres, de +villes lointaines. Il y avait, épars le long des tables, quelques +vieillards avec des favoris, et d'autres complètement rasés qui +pouvaient être d'anciens marins. Près d'eux dînaient d'autres vieux qui +leur ressemblaient: même face tannée, mêmes yeux vifs sous des sourcils +en broussaille, mêmes cravates étroites comme des cordons de souliers... +Mais il était aisé de voir que ceux-ci n'avaient jamais navigué plus +loin que le bout du canton; et s'ils avaient tangué, roulé plus de mille +fois sous les averses et dans le vent, c'était pour ce dur voyage sans +péril qui consiste à creuser le sillon jusqu'au bout de son champ et à +retourner ensuite la charrue... On voyait peu de femmes; quelques +vieilles paysannes avec de rondes figures ridées comme des pommes, sous +des bonnets tuyautés. + +Il n'y avait pas un seul de ces convives avec qui Meaulnes ne se sentit +à l'aise et en confiance. Il expliquait ainsi plus tard cette +impression: quand on a, disait-il, commis quelque lourde faute +impardonnable, on songe parfois, au milieu d'une grande amertume: "Il y +a pourtant par le monde des gens qui me pardonneraient". On imagine de +vieilles gens, des grands-parents pleins d'indulgence, qui sont +persuadés à l'avance que tout ce que vous faites est bien fait. +Certainement parmi ces bonnes gens-là les convives de cette salle +avaient été choisis. Quant aux autres, c'étaient des adolescents et des +enfants... + +Cependant, auprès de Meaulnes, les deux vieilles femmes causaient: + +"En mettant tout pour le mieux, disait la plus âgée, d'une voix cocasse +et suraiguë qu'elle cherchait vainement à adoucir, les fiancés ne seront +pas là, demain, avant trois heures. + +--Tais-toi, tu me ferais mettre en colère", répondait l'autre du ton le +plus tranquille. + +Celle-ci portait sur le front une capeline tricotée. 'Comptons! reprit +la première sans s'émouvoir. Une heure et demie de chemin de fer de +Bourges à Vierzon, et sept lieues de voiture, de Vierzon jusqu'ici..." + +La discussion continua. Meaulnes n'en perdait pas une parole. Grâce à +cette paisible prise de bec, la situation s'éclairait faiblement: Frantz +de Galais, le fils du château--qui était étudiant ou marin ou peut-être +aspirant de marine, on ne savait pas...--était allé à Bourges pour y +chercher une jeune fille et l'épouser. Chose étrange, ce garçon, qui +devait être très jeune et très fantasque, réglait tout à sa guise dans +le Domaine. Il avait voulu que la maison où sa fiancée entrerait +ressemblât à un palais en fête. Et pour célébrer la venue de la jeune +fille, il avait invité lui-même ces enfants et ces vieilles gens +débonnaires. Tels étaient les points que la discussion des deux femmes +précisait. Elles laissaient tout le reste dans le mystère, et +reprenaient sans cesse la question du retour des fiancés. L'une tenait +pour le matin du lendemain. L'autre pour l'après-midi. + +"Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la plus jeune +avec calme. + +--Et toi, ma pauvre Adèle, toujours aussi entêtée. Il y a quatre ans que +je ne t'avais vue, tu n'as pas changé", répondait l'autre en haussant +les épaules, mais de sa voix la plus paisible. + +Et elles continuaient ainsi à se tenir tête sans la moindre humeur. +Meaulnes intervint dans l'espoir d'en apprendre davantage: + +"Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancée de Frantz?" + +Elles le regardèrent, interloquées. Personne d'autre que Frantz n'avait +vu la jeune fille. Lui-même, en revenant de Toulon, l'avait rencontrée +un soir, désolée, dans un de ces jardins de Bourges qu'on appelle les +Marais. Son père, un tisserand, l'avait chassée de chez lui. Elle était +fort jolie et Frantz avait décidé aussitôt de l'épouser. C'était une +étrange histoire; mais son père, M. de Galais, et sa soeur Yvonne ne lui +avaient-ils pas toujours tout accordé!... + +Meaulnes, avec précaution, allait poser d'autres questions, lorsque +parut à la porte un couple charmant: une enfant de seize ans avec +corsage de velours et jupe à grands volants; un jeune personnage en +habit à haut col et pantalon à élastiques. Ils traversèrent la salle, +esquissant un pas de deux; d'autres les suivirent; puis d'autres +passèrent en courant, poussant des cris, poursuivis par un grand pierrot +blafard, aux manches trop longues, coiffé d'un bonnet noir et riant +d'une bouche édentée. Il courait à grandes enjambées maladroites, comme +si, à chaque pas, il eût dû faire un saut, et il agitait ses longues +manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur; les jeunges +gens lui serraient la main et il paraissait faire la joie des enfants +qui le poursuivaient avec des cris perçants. Au passage il regarda +Meaulnes de ses yeux vitreux, et l'écolier crut reconnaître, +complètement rasé, le compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui tout à +l'heure accrochait les lanternes. + +Le repas était terminé. Chacun se levait. + +Dans les couloirs s'organisaient des rondes et des farandoles. Une +musique, quelque part, jouait un pas de menuet... Meaulnes, la tête à +demi cachée dans le collet de son manteau, comme dans une fraise, se +sentait un autre personnage. Lui aussi, gagné par le plaisir, se mit à +poursuivre le grand pierrot à travers les couloirs du Domaine, comme +dans les coulisses d'un théâtre où la pantomime, de la scène, se fût +partout répandue. Il se trouva ainsi mêlé jusqu'à la fin de la nuit à +une foule joyeuse aux costumes extravagants. Parfois il ouvrait une +porte, et se trouvait dans une chambre où l'on montrait la lanterne +magique. Des enfants applaudissaient à grand bruit... Parfois, dans un +coin de salon où l'on dansait, il engageait conversation avec quelque +dandy et se renseignait hâtivement sur les costumes que l'on porterait +les jours suivants... + +Un peu angoissé à la longue par tout ce plaisir qui s'offrait à lui, +craignant à chaque instant que son manteau entr'ouvert ne laissât voir +sa blousse de collégien, il alla se réfugier un instant dans la partie +la plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n'y entendait que +le bruit étouffé d'un piano. + +Il entra dans une pièce silencieuse qui était une salle à manger +éclairée par une lampe à suspension. Là aussi c'était fête, mais fête +pour les petits enfants. + +Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouverts sur leurs +genoux; d'autres étaient accroupis par terre devant une chaise et, +gravement, ils faisaient sur le siège un étalage d'images; d'autres, +auprès du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils écoutaient +au loin, dans l'immense demeure, la rumeur de la fête. + +Une porte de cette salle à manger était grande ouverte. On entendait +dans la pièce attenante jouer du piano. Meaulnes avança curieusement la +tête. C'était une sorte de petit salon-parloir; une femme ou une jeune +fille, un grand manteau marron jeté sur ses épaules, tournait le dos, +jouant très doucement des airs de rondes ou de chansonnettes. Sur le +divan, tout à côté, six ou sept petits garçons et petites filles rangés +comme sur une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il se fait +tard, écoutaient. De temps en temps seulement, l'un d'eux, arc-bouté sur +les poignets, se soulevait, glissait à terre et passait dans la salle à +manger: un de ceux qui avaient fini de regarder les images venait +prendre sa place. + +Après cette fête où tout était charmant, mais fiévreux et fou, où lui- +même avait si follement poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se trouvait +là plongé dans le bonheur le plus calme du monde. + +Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait à jouer, il retourna +s'asseoir dans la salle à manger, et, ouvrant un des gros livres rouges +épars sur la table, il commença distraitement à lire. + +Presque aussitôt un des petits qui étaient par terre s'approcha, se +pendit à son bras et grimpa sur son genou pour regarder en même temps +que lui; un autre en fit autant de l'autre côté. Alors ce fut un rêve +comme son rêve de jadis. Il put imaginer longuement qu'il était dans sa +propre maison, marié, un beau soir, et que cet être charmant et inconnu +qui jouait du piano, près de lui, c'était sa femme... + + + +CHAPITRE XV + +La rencontre. + +Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des premiers. Comme on le lui +avait conseillé, il revêtit un simple costume noir, de mode passée, une +jaquette serrée à la taille avec des manches bouffant aux épaules, un +gilet croisé, un pantalon élargi du bas jusqu'à cacher ses fines +chaussures, et un chapeau haut de forme. + +La cour était déserte encore lorsqu'il descendit. Il fit quelques pas et +se trouva comme transporté dans une journée de printemps. Ce fut en +effet le matin le plus doux de cet hiver-là. Il faisait du soleil comme +aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillée +brillait comme humectée de rosée. Dans les arbres, plusieurs petits +oiseaux chantaient et de temps à autre une brise tiédie coulait sur le +visage du promeneur. + +Il fit comme les invités qui se sont éveillés avant le maître de la +maison. Il sortit dans la cour du Domaine, pensant à chaque instant +qu'une voix cordiale et joyeuse allait crier derrière lui: + +"Déjà réveillé, Augustin?..." + +Mais il se promena longtemps seul à travers le jardin et la cour. Là- +bas, dans le bâtiment principal, rien ne remuait, ni aux fenêtres, ni à +la tourelle. On avait ouvert déjà, cependant, les deux battants de la +ronde porte de bois. Et, dans une des fenêtres du haut, un rayon de +soleil donnait, comme en été, aux premières heures du matin. + +Meaulnes, pour la première fois, regardait en plein jour l'intérieur de +la propriété. Les vestiges d'un mur séparaient le jardin délabré de la +cour, où l'on avait, depuis peu, versé du sable et passé le râteau. A +l'extrémité des dépendances qu'il habitait, c'étaient des écuries bâties +dans un amusant désordre, qui multipliait les recoins garnis +d'arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque sur le Domaine déferlaient +des bois de sapins qui le cachaient à tout le pays plat, sauf vers +l'est, où l'on apercevait des collines bleues couvertes de rochers et de +sapins encore. + +Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la branlante barrière +de bois qui entourait le vivier; vers les bords il restait un peu de +glace mince et plissée comme une écume. Il s'aperçut lui-même reflété +dans l'eau, comme incliné sur le ciel, dans son costume d'étudiant +romantique. Et il crut voir un autre Meaulnes; non plus l'écolier qui +s'était évadé dans une carriole de paysan, mais un être charmant et +romanesque, au milieu d'un beau livre de prix... + +Il se hâta vers le bâtiment principal, car il avait faim. Dans la grande +salle où il avait dîné la veille, une paysanne mettait le couvert. Dès +que Meaulnes se fut assis devant un des bols alignés sur la nappe, elle +lui versa le café en disant: + +"Vous êtes le premier, monsieur". + +Il ne voulut rien répondre, tant il craignait d'être soudain reconnu +comme un étranger. Il demanda seulement à quelle heure partirait le +bateau pour la promenade matinale qu'on avait annoncée. + +"Pas avant une demi-heure, monsieur: personne n'est descendu encore", +fut la réponse. + +Il continua donc d'errer en cherchant le lieu de l'embarcadère, autour +de la longue maison châtelaine aux ailes inégales, comme une église. +Lorsqu'il eut contourné l'aile sud, il aperçut soudain les roseaux, à +perte de vue, qui formaient tout le paysage. L'eau des étangs venait de +ce côté mouiller le pied des murs, et il y avait, devant plusieurs +portes, de petits balcons de bois qui surplombaient les vagues +clapotantes. + +Désoeuvré, le promeneur erra un long moment sur la rive sablée comme un +chemin de halage. Il examinait curieusement les grandes portes aux +vitres poussiéreuses qui donnaient sur des pièces délabrées ou +abandonnées, sur des débarras encombrés de brouettes, d'outils rouillés +et de pots de fleurs brisés, lorsque soudain, à l'autre bout des +bâtiments, il entendit des pas grincer sur le sable. + +C'étaient deux femmes, l'une très vieille et courbée; l'autre, une jeune +fille, blonde, élancée, dont le charmant costume, après tous les +déguisements de la veille, parut d'abord à Meaulnes extraordinaire. + +Elles s'arrêtèrent un instant pour regarder le paysage, tandis que +Meaulnes se disait, avec un étonnement qui lui parut plus tard bien +grossier: + +"Voilà sans doute ce qu'on appelle une jeune fille excentrique--peut- +être une actrice qu'on a mandée pour la fête". + +Cependant, les deux femmes passaient près de lui et Meaulnes, immobile, +regarda la jeune fille. Souvent, plus tard, lorsqu'il s'endormait après +avoir désespérément essayé de se rappeler le beau visage effacé, il +voyait en rêve passer des rangées de jeunes femmes qui ressemblaient à +celle-ci. L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son air un peu +penché; l'autre son regard si pur; l'autre encore sa taille fine, et +l'autre avait aussi ses yeux bleus: mais aucune de ces femmes n'était +jamais la grande jeune fille. + +Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un +visage aux traits un peu courts, mais dessinés avec une finesse presque +douloureuse. Et comme déjà elle était passée devant lui, il regarda sa +toilette, qui était bien la plus simple et la plus sage des toilettes... + +Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, lorsque la jeune +fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit à sa compagne: + +"Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense?..." + +Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée, tremblante, ne cessait +de causer gaiement et de rire. La jeune fille répondait doucement. Et +lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadère, elle eut ce même regard +innocent et grave, qui semblait dire: + +"Qui êtes-vous? Que faites-vous ici? Je ne vous connais pas. Et pourtant +il me semble que je vous connais". + +D'autres invités étaient maintenant épars entre les arbres, attendant. +Et trois bateaux de plaisance accostaient, prêts à recevoir les +promeneurs. Un à un, sur le passage des dames, qui paraissaient être la +châtelaine et sa fille, les jeunes gens saluaient profondément, et les +demoiselles s'inclinaient. Etrange matinée! Etrange partie de plaisir! +Il faisait froid malgré le soleil d'hiver, et les femmes enroulaient +autour de leur cou ces boas de plumes qui étaient alors à la mode... + +La vieille dame resta sur la rive, et, sans savoir comment, Meaulnes se +trouva dans le même yacht que la jeune châtelaine. Il s'accouda sur le +pont, tenant d'une main d'une main son chapeau battu par le grand vent, +et il put regarder à l'aise le jeune fille, qui s'était assise à l'abri. +Elle aussi le regardait. Elle répondait à ses compagnes, souriait, puis +posait doucement ses yeux bleus sur lui, en tenant sa lèvre un peu +mordue. + +Un grand silence régnait sur les berges prochaines. Le bateau filait +avec un brui calme de machine et d'eau. On eût pu se croire au coeur de +l'été. On allait aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque +maison de campagne. La jeune fille s'y promènerait sous une ombrelle +blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles gémir... Mais +soudain une rafale glacée venait rappeler décembre aux invités de cette +étrange fête. + +On aborda devant un bois de sapins. Sur le débarcadère, les passages +durent attendre un instant, serrés les uns contre les autres, qu'un des +bateliers eût ouvert le cadenas de la barrière... Avec quel émoi +Meaulnes se rappelait dans la suite cette minute où, sur le bord de +l'étang, il avait eu très près du sien le visage désormais perdu de la +jeune fille! Il avait regardé ce profil si pur, de tous ses yeux, +jusqu'à ce qu'ils fussent près de s'emplir de larmes. Et il se rappelait +avoir vu, comme un secret délicat qu'elle lui eût confié, un peu de +poudre restée sur sa joue... + +A terre, tout s'arrangea comme dans un rêve. Tandis que les enfants +couraient avec des cris de joie, que des groupes se formaient et +s'éparpillaient à travers bois, Meaulnes s'avança dans une allée, où, +dix pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva près d'elle +sans avoir eu le temps de réfléchir: + +"Vous êtes belle", dit-il simplement. + +Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit une allée transversale. +D'autres promeneurs couraient, jouaient à travers les avenues, chacun +errant à sa guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune +homme se reprocha vivement ce qu'il appelait sa balourdise, sa +grossièreté, sa sottise. Il errait au hasard, persuadé qu'il ne +reverrait plus cette gracieuse créature, lorsqu'il l'aperçut soudain +venant à sa rencontre et forcée de passer près de lui dans l'étroit +sentier. Elle écartait de ses deux mains nues les plis de son grand +manteau. Elle avait des souliers noirs très découverts. Ses chevilles +étaient si fines qu'elles pliaient par instants et qu'on craignait de +les voir se briser. + +Cette fois, le jeune homme salua, en disant très bas: + +"Voulez-vous me pardonner? + +--Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je rejoigne les +enfants, puisqu'ils sont les maîtres aujourd'hui. Adieu". + +Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui parlait avec +gaucherie, mais d'un ton si troublé, si plein de désarroi, qu'elle +marcha plus lentement et l'écouta. + +"Je ne sais même pas qui vous êtes", dit-elle enfin. Elle prononçait +chaque mot d'un ton uniforme, en appuyant de la même façon sur chacun, +mais en disant plus doucement le dernier... Ensuite elle reprenait son +visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient +fixement au loin. + +"Je ne sais pas non plus votre nom", répondit Meaulnes. + +Ils suivaient maintenant un chemin découvert, et l'on voyait à quelque +distance les invités se presser autour d'une maison isolée dans la +pleine campagne. + +"Voici la 'maison de Frantz'", dit la jeune fille; il faut que je vous +quitte..." + +Elle hésita, le regarda un instant en souriant et dit: + +"Mon nom?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais..." + +Et elle s'échappa. + +La "maison de Frantz' était alors inhabitée. Mais Meaulnes la trouva +envahie jusqu'aux greniers par la foule des invités. Il n'eût guère le +loisir d'ailleurs d'examiner le lieu où il se trouvait: on déjeuna en +hâte d'un repas froid emporté dans les bateaux, ce qui était fort peu de +saison, mais les enfants en avaient décidé ainsi, sans doute; et l'on +repartit. Meaulnes s'approcha de Mlle de Galais dès qu'il la vit sortir +et, répondant à ce qu'elle avait dit tout à l'heure: + +"Le nom que je vous donnais était plus beau, dit-il. + +--Comment? Quel était ce nom?" fit-elle, toujours avec la même gravité. + +Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne répondit rien. + +"Mon nom à moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et je suis +étudiant. + +--Oh! vous étudiez?" dit-elle. Et ils parlèrent un instant encore. Ils +parlèrent lentement, avec bonheur,--avec amitié. Puis l'attitude de la +jeune fille changea. Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle +parut aussi plus inquiète. On eût dit qu'elle redoutait ce que Meaulnes +allait dire et s'en effarouchait à l'avance. Elle était auprès de lui +toute frémissante, comme une hirondelle un instant posée à terre et qui +déjà tremble du désir de reprendre son vol. + +"A quoi bon? A quoi bon?" répondait-elle doucement aux projets que +faisait Meaulnes. + +Mais lorsqu'enfin il osa lui demander la permission de revenir un jour +vers ce beau domaine: + +"Je vous attendrai", répondit-elle simplement. + +Ils arrivaient en vue de l'embarcadère. Elle s'arrêta soudain et dit +pensivement: + +"Nous sommes deux enfants; nous avons fait une folie. Il ne faut pas que +nous montions cette fois dans le même bateau. Adieu, ne me suivez pas". + +Meaulnes resta un instant interdit, la regardant partir. Puis il se +reprit à marcher. Et alors le jeune fille, dans le lointain, au moment +de se perdre à nouveau dans la foule des invités, s'arrêta et, se +tournant vers lui, pour la première fois le regarda longuement. Etait-ce +un dernier signe d'adieu? Etait-ce pour lui défendre de l'accompagner? +Ou peut-être avait-elle quelque chose encore à lui dire?... + +Dès qu'on fut rentré au Domaine, commença, derrière la ferme, dans une +grande prairie en pente, la course des poneys. C'était la dernière +partie de la fête. D'après toutes les prévisions, les fiancés devaient +arriver à temps pour y assister et ce serait Frantz qui dirigeait tout. + +On dut pourtant commencer sans lui. Les garçons en costumes de jockeys, +les fillettes en écuyères, amenaient les uns, de fringants poneys +enrubannés, les autres, de très vieux chevaux dociles. Au milieu des +cris, des rires enfantins, des paris et des longs coups de cloche, on se +fût cru transporté sur la pelouse verte et taillée de quelque champ de +courses en miniature. + +Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles aux chapeaux à plumes, +qu'il avait entendus la veille dans l'allée du bois... Le reste du +spectacle lui échappa, tant il était anxieux de retrouver dans la foule +le gracieux chapeau de roses et le grand manteau marron. Mais Mlle de +Galais ne parut pas. Il la cherchait encore lorsqu'une volée de coups de +cloche et des cris de joie annoncèrent la fin des courses. Une petite +fille sur une vieille jument blanche avait remporté la victoire. Elle +passait triomphalement sur sa monture et le panache de son chapeau +flottait au vent. + +Puis soudain tout se tut. Les jeux étaient finis et Frantz n'était pas +de retour. On hésita un instant; on se concerta avec embarras. Enfin, +par groupes, on regagna les appartements, pour attendre, dans +l'inquiétude et le silence, le retour des fiancés. + + + +CHAPITRE XVI + +Frantz de Galais. + +La course avait fini trop tôt. Il était quatre heures et demie et il +faisait jour encore, lorsque Meaulnes se retrouva dans sa chambre, la +tête pleine des événements de son extraordinaire journée. Il s'assit +devant la table, désoeuvré, attendant le dîner et la fête qui devait +suivre. + +De nouveau soufflait le grand vent du premier soir. On l'entendait +gronder comme un torrent ou passer avec le sifflement appuyé d'une chute +d'eau. Le tablier de la cheminée battait de temps à autre. + +Pour la première fois, Meaulnes sentit en lui cette légère angoisse qui +vous saisit à la fin des trop belles journées. Un instant il pensa à +allumer du feu; mais il essaya vainement de lever le tablier rouillé de +la cheminée. Alors il se prit à ranger dans la chambre; il accrocha ses +beaux habits aux portemanteaux, disposa le long du mur les chaises +bouleversées, comme s'il eût tout voulu préparer là pour un long séjour. + +Cependant songeant qu'il devait se tenir toujours prêt à partir, il plia +soigneusement sur le dossier d'une chaise, comme un costume de voyage, +sa blouse et ses autres vêtements de collégien; sous la chaise, il mit +ses souliers ferrés pleins de terre encore. + +Puis il revint s'asseoir et regarda autour de lui, plus tranquille, sa +demeure qu'il avait mise en ordre. + +De temps à autre une goutte de pluie venait rayer la vitre qui donnait +sur la cour aux voitures et sur le bois de sapins. Apaisé, depuis qu'il +avait rangé son appartement, le grand garçon se sentit parfaitement +heureux. Il était là, mystérieux, étranger, au milieu de ce monde +inconnu, dans la chambre qu'il avait choisie. Ce qu'il avait obtenu +dépassait toutes ses espérances. Et il suffisait maintenant à sa joie de +se rappeler ce visage de jeune fille, dans le grand vent, qui se +tournait vers lui... + +Durant cette rêverie, la nuit était tombée sans qu'il songeât même à +allumer les flambeaux. Un coup de vent fit battre la porte de l'arrière- +chambre qui communiquait avec la sienne et dont la fenêtre donnait aussi +sur la cour aux voitures. Meaulnes allait la refermer, lorsqu'il aperçut +dans cette pièce une lueur, comme celle d'une bougie allumée sur la +table. Il avança la tête dans l'entrebâillement de la porte. Quelqu'un +était entré là, par la fenêtre sans doute, et se promenait de long en +large, à pas silencieux. Autant qu'on pouvait voir, c'était un très +jeune homme. Nu-tête, une pèlerine de voyage sur les épaules, il +marchait sans arrêt, comme affolé par une douleur insupportable. Le vent +de la fenêtre qu'il avait laissée grande ouverte faisait flotter sa +pèlerine et, chaque fois qu'il passait près de la lumière, on voyait +luire des boutons dorés sur sa fine redingote. + +Il sifflait quelque chose entre ses dents, une espèce d'air marin, comme +en chantent, pour s'égayer le coeur, les matelots et les filles dans les +cabarets des ports... + +Un instant, au milieu de sa promenade agitée, il s'arrêta et se pencha +sur la table, chercha dans une boîte, en sortit plusieurs feuilles de +papier... Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de la bougie, un très +fin, très aquilin visage sans moustache sous une abondante chevelure que +partageait une raie de côté. Il avait cessé de siffler. Très pâle, les +lèvres entr'ouvertes, il paraissait à bout de souffle, comme s'il avait +reçu au coeur un coup violent. + +Meaulnes hésitait s'il allait, par discrétion, se retirer, ou s'avancer, +lui mettre doucement, en camarade, la main sur l'épaule, et lui parler. +Mais l'autre leva la tête et l'aperçut. Il le considéra une seconde, +puis, sans s'étonner, s'approcha et dit, affermissant sa voix: + +"Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je suis content de vous voir. +Puisque vous voici, c'est à vous que je vais expliquer... Voilà!..." + +Il paraissait complètement désemparé. Lorsqu'il eut dit: "Voilà", il +prit Meaulnes par le revers de sa jaquette, comme pour fixer son +attention. Puis il tourna la tête vers la fenêtre, comme pour réfléchir +à ce qu'il allait dire, cligna des yeux--et Meaulnes comprit qu'il +avait une forte envie de pleurer. + +Il ravala d'un coup toute cette peine d'enfant, puis, regardant toujours +fixement la fenêtre, il reprit d'une voix altérée: + +"Eh bien, voilà: c'est fini; la fête est finie. Vous pouvez descendre le +leur dire. Je suis rentré tout seul. Ma fiancée ne viendra pas. Par +scrupule, par crainte, par manque de foi... d'ailleurs, monsieur, je +vais vous expliquer..." + +Mais il ne put continuer; tout son visage se plissa. Il n'expliqua rien. +Se détournant soudain, il s'en alla dans l'ombre ouvrir et refermer des +tiroirs pleins de vêtements et de livres. + +"Je vais m'apprêter pour repartir, dit-il. Qu'on ne me dérange pas". + +Il plaça sur la table divers objets, un nécessaire de toilette, un +pistolet... + +Et Meaulnes, plein de désarroi, sortit sans oser lui dire un mot ni lui +serrer la main. + +En bas, déjà, tout le monde semblait avoir pressenti quelque chose. +Presque toutes les jeunes filles avaient changé de robe. Dans le +bâtiment principal le dîner avait commencé, mais hâtivement, dans le +désordre, comme à l'instant d'un départ. + +Il se faisait un continuel va-et-vient de cette grande cuisine-salle à +manger aux chambres du haut et aux écuries. Ceux qui avaient fini +formaient des groupes où l'on se disait au revoir. + +"Que se passe-t-il? demanda Meaulnes à un garçon de campagne, qui se +hâtait de terminer son repas, son chapeau de feutre sur la tête et sa +serviette fixée à son gilet. + +--Nous partons, répondit-il. Cela s'est décidé tout d'un coup. A cinq +heures, nous nous sommes trouvés seuls, tous les invités ensemble. Nous +avions attendu jusqu'à la dernière limite. Les fiancés ne pouvaient plus +venir? Quelqu'un a dit: "Si nous partions..." Et tout le monde s'est +apprêté pour le départ". + +Meaulnes ne répondit pas. Il lui était égal de s'en aller maintenant. +N'avait-il pas été jusqu'au bout de son aventure?... N'avait-il pas +obtenu cette fois tout ce qu'il désirait? C'est à peine s'il avait eu le +temps de repasser à l'aise dans sa mémoire toute la belle conversation +du matin. Pour l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et bientôt, il +reviendrait--sans tricherie, cette fois... + +"Si vous voulez venir avec nous, continua l'autre, qui était un garçon +de son âge, hâtez-vous d'aller vous mettre en tenue. Nous attelons dans +un instant". + +Il partit au galop, laissant là son repas commencé et négligeant de dire +aux invités ce qu'il savait. Le parc, le jardin et la cour étaient +plongés dans une obscurité profonde. Il n'y avait pas, ce soir-là, de +lanternes aux fenêtres. Mais comme, après tout, ce dîner ressemblait au +dernier repas des fins de noces, les moins bons de invités, qui peut- +être avaient bu, s'étaient mis à chanter. A mesure qu'il s'éloignait, +Meaulnes entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce parc qui depuis +deux jours avait tenu tant de grâce et de merveilles. Et c'était le +commencement du désarroi et de la dévastation. Il passa près du vivier +où le matin même il s'était miré. Comme tout paraissait changé déjà...-- +avec cette chanson, reprise en choeur, qui arrivait par bribes: + +D'où donc que tu reviens, petite libertine? Ton bonnet est déchiré Tu es +bien mal coiffée... + +et cet autre encore: + +Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont +rouges... Adieu, sans retour! + +Comme il arrivait au pied de l'escalier de sa demeure isolée, quelqu'un +en descendait qui le heurta dans l'ombre et lui dit: + +"Adieu, monsieur!" + +et, s'enveloppant dans sa pèlerine comme s'il avait très froid, +disparut. C'était Franz Galais. + +La bougie que Frantz avait laissée dans sa chambre brûlait encore. Rien +n'avait été dérangé. Il y avait seulement, écrits sur une feuille de +papier à lettres placée en évidence, ces mots: + +Ma fiancée a disparu, me faisant dire qu'elle ne pouvait pas être ma +femme; qu'elle était une couturière et non pas une princesse. Je ne sais +que devenir. Je m'en vais. Je n'ai plus envie de vivre. Qu'Yvonne me +pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne pourrait rien pour +moi... + +C'était la fin de la bougie, dont la flamme vacilla, rampa une seconde +et s'éteignit. Meaulnes rentra dans sa propre chambre et ferma la porte. +Malgré l'obscurité, il reconnut chacune des choses qu'il avait rangées +en plein jour, en plein bonheur, quelques heures auparavant. Pièce par +pièce, fidèle, il retrouva tout son vieux vêtement misérable, depuis ses +godillots jusqu'à sa grossière ceinture à boucle de cuivre. Il se +déshabilla et se rhabilla vivement, mais, distraitement, déposa sur une +chaise ses habits d'emprunt, se trompant de gilet. + +Sous les fenêtres, dans la cour aux voitures, un remue-ménage avait +commencé. On tirait, on appelait, on poussait, chacun voulant défaire sa +voiture de l'inextricable fouillis où elle était prise. De temps en +temps un homme grimpait sur le siège d'une charrette, sur la bâche d'une +grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La lueur du falot venait +frapper la fenêtre: un instant, autour de Meaulnes, la chambre +maintenant familière, où toutes choses avaient été pour lui si amicales, +palpitait, revivait... Et c'est ainsi qu'il quitta, refermant +soigneusement la porte, ce mystérieux endroit qu'il ne devait sans doute +jamais revoir. + + + +CHAPITRE XVII + +La fête étrange (fin). + +Déjà, dans la nuit, une file de voitures roulait lentement vers la +grille du bois. En tête, un homme revêtu d'une peau de chèvre, une +lanterne à la main, conduisait par la bride le cheval du premier +attelage. + +Meaulnes avait hâte de trouver quelqu'un qui voulût bien se charger de +lui. Il avait hâte de partir. Il appréhendait, au fond du coeur, de se +trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa supercherie fût +découverte. + +Lorsqu'il arriva devant le bâtiment principal les conducteurs +équilibraient la charge des dernières voitures. On faisait lever tous +les voyageurs pour rapprocher ou reculer les sièges, et les jeunes +filles enveloppées dans des fichus se levaient avec embarras, les +couvertures tombaient à leurs pieds et l'on voyait les figures inquiètes +de celles qui baissaient leur tête du côté des falots. + +Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le jeune paysan qui tout à +l'heure avait offert de l'emmener: + +"Puis-je monter? lui cria-t-il. + +--Où vas-tu, mon garçon? répondit l'autre qui ne le reconnaissait plus. + +--Du côté de Sainte-Agathe. + +--Alors il faut demander une place à Maritain" Et voilà le grand écolier +cherchant parmi les voyageurs attardés ce Maritain inconnu. On le lui +indiqua parmi les buveurs qui chantaient dans la cuisine. + +"C'est un 'amusard', lui dit-on. Il sera encore là à trois heures du +matin". + +Meaulnes songea un instant à la jeune fille inquiète, pleine de fièvre +et de chagrin, qui entendrait chanter dans le Domaine, jusqu'au milieu +de la nuit, ces paysans avinés. Dans quelle chambre était-elle? Où était +sa fenêtre, parmi ces bâtiments mystérieux? Mais rien ne servirait à +l'écolier de s'attarder. Il fallut partir. Une fois rentré à Sainte- +Agathe, tout deviendrait plus clair; il cesserait d'être un écolier +évadé; de nouveau il pourrait songer à la jeune châtelaine. + +Une à une, les voitures s'en allaient; les roues grinçaient sur le sable +de la grande allée. Et, dans la nuit, on les voyait tourner et +disparaître, chargées de femmes emmitouflées, d'enfants dans des fichus, +qui déjà s'endormaient. Une grande carriole encore; un char à bancs, où +les femmes étaient serrées épaule contre épaule, passa, laissant +Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. Il n'allait plus rester +bientôt qu'une vieille berline que conduisait un paysan en blouse. + +"Vous pouvez monter, répondit-il aux explications d'Augustin, nous +allons dans cette direction". + +Péniblement Meaulnes ouvrit la portière de la vieille guimbarde, dont la +vitre trembla et les gonds crièrent. Sur la banquette, dans un coin de +la voiture, deux tout petits enfants, un garçon et une fille, dormaient. +Ils s'éveillèrent au bruit et au froid, se détendirent, regardèrent +vaguement, puis en frissonnant se renfoncèrent dans leur coin et se +rendormirent. + +Déjà la vieille voiture partait. Meaulnes referma plus doucement la +portière et s'installa avec précaution dans l'autre coin; puis, +avidement, s'efforça de distinguer à travers la vitre les lieux qu'il +allait quitter et la route par où il était venu: il devina, malgré la +nuit, que la voiture traversait la cour et le jardin, passait devant +l'escalier de sa chambre, franchissait la grille et sortait du Domaine +pour entrer dans les bois. Fuyant le long de la vitre, on distinguait +vaguement les troncs des vieux sapins. + +"Peut-être rencontrerons-nous Frantz de Galais", se disait Meaulnes, le +coeur battant. + +Brusquement, dans le chemin étroit, la voiture fit un écart pour ne pas +heurter un obstacle. C'était, autant qu'on pouvait deviner dans la nuit +à ses formes massives, une roulotte arrêtée presque au milieu du chemin +et qui avait dû rester là, à proximité de la fête, durant ces derniers +jours. + +Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au trot, Meaulnes commençait +à se fatiguer de regarder à la vitre, s'efforçant vainement de percer +l'obscurité environnante, lorsque soudain, dans la profondeur du bois, +il y eut un éclair, suivi d'une détonation. Les chevaux partirent au +galop et Meaulnes ne sut pas d'abord si le cocher en blouse s'efforçait +de les retenir ou, au contraire, les excitait à fuir. Il voulut ouvrir +la portière. Comme la poignée se trouvait à l'extérieur, il essaya +vainement de baisser la glace, la secoua... Les enfants, réveillés en +peur, se serraient l'un contre l'autre, sans rien dire. Et tandis qu'il +secouait la vitre, le visage collé au carreau, il aperçut, grâce à un +coude du chemin, une forme blanche qui courait. C'était, hagard et +affolé, le grand pierrot de la fête, le bohémien en tenue de mascarade, +qui portait dans ses bras un corps humain serré contre sa poitrine. Puis +tout disparut. + +Dans la voiture qui fuyait au grand galop à travers la nuit, les deux +enfants s'étaient rendormis. Personne à qui parler des événements +mystérieux de ces deux jours. Après avoir longtemps repassé dans son +esprit tout ce qu'il avait vu et entendu, plein de fatigue et le coeur +gros, le jeune homme lui aussi s'abandonna au sommeil, comme un enfant +triste... + +Ce n'était pas encore le petit jour lorsque, la voiture s'étant arrêtée +sur la route, Meaulnes fut réveillé par quelqu'un qui cognait à la +vitre. Le conducteur ouvrit péniblement la portière et cria, tandis que +le vent froid de la nuit glaçait l'écolier jusqu'aux os: + +"Il va falloir descendre ici. Le jour se lève. Nous allons prendre la +traverse. Vous êtes tout près de Sainte-Agathe". + +A demi replié, Meaulnes obéit, chercha vaguement, d'un geste +inconscient, sa casquette, qui avait roulé sous les pieds des deux +enfants endormis, dans le coin le plus sombre de la voiture, puis il +sortit en se baissant. + +"Allons, au revoir, dit l'homme en remontant sur son siège. Vous n'avez +plus que six kilomètres à faire. Tenez, la borne est là, au bord du +chemin". + +Meaulnes, qui ne s'était pas encore arraché de son sommeil, marcha +courbé en avant, d'un pas lourd, jusqu'à la borne et s'y assit, les bras +croisés, la tête inclinée, comme pour se rendormir. + +"Ah! non, cria le voiturier. Il ne faut pas vous endormir là. Il fait +trop froid. Allons, debout, marchez un peu..." + +Vacillant comme un homme ivre, le grand garçon, les mains dans ses +poches, les épaules rentrées, s'en alla lentement sur le chemin de +Sainte-Agathe; tandis que, dernier vestige de la fête mystérieuse, la +vieille berline quittait le gravier de la route et s'éloignait, cahotant +en silence, sur l'herbe de la traverse. On ne voyait plus que le chapeau +du conducteur, dansant au-dessus des clôtures... + + + +DEUXIÈME PARTIE + +CHAPITRE PREMIER + +Le Grand Jeu. + +Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l'impossibilité où nous +étions de mener à bien de longues recherches nous empêchèrent, Meaulnes +et moi de reparler du Pays perdu avant la fin de l'hiver. Nous ne +pouvions rien commencer de sérieux, durant ces brèves journées de +février, ces jeudis sillonnés de bourrasques, qui finissaient +régulièrement vers cinq heures par une morne pluie glacée. + +Rien ne nous rappelait l'aventure de Meaulnes sinon ce fait étrange que +depuis l'après-midi de son retour nous n'avions plus d'amis. Aux +récréations, les mêmes jeux qu'autrefois s'organisaient, mais Jasmin ne +parlait jamais plus au grand Meaulnes. Le soir, aussitôt la classe +balayée, la cour se vidait comme au temps où j'étais seul, et je voyais +errer mon compagnon, du jardin au hangar et de la cour à la salle à +manger. + +Les jeudis matins, chacun de nous installé sur le bureau d'une des deux +salles de classe, nous lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous +avions dénichés dans les placards, entre des méthodes d'anglais et des +cahiers de musique finement recopiés. L'après-midi, c'était quelque +visite qui nous faisait fuir l'appartement; et nous regagnions +l'école... Nous entendions parfois des groupes de grands élèves qui +s'arrêtaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail, le +heurtaient en jouant à des jeux militaires incompréhensibles et puis +s'en allaient... Cette triste vie se poursuivit jusqu'à la fin de +février. Je commençais à croire que Meaulnes avait tout oublié, +lorsqu'une aventure, plus étrange que les autres, vint me prouver que je +m'étais trompé et qu'une crise violente se préparait sous la surface +morne de cette vie d'hiver. + +Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la première +nouvelle du Domaine étrange, la première vague de cette aventure dont +nous ne reparlions pas arriva jusqu') nous. Nous étions en pleine +veillée. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec nous +Millie et mon père, qui ne se doutaient nullement de la sourde fâcherie +par quoi toute la classe était divisée en deux clans. + +A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeter dehors les +miettes du repas fit: + +"Ah!" + +d'une voix si claire que nous nous approchâmes pour regarder. Il y avait +sur le seuil une couche de neige... Comme il faisait très sombre, je +m'avançai de quelques pas dans la cour pour voir si la couche était +profonde. Je sentis des flocons légers qui me glissaient sur la figure +et fondaient aussitôt. On me fit rentrer très vite et Millie ferma la +porte frileusement. + +A neuf heures nous nous disposions à monter nous coucher; ma mère avait +déjà la lampe à la main, lorsque nous entendîmes très nettement deux +grands coups lancés à toute volée dans le portail, à l'autre bout de la +cour. Elle replaça la lampe sur la table et nous restâmes tous debout, +aux aguets, l'oreille tendue. + +Il ne fallait pas songer à aller voir ce qui se passait. Avant d'avoir +traversé seulement la moitié de la cour, la lampe eût été éteinte et le +verre brisé. Il y eut un cour silence et mon père commençait à dire que +"c'était sans doute...", lorsque, tout juste sous la fenêtre de la salle +à manger, qui donnait, je l'ai dit, sur la route de La Gare, un coup de +sifflet partit, strident et très prolongé, qui dut s'entendre jusque +dans la rue de l'église. Et, immédiatement, derrière la fenêtre, à peine +voilés par les carreaux, poussés par des gens qui devaient être montés à +la force des poignets sur l'appui extérieur, éclatèrent des cris +perçants. + +"Amenez-le! Amenez-le!" + +A l'autre extrémité du bâtiment, les mêmes cris répondirent. Ceux-là +avaient dû passer par le champ du père Martin; ils devaient être grimpés +sur le mur bas qui séparait le champ de notre cour. + +Puis, vociférés à chaque endroit par huit ou dix inconnus aux voix +déguisées, les cris de: "Amenez-le!" éclatèrent successivement--sur le +toit du cellier qu'ils avaient dû atteindre en escaladant un tas de +fagots adossé au mur extérieur--sur un petit mur qui joignait le hangar +au portail et dont la crête arrondie permettait de se mettre commodément +à cheval--sur le mur grillé de la route de La Gare où l'on pouvait +facilement monter... Enfin, par derrière, dans le jardin, une troupe +retardataire arriva, qui fit la même sarabande, criant cette fois: + +"A l'abordage!" + +Et nous entendions l'écho de leurs cris résonner dans les salles de +classe vides, dont ils avaient ouvert les fenêtres. + +Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les détours et les passages +de la grande demeure, que nous voyions très nettement, comme sur un +plan, tous les points où ces gens inconnus étaient en train de +l'attaquer. + +A vrai dire, ce fut seulement au tout premier instant que nous eûmes de +l'effroi. Le coup de sifflet nous fit penser tous les quatre à une +attaque de rôdeurs et de bohémiens. Justement il y avait depuis une +quinzaine, sur la place, derrière l'église, un grand malandrin et un +jeune garçon à la tête serrée dans des bandages. Il y avait aussi, chez +les charrons et les maréchaux, des ouvriers qui n'étaient pas du pays. + +Mais, dès que nous eûmes entendu les assaillants crier, nous fûmes +persuadés que nous avions affaire à des gens--et probablement à des +jeunes gens--du bourg. Il y avait même certainement des gamins--on +reconnaissait leurs voix suraiguës--dans la troupe qui se jetait à +l'assaut de notre demeure comme à l'abordage d'un navire. + +"Ah! bien, par exemple..." s'écria mon père. + +Et Millie demanda à mi-voix: + +"Mais qu'est-ce que cela veut dire?" lorsque soudain les voix du portail +et du mur grillé--puis celle de la fenêtre--s'arrêtèrent. Deux coups +de sifflet partirent derrière la croisée. Les cris des gens grimpés sur +le cellier, comme ceux des assaillants du jardin, décrurent +progressivement, puis cessèrent; nous entendîmes, le long du mur de la +salle à manger le frôlement de toute la troupe qui se retirait en hâte +et dont les pas étaient amortis par la neige. + +Quelqu'un évidemment les dérangeait. A cette heure où tout dormait, ils +avaient pensé mener en paix leur assaut contre cette maison isolée à la +sortie du bourg. Mais voici qu'on troublait leur plan de campagne. + +A peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir--car l'attaque avait +été soudaine comme un abordage bien conduit--et nous disposions-nous à +sortir, que nous entendîmes une voix connue appeler à la petite grille: + +"Monsieur Seurel! Monsieur Seurel!" + +C'était M. Pasquier, le boucher. Le gros petit homme racla ses sabots +sur le seuil, secoua sa courte blouse saupoudrée de neige et entra. Il +se donnait l'air finaud et effaré de quelqu'un qui a surpris tout le +secret d'une mystérieuse affaire: + +"J'étais dans ma cour, qui donne sur la place des Quatre-Routes. +J'allais fermer l'étable des chevaux. Tout d'un coup; dressés sur la +neige, qu'est-ce que je vois: deux grands gars qui semblaient faire +sentinelle ou guetter quelque chose. Ils étaient vers la croix. Je +m'avance: je fais deux pas--Hip! les voilà partis au grand galop du +côté de chez vous. Ah! je n'ai pas hésité, j'ai pris mon falot et j'ai +dit: Je vais aller raconter ça à M. Seurel..." + +Et le voilà qui recommence son histoire: + +"J'étais dans la cour derrière chez moi..." Sur ce, on lui offre une +liqueur, qu'il accepte, et on lui demande des détails qu'il est +incapable de fournir. + +Il n'avait rien vu en arrivant à la maison. Toutes les troupes mises en +éveil par les deux sentinelles qu'il avait dérangées s'étaient éclipsées +aussitôt. Quant à dire qui ces estafettes pouvaient être... + +"Ça pourrait bien être des bohémiens, avançait-il. Depuis bientôt un +mois qu'ils sont sur la place, à attendre le beau temps pour jouer la +comédie, ils ne sont pas sans avoir organisé quelque mauvais coup". + +Tout cela ne nous avançait guère et nous restions debout, fort perplexes +tandis que l'homme sirotait la liqueur et de nouveau mimait son +histoire, lorsque Meaulnes, qui avait écouté jusque-là fort +attentivement, prit par terre le falot du boucher et décida: + +"Il faut aller voir!" + +Il ouvrit la porte et nous le suivîmes, M. Seurel, M. Pasquier et moi. + +Millie, déjà rassurée, puisque les assaillants étaient partis, et, comme +tous les gens ordonnés et méticuleux, fort peu curieuse de sa nature, +déclara: + +"Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte et prenez la clef. Moi, je +vais me coucher. Je laisserai la lampe allumée". + + + +CHAPITRE II + +Nous tombons dans une embuscade. + +Nous partîmes sur la neige, dans un silence absolu. Meaulnes marchait en +avant, projetant la lueur en éventail de sa lanterne grillagée... A +peine sortions-nous par le grand portail que, derrière la bascule +municipale, qui s'adossait au mur de notre préau, partirent d'un seul +coup, comme perdreaux surpris, deux individus encapuchonnés. Soit +moquerie, soit plaisir causé par l'étrange jeu qu'ils jouaient là, soit +excitation nerveuse et peur d'être rejoints, ils dirent en courant deux +ou trois paroles coupées de rires. + +Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la neige, en me criant: + +"Suis-moi, François!..." + +Et laissant là les deux hommes âgés incapables de soutenir une pareille +course, nous nous lançâmes à la poursuite des deux ombres, qui, après +avoir un instant contourné le bas du bourg, en suivant le chemin de la +Vieille-Planche, remontèrent délibérément vers l'église. Ils couraient +régulièrement sans trop de hâte et nous n'avions pas de peine à les +suivre. Ils traversèrent la rue de l'église où tout était endormi et +silencieux, et s'engagèrent derrière le cimetière dans un dédale de +petites ruelles et d'impasses. + +C'était là un quartier de journaliers, de couturières et de tisserands, +qu'on nommait les Petits-Coins. Nous le connaissons assez mal et nous +n'y étions jamais venu la nuit. L'endroit était désert le jour: les +journaliers absents, les tisserands enfermés; et durant cette nuit de +grand silence il paraissait plus abandonné, plus endormi encore que les +autres quartiers du bourg. Il n'y avait donc aucune chance pour que +quelqu'un survînt et nous prêtât main-forte. + +Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites maisons posées au +hasard comme des boîtes en carton, c'était celui qui menait chez la +couturière qu'on surnommait "la Muette". On descendait d'abord une pente +assez raide, dallée de place en place, puis après avoir tourné deux ou +trois fois, entre des petites cours de tisserands ou des écuries vides, +on arrivait dans une large impasse fermée par une cour de ferme depuis +longtemps abandonnée. Chez la Muette, tandis qu'elle engageait avec ma +mère une conversation silencieuse, les doigts frétillants, coupée +seulement de petits cris d'infirme, je pouvais voir par la croisée le +grand mur de la ferme, qui était la dernière maison de ce côté du +faubourg, et la barrière toujours fermée de la cour sèche, sans paille, +où jamais rien ne passait plus... + +C'est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. A chaque +tournant nous craignons de les perdre, mais à ma surprise, nous +arrivions toujours au détour de la ruelle suivante avant qu'ils +l'eussent quittée. Je dis: à ma surprise, car le fait n'eût pas été +possible, tant ces ruelles étaient courtes, s'ils n'avaient pas, chaque +fois, tandis que nous les avions perdus de vue, ralenti leur allure. + +Enfin, sans hésiter, ils s'engagèrent dans la rue qui menait chez la +Muette, et je criai à Meaulnes: + +"Nous les tenons, c'est une impasse!" + +A vrai dire, c'étaient eux qui nous tenaient... Ils nous avaient +conduits là où ils avaient voulu. Arrivés au mur, ils se retournèrent +vers nous résolument et l'un des deux lança le même coup de sifflet que +nous avions déjà par deux fois entendu, ce soir-là. + +Aussitôt une dizaine de gars sortirent de la cour de la ferme abandonnée +où ils semblaient avoir été postés pour nous attendre. Ils étaient tous +encapuchonnés, le visage enfoncé dans leurs cache-nez... + +Qui c'était, nous le savions d'avance, mais nous étions bien résolus à +n'en rien dire à M. Seurel, que nos affaires ne regardaient pas. Il y +avait Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. Nous reconnûmes dans +la lutte leur façon de se battre et leurs voix entrecoupées. Mais un +point demeurait inquiétant et semblait presque effrayer Meaulnes: il y +avait là quelqu'un que nous ne connaissons pas et qui paraissait être le +chef... + +Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait manoeuvrer ses soldats qui +avaient fort à faire et qui, traînés dans la neige, déguenillés du haut +en bas, s'acharnaient contre le grand gars essoufflé. Deux d'entre eux +s'étaient occupés de moi, m'avaient immobilisé avec peine, car je me +débattais comme un diable. J'étais par terre, les genoux pliés, assis +sur les talons; on me tenait les bras joints par derrière, et je +regardais la scène avec une intense curiosité mêlée d'effroi. + +Meaulnes s'était débarrassé de quatre garçons du Cours qu'il avait +dégrafés de sa blouse en tournant vivement sur lui-même et en les jetant +à toute volée dans la neige... Bien droit sur ses deux jambes, le +personnage inconnu suivait avec intérêt, mais très calme, la bataille, +répétant de temps à autre d'une voix nette: + +"Allez... Courage... Revenez-y... Go on my boys..." + +C'était évidemment lui qui commandait... D'où venait-il? Où et comment +les avait-il entraînés à la bataille! Voilà qui restait un mystère pour +nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppé dans un cache-nez, +mais lorsque Meaulnes, débarrassé de ses adversaires, s'avança vers lui, +menaçant, le mouvement qu'il fit pour y voir bien clair et faire face à +la situation découvrit un morceau de linge blanc qui lui enveloppait la +tête à la façon d'un bandage. + +C'est à ce moment que je criai à Meaulnes: + +"Prends garde par derrière! Il y en a un autre". + +Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la barrière à laquelle il +tournait le dos, un grand diable avait surgi et, passant habilement son +cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait en arrière. Aussitôt +les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient piqué le nez dans la +neige revenaient à la charge pour lui immobiliser bras et jambes, lui +liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez, et le +jeune personnage à la tête bandée fouillait dans ses poches... Le +dernier venu, l'homme au lasso, avait allumé une petite bougie qu'il +protégeait de la main, et chaque fois qu'il découvrait un papier +nouveau, le chef allait auprès de ce lumignon examiner ce qu'il +contenait. Il déplia enfin cette espèce de carte couverte d'inscriptions +à laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et s'écria avec joie: + +"Cette fois nous l'avons. Voilà le plan! Voilà le guide! Nous allons +voir si ce monsieur est bien allé où je l'imagine..." + +Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa sa casquette ou sa +ceinture. Et tous disparurent silencieusement comme ils étaient venus, +me laissant libre de délier en hâte mon compagnon. + +"Il n'ira pas très loin avec ce plan-là", dit Meaulnes en se levant. + +Et nous repartîmes lentement, car il boitait un peu. Nous retrouvâmes +sur le chemin de l'église M. Seurel et le père Pasquier: + +"Vous n'avez rien vu? dirent-ils... Nous non plus!" + +Grâce à la nuit profonde ils ne s'aperçurent de rien. Le boucher nous +quitta et M. Seurel rentra bien vite se coucher. + +Mais nous deux, dans notre chambre, à la lueur de la lampe que Millie +nous avait laissée, nous restâmes longtemps à rafistoler nos blouses +décousues, discutant à voix basse sur ce qui nous était arrivé, comme +deux compagnons d'armes le soir d'une bataille perdue... + + + +CHAPITRE III + +Le Bohémien à l'école. + +Le réveil du lendemain fut pénible. A huit heures et demie, à l'instant +où M. Seurel allait donner le signal d'entrer, nous arrivâmes tout +essoufflés pour nous mettre sur les rangs. Comme nous étions en retard, +nous nous glissâmes n'importe où, mais d'ordinaire le grand Meaulnes +était le premier de la longue file d'élèves, coude à coude, chargés de +livres, de cahiers et de porte-plume, que M. Seurel inspectait. + +Je fus surpris de l'empressement silencieux que l'on mit à nous faire +place vers le milieu de la file; et tandis que M. Seurel, retardant de +quelques secondes l'entrée au cours, inspectait le grand Meaulnes, +j'avançai curieusement la tête, regardant à droite et à gauche pour voir +les visages de nos ennemis de la veille. + +Le premier que j'aperçus était celui-là même auquel je ne cessais de +penser, mais le dernier que j'eusse pu m'attendre à voir en ce lieu. Il +était à la place habituelle de Meaulnes, le premier de tous, un pied sur +la marche de pierre une épaule et le coin du sac qu'il avait sur le dos +accotés au chambranle de la porte. Son visage fin, très pâle, un peu +piqué de rousseur, était penché et tourné vers nous avec une sorte de +curiosité méprisante et amusée. Il avait la tête et tout un côté de la +figure bandés de linge blanc. Je reconnaissais le chef de bande, le +jeune bohémien qui nous avait volés la nuit précédente. + +Mais déjà nous entrions dans la classe et chacun prenait sa place. Le +nouvel élève s'assit près du poteau, à la gauche du long banc dont +Meaulnes occupait, à droite, la première place. Giraudat, Delouche et +les trois autres du premier banc s'étaient serrés les uns contre les +autres pour lui faire place, comme si tout eût été convenu d'avance... + +Souvent, l'hiver, passaient ainsi parmi nous des élèves de hasard, +mariniers pris par les glaces dans le canal, apprentis, voyageurs +immobilisés par la neige. Ils restaient au cours deux jours, un mois, +rarement plus... Objets de curiosité durant la première heure, ils +étaient aussitôt négligés et disparaissaient bien vite dans la foule des +élèves ordinaires. + +ais celui-ci ne devait pas se faire aussitôt oublier. Je me rappelle +encore cet être singulier et tous les trésors étranges apportés dans ce +cartable qu'il s'accrochait au dos. Ce furent d'abord les porte-plume "à +vue" qu'il tira pour écrire sa dictée. Dans un oeillet du manche, en +fermant un oeil, on voyait apparaître, trouble et grossie, la basilique +de Lourdes ou quelque monument inconnu. Il en choisit un et les autres +aussitôt passèrent de main en main. Puis ce fut un plumier chinois +rempli de compas et d'instruments amusants qui s'en allèrent par le banc +de gauche, glissant silencieusement, sournoisement, de main en main, +sous les cahiers, pour que M. Seurel ne pût rien voir. + +Passèrent aussi des livres tout neufs, dont j'avais, avec convoitise, lu +les titres derrière la couverture des rares bouquins de notre +bibliothèque: La Teppe aux Merles, La Roche aux Mouettes, Mon ami +Benoist... Les uns feuilletaient d'une main sur leurs genoux ces +volumes, venus on ne savait d'où, volés peut-être, et écrivaient la +dictée de l'autre main. D'autres faisaient tourner le compas au fond de +leurs casiers. D'autres brusquement, tandis que M. Seurel tournant le +dos continuait la dictée en marchant du bureau à la fenêtre, fermaient +un oeil et se collaient sur l'autre la vue glauque et trouée de Notre- +Dame de Paris. Et l'élève étranger, la plume à la main, son fin profil +contre le poteau gris, clignait des yeux, content de tout ce jeu furtif +qui s'organisait autour de lui. + +Peu à peu cependant toute la classe s'inquiéta: les objets, qu'on +"faisait passer" à mesure, arrivaient l'un après l'autre dans les mains +du grand Meaulnes qui, négligemment, sans les regarder, les posait +auprès de lui. Il y en eut bientôt un tas, mathématique et diversement +coloré, comme aux pieds de la femme qui représente la Science, dans les +compositions allégoriques. Fatalement M. Seurel allait découvrir ce +déballage insolite et s'apercevoir du manège. Il devait songer, +d'ailleurs, à faire une enquête sur les événements de la nuit. La +présence du bohémien allait faciliter sa besogne... + +Bientôt, en effet, il s'arrêtait, surpris, devant le grand Meaulnes. + +"A qui appartient tout cela? demanda-t-il en désignant "tout cela" du +dos de son livre refermé sur son index. + +--Je n'en sais rien", répondit Meaulnes d'un ton bourru, sans lever la +tête. + +Mais l'écolier inconnu intervint: + +"C'est à moi", dit-il. + +Et il ajouta aussitôt, avec un geste large et élégant de jeune seigneur +auquel le vieil instituteur ne sut pas résister: + +"Mais je les mets à votre disposition, monsieur, si vous voulez +regarder". + +Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme pour ne pas troubler le +nouvel état de choses qui venait de se créer, toute la classe se glissa +curieusement autour du maître qui penchait sur ce trésor sa tête demi- +chauve, demi-frisée, et du jeune personnage blême qui donnait avec un +air de triomphe tranquille les explications nécessaires. Cependant, +silencieux à son banc, complètement délaissé, le grand Meaulnes avait +ouvert son cahier de brouillons et, fronçant le sourcil, s'absorbait +dans un problèe difficile. + +Le "quart d'heure" nous surprit dans ces occupations. La dictée n'était +pas finie et le désordre régnait dans la classe. A vrai dire, depuis le +matin la récréation durait. + +A dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse fut +envahie par les élèves, on s'aperçut bien vite qu'un nouveau maître +régnait sur les jeux. + +De tous les plaisirs nouveaux que le bohémien, dès ce matin-là, +introduisit chez nous, je ne me rappelle que le plus sanglant: c'était +une espèce de tournoi où les chevaux étaient les grands élèves chargés +des plus jeunes grimpés sur leurs épaules. + +Partagés en deux groupes qui partaient des deux bouts de la cour, ils +fondaient les uns sur les autres, cherchant à terrasser l'adversaire par +la violence du choc, et les cavaliers, usant de cache-nez comme de +lassos, ou de leurs bras tendus comme de lances, s'efforçaient de +désarçonner leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait le choc et qui, +perdant l'équilibre, allaient s'étaler dans la boue, le cavalier roulant +sous sa monture. Il y eut des écoliers à moitié désarçonnés que le +cheval rattrapait par les jambes et qui, de nouveau acharnés à la lutte, +regrimpaient sur ses épaules. Monté sur le grand Delage qui avait des +membres démesurés, le poil roux et les oreilles décollées, le mince +cavalier à la tête bandée excitait les deux troupes rivales et dirigeait +malignement sa monture en riant aux éclats. + +Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d'abord avec +mauvaise humeur s'organiser ces jeux. Et j'étais auprès de lui, indécis. + +"C'est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les poches. +Venir ici, dès ce matin, c'était le seul moyen de n'être pas soupçonné. +Et M. Seurel s'y est laissé prendre!" + +Il resta là un long moment, sa tête rase au vent, à maugréer contre ce +comédien qui allait faire assommer tous ces gars dont il avait été peu +de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que j'étais, je ne +manquais pas de l'approuver. + +Partout, dans tous les coins, en l'absence du maître, se poursuivait la +lutte: les plus petits avaient fini par grimper les uns sur les autres; +ils couraient et culbutaient avant même d'avoir reçu le choc de +l'adversaire... Bientôt il ne resta plus debout, au milieu de la cour, +qu'un groupe acharné et tourbillonnant d'où surgissait par moments le +bandeau blanc du nouveau chef. + +Alors le grand Meaulnes ne sut plus résister. Il baissa la tête, mit ses +mains sur ces cuisses et me cria: + +"Allons-y, François!" + +Surpris par cette décision soudaine, je sautai pourtant sans hésiter sur +ses épaules et en une seconde nous étions au fort de la mêlée, tandis +que la plupart des combattants, éperdus, fuyaient en criant: + +"Voilà Meaulnes! Voilà le grand Meaulnes!" + +Au milieu de ceux qui restaient il se mit à tourner sur lui-même en me +disant: + +"Etends les bras: empoigne-les comme j'ai fait cette nuit". + +Et moi, grisé par la bataille, certain du triomphe, j'agrippais au +passage les gamins qui se débattaient, oscillaient un instant sur les +épaules des grands et tombaient dans la boue. En moins de rien il ne +resta debout que le nouveau venu monté sur Delage; mais celui-ci, peu +désireux d'engager la lutte avec Augustin, d'un violent coup de reins en +arrière se redressa et fit descendre le cavalier blanc. + +La main à l'épaule de sa monture, comme un capitaine tient le mors de +son cheval, le jeune garçon debout par terre regarda le grand Meaulnes +avec un peu de saisissement et une immense admiration: + +"A la bonne heure!" dit-il. + +Mais aussitôt la cloche sonna, dispersant les élèves qui s'étaient +rassemblés autour de nous dans l'attente d'une scène curieuse. Et +Meaulnes, dépité de n'avoir pu jeter à terre son ennemi, tourna le dos +en disant, avec mauvaise humeur: + +"Ce sera pour une autre fois!" + +Jusqu'à midi la classe continua comme à l'approche des vacances, mêlée +d'intermèdes amusants et de conversations dont l'écolier-comédien était +le centre. + +Il expliquait comment, immobilisés par le froid sur la place, ne +songeant pas même à organiser des représentations nocturnes, où personne +ne viendrait, ils avaient décidé que lui-même irait au cours pour se +distraire pendant la journée, tandis que son compagnon soignerait les +oiseaux des Iles et la chèvre savante. Puis il racontait leurs voyages +dans le pays environnant, alors que l'averse tombe sur le mauvais toit +de zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux côtes pour pousser à +la roue. Les élèves du fond quittaient leur table pour venir écouter de +plus près. Les moins romanesques profitaient de cette occasion pour se +chauffer autour du poêle. Mais bientôt la curiosité les gagnait et ils +se rapprochaient du groupe bavard en tendant l'oreille, laissant une +main posée sur le couvercle du poêle pour y garder leur place. + +"Et de quoi vivez-vous?" demanda M. Seurel, qui suivait tout cela avec +sa curiosité un peu puérile de maître d'école et qui posait une foule de +questions. + +Le garçon hésita un instant, comme si jamais il ne s'était inquiété de +ce détail. + +"Mais, répondit-il, de ce que nous avons gagné l'automne précédent, je +pense. C'est Ganache qui règle les comptes". + +Personne ne lui demanda qui était Ganache. Mais moi je pensai au grand +diable qui, traîtreusement, la veille au soir, avait attaqué Meaulnes +par derrière et l'avait renversé... + + + +CHAPITRE IV + +Où il est question du domaine mystérieux. + +L'après-midi ramena les mêmes plaisirs et, tout le long du cours, le +même désordre et la même fraude. Le bohémien avait apporté d'autres +objets précieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'à un petit singe +qui griffait sourdement l'intérieur de sa gibecière... A chaque instant +il fallait que M. Seurel s'interrompit pour examiner ce que le malin +garçon venait de tirer de son sac... Quatre heures arrivèrent et +Meaulnes était le seul à avoir fini ses problèmes. + +Ce fut sans hâte que tout le monde sortit. Il n'y avait plus, semblait- +il, entre les heures de cours et de récréation, cette dure démarcation +qui faisait la vie scolaire simple et réglée comme par la succession de +la nuit et du jour. Nous en oubliâmes même de désigner comme d'ordinaire +à M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux élèves qui devaient +rester pour balayer la classe. Or, nous n'y manquions jamais car c'était +une façon d'annoncer et de hâter la sortie du cours. + +Le hasard voulut que ce fût ce jour-là te tour du grand Meaulnes; et dès +le matin j'avais, en causant avec lui, averti le bohémien que les +nouveaux étaient toujours désignés d'office pour faire le second +balayeur, le jour de leur arrivée. + +Meaulnes revint en classe dès qu'il eut été chercher le pain de son +goûter. Quant au bohémien, il se fit longtemps attendre et arriva le +dernier, en courant, comme la nuit commençait de tomber... + +"Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon compagnon, et pendant que +je le tiendrai, tu lui reprendras le plan qu'il m'a volé". + +Je m'étais donc assis sur une petite table, auprès de la fenêtre, lisant +à la dernière lueur du jour, et je les vis tous les deux déplacer en +silence les bancs de l'école--le grand Meaulnes, taciturne et l'air +dur, sa blouse noire boutonnée à trois boutons en arrière et sanglée à +la ceinture; l'autre, délicat, nerveux, la tête bandée comme un blessé. +Il était vêtu d'un mauvais paletot, avec des déchirures que je n'avais +pas remarquées pendant le jour. Plein d'une ardeur presque sauvage, il +soulevait et poussait les tables avec une précipitation folle, en +souriant un peu. On eût dit qu'il jouait là quelque jeu extraordinaire +dont nous ne connaissons pas le fin mot. + +Ils arrivèrent ainsi dans le coin le plus obscur de la salle, pour +déplacer la dernière table. + +En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait renverser son +adversaire, sans que personne du dehors eût chance de les apercevoir ou +de les entendre par les fenêtres. Je ne comprenais pas qu'il laissât +échapper une pareille occasion. L'autre, revenu près de la porte, allait +s'enfuir d'un instant à l'autre, prétextant que la besogne était +terminée, et nous ne le reverrions plus. Le plan et tous les +renseignements que Meaulnes avait mis si longtemps à retrouver, à +concilier, à réunir, seraient perdus pour nous... + +A chaque seconde j'attendais de mon camarade un signe, un mouvement, qui +m'annonçât le début de la bataille, mais le grand garçon ne bronchait +pas. Par instants, seulement, il regardait avec une fixité étrange et +d'un air interrogatif le bandeau du bohémien, qui, dans la pénombre de +la tombée de la nuit, paraissait largement taché de noir. + +La dernière table fut déplacée sans que rien arrivât. + +Mais au moment où, remontant tous les deux vers le haut de la classe, +ils allaient donner sur le seuil un dernier coup de balai, Meaulnes, +baissant la tête et sans regarder notre ennemi, dit à mi-voix: + +"Votre bandeau est rouge de sang et vos habits sont déchirés". + +L'autre le regarda un instant, non pas surpris de ce qu'il disait, mais +profondément ému de le lui entendre dire. + +"Ils ont voulu, répondit-il, m'arracher votre plan tout à l'heure, sur +la place. Quand ils ont su que je voulais revenir ici balayer la classe, +ils ont compris que j'allais faire la paix avec vous, ils se sont +révoltés contre moi. Mais je l'ai tout de même sauvé", ajouta-t-il +fièrement, en tendant à Meaulnes le précieux papier plié. Meaulnes se +tourna lentement vers moi: + +"Tu entends? dit-il. Il vient de se battre et de se faire blesser pour +nous, tandis que nous lui tendions un piège!" + +Puis cessant d'employer ce "vous" insolite chez des écoliers de Sainte- +Agathe: + +"Tu es un vrai camarade", dit-il, et il lui tendit la main. + +Le comédien la saisit et demeura sans parole une seconde, très troublé, +la voix coupée... Mais bientôt avec une curiosité ardente il poursuivit: + +"Ainsi vous me tendiez un piège! Que c'est amusant! Je l'avais deviné et +je me disais: ils vont être bien étonnés, quand m'ayant repris ce plan, +ils s'apercevront que je l'ai complété... + +--Complété? + +--Oh! attendez! Pas entièrement..." + +Quittant ce ton enjoué, il ajouta gravement et lentement, se rapprochant +de nous: + +"Meaulnes, il est temps que je vous le dise: moi aussi je suis allé là +où vous avez été. J'assistais à cette fête extraordinaire. J'ai bien +pensé, quand les garçons du Cours m'ont parlé de votre aventure +mystérieuse, qu'il s'agissait du vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer +je vous ai volé votre carte... Mais je suis comme vous: j'ignore le nom +de ce château; je ne saurais pas y retourner; je ne connais pas en +entier le chemin qui d'ici vous y conduirait". + +Avec quel élan, avec quelle intense curiosité, avec quelle amitié nous +nous pressâmes contre lui! Avidement Meaulnes lui posait des +questions... Il nous semblait à tous deux qu'en insistant ardemment +auprès de notre nouvel ami, nous lui ferions dire cela même qu'il +prétendait ne pas savoir. + +"Vous verrez, vous verrez, répondait le jeune garçon avec un peu d'ennui +et d'embarras, je vous ai mis sur le plan quelques indications que vous +n'aviez pas... C'est tout ce que je pouvais faire". + +Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme: + +"Oh! dit-il tristement et fièrement, je préfère vous avertir: je ne suis +pas un garçon comme les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me tirer +une balle dans la tête et c'est ce qui vous explique ce bandeau sur le +front, comme un mobile de la Seine, en 1870... + +--Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est rouverte", dit Meaulnes +avec amitié. + +Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit d'un ton légèrement +emphatique: + +--Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas réussi, je ne continuerai à +vivre que pour l'amusement, comme un enfant, comme un bohémien. J'ai +tout abandonné. Je n'ai plus ni père, ni soeur, ni maison, ni amour... +Plus rien, que des compagnons de jeux. + +--Ces compagnons-là vous ont déjà trahi, dis-je. + +--Oui, répondit-il avec animation. C'est la faute d'un certain Delouche. +Il a deviné que j'allais faire cause commune avec vous. Il a démoralisé +ma troupe qui était si bien en main. Vous avez vu cet abordage, hier au +soir, comme c'était conduit, comme ça marchait! Depuis mon enfance, je +n'avais rien organisé d'aussi réussi..." + +Il resta songeur un instant, et il ajouta pour nous désabuser tout à +fait sur son compte: + +"Si je suis venu vers vous deux, ce soir, c'est que--je m'en suis +aperçu ce matin--il y a plus de plaisir à prendre avec vous qu'avec la +bande de tous les autres. C'est ce Delouche surtout qui me déplaît. +Quelle idée de faire l'homme à dix-sept ans! Rien ne me dégoûte +davantage... Pensez-vous que nous puissions le repincer? + +--Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous longtemps avec nous? + +--Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis terriblement seul. Je +n'ai que Ganache..." + +Toute sa fièvre, tout son enjouement étaient tombés soudain. Un instant, +il plongea dans ce même désespoir où sans doute, un jour, l'idée de se +tuer l'avait surpris. + +"Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez: je connais votre secret et je +l'ai défendu contre tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous +avez perdue..." + +Et il ajouta presque solennellement: + +"Soyez mes amis pour le jour où je serais encore à deux doigts de +l'enfer comme une fois déjà... Jurez-moi que vous répondrez quand je +vous appellerai--quand je vous appellerai ainsi... (et il poussa une +sorte de cri étrange: Hou-ou!...) Vous, Meaulnes, jurez d'abord!" + +Et nous jurâmes, car, enfants que nous étions, tout ce qui était plus +solennel et plus sérieux que nature nous séduisait. + +"En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que je puis vous dire: je +vous indiquerai la maison de Paris où la jeune fille du château avait +l'habitude de passer les fêtes: Pâques et la Pentecôte, le mois de juin +et quelquefois une partie de l'hiver". + +A ce moment une voix inconnue appela du grand portail, à plusieurs +reprises, dans la nuit. Nous devinâmes que c'était Ganache, le bohémien, +qui n'osait pas ou ne savait comment traverser la cour. D'une voix +pressante, anxieuse, il appelait tantôt très haut, tantôt presque bas: + +"Hou-ou! Hou-ou! + +-Dites! Dites vite!" cria Meaulnes au jeune bohémien qui avait +tressailli et qui rajustait ses habits pour partir. + +Le jeune garçon nous donna rapidement une adresse à Paris, que nous +répétâmes à mi-voix. Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son +compagnon à la grille, nous laissant dans un état de trouble +inexprimable. + + + +CHAPITRE V + +L'Homme aux espadrilles. + +Cette nuit-là, vers trois heures du matin, la veuve Delouche, +l'aubergiste, qui habitait dans le milieu du bourg, se leva pour allumer +son feu. Dumas, son beau-frère, qui habitait chez elle, devait partir en +route à quatre heures, et la triste bonne femme, dont la main droite +était recroquevillée par une brûlure ancienne, se hâtait dans la cuisine +obscure pour préparer le café. Il faisait froid. Elle mit sur sa +camisole un vieux fichu, puis tenant d'une main sa bougie allumée, +abritant la flamme de l'autre main--la mauvaise--avec son tablier +levé, elle traversa la cour encombrée de bouteilles vides et de caisses +à savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la porte du bûcher qui +servait de cabane aux poules... Mais à peine avait-elle poussé la porte +que, d'un coup de casquette si violent qu'il fit ronfler l'air, un +individu surgissant de l'obscurité profonde éteignit la chandelle, +abattit du même coup la bonne femme et s'enfuit à toutes jambes, tandis +que les poules et les coqs affolés menaient un tapage infernal. + +L'homme emportait dans un sac--comme la veuve Delouche retrouvant son +aplomb s'en aperçut un instant plus tard--une douzaine de ses poulets +les plus beaux. + +Aux cris de sa belle-soeur, Dumas était accouru. Il constata que le +chenapan, pour entrer, avait dû ouvrir avec une fausse clef la porte de +la petite cour et qu'il s'était enfui, sans la fermer, par le même +chemin. Aussitôt, en homme habitué aux braconniers et aux chapardeurs, +il alluma le falot de sa voiture, et le prenant d'une main, son fusil +chargé de l'autre, il s'efforça de suivre la trace du voleur, trace très +imprécise--l'individu devait être chaussé d'espadrilles--qui le mena +sur la route de La Gare puis se perdit devant la barrière d'un pré. +Forcé d'arrêter là ses recherches, il releva la tête, s'arrêta... et +entendit au loin, sur la même route, le bruit d'une voiture lancée au +grand galop, qui s'enfuyait... + +De son côté, Jasmin Delouche, le fils de la veuve, s'était levé et, +jetant en hâte un capuchon sur ses épaules, il était sorti en chaussons +pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout était plongé dans +l'obscurité et le silence profond qui précèdent les premières lueurs du +jour. Arrivé aux Quatre-Routes, il entendit seulement--comme son oncle +--très loin, sur la colline des Riaudes, le bruit d'une voiture dont le +cheval devait galoper les quatre pieds levés. Garçon malin en fanfaron, +il se dit alors, comme il nous le répéta par la suite avec +l'insupportable grasseyement des faubourgs de Montluçon: + +"Ceux-là sont partis vers La Gare, mais il n'est pas dit que je n'en +"chaufferai" pas d'autres, de l'autre côté du bourg". + +Et il rebroussa chemin vers l'église, dans le même silence nocturne. + +Sur la place, dans la roulotte des bohémiens, il y avait une lumière. +Quelqu'un de malade sans doute. Il allait s'approcher, pour demander ce +qui était arrivé, lorsqu'une ombre silencieuse, une ombre chaussée +d'espadrilles, déboucha des Petits-Coins et accourut au galop, sans rien +voir, vers le marchepied de la voiture... + +Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache, s'avança soudain dans la +lumière et demanda à mi-voix: + +"Eh bien! Qu'y a-t-il? + +Hagard, échevelé, édenté, l'autre s'arrêta, le regarda, avec un rictus +misérable causé par l'effroi et la suffocation, et répondit d'une +haleine hachée: + +"C'est le compagnon qui est malade... Il s'est battu hier soir et sa +blessure s'est rouverte... Je viens d'aller chercher la soeur". + +En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigué, rentrait chez lui pour +se recoucher, il rencontra, vers le milieu du bourg, une religieuse qui +se hâtait. + +Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur le seuil de +leurs portes avec les mêmes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans +sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d'indignation et, par le bourg, comme +une traînée de poudre. + +Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures du matin, une carriole +qui s'arrêtait et dans laquelle on chargeait en hâte des paquets qui +tombaient mollement. Il n'y avait, dans la maison, que deux femmes et +elles n'avaient pas osé bouger. Au jour, elles avaient compris, en +ouvrant la basse-cour, que les paquets en question étaient les lapins et +la volaille... Millie, durant la première récréation, trouva devant la +porte de la buanderie plusieurs allumettes à demi brûlées. On en conclut +qu'ils étaient mal renseignés sur notre demeure et n'avaient pu +entrer... Chez Perreux, chez Boujardon et chez Clément, on crut d'abord +qu'ils avaient volé aussi les cochons, mais on les retrouva dans la +matinée, occupés à déterrer des salades, dans différents jardins. Tout +le troupeau avait profité de l'occasion et de la porte ouverte pour +faire une petite promenade nocturne... Presque partout on avait enlevé +la volaille; mais on s'en était tenu là. Mme Pignot, la boulangère, qui +ne faisait pas d'élevage, cria bien toute la journée qu'on lui avait +volé son battoir et une livre d'indigo, mais le fait ne fut jamais +prouvé, ni inscrit sur le procès-verbal... + +Cet affolement, cette crainte, ce bavardage durèrent tout le matin. En +classe, Jasmin raconta son aventure de la nuit: + +"Ah! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle en avait rencontré +un, il l'a bien dit: Je le fusillais comme un lapin!" + +Et il ajoutait en nous regardant: + +"C'est heureux qu'il n'ait pas rencontré Ganache, il était capable de +tirer dessus. C'est tous la même race, qu'il dit, et Dessaigne le disait +aussi". + +Personne cependant ne songeait à inquiéter nos nouveaux amis. C'est le +lendemain soir seulement que Jasmin fit remarquer à son oncle que +Ganache, comme leur voleur, était chaussé d'espadrilles. Ils furent +d'accord pour trouver qu'il valait la peine de dire cela aux gendarmes. +Ils décidèrent donc, en grand secret, d'aller dès leur premier loisir au +chef-lieu de canton prévenir le brigadier de la gendarmerie. + +Durant les jours qui suivirent, le jeune bohémien, malade de sa blessure +légèrement rouverte, ne parut pas. + +Sur la place de l'église, le soir, nous allions rôder, rien que pour +voir sa lampe derrière le rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse +et de fièvre, nous restions là, sans oser approcher de l'humble bicoque, +qui nous paraissait être le mystérieux passage et l'anti-chambre du Pays +dont nous avions perdu le chemin. + + + +CHAPITRE VI + +Une dispute dans la coulisse. + +Tant d'anxiétés et de troubles divers, durant ces jours passés, nous +avaient empêchés de prendre garde que mars était venu en que le vent +avait molli. Mais le troisième jour après cette aventure, en descendant, +le matin, dans la cour, brusquement je compris que c'était le printemps. +Une brise délicieuse comme une eau tiédie coulait par-dessus le mur, une +pluie silencieuse avait mouillé la nuit les feuilles des pivoines; la +terre remuée du jardin avait un goût puissant, et j'entendais, dans +l'arbre voisin de la fenêtre, un oiseau qui essayait d'apprendre la +musique... + +Meaulnes, à la première récréation, parla d'essayer tout de suite +l'itinéraire qu'avait précisé l'écolier-bohémien. A grand peine je lui +persuadai d'attendre que nous eussions revu notre ami, que le temps fût +sérieusement au beau... que tous les pruniers de Sainte-Agathe fussent +en fleur. Appuyés contre le mur bas de la petite ruelle, les mains aux +poches et nu-tête, nous parlions et le vent tantôt nous faisait +frissonner de froid, tantôt, par bouffées de tiédeur, réveillait en nous +je ne sais quel vieil enthousiasme profond. Ah! frère, compagnon, +voyageur, comme nous étions persuadés, tous deux, que le bonheur était +proche, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin pour +l'atteindre!... + +A midi et demi, pendant le déjeuner, nous entendîmes un roulement de +tambour sur la place des Quatre-Routes. En un clin d'oeil, nous étions +sur le seuil de la petite grille, nos serviettes à la main... C'était +Ganache qui annonçait pour le soir, à huit heures, "vu le beau temps", +une grande représentation sur la place de l'église. A tout hasard, "pour +se prémunir contre la pluie", une tente serait dressée. Suivait un long +programma des attractions, que le vent emporta, mais où nous pûmes +distinguer vaguement "pantomimes... chansons... fantaisies +équestres...", le tout scandé par de nouveaux roulements de tambour. + +Pendant le dîner du soir, la grosse caisse, pour annoncer la séance, +tonna sous nos fenêtres et fit trembler les vitres. Bientôt après, +passèrent, avec un bourdonnement de conversation, les gens des +faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient vers la place de +l'église. Et nous étions là, tous deux, forcés de rester à table, +trépignant d'impatience! + +Vers neuf heures, enfin, nous entendîmes des frottements de pieds et des +rires étouffés à la petite grille: les institutrices venaient nous +chercher. Dans l'obscurité complète nous partîmes en bande vers le lieu +de la comédie. Nous apercevions de loin le mur de l'église illuminé +comme par un grand feu. Deux quinquets allumés devant la porte de la +baraque ondulaient au vent... + +A l'intérieur, des gradins étaient aménagés comme dans un cirque. M. +Seurel, les institutrices, Meaulnes et moi, nous nous installâmes sur +les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait être fort étroit, +comme un cirque véritable, avec de grandes nappes d'ombre où +s'étageaient Mme Pignot, la boulangère, et Fernande, l'épicière, les +filles du bourg, les ouvriers maréchaux, des dames, des gamins, des +paysans, d'autres gens encore. + +La représentation était avancée plus qu'à moitié. On voyait sur la piste +une petite chèvre savante qui bien docilement mettait ses pieds sur +quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'était Ganache qui la +commandait doucement, à petits coups de baguette, en regardant vers nous +d'un air inquiet, la bouche ouverte les yeux morts. + +Assis sur un tabouret près de deux autres quinquets, à l'endroit où la +piste communiquait avec la roulotte nous reconnûmes, en fin maillot +noir, front bandé le meneur de jeu, notre ami. + +A peine étions-nous assis que bondissait sur la piste un poney tout +harnaché à qui le jeune personnage blessé fit faire plusieurs tours, et +qui s'arrêtait toujours devant l'un de nous lorsqu'il fallait désigner +la personne la plus aimable ou la plus brave de la société; mais +toujours devant Mme Pignot lorsqu'il s'agissait de découvrir la plus +menteuse, la plus avare ou "la plus amoureuse..." Et c'étaient autour +d'elle des rires, de cris et des coin-coin, comme dans un troupeau +d'oies que pourchasse un épagneul!... + +A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir un instant avec M. +Seurel, qui n'eût pas été plus fier d'avoir parlé à Talma ou à Léotard; +et nous, nous écoutions avec un intérêt passionné tout ce qu'il disait: +de sa blessure--refermée; de ce spectacle--préparé durant les longues +journées d'hiver; de leur départ--qui ne serait pas avant la fin du +mois, car ils pensaient donner jusque-là des représentations variées et +nouvelles. + +Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime. + +Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta, et, pour regagner +l'entrée de la roulotte, fut obligé de traverser un groupe qui avait +envahi la piste et au milieu duquel nous aperçûmes soudain Jasmin +Delouche. Les femmes et les filles s'écartèrent. Ce costume noir, cet +air blessé, étrange et brave, les avaient toutes séduites. Quant à +Jasmin, qui paraissait revenir à cet instant d'un voyage, et qui +s'entretenait à voix basse mais animée avec Mme Pignot, il était évident +qu'une cordelière, un col bas et des pantalons-éléphant eussent fait +plus sûrement sa conquête... Il se tenait les pouces au revers de son +veston, dans une attitude à la fois très fate et très gênée. Au passage +du bohémien, dans un mouvement de dépit, il dit à haute voix à Mme +Pignot quelque chose que je n'entendis pas, mais certainement une +injure, un mot provocant à l'adresse de notre ami. Ce devait être une +menace grave et inattendue, car le jeune homme ne put s'empêcher de se +retourner et de regarder l'autre, qui, pour ne pas perdre contenance, +ricanait, poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son +côté... Tout ceci se passa d'ailleurs en quelques secondes. Je fus sans +doute le seul de mon banc à m'en apercevoir. + +Le meneur de jeu rejoignit son compagnon derrière le rideau qui masquait +l'entrée de la roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins, +croyant que la deuxième partie du spectacle allait aussitôt commencer, +et un grand silence s'établit. Alors, derrière le rideau, tandis que +s'apaisaient les dernières conversations à voix basse, un bruit de +dispute monta. Nous n'entendions pas ce qui était dit, mais nous +reconnûmes les deux voix, celle du grand gars et celle du jeune homme-- +la première qui expliquait qui se justifiait, l'autre qui gourmandait, +avec indignation et tristesse à la fois: + +"Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi ne m'avoir pas dit..." + +Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde prêtât +l'oreille. Puis tout se tut soudainement. L'altercation se poursuivit à +voix basse; et les gamins des hauts gradins commencèrent à crier: + +"Les lampions, le rideau!" + +et à frapper du pied. + + + +CHAPITRE VII + +Le Bohémien enlève son bandeau. + +Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face--sillonnée de rides, +tout écarquillée tantôt par la gaieté tantôt par la détresse, et semée +de pains à cacheter!--d'un long pierrot en trois pièces mal articulées, +recroquevillé sur son ventre come par une colique, marchant sur la +pointe des pieds comme par excès de prudence et de crainte, les mains +empêtrées dans des manches trop longues qui balayaient la piste. + +Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le sujet de sa pantomime. Je +me rappelle seulement que dès son arrivée dans le cirque, après s'être +vainement et désespérément retenu sur les pieds, il tomba. Il eut beau +se relever; c'était plus fort que lui: il tombait. Il ne cessait pas de +tomber. Il s'embarrassait dans quatre chaises à la fois. Il entraînait +dans sa chute une table énorme qu'on avait apportée sur la piste. Il +finit par aller s'étaler par delà la barrière du cirque jusque sur les +pieds des spectateurs. Deux aides, racolés dans le public à grand'peine, +le tiraient par les pieds et le remettaient debout après d'inconcevables +efforts. Et chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit cri, varié +chaque fois, un petit cri insupportable, où la détresse et la +satisfaction se mêlaient à doses égales. Au dénouement, grimpé sur un +échafaudage de chaises, il fit une chute immense et très lente, et son +ululement de triomphe strident et misérable durait aussi longtemps que +sa chute, accompagné par les cris d'effroi des femmes. + +Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien m'en +rappeler la raison, "le pauvre pierrot qui tombe" sortant d'une de ses +manches une petite poupée bourrée de son et mimant avec elle toute une +scène tragi-comique. En fin de compte, il lui faisait sortir par la +bouche tout le son qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits +cris pitoyables, il la remplissait de bouillie et, au moment de la plus +grande attention, tandis que tous les spectateurs, la lèvre pendante, +avaient les yeux fixés sur la fille visqueuse et crevée du pauvre +pierrot, il la saisit soudain par un bras et la lança à toute volée, à +travers les spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne +fit que mouiller l'oreille, pour aller ensuite s'aplatir sur l'estomac +de Mme Pignot, juste au-dessous du menton. La boulangère poussa un tel +cri, elle se renversa si fort en arrière et toutes ses voisines +l'imitèrent si bien que le banc se rompit, et la boulangère, Fernande, +la triste veuve Delouche et vingt autres s'effondrèrent, les jambes en +l'air, au milieu des rires, des cris et des applaudissements, tandis que +le grand clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et +dire: + +"Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur de vous remercier!" + +Mais à ce moment même et au milieu de l'immense brouhaha, le grand +Meaulnes, silencieux depuis le début de la pantomime et qui semblait +plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement, me saisit par le +bras, comme incapable de se contenir, et me cria: + +"Regarde le bohémien! Regarde! Je l'ai enfin reconnu". + +Avant même d'avoir regardé, comme si depuis longtemps, inconsciemment, +cette pensée couvait en moi et n'attendait que l'instant d'éclore, +j'avais deviné! Debout après d'un quinquet, à l'entre de la roulotte, le +jeune personnage inconnu avait défait son bandeau et jeté sur les +épaules une pèlerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme naguère à +la lumière de la bougie, dans la chambre du Domaine, un très fin, très +aquilin visage sans moustache. Pâle, les lèvres entr'ouvertes, il +feuilletait hâtivement une sorte de petit album rouge qui devait être un +atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et +disparaissait sous la masse des cheveux, c'était, tel que me l'avait +décrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiancé du Domaine inconnu. + +Il était évident qu'il avait enlevé son bandage pour être reconnu de +nous. Mais à peine le grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et +poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, après nous +avoir jeté un coup d'oeil d'entente et nous avoir souri, avec une vague +tristesse, comme il souriait d'ordinaire. + +"Et l'autre! disait Meaulnes avec fièvre, comment ne l'ai-je pas reconnu +tout de suite! C'est le pierrot de la fête, là-bas..." + +Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais déjà Ganache avait +coupé toutes les communications avec la piste; un à un il éteignait les +quatre quinquets du cirque, et nous étions obligés de suivre la foule +qui s'écoulait très lentement, canalisée entre les bancs parallèles, +dans l'ombre où nous piétinions d'impatience. + +Dès qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se précipita vers la +roulotte, escalada le marchepied, frappa à la porte, mais tout était +clos déjà. Déjà sans doute, dans la voiture à rideaux, comme dans celle +du poney, de la chèvre et des oiseaux savants, tout le monde était +rentré et commençait à dormir. + + + +CHAPITRE VIII + +Les gendarmes! + +Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames qui +revenaient vers le Cours Supérieur, par les rues obscures. Cette fois +nous comprenions tout. Cette grande silhouette blanche que Meaulnes +avait vue, le dernier soir de la fête, filer entre les arbres, c'était +Ganache, qui avait recueilli le fiancé désespéré et s'était enfui avec +lui. L'autre avait accepté cette existence sauvage, pleine de risques, +de jeux et d'aventures. Il lui avait semblé recommencer son enfance... + +Frantz de Galais nous avait jusqu'ici caché son nom et il avait feint +d'ignorer le chemin du Domaine, par peur sans doute d'être forcé de +rentrer chez ses parents; mais pourquoi, ce soir-là, lui avait-il plu +soudain de se faire connaître à nous et de nous laisser deviner la +vérité tout entière?... + +Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la troupe des +spectateurs s'écoulait lentement à travers le bourg. Il décida que, dès +le lendemain matin, qui était un jeudi, il irait trouver Frantz. Et, +tous les deux, ils partiraient pour là-bas! Quel voyage sur la route +mouillée! Frantz expliquerait tout; tout s'arrangeait, et la +merveilleuse aventure allait reprendre là où elle s'était interrompue... + +Quant à moi je marchais dans l'obscurité avec un gonflement de coeur +indéfinissable. Tout se mêlait pour contribuer à ma joie, depuis le +faible plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'à la très grande +découverte que nous venions de faire, jusqu'à la très grande chance qui +nous était échue. Et je me souviens que, dans ma soudaine générosité de +coeur, je m'approchai de la plus laide des filles du notaire à qui l'on +m'imposait parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanément je lui +donnai la main. + +Amers souvenirs! Vains espoirs écrasés! + +Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous débouchâmes tous les deux +sur la place de l'église, avec nos souliers bien cirés, nos plaques de +ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves, Meaulnes, qui +jusque-là se retenait de sourire en me regardant, poussa un cri et +s'élança vers la place vide... Sur l'emplacement de la baraque et des +voitures, il n'y avait plus qu'un pot cassé et des chiffons. Les +bohémiens étaient partis... + +Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il me semblait qu'à chaque +pas nous allions buter sur le sol caillouteux et dur de la place et que +nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deux fois le mouvement de +s'élancer, d'abord sur la route du Vieux-Nancay, puis sur la route de +Saint-Loup-des-Bois. Il mit sa main au-dessus de ses yeux, espérant un +instant que nos gens venaient seulement de partir. Mais que faire? Dix +traces de voitures s'embrouillaient sur la place, puis s'effaçaient sur +la route dure. Il fallut rester là, inertes. + +Et tandis que nous revenions, à travers le village où la matinée du +jeudi commençait, quatre gendarmes à cheval, avertis par Delouche la +veille au soir, débouchèrent au galop sur la place et s'éparpillèrent à +travers les rues pour garder toutes les issues, comme des dragons qui +font la reconnaissance d'un village... Mais il était trop tard. Ganache, +le voleur de poulets, avait fuit avec son compagnon. Les gendarmes ne +retrouvèrent personne, ni lui, ni ceux-là qui chargeaient dans des +voitures les chapons qu'il étranglait. Prévenu à temps par le mot +imprudent de Jasmin, Frantz avait dû comprendre soudain de quel métier +son compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la roulotte était +vide; plein de honte et de fureur, il avait arrêté aussi-tôt un +itinéraire et décidé de prendre du champ avant l'arrivée des gendarmes. +Mais, ne craignant plus désormais qu'on tentât de le ramener au domaine +de son père, il avait voulu se montrer à nous sans bandage, avant de +disparaître. + +Un seul point resta toujours obscur: comment Ganache avait-il pu à la +fois dévaliser les basses-cours et quérir la bonne soeur pour la fièvre +de son ami? Mais n'était-ce pas là toute l'histoire du pauvre diable? +Voleur et chemineau d'un côté, bonne créature de l'autre... + + + +CHAPITRE IX + +A la recherche du sentier perdu. + +Comme nous rentrions, le soleil dissipait la légère brume du matin; les +ménagères sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou +bavardaient; et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg, +commençait la plus radieuse matinée de printemps qui soit restée dans ma +mémoire. + +Tous les grands élèves du cours devaient arriver vers huit heures, ce +jeudi-là, pour préparer, durant la matinée, les uns le Certificat +d'Etudes Supérieurs, les autres le concours de l'Ecole Normale. Lorsque +nous arrivâmes tous les deux. Meaulnes plein d'un regret et d'une +agitation qui ne lui permettaient pas de rester immobile, moi très +abattu, l'école était vide... Un rayon de frais soleil glissait sur la +poussière d'un banc vermoulu, et sur le vernis écaillé d'un planisphère. + +Comment rester là, devant un livre, à ruminer notre déception, tandis +que tout nous appelait au-dehors: les poursuites des oiseaux dans les +branches près des fenêtres, la fuite des autres élèves vers les prés et +les bois, et surtout le fiévreux désir d'essayer au plus vite +l'itinéraire incomplet vérifié par le bohémien--dernière ressource de +notre sac presque vide, dernière clef du trousseau, après avoir essayé +toutes les autres?... Cela était au-dessus de nos forces! Meaulnes +marchait de long en large, allait auprès des fenêtres, regardait dans le +jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme s'il eût attendu +quelqu'un qui ne viendrait certainement pas. + +"J'ai l'idée, me dit-il enfin, j'ai l'idée que ce n'est peut-être pas +aussi loin que nous l'imaginions... Frantz a supprimé sur mon plan toute +une portion de la route que j'avais indiquée. Cela veut dire, peut-être, +que la jument a fait, pendant mon sommeil, un long détour inutile..." + +J'étais à moitié assis sur le coin d'une grande table, un pied par +terre, l'autre ballant, l'air découragé et désoeuvré, la tête basse. + +"Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage a duré toute +la nuit. + +--Nous étions partis à minuit, répondit-il vivement. On m'a déposé à +quatre heures du matin, à environ six kilomètres à l'ouest de Sainte- +Agathe, tandis que j'étais parti par la route de La Gare à l'est. Il +faut donc compter ces six kilomètres en moins entre Sainte-Agathe et le +pays perdu. + +"Vraiment, il me semble qu'en sortant du bois des Communaux, on ne doit +pas être à plus de deux lieues de ce que nous cherchons." + +--Ce sont précisément ces deux lieues-là qui manquent sur ta carte. + +--C'est vrai. Et la sortie du bois est bien à une lieue et demie d'ici, +mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en une matinée..." + +A cet instant Moucheboeuf arriva. Il avait une tendance irritante à se +faire passer pour bon élève, non pas en travaillant mieux que les +autres, mais en se signalant dans des circonstances comme celle-ci. + +"Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux. Tous les +autres sont partis pour le bois des Communaux. En tête: Jasmin Delouche +qui connaît les nids". + +Et, voulant faire le bon apôtre, il commença à raconter tout ce qu'ils +avaient dit pour narguer le Cours, M. Seurel et nous, en décidant cette +expédition. + +"S'ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, dit Meaulnes, +car je m'en vais aussi. Je serai de retour vers midi et demi". + +Moucheboeuf resta ébahi. + +"Ne viens-tu pas?" me demanda Augustin, s'arrêtant une seconde sur le +seuil de la porte entr'ouverte--ce qui fit entrer dans la pièce grise, +en une bouffée d'air tiédi par le soleil, un fouillis de cris, d'appels, +de pépiements, le bruit d'un seau sur la margelle du puits et le +claquement d'un fouet au loin. + +"Non, dis-je, bien que la tentation fût forte, je ne puis pas, à cause +de M. Seurel. Mais hâte-toi. Je t'attendrai avec impatience". + +Il fit un geste vague et partit, très vite, plein d'espoir. + +Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait quitté sa veste +d'alpaga noir, revêtu un paletot de pêcheur aux vastes poches +boutonnées, un chapeau de paille et de courtes jambières vernies pour +serrer le bas de son pantalon. Je crois bien qu'il ne fut guère surpris +de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendre Moucheboeuf qui lui +répéta trois fois que les gars avaient dit: + +"S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous chercher!" + +Et il commanda: + +"Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, et nous allons les dénicher +à notre tour... Pourras-tu marcher jusque-là, François?" + +J'affirmai que oui et nous partîmes. + +Il fut entendu que Moucheboeuf conduirait M. Seurel et lui servirait +d'appeau... C'est-à-dire que, connaissant les futaies où se trouvaient +les dénicheurs, il devait de temps à autre crier à toute voix: + +"Hop! Hola! Giraudat! Delouche! Où êtes-vous?... Y en a-t-il?... En +avez-vous trouvé?..." + +Quant à moi, je fus chargé, à mon vif plaisir, de suivre la lisière est +du bois, pour le cas où les écoliers fugitifs chercheraient à s'échapper +de ce côté. + +Or dans le plan rectifié par le bohémien et que nous avions maintes fois +étudié avec Meaulnes, il semblait qu'un chemin à un trait, un chemin de +terre, partit de cette lisière du bois pour aller dans la direction du +Domaine. Si j'allais le découvrir ce matin!... Je commençai à me +persuader que, avant midi, je me trouverais sur le chemin du manoir +perdu... + +La merveilleuse promenade!... Dès que nous eûmes passé le Glacis et +contourné le Moulin, je quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on +eût dit qu'il partait en guerre--je crois bien qu'il avait mis dans sa +poche un vieux pistolet--et ce traître de Moucheboeuf. + +Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientôt à la lisière du bois-- +seul à travers la campagne pour la première fois de ma vie comme une +patrouille que son caporal a perdue. + +Me voici, j'imagine, près de ce bonheur mystérieux que Meaulnes a +entrevu un jour. Toute la matinée est à moi pour explorer la lisière du +bois, l'endroit le plus frais et le plus caché du pays, tandis que mon +grand frère aussi est parti à la découverte. C'est comme un ancien lit +de ruisseau. Je passe sous les basses branches d'arbres dont je ne sais +pas le nom mais qui doivent être des aulnes. J'ai sauté tout à l'heure +un échalier au bout de la sente, et je me suis trouvé dans cette grande +voie d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant par endroits les +orties, écrasant les hautes valérianes. + +Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, sur un banc de sable fin. +Et dans le silence, j'entends un oiseau--je m'imagine que c'est un +rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils ne chantent que le +soir--un oiseau qui répète obstinément la même phrase: voix de la +matinée, parole dite sous l'ombrage, invitation délicieuse au voyage +entre les aulnes. Invisible, entêté, il semble m'accompagner sous la +feuille. + +Pour la première fois me voilà, moi aussi, sur le chemin de l'aventure. +Ce ne sont plus des coquilles abandonnées par les eaux que je cherche, +sous la direction de M. Seurel, ni les orchis que le maître d'école ne +connaisse pas, ni même, comme cela nous arrivait souvent dans le champ +du père Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte d'un +grillage, enfouie sous tant d'herbes folles qu'il fallait chaque fois +plus de temps pour la retrouver... Je cherche quelque chose de plus +mystérieux encore. C'est le passage dont il est question dans les +livres, l'ancien chemin obstrué, celui dont le prince harassé de fatigue +n'a pu trouver l'entrée. Cela se découvre à l'heure la plus perdue de la +matinée, quand on a depuis longtemps oublié qu'il va être onze heures, +midi... Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond, les +branches, avec ce geste hésitant des mains à hauteur du visage +inégalement écartées, on l'aperçoit comme une longue avenue sombre dont +la sortie est un rond de lumière tout petit. + +Mais tandis que j'espère et m'enivre ainsi, voici que brusquement je +débouche dans une sorte de clairière, qui se trouve être tout simplement +un pré. Je suis arrivé sans y penser à l'extrémité des Communaux, que +j'avais toujours imaginée infiniment loin. Et voici à ma droite, entre +des piles de bois, toute bourdonnante dans l'ombre, la maison du garde. +Deux paires de bas sèchent sur l'appui de la fenêtre. Les années +passées, lorsque nous arrivions à l'entrée du bois, nous disions +toujours, en montrant un point de lumière tout au bout de l'immense +allée noire: "C'est là-bas la maison du garde; la maison de Baladier". +Mais jamais nous n'avions poussé jusque là. Nous entendions dire +quelquefois, comme s'il se fût agi d'une expédition extraordinaire: "Il +a été jusqu'à la maison du garde!..." + +Cette fois, je suis allé jusqu'à la maison de Baladier, et je n'ai rien +trouvé. + +Je commençais à souffrir de ma jambe fatiguée et de la chaleur que je +n'avais pas sentie jusque-là; je craignais de faire tout seul le chemin +du retour, lorsque j'entendis près de moi l'appeau de M. Seurel, la voix +de Moucheboeuf, puis d'autres voix qui m'appelaient... + +Il y avait là une troupe de six grands gamins, où, seul, le traître +Moucheboeuf avait l'air triomphant. C'était Giraudat, Auberger, Delage +et d'autres... Grâce à l'appeau, on avait pris les uns grimpés dans un +merisier isolé au milieu d'une clairière; les autres en train de +dénicher des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, à la +blouse crasseuse, avait caché les petits dans son estomac, entre sa +chemise et sa peau. Deux de leurs compagnons s'étaient enfuis à +l'approche de M. Seurel: ce devait être Delouche et le petit Coffin. Ils +avaient d'abord répondu par des plaisanteries à l'adresse de +"Mouchevache!", que répétaient les échos des bois, et celui-ci, +maladroitement, se croyant sûr de son affaire, avait répondu, vexé: + +"Vous n'avez qu'à descendre, vous savez! M. Seurel est là..." + +Alors tout s'était tu subitement; ç'avait été une fuite silencieuse à +travers le bois. Et comme ils le connaissaient à fond, il ne fallait pas +songer à les rejoindre. On ne savait pas non plus où le grand Meaulnes +était passé. On n'avait pas entendu sa voix; et l'on dut renoncer à +poursuivre les recherches. + +Il était plus de midi lorsque nous reprîmes la route de Sainte-Agathe, +lentement, la tête basse, fatigués, terreux. A la sortie du bois, +lorsque nous eûmes frotté et secoué la boue de nos souliers sur la route +sèche, le soleil commença de frapper dur. Déjà ce n'était plus ce matin +de printemps si frais et si luisant. Les bruits de l'après-midi avaient +commencé. De loin en loin un cop criait, cri désolé! dans les fermes +désertes aux alentours de la route. A la descente du Glacis, nous nous +arrêtâmes un instant pour causer avec des ouvriers des champs qui +avaient repris leur travail après le déjeuner. Ils étaient accoudés à la +barrière, et M. Seurel leur disait: + +"De fameux galopins! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les oisillons +dans sa chemise. Ils ont fait là dedans ce qu'ils ont voulu. C'est du +propre!..." + +Il me semblait que c'était de ma débâcle aussi que les ouvriers riaient. +Ils riaient en hochant la tête, mais ils ne donnaient pas tout à fait +tort aux jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils nous confièrent +même, lorsque M. Seurel eut repris la tête de la colonne: + +"Il y en a un autre qui est passé, un grand, vous savez bien... Il a dû +rencontrer, en revenant, la voiture des Granges, et on l'a fait monter, +il est descendu, plein de terre, tout déchiré, ici, à l'entrée du chemin +des Granges! Nous lui avons dit que nous vous avions vus passer ce +matin, mais que vous n'étiez pas de retour encore. Et il a continué tout +doucement sa route vers Sainte-Agathe". + +En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous attendait le grand +Meaulnes, l'air brisé de fatigue. Aux questions de M. Seurel, il +répondit que lui aussi était parti à la recherche des écoliers +buissonniers. Et à celle que je lui posai tout bas, il dit seulement en +hochant la tête avec découragement: + +"Non! rien! rien qui ressemble à ça". + +Après déjeuner, dans la classe fermée, noire et vide, au milieu du pays +radieux, il s'assit à l'une des grandes tables et, la tête dans les +bras, il dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd. Vers le soir, +après un long instant de réflexion, comme s'il venait de prendre une +décision importante, il écrivit une lettre à sa mère. Et c'est tout ce +que je me rappelle de cette morne fin d'un grand jour de défaite. + + + +CHAPITRE X + +La lessive. + +Nous avions escompté trop tôt la venue du printemps. + +Le lundi soir, nous voulûmes faire nos devoirs aussitôt après quatre +heures comme en plein été, et pour y voir plus clair nous sortîmes deux +grandes tables dans la cour. Mais le temps s'assombrit tout de suite; +une goutte de pluie tomba sur un cahier; nous rentrâmes en hâte. Et de +la grande salle obscurcie, par les larges fenêtres, nous regardions +silencieusement dans le ciel gris la déroute des nuages. + +Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la main sur une poignée de +croisée, ne put s'empêcher de dire, comme s'il eût été fâché de sentir +monter en lui tant de regret: + +"Ah! ils filaient autrement que cela les nuages, lorsque j'étais sur la +route, dans la voiture de la Belle-Etoile. + +--Sur quelle route?" demanda Jasmin. + +Mais Meaulnes ne répondit pas. + +"Moi, dis-je, pour faire diversion, j'aurais aimé voyager comme cela en +voiture, par la pluie battante, abrité sous un grand parapluie. + +--Et lire tout le long du chemin comme dans une maison, ajouta un autre. + +--Il ne pleuvait pas et je n'avais pas envie de lire, répondit Meaulnes, +je ne pensais qu'à regarder le pays". + +Mais lorsque Giraudat, à son tour, demanda de quel pays il s'agissait, +Meaulnes de nouveau resta muet. Et Jasmin dit: + +"Je sais... Toujours la fameuse aventure!..." + +Il avait dit ces mots d'un ton conciliant et important, comme s'il eût +été lui-même un peu dans le secret. Ce fut peine perdue; ses avances lui +restèrent pour compte; et comme la nuit tombait chacun s'en fut au +galop, la blouse relevée sur la tête, sous la froide averse. + +Jusqu'au jeudi suivant le temps resta à la pluie. Et ce jeudi-là fut +plus triste encore que le précédent. Toute la campagne était baignée +dans une sorte de brume glacée comme aux plus mauvais jours de l'hiver. + +Millie, trompée par le beau soleil de l'autre semaine, avait fait faire +la lessive, mais il ne fallait pas songer à mettre sécher le linge sur +les haies du jardin, ni même sur des cordes dans le grenier, tant l'air +était humide et froid. + +En discutant avec M. Seurel, il lui vint l'idée d'étendre sa lessive +dans les classes, puisque c'était jeudi, et de chauffer le poêle à +blanc. Pour économiser les feux de la cuisine et de la salle à manger, +on ferait cuire les repas sur le poêle et nous nous tiendrions toute la +journée dans la grande salle du Cours. + +Au premier instant,--j'étais si jeune encore!--je considérai cette +nouveauté comme une fête. + +Morne fête!... Toute la chaleur du poêle était prise par la lessive et +il faisait grand froid. Dans la cour, tombait interminablement et +mollement une petite pluie d'hiver. C'est là pourtant que dès neuf +heures du matin, dévoré d'ennui, je retrouvai le grand Meaulnes. Par les +barreaux du grand portail, où nous regardâmes, au haut du bourg, sur les +Quatre-Routes, le cortège d'un enterrement venu du fond de la campagne. +Le cercueil, amené dans une charrette à boeufs, était déchargé et posé +sur une dalle, au pied de la grande croix où le boucher avait aperçu +naguère les sentinelles du bohémien! Où était-il maintenant, le jeune +capitaine qui si bien menait l'abordage?... Le curé et les chantres +vinrent comme c'était l'usage au-devant du cercueil posé là, et les +tristes chants arrivaient jusqu'à nous. Ce serait là, nous le savions, +le seul spectacle de la journée, qui s'écoulerait tout entière comme une +eau jaunie dans un caniveau. + +"Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je vais préparer mon bagage. +Apprends-le, Seurel: j'ai écrit à ma mère jeudi dernier, pour lui +demander de finir mes études à Paris. C'est aujourd'hui que je pars". + +Il continuait à regarder vers le bourg, les mains appuyées aux barreaux, +à la hauteur de sa tête. Inutile de demander si sa mère, qui était riche +et lui passait toutes ses volontés, lui avait passé celle-là. Inutile +aussi de demander pourquoi soudainement il désirait s'en aller à +Paris!... + +Mais il y avait en lui, certainement, le regret et la crainte de quitter +ce cher pays de Sainte-Agathe d'où il était parti pour son aventure. +Quant à moi, je sentais monter une désolation violente que je n'avais +pas sentie d'abord. + +"Pâques approche! dit-il pour m'expliquer, avec un soupir. + +--Dès que tu l'auras trouvée là-bas, tu m'écriras, n'est-ce pas? +demandai-je. + +--C'est promis, bien sûr. N'es-tu pas mon compagnon et mon frère?..." + +Et il me posa la main sur l'épaule. + +Peu à peu je comprenais que c'était bien fini, puisqu'il voulait +terminer ses études à Paris; jamais plus je n'aurais avec moi mon grand +camarade. + +Il n'y avait d'espoir, pour nous réunir, qu'en cette maison de Paris où +devait se retrouver la trace de l'aventure perdue... Mais de voir +Meaulnes lui-même si triste, quel pauvre espoir c'était là pour moi! + +Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra très étonné, mais se +rendit bien vite aux raisons d'Augustin; Millie, femme d'intérieur, se +désola surtout à la pensée que la mère de Meaulnes verrait notre maison +dans un désordre inaccoutumé... La malle, hélas! fut bientôt faite. Nous +cherchâmes sous l'escalier ses souliers des dimanches; dans l'armoire, +un peu de linge; puis ses papiers et ses livres d'école--tout ce qu'un +jeune homme de dix-huit ans possède au monde. + +A midi, Mme Meaulnes arrivait avec sa voiture. Elle déjeuna au café +Daniel en compagnie d'Augustin, et l'emmena sans donner presque aucune +explication, dès que le cheval fut affené et attelé. Sur le seuil, nous +leur dîmes au revoir; et la voiture disparut au tournant des Quatre- +Routes. + +Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra dans la froide +salle à manger, remettre en ordre ce qui avait été dérangé. Quant à moi, +je me trouvai, pour la première fois depuis de longs mois, seul en face +d'une longue soirée de jeudi--avec l'impression que, dans cette vieille +voiture, mon adolescence venait de s'en aller pour toujours. + + + +CHAPITRE XI + +Je trahis... + +Que faire? + +Le temps s'élevait un peu. On eût dit que le soleil allait se montrer. + +Une porte claquait dans la grande maison. Puis le silence retombait. De +temps à autre mon père traversait la cour, pour remplir un seau de +charbon dont il bourrait le poêle. J'apercevais les linges blancs pendus +aux cordes et je n'avais aucune envie de rentrer dans le triste endroit +transformé en séchoir, pour m'y trouver en tête-à-tête avec l'examen de +la fin de l'année, ce concours de l'Ecole Normale qui devait être +désormais ma seule préoccupation. + +Chose étrange: à cet ennui qui me désolait se mêlait comme une sensation +de liberté. Meaulnes parti, toute cette aventure terminée et manquée, il +me semblait du moins que j'étais libéré de cet étrange souci, de cette +occupation mystérieuse, qui ne me permettaient plus d'agir comme tout le +monde. Meaulnes parti, je n'étais plus son compagnon d'aventures, le +frère de ce chasseur de pistes; je redevenais un gamin du bourg pareil +aux autres. Et cela était facile et je n'avais qu'à suivre pour cela mon +inclination la plus naturelle. + +Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, faisant tourner au bout d'un +ficelle, puis lâchant en l'air trois marrons attachés qui retombèrent +dans la cour. Mon désoeuvrement était si grand que je pris plaisir à lui +relancer deux ou trois fois ses marrons de l'autre côté du mur. + +Soudain je le vis abandonner ce jeu puéril pour courir vers un tombereau +qui venait par le chemin de la Vieille-Planche. Il eut vite fait de +grimper par derrière sans même que la voiture s'arrêtât. Je +reconnaissais le petit tombereau de Delouche et son cheval. Jasmin +conduisait; le gros Boujardon était debout. Ils revenaient du pré. + +"Viens avec nous, François!" cria Jasmin, qui devait savoir déjà que +Meaulnes était parti. + +Ma foi! sans avertir personne, j'escaladai la voiture cahotante et me +tins comme les autres, debout, appuyé contre un des montants du +tombereau. Il nous conduisit chez la veuve Delouche... + +Nous sommes maintenant dans l'arrière-boutique, chez la bonne femme qui +est en même temps épicière et aubergiste. Un rayon de soleil glisse à +travers la fenêtre basse sur les boîtes en fer-blanc et sur les tonneaux +de vinaigre. Le gros Boujardon s'assoit sur l'appui de la fenêtre et +tourné vers nous, avec un gros rire d'homme pâteux, il mange des +biscuits à la cuiller. A la portée de la main, sur un tonneau, la boîte +est ouverte et entamée. Le petit Roy pousse des cris de plaisir. Une +sorte d'intimité de mauvais aloi s'est établie entre nous. Jasmin et +Boujardon seront maintenant mes camarades, je le vois. Le cours de ma +vie a changé tout d'un coup. Il me semble que Meaulnes est parti depuis +très longtemps et que son aventure est une vieille histoire triste, mais +finie. + +Le petit Roy a déniché sous une planche une bouteille de liqueur +entamée. Delouche nous offre à chacun la goutte, mais il n'y a qu'un +verre et nous buvons tous dans le même. On me sert le premier avec un +peu de condescendance, comme si je n'étais pas habitué à ces moeurs de +chasseurs et de paysans... Cela me gêne un peu. Et comme on vient à +parler de Meaulnes, l'envie me prend, pour dissiper cette gêne et +retrouver mon aplomb, de montrer que je connais son histoire et de la +raconter un peu. En quoi cela pourrait-il lui nuire puisque tout est +fini maintenant de ses aventures ici?... + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . +. . + +Est-ce que je raconte mal cette histoire? Elle ne produit pas l'effet +que j'attendais. + +Mes compagnons, en bons villageois que rien n'étonne, ne sont pas +surpris pour si peu. + +"C'était une noce, quoi!" dit Boujardon. + +Delouche en a vu une, à Préveranges, qui était plus curieuse encore. + +Le château? On trouverait certainement des gens du pays qui en ont +entendu parler. + +Le jeune fille? Meaulnes se mariera avec elle quand il aura fait son +année de service. + +"Il aurait dû, ajoute l'un d'eux, nous en parler et nous montrer son +plan au lieu de confier cela à un bohémien!..." + +Empêtré dans mon insuccès, je veux profiter de l'occasion pour exciter +leur curiosité: je me décide à expliquer qui était ce bohémien; d'où il +venait; son étrange destinée... Boujardon et Delouche ne veulent rien +entendre: "C'est celui-là qui a tout fait. C'est lui qui a rendu +Meaulnes insociable, Meaulnes qui était un si brave camarade! C'est lui +qui a organisé toutes ces sottises d'abordages et d'attaques nocturnes, +après nous avoir tous embrigadés comme un bataillon scolaire..." + +"Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, et en secouant la tête à +petits coups, j'ai rudement bien fait de le dénoncer aux gendarmes. En +voilà un qui a fait du mal au pays et qui en aurait fait encore!..." + +Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans doute autrement tourné +si nous n'avions pas considéré l'affaire d'une façon si mystérieuse et +si tragique. C'est l'influence de ce Frantz qui a tout perdu... + +Mais soudain, tandis que je suis absorbé dans ces réflexions, il se fait +du bruit dans la boutique. Jasmin Delouche cache rapidement son flacon +de goutte derrière un tonneau; le gros Boujardon dégringole du haut de +sa fenêtre, met le pied sur une bouteille vide et poussiéreuse qui +roule, et manque deux fois de s'étaler. Le petit Roy les pousse par +derrière, pour sortir plus vite, à demi suffoqué de rire. + +Sans bien comprendre ce qui se passe je m'enfuis avec eux, nous +traversons la cour et nous grimpons par une échelle dans un grenier à +foin. J'entends une voix de femme qui nous traite de propres-à-rien!... + +"Je n'aurais pas cru qu'elle serait rentrée si tôt", dit Jasmin tout +bas. + +Je comprends, maintenant seulement, que nous étions là en fraude, à +voler des gâteaux et de la liqueur. Je suis déçu comme ce naufragé qui +croyait causer avec un homme et qui reconnut soudain que c'était un +singe. Je ne songe plus qu'à quitter ce grenier, tant ces aventures-là +me déplaisent. D'ailleurs la nuit tombe... On me fait passer par +derrière, traverser deux jardins, contourner une mare; je me retrouve +dans la rue mouillée, boueuse, où se reflète la lueur du café Daniel. + +Je ne suis pas fier de ma soirée. Me voici aux Quatre-Routes. Malgré +moi, tout d'un coup, je revois, au tournant, un visage dur et fraternel +qui me sourit, un dernier signe de la main--et la voiture disparaît... + +Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au vent de cet hiver qui +était si tragique et si beau. Déjà tout me paraît moins facile. Dans la +grande classe où l'on m'attend pour dîner, de brusques courants d'air +traversent la maigre tiédeur que répand le poêle. Je grelotte, tandis +qu'on me reproche mon après-midi de vagabondage. Je n'ai pas même, pour +rentrer dans la régulière vie passée, la consolation de prendre place à +table et de retrouver mon siège habituel. On n'a pas mis la table ce +soir-là; chacun dîne sur ses genoux, où il peut, dans la salle de classe +obscure. Je mange silencieusement la galette cuite sur le poêle, qui +devait être la récompense de ce jeudi passé dans l'école, et qui a brûlé +sur les cercles rougis. + +Le soir, tout seul dans ma chambre, je me couche bien vite pour étouffer +le remords que je sens monter du fond de ma tristesse. Mais par deux +fois je me suis éveillé, au milieu de la nuit, croyant entendre, la +première fois, le craquement du lit voisin, où Meaulnes avait coutume de +se retourner brusquement d'une seule pièce, et, l'autre fois, son pas +léger de chasseur aux aguets, à travers les greniers du fond... + + + +CHAPITRE XII + +Les trois lettres de Meaulnes. + +De toute ma vie je n'ai reçu que trois lettres de Meaulnes. Elles ont +encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que +je les relis la même tristesse que naguère. + +La première m'arriva dès le surlendemain de son départ. + +"Mon cher François, + +"Aujourd'hui, dès mon arrivée à Paris, je suis allé devant la maison +indiquée. Je n'ai rien vu. Il n'y avait personne. Il n'y aura jamais +personne. + +"La maison que disait Frantz est un petit hôtel à un étage. La chambre +de Mlle de Galais doit être au premier. Les fenêtres du haut sont les +plus cachées par les arbres. Mais en passant sur le trottoir on les voit +très bien. Tous les rideaux sont fermés et il faudrait être fou pour +espérer qu'un jour, entre ces rideaux tirés, le visage d'Yvonne de +Galais puisse apparaître. + +"C'est sur un boulevard... Il pleuvait un peu dans les arbres déjà +verts. On entendait les cloches claires des tramways qui passaient +indéfiniment. + +"Pendant près de deux heures, je me suis promené de long en large sous +les fenêtres. Il y a un marchand de vins chez qui je me suis arrêté pour +boire, de façon à n'être pas pris pour un bandit qui veut faire un +mauvais coup. Puis j'ai repris ce guet sans espoir. + +"La nuit est venue. Les fenêtres se sont allumées un peu partout mais +non pas dans cette maison. Il n'y a certainement personne. Et pourtant +Pâques approche. + +"Au moment où j'allais partir une jeune fille, ou une jeune femme--je +ne sais--est venue s'asseoir sur un des bancs mouillés de pluie. Elle +était vêtue de noir avec une petite collerette blanche. Lorsque je suis +parti, elle était encore là, immobile malgré le froid du soir, à +attendre je ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris est plein de +fous comme moi. + +Augustin" + +Le temps passa. Vainement j'attendis un mot d'Augustin le lundi de +Pâques et durant tous les jours qui suivirent--jours où il semble, tant +ils sont calmes après la grande fièvre de Pâques, qu'il n'y ait plus +qu'à attendre l'été. Juin ramena le temps des examens et une terrible +chaleur dont la buée suffocante planait sur le pays sans qu'un souffle +de vent la vînt dissiper. La nuit n'apportait aucune fraîcheur et par +conséquent aucun répit à ce supplice. C'est durant cet insupportable +mois de juin que je reçus la deuxième lettre du grand Meaulnes. + +"Juin 189... + +"Mon cher ami, + +"Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais depuis hier soir. La +douleur, que je n'avais presque pas sentie tout de suite, monte depuis +ce temps. + +"Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce banc, guettant, réfléchissant, +espérant malgré tout. + +"Hier après dîner, la nuit était noire et étouffante. Des gens causaient +sur le trottoir, sous les arbres. Au-dessus des noirs feuillages, verdis +par les lumières, les appartements des seconds, des troisièmes étages +étaient éclairés. Çà et là, une fenêtre que l'été avait ouverte toute +grande... On voyait la lampe allumée sur la table, refoulant à peine +autour d'elle la chaude obscurité de juin; on voyait presque jusqu'au +fond de la pièce... Ah! si la fenêtre noire d'Yvonne de Galais s'était +allumée aussi, j'aurais osé, je crois, monter l'escalier, frapper, +entrer... + +"La jeune fille de qui je t'ai parlé était là encore, attendant comme +moi. Je pensai qu'elle devait connaître la maison et je l'interrogeai: + +"--Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans cette maison, une jeune +fille et son frère venaient passer les vacances. Mais j'ai appris que le +frère avait fui le château de ses parents sans qu'on puisse jamais le +retrouver, et le jeune fille s'est mariée. C'est ce qui vous explique +que l'appartement soit fermé". + +"Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds butaient sur le trottoir et +je manquais tomber. La nuit--c'était la nuit dernière--lorsqu'enfin +les enfants et les femmes se sont tus, dans les cours, pour me laisser +dormir, j'ai commencé d'entendre rouler les fiacres dans la rue. Ils ne +passaient que loin en loin. Mais quand l'un était passé, malgré moi, +j'attendais l'autre: le grelot, les pas du cheval qui claquaient sur +l'asphalte... Et cela répétait: c'est la ville déserte, ton amour perdu, +la nuit interminable, l'été, la fièvre... + +"Seurel, mon ami, je suis dans une grande détresse. + +Augustin" + +Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse! Meaulnes ne me disait +ni pourquoi il était resté si longtemps silencieux, ni ce qu'il comptait +faire maintenant. J'eus l'impression qu'il rompait avec moi, parce que +son aventure était finie, comme il rompait avec son passé. J'eus beau +lui écrire, en effet, je ne reçus plus de réponse. Un mot de +félicitations seulement, lorsque j'obtins mon Brevet Simple. En +septembre je sus par un camarade d'école qu'il était venu en vacances +chez sa mère à La Ferté-d'Angillon. Mais nous dûmes, cette année là, +invités par mon oncle Florentin du Vieux-Nançay, passer chez lui les +vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans que j'eusse pu le voir. + +A la rentrée, exactement vers la fin de novembre, tandis que je m'étais +remis avec une morne ardeur à préparer le Brevet Supérieur, dans +l'espoir d'être nommé instituteur l'année suivante, sans passer par +l'Ecole Normale de Bourges, je reçus la dernière des trois lettres que +j'aie jamais reçues d'Augustin: + +"Je passe encore sous cette fenêtre, écrivait-il. J'attends encore, sans +le moindre espoir, par folie. A la fin de ces froids dimanches +d'automne, au moment où il va faire nuit, je ne puis me décider à +rentrer, à fermer les volets de ma chambre, sans être retourné là-bas, +dans la rue gelée. + +"Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe qui sortait à chaque minute +sur le pas de la porte et regardait, la main sur les yeux, du côté de La +Gare, pour voir si son fils qui était mort ne venait pas. + +"Assis sur le banc, grelottant, misérable, je me plais à imaginer que +quelqu'un va me prendre doucement par le bras... Je me retournerais. Ce +serait-elle. "Je me suis un peu attardée", dirait-elle simplement. Et +toute peine et toute démence s'évanouissent. Nous entrons dans notre +maison. Ses fourrures sont toutes glacées, sa voilette mouillée; elle +apporte avec elle le goût de brume du dehors; et tandis qu'elle +s'approche du feu, je vois ses cheveux blonds givrés, son beau profil au +dessin si doux penché vers la flamme... + +"Hélas! la vitre reste blanchie par le rideau qui est derrière. Et la +jeune fille du Domaine perdu l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant +plus rien à lui dire. + +"Notre aventure est finie. L'hiver de cette année est mort comme la +tombe. Peut-être quand nous mourrons, peut-être la mort seule nous +donnera la clef et la suite et la fin de cette aventure manquée. + +"Seurel, je te demandais l'autre jour de penser à moi. Maintenant, au +contraire, il vaut mieux m'oublier. Il vaudrait mieux tout oublier. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . +. . + +A.M." + +Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le précédent avait été vivant +d'une mystérieuse vie: la place de l'église sans bohémiens; la cour +d'école que les gamins désertaient à quatre heures... la salle de classe +où j'étudiais seul et sans goût... En février, pour la première fois de +l'hiver, la neige tomba, ensevelissant définitivement notre roman +d'aventures de l'an passé, brouillant toute piste, effaçant les +dernières traces. Et je m'efforçai, comme Meaulnes me l'avait demandé +dans sa lettre, de tout oublier. + + + + + +TROISIÈME PARTIE + +CHAPITRE PREMIER + +La baignade. + +Fumer la cigarette, se mettre de l'eau sucrée sur les cheveux pour +qu'ils frisent, embrasser les filles du Cours Complémentaire dans les +chemins et crier "A la cornette!" derrière la haie pour narguer la +religieuse qui passe, c'était la joie de tous les mauvais drôles du +pays. A vingt ans, d'ailleurs, les mauvais drôles de cette espèce +peuvent très bien s'amender et deviennent parfois des jeunes gens fort +sensibles. Le cas est plus grave lorsque le drôle en question a la +figure déjà vieillotte et fanée, lorsqu'il s'occupe des histoires +louches des femmes du pays, lorsqu'il dit de Gilberte Poquelin mille +bêtises pour faire rire les autres. Mais enfin le cas n'est pas encore +désespéré... + +C'était le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, je ne sais pourquoi, +mais certainement sans aucun désir de passer les examens, à suivre le +Cour Supérieur que tout le monde aurait voulu lui voir abandonner. Entre +temps, il apprenait avec son oncle Dumas le métier de plâtrier. Et +bientôt ce Jasmin Delouche, avec Boujardon et un autre garçon très doux, +le fils de l'adjoint qui s'appelait Denis, furent les seuls grands +élèves que j'aimasse à fréquenter, parce qu'ils étaient "du temps de +Meaulnes". + +Il y avait d'ailleurs, chez Delouche, un désir très sincère d'être mon +ami. Pour tout dire, lui qui avait été l'ennemi du grand Meaulnes, il +eût voulu devenir le grand Meaulnes de l'école: tout au moins +regrettait-il peut-être de n'avoir pas été son lieutenant. Moins lourd +que Boujardon, il avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes avait +apporté, dans notre vie, d'extraordinaire. Et souvent je l'entendais +répéter: + +"Il le disait bien, le grand Meaulnes..." ou encore: "Ah! disait le +grand Meaulnes..." + +Outre que Jasmin était plus homme que nous, le vieux petit gars +disposait de trésors d'amusements qui consacraient sur nous sa +supériorité: un chien de race mêlée, aux longs poils blancs, qui +répondait au nom agaçant de Bécali et rapportait les pierres qu'on +lançait au loin, sans avoir d'aptitude bien nette pour aucun autre +sport; une vieille bicyclette achetée d'occasion et sur quoi Jasmin nous +faisait quelquefois monter, le soir après le cours, mais avec laquelle +il préférait exercer les filles du pays; enfin et surtout un âne blanc +et aveugle qui pouvait s'atteler à tous les véhicules. + +C'était l'âne de Dumas, mais il le prêtait à Jasmin quand nous allions +nous baigner au Cher, en été. Sa mère, à cette occasion, donnait une +bouteille de limonade que nous mettions sous le siège, parmi les +caleçons de bains desséchés. Et nous partions, huit ou dix grands élèves +du Cours, accompagnés de M. Seurel, les uns à pied, les autres grimpés +dans la voiture à âne, qu'on laissait à la ferme de Grand'Fons, au +moment où le chemin du Cher devenait trop raviné. + +J'ai lieu de me rappeler jusqu'en ses moindres détails une promenade de +ce genre, où l'âne de Jasmin conduisit au Cher nos caleçons, nos +bagages, la limonade et M. Seurel, tandis que nous suivions à pied par +derrière. On était au mois d'août. Nous venions de passer les examens. +Délivrés de ce souci, il nous semblait que tout l'été, tout le bonheur +nous appartenait, et nous marchions sur la route en chantant, sans +savoir quoi ni pourquoi, au début d'un bel après-midi de jeudi. + +Il n'y eut, à l'aller, qu'une ombre à ce tableau innocent. Nous +aperçûmes, marchant devant nous, Gilberte Poquelin. Elle avait la taille +bien prise, une jupe demi-longue, des souliers hauts, l'air doux et +effronté d'une gamine qui devient jeune fille. Elle quitta la route et +prit un chemin détourné, pour aller chercher du lait sans doute. Le +petit Coffin proposa aussitôt à Jasmin de la suivre. + +"Ce ne serait pas la première fois que j'irais l'embrasser...", dit +l'autre. + +Et il se mit à raconter sur elle et ses amies plusieurs histoires +grivoises, tandis que toute la troupe, par fanfaronnade, s'engageait +dans le chemin, laissant M. Seurel continuer en avant, sur la route, +dans la voiture à âne. Une fois là, pourtant, la bande commença à +s'égrener. Delouche lui-même paraissait peu soucieux de s'attaquer +devant nous à la gamine qui filait, et il ne l'approcha pas à plus de +cinquante mètres. Il y eut quelques cris de coqs et de poules, des +petits coups de sifflet galants, puis nous rebroussâmes chemin, un peu +mal à l'aise, abandonnant la partie. Sur la route, en plein soleil, il +fallut courir. Nous ne chantions plus. + +Nous nous déshabillâmes et rhabillâmes dans les saulaies arides qui +bordent le Cher. Les saules nous abritaient des regards, mais non pas du +soleil. Les pieds dans le sable et la vase desséchée, nous ne pensions +qu'à la bouteille de limonade de la veuve Delouche, qui fraîchissait +dans la fontaine de Grand'Fons, une fontaine creusée dans la rive même +du Cher. Il y avait toujours, dans le fond, des herbes glauques et deux +ou trois bêtes pareilles à des cloportes; mais l'eau était si claire, si +transparente, que les pêcheurs n'hésitaient pas à s'agenouiller, les +deux mains sur chaque bord, pour y boire. + +Hélas! ce fut ce jour-là comme les autres fois... + +Lorsque, tous habillés, nous nous mettions en rond, les jambes croisées +en tailleur, pour nous partager, dans deux gros verres sans pied, la +limonade rafraîchie, il ne revenait guère à chacun, lorsqu'on avait prié +M. Seurel de prendre sa part, qu'un peu de mousse qui piquait le gosier +et ne faisait qu'irriter la soif. Alors, à tour de rôle, nous allions à +la fontaine que nous avions d'abord méprisée, et nous approchions +lentement le visage de la surface de l'eau pure. Mais tous n'étaient pas +habitués à ces moeurs d'hommes des champs. Beaucoup, comme moi, +n'arrivaient pas à se désaltérer: les uns, parce qu'ils n'aimaient pas +l'eau, d'autres, parce qu'ils avaient le gosier serré par la peur +d'avaler un cloporte, d'autres, trompés par la grande transparence de +l'eau immobile et n'en sachant pas calculer exactement la surface, s'y +baignaient la moitié du visage en même temps que la bouche et aspiraient +âcrement par le nez une eau qui leur semblait brûlante, d'autres enfin +pour toutes ces raisons à la fois... N'importe! il nous semblait, sur +ces bords arides du Cher, que toute la fraîcheur terrestre était enclose +en ce lieu. Et maintenant encore, au seul mot de fontaine, prononcé +n'importe où, c'est à celle-là, pendant longtemps, que je pense. + +Le retour se fit à la brune, avec insouciance d'abord, comme l'aller. Le +chemin de Grand'Fons, qui remontait vers la route, était un ruisseau +l'hiver et, l'été, un ravin impraticable, coupé de trous et de grosses +racines, qui montait dans l'ombre entre de grandes haies d'arbres. Une +partie des baigneurs s'y engagea par jeu. Mais nous suivîmes, avec M. +Seurel, Jasmin et plusieurs camarades, un sentier doux et sablonneux, +parallèle à celui-là, qui longeait la terre voisine. Nous entendions +causer et rire les autres, près de nous, au-dessous de nous, invisibles +dans l'ombre, tandis que Delouche racontait ses histoires d'homme... Au +faîte des arbres de la grande haie grésillaient les insectes du soir +qu'on voyait, sur le clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle +des feuillages. Parfois il en dégringolait un, brusquement, dont le +bourdonnement grinçait tout à coup.--Beau soir d'été calme!... Retour, +sans espoir mais sans désir, d'une pauvre partie de campagne... Ce fut +encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler cette quiétude... + +Au moment où nous arrivions au sommet de la côte, à l'endroit où il +reste deux grosse vieilles pierres qu'on dit être les vestiges d'un +château fort, il en vint à parler des domaines qu'il avait visités et +spécialement d'un domaine à demi abandonné aux environs du Vieux-Nançay: +le domaine des Sablonnières. Avec cet accent de l'Allier qui arrondit +vaniteusement certains mots et abrège avec précocité les autres, il +racontait avoir vu quelques années auparavant, dans la chapelle en ruine +de cette vieille propriété, une pierre tombale sur laquelle étaient +gravés ces mots: + +Ci-gît le chevalier Galois Fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa Belle + +"Ah! Bah! Tiens!" disait M. Seurel, avec un léger haussement d'épaules, +un peu gêné du ton que prenait la conversation, mais désireux cependant +de nous laisser parler comme des hommes. + +Alors Jasmin continua de décrire ce château, comme s'il y avait passé sa +vie. + +Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nançay, Dumas et lui avaient été +intrigués par la vieille tourelle grise qu'on apercevait au-dessus des +sapins. Il y avait là, au milieu des bois, tout un dédale de bâtiments +ruinés que l'on pouvait visiter en l'absence des maîtres. Un jour, un +garde de l'endroit, qu'ils avaient fait monter dans leur voiture, les +avait conduits dans le domaine étrange. Mais depuis lors on avait fait +tout abattre; il ne restait plus guère, disait-on, que la ferme et une +petite maison de plaisance. Les habitants étaient toujours les mêmes: un +vieil officier retraité, demi-ruiné, et sa fille. + +Il parlait... Il parlait... J'écoutai attentivement, sentant sans m'en +rendre compte qu'il s'agissait là d'une chose bien connue de moi, +lorsque soudain, tout simplement, comme se font les choses +extraordinaires, Jasmin se tourna vers moi et, me touchant le bras, +frappé d'une idée qui ne lui était jamais venue: + +Tiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est là que Meaulnes--tu sais, le +grand Meaulnes?--avait dû aller. + +"Mais oui, ajouta-t-il, car je ne répondais pas, et je me rappelle que +le garde parlait du fils de la maison, un excentrique, qui avait des +idées extraordinaires..." + +Je ne l'écoutais plus, persuadé dès le début qu'il avait deviné juste et +que devant moi, loin de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de +s'ouvrir, net et facile comme une route familière, le chemin du Domaine +sans nom. + + + +CHAPITRE II + +Chez Florentin. + +Autant j'avais été un enfant malheureux et rêveur et fermé, autant je +devins résolu et, comme on dit chez nous, "décidé", lorsque je sentis +que dépendait de moi l'issue de cette grave aventure. + +Ce fut, je crois bien, à dater de ce soir-là que mon genou cessa +définitivement de me faire mal. + +Au Vieux-Nançay, qui était la commune du domaine des Sablonnières, +habitait toute la famille de M. Seurel et en particulier mon oncle +Florentin, un commerçant chez qui nous passions quelquefois la fin de +septembre. Libéré de tout examen, je ne voulus pas attendre et j'obtins +d'aller immédiatement voir mon oncle. Mais je décidai de ne rien faire +savoir à Meaulnes aussi longtemps que je ne serais pas certain de +pouvoir lui annoncer quelque bonne nouvelle. A quoi bon en effet +l'arracher à son désespoir pour l'y replonger ensuite plus profondément +peut-être? + +Le Vieux-Nançay fut pendant très longtemps le lieu du monde que je +préférais, le pays des fins de vacances, où nous n'allions que bien +rarement, lorsqu'il se trouvait une voiture à louer pour nous y +conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille avec la branche de la +famille qui habitait là-bas, et c'est pourquoi sans doute Millie se +faisait tant prier chaque fois pour monter en voiture. Mais moi, je me +souciais bien de ces fâcheries!... Et sitôt arrivé, je me perdais et +m'ébattais parmi les oncles, les cousines et les cousins, dans une +existence faite de mille occupations amusantes et de plaisirs qui me +ravissaient. + +Nous descendions chez l'oncle Florentin et la tante Julie, qui avaient +un garçon de mon âge, le cousin Firmin, et huit filles, dont les aînées, +Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept et quinze ans. Ils +tenaient un très grand magasin à l'une des entrées de ce bourg de +Sologne, devant l'église--un magasin universel, auquel +s'approvisionnaient tous les châtelains-chasseurs de la région, isolés +dans la contrée perdue, à trente kilomètres de toute gare. + +Ce magasin, avec ses comptoirs d'épicerie et de rouennerie, donnait par +de nombreuses fenêtres sur la route et, par la porte vitrée, sur la +grande place de l'église. Mais, chose étrange, quoiqu'assez ordinaire +dans ce pays pauvre, la terre battue dans toute la boutique tenait lieu +de plancher. + +Par derrière c'étaient six chambres, chacune remplie d'une seule et même +marchandise: la chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage, la +chambre aux lampes... que sais-je? Il me semblait, lorsque j'étais +enfant et que je traversais ce dédale d'objets de bazar, que je n'en +épuiserais jamais du regard toutes les merveilles. Et, à cette époque +encore, je trouvais qu'il n'y avait de vraies vacances que passées en ce +lieu. + +La famille vivait dans une grande cuisine dont la porte s'ouvrait sur le +magasin--cuisine où brillaient aux fins de septembre de grandes +flambées de cheminée, où les chasseurs et les braconniers qui vendaient +du gibier à Florentin venaient de grand matin se faire servir à boire, +tandis que les petites filles, déjà levées, couraient, criaient, se +passaient les unes aux autres du "sent-y-bon" sur leurs cheveux lissés. +Aux murs, de vieilles photographies, de vieux groupes scolaires jaunis +montraient mon père--on mettait longtemps à le reconnaître en uniforme +--au milieu de ses camarades d'Ecole Normale... + +C'est là que se passaient nos matinées; et aussi dans la cour où +Florentin faisait pousser des dahlias et élevait des pintades; où l'on +torréfiait le café, assis sur des boîtes à savon; où nous déballions des +caisses remplies d'objets divers précieusement enveloppés et dont nous +ne savions pas toujours le nom... + +Toute la journée, le magasin était envahi par des paysans ou par les +cochers des châteaux voisins. A la porte vitrée s'arrêtaient et +s'égouttaient, dans le brouillard de septembre, des charrettes, venues +du fond de la campagne. Et de la cuisine nous écoutions ce que disaient +les paysannes, curieux de toutes leurs histoires... + +Mais le soir, après huit heures, lorsqu'avec des lanternes on portait le +foin aux chevaux dont la peau fumait dans l'écurie--tout le magasin +nous appartenait! + +Marie-Louise, qui était l'aînée de mes cousines mais une des plus +petites, achevait de plier et de ranger les piles de drap dans la +boutique; elle nous encourageait à venir la distraire. Alors, Firmin et +moi avec toutes les filles, nous faisions irruption dans la grande +boutique, sous les lampes d'auberge, tournant les moulins à café, +faisant des tours de force sur les comptoirs; et parfois Firmin allait +chercher dans les greniers, car la terre battue invitait à la danse, +quelque vieux trombone plein de vert-de-gris... + +Je rougis encore à l'idée que, les années précédentes, Mlle de Galais +eût pu venir à cette heure et nous surprendre au milieu de ces +enfantillages... Mais ce fut un peu avant la tombée de la nuit, un soir +de ce mois d'août, tandis que je causais tranquillement avec Marie- +Louise et Firmin, que je la vis pour la première fois... + +Dès le soir de mon arrivée au Vieux-Nançay, j'avais interrogé mon oncle +Firmin sur le Domaine des Sablonnières. + +"Ce n'est plus un Domaine, avait-il dit. On a tout vendu, et les +acquéreurs, des chasseurs, ont fait abattre les vieux bâtiments pour +agrandir leurs terrains de chasse; la cour d'honneur n'est plus +maintenant qu'une lande de bruyères et d'ajoncs. Les anciens possesseurs +n'ont gardé qu'une petite maison d'un étage et la ferme. Tu auras bien +l'occasion de voir ici mademoiselle de Galais; c'est elle-même qui vient +faire ses provisions, tantôt en selle, tantôt en voiture, mais toujours +avec le même cheval, le vieux Bélisaire... C'est un drôle d'équipage!" + +J'étais si troublé que je ne savais plus quelle question poser pour en +apprendre davantage. + +"Ils étaient riches, pourtant?" + +--Oui, Monsieur de Galais donnait des fêtes pour amuser son fils, un +garçon étrange, plein d'idées extraordinaires. Pour le distraire, il +imaginait ce qu'il pouvait. On faisait venir des Parisiennes... des gars +de Paris et d'ailleurs... + +"Toutes les Sablonnières étaient en ruine, madame de Galais près de sa +fin, qu'ils cherchaient encore à l'amuser et lui passaient toutes ses +fantaisies. C'est l'hiver dernier--non, l'autre hiver, qu'ils ont fait +leur plus grande fête costumée. Ils avaient invité moitié gens de Paris +et moitié gens de campagne. Ils avaient acheté ou loué des quantités +d'habits merveilleux, des jeux, des chevaux, des bateaux. Toujours pour +amuser Frantz de Galais. On disait qu'il allait se marier et qu'on +fêtait là ses fiançailles. Mais il était bien trop jeune. Et tout a +cassé d'un coup; il s'est sauvé; on ne l'a jamais revu... La châtelaine +morte, mademoiselle de Galais est restée soudain toute seule avec son +père, le vieux capitaine de vaisseau. + +--N'est-elle pas mariée? demandai-je enfin. + +--Non, dit-il, je n'ai entendu parler de rien. Serais-tu un prétendant?" + +Tout déconcerté, je lui avouai aussi brièvement, aussi discrètement que +possible, que mon meilleur ami, Augustin Meaulnes, peut-être, en serait +un. + +"Ah! dit Florentin, en souriant, s'il ne tient pas à la fortune, c'est +un joli parti... Faudra-t-il que j'en parle à monsieur de Galais? Il +vient encore quelquefois jusqu'ici chercher du petit plomb pour la +chasse. Je lui fais toujours goûter ma vieille eau-de-vie de marc". + +Mais je le priai bien vite de n'en rien faire, d'attendre. Et moi-même +je ne me hâtai pas de prévenir Meaulnes. Tant d'heureuses chances +accumulées m'inquiétaient un peu. Et cette inquiétude me commandait de +ne rien annoncer à Meaulnes que je n'eusse au moins vu la jeune fille. + +Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, un peu avant le dîner, la +nuit commençait à tomber; une brume fraîche, plutôt de septembre que +d'août, descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant le magasin +vide d'acheteurs un instant, nous étions venus voir Marie-Louise et +Charlotte. Je leur avais confié le secret qui m'amenait au Vieux-Nançay +à cette date prématurée. Accoudés sur le comptoir ou assis les deux +mains à plat sur le bois ciré, nous nous racontions mutuellement ce que +nous savions de la mystérieuse jeune fille--et cela se réduisait à fort +peu de chose--lorsqu'un bruit de roues nous fit tourner la tête. + +"La voici, c'est elle", dirent-ils à voix basse. + +Quelques secondes après, devant la porte vitrée, s'arrêtait l'étrange +équipage. Une vieille voiture de ferme, aux panneaux arrondis, avec de +petites galeries moulées, comme nous n'en avons jamais vu dans cette +contrée; un vieux cheval blanc qui semblait toujours vouloir brouter +quelque herbe sur la route, tant il baissait la tête pour marcher; et +sur le siège--je le dis dans la simplicité de mon coeur, mais sachant +bien ce que je dis--la jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-être +jamais eu au monde. + +Jamais je ne vis tant de grâce s'unir à tant de gravité. Son costume lui +faisait la taille si mince qu'elle semblait fragile. Un grand manteau +marron, qu'elle enleva en entrant, était jeté sur ses épaules. C'était +la plus grave des jeunes filles, la plus frêle des femmes. Une lourde +chevelure blonde pesait sur son front et sur son visage, délicatement +dessiné, finement modelé. Sur son teint très pur, l'été avait posé deux +taches de rousseur... Je ne remarquai qu'un défaut à tant de beauté: aux +moments de tristesse, de découragement ou seulement de réflexion +profonde, ce visage si pur se marbrait légèrement de rouge, comme il +arrive chez certains malades gravement atteints sans qu'on le sache. +Alors toute l'admiration de celui qui la regardait faisait place à une +sorte de pitié d'autant plus déchirante qu'elle surprenait davantage. + +Voilà du moins ce que je découvrais, tandis qu'elle descendait lentement +de voiture et qu'enfin Marie-Louise, me présentant avec aisance à la +jeune fille, m'engageait à lui parler. + +On lui avança une chaise cirée et elle s'assit, adossée au comptoir, +tandis que nous restions debout. Elle paraissait bien connaître et aimer +le magasin. Ma tante Julie, aussitôt prévenue, arriva, et, le temps +quelle parla, sagement, les mains croisées sur son ventre, hochant +doucement sa tête de paysanne-commerçante coiffée d'un bonnet blanc, +retarda le moment--qui me faisait trembler un peu--où la conversation +s'engagerait avec moi... + +Ce fut très simple. + +"Ainsi, dit Mlle de Galais, vous serez bientôt instituteur?" + +Ma tante allumait au-dessus de nos têtes la lampe de porcelaine qui +éclairait faiblement le magasin. Je voyais le doux visage enfantin de la +jeune fille, ses yeux bleus si ingénus, et j'étais d'autant plus surpris +de sa voix si nette, si sérieuse. Lorsqu'elle cessait de parler, ses +yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant la réponse, +et elle tenait sa lèvre un peu mordue. + +"J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galais voulait! +J'enseignerais les petits garçons, comme votre mère..." + +Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient parlé de moi. + +"C'est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avec moi +polis, doux et serviables. Et je les aime beaucoup. Mais aussi quel +mérite ai-je à les aimer?... + +"Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce pas? chicaniers et +avares. Il y a sans cesse des histoires de porte-plume perdus, de +cahiers trop chers ou d'enfants qui n'apprennent pas... Eh bien, je me +débattrais avec eux et ils m'aimeraient tout de même. Ce serait beaucoup +plus difficile..." + +Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, son regard +bleu, immobile. + +Nous étions gênés tous les trois par cette aisance à parler des choses +délicates, de ce qui est secret, subtil, et dont on ne parle bien que +dans les livres. Il y eut un instant de silence; et lentement une +discussion s'engagea... + +Mais avec une sorte de regret et d'animosité contre je ne sais quoi de +mystérieux dans sa vie, la jeune demoiselle poursuivit: + +"Et puis j'apprendrais aux garçons à être sages, d'une sagesse que je +sais. Je ne leur donnerais pas le désir de courir le monde, comme vous +le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serez sous-maître. Je +leur enseignerais à trouver le bonheur qui est tout près d'eux et qui +n'en a pas l'air..." + +Marie-Louise et Firmin étaient interdits comme moi. Nous restions sans +mot dire. Elle sentit notre gêne et s'arrêta, se mordit la lèvre, baissa +la tête et puis elle sourit comme si elle se moquait de nous: + +"Ainsi, dit-elle, il y a peut-être quelque grand jeune homme fou qui me +cherche au bout du monde, pendant que je suis ici, dans le magasin de +madame Florentin, sous cette lampe, et que mon vieux cheval m'attend à +la porte. Si ce jeune homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, sans +doute?..." + +De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis qu'il était temps de +dire, en riant aussi: + +"Et peut-être que ce grand jeune homme fou, je le connais, moi?" + +Elle me regardait vivement. + +A ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmes entrèrent +avec des paniers: + +"Venez dans la 'salle à manger', vous serez en paix", nous dit ma tante +en poussant la porte de la cuisine. + +Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir aussitôt, ma tante +ajouta: + +"Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin, auprès du feu". + +Il y avait toujours, même au mois d'août, dans la grande cuisine, un +éternel fagot de sapins qui flambait et craquait. Là aussi une lampe de +porcelaine était allumée et un vieillard au doux visage, creusé et rasé, +presque toujours silencieux comme un homme accablé par l'âge et les +souvenirs, était assis auprès de Florentin devant deux verres de marc. + +Florentin salua: + +"François! cria-t-il de sa forte voix de marchand forain, comme s'il y +avait eu entre nous une rivière ou plusieurs hectares de terrain, je +viens d'organiser un après-midi de plaisir au bord du Cher pour jeudi +prochain. Les uns chasseront, les autres pêcheront, les autres +danseront, les autres se baigneront!... Mademoiselle, vous viendrez à +cheval; c'est entendu avec monsieur de Galais. J'ai tout arrangé... + +"Et, François! ajouta-t-il comme s'il y eût seulement pensé, tu pourras +amener ton ami, monsieur Meaulnes... C'est bien Meaulnes qu'il +s'appelle?" + +Mlle de Galais s'était levée, soudain devenue très pâle. Et, à ce moment +précis, je me rappelai que Meaulnes, autrefois, dans le Domaine +singulier, près de l'étang, lui avait dit son nom... + +Lorsqu'elle me tendit la main, pour partir, il y avait entre nous, plus +clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles, une entente +secrète que la mort seule devait briser et une amitié plus pathétique +qu'un grand amour. + +... A quatre heures, le lendemain matin, Firmin frappait à la porte de +la petite chambre que j'habitais dans la cour aux pintades. Il faisait +nuit encore et j'eus grand'peine à retrouver mes affaires sur la table +encombrée de chandeliers de cuivre et de statuettes de bons saints +toutes neuves, choisies au magasin pour meubler mon logis la veille de +mon arrivée. Dans la cour, j'entendais Firmin gonfler ma bicyclette, et +ma tante dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait à peine +lorsque je partis. Mais ma journée devait être longue: j'allais d'abord +déjeuner à Sainte-Agathe pour expliquer mon absence prolongée et, +poursuivant ma course, je devais arriver avant le soir à la Ferté- +d'Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes. + + + +CHAPITRE III + +Une apparition. + +Je n'avais jamais fait de longue course à bicyclette. Celle-ci était la +première. Mais, depuis longtemps, malgré mon mauvais genou, en cachette, +Jasmin m'avait appris à monter. Si déjà pour un jeune homme ordinaire la +bicyclette est un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas +sembler à un pauvre garçon comme moi, qui naguère encore traînais +misérablement la jambe, trempé de sueur, dès le quatrième kilomètre!... +Du haut des côtes, descendre et s'enfoncer dans le creux des paysages; +découvrir comme à coups d'ailes les lointains de la route qui s'écartent +et fleurissent à votre approche, traverser un village dans l'espace d'un +instant et l'emporter tout entier d'un coup d'oeil... En rêve seulement +j'avais connu jusque-là course aussi charmante, aussi légère. Les côtes +mêmes me trouvaient plein d'entrain. Car c'était, il faut le dire, le +chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi... + +"Un peu avant l'entrée du bourg, me disait Meaulnes, lorsque jadis il +décrivait son village, on voit une grande roue à palettes que le vent +fait tourner..." Il ne savait pas à quoi elle servait, ou peut-être +feignait-il de n'en rien savoir pour piquer ma curiosité davantage. + +C'est seulement au déclin de cette journée de fin d'août que j'aperçus, +tournant au vent dans une immense prairie, la grande roue qui devait +monter l'eau pour une métairie voisine. Derrière les peupliers du pré se +découvraient déjà les premiers faubourgs. A mesure que je suivais le +grand détour que faisait la route pour contourner le ruisseau, le +paysage s'épanouissait et s'ouvrait... Arrivé sur le pont, je découvris +enfin la grand'rue du village. + +Des vaches paissaient, cachées dans les roseaux de la prairie et +j'entendais leurs cloches, tandis que, descendu de bicyclette, les deux +mains sur mon guidon, je regardais le pays où j'allais porter une si +grave nouvelle. Les maisons, où l'on entrait en passant sur un petit +pont de bois, étaient toutes alignées au bord d'un fossé qui descendait +la rue, comme autant de barques, voiles carguées, amarrées dans le calme +du soir. C'était l'heure où dans chaque cuisine on allume un feu. + +Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir troubler tant +de paix commencèrent à m'enlever tout courage. A point pour aggraver ma +soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante Moinel habitait là, sur +une petite place de La Ferté-d'Angillon. + +C'était une de mes grand'tantes. Tous ses enfants étaient morts et +j'avais bien connu Ernest, le dernier de tous, un grand garçon qui +allait être instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier, +l'avait suivi de près. Et ma tante était restée toute seule dans sa +bizarre petite maison où les tapis étaient faits d'échantillons cousus, +les tables couvertes de coqs, de poules et de chats en papier--mais où +les murs étaient tapissés de vieux diplômes, de portraits de défunts, de +médaillons en boucles de cheveux morts. + +Avec tant de regrets et de deuil, elle était la bizarrerie et la bonne +humeur mêmes. Lorsque j'eus découvert la petite place où se tenait sa +maison, je l'appelai bien fort par la porte entr'ouverte, et je +l'entendis tout au bout des trois pièces en enfilade pousser un petit +cri suraigu: + +"Eh là! Mon Dieu!" + +Elle renversa son café dans le feu--à cette heure-là comment pouvait- +elle faire du café?--et elle apparut... Très cambrée en arrière, elle +portait une sorte de chapeau-capote-capeline sur le faîte de la tête, +tout en haut de son front immense et cabossé où il y avait de la femme +mongole et de la Hottentote; et elle riait à petits coups, montrant le +reste de ses dents très fines. + +Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit maladroitement, +hâtivement, une main que j'avais derrière le dos. Avec un mystère +parfaitement inutile puisque nous étions tous les deux seuls, elle me +glissa une petite pièce que je n'osai pas regarder et qui devait être de +un franc... Puis comme je faisais mine de demander des explications ou +de la remercier, elle me donna une bourrade en criant: + +"Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est!" + +Elle avait toujours été pauvre, toujours empruntant, toujours dépensant. + +"J'ai toujours été bête et toujours malheureuse", disait-elle sans +amertume mais de sa voix de fausset. + +Persuadée que les sous me préoccupaient comme elle, la brave femme +n'attendait pas que j'eusse soufflé pour me cacher dans la main ses très +minces économies de la journée. Et par la suite c'est toujours ainsi +qu'elle m'accueillit. + +Le dîner fut aussi étrange--à la fois triste et bizarre--que l'avait +été la réception. Toujours une bougie à portée de la main, tantôt elle +l'enlevait, me laissant dans l'ombre, et tantôt la posait sur la petite +table couverte de plats et de vases ébréchés ou fendus. + +"Celui-là, disait-elle, les Prussiens lui ont cassé les anses, en +soixante-dix, parce qu'ils ne pouvaient pas l'emporter". + +Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase à la tragique +histoire, que nous avions dîné et couché là jadis. Mon père m'emmenait +dans l'Yonne, chez un spécialiste qui devait guérir mon genou. Il +fallait prendre un grand express qui passait avant le jour... Je me +souvins du triste dîner de jadis, de toutes les histoires du vieux +greffier accoudé devant sa bouteille de boisson rose. + +Et je me souvenais aussi de mes terreurs... Après le dîner, assise +devant le feu, ma grand'tante avait pris mon père à part pour lui +raconter une histoire de revenants: "Je me retourne... Ah! mon pauvre +Louis, qu'est-ce que je vois, une petite femme grise..." Elle passait +pour avoir la tête farcie de ces sornettes terrifiantes. + +Et voici que ce soir-là, le dîner fini, lorsque, fatigué par la +bicyclette, je fus couché dans la grande chambre avec une cheminée de +nuit à carreaux de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir à mon chevet et +commença de sa voix la plus mystérieuse et la plus pointue: + +"Mon pauvre François, il faut que je te raconte à toi ce que je n'ai +jamais dit à personne..." + +Je pensai: + +"Mon affaire est bonne, me voilà terrorisé pour toute la nuit, comme il +y a dix ans!..." + +Et j'écoutai. Elle hochait la tête, regardant droit devant soi comme si +elle se fût raconté l'histoire à elle-même: + +"Je revenais d'une fête avec Moinel. C'était le premier mariage où nous +allions tous les deux, depuis la mort de notre pauvre Ernest; et j'y +avais rencontré ma soeur Adèle que je n'avais pas vue depuis quatre ans! +Un vieil ami de Moinel, très riche, l'avait invité à la noce de son +fils, au domaine des Sablonnières. Nous avions loué une voiture. Cela +nous avait coûté bien cher. Nous revenions sur la route vers sept heures +du matin, en plein hiver. Le soleil se levait. Il n'y avait absolument +personne. Qu'est-ce que je vois tout d'un coup devant nous, sur la +route? Un petit homme, un petit jeune homme arrêté, beau comme le jour, +qui ne bougeait pas, qui nous regardait venir. A mesure que nous +approchions, nous distinguions sa jolie figure, si blanche, si jolie que +cela faisait peur!... + +"Je prends le bras de Moinel; je tremblais comme la feuille; je croyais +que c'était le Bon Dieu!... Je lui dis: + +"--Regarde! C'est une apparition! + +"Il me répond tout bas, furieux: + +"--Je l'ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde..." + +"Il ne savait que faire; lorsque le cheval s'est arrêté... De près, cela +avait une figure pâle, le front en sueur, un béret sale et un pantalon +long. Nous entendîmes sa voix, qui disait: + +"--Je ne suis pas un homme, je suis une jeune fille. Je me suis sauvée +et je n'en puis plus. Voulez-vous bien me prendre dans votre voiture, +monsieur et madame?" + +"Aussitôt nous l'avons fait monter. A peine assise, elle a perdu +connaissance. Et devines-tu à qui nous avions affaire? C'était la +fiancée du jeune homme des Sablonnières, Frantz de Galais, chez qui nous +étions invités aux noces! + +--Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque la fiancée s'est +sauvée! + +--Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me regardant. Il n'y a pas eu +de noces. Puisque cette pauvre folle s'était mis dans la tête mille +folies qu'elle nous a expliquées. C'était une des filles d'un pauvre +tisserand. Elle était persuadée que tant de bonheur était impossible, +que le jeune homme était trop jeune pour elle; que toutes les merveilles +qu'il lui décrivait étaient imaginaires, et lorsqu'enfin Frantz est venu +la chercher, Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa +soeur dans le jardin de l'Archevêché à Bourges, malgré le froid et le +grand vent. Le jeune homme, par délicatesse certainement en parce qu'il +aimait la cadette, était plein d'attentions pour l'aînée. Alors ma folle +s'est imaginé je ne sais quoi; elle a dit qu'elle allait chercher un +fichu à la maison; et là, pour être sûre de n'être pas suivie, elle a +revêtu des habits d'homme et s'est enfuie à pied sur la route de Paris. + +"Son fiancé a reçu d'elle une lettre où elle lui déclarait qu'elle +allait rejoindre un jeune homme qu'elle aimait. Et ce n'était pas +vrai... + +"--Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me disait-elle, que si +j'étais sa femme". Oui, mon imbécile, mais en attendant, il n'avait pas +du tout l'idée d'épouser sa soeur: il s'est tiré une balle de pistolet; +on a vu le sang dans le bois; mais on n'a jamais retrouvé son corps. + +--Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse fille? + +--Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord. Puis nous lui avons +donné à manger et elle a dormi auprès du feu quand nous avons été de +retour. Elle est restée chez nous une bonne partie de l'hiver. Tout le +jour, tant qu'il faisait clair, elle taillait, cousait des robes, +arrangeait des chapeaux et nettoyait la maison avec rage. C'est elle qui +a recollé toute la tapisserie que tu vois là. Et depuis son passage les +hirondelles nichent dehors. Mais, le soir, à la tombée de la nuit, son +ouvrage fini, elle trouvait toujours un prétexte pour aller dans la +cour, dans le jardin, ou sur le devant de la porte, même quand il gelait +à pierre fendre. Et on la découvrait là, debout, pleurant de tout son +coeur. + +"--Eh bien, qu'avez-vous encore? Voyons? + +"--Rien, madame Moinel!" + +"--Et elle rentrait. + +"Les voisins disaient: + +"--Vous avez trouvé un bien petit jolie petite bonne, madame Moinel. + +"Malgré nos supplications, elle a voulu continuer son chemin sur Paris, +au mois de mars; je lui ai donné des robes qu'elle a retaillées, Moinel +lui a pris son billet à la gare et donné un peu d'argent. + +"Elle ne nous a pas oubliés; elle est couturière à Paris auprès de +Notre-Dame; elle nous écrit encore pour nous demander si nous ne savons +rien des Sablonnières. Une bonne fois, pour la délivrer de cette idée, +je lui ai répondu que le domaine était vendu, abattu, le jeune homme +disparu pour toujours et la jeune fille mariée. Tout cela doit être +vrai, je pense. Depuis ce temps ma Valentine écrit bien moins +souvent..." + +Ce n'était pas une histoire de revenants que racontait la tante Moinel +de sa petite voix stridente si bien faite pour les raconter. J'étais +cependant au comble du malaise. C'est que nous avions juré à Frantz le +bohémien de le servir comme des frères et voici que l'occasion m'en +était donnée... + +Or, était-ce le moment de gâter la joie que j'allais porter à Meaulnes +le lendemain matin, et de lui dire ce que je venais d'apprendre? A quoi +bon le lancer dans une entreprise mille fois impossible? Nous avions en +effet l'adresse de la jeune fille; mais où chercher le bohémien qui +courait le monde?... Laissons les fous avec les fous, pensai-je. +Delouche et Boujardon n'avaient pas tort. Que de mal nous a fait ce +Frantz romanesque! Et je résolus de ne rien dire tant que je n'aurais +pas vu mariés Augustin Meaulnes et Mlle de Galais. + +Cette résolution prise, il me restait encore l'impression pénible d'un +mauvais présage--impression absurde que je chassai bien vite. + +La chandelle était presque au bout; un moustique vibrait; mais la tante +Moinel, la tête penchée sous sa capote de velours qu'elle ne quittait +que pour dormir, les coudes appuyés sur ses genoux, recommençait son +histoire... Par moments elle relevait brusquement la tête et me +regardait pour connaître mes impressions, ou peut-être pour voir si je +ne m'endormais pas. A la fin, sournoisement, la tête sur l'oreiller, je +fermai les yeux, faisant semblant de m'assoupir. + +"Allons! tu dors...", fit-elle d'un ton plus sourd et un peu déçu. + +J'eus pitié d'elle et je protestai: + +"Mais non, ma tante, je vous assure... + +--Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs que tout cela ne +t'intéresse guère. Je te parle là de gens que tu n'as pas connus..." + +Et lâchement, cette fois, je ne répondis pas. + + + +CHAPITRE IV + +La grande nouvelle. + +Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai dans la grand'rue, un si +beau temps de vacances, un si grand calme, et sur tout le bourg +passaient des bruits si paisibles, si familiers, que j'avais retrouvé +toute la joyeuse assurance d'un porteur de bonne nouvelle... + +Augustin et sa mère habitaient l'ancienne maison d'école. A la mort de +son père, retraité depuis longtemps, et qu'un héritage avait enrichi, +Meaulnes avait voulu qu'on achetât l'école où le vieil instituteur avait +enseigné pendant vingt années, où lui-même avait appris à lire. Non pas +qu'elle fût d'aspect fort aimable: c'était une grosse maison carrée +comme une mairie qu'elle avait été; les fenêtres du rez-de-chaussée qui +donnaient sur la rue étaient si hautes que personne n'y regardait +jamais; et la cour de derrière, où il n'y avait pas un arbre et dont un +haut préau barrait la vue sur la campagne, était bien la plus sèche et +la plus désolée cour d'école abandonnée que j'aie jamais vue... + +Dans le couloir compliqué où se trouvaient quatre portes, je trouvai la +mère de Meaulnes rapportant du jardin un gros paquet de linge, qu'elle +avait dû mettre sécher dès la première heure de cette longue matinée de +vacances. Ses cheveux gris étaient à demi défaits; des mèches lui +battaient la figure; son visage régulier sous sa coiffure ancienne était +bouffi et fatigué, comme par une nuit de veille; et elle baissait +tristement la tête d'un air songeur. + +Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut et sourit: + +"Vous arrivez à temps, dit-elle. Voyez, je rentre le linge que j'ai fait +sécher pour le départ d'Augustin. J'ai passé la nuit à régler ses +comptes et à préparer ses affaires. Le train part à cinq heures, mais +nous arriverons à tout apprêter..." + +On eût dit, tant elle montrait d'assurance, qu'elle-même avait pris +cette décision. Or, sans doute ignorait-elle même où Meaulnes devait +aller. + +"Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en train d'écrire". + +En hâte je grimpai l'escalier, ouvris la porte de droite où l'on avait +laissé l'écriteau Mairie, et me trouvait dans une grande salle à quatre +fenêtres, deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornée aux murs des +portraits jaunis des présidents Grévy et Carnot. Sur une longue estrade +qui tenait tout le fond de la salle, il y avait encore, devant une table +à tapis vert, les chaises des conseillers municipaux. Au centre, assis +sur un vieux fauteuil qui était celui du maire, Meaulnes écrivait, +trempant sa plume au fond d'un encrier de faïence démodé, en forme de +coeur. Dans ce lieu qui semblait fait pour quelque rentier de village, +Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la contrée, durant les +longues vacances... + +Il se leva, dès qu'il m'eut reconnu, mais non pas avec la précipitation +que j'avais imaginée: + +"Seurel!" dit-il seulement, d'un air de profond étonnement. + +C'était le même grand gars au visage osseux, à la tête rasée. Une +moustache inculte commençait à lui traîner sur les lèvres. Toujours ce +même regard loyal... Mais sur l'ardeur des années passées on croyait +voir comme une voile de brume, que par instants sa grande passion de +jadis dissipait... + +Il paraissait très troublé de me voir. D'un bond j'étais monté sur +l'estrade. Mais, chose étrange à dire, il ne songea pas même à me tendre +la main. Il s'était tourné vers moi, les mains derrière le dos, appuyé +contre la table, renversé en arrière, et l'air profondément gêné. Déjà, +me regardant sans me voir, il était absorbé par ce qu'il allait me dire. +Comme autrefois et comme toujours, homme lent à commencer de parler, +ainsi que sont les solitaires, les chasseurs et les hommes d'aventures, +il avait pris une décision sans se soucier des mots qu'il faudrait pour +l'expliquer. Et maintenant que j'étais devant lui, il commençait +seulement à ruminer péniblement les paroles nécessaires. + +Cependant, je lui racontais avec gaieté comment j'étais venu, où j'avais +passé la nuit et que j'avais été bien surpris de voir Mme Meaulnes +préparer le départ de son fils... + +"Ah! elle t'a dit?... demanda-t-il. + +--Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long voyage? + +--Si, un très long voyage". + +Un instant décontenancé, sentant que j'allais tout à l'heure, d'un mot, +réduire à néant cette décision que je ne comprenais pas, je n'osais plus +rien dire et ne savais pas par où commencer ma mission. + +Mais lui-même parla enfin, comme quelqu'un qui veut se justifier. + +"Seurel! dit-il, tu sais ce qu'était pour moi mon étrange aventure de +Sainte-Agathe. C'était ma raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet +espoir-là perdu, que pouvais-je devenir?... Comment vivre à la façon de +tout le monde! + +"Eh bien j'ai essayé de vivre là-bas, à Paris, quand j'ai vu que tout +était fini et qu'il ne valait plus même la peine de chercher le Domaine +perdu... Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis, +comment pourrait-il s'accommoder ensuite de la vie de tout le monde? Ce +qui est le bonheur des autres m'a paru dérision. Et lorsque, +sincèrement, délibérément, j'ai décidé un jour de faire comme les +autres, ce jour-là j'ai amassé du remords pour longtemps..." + +Assis sur une chaise de l'estrade, la tête basse, l'écoutant sans le +regarder je ne savais que penser de ces explications obscures: + +"Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux! Pourquoi ce long voyage? +As-tu quelque faute à réparer? Une promesse à tenir? + +--Eh bien, oui, répondit-il. Tu te souviens de cette promesse que +j'avais faite à Frantz?... + +--Ah! fis-je soulagé, il ne s'agit que de cela?... + +--De cela. Et peut-être aussi d'une faute à réparer. Les deux en même +temps..." + +Suivit un moment de silence pendant lequel je décidai de commencer à +parler et préparai mes mots. + +"Il n'y a qu'une explication à laquelle je croie, dit-il encore. Certes, +j'aurais voulu revoir une fois mademoiselle de Galais, seulement la +revoir... Mais, j'en suis persuadé maintenant, lorsque j'avais découvert +le Domaine sans nom, j'étais à une hauteur, à un degré de perfection et +de pureté que je n'atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme +je te l'écrivais un jour, je retrouverai peut-être la beauté de ce +temps-là..." + +Il changea de ton pour reprendre avec une animation étrange, en se +rapprochant de moi: + +"Mais, écoute, Seurel! Cette intrigue nouvelle et ce grand voyage, cette +faute que j'ai commise et qu'il faut réparer, c'est, en un sens, mon +ancienne aventure qui se poursuit..." + +Un temps, pendant lequel péniblement il essaya de ressaisir ses +souvenirs. J'avais manqué l'occasion précédente. Je ne voulais pour rien +au monde laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai--trop vite, +car je regrettai amèrement plus tard, de n'avoir pas attendu ses aveux. + +Je prononçai donc ma phrase, qui était préparée pour l'instant d'avant, +mais qu'il n'allait plus maintenant. Je dis, sans un geste, à peine en +soulevant un peu la tête: + +"Et si je venais t'annoncer que tout espoir n'est pas perdu?..." + +Il me regarda, puis, détournant brusquement les yeux, rougit comme je +n'ai jamais vu quelqu'un rougir: une montée de sang qui devait lui +cogner à grands coups dans les tempes... + +"Que veux-tu dire?" demanda-t-il enfin, à peine distinctement. + +Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je savais, ce que j'avais +fait, et comment, la face des choses ayant tourné, il semblait presque +que ce fût Yvonne de Galais qui m'envoyait vers lui. + +Il était maintenant affreusement pâle. + +Durant tout ce récit, qu'il écoutait en silence, la tête un peu rentrée, +dans l'attitude de quelqu'un qu'on a surpris et qui ne sait comment se +défendre, se cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit, je me rappelle, +qu'une seule fois. Je lui racontais, en passant, que toutes les +Sablonnières avaient été démolies et que le Domaine d'autrefois +n'existait plus: + +"Ah! dit-il, tu vois... (comme s'il eût guetté une occasion de justifier +sa conduite et le désespoir où il avait sombré) tu vois: il n'y a plus +rien..." + +Pour terminer, persuadé qu'enfin l'assurance de tant de facilité +emporterait le reste de sa peine, je lui racontai qu'une partie de +campagne était organisée par mon oncle Florentin, que Mlle de Galais +devait y venir à cheval et que lui-même était invité... Mais il +paraissait complètement désemparé et continuait à ne rien répondre. + +"Il faut tout de suite décommander ton voyage, dis-je avec impatience. +Allons avertir ta mère..." + +"Cette partie de campagne?... me demanda-t-il avec hésitation. Alors, +vraiment, il faut que j'y aille?... + +--Mais voyons, répliquai-je, cela ne se demande pas". + +Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les épaules. + +En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je déjeunerais avec eux, +dînerais, coucherais là et que, le lendemain, lui-même louerait une +bicyclette et me suivrait au Vieux-Nançay. + +"Ah! très bien", fit-elle, en hochant la tête, comme si ces nouvelles +eussent confirmé toutes ses prévisions. + +Je m'assis dans la petite salle à manger, sous les calendriers +illustrés, les poignards ornementés et les outres soudanaises qu'un +frère de M. Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait +rapportés de ses lointains voyages. + +Augustin me laissa là un instant, avant le repas, et, dans la chambre +voisine, où sa mère avait préparé ses bagages, je l'entendis qui lui +disait, en baissant un peu la voix, de ne pas défaire sa malle,--car +son voyage pouvait être seulement retardé... + + + +CHAPITRE V + +La partie de plaisir. + +J'eus peine à suivre Augustin sur la route du Vieux-Nançay. Il allait +comme un coureur de bicyclette. Il ne descendait pas aux côtes. A son +inexplicable hésitation de la veille avaient succédé une fièvre, une +nervosité, un désir d'arriver au plus vite, qui ne laissaient pas de +m'effrayer un peu. Chez mon oncle il montra la même impatience, il parut +incapable de s'intéresser à rien jusqu'au moment où nous fûmes tous +installés en voiture, vers dix heures, le lendemain matin, et prêts à +partir pour les bords de la rivière. + +On était à la fin du mois d'août, au déclin de l'été. Déjà les fourreaux +vides des châtaigniers jaunis commençaient à joncher les routes +blanches. Le trajet n'était pas long; la ferme des Aubiers, près du Cher +où nous allions, ne se trouvait guère qu'à deux kilomètres au delà des +Sablonnières. De loin en loin, nous rencontrions d'autres invités en +voiture, et même des jeunes gens à cheval, que Florentin avait conviés +audacieusement au nom de M. de Galais... On s'était efforcé comme jadis +de mêler riches et pauvres, châtelains et paysans. C'est ainsi que nous +vîmes arriver à bicyclette Jasmin Delouche, qui, grâce au garde +Baladier, avait fait naguère la connaissance de mon oncle. + +"Et voilà, dit Meaulnes en l'apercevant, celui qui tenait la clef de +tout, pendant que nous cherchions jusqu'à Paris. C'est à désespérer!" + +Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en était augmentée. L'autre, +qui s'imaginait au contraire avoir droit à toute notre reconnaissance, +escorta notre voiture de très près, jusqu'au bout. On voyait qu'il avait +fait, misérablement, sans grand résultat, des frais de toilette, et les +pans de sa jaquette élimée battaient le garde crotte de son +vélocipède... + +Malgré la contrainte qu'il s'imposait pour être aimable, sa figure +vieillotte ne parvenait pas à plaire. Il m'inspirait plutôt à moi une +vague pitié. Mais de qui n'aurais-je pas eu pitié durant cette journée- +là?... + +Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscur regret, +comme une sorte d'étouffement. Je m'étais fait de ce jour tant de joie à +l'avance! Tout paraissait si parfaitement concerté pour que nous soyons +heureux. Et nous l'avons été si peu!... + +Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant! Sur la rive où l'on +s'arrêta, le coteau venait finir en pente douce et la terre se divisait +en petits prés verts, en saulaies séparées par des clôtures, comme +autant de jardins minuscules. De l'autre côté de la rivière les bords +étaient formés de collines grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus +lointaines on découvrait, parmi les sapins, de petits châteaux +romantiques avec une tourelle. Au loin, par instants, on entendait +aboyer la meute du château de Préveranges. + +Nous étions arrivés en ce lieu par un dédale de petits chemins, tantôt +hérissés de cailloux blancs, tantôt remplis de sable--chemins qu'aux +abords de la rivière les sources vives transformaient en ruisseaux. Au +passage, les branches des groseilliers sauvages nous agrippaient par la +manche. Et tantôt nous étions plongés dans la fraîche obscurité des +fonds de ravins, tantôt au contraire, les haies interrompues, nous +baignions dans la claire lumière de toute la vallée. Au loin sur l'autre +rive, quand nous approchâmes, un homme accroché aux rocs, d'un geste +lent, tendait des cordes à poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu! + +Nous nous installâmes sur une pelouse, dans le retrait que formait un +taillis de bouleaux. C'était une grande pelouse rase, où il semblait +qu'il y eût place pour des jeux sans fin. + +Les voitures furent dételées; les chevaux conduits à la ferme des +Aubiers. On commença à déballer les provisions dans le bois, et à +dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncle avait +apportées. + +Il fallut, à ce moment, des gens de bonne volonté, pour aller à l'entrée +du grand chemin voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer +où nous étions. Je m'offris aussitôt; Meaulnes me suivit, et nous +allâmes nous poster près du pont suspendu, au carrefour de plusieurs +sentiers et du chemin qui venait des Sablonnières. + +Marchant de long en large, parlant du passé, tâchant tant bien que mal +de nous distraire, nous attendions. Il arriva encore une voiture du +Vieux-Nançay, des paysans inconnus avec une grande fille enrubannée. +Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture à âne, les enfants de +l'ancien jardinier des Sablonnières. + +"Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux, je crois +bien, qui m'ont pris par la main jadis, le premier soir de la fête, et +m'ont conduit au dîner..." + +Mais à ce moment, l'âne ne voulant plus marcher, les enfants +descendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui tant qu'ils +purent; alors Meaulnes, déçu, prétendit s'être trompé... + +Je leur demandai s'ils avaient rencontré sur la route M. et Mlle de +Galais. L'un d'eux répondit qu'il ne savait pas; l'autre: "Je pense que +oui, monsieur". Et nous ne fûmes pas plus avancés. Ils descendirent +enfin vers la pelouse, les uns tirant l'ânon par la bride, les autres +poussant derrière la voiture. Nous reprîmes notre attente. Meaulnes +regardait fixement le détour du chemin des Sablonnières, guettant avec +une sorte d'effroi la venue de la jeune fille qu'il avait tant cherchée +jadis. Un énervement bizarre et presque comique, qu'il passait sur +Jasmin, s'était emparé de lui. Du petit talus où nous étions grimpés +pour voir au loin le chemin, nous apercevions sur la pelouse, en +contrebas, un groupe d'invités où Delouche essayait de faire bonne +figure. + +"Regarde-le pérorer, cet imbécile", me disait Meaulnes. + +Et je lui répondais: + +"Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre garçon". + +Augustin ne désarmait pas. Là-bas, un lièvre ou un écureuil avait dû +déboucher d'un fourré. Jasmin, pour assurer sa contenance, fit mine de +le poursuivre: + +"Allons, bon! Il court, maintenant...", fit Meaulnes, comme si vraiment +cette audace-là dépassait toutes les autres! + +Et cette fois je ne pus m'empêcher de rire. Meaulnes aussi; mais ce ne +fut qu'un éclair. + +Après un nouveau quart d'heure: + +"Si elle ne venait pas?..." dit-il. + +Je répondis: + +"Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus patient!" + +Il recommença de guetter. Mais, à la fin, incapable de supporter plus +longtemps cette attente intolérable: + +"Ecoute-moi, dit-il. Je redescends avec les autres. Je ne sais ce qu'il +y a maintenant contre moi: mais si je reste là, je sens qu'elle ne +viendra jamais--qu'il est impossible qu'au bout de ce chemin, tout à +l'heure, elle apparaisse". + +Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout seul. Je fis quelque +cent mètres sur la petite route, pour passer le temps. Et au premier +détour j'aperçus Yvonne de Galais, montée en amazone sur son vieux +cheval blanc, si fringant ce matin-là qu'elle était obligée de tirer sur +les rênes pour l'empêcher de trotter. A la tête du cheval, péniblement, +en silence, marchait M. de Galais. Sans doute ils avaient dû se relayer +sur la route, chacun à tour de rôle se servant de la vieille monture. + +Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, sauta prestement à +terre, et confiant les rênes à son père se dirigea vers moi qui +accourais: + +"Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car je ne veux +montrer à personne qu'à vous le vieux Bélisaire, ni le mettre avec les +autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux d'abord; puis je crains +toujours qu'il ne soit blessé par un autre. Or, je n'ose monter que lui, +et, quand il sera mort, je n'irai plus à cheval". + +Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous cette +animation charmante, sous cette grâce en apparence si paisible, de +l'impatience et presque de l'anxiété. Elle parlait plus vite qu'à +l'ordinaire. Malgré ses joues et ses pommettes roses, il y avait autour +de ses yeux, à son front, par endroits, une pâleur violente où se lisait +tout son trouble. + +Nous convînmes d'attacher Bélisaire à un arbre dans un petit bois, +proche de la route. Le vieux M. de Galais, sans mot dire comme toujours, +sortit le licol des fontes et attacha la bête--un peu bas à ce qu'il me +sembla. De la ferme je promis d'envoyer tout à l'heure du foin, de +l'avoine, de la paille... + +Et Mlle de Galais arriva sur la pelouse comme jadis, je l'imagine, elle +descendit vers la berge du lac, lorsque Meaulnes l'aperçut pour la +première fois. + +Donnant le bras à son père, écartant de sa main gauche le pan du grand +manteau léger qui l'enveloppait, elle s'avançait vers les invités, de +son air à la fois si sérieux et si enfantin. Je marchais auprès d'elle. +Tous les invités éparpillés ou jouant au loin s'étaient dressés et +rassemblés pour l'accueillir; il y eut un bref instant de silence +pendant lequel chacun la regarda s'approcher. + +Meaulnes s'était mêlé au groupe des jeunes hommes et rien ne pouvait le +distinguer de ses compagnons, sinon sa haute taille: encore y avait-il +là des jeunes gens presque aussi grands que lui. Il ne fit rien qui pût +le désigner à l'attention, pas un geste ni un pas en avant. Je le +voyais, vêtu de gris, immobile, regardant fixement, comme tous les +autres, la si belle jeune fille qui venait. A la fin, pourtant, d'un +mouvement inconscient et gêné, il avait passé sa main sur sa tête nue, +comme pour cacher, au milieu de ses compagnons aux cheveux bien peignés, +sa rude tête rasée de paysan. + +Puis le groupe entoura Mlle de Galais. On lui présenta les jeunes filles +et les jeunes gens qu'elle ne connaissait pas... Le tour allait venir de +mon compagnon; et je me sentais aussi anxieux qu'il pouvait l'être. Je +me disposais à faire moi-même cette présentation. + +Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune fille s'avançait vers lui +avec une décision et une gravité surprenantes: + +"Je reconnais Augustin Meaulnes", dit-elle. + +Et elle lui tendit la main. + + + +CHAPITRE VI + +La partie de plaisir (fin). + +De nouveaux venus s'approchèrent presque aussitôt pour saluer Yvonne de +Galais, et les deux jeunes gens se trouvèrent séparés. Un malheureux +hasard voulut qu'ils ne fussent point réunis pour le déjeuner à la même +petite table. Mais Meaulnes semblait avoir repris confiance et courage. +A plusieurs reprises, comme je me trouvais isolé entre Delouche et M. de +Galais, je vis de loin mon compagnon qui me faisait, de la main, un +signe d'amitié. + +C'est vers la fin de la soirée seulement, lorsque les jeux, la baignade, +les conversations, les promenades en bateau dans l'étang voisin se +furent un peu partout organisés, que Meaulnes, de nouveau, se trouva en +présence de la jeune fille. Nous étions à causer avec Delouche, assis +sur des chaises de jardin que nous avions apportées lorsque, quittant +délibérément un groupe de jeune gens ou elle paraissait s'ennuyer, Mlle +de Galais s'approcha de nous. Elle nous demanda, je me rappelle pourquoi +nous ne canotions pas sur le lac des Aubiers, comme les autres. + +"Nous avions fait quelques tours cet après-midi, répondis-je. Mais cela +est bien monotone et nous avons été vite fatigués. + +--Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la rivière? dit-elle. + +--Le courant est trop fort, nous risquerions d'être emportés. + +--Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot à pétrole ou un bateau à +vapeur comme celui d'autrefois. + +--Nous ne l'avons plus, dit-elle presque à voix basse, nous l'avons +vendu". + +Et il se fit un silence gêné. + +Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait rejoindre M. de Galais. + +"Je saurai bien, dit-il, où le trouver". + +Bizarrerie du hasard! Ces deux êtres si parfaitement dissemblables +s'étaient plu et depuis le matin ne se quittaient guère. M. de Galais +m'avait pris à part un instant, au début de la soirée, pour me dire que +j'avais là un ami plein de tact, de déférence et de qualités. Peut-être +même avait-il été jusqu'à lui confier le secret de l'existence de +Bélisaire et le lieu de sa cachette. + +Je pensai moi aussi à m'éloigner, mais je sentais les deux jeunes gens +si gênés, si anxieux l'un en face de l'autre, que je jugeai prudent de +ne pas le faire... + +Tant de discrétion de la part de Jasmin, tant de précaution de la mienne +servirent à peu de chose. Ils parlèrent. Mais invariablement, avec un +entêtement dont il ne se rendait certainement pas compte, Meaulnes en +revenait à toutes les merveilles de jadis. Et chaque fois la jeune fille +au supplice devait lui répéter que tout était disparu: la vieille +demeure si étrange et si compliquée, abattue; le grand étang, asséché, +comblé; et dispersés, les enfants aux charmants costumes... + +"Ah!" faisait simplement Meaulnes avec désespoir et comme si chacune de +ces disparitions lui eût donné raison contre la jeune fille ou contre +moi... + +Nous marchions côte à côte... Vainement j'essayais de faire diversion à +la tristesse qui nous gagnait tous les trois. D'une question abrupte, +Meaulnes, de nouveau, cédait à son idée fixe. Il demandait des +renseignements sur tout ce qu'il avait vu autrefois: les petites filles, +le conducteur de la vieille berline, les poneys de la course. "Les +poneys sont vendus aussi? Il n'y a plus de chevaux au Domaine?..." + +Elle répondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne parla pas de Bélisaire. + +Alors il évoqua les objets de sa chambre: les candélabres, la grande +glace, le vieux luth brisé... Il s'enquérait de tout cela, avec une +passion insolite, comme s'il eût voulu se persuader que rien ne +subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne lui rapporterait +pas une épave capable de prouver qu'ils n'avaient pas rêvé tous les +deux, comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un caillou et des +algues. + +Mlle de Galais et moi, nous ne pûmes nous empêcher de sourire +tristement: elle se décida à lui expliquer: + +"Vous ne reverrez pas le beau château que nous avions arrangé, monsieur +de Galais et moi, pour le pauvre Frantz. "Nous passions notre vie à +faire ce qu'il demandait. C'était un être si étrange, si charmant! Mais +tout a disparu avec lui le soir de ses fiançailles manquées. "Déjà +monsieur de Galais était ruiné sans que nous le sachions. Frantz avait +fait des dettes et ses anciens camarades--apprenant sa disparition-- +ont aussitôt réclamé auprès de nous. Nous sommes devenus pauvres; madame +de Galais est morte et nous avons perdu tous nos amis en quelques jours. +"Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il retrouve ses amis et sa +fiancée; que la noce interrompue se fasse et peut-être tout reviendra-t- +il comme c'était autrefois. Mais le passé peut-il renaître? + +--Qui sait!" dit Meaulnes pensif. Et il ne demanda plus rien. + +Sur l'herbe courte et légèrement jaune déjà, nous marchions tous les +trois sans bruit: Augustin avait à sa droite près de lui la jeune fille +qu'il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait une de ces dures +questions, elle tournait vers lui lentement, pour lui répondre, son +charmant visage inquiet; et une fois, en lui parlant, elle avait posé +doucement sa main sur son bras, d'un geste plein de confiance et de +faiblesse. Pourquoi le grand Meaulnes était-il là comme un étranger, +comme quelqu'un qui n'a pas trouvé ce qu'il cherchait et que rien +d'autre ne peut intéresser? Ce bonheur-là, trois ans plus tôt, il n'eût +pu le supporter sans effroi, sans folie, peut-être. D'où venait donc ce +vide, cet éloignement, cette impuissance à être heureux, qu'il y avait +en lui, à cette heure? + +Nous approchions du petit bois où le matin M. de Galais avait attaché +Bélisaire; le soleil vers son déclin allongeait nos ombres sur l'herbe; +à l'autre bout de la pelouse, nous entendions, assourdis par +l'éloignement, comme un bourdonnement heureux, les voix des joueurs et +des fillettes, et nous restions silencieux dans ce calme admirable, +lorsque nous entendîmes chanter de l'autre côté du bois, dans la +direction des Aubiers, la ferme du bord de l'eau. C'était la voix jeune +et lointaine de quelqu'un qui mène ses bêtes à l'abreuvoir, un air +rythmé comme un air de danse, mais que l'homme étirait et alanguissait +comme une vieille ballade triste: + +Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont +rouges... Adieu, sans retour!... + +Meaulnes avait levé la tête et écoutait. Ce n'était rien qu'un de ces +airs que chantaient les paysans attardés, au Domaine sans nom, le +dernier soir de la fête, quand déjà tout s'était écroulé... Rien qu'un +souvenir--le plus misérable--de ces beaux jours qui ne reviendraient +plus. + +"Mais vous l'entendez? dit Meaulnes à mi-voix. Oh! je vais aller voir +qui c'est". Et, tout de suite, il s'engagea dans le petit bois. Presque +aussitôt la voix se tut; on entendit encore une seconde l'homme siffler +ses bêtes en s'éloignant; puis plus rien... + +Je regardai la jeune fille. Pensive et accablée, elle avait les yeux +fixés sur le taillis où Meaulnes venait de disparaître. Que de fois, +plus tard, elle devait regarder ainsi, pensivement, le passage par où +s'en irait à jamais le grand Meaulnes! + +Elle se tourna vers moi: + +"Il n'est pas heureux", dit-elle douloureusement. + +Elle ajouta: + +"Et peut-être que je ne puis rien pour lui?..." + +J'hésitais à répondre, craignant que Meaulnes, qui devait d'un saut +avoir gagné la ferme et qui maintenant revenait par le bois, ne surprît +notre conversation. Mais j'allais l'encourager cependant; lui dire de ne +pas craindre de brusquer le grand gars; qu'un secret sans doute le +désespérait et que jamais de lui-même il ne se confierait à elle ni à +personne--lorsque soudain, de l'autre côté du bois, partit un cri; puis +nous entendîmes un piétinement comme d'un cheval qui pétarade et le +bruit d'une dispute à voix entrecoupées... Je compris tout de suite +qu'il était arrivé un accident au vieux Bélisaire et je courus vers +l'endroit d'où venait tout le tapage. Mlle de Galais me suivit de loin. +Du fond de la pelouse on avait dû remarquer notre mouvement, car +j'entendis, au moment où j'entrai dans le taillis, les cris des gens qui +accouraient. + +Le vieux Bélisaire, attaché trop bas, s'était pris une patte de devant +dans sa longe; il n'avait pas bougé jusqu'au moment où M. de Galais et +Delouche, au cours de leur promenade, s'étaient approchés de lui; +effrayé, excité par l'avoine insolite qu'on lui avait donnée, il s'était +débattu furieusement; les deux hommes avaient essayé de le délivrer, +mais si maladroitement qu'ils avaient réussi à l'empêtrer davantage, +tout en risquant d'essuyer de dangereux coups de sabots. C'est à ce +moment que par hasard Meaulnes, revenant des Aubiers, était tombé sur le +groupe. Furieux de tant de gaucherie, il avait bousculé les deux hommes +au risque de les envoyer rouler dans le buisson. Avec précaution mais en +un tour de main il avait délivré Bélisaire. Trop tard, car le mal était +déjà fait; le cheval devait avoir un nerf foulé, quelque chose de brisé +peut-être, car il se tenait piteusement la tête basse, sa selle à demi +dessanglée sur le dos, une patte repliée sous son ventre et toute +tremblante. Meaulnes, penché, le tâtait et l'examinait sans rien dire. + +Lorsqu'il releva la tête, presque tout le monde était là rassemblé, mais +il ne vit personne. Il était fâché rouge. + +"Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu l'attacher de la sorte! Et lui +laisser sa selle sur le dos toute la journée? Et qui a eu l'audace de +seller ce vieux cheval, bon tout au plus pour une carriole". + +Delouche voulut dire quelque chose--tout prendre sur lui. + +"Tais-toi donc! C'est ta faute encore. Je t'ai vu tirer bêtement sur sa +longe pour le dégager". + +Et se baissant de nouveau, il se remit à frotter le jarret du cheval +avec le plat de la main. + +M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le tort de vouloir sortir +de sa réserve. Il bégaya: + +"Les officiers de marine ont l'habitude... Mon cheval... + +--Ah! il est à vous?" dit Meaulnes un peu calmé, très rouge, en tournant +la tête de côté vers le vieillard. + +Je crus qu'il allait changer de ton, faire des excuses. Il souffla un +instant. Et je vis alors qu'il prenait un plaisir amer et désespéré à +aggraver la situation, à tout briser à jamais, en disant avec insolence: + +"Eh bien je ne vous fais pas mon compliment". + +Quelqu'un suggéra: + +"Peut-être que de l'eau fraîche... En le baignant dans le gué... + +--Il faut, dit Meaulnes sans répondre, emmener tout de suite ce vieux +cheval, pendant qu'il peut encore marcher,--et il n'y a pas de temps à +perdre!--le mettre à l'écurie et ne jamais plus l'en sortir". + +Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussitôt. Mais Mlle de Galais les +remercia vivement. Le visage en feu, prête à fondre en larmes, elle dit +au revoir à tout le monde, et même à Meaulnes décontenancé, qui n'osa +pas la regarder. Elle prit la bête par les rênes, comme on donne à +quelqu'un la main, plutôt pour s'approcher d'elle davantage que pour la +conduire... Le vent de cette fin d'été était si tiède sur le chemin des +Sablonnières qu'on se serait cru au mois de mai, et les feuilles des +haies tremblaient à la brise du sud... Nous la vîmes partir ainsi, son +bras a demi sorti du manteau, tenant dans sa main étroite la grosse-rêne +de cuir. Son père marchait péniblement à côté d'elle... + +Triste fin de soirée! Peu à peu, chacun ramassa ses paquets, ses +couverts; on plia les chaises, on démonta les tables; une à une, les +voitures chargées de bagages et de gens partirent, avec des chapeaux +levés et des mouchoirs agités. Les derniers nous restâmes sur le terrain +avec mon oncle Florentin, qui ruminait comme nous, sans rien dire, ses +regrets et sa grosse déception. + +Nous aussi, nous partîmes, emportés vivement, dans notre voiture bien +suspendue, par notre beau cheval alezan. La roue grinça au tournant dans +le sable et bientôt, Meaulnes et moi, qui étions assis sur le siège de +derrière, nous vîmes disparaître sur la petite route l'entrée du chemin +de traverse que le vieux Bélisaire et ses maîtres avaient pris... + +Mais alors mon compagnon--l'être que je sache au monde le plus +incapable de pleurer--tourna soudain vers moi son visage bouleversé par +une irrésistible montée de larmes. + +"Arrêtez, voulez-vous? dit-il en mettant la main sur l'épaule de +Florentin. Ne vous occupez pas de moi? Je reviendrai tout seul, à pied". + +Et d'un bond, la main au garde-boue de la voiture, il sauta à terre. A +notre stupéfaction, rebroussant chemin, il se prit à courir, et courut +jusqu'au petit chemin que nous venions de passer, les chemin des +Sablonnières. Il dut arriver au Domaine par cette allée de sapins qu'il +avait suivie jadis, où il avait entendu, vagabond caché dans les basses +branches, la conversation mystérieuse des beaux enfants inconnus... + +Et c'est ce soir-là, avec des sanglots, qu'il demanda en mariage Mlle de +Galais. + + + +CHAPITRE VII + +Le jour des noces. + +C'est un jeudi, au commencement de février, un beau jeudi soir glacé, où +le grand vent souffle. Il est trois heures et demie, quatre heures... +Sur les haies, auprès des bourgs, les lessives sont étendues depuis midi +et sèchent à la bourrasque. Dans chaque maison, le feu de la salle à +manger fait luire tout un reposoir de joujoux vernis. Fatigué de jouer, +l'enfant s'est assis auprès de sa mère et il lui fait raconter la +journée de son mariage... + +Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n'a qu'à monter dans son +grenier et il entendra, jusqu'au soir, siffler et gémir les naufrages; +il n'a qu'à s'en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son +foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer. +Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, au bord d'un chemin boueux, +la maison des Sablonnières, où mon ami Meaulnes est rentré avec Yvonne +de Galais, qui est sa femme depuis midi. + +Les fiançailles ont duré cinq mois. Elles ont été paisibles, aussi +paisibles que la première entrevue avait été mouvementée. Meaulnes est +venu très souvent aux Sablonnières, à bicyclette ou en voiture. Plus de +deux fois par semaine, cousant ou lisant près de la grande fenêtre qui +donne sur la lande et les sapins, Mlle de Galais a vu tout d'un coup sa +haute silhouette rapide passer derrière le rideau, car il vient toujours +par l'allée détournée qu'il a prise autrefois. Mais c'est la seule +allusion--tacite--qu'il fasse au passé. Le bonheur semble avoir +endormi son étrange tourment. + +De petits événements ont fait date pendant ces cinq calmes mois. On m'a +nommé instituteur au hameau de Saint-Benoist-des-Champs. Saint-Benoist +n'est pas un village. Ce sont des fermes disséminées à travers la +campagne, et la maison d'école est complètement isolée sur une côte au +bord de la route. Je mène une vie bien solitaire; mais, en passant par +les champs, il ne faut que trois quarts d'heure de marche pour gagner +les Sablonnières. + +Delouche est maintenant chez son oncle, qui est entrepreneur de +maçonnerie au Vieux-Nançay. Ce sera bientôt lui le patron. Il vient +souvent me voir. Meaulnes, sur la prière de Mlle de Galais, est +maintenant très aimable avec lui. + +Et ceci explique comment nous sommes là tous deux à rôder, vers quatre +heures de l'après-midi, alors que les gens de la noce sont déjà tous +repartis. + +Le mariage s'est fait à midi, avec le plus de silence possible, dans +l'ancienne chapelle des Sablonnières qu'on n'a pas abattue et que les +sapins cachent à moitié sur le versant de la côte prochaine. Après un +déjeuner rapide, la mère de Meaulnes, M. Seurel et Millie, Florentin et +les autres sont remontés en voiture. Il n'est resté que Jasmin et moi... + +Nous errons à la lisière des bois qui sont derrière la maison des +Sablonnières, au bord du grand terrain en friche, emplacement ancien du +Domaine aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer et sans savoir +pourquoi, nous sommes remplis d'inquiétude. En vain nous essayons de +distraire nos pensées et de tromper notre angoisse en nous montrant, au +cours de notre promenade errante, les bauges des lièvres et les petits +sillons de sable où les lapins ont gratté fraîchement... un collet +tendu... la trace d'un braconnier... Mais sans cesse nous revenons à ce +bord du taillis, d'ou l'on découvre la maison silencieuse et fermée... + +Au bas de la grande croisée qui donne sur les sapins, il y a un balcon +de bois, envahi par les herbes folles, que couche le vent. Une lueur +comme d'un feu allumé se reflète sur les carreaux de la fenêtre. De +temps à autre, une ombre passe. Tout autour, dans les champs +environnants, dans le potager, dans le seule ferme qui reste des +anciennes dépendances, silence et solitude. Les métayers sont partis au +bourg pour fêter le bonheur de leurs maîtres. + +De temps à autre, le vent chargé d'une buée qui est presque de la pluie +nous mouille la figure et nous apporte la parole perdue d'un piano. Là- +bas, dans la maison fermée, quelqu'un joue. Je m'arrête un instant pour +écouter en silence. C'est d'abord comme une voix tremblante qui, de très +loin, ose à peine chanter sa joie... C'est comme le rire d'une petite +fille qui, dans sa chambre, a été chercher tous ses jouets et les répand +devant son ami. Je pense aussi à la joie craintive encore d'une femme +qui a été mettre une belle robe et qui vient la montrer et ne sait pas +si elle plaira... Cet air que je ne connais pas, c'est aussi une prière, +une supplication au bonheur de ne pas être trop cruel, un salut et comme +un agenouillement devant le bonheur... + +Je pense: "Ils sont heureux enfin. Meaulnes est là-bas près d'elle..." + +Et savoir cela, en être sûr, suffit au contentement parfait du brave +enfant que je suis. + +A ce moment, tout absorbé, le visage mouillé par le vent de la plaine +comme par l'embrun de la mer, je sens qu'on me touche l'épaule: + +"Ecoute!" dit Jasmin tout bas. + +Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger; et, lui-même, la tête +inclinée, le sourcil froncé, il écoute... + + + +CHAPITRE VIII + +L'appel de Frantz. + +"Hou-ou!" + +Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel sur deux notes, +haute et basse, que j'ai déjà entendu jadis... Ah! je me souviens: c'est +le cri du grand comédien lorsqu'il hélait son jeune compagnon à la +grille de l'école. C'est l'appel à quoi Frantz nous avait fait jurer de +nous rendre, n'importe où et n'importe quand. Mais que demande-t-il ici, +aujourd'hui, celui-là? + +"Cela vient de la grande sapinière à gauche, dis-je à mi-voix. C'est un +braconnier sans doute". + +Jasmin secoua la tête: + +"Tu sais bien que non", dit-il? + +Puis, plus bas: + +"Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis ce matin. J'ai surpris +Ganache à onze heures en train de guetter dans un champ auprès de la +chapelle. Il a détalé en m'apercevant. Ils sont venus de loin peut-être +à bicyclette, car il était couvert de boue jusqu'au milieu du dos... + +--Mais que cherchent-ils? + +--Je n'en sais rien. Mais à coup sûr il faut que nous les chassions. Il +ne faut pas les laisser rôder aux alentours. Ou bien toutes les folies +vont recommencer..." + +Je suis de cet avis, sans l'avouer. + +"Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de voir ce qu'ils veulent et +de leur faire entendre raison..." + +Lentement, silencieusement, nous nous glissons donc en nous baissant à +travers le taillis jusqu'à la grande sapinière, d'où part, à intervalles +réguliers, ce cri prolongé qui n'est pas en soi plus triste qu'autre +chose, mais qui nous semble à tous les deux de sinistre augure. + +Il est difficile, dans cette partie du bois de sapins, où le regard +s'enfonce entre les troncs régulièrement plantés, de surprendre +quelqu'un et de s'avancer sans être vu. Nous n'essayons même pas. Je me +poste à l'angle du bois. Jasmin va ce placer à l'angle opposé, de façon +à commander comme moi, de l'extérieur, deux des côtés du rectangle et à +ne pas laisser fuir l'un des bohémiens sans le héler. Ces dispositions +prises, je commence à jouer mon rôle d'éclaireur pacifique et j'appelle: + +"Frantz!... + +"...Frantz! Ne craignez rien. C'est moi, Seurel; je voudrais vous +parler..." + +Un instant de silence; je vais me décider à crier encore, lorsque, au +coeur même de la sapinière, où mon regard n'atteint pas tout à fait, une +voix commande: + +"Restez où vous êtes: il va venir vous trouver". + +Peu à peu, entre les grands sapins que l'éloignement fait paraître +serrés, je distingue la silhouette du jeune homme qui s'approche. Il +paraît couvert de boue et mal vêtu; des épingles de bicyclette serrent +le bas de son pantalon, une vieille casquette à ancre est plaquée sur +ses cheveux trop longs; je vois maintenant sa figure amaigrie. Il semble +avoir pleuré. + +S'approchant de moi, résolument: + +"Que voulez-vous? demande-t-il d'un air très insolent. + +--Et vous-même, Frantz, que faites-vous ici? Pourquoi venez-vous +troubler ceux qui sont heureux? Qu'avez-vous à demander? Dites-le". + +Ainsi interrogé directement, il rougit un peu, balbutie, répond +seulement: + +"Je suis malheureux, moi, je suis malheureux". + +Puis, la tête dans le bras, appuyé à un tronc d'arbre, il se prend à +sangloter amèrement. Nous avons fait quelques pas dans la sapinière. +L'endroit est parfaitement silencieux. Pas même la voix du vent que les +grands sapins de la lisière arrêtent. Entre les troncs réguliers se +répète et s'éteint le bruit des sanglots étouffés du jeune homme. +J'attendis que cette crise s'apaise et je dis, en lui mettant la main +sur l'épaule: + +"Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous mènerai auprès d'eux. Ils vous +accueilleront comme un enfant perdu qu'on a retrouvé et toute sera +fini". + +Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix assourdie par les larmes, +malheureux, entêté, colère, il reprenait: + +"Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi? Pourquoi ne répond-il pas quand +je l'appelle? Pourquoi ne tient-il pas sa promesse? + +--Voyons, Frantz, répondis-je, le temps des fantasmagories et des +enfantillages est passé. Ne troublez pas avec des folies le bonheur de +ceux que vous aimez; de votre soeur et d'Augustin Meaulnes. + +--Mais lui seul peut me sauver, vous le savez bien. Lui seul est capable +de retrouver la trace que je cherche. Voilà bientôt trois ans que +Ganache et moi nous battons toute la France sans résultat. Je n'avais +plus confiance qu'en votre ami. Et voici qu'il ne répond plus. Il a +trouvé son amour, lui. Pourquoi maintenant, ne pense-t-il pas à moi? Il +faut qu'il se mette en route. Yvonne le laissera bien partir... Elle ne +m'a jamais rien refusé". + +Il me montrait un visage où, dans la poussière et la boue, les larmes +avaient tracé des sillons sales, un visage de vieux gamin épuisé et +battu. Ses yeux étaient cernés de taches de rousseur; son menton, mal +rasé; ses cheveux trop longs traînaient sur son col sale. Les mains dans +les poches, il grelottait. Ce n'était plus ce royal enfant en guenilles +des années passées. De coeur, sans doute, il était plus enfant que +jamais: impérieux, fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet +enfantillage était pénible à supporter chez ce garçon déjà légèrement +vieilli... Naguère, il y avait en lui tant d'orgueilleuse jeunesse que +toute folie au monde lui paraissait permise. A présent, on était d'abord +tenté de le plaindre pour n'avoir pas réussi sa vie; puis de lui +reprocher ce rôle absurde de jeune héros romantique où je le voyais +s'entêter... Et enfin je pensais malgré moi que notre beau Frantz aux +belles amours avait dû se mettre à voler pour vivre, tout comme son +compagnon Ganache... Tant d'orgueil avait abouti à cela! + +"Si je vous promets, dis-je enfin, après avoir réfléchi, que dans +quelques jours Meaulnes se mettra en campagne pour vous, rien que pour +vous?... + +--Il réussira, n'est-ce pas? Vous en êtes sûr? me demanda-t-il en +claquant des dents. + +--Je le pense. Tout devient possible avec lui! + +--Et comment le saurai-je? Qui me le dira? + +--Vous reviendrez ici dans un an exactement, à cette même heure: vous +trouverez la jeune fille que vous aimez". + +Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler les nouveaux époux, mais +m'enquérir auprès de la tante Moinel et faire diligence moi-même pour +trouver la jeune fille. + +Le bohémien me regardait dans les yeux avec une volonté de confiance +vraiment admirable. Quinze ans, il avait encore et tout de même quinze +ans!--l'âge que nous avions à Sainte-Agathe, le soir du balayage des +classes, quand nous fîmes tous les trois ce terrible serment enfantin. + +Le désespoir le reprit lorsqu'il fut obligé de dire: + +"Eh bien, nous allons partir". + +Il regarda, certainement avec un grand serrement de coeur, tous ces bois +d'alentour qu'il allait de nouveau quitter. + +"Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les routes d'Allemagne. Nous +avons laissé nos voitures au loin. Et depuis trente heures, nous +marchions sans arrêt. Nous pensions arriver à temps pour emmener +Meaulnes avant le mariage et chercher avec lui ma fiancée, comme il a +cherché le Domaine des Sablonnières". + +Puis, repris par sa terrible puérilité: + +"Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant, parce que si je le +rencontrais ce serait affreux". + +Peu à peu, entre les sapins, je vis disparaître sa silhouette grise. +J'appelai Jasmin et nous allâmes reprendre notre faction. Mais presque +aussitôt, nous aperçûmes, là-bas, Augustin qui fermait les volets de la +maison et nous fûmes frappés par l'étrangeté de son allure. + + + +CHAPITRE IX + +Les gens heureux. + +Plus tard, j'ai su par le menu détail tout ce qui s'était passé là- +bas... + +Dans le salon des Sablonnières, dès le début de l'après-midi, Meaulnes +et sa femme, que j'appelle encore Mlle de Galais, sont restés +complètement seuls. Tous les invités partis, le vieux M. de Galais a +ouvert la porte, laissant une seconde le grand vent pénétrer dans la +maison et gémir; puis il s'est dirigé vers le Vieux-Nançais et ne +reviendra qu'à l'heure du dîner, pour fermer tout à clef et donner des +ordres à la métairie. Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant +jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans +feuilles qui cogne la vitre, du côté de la lande. Comme deux passagers +dans un bateau à la dérive, ils sont, dans le grand vent d'hiver, deux +amants enfermés avec le bonheur. + +"Le feu menace de s'éteindre" dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre +une bûche dans le coffre. + +Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même le bois dans le feu. + +Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils restèrent là, +debout, l'un devant l'autre, étouffés comme par une grande nouvelle qui +ne pouvait pas se dire. + +Le vent roulait avec le bruit d'une rivière débordée. De temps à autre +une goutte d'eau, diagonalement, comme sur la portière d'un train, +rayait la vitre. + +Alors la jeune fille s'échappa. Elle ouvrit la porte du couloir et +disparut avec un sourire mystérieux. Un instant, dans la demi-obscurité, +Augustin resta seul... Le tic tac d'une petite pendule faisait penser à +la salle à manger de Sainte-Agathe... Il songea sans doute: "C'est donc +ici la maison tant cherchée, le couloir jadis plein de chuchotements et +de passages étranges..." + +C'est à ce moment qu'il dut entendre--Mlle de Galais me dit plus tard +l'avoir entendu aussi--le premier cri de Frantz, tout près de la +maison. + +La jeune femme, alors, eut beau lui montrer les choses merveilleuses +dont elle était chargée: ses jouets de petite fille, toutes ses +photographies d'enfant: elle en cantinière, elle et Frantz sur les +genoux de leur mère, qui était si jolie... puis tout ce qui restait de +ses sages petites robes de jadis: "jusqu'à celle-ci que je portais, +voyez, vers le temps où vous alliez bientôt me connaître, où vous +arriviez, je crois, au cours de Sainte-Agathe...", Meaulnes ne voyait +plus rien et n'entendait plus rien. + +Un instant pourtant il parut ressaisi par la pensée de son +extraordinaire, inimaginable bonheur: + +"Vous êtes là--dit-il sourdement, comme si le dire seulement donnait le +vertige--vous passez auprès de la table et votre main s'y pose un +instant..." + +Et encore: + +"Ma mère, lorsqu'elle était jeune femme, penchait ainsi légèrement son +buste sur sa taille pour me parler... Et quand elle se mettait au +piano..." + +Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne vînt. Mais il +faisait sombre dans ce coin du salon et l'on fut obligé d'allumer une +bougie. L'abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille, augmentait ce +rouge dont elle était marquée aux pommettes et qui était le signe d'une +grande anxiété. + +Là-bas, à la lisière du bois, je commençai d'entendre cette chanson +tremblante que nous apportait le vent, coupée bientôt par le second cri +des deux fous, qui s'étaient rapprochés de nous dans les sapins. + +Longtemps Meaulnes écouta la jeune fille en regardant silencieusement +par une fenêtre. Plusieurs fois il se tourna vers le doux visage plein +de faiblesse et d'angoisse. Puis il s'approcha d'Yvonne et, très +légèrement, il mit sa main sur son épaule. Elle sentit doucement peser +auprès de son cou cette caresse à laquelle il aurait fallu savoir +répondre. + +"Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer les volets. Mais ne cessez +pas de jouer..." + +Que se passe-t-il alors dans ce coeur obscur et sauvage? Je me le suis +souvent demandé et je ne l'ai su que lorsqu'il fut trop tard. Remords +ignorés? Regrets inexplicables? Peur de voir s'évanouir bientôt entre +ses mains ce bonheur inouï qu'il tenait si serré? Et alors tentation +terrible de jeter irrémédiablement à terre, tout de suite, cette +merveille qu'il avait conquise? + +Il sortit lentement, silencieusement après avoir regardé sa jeune femme +une fois encore. Nous le vîmes, de la lisière du bois, fermer d'abord +avec hésitation un volet, puis regarder vaguement vers nous, en fermer +un autre, et soudain s'enfuir à toutes jambes dans notre direction. Il +arriva près de nous avant que nous eussions pu songer à nous dissimuler +davantage. Il nous aperçut, comme il allait franchir une petite haie +récemment plantée et qui formait la limite d'un pré. Il fit un écart. Je +me rappelle son allure hagarde, son air de bête traquée... Il fit mine +de revenir sur ses pas pour franchir la haie du côté du petit ruisseau. + +Je l'appelai. + +"Meaulnes!... Augustin!..." + +Mais il ne tournait pas même la tête. Alors, persuadé que cela seulement +pourrait le retenir: + +"Frantz est là, criai-je. Arrête!" + +Il s'arrêta enfin. Haletant et sans me laisser le temps de préparer ce +que je pourrais dire: + +"Il est là! dit-il. Que réclame-t-il? + +--Il est malheureux, répondis-je. Il venait te demander de l'aide, pour +retrouver ce qu'il a perdu. + +--Ah! fit-il, baissant la tête. Je m'en doutais bien. J'avais beau +essayer d'endormir cette pensée-là... Mais où est-il? Raconte vite". + +Je dis que Frantz venait de partir et que certainement on ne le +rejoindrait plus maintenant. Ce fut pour Meaulnes une grande déception. +Il hésita, fit deux ou trois pas, s'arrêta. Il paraissait au comble de +l'indécision et du chagrin. Je lui racontai ce que j'avais promis en son +nom au jeune homme. Je dis que je lui avais donné rendez-vous dans un an +à la même place. + +Augustin, si calme en général, était maintenant dans un état de +nervosité et d'impatience extraordinaires: + +"Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais oui, sans doute, je puis le +sauver. Mais il faut que ce soit tout de suite. Il faut que je le voie, +que je lui parle, qu'il me pardonne et que je répare tout... Autrement +je ne peux plus me présenter là-bas..." + +Et il se tourna vers la maison des Sablonnières. + +"Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine que tu lui as faite, tu es +en train de détruire ton bonheur. + +--Ah! si ce n'était que cette promesse", fit-il. Et ainsi je connus +qu'autre chose liait les deux jeunes hommes, mais sans pouvoir deviner +quoi. + +"En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de courir. Ils sont maintenant +en route pour l'Allemagne". + +Il allait répondre, lorsqu'une figure échevelée, hagarde, se dressa +entre nous. C'était Mlle de Galais. Elle avait dû courir, car elle avait +le visage baigné de sueur. Elle avait dû tomber et se blesser, car elle +avait le front écorché au-dessus de l'oeil droit et du sang figé dans +les cheveux. + +Il m'est arrivé, dans les quartiers pauvres de Paris, de voir soudain, +descendue dans la rue, séparé par des agents intervenus dans la +bataille, un ménage qu'on croyait heureux, uni, honnête. Le scandale a +éclaté tout d'un coup, n'importe quand, à l'instant de se mettre à +table, le dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter la fête du +petit garçon.... et maintenant tout est oublié, saccagé. L'homme et la +femme, au milieu du tumulte, ne sont plus que deux démons pitoyables et +les enfants en larmes se jettent contre eux, les embrassent étroitement, +les supplient de se taire et de ne plus se battre. + +Mlle de Galais, quand elle arriva près de Meaulnes, me fit penser à un +de ces enfants-là, à un de ces pauvres enfants affolés. Je crois que +tous ses amis, tout un village, tout un monde l'eût regardée, qu'elle +fût accourue tout de même, qu'elle fût tombée de la même façon, +échevelée, pleurante, salie. + +Mais quand elle eut compris que Meaulnes était bien là, que cette fois +du moins, il ne l'abandonnerait pas, alors elles passa son bras sous le +sien, puis elle ne put s'empêcher de rire au milieu de ses larmes comme +un petit enfant. Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme +elle avait tiré son mouchoir, Meaulnes le lui prit doucement des mains: +avec précaution et application, il essuya le sang qui tachait la +chevelure de la jeune fille. + +"Il faut rentrer, maintenant, dit-il. + +Et je les lassai retourner tous les deux, dans le beau grand vent du +soir d'hiver qui leur fouettait le visage,--lui, l'aidant de la main +aux passages difficiles; elle, souriant et se hâtant--vers leur demeure +pour un instant abandonnée. + + + +CHAPITRE X + +La "Maison de Frantz". + +Mal rassuré, en proie à une sourde inquiétude, que l'heureux dénouement +du tumulte de la veille n'avait pas suffi à dissiper, il me fallut +rester enfermé dans l'école pendant toute la journée du lendemain. Sitôt +après l'heure "d'étude" qui suit la classe du soir, je pris le chemin +des Sablonnières. La nuit tombait quand j'arrivai dans l'allée de sapins +qui menait à la maison. Tous les volets étaient déjà clos. Je craignis +d'être importun, en me présentant à cette heure tardive, le lendemain +d'un mariage. Je restai fort tard à rôder sur la lisière du jardin et +dans les terres avoisinantes, espérant toujours voir sortir quelqu'un de +la maison fermée... Mais mon espoir fut déçu. Dans la métairie voisine +elle-même, rien ne bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hanté par les +imaginations les plus sombres. + +Le lendemain samedi, mêmes incertitudes. Le soir, je pris en hâte ma +pèlerine, mon bâton, un morceau de pain, pour manger en route, et +j'arrivai, quand la nuit tombait déjà, pour trouver tout fermé aux +Sablonnières, comme la veille... Un peu de lumière au premier étage; +mais aucun bruit; pas un mouvement... Pourtant, de la cour de la +métairie je vis cette fois la porte de la ferme ouverte, le feu allumé +dans la grande cuisine et j'entendis le bruit habituel des voix et des +pas à l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me renseigner. Je ne +pouvais rien dire ni rien demander à ces gens. Et je retournai guetter +encore, attendre en vain, pensant toujours voir la porte s'ouvrir et +surgir enfin la haute silhouette d'Augustin. + +C'est le dimanche seulement, dans l'après-midi, que je résolus de sonner +à la porte des Sablonnières. Tandis que je grimpais les coteaux dénudés, +j'entendais sonner au loin les vêpres du dimanche d'hiver. Je me sentais +solitaire et désolé. Je ne sais quel pressentiment triste m'envahissait. +Et je ne fus qu'à demi surpris lorsque, à mon coup de sonnette, je vis +M. de Galais tout seul paraître et me parler à voix basse: Yvonne de +Galais était alitée, avec une fièvre violente; Meaulnes avait dû partir +dès vendredi matin pour un long voyage; on ne sait quand il +reviendrait... + +Et comme le vieillard, très embarrassé, très triste, ne m'offrait pas +d'entrer, je pris aussitôt congé de lui. La porte refermée, je restai un +instant sur le perron, le coeur serré, dans un désarroi absolu, à +regarder sans savoir pourquoi une branche de glycine desséchée que le +vent balançait tristement dans un rayon de soleil. + +Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait depuis son séjour à Paris +avait fini par être le plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon +échappât à la fin à son bonheur tenace... + +Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins demander des nouvelles d'Yvonne +de Galais, jusqu'au soir où, convalescente enfin, elle me fit prier +d'entrer. Je la trouvai, assise auprès du feu, dans le salon dont la +grande fenêtre basse donnait sur la terre et les bois. Elle n'était +point pâle comme je l'avais imaginé, mais tout enfiévrée, au contraire, +avec de vives taches rouges sous les yeux, et dans un état d'agitation +extrême. Bien qu'elle parût très faible encore, elle s'était habillée +comme pour sortir. Elle parlait peu, mais elle disait chaque phrase avec +une animation extraordinaire, comme si elle eût voulu se persuader à +elle-même que le bonheur n'était pas évanoui encore... Je n'ai pas gardé +le souvenir de ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que j'en +vins à demander avec hésitation quand Meaulnes serait de retour. + +"Je ne sais pas quand il reviendra", répondit-elle vivement. + +Il y avait une supplication dans ses yeux, et je me gardai d'en demander +davantage. + +Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai avec elle auprès du feu, +dans ce salon bas où la nuit venait plus vite que partout ailleurs. +Jamais elle ne parlait d'elle-même ni de sa peine cachée. Mais elle ne +se lassait pas de me faire conter par le détail notre existence +d'écoliers de Sainte-Agathe. + +Elle écoutait gravement, tendrement, avec un intérêt quasi maternel, le +récit de nos misères de grands enfants. Elle ne paraissait jamais +surprise, pas même de nos enfantillages les plus audacieux, les plus +dangereux. Cette tendresse attentive qu'elle tenait de M. de Galais, les +aventures déplorables de son frère ne l'avaient point lassée. Le seul +regret que lui inspirât le passé, c'était, je pense, de n'avoir point +encore été pour son frère une confidente assez intime, puisque, au +moment de sa grande débâcle, il n'avait rien osé lui dire non plus qu'à +personne et s'était jugé perdu sans recours. Et c'était là, quand j'y +songe, une lourde tâche qu'avait assumée la jeune femme--tâche +périlleuse, de seconder un esprit follement chimérique comme son frère; +tâche écrasante, quand il s'agissait de lier partie avec ce coeur +aventureux qu'était mon ami le grand Meaulnes. + +De cette foi qu'elle gardait dans les rêves enfantins de son frère, de +ce soin qu'elle apportait à lui conserver au moins des bribes de ce rêve +dans lequel il avait vécu jusqu'à vingt ans, elle me donna un jour la +preuve la plus touchante et je dirai presque la plus mystérieuse. + +Ce fut par une soirée d'avril désolée comme une fin d'automne. Depuis +près d'un mois nous vivions dans un doux printemps prématuré, et la +jeune femme avait repris en compagnie de M. de Galais les longues +promenades qu'elle aimait. Mais ce jour-là, se vieillard se trouvant +fatigué et moi-même libre, elle me demanda de l'accompagner malgré le +temps menaçant. A plus d'une demi-lieue des Sablonnières, en longeant +l'étang, l'orage, la pluie, la grêle nous surprirent. Sous le hangar où +nous nous étions abrités contre l'averse interminable, le vent nous +glaçait, debout l'un près de l'autre, pensifs, devant le paysage noirci. +Je la revois, dans sa douce robe sévère, toute pâlie, toute tourmentée. + +"Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes partis depuis si longtemps. +Qu'a-t-il pu se passer?" + +Mais, à mon étonnement, lorsqu'il nous fut possible enfin de quitter +notre abri, la jeune femme, au lieu de revenir vers les Sablonnières, +continua son chemin et me demanda de la suivre. Nous arrivâmes, après +avoir longtemps marché, devant une maison que je ne connaissais pas, +isolée, au bord d'un chemin défoncé qui devait aller vers Préveranges. +C'était une petite maison bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien +ne distinguait du type usuel dans ce pays, sinon son éloignement et son +isolement. + +A voir Yvonne de Galais, on eût dit que cette maison nous appartenait et +que nous l'avions abandonnée durant un long voyage. Elle ouvrit, en se +penchant, une petite grille, et se hâta d'inspecter avec inquiétude le +lieu solitaire. Une grande cour herbeuse, où des enfants avaient dû +venir jouer pendant les longues et lentes soirées de la fin de l'hiver, +était ravinée par l'orage. Un cerceau trempait dans une flaque d'eau. +Dans les jardinets où les enfants avaient semé des fleurs et des pois, +la grande pluie n'avait laissé que des traînées de gravier blanc. Et +enfin nous découvrîmes, blottie contre le seuil d'une des portes +mouillées, toute une couvée de poussins transpercée par l'averse. +Presque tous étaient morts sous les ailes raidies et les plumes fripées +de la mère. + +A ce spectacle pitoyable, le jeune femme eut un cri étouffé. Elle se +pencha et, sans souci de l'eau ni de la boue, triant les poussins +vivants d'entre les morts, elle les mit dans un pan de son manteau. Puis +nous entrâmes dans la maison dont elle avait la clef. Quatre portes +ouvraient sur un étroit couloir où le vent s'engouffra en sifflant. +Yvonne de Galais ouvrit la première à notre droite et me fit pénétrer +dans une chambre sombre, ou je distinguai, après un moment d'hésitation, +une grande glace et un petit lit recouvert, à la mode campagnarde, d'un +édredon de soie rouge. Quant à elle, après avoir cherché un instant dans +le reste de l'appartement, elle revint, portant la couvée malade dans +une corbeille garnie de duvet, qu'elle glissa précieusement sous +l'édredon. Et, tandis qu'un rayon de soleil languissant, le premier et +le dernier de la journée, faisait plus pâles nos visages et plus obscure +la tombée de la nuit, nous étions là, debout, glacés et tourmentés, dans +la maison étrange! + +D'instant en instant, elle allait regarder dans le nid fiévreux, enlever +un nouveau poussin mort pour l'empêcher de faire mourir les autres. Et +chaque fois il nous semblait que quelque chose comme un grand vent par +les carreaux cassés du grenier, comme un chagrin mystérieux d'enfants +inconnus, se lamentait silencieusement. + +"C'était ici, me dit enfin ma compagne, la maison de Frantz quand il +était petit. Il avait voulu une maison pour lui tout seul, loin de tout +le monde, dans laquelle il pût aller jouer, s'amuser et vivre quand cela +lui plairait. Mon père avait trouvé cette fantaisie si extraordinaire, +si drôle, qu'il n'avait pas refusé. Et quand cela lui plaisait, un +jeudi, un dimanche, n'importe quand, Frantz partait habiter dans sa +maison comme un homme. Les enfants des fermes d'alentour venaient jouer +avec lui, l'aider à faire son ménage, travailler dans le jardin. C'était +un jeu merveilleux! Et le soir venu, il n'avait pas peur de coucher tout +seul. Quant à nous, nous l'admirions tellement que nous ne pensions pas +même à être inquiets. + +"Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec un soupir, la +maison est vide. Monsieur de Galais, frappé par l'âge et le chagrin, n'a +jamais rien fait pour retrouver ni rappeler mon frère. Et que pourrait- +il tenter? + +"Moi je passe ici bien souvent. Les petits paysans des environs viennent +jouer dans la cour comme autrefois. Et je me plais à imaginer que ce +sont les anciens amis de Frantz; que lui-même est encore un enfant et +qu'il va revenir bientôt avec la fiancée qu'il s'était choisie. + +"Ces enfants-là me connaissent bien. Je joue avec eux. Cette couvée de +petits poulets était à nous..." + +Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais rien dit, ce grand regret +d'avoir perdu son frère si fou, si charmant et si admiré, il avait fallu +cette averse et cette débâcle enfantine pour qu'elle me les confiât. Et +je l'écoutais sans rien répondre, le coeur tout gonflé de sanglots.... + +Les portes et la grille refermées, les poussins remis dans la cabane en +planches qu'il y avait derrière la maison, elle reprit tristement mon +bras et je la reconduisis. + +Des semaines, des mois passèrent. Epoque passée! Bonheur perdu! De celle +qui avait été la fée, la princesse et l'amour mystérieux de toute notre +adolescence, c'est à moi qu'il était échu de prendre le bras et de dire +ce qu'il fallait pour adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon +avait fui. De cette époque, de ces conversations, le soir, après la +classe que je faisais sur la côte de Saint-Benoist-des-Champs, de ces +promenades où la seule chose dont il eût fallu parler était la seule sur +laquelle nous étions décidés à nous taire, que pourrais-je dire à +présent? Je n'ai pas gardé d'autre souvenir que celui, à demi effacé +déjà, d'un beau visage amaigri, de deux yeux dont les paupières +s'abaissent lentement tandis qu'ils me regardent, comme pour déjà ne +plus voir qu'un monde intérieur. + +Et je suis demeuré son compagnon fidèle--compagnon d'une attente dont +nous ne parlions pas--durant tout un printemps et tout un été comme il +n'y en aura jamais plus. Plusieurs fois, nous retournâmes, l'après-midi, +à la maison de Frantz. Elle ouvrait les portes pour donner de l'air, +pour que rien ne fût moisi quand le jeune ménage reviendrait. Elle +s'occupait de la volaille à demi sauvage qui gîtait dans la basse-cour. +Et le jeudi où le dimanche, nous encouragions les jeux des petits +campagnards d'alentour, dont les cris et les rires, dans le site +solitaire, faisaient paraître plus déserte et plus vide encore la petite +maison abandonnée. + + + +CHAPITRE XI + +Conversation sous la pluie. + +Le mois d'août, époque des vacances, m'éloigna des Sablonnières et de la +jeune femme. Je dus aller passer à Sainte-Agathe mes deux mois de congé. +Je revis la grande cour sèche, le préau, la classe vide... Tout parlait +du grand Meaulnes. Tout était rempli des souvenirs de notre adolescence +déjà finie. Pendant ces longues journées jaunies, je m'enfermais comme +jadis, avant la venue de Meaulnes, dans le cabinet des archives, dans +les classes désertes. Je lisais, j'écrivais, je me souvenais... Mon père +était à la pêche au loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du +piano comme jadis... Et dans le silence absolu de la classe, où les +couronnes de papier vert déchirées, les enveloppes des livres de prix, +les tableaux épongés, tout disait que l'année était finie, les +récompenses distribuées, tout attendais l'automne, la rentrée d'octobre +et le nouvel effort--je pensais de même que notre jeunesse était finie +et le bonheur manqué; moi aussi j'attendais la rentrée aux Sablonnières +et le retour d'Augustin qui peut-être ne reviendrait jamais... + +Il y avait cependant une nouvelle heureuse que j'annonçai à Millie, +lorsqu'elle se décida à m'interroger sur la nouvelle mariée. Je +redoutais ses questions, sa façon à la fois très innocente et très +maligne de vous plonger soudain dans l'embarras, en mettant le doigt sur +votre pensée la plus secrète. Je coupai court à tout en annonçant que la +jeune femme de mon ami Meaulnes serait mère au mois d'octobre. + +A part moi, je me rappelai le jour où Yvonne de Galais m'avait fait +comprendre cette grande nouvelle. Il y avait eut un silence; de ma part, +un léger embarras de jeune homme. Et j'avais dit tout de suite, +inconsidérément, pour le dissiper--songeant trop tard à tout le drame +que je remuais ainsi: + +"Vous devez être bien heureuse?" + +Mais elle, sans arrière-pensée, sans regret, ni remords, ni rancune, +elle avait répondu avec un beau sourire de bonheur: + +"Oui, bien heureuse". + +Durant cette dernière semaine des vacances, qui est en général la plus +belle et la plus romantique, semaine de grandes pluies, semaine où l'on +commence à allumer les feux, et que je passais d'ordinaire à chasser +dans les sapins noirs et mouillés du Vieux-Nancay, je fis mes +préparatifs pour rentrer directement à Saint-Benoist-des-Champs. Firmin, +ma tante Julie et mes cousines du Vieux-Nancay m'eussent posé trop de +questions auxquelles je ne voulais pas répondre. Je renonçai pour cette +fois à mener durant huit jours la vie enivrante de chasseur campagnard +et je regagnai ma maison d'école quatre jours avant la rentrée des +classes. + +J'arrivai avant la nuit dans la cour déjà tapissée de feuilles jaunies. +Le voiturier parti, je déballai tristement dans la salle à manger, +sonore et "renfermée" le paquet de provisions que m'avait fait maman... +Après un léger repas du bout des dents, impatient, anxieux, je mis ma +pèlerine et partis pour une fiévreuse promenade qui me mena tout droit +aux abords des Sablonnières. + +Je ne voulus pas m'y introduire en intrus dès le premier soir de mon +arrivée. Cependant, plus hardi qu'en février, après avoir tourné tout +autour du Domaine où brillait seule la fenêtre de la jeune femme, je +franchis, derrière la maison, la clôture du jardin et m'assis sur un +banc, contre la haie, dans l'ombre commençante, heureux simplement +d'être là, tout près de ce qui me passionnait et m'inquiétait le plus au +monde. + +La nuit venait. Une pluie fine commençait à tomber. La tête basse, je +regardais, sans y songer, mes souliers se mouiller peu à peu et luire +d'eau. L'ombre m'entourait lentement et la fraîcheur me gagnait sans +troubler ma rêverie. Tendrement, tristement, je rêvais aux chemins +boueux de Sainte-Agathe, par ce même soir de septembre; j'imaginais la +place pleine de brume, le garçon boucher qui siffle en allant à la +pompe, le café illuminé, la joyeuse voiturée avec sa carapace de +parapluies ouverts qui arrivait avant la fin des vacances, chez l'oncle +Florentin... Et je me disais tristement: "Qu'importe tout ce bonheur, +puisque Meaulnes, mon compagnon, ne peut pas y être, ni sa jeune +femme..." + +C'est alors que, levant la tête, je la vis à deux pas de moi. Ses +souliers, dans le sable, faisaient un bruit léger que j'avais confondu +avec celui des gouttes d'eau de la haie. Elle avait sur la tête et les +épaules un grand fichu de laine noire, et la pluie fine poudrait sur son +front ses cheveux. Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle aperçu par la +fenêtre qui donnait sur le jardin. Et elle venait vers moi. Ainsi ma +mère, autrefois, s'inquiétait et me cherchait pour me dire: "Il faut +rentrer", mais ayant pris goût à cette promenade sous la pluie et dans +la nuit, elle disait seulement avec douceur: "Tu vas prendre froid!" et +restait en ma compagnie à causer longuement... + +Yvonne de Galais me tendit une main brûlante, et, renonçant à me faire +entrer aux Sablonnières, elle s'assit sur le banc moussu et vert-de- +grisé, du côté le moins mouillé, tandis que debout, appuyé du genou à ce +même banc, je me penchais vers elle pour l'entendre. + +Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir ainsi écourté mes +vacances: + +"Il fallait bien, répondis-je, que je vinsse au plus tôt pour vout tenir +compagnie. + +--Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je suis seule +encore. Augustin n'est pas revenu..." + +Prenant ce soupir pour un regret, un reproche étouffé, je commençais à +dire lentement: + +"Tant de folies dans une si noble tête! Peut-être le goût des aventures +plus fort que tout..." + +Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut en ce lieu, ce soir-là, que +pour la première et la dernière fois, elle me parla de Meaulnes. + +"Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, François Seurel, mon ami. Il +n'y a que nous--il n'y a que moi de coupable. Songez à ce que nous +avons fait... + +"Nous lui avons dit: "Voici le bonheur, voici ce que tu as cherché +pendant toute ta jeunesse, voici le jeune fille qui était à la fin de +tous tes rêves!" + +"Comment celui que nous poussions ainsi par les épaules n'aurait-il pas +été saisi d'hésitation, puis de crainte, puis d'épouvante, et n'aurait- +il pas cédé à la tentation de s'enfuir! + +--Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous étiez ce bonheur- +là, cette jeune fille-là. + +--Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoir cette pensée +orgueilleuse. C'est cette pensée-là qui est cause de tout. + +"Je vous disais: "Peut-être que je ne puis rien faire pour lui". Et au +fond de moi, je pensais: Puisqu'il m'a tant cherchée et puisque je +l'aime il faudra bien que je fasse son bonheur". Mais quand je l'ai vu +près de moi, avec toute sa fièvre, son inquiétude, son remords +mystérieux, j'ai compris que je n'étais qu'une pauvre femme comme les +autres... + +"--Je ne suis pas digne de vous", répétait-il, quand ce fut le petit +jour et la fin de la nuit de nos noces. + +"Et j'essayais de le consoler, de le rassurer. Rien ne calmait son +angoisse. Alors j'ai dit: "S'il faut que vous partiez, si je suis venue +vers vous au moment où rien ne pouvait vous rendre heureux, s'il faut +que vous m'abandonniez un temps pour ensuite revenir apaisé près de moi, +c'est moi qui vous demande de partir..." + +Dans l'ombre je vis qu'elle avait levé les yeux sur moi. C'était comme +une confession qu'elle m'avait faite, et elle attendait, anxieusement, +que je l'approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je dire? Certes, au +fond de moi, je revoyais le grand Meaulnes de jadis, gauche et sauvage, +qui se faisait toujours punir plutôt que de s'excuser ou de demander une +permission qu'on lui eût certainement accordée. Sans doute aurait-il +fallu qu'Yvonne de Galais lui fit violence, et lui prenant la tête entre +ses mains, lui dit: "Qu'importe ce que vous avez fait; je vous aime; +tous les hommes ne sont-ils pas des pécheurs?" Sans doute avait-elle eu +grand tort, par générosité, par esprit de sacrifice, de le rejeter ainsi +sur la route des aventures... Mais comment aurais-je pu désapprouver +tant de bonté, tant d'amour!... + +Il y eut un long moment de silence, pendant lequel, troublés jusques au +fond du coeur, nous entendions la pluie froide dégoutter dans les haies +et sous les branches des arbres. + +"Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. Plus rien ne nous séparait +désormais. Et il m'a embrassée, simplement, comme un mari qui laisse sa +jeune femme, avant un long voyage..." + +Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main fiévreuse, puis son bras, +et nous remontâmes l'allée dans l'obscurité profonde. + +"Pourtant il ne vous a jamais écrit? demandai-je. + +--Jamais", répondit-elle. + +Et alors, la pensée nous venant à tous deux de la vie aventureuse qu'il +menait à cette heure sur les routes de France ou d'Allemagne, nous +commençâmes à parler de lui comme nous ne l'avions jamais fait. Détails +oubliés, impressions anciennes nous revenaient en mémoire, tandis que +lentement nous regagnions la maison, faisant à chaque pas de longues +stations pour mieux échanger nos souvenirs... Longtemps--jusqu'aux +barrières du jardin--dans l'ombre, j'entendis la précieuse voix basse +de la jeune femme; et moi, repris par mon vieil enthousiasme, je lui +parlais sans me lasser, avec une amitié profonde, de celui qui nous +avait abandonnés... + + + +CHAPITRE XII + +Le fardeau. + +La classe devait commencer le lundi. Le samedi soir, vers cinq heures, +une femme du Domaine entra dans la cour de l'école où j'étais occupé à +scier du bois pour l'hiver. Elle venait m'annoncer qu'une petite fille +était née aux Sablonnières. L'accouchement avait été difficile. A neuf +heures du soir il avait fallu demander la sage-femme de Préveranges. A +minuit, on avait attelé de nouveau pour aller chercher le médecin de +Vierzon. Il avait dû appliquer les fers. La petite fille avait la tête +blessée et criait beaucoup mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de +Galais était maintenant très affaissée , mais elle avait souffert et +résisté avec une vaillance extraordinaire. + +Je laissai là mon travail, courus revêtir un autre paletot, et content, +en somme, de ces nouvelles, je suivis la bonne femme jusqu'aux +Sablonnières. Avec précaution, de crainte que l'une des deux blessées ne +fût endormie, je montai par l'étroit escalier de bois qui menait au +premier étage. Et là, M. de Galais, le visage fatigué mais heureux me +fit entrer dans la chambre où l'on avait provisoirement installé le +berceau entouré de rideaux. + +Je n'étais jamais entré dans une maison où fût né le jour même un petit +enfant. Que cela me paraissait bizarre et mystérieux et bon! Il faisait +un soir si beau--un véritable soir d'été--que M. de Galais n'avait pas +craint d'ouvrir la fenêtre qui donnait sur la cour. Accoudé près de moi +sur l'appui de la croisée, il me racontait, avec épuisement et bonheur, +le drame de la nuit; et moi qui l'écoutais, je sentais obscurément que +quelqu'un d'étranger était maintenant avec nous dans la chambre... + +Sous les rideaux, cela se mit à crier, un petit cri aigre et prolongé... +Alors M. de Galais me dit à demi-voix: + +"C'est cette blessure à la tête qui la fait crier". + +Machinalement--on sentait qu'il faisait cela depuis le matin et que +déjà il en avait pris l'habitude--il se mit à bercer le petit paquet de +rideaux. + +"Elle a ri déjà, dit-il, et elle prend le doigt. Mais vous ne l'avez pas +vue?" + +Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure bouffie, un +petit crâne allongé et déformé par les fers: + +"Ce n'est rien, dit M. de Galais, le médecin a dit que tout cela +s'arrangerait de soi-même... Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer". + +Je découvrais là comme un monde ignoré. Je me sentais le coeur gonflé +d'une joie étrange que je ne connaissais pas auparavant... + +M. de Galais entr'ouvrit avec précaution la porte de la chambre de la +jeune femme. Elle ne dormait pas. + +"Vous pouvez entrer", dit-il. + +Elle était étendue, le visage enfiévré, au milieu de ses cheveux blonds +épars. Elle me tendit la main en souriant d'un air las. Je lui fis +compliment de sa fille. D'une voix un peu rauque, et avec une rudesse +inaccoutumée--la rudesse de quelqu'un qui revient du combat: + +"Oui, mais on me l'a abîmée", dit-elle en souriant. + +Il fallut bientôt partir pour ne pas la fatiguer. + +Le lendemain dimanche, dans l'après-midi, je me rendis avec une hâte +presque joyeuse aux Sablonnières. A la porte, un écriteau fixé avec des +épingles arrêta le geste que je faisais déjà: + +Prière de ne pas sonner + +Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai assez fort. +J'entendis dans l'intérieur des pas étouffés qui accouraient. Quelqu'un +que je ne connaissais pas--et qui était le médecin de Vierzon-- +m'ouvrit: + +"Eh bien, qu'y a-t-il? fis-je vivement. + +--Chut! chut!--me répondit-il tout bas, l'air fâché. La petite fille a +failli mourir cette nuit. Et la mère est très mal". + +Complètement déconcerté, je le suivis sur la pointe des pieds jusqu'au +premier étage. La petite fille endormie dans son berceau était toute +pâle, toute blanche, comme un petit enfant mort. Le médecin pensait la +sauver. Quant à la mère, il m'affirmait rien... Il me donna de longues +explications comme au seul ami de la famille. Il parla de congestion +pulmonaire, d'embolie. Il hésitait, il n'était pas sûr... M. de Galais +entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard et tremblant. + +Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir ce qu'il faisait: + +"Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit pas effrayée; il faut, a +ordonné le médecin, lui persuader que cela va bien". + +Tout le sang à la figure, Yvonne de Galais était étendue, la tête +renversée comme la veille. Les joues et le front rouge sombre, les yeux +par instants révulsés, comme quelqu'un qui étouffe, elle se défendait +contre la mort avec un courage et une douceur indicibles. + +Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa main en feu, avec tant +d'amitié que je faillis éclater en sanglots. + +"Eh bien, eh bien, dit M. de Galais très fort, avec un enjouement +affreux, qui semblait de folie, vous voyez que pour une malade elle n'a +pas trop mauvaise mine!" + +Et je ne savais que répondre, mais je gardais dans la mienne la main +horriblement chaude de la jeune femme mourante... + +Elle voulut faire un effort pour me dire quelque chose, me demander je +ne sais quoi; elle tourna les yeux vers moi, puis vers la fenêtre, comme +pour me faire signe d'aller dehors chercher Quelqu'un... Mais alors une +affreuse crise d'étouffement la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un +instant, m'avaient appelé si tragiquement, se révulsèrent; ses joues et +son front noircirent, et elle se débattit doucement cherchant à contenir +jusqu'à la fin son épouvante et son désespoir. On se précipita--le +médecin et les femmes--avec un ballon d'oxygène, des serviettes, des +flacons; tandis que le vieillard penché sur elle criait--criait comme +si déjà elle eût été loin de lui, de sa voix rude et tremblante: + +"N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu n'as pas besoin d'avoir +peur!" + +Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu, mais elle continua à +suffoquer à demi, les yeux blancs, la tête renversée, luttant toujours, +mais incapable, fût-ce un instant, pour me regarder et me parler, de +sortir du gouffre où elle était déjà plongée. + +... Et comme je n'étais utile à rien, je dus me décider à partir. Sans +doute, j'aurais pu rester un instant encore; et à cette pensée je me +sens étreint par un affreux regret. Mais quoi? J'espérais encore. Je me +persuadais que tout n'était pas si proche. + +En arrivant à la lisière des sapins, derrière la maison, songeant au +regard de la jeune femme tourné vers la fenêtre, j'examinai avec +l'attention d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la profondeur de +ce bois par où Augustin était venu jadis et par où il avait fui l'hiver +précédent. Hélas! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte; pas une +branche qui remue. Mais, à la longue, là-bas, vers l'allée qui venait de +Préveranges, j'entendis le son très fin d'une clochette; bientôt parut +au détour du sentier un enfant avec une calotte rouge et une blouse +d'écolier que suivait un prêtre... Et je partis, dévorant mes larmes. + +Le lendemain était le jour de la rentrée des classes. A sept heures, il +y avait déjà deux ou trois gamins dans la cour. J'hésitai longuement à +descendre, à me montrer. Et lorsque je parus enfin, tournant la clef de +la classe moisie, qui était fermée depuis deux mois, ce que je redoutais +le plus au monde arriva: je vis le plus grand des écoliers se détacher +du groupe qui jouait sous le préau et s'approcher de moi. Il venait me +dire que "le jeune dame des Sablonnières était morte hier à la tombée de +la nuit". + +Tout se mêle pour moi, tout se confond dans cette douleur. Il me semble +maintenant que jamais plus je n'aurai le courage de recommencer la +classe. Rien que traverser la cour aride de l'école c'est une fatigue +qui va me briser les genoux. Tout est pénible, tout est amer puisqu'elle +est morte. Le monde est vide, les vacances sont finies. Finies, les +longues courses perdues en voiture; finie, la fête mystérieuse... Tout +redevient la peine que c'était. + +J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de classe ce matin. Ils s'en +vont, par petits groupes, porter cette nouvelle aux autres à travers la +campagne. Quant à moi, je prends mon chapeau noir, une jaquette bordée +que j'ai, et je m'en vais misérablement vers les Sablonnières... + +... Me voici devant la maison que nous avions tant cherchée il y a trois +ans! C'est dans cette maison qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin +Meaulnes, est morte hier soir. Un étranger la prendrait pour une +chapelle, tant il s'est fait de silence depuis hier dans ce lieu désolé. + +Voilà donc ce que nous réservait ce beau matin de rentrée, ce perfide +soleil d'automne qui glisse sous les branches. Comment lutterais-je +contre cette affreuse révolte, cette suffocante montée de larmes! Nous +avions retrouvé la belle jeune fille. Nous l'avions conquise. Elle était +la femme de mon compagnon et moi je l'aimais de cette amitié profonde et +secrète qui ne se dit jamais. Je la regardais et j'étais content, comme +un petit enfant. J'aurais un jour peut-être épousé une autre jeune +fille, et c'est à elle la première que j'aurais confié la grande +nouvelle secrète... + +Près de la sonnette, au coin de la porte, on a laissé l'écriteau d'hier. +On a déjà apporté le cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre +du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui m'accueille, qui me +raconte la fin et qui entr'ouvre doucement la porte... La voici. Plus de +fièvre ni de combats. Plus de rougeur, ni d'attente... Rien que le +silence, et, entouré d'ouate, un dur visage insensible et blanc, un +front mort d'où sortent les cheveux drus et durs. + +M. de Galais, accroupi dans un coin, nous tournant le dos, est en +chaussettes, sans souliers, et il fouille avec une terrible obstination +dans des tiroirs en désordre, arrachés d'une armoire. Il en sort de +temps à autre, avec une crise de sanglots qui lui secoue les épaules +comme une crise de rire, une photographie ancienne, déjà jaunie, de sa +fille. + +L'enterrement est pour midi. Le médecin craint la décomposition rapide, +qui suit parfois les embolies. C'est pourquoi le visage, comme tout le +corps d'ailleurs, est entouré d'ouate imbibée de phénol. + +L'habillage terminé--on lui a mis son admirable robe de velours bleu +sombre, semée par endroits de petites étoiles d'argent, mais il a fallu +aplatir et friper les belles manches à gigot maintenant démodées--au +moment de faire monter le cercueil, on s'est aperçu qu'il ne pourrait +pas tourner dans le couloir trop étroit. Il faudrait avec une corde le +hisser dehors par la fenêtre et de la même façon le faire descendre +ensuite... Mais M. de Galais, toujours penché sur de vieilles choses +parmi lesquelles il cherche on ne sait quels souvenirs perdus, +intervient alors avec une véhémence terrible. + +"Plutôt, dit-il d'une voix coupée par les larmes et la colère, plutôt +que de laisser faire une chose aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai +et la descendrai dans mes bras..." + +Et il ferait ainsi, au risque de tomber en faiblesse, à mi-chemin, et de +s'écrouler avec elle! + +Mais alors je m'avance, je prends le seul parti possible: avec l'aide du +médecin et d'une femme, passant un bras sous le dos de la morte étendue, +l'autre sous ses jambes, je la charge contre ma poitrine. Assise sur mon +bras gauche, les épaules appuyées contre mon bras droit, sa tête +retombante retournée sous mon menton, elle pèse terriblement sur mon +coeur. Je descends lentement, marche par marche, le long escalier raide, +tandis qu'en bas on apprête tout. + +J'ai bientôt les deux bras cassés par la fatigue. A chaque marche, avec +ce poids sur la poitrine, je suis un peu essoufflé. Agrippé au corps +inerte et pesant, je baisse la tête sur la tête de celle que j'emporte, +je respire fortement et ses cheveux blonds aspirés m'entrent dans la +bouche--des cheveux morts qui ont un goût de terre. Ce goût de terre et +de mort, ce poids sur le coeur, c'est tout ce qui reste pour moi de la +grande aventure, et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant cherchée +--tant aimée... + + + +CHAPITRE XIII + +Le cahier de devoirs mensuels. + +Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où des femmes, tout le jour, +berçaient et consolaient un tout petit enfant malade, le vieux M. de +Galais ne tarda pas à s'aliter. Aux premiers grands froids de l'hiver il +s'éteignit paisiblement et je ne pus me tenir de verser des larmes au +chevet de ce vieil homme charmant, dont la pensée indulgente et la +fantaisie alliée à celle de son fils avaient été la cause de toute notre +aventure. Il mourut, fort heureusement, dans une incompréhension +complète de tout ce qui s'était passé et, d'ailleurs, dans un silence +presque absolu. Comme il n'avait plus depuis longtemps ni parents ni +amis dans cette région de la France, il m'institua par testament son +légataire universel jusqu'au retour de Meaulnes, a qui je devais rendre +compte de tout, s'il revenait jamais... Et c'est au Sablonnières +désormais que j'habitai. Je n'allais plus à Saint-Benoist que pour y +faire la classe, partant le matin de bonne heure, déjeunant à midi d'un +repas préparé au Domaine, que je faisais chauffer sur le poêle, et +rentrant le soir aussitôt après l'étude. Ainsi je pus garder près de moi +l'enfant que les servantes de la ferme soignaient. Surtout j'augmentais +mes chances de rencontrer Augustin, s'il rentrait un jour aux +Sablonnières. + +Je ne désespérais pas, d'ailleurs, de découvrir à la longue dans les +meubles, dans les tiroirs de la maison, quelque papier, quelque indice +qui me permit de connaître l'emploi de son temps, durant le long silence +des années précédentes--et peut-être ainsi de saisir les raisons de sa +fuite ou tout au moins de retrouver sa trace... J'avais déjà vainement +inspecté je ne sais combien de placards et d'armoires, ouvert, dans les +cabinets de débarras, une quantité d'anciens cartons de toutes formes, +qui se trouvaient tantôt remplis de liasses de vieilles lettres et de +photographies jaunies de la famille de Galais, tantôt bondés de fleurs +artificielles, de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux démodés. Il +s'échappait de ces boîtes je ne sais quelle odeur fanée, quel parfum +éteint, qui, soudain, réveillaient en moi pour tout un jour les +souvenirs, les regrets, et arrêtaient mes recherches... + +Un jour de congé, enfin, j'avisai au grenier une vieille petite malle +longue et basse, couverte de poils de porc à demi rongés, et que je +reconnus pour être la malle d'écolier d'Augustin. Je me reprochai de +n'avoir point commencé par là mes recherches. J'en fis sauter facilement +la serrure rouillée. La malle était pleine jusqu'au bord des cahiers et +des livres de Sainte-Agathe. Arithmétiques, littératures, cahiers de +problèmes, que sais-je?... Avec attendrissement plutôt que par +curiosité, je me mis à fouiller dans tout cela, relisant les dictées que +je savais encore par coeur, tant de fois nous les avions recopiées! +"L'Aqueduc" de Rousseau, "Une aventure en Calabre" de P.L. Courier, +"Lettre de George Sand à son fils"... + +Il y avait aussi un "Cahier de Devoirs Mensuels". J'en fus surpris, car +ces cahiers restaient au Cours et les élèves ne les emportaient jamais +au dehors. C'était un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de +l'élève, Augustin Meaulnes, était écrit sur la couverture en ronde +magnifique. Je l'ouvris. A la date des devoirs, avril 189... je reconnus +que Meaulnes l'avait commencé peu de jours avant de quitter Sainte- +Agathe. Les premières pages étaient tenues avec le soin religieux qui +était de règle lorsqu'on travaillait sur ce cahier de compositions. Mais +il n'y avait pas plus de trois pages écrites, le reste était blanc et +voilà pourquoi Meaulnes l'avait emporté. + +Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à ces coutumes, à ces +règles puériles qui avaient tenu tant de place dans notre adolescence, +je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages du cahier inachevé. +Et c'est ainsi que je découvris de l'écriture sur d'autres feuillets. +Après quatre pages laissées en blanc on avait recommencé à écrire. + +C'était encore l'écriture de Meaulnes, mais rapide, mal formée, à peine +lisible; de petits paragraphes de largeurs inégales, séparés par des +lignes blanches. Parfois ce n'était qu'une phrase inachevée. Quelquefois +une date. Dès la première ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir là des +renseignements sur la vie passée de Meaulnes à Paris, des indices sur la +piste que je cherchais, et je descendis dans la salle à manger pour +parcourir à loisir, à la lumière du jour, l'étrange document. Il faisait +un jour d'hiver clair et agité. Tantôt le soleil vif dessinait les croix +des carreaux sur les rideaux blancs de la fenêtre, tantôt un vent +brusque jetait aux vitres une averse glacée. Et c'est devant cette +fenêtre, auprès du feu, que je lus ces lignes qui m'expliquèrent tant de +choses et dont voici la copie très exacte... + + + +CHAPITRE XIV + +Le secret. + +Je suis passé une fois encore sous la fenêtre. La vitre est toujours +poussiéreuse et blanchie par le double rideau qui est derrière. Yvonne +de Galais l'ouvrirait-elle que je n'aurais rien à lui dire puisqu'elle +est mariée... Que faire, maintenant? Comment vivre?... + +Samedi 13 février.--J'ai rencontré, sur le quai, cette jeune fille qui +m'avait renseigné au mois de juin, qui attendait comme moi devant la +maison fermée... Je lui ai parlé. Tandis qu'elle marchait, je regardais +de côté les légers défauts de son visage: une petite ride au coin des +lèvres, un peu d'affaissement aux joues, et de la poudre accumulée aux +ailes du nez. Elle c'est retournée tout d'un coup et me regardant bien +en face, peut-être parce qu'elle est plus belle de face que de profil, +elle m'a dit d'une voix brève: + +"Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez un jeune homme qui me faisait +la cour, autrefois, à Bourges. Il était même mon fiancé..." + +Cependant à la nuit pleine, sur le trottoir désert et mouillé qui +reflète la lueur d'un bec de gaz, elle s'est approchée de moi tout d'un +coup, pour me demander de l'emmener ce soir au théâtre avec sa soeur. Je +remarque pour la première fois qu'elle est habillée de deuil, avec un +chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure, un haut parapluie fin, +pareil à une canne. Et comme je suis tout près d'elle, quand je fais un +geste mes ongles griffent le crêpe de son corsage... Je fais des +difficultés pour accorder ce qu'elle demande. Fâchée, elle veut partir +tout de suite. Et c'est moi, maintenant qui la retiens et la prie. Alors +un ouvrier qui passe dans l'obscurité plaisante à mi-voix: + +"N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!" + +Et nous sommes restés, tous les deux, interdits. + +Au théâtre.--Les deux jeunes filles, mon amie qui s'appelle Valentine +Blondeau et sa soeur, sont arrivées avec de pauvres écharpes. + +Valentine est placée devant moi. A chaque instant elle se retourne, +inquiète, comme se demandant ce que je lui veux. Et moi, je me sens près +d'elle, presque heureux; je lui réponds chaque fois par un sourire. + +Tout autour de nous, il y avait des femmes trop décolletées. Et nous +plaisantions. Elle souriait d'abord, puis elle dit: "Il ne faut pas que +je rie. Moi aussi je suis trop décolletée". Et elle s'est enveloppée +dans son écharpe. En effet sous le carré de dentelle noire, on voyait +que, dans sa hâte à changer de toilette, elle avait refoulé le haut de +sa simple chemise montante. + +Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de puéril; il y a dans son +regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux qui m'attire. Près +d'elle, le seul être au monde qui ait pu me renseigner sur les gens du +Domaine, je ne cesse de penser à mon étrange aventure de jadis... J'ai +voulu l'interroger de nouveau sur le petit hôtel du boulevard. Mais à +son tour, elle m'a posé des questions si gênantes que je n'ai su rien +répondre. Je sens que désormais nous serons, tous les deux, muets sur ce +sujet. Et pourtant je sais aussi que je la reverrai. A quoi bon? Et +pourquoi?... Suis-je condamné maintenant à suivre à la trace tout être +qui portera en soi le plus vague, le plus lointain relent de mon +aventure manquée?... + +A minuit, seul, dans la rue déserte, je me demande ce que me veut cette +nouvelle et bizarre histoire? Je marche le long des maisons pareilles à +des boîtes en carton alignées, dans lesquelles tout un peuple dort. Et +je me souviens tout à coup d'une décision que j'avais prise l'autre +mois: j'avais résolu d'aller là-bas en pleine nuit, vers une heure du +matin, de contourner l'hôtel, d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer +comme un voleur et de chercher un indice quelconque qui me permit de +retrouver le Domaine perdu, pour la revoir, seulement la revoir... Mais +je suis fatigué. J'ai faim. Moi aussi je me suis hâté de changer de +costume, avant le théâtre, et je n'ai pas dîné... Agité, inquiet +pourtant, je reste longtemps assis sur le bord de mon lit, avant de me +coucher, en proie à un vague remords. Pourquoi? + +Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni que je les reconduise, ni +me dire où elles demeuraient. Mais je les ai suivies aussi longtemps que +j'ai pu. Je sais qu'elles habitent une petite rue qui tourne aux +environs de Notre-Dame. Mais à quel numéro?... J'ai deviné qu'elles +étaient couturières ou modistes. + +En se cachant de sa soeur, Valentine m'a donné rendez-vous pour jeudi, à +quatre heures, devant le même théâtre où nous sommes allés. + +"Si je n'étais pas là jeudi, a-t-elle dit, revenez vendredi à la même +heure, puis samedi, et ainsi de suite, tous les jours". + +Jeudi 18 février.--Je suis parti pour l'attendre dans le grand vent qui +charrie de la pluie. On se disait à chaque instant: il va finir par +pleuvoir... + +Je marche dans la demi-obscurité des rues, un poids sur le coeur. Il +tombe une goutte d'eau. Je crains qu'il ne pleuve: une averse peut +l'empêcher de venir. Mais le vent se reprend à souffler et la pluie ne +tombe pas cette fois encore. Là-haut, dans le gris après-midi du ciel-- +tantôt gris et tantôt éclatant--un grand nuage a dû céder au vent. Et +je suis ici terré dans une attente misérable... + +Devant le théâtre.--Au bout d'un quart d'heure je suis certain qu'elle +ne viendra pas. Du quai où je suis, je surveille au loin, sur le pont +par lequel elle aurait dû venir, le défilé des gens qui passent. +J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes en deuil que je vois +venir et je me sens presque de la reconnaissance pour celles qui, le +plus longtemps, le plus près de moi, lui ont ressemblé et m'ont fait +espérer... + +Une heure d'attente.--Je suis las. A la tombée de la nuit, un gardien +de la paix traîne au poste voisin un voyou qui lui jette d'une voix +étouffée toutes les injures, toutes les ordures qu'il sait. L'agent est +furieux, pâle, muet... Dès le couloir il commence à cogner, puis il +referme sur eux la porte pour battre le misérable tout à l'aise... Il me +vient cette pensée affreuse que j'ai renoncé au paradis et que je suis +en train de piétiner aux portes de l'enfer. + +De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne cette rue étroite et +basse, entre la Seine et Notre-Dame, où je connais à peu près la place +de leur maison. Tout seul, je vais et viens. De temps à autre une bonne +ou une ménagère sort sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses +emplettes... Il n'y a rien, ici, pour moi, et je m'en vais... Je +repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit, sur la place où nous +devions nous attendre. Il y a plus de monde que tout à l'heure--une +foule noire... + +Suppositions--Désespoir--Fatigue. Je me raccroche à cette pensée: +demain. Demain, à la même heure, en ce même endroit, je reviendrai +l'attendre. Et j'ai grand'hâte que demain soit arrivé. Avec ennui +j'imagine la soirée d'aujourd'hui, puis la matinée du lendemain, que je +vais passer dans le désoeuvrement... Mais déjà cette journée n'est-elle +pas presque finie?... Rentré chez moi, près du feu, j'entends crier les +journaux du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque part dans la +ville, auprès de Notre-Dame, elle les entend aussi. + +Elle... Je veux dire: Valentine. + +Cette soirée que j'avais voulu escamoter me pèse étrangement. Tandis que +l'heure avance, que ce jour-là va bientôt finir et que déjà je le +voudrai fini, il y a des hommes qui lui ont confié tout leur espoir, +tout leur amour et leurs dernières forces. Il y a des hommes mourants, +d'autres qui attendent une échéance, et qui voudraient que ce ne soit +jamais demain. Il y en a d'autres pour qui demain pointera comme un +remords. D'autres qui sont fatigués, et cette nuit ne sera jamais assez +longue pour leur donner tout le repos qu'il faudrait. Et moi, moi qui a +perdu ma journée, de quel droit est-ce que j'ose appeler demain? + +Vendredi soir.--J'avais pensé écrire à la suite: "Je ne l'ai pas +revue". Et tout aurait été fini. + +Mais en arrivant ce soir, à quatre heures, au coin du théâtre: la voici. +Fine et grave, vêtue de noir, mais avec de la poudre au visage et une +collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable. Un air à la fois +douloureux et malicieux. + +C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout de suite, qu'elle ne +viendra plus. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . +. . + +Et pourtant, à la tombée de la nuit, nous voici encore tous les deux, +marchant lentement l'un près de l'autre, sur le gravier des Tuileries. +Elle me raconte son histoire mais d'une façon si enveloppée que je +comprends mal. Elle dit: "mon amant" en parlant de ce fiancé qu'elle n'a +pas épousé. Elle le fait exprès, je pense, pour me choquer et pour que +je ne m'attache point à elle. + +Il y a des phrases d'elle que je transcris de mauvaise grâce: + +"N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n'ai jamais fait que des +folies. + +"J'ai couru des chemins, toute seule. + +"J'ai désespéré mon fiancé. Je l'ai abandonné parce qu'il m'admirait +trop; il ne me voyait qu'en imagination et non point telle que j'étais. +Or, je suis pleine de défauts. Nous aurions été très malheureux". + +A chaque instant, je la surprends en train de se faire plus mauvaise +qu'elle n'est. Je pense qu'elle veut se prouver à elle-même qu'elle a eu +raison jadis de faire la sottise dont elle parle, qu'elle n'a rien à +regretter et n'était pas digne du bonheur qui s'offrait à elle. + +Une autre fois: + +"Ce qui me plaît en vous, m'a-t-elle dit en me regardant longuement, ce +qui me plaît en vous, je ne puis savoir pourquoi, ce sont mes +souvenirs..." + +Une autre fois: + +"Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous ne pensez". + +Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement: + +"Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce que vous m'aimez, vous aussi? +Vous aussi, vous allez me demander ma main?..." + +J'ai balbutié. Je ne sais pas ce que j'ai répondu. Peut-être ai-je dit: +"Oui". + +Cette espèce de journal s'interrompait là. Commençaient alors des +brouillons de lettres illisibles, informes, raturés. Précaire +fiançailles!... La jeune fille, sur la prière de Meaulnes, avait +abandonné son métier. Lui s'était occupé des préparatifs du mariage. +Mais sans cesse repris par le désir de chercher encore, de partir encore +sur la trace de son amour perdu, il avait dû, sans doute, plusieurs fois +disparaître; et, dans ces lettres, avec un embarras tragique, il +cherchait à se justifier devant Valentine. + + + +CHAPITRE XV + +Le secret (suite). + +Puis le journal reprenait. + +Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu'ils avaient fait tous les +deux à la campagne, je ne sais où. Mais, chose étrange, à partir de cet +instant, peut-être par un sentiment de pudeur secrète, le journal était +rédigé de façon si hachée, si informe, griffonné si hâtivement aussi, +que j'ai dû reprendre moi même et reconstituer toute cette partie de son +histoire. + +14 juin.--Lorsqu'il s'éveilla de grand matin dans la chambre de +l'auberge, le soleil avait allumé les dessins rouges du rideau noir. Des +ouvriers agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en prenant le +café du matin: ils s'indignaient, en phrases rudes et paisibles, contre +un de leurs patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes entendait, +dans son sommeil, ce calme bruit. Car il n'y prit point garde d'abord. +Ce rideau semé de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales +montant dans la chambre silencieuse, tout cela se confondait dans +l'impression unique d'un réveil à la campagne, au début de délicieuses +grandes vacances. + +Il se leva, frappa doucement à la porte voisine, sans obtenir de +réponse, et l'entr'ouvrit sans bruit. Il aperçut alors Valentine et +comprit d'ou lui venait tant de paisible bonheur. Elle dormait, +absolument immobile et silencieuse, sans qu'on l'entendit respirer, +comme un oiseau doit dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant aux +yeux fermés, ce visage si quiet qu'on eût souhaité ne l'éveiller et ne +le troubler jamais. + +Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer qu'elle ne dormait plus +que d'ouvrir les yeux et de regarder. + +Dès qu'elle fut habillée, Meaulnes revint près de la jeune fille. + +"Nous sommes en retard", dit-elle. + +Et ce fut aussitôt comme une ménagère dans sa demeure. + +Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa les habits que Meaulnes +avait portés la veille et quand elle en vint au pantalon se désola. Le +bas des jambes était couvert d'une boue épaisse. Elle hésita, puis, +soigneusement, avec précaution, avant de le brosser, elle commença par +râper la première épaisseur de terre avec un couteau. + +"C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les gamins de Sainte-Agathe +quand ils étaient flanqués dans la boue. + +--Moi, c'est ma mère qui m'a enseigné cela", dit Valentine. + +... Et telle était bien la compagne que devait souhaiter, avant son +aventure mystérieuse, le chasseur et le paysan qu'était le grand +Meaulnes. + +15 juin.--A ce dîner, à la ferme, où grâce à leurs amis qui les avaient +présentés comme mari et femme, ils furent conviés, à leur grand ennui, +elle se montra timide comme une nouvelle mariée. + +On avait allumé les bougies de deux candélabres, à chaque bout de la +table couverte de toile blanche, comme à une paisible noce de campagne. +Les visages, dès qu'ils se penchaient, sous cette faible clarté, +baignaient dans l'ombre. + +Il y avait à la droite de Patrice (le fils du fermier) Valentine puis +Meaulnes, qui demeura taciturne jusqu'au bout, bien qu'on s'adressât +presque toujours à lui. Depuis qu'il avait résolu, dans ce village +perdu, afin d'éviter les commentaires, de faire passer Valentine pour sa +femme, un même regret, un même remords le désolaient. Et tandis que +Patrice, à la façon d'un gentilhomme campagnard, dirigeait le dîner: + +"C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce soir, dans une salle basse +comme celle-ci, une belle salle que je connais bien, présider le repas +de mes noces". + +Près de lui, Valentine refusait timidement tout ce qu'on lui offrait. On +eût dit une jeune paysanne. A chaque tentative nouvelle, elle regardait +son ami et semblait vouloir se réfugier contre lui. Depuis longtemps, +Patrice insistait vainement pour qu'elle vidât son verre, lorsqu'enfin +Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement: + +"Il faut boire, ma petite Valentine". + +Alors, docilement, elle but. Et Patrice félicita en souriant le jeune +homme d'avoir une femme aussi obéissante. + +Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient silencieux et +pensifs. Ils étaient fatigués, d'abord; leurs pieds trempés par la boue +de la promenade étaient glacés sur les carreaux lavés de la cuisine. Et +puis, de temps à autre, le jeune homme était obligé de dire: + +"Ma femme, Valentine, ma femme..." + +Et chaque fois, en prononçant sourdement ce mot, devant ces paysans +inconnus, dans cette salle obscure, il avait l'impression de commettre +une faute. + +17 juin.--L'après-midi de ce dernier jour commença mal. + +Patrice et sa femme les accompagnèrent à la promenade. Peu à peu, sur la +pente inégale couverte de bruyères, les deux couples se trouvèrent +séparés. + +Meaulnes et Valentine s'assirent entre les genévriers, dans un petit +taillis. + +Le vent portait des gouttes de pluie et le temps était bas. La soirée +avait un goût amer, semblait-il, le goût d'un tel ennui que l'amour même +ne le pouvait distraire. + +Longtemps ils restèrent là, dans leur cachette, abrités sous les +branches, parlant peu. Puis le temps se leva. Il fit beau. Ils crurent +que, maintenant, tout irait bien. + +Et ils commencèrent à parler d'amour, Valentine parlait, parlait... + +"Voici, disait-elle, ce que me promettait mon fiancé, comme un enfant +qu'il était: tout de suite nous aurions eu une maison, comme une +chaumière perdue dans la campagne. Elle était toute prête, disait-il. +Nous y serions arrivés comme au retour d'un grand voyage, le soir de +notre mariage, vers cette heure-ci qui est proche de la nuit. Et par les +chemins, dans la cour, cachés dans les bosquets, des enfants inconnus +nous auraient fait fête, criant: "Vive la mariée!"... Quelles folies! +n'est-ce pas?" + +Meaulnes, interdit, soucieux, l'écoutait. Il retrouvait, dans tout cela, +comme l'écho d'une voix déjà entendue. Et il y avait aussi, dans le ton +de la jeune fille, lorsqu'elle contait cette histoire, un vague regret. + +Mais elle eut peur de l'avoir blessé. Elle se retourna vers lui, avec +élan, avec douceur. + +"A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que j'ai: quelque chose qui +ait été pour moi plus précieux que tout..., et vous le brûlerez!" + +Alors, en le regardant fixement, d'un air anxieux, elle sortit de sa +poche un petit paquet de lettres qu'elle lui tendit, les lettres de son +fiancé. + +Ah! tout de suite, il reconnut la fine écriture. Comment n'y avait-il +jamais pensé plus tôt! C'était l'écriture de Franz le bohémien, qu'il +avait vue jadis sur le billet désespéré laissé dans la chambre du +Domaine... + +Ils marchaient maintenant sur une petite route étroite entre les +pâquerettes et les foins éclairés obliquement par le soleil de cinq +heures. Si grande était sa stupeur que Meaulnes ne comprenait pas encore +quelle déroute pour lui tout cela signifiait. Il lisait parce qu'elle +lui avait demandé de lire. Des phrases enfantines, sentimentales, +pathétiques... Celle-ci, dans la dernière lettre: + +... Ah! vous avez perdu le petit coeur, impardonnable petite Valentine. +Que va-t-il nous arriver? Enfin je ne suis pas superstitieux... + +Meaulnes lisait, à demie aveuglé de regret et de colère, le visage +immobile, mais tout pâle, avec des frémissements sous les yeux. +Valentine, inquiète de le voir ainsi, regarda où il en était, et ce qui +le fâchait ainsi. + +"C'est, expliqua-t-elle très vite, un bijou qu'il m'avait donné en me +faisant jurer de le regarder toujours. C'étaient là de ses idées +folles". + +Mais elle ne fit qu'exaspérer Meaulnes. + +"Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa poche. Pourquoi répéter +ce mot? Pourquoi n'avoir jamais voulu croire en lui? Je l'ai connu, +c'était le garçon le plus merveilleux du monde! + +--Vous l'avez connu, dit-elle au comble de l'émoi, vous avez connu +Frantz de Galais? + +--C'était mon ami le meilleur, c'était mon frère d'aventures, et voilà +que je lui ai pris sa fiancée! + +"Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous nous avez fait, vous qui +n'avez croire à rien. Vous êtes cause de tout. C'est vous qui avez tout +perdu! tout perdu!" + +Elle voulut lui parler, lui prendre la main, mais il la repoussa +brutalement. + +"Allez-vous-en. Laissez-moi. + +--Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage en feu, bégayant et +pleurant à demi, je partirai en effet. Je rentrerai à Bourges, chez +nous, avec ma soeur. Et si vous ne revenez pas me chercher, vous savez, +n'est-ce pas? que mon père est trop pauvre pour me garder; eh bien! je +repartirai pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai déjà fait +une fois, je deviendrai certainement une fille perdue, moi qui n'ai plus +de métier..." + +Et elle s'en alla chercher ses paquets pour prendre le train, tandis que +Meaulnes, sans même la regarder partir, continuait à marcher au hasard. + +Le journal s'interrompait de nouveau. + +Suivaient encore des brouillons de lettres, lettres d'un homme indécis, +égaré. Rentré à La Ferté-d'Angillon, Meaulnes écrivait à Valentine en +apparence pour lui affirmer sa résolution de ne jamais la revoir et lui +en donner des raisons précises, mais en réalité, peut-être, pour qu'elle +lui répondît. Dans une de ces lettres, il lui demandait ce que, dans son +désarroi, il n'avait pas même songé d'abord à lui demander: savait-elle +où se trouvait le Domaine tant cherché? Dans une autre, il la suppliait +de se réconcilier avec Frantz de Galais. Lui-même se chargeait de le +retrouver... Toutes les lettres dont je voyais les brouillons n'avaient +pas dû être envoyées. Mais il avait dû écrire deux ou trois fois, sans +jamais obtenir de réponse. Ç'avait été pour lui une période de combats +affreux et misérables, dans un isolement absolu. L'espoir de revoir +jamais Yvonne de Galais s'étant complètement évanoui, il avait dû peu à +peu sentir sa grande résolution faiblir. Et d'après les pages qui vont +suivre--les dernières de son journal--j'imagine qu'il dut, un beau +matin du début des vacances, louer une bicyclette pour aller à Bourges, +visiter la cathédrale. + +Il était parti à la première heure, par la belle route droite entre les +bois, inventant en chemin mille prétextes à se présenter dignement, sans +demander une réconciliation, devant celle qu'il avait chassée. + +Les quatre dernières pages, que j'ai pu reconstituer racontaient ce +voyage et cette dernière faute... + + + +CHAPITRE XVI + +Le secret (fin). + +25 août.--De l'autre côté de Bourges, à l'extrémité des nouveaux +faubourgs, il découvrit, après avoir longtemps cherché, la maison de +Valentine Blondeau. Une femme--la mère de Valentine--sur le pas de la +porte, semblait l'attendre. C'était une bonne figure de ménagère, +lourde, fripée, mais belle encore. Elle le regardai venir avec +curiosité, et lorsqu'il lui demanda: "si Mlles Blondeau étaient ici", +elle lui expliqua doucement, avec bienveillance, qu'elles étaient +rentrées à Paris depuis le 15 août. + +"Elles m'ont défendu de dire où elles allaient, ajouta-t-elle, mais en +écrivant à leur ancienne adresse on ferait suivre leurs lettres". + +En revenant sur ses pas, sa bicyclette à la main, à travers le jardinet, +il pensait: + +"Elle est partie... Tout est fini comme je l'ai voulu... C'est moi qui +l'ai forcée à cela. "Je deviendrai certainement une fille perdue", +disait-elle. Et c'est moi qui l'ai jetée là! C'est moi qui ai perdu la +fiancée de Frantz!" + +Et tout bas il se répétait avec folie: "Tant mieux! Tant mieux!" avec la +certitude que c'était bien "tant pis" au contraire et que, sous les yeux +de cette femme, avant d'arriver à la grille, il allait buter des deux +pieds et tomber sur les genoux. + +Il ne pensa pas à déjeuner et s'arrêta dans un café où il écrivit +longuement à Valentine, rien que pour crier, pour se délivrer du cri +désespéré qui l'étouffait. Sa lettre répétait indéfiniment: "Vous avez +pu! Vous avez pu!... Vous avez pu vous résigner à cela! Vous avez pu +vous perdre ainsi!" + +Près de lui des officiers buvaient. L'un d'eux racontait bruyamment une +histoire de femme qu'on entendait par bribes: "... Je lui ai dit... Vous +devez bien me connaître... Je fais la partie avec votre mari tous les +soirs!" Les autres riaient et, détournant la tête, crachaient derrière +les banquettes. Hâve et poussiéreux, Meaulnes les regardait comme un +mendiant. Il les imagina tenant Valentine sur leurs genoux. + +Longtemps, à bicyclette, il erra autour de la cathédrale, se disant +obscurément: "En somme, c'est pour la cathédrale que j'étais venu". Au +bout de toutes les rues, sur la place déserte, on la voyait monter +énorme et indifférente. Ces rues étaient étroites et souillées comme les +ruelles qui entourent les églises de village. Il y avait çà et là +l'enseigne d'une maison louche, une lanterne rouge... Meaulnes sentait +sa douleur perdue, dans ce quartier malpropre, vicieux, réfugié, comme +aux anciens âges, sous les arcs-boutants de la cathédrale. Il lui venait +une crainte de paysan, une répulsion pour cette église de la ville, où +tous les vices sont sculptés dans des cachettes, qui est bâtie entre les +mauvais lieux et qui n'a pas de remède pour les plus douleurs d'amour. + +Deux filles vinrent à passer, se tenant par la taille et le regardant +effrontément. Par dégoût ou par jeu, pour se venger de son amour ou pour +l'abîmer, Meaulnes les suivit lentement à bicyclette et l'une d'elles, +une misérable fille dont les rares cheveux blonds étaient tirés en +arrière par un faux chignon, lui donna rendez-vous pour six heures au +jardin de l'Archevêché, le jardin où Frantz, dans une de ses lettres, +donnait rendez-vous à la pauvre Valentine. + +Il ne dit pas non, sachant qu'à cette heure il aurait depuis longtemps +quitté la ville. Et de sa fenêtre basse, dans la rue en pente, elle +resta longtemps à lui faire des signes vagues. + +Il avait hâte de reprendre son chemin. + +Avant de partir, il ne peut résister au morne désir de passer une +dernière fois devant la maison de Valentine. Il regarda de tous ses yeux +et put faire provision de tristesse. C'était une des dernières maisons +du faubourg et la rue devenait une route à partir de cet endroit... En +face, une sorte de terrain vague formait comme une petite place. Il n'y +avait personne aux fenêtres, ni dans la cour, nulle part. Seule, le long +d'un mur, traînant deux gamins en guenilles, une sale fille poudrée +passa. + +C'est là que l'enfance de Valentine s'était écoulée, là qu'elle avait +commencé à regarder le monde de ses yeux confiants et sages. Elle avait +travaillé, cousu, derrière ces fenêtres. Et Frantz était passé pour la +voir, lui sourire, dans cette rue de faubourg. Mais maintenant il n'y +avait plus rien, rien... La triste soirée durait et Meaulnes savait +seulement que quelque part, perdue, durant ce même après-midi, Valentine +regardait passer dans son souvenir cette place morne où jamais elle ne +viendrait plus. + +Le long voyage qu'il lui restait à faire pour rentrer devait être son +dernier recours contre sa peine, sa dernière distraction forcée avant de +s'y enfoncer tout entier. + +Il partit. Aux environs de la route, dans la vallée, de délicieuses +maisons fermières, entre les arbres, au bord de l'eau, montraient leurs +pignons pointus garnis de treillis verts. Sans doute, là-bas, sur les +pelouses, des jeunes filles attentives parlaient de l'amour. On +imaginait, là-bas, des âmes, de belles âmes... + +Mais, pour Meaulnes, à ce moment, il n'existait plus qu'un seul amour, +cet amour mal satisfait qu'on venait de souffleter si cruellement, et la +jeune fille entre toutes qu'il eût dû protéger, sauvegarder, était +justement celle-là qu'il venait d'envoyer à sa perte. + +Quelques lignes hâtives du journal m'apprenaient encore qu'il avait +formé le projet de retrouver Valentine coûte que coûte avant qu'il fût +trop tard. Une date, dans un coin de page, me faisait croire que c'était +là ce long voyage pour lequel Mme Meaulnes faisait des préparatifs, +lorsque j'étais venu à La Ferté-d'Angillon pour tout déranger. Dans la +marie abandonnée, Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par un +beau matin de la fin du mois d'août--lorsque j'avais poussé la porte et +lui avait apporté la grande nouvelle qu'il n'attendait plus. Il avait +été repris, immobilisé, par son ancienne aventure, sans oser rien faire +ni rien avouer. Alors avaient commencé le remords, le regret et la +peine, tantôt étouffés, tantôt triomphants, jusqu'au jour des noces où +le cri du bohémien dans les sapins lui avait théâtralement rappelé son +premier serment de jeune homme. + +Sur ce même cahier de devoirs mensuels, il avait encore griffonné +quelques mots en hâte, à l'aube, avant de quitter, avec sa permission-- +mais pour toujours--Yvonne de Galais, son épouse depuis la veille: + +"Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste des deux bohémiens qui +sont venus hier dans la sapinière et qui sont partis vers l'est à +bicyclette. Je ne reviendrai près d'Yvonne que si je puis ramener avec +moi et installer dans la "maison de Frantz" Frantz et Valentine mariés. + +"Ce manuscrit, que j'avais commencé comme un journal secret et qui est +devenu ma confession, sera, si je ne reviens pas, la propriété de mon +ami François Seurel". + +Il avait dû glisser le cahier en hâte sous les autres, refermer à clef +son ancienne petite malle d'étudiant, et disparaître. + + + +ÉPILOGUE + +Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir jamais mon compagnon, et +de mornes jours s'écoulaient dans l'école paysanne, de tristes jours +dans la maison déserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous que je lui +avais fixé, et d'ailleurs ma tante Moinel ne savait plus depuis +longtemps où habitait Valentine. + +La seule joie des Sablonnières, ce fut bientôt la petite fille qu'on +avait pu sauver. A la fin de septembre, elle s'annonçait même comme une +solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an. Cramponnée aux +barreaux des chaises, elle les poussait toute seule, s'essayant à +marcher sans prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre qui +réveillait longuement les échos sourds de la demeure abandonnée. Lorsque +je la tenais dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui donne un +baiser. Elle avait une façon sauvage et charmante en même temps de +frétiller et de me repousser la figure avec sa petite main ouverte, en +riant aux éclats. De toute sa gaieté, de toute sa violence enfantine, on +eût dit qu'elle allait chasser le chagrin qui pesait sur la maison +depuis sa naissance. Je me disais parfois: "Sans doute, malgré cette +sauvagerie, sera-t-elle un peu mon enfant". Mais une fois encore la +Providence en décida autrement. + +Un dimanche matin de la fin de septembre, je m'étais levé de fort bonne +heure, avant même la paysanne qui avait la garde de la petite fille. Je +devais aller pêcher au Cher avec deux hommes de Saint-Benoist et Jasmin +Delouche. Souvent ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec moi +pour de grandes parties de braconnage: pêches à la main, la nuit, pêches +aux éperviers prohibés... Tout le temps de l'été, nous partions les +jours de congé, dès l'aube, et nous ne rentrions qu'à midi. C'était le +gagne-pain de presque tous ces hommes. Quant à moi, c'était mon seul +passe-temps; les seules aventures qui me rappelassent les équipées de +jadis. Et j'avais fini par prendre goût à ces randonnées, à ces longues +pêches le long de la rivière ou dans les roseaux de l'étang. + +Ce matin-là, j'étais donc debout, à cinq heures et demie, devant la +maison, sous un petit hangar adossé au mur qui séparait le jardin +anglais des Sablonnières du jardin potager de la ferme. J'étais occupé à +démêler mes filets que j'avais jetés en tas, le jeudi d'avant. + +Il ne faisait pas jour tout à fait; c'était le crépuscule d'un beau +matin de septembre; et le hangar où je démêlais à la hâte mes engins se +trouvait à demi plongé dans la nuit. + +J'étais là silencieux et affairé lorsque soudain j'entendis la grille +s'ouvrir, un pas crier sur le gravier. + +"Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus tôt que je n'aurais cru. Et moi +qui ne suis pas prêt!..." + +Mais l'homme qui entrait dans la cour m'était inconnu. C'était, autant +que je pus distinguer, un grand gaillard barbu habillé comme un chasseur +ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver là où les autres savaient +que j'étais toujours, à l'heure de nos rendez-vous, il gagna directement +la porte d'entrée. + +"Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs amis qu'ils auront convié sans +me le dire et ils l'auront envoyé en éclaireur". + +L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la porte. Mais je +l'avais refermée, aussitôt sorti. Il fit de même à l'entrée de la +cuisine. Puis, hésitant un instant, il tourna vers moi, éclairée par le +demi-jour, sa figure inquiète. Et c'est alors seulement que je reconnus +le grand Meaulnes. + +Un long moment je restai là, effrayé, désespéré, repris soudain par +toute la douleur qu'avait réveillée son retour. Il avait disparu +derrière la maison, en avait fait le tour, et il revenait, hésitant. + +Alors je m'avançai vers lui, et sans rien dire, je l'embrassai en +sanglotant. Tout de suite, il comprit: + +"Ah! dit-il d'une voix brève, elle est morte, n'est-ce pas?" + +Et il resta là, debout, sourd, immobile et terrible. Je le pris par le +bras et doucement je l'entraînai vers la maison. Il faisait jour +maintenant. Tout de suite, pour que le plus dur fût accompli, je lui fis +monter l'escalier qui menait vers la chambre de la morte. Sitôt entré; +il tomba à deux genoux devant le lit et, longtemps, resta la tête +enfouie dans ses deux bras. + +Il se releva enfin, les yeux égarés, titubant, ne sachant où il était. +Et, toujours le guidant par le bras, j'ouvris la porte qui faisait +communiquer cette chambre avec celle de la petite fille. Elle s'était +éveillée toute seule--pendant que sa nourrice était en bas--et, +délibérément, s'était assise dans son berceau. On voyait tout juste sa +tête étonnée, tournée vers nous. + +"Voici ta fille", dis-je. + +Il eut un sursaut et me regarda. + +Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il ne put pas bien la voir +d'abord, parce qu'il pleurait. Alors, pour détourner un peu ce grand +attendrissement et ce flot de larmes, tout en la tenant très serrée +contre lui, assise sur son bras droit, il tourna vers moi sa tête +baissée et me dit: + +"Je les ai ramenés, les deux autres... Tu iras les voir dans leur +maison". + +Et en effet, au début de la matinée, lorsque je m'en allai, tout pensif +et presque heureux vers la maison de Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait +jadis montrée déserte, j'aperçus de loin une manière de jeune ménagère +en collerette, qui balayait le pas de sa porte, objet de curiosité et +d'enthousiasme pour plusieurs petits vachers endimanchés qui s'en +allaient à la messe... + +Cependant la petite fille commençait à s'ennuyer d'être serrée ainsi, et +comme Augustin, la tête penchée de côté pour cacher et arrêter ses +larmes continuait à ne pas la regarder, elle lui flanqua une grande tape +de sa petite main sur sa bouche barbue et mouillée. + +Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit sauter au bout de ses +bras et la regarda avec une espèce de rire. Satisfaite, elle battit des +mains... + +Je m'étais légèrement reculé pour mieux les voir. Un peu déçu et +pourtant émerveillé, je comprenais que la petite fille avait enfin +trouvé là le compagnon qu'elle attendait obscurément. La seule joie que +m'eût laissée le grand Meaulnes, je sentais bien qu'il était revenu pour +me la prendre. Et déjà je l'imaginais, la nuit, enveloppant sa fille +dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures. + + + +TABLE + +Première Partie. + +I.--Le Pensionnaire. +II.--Après quatre heures. +III.--"Je fréquentais la boutique d'un vannier". +IV.--L'Évasion. +V.--La Voiture qui revient. +VI.--On frappe au carreau. +VII.--Le Gilet de soie. +VIII.--L'Aventure. +IX.--Une Halte. +X.--La Bergerie. +XI.--Le Domaine mystérieux. +XII.--La Chambre de Wellington. +XIII.--La Fête étrange. +XIV.--La Fête étrange (suite). +XV.--La Rencontre. +XVI.--Frantz de Galais. +XVII--La Fête étrange (fin). + +Deuxième Partie. + +I.--Le grand Jeu. +II.--Nous tombons dans une embuscade. +III.--Les Bohémiens à l'école. +IV.--Où il est question du Domaine mystérieux. +V.--L'Homme aux espadrilles. +VI.--Une Dispute dans la coulisse. +VII.--Le Bohémien enlève son bandeau. +VIII.--Les Gendarmes! +IX.--A la recherche du sentier perdu. +X.--La Lessive. +XI.--Je trahis. +XII.--Les trois lettres de Meaulnes. + +Troisième Partie. + +I.--La Baignade. +II.--Chez Florentin. +III.--Une Apparition. +IV.--La grande Nouvelle. +V.--La Partie de Plaisir. +VI.--La Partie de Plaisir (fin). +VII.--Le Jour des Noces. +VIII.--L'Appel de Frantz. +IX.--Les Gens heureux. +X.--La "Maison de Frantz". +XI.--Conversation sous la Pluie. +XII.--Le Fardeau. +XIII.--Le Cahier de Devoirs mensuels. +XIV.--Le Secret. +XV.--Le Secret (suite). +XVI.--Le Secret (fin). +Epilogue. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES *** + +This file should be named 8lgme10.txt or 8lgme10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8lgme11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8lgme10a.txt + +Produced by Walter Debeuf + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 + +Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. 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Après une enfance +passée en Sologne et dans le Bas-Berry, où ses +parents sont instituteurs, il commence ses études +secondaires à Paris, puis va préparer à +Brest le concours d'entrée à l'Ecole Navale, +à quoi il renonce bientôt, ayant compris qu'il ne +pourrait jamais vivre loin de ces campagnes de son enfance qu'il +a passionnément aimées. Il revient faire sa +philosophie à Bourges. Puis, ayant choisi la +carrière de l'enseignement des Lettres, il poursuit ses +études au Lycée Lakanal, à Sceaux, où +il se lie de profonde amitié avec Jacques Rivière +(qui épousera en 1909 se jeune soeur Isabelle). Tous deux +se lancent à la recherche de la vérité et de +la beauté dans tous les arts: peinture, musique et surtout +littérature, où ils seront les premiers à +découvrir, parmi les jeunes écrivains - alors +incompris et moqués - ceux qui deviendront les grands noms +de notre époque: Claudel, Péguy, Valéry, +etc. En juin 1905, Henri avait rencontré celle qui, sous +le nom d'Yvonne de Galais sera l'héroïne du Grand +Meaulnes. Brève rencontre, unique conversation le long des +quais de la Seine, d'où est né en lui, cependant, +ce qui sera le grand amour de sa vie. Il ne retrouvera qu'en +1913, après huit ans de recherches et de souffrances, pour +une deuxième courte rencontre, "La Belle Jeune Fille", +alors mariée et mère de deux enfants.</i></p> + +<p><i>Ses études ayant été interrompues en +1907 par les deux ans de son service militaire, il ne les avait +pas reprises. Il avait tenu alors quelque temps un Courrier +littéraire, publié divers poèmes, essais, +contes (réunis plus tard sous le titre Miracles), +cependant que s'élaborait lentement l'oeuvre qui l'a rendu +célèbre.</i></p> + +<p><i>Et c'est quelques mois après la deuxième +rencontre - la dernière - que parut Le Grand Meaulnes +commencé presque au lendemain de la première, +patiemment bâti, remanié, transformé au long +de ces huit années, et qui est l'histoire, à peine +transposée, de tout ce qu'il avait vécu +jusqu'alors, et du grand douloureux amour qui a dominé sa +vie.</i></p> + +<p><i>Un an plus tard, il était tué aux Eparges, le +22 septembre 1914.</i></p> + +<p><i>Sa soeur Isabelle, à qui est dédié le +roman, après la mort de son mari, Jacques Rivière, +en 1925, publia l'abondante Correspondance des deux amis; ensuite +les Lettres au Petit B. (René Bichet, un gentil camarade +de Lakanal) et les Lettres d'Alain-Fournier à sa Famille, +puis des souvenirs sur son frère: Images d'Alain-Fournier, +etc.</i></p> + +<p><i>A ma soeur Isabelle.</i></p> + +<p> </p> + +<h1>PREMIÈRE PARTIE</h1> + +<h2>CHAPITRE PREMIER</h2> + +<h3>Le Pensionnaire.</h3> + +<p>Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189...</p> + +<p>Je continue à dire "chez nous", bien que la maison ne +nous appartienne plus. Nous avons quitté le pays depuis +bientôt quinze ans et nous n'y reviendrons certainement +jamais.</p> + +<p>Nous habitions les bâtiments du Cour Supérieur de +Sainte-Agathe. Mon père, que j'appelais M. Seurel, comme +les autres élèves, y dirigeait à la fois le +Cours supérieur, où l'on préparait le brevet +d'instituteur, et le Cours moyen. Ma mère faisait la +petite classe.</p> + +<p>Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous +des vignes vierges, à l'extrémité du bourg; +une cour immense avec préaux et buanderie, qui ouvrait en +avant sur le village par un grand portail; sur le +côté nord, la route où donnait une petite +grille et qui menait vers La Gare, à trois +kilomètres; au sud et par derrière, des champs, des +jardins et des prés qui rejoignaient les faubourgs... tel +est le plan sommaire de cette demeure où +s'écoulèrent les jours les plus tourmentés +et les plus chers de ma vie - demeure d'où partirent et +où revinrent se briser, comme des vagues sur un rocher +désert, nos aventures.</p> + +<p>Le hasard des "changements", une décision d'inspecteur +ou de préfet nous avaient conduits là. Vers la fin +des vacances, il y a bien longtemps, une voiture de paysan, qui +précédait notre ménage, nous avait +déposés, ma mère et moi, devant la petite +grille rouillée. Des gamins qui volaient des pêches +dans le jardin s'étaient enfuis silencieusement par les +trous de la haie... Ma mère, que nous appelions Millie, et +qui était bien la ménagère la plus +méthodique que j'aie jamais connue, était +entrée aussitôt dans les pièces remplies de +paille poussiéreuse, et tout de suite elle avait +constaté avec désespoir, comma à chaque +"déplacement", que nos meubles ne tiendraient jamais dans +une maison si mal construite... Elle était sortie pour me +confier sa détresse. Tout en me parlant, elle avait +essuyé doucement avec son mouchoir ma figure d'enfant +noircie par le voyage. Puis elle était rentrée +faire le compte de toutes les ouvertures qu'il allait falloir +condamner pour rendre le logement habitable... Quant à +moi, coiffé d'un grand chapeau de paille à rubans, +j'étais resté là, sur le gravier de cette +cour étrangère, à attendre, à fureter +petitement autour du puits et sous le hangar.</p> + +<p>C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui notre +arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver le +lointain souvenir de cette première soirée +d'attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce +sont d'autres attentes que je me rappelle; déjà, +les deux mains appuyées aux barreaux du portail, je me +vois épiant avec anxiété quelqu'un qui va +descendre la grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer la +première nuit que je dus passer dans ma mansarde, au +milieu des greniers du premier étage, déjà +ce sont d'autres nuits que je me rappelle; je ne suis plus seul +dans cette chambre; une grande ombre inquiète et amie +passe le long des murs et se promène. Tout ce paysage +paisible - l'école, le champ du père Martin, avec +ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi +chaque jour par des femmes en visite - est à jamais, dans +ma mémoire, agité, transformé par la +présence de celui qui bouleversa toute notre adolescence +et dont la fuite même ne nous a pas laissé de +repos.<br> + Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque +Meaulnes arriva.</p> + +<p>J'avais quinze ans. C'était un froid dimanche de +novembre, le premier jour d'automne qui fît songer à +l'hiver. Toute la journée, Millie avait attendu une +voiture de La Gare qui devait lui apporter un chapeau pour la +mauvaise saison. Le matin, elle avait manqué la messe; et +jusqu'au sermon, assis dans le choeur avec les autres enfants, +j'avais regardé anxieusement du côté des +cloches, pour la voir entrer avec son chapeau neuf.</p> + +<p>Après midi, je dus partir seul à +vêpres.</p> + +<p>"D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa +main mon costume d'enfant, même s'il était +arrivé, ce chapeau, il aurait bien fallu sans doute, que +je passe mon dimanche à le refaire".</p> + +<p>Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi. Dès +le matin, mon père s'en allait au loin, sur le bord de +quelque étang couvert de brume, pêcher le brochet +dans une barque; et ma mère, retirée jusqu'à +la nuit dans sa chambre obscure, rafistolait d'humbles toilettes. +Elle s'enfermait ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi +pauvre qu'elle mais aussi fière, vînt la surprendre. +Et moi, les vêpres finies, j'attendais, en lisant dans la +froide salle à manger, qu'elle ouvrît la porte pour +me montrer comment ça lui allait.</p> + +<p>Ce dimanche-là, quelque animation devant +l'église me retint dehors après vêpres. Un +baptême, sous le porche, avait attroupé des gamins. +Sur la place, plusieurs hommes du bourg avaient revêtu +leurs vareuses de pompiers; et, les faisceaux formés, +transis et battant la semelle, ils écoutaient Boujardon, +le brigadier, s'embrouiller dans la théorie...</p> + +<p>Le carillon du baptême s'arrêta soudain, comme une +sonnerie de fête qui se serait trompée de jour et +d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme en bandoulière +emmenèrent la pompe au petit trot; et je les vis +disparaître au premier tournant, suivis de quatre gamins +silencieux, écrasant de leurs grosses semelles les +brindilles de la route givrée où je n'osais pas les +suivre.</p> + +<p>Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant que le +café Daniel, où j'entendais sourdement monter puis +s'apaiser les discussions des buveurs. Et, frôlant le mur +bas de la grande cour qui isolait notre maison du village, +j'arrivai un peu anxieux de mon retard, à la petite +grille.</p> + +<p>Elle était entr'ouverte et je vis aussitôt qu'il +se passait quelque chose d'insolite.</p> + +<p>En effet, à la porte de la salle à manger - la +plus rapprochée des cinq portes vitrées qui +donnaient sur la cour - une femme aux cheveux gris, +penchée, cherchait à voir au travers des rideaux. +Elle était petite, coiffée d'une capote de velours +noir à l'ancienne mode. Elle avait un visage maigre et +fin, mais ravagé par l'inquiétude; et je ne sais +quelle appréhension, à sa vue, m'arrêta sur +la première marche, devant la grille.</p> + +<p>"Où est-il passé? mon Dieu! disait-elle à +mi-voix. Il était avec moi tout à l'heure. Il a +déjà fait le tour de la maison. Il s'est +peut-être sauvé..."</p> + +<p>Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits +coups à peine perceptibles.</p> + +<p>Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue. +Millie, sans doute, avait reçu le chapeau de La Gare, et +sans rien entendre, au fond de la chambre rouge, devant un lit +semé de vieux rubans et de plumes défrisées, +elle cousait, décousait, rebâtissait sa +médiocre coiffure... En effet, lorsque j'eus +pénétré dans la salle à manger, +immédiatement suivi de la visiteuse, ma mère +apparut tenant à deux mains sur la tête des fils de +laiton, des rubans et des plumes, qui n'étaient pas encore +parfaitement équilibrés... Elle me sourit, de ses +yeux bleus fatigués d'avoir travaillé à la +chute du jour, et s'écria:</p> + +<p>"Regarde! Je t'attendais pour te montrer..."</p> + +<p>Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au +fond de la salle, elle s'arrêta, déconcertée. +Bien vite, elle enleva sa coiffure, et, durant toute la +scène qui suivit, elle la tint contre sa poitrine, +renversée comme un nid dans son bras droit +replié.</p> + +<p>La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux, un +parapluie et un sac de cuir, avait commencé de +s'expliquer, en balançant légèrement la +tête et en faisant claquer sa langue comme une femme en +visite. Elle avait repris tout son aplomb. Elle eut même, +dès qu'elle parla de son fils, un air supérieur et +mystérieux qui nous intrigua.</p> + +<p>Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de La +Ferté-d'Angillon, à quatorze kilomètres de +Sainte-Agathe. Veuve - et fort riche, à ce qu'elle nous +fit comprendre - elle avait perdu le cadet de ses deux enfants, +Antoine, qui était mort un soir au retour de +l'école, pour s'être baigné avec son +frère dans un étang malsain. Elle avait +décidé de mettre l'aîné, Augustin, en +pension chez nous pour qu'il pût suivre le Cours +Supérieur.</p> + +<p>Et aussitôt elle fit l'éloge de ce pensionnaire +qu'elle nous amenait. Je ne reconnaissais plus la femme aux +cheveux gris, que j'avais vue courbée devant la porte, une +minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard de poule qui +aurait perdu l'oiseau sauvage de sa couvée.</p> + +<p>Ce qu'elle contait de son fils avec admiration était +fort surprenant: il aimait à lui faire plaisir, et parfois +il suivait le bord de la rivière, jambes nues, pendant des +kilomètres, pour lui rapporter des oeufs de poules d'eau, +de canards sauvages, perdus dans les ajoncs... Il tendait aussi +des nasses... L'autre nuit, il avait découvert dans le +bois une faisane prise au collet...</p> + +<p>Moi qui n'osais plus rentrer à la maison quand j'avais +un accroc à ma blouse, je regardais Millie avec +étonnement.</p> + +<p>Mais ma mère n'écoutait plus. Elle fit +même signe à la dame de se taire; et, +déposant avec précaution son "nid" sur la table, +elle se leva silencieusement comme pour aller surprendre +quelqu'un...</p> + +<p>Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où +s'entassaient les pièces d'artifice noircies du dernier +Quatorze Juillet, un pas inconnu, assuré, allait et +venait, ébranlant le plafond, traversait les immenses +greniers ténébreux du premier étage, et se +perdait enfin vers les chambres d'adjoints abandonnées +où l'on mettait sécher le tilleul et mûrir +les pommes.</p> + +<p>"Déjà, tout à l'heure, j'avais entendu ce +bruit dans les chambres du bas, dit Millie à mi-voix, et +je croyais que c'était toi, François, qui +étais rentré..."</p> + +<p>Personne ne répondit. Nous étions debout tous +les trois, le coeur battant, lorsque la porte des greniers qui +donnait sur l'escalier de la cuisine s'ouvrit; quelqu'un +descendit les marches, traversa la cuisine, et se présenta +dans l'entrée obscure de la salle à manger.</p> + +<p>"C'est toi, Augustin?" dit la dame.</p> + +<p>C'était un grand garçon de dix-sept ans environ. +Je ne vis d'abord de lui, dans la nuit tombante, que son chapeau +de feutre paysan coiffé en arrière et sa blouse +noire sanglée d'une ceinture comme en portent les +écoliers. Je pus distinguer aussi qu'il souriait...</p> + +<p>Il m'aperçut, et, avant que personne eût pu lui +demander aucune explication:</p> + +<p>"Viens-tu dans la cour?" dit-il.</p> + +<p>J'hésitai une seconde. Puis, comme Millie ne me +retenait pas, je pris ma casquette et j'allai vers lui. Nous +sortîmes par la porte de la cuisine et nous allâmes +au préau, que l'obscurité envahissait +déjà. A la lueur de la fin du jour, je regardais, +en marchant, sa face anguleuse au nez droit, à la +lèvre duvetée.</p> + +<p>"Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier. +Tu n'y avais donc jamais regardé?"</p> + +<p>Il tenait à la main une petite roue en bois noirci; un +cordon de fusées déchiquetées courait tout +autour; ç'avait dû être le soleil ou la lune +au feu d'artifice du Quatorze Juillet.</p> + +<p>"Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous allons toujours +les allumer", dit-il d'un ton tranquille et de l'air de quelqu'un +qui espère bien trouver mieux par la suite.</p> + +<p>Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait les +cheveux complètement ras comme un paysan. Il me montra les +deux fusées avec leurs bouts de mèche en papier que +la flamme avait coupés, noircis, puis abandonnés. +Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira de sa poche - +à mon grand étonnement, car cela nous était +formellement interdit - une boîte d'allumettes. Se baissant +avec précaution, il mit le feu à la mèche. +Puis, me prenant par la main, il m'entraîna vivement en +arrière.</p> + +<p>Un instant après, ma mère qui sortait sur le pas +de la porte, avec la mère de Meaulnes, après avoir +débattu et fixé le prix de pension, vit jaillir +sous le préau, avec un bruit de soufflet, deux gerbes +d'étoiles rouges et blanches; et elle put m'apercevoir, +l'espace d'une seconde, dressé dans la lueur magique, +tenant par la main le grand gars nouveau venu et ne bronchant +pas...</p> + +<p>Cette fois encore, elle n'osa rien dire.</p> + +<p>Et le soir, au dîner, il y eut, à la table de +famille, un compagnon silencieux, qui mangeait, la tête +basse, sans se soucier de nos trois regards fixés sur +lui.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE II</h2> + +<h3>Après quatre heures.</h3> + +<p>Je n'avais guère été, jusqu'alors, courir +dans les rues avec les gamins du bourg. Une coxalgie, dont j'ai +souffert jusque vers cette année 189... m'avait rendu +craintif et malheureux. Je me vois encore poursuivant les +écoliers alertes dans les ruelles qui entouraient la +maison, en sautillant misérablement sur une jambe...</p> + +<p>Aussi ne me laissait-on guère sortir. Et je me rappelle +que Millie, qui était très fière de moi, me +ramena plus d'une fois à la maison, avec force taloches, +pour m'avoir ainsi rencontré, sautant à +cloche-pied, avec les garnements du village.</p> + +<p>L'arrivée d'Augustin Meaulnes, qui coïncida avec +ma guérison, fut le commencement d'une vie nouvelle.</p> + +<p>Avant sa venue, lorsque le cours était fini, à +quatre heures, une longue soirée de solitude +commençait pour moi. Mon père transportait le feu +du poêle de la classe dans la cheminée de notre +salle à manger; et peu à peu les derniers gamins +attardés abandonnaient l'école refroidie où +roulaient des tourbillons de fumée. Il y avait encore +quelques jeux, des galopades dans la cour; puis la nuit venait; +les deux élèves qui avaient balayé la classe +cherchaient sous le hangar leurs capuchons et leurs +pèlerines, et ils partaient bien vite, leur panier au +bras, en laissant le grand portail ouvert...</p> + +<p>Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je restais au +fond de la mairie, enfermé dans le cabinet des archives +plein de mouches mortes, d'affiches battant au vent, et je lisais +assis sur une vieille bascule, auprès d'une fenêtre +qui donnait sur le jardin.</p> + +<p>Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme voisine +commençaient à hurler et que le carreau de notre +petite cuisine s'illuminait, je rentrais enfin. Ma mère +avait commencé de préparer le repas. Je montais +trois marches de l'escalier du grenier; je m'asseyais sans rien +dire et, la tête appuyée aux barreaux froids de la +rampe, je la regardais allumer son feu dans l'étroite +cuisine où vacillait la flamme d'une bougie.</p> + +<p>Mais quelqu'un est venu qui m'a enlevé à tous +ces plaisirs d'enfant paisible. Quelqu'un a soufflé la +bougie qui éclairait pour moi le doux visage maternel +penché sur le repas du soir. Quelqu'un a éteint la +lampe autour de laquelle nous étions une famille heureuse, +à la nuit, lorsque mon père avait accroché +les volets de bois aux portes vitrées. Et celui-là, +ce fut Augustin Meaulnes, que les autres élèves +appelèrent bientôt le grand Meaulnes.</p> + +<p>Dès qu'il fut pensionnaire chez nous, +c'est-à-dire dès les premiers jours de +décembre, l'école cessa d'être +désertée le soir, après quatre heures. +Malgré le froid de la porte battante, les cris des +balayeurs et leurs seaux d'eau, il y avait toujours, après +le cours, dans la classe, une vingtaine de grands +élèves, tant de la campagne que du bourg, +serrés autour de Meaulnes. Et c'étaient de longues +discussions, des disputes interminables, au milieu desquelles je +me glissais avec inquiétude et plaisir.</p> + +<p>Meaulnes ne disait rien; mais c'était pour lui +qu'à chaque instant l'un des plus bavards +s'avançait au milieu du groupe, et, prenant à +témoin tour à tour chacun de ses compagnons, qui +l'approuvaient bruyamment, racontait quelque longue histoire de +maraude, que tous les autres suivaient, le bec ouvert, en riant +silencieusement.</p> + +<p>Assis sur un pupitre, en balançant les jambes, Meaulnes +réfléchissait. Aux bons moments, il riait aussi, +mais doucement, comme s'il eût réservé ses +éclats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de +lui seul. Puis, à la nuit tombante, lorsque la lueur des +carreaux de la classe n'éclairait plus le groupe confus de +jeunes gens, Meaulnes se levait soudain et, traversant le cercle +pressé:</p> + +<p>"Allons, en route!" criait-il.</p> + +<p>Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs cris +jusqu'à la nuit noire, dans le haut du bourg...</p> + +<p>Il m'arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes, +j'allais à la porte des écuries des faubourgs, +à l'heure où l'on trait les vaches... Nous entrions +dans les boutiques, et, du fond de l'obscurité, entre deux +craquements de son métier, le tisserand disait:</p> + +<p>"Voilà les étudiants!"</p> + +<p>Généralement, à l'heur du dîner, +nous nous trouvions tout près du Cours, chez Desnoues, le +charron, qui était aussi maréchal. Sa boutique +était une ancienne auberge, avec de grandes portes +à deux battants qu'on laissait ouvertes. De la rue on +entendait grincer le soufflet de la forge et l'on apercevait +à la lueur du brasier, dans ce lieu obscur et tintant, +parfois des gens de campagne qui avaient arrêté leur +voiture pour causer un instant, parfois un écolier comme +nous, adossé à une porte, qui regardait sans rien +dire.</p> + +<p>Et c'est là que tout commença, environ huit +jours avant Noël.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE III</h2> + +<h3>"Je fréquentais la boutique d'un vannier".</h3> + +<p>La pluie était tombée tout le jour, pour ne +cesser qu'au soir. La journée avait été +mortellement ennuyeuse. Aux récréations, personne +ne sortait. Et l'on entendait mon père, M. Seurel, crier +à chaque minute, dans la classe:</p> + +<p>"Ne sabotez donc pas comme ça, les gamins!"</p> + +<p>Après la dernière récréation de la +journée, ou, comme nous disions, après le dernier +"quart d'heure", M. Seurel, qui depuis un instant marchait le +long en large pensivement, s'arrêta, frappa un grand coup +de règle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement +confus des fins de classe où l'on s'ennuie, et, dans le +silence attentif, demanda:</p> + +<p>"Qui est-ce qui ira demain en voiture à La Gare avec +François, pour chercher M. et Mme Charpentier?"</p> + +<p>C'étaient mes grands-parents: grand-père +Charpentier, l'homme au grand burnous de laine grise, le vieux +garde forestier en retraite, avec son bonnet de poil de lapin +qu'il appelait son képi... Les petits gamins le +connaissaient bien. Les matins, pour se débarbouiller, il +tirait un seau d'eau, dans lequel il barbotait, à la +façon des vieux soldats en se frottant vaguement la +barbiche. Un cercle d'enfants, les mains derrière le dos, +l'observaient avec une curiosité respectueuse... Et ils +connaissaient aussi grand'mère Charpentier, la petite +paysanne, avec sa capote tricotée, parce que Millie +l'amenait, au moins une fois, dans la classe des plus petits.</p> + +<p>Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avant +Noël, à la Gare, au train de 4 h 2. Ils avaient, pour +nous voir, traversé tout le département, +chargés de ballots de châtaignes et de victuailles +pour Noël enveloppées dans des serviettes. Dès +qu'ils avaient passé, tous les deux, emmitouflés, +souriants et un peu interdits, le seuil de la maison, nous +fermions sur eux toutes les portes, et c'était une grande +semaine de plaisir qui commençait...</p> + +<p>Il fallait, pour conduire avec moi la voiture qui devait les +ramener, il fallait quelqu'un de sérieux qui ne nous +versât pas dans un fossé, et d'assez +débonnaire aussi, car le grand-père Charpentier +jurait facilement et la grand-mère était un peu +bavarde.</p> + +<p>A la question de M. Seurel, une dizaine de voix +répondirent, criant ensemble:</p> + +<p>"Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes!"</p> + +<p>Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre.</p> + +<p>Alors ils crièrent:</p> + +<p>"Fromentin!"</p> + +<p>D'autres:</p> + +<p>"Jasmin Delouche!"</p> + +<p>Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs monté sur +sa truie au triple galop, criait: "Moi! Moi!" d'une voix +perçante.</p> + +<p>Dutremblay et Moucheboeuf se contentaient de lever timidement +la main.</p> + +<p>J'aurais voulu que ce fut Meaulnes. Ce petit voyage en voiture +à âne serait devenu un événement plus +important. Il le désirait aussi, mais il affectait de se +taire dédaigneusement. Tous les grands +élèves s'étaient assis comme lui sur la +table, à revers, les pieds sur le banc, ainsi que nous +faisions dans les moments de grand répit et de +réjouissance. Coffin, sa blouse relevée et +roulée autour de la ceinture, embrassait la colonne de fer +qui soutenait la poutre de la classe et commençait de +grimper en signe d'allégresse. Mais M. Seurel refroidit +tout le monde en disant:</p> + +<p>"Allons! Ce sera Moucheboeuf".</p> + +<p>Et chacun regagna sa place en silence.</p> + +<p>A quatre heures, dans la grande cour glacée, +ravinée par la pluie, je me trouvai seul avec Meaulnes. +Tous deux, sans rien dire, nous regardions le bourg luisant que +séchait la bourrasque. Bientôt, le petit Coffin, en +capuchon, un morceau de pain à la main, sortit de chez lui +et, rasant les murs, se présenta en sifflant à la +porte du charron. Meaulnes ouvrit le portail, le héla et, +tous les trois, un instant après, nous étions +installés au fond de la boutique rouge et chaude, +brusquement traversée par de glacials coups de vent: +Coffin et moi, assis auprès de la forge, nos pieds boueux +dans les copeaux blancs; Meaulnes, les mains aux poches, +silencieux, adossé au battant de la porte d'entrée. +De temps à autre, dans la rue, passait une dame de +village, la tête baissée à cause du vent, qui +revenait de chez le boucher, et nous levions le nez pour regarder +qui c'était.</p> + +<p>Personne ne disait rien. Le maréchal et son ouvrier, +l'un soufflant la forge, l'autre battant le fer, jetaient sur le +mur de grandes ombres brusques... Je me rappelle ce +soir-là comme un des grands soirs de mon adolescence. +C'était en moi un mélange de plaisir et +d'anxiété: je craignais que mon compagnon ne +m'enlevât cette pauvre joie d'aller à La Gare en +voiture; et pourtant j'attendais de lui, sans oser me l'avouer, +quelque entreprise extraordinaire qui vînt tout +bouleverser.</p> + +<p>De temps à autre, le travail paisible et +régulier de la boutique s'interrompait pour un instant. Le +maréchal laissait à petits coups pesants et clairs +retomber son marteau sur l'enclume. Il regardait, en l'approchant +de son tablier de cuir, le morceau de fer qu'il avait +travaillé. Et, redressant la tête, il nous disait, +histoire de souffler un peu:</p> + +<p>"Eh bien, ça va, la jeunesse?"</p> + +<p>L'ouvrier restait la main en l'air à la chaîne du +soufflet, mettait son poing gauche sur la hanche et nous +regardait en riant.</p> + +<p>Puis le travail sourd et bruyant reprenait.</p> + +<p>Durant une de ces pauses, on aperçut, par la porte +battante, Millie dans le grand vent, serrée dans un fichu, +qui passait chargée de petits paquets.</p> + +<p>Le maréchal demanda:</p> + +<p>"C'est-il que M. Charpentier va bientôt venir?</p> + +<p>- Demain, répondis je, avec ma grand'mère, +j'irai les chercher en voiture au train de 4 h 2.</p> + +<p>- Dans la voiture à Fromentin, peut-être?"</p> + +<p>Je répondis bien vite:</p> + +<p>"Non, dans celle du père Martin.</p> + +<p>- Oh! alors, vous n'êtes pas revenus".</p> + +<p>Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent à +rire.</p> + +<p>L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque +chose:</p> + +<p>"Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher +à Vierzon. Il y a une heure d'arrêt. C'est à +quinze kilomètres. On aurait été de retour +avant même que l'âne à Martin fût +attelé.</p> + +<p>- Çà, dit l'autre, c'est une jument qui +marche!...</p> + +<p>- Et je crois bien que Fromentin la prêterait +facilement".</p> + +<p>La conversation finit là. De nouveau la boutique fut un +endroit plein d'étincelles et de bruit, où chacun +ne pensa que pour soi.</p> + +<p>Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que je me levai +pour faire signe au grand Meaulnes, il ne m'aperçut pas +d'abord. Adossé à la porte et la tête +penchée, il semblait profondément absorbé +par ce qui venait d'être dit. En le voyant ainsi, perdu +dans ses réflexions, regardant, comme à travers des +lieus de brouillard, ces gens paisibles qui travaillaient, je +pensai soudain à cette image de Robinson Crusoé, +où l'on voit l'adolescent anglais, avant son grand +départ, "fréquentant la boutique d'un +vannier"...</p> + +<p>Et j'y ai souvent repensé depuis.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE IV</h2> + +<h3>L'Évasion.</h3> + +<p>A une heure de l'après-midi, le lendemain, la classe du +Cours supérieur est claire, au milieu du paysage +gelé, comme une barque sur l'Océan. On n'y sent pas +la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de pêche, +mais les harengs grillés sur le poêle et la laine +roussie de ceux qui, en rentrant, se sont chauffés de trop +près.</p> + +<p>On a distribué, car la fin de l'année approche, +les cahiers de compositions. Et, pendant que M. Seurel +écrit au tableau l'énoncé des +problèmes, un silence imparfait s'établit, +mêlé de conversations à voix basse, +coupé de petits cris étouffés et de phrases +dont on ne dit que les premiers mots pour effrayer son +voisin:</p> + +<p>"Monsieur! Un tel me..."</p> + +<p>M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à +autre chose. Il se retourne de temps à autre, en regardant +tout le monde d'un air à la fois sévère et +absent. Et ce remue-ménage sournois cesse +complètement, une seconde, pour reprendre ensuite, tout +doucement d'abord, comme un ronronnement.</p> + +<p>Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout +d'une des tables de la division des plus jeunes, près des +grandes vitres, je n'ai qu'à me redresser un peu pour +apercevoir le jardin, le ruisseau dans le bas, puis les +champs.</p> + +<p>De temps à autre, je me soulève sur la pointe +des pieds et je regarde anxieusement du côté de la +ferme de la Belle-Etoile. Dès le début de la +classe, je me suis aperçu que Meaulnes n'était pas +rentré après la récréation de midi. +Son voisin de table a bien dû s'en apercevoir aussi. Il n'a +rien dit encore, préoccupé par sa composition. +Mais, dès qu'il aura levé la tête, la +nouvelle courra par toute la classe, et quelqu'un, comme c'est +l'usage, ne manquera par de crier à haute voix les +premiers mots de la phrase:</p> + +<p>"Monsieur! Meaulnes..."</p> + +<p>Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le +soupçonne de s'être échappé. +Sitôt le déjeuner terminé, il a dû +sauter le petit mur et filer à travers champs, en passant +le ruisseau à la Vieille-Planche, jusqu'à la +Belle-Etoile. Il aura demandé la jument pour aller +chercher M. et Mme Charpentier. Il fait atteler en ce moment.</p> + +<p>La Belle-Etoile est, là-bas, de l'autre +côté du ruisseau, sur le versant de la côte, +une grande ferme, que les ormes, les chênes de la cour et +les haies vives cachent en été. Elle est +placée sur un petit chemin qui rejoint d'un +côté la route de La Gare, de l'autre un faubourg du +pays. Entourée de hauts murs soutenus par des contreforts +dont le pied baigne dans le fumier, la grande bâtisse +féodale est au mois de juin enfouie sous les feuilles, et, +de l'école, on entend seulement, à la tombée +de la nuit, le roulement des charrois et les cris des vachers. +Mais aujourd'hui, j'aperçois par la vitre, entre les +arbres dépouillés, le haut mur grisâtre de la +cour, la porte d'entrée, puis, entre des tronçons +de haie, un bande du chemin blanchi de givre, parallèle au +ruisseau, qui mène à la route de La Gare.</p> + +<p>Rien ne bouge encore dans ce clair paysage d'hiver. Rien n'est +changé encore.</p> + +<p>Ici, M. Seurel achève de copier le deuxième +problème. Il en donne trois d'habitude. Si aujourd'hui par +hasard, il n'en donnait que deux... Il remonterait aussitôt +dans sa chaire et s'apercevait de l'absence de Meaulnes. Il +enverrait pour le chercher à travers le bourg deux gamins +qui parviendraient certainement à le découvrir +avant que la jument ne soit attelée...</p> + +<p>M. Seurel, le deuxième problème copié, +laisse un instant retomber son bras fatigué... Puis, +à mon grand soulagement, il va à la ligne et +recommence à écrire en disant:</p> + +<p>"Ceci, maintenant, n'est plus qu'un jeu d'enfant!"</p> + +<p>... Deux petits traits noirs, qui dépassaient le mur de +la Belle-Etoile et qui devaient être les deux brancards +dressés d'une voiture, ont disparu. Je suis sûr +maintenant qu'on fait là-bas les préparatifs du +départ de Meaulnes. Voici la jument qui passe la +tête et le poitrail entre les deux pilastres de +l'entrée, puis s'arrête, tandis qu'on fixe sans +doute, à l'arrière de la voiture un second +siège pour les voyageurs que Meaulnes prétend +ramener. Enfin tout l'équipage sort lentement de la cour, +disparaît un instant derrière la haie, et repasse +avec la même lenteur sur le bout de chemin blanc qu'on +aperçoit entre deux tronçons de la clôture. +Je reconnais alors, dans cette forme noire qui tient les guides, +un coude nonchalamment appuyé sur le côté de +la voiture, à la façon paysanne, mon compagnon +Augustin Meaulnes.</p> + +<p>Un instant encore tout disparaît derrière la +haie. Deux hommes qui sont restés au portail de la +Belle-Etoile, à regarder partir la voiture, se concertent +maintenant avec une animation croissante. L'un d'eux ce +décide enfin à mettre sa main en porte-voix +près de sa bouche et à appeler Meaulnes, puis +à courir quelques pas, dans sa direction, sur le chemin... +Mais alors, dans la voiture qui est lentement arrivée sur +la route de La Gare et que du petit chemin on ne doit plus +apercevoir, Meaulnes change soudain d'attitude. Un pied sur le +devant, dressé comme un conducteur de char romain, +secouant à deux mains les guides, il lance sa bête +à fond de train et disparaît en un instant de +l'autre côté de la montée. Sur le chemin, +l'homme qui appelait s'est repris à courir; l'autre s'est +lancé au galop à travers champs et semble venir +vers nous.</p> + +<p>En quelques minutes, et au moment même où M. +Seurel, quittant le tableau, se frotte les mains pour en enlever +la craie, au moment où trois voix à la fois crient +du fond de la classe:</p> + +<p>"Monsieur! Le grand Meaulnes est parti!"</p> + +<p>L'homme en blouse bleue est à la porte, qu'il ouvre +soudain toute grande, et, levant son chapeau, il demande sur le +seuil:</p> + +<p>"Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui avez autorisé +cet élève à demander la voiture pour aller +à Vierzon chercher vos parents? Il nous est venu des +soupçons...</p> + +<p>- Mais pas du tout!" répond M. Seurel.</p> + +<p>Et aussitôt c'est dans la classe un désarroi +effroyable. Les trois premiers, près de la sortie, +ordinairement chargés de pourchasser à coups de +pierres les chèvres ou les porcs qui viennent brouter dans +la cour les corbeilles d'argent, se sont précipités +à la porte. Au violent piétinement de leurs sabots +ferrés sur les dalles de l'école a +succédé, dehors, le bruit étouffé de +leurs pas précipités qui mâchent le sable de +la cour et dérapent au virage de la petite grille ouverte +sur la route. Tout le reste de la classe s'entasse aux +fenêtres du jardin. Certains ont grimpé sur les +tables pour mieux voir...</p> + +<p>Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est +évadé.</p> + +<p>"Tu iras tout de même à La Gare avec Moucheboeuf, +me dit M. Seurel. Meaulnes ne connaît pas le chemin de +Vierzon. Il se perdra aux carrefours. Il ne sera pas au train +pour trois heures".</p> + +<p>Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pour +demander:</p> + +<p>"Mais qu'y a-t-il donc?"</p> + +<p>Dans la rue du bourg, les gens commencent à +s'attrouper. Le paysan est toujours là, immobile, +entêté, son chapeau à la main, comme +quelqu'un qui demande justice.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE V</h2> + +<h3>La voiture qui revient.</h3> + +<p>Lorsque j'eus ramené de La Gare les grands-parents, +lorsqu'après le dîner, assis devant la haute +cheminée, ils commencèrent à raconter par le +menu détail tout ce qui leur était arrivé +depuis les dernières vacances, je m'aperçus +bientôt que je ne les écoutais pas.</p> + +<p>La petite grille de la cour était tout près de +la porte de la salle à manger. Elle grinçait en +s'ouvrant. D'ordinaire, au début de la nuit, pendant nos +veillées de campagne, j'attendais secrètement ce +grincement de la grille. Il était suivi d'un bruit de +sabots claquant ou s'essuyant sur le seuil, parfois d'un +chuchotement comme de personnes qui se concertent avant d'entrer. +Et l'on frappait. C'était un voisin, les institutrices, +quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la longue +veillée.</p> + +<p>Or, ce soir-là, je n'avais plus rien à +espérer du dehors, puisque tous ceux que j'aimais +étaient réunis dans notre maison; et pourtant je ne +cessais d'épier tous les bruits de la nuit et d'attendre +qu'on ouvrît notre porte.</p> + +<p>Le vieux grand-père, avec son air broussailleux de +grand berger gascon, ses deux pieds lourdement posés +devant lui, son bâton entre les jambes, inclinant +l'épaule pour cogner sa pipe contre son soulier, +était là. Il approuvait de ses yeux mouillés +et bons ce que disait la grand'mère, de son voyage et de +ses poules et de ses voisins et des paysans qui n'avaient pas +encore payé leur fermage. Mais je n'étais plus avec +eux.</p> + +<p>J'imaginais le roulement de voiture qui s'arrêterait +soudain devant la porte. Meaulnes sauterait de la carriole et +entrerait comme si rien ne s'était passé... Ou +peut-être irait-il d'abord reconduire la jument à la +Belle-Etoile; et j'entendrais bientôt son pas sonner sur la +route et la grille s'ouvrir...</p> + +<p>Mais rien. Le grand-père regardait fixement devant lui +et ses paupières en battant s'arrêtaient longuement +sur ses yeux comme à l'approche du sommeil. La +grand'mère répétait avec embarras sa +dernière phrase, que personne n'écoutait.</p> + +<p>"C'est de ce garçon que vous êtes en peine?" +dit-elle enfin.</p> + +<p>A La Gare, en effet, je l'avais questionnée vainement. +Elle n'avait vu personne, à l'arrêt de Vierzon, qui +ressemblât au grand Meaulnes. Mon compagnon avait dû +s'attarder en chemin. Sa tentative était manquée. +Pendant le retour, en voiture, j'avais ruminé ma +déception, tandis que ma grand'mère causait avec +Moucheboeuf. Sur la route blanchie de givre, les petits oiseaux +tourbillonnaient autour des pieds de l'âne trottinant. De +temps à autre, sur le grand calme de l'après-midi +gelé, montait l'appel lointain d'une bergère ou +d'un gamin hélant son compagnon d'un bosquet de sapins +à l'autre. Et chaque fois, ce long cri sur les coteaux +déserts me faisait tressaillir, comme si c'eût +été la voix de Meaulnes me conviant à le +suivre au loin...</p> + +<p>Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l'heure +arriva de se coucher. Déjà le grand-père +était entré dans la chambre rouge, la +chambre-salon, tout humide et glacée d'être close +depuis l'autre hiver. On avait enlevé, pour qu'il s'y +installât, les têtières en dentelle des +fauteuils, relevé les tapis et mis de côté +les objets fragiles. Il avait posé son bâton sur un +chaise, ses gros souliers sous un fauteuil; il venait de souffler +sa bougie, et nous étions debout, nous disant bonsoir, +prêts à nous séparer pour la nuit, lorsqu'un +bruit de voitures nous fit taire.</p> + +<p>On eût dit deux équipages se suivant lentement au +très petit trot. Cela ralentit le pas et finalement vint +s'arrêter sous la fenêtre de la salle à manger +qui donnait sur la route, mais qui était +condamnée.</p> + +<p>Mon père avait pris la lampe et, sans attendre, il +ouvrait la porte qu'on avait déjà fermée +à clef. Puis, poussant la grille, s'avançant sur le +bord des marches, il leva la lumière au-dessus de sa +tête pour voir ce qui se passait.</p> + +<p>C'étaient bien deux voitures arrêtées, le +cheval de l'une attaché derrière l'autre. Un homme +avait sauté à terre et hésitait...</p> + +<p>"C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant? Pourriez-vous +m'indiquer M. Fromentin, métayer à la Belle-Etoile? +J'ai trouvé sa voiture et sa jument qui s'en allaient sans +conducteur, le long d'un chemin près de la route de +Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et son +adresse sur la plaque. Comme c'était sur mon chemin, j'ai +ramené son attelage par ici, afin d'éviter des +accidents, mais ça m'a rudement retardé quand +même".</p> + +<p>Nous étions là, stupéfaits. Mon +père s'approcha. Il éclaira la carriole avec sa +lampe.</p> + +<p>"Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit l'homme. Pas +même une couverture. La bête est fatiguée; +elle boitille un peu".</p> + +<p>Je m'étais approché jusqu'au premier rang et je +regardais avec les autres cet attelage perdu qui nous revenait, +telle une épave qu'eût ramenée la haute mer - +la première épave et la dernière, +peut-être, de l'aventure de Meaulnes.</p> + +<p>"Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit l'homme, je vais vous +laisser la voiture. J'ai perdu beaucoup de temps et l'on doit +s'inquiéter, chez moi".</p> + +<p>Mon père accepta. De cette façon nous pourrions +dès ce soir reconduire l'attelage à la Belle-Etoile +sans dire ce qui s'était passé. Ensuite, on +déciderait de ce qu'il faudrait raconter aux gens du pays +et écrire à la mère de Meaulnes... Et +l'homme fouetta sa bête, en refusant le verre de vin que +nous lui offrions.</p> + +<p>Du fond de sa chambre où il avait rallumé la +bougie, tandis que nous rentrions sans rien dire et que mon +père conduisait la voiture à la ferme, mon +grand-père appelait:</p> + +<p>"Alors? Est-il rentré, ce voyageur?"</p> + +<p>Les femmes se concertèrent du regard, une seconde:</p> + +<p>"Mais oui, il a été chez sa mère. Allons, +dors. Ne t'inquiète pas!</p> + +<p>- Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je pensais", +dit-il.</p> + +<p>Et, satisfait, il éteignit sa lumière et se +tourna dans son lit pour dormir.</p> + +<p>Ce fut la même explication que nous donnâmes aux +gens du bourg. Quant à la mère du fugitif, il fut +décidé qu'on attendrait pour lui écrire. Et +nous gardâmes pour nous seuls notre inquiétude qui +dura trois grands jours. Je vois encore mon père rentrant +de la ferme vers onze heures, sa moustache mouillée par la +nuit, discutant avec Millie d'une voix très basse, +angoissée et colère...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE VI</h2> + +<h3>On frappe au carreau.</h3> + +<p>Le quatrième jour fut un des plus froids de cet +hiver-là. De grand matin, les premiers arrivés dans +la cour se réchauffaient en glissant autour du puits. Ils +attendaient que le poêle fût allumé dans +l'école pour s'y précipiter.</p> + +<p>Derrière le portail, nous étions plusieurs +à guetter la venue des gars de la campagne. Ils arrivaient +tout éblouis encore d'avoir traversé des paysages +de givre, d'avoir vu les étangs glacés, les taillis +où les lièvres détalent... Il y avait dans +leurs blouses un goût de foin et d'écurie qui +alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient autour +du poêle rouge. Et, ce matin-là, l'un d'eux avait +apporté dans un panier un écureuil gelé +qu'il avait découvert en route. Il essayait, je me +souviens, d'accrocher par ses griffes, au poteau du préau, +la longue bête raidie...</p> + +<p><br> + Puis la pesante classe d'hiver commença...</p> + +<p>Un coup brusque au carreau nous fit lever la tête. +Dressé contre la porte, nous aperçûmes le +grand Meaulnes secouant avant d'entrer le givre de sa blouse, la +tête haute et comme ébloui!</p> + +<p>Les deux élèves du banc le plus rapproché +de la porte se précipitèrent pour l'ouvrir: il y +eut à l'entrée comme un vague conciliabule, que +nous n'entendîmes pas, et le fugitif se décida enfin +à pénétrer dans l'école.</p> + +<p>Cette bouffée d'air frais venue de la cour +déserte, les brindilles de paille qu'on voyait +accrochées aux habits du grand Meaulnes, et surtout son +air de voyageur fatigué, affamé, mais +émerveillé, tout cela fit passer en nous un +étrange sentiment de plaisir et de curiosité.</p> + +<p>M. Seurel était descendu du petit bureau à deux +marches où il était en train de nous faire la +dictée, et Meaulnes marchait vers lui d'un air agressif. +Je me rappelle combien je le trouvai beau, à cet instant, +le grand compagnon, malgré son air épuisé et +ses yeux rougis par les nuits passées au dehors, sans +doute.</p> + +<p>Il s'avança jusqu'à la chaire et dit, du ton +très assuré de quelqu'un qui rapporte un +renseignement:</p> + +<p>"Je suis rentré, monsieur."</p> + +<p>- Je le vois bien, répondit M. Seurel, en le +considérant avec curiosité... Allez vous asseoir +à votre place".</p> + +<p>Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courbé, +souriant d'un air moqueur, comme font les grands +élèves indisciplinés lorsqu'ils sont punis, +et, saisissant d'une main le bout de la table, il se laissa +glisser sur son banc.</p> + +<p>"Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le +maître - toutes les têtes étaient alors +tournées vers Meaulnes - pendant que vos camarades +finiront la dictée".</p> + +<p>Et la classe reprit comme auparavant. De temps à autre +le grand Meaulnes se tournait de mon côté, puis il +regardait par les fenêtres, d'où l'on apercevait le +jardin blanc, cotonneux, immobile, et les champs déserts, +ou parfois descendait un corbeau. Dans la classe, la chaleur +était lourde, auprès du poêle rougi. Mon +camarade, la tête dans les mains, s'accouda pour lire: +à deux reprises je vis ses paupières se fermer et +je crus qu'il allait s'endormir.</p> + +<p>"Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, en +levant le bras à demi. Voici trois nuits que je ne dors +pas.</p> + +<p>- Allez!" dit M. Seurel, désireux surtout +d'éviter un incident.</p> + +<p>Toutes les têtes levées, toutes les plumes en +l'air, à regret nous le regardâmes partir, avec sa +blouse fripée dans le dos et ses souliers terreux.</p> + +<p>Que la matinée fut lente à traverser! Aux +approches de midi, nous entendîmes là-haut, dans la +mansarde, le voyageur s'apprêter pour descendre. Au +déjeuner, je le retrouvai assis devant le feu, près +des grands-parents interdits, pendant qu'aux douze coups de +l'horloge, les grands élèves et les gamins +éparpillés dans la cour neigeuse filaient comme des +ombres devant la porte de la salle à manger.</p> + +<p>De ce déjeuner je ne me rappelle qu'un grand silence et +une grande gêne. Tout était glacé: la toile +cirée sans nappe, le vin froid dans les verres, le carreau +rougi sur lequel nous posions les pieds... On avait +décidé, pour ne pas le pousser à la +révolte, de ne rien demander au fugitif. Et il profita de +cette trêve pour ne pas dire un mot.</p> + +<p>Enfin, le dessert terminé, nous pûmes tous les +deux bondir dans la cour. Cour d'école, après midi, +où les sabots avaient enlevé la neige... cour +noircie où le dégel faisait dégoutter les +toits du préau... cour pleine de jeux et de cris +perçants! Meaulnes et moi, nous longeâmes en courant +les bâtiments. Déjà deux ou trois de nos amis +du bourg laissaient la partie et accouraient vers nous en criant +de joie, faisant gicler la boue sous leurs sabots, les mains aux +poches, le cache-nez déroulé. Mais mon compagnon se +précipita dans la grande classe, où je le suivis, +et referma la porte vitrée juste à temps pour +supporter l'assaut de ceux qui nous poursuivaient. Il y eut un +fracas clair et violent de vitres secouées, de sabots +claquant sur le seuil; une poussée qui fit plier la tige +de fer maintenant les deux battants de la porte; mais +déjà Meaulnes, au risque de se blesser à son +anneau brisé, avait tourné la petite clef qui +fermait la serrure.</p> + +<p>Nous avions accoutumé de juger très vexante une +pareille conduite. En été, ceux qu'on laissait +ainsi à la porte couraient au galop dans le jardin et +parvenaient souvent à grimper par une fenêtre avant +qu'on eût pu les fermer toutes. Mais nous étions en +décembre et tout était clos. Un instant on fit au +dehors des pesées sur la porte; on nous cria des injures; +puis, un à un, ils tournèrent le dos et s'en +allèrent, la tête basse, en rajustant leurs +cache-nez.</p> + +<p>Dans la classe qui sentait les châtaignes et la +piquette, il n'y avait que deux balayeurs, qui +déplaçaient les tables. Je m'approchai du +poêle pour m'y chauffer paresseusement en attendant la +rentrée, tandis qu'Augustin Meaulnes cherchait dans le +bureau du maître et dans les pupitres. Il découvrit +bientôt un petit atlas, qu'il se mit à +étudier avec passion debout sur l'estrade, les coudes sur +le bureau, la tête entre les mains.</p> + +<p>Je me disposais à aller près de lui; je lui +aurais mis la main sur l'épaule et nous aurions sans doute +suivi ensemble sur la carte le trajet qu'il avait fait, lorsque +soudain la porte de communication avec la petite classe s'ouvrit +toute battante sous une violente poussée, et Jasmin +Delouche, suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la +campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une des fenêtres +de la petite classe était sans doute mal fermée ils +avaient dû la pousser et sauter par là.</p> + +<p>Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, était l'un des +plus âgés du Cours Supérieur. Il était +fort jaloux du grand Meaulnes, bien qu'il se donnait comme son +ami. Avant l'arrivée de notre pensionnaire, c'était +lui, Jasmin, le coq de la classe. Il avait une figure pâle, +assez fade, et les cheveux pommadés. Fils unique de la +veuve Delouche, aubergiste, il faisait l'homme; il +répétait avec vanité ce qu'il entendait dire +aux joueurs de billard, aux buveurs de vermouth.</p> + +<p>A son entrée, Meaulnes leva la tête et, les +sourcils froncés, cria aux gars qui se +précipitaient sur le poêle, en se bousculant:</p> + +<p>"On ne peut donc pas être tranquille une minute, +ici!"</p> + +<p>- Si tu n'es pas content, il fallait rester où tu +étais", répondit, sans lever la tête, Jasmin +Delouche qui se sentait appuyé par ses compagnons.</p> + +<p>Je pense qu'Augustin était dans cet état de +fatigue où la colère monte et vous surprend sans +qu'on puisse la contenir.</p> + +<p>"Toi, dit-il, en se redressant et en fermant son livre, un peu +pâle, tu vas commencer par sortir d'ici!"</p> + +<p>L'autre ricana:</p> + +<p>"Oh! cria-t-il. Parce que tu es resté trois jours +échappé, tu crois que tu vas être le +maître maintenant?"</p> + +<p>Et, associant les autres à sa querelle:</p> + +<p>"Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu sais!"</p> + +<p>Mais déjà Meaulnes était sur lui. Il y +eut d'abord une bousculade; les manches des blouses +craquèrent et se décousirent. Seul, Martin, un des +gars de la campagne entrés avec Jasmin, s'interposa:</p> + +<p>"Tu vas te laisser!" dit-il, les narines gonflées, +secouant la tête comme un bélier.</p> + +<p>D'une poussée violente, Meaulnes le jeta, titubant, les +bras ouverts, au milieu de la classe; puis, saisissant d'une man +Delouche par le cou, de l'autre ouvrant la porte, il tenta de le +jeter dehors. Jasmin s'agrippait aux tables et traînait les +pieds sur les dalles, faisant crisser ses souliers ferrés, +tandis que Martin, ayant repris son équilibre revenait +à pas comptés, la tête en avant, furieux. +Meaulnes lâcha Delouche pour se colleter avec cet +imbécile, et il allait peut-être se trouver en +mauvaise posture, lorsque la porte des appartements s'ouvrit +à demi. M. Seurel parut la tête tournée vers +la cuisine, terminant, avant d'entrer, une conversation avec +quelqu'un...</p> + +<p>Aussitôt la bataille s'arrêta. Les uns se +rangèrent autour du poêle, la tête basse, +ayant évité jusqu'au bout de prendre parti. +Meaulnes s'assit à sa place, le haut de ses manches +décousu et défroncé. Quant à Jasmin, +tout congestionné, on l'entendit crier durant les quelques +secondes qui précédèrent le coup de +règle du début de la classe:</p> + +<p>"Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin. +Il s'imagine peut-être qu'on ne sait pas où il a +été!"</p> + +<p>- Imbécile! Je ne le sais pas moi-même", +répondit Meaulnes, dans le silence déjà +grand.</p> + +<p>Puis, haussant les épaules, la tête dans les +mains, il se mit à apprendre ses leçons.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE VII</h2> + +<h3>Le gilet de soie.</h3> + +<p>Notre chambre était, comme je l'ai dit, une grande +mansarde. A moitié mansarde, à moitié +chambre. Il y avait des fenêtres aux autres logis +d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci était +éclairé par une lucarne. Il était impossible +de fermer complètement la porte, qui frottait sur le +plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant de la main +notre bougie que menaçaient tous les courants d'air de la +grande demeure, chaque fois nous essayions de fermer cette porte, +chaque fois nous étions obligés d'y renoncer. Et, +toute le nuit, nous sentions autour de nous, +pénétrant jusque dans notre chambre, le silence des +trois greniers.</p> + +<p>C'est là que nous nous retrouvâmes, Augustin et +moi, le soir de ce même jour d'hiver.</p> + +<p>Tandis qu'en un tour de main j'avais quitté tous mes +vêtements et les avais jetés en tas sur une chaise +au chevet de mon lit, mon compagnon, sans rien dire, +commençait lentement à se déshabiller. Du +lit de fer aux rideaux de cretonne décorés de +pampres, où j'étais monté +déjà, je le regardais faire. Tantôt il +s'asseyait sur son lit bas et sans rideaux. Tantôt il se +levait et marchait de long en large, tout en se +dévêtant. La bougie, qu'il avait posée sur +une petite table d'osier tressée par des bohémiens, +jetait sur le mur son ombre errante et gigantesque.</p> + +<p>Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, d'un air +distrait et amer, mais avec soin, ses habits d'écolier. Je +le revois plaquant sur une chaise sa lourde ceinture; pliant sur +le dossier sa blouse noire extraordinairement fripée et +salie; retirant une espèce de paletot gros bleu qu'il +avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos, pour +l'étaler sur le pied de son lit... Mais lorsqu'il se +redressa et se retourna vers moi, je vis qu'il portait, au lieu +du petit gilet à boutons de cuivre, qui était +d'uniforme sous le paletot, un étrange gilet de soie, +très ouvert, que fermait dans le bas un rang serré +de petits boutons de nacre.</p> + +<p>C'était un vêtement d'une fantaisie charmante, +comme devaient en porter les jeunes gens qui dansaient avec nos +grand'mères, dans les bals de mil huit cent trente.</p> + +<p>Je me rappelle, en cet instant, le grand écolier +paysan, nu-tête, car il avait soigneusement posé sa +casquette sur ses autres habits - visage si jeune, si vaillant et +si durci déjà. Il avait repris sa marche à +travers la chambre lorsqu'il se mit à déboutonner +cette pièce mystérieuse d'un costume qui +n'était pas le sien. Et il était étrange de +le voir, en bras de chemise, avec son pantalon trop court, ses +souliers boueux, mettant la main sur ce gilet de marquis.</p> + +<p>Dès qu'il l'eut touché, sortant brusquement de +sa rêverie il tourna la tête vers moi et me regarda +d'un oeil inquiet. J'avais un peu envie de rire. Il sourit en +même temps que moi et son visage s'éclaira.</p> + +<p>"Oh! dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, à voix +basse. Où l'as-tu pris?"</p> + +<p>Mais son sourire s'éteignit aussitôt. Il passa +deux fois sur ses cheveux ras sa main lourde, et tout soudain, +comme quelqu'un qui ne peut plus résister à son +désir, il réendossa sur le fin jabot sa vareuse +qu'il boutonna solidement et sa blouse fripée; puis il +hésita un instant, en me regardant de côté... +Finalement, il s'assit sur le bord de son lit, quitta ses +souliers qui tombèrent bruyamment sur le plancher; et, +tout habillé comme un soldat au cantonnement d'alerte, il +s'étendit sur son lit et souffla la bougie.</p> + +<p>Vers le milieu de la nuit je m'éveillai soudain. +Meaulnes était au milieu de la chambre, debout, sa +casquette sur la tête, et il cherchait au portemanteau +quelque chose - une pèlerine qu'il se mit sur le dos... La +chambre était très obscure. Pas même la +clarté que donne parfois le reflet de la neige. Un vent +noir et glacé soufflait dans le jardin mort et sur le +toit.</p> + +<p>Je me dressai un peu et je lui criai tout bas:</p> + +<p>"Meaulnes! tu repars?"</p> + +<p>Il ne répondit pas. Alors, tout à fait +affolé, je dis:</p> + +<p>"Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu +m'emmènes".</p> + +<p>Et je sautai à bas.</p> + +<p>Il s'approcha, me saisit par le bras, me forçant +à m'asseoir sur le rebord du lit, et il me dit:</p> + +<p>"Je ne puis pas t'emmener, François. Si je connaissais +bien mon chemin, tu m'accompagnerais. Mais il faut d'abord que je +le retrouve sur le plan, et je n'y parviens pas.</p> + +<p>- Alors, tu ne peux pas repartir non plus?</p> + +<p>- C'est vrai, c'est bien inutile... fit-il avec +découragement. Allons, recouche-toi. Je te promets de ne +par repartir sans toi".</p> + +<p>Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. Je +n'osais plus rien dire. Il marchait, s'arrêtait, repartait +plus vite, comme quelqu'un qui, dans sa tête, recherche ou +repasse des souvenirs, les confronte, les compare, calcule, et +soudain pense avoir trouvé; puis de nouveau lâche le +fil et recommence à chercher...</p> + +<p>Ce ne fut pas la seule nuit où, réveillé +par le bruit de ses pas, je le trouvai ainsi, vers une heure du +matin, déambulant à travers la chambre et les +greniers - comme ces marins qui n'ont pu se déshabituer de +faire le quart et qui, au fond de leurs propriétés +bretonnes, se lèvent et s'habillent à l'heure +réglementaire pour surveiller la nuit terrienne.</p> + +<p>A deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et la +première quinzaine de février, je fus ainsi +tiré de mon sommeil. Le grand Meaulnes était +là, dressé, tout équipé, sa +pèlerine sur le dos, prêt à partir, et chaque +fois, au bord de ce pays mystérieux où une fois +djà il s'était évadé, il +s'arrêtait, hésitait. Au moment de lever le loquet +de la porte de l'escalier et de filer par la porte de la cuisine +qu'il eût facilement ouverte sans que personne l'entendit, +il reculait une fois encore... Puis, durant les longues heures du +milieu de la nuit, fiévreusement, il arpentait, en +réfléchissant, les greniers abandonnés.</p> + +<p>Enfin une nuit, vers le 15 février, ce fut +lui-même qui m'éveilla en me posant doucement la +main sur l'épaule.</p> + +<p>La journée avait été fort agitée. +Meaulnes, qui délaissait complètement tous les jeux +de ses anciens camarades, était resté, durant la +dernière récréation du soir, assis sur son +banc, tout occupé à établir un +mystérieux petit plan, en suivant du doigt, et en +calculant longuement, sur l'atlas du Cher. Un va-et-vient +incessant se produisait entre la cour et la salle de classe. Les +sabots claquaient. On se pourchassait de table en table, +franchissant les bancs et l'estrade d'un saut... On savait qu'il +ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il travaillait +ainsi; cependant, comme la récréation se +prolongeait, deux ou trois gamins du bourg, par manière de +jeu, s'approchèrent à pas de loup et +regardèrent par-dessus son épaule. L'un d'eux +s'enhardit jusqu'à pousser les autres sur Meaulnes... Il +ferma brusquement son atlas, cacha sa feuille et empoigna le +dernier des trois gars, tandis que les deux autres avaient pu +s'échapper.</p> + +<p>... C'était ce hargneux Giraudat, qui prit un ton +pleurard, essaya de donner des coups de pied, et, en fin de +compte, fut mis dehors par le grand Meaulnes, à qui il +cria rageusement:</p> + +<p>"Grand lâche! ça ne m'étonne pas qu'ils +sont tous contre toi, qu'ils veulent te faire la guerre!..." et +une foule d'injures auxquelles nous répondîmes, sans +avoir bien compris ce qu'il avait voulu dire. C'est moi qui +criais le plus fort, car j'avais pris le parti du grand Meaulnes. +Il y avait maintenant comme un pacte entre nous. La promesse +qu'il m'avait faite de m'emmener avec lui, sans me dire, comme +tout le monde, "que je ne pourrais pas marcher", m'avait +lié à lui pour toujours. Et je ne cessais de penser +à son mystérieux voyage. Je m'étais +persuadé qu'il avait dû rencontrer une jeune fille. +Elle était sans doute infiniment plus belle que toutes +celles du pays, plus belle que Jeanne, qu'on apercevait dans le +jardin des religieuses par le trou de la serrure; et que +Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et toute blonde; et +que Jenny, la fille de la châtelaine, qui était +admirable, mais folle et toujours enfermée. C'est à +une jeune fille certainement qu'il pensait la nuit, comme un +héros de roman. Et j'avais décidé de lui en +parler, bravement, la première fois qu'il +m'éveillerait...</p> + +<p>Le soir de cette nouvelle bataille, après quatre +heures, nous étions tous les deux occupés à +rentrer des outils du jardin, des pics et des pelles qui avaient +servi à creuser des trous, lorsque nous entendîmes +des cris sur la route. C'était une bande de jeunes gens et +de gamins, en colonne par quatre, au pas gymnastique, +évoluant comme une compagnie parfaitement +organisée, conduits par Delouche, Daniel, Giraudat, et un +autre que nous ne connûmes point. Ils nous avaient +aperçus et ils nous huaient de la belle façon. +Ainsi tout le bourg était contre nous, et l'on +préparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous +étions exclus.</p> + +<p>Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la bêche +et la pioche qu'il avait sur l'épaule...</p> + +<p>Mais, à minuit, je sentais sa main sur mon bras, et je +m'éveillais en sursaut.</p> + +<p>"Lève-toi, dit-il, nous partons.</p> + +<p>- Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au bout?</p> + +<p>- J'en connais une bonne partie. Et il faudra bien que nous +trouvions le reste! répondit-il, les dents +serrées.</p> + +<p>- Ecoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon séant. +Ecoute-moi: nous n'avons qu'une chose à faire; c'est de +chercher tous les deux en plein jour, en nous servant de ton +plan, la partie du chemin qui nous manque.</p> + +<p>- Mais cette portion-là est très loin d'ici.</p> + +<p>- Eh bien, nous irons en voiture, cet été, +dès que les journées seront longues".</p> + +<p>Il y eut un silence prolongé qui voulait dire qu'il +acceptait.</p> + +<p>"Puisque nous tâcherons ensemble de retrouver la jeune +fille que tu aimes, Meaulnes, ajoutai-je enfin, dis-moi qui elle +est, parle-moi d'elle".</p> + +<p>Il s'assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans l'ombre sa +tête penchée, ses bras croisés et ses genoux. +Puis il aspira l'air fortement, comme quelqu'un qui a eu gros +coeur longtemps et qui va enfin confier son secret...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE VIII</h2> + +<h3>L'Aventure.</h3> + +<p>Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-là tout ce qui +lui était arrivé sur la route. Et même +lorsqu'il se fut décidé à me tout confier, +durant des jours de détresse dont je reparlerai, ce resta +longtemps le grand secret de nos adolescences. Mais aujourd'hui +que tout est fini, maintenant qu'il ne reste plus que +poussière</p> + +<p>de tant de mal, de tant de bien,</p> + +<p>je puis raconter son étrange aventure.</p> + +<p>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . +. . . . . . .</p> + +<p>A une heure et demie de l'après-midi, sur la route de +Vierzon, par ce temps glacial, Meaulnes fit marcher la bête +bon train car il savait n'être pas en avance. Il ne songea +d'abord, pour s'en amuser, qu'à notre surprise à +tous, lorsqu'il ramènerait dans la carriole, à +quatre heures, le grand-père et la grand'-mère +Charpentier. Car, à ce moment-là, certes, il +n'avait pas d'autre intention.</p> + +<p>Peu à peu, le froid le pénétrant, il +s'enveloppa les jambes dans une couverture qu'il avait d'abord +refusée et que les gens de la Belle-Etoile avaient mise de +force dans la voiture.</p> + +<p>A deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il +n'était jamais passé dans un petit pays aux heures +de classe et s'amusa de voir celui-là aussi désert, +aussi endormi. C'est à peine si, de loin en loin, un +rideau se leva, montrant une tête curieuse de bonne +femme.</p> + +<p>A la sortie de La Motte, aussitôt après la maison +d'école, il hésita entre deux routes et crut se +rappeler qu'il fallait tourner à gauche pour aller +à Vierzon Personne n'était là pour le +renseigner. Il remit sa jument au trot sur la route +désormais plus étroite et mal empierrée. Il +longea quelque temps un bois de sapins et rencontra enfin un +roulier à qui il demanda, mettant sa main en porte-voix, +s'il était bien là sur la route de Vierzon. La +jument, tirant sur les guides, continuait à trotter; +l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on lui demandait; il cria +quelque chose en faisant un geste vague, et, à tout +hasard, Meaulnes poursuivit sa route.</p> + +<p>De nouveau se fut la vaste campagne gelée, sans +accident ni distraction aucune; parfois seulement une pie +s'envolait, effrayée par la voiture, pour aller se percher +plus loin sur un orme sans tête. Le voyageur avait +enroulé autour de ses épaules, comme une cape, sa +grande couverture. Les jambes allongées, accoudé +sur un côté de la carriole, il dut somnoler un assez +long moment...</p> + +<p>... Lorsque, grâce au froid, qui traversait maintenant +la couverture, Meaulnes eut repris ses esprits, il +s'aperçut que le paysage avait changé. Ce +n'étaient plus ces horizons lointains, ce grand ciel blanc +où se perdait le regard, mais de petits prés encore +verts avec de hautes clôtures. A droite et à gauche, +l'eau des fossés coulait sous la glace. Tout faisait +pressentir l'approche d'une rivière. Et, entre les hautes +haies, la route n'était plus qu'un étroit chemin +défoncé.</p> + +<p>La jument, depuis un instant, avait cessé de trotter. +D'un coup de fouet, Meaulnes voulut lui faire reprendre sa vive +allure, mais elle continua à marcher au pas avec une +extrême lenteur, et le grand écolier, regardant de +côté, les mains appuyées sur le devant de la +voiture, s'aperçut qu'elle boitait d'une jambe de +derrière. Aussitôt il sauta à terre, +très inquiet.</p> + +<p>"Jamais nous n'arriverons à Vierzon pour le train", +dit-il à mi-voix.</p> + +<p>Et il n'osait pas s'avouer sa pensée la plus +inquiétante, à savoir que peut-être il +s'était trompé de chemin et qu'il n'était +plus là sur la route de Vierzon.</p> + +<p>Il examina longuement le pied de la bête et n'y +découvrit aucune trace de blessure. Très craintive, +la jument levait la patte dès que Meaulnes voulait la +toucher et grattait le sol de son sabot lourd et maladroit. Il +comprit enfin qu'elle avait tout simplement un caillou dans le +sabot. En gars expert au maniement du bétail, il +s'accroupit, tenta de lui saisir le pied droit avec sa main +gauche et de le placer entre ses genoux, mais il fut +gêné par la voiture. A deux reprises, la jument se +déroba et avança de quelques mètres. Le +marchepied vint le frapper à la tête et la roue le +blessa au genou. Il s'obstina et finit par triompher de la +bête peureuse; mais le caillou se trouvait si bien +enfoncé que Meaulnes dut sortir son couteau de paysan pour +en venir à bout.</p> + +<p>Lorsqu'il eut terminé sa besogne, et qu'il releva enfin +la tête, à demi étourdit et les yeux +troubles, il s'aperçut avec stupeur que la nuit +tombait...</p> + +<p>Tout autre que Meaulnes eût immédiatement +rebroussé chemin. C'était le seul moyen de ne pas +s'égarer davantage. Mais il réfléchit qu'il +devait être maintenant fort loin de la Motte. En outre la +jument pouvait avoir pris un chemin transversal pendant qu'il +dormait. Enfin, ce chemin-là devait bien à la +longue mener vers quelque village... Ajoutez à toutes ces +raisons que le grand gars, en remontant sur le marche-pied, +tandis que la bête impatiente tirait déjà sur +les guides, sentait grandir en lui le désir +exaspéré d'aboutir à quelque chose et +d'arriver quelque part, en dépit de tous les +obstacles!</p> + +<p>Il fouetta la jument qui fit un écart et se remit au +grand trot. L'obscurité croissait. Dans le sentier +raviné, il y avait maintenant tout juste passage pour la +voiture. Parfois une branche morte de la haie se prenait dans la +roue et se cassait avec un bruit sec... Lorsqu'il fit tout +à fait noir, Meaulnes songea soudain, avec un serrement de +coeur, à la salle à manger de Sainte-Agathe, +où nous devions, à cette heure, être tous +réunis. Puis la colère le prit; puis l'orgueil et +la joie profonde de s'être ainsi évadé, sans +avoir voulu...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE IX</h2> + +<h3>Une halte.</h3> + +<p>Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied +avait buté dans l'ombre; Meaulnes vit sa tête +plonger et se relever par deux fois; puis elle s'arrêta +net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose. Autour des +pieds de la bête, on entendait comme un clapotis d'eau. Un +ruisseau coupait le chemin. En été, ce devait +être un gué. Mais à cette époque le +courant était si fort que la glace n'avait pas pris et +qu'il eût été dangereux de pousser plus +avant.</p> + +<p>Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de +quelques pas et, très perplexe, se dressa dans la voiture. +C'est alors qu'il aperçut, entre les branches, une +lumière. Deux ou trois prés seulement devaient la +séparer du chemin...</p> + +<p>L'écolier descendit de voiture et ramena la jument en +arrière, en lui parlant pour la calmer, pour arrêter +ses brusques coups de tête effrayés:</p> + +<p>"Allons, ma vieille! Allons! Maintenant nous n'irons pas plus +loin. Nous saurons bientôt où nous sommes +arrivés".</p> + +<p>Et, poussant la barrière entrouverte d'un petit +pré qui donnait sur le chemin, il fit entrer là son +équipage. Ses pieds enfonçaient dans l'herbe molle. +La voiture cahotait silencieusement. Sa tête contre celle +de la bête, il sentait sa chaleur et le souffle dur de son +haleine... Il la conduisit tout au bout du pré, lui mit +sur le dos la couverture; puis, écartant les branches de +la clôture du fond, il aperçut de nouveau la +lumière, qui était celle d'une maison +isolée.</p> + +<p>Il lui fallut bien, tout de même, traverser trois +prés, sauter un traître petit ruisseau, où il +faillit plonger les deux pieds à la fois... Enfin, +après un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva +dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon grognait dans +son têt. Au bruit des pas sur la terre gelée, un +chien se mit à aboyer avec fureur.</p> + +<p>Le volet de la porte était ouvert, et la lueur que +Meaulnes avait aperçue était celle d'un feu de +fagots allumé dans la cheminée. Il n'y avait pas +d'autre lumière que celle du feu. Une bonne femme, dans la +maison, se leva et s'approcha de la porte, sans paraître +autrement effrayée. L'horloge à poids, juste +à cet instant, sonna la demie de sept heures.</p> + +<p>"Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand garçon, je +crois bien que j'ai mis le pied dans vos +chrysanthèmes".</p> + +<p>Arrêtée, un bol à la main, elle le +regardait.</p> + +<p>"Il est vrai, dit-elle, qu'il fait noir dans la cour à +ne pas s'y conduire".</p> + +<p>Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, debout, regarda +les murs de la pièce tapissée de journaux +illustrés comme une auberge, et la table, sur laquelle un +chapeau d'homme était posé.</p> + +<p>"Il n'est pas là, le patron? dit-il en s'asseyant.</p> + +<p>- Il va revenir, répondit la femme, mise en confiance. +Il est allé chercher un fagot.</p> + +<p>- Ce n'est pas que j'aie besoin de lui, poursuivit le jeune +homme en rapprochant sa chaise du feu. Mais nous sommes là +plusieurs chasseurs à l'affût. Je suis venu vous +demander de nous céder un peu de pain".</p> + +<p>Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens de campagne, +et surtout dans une ferme isolée, il faut parler avec +beaucoup de discrétion, de politique même, et +surtout ne jamais montrer qu'on n'est pas du pays.</p> + +<p>"Du pain? dit-elle. Nous ne pourrons guère vous en +donner. Le boulanger qui passe pourtant tous les mardis n'est pas +venu aujourd'hui".</p> + +<p>Augustin, qui avait espéré un instant se trouver +à proximité d'un village, s'effraya.</p> + +<p>"Le boulanger de quel pays? demanda-t-il.</p> + +<p>- Eh bien, le boulanger du Vieux-Nançay, +répondit la femme avec étonnement.</p> + +<p>- C'est à quelle distance d'ici, au juste, Le +Vieux-Nançay? poursuivit Meaulnes très inquiet.</p> + +<p>- Par la route, je ne saurais pas vous dire au juste; mais par +la traverse il y a trois lieues et demie".</p> + +<p>Et elle se mit à raconter qu'elle y avait sa fille en +place, qu'elle venait à pied pour la voir tous les +premiers dimanches du mois et que ses patrons...</p> + +<p>Mais Meaulnes, complètement dérouté, +l'interrompit pour dire:</p> + +<p>"Le Vieux-Nançay serait-il le bourg le plus +rapproché d'ici?"</p> + +<p>- Non, c'est Les Landes, à cinq kilomètres. Mais +il n'y a pas de marchands ni de boulanger. Il y a tout juste une +petite assemblée, chaque année, à la +Saint-Martin".</p> + +<p>Meaulnes n'avait jamais entendu parler des Landes. Il se vit +à tel point égaré qu'il en fut presque +amusé. Mais la femme, qui était occupée +à laver son bol sur l'évier, se retourna, curieuse +à son tour, et elle dit lentement, en le regardant bien +droit:</p> + +<p>"C'est-il que vous n'êtes pas du pays?..."</p> + +<p>A ce moment, un paysan âgé se présenta +à la porte, avec une brassée de bois, qu'il jeta +sur le carreau. La femme lui expliqua, très fort, comme +s'il eût été sourd, ce que demandait le jeune +homme.</p> + +<p>"Eh bien, c'est facile, dit-il simplement. Mais approchez-vous +monsieur. Vous ne vous chauffez pas".</p> + +<p>Tous les deux, un instant plus tard, ils étaient +installés près des chenets: le vieux cassant son +bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes mangeant un bol de lait +avec du pain qu'on lui avait offert. Notre voyageur, ravi de se +trouver dans cette humble maison après tant +d'inquiétudes, pensant que sa bizarre aventure +était terminée, faisait déjà le +projet de revenir plus tard avec des camarades revoir ces braves +gens. Il ne savait pas que c'était là seulement une +halte, et qu'il allait tout à l'heure reprendre son +chemin.</p> + +<p>Il demanda bientôt qu'on le remit sur la route de La +Motte. Et, revenant peu à peu à la +vérité, il raconta qu'avec sa voiture il +s'était séparé des autres chasseurs et se +trouvait maintenant complètement égaré.</p> + +<p>Alors l'homme et la femme insistèrent si longtemps pour +qu'il restât coucher et repartit seulement au grand jour, +que Meaulnes finit par accepter et sortit chercher sa jument pour +la rentrer à l'écurie.</p> + +<p>"Vous prendrez garde aux trous de la sente", lui dit +l'homme.</p> + +<p>Meaulnes n'osa pas avouer qu'il n'était pas venu par la +"sente". Il fut sur le point de demander au brave homme de +l'accompagner. Il hésita une seconde sur le seuil et si +grande était son indécision qu'il faillit +chanceler. Puis il sortit dans la cour obscure.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE X</h2> + +<h3>La Bergerie.</h3> + +<p>Pour s'y reconnaître, il grimpa sur le talus d'où +il avait sauté.</p> + +<p>Lentement et difficilement, comme à l'aller, il se +guida entre les herbes et les eaux, à travers les +clôtures de saules, et s'en fut chercher sa voiture dans le +fond du pré où il l'avait laissée. La +voiture n'y était plus... Immobile, la tête +battante, il s'efforça d'écouter tous les bruits de +la nuit, croyant à chaque seconde entendre sonner tout +près le collier de la bête. Rien... Il fit le tour +du pré; la barrière était à demi +ouverte, à demi renversée, comme si une roue de +voiture avait passé dessus. La jument avait dû, par +là, s'échapper toute seule.</p> + +<p>Remontant le chemin, il fit quelques pas et s'embarrassa les +pieds dans la couverture qui sans doute avait glissé de la +jument à terre. Il en conclut que la bête +s'était enfuie dans cette direction. Il se prit à +courir.</p> + +<p>Sans autre idée que la volonté tenace et folle +de rattraper sa voiture, tout le sang au visage, en proie +à ce désir panique qui ressemblait à la +peur, il courait... Parfois son pied butait dans les +ornières. Aux tournants, dans l'obscurité totale, +il se jetait contre les clôtures, et, déjà +trop fatigué pour s'arrêter à temps, +s'abattait sur les épines, les bras en avant, se +déchirant les mains pour se protéger le visage. +Parfois, il s'arrêtait, écoutait - et repartait. Un +instant, il crut entendre un bruit de voiture; mais ce +n'était qu'un tombereau cahotant qui passait très +loin, sur une route, à gauche...</p> + +<p>Vint un moment où son genou, blessé au +marche-pied, lui fit si mal qu'il dut s'arrêter, la jambe +raidie. Alors il réfléchit que si sa jument ne +n'était pas sauvée au grand galop, il l'aurait +depuis longtemps rejointe. Il se dit aussi qu'une voiture ne se +perdait pas ainsi et que quelqu'un la retrouverait bien. Enfin il +revint sur ses pas, épuisé, colère, se +traînant à peine.</p> + +<p>A la longue, il crut se retrouver dans les parages qu'il avait +quittés et bientôt il aperçut la +lumière de la maison qu'il cherchait. Un sentier profond +s'ouvrait dans la haie:</p> + +<p>"Voilà la sente dont le vieux m'a parlé", se dit +Augustin.</p> + +<p>Et il s'engagea dans ce passage, heureux de n'avoir plus +à franchir les haies et les talus. Au bout d'un instant, +le sentier déviant à gauche, la lumière +parut glisser à droite, et, parvenu à un croisement +de chemins, Meaulnes, dans sa hâte à regagner le +pauvre logis, suivit sans réfléchir un sentier qui +paraissait directement y conduire. Mais à peine avait-il +fait dix pas dans cette direction que la lumière disparut, +soit qu'elle fut cachée par une haie, soit que les +paysans, fatigués d'attendre, eussent fermé leurs +volets. Courageusement, l'écolier sauta à travers +champs, marcha tout droit dans la direction où la +lumière avait brillé tout à l'heure. Puis, +franchissant encore une clôture, il retomba dans un nouveau +sentier...</p> + +<p>Ainsi peu à peu, s'embrouillait la piste du grand +Meaulnes et se brisait le lien qui l'attachait à ceux +qu'il avait quittés.</p> + +<p>Découragé, presque à bout de forces, il +résolut, dans son désespoir, de suive ce sentier +jusqu"au bout.</p> + +<p>A cent pas de là, il débouchait dans une grande +prairie grise, où l'on distinguait de loin en loin des +ombres qui devaient être des genévriers, et une +bâtisse obscure dans un repli de terrain. Meaulnes s'en +approcha. Ce n'était là qu'une sorte de grand parc +à bétail ou de bergerie abandonnée. La porte +céda avec un gémissement. La lueur de la lune, +quand le grand vent chassait les nuages, passait à travers +les fentes des cloisons. Une odeur de moisi régnait.</p> + +<p>Sans chercher plus avant, Meaulnes s'étendit sur la +paille humide, le coude à terre, la tête dans la +main. Ayant retiré sa ceinture, il se recroquevilla dans +sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors à la +couverture de la jument qu'il avait laissée dans le +chemin, et il se sentit si malheureux, si fâché +contre lui-même qu'il lui prit une forte envie de +pleurer...</p> + +<p>Aussi s'efforça-t-il de penser à autre chose. +Glacé jusqu'aux moelles, il se rappela un rêve - une +vision plutôt, qu'il avait eue tout enfant, et dont il +n'avait jamais parlé à personne: un matin, au lieu +de s'éveiller dans sa chambre, où pendaient ses +culottes et ses paletots, il s'était trouvé dans +une longue pièce verte, aux tentures pareilles à +des feuillages. En ce lieu coulait une lumière si douce +qu'on eût cru pouvoir la goûter. Près de la +première fenêtre, une jeune fille cousait, le dos +tourné, semblant attendre son réveil... Il n'avait +pas eu la force de se glisser hors de son lit pour marcher dans +cette demeure enchantée. Il s'était rendormi... +Mais la prochaine fois, il jurait bien de se lever. Demain matin, +peut-être!...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE XI</h2> + +<h3>Le domaine mystérieux.</h3> + +<p>Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais +son genou enflé lui faisait mal; il lui fallait +s'arrêter et s'asseoir à chaque moment tant la +douleur était vive. L'endroit où il se trouvait +était d'ailleurs le plus désolé de la +Sologne. De toute la matinée, il ne vit qu'une +bergère, à l'horizon, qui ramenait son troupeau. Il +eut beau la héler, essayer de courir, elle disparut sans +l'entendre.</p> + +<p>Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une +désolante lenteur... Pas un toit, pas une âme. Pas +même le cri d'un courlis dans les roseaux des marais. Et, +sur cette solitude parfaite, brillait un soleil de +décembre, clair et glacial.</p> + +<p>Il pouvait être trois heures de l'après-midi +lorsqu'il aperçut enfin, au-dessus d'un bois de sapins, la +flèche d'une tourelle grise.</p> + +<p>"Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il, quelque +pigeonnier désert!..."</p> + +<p>Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du +bois débouchait, entre deux poteaux blancs, une +allée où Meaulnes s'engagea. Il y fit quelques pas +et s'arrêta, plein de surprise, trouble d'une +émotion inexplicable. Il marchait pourtant du même +pas fatigué, le vent glacé lui gerçait les +lèvres, le suffoquait par instants; et pourtant un +contentement extra-ordinaire le soulevait, une +tranquillité parfaite et presque enivrante, la certitude +que son but était atteint et qu'il n'y avait plus +maintenant que du bonheur à espérer. C'est ainsi +que, jadis, la veille des grandes fêtes d'été +il se sentait défaillir, lorsqu'à la tombée +de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que +la fenêtre de sa chambre était obstruée par +les branches.</p> + +<p>"Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive à ce vieux +pigeonnier, plein de hiboux et de courants d'air!..."</p> + +<p>Et, fâché contre lui-même, il +s'arrêta, se demandant s'il ne valait pas mieux rebrousser +chemin et continuer jusqu'au prochain village. Il +réfléchissait depuis un instant, la tête +basse, lorsqu'il s'aperçut soudain que l'allée +était balayée à grands ronds +réguliers comme on faisait chez lui pour les fêtes. +Il se trouvait dans un chemin pareil à la grand'rue de La +Ferté, le matin de l'Assomption!... Il eût +aperçu au détour de l'allée une troupe de +gens en fête soulevant la poussière comme au mois de +juin, qu'il n'eût pas été surpris +davantage.</p> + +<p>"Y aurait-il une fête dans cette solitude?" se +demanda-t-il.</p> + +<p>Avançant jusqu'au premier détour, il entendit un +bruit de voix qui s'approchaient. Il se jeta de côté +dans les jeunes sapins touffus, s'accroupit et +écouté en retenant son souffle. C'étaient +des voix enfantines. Une troupe d'enfants passa tout près +de lui. L'un d'eux, probablement une petite fille, parlait d'un +ton si sage et si entendu que Meaulnes, bien qu'il ne comprit +guère le sens de ses paroles, ne put s'empêcher de +sourire.</p> + +<p>"Une seule chose m'inquiète, disait-elle, c'est la +question des chevaux. On n'empêchera jamais Daniel, par +exemple, de monter sur le grand poney jaune!</p> + +<p>- Jamais on ne m'en empêchera répondit une voix +moqueuse de jeune garçon. Est-ce que nous n'avons pas +toutes les permissions?... Même celle de nous faire mal, +s'il nous plaît..."</p> + +<p>Et les voix s'éloignèrent, au moment où +s'approchait déjà un autre groupe d'enfants.</p> + +<p>"Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous +irons en bateau.</p> + +<p>- Mais nous le permettra-t-on? dit une autre.</p> + +<p>- Vous savez bien que nous organisons la fête à +notre guise.</p> + +<p>- Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa +fiancée?</p> + +<p>- Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!..."</p> + +<p>"Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce +sont les enfants qui font la loi, ici?... Etrange domaine!"</p> + +<p>Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander où +l'on trouverait à boire et à manger. Il se dressa +et vit le dernier groupe qui s'éloignait. C'étaient +trois fillettes avec des robes droites qui s'arrêtaient aux +genoux. Elles avaient de jolis chapeaux à brides. Une +plume blanche leur traînait dans le cou, à toutes +les trois. L'une d'elles, à demi retournée, un peu +penchée, écoutait sa compagne qui lui donnait de +grandes explications, le doigt levé.</p> + +<p>"Je leur ferais peur", se dit Meaulnes, en regardant sa blouse +paysanne déchirée et son ceinturon baroque de +collégien de Sainte-Agathe.</p> + +<p>Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par +l'allée, il continua son chemin à travers les +sapins dans la direction du "pigeonnier", sans trop +réfléchir à ce qu'il pourrait demander +là-bas. Il fut bientôt arrêté à +la lisière du bois, par un petit mur moussu. De l'autre +côté, entre le mur et les annexes du domaine, +c'était une longue cour étroite toute remplie de +voitures, comme une cour d'auberge un jour de foire. Il y en +avait de tous les genres et de toutes les formes: de fines +petites voitures à quatre places, les brancards en l'air; +des chars à bancs; des bourbonnaises +démodées avec des galeries à moulures, et +même de vieilles berlines dont les glaces étaient +levées.</p> + +<p>Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte +qu'on ne l'aperçut, examinait le désordre du lieu, +lorsqu'il avisa, de l'autre côté de la cour, juste +au-dessus du siège d'un haut char à bancs, une +fenêtre des annexes à demi ouverte. Deux barreaux de +fer, comme on en voit derrière les domaines aux volets +toujours fermés des écuries, avaient dû clore +cette ouverture. Mais le temps les avait descellés.</p> + +<p>"Je vais entrer là, se dit l'écolier, je +dormirai dans le foin et je partirai au petit jour, sans avoir +fait peur à ces belles petites filles".</p> + +<p>Il franchit le mur, péniblement, à cause de son +genou blessé, et, passant d'une voiture sur l'autre, du +siège d'un char à bancs sur le toit d'une berline, +il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu'il poussa +sans bruit comme une porte.</p> + +<p>Il se trouvait non pas dans un grenier à foin, mais +dans une vaste pièce au plafond bas qui devait être +une chambre à coucher. On distinguait, dans la +demi-obscurité du soir d'hiver, que la table, la +cheminée et même les fauteuils étaient +chargés de grands vases, d'objets de prix, d'armes +anciennes. Au fond de la pièce des rideaux tombaient, qui +devaient cacher une alcôve.</p> + +<p>Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à +cause du froid que par crainte d'être aperçu du +dehors. Il alla soulever le rideau du fond et découvrit un +grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de luths aux +cordes cassées et de candélabres jetés +pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses dans le fond +de l'alcôve, puis s'étendit sur cette couche pour +s'y reposer et réfléchir un peu à +l'étrange aventure dans laquelle il s'était +jeté.</p> + +<p>Un silence profond régnait sur ce domaine. Par instants +seulement on entendait gémir le grand vent de +décembre.</p> + +<p>Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander si, +malgré ces étranges rencontres, malgré la +voix des enfants dans l'allée, malgré les voitures +entassées, ce n'était pas là simplement, +comme il l'avait pensé d'abord, une vieille bâtisse +abandonnée dans la solitude de l'hiver.</p> + +<p>Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le son +d'une musique perdue. C'était comme un souvenir plein de +charme et de regret. Il se rappela le temps où sa +mère, jeune encore, se mettait au piano +l'après-midi dans le salon, et lui, sans rien dire, +derrière la porte qui donnait sur le jardin, il +l'écoutait jusqu'à la nuit...</p> + +<p>"On dirait que quelqu'un joue du piano quelque part? +pensa-t-il.</p> + +<p>Mais laissant sa question sans réponse, harassé +de fatigue, il ne tarda pas à s'endormir...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE XII</h2> + +<h3>La chambre de Wellington.</h3> + +<p>Il faisait nuit, lorsqu'il s'éveilla. Transi de froid, +il se tourna et retourna sur sa couche, fripant et roulant sous +lui sa blouse noire. Une faible clarté glauque baignait +les rideaux de l'alcôve.</p> + +<p>S'asseyant sur le lit, il glissa sa tête entre les +rideaux. Quelqu'un avait ouvert la fenêtre et l'on avait +attaché dans l'embrasure deux lanternes vénitiennes +vertes.</p> + +<p>Mais à peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup d'oeil, +qu'il entendit sur le palier un bruit de pas +étouffé et de conversation à voix basse. Il +se rejeta dans l'alcôve et ses souliers ferrés +firent sonner un des objets de bronze qu'il avait +repoussés contre le mur. Un instant, très inquiet, +il retint son souffle. Les pas se rapprochèrent et deux +ombres glissèrent dans la chambre.</p> + +<p>Ne fais pas de bruit, disait l'un.</p> + +<p>- Ah! répondait l'autre, il est toujours bien temps +qu'il s'éveille!</p> + +<p>- As-tu garni sa chambre?</p> + +<p>- Mais oui, comme celles des autres".</p> + +<p>Le vent fit battre la fenêtre ouverte.</p> + +<p>"Tiens, dit le premier, tu n'as pas même fermé la +fenêtre. Le vent a déjà éteint une des +lanternes. Il va falloir la rallumer.</p> + +<p>- Bah! répondit l'autre, pris d'une paresse et d'un +découragement soudain. A quoi bon ces illuminations du +côté de la campagne, du côté du +désert, autant dire? Il n'y a personne pour les voir.</p> + +<p>- Personne? Mais il arrivera encore des gens pendant une +partie de la nuit. Là-bas, sur la route, dans leurs +voitures, ils seront bien contents d'apercevoir nos +lumières!"</p> + +<p>Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui qui avait +parlé le dernier, et qui paraissait être le chef, +reprit d'une voix traînante, à la façon d'un +fossoyeur de Shakespeare:</p> + +<p>"Tu mets des lanternes vertes à la chambre de +Wellington. T'en mettrais aussi bien des rouges... Tu ne t'y +connais pas plus que moi!"</p> + +<p>Un silence.</p> + +<p>"... Wellington, c'était un Américain? Eh bien, +c'est-il une couleur américaine, le vert? Toi, le +comédien qui as voyagé, tu devrais savoir +ça.</p> + +<p>- O! là là! répondit le +"comédien", voyagé? Oui, j'ai voyagé! Mais +je n'ai rien vu! Que veux-tu voir dans une roulotte?"</p> + +<p>Meaulnes avec précaution regarda entre les rideaux.</p> + +<p>Celui qui commandait la manoeuvre était un gros homme +nu-tête, enfoncé dans un énorme paletot. Il +tenait à la main une longue perche garnie de lanternes +multicolores, et il regardait paisiblement, une jambe +croisée sur l'autre, travailler son compagnon.</p> + +<p>Quant au comédien, c'était le corps le plus +lamentable qu'on puisse imaginer. Grand, maigre, grelottant, ses +yeux glauques et louches, sa moustache retombant sur sa bouche +édentée faisaient songer à la face d'un +noyé qui ruisselle sur une dalle. Il était en +manches de chemise, et ses dents claquaient. Il montrait dans ses +paroles et ses gestes le mépris le plus parfait pour sa +propre personne.</p> + +<p>Après un moment de réflexion amère et +risible à la fois, il s'approcha de son partenaire et lui +confia, les deux bras écartés:</p> + +<p>"Veux-tu que je te dise?... Je ne peux pas comprendre qu'on +soit allé chercher des dégoûtants comme nous, +pour servir dans une fête pareille! Voilà, mon +gars!..."</p> + +<p>Mais sans prendre garde à ce grand élan du +coeur, le gros homme continua de regarder son travail, les jambes +croisées, bâilla, renifla tranquillement, puis, +tournant le dos, s'en fut, sa perche sur l'épaule, en +disant:</p> + +<p>"Allons, en route! Il est temps de s'habiller pour le +dîner".</p> + +<p>Le bohémien le suivit, mais, en passant devant +l'alcôve:</p> + +<p>"Monsieur l'Endormi, fit-il avec des révérences +et des inflexions de voix gouailleuses, vous n'avez plus +qu'à vous éveiller, à vous habiller en +marquis, même si vous êtes un marmiteux comme je +suis; et vous descendrez à la fête costumée, +puisque c'est le bon plaisir de ces petits messieurs et de ces +petites demoiselles".</p> + +<p>Il ajouta, sur le ton d'un boniment forain, avec une +dernière révérence:</p> + +<p>"Notre camarade Maloyau, attaché aux cuisines, vous +présentera le personnage d'Arlequin, et votre serviteur, +celui du grand Pierrot".</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE XIII</h2> + +<h3>La fête étrange.</h3> + +<p>Dès qu'ils eurent disparu l'écolier sortit de sa +cachette. Il avait les pieds glacés, les articulations +raides; mais il était reposé et son genou +paraissait guéri.</p> + +<p>"Descendre au dîner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de +le faire. Je serai simplement un invité dont tout le monde +a oublié le nom. D'ailleurs, je ne suis pas un intrus ici. +Il est hors de doute que M. Maloyau et son compagnon +m'attendaient..."</p> + +<p>Au sortir de l'obscurité totale de l'alcôve, il +put y voir assez distinctement dans la chambre +éclairée par les lanternes vertes.</p> + +<p>Le bohémien l'avait "garnie". Des manteaux +étaient accrochés aux patères. Sur une +lourde table à toilette, au marbre brisé, on avait +disposé de quoi transformer en muscadin tel garçon +qui eût passé la nuit précédente dans +une bergerie abandonnée. Il y avait, sur la +cheminée, des allumettes auprès d'un grand +flambeau. Mais on avait omis de cirer le parquet; et Meaulnes +sentit rouler sous ses souliers du sable et des gravats. De +nouveau il eut l'impression d'être dans une maison depuis +longtemps abandonnée... En allant vers la cheminée, +il faillit buter contre une pile de grands cartons et de petites +boîtes: il étendit le bras, alluma la bougie, puis +souleva les couvercles et se pencha pour regarder.</p> + +<p>C'étaient des costumes de jeunes gens d'il y a +longtemps, des redingotes à hauts cols de velours, de fins +gilets très ouverts, d'interminables cravates blanches et +des souliers vernis du début de ce siècle. Il +n'osait rien toucher du bout du doigt, mais après +s'être nettoyé en frissonnant, il endossa sur sa +blouse d'écolier un des grands manteaux dont il releva le +collet plissé, remplaça ses souliers ferrés +par de fins escarpins vernis et se prépara à +descendre nu-tête.</p> + +<p>Il arriva, sans rencontrer personne, au bas d'un escalier de +bois, dans un recoin de cour obscur. L'haleine glacée de +la nuit vint lui souffler au visage et soulever un pan de son +manteau.</p> + +<p>Il fit quelques pas et, grâce à la vague +clarté du ciel, il put se rendre compte aussitôt de +la configuration des lieux. Il était dans une petite cour +formée par des bâtiments des dépendances. +Tout y paraissait vieux et ruiné. Les ouvertures au bas +des escaliers étaient béantes, car les portes +depuis longtemps avaient été enlevées; on +n'avait pas non plus remplacé les carreaux des +fenêtres qui faisaient des trous noirs dans les murs. Et +pourtant toutes ces bâtisses avaient un mystérieux +air de fête. Une sorte de reflet coloré flottait +dans les chambres basses où l'on avait dû allumer +aussi, du côté de la campagne, des lanternes. La +terre était balayée; on avait arraché +l'herbe envahissante. Enfin, en prêtant l'oreille, Meaulnes +crut entendre comme un chant, comme des voix d'enfants et de +jeunes filles, là-bas, vers les bâtiments confus +où le vent secouait des branches devant les ouvertures +roses, vertes et bleues des fenêtres.</p> + +<p>Il était là, dans son grand manteau, comme un +chasseur, à demi penché, prêtant l'oreille, +lorsqu'un extraordinaire petit jeune homme sortit du +bâtiment voisin, qu'on aurait cru désert.</p> + +<p>Il avait un chapeau haut de forme très cintré +qui brillait dans la nuit comme s'il eût été +d'argent; un habit dont le col lui montait dans les cheveux, un +gilet très ouvert, un pantalon à sous-pieds... Cet +élégant, qui pouvait avoir quinze ans, marchait sur +la pointe des pieds comme s'il eût été +soulevé par les élastiques de son pantalon, mais +avec une rapidité extraordinaire. Il salua Meaulnes au +passage sans s'arrêter, profondément, +automatiquement, et disparut dans l'obscurité, vers le +bâtiment central, ferme, château ou abbaye, dont la +tourelle avait guidé l'écolier au début de +l'après-midi.</p> + +<p>Après un instant d'hésitations, notre +héros emboîta le pas au curieux petit personnage. +Ils traversèrent une sorte de grande cour-jardin, +passèrent entre des massifs, contournèrent un +vivier enclos de palissades, un puits, et se trouvèrent +enfin au seuil de la demeure centrale.</p> + +<p>Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et +cloutée comme une porte de presbytère, était +à demi ouverte. L'élégant s'y engouffra. +Meaulnes le suivit, et, dès ses premiers pas dans le +corridor, il se trouva, sans voir personne, entouré de +rires, de chants, d'appels et de poursuites.</p> + +<p>Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal. +Meaulnes hésitait s'il allait pousser jusqu'au fond ou +bien ouvrir une des portes derrière lesquelles il +entendait un bruit de voix, lorsqu'il vit passer dans le fond +deux fillettes qui se poursuivaient. Il courut pour les voir et +les rattraper, à pas de loup, sur ses escarpins. Un bruit +de portes qui s'ouvrent, deux visages de quinze ans que la +fraîcheur du soir et la poursuite ont rendus tout roses, +sous de grands cabriolets à brides, et tout va +disparaître dans un brusque éclat de +lumière.</p> + +<p>Une seconde, elles tournent sur elles-mêmes, par jeu; +leurs amples jupes légères se soulèvent et +se gonflent; on aperçoit la dentelle de leurs longs, +amusants pantalons; puis, ensemble, après cette pirouette, +elles bondissent dans la pièce et referment la porte.</p> + +<p>Meaulnes reste un moment ébloui et titubant dans ce +corridor noir. Il craint maintenant d'être surpris. Son +allure hésitante et gauche le ferait, sans doute, prendre +pour un voleur. Il va s'en retourner +délibérément vers la sortie, lorsque de +nouveau il entend dans le fond du corridor un bruit de pas et des +voix d'enfants. Ce sont deux petits garçons qui +s'approchèrent en parlant.</p> + +<p>"Est-ce qu'on va bientôt dîner, leur demande +Meaulnes avec aplomb.</p> + +<p>- Viens avec nous, répond le plus grand, on va t'y +conduire".</p> + +<p>Et avec cette confiance et ce besoin d'amitié qu'ont +les enfants, la veille d'une grande fête, ils le prennent +chacun par la main. Ce sont probablement deux petits +garçons de paysans. On leur a mis leurs plus beaux habits: +de petites culottes coupées à mi-jambe qui laissent +voir leurs gros bas de laine et leurs galoches, un petit +justaucorps de velours bleu, une casquette de même couleur +et un noeud de cravate blanc.</p> + +<p>"La connais-tu, toi? demande l'un des enfants.</p> + +<p>- Moi, fait le plus petit, qui a une tête ronde et des +yeux naïfs, maman m'a dit qu'elle avait une robe noire et +une collerette et qu'elle ressemblait à un joli +pierrot.</p> + +<p>- Qui donc? demande Meaulnes.</p> + +<p>- Eh bien, la fiancée que Franz est allé +chercher..."</p> + +<p>Avant que le jeune homme ait rien pu dire, ils sont tous les +trois arrivés à la porte d'une grande salle +où flambe un beau feu. Des planches, en guise de table, +ont été posées sur des tréteaux; on a +étendu des nappes blanches, et des gens de toutes sortes +dînent avec cérémonie.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE XIV</h2> + +<h3>La fête étrange (suite).</h3> + +<p>C'était, dans une grande salle au plafond bas, un repas +comme ceux que l'on offre, la veille des noces de campagne, aux +parents qui sont venus de très loin.</p> + +<p>Les deux enfants avaient lâché les mains de +l'écolier et s'étaient précipités +dans une chambre attenante où l'on entendait des voix +puériles et des bruits de cuillers battant les assiettes. +Meaulnes, avec audace et sans s'émouvoir, enjamba un banc +et se trouva assis auprès de deux vieilles paysannes. Il +se mit aussitôt à manger avec un appétit +féroce; et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva +la tête pour regarder les convives et les +écouter.</p> + +<p>On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient à peine +se connaître. Ils devaient venir, les uns, du fond de la +campagne, les autres, de villes lointaines. Il y avait, +épars le long des tables, quelques vieillards avec des +favoris, et d'autres complètement rasés qui +pouvaient être d'anciens marins. Près d'eux +dînaient d'autres vieux qui leur ressemblaient: même +face tannée, mêmes yeux vifs sous des sourcils en +broussaille, mêmes cravates étroites comme des +cordons de souliers... Mais il était aisé de voir +que ceux-ci n'avaient jamais navigué plus loin que le bout +du canton; et s'ils avaient tangué, roulé plus de +mille fois sous les averses et dans le vent, c'était pour +ce dur voyage sans péril qui consiste à creuser le +sillon jusqu'au bout de son champ et à retourner ensuite +la charrue... On voyait peu de femmes; quelques vieilles +paysannes avec de rondes figures ridées comme des pommes, +sous des bonnets tuyautés.</p> + +<p>Il n'y avait pas un seul de ces convives avec qui Meaulnes ne +se sentit à l'aise et en confiance. Il expliquait ainsi +plus tard cette impression: quand on a, disait-il, commis quelque +lourde faute impardonnable, on songe parfois, au milieu d'une +grande amertume: "Il y a pourtant par le monde des gens qui me +pardonneraient". On imagine de vieilles gens, des grands-parents +pleins d'indulgence, qui sont persuadés à l'avance +que tout ce que vous faites est bien fait. Certainement parmi ces +bonnes gens-là les convives de cette salle avaient +été choisis. Quant aux autres, c'étaient des +adolescents et des enfants...</p> + +<p>Cependant, auprès de Meaulnes, les deux vieilles femmes +causaient:</p> + +<p>"En mettant tout pour le mieux, disait la plus +âgée, d'une voix cocasse et suraiguë qu'elle +cherchait vainement à adoucir, les fiancés ne +seront pas là, demain, avant trois heures.</p> + +<p>- Tais-toi, tu me ferais mettre en colère", +répondait l'autre du ton le plus tranquille.</p> + +<p>Celle-ci portait sur le front une capeline tricotée. +'Comptons! reprit la première sans s'émouvoir. Une +heure et demie de chemin de fer de Bourges à Vierzon, et +sept lieues de voiture, de Vierzon jusqu'ici..."</p> + +<p>La discussion continua. Meaulnes n'en perdait pas une parole. +Grâce à cette paisible prise de bec, la situation +s'éclairait faiblement: Frantz de Galais, le fils du +château - qui était étudiant ou marin ou +peut-être aspirant de marine, on ne savait pas... - +était allé à Bourges pour y chercher une +jeune fille et l'épouser. Chose étrange, ce +garçon, qui devait être très jeune et +très fantasque, réglait tout à sa guise dans +le Domaine. Il avait voulu que la maison où sa +fiancée entrerait ressemblât à un palais en +fête. Et pour célébrer la venue de la jeune +fille, il avait invité lui-même ces enfants et ces +vieilles gens débonnaires. Tels étaient les points +que la discussion des deux femmes précisait. Elles +laissaient tout le reste dans le mystère, et reprenaient +sans cesse la question du retour des fiancés. L'une tenait +pour le matin du lendemain. L'autre pour l'après-midi.</p> + +<p>"Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la +plus jeune avec calme.</p> + +<p>- Et toi, ma pauvre Adèle, toujours aussi +entêtée. Il y a quatre ans que je ne t'avais vue, tu +n'as pas changé", répondait l'autre en haussant les +épaules, mais de sa voix la plus paisible.</p> + +<p>Et elles continuaient ainsi à se tenir tête sans +la moindre humeur. Meaulnes intervint dans l'espoir d'en +apprendre davantage:</p> + +<p>"Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancée de +Frantz?"</p> + +<p>Elles le regardèrent, interloquées. Personne +d'autre que Frantz n'avait vu la jeune fille. Lui-même, en +revenant de Toulon, l'avait rencontrée un soir, +désolée, dans un de ces jardins de Bourges qu'on +appelle les Marais. Son père, un tisserand, l'avait +chassée de chez lui. Elle était fort jolie et +Frantz avait décidé aussitôt de +l'épouser. C'était une étrange histoire; +mais son père, M. de Galais, et sa soeur Yvonne ne lui +avaient-ils pas toujours tout accordé!...</p> + +<p>Meaulnes, avec précaution, allait poser d'autres +questions, lorsque parut à la porte un couple charmant: +une enfant de seize ans avec corsage de velours et jupe à +grands volants; un jeune personnage en habit à haut col et +pantalon à élastiques. Ils traversèrent la +salle, esquissant un pas de deux; d'autres les suivirent; puis +d'autres passèrent en courant, poussant des cris, +poursuivis par un grand pierrot blafard, aux manches trop +longues, coiffé d'un bonnet noir et riant d'une bouche +édentée. Il courait à grandes +enjambées maladroites, comme si, à chaque pas, il +eût dû faire un saut, et il agitait ses longues +manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur; les +jeunges gens lui serraient la main et il paraissait faire la joie +des enfants qui le poursuivaient avec des cris perçants. +Au passage il regarda Meaulnes de ses yeux vitreux, et +l'écolier crut reconnaître, complètement +rasé, le compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui +tout à l'heure accrochait les lanternes.</p> + +<p>Le repas était terminé. Chacun se levait.</p> + +<p>Dans les couloirs s'organisaient des rondes et des farandoles. +Une musique, quelque part, jouait un pas de menuet... Meaulnes, +la tête à demi cachée dans le collet de son +manteau, comme dans une fraise, se sentait un autre personnage. +Lui aussi, gagné par le plaisir, se mit à +poursuivre le grand pierrot à travers les couloirs du +Domaine, comme dans les coulisses d'un théâtre +où la pantomime, de la scène, se fût partout +répandue. Il se trouva ainsi mêlé +jusqu'à la fin de la nuit à une foule joyeuse aux +costumes extravagants. Parfois il ouvrait une porte, et se +trouvait dans une chambre où l'on montrait la lanterne +magique. Des enfants applaudissaient à grand bruit... +Parfois, dans un coin de salon où l'on dansait, il +engageait conversation avec quelque dandy et se renseignait +hâtivement sur les costumes que l'on porterait les jours +suivants...</p> + +<p>Un peu angoissé à la longue par tout ce plaisir +qui s'offrait à lui, craignant à chaque instant que +son manteau entr'ouvert ne laissât voir sa blousse de +collégien, il alla se réfugier un instant dans la +partie la plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n'y +entendait que le bruit étouffé d'un piano.</p> + +<p>Il entra dans une pièce silencieuse qui était +une salle à manger éclairée par une lampe +à suspension. Là aussi c'était fête, +mais fête pour les petits enfants.</p> + +<p>Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouverts +sur leurs genoux; d'autres étaient accroupis par terre +devant une chaise et, gravement, ils faisaient sur le +siège un étalage d'images; d'autres, auprès +du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils +écoutaient au loin, dans l'immense demeure, la rumeur de +la fête.</p> + +<p>Une porte de cette salle à manger était grande +ouverte. On entendait dans la pièce attenante jouer du +piano. Meaulnes avança curieusement la tête. +C'était une sorte de petit salon-parloir; une femme ou une +jeune fille, un grand manteau marron jeté sur ses +épaules, tournait le dos, jouant très doucement des +airs de rondes ou de chansonnettes. Sur le divan, tout à +côté, six ou sept petits garçons et petites +filles rangés comme sur une image, sages comme le sont les +enfants lorsqu'il se fait tard, écoutaient. De temps en +temps seulement, l'un d'eux, arc-bouté sur les poignets, +se soulevait, glissait à terre et passait dans la salle +à manger: un de ceux qui avaient fini de regarder les +images venait prendre sa place.</p> + +<p>Après cette fête où tout était +charmant, mais fiévreux et fou, où lui-même +avait si follement poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se +trouvait là plongé dans le bonheur le plus calme du +monde.</p> + +<p>Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait à +jouer, il retourna s'asseoir dans la salle à manger, et, +ouvrant un des gros livres rouges épars sur la table, il +commença distraitement à lire.</p> + +<p>Presque aussitôt un des petits qui étaient par +terre s'approcha, se pendit à son bras et grimpa sur son +genou pour regarder en même temps que lui; un autre en fit +autant de l'autre côté. Alors ce fut un rêve +comme son rêve de jadis. Il put imaginer longuement qu'il +était dans sa propre maison, marié, un beau soir, +et que cet être charmant et inconnu qui jouait du piano, +près de lui, c'était sa femme...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE XV</h2> + +<h3>La rencontre.</h3> + +<p>Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des premiers. +Comme on le lui avait conseillé, il revêtit un +simple costume noir, de mode passée, une jaquette +serrée à la taille avec des manches bouffant aux +épaules, un gilet croisé, un pantalon élargi +du bas jusqu'à cacher ses fines chaussures, et un chapeau +haut de forme.</p> + +<p>La cour était déserte encore lorsqu'il +descendit. Il fit quelques pas et se trouva comme +transporté dans une journée de printemps. Ce fut en +effet le matin le plus doux de cet hiver-là. Il faisait du +soleil comme aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et +l'herbe mouillée brillait comme humectée de +rosée. Dans les arbres, plusieurs petits oiseaux +chantaient et de temps à autre une brise tiédie +coulait sur le visage du promeneur.</p> + +<p>Il fit comme les invités qui se sont +éveillés avant le maître de la maison. Il +sortit dans la cour du Domaine, pensant à chaque instant +qu'une voix cordiale et joyeuse allait crier derrière +lui:</p> + +<p>"Déjà réveillé, Augustin?..."</p> + +<p>Mais il se promena longtemps seul à travers le jardin +et la cour. Là-bas, dans le bâtiment principal, rien +ne remuait, ni aux fenêtres, ni à la tourelle. On +avait ouvert déjà, cependant, les deux battants de +la ronde porte de bois. Et, dans une des fenêtres du haut, +un rayon de soleil donnait, comme en été, aux +premières heures du matin.</p> + +<p>Meaulnes, pour la première fois, regardait en plein +jour l'intérieur de la propriété. Les +vestiges d'un mur séparaient le jardin +délabré de la cour, où l'on avait, depuis +peu, versé du sable et passé le râteau. A +l'extrémité des dépendances qu'il habitait, +c'étaient des écuries bâties dans un amusant +désordre, qui multipliait les recoins garnis d'arbrisseaux +fous et de vigne vierge. Jusque sur le Domaine déferlaient +des bois de sapins qui le cachaient à tout le pays plat, +sauf vers l'est, où l'on apercevait des collines bleues +couvertes de rochers et de sapins encore.</p> + +<p>Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la +branlante barrière de bois qui entourait le vivier; vers +les bords il restait un peu de glace mince et plissée +comme une écume. Il s'aperçut lui-même +reflété dans l'eau, comme incliné sur le +ciel, dans son costume d'étudiant romantique. Et il crut +voir un autre Meaulnes; non plus l'écolier qui +s'était évadé dans une carriole de paysan, +mais un être charmant et romanesque, au milieu d'un beau +livre de prix...</p> + +<p>Il se hâta vers le bâtiment principal, car il +avait faim. Dans la grande salle où il avait +dîné la veille, une paysanne mettait le couvert. +Dès que Meaulnes se fut assis devant un des bols +alignés sur la nappe, elle lui versa le café en +disant:</p> + +<p>"Vous êtes le premier, monsieur".</p> + +<p>Il ne voulut rien répondre, tant il craignait +d'être soudain reconnu comme un étranger. Il demanda +seulement à quelle heure partirait le bateau pour la +promenade matinale qu'on avait annoncée.</p> + +<p>"Pas avant une demi-heure, monsieur: personne n'est descendu +encore", fut la réponse.</p> + +<p>Il continua donc d'errer en cherchant le lieu de +l'embarcadère, autour de la longue maison châtelaine +aux ailes inégales, comme une église. Lorsqu'il eut +contourné l'aile sud, il aperçut soudain les +roseaux, à perte de vue, qui formaient tout le paysage. +L'eau des étangs venait de ce côté mouiller +le pied des murs, et il y avait, devant plusieurs portes, de +petits balcons de bois qui surplombaient les vagues +clapotantes.</p> + +<p>Désoeuvré, le promeneur erra un long moment sur +la rive sablée comme un chemin de halage. Il examinait +curieusement les grandes portes aux vitres poussiéreuses +qui donnaient sur des pièces délabrées ou +abandonnées, sur des débarras encombrés de +brouettes, d'outils rouillés et de pots de fleurs +brisés, lorsque soudain, à l'autre bout des +bâtiments, il entendit des pas grincer sur le sable.</p> + +<p>C'étaient deux femmes, l'une très vieille et +courbée; l'autre, une jeune fille, blonde, +élancée, dont le charmant costume, après +tous les déguisements de la veille, parut d'abord à +Meaulnes extraordinaire.</p> + +<p>Elles s'arrêtèrent un instant pour regarder le +paysage, tandis que Meaulnes se disait, avec un étonnement +qui lui parut plus tard bien grossier:</p> + +<p>"Voilà sans doute ce qu'on appelle une jeune fille +excentrique - peut-être une actrice qu'on a mandée +pour la fête".</p> + +<p>Cependant, les deux femmes passaient près de lui et +Meaulnes, immobile, regarda la jeune fille. Souvent, plus tard, +lorsqu'il s'endormait après avoir +désespérément essayé de se rappeler +le beau visage effacé, il voyait en rêve passer des +rangées de jeunes femmes qui ressemblaient à +celle-ci. L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son air un +peu penché; l'autre son regard si pur; l'autre encore sa +taille fine, et l'autre avait aussi ses yeux bleus: mais aucune +de ces femmes n'était jamais la grande jeune fille.</p> + +<p>Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure +blonde, un visage aux traits un peu courts, mais dessinés +avec une finesse presque douloureuse. Et comme déjà +elle était passée devant lui, il regarda sa +toilette, qui était bien la plus simple et la plus sage +des toilettes...</p> + +<p>Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, lorsque +la jeune fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit +à sa compagne:</p> + +<p>"Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense?..."</p> + +<p>Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée, +tremblante, ne cessait de causer gaiement et de rire. La jeune +fille répondait doucement. Et lorsqu'elles descendirent +sur l'embarcadère, elle eut ce même regard innocent +et grave, qui semblait dire:</p> + +<p>"Qui êtes-vous? Que faites-vous ici? Je ne vous connais +pas. Et pourtant il me semble que je vous connais".</p> + +<p>D'autres invités étaient maintenant épars +entre les arbres, attendant. Et trois bateaux de plaisance +accostaient, prêts à recevoir les promeneurs. Un +à un, sur le passage des dames, qui paraissaient +être la châtelaine et sa fille, les jeunes gens +saluaient profondément, et les demoiselles s'inclinaient. +Etrange matinée! Etrange partie de plaisir! Il faisait +froid malgré le soleil d'hiver, et les femmes enroulaient +autour de leur cou ces boas de plumes qui étaient alors +à la mode...</p> + +<p>La vieille dame resta sur la rive, et, sans savoir comment, +Meaulnes se trouva dans le même yacht que la jeune +châtelaine. Il s'accouda sur le pont, tenant d'une main +d'une main son chapeau battu par le grand vent, et il put +regarder à l'aise le jeune fille, qui s'était +assise à l'abri. Elle aussi le regardait. Elle +répondait à ses compagnes, souriait, puis posait +doucement ses yeux bleus sur lui, en tenant sa lèvre un +peu mordue.</p> + +<p>Un grand silence régnait sur les berges prochaines. Le +bateau filait avec un brui calme de machine et d'eau. On +eût pu se croire au coeur de l'été. On allait +aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque maison de +campagne. La jeune fille s'y promènerait sous une ombrelle +blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles +gémir... Mais soudain une rafale glacée venait +rappeler décembre aux invités de cette +étrange fête.</p> + +<p>On aborda devant un bois de sapins. Sur le +débarcadère, les passages durent attendre un +instant, serrés les uns contre les autres, qu'un des +bateliers eût ouvert le cadenas de la barrière... +Avec quel émoi Meaulnes se rappelait dans la suite cette +minute où, sur le bord de l'étang, il avait eu +très près du sien le visage désormais perdu +de la jeune fille! Il avait regardé ce profil si pur, de +tous ses yeux, jusqu'à ce qu'ils fussent près de +s'emplir de larmes. Et il se rappelait avoir vu, comme un secret +délicat qu'elle lui eût confié, un peu de +poudre restée sur sa joue...</p> + +<p>A terre, tout s'arrangea comme dans un rêve. Tandis que +les enfants couraient avec des cris de joie, que des groupes se +formaient et s'éparpillaient à travers bois, +Meaulnes s'avança dans une allée, où, dix +pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva près +d'elle sans avoir eu le temps de réfléchir:</p> + +<p>"Vous êtes belle", dit-il simplement.</p> + +<p>Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit une +allée transversale. D'autres promeneurs couraient, +jouaient à travers les avenues, chacun errant à sa +guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune homme +se reprocha vivement ce qu'il appelait sa balourdise, sa +grossièreté, sa sottise. Il errait au hasard, +persuadé qu'il ne reverrait plus cette gracieuse +créature, lorsqu'il l'aperçut soudain venant +à sa rencontre et forcée de passer près de +lui dans l'étroit sentier. Elle écartait de ses +deux mains nues les plis de son grand manteau. Elle avait des +souliers noirs très découverts. Ses chevilles +étaient si fines qu'elles pliaient par instants et qu'on +craignait de les voir se briser.</p> + +<p>Cette fois, le jeune homme salua, en disant très +bas:</p> + +<p>"Voulez-vous me pardonner?</p> + +<p>- Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je +rejoigne les enfants, puisqu'ils sont les maîtres +aujourd'hui. Adieu".</p> + +<p>Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui +parlait avec gaucherie, mais d'un ton si troublé, si plein +de désarroi, qu'elle marcha plus lentement et +l'écouta.</p> + +<p>"Je ne sais même pas qui vous êtes", dit-elle +enfin. Elle prononçait chaque mot d'un ton uniforme, en +appuyant de la même façon sur chacun, mais en disant +plus doucement le dernier... Ensuite elle reprenait son visage +immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient +fixement au loin.</p> + +<p>"Je ne sais pas non plus votre nom", répondit +Meaulnes.</p> + +<p>Ils suivaient maintenant un chemin découvert, et l'on +voyait à quelque distance les invités se presser +autour d'une maison isolée dans la pleine campagne.</p> + +<p>"Voici la 'maison de Frantz'", dit la jeune fille; il faut que +je vous quitte..."</p> + +<p>Elle hésita, le regarda un instant en souriant et +dit:</p> + +<p>"Mon nom?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais..."</p> + +<p>Et elle s'échappa.</p> + +<p>La "maison de Frantz' était alors inhabitée. +Mais Meaulnes la trouva envahie jusqu'aux greniers par la foule +des invités. Il n'eût guère le loisir +d'ailleurs d'examiner le lieu où il se trouvait: on +déjeuna en hâte d'un repas froid emporté dans +les bateaux, ce qui était fort peu de saison, mais les +enfants en avaient décidé ainsi, sans doute; et +l'on repartit. Meaulnes s'approcha de Mlle de Galais dès +qu'il la vit sortir et, répondant à ce qu'elle +avait dit tout à l'heure:</p> + +<p>"Le nom que je vous donnais était plus beau, +dit-il.</p> + +<p>- Comment? Quel était ce nom?" fit-elle, toujours avec +la même gravité.</p> + +<p>Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne répondit +rien.</p> + +<p>"Mon nom à moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et +je suis étudiant.</p> + +<p>- Oh! vous étudiez?" dit-elle. Et ils parlèrent +un instant encore. Ils parlèrent lentement, avec bonheur, +- avec amitié. Puis l'attitude de la jeune fille changea. +Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle parut aussi plus +inquiète. On eût dit qu'elle redoutait ce que +Meaulnes allait dire et s'en effarouchait à l'avance. Elle +était auprès de lui toute frémissante, comme +une hirondelle un instant posée à terre et qui +déjà tremble du désir de reprendre son +vol.</p> + +<p>"A quoi bon? A quoi bon?" répondait-elle doucement aux +projets que faisait Meaulnes.</p> + +<p>Mais lorsqu'enfin il osa lui demander la permission de revenir +un jour vers ce beau domaine:</p> + +<p>"Je vous attendrai", répondit-elle simplement.</p> + +<p>Ils arrivaient en vue de l'embarcadère. Elle +s'arrêta soudain et dit pensivement:</p> + +<p>"Nous sommes deux enfants; nous avons fait une folie. Il ne +faut pas que nous montions cette fois dans le même bateau. +Adieu, ne me suivez pas".</p> + +<p>Meaulnes resta un instant interdit, la regardant partir. Puis +il se reprit à marcher. Et alors le jeune fille, dans le +lointain, au moment de se perdre à nouveau dans la foule +des invités, s'arrêta et, se tournant vers lui, pour +la première fois le regarda longuement. Etait-ce un +dernier signe d'adieu? Etait-ce pour lui défendre de +l'accompagner? Ou peut-être avait-elle quelque chose encore +à lui dire?...</p> + +<p>Dès qu'on fut rentré au Domaine, +commença, derrière la ferme, dans une grande +prairie en pente, la course des poneys. C'était la +dernière partie de la fête. D'après toutes +les prévisions, les fiancés devaient arriver +à temps pour y assister et ce serait Frantz qui dirigeait +tout.</p> + +<p>On dut pourtant commencer sans lui. Les garçons en +costumes de jockeys, les fillettes en écuyères, +amenaient les uns, de fringants poneys enrubannés, les +autres, de très vieux chevaux dociles. Au milieu des cris, +des rires enfantins, des paris et des longs coups de cloche, on +se fût cru transporté sur la pelouse verte et +taillée de quelque champ de courses en miniature.</p> + +<p>Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles aux chapeaux +à plumes, qu'il avait entendus la veille dans +l'allée du bois... Le reste du spectacle lui +échappa, tant il était anxieux de retrouver dans la +foule le gracieux chapeau de roses et le grand manteau marron. +Mais Mlle de Galais ne parut pas. Il la cherchait encore +lorsqu'une volée de coups de cloche et des cris de joie +annoncèrent la fin des courses. Une petite fille sur une +vieille jument blanche avait remporté la victoire. Elle +passait triomphalement sur sa monture et le panache de son +chapeau flottait au vent.</p> + +<p>Puis soudain tout se tut. Les jeux étaient finis et +Frantz n'était pas de retour. On hésita un instant; +on se concerta avec embarras. Enfin, par groupes, on regagna les +appartements, pour attendre, dans l'inquiétude et le +silence, le retour des fiancés.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE XVI</h2> + +<h3>Frantz de Galais.</h3> + +<p>La course avait fini trop tôt. Il était quatre +heures et demie et il faisait jour encore, lorsque Meaulnes se +retrouva dans sa chambre, la tête pleine des +événements de son extraordinaire journée. Il +s'assit devant la table, désoeuvré, attendant le +dîner et la fête qui devait suivre.</p> + +<p>De nouveau soufflait le grand vent du premier soir. On +l'entendait gronder comme un torrent ou passer avec le sifflement +appuyé d'une chute d'eau. Le tablier de la cheminée +battait de temps à autre.</p> + +<p>Pour la première fois, Meaulnes sentit en lui cette +légère angoisse qui vous saisit à la fin des +trop belles journées. Un instant il pensa à allumer +du feu; mais il essaya vainement de lever le tablier +rouillé de la cheminée. Alors il se prit à +ranger dans la chambre; il accrocha ses beaux habits aux +portemanteaux, disposa le long du mur les chaises +bouleversées, comme s'il eût tout voulu +préparer là pour un long séjour.</p> + +<p>Cependant songeant qu'il devait se tenir toujours prêt +à partir, il plia soigneusement sur le dossier d'une +chaise, comme un costume de voyage, sa blouse et ses autres +vêtements de collégien; sous la chaise, il mit ses +souliers ferrés pleins de terre encore.</p> + +<p>Puis il revint s'asseoir et regarda autour de lui, plus +tranquille, sa demeure qu'il avait mise en ordre.</p> + +<p>De temps à autre une goutte de pluie venait rayer la +vitre qui donnait sur la cour aux voitures et sur le bois de +sapins. Apaisé, depuis qu'il avait rangé son +appartement, le grand garçon se sentit parfaitement +heureux. Il était là, mystérieux, +étranger, au milieu de ce monde inconnu, dans la chambre +qu'il avait choisie. Ce qu'il avait obtenu dépassait +toutes ses espérances. Et il suffisait maintenant à +sa joie de se rappeler ce visage de jeune fille, dans le grand +vent, qui se tournait vers lui...</p> + +<p>Durant cette rêverie, la nuit était tombée +sans qu'il songeât même à allumer les +flambeaux. Un coup de vent fit battre la porte de +l'arrière-chambre qui communiquait avec la sienne et dont +la fenêtre donnait aussi sur la cour aux voitures. Meaulnes +allait la refermer, lorsqu'il aperçut dans cette +pièce une lueur, comme celle d'une bougie allumée +sur la table. Il avança la tête dans +l'entrebâillement de la porte. Quelqu'un était +entré là, par la fenêtre sans doute, et se +promenait de long en large, à pas silencieux. Autant qu'on +pouvait voir, c'était un très jeune homme. +Nu-tête, une pèlerine de voyage sur les +épaules, il marchait sans arrêt, comme affolé +par une douleur insupportable. Le vent de la fenêtre qu'il +avait laissée grande ouverte faisait flotter sa +pèlerine et, chaque fois qu'il passait près de la +lumière, on voyait luire des boutons dorés sur sa +fine redingote.</p> + +<p>Il sifflait quelque chose entre ses dents, une espèce +d'air marin, comme en chantent, pour s'égayer le coeur, +les matelots et les filles dans les cabarets des ports...</p> + +<p>Un instant, au milieu de sa promenade agitée, il +s'arrêta et se pencha sur la table, chercha dans une +boîte, en sortit plusieurs feuilles de papier... Meaulnes +vit, de profil, dans la lueur de la bougie, un très fin, +très aquilin visage sans moustache sous une abondante +chevelure que partageait une raie de côté. Il avait +cessé de siffler. Très pâle, les +lèvres entr'ouvertes, il paraissait à bout de +souffle, comme s'il avait reçu au coeur un coup +violent.</p> + +<p>Meaulnes hésitait s'il allait, par discrétion, +se retirer, ou s'avancer, lui mettre doucement, en camarade, la +main sur l'épaule, et lui parler. Mais l'autre leva la +tête et l'aperçut. Il le considéra une +seconde, puis, sans s'étonner, s'approcha et dit, +affermissant sa voix:</p> + +<p>"Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je suis content de +vous voir. Puisque vous voici, c'est à vous que je vais +expliquer... Voilà!..."</p> + +<p>Il paraissait complètement désemparé. +Lorsqu'il eut dit: "Voilà", il prit Meaulnes par le revers +de sa jaquette, comme pour fixer son attention. Puis il tourna la +tête vers la fenêtre, comme pour +réfléchir à ce qu'il allait dire, cligna des +yeux - et Meaulnes comprit qu'il avait une forte envie de +pleurer.</p> + +<p>Il ravala d'un coup toute cette peine d'enfant, puis, +regardant toujours fixement la fenêtre, il reprit d'une +voix altérée:</p> + +<p>"Eh bien, voilà: c'est fini; la fête est finie. +Vous pouvez descendre le leur dire. Je suis rentré tout +seul. Ma fiancée ne viendra pas. Par scrupule, par +crainte, par manque de foi... d'ailleurs, monsieur, je vais vous +expliquer..."</p> + +<p>Mais il ne put continuer; tout son visage se plissa. Il +n'expliqua rien. Se détournant soudain, il s'en alla dans +l'ombre ouvrir et refermer des tiroirs pleins de vêtements +et de livres.</p> + +<p>"Je vais m'apprêter pour repartir, dit-il. Qu'on ne me +dérange pas".</p> + +<p>Il plaça sur la table divers objets, un +nécessaire de toilette, un pistolet...</p> + +<p>Et Meaulnes, plein de désarroi, sortit sans oser lui +dire un mot ni lui serrer la main.</p> + +<p>En bas, déjà, tout le monde semblait avoir +pressenti quelque chose. Presque toutes les jeunes filles avaient +changé de robe. Dans le bâtiment principal le +dîner avait commencé, mais hâtivement, dans le +désordre, comme à l'instant d'un départ.</p> + +<p>Il se faisait un continuel va-et-vient de cette grande +cuisine-salle à manger aux chambres du haut et aux +écuries. Ceux qui avaient fini formaient des groupes +où l'on se disait au revoir.</p> + +<p>"Que se passe-t-il? demanda Meaulnes à un garçon +de campagne, qui se hâtait de terminer son repas, son +chapeau de feutre sur la tête et sa serviette fixée +à son gilet.</p> + +<p>- Nous partons, répondit-il. Cela s'est +décidé tout d'un coup. A cinq heures, nous nous +sommes trouvés seuls, tous les invités ensemble. +Nous avions attendu jusqu'à la dernière limite. Les +fiancés ne pouvaient plus venir? Quelqu'un a dit: "Si nous +partions..." Et tout le monde s'est apprêté pour le +départ".</p> + +<p>Meaulnes ne répondit pas. Il lui était +égal de s'en aller maintenant. N'avait-il pas +été jusqu'au bout de son aventure?... N'avait-il +pas obtenu cette fois tout ce qu'il désirait? C'est +à peine s'il avait eu le temps de repasser à l'aise +dans sa mémoire toute la belle conversation du matin. Pour +l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et bientôt, il +reviendrait - sans tricherie, cette fois...</p> + +<p>"Si vous voulez venir avec nous, continua l'autre, qui +était un garçon de son âge, hâtez-vous +d'aller vous mettre en tenue. Nous attelons dans un instant".</p> + +<p>Il partit au galop, laissant là son repas +commencé et négligeant de dire aux invités +ce qu'il savait. Le parc, le jardin et la cour étaient +plongés dans une obscurité profonde. Il n'y avait +pas, ce soir-là, de lanternes aux fenêtres. Mais +comme, après tout, ce dîner ressemblait au dernier +repas des fins de noces, les moins bons de invités, qui +peut-être avaient bu, s'étaient mis à +chanter. A mesure qu'il s'éloignait, Meaulnes entendait +monter leurs airs de cabaret, dans ce parc qui depuis deux jours +avait tenu tant de grâce et de merveilles. Et +c'était le commencement du désarroi et de la +dévastation. Il passa près du vivier où le +matin même il s'était miré. Comme tout +paraissait changé déjà... - avec cette +chanson, reprise en choeur, qui arrivait par bribes:</p> + +<p class="Pcursief">D'où donc que tu reviens, petite +libertine?<br> + Ton bonnet est déchiré<br> + Tu es bien mal coiffée...</p> + +<p>et cet autre encore:</p> + +<p class="Pcursief">Mes souliers sont rouges...<br> + Adieu, mes amours...<br> + Mes souliers sont rouges...<br> + Adieu, sans retour!</p> + +<p>Comme il arrivait au pied de l'escalier de sa demeure +isolée, quelqu'un en descendait qui le heurta dans l'ombre +et lui dit:</p> + +<p>"Adieu, monsieur!"</p> + +<p>et, s'enveloppant dans sa pèlerine comme s'il avait +très froid, disparut. C'était Franz Galais.</p> + +<p>La bougie que Frantz avait laissée dans sa chambre +brûlait encore. Rien n'avait été +dérangé. Il y avait seulement, écrits sur +une feuille de papier à lettres placée en +évidence, ces mots:</p> + +<p>Ma fiancée a disparu, me faisant dire qu'elle ne +pouvait pas être ma femme; qu'elle était une +couturière et non pas une princesse. Je ne sais que +devenir. Je m'en vais. Je n'ai plus envie de vivre. Qu'Yvonne me +pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne pourrait rien +pour moi...</p> + +<p>C'était la fin de la bougie, dont la flamme vacilla, +rampa une seconde et s'éteignit. Meaulnes rentra dans sa +propre chambre et ferma la porte. Malgré +l'obscurité, il reconnut chacune des choses qu'il avait +rangées en plein jour, en plein bonheur, quelques heures +auparavant. Pièce par pièce, fidèle, il +retrouva tout son vieux vêtement misérable, depuis +ses godillots jusqu'à sa grossière ceinture +à boucle de cuivre. Il se déshabilla et se rhabilla +vivement, mais, distraitement, déposa sur une chaise ses +habits d'emprunt, se trompant de gilet.</p> + +<p>Sous les fenêtres, dans la cour aux voitures, un +remue-ménage avait commencé. On tirait, on +appelait, on poussait, chacun voulant défaire sa voiture +de l'inextricable fouillis où elle était prise. De +temps en temps un homme grimpait sur le siège d'une +charrette, sur la bâche d'une grande carriole et faisait +tourner sa lanterne. La lueur du falot venait frapper la +fenêtre: un instant, autour de Meaulnes, la chambre +maintenant familière, où toutes choses avaient +été pour lui si amicales, palpitait, revivait... Et +c'est ainsi qu'il quitta, refermant soigneusement la porte, ce +mystérieux endroit qu'il ne devait sans doute jamais +revoir.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE XVII</h2> + +<h3>La fête étrange (fin).</h3> + +<p>Déjà, dans la nuit, une file de voitures roulait +lentement vers la grille du bois. En tête, un homme +revêtu d'une peau de chèvre, une lanterne à +la main, conduisait par la bride le cheval du premier +attelage.</p> + +<p>Meaulnes avait hâte de trouver quelqu'un qui +voulût bien se charger de lui. Il avait hâte de +partir. Il appréhendait, au fond du coeur, de se trouver +soudain seul dans le Domaine, et que sa supercherie fût +découverte.</p> + +<p>Lorsqu'il arriva devant le bâtiment principal les +conducteurs équilibraient la charge des dernières +voitures. On faisait lever tous les voyageurs pour rapprocher ou +reculer les sièges, et les jeunes filles +enveloppées dans des fichus se levaient avec embarras, les +couvertures tombaient à leurs pieds et l'on voyait les +figures inquiètes de celles qui baissaient leur tête +du côté des falots.</p> + +<p>Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le jeune paysan +qui tout à l'heure avait offert de l'emmener:</p> + +<p>"Puis-je monter? lui cria-t-il.</p> + +<p>- Où vas-tu, mon garçon? répondit l'autre +qui ne le reconnaissait plus.</p> + +<p>- Du côté de Sainte-Agathe.</p> + +<p>- Alors il faut demander une place à Maritain" Et +voilà le grand écolier cherchant parmi les +voyageurs attardés ce Maritain inconnu. On le lui indiqua +parmi les buveurs qui chantaient dans la cuisine.</p> + +<p>"C'est un 'amusard', lui dit-on. Il sera encore là +à trois heures du matin".</p> + +<p>Meaulnes songea un instant à la jeune fille +inquiète, pleine de fièvre et de chagrin, qui +entendrait chanter dans le Domaine, jusqu'au milieu de la nuit, +ces paysans avinés. Dans quelle chambre était-elle? +Où était sa fenêtre, parmi ces +bâtiments mystérieux? Mais rien ne servirait +à l'écolier de s'attarder. Il fallut partir. Une +fois rentré à Sainte-Agathe, tout deviendrait plus +clair; il cesserait d'être un écolier +évadé; de nouveau il pourrait songer à la +jeune châtelaine.</p> + +<p>Une à une, les voitures s'en allaient; les roues +grinçaient sur le sable de la grande allée. Et, +dans la nuit, on les voyait tourner et disparaître, +chargées de femmes emmitouflées, d'enfants dans des +fichus, qui déjà s'endormaient. Une grande carriole +encore; un char à bancs, où les femmes +étaient serrées épaule contre épaule, +passa, laissant Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. Il +n'allait plus rester bientôt qu'une vieille berline que +conduisait un paysan en blouse.</p> + +<p>"Vous pouvez monter, répondit-il aux explications +d'Augustin, nous allons dans cette direction".</p> + +<p>Péniblement Meaulnes ouvrit la portière de la +vieille guimbarde, dont la vitre trembla et les gonds +crièrent. Sur la banquette, dans un coin de la voiture, +deux tout petits enfants, un garçon et une fille, +dormaient. Ils s'éveillèrent au bruit et au froid, +se détendirent, regardèrent vaguement, puis en +frissonnant se renfoncèrent dans leur coin et se +rendormirent.</p> + +<p>Déjà la vieille voiture partait. Meaulnes +referma plus doucement la portière et s'installa avec +précaution dans l'autre coin; puis, avidement, +s'efforça de distinguer à travers la vitre les +lieux qu'il allait quitter et la route par où il +était venu: il devina, malgré la nuit, que la +voiture traversait la cour et le jardin, passait devant +l'escalier de sa chambre, franchissait la grille et sortait du +Domaine pour entrer dans les bois. Fuyant le long de la vitre, on +distinguait vaguement les troncs des vieux sapins.</p> + +<p>"Peut-être rencontrerons-nous Frantz de Galais", se +disait Meaulnes, le coeur battant.</p> + +<p>Brusquement, dans le chemin étroit, la voiture fit un +écart pour ne pas heurter un obstacle. C'était, +autant qu'on pouvait deviner dans la nuit à ses formes +massives, une roulotte arrêtée presque au milieu du +chemin et qui avait dû rester là, à +proximité de la fête, durant ces derniers jours.</p> + +<p>Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au trot, Meaulnes +commençait à se fatiguer de regarder à la +vitre, s'efforçant vainement de percer l'obscurité +environnante, lorsque soudain, dans la profondeur du bois, il y +eut un éclair, suivi d'une détonation. Les chevaux +partirent au galop et Meaulnes ne sut pas d'abord si le cocher en +blouse s'efforçait de les retenir ou, au contraire, les +excitait à fuir. Il voulut ouvrir la portière. +Comme la poignée se trouvait à l'extérieur, +il essaya vainement de baisser la glace, la secoua... Les +enfants, réveillés en peur, se serraient l'un +contre l'autre, sans rien dire. Et tandis qu'il secouait la +vitre, le visage collé au carreau, il aperçut, +grâce à un coude du chemin, une forme blanche qui +courait. C'était, hagard et affolé, le grand +pierrot de la fête, le bohémien en tenue de +mascarade, qui portait dans ses bras un corps humain serré +contre sa poitrine. Puis tout disparut.</p> + +<p>Dans la voiture qui fuyait au grand galop à travers la +nuit, les deux enfants s'étaient rendormis. Personne +à qui parler des événements +mystérieux de ces deux jours. Après avoir longtemps +repassé dans son esprit tout ce qu'il avait vu et entendu, +plein de fatigue et le coeur gros, le jeune homme lui aussi +s'abandonna au sommeil, comme un enfant triste...</p> + +<p>Ce n'était pas encore le petit jour lorsque, la voiture +s'étant arrêtée sur la route, Meaulnes fut +réveillé par quelqu'un qui cognait à la +vitre. Le conducteur ouvrit péniblement la portière +et cria, tandis que le vent froid de la nuit glaçait +l'écolier jusqu'aux os:</p> + +<p>"Il va falloir descendre ici. Le jour se lève. Nous +allons prendre la traverse. Vous êtes tout près de +Sainte-Agathe".</p> + +<p>A demi replié, Meaulnes obéit, chercha +vaguement, d'un geste inconscient, sa casquette, qui avait +roulé sous les pieds des deux enfants endormis, dans le +coin le plus sombre de la voiture, puis il sortit en se +baissant.</p> + +<p>"Allons, au revoir, dit l'homme en remontant sur son +siège. Vous n'avez plus que six kilomètres à +faire. Tenez, la borne est là, au bord du chemin".</p> + +<p>Meaulnes, qui ne s'était pas encore arraché de +son sommeil, marcha courbé en avant, d'un pas lourd, +jusqu'à la borne et s'y assit, les bras croisés, la +tête inclinée, comme pour se rendormir.</p> + +<p>"Ah! non, cria le voiturier. Il ne faut pas vous endormir +là. Il fait trop froid. Allons, debout, marchez un +peu..."</p> + +<p>Vacillant comme un homme ivre, le grand garçon, les +mains dans ses poches, les épaules rentrées, s'en +alla lentement sur le chemin de Sainte-Agathe; tandis que, +dernier vestige de la fête mystérieuse, la vieille +berline quittait le gravier de la route et s'éloignait, +cahotant en silence, sur l'herbe de la traverse. On ne voyait +plus que le chapeau du conducteur, dansant au-dessus des +clôtures...</p> + +<p> </p> + +<h1>DEUXIÈME PARTIE</h1> + +<h2>CHAPITRE PREMIER</h2> + +<h3>Le Grand Jeu.</h3> + +<p>Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, +l'impossibilité où nous étions de mener +à bien de longues recherches nous +empêchèrent, Meaulnes et moi de reparler du Pays +perdu avant la fin de l'hiver. Nous ne pouvions rien commencer de +sérieux, durant ces brèves journées de +février, ces jeudis sillonnés de bourrasques, qui +finissaient régulièrement vers cinq heures par une +morne pluie glacée.</p> + +<p>Rien ne nous rappelait l'aventure de Meaulnes sinon ce fait +étrange que depuis l'après-midi de son retour nous +n'avions plus d'amis. Aux récréations, les +mêmes jeux qu'autrefois s'organisaient, mais Jasmin ne +parlait jamais plus au grand Meaulnes. Le soir, aussitôt la +classe balayée, la cour se vidait comme au temps où +j'étais seul, et je voyais errer mon compagnon, du jardin +au hangar et de la cour à la salle à manger.</p> + +<p>Les jeudis matins, chacun de nous installé sur le +bureau d'une des deux salles de classe, nous lisions Rousseau et +Paul-Louis Courier que nous avions dénichés dans +les placards, entre des méthodes d'anglais et des cahiers +de musique finement recopiés. L'après-midi, +c'était quelque visite qui nous faisait fuir +l'appartement; et nous regagnions l'école... Nous +entendions parfois des groupes de grands élèves qui +s'arrêtaient un instant, comme par hasard, devant le grand +portail, le heurtaient en jouant à des jeux militaires +incompréhensibles et puis s'en allaient... Cette triste +vie se poursuivit jusqu'à la fin de février. Je +commençais à croire que Meaulnes avait tout +oublié, lorsqu'une aventure, plus étrange que les +autres, vint me prouver que je m'étais trompé et +qu'une crise violente se préparait sous la surface morne +de cette vie d'hiver.</p> + +<p>Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la +première nouvelle du Domaine étrange, la +première vague de cette aventure dont nous ne reparlions +pas arriva jusqu') nous. Nous étions en pleine +veillée. Mes grands-parents repartis, restaient seulement +avec nous Millie et mon père, qui ne se doutaient +nullement de la sourde fâcherie par quoi toute la classe +était divisée en deux clans.</p> + +<p>A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeter +dehors les miettes du repas fit:</p> + +<p>"Ah!"</p> + +<p>d'une voix si claire que nous nous approchâmes pour +regarder. Il y avait sur le seuil une couche de neige... Comme il +faisait très sombre, je m'avançai de quelques pas +dans la cour pour voir si la couche était profonde. Je +sentis des flocons légers qui me glissaient sur la figure +et fondaient aussitôt. On me fit rentrer très vite +et Millie ferma la porte frileusement.</p> + +<p>A neuf heures nous nous disposions à monter nous +coucher; ma mère avait déjà la lampe +à la main, lorsque nous entendîmes très +nettement deux grands coups lancés à toute +volée dans le portail, à l'autre bout de la cour. +Elle replaça la lampe sur la table et nous restâmes +tous debout, aux aguets, l'oreille tendue.</p> + +<p>Il ne fallait pas songer à aller voir ce qui se +passait. Avant d'avoir traversé seulement la moitié +de la cour, la lampe eût été éteinte +et le verre brisé. Il y eut un cour silence et mon +père commençait à dire que "c'était +sans doute...", lorsque, tout juste sous la fenêtre de la +salle à manger, qui donnait, je l'ai dit, sur la route de +La Gare, un coup de sifflet partit, strident et très +prolongé, qui dut s'entendre jusque dans la rue de +l'église. Et, immédiatement, derrière la +fenêtre, à peine voilés par les carreaux, +poussés par des gens qui devaient être montés +à la force des poignets sur l'appui extérieur, +éclatèrent des cris perçants.</p> + +<p>"Amenez-le! Amenez-le!"</p> + +<p>A l'autre extrémité du bâtiment, les +mêmes cris répondirent. Ceux-là avaient +dû passer par le champ du père Martin; ils devaient +être grimpés sur le mur bas qui séparait le +champ de notre cour.</p> + +<p>Puis, vociférés à chaque endroit par huit +ou dix inconnus aux voix déguisées, les cris de: +"Amenez-le!" éclatèrent successivement - sur le +toit du cellier qu'ils avaient dû atteindre en escaladant +un tas de fagots adossé au mur extérieur - sur un +petit mur qui joignait le hangar au portail et dont la +crête arrondie permettait de se mettre commodément +à cheval - sur le mur grillé de la route de La Gare +où l'on pouvait facilement monter... Enfin, par +derrière, dans le jardin, une troupe retardataire arriva, +qui fit la même sarabande, criant cette fois:</p> + +<p>"A l'abordage!"</p> + +<p>Et nous entendions l'écho de leurs cris résonner +dans les salles de classe vides, dont ils avaient ouvert les +fenêtres.</p> + +<p>Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les détours +et les passages de la grande demeure, que nous voyions +très nettement, comme sur un plan, tous les points +où ces gens inconnus étaient en train de +l'attaquer.</p> + +<p>A vrai dire, ce fut seulement au tout premier instant que nous +eûmes de l'effroi. Le coup de sifflet nous fit penser tous +les quatre à une attaque de rôdeurs et de +bohémiens. Justement il y avait depuis une quinzaine, sur +la place, derrière l'église, un grand malandrin et +un jeune garçon à la tête serrée dans +des bandages. Il y avait aussi, chez les charrons et les +maréchaux, des ouvriers qui n'étaient pas du +pays.</p> + +<p>Mais, dès que nous eûmes entendu les assaillants +crier, nous fûmes persuadés que nous avions affaire +à des gens - et probablement à des jeunes gens - du +bourg. Il y avait même certainement des gamins - on +reconnaissait leurs voix suraiguës - dans la troupe qui se +jetait à l'assaut de notre demeure comme à +l'abordage d'un navire.</p> + +<p>"Ah! bien, par exemple..." s'écria mon père.</p> + +<p>Et Millie demanda à mi-voix:</p> + +<p>"Mais qu'est-ce que cela veut dire?" lorsque soudain les voix +du portail et du mur grillé - puis celle de la +fenêtre - s'arrêtèrent. Deux coups de sifflet +partirent derrière la croisée. Les cris des gens +grimpés sur le cellier, comme ceux des assaillants du +jardin, décrurent progressivement, puis cessèrent; +nous entendîmes, le long du mur de la salle à manger +le frôlement de toute la troupe qui se retirait en +hâte et dont les pas étaient amortis par la +neige.</p> + +<p>Quelqu'un évidemment les dérangeait. A cette +heure où tout dormait, ils avaient pensé mener en +paix leur assaut contre cette maison isolée à la +sortie du bourg. Mais voici qu'on troublait leur plan de +campagne.</p> + +<p>A peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir - car +l'attaque avait été soudaine comme un abordage bien +conduit - et nous disposions-nous à sortir, que nous +entendîmes une voix connue appeler à la petite +grille:</p> + +<p>"Monsieur Seurel! Monsieur Seurel!"</p> + +<p>C'était M. Pasquier, le boucher. Le gros petit homme +racla ses sabots sur le seuil, secoua sa courte blouse +saupoudrée de neige et entra. Il se donnait l'air finaud +et effaré de quelqu'un qui a surpris tout le secret d'une +mystérieuse affaire:</p> + +<p>"J'étais dans ma cour, qui donne sur la place des +Quatre-Routes. J'allais fermer l'étable des chevaux. Tout +d'un coup; dressés sur la neige, qu'est-ce que je vois: +deux grands gars qui semblaient faire sentinelle ou guetter +quelque chose. Ils étaient vers la croix. Je m'avance: je +fais deux pas - Hip! les voilà partis au grand galop du +côté de chez vous. Ah! je n'ai pas +hésité, j'ai pris mon falot et j'ai dit: Je vais +aller raconter ça à M. Seurel..."</p> + +<p>Et le voilà qui recommence son histoire:</p> + +<p>"J'étais dans la cour derrière chez moi..." Sur +ce, on lui offre une liqueur, qu'il accepte, et on lui demande +des détails qu'il est incapable de fournir.</p> + +<p>Il n'avait rien vu en arrivant à la maison. Toutes les +troupes mises en éveil par les deux sentinelles qu'il +avait dérangées s'étaient +éclipsées aussitôt. Quant à dire qui +ces estafettes pouvaient être...</p> + +<p>"Ça pourrait bien être des bohémiens, +avançait-il. Depuis bientôt un mois qu'ils sont sur +la place, à attendre le beau temps pour jouer la +comédie, ils ne sont pas sans avoir organisé +quelque mauvais coup".</p> + +<p>Tout cela ne nous avançait guère et nous +restions debout, fort perplexes tandis que l'homme sirotait la +liqueur et de nouveau mimait son histoire, lorsque Meaulnes, qui +avait écouté jusque-là fort attentivement, +prit par terre le falot du boucher et décida:</p> + +<p>"Il faut aller voir!"</p> + +<p>Il ouvrit la porte et nous le suivîmes, M. Seurel, M. +Pasquier et moi.</p> + +<p>Millie, déjà rassurée, puisque les +assaillants étaient partis, et, comme tous les gens +ordonnés et méticuleux, fort peu curieuse de sa +nature, déclara:</p> + +<p>"Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte et prenez la +clef. Moi, je vais me coucher. Je laisserai la lampe +allumée".</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE II</h2> + +<h3>Nous tombons dans une embuscade.</h3> + +<p>Nous partîmes sur la neige, dans un silence absolu. +Meaulnes marchait en avant, projetant la lueur en éventail +de sa lanterne grillagée... A peine sortions-nous par le +grand portail que, derrière la bascule municipale, qui +s'adossait au mur de notre préau, partirent d'un seul +coup, comme perdreaux surpris, deux individus +encapuchonnés. Soit moquerie, soit plaisir causé +par l'étrange jeu qu'ils jouaient là, soit +excitation nerveuse et peur d'être rejoints, ils dirent en +courant deux ou trois paroles coupées de rires.</p> + +<p>Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la neige, en me +criant:</p> + +<p>"Suis-moi, François!..."</p> + +<p>Et laissant là les deux hommes âgés +incapables de soutenir une pareille course, nous nous +lançâmes à la poursuite des deux ombres, qui, +après avoir un instant contourné le bas du bourg, +en suivant le chemin de la Vieille-Planche, remontèrent +délibérément vers l'église. Ils +couraient régulièrement sans trop de hâte et +nous n'avions pas de peine à les suivre. Ils +traversèrent la rue de l'église où tout +était endormi et silencieux, et s'engagèrent +derrière le cimetière dans un dédale de +petites ruelles et d'impasses.</p> + +<p>C'était là un quartier de journaliers, de +couturières et de tisserands, qu'on nommait les +Petits-Coins. Nous le connaissons assez mal et nous n'y +étions jamais venu la nuit. L'endroit était +désert le jour: les journaliers absents, les tisserands +enfermés; et durant cette nuit de grand silence il +paraissait plus abandonné, plus endormi encore que les +autres quartiers du bourg. Il n'y avait donc aucune chance pour +que quelqu'un survînt et nous prêtât +main-forte.</p> + +<p>Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites maisons +posées au hasard comme des boîtes en carton, +c'était celui qui menait chez la couturière qu'on +surnommait "la Muette". On descendait d'abord une pente assez +raide, dallée de place en place, puis après avoir +tourné deux ou trois fois, entre des petites cours de +tisserands ou des écuries vides, on arrivait dans une +large impasse fermée par une cour de ferme depuis +longtemps abandonnée. Chez la Muette, tandis qu'elle +engageait avec ma mère une conversation silencieuse, les +doigts frétillants, coupée seulement de petits cris +d'infirme, je pouvais voir par la croisée le grand mur de +la ferme, qui était la dernière maison de ce +côté du faubourg, et la barrière toujours +fermée de la cour sèche, sans paille, où +jamais rien ne passait plus...</p> + +<p>C'est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. A +chaque tournant nous craignons de les perdre, mais à ma +surprise, nous arrivions toujours au détour de la ruelle +suivante avant qu'ils l'eussent quittée. Je dis: à +ma surprise, car le fait n'eût pas été +possible, tant ces ruelles étaient courtes, s'ils +n'avaient pas, chaque fois, tandis que nous les avions perdus de +vue, ralenti leur allure.</p> + +<p>Enfin, sans hésiter, ils s'engagèrent dans la +rue qui menait chez la Muette, et je criai à Meaulnes:</p> + +<p>"Nous les tenons, c'est une impasse!"</p> + +<p>A vrai dire, c'étaient eux qui nous tenaient... Ils +nous avaient conduits là où ils avaient voulu. +Arrivés au mur, ils se retournèrent vers nous +résolument et l'un des deux lança le même +coup de sifflet que nous avions déjà par deux fois +entendu, ce soir-là.</p> + +<p>Aussitôt une dizaine de gars sortirent de la cour de la +ferme abandonnée où ils semblaient avoir +été postés pour nous attendre. Ils +étaient tous encapuchonnés, le visage +enfoncé dans leurs cache-nez...</p> + +<p>Qui c'était, nous le savions d'avance, mais nous +étions bien résolus à n'en rien dire +à M. Seurel, que nos affaires ne regardaient pas. Il y +avait Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. Nous +reconnûmes dans la lutte leur façon de se battre et +leurs voix entrecoupées. Mais un point demeurait +inquiétant et semblait presque effrayer Meaulnes: il y +avait là quelqu'un que nous ne connaissons pas et qui +paraissait être le chef...</p> + +<p>Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait manoeuvrer ses +soldats qui avaient fort à faire et qui, +traînés dans la neige, déguenillés du +haut en bas, s'acharnaient contre le grand gars essoufflé. +Deux d'entre eux s'étaient occupés de moi, +m'avaient immobilisé avec peine, car je me +débattais comme un diable. J'étais par terre, les +genoux pliés, assis sur les talons; on me tenait les bras +joints par derrière, et je regardais la scène avec +une intense curiosité mêlée d'effroi.</p> + +<p>Meaulnes s'était débarrassé de quatre +garçons du Cours qu'il avait dégrafés de sa +blouse en tournant vivement sur lui-même et en les jetant +à toute volée dans la neige... Bien droit sur ses +deux jambes, le personnage inconnu suivait avec +intérêt, mais très calme, la bataille, +répétant de temps à autre d'une voix +nette:</p> + +<p>"Allez... Courage... Revenez-y... Go on my boys..."</p> + +<p>C'était évidemment lui qui commandait... +D'où venait-il? Où et comment les avait-il +entraînés à la bataille! Voilà qui +restait un mystère pour nous. Il avait, comme les autres, +le visage enveloppé dans un cache-nez, mais lorsque +Meaulnes, débarrassé de ses adversaires, +s'avança vers lui, menaçant, le mouvement qu'il fit +pour y voir bien clair et faire face à la situation +découvrit un morceau de linge blanc qui lui enveloppait la +tête à la façon d'un bandage.</p> + +<p>C'est à ce moment que je criai à Meaulnes:</p> + +<p>"Prends garde par derrière! Il y en a un autre".</p> + +<p>Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la +barrière à laquelle il tournait le dos, un grand +diable avait surgi et, passant habilement son cache-nez autour du +cou de mon ami, le renversait en arrière. Aussitôt +les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient piqué le +nez dans la neige revenaient à la charge pour lui +immobiliser bras et jambes, lui liaient les bras avec une corde, +les jambes avec un cache-nez, et le jeune personnage à la +tête bandée fouillait dans ses poches... Le dernier +venu, l'homme au lasso, avait allumé une petite bougie +qu'il protégeait de la main, et chaque fois qu'il +découvrait un papier nouveau, le chef allait auprès +de ce lumignon examiner ce qu'il contenait. Il déplia +enfin cette espèce de carte couverte d'inscriptions +à laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et +s'écria avec joie:</p> + +<p>"Cette fois nous l'avons. Voilà le plan! Voilà +le guide! Nous allons voir si ce monsieur est bien allé +où je l'imagine..."</p> + +<p>Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa sa +casquette ou sa ceinture. Et tous disparurent silencieusement +comme ils étaient venus, me laissant libre de +délier en hâte mon compagnon.</p> + +<p>"Il n'ira pas très loin avec ce plan-là", dit +Meaulnes en se levant.</p> + +<p>Et nous repartîmes lentement, car il boitait un peu. +Nous retrouvâmes sur le chemin de l'église M. Seurel +et le père Pasquier:</p> + +<p>"Vous n'avez rien vu? dirent-ils... Nous non plus!"</p> + +<p>Grâce à la nuit profonde ils ne +s'aperçurent de rien. Le boucher nous quitta et M. Seurel +rentra bien vite se coucher.</p> + +<p>Mais nous deux, dans notre chambre, à la lueur de la +lampe que Millie nous avait laissée, nous restâmes +longtemps à rafistoler nos blouses décousues, +discutant à voix basse sur ce qui nous était +arrivé, comme deux compagnons d'armes le soir d'une +bataille perdue...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE III</h2> + +<h3>Le Bohémien à l'école.</h3> + +<p>Le réveil du lendemain fut pénible. A huit +heures et demie, à l'instant où M. Seurel allait +donner le signal d'entrer, nous arrivâmes tout +essoufflés pour nous mettre sur les rangs. Comme nous +étions en retard, nous nous glissâmes n'importe +où, mais d'ordinaire le grand Meaulnes était le +premier de la longue file d'élèves, coude à +coude, chargés de livres, de cahiers et de porte-plume, +que M. Seurel inspectait.</p> + +<p>Je fus surpris de l'empressement silencieux que l'on mit +à nous faire place vers le milieu de la file; et tandis +que M. Seurel, retardant de quelques secondes l'entrée au +cours, inspectait le grand Meaulnes, j'avançai +curieusement la tête, regardant à droite et à +gauche pour voir les visages de nos ennemis de la veille.</p> + +<p>Le premier que j'aperçus était celui-là +même auquel je ne cessais de penser, mais le dernier que +j'eusse pu m'attendre à voir en ce lieu. Il était +à la place habituelle de Meaulnes, le premier de tous, un +pied sur la marche de pierre une épaule et le coin du sac +qu'il avait sur le dos accotés au chambranle de la porte. +Son visage fin, très pâle, un peu piqué de +rousseur, était penché et tourné vers nous +avec une sorte de curiosité méprisante et +amusée. Il avait la tête et tout un +côté de la figure bandés de linge blanc. Je +reconnaissais le chef de bande, le jeune bohémien qui nous +avait volés la nuit précédente.</p> + +<p>Mais déjà nous entrions dans la classe et chacun +prenait sa place. Le nouvel élève s'assit +près du poteau, à la gauche du long banc dont +Meaulnes occupait, à droite, la première place. +Giraudat, Delouche et les trois autres du premier banc +s'étaient serrés les uns contre les autres pour lui +faire place, comme si tout eût été convenu +d'avance...</p> + +<p>Souvent, l'hiver, passaient ainsi parmi nous des +élèves de hasard, mariniers pris par les glaces +dans le canal, apprentis, voyageurs immobilisés par la +neige. Ils restaient au cours deux jours, un mois, rarement +plus... Objets de curiosité durant la première +heure, ils étaient aussitôt négligés +et disparaissaient bien vite dans la foule des +élèves ordinaires.</p> + +<p>ais celui-ci ne devait pas se faire aussitôt oublier. Je +me rappelle encore cet être singulier et tous les +trésors étranges apportés dans ce cartable +qu'il s'accrochait au dos. Ce furent d'abord les porte-plume +"à vue" qu'il tira pour écrire sa dictée. +Dans un oeillet du manche, en fermant un oeil, on voyait +apparaître, trouble et grossie, la basilique de Lourdes ou +quelque monument inconnu. Il en choisit un et les autres +aussitôt passèrent de main en main. Puis ce fut un +plumier chinois rempli de compas et d'instruments amusants qui +s'en allèrent par le banc de gauche, glissant +silencieusement, sournoisement, de main en main, sous les +cahiers, pour que M. Seurel ne pût rien voir.</p> + +<p>Passèrent aussi des livres tout neufs, dont j'avais, +avec convoitise, lu les titres derrière la couverture des +rares bouquins de notre bibliothèque: La Teppe aux Merles, +La Roche aux Mouettes, Mon ami Benoist... Les uns feuilletaient +d'une main sur leurs genoux ces volumes, venus on ne savait +d'où, volés peut-être, et écrivaient +la dictée de l'autre main. D'autres faisaient tourner le +compas au fond de leurs casiers. D'autres brusquement, tandis que +M. Seurel tournant le dos continuait la dictée en marchant +du bureau à la fenêtre, fermaient un oeil et se +collaient sur l'autre la vue glauque et trouée de +Notre-Dame de Paris. Et l'élève étranger, la +plume à la main, son fin profil contre le poteau gris, +clignait des yeux, content de tout ce jeu furtif qui s'organisait +autour de lui.</p> + +<p>Peu à peu cependant toute la classe s'inquiéta: +les objets, qu'on "faisait passer" à mesure, arrivaient +l'un après l'autre dans les mains du grand Meaulnes qui, +négligemment, sans les regarder, les posait auprès +de lui. Il y en eut bientôt un tas, mathématique et +diversement coloré, comme aux pieds de la femme qui +représente la Science, dans les compositions +allégoriques. Fatalement M. Seurel allait découvrir +ce déballage insolite et s'apercevoir du manège. Il +devait songer, d'ailleurs, à faire une enquête sur +les événements de la nuit. La présence du +bohémien allait faciliter sa besogne...</p> + +<p>Bientôt, en effet, il s'arrêtait, surpris, devant +le grand Meaulnes.</p> + +<p>"A qui appartient tout cela? demanda-t-il en désignant +"tout cela" du dos de son livre refermé sur son index.</p> + +<p>- Je n'en sais rien", répondit Meaulnes d'un ton +bourru, sans lever la tête.</p> + +<p>Mais l'écolier inconnu intervint:</p> + +<p>"C'est à moi", dit-il.</p> + +<p>Et il ajouta aussitôt, avec un geste large et +élégant de jeune seigneur auquel le vieil +instituteur ne sut pas résister:</p> + +<p>"Mais je les mets à votre disposition, monsieur, si +vous voulez regarder".</p> + +<p>Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme pour ne pas +troubler le nouvel état de choses qui venait de se +créer, toute la classe se glissa curieusement autour du +maître qui penchait sur ce trésor sa tête +demi-chauve, demi-frisée, et du jeune personnage +blême qui donnait avec un air de triomphe tranquille les +explications nécessaires. Cependant, silencieux à +son banc, complètement délaissé, le grand +Meaulnes avait ouvert son cahier de brouillons et, +fronçant le sourcil, s'absorbait dans un problèe +difficile.</p> + +<p>Le "quart d'heure" nous surprit dans ces occupations. La +dictée n'était pas finie et le désordre +régnait dans la classe. A vrai dire, depuis le matin la +récréation durait.</p> + +<p>A dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse +fut envahie par les élèves, on s'aperçut +bien vite qu'un nouveau maître régnait sur les +jeux.</p> + +<p>De tous les plaisirs nouveaux que le bohémien, +dès ce matin-là, introduisit chez nous, je ne me +rappelle que le plus sanglant: c'était une espèce +de tournoi où les chevaux étaient les grands +élèves chargés des plus jeunes +grimpés sur leurs épaules.</p> + +<p>Partagés en deux groupes qui partaient des deux bouts +de la cour, ils fondaient les uns sur les autres, cherchant +à terrasser l'adversaire par la violence du choc, et les +cavaliers, usant de cache-nez comme de lassos, ou de leurs bras +tendus comme de lances, s'efforçaient de +désarçonner leurs rivaux. Il y en eut dont on +esquivait le choc et qui, perdant l'équilibre, allaient +s'étaler dans la boue, le cavalier roulant sous sa +monture. Il y eut des écoliers à moitié +désarçonnés que le cheval rattrapait par les +jambes et qui, de nouveau acharnés à la lutte, +regrimpaient sur ses épaules. Monté sur le grand +Delage qui avait des membres démesurés, le poil +roux et les oreilles décollées, le mince cavalier +à la tête bandée excitait les deux troupes +rivales et dirigeait malignement sa monture en riant aux +éclats.</p> + +<p>Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d'abord +avec mauvaise humeur s'organiser ces jeux. Et j'étais +auprès de lui, indécis.</p> + +<p>"C'est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les +poches. Venir ici, dès ce matin, c'était le seul +moyen de n'être pas soupçonné. Et M. Seurel +s'y est laissé prendre!"</p> + +<p>Il resta là un long moment, sa tête rase au vent, +à maugréer contre ce comédien qui allait +faire assommer tous ces gars dont il avait été peu +de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que +j'étais, je ne manquais pas de l'approuver.</p> + +<p>Partout, dans tous les coins, en l'absence du maître, se +poursuivait la lutte: les plus petits avaient fini par grimper +les uns sur les autres; ils couraient et culbutaient avant +même d'avoir reçu le choc de l'adversaire... +Bientôt il ne resta plus debout, au milieu de la cour, +qu'un groupe acharné et tourbillonnant d'où +surgissait par moments le bandeau blanc du nouveau chef.</p> + +<p>Alors le grand Meaulnes ne sut plus résister. Il baissa +la tête, mit ses mains sur ces cuisses et me cria:</p> + +<p>"Allons-y, François!"</p> + +<p>Surpris par cette décision soudaine, je sautai pourtant +sans hésiter sur ses épaules et en une seconde nous +étions au fort de la mêlée, tandis que la +plupart des combattants, éperdus, fuyaient en criant:</p> + +<p>"Voilà Meaulnes! Voilà le grand Meaulnes!"</p> + +<p>Au milieu de ceux qui restaient il se mit à tourner sur +lui-même en me disant:</p> + +<p>"Etends les bras: empoigne-les comme j'ai fait cette +nuit".</p> + +<p>Et moi, grisé par la bataille, certain du triomphe, +j'agrippais au passage les gamins qui se débattaient, +oscillaient un instant sur les épaules des grands et +tombaient dans la boue. En moins de rien il ne resta debout que +le nouveau venu monté sur Delage; mais celui-ci, peu +désireux d'engager la lutte avec Augustin, d'un violent +coup de reins en arrière se redressa et fit descendre le +cavalier blanc.</p> + +<p>La main à l'épaule de sa monture, comme un +capitaine tient le mors de son cheval, le jeune garçon +debout par terre regarda le grand Meaulnes avec un peu de +saisissement et une immense admiration:</p> + +<p>"A la bonne heure!" dit-il.</p> + +<p>Mais aussitôt la cloche sonna, dispersant les +élèves qui s'étaient rassemblés +autour de nous dans l'attente d'une scène curieuse. Et +Meaulnes, dépité de n'avoir pu jeter à terre +son ennemi, tourna le dos en disant, avec mauvaise humeur:</p> + +<p>"Ce sera pour une autre fois!"</p> + +<p>Jusqu'à midi la classe continua comme à +l'approche des vacances, mêlée d'intermèdes +amusants et de conversations dont +l'écolier-comédien était le centre.</p> + +<p>Il expliquait comment, immobilisés par le froid sur la +place, ne songeant pas même à organiser des +représentations nocturnes, où personne ne +viendrait, ils avaient décidé que lui-même +irait au cours pour se distraire pendant la journée, +tandis que son compagnon soignerait les oiseaux des Iles et la +chèvre savante. Puis il racontait leurs voyages dans le +pays environnant, alors que l'averse tombe sur le mauvais toit de +zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux côtes pour +pousser à la roue. Les élèves du fond +quittaient leur table pour venir écouter de plus +près. Les moins romanesques profitaient de cette occasion +pour se chauffer autour du poêle. Mais bientôt la +curiosité les gagnait et ils se rapprochaient du groupe +bavard en tendant l'oreille, laissant une main posée sur +le couvercle du poêle pour y garder leur place.</p> + +<p>"Et de quoi vivez-vous?" demanda M. Seurel, qui suivait tout +cela avec sa curiosité un peu puérile de +maître d'école et qui posait une foule de +questions.</p> + +<p>Le garçon hésita un instant, comme si jamais il +ne s'était inquiété de ce détail.</p> + +<p>"Mais, répondit-il, de ce que nous avons gagné +l'automne précédent, je pense. C'est Ganache qui +règle les comptes".</p> + +<p>Personne ne lui demanda qui était Ganache. Mais moi je +pensai au grand diable qui, traîtreusement, la veille au +soir, avait attaqué Meaulnes par derrière et +l'avait renversé...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE IV</h2> + +<h3>Où il est question du domaine mystérieux.</h3> + +<p>L'après-midi ramena les mêmes plaisirs et, tout +le long du cours, le même désordre et la même +fraude. Le bohémien avait apporté d'autres objets +précieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'à un +petit singe qui griffait sourdement l'intérieur de sa +gibecière... A chaque instant il fallait que M. Seurel +s'interrompit pour examiner ce que le malin garçon venait +de tirer de son sac... Quatre heures arrivèrent et +Meaulnes était le seul à avoir fini ses +problèmes.</p> + +<p>Ce fut sans hâte que tout le monde sortit. Il n'y avait +plus, semblait-il, entre les heures de cours et de +récréation, cette dure démarcation qui +faisait la vie scolaire simple et réglée comme par +la succession de la nuit et du jour. Nous en oubliâmes +même de désigner comme d'ordinaire à M. +Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux +élèves qui devaient rester pour balayer la classe. +Or, nous n'y manquions jamais car c'était une façon +d'annoncer et de hâter la sortie du cours.</p> + +<p>Le hasard voulut que ce fût ce jour-là te tour du +grand Meaulnes; et dès le matin j'avais, en causant avec +lui, averti le bohémien que les nouveaux étaient +toujours désignés d'office pour faire le second +balayeur, le jour de leur arrivée.</p> + +<p>Meaulnes revint en classe dès qu'il eut +été chercher le pain de son goûter. Quant au +bohémien, il se fit longtemps attendre et arriva le +dernier, en courant, comme la nuit commençait de +tomber...</p> + +<p>"Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon compagnon, et +pendant que je le tiendrai, tu lui reprendras le plan qu'il m'a +volé".</p> + +<p>Je m'étais donc assis sur une petite table, +auprès de la fenêtre, lisant à la +dernière lueur du jour, et je les vis tous les deux +déplacer en silence les bancs de l'école - le grand +Meaulnes, taciturne et l'air dur, sa blouse noire +boutonnée à trois boutons en arrière et +sanglée à la ceinture; l'autre, délicat, +nerveux, la tête bandée comme un blessé. Il +était vêtu d'un mauvais paletot, avec des +déchirures que je n'avais pas remarquées pendant le +jour. Plein d'une ardeur presque sauvage, il soulevait et +poussait les tables avec une précipitation folle, en +souriant un peu. On eût dit qu'il jouait là quelque +jeu extraordinaire dont nous ne connaissons pas le fin mot.</p> + +<p>Ils arrivèrent ainsi dans le coin le plus obscur de la +salle, pour déplacer la dernière table.</p> + +<p>En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait renverser +son adversaire, sans que personne du dehors eût chance de +les apercevoir ou de les entendre par les fenêtres. Je ne +comprenais pas qu'il laissât échapper une pareille +occasion. L'autre, revenu près de la porte, allait +s'enfuir d'un instant à l'autre, prétextant que la +besogne était terminée, et nous ne le reverrions +plus. Le plan et tous les renseignements que Meaulnes avait mis +si longtemps à retrouver, à concilier, à +réunir, seraient perdus pour nous...</p> + +<p>A chaque seconde j'attendais de mon camarade un signe, un +mouvement, qui m'annonçât le début de la +bataille, mais le grand garçon ne bronchait pas. Par +instants, seulement, il regardait avec une fixité +étrange et d'un air interrogatif le bandeau du +bohémien, qui, dans la pénombre de la tombée +de la nuit, paraissait largement taché de noir.</p> + +<p>La dernière table fut déplacée sans que +rien arrivât.</p> + +<p>Mais au moment où, remontant tous les deux vers le haut +de la classe, ils allaient donner sur le seuil un dernier coup de +balai, Meaulnes, baissant la tête et sans regarder notre +ennemi, dit à mi-voix:</p> + +<p>"Votre bandeau est rouge de sang et vos habits sont +déchirés".</p> + +<p>L'autre le regarda un instant, non pas surpris de ce qu'il +disait, mais profondément ému de le lui entendre +dire.</p> + +<p>"Ils ont voulu, répondit-il, m'arracher votre plan tout +à l'heure, sur la place. Quand ils ont su que je voulais +revenir ici balayer la classe, ils ont compris que j'allais faire +la paix avec vous, ils se sont révoltés contre moi. +Mais je l'ai tout de même sauvé", ajouta-t-il +fièrement, en tendant à Meaulnes le précieux +papier plié.<br> + Meaulnes se tourna lentement vers moi:</p> + +<p>"Tu entends? dit-il. Il vient de se battre et de se faire +blesser pour nous, tandis que nous lui tendions un +piège!"</p> + +<p>Puis cessant d'employer ce "vous" insolite chez des +écoliers de Sainte-Agathe:</p> + +<p>"Tu es un vrai camarade", dit-il, et il lui tendit la +main.</p> + +<p>Le comédien la saisit et demeura sans parole une +seconde, très troublé, la voix coupée... +Mais bientôt avec une curiosité ardente il +poursuivit:</p> + +<p>"Ainsi vous me tendiez un piège! Que c'est amusant! Je +l'avais deviné et je me disais: ils vont être bien +étonnés, quand m'ayant repris ce plan, ils +s'apercevront que je l'ai complété...</p> + +<p>- Complété?</p> + +<p>- Oh! attendez! Pas entièrement..."</p> + +<p>Quittant ce ton enjoué, il ajouta gravement et +lentement, se rapprochant de nous:</p> + +<p>"Meaulnes, il est temps que je vous le dise: moi aussi je suis +allé là où vous avez été. +J'assistais à cette fête extraordinaire. J'ai bien +pensé, quand les garçons du Cours m'ont +parlé de votre aventure mystérieuse, qu'il +s'agissait du vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer je vous ai +volé votre carte... Mais je suis comme vous: j'ignore le +nom de ce château; je ne saurais pas y retourner; je ne +connais pas en entier le chemin qui d'ici vous y conduirait".</p> + +<p>Avec quel élan, avec quelle intense curiosité, +avec quelle amitié nous nous pressâmes contre lui! +Avidement Meaulnes lui posait des questions... Il nous semblait +à tous deux qu'en insistant ardemment auprès de +notre nouvel ami, nous lui ferions dire cela même qu'il +prétendait ne pas savoir.</p> + +<p>"Vous verrez, vous verrez, répondait le jeune +garçon avec un peu d'ennui et d'embarras, je vous ai mis +sur le plan quelques indications que vous n'aviez pas... C'est +tout ce que je pouvais faire".</p> + +<p>Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme:</p> + +<p>"Oh! dit-il tristement et fièrement, je +préfère vous avertir: je ne suis pas un +garçon comme les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me +tirer une balle dans la tête et c'est ce qui vous explique +ce bandeau sur le front, comme un mobile de la Seine, en +1870...</p> + +<p>- Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est rouverte", dit +Meaulnes avec amitié.</p> + +<p>Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit d'un ton +légèrement emphatique:</p> + +<p>- Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas réussi, je +ne continuerai à vivre que pour l'amusement, comme un +enfant, comme un bohémien. J'ai tout abandonné. Je +n'ai plus ni père, ni soeur, ni maison, ni amour... Plus +rien, que des compagnons de jeux.</p> + +<p>- Ces compagnons-là vous ont déjà trahi, +dis-je.</p> + +<p>- Oui, répondit-il avec animation. C'est la faute d'un +certain Delouche. Il a deviné que j'allais faire cause +commune avec vous. Il a démoralisé ma troupe qui +était si bien en main. Vous avez vu cet abordage, hier au +soir, comme c'était conduit, comme ça marchait! +Depuis mon enfance, je n'avais rien organisé d'aussi +réussi..."</p> + +<p>Il resta songeur un instant, et il ajouta pour nous +désabuser tout à fait sur son compte:</p> + +<p>"Si je suis venu vers vous deux, ce soir, c'est que - je m'en +suis aperçu ce matin - il y a plus de plaisir à +prendre avec vous qu'avec la bande de tous les autres. C'est ce +Delouche surtout qui me déplaît. Quelle idée +de faire l'homme à dix-sept ans! Rien ne me +dégoûte davantage... Pensez-vous que nous puissions +le repincer?</p> + +<p>- Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous longtemps avec +nous?</p> + +<p>- Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis terriblement +seul. Je n'ai que Ganache..."</p> + +<p>Toute sa fièvre, tout son enjouement étaient +tombés soudain. Un instant, il plongea dans ce même +désespoir où sans doute, un jour, l'idée de +se tuer l'avait surpris.</p> + +<p>"Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez: je connais votre +secret et je l'ai défendu contre tous. Je puis vous +remettre sur la trace que vous avez perdue..."</p> + +<p>Et il ajouta presque solennellement:</p> + +<p>"Soyez mes amis pour le jour où je serais encore +à deux doigts de l'enfer comme une fois +déjà... Jurez-moi que vous répondrez quand +je vous appellerai - quand je vous appellerai ainsi... (et il +poussa une sorte de cri étrange: Hou-ou!...) Vous, +Meaulnes, jurez d'abord!"</p> + +<p>Et nous jurâmes, car, enfants que nous étions, +tout ce qui était plus solennel et plus sérieux que +nature nous séduisait.</p> + +<p>"En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que je puis vous +dire: je vous indiquerai la maison de Paris où la jeune +fille du château avait l'habitude de passer les +fêtes: Pâques et la Pentecôte, le mois de juin +et quelquefois une partie de l'hiver".</p> + +<p>A ce moment une voix inconnue appela du grand portail, +à plusieurs reprises, dans la nuit. Nous devinâmes +que c'était Ganache, le bohémien, qui n'osait pas +ou ne savait comment traverser la cour. D'une voix pressante, +anxieuse, il appelait tantôt très haut, tantôt +presque bas:</p> + +<p>"Hou-ou! Hou-ou!</p> + +<p>-Dites! Dites vite!" cria Meaulnes au jeune bohémien +qui avait tressailli et qui rajustait ses habits pour partir.</p> + +<p>Le jeune garçon nous donna rapidement une adresse +à Paris, que nous répétâmes à +mi-voix. Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son compagnon +à la grille, nous laissant dans un état de trouble +inexprimable.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE V</h2> + +<h3>L'Homme aux espadrilles.</h3> + +<p>Cette nuit-là, vers trois heures du matin, la veuve +Delouche, l'aubergiste, qui habitait dans le milieu du bourg, se +leva pour allumer son feu. Dumas, son beau-frère, qui +habitait chez elle, devait partir en route à quatre +heures, et la triste bonne femme, dont la main droite +était recroquevillée par une brûlure +ancienne, se hâtait dans la cuisine obscure pour +préparer le café. Il faisait froid. Elle mit sur sa +camisole un vieux fichu, puis tenant d'une main sa bougie +allumée, abritant la flamme de l'autre main - la mauvaise +- avec son tablier levé, elle traversa la cour +encombrée de bouteilles vides et de caisses à +savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la porte du +bûcher qui servait de cabane aux poules... Mais à +peine avait-elle poussé la porte que, d'un coup de +casquette si violent qu'il fit ronfler l'air, un individu +surgissant de l'obscurité profonde éteignit la +chandelle, abattit du même coup la bonne femme et s'enfuit +à toutes jambes, tandis que les poules et les coqs +affolés menaient un tapage infernal.</p> + +<p>L'homme emportait dans un sac - comme la veuve Delouche +retrouvant son aplomb s'en aperçut un instant plus tard - +une douzaine de ses poulets les plus beaux.</p> + +<p>Aux cris de sa belle-soeur, Dumas était accouru. Il +constata que le chenapan, pour entrer, avait dû ouvrir avec +une fausse clef la porte de la petite cour et qu'il +s'était enfui, sans la fermer, par le même chemin. +Aussitôt, en homme habitué aux braconniers et aux +chapardeurs, il alluma le falot de sa voiture, et le prenant +d'une main, son fusil chargé de l'autre, il +s'efforça de suivre la trace du voleur, trace très +imprécise - l'individu devait être chaussé +d'espadrilles - qui le mena sur la route de La Gare puis se +perdit devant la barrière d'un pré. Forcé +d'arrêter là ses recherches, il releva la +tête, s'arrêta... et entendit au loin, sur la +même route, le bruit d'une voiture lancée au grand +galop, qui s'enfuyait...</p> + +<p>De son côté, Jasmin Delouche, le fils de la +veuve, s'était levé et, jetant en hâte un +capuchon sur ses épaules, il était sorti en +chaussons pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout +était plongé dans l'obscurité et le silence +profond qui précèdent les premières lueurs +du jour. Arrivé aux Quatre-Routes, il entendit seulement - +comme son oncle - très loin, sur la colline des Riaudes, +le bruit d'une voiture dont le cheval devait galoper les quatre +pieds levés. Garçon malin en fanfaron, il se dit +alors, comme il nous le répéta par la suite avec +l'insupportable grasseyement des faubourgs de +Montluçon:</p> + +<p>"Ceux-là sont partis vers La Gare, mais il n'est pas +dit que je n'en "chaufferai" pas d'autres, de l'autre +côté du bourg".</p> + +<p>Et il rebroussa chemin vers l'église, dans le +même silence nocturne.</p> + +<p>Sur la place, dans la roulotte des bohémiens, il y +avait une lumière. Quelqu'un de malade sans doute. Il +allait s'approcher, pour demander ce qui était +arrivé, lorsqu'une ombre silencieuse, une ombre +chaussée d'espadrilles, déboucha des Petits-Coins +et accourut au galop, sans rien voir, vers le marchepied de la +voiture...</p> + +<p>Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache, s'avança +soudain dans la lumière et demanda à mi-voix:</p> + +<p>"Eh bien! Qu'y a-t-il?</p> + +<p>Hagard, échevelé, édenté, l'autre +s'arrêta, le regarda, avec un rictus misérable +causé par l'effroi et la suffocation, et répondit +d'une haleine hachée:</p> + +<p>"C'est le compagnon qui est malade... Il s'est battu hier soir +et sa blessure s'est rouverte... Je viens d'aller chercher la +soeur".</p> + +<p>En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigué, +rentrait chez lui pour se recoucher, il rencontra, vers le milieu +du bourg, une religieuse qui se hâtait.</p> + +<p>Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur +le seuil de leurs portes avec les mêmes yeux bouffis et +meurtris par une nuit sans sommeil. Ce fut, chez tous, un cri +d'indignation et, par le bourg, comme une traînée de +poudre.</p> + +<p>Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures du matin, +une carriole qui s'arrêtait et dans laquelle on chargeait +en hâte des paquets qui tombaient mollement. Il n'y avait, +dans la maison, que deux femmes et elles n'avaient pas osé +bouger. Au jour, elles avaient compris, en ouvrant la basse-cour, +que les paquets en question étaient les lapins et la +volaille... Millie, durant la première +récréation, trouva devant la porte de la buanderie +plusieurs allumettes à demi brûlées. On en +conclut qu'ils étaient mal renseignés sur notre +demeure et n'avaient pu entrer... Chez Perreux, chez Boujardon et +chez Clément, on crut d'abord qu'ils avaient volé +aussi les cochons, mais on les retrouva dans la matinée, +occupés à déterrer des salades, dans +différents jardins. Tout le troupeau avait profité +de l'occasion et de la porte ouverte pour faire une petite +promenade nocturne... Presque partout on avait enlevé la +volaille; mais on s'en était tenu là. Mme Pignot, +la boulangère, qui ne faisait pas d'élevage, cria +bien toute la journée qu'on lui avait volé son +battoir et une livre d'indigo, mais le fait ne fut jamais +prouvé, ni inscrit sur le procès-verbal...</p> + +<p>Cet affolement, cette crainte, ce bavardage durèrent +tout le matin. En classe, Jasmin raconta son aventure de la +nuit:</p> + +<p>"Ah! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle en avait +rencontré un, il l'a bien dit: Je le fusillais comme un +lapin!"</p> + +<p>Et il ajoutait en nous regardant:</p> + +<p>"C'est heureux qu'il n'ait pas rencontré Ganache, il +était capable de tirer dessus. C'est tous la même +race, qu'il dit, et Dessaigne le disait aussi".</p> + +<p>Personne cependant ne songeait à inquiéter nos +nouveaux amis. C'est le lendemain soir seulement que Jasmin fit +remarquer à son oncle que Ganache, comme leur voleur, +était chaussé d'espadrilles. Ils furent d'accord +pour trouver qu'il valait la peine de dire cela aux gendarmes. +Ils décidèrent donc, en grand secret, d'aller +dès leur premier loisir au chef-lieu de canton +prévenir le brigadier de la gendarmerie.</p> + +<p>Durant les jours qui suivirent, le jeune bohémien, +malade de sa blessure légèrement rouverte, ne parut +pas.</p> + +<p>Sur la place de l'église, le soir, nous allions +rôder, rien que pour voir sa lampe derrière le +rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse et de +fièvre, nous restions là, sans oser approcher de +l'humble bicoque, qui nous paraissait être le +mystérieux passage et l'anti-chambre du Pays dont nous +avions perdu le chemin.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE VI</h2> + +<h3>Une dispute dans la coulisse.</h3> + +<p>Tant d'anxiétés et de troubles divers, durant +ces jours passés, nous avaient empêchés de +prendre garde que mars était venu en que le vent avait +molli. Mais le troisième jour après cette aventure, +en descendant, le matin, dans la cour, brusquement je compris que +c'était le printemps. Une brise délicieuse comme +une eau tiédie coulait par-dessus le mur, une pluie +silencieuse avait mouillé la nuit les feuilles des +pivoines; la terre remuée du jardin avait un goût +puissant, et j'entendais, dans l'arbre voisin de la +fenêtre, un oiseau qui essayait d'apprendre la +musique...</p> + +<p>Meaulnes, à la première +récréation, parla d'essayer tout de suite +l'itinéraire qu'avait précisé +l'écolier-bohémien. A grand peine je lui persuadai +d'attendre que nous eussions revu notre ami, que le temps +fût sérieusement au beau... que tous les pruniers de +Sainte-Agathe fussent en fleur. Appuyés contre le mur bas +de la petite ruelle, les mains aux poches et nu-tête, nous +parlions et le vent tantôt nous faisait frissonner de +froid, tantôt, par bouffées de tiédeur, +réveillait en nous je ne sais quel vieil enthousiasme +profond. Ah! frère, compagnon, voyageur, comme nous +étions persuadés, tous deux, que le bonheur +était proche, et qu'il allait suffire de se mettre en +chemin pour l'atteindre!...</p> + +<p>A midi et demi, pendant le déjeuner, nous +entendîmes un roulement de tambour sur la place des +Quatre-Routes. En un clin d'oeil, nous étions sur le seuil +de la petite grille, nos serviettes à la main... +C'était Ganache qui annonçait pour le soir, +à huit heures, "vu le beau temps", une grande +représentation sur la place de l'église. A tout +hasard, "pour se prémunir contre la pluie", une tente +serait dressée. Suivait un long programma des attractions, +que le vent emporta, mais où nous pûmes distinguer +vaguement "pantomimes... chansons... fantaisies +équestres...", le tout scandé par de nouveaux +roulements de tambour.</p> + +<p>Pendant le dîner du soir, la grosse caisse, pour +annoncer la séance, tonna sous nos fenêtres et fit +trembler les vitres. Bientôt après, +passèrent, avec un bourdonnement de conversation, les gens +des faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient vers la +place de l'église. Et nous étions là, tous +deux, forcés de rester à table, trépignant +d'impatience!</p> + +<p>Vers neuf heures, enfin, nous entendîmes des frottements +de pieds et des rires étouffés à la petite +grille: les institutrices venaient nous chercher. Dans +l'obscurité complète nous partîmes en bande +vers le lieu de la comédie. Nous apercevions de loin le +mur de l'église illuminé comme par un grand feu. +Deux quinquets allumés devant la porte de la baraque +ondulaient au vent...</p> + +<p>A l'intérieur, des gradins étaient +aménagés comme dans un cirque. M. Seurel, les +institutrices, Meaulnes et moi, nous nous installâmes sur +les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait être +fort étroit, comme un cirque véritable, avec de +grandes nappes d'ombre où s'étageaient Mme Pignot, +la boulangère, et Fernande, l'épicière, les +filles du bourg, les ouvriers maréchaux, des dames, des +gamins, des paysans, d'autres gens encore.</p> + +<p>La représentation était avancée plus +qu'à moitié. On voyait sur la piste une petite +chèvre savante qui bien docilement mettait ses pieds sur +quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'était +Ganache qui la commandait doucement, à petits coups de +baguette, en regardant vers nous d'un air inquiet, la bouche +ouverte les yeux morts.</p> + +<p>Assis sur un tabouret près de deux autres quinquets, +à l'endroit où la piste communiquait avec la +roulotte nous reconnûmes, en fin maillot noir, front +bandé le meneur de jeu, notre ami.</p> + +<p>A peine étions-nous assis que bondissait sur la piste +un poney tout harnaché à qui le jeune personnage +blessé fit faire plusieurs tours, et qui s'arrêtait +toujours devant l'un de nous lorsqu'il fallait désigner la +personne la plus aimable ou la plus brave de la +société; mais toujours devant Mme Pignot lorsqu'il +s'agissait de découvrir la plus menteuse, la plus avare ou +"la plus amoureuse..." Et c'étaient autour d'elle des +rires, de cris et des coin-coin, comme dans un troupeau d'oies +que pourchasse un épagneul!...</p> + +<p>A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir un instant +avec M. Seurel, qui n'eût pas été plus fier +d'avoir parlé à Talma ou à Léotard; +et nous, nous écoutions avec un intérêt +passionné tout ce qu'il disait: de sa blessure - +refermée; de ce spectacle - préparé durant +les longues journées d'hiver; de leur départ - qui +ne serait pas avant la fin du mois, car ils pensaient donner +jusque-là des représentations variées et +nouvelles.</p> + +<p>Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime.</p> + +<p>Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta, et, pour +regagner l'entrée de la roulotte, fut obligé de +traverser un groupe qui avait envahi la piste et au milieu duquel +nous aperçûmes soudain Jasmin Delouche. Les femmes +et les filles s'écartèrent. Ce costume noir, cet +air blessé, étrange et brave, les avaient toutes +séduites. Quant à Jasmin, qui paraissait revenir +à cet instant d'un voyage, et qui s'entretenait à +voix basse mais animée avec Mme Pignot, il était +évident qu'une cordelière, un col bas et des +pantalons-éléphant eussent fait plus sûrement +sa conquête... Il se tenait les pouces au revers de son +veston, dans une attitude à la fois très fate et +très gênée. Au passage du bohémien, +dans un mouvement de dépit, il dit à haute voix +à Mme Pignot quelque chose que je n'entendis pas, mais +certainement une injure, un mot provocant à l'adresse de +notre ami. Ce devait être une menace grave et inattendue, +car le jeune homme ne put s'empêcher de se retourner et de +regarder l'autre, qui, pour ne pas perdre contenance, ricanait, +poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son +côté... Tout ceci se passa d'ailleurs en quelques +secondes. Je fus sans doute le seul de mon banc à m'en +apercevoir.</p> + +<p>Le meneur de jeu rejoignit son compagnon derrière le +rideau qui masquait l'entrée de la roulotte. Chacun +regagna sa place sur les gradins, croyant que la deuxième +partie du spectacle allait aussitôt commencer, et un grand +silence s'établit. Alors, derrière le rideau, +tandis que s'apaisaient les dernières conversations +à voix basse, un bruit de dispute monta. Nous n'entendions +pas ce qui était dit, mais nous reconnûmes les deux +voix, celle du grand gars et celle du jeune homme - la +première qui expliquait qui se justifiait, l'autre qui +gourmandait, avec indignation et tristesse à la fois:</p> + +<p>"Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi ne m'avoir pas +dit..."</p> + +<p>Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde +prêtât l'oreille. Puis tout se tut soudainement. +L'altercation se poursuivit à voix basse; et les gamins +des hauts gradins commencèrent à crier:</p> + +<p>"Les lampions, le rideau!"</p> + +<p>et à frapper du pied.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE VII</h2> + +<h3>Le Bohémien enlève son bandeau.</h3> + +<p>Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face - +sillonnée de rides, tout écarquillée +tantôt par la gaieté tantôt par la +détresse, et semée de pains à cacheter! - +d'un long pierrot en trois pièces mal articulées, +recroquevillé sur son ventre come par une colique, +marchant sur la pointe des pieds comme par excès de +prudence et de crainte, les mains empêtrées dans des +manches trop longues qui balayaient la piste.</p> + +<p>Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le sujet de sa +pantomime. Je me rappelle seulement que dès son +arrivée dans le cirque, après s'être +vainement et désespérément retenu sur les +pieds, il tomba. Il eut beau se relever; c'était plus fort +que lui: il tombait. Il ne cessait pas de tomber. Il +s'embarrassait dans quatre chaises à la fois. Il +entraînait dans sa chute une table énorme qu'on +avait apportée sur la piste. Il finit par aller +s'étaler par delà la barrière du cirque +jusque sur les pieds des spectateurs. Deux aides, racolés +dans le public à grand'peine, le tiraient par les pieds et +le remettaient debout après d'inconcevables efforts. Et +chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit cri, varié +chaque fois, un petit cri insupportable, où la +détresse et la satisfaction se mêlaient à +doses égales. Au dénouement, grimpé sur un +échafaudage de chaises, il fit une chute immense et +très lente, et son ululement de triomphe strident et +misérable durait aussi longtemps que sa chute, +accompagné par les cris d'effroi des femmes.</p> + +<p>Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien +m'en rappeler la raison, "le pauvre pierrot qui tombe" sortant +d'une de ses manches une petite poupée bourrée de +son et mimant avec elle toute une scène tragi-comique. En +fin de compte, il lui faisait sortir par la bouche tout le son +qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits cris +pitoyables, il la remplissait de bouillie et, au moment de la +plus grande attention, tandis que tous les spectateurs, la +lèvre pendante, avaient les yeux fixés sur la fille +visqueuse et crevée du pauvre pierrot, il la saisit +soudain par un bras et la lança à toute +volée, à travers les spectateurs, sur la figure de +Jasmin Delouche, dont elle ne fit que mouiller l'oreille, pour +aller ensuite s'aplatir sur l'estomac de Mme Pignot, juste +au-dessous du menton. La boulangère poussa un tel cri, +elle se renversa si fort en arrière et toutes ses voisines +l'imitèrent si bien que le banc se rompit, et la +boulangère, Fernande, la triste veuve Delouche et vingt +autres s'effondrèrent, les jambes en l'air, au milieu des +rires, des cris et des applaudissements, tandis que le grand +clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et +dire:</p> + +<p>"Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur de vous +remercier!"</p> + +<p>Mais à ce moment même et au milieu de l'immense +brouhaha, le grand Meaulnes, silencieux depuis le début de +la pantomime et qui semblait plus absorbé de minute en +minute, se leva brusquement, me saisit par le bras, comme +incapable de se contenir, et me cria:</p> + +<p>"Regarde le bohémien! Regarde! Je l'ai enfin +reconnu".</p> + +<p>Avant même d'avoir regardé, comme si depuis +longtemps, inconsciemment, cette pensée couvait en moi et +n'attendait que l'instant d'éclore, j'avais deviné! +Debout après d'un quinquet, à l'entre de la +roulotte, le jeune personnage inconnu avait défait son +bandeau et jeté sur les épaules une +pèlerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme +naguère à la lumière de la bougie, dans la +chambre du Domaine, un très fin, très aquilin +visage sans moustache. Pâle, les lèvres +entr'ouvertes, il feuilletait hâtivement une sorte de petit +album rouge qui devait être un atlas de poche. Sauf une +cicatrice qui lui barrait la tempe et disparaissait sous la masse +des cheveux, c'était, tel que me l'avait décrit +minutieusement le grand Meaulnes, le fiancé du Domaine +inconnu.</p> + +<p>Il était évident qu'il avait enlevé son +bandage pour être reconnu de nous. Mais à peine le +grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et poussé ce +cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, après +nous avoir jeté un coup d'oeil d'entente et nous avoir +souri, avec une vague tristesse, comme il souriait +d'ordinaire.</p> + +<p>"Et l'autre! disait Meaulnes avec fièvre, comment ne +l'ai-je pas reconnu tout de suite! C'est le pierrot de la +fête, là-bas..."</p> + +<p>Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais +déjà Ganache avait coupé toutes les +communications avec la piste; un à un il éteignait +les quatre quinquets du cirque, et nous étions +obligés de suivre la foule qui<br> + s'écoulait très lentement, canalisée entre +les bancs parallèles, dans l'ombre où nous +piétinions d'impatience.</p> + +<p>Dès qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se +précipita vers la roulotte, escalada le marchepied, frappa +à la porte, mais tout était clos +déjà. Déjà sans doute, dans la +voiture à rideaux, comme dans celle du poney, de la +chèvre et des oiseaux savants, tout le monde était +rentré et commençait à dormir.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE VIII</h2> + +<h3>Les gendarmes!</h3> + +<p>Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames +qui revenaient vers le Cours Supérieur, par les rues +obscures. Cette fois nous comprenions tout. Cette grande +silhouette blanche que Meaulnes avait vue, le dernier soir de la +fête, filer entre les arbres, c'était Ganache, qui +avait recueilli le fiancé désespéré +et s'était enfui avec lui. L'autre avait accepté +cette existence sauvage, pleine de risques, de jeux et +d'aventures. Il lui avait semblé recommencer son +enfance...</p> + +<p>Frantz de Galais nous avait jusqu'ici caché son nom et +il avait feint d'ignorer le chemin du Domaine, par peur sans +doute d'être forcé de rentrer chez ses parents; mais +pourquoi, ce soir-là, lui avait-il plu soudain de se faire +connaître à nous et de nous laisser deviner la +vérité tout entière?...</p> + +<p>Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la +troupe des spectateurs s'écoulait lentement à +travers le bourg. Il décida que, dès le lendemain +matin, qui était un jeudi, il irait trouver Frantz. Et, +tous les deux, ils partiraient pour là-bas! Quel voyage +sur la route mouillée! Frantz expliquerait tout; tout +s'arrangeait, et la merveilleuse aventure allait reprendre +là où elle s'était interrompue...</p> + +<p>Quant à moi je marchais dans l'obscurité avec un +gonflement de coeur indéfinissable. Tout se mêlait +pour contribuer à ma joie, depuis le faible plaisir que +donnait l'attente du jeudi jusqu'à la très grande +découverte que nous venions de faire, jusqu'à la +très grande chance qui nous était échue. Et +je me souviens que, dans ma soudaine +générosité de coeur, je m'approchai de la +plus laide des filles du notaire à qui l'on m'imposait +parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanément je +lui donnai la main.</p> + +<p>Amers souvenirs! Vains espoirs écrasés!</p> + +<p>Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous +débouchâmes tous les deux sur la place de +l'église, avec nos souliers bien cirés, nos plaques +de ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves, +Meaulnes, qui jusque-là se retenait de sourire en me +regardant, poussa un cri et s'élança vers la place +vide... Sur l'emplacement de la baraque et des voitures, il n'y +avait plus qu'un pot cassé et des chiffons. Les +bohémiens étaient partis...</p> + +<p>Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il me +semblait qu'à chaque pas nous allions buter sur le sol +caillouteux et dur de la place et que nous allions tomber. +Meaulnes, affolé, fit deux fois le mouvement de +s'élancer, d'abord sur la route du Vieux-Nancay, puis sur +la route de Saint-Loup-des-Bois. Il mit sa main au-dessus de ses +yeux, espérant un instant que nos gens venaient seulement +de partir. Mais que faire? Dix traces de voitures +s'embrouillaient sur la place, puis s'effaçaient sur la +route dure. Il fallut rester là, inertes.</p> + +<p>Et tandis que nous revenions, à travers le village +où la matinée du jeudi commençait, quatre +gendarmes à cheval, avertis par Delouche la veille au +soir, débouchèrent au galop sur la place et +s'éparpillèrent à travers les rues pour +garder toutes les issues, comme des dragons qui font la +reconnaissance d'un village... Mais il était trop tard. +Ganache, le voleur de poulets, avait fuit avec son compagnon. Les +gendarmes ne retrouvèrent personne, ni lui, ni +ceux-là qui chargeaient dans des voitures les chapons +qu'il étranglait. Prévenu à temps par le mot +imprudent de Jasmin, Frantz avait dû comprendre soudain de +quel métier son compagnon et lui vivaient, quand la caisse +de la roulotte était vide; plein de honte et de fureur, il +avait arrêté aussi-tôt un itinéraire et +décidé de prendre du champ avant l'arrivée +des gendarmes. Mais, ne craignant plus désormais qu'on +tentât de le ramener au domaine de son père, il +avait voulu se montrer à nous sans bandage, avant de +disparaître.</p> + +<p>Un seul point resta toujours obscur: comment Ganache avait-il +pu à la fois dévaliser les basses-cours et +quérir la bonne soeur pour la fièvre de son ami? +Mais n'était-ce pas là toute l'histoire du pauvre +diable? Voleur et chemineau d'un côté, bonne +créature de l'autre...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE IX</h2> + +<h3>A la recherche du sentier perdu.</h3> + +<p>Comme nous rentrions, le soleil dissipait la +légère brume du matin; les ménagères +sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou bavardaient; +et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg, +commençait la plus radieuse matinée de printemps +qui soit restée dans ma mémoire.</p> + +<p>Tous les grands élèves du cours devaient arriver +vers huit heures, ce jeudi-là, pour préparer, +durant la matinée, les uns le Certificat d'Etudes +Supérieurs, les autres le concours de l'Ecole Normale. +Lorsque nous arrivâmes tous les deux. Meaulnes plein d'un +regret et d'une agitation qui ne lui permettaient pas de rester +immobile, moi très abattu, l'école était +vide... Un rayon de frais soleil glissait sur la poussière +d'un banc vermoulu, et sur le vernis écaillé d'un +planisphère.</p> + +<p>Comment rester là, devant un livre, à ruminer +notre déception, tandis que tout nous appelait au-dehors: +les poursuites des oiseaux dans les branches près des +fenêtres, la fuite des autres élèves vers les +prés et les bois, et surtout le fiévreux +désir d'essayer au plus vite l'itinéraire incomplet +vérifié par le bohémien - dernière +ressource de notre sac presque vide, dernière clef du +trousseau, après avoir essayé toutes les autres?... +Cela était au-dessus de nos forces! Meaulnes marchait de +long en large, allait auprès des fenêtres, regardait +dans le jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme +s'il eût attendu quelqu'un qui ne viendrait certainement +pas.</p> + +<p>"J'ai l'idée, me dit-il enfin, j'ai l'idée que +ce n'est peut-être pas aussi loin que nous l'imaginions... +Frantz a supprimé sur mon plan toute une portion de la +route que j'avais indiquée.<br> + Cela veut dire, peut-être, que la jument a fait, pendant +mon sommeil, un long détour inutile..."</p> + +<p>J'étais à moitié assis sur le coin d'une +grande table, un pied par terre, l'autre ballant, l'air +découragé et désoeuvré, la tête +basse.</p> + +<p>"Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage a +duré toute la nuit.</p> + +<p>- Nous étions partis à minuit, +répondit-il vivement. On m'a déposé à +quatre heures du matin, à environ six kilomètres +à l'ouest de Sainte-Agathe, tandis que j'étais +parti par la route de La Gare à l'est. Il faut donc +compter ces six kilomètres en moins entre Sainte-Agathe et +le pays perdu.</p> + +<p>"Vraiment, il me semble qu'en sortant du bois des Communaux, +on ne doit pas être à plus de deux lieues de ce que +nous cherchons."</p> + +<p>- Ce sont précisément ces deux lieues-là +qui manquent sur ta carte.</p> + +<p>- C'est vrai. Et la sortie du bois est bien à une lieue +et demie d'ici, mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en +une matinée..."</p> + +<p>A cet instant Moucheboeuf arriva. Il avait une tendance +irritante à se faire passer pour bon élève, +non pas en travaillant mieux que les autres, mais en se signalant +dans des circonstances comme celle-ci.</p> + +<p>"Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux. +Tous les autres sont partis pour le bois des Communaux. En +tête: Jasmin Delouche qui connaît les nids".</p> + +<p>Et, voulant faire le bon apôtre, il commença +à raconter tout ce qu'ils avaient dit pour narguer le +Cours, M. Seurel et nous, en décidant cette +expédition.</p> + +<p>"S'ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, dit +Meaulnes, car je m'en vais aussi. Je serai de retour vers midi et +demi".</p> + +<p>Moucheboeuf resta ébahi.</p> + +<p>"Ne viens-tu pas?" me demanda Augustin, s'arrêtant une +seconde sur le seuil de la porte entr'ouverte - ce qui fit entrer +dans la pièce grise, en une bouffée d'air +tiédi par le soleil, un fouillis de cris, d'appels, de +pépiements, le bruit d'un seau sur la margelle du puits et +le claquement d'un fouet au loin.</p> + +<p>"Non, dis-je, bien que la tentation fût forte, je ne +puis pas, à cause de M. Seurel. Mais hâte-toi. Je +t'attendrai avec impatience".</p> + +<p>Il fit un geste vague et partit, très vite, plein +d'espoir.</p> + +<p>Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait +quitté sa veste d'alpaga noir, revêtu un paletot de +pêcheur aux vastes poches boutonnées, un chapeau de +paille et de courtes jambières vernies pour serrer le bas +de son pantalon. Je crois bien qu'il ne fut guère surpris +de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendre Moucheboeuf qui +lui répéta trois fois que les gars avaient dit:</p> + +<p>"S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous chercher!"</p> + +<p>Et il commanda:</p> + +<p>"Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, et nous allons +les dénicher à notre tour... Pourras-tu marcher +jusque-là, François?"</p> + +<p>J'affirmai que oui et nous partîmes.</p> + +<p>Il fut entendu que Moucheboeuf conduirait M. Seurel et lui +servirait d'appeau... C'est-à-dire que, connaissant les +futaies où se trouvaient les dénicheurs, il devait +de temps à autre crier à toute voix:</p> + +<p>"Hop! Hola! Giraudat! Delouche! Où êtes-vous?... +Y en a-t-il?... En avez-vous trouvé?..."</p> + +<p>Quant à moi, je fus chargé, à mon vif +plaisir, de suivre la lisière est du bois, pour le cas +où les écoliers fugitifs chercheraient à +s'échapper de ce côté.</p> + +<p>Or dans le plan rectifié par le bohémien et que +nous avions maintes fois étudié avec Meaulnes, il +semblait qu'un chemin à un trait, un chemin de terre, +partit de cette lisière du bois pour aller dans la +direction du Domaine. Si j'allais le découvrir ce +matin!... Je commençai à me persuader que, avant +midi, je me trouverais sur le chemin du manoir perdu...</p> + +<p>La merveilleuse promenade!... Dès que nous eûmes +passé le Glacis et contourné le Moulin, je quittai +mes deux compagnons, M. Seurel dont on eût dit qu'il +partait en guerre - je crois bien qu'il avait mis dans sa poche +un vieux pistolet - et ce traître de Moucheboeuf.</p> + +<p>Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientôt +à la lisière du bois - seul à travers la +campagne pour la première fois de ma vie comme une +patrouille que son caporal a perdue.</p> + +<p>Me voici, j'imagine, près de ce bonheur +mystérieux que Meaulnes a entrevu un jour. Toute la +matinée est à moi pour explorer la lisière +du bois, l'endroit le plus frais et le plus caché du pays, +tandis que mon grand frère aussi est parti à la +découverte. C'est comme un ancien lit de ruisseau. Je +passe sous les basses branches d'arbres dont je ne sais pas le +nom mais qui doivent être des aulnes. J'ai sauté +tout à l'heure un échalier au bout de la sente, et +je me suis trouvé dans cette grande voie d'herbe verte qui +coule sous les feuilles, foulant par endroits les orties, +écrasant les hautes valérianes.</p> + +<p>Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, sur un banc de +sable fin. Et dans le silence, j'entends un oiseau - je m'imagine +que c'est un rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils +ne chantent que le soir - un oiseau qui répète +obstinément la même phrase: voix de la +matinée, parole dite sous l'ombrage, invitation +délicieuse au voyage entre les aulnes. Invisible, +entêté, il semble m'accompagner sous la feuille.</p> + +<p>Pour la première fois me voilà, moi aussi, sur +le chemin de l'aventure. Ce ne sont plus des coquilles +abandonnées par les eaux que je cherche, sous la direction +de M. Seurel, ni les orchis que le maître d'école ne +connaisse pas, ni même, comme cela nous arrivait souvent +dans le champ du père Martin, cette fontaine profonde et +tarie, couverte d'un grillage, enfouie sous tant d'herbes folles +qu'il fallait chaque fois plus de temps pour la retrouver... Je +cherche quelque chose de plus mystérieux encore. C'est le +passage dont il est question dans les livres, l'ancien chemin +obstrué, celui dont le prince harassé de fatigue +n'a pu trouver l'entrée. Cela se découvre à +l'heure la plus perdue de la matinée, quand on a depuis +longtemps oublié qu'il va être onze heures, midi... +Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond, les +branches, avec ce geste hésitant des mains à +hauteur du visage inégalement écartées, on +l'aperçoit comme une longue avenue sombre dont la sortie +est un rond de lumière tout petit.</p> + +<p>Mais tandis que j'espère et m'enivre ainsi, voici que +brusquement je débouche dans une sorte de +clairière, qui se trouve être tout simplement un +pré. Je suis arrivé sans y penser à +l'extrémité des Communaux, que j'avais toujours +imaginée infiniment loin. Et voici à ma droite, +entre des piles de bois, toute bourdonnante dans l'ombre, la +maison du garde. Deux paires de bas sèchent sur l'appui de +la fenêtre. Les années passées, lorsque nous +arrivions à l'entrée du bois, nous disions +toujours, en montrant un point de lumière tout au bout de +l'immense allée noire: "C'est là-bas la maison du +garde; la maison de Baladier". Mais jamais nous n'avions +poussé jusque là. Nous entendions dire quelquefois, +comme s'il se fût agi d'une expédition +extraordinaire: "Il a été jusqu'à la maison +du garde!..."</p> + +<p>Cette fois, je suis allé jusqu'à la maison de +Baladier, et je n'ai rien trouvé.</p> + +<p>Je commençais à souffrir de ma jambe +fatiguée et de la chaleur que je n'avais pas sentie +jusque-là; je craignais de faire tout seul le chemin du +retour, lorsque j'entendis près de moi l'appeau de M. +Seurel, la voix de Moucheboeuf, puis d'autres voix qui +m'appelaient...</p> + +<p>Il y avait là une troupe de six grands gamins, +où, seul, le traître Moucheboeuf avait l'air +triomphant. C'était Giraudat, Auberger, Delage et +d'autres... Grâce à l'appeau, on avait pris les uns +grimpés dans un merisier isolé au milieu d'une +clairière; les autres en train de dénicher des +pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, à la +blouse crasseuse, avait caché les petits dans son estomac, +entre sa chemise et sa peau. Deux de leurs compagnons +s'étaient enfuis à l'approche de M. Seurel: ce +devait être Delouche et le petit Coffin. Ils avaient +d'abord répondu par des plaisanteries à l'adresse +de "Mouchevache!", que répétaient les échos +des bois, et celui-ci, maladroitement, se croyant sûr de +son affaire, avait répondu, vexé:</p> + +<p>"Vous n'avez qu'à descendre, vous savez! M. Seurel est +là..."</p> + +<p>Alors tout s'était tu subitement; ç'avait +été une fuite silencieuse à travers le bois. +Et comme ils le connaissaient à fond, il ne fallait pas +songer à les rejoindre. On ne savait pas non plus +où le grand Meaulnes était passé. On n'avait +pas entendu sa voix; et l'on dut renoncer à poursuivre les +recherches.</p> + +<p>Il était plus de midi lorsque nous reprîmes la +route de Sainte-Agathe, lentement, la tête basse, +fatigués, terreux. A la sortie du bois, lorsque nous +eûmes frotté et secoué la boue de nos +souliers sur la route sèche, le soleil commença de +frapper dur. Déjà ce n'était plus ce matin +de printemps si frais et si luisant. Les bruits de +l'après-midi avaient commencé. De loin en loin un +cop criait, cri désolé! dans les fermes +désertes aux alentours de la route. A la descente du +Glacis, nous nous arrêtâmes un instant pour causer +avec des ouvriers des champs qui avaient repris leur travail +après le déjeuner. Ils étaient +accoudés à la barrière, et M. Seurel leur +disait:</p> + +<p>"De fameux galopins! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les +oisillons dans sa chemise. Ils ont fait là dedans ce +qu'ils ont voulu. C'est du propre!..."</p> + +<p>Il me semblait que c'était de ma débâcle +aussi que les ouvriers riaient. Ils riaient en hochant la +tête, mais ils ne donnaient pas tout à fait tort aux +jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils nous confièrent +même, lorsque M. Seurel eut repris la tête de la +colonne:</p> + +<p>"Il y en a un autre qui est passé, un grand, vous savez +bien... Il a dû rencontrer, en revenant, la voiture des +Granges, et on l'a fait monter, il est descendu, plein de terre, +tout déchiré, ici, à l'entrée du +chemin des Granges! Nous lui avons dit que nous vous avions vus +passer ce matin, mais que vous n'étiez pas de retour +encore. Et il a continué tout doucement sa route vers +Sainte-Agathe".</p> + +<p>En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous +attendait le grand Meaulnes, l'air brisé de fatigue. Aux +questions de M. Seurel, il répondit que lui aussi +était parti à la recherche des écoliers +buissonniers. Et à celle que je lui posai tout bas, il dit +seulement en hochant la tête avec découragement:</p> + +<p>"Non! rien! rien qui ressemble à ça".</p> + +<p>Après déjeuner, dans la classe fermée, +noire et vide, au milieu du pays radieux, il s'assit à +l'une des grandes tables et, la tête dans les bras, il +dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd. Vers le soir, +après un long instant de réflexion, comme s'il +venait de prendre une décision importante, il +écrivit une lettre à sa mère. Et c'est tout +ce que je me rappelle de cette morne fin d'un grand jour de +défaite.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE X</h2> + +<h3>La lessive.</h3> + +<p>Nous avions escompté trop tôt la venue du +printemps.</p> + +<p>Le lundi soir, nous voulûmes faire nos devoirs +aussitôt après quatre heures comme en plein +été, et pour y voir plus clair nous sortîmes +deux grandes tables dans la cour. Mais le temps s'assombrit tout +de suite; une goutte de pluie tomba sur un cahier; nous +rentrâmes en hâte. Et de la grande salle obscurcie, +par les larges fenêtres, nous regardions silencieusement +dans le ciel gris la déroute des nuages.</p> + +<p>Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la main sur une +poignée de croisée, ne put s'empêcher de +dire, comme s'il eût été fâché +de sentir monter en lui tant de regret:</p> + +<p>"Ah! ils filaient autrement que cela les nuages, lorsque +j'étais sur la route, dans la voiture de la +Belle-Etoile.</p> + +<p>- Sur quelle route?" demanda Jasmin.</p> + +<p>Mais Meaulnes ne répondit pas.</p> + +<p>"Moi, dis-je, pour faire diversion, j'aurais aimé +voyager comme cela en voiture, par la pluie battante, +abrité sous un grand parapluie.</p> + +<p>- Et lire tout le long du chemin comme dans une maison, ajouta +un autre.</p> + +<p>- Il ne pleuvait pas et je n'avais pas envie de lire, +répondit Meaulnes, je ne pensais qu'à regarder le +pays".</p> + +<p>Mais lorsque Giraudat, à son tour, demanda de quel pays +il s'agissait, Meaulnes de nouveau resta muet. Et Jasmin dit:</p> + +<p>"Je sais... Toujours la fameuse aventure!..."</p> + +<p>Il avait dit ces mots d'un ton conciliant et important, comme +s'il eût été lui-même un peu dans le +secret. Ce fut peine perdue; ses avances lui restèrent +pour compte; et comme la nuit tombait chacun s'en fut au galop, +la blouse relevée sur la tête, sous la froide +averse.</p> + +<p>Jusqu'au jeudi suivant le temps resta à la pluie. Et ce +jeudi-là fut plus triste encore que le +précédent. Toute la campagne était +baignée dans une sorte de brume glacée comme aux +plus mauvais jours de l'hiver.</p> + +<p>Millie, trompée par le beau soleil de l'autre semaine, +avait fait faire la lessive, mais il ne fallait pas songer +à mettre sécher le linge sur les haies du jardin, +ni même sur des cordes dans le grenier, tant l'air +était humide et froid.</p> + +<p>En discutant avec M. Seurel, il lui vint l'idée +d'étendre sa lessive dans les classes, puisque +c'était jeudi, et de chauffer le poêle à +blanc. Pour économiser les feux de la cuisine et de la +salle à manger, on ferait cuire les repas sur le +poêle et nous nous tiendrions toute la journée dans +la grande salle du Cours.</p> + +<p>Au premier instant, - j'étais si jeune encore! - je +considérai cette nouveauté comme une +fête.</p> + +<p>Morne fête!... Toute la chaleur du poêle +était prise par la lessive et il faisait grand froid. Dans +la cour, tombait interminablement et mollement une petite pluie +d'hiver. C'est là pourtant que dès neuf heures du +matin, dévoré d'ennui, je retrouvai le grand +Meaulnes. Par les barreaux du grand portail, où nous +regardâmes, au haut du bourg, sur les Quatre-Routes, le +cortège d'un enterrement venu du fond de la campagne. Le +cercueil, amené dans une charrette à boeufs, +était déchargé et posé sur une dalle, +au pied de la grande croix où le boucher avait +aperçu naguère les sentinelles du bohémien! +Où était-il maintenant, le jeune capitaine qui si +bien menait l'abordage?... Le curé et les chantres vinrent +comme c'était l'usage au-devant du cercueil posé +là, et les tristes chants arrivaient jusqu'à nous. +Ce serait là, nous le savions, le seul spectacle de la +journée, qui s'écoulerait tout entière comme +une eau jaunie dans un caniveau.</p> + +<p>"Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je vais préparer +mon bagage. Apprends-le, Seurel: j'ai écrit à ma +mère jeudi dernier, pour lui demander de finir mes +études à Paris. C'est aujourd'hui que je pars".</p> + +<p>Il continuait à regarder vers le bourg, les mains +appuyées aux barreaux, à la hauteur de sa +tête. Inutile de demander si sa mère, qui +était riche et lui passait toutes ses volontés, lui +avait passé celle-là. Inutile aussi de demander +pourquoi soudainement il désirait s'en aller à +Paris!...</p> + +<p>Mais il y avait en lui, certainement, le regret et la crainte +de quitter ce cher pays de Sainte-Agathe d'où il +était parti pour son aventure. Quant à moi, je +sentais monter une désolation violente que je n'avais pas +sentie d'abord.</p> + +<p>"Pâques approche! dit-il pour m'expliquer, avec un +soupir.</p> + +<p>- Dès que tu l'auras trouvée là-bas, tu +m'écriras, n'est-ce pas? demandai-je.</p> + +<p>- C'est promis, bien sûr. N'es-tu pas mon compagnon et +mon frère?..."</p> + +<p>Et il me posa la main sur l'épaule.</p> + +<p>Peu à peu je comprenais que c'était bien fini, +puisqu'il voulait terminer ses études à Paris; +jamais plus je n'aurais avec moi mon grand camarade.</p> + +<p>Il n'y avait d'espoir, pour nous réunir, qu'en cette +maison de Paris où devait se retrouver la trace de +l'aventure perdue... Mais de voir Meaulnes lui-même si +triste, quel pauvre espoir c'était là pour moi!</p> + +<p>Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra très +étonné, mais se rendit bien vite aux raisons +d'Augustin; Millie, femme d'intérieur, se désola +surtout à la pensée que la mère de Meaulnes +verrait notre maison dans un désordre +inaccoutumé... La malle, hélas! fut bientôt +faite. Nous cherchâmes sous l'escalier ses souliers des +dimanches; dans l'armoire, un peu de linge; puis ses papiers et +ses livres d'école - tout ce qu'un jeune homme de dix-huit +ans possède au monde.</p> + +<p>A midi, Mme Meaulnes arrivait avec sa voiture. Elle +déjeuna au café Daniel en compagnie d'Augustin, et +l'emmena sans donner presque aucune explication, dès que +le cheval fut affené et attelé. Sur le seuil, nous +leur dîmes au revoir; et la voiture disparut au tournant +des Quatre-Routes.</p> + +<p>Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra dans la +froide salle à manger, remettre en ordre ce qui avait +été dérangé. Quant à moi, je +me trouvai, pour la première fois depuis de longs mois, +seul en face d'une longue soirée de jeudi - avec +l'impression que, dans cette vieille voiture, mon adolescence +venait de s'en aller pour toujours.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE XI</h2> + +<h3>Je trahis...</h3> + +<p>Que faire?</p> + +<p>Le temps s'élevait un peu. On eût dit que le +soleil allait se montrer.</p> + +<p>Une porte claquait dans la grande maison. Puis le silence +retombait. De temps à autre mon père traversait la +cour, pour remplir un seau de charbon dont il bourrait le +poêle. J'apercevais les linges blancs pendus aux cordes et +je n'avais aucune envie de rentrer dans le triste endroit +transformé en séchoir, pour m'y trouver en +tête-à-tête avec l'examen de la fin de +l'année, ce concours de l'Ecole Normale qui devait +être désormais ma seule préoccupation.</p> + +<p>Chose étrange: à cet ennui qui me +désolait se mêlait comme une sensation de +liberté. Meaulnes parti, toute cette aventure +terminée et manquée, il me semblait du moins que +j'étais libéré de cet étrange souci, +de cette occupation mystérieuse, qui ne me permettaient +plus d'agir comme tout le monde. Meaulnes parti, je +n'étais plus son compagnon d'aventures, le frère de +ce chasseur de pistes; je redevenais un gamin du bourg pareil aux +autres. Et cela était facile et je n'avais qu'à +suivre pour cela mon inclination la plus naturelle.</p> + +<p>Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, faisant tourner au +bout d'un ficelle, puis lâchant en l'air trois marrons +attachés qui retombèrent dans la cour. Mon +désoeuvrement était si grand que je pris plaisir +à lui relancer deux ou trois fois ses marrons de l'autre +côté du mur.</p> + +<p>Soudain je le vis abandonner ce jeu puéril pour courir +vers un tombereau qui venait par le chemin de la Vieille-Planche. +Il eut vite fait de grimper par derrière sans même +que la voiture s'arrêtât. Je reconnaissais le petit +tombereau de Delouche et son cheval. Jasmin conduisait; le gros +Boujardon était debout. Ils revenaient du pré.</p> + +<p>"Viens avec nous, François!" cria Jasmin, qui devait +savoir déjà que Meaulnes était parti.</p> + +<p>Ma foi! sans avertir personne, j'escaladai la voiture +cahotante et me tins comme les autres, debout, appuyé +contre un des montants du tombereau. Il nous conduisit chez la +veuve Delouche...</p> + +<p>Nous sommes maintenant dans l'arrière-boutique, chez la +bonne femme qui est en même temps épicière et +aubergiste. Un rayon de soleil glisse à travers la +fenêtre basse sur les boîtes en fer-blanc et sur les +tonneaux de vinaigre. Le gros Boujardon s'assoit sur l'appui de +la fenêtre et tourné vers nous, avec un gros rire +d'homme pâteux, il mange des biscuits à la cuiller. +A la portée de la main, sur un tonneau, la boîte est +ouverte et entamée. Le petit Roy pousse des cris de +plaisir. Une sorte d'intimité de mauvais aloi s'est +établie entre nous. Jasmin et Boujardon seront maintenant +mes camarades, je le vois. Le cours de ma vie a changé +tout d'un coup. Il me semble que Meaulnes est parti depuis +très longtemps et que son aventure est une vieille +histoire triste, mais finie.</p> + +<p>Le petit Roy a déniché sous une planche une +bouteille de liqueur entamée. Delouche nous offre à +chacun la goutte, mais il n'y a qu'un verre et nous buvons tous +dans le même. On me sert le premier avec un peu de +condescendance, comme si je n'étais pas habitué +à ces moeurs de chasseurs et de paysans... Cela me +gêne un peu. Et comme on vient à parler de Meaulnes, +l'envie me prend, pour dissiper cette gêne et retrouver mon +aplomb, de montrer que je connais son histoire et de la raconter +un peu. En quoi cela pourrait-il lui nuire puisque tout est fini +maintenant de ses aventures ici?...</p> + +<p>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . +. . . . . . .</p> + +<p>Est-ce que je raconte mal cette histoire? Elle ne produit pas +l'effet que j'attendais.</p> + +<p>Mes compagnons, en bons villageois que rien n'étonne, +ne sont pas surpris pour si peu.</p> + +<p>"C'était une noce, quoi!" dit Boujardon.</p> + +<p>Delouche en a vu une, à Préveranges, qui +était plus curieuse encore.</p> + +<p>Le château? On trouverait certainement des gens du pays +qui en ont entendu parler.</p> + +<p>Le jeune fille? Meaulnes se mariera avec elle quand il aura +fait son année de service.</p> + +<p>"Il aurait dû, ajoute l'un d'eux, nous en parler et nous +montrer son plan au lieu de confier cela à un +bohémien!..."</p> + +<p>Empêtré dans mon insuccès, je veux +profiter de l'occasion pour exciter leur curiosité: je me +décide à expliquer qui était ce +bohémien; d'où il venait; son étrange +destinée... Boujardon et Delouche ne veulent rien +entendre: "C'est celui-là qui a tout fait. C'est lui qui a +rendu Meaulnes insociable, Meaulnes qui était un si brave +camarade! C'est lui qui a organisé toutes ces sottises +d'abordages et d'attaques nocturnes, après nous avoir tous +embrigadés comme un bataillon scolaire..."</p> + +<p>"Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, et en secouant +la tête à petits coups, j'ai rudement bien fait de +le dénoncer aux gendarmes. En voilà un qui a fait +du mal au pays et qui en aurait fait encore!..."</p> + +<p>Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans doute +autrement tourné si nous n'avions pas +considéré l'affaire d'une façon si +mystérieuse et si tragique. C'est l'influence de ce Frantz +qui a tout perdu...</p> + +<p>Mais soudain, tandis que je suis absorbé dans ces +réflexions, il se fait du bruit dans la boutique. Jasmin +Delouche cache rapidement son flacon de goutte derrière un +tonneau; le gros Boujardon dégringole du haut de sa +fenêtre, met le pied sur une bouteille vide et +poussiéreuse qui roule, et manque deux fois de +s'étaler. Le petit Roy les pousse par derrière, +pour sortir plus vite, à demi suffoqué de rire.</p> + +<p>Sans bien comprendre ce qui se passe je m'enfuis avec eux, +nous traversons la cour et nous grimpons par une échelle +dans un grenier à foin. J'entends une voix de femme qui +nous traite de propres-à-rien!...</p> + +<p>"Je n'aurais pas cru qu'elle serait rentrée si +tôt", dit Jasmin tout bas.</p> + +<p>Je comprends, maintenant seulement, que nous étions +là en fraude, à voler des gâteaux et de la +liqueur. Je suis déçu comme ce naufragé qui +croyait causer avec un homme et qui reconnut soudain que +c'était un singe. Je ne songe plus qu'à quitter ce +grenier, tant ces aventures-là me déplaisent. +D'ailleurs la nuit tombe... On me fait passer par +derrière, traverser deux jardins, contourner une mare; je +me retrouve dans la rue mouillée, boueuse, où se +reflète la lueur du café Daniel.</p> + +<p>Je ne suis pas fier de ma soirée. Me voici aux +Quatre-Routes. Malgré moi, tout d'un coup, je revois, au +tournant, un visage dur et fraternel qui me sourit, un dernier +signe de la main - et la voiture disparaît...</p> + +<p>Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au vent de cet +hiver qui était si tragique et si beau. Déjà +tout me paraît moins facile. Dans la grande classe +où l'on m'attend pour dîner, de brusques courants +d'air traversent la maigre tiédeur que répand le +poêle. Je grelotte, tandis qu'on me reproche mon +après-midi de vagabondage. Je n'ai pas même, pour +rentrer dans la régulière vie passée, la +consolation de prendre place à table et de retrouver mon +siège habituel. On n'a pas mis la table ce soir-là; +chacun dîne sur ses genoux, où il peut, dans la +salle de classe obscure. Je mange silencieusement la galette +cuite sur le poêle, qui devait être la +récompense de ce jeudi passé dans l'école, +et qui a brûlé sur les cercles rougis.</p> + +<p>Le soir, tout seul dans ma chambre, je me couche bien vite +pour étouffer le remords que je sens monter du fond de ma +tristesse. Mais par deux fois je me suis éveillé, +au milieu de la nuit, croyant entendre, la première fois, +le craquement du lit voisin, où Meaulnes avait coutume de +se retourner brusquement d'une seule pièce, et, l'autre +fois, son pas léger de chasseur aux aguets, à +travers les greniers du fond...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE XII</h2> + +<h3>Les trois lettres de Meaulnes.</h3> + +<p>De toute ma vie je n'ai reçu que trois lettres de +Meaulnes. Elles ont encore chez moi dans un tiroir de commode. Je +retrouve chaque fois que je les relis la même tristesse que +naguère.</p> + +<p>La première m'arriva dès le surlendemain de son +départ.</p> + +<p class="Pcursief">"Mon cher François,</p> + +<p class="Pcursief">"Aujourd'hui, dès mon arrivée +à Paris, je suis allé devant la maison +indiquée. Je n'ai rien vu. Il n'y avait personne. Il n'y +aura jamais personne.</p> + +<p class="Pcursief">"La maison que disait Frantz est un petit +hôtel à un étage. La chambre de Mlle de +Galais doit être au premier. Les fenêtres du haut +sont les plus cachées par les arbres. Mais en passant sur +le trottoir on les voit très bien. Tous les rideaux sont +fermés et il faudrait être fou pour espérer +qu'un jour, entre ces rideaux tirés, le visage d'Yvonne de +Galais puisse apparaître.</p> + +<p class="Pcursief">"C'est sur un boulevard... Il pleuvait un peu +dans les arbres déjà verts. On entendait les +cloches claires des tramways qui passaient +indéfiniment.</p> + +<p class="Pcursief">"Pendant près de deux heures, je me +suis promené de long en large sous les fenêtres. Il +y a un marchand de vins chez qui je me suis arrêté +pour boire, de façon à n'être pas pris pour +un bandit qui veut faire un mauvais coup. Puis j'ai repris ce +guet sans espoir.</p> + +<p class="Pcursief">"La nuit est venue. Les fenêtres se +sont allumées un peu partout mais non pas dans cette +maison. Il n'y a certainement personne. Et pourtant Pâques +approche.</p> + +<p class="Pcursief">"Au moment où j'allais partir une +jeune fille, ou une jeune femme - je ne sais - est venue +s'asseoir sur un des bancs mouillés de pluie. Elle +était vêtue de noir avec une petite collerette +blanche. Lorsque je suis parti, elle était encore +là, immobile malgré le froid du soir, à +attendre je ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris est +plein de fous comme moi.</p> + +<p class="Pcursief">Augustin"</p> + +<p>Le temps passa. Vainement j'attendis un mot d'Augustin le +lundi de Pâques et durant tous les jours qui suivirent - +jours où il semble, tant ils sont calmes après la +grande fièvre de Pâques, qu'il n'y ait plus +qu'à attendre l'été. Juin ramena le temps +des examens et une terrible chaleur dont la buée +suffocante planait sur le pays sans qu'un souffle de vent la +vînt dissiper. La nuit n'apportait aucune fraîcheur +et par conséquent aucun répit à ce supplice. +C'est durant cet insupportable mois de juin que je reçus +la deuxième lettre du grand Meaulnes.</p> + +<p class="Pcursief">"Juin 189...</p> + +<p class="Pcursief">"Mon cher ami,</p> + +<p class="Pcursief">"Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais +depuis hier soir. La douleur, que je n'avais presque pas sentie +tout de suite, monte depuis ce temps.</p> + +<p class="Pcursief">"Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce +banc, guettant, réfléchissant, espérant +malgré tout.</p> + +<p class="Pcursief">"Hier après dîner, la nuit +était noire et étouffante. Des gens causaient sur +le trottoir, sous les arbres. Au-dessus des noirs feuillages, +verdis par les lumières, les appartements des seconds, des +troisièmes étages étaient +éclairés. Çà et là, une +fenêtre que l'été avait ouverte toute +grande... On voyait la lampe allumée sur la table, +refoulant à peine autour d'elle la chaude obscurité +de juin; on voyait presque jusqu'au fond de la pièce... +Ah! si la fenêtre noire d'Yvonne de Galais s'était +allumée aussi, j'aurais osé, je crois, monter +l'escalier, frapper, entrer...</p> + +<p class="Pcursief">"La jeune fille de qui je t'ai parlé +était là encore, attendant comme moi. Je pensai +qu'elle devait connaître la maison et je l'interrogeai:</p> + +<p class="Pcursief">"- Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans +cette maison, une jeune fille et son frère venaient passer +les vacances. Mais j'ai appris que le frère avait fui le +château de ses parents sans qu'on puisse jamais le +retrouver, et le jeune fille s'est mariée. C'est ce qui +vous explique que l'appartement soit fermé".</p> + +<p class="Pcursief">"Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds +butaient sur le trottoir et je manquais tomber. La nuit - +c'était la nuit dernière - lorsqu'enfin les enfants +et les femmes se sont tus, dans les cours, pour me laisser +dormir, j'ai commencé d'entendre rouler les fiacres dans +la rue. Ils ne passaient que loin en loin. Mais quand l'un +était passé, malgré moi, j'attendais +l'autre: le grelot, les pas du cheval qui claquaient sur +l'asphalte... Et cela répétait: c'est la ville +déserte, ton amour perdu, la nuit interminable, +l'été, la fièvre...</p> + +<p class="Pcursief">"Seurel, mon ami, je suis dans une grande +détresse.</p> + +<p class="Pcursief">Augustin"</p> + +<p>Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse! Meaulnes ne +me disait ni pourquoi il était resté si longtemps +silencieux, ni ce qu'il comptait faire maintenant. J'eus +l'impression qu'il rompait avec moi, parce que son aventure +était finie, comme il rompait avec son passé. J'eus +beau lui écrire, en effet, je ne reçus plus de +réponse. Un mot de félicitations seulement, lorsque +j'obtins mon Brevet Simple. En septembre je sus par un camarade +d'école qu'il était venu en vacances chez sa +mère à La Ferté-d'Angillon. Mais nous +dûmes, cette année là, invités par mon +oncle Florentin du Vieux-Nançay, passer chez lui les +vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans que j'eusse pu le +voir.</p> + +<p>A la rentrée, exactement vers la fin de novembre, +tandis que je m'étais remis avec une morne ardeur à +préparer le Brevet Supérieur, dans l'espoir +d'être nommé instituteur l'année suivante, +sans passer par l'Ecole Normale de Bourges, je reçus la +dernière des trois lettres que j'aie jamais reçues +d'Augustin:</p> + +<p class="Pcursief">"Je passe encore sous cette fenêtre, +écrivait-il. J'attends encore, sans le moindre espoir, par +folie. A la fin de ces froids dimanches d'automne, au moment +où il va faire nuit, je ne puis me décider à +rentrer, à fermer les volets de ma chambre, sans +être retourné là-bas, dans la rue +gelée.</p> + +<p class="Pcursief">"Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe +qui sortait à chaque minute sur le pas de la porte et +regardait, la main sur les yeux, du côté de La Gare, +pour voir si son fils qui était mort ne venait pas.</p> + +<p class="Pcursief">"Assis sur le banc, grelottant, +misérable, je me plais à imaginer que quelqu'un va +me prendre doucement par le bras... Je me retournerais. Ce +serait-elle. "Je me suis un peu attardée", dirait-elle +simplement. Et toute peine et toute démence +s'évanouissent. Nous entrons dans notre maison. Ses +fourrures sont toutes glacées, sa voilette +mouillée; elle apporte avec elle le goût de brume du +dehors; et tandis qu'elle s'approche du feu, je vois ses cheveux +blonds givrés, son beau profil au dessin si doux +penché vers la flamme...</p> + +<p class="Pcursief">"Hélas! la vitre reste blanchie par le +rideau qui est derrière. Et la jeune fille du Domaine +perdu l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant plus rien à +lui dire.</p> + +<p class="Pcursief">"Notre aventure est finie. L'hiver de cette +année est mort comme la tombe. Peut-être quand nous +mourrons, peut-être la mort seule nous donnera la clef et +la suite et la fin de cette aventure manquée.</p> + +<p class="Pcursief">"Seurel, je te demandais l'autre jour de +penser à moi. Maintenant, au contraire, il vaut mieux +m'oublier. Il vaudrait mieux tout oublier.</p> + +<p class="Pcursief">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . +. . . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="Pcursief">A.M."</p> + +<p>Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le +précédent avait été vivant d'une +mystérieuse vie: la place de l'église sans +bohémiens; la cour d'école que les gamins +désertaient à quatre heures... la salle de classe +où j'étudiais seul et sans goût... En +février, pour la première fois de l'hiver, la neige +tomba, ensevelissant définitivement notre roman +d'aventures de l'an passé, brouillant toute piste, +effaçant les dernières traces. Et je +m'efforçai, comme Meaulnes me l'avait demandé dans +sa lettre, de tout oublier.</p> + +<p> </p> + +<p> </p> + +<h1>TROISIÈME PARTIE</h1> + +<h2>CHAPITRE PREMIER</h2> + +<h3>La baignade.</h3> + +<p>Fumer la cigarette, se mettre de l'eau sucrée sur les +cheveux pour qu'ils frisent, embrasser les filles du Cours +Complémentaire dans les chemins et crier "A la cornette!" +derrière la haie pour narguer la religieuse qui passe, +c'était la joie de tous les mauvais drôles du pays. +A vingt ans, d'ailleurs, les mauvais drôles de cette +espèce peuvent très bien s'amender et deviennent +parfois des jeunes gens fort sensibles. Le cas est plus grave +lorsque le drôle en question a la figure déjà +vieillotte et fanée, lorsqu'il s'occupe des histoires +louches des femmes du pays, lorsqu'il dit de Gilberte Poquelin +mille bêtises pour faire rire les autres. Mais enfin le cas +n'est pas encore désespéré...</p> + +<p>C'était le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, je ne +sais pourquoi, mais certainement sans aucun désir de +passer les examens, à suivre le Cour Supérieur que +tout le monde aurait voulu lui voir abandonner. Entre temps, il +apprenait avec son oncle Dumas le métier de +plâtrier. Et bientôt ce Jasmin Delouche, avec +Boujardon et un autre garçon très doux, le fils de +l'adjoint qui s'appelait Denis, furent les seuls grands +élèves que j'aimasse à fréquenter, +parce qu'ils étaient "du temps de Meaulnes".</p> + +<p>Il y avait d'ailleurs, chez Delouche, un désir +très sincère d'être mon ami. Pour tout dire, +lui qui avait été l'ennemi du grand Meaulnes, il +eût voulu devenir le grand Meaulnes de l'école: tout +au moins regrettait-il peut-être de n'avoir pas +été son lieutenant. Moins lourd que Boujardon, il +avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes avait apporté, +dans notre vie, d'extraordinaire. Et souvent je l'entendais +répéter:</p> + +<p>"Il le disait bien, le grand Meaulnes..." ou encore: "Ah! +disait le grand Meaulnes..."</p> + +<p>Outre que Jasmin était plus homme que nous, le vieux +petit gars disposait de trésors d'amusements qui +consacraient sur nous sa supériorité: un chien de +race mêlée, aux longs poils blancs, qui +répondait au nom agaçant de Bécali et +rapportait les pierres qu'on lançait au loin, sans avoir +d'aptitude bien nette pour aucun autre sport; une vieille +bicyclette achetée d'occasion et sur quoi Jasmin nous +faisait quelquefois monter, le soir après le cours, mais +avec laquelle il préférait exercer les filles du +pays; enfin et surtout un âne blanc et aveugle qui pouvait +s'atteler à tous les véhicules.</p> + +<p>C'était l'âne de Dumas, mais il le prêtait +à Jasmin quand nous allions nous baigner au Cher, en +été. Sa mère, à cette occasion, +donnait une bouteille de limonade que nous mettions sous le +siège, parmi les caleçons de bains +desséchés. Et nous partions, huit ou dix grands +élèves du Cours, accompagnés de M. Seurel, +les uns à pied, les autres grimpés dans la voiture +à âne, qu'on laissait à la ferme de +Grand'Fons, au moment où le chemin du Cher devenait trop +raviné.</p> + +<p>J'ai lieu de me rappeler jusqu'en ses moindres détails +une promenade de ce genre, où l'âne de Jasmin +conduisit au Cher nos caleçons, nos bagages, la limonade +et M. Seurel, tandis que nous suivions à pied par +derrière. On était au mois d'août. Nous +venions de passer les examens. Délivrés de ce +souci, il nous semblait que tout l'été, tout le +bonheur nous appartenait, et nous marchions sur la route en +chantant, sans savoir quoi ni pourquoi, au début d'un bel +après-midi de jeudi.</p> + +<p>Il n'y eut, à l'aller, qu'une ombre à ce tableau +innocent. Nous aperçûmes, marchant devant nous, +Gilberte Poquelin. Elle avait la taille bien prise, une jupe +demi-longue, des souliers hauts, l'air doux et effronté +d'une gamine qui devient jeune fille. Elle quitta la route et +prit un chemin détourné, pour aller chercher du +lait sans doute. Le petit Coffin proposa aussitôt à +Jasmin de la suivre.</p> + +<p>"Ce ne serait pas la première fois que j'irais +l'embrasser...", dit l'autre.</p> + +<p>Et il se mit à raconter sur elle et ses amies plusieurs +histoires grivoises, tandis que toute la troupe, par +fanfaronnade, s'engageait dans le chemin, laissant M. Seurel +continuer en avant, sur la route, dans la voiture à +âne. Une fois là, pourtant, la bande commença +à s'égrener. Delouche lui-même paraissait peu +soucieux de s'attaquer devant nous à la gamine qui filait, +et il ne l'approcha pas à plus de cinquante mètres. +Il y eut quelques cris de coqs et de poules, des petits coups de +sifflet galants, puis nous rebroussâmes chemin, un peu mal +à l'aise, abandonnant la partie. Sur la route, en plein +soleil, il fallut courir. Nous ne chantions plus.</p> + +<p>Nous nous déshabillâmes et rhabillâmes dans +les saulaies arides qui bordent le Cher. Les saules nous +abritaient des regards, mais non pas du soleil. Les pieds dans le +sable et la vase desséchée, nous ne pensions +qu'à la bouteille de limonade de la veuve Delouche, qui +fraîchissait dans la fontaine de Grand'Fons, une fontaine +creusée dans la rive même du Cher. Il y avait +toujours, dans le fond, des herbes glauques et deux ou trois +bêtes pareilles à des cloportes; mais l'eau +était si claire, si transparente, que les pêcheurs +n'hésitaient pas à s'agenouiller, les deux mains +sur chaque bord, pour y boire.</p> + +<p>Hélas! ce fut ce jour-là comme les autres +fois...</p> + +<p>Lorsque, tous habillés, nous nous mettions en rond, les +jambes croisées en tailleur, pour nous partager, dans deux +gros verres sans pied, la limonade rafraîchie, il ne +revenait guère à chacun, lorsqu'on avait +prié M. Seurel de prendre sa part, qu'un peu de mousse qui +piquait le gosier et ne faisait qu'irriter la soif. Alors, +à tour de rôle, nous allions à la fontaine +que nous avions d'abord méprisée, et nous +approchions lentement le visage de la surface de l'eau pure. Mais +tous n'étaient pas habitués à ces moeurs +d'hommes des champs. Beaucoup, comme moi, n'arrivaient pas +à se désaltérer: les uns, parce qu'ils +n'aimaient pas l'eau, d'autres, parce qu'ils avaient le gosier +serré par la peur d'avaler un cloporte, d'autres, +trompés par la grande transparence de l'eau immobile et +n'en sachant pas calculer exactement la surface, s'y baignaient +la moitié du visage en même temps que la bouche et +aspiraient âcrement par le nez une eau qui leur semblait +brûlante, d'autres enfin pour toutes ces raisons à +la fois... N'importe! il nous semblait, sur ces bords arides du +Cher, que toute la fraîcheur terrestre était enclose +en ce lieu. Et maintenant encore, au seul mot de fontaine, +prononcé n'importe où, c'est à +celle-là, pendant longtemps, que je pense.</p> + +<p>Le retour se fit à la brune, avec insouciance d'abord, +comme l'aller. Le chemin de Grand'Fons, qui remontait vers la +route, était un ruisseau l'hiver et, l'été, +un ravin impraticable, coupé de trous et de grosses +racines, qui montait dans l'ombre entre de grandes haies +d'arbres. Une partie des baigneurs s'y engagea par jeu. Mais nous +suivîmes, avec M. Seurel, Jasmin et plusieurs camarades, un +sentier doux et sablonneux, parallèle à +celui-là, qui longeait la terre voisine. Nous entendions +causer et rire les autres, près de nous, au-dessous de +nous, invisibles dans l'ombre, tandis que Delouche racontait ses +histoires d'homme... Au faîte des arbres de la grande haie +grésillaient les insectes du soir qu'on voyait, sur le +clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle des feuillages. +Parfois il en dégringolait un, brusquement, dont le +bourdonnement grinçait tout à coup. - Beau soir +d'été calme!... Retour, sans espoir mais sans +désir, d'une pauvre partie de campagne... Ce fut encore +Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler cette +quiétude...</p> + +<p>Au moment où nous arrivions au sommet de la côte, +à l'endroit où il reste deux grosse vieilles +pierres qu'on dit être les vestiges d'un château +fort, il en vint à parler des domaines qu'il avait +visités et spécialement d'un domaine à demi +abandonné aux environs du Vieux-Nançay: le domaine +des Sablonnières. Avec cet accent de l'Allier qui arrondit +vaniteusement certains mots et abrège avec +précocité les autres, il racontait avoir vu +quelques années auparavant, dans la chapelle en ruine de +cette vieille propriété, une pierre tombale sur +laquelle étaient gravés ces mots:</p> + +<p class="Pcursief">Ci-gît le chevalier Galois<br> + Fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa +Belle</p> + +<p>"Ah! Bah! Tiens!" disait M. Seurel, avec un léger +haussement d'épaules, un peu gêné du ton que +prenait la conversation, mais désireux cependant de nous +laisser parler comme des hommes.</p> + +<p>Alors Jasmin continua de décrire ce château, +comme s'il y avait passé sa vie.</p> + +<p>Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nançay, Dumas et +lui avaient été intrigués par la vieille +tourelle grise qu'on apercevait au-dessus des sapins. Il y avait +là, au milieu des bois, tout un dédale de +bâtiments ruinés que l'on pouvait visiter en +l'absence des maîtres. Un jour, un garde de l'endroit, +qu'ils avaient fait monter dans leur voiture, les avait conduits +dans le domaine étrange. Mais depuis lors on avait fait +tout abattre; il ne restait plus guère, disait-on, que la +ferme et une petite maison de plaisance. Les habitants +étaient toujours les mêmes: un vieil officier +retraité, demi-ruiné, et sa fille.</p> + +<p>Il parlait... Il parlait... J'écoutai attentivement, +sentant sans m'en rendre compte qu'il s'agissait là d'une +chose bien connue de moi, lorsque soudain, tout simplement, comme +se font les choses extraordinaires, Jasmin se tourna vers moi et, +me touchant le bras, frappé d'une idée qui ne lui +était jamais venue:</p> + +<p>Tiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est là que Meaulnes - +tu sais, le grand Meaulnes? - avait dû aller.</p> + +<p>"Mais oui, ajouta-t-il, car je ne répondais pas, et je +me rappelle que le garde parlait du fils de la maison, un +excentrique, qui avait des idées extraordinaires..."</p> + +<p>Je ne l'écoutais plus, persuadé dès le +début qu'il avait deviné juste et que devant moi, +loin de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de s'ouvrir, net et +facile comme une route familière, le chemin du Domaine +sans nom.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE II</h2> + +<h3>Chez Florentin.</h3> + +<p>Autant j'avais été un enfant malheureux et +rêveur et fermé, autant je devins résolu et, +comme on dit chez nous, "décidé", lorsque je sentis +que dépendait de moi l'issue de cette grave aventure.</p> + +<p>Ce fut, je crois bien, à dater de ce soir-là que +mon genou cessa définitivement de me faire mal.</p> + +<p>Au Vieux-Nançay, qui était la commune du domaine +des Sablonnières, habitait toute la famille de M. Seurel +et en particulier mon oncle Florentin, un commerçant chez +qui nous passions quelquefois la fin de septembre. +Libéré de tout examen, je ne voulus pas attendre et +j'obtins d'aller immédiatement voir mon oncle. Mais je +décidai de ne rien faire savoir à Meaulnes aussi +longtemps que je ne serais pas certain de pouvoir lui annoncer +quelque bonne nouvelle. A quoi bon en effet l'arracher à +son désespoir pour l'y replonger ensuite plus +profondément peut-être?</p> + +<p>Le Vieux-Nançay fut pendant très longtemps le +lieu du monde que je préférais, le pays des fins de +vacances, où nous n'allions que bien rarement, lorsqu'il +se trouvait une voiture à louer pour nous y conduire. Il y +avait eu, jadis, quelque brouille avec la branche de la famille +qui habitait là-bas, et c'est pourquoi sans doute Millie +se faisait tant prier chaque fois pour monter en voiture. Mais +moi, je me souciais bien de ces fâcheries!... Et +sitôt arrivé, je me perdais et m'ébattais +parmi les oncles, les cousines et les cousins, dans une existence +faite de mille occupations amusantes et de plaisirs qui me +ravissaient.</p> + +<p>Nous descendions chez l'oncle Florentin et la tante Julie, qui +avaient un garçon de mon âge, le cousin Firmin, et +huit filles, dont les aînées, Marie-Louise, +Charlotte, pouvaient avoir dix-sept et quinze ans. Ils tenaient +un très grand magasin à l'une des entrées de +ce bourg de Sologne, devant l'église - un magasin +universel, auquel s'approvisionnaient tous les +châtelains-chasseurs de la région, isolés +dans la contrée perdue, à trente kilomètres +de toute gare.</p> + +<p>Ce magasin, avec ses comptoirs d'épicerie et de +rouennerie, donnait par de nombreuses fenêtres sur la route +et, par la porte vitrée, sur la grande place de +l'église. Mais, chose étrange, quoiqu'assez +ordinaire dans ce pays pauvre, la terre battue dans toute la +boutique tenait lieu de plancher.</p> + +<p>Par derrière c'étaient six chambres, chacune +remplie d'une seule et même marchandise: la chambre aux +chapeaux, la chambre au jardinage, la chambre aux lampes... que +sais-je? Il me semblait, lorsque j'étais enfant et que je +traversais ce dédale d'objets de bazar, que je n'en +épuiserais jamais du regard toutes les merveilles. Et, +à cette époque encore, je trouvais qu'il n'y avait +de vraies vacances que passées en ce lieu.</p> + +<p>La famille vivait dans une grande cuisine dont la porte +s'ouvrait sur le magasin - cuisine où brillaient aux fins +de septembre de grandes flambées de cheminée, +où les chasseurs et les braconniers qui vendaient du +gibier à Florentin venaient de grand matin se faire servir +à boire, tandis que les petites filles, déjà +levées, couraient, criaient, se passaient les unes aux +autres du "sent-y-bon" sur leurs cheveux lissés. Aux murs, +de vieilles photographies, de vieux groupes scolaires jaunis +montraient mon père - on mettait longtemps à le +reconnaître en uniforme - au milieu de ses camarades +d'Ecole Normale...</p> + +<p>C'est là que se passaient nos matinées; et aussi +dans la cour où Florentin faisait pousser des dahlias et +élevait des pintades; où l'on torréfiait le +café, assis sur des boîtes à savon; où +nous déballions des caisses remplies d'objets divers +précieusement enveloppés et dont nous ne savions +pas toujours le nom...</p> + +<p>Toute la journée, le magasin était envahi par +des paysans ou par les cochers des châteaux voisins. A la +porte vitrée s'arrêtaient et s'égouttaient, +dans le brouillard de septembre, des charrettes, venues du fond +de la campagne. Et de la cuisine nous écoutions ce que +disaient les paysannes, curieux de toutes leurs histoires...</p> + +<p>Mais le soir, après huit heures, lorsqu'avec des +lanternes on portait le foin aux chevaux dont la peau fumait dans +l'écurie - tout le magasin nous appartenait!</p> + +<p>Marie-Louise, qui était l'aînée de mes +cousines mais une des plus petites, achevait de plier et de +ranger les piles de drap dans la boutique; elle nous encourageait +à venir la distraire. Alors, Firmin et moi avec toutes les +filles, nous faisions irruption dans la grande boutique, sous les +lampes d'auberge, tournant les moulins à café, +faisant des tours de force sur les comptoirs; et parfois Firmin +allait chercher dans les greniers, car la terre battue invitait +à la danse, quelque vieux trombone plein de +vert-de-gris...</p> + +<p>Je rougis encore à l'idée que, les années +précédentes, Mlle de Galais eût pu venir +à cette heure et nous surprendre au milieu de ces +enfantillages... Mais ce fut un peu avant la tombée de la +nuit, un soir de ce mois d'août, tandis que je causais +tranquillement avec Marie-Louise et Firmin, que je la vis pour la +première fois...</p> + +<p>Dès le soir de mon arrivée au +Vieux-Nançay, j'avais interrogé mon oncle Firmin +sur le Domaine des Sablonnières.</p> + +<p>"Ce n'est plus un Domaine, avait-il dit. On a tout vendu, et +les acquéreurs, des chasseurs, ont fait abattre les vieux +bâtiments pour agrandir leurs terrains de chasse; la cour +d'honneur n'est plus maintenant qu'une lande de bruyères +et d'ajoncs. Les anciens possesseurs n'ont gardé qu'une +petite maison d'un étage et la ferme. Tu auras bien +l'occasion de voir ici mademoiselle de Galais; c'est +elle-même qui vient faire ses provisions, tantôt en +selle, tantôt en voiture, mais toujours avec le même +cheval, le vieux Bélisaire... C'est un drôle +d'équipage!"</p> + +<p>J'étais si troublé que je ne savais plus quelle +question poser pour en apprendre davantage.</p> + +<p>"Ils étaient riches, pourtant?"</p> + +<p>- Oui, Monsieur de Galais donnait des fêtes pour amuser +son fils, un garçon étrange, plein d'idées +extraordinaires. Pour le distraire, il imaginait ce qu'il +pouvait. On faisait venir des Parisiennes... des gars de Paris et +d'ailleurs...</p> + +<p>"Toutes les Sablonnières étaient en ruine, +madame de Galais près de sa fin, qu'ils cherchaient encore +à l'amuser et lui passaient toutes ses fantaisies. C'est +l'hiver dernier - non, l'autre hiver, qu'ils ont fait leur plus +grande fête costumée. Ils avaient invité +moitié gens de Paris et moitié gens de campagne. +Ils avaient acheté ou loué des quantités +d'habits merveilleux, des jeux, des chevaux, des bateaux. +Toujours pour amuser Frantz de Galais. On disait qu'il allait se +marier et qu'on fêtait là ses fiançailles. +Mais il était bien trop jeune. Et tout a cassé d'un +coup; il s'est sauvé; on ne l'a jamais revu... La +châtelaine morte, mademoiselle de Galais est restée +soudain toute seule avec son père, le vieux capitaine de +vaisseau.</p> + +<p>- N'est-elle pas mariée? demandai-je enfin.</p> + +<p>- Non, dit-il, je n'ai entendu parler de rien. Serais-tu un +prétendant?"</p> + +<p>Tout déconcerté, je lui avouai aussi +brièvement, aussi discrètement que possible, que +mon meilleur ami, Augustin Meaulnes, peut-être, en serait +un.</p> + +<p>"Ah! dit Florentin, en souriant, s'il ne tient pas à la +fortune, c'est un joli parti... Faudra-t-il que j'en parle +à monsieur de Galais? Il vient encore quelquefois +jusqu'ici chercher du petit plomb pour la chasse. Je lui fais +toujours goûter ma vieille eau-de-vie de marc".</p> + +<p>Mais je le priai bien vite de n'en rien faire, d'attendre. Et +moi-même je ne me hâtai pas de prévenir +Meaulnes. Tant d'heureuses chances accumulées +m'inquiétaient un peu. Et cette inquiétude me +commandait de ne rien annoncer à Meaulnes que je n'eusse +au moins vu la jeune fille.</p> + +<p>Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, un peu avant le +dîner, la nuit commençait à tomber; une brume +fraîche, plutôt de septembre que d'août, +descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant le magasin +vide d'acheteurs un instant, nous étions venus voir +Marie-Louise et Charlotte. Je leur avais confié le secret +qui m'amenait au Vieux-Nançay à cette date +prématurée. Accoudés sur le comptoir ou +assis les deux mains à plat sur le bois ciré, nous +nous racontions mutuellement ce que nous savions de la +mystérieuse jeune fille - et cela se réduisait +à fort peu de chose - lorsqu'un bruit de roues nous fit +tourner la tête.</p> + +<p>"La voici, c'est elle", dirent-ils à voix basse.</p> + +<p>Quelques secondes après, devant la porte vitrée, +s'arrêtait l'étrange équipage. Une vieille +voiture de ferme, aux panneaux arrondis, avec de petites galeries +moulées, comme nous n'en avons jamais vu dans cette +contrée; un vieux cheval blanc qui semblait toujours +vouloir brouter quelque herbe sur la route, tant il baissait la +tête pour marcher; et sur le siège - je le dis dans +la simplicité de mon coeur, mais sachant bien ce que je +dis - la jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-être +jamais eu au monde.</p> + +<p>Jamais je ne vis tant de grâce s'unir à tant de +gravité. Son costume lui faisait la taille si mince +qu'elle semblait fragile. Un grand manteau marron, qu'elle enleva +en entrant, était jeté sur ses épaules. +C'était la plus grave des jeunes filles, la plus +frêle des femmes. Une lourde chevelure blonde pesait sur +son front et sur son visage, délicatement dessiné, +finement modelé. Sur son teint très pur, +l'été avait posé deux taches de rousseur... +Je ne remarquai qu'un défaut à tant de +beauté: aux moments de tristesse, de découragement +ou seulement de réflexion profonde, ce visage si pur se +marbrait légèrement de rouge, comme il arrive chez +certains malades gravement atteints sans qu'on le sache. Alors +toute l'admiration de celui qui la regardait faisait place +à une sorte de pitié d'autant plus +déchirante qu'elle surprenait davantage.</p> + +<p>Voilà du moins ce que je découvrais, tandis +qu'elle descendait lentement de voiture et qu'enfin Marie-Louise, +me présentant avec aisance à la jeune fille, +m'engageait à lui parler.</p> + +<p>On lui avança une chaise cirée et elle s'assit, +adossée au comptoir, tandis que nous restions debout. Elle +paraissait bien connaître et aimer le magasin. Ma tante +Julie, aussitôt prévenue, arriva, et, le temps +quelle parla, sagement, les mains croisées sur son ventre, +hochant doucement sa tête de paysanne-commerçante +coiffée d'un bonnet blanc, retarda le moment - qui me +faisait trembler un peu - où la conversation s'engagerait +avec moi...</p> + +<p>Ce fut très simple.</p> + +<p>"Ainsi, dit Mlle de Galais, vous serez bientôt +instituteur?"</p> + +<p>Ma tante allumait au-dessus de nos têtes la lampe de +porcelaine qui éclairait faiblement le magasin. Je voyais +le doux visage enfantin de la jeune fille, ses yeux bleus si +ingénus, et j'étais d'autant plus surpris de sa +voix si nette, si sérieuse. Lorsqu'elle cessait de parler, +ses yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant la +réponse, et elle tenait sa lèvre un peu mordue.</p> + +<p>"J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galais voulait! +J'enseignerais les petits garçons, comme votre +mère..."</p> + +<p>Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient +parlé de moi.</p> + +<p>"C'est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avec +moi polis, doux et serviables. Et je les aime beaucoup. Mais +aussi quel mérite ai-je à les aimer?...</p> + +<p>"Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce pas? +chicaniers et avares. Il y a sans cesse des histoires de +porte-plume perdus, de cahiers trop chers ou d'enfants qui +n'apprennent pas... Eh bien, je me débattrais avec eux et +ils m'aimeraient tout de même. Ce serait beaucoup plus +difficile..."</p> + +<p>Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, +son regard bleu, immobile.</p> + +<p>Nous étions gênés tous les trois par cette +aisance à parler des choses délicates, de ce qui +est secret, subtil, et dont on ne parle bien que dans les livres. +Il y eut un instant de silence; et lentement une discussion +s'engagea...</p> + +<p>Mais avec une sorte de regret et d'animosité contre je +ne sais quoi de mystérieux dans sa vie, la jeune +demoiselle poursuivit:</p> + +<p>"Et puis j'apprendrais aux garçons à être +sages, d'une sagesse que je sais. Je ne leur donnerais pas le +désir de courir le monde, comme vous le ferez sans doute, +monsieur Seurel, quand vous serez sous-maître. Je leur +enseignerais à trouver le bonheur qui est tout près +d'eux et qui n'en a pas l'air..."</p> + +<p>Marie-Louise et Firmin étaient interdits comme moi. +Nous restions sans mot dire. Elle sentit notre gêne et +s'arrêta, se mordit la lèvre, baissa la tête +et puis elle sourit comme si elle se moquait de nous:</p> + +<p>"Ainsi, dit-elle, il y a peut-être quelque grand jeune +homme fou qui me cherche au bout du monde, pendant que je suis +ici, dans le magasin de madame Florentin, sous cette lampe, et +que mon vieux cheval m'attend à la porte. Si ce jeune +homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, sans doute?..."</p> + +<p>De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis qu'il +était temps de dire, en riant aussi:</p> + +<p>"Et peut-être que ce grand jeune homme fou, je le +connais, moi?"</p> + +<p>Elle me regardait vivement.</p> + +<p>A ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmes +entrèrent avec des paniers:</p> + +<p>"Venez dans la 'salle à manger', vous serez en paix", +nous dit ma tante en poussant la porte de la cuisine.</p> + +<p>Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir +aussitôt, ma tante ajouta:</p> + +<p>"Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin, +auprès du feu".</p> + +<p>Il y avait toujours, même au mois d'août, dans la +grande cuisine, un éternel fagot de sapins qui flambait et +craquait. Là aussi une lampe de porcelaine était +allumée et un vieillard au doux visage, creusé et +rasé, presque toujours silencieux comme un homme +accablé par l'âge et les souvenirs, était +assis auprès de Florentin devant deux verres de marc.</p> + +<p>Florentin salua:</p> + +<p>"François! cria-t-il de sa forte voix de marchand +forain, comme s'il y avait eu entre nous une rivière ou +plusieurs hectares de terrain, je viens d'organiser un +après-midi de plaisir au bord du Cher pour jeudi prochain. +Les uns chasseront, les autres pêcheront, les autres +danseront, les autres se baigneront!... Mademoiselle, vous +viendrez à cheval; c'est entendu avec monsieur de Galais. +J'ai tout arrangé...</p> + +<p>"Et, François! ajouta-t-il comme s'il y eût +seulement pensé, tu pourras amener ton ami, monsieur +Meaulnes... C'est bien Meaulnes qu'il s'appelle?"</p> + +<p>Mlle de Galais s'était levée, soudain devenue +très pâle. Et, à ce moment précis, je +me rappelai que Meaulnes, autrefois, dans le Domaine singulier, +près de l'étang, lui avait dit son nom...</p> + +<p>Lorsqu'elle me tendit la main, pour partir, il y avait entre +nous, plus clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles, +une entente secrète que la mort seule devait briser et une +amitié plus pathétique qu'un grand amour.</p> + +<p>... A quatre heures, le lendemain matin, Firmin frappait +à la porte de la petite chambre que j'habitais dans la +cour aux pintades. Il faisait nuit encore et j'eus grand'peine +à retrouver mes affaires sur la table encombrée de +chandeliers de cuivre et de statuettes de bons saints toutes +neuves, choisies au magasin pour meubler mon logis la veille de +mon arrivée. Dans la cour, j'entendais Firmin gonfler ma +bicyclette, et ma tante dans la cuisine souffler le feu. Le +soleil se levait à peine lorsque je partis. Mais ma +journée devait être longue: j'allais d'abord +déjeuner à Sainte-Agathe pour expliquer mon absence +prolongée et, poursuivant ma course, je devais arriver +avant le soir à la Ferté-d'Angillon, chez mon ami +Augustin Meaulnes.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE III</h2> + +<h3>Une apparition.</h3> + +<p>Je n'avais jamais fait de longue course à bicyclette. +Celle-ci était la première. Mais, depuis longtemps, +malgré mon mauvais genou, en cachette, Jasmin m'avait +appris à monter. Si déjà pour un jeune homme +ordinaire la bicyclette est un instrument bien amusant, que ne +devait-elle pas sembler à un pauvre garçon comme +moi, qui naguère encore traînais +misérablement la jambe, trempé de sueur, dès +le quatrième kilomètre!... Du haut des côtes, +descendre et s'enfoncer dans le creux des paysages; +découvrir comme à coups d'ailes les lointains de la +route qui s'écartent et fleurissent à votre +approche, traverser un village dans l'espace d'un instant et +l'emporter tout entier d'un coup d'oeil... En rêve +seulement j'avais connu jusque-là course aussi charmante, +aussi légère. Les côtes mêmes me +trouvaient plein d'entrain. Car c'était, il faut le dire, +le chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi...</p> + +<p>"Un peu avant l'entrée du bourg, me disait Meaulnes, +lorsque jadis il décrivait son village, on voit une grande +roue à palettes que le vent fait tourner..." Il ne savait +pas à quoi elle servait, ou peut-être feignait-il de +n'en rien savoir pour piquer ma curiosité davantage.</p> + +<p>C'est seulement au déclin de cette journée de +fin d'août que j'aperçus, tournant au vent dans une +immense prairie, la grande roue qui devait monter l'eau pour une +métairie voisine. Derrière les peupliers du +pré se découvraient déjà les premiers +faubourgs. A mesure que je suivais le grand détour que +faisait la route pour contourner le ruisseau, le paysage +s'épanouissait et s'ouvrait... Arrivé sur le pont, +je découvris enfin la grand'rue du village.</p> + +<p>Des vaches paissaient, cachées dans les roseaux de la +prairie et j'entendais leurs cloches, tandis que, descendu de +bicyclette, les deux mains sur mon guidon, je regardais le pays +où j'allais porter une si grave nouvelle. Les maisons, +où l'on entrait en passant sur un petit pont de bois, +étaient toutes alignées au bord d'un fossé +qui descendait la rue, comme autant de barques, voiles +carguées, amarrées dans le calme du soir. +C'était l'heure où dans chaque cuisine on allume un +feu.</p> + +<p>Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir +troubler tant de paix commencèrent à m'enlever tout +courage. A point pour aggraver ma soudaine faiblesse, je me +rappelai que la tante Moinel habitait là, sur une petite +place de La Ferté-d'Angillon.</p> + +<p>C'était une de mes grand'tantes. Tous ses enfants +étaient morts et j'avais bien connu Ernest, le dernier de +tous, un grand garçon qui allait être instituteur. +Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier, l'avait suivi de +près. Et ma tante était restée toute seule +dans sa bizarre petite maison où les tapis étaient +faits d'échantillons cousus, les tables couvertes de coqs, +de poules et de chats en papier - mais où les murs +étaient tapissés de vieux diplômes, de +portraits de défunts, de médaillons en boucles de +cheveux morts.</p> + +<p>Avec tant de regrets et de deuil, elle était la +bizarrerie et la bonne humeur mêmes. Lorsque j'eus +découvert la petite place où se tenait sa maison, +je l'appelai bien fort par la porte entr'ouverte, et je +l'entendis tout au bout des trois pièces en enfilade +pousser un petit cri suraigu:</p> + +<p>"Eh là! Mon Dieu!"</p> + +<p>Elle renversa son café dans le feu - à cette +heure-là comment pouvait-elle faire du café? - et +elle apparut... Très cambrée en arrière, +elle portait une sorte de chapeau-capote-capeline sur le +faîte de la tête, tout en haut de son front immense +et cabossé où il y avait de la femme mongole et de +la Hottentote; et elle riait à petits coups, montrant le +reste de ses dents très fines.</p> + +<p>Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit maladroitement, +hâtivement, une main que j'avais derrière le dos. +Avec un mystère parfaitement inutile puisque nous +étions tous les deux seuls, elle me glissa une petite +pièce que je n'osai pas regarder et qui devait être +de un franc... Puis comme je faisais mine de demander des +explications ou de la remercier, elle me donna une bourrade en +criant:</p> + +<p>"Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est!"</p> + +<p>Elle avait toujours été pauvre, toujours +empruntant, toujours dépensant.</p> + +<p>"J'ai toujours été bête et toujours +malheureuse", disait-elle sans amertume mais de sa voix de +fausset.</p> + +<p>Persuadée que les sous me préoccupaient comme +elle, la brave femme n'attendait pas que j'eusse soufflé +pour me cacher dans la main ses très minces +économies de la journée. Et par la suite c'est +toujours ainsi qu'elle m'accueillit.</p> + +<p>Le dîner fut aussi étrange - à la fois +triste et bizarre - que l'avait été la +réception. Toujours une bougie à portée de +la main, tantôt elle l'enlevait, me laissant dans l'ombre, +et tantôt la posait sur la petite table couverte de plats +et de vases ébréchés ou fendus.</p> + +<p>"Celui-là, disait-elle, les Prussiens lui ont +cassé les anses, en soixante-dix, parce qu'ils ne +pouvaient pas l'emporter".</p> + +<p>Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase +à la tragique histoire, que nous avions dîné +et couché là jadis. Mon père m'emmenait dans +l'Yonne, chez un spécialiste qui devait guérir mon +genou. Il fallait prendre un grand express qui passait avant le +jour... Je me souvins du triste dîner de jadis, de toutes +les histoires du vieux greffier accoudé devant sa +bouteille de boisson rose.</p> + +<p>Et je me souvenais aussi de mes terreurs... Après le +dîner, assise devant le feu, ma grand'tante avait pris mon +père à part pour lui raconter une histoire de +revenants: "Je me retourne... Ah! mon pauvre Louis, qu'est-ce que +je vois, une petite femme grise..." Elle passait pour avoir la +tête farcie de ces sornettes terrifiantes.</p> + +<p>Et voici que ce soir-là, le dîner fini, lorsque, +fatigué par la bicyclette, je fus couché dans la +grande chambre avec une cheminée de nuit à carreaux +de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir à mon chevet et +commença de sa voix la plus mystérieuse et la plus +pointue:</p> + +<p>"Mon pauvre François, il faut que je te raconte +à toi ce que je n'ai jamais dit à personne..."</p> + +<p>Je pensai:</p> + +<p>"Mon affaire est bonne, me voilà terrorisé pour +toute la nuit, comme il y a dix ans!..."</p> + +<p>Et j'écoutai. Elle hochait la tête, regardant +droit devant soi comme si elle se fût raconté +l'histoire à elle-même:</p> + +<p>"Je revenais d'une fête avec Moinel. C'était le +premier mariage où nous allions tous les deux, depuis la +mort de notre pauvre Ernest; et j'y avais rencontré ma +soeur Adèle que je n'avais pas vue depuis quatre ans! Un +vieil ami de Moinel, très riche, l'avait invité +à la noce de son fils, au domaine des Sablonnières. +Nous avions loué une voiture. Cela nous avait +coûté bien cher. Nous revenions sur la route vers +sept heures du matin, en plein hiver. Le soleil se levait. Il n'y +avait absolument personne. Qu'est-ce que je vois tout d'un coup +devant nous, sur la route? Un petit homme, un petit jeune homme +arrêté, beau comme le jour, qui ne bougeait pas, qui +nous regardait venir. A mesure que nous approchions, nous +distinguions sa jolie figure, si blanche, si jolie que cela +faisait peur!...</p> + +<p>"Je prends le bras de Moinel; je tremblais comme la feuille; +je croyais que c'était le Bon Dieu!... Je lui dis:</p> + +<p>" - Regarde! C'est une apparition!</p> + +<p>"Il me répond tout bas, furieux:</p> + +<p>" - Je l'ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde..."</p> + +<p>"Il ne savait que faire; lorsque le cheval s'est +arrêté... De près, cela avait une figure +pâle, le front en sueur, un béret sale et un +pantalon long. Nous entendîmes sa voix, qui disait:</p> + +<p>" - Je ne suis pas un homme, je suis une jeune fille. Je me +suis sauvée et je n'en puis plus. Voulez-vous bien me +prendre dans votre voiture, monsieur et madame?"</p> + +<p>"Aussitôt nous l'avons fait monter. A peine assise, elle +a perdu connaissance. Et devines-tu à qui nous avions +affaire? C'était la fiancée du jeune homme des +Sablonnières, Frantz de Galais, chez qui nous +étions invités aux noces!</p> + +<p>- Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque la +fiancée s'est sauvée!</p> + +<p>- Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me regardant. Il n'y +a pas eu de noces. Puisque cette pauvre folle s'était mis +dans la tête mille folies qu'elle nous a expliquées. +C'était une des filles d'un pauvre tisserand. Elle +était persuadée que tant de bonheur était +impossible, que le jeune homme était trop jeune pour elle; +que toutes les merveilles qu'il lui décrivait +étaient imaginaires, et lorsqu'enfin Frantz est venu la +chercher, Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa +soeur dans le jardin de l'Archevêché à +Bourges, malgré le froid et le grand vent. Le jeune homme, +par délicatesse certainement en parce qu'il aimait la +cadette, était plein d'attentions pour +l'aînée. Alors ma folle s'est imaginé je ne +sais quoi; elle a dit qu'elle allait chercher un fichu à +la maison; et là, pour être sûre de +n'être pas suivie, elle a revêtu des habits d'homme +et s'est enfuie à pied sur la route de Paris.</p> + +<p>"Son fiancé a reçu d'elle une lettre où +elle lui déclarait qu'elle allait rejoindre un jeune homme +qu'elle aimait. Et ce n'était pas vrai...</p> + +<p>" - Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me disait-elle, +que si j'étais sa femme". Oui, mon imbécile, mais +en attendant, il n'avait pas du tout l'idée +d'épouser sa soeur: il s'est tiré une balle de +pistolet; on a vu le sang dans le bois; mais on n'a jamais +retrouvé son corps.</p> + +<p>- Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse fille?</p> + +<p>- Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord. Puis nous lui +avons donné à manger et elle a dormi auprès +du feu quand nous avons été de retour. Elle est +restée chez nous une bonne partie de l'hiver. Tout le +jour, tant qu'il faisait clair, elle taillait, cousait des robes, +arrangeait des chapeaux et nettoyait la maison avec rage. C'est +elle qui a recollé toute la tapisserie que tu vois +là. Et depuis son passage les hirondelles nichent dehors. +Mais, le soir, à la tombée de la nuit, son ouvrage +fini, elle trouvait toujours un prétexte pour aller dans +la cour, dans le jardin, ou sur le devant de la porte, même +quand il gelait à pierre fendre. Et on la +découvrait là, debout, pleurant de tout son +coeur.</p> + +<p>" - Eh bien, qu'avez-vous encore? Voyons?</p> + +<p>" - Rien, madame Moinel!"</p> + +<p>" - Et elle rentrait.</p> + +<p>"Les voisins disaient:</p> + +<p>" - Vous avez trouvé un bien petit jolie petite bonne, +madame Moinel.</p> + +<p>"Malgré nos supplications, elle a voulu continuer son +chemin sur Paris, au mois de mars; je lui ai donné des +robes qu'elle a retaillées, Moinel lui a pris son billet +à la gare et donné un peu d'argent.</p> + +<p>"Elle ne nous a pas oubliés; elle est couturière +à Paris auprès de Notre-Dame; elle nous +écrit encore pour nous demander si nous ne savons rien des +Sablonnières. Une bonne fois, pour la délivrer de +cette idée, je lui ai répondu que le domaine +était vendu, abattu, le jeune homme disparu pour toujours +et la jeune fille mariée. Tout cela doit être vrai, +je pense. Depuis ce temps ma Valentine écrit bien moins +souvent..."</p> + +<p>Ce n'était pas une histoire de revenants que racontait +la tante Moinel de sa petite voix stridente si bien faite pour +les raconter. J'étais cependant au comble du malaise. +C'est que nous avions juré à Frantz le +bohémien de le servir comme des frères et voici que +l'occasion m'en était donnée...</p> + +<p>Or, était-ce le moment de gâter la joie que +j'allais porter à Meaulnes le lendemain matin, et de lui +dire ce que je venais d'apprendre? A quoi bon le lancer dans une +entreprise mille fois impossible? Nous avions en effet l'adresse +de la jeune fille; mais où chercher le bohémien qui +courait le monde?... Laissons les fous avec les fous, pensai-je. +Delouche et Boujardon n'avaient pas tort. Que de mal nous a fait +ce Frantz romanesque! Et je résolus de ne rien dire tant +que je n'aurais pas vu mariés Augustin Meaulnes et Mlle de +Galais.</p> + +<p>Cette résolution prise, il me restait encore +l'impression pénible d'un mauvais présage - +impression absurde que je chassai bien vite.</p> + +<p>La chandelle était presque au bout; un moustique +vibrait; mais la tante Moinel, la tête penchée sous +sa capote de velours qu'elle ne quittait que pour dormir, les +coudes appuyés sur ses genoux, recommençait son +histoire... Par moments elle relevait brusquement la tête +et me regardait pour connaître mes impressions, ou +peut-être pour voir si je ne m'endormais pas. A la fin, +sournoisement, la tête sur l'oreiller, je fermai les yeux, +faisant semblant de m'assoupir.</p> + +<p>"Allons! tu dors...", fit-elle d'un ton plus sourd et un peu +déçu.</p> + +<p>J'eus pitié d'elle et je protestai:</p> + +<p>"Mais non, ma tante, je vous assure...</p> + +<p>- Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs que tout +cela ne t'intéresse guère. Je te parle là de +gens que tu n'as pas connus..."</p> + +<p>Et lâchement, cette fois, je ne répondis pas.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE IV</h2> + +<h3>La grande nouvelle.</h3> + +<p>Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai dans la +grand'rue, un si beau temps de vacances, un si grand calme, et +sur tout le bourg passaient des bruits si paisibles, si +familiers, que j'avais retrouvé toute la joyeuse assurance +d'un porteur de bonne nouvelle...</p> + +<p>Augustin et sa mère habitaient l'ancienne maison +d'école. A la mort de son père, retraité +depuis longtemps, et qu'un héritage avait enrichi, +Meaulnes avait voulu qu'on achetât l'école où +le vieil instituteur avait enseigné pendant vingt +années, où lui-même avait appris à +lire. Non pas qu'elle fût d'aspect fort aimable: +c'était une grosse maison carrée comme une mairie +qu'elle avait été; les fenêtres du +rez-de-chaussée qui donnaient sur la rue étaient si +hautes que personne n'y regardait jamais; et la cour de +derrière, où il n'y avait pas un arbre et dont un +haut préau barrait la vue sur la campagne, était +bien la plus sèche et la plus désolée cour +d'école abandonnée que j'aie jamais vue...</p> + +<p>Dans le couloir compliqué où se trouvaient +quatre portes, je trouvai la mère de Meaulnes rapportant +du jardin un gros paquet de linge, qu'elle avait dû mettre +sécher dès la première heure de cette longue +matinée de vacances. Ses cheveux gris étaient +à demi défaits; des mèches lui battaient la +figure; son visage régulier sous sa coiffure ancienne +était bouffi et fatigué, comme par une nuit de +veille; et elle baissait tristement la tête d'un air +songeur.</p> + +<p>Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut et sourit:</p> + +<p>"Vous arrivez à temps, dit-elle. Voyez, je rentre le +linge que j'ai fait sécher pour le départ +d'Augustin. J'ai passé la nuit à régler ses +comptes et à préparer ses affaires. Le train part +à cinq heures, mais nous arriverons à tout +apprêter..."</p> + +<p>On eût dit, tant elle montrait d'assurance, +qu'elle-même avait pris cette décision. Or, sans +doute ignorait-elle même où Meaulnes devait +aller.</p> + +<p>"Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en train +d'écrire".</p> + +<p>En hâte je grimpai l'escalier, ouvris la porte de droite +où l'on avait laissé l'écriteau Mairie, et +me trouvait dans une grande salle à quatre fenêtres, +deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornée aux murs +des portraits jaunis des présidents Grévy et +Carnot. Sur une longue estrade qui tenait tout le fond de la +salle, il y avait encore, devant une table à tapis vert, +les chaises des conseillers municipaux. Au centre, assis sur un +vieux fauteuil qui était celui du maire, Meaulnes +écrivait, trempant sa plume au fond d'un encrier de +faïence démodé, en forme de coeur. Dans ce +lieu qui semblait fait pour quelque rentier de village, Meaulnes +se retirait, quand il ne battait pas la contrée, durant +les longues vacances...</p> + +<p>Il se leva, dès qu'il m'eut reconnu, mais non pas avec +la précipitation que j'avais imaginée:</p> + +<p>"Seurel!" dit-il seulement, d'un air de profond +étonnement.</p> + +<p>C'était le même grand gars au visage osseux, +à la tête rasée. Une moustache inculte +commençait à lui traîner sur les +lèvres. Toujours ce même regard loyal... Mais sur +l'ardeur des années passées on croyait voir comme +une voile de brume, que par instants sa grande passion de jadis +dissipait...</p> + +<p>Il paraissait très troublé de me voir. D'un bond +j'étais monté sur l'estrade. Mais, chose +étrange à dire, il ne songea pas même +à me tendre la main. Il s'était tourné vers +moi, les mains derrière le dos, appuyé contre la +table, renversé en arrière, et l'air +profondément gêné. Déjà, me +regardant sans me voir, il était absorbé par ce +qu'il allait me dire. Comme autrefois et comme toujours, homme +lent à commencer de parler, ainsi que sont les solitaires, +les chasseurs et les hommes d'aventures, il avait pris une +décision sans se soucier des mots qu'il faudrait pour +l'expliquer. Et maintenant que j'étais devant lui, il +commençait seulement à ruminer péniblement +les paroles nécessaires.</p> + +<p>Cependant, je lui racontais avec gaieté comment +j'étais venu, où j'avais passé la nuit et +que j'avais été bien surpris de voir Mme Meaulnes +préparer le départ de son fils...</p> + +<p>"Ah! elle t'a dit?... demanda-t-il.</p> + +<p>- Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long voyage?</p> + +<p>- Si, un très long voyage".</p> + +<p>Un instant décontenancé, sentant que j'allais +tout à l'heure, d'un mot, réduire à +néant cette décision que je ne comprenais pas, je +n'osais plus rien dire et ne savais pas par où commencer +ma mission.</p> + +<p>Mais lui-même parla enfin, comme quelqu'un qui veut se +justifier.</p> + +<p>"Seurel! dit-il, tu sais ce qu'était pour moi mon +étrange aventure de Sainte-Agathe. C'était ma +raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet espoir-là +perdu, que pouvais-je devenir?... Comment vivre à la +façon de tout le monde!</p> + +<p>"Eh bien j'ai essayé de vivre là-bas, à +Paris, quand j'ai vu que tout était fini et qu'il ne +valait plus même la peine de chercher le Domaine perdu... +Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis, +comment pourrait-il s'accommoder ensuite de la vie de tout le +monde? Ce qui est le bonheur des autres m'a paru dérision. +Et lorsque, sincèrement, +délibérément, j'ai décidé un +jour de faire comme les autres, ce jour-là j'ai +amassé du remords pour longtemps..."</p> + +<p>Assis sur une chaise de l'estrade, la tête basse, +l'écoutant sans le regarder je ne savais que penser de ces +explications obscures:</p> + +<p>"Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux! Pourquoi ce long +voyage? As-tu quelque faute à réparer? Une promesse +à tenir?</p> + +<p>- Eh bien, oui, répondit-il. Tu te souviens de cette +promesse que j'avais faite à Frantz?...</p> + +<p>- Ah! fis-je soulagé, il ne s'agit que de cela?...</p> + +<p>- De cela. Et peut-être aussi d'une faute à +réparer. Les deux en même temps..."</p> + +<p>Suivit un moment de silence pendant lequel je décidai +de commencer à parler et préparai mes mots.</p> + +<p>"Il n'y a qu'une explication à laquelle je croie, +dit-il encore. Certes, j'aurais voulu revoir une fois +mademoiselle de Galais, seulement la revoir... Mais, j'en suis +persuadé maintenant, lorsque j'avais découvert le +Domaine sans nom, j'étais à une hauteur, à +un degré de perfection et de pureté que je +n'atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme je te +l'écrivais un jour, je retrouverai peut-être la +beauté de ce temps-là..."</p> + +<p>Il changea de ton pour reprendre avec une animation +étrange, en se rapprochant de moi:</p> + +<p>"Mais, écoute, Seurel! Cette intrigue nouvelle et ce +grand voyage, cette faute que j'ai commise et qu'il faut +réparer, c'est, en un sens, mon ancienne aventure qui se +poursuit..."</p> + +<p>Un temps, pendant lequel péniblement il essaya de +ressaisir ses souvenirs. J'avais manqué l'occasion +précédente. Je ne voulais pour rien au monde +laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai - trop vite, +car je regrettai amèrement plus tard, de n'avoir pas +attendu ses aveux.</p> + +<p>Je prononçai donc ma phrase, qui était +préparée pour l'instant d'avant, mais qu'il +n'allait plus maintenant. Je dis, sans un geste, à peine +en soulevant un peu la tête:</p> + +<p>"Et si je venais t'annoncer que tout espoir n'est pas +perdu?..."</p> + +<p>Il me regarda, puis, détournant brusquement les yeux, +rougit comme je n'ai jamais vu quelqu'un rougir: une +montée de sang qui devait lui cogner à grands coups +dans les tempes...</p> + +<p>"Que veux-tu dire?" demanda-t-il enfin, à peine +distinctement.</p> + +<p>Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je savais, ce que +j'avais fait, et comment, la face des choses ayant tourné, +il semblait presque que ce fût Yvonne de Galais qui +m'envoyait vers lui.</p> + +<p>Il était maintenant affreusement pâle.</p> + +<p>Durant tout ce récit, qu'il écoutait en silence, +la tête un peu rentrée, dans l'attitude de quelqu'un +qu'on a surpris et qui ne sait comment se défendre, se +cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit, je me rappelle, qu'une +seule fois. Je lui racontais, en passant, que toutes les +Sablonnières avaient été démolies et +que le Domaine d'autrefois n'existait plus:</p> + +<p>"Ah! dit-il, tu vois... (comme s'il eût guetté +une occasion de justifier sa conduite et le désespoir +où il avait sombré) tu vois: il n'y a plus +rien..."</p> + +<p>Pour terminer, persuadé qu'enfin l'assurance de tant de +facilité emporterait le reste de sa peine, je lui racontai +qu'une partie de campagne était organisée par mon +oncle Florentin, que Mlle de Galais devait y venir à +cheval et que lui-même était invité... Mais +il paraissait complètement désemparé et +continuait à ne rien répondre.</p> + +<p>"Il faut tout de suite décommander ton voyage, dis-je +avec impatience. Allons avertir ta mère..."</p> + +<p>"Cette partie de campagne?... me demanda-t-il avec +hésitation. Alors, vraiment, il faut que j'y aille?...</p> + +<p>- Mais voyons, répliquai-je, cela ne se demande +pas".</p> + +<p>Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les +épaules.</p> + +<p>En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je +déjeunerais avec eux, dînerais, coucherais là +et que, le lendemain, lui-même louerait une bicyclette et +me suivrait au Vieux-Nançay.</p> + +<p>"Ah! très bien", fit-elle, en hochant la tête, +comme si ces nouvelles eussent confirmé toutes ses +prévisions.</p> + +<p>Je m'assis dans la petite salle à manger, sous les +calendriers illustrés, les poignards ornementés et +les outres soudanaises qu'un frère de M. Meaulnes, ancien +soldat d'infanterie de marine, avait rapportés de ses +lointains voyages.</p> + +<p>Augustin me laissa là un instant, avant le repas, et, +dans la chambre voisine, où sa mère avait +préparé ses bagages, je l'entendis qui lui disait, +en baissant un peu la voix, de ne pas défaire sa malle, - +car son voyage pouvait être seulement retardé...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE V</h2> + +<h3>La partie de plaisir.</h3> + +<p>J'eus peine à suivre Augustin sur la route du +Vieux-Nançay. Il allait comme un coureur de bicyclette. Il +ne descendait pas aux côtes. A son inexplicable +hésitation de la veille avaient succédé une +fièvre, une nervosité, un désir d'arriver au +plus vite, qui ne laissaient pas de m'effrayer un peu. Chez mon +oncle il montra la même impatience, il parut incapable de +s'intéresser à rien jusqu'au moment où nous +fûmes tous installés en voiture, vers dix heures, le +lendemain matin, et prêts à partir pour les bords de +la rivière.</p> + +<p>On était à la fin du mois d'août, au +déclin de l'été. Déjà les +fourreaux vides des châtaigniers jaunis commençaient +à joncher les routes blanches. Le trajet n'était +pas long; la ferme des Aubiers, près du Cher où +nous allions, ne se trouvait guère qu'à deux +kilomètres au delà des Sablonnières. De loin +en loin, nous rencontrions d'autres invités en voiture, et +même des jeunes gens à cheval, que Florentin avait +conviés audacieusement au nom de M. de Galais... On +s'était efforcé comme jadis de mêler riches +et pauvres, châtelains et paysans. C'est ainsi que nous +vîmes arriver à bicyclette Jasmin Delouche, qui, +grâce au garde Baladier, avait fait naguère la +connaissance de mon oncle.</p> + +<p>"Et voilà, dit Meaulnes en l'apercevant, celui qui +tenait la clef de tout, pendant que nous cherchions +jusqu'à Paris. C'est à +désespérer!"</p> + +<p>Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en était +augmentée. L'autre, qui s'imaginait au contraire avoir +droit à toute notre reconnaissance, escorta notre voiture +de très près, jusqu'au bout. On voyait qu'il avait +fait, misérablement, sans grand résultat, des frais +de toilette, et les pans de sa jaquette élimée +battaient le garde crotte de son vélocipède...</p> + +<p>Malgré la contrainte qu'il s'imposait pour être +aimable, sa figure vieillotte ne parvenait pas à plaire. +Il m'inspirait plutôt à moi une vague pitié. +Mais de qui n'aurais-je pas eu pitié durant cette +journée-là?...</p> + +<p>Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un +obscur regret, comme une sorte d'étouffement. Je +m'étais fait de ce jour tant de joie à l'avance! +Tout paraissait si parfaitement concerté pour que nous +soyons heureux. Et nous l'avons été si peu!...</p> + +<p>Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant! Sur la +rive où l'on s'arrêta, le coteau venait finir en +pente douce et la terre se divisait en petits prés verts, +en saulaies séparées par des clôtures, comme +autant de jardins minuscules. De l'autre côté de la +rivière les bords étaient formés de collines +grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus lointaines on +découvrait, parmi les sapins, de petits châteaux +romantiques avec une tourelle. Au loin, par instants, on +entendait aboyer la meute du château de +Préveranges.</p> + +<p>Nous étions arrivés en ce lieu par un +dédale de petits chemins, tantôt +hérissés de cailloux blancs, tantôt remplis +de sable - chemins qu'aux abords de la rivière les sources +vives transformaient en ruisseaux. Au passage, les branches des +groseilliers sauvages nous agrippaient par la manche. Et +tantôt nous étions plongés dans la +fraîche obscurité des fonds de ravins, tantôt +au contraire, les haies interrompues, nous baignions dans la +claire lumière de toute la vallée. Au loin sur +l'autre rive, quand nous approchâmes, un homme +accroché aux rocs, d'un geste lent, tendait des cordes +à poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu!</p> + +<p>Nous nous installâmes sur une pelouse, dans le retrait +que formait un taillis de bouleaux. C'était une grande +pelouse rase, où il semblait qu'il y eût place pour +des jeux sans fin.</p> + +<p>Les voitures furent dételées; les chevaux +conduits à la ferme des Aubiers. On commença +à déballer les provisions dans le bois, et à +dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncle +avait apportées.</p> + +<p>Il fallut, à ce moment, des gens de bonne +volonté, pour aller à l'entrée du grand +chemin voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer +où nous étions. Je m'offris aussitôt; +Meaulnes me suivit, et nous allâmes nous poster près +du pont suspendu, au carrefour de plusieurs sentiers et du chemin +qui venait des Sablonnières.</p> + +<p>Marchant de long en large, parlant du passé, +tâchant tant bien que mal de nous distraire, nous +attendions. Il arriva encore une voiture du Vieux-Nançay, +des paysans inconnus avec une grande fille enrubannée. +Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture à +âne, les enfants de l'ancien jardinier des +Sablonnières.</p> + +<p>"Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux, +je crois bien, qui m'ont pris par la main jadis, le premier soir +de la fête, et m'ont conduit au dîner..."</p> + +<p>Mais à ce moment, l'âne ne voulant plus marcher, +les enfants descendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui +tant qu'ils purent; alors Meaulnes, déçu, +prétendit s'être trompé...</p> + +<p>Je leur demandai s'ils avaient rencontré sur la route +M. et Mlle de Galais. L'un d'eux répondit qu'il ne savait +pas; l'autre: "Je pense que oui, monsieur". Et nous ne +fûmes pas plus avancés. Ils descendirent enfin vers +la pelouse, les uns tirant l'ânon par la bride, les autres +poussant derrière la voiture. Nous reprîmes notre +attente. Meaulnes regardait fixement le détour du chemin +des Sablonnières, guettant avec une sorte d'effroi la +venue de la jeune fille qu'il avait tant cherchée jadis. +Un énervement bizarre et presque comique, qu'il passait +sur Jasmin, s'était emparé de lui. Du petit talus +où nous étions grimpés pour voir au loin le +chemin, nous apercevions sur la pelouse, en contrebas, un groupe +d'invités où Delouche essayait de faire bonne +figure.</p> + +<p>"Regarde-le pérorer, cet imbécile", me disait +Meaulnes.</p> + +<p>Et je lui répondais:</p> + +<p>"Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre +garçon".</p> + +<p>Augustin ne désarmait pas. Là-bas, un +lièvre ou un écureuil avait dû +déboucher d'un fourré. Jasmin, pour assurer sa +contenance, fit mine de le poursuivre:</p> + +<p>"Allons, bon! Il court, maintenant...", fit Meaulnes, comme si +vraiment cette audace-là dépassait toutes les +autres!</p> + +<p>Et cette fois je ne pus m'empêcher de rire. Meaulnes +aussi; mais ce ne fut qu'un éclair.</p> + +<p>Après un nouveau quart d'heure:</p> + +<p>"Si elle ne venait pas?..." dit-il.</p> + +<p>Je répondis:</p> + +<p>"Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus patient!"</p> + +<p>Il recommença de guetter. Mais, à la fin, +incapable de supporter plus longtemps cette attente +intolérable:</p> + +<p>"Ecoute-moi, dit-il. Je redescends avec les autres. Je ne sais +ce qu'il y a maintenant contre moi: mais si je reste là, +je sens qu'elle ne viendra jamais - qu'il est impossible qu'au +bout de ce chemin, tout à l'heure, elle apparaisse".</p> + +<p>Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout seul. Je fis +quelque cent mètres sur la petite route, pour passer le +temps. Et au premier détour j'aperçus Yvonne de +Galais, montée en amazone sur son vieux cheval blanc, si +fringant ce matin-là qu'elle était obligée +de tirer sur les rênes pour l'empêcher de trotter. A +la tête du cheval, péniblement, en silence, marchait +M. de Galais. Sans doute ils avaient dû se relayer sur la +route, chacun à tour de rôle se servant de la +vieille monture.</p> + +<p>Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, sauta +prestement à terre, et confiant les rênes à +son père se dirigea vers moi qui accourais:</p> + +<p>"Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car je +ne veux montrer à personne qu'à vous le vieux +Bélisaire, ni le mettre avec les autres chevaux. Il est +trop laid et trop vieux d'abord; puis je crains toujours qu'il ne +soit blessé par un autre. Or, je n'ose monter que lui, et, +quand il sera mort, je n'irai plus à cheval".</p> + +<p>Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous +cette animation charmante, sous cette grâce en apparence si +paisible, de l'impatience et presque de l'anxiété. +Elle parlait plus vite qu'à l'ordinaire. Malgré ses +joues et ses pommettes roses, il y avait autour de ses yeux, +à son front, par endroits, une pâleur violente +où se lisait tout son trouble.</p> + +<p>Nous convînmes d'attacher Bélisaire à un +arbre dans un petit bois, proche de la route. Le vieux M. de +Galais, sans mot dire comme toujours, sortit le licol des fontes +et attacha la bête - un peu bas à ce qu'il me +sembla. De la ferme je promis d'envoyer tout à l'heure du +foin, de l'avoine, de la paille...</p> + +<p>Et Mlle de Galais arriva sur la pelouse comme jadis, je +l'imagine, elle descendit vers la berge du lac, lorsque Meaulnes +l'aperçut pour la première fois.</p> + +<p>Donnant le bras à son père, écartant de +sa main gauche le pan du grand manteau léger qui +l'enveloppait, elle s'avançait vers les invités, de +son air à la fois si sérieux et si enfantin. Je +marchais auprès d'elle. Tous les invités +éparpillés ou jouant au loin s'étaient +dressés et rassemblés pour l'accueillir; il y eut +un bref instant de silence pendant lequel chacun la regarda +s'approcher.</p> + +<p>Meaulnes s'était mêlé au groupe des jeunes +hommes et rien ne pouvait le distinguer de ses compagnons, sinon +sa haute taille: encore y avait-il là des jeunes gens +presque aussi grands que lui. Il ne fit rien qui pût le +désigner à l'attention, pas un geste ni un pas en +avant. Je le voyais, vêtu de gris, immobile, regardant +fixement, comme tous les autres, la si belle jeune fille qui +venait. A la fin, pourtant, d'un mouvement inconscient et +gêné, il avait passé sa main sur sa +tête nue, comme pour cacher, au milieu de ses compagnons +aux cheveux bien peignés, sa rude tête rasée +de paysan.</p> + +<p>Puis le groupe entoura Mlle de Galais. On lui présenta +les jeunes filles et les jeunes gens qu'elle ne connaissait +pas... Le tour allait venir de mon compagnon; et je me sentais +aussi anxieux qu'il pouvait l'être. Je me disposais +à faire moi-même cette présentation.</p> + +<p>Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune fille +s'avançait vers lui avec une décision et une +gravité surprenantes:</p> + +<p>"Je reconnais Augustin Meaulnes", dit-elle.</p> + +<p>Et elle lui tendit la main.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE VI</h2> + +<h3>La partie de plaisir (fin).</h3> + +<p>De nouveaux venus s'approchèrent presque aussitôt +pour saluer Yvonne de Galais, et les deux jeunes gens se +trouvèrent séparés. Un malheureux hasard +voulut qu'ils ne fussent point réunis pour le +déjeuner à la même petite table. Mais +Meaulnes semblait avoir repris confiance et courage. A plusieurs +reprises, comme je me trouvais isolé entre Delouche et M. +de Galais, je vis de loin mon compagnon qui me faisait, de la +main, un signe d'amitié.</p> + +<p>C'est vers la fin de la soirée seulement, lorsque les +jeux, la baignade, les conversations, les promenades en bateau +dans l'étang voisin se furent un peu partout +organisés, que Meaulnes, de nouveau, se trouva en +présence de la jeune fille. Nous étions à +causer avec Delouche, assis sur des chaises de jardin que nous +avions apportées lorsque, quittant +délibérément un groupe de jeune gens ou elle +paraissait s'ennuyer, Mlle de Galais s'approcha de nous. Elle +nous demanda, je me rappelle pourquoi nous ne canotions pas sur +le lac des Aubiers, comme les autres.</p> + +<p>"Nous avions fait quelques tours cet après-midi, +répondis-je. Mais cela est bien monotone et nous avons +été vite fatigués.</p> + +<p>- Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la rivière? +dit-elle.</p> + +<p>- Le courant est trop fort, nous risquerions d'être +emportés.</p> + +<p>- Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot à +pétrole ou un bateau à vapeur comme celui +d'autrefois.</p> + +<p>- Nous ne l'avons plus, dit-elle presque à voix basse, +nous l'avons vendu".</p> + +<p>Et il se fit un silence gêné.</p> + +<p>Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait rejoindre M. de +Galais.</p> + +<p>"Je saurai bien, dit-il, où le trouver".</p> + +<p>Bizarrerie du hasard! Ces deux êtres si parfaitement +dissemblables s'étaient plu et depuis le matin ne se +quittaient guère. M. de Galais m'avait pris à part +un instant, au début de la soirée, pour me dire que +j'avais là un ami plein de tact, de +déférence et de qualités. Peut-être +même avait-il été jusqu'à lui confier +le secret de l'existence de Bélisaire et le lieu de sa +cachette.</p> + +<p>Je pensai moi aussi à m'éloigner, mais je +sentais les deux jeunes gens si gênés, si anxieux +l'un en face de l'autre, que je jugeai prudent de ne pas le +faire...</p> + +<p>Tant de discrétion de la part de Jasmin, tant de +précaution de la mienne servirent à peu de chose. +Ils parlèrent. Mais invariablement, avec un +entêtement dont il ne se rendait certainement pas compte, +Meaulnes en revenait à toutes les merveilles de jadis. Et +chaque fois la jeune fille au supplice devait lui +répéter que tout était disparu: la vieille +demeure si étrange et si compliquée, abattue; le +grand étang, asséché, comblé; et +dispersés, les enfants aux charmants costumes...</p> + +<p>"Ah!" faisait simplement Meaulnes avec désespoir et +comme si chacune de ces disparitions lui eût donné +raison contre la jeune fille ou contre moi...</p> + +<p>Nous marchions côte à côte... Vainement +j'essayais de faire diversion à la tristesse qui nous +gagnait tous les trois. D'une question abrupte, Meaulnes, de +nouveau, cédait à son idée fixe. Il +demandait des renseignements sur tout ce qu'il avait vu +autrefois: les petites filles, le conducteur de la vieille +berline, les poneys de la course. "Les poneys sont vendus aussi? +Il n'y a plus de chevaux au Domaine?..."</p> + +<p>Elle répondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne parla +pas de Bélisaire.</p> + +<p>Alors il évoqua les objets de sa chambre: les +candélabres, la grande glace, le vieux luth +brisé... Il s'enquérait de tout cela, avec une +passion insolite, comme s'il eût voulu se persuader que +rien ne subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne +lui rapporterait pas une épave capable de prouver qu'ils +n'avaient pas rêvé tous les deux, comme le plongeur +rapporte du fond de l'eau un caillou et des algues.</p> + +<p>Mlle de Galais et moi, nous ne pûmes nous empêcher +de sourire tristement: elle se décida à lui +expliquer:</p> + +<p>"Vous ne reverrez pas le beau château que nous avions +arrangé, monsieur de Galais et moi, pour le pauvre +Frantz.<br> + "Nous passions notre vie à faire ce qu'il demandait. +C'était un être si étrange, si charmant! Mais +tout a disparu avec lui le soir de ses fiançailles +manquées.<br> + "Déjà monsieur de Galais était ruiné +sans que nous le sachions. Frantz avait fait des dettes et ses +anciens camarades - apprenant sa disparition - ont aussitôt +réclamé auprès de nous. Nous sommes devenus +pauvres; madame de Galais est morte et nous avons perdu tous nos +amis en quelques jours.<br> + "Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il retrouve ses +amis et sa fiancée; que la noce interrompue se fasse et +peut-être tout reviendra-t-il comme c'était +autrefois. Mais le passé peut-il renaître?</p> + +<p>- Qui sait!" dit Meaulnes pensif. Et il ne demanda plus +rien.</p> + +<p>Sur l'herbe courte et légèrement jaune +déjà, nous marchions tous les trois sans bruit: +Augustin avait à sa droite près de lui la jeune +fille qu'il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait une +de ces dures questions, elle tournait vers lui lentement, pour +lui répondre, son charmant visage inquiet; et une fois, en +lui parlant, elle avait posé doucement sa main sur son +bras, d'un geste plein de confiance et de faiblesse. Pourquoi le +grand Meaulnes était-il là comme un +étranger, comme quelqu'un qui n'a pas trouvé ce +qu'il cherchait et que rien d'autre ne peut intéresser? Ce +bonheur-là, trois ans plus tôt, il n'eût pu le +supporter sans effroi, sans folie, peut-être. D'où +venait donc ce vide, cet éloignement, cette impuissance +à être heureux, qu'il y avait en lui, à cette +heure?</p> + +<p>Nous approchions du petit bois où le matin M. de Galais +avait attaché Bélisaire; le soleil vers son +déclin allongeait nos ombres sur l'herbe; à l'autre +bout de la pelouse, nous entendions, assourdis par +l'éloignement, comme un bourdonnement heureux, les voix +des joueurs et des fillettes, et nous restions silencieux dans ce +calme admirable, lorsque nous entendîmes chanter de l'autre +côté du bois, dans la direction des Aubiers, la +ferme du bord de l'eau. C'était la voix jeune et lointaine +de quelqu'un qui mène ses bêtes à +l'abreuvoir, un air rythmé comme un air de danse, mais que +l'homme étirait et alanguissait comme une vieille ballade +triste:</p> + +<p class="Pcursief">Mes souliers sont rouges...<br> + Adieu, mes amours...<br> + Mes souliers sont rouges...<br> + Adieu, sans retour!...</p> + +<p>Meaulnes avait levé la tête et écoutait. +Ce n'était rien qu'un de ces airs que chantaient les +paysans attardés, au Domaine sans nom, le dernier soir de +la fête, quand déjà tout s'était +écroulé... Rien qu'un souvenir - le plus +misérable - de ces beaux jours qui ne reviendraient +plus.</p> + +<p>"Mais vous l'entendez? dit Meaulnes à mi-voix. Oh! je +vais aller voir qui c'est". Et, tout de suite, il s'engagea dans +le petit bois. Presque aussitôt la voix se tut; on entendit +encore une seconde l'homme siffler ses bêtes en +s'éloignant; puis plus rien...</p> + +<p>Je regardai la jeune fille. Pensive et accablée, elle +avait les yeux fixés sur le taillis où Meaulnes +venait de disparaître. Que de fois, plus tard, elle devait +regarder ainsi, pensivement, le passage par où s'en irait +à jamais le grand Meaulnes!</p> + +<p>Elle se tourna vers moi:</p> + +<p>"Il n'est pas heureux", dit-elle douloureusement.</p> + +<p>Elle ajouta:</p> + +<p>"Et peut-être que je ne puis rien pour lui?..."</p> + +<p>J'hésitais à répondre, craignant que +Meaulnes, qui devait d'un saut avoir gagné la ferme et qui +maintenant revenait par le bois, ne surprît notre +conversation. Mais j'allais l'encourager cependant; lui dire de +ne pas craindre de brusquer le grand gars; qu'un secret sans +doute le désespérait et que jamais de +lui-même il ne se confierait à elle ni à +personne - lorsque soudain, de l'autre côté du bois, +partit un cri; puis nous entendîmes un piétinement +comme d'un cheval qui pétarade et le bruit d'une dispute +à voix entrecoupées... Je compris tout de suite +qu'il était arrivé un accident au vieux +Bélisaire et je courus vers l'endroit d'où venait +tout le tapage. Mlle de Galais me suivit de loin. Du fond de la +pelouse on avait dû remarquer notre mouvement, car +j'entendis, au moment où j'entrai dans le taillis, les +cris des gens qui accouraient.</p> + +<p>Le vieux Bélisaire, attaché trop bas, +s'était pris une patte de devant dans sa longe; il n'avait +pas bougé jusqu'au moment où M. de Galais et +Delouche, au cours de leur promenade, s'étaient +approchés de lui; effrayé, excité par +l'avoine insolite qu'on lui avait donnée, il +s'était débattu furieusement; les deux hommes +avaient essayé de le délivrer, mais si +maladroitement qu'ils avaient réussi à +l'empêtrer davantage, tout en risquant d'essuyer de +dangereux coups de sabots. C'est à ce moment que par +hasard Meaulnes, revenant des Aubiers, était tombé +sur le groupe. Furieux de tant de gaucherie, il avait +bousculé les deux hommes au risque de les envoyer rouler +dans le buisson. Avec précaution mais en un tour de main +il avait délivré Bélisaire. Trop tard, car +le mal était déjà fait; le cheval devait +avoir un nerf foulé, quelque chose de brisé +peut-être, car il se tenait piteusement la tête +basse, sa selle à demi dessanglée sur le dos, une +patte repliée sous son ventre et toute tremblante. +Meaulnes, penché, le tâtait et l'examinait sans rien +dire.</p> + +<p>Lorsqu'il releva la tête, presque tout le monde +était là rassemblé, mais il ne vit personne. +Il était fâché rouge.</p> + +<p>"Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu l'attacher de la +sorte! Et lui laisser sa selle sur le dos toute la +journée? Et qui a eu l'audace de seller ce vieux cheval, +bon tout au plus pour une carriole".</p> + +<p>Delouche voulut dire quelque chose - tout prendre sur lui.</p> + +<p>"Tais-toi donc! C'est ta faute encore. Je t'ai vu tirer +bêtement sur sa longe pour le dégager".</p> + +<p>Et se baissant de nouveau, il se remit à frotter le +jarret du cheval avec le plat de la main.</p> + +<p>M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le tort de +vouloir sortir de sa réserve. Il bégaya:</p> + +<p>"Les officiers de marine ont l'habitude... Mon cheval...</p> + +<p>- Ah! il est à vous?" dit Meaulnes un peu calmé, +très rouge, en tournant la tête de côté +vers le vieillard.</p> + +<p>Je crus qu'il allait changer de ton, faire des excuses. Il +souffla un instant. Et je vis alors qu'il prenait un plaisir amer +et désespéré à aggraver la situation, +à tout briser à jamais, en disant avec +insolence:</p> + +<p>"Eh bien je ne vous fais pas mon compliment".</p> + +<p>Quelqu'un suggéra:</p> + +<p>"Peut-être que de l'eau fraîche... En le baignant +dans le gué...</p> + +<p>- Il faut, dit Meaulnes sans répondre, emmener tout de +suite ce vieux cheval, pendant qu'il peut encore marcher, - et il +n'y a pas de temps à perdre! - le mettre à +l'écurie et ne jamais plus l'en sortir".</p> + +<p>Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussitôt. Mais Mlle de +Galais les remercia vivement. Le visage en feu, prête +à fondre en larmes, elle dit au revoir à tout le +monde, et même à Meaulnes +décontenancé, qui n'osa pas la regarder. Elle prit +la bête par les rênes, comme on donne à +quelqu'un la main, plutôt pour s'approcher d'elle davantage +que pour la conduire... Le vent de cette fin d'été +était si tiède sur le chemin des +Sablonnières qu'on se serait cru au mois de mai, et les +feuilles des haies tremblaient à la brise du sud... Nous +la vîmes partir ainsi, son bras a demi sorti du manteau, +tenant dans sa main étroite la grosse-rêne de cuir. +Son père marchait péniblement à +côté d'elle...</p> + +<p>Triste fin de soirée! Peu à peu, chacun ramassa +ses paquets, ses couverts; on plia les chaises, on démonta +les tables; une à une, les voitures chargées de +bagages et de gens partirent, avec des chapeaux levés et +des mouchoirs agités. Les derniers nous restâmes sur +le terrain avec mon oncle Florentin, qui ruminait comme nous, +sans rien dire, ses regrets et sa grosse déception.</p> + +<p>Nous aussi, nous partîmes, emportés vivement, +dans notre voiture bien suspendue, par notre beau cheval alezan. +La roue grinça au tournant dans le sable et bientôt, +Meaulnes et moi, qui étions assis sur le siège de +derrière, nous vîmes disparaître sur la petite +route l'entrée du chemin de traverse que le vieux +Bélisaire et ses maîtres avaient pris...</p> + +<p>Mais alors mon compagnon - l'être que je sache au monde +le plus incapable de pleurer - tourna soudain vers moi son visage +bouleversé par une irrésistible montée de +larmes.</p> + +<p>"Arrêtez, voulez-vous? dit-il en mettant la main sur +l'épaule de Florentin. Ne vous occupez pas de moi? Je +reviendrai tout seul, à pied".</p> + +<p>Et d'un bond, la main au garde-boue de la voiture, il sauta +à terre. A notre stupéfaction, rebroussant chemin, +il se prit à courir, et courut jusqu'au petit chemin que +nous venions de passer, les chemin des Sablonnières. Il +dut arriver au Domaine par cette allée de sapins qu'il +avait suivie jadis, où il avait entendu, vagabond +caché dans les basses branches, la conversation +mystérieuse des beaux enfants inconnus...</p> + +<p>Et c'est ce soir-là, avec des sanglots, qu'il demanda +en mariage Mlle de Galais.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE VII</h2> + +<h3>Le jour des noces.</h3> + +<p>C'est un jeudi, au commencement de février, un beau +jeudi soir glacé, où le grand vent souffle. Il est +trois heures et demie, quatre heures... Sur les haies, +auprès des bourgs, les lessives sont étendues +depuis midi et sèchent à la bourrasque. Dans chaque +maison, le feu de la salle à manger fait luire tout un +reposoir de joujoux vernis. Fatigué de jouer, l'enfant +s'est assis auprès de sa mère et il lui fait +raconter la journée de son mariage...</p> + +<p>Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n'a +qu'à monter dans son grenier et il entendra, jusqu'au +soir, siffler et gémir les naufrages; il n'a qu'à +s'en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son +foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera +pleurer. Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, au bord +d'un chemin boueux, la maison des Sablonnières, où +mon ami Meaulnes est rentré avec Yvonne de Galais, qui est +sa femme depuis midi.</p> + +<p>Les fiançailles ont duré cinq mois. Elles ont +été paisibles, aussi paisibles que la +première entrevue avait été +mouvementée. Meaulnes est venu très souvent aux +Sablonnières, à bicyclette ou en voiture. Plus de +deux fois par semaine, cousant ou lisant près de la grande +fenêtre qui donne sur la lande et les sapins, Mlle de +Galais a vu tout d'un coup sa haute silhouette rapide passer +derrière le rideau, car il vient toujours par +l'allée détournée qu'il a prise autrefois. +Mais c'est la seule allusion - tacite - qu'il fasse au +passé. Le bonheur semble avoir endormi son étrange +tourment.</p> + +<p>De petits événements ont fait date pendant ces +cinq calmes mois. On m'a nommé instituteur au hameau de +Saint-Benoist-des-Champs. Saint-Benoist n'est pas un village. Ce +sont des fermes disséminées à travers la +campagne, et la maison d'école est complètement +isolée sur une côte au bord de la route. Je +mène une vie bien solitaire; mais, en passant par les +champs, il ne faut que trois quarts d'heure de marche pour gagner +les Sablonnières.</p> + +<p>Delouche est maintenant chez son oncle, qui est entrepreneur +de maçonnerie au Vieux-Nançay. Ce sera +bientôt lui le patron. Il vient souvent me voir. Meaulnes, +sur la prière de Mlle de Galais, est maintenant +très aimable avec lui.</p> + +<p>Et ceci explique comment nous sommes là tous deux +à rôder, vers quatre heures de l'après-midi, +alors que les gens de la noce sont déjà tous +repartis.</p> + +<p>Le mariage s'est fait à midi, avec le plus de silence +possible, dans l'ancienne chapelle des Sablonnières qu'on +n'a pas abattue et que les sapins cachent à moitié +sur le versant de la côte prochaine. Après un +déjeuner rapide, la mère de Meaulnes, M. Seurel et +Millie, Florentin et les autres sont remontés en voiture. +Il n'est resté que Jasmin et moi...</p> + +<p>Nous errons à la lisière des bois qui sont +derrière la maison des Sablonnières, au bord du +grand terrain en friche, emplacement ancien du Domaine +aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer et sans savoir +pourquoi, nous sommes remplis d'inquiétude. En vain nous +essayons de distraire nos pensées et de tromper notre +angoisse en nous montrant, au cours de notre promenade errante, +les bauges des lièvres et les petits sillons de sable +où les lapins ont gratté fraîchement... un +collet tendu... la trace d'un braconnier... Mais sans cesse nous +revenons à ce bord du taillis, d'ou l'on découvre +la maison silencieuse et fermée...</p> + +<p>Au bas de la grande croisée qui donne sur les sapins, +il y a un balcon de bois, envahi par les herbes folles, que +couche le vent. Une lueur comme d'un feu allumé se +reflète sur les carreaux de la fenêtre. De temps +à autre, une ombre passe. Tout autour, dans les champs +environnants, dans le potager, dans le seule ferme qui reste des +anciennes dépendances, silence et solitude. Les +métayers sont partis au bourg pour fêter le bonheur +de leurs maîtres.</p> + +<p>De temps à autre, le vent chargé d'une +buée qui est presque de la pluie nous mouille la figure et +nous apporte la parole perdue d'un piano. Là-bas, dans la +maison fermée, quelqu'un joue. Je m'arrête un +instant pour écouter en silence. C'est d'abord comme une +voix tremblante qui, de très loin, ose à peine +chanter sa joie... C'est comme le rire d'une petite fille qui, +dans sa chambre, a été chercher tous ses jouets et +les répand devant son ami. Je pense aussi à la joie +craintive encore d'une femme qui a été mettre une +belle robe et qui vient la montrer et ne sait pas si elle +plaira... Cet air que je ne connais pas, c'est aussi une +prière, une supplication au bonheur de ne pas être +trop cruel, un salut et comme un agenouillement devant le +bonheur...</p> + +<p>Je pense: "Ils sont heureux enfin. Meaulnes est là-bas +près d'elle..."</p> + +<p>Et savoir cela, en être sûr, suffit au +contentement parfait du brave enfant que je suis.</p> + +<p>A ce moment, tout absorbé, le visage mouillé par +le vent de la plaine comme par l'embrun de la mer, je sens qu'on +me touche l'épaule:</p> + +<p>"Ecoute!" dit Jasmin tout bas.</p> + +<p>Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger; et, +lui-même, la tête inclinée, le sourcil +froncé, il écoute...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE VIII</h2> + +<h3>L'appel de Frantz.</h3> + +<p>"Hou-ou!"</p> + +<p>Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel sur deux +notes, haute et basse, que j'ai déjà entendu +jadis... Ah! je me souviens: c'est le cri du grand +comédien lorsqu'il hélait son jeune compagnon +à la grille de l'école. C'est l'appel à quoi +Frantz nous avait fait jurer de nous rendre, n'importe où +et n'importe quand. Mais que demande-t-il ici, aujourd'hui, +celui-là?</p> + +<p>"Cela vient de la grande sapinière à gauche, +dis-je à mi-voix. C'est un braconnier sans doute".</p> + +<p>Jasmin secoua la tête:</p> + +<p>"Tu sais bien que non", dit-il?</p> + +<p>Puis, plus bas:</p> + +<p>"Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis ce matin. J'ai +surpris Ganache à onze heures en train de guetter dans un +champ auprès de la chapelle. Il a détalé en +m'apercevant. Ils sont venus de loin peut-être à +bicyclette, car il était couvert de boue jusqu'au milieu +du dos...</p> + +<p>- Mais que cherchent-ils?</p> + +<p>- Je n'en sais rien. Mais à coup sûr il faut que +nous les chassions. Il ne faut pas les laisser rôder aux +alentours. Ou bien toutes les folies vont recommencer..."</p> + +<p>Je suis de cet avis, sans l'avouer.</p> + +<p>"Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de voir ce qu'ils +veulent et de leur faire entendre raison..."</p> + +<p>Lentement, silencieusement, nous nous glissons donc en nous +baissant à travers le taillis jusqu'à la grande +sapinière, d'où part, à intervalles +réguliers, ce cri prolongé qui n'est pas en soi +plus triste qu'autre chose, mais qui nous semble à tous +les deux de sinistre augure.</p> + +<p>Il est difficile, dans cette partie du bois de sapins, +où le regard s'enfonce entre les troncs +régulièrement plantés, de surprendre +quelqu'un et de s'avancer sans être vu. Nous n'essayons +même pas. Je me poste à l'angle du bois. Jasmin va +ce placer à l'angle opposé, de façon +à commander comme moi, de l'extérieur, deux des +côtés du rectangle et à ne pas laisser fuir +l'un des bohémiens sans le héler. Ces dispositions +prises, je commence à jouer mon rôle +d'éclaireur pacifique et j'appelle:</p> + +<p>"Frantz!...</p> + +<p>"...Frantz! Ne craignez rien. C'est moi, Seurel; je voudrais +vous parler..."</p> + +<p>Un instant de silence; je vais me décider à +crier encore, lorsque, au coeur même de la +sapinière, où mon regard n'atteint pas tout +à fait, une voix commande:</p> + +<p>"Restez où vous êtes: il va venir vous +trouver".</p> + +<p>Peu à peu, entre les grands sapins que +l'éloignement fait paraître serrés, je +distingue la silhouette du jeune homme qui s'approche. Il +paraît couvert de boue et mal vêtu; des +épingles de bicyclette serrent le bas de son pantalon, une +vieille casquette à ancre est plaquée sur ses +cheveux trop longs; je vois maintenant sa figure amaigrie. Il +semble avoir pleuré.</p> + +<p>S'approchant de moi, résolument:</p> + +<p>"Que voulez-vous? demande-t-il d'un air très +insolent.</p> + +<p>- Et vous-même, Frantz, que faites-vous ici? Pourquoi +venez-vous troubler ceux qui sont heureux? Qu'avez-vous à +demander? Dites-le".</p> + +<p>Ainsi interrogé directement, il rougit un peu, +balbutie, répond seulement:</p> + +<p>"Je suis malheureux, moi, je suis malheureux".</p> + +<p>Puis, la tête dans le bras, appuyé à un +tronc d'arbre, il se prend à sangloter amèrement. +Nous avons fait quelques pas dans la sapinière. L'endroit +est parfaitement silencieux. Pas même la voix du vent que +les grands sapins de la lisière arrêtent. Entre les +troncs réguliers se répète et +s'éteint le bruit des sanglots étouffés du +jeune homme. J'attendis que cette crise s'apaise et je dis, en +lui mettant la main sur l'épaule:</p> + +<p>"Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous mènerai +auprès d'eux. Ils vous accueilleront comme un enfant perdu +qu'on a retrouvé et toute sera fini".</p> + +<p>Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix assourdie par les +larmes, malheureux, entêté, colère, il +reprenait:</p> + +<p>"Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi? Pourquoi ne +répond-il pas quand je l'appelle? Pourquoi ne tient-il pas +sa promesse?</p> + +<p>- Voyons, Frantz, répondis-je, le temps des +fantasmagories et des enfantillages est passé. Ne troublez +pas avec des folies le bonheur de ceux que vous aimez; de votre +soeur et d'Augustin Meaulnes.</p> + +<p>- Mais lui seul peut me sauver, vous le savez bien. Lui seul +est capable de retrouver la trace que je cherche. Voilà +bientôt trois ans que Ganache et moi nous battons toute la +France sans résultat. Je n'avais plus confiance qu'en +votre ami. Et voici qu'il ne répond plus. Il a +trouvé son amour, lui. Pourquoi maintenant, ne pense-t-il +pas à moi? Il faut qu'il se mette en route. Yvonne le +laissera bien partir... Elle ne m'a jamais rien +refusé".</p> + +<p>Il me montrait un visage où, dans la poussière +et la boue, les larmes avaient tracé des sillons sales, un +visage de vieux gamin épuisé et battu. Ses yeux +étaient cernés de taches de rousseur; son menton, +mal rasé; ses cheveux trop longs traînaient sur son +col sale. Les mains dans les poches, il grelottait. Ce +n'était plus ce royal enfant en guenilles des +années passées. De coeur, sans doute, il +était plus enfant que jamais: impérieux, fantasque +et tout de suite désespéré. Mais cet +enfantillage était pénible à supporter chez +ce garçon déjà légèrement +vieilli... Naguère, il y avait en lui tant d'orgueilleuse +jeunesse que toute folie au monde lui paraissait permise. A +présent, on était d'abord tenté de le +plaindre pour n'avoir pas réussi sa vie; puis de lui +reprocher ce rôle absurde de jeune héros romantique +où je le voyais s'entêter... Et enfin je pensais +malgré moi que notre beau Frantz aux belles amours avait +dû se mettre à voler pour vivre, tout comme son +compagnon Ganache... Tant d'orgueil avait abouti à +cela!</p> + +<p>"Si je vous promets, dis-je enfin, après avoir +réfléchi, que dans quelques jours Meaulnes se +mettra en campagne pour vous, rien que pour vous?...</p> + +<p>- Il réussira, n'est-ce pas? Vous en êtes +sûr? me demanda-t-il en claquant des dents.</p> + +<p>- Je le pense. Tout devient possible avec lui!</p> + +<p>- Et comment le saurai-je? Qui me le dira?</p> + +<p>- Vous reviendrez ici dans un an exactement, à cette +même heure: vous trouverez la jeune fille que vous +aimez".</p> + +<p>Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler les nouveaux +époux, mais m'enquérir auprès de la tante +Moinel et faire diligence moi-même pour trouver la jeune +fille.</p> + +<p>Le bohémien me regardait dans les yeux avec une +volonté de confiance vraiment admirable. Quinze ans, il +avait encore et tout de même quinze ans! - l'âge que +nous avions à Sainte-Agathe, le soir du balayage des +classes, quand nous fîmes tous les trois ce terrible +serment enfantin.</p> + +<p>Le désespoir le reprit lorsqu'il fut obligé de +dire:</p> + +<p>"Eh bien, nous allons partir".</p> + +<p>Il regarda, certainement avec un grand serrement de coeur, +tous ces bois d'alentour qu'il allait de nouveau quitter.</p> + +<p>"Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les routes +d'Allemagne. Nous avons laissé nos voitures au loin. Et +depuis trente heures, nous marchions sans arrêt. Nous +pensions arriver à temps pour emmener Meaulnes avant le +mariage et chercher avec lui ma fiancée, comme il a +cherché le Domaine des Sablonnières".</p> + +<p>Puis, repris par sa terrible puérilité:</p> + +<p>"Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant, parce que si +je le rencontrais ce serait affreux".</p> + +<p>Peu à peu, entre les sapins, je vis disparaître +sa silhouette grise. J'appelai Jasmin et nous allâmes +reprendre notre faction. Mais presque aussitôt, nous +aperçûmes, là-bas, Augustin qui fermait les +volets de la maison et nous fûmes frappés par +l'étrangeté de son allure.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE IX</h2> + +<h3>Les gens heureux.</h3> + +<p>Plus tard, j'ai su par le menu détail tout ce qui +s'était passé là-bas...</p> + +<p>Dans le salon des Sablonnières, dès le +début de l'après-midi, Meaulnes et sa femme, que +j'appelle encore Mlle de Galais, sont restés +complètement seuls. Tous les invités partis, le +vieux M. de Galais a ouvert la porte, laissant une seconde le +grand vent pénétrer dans la maison et gémir; +puis il s'est dirigé vers le Vieux-Nançais et ne +reviendra qu'à l'heure du dîner, pour fermer tout +à clef et donner des ordres à la métairie. +Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant jusqu'aux jeunes +gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans feuilles qui +cogne la vitre, du côté de la lande. Comme deux +passagers dans un bateau à la dérive, ils sont, +dans le grand vent d'hiver, deux amants enfermés avec le +bonheur.</p> + +<p>"Le feu menace de s'éteindre" dit Mlle de Galais, et +elle voulut prendre une bûche dans le coffre.</p> + +<p>Mais Meaulnes se précipita et plaça +lui-même le bois dans le feu.</p> + +<p>Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils +restèrent là, debout, l'un devant l'autre, +étouffés comme par une grande nouvelle qui ne +pouvait pas se dire.</p> + +<p>Le vent roulait avec le bruit d'une rivière +débordée. De temps à autre une goutte d'eau, +diagonalement, comme sur la portière d'un train, rayait la +vitre.</p> + +<p>Alors la jeune fille s'échappa. Elle ouvrit la porte du +couloir et disparut avec un sourire mystérieux. Un +instant, dans la demi-obscurité, Augustin resta seul... Le +tic tac d'une petite pendule faisait penser à la salle +à manger de Sainte-Agathe... Il songea sans doute: "C'est +donc ici la maison tant cherchée, le couloir jadis plein +de chuchotements et de passages étranges..."</p> + +<p>C'est à ce moment qu'il dut entendre - Mlle de Galais +me dit plus tard l'avoir entendu aussi - le premier cri de +Frantz, tout près de la maison.</p> + +<p>La jeune femme, alors, eut beau lui montrer les choses +merveilleuses dont elle était chargée: ses jouets +de petite fille, toutes ses photographies d'enfant: elle en +cantinière, elle et Frantz sur les genoux de leur +mère, qui était si jolie... puis tout ce qui +restait de ses sages petites robes de jadis: "jusqu'à +celle-ci que je portais, voyez, vers le temps où vous +alliez bientôt me connaître, où vous arriviez, +je crois, au cours de Sainte-Agathe...", Meaulnes ne voyait plus +rien et n'entendait plus rien.</p> + +<p>Un instant pourtant il parut ressaisi par la pensée de +son extraordinaire, inimaginable bonheur:</p> + +<p>"Vous êtes là - dit-il sourdement, comme si le +dire seulement donnait le vertige - vous passez auprès de +la table et votre main s'y pose un instant..."</p> + +<p>Et encore:</p> + +<p>"Ma mère, lorsqu'elle était jeune femme, +penchait ainsi légèrement son buste sur sa taille +pour me parler... Et quand elle se mettait au piano..."</p> + +<p>Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne +vînt. Mais il faisait sombre dans ce coin du salon et l'on +fut obligé d'allumer une bougie. L'abat-jour rose, sur le +visage de la jeune fille, augmentait ce rouge dont elle +était marquée aux pommettes et qui était le +signe d'une grande anxiété.</p> + +<p>Là-bas, à la lisière du bois, je +commençai d'entendre cette chanson tremblante que nous +apportait le vent, coupée bientôt par le second cri +des deux fous, qui s'étaient rapprochés de nous +dans les sapins.</p> + +<p>Longtemps Meaulnes écouta la jeune fille en regardant +silencieusement par une fenêtre. Plusieurs fois il se +tourna vers le doux visage plein de faiblesse et d'angoisse. Puis +il s'approcha d'Yvonne et, très légèrement, +il mit sa main sur son épaule. Elle sentit doucement peser +auprès de son cou cette caresse à laquelle il +aurait fallu savoir répondre.</p> + +<p>"Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer les volets. Mais +ne cessez pas de jouer..."</p> + +<p>Que se passe-t-il alors dans ce coeur obscur et sauvage? Je me +le suis souvent demandé et je ne l'ai su que lorsqu'il fut +trop tard. Remords ignorés? Regrets inexplicables? Peur de +voir s'évanouir bientôt entre ses mains ce bonheur +inouï qu'il tenait si serré? Et alors tentation +terrible de jeter irrémédiablement à terre, +tout de suite, cette merveille qu'il avait conquise?</p> + +<p>Il sortit lentement, silencieusement après avoir +regardé sa jeune femme une fois encore. Nous le +vîmes, de la lisière du bois, fermer d'abord avec +hésitation un volet, puis regarder vaguement vers nous, en +fermer un autre, et soudain s'enfuir à toutes jambes dans +notre direction. Il arriva près de nous avant que nous +eussions pu songer à nous dissimuler davantage. Il nous +aperçut, comme il allait franchir une petite haie +récemment plantée et qui formait la limite d'un +pré. Il fit un écart. Je me rappelle son allure +hagarde, son air de bête traquée... Il fit mine de +revenir sur ses pas pour franchir la haie du côté du +petit ruisseau.</p> + +<p>Je l'appelai.</p> + +<p>"Meaulnes!... Augustin!..."</p> + +<p>Mais il ne tournait pas même la tête. Alors, +persuadé que cela seulement pourrait le retenir:</p> + +<p>"Frantz est là, criai-je. Arrête!"</p> + +<p>Il s'arrêta enfin. Haletant et sans me laisser le temps +de préparer ce que je pourrais dire:</p> + +<p>"Il est là! dit-il. Que réclame-t-il?</p> + +<p>- Il est malheureux, répondis-je. Il venait te demander +de l'aide, pour retrouver ce qu'il a perdu.</p> + +<p>- Ah! fit-il, baissant la tête. Je m'en doutais bien. +J'avais beau essayer d'endormir cette pensée-là... +Mais où est-il? Raconte vite".</p> + +<p>Je dis que Frantz venait de partir et que certainement on ne +le rejoindrait plus maintenant. Ce fut pour Meaulnes une grande +déception. Il hésita, fit deux ou trois pas, +s'arrêta. Il paraissait au comble de l'indécision et +du chagrin. Je lui racontai ce que j'avais promis en son nom au +jeune homme. Je dis que je lui avais donné rendez-vous +dans un an à la même place.</p> + +<p>Augustin, si calme en général, était +maintenant dans un état de nervosité et +d'impatience extraordinaires:</p> + +<p>"Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais oui, sans doute, +je puis le sauver. Mais il faut que ce soit tout de suite. Il +faut que je le voie, que je lui parle, qu'il me pardonne et que +je répare tout... Autrement je ne peux plus me +présenter là-bas..."</p> + +<p>Et il se tourna vers la maison des Sablonnières.</p> + +<p>"Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine que tu lui as +faite, tu es en train de détruire ton bonheur.</p> + +<p>- Ah! si ce n'était que cette promesse", fit-il. Et +ainsi je connus qu'autre chose liait les deux jeunes hommes, mais +sans pouvoir deviner quoi.</p> + +<p>"En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de courir. Ils sont +maintenant en route pour l'Allemagne".</p> + +<p>Il allait répondre, lorsqu'une figure +échevelée, hagarde, se dressa entre nous. +C'était Mlle de Galais. Elle avait dû courir, car +elle avait le visage baigné de sueur. Elle avait dû +tomber et se blesser, car elle avait le front +écorché au-dessus de l'oeil droit et du sang +figé dans les cheveux.</p> + +<p>Il m'est arrivé, dans les quartiers pauvres de Paris, +de voir soudain, descendue dans la rue, séparé par +des agents intervenus dans la bataille, un ménage qu'on +croyait heureux, uni, honnête. Le scandale a +éclaté tout d'un coup, n'importe quand, à +l'instant de se mettre à table, le dimanche avant de +sortir, au moment de souhaiter la fête du petit +garçon.... et maintenant tout est oublié, +saccagé. L'homme et la femme, au milieu du tumulte, ne +sont plus que deux démons pitoyables et les enfants en +larmes se jettent contre eux, les embrassent étroitement, +les supplient de se taire et de ne plus se battre.</p> + +<p>Mlle de Galais, quand elle arriva près de Meaulnes, me +fit penser à un de ces enfants-là, à un de +ces pauvres enfants affolés. Je crois que tous ses amis, +tout un village, tout un monde l'eût regardée, +qu'elle fût accourue tout de même, qu'elle fût +tombée de la même façon, +échevelée, pleurante, salie.</p> + +<p>Mais quand elle eut compris que Meaulnes était bien +là, que cette fois du moins, il ne l'abandonnerait pas, +alors elles passa son bras sous le sien, puis elle ne put +s'empêcher de rire au milieu de ses larmes comme un petit +enfant. Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme elle +avait tiré son mouchoir, Meaulnes le lui prit doucement +des mains: avec précaution et application, il essuya le +sang qui tachait la chevelure de la jeune fille.</p> + +<p>"Il faut rentrer, maintenant, dit-il.</p> + +<p>Et je les lassai retourner tous les deux, dans le beau grand +vent du soir d'hiver qui leur fouettait le visage, - lui, +l'aidant de la main aux passages difficiles; elle, souriant et se +hâtant - vers leur demeure pour un instant +abandonnée.</p> + +<h2> </h2> + +<h2>CHAPITRE X</h2> + +<h3>La "Maison de Frantz".</h3> + +<p>Mal rassuré, en proie à une sourde +inquiétude, que l'heureux dénouement du tumulte de +la veille n'avait pas suffi à dissiper, il me fallut +rester enfermé dans l'école pendant toute la +journée du lendemain. Sitôt après l'heure +"d'étude" qui suit la classe du soir, je pris le chemin +des Sablonnières. La nuit tombait quand j'arrivai dans +l'allée de sapins qui menait à la maison. Tous les +volets étaient déjà clos. Je craignis +d'être importun, en me présentant à cette +heure tardive, le lendemain d'un mariage. Je restai fort tard +à rôder sur la lisière du jardin et dans les +terres avoisinantes, espérant toujours voir sortir +quelqu'un de la maison fermée... Mais mon espoir fut +déçu. Dans la métairie voisine +elle-même, rien ne bougeait. Et je dus rentrer chez moi, +hanté par les imaginations les plus sombres.</p> + +<p>Le lendemain samedi, mêmes incertitudes. Le soir, je +pris en hâte ma pèlerine, mon bâton, un +morceau de pain, pour manger en route, et j'arrivai, quand la +nuit tombait déjà, pour trouver tout fermé +aux Sablonnières, comme la veille... Un peu de +lumière au premier étage; mais aucun bruit; pas un +mouvement... Pourtant, de la cour de la métairie je vis +cette fois la porte de la ferme ouverte, le feu allumé +dans la grande cuisine et j'entendis le bruit habituel des voix +et des pas à l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me +renseigner. Je ne pouvais rien dire ni rien demander à ces +gens. Et je retournai guetter encore, attendre en vain, pensant +toujours voir la porte s'ouvrir et surgir enfin la haute +silhouette d'Augustin.</p> + +<p>C'est le dimanche seulement, dans l'après-midi, que je +résolus de sonner à la porte des +Sablonnières. Tandis que je grimpais les coteaux +dénudés, j'entendais sonner au loin les +vêpres du dimanche d'hiver. Je me sentais solitaire et +désolé. Je ne sais quel pressentiment triste +m'envahissait. Et je ne fus qu'à demi surpris lorsque, +à mon coup de sonnette, je vis M. de Galais tout seul +paraître et me parler à voix basse: Yvonne de Galais +était alitée, avec une fièvre violente; +Meaulnes avait dû partir dès vendredi matin pour un +long voyage; on ne sait quand il reviendrait...</p> + +<p>Et comme le vieillard, très embarrassé, +très triste, ne m'offrait pas d'entrer, je pris +aussitôt congé de lui. La porte refermée, je +restai un instant sur le perron, le coeur serré, dans un +désarroi absolu, à regarder sans savoir pourquoi +une branche de glycine desséchée que le vent +balançait tristement dans un rayon de soleil.</p> + +<p>Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait depuis son +séjour à Paris avait fini par être le plus +fort. Il avait fallu que mon grand compagnon +échappât à la fin à son bonheur +tenace...</p> + +<p>Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins demander des +nouvelles d'Yvonne de Galais, jusqu'au soir où, +convalescente enfin, elle me fit prier d'entrer. Je la trouvai, +assise auprès du feu, dans le salon dont la grande +fenêtre basse donnait sur la terre et les bois. Elle +n'était point pâle comme je l'avais imaginé, +mais tout enfiévrée, au contraire, avec de vives +taches rouges sous les yeux, et dans un état d'agitation +extrême. Bien qu'elle parût très faible +encore, elle s'était habillée comme pour sortir. +Elle parlait peu, mais elle disait chaque phrase avec une +animation extraordinaire, comme si elle eût voulu se +persuader à elle-même que le bonheur n'était +pas évanoui encore... Je n'ai pas gardé le souvenir +de ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que j'en vins +à demander avec hésitation quand Meaulnes serait de +retour.</p> + +<p>"Je ne sais pas quand il reviendra", répondit-elle +vivement.</p> + +<p>Il y avait une supplication dans ses yeux, et je me gardai +d'en demander davantage.</p> + +<p>Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai avec elle +auprès du feu, dans ce salon bas où la nuit venait +plus vite que partout ailleurs. Jamais elle ne parlait +d'elle-même ni de sa peine cachée. Mais elle ne se +lassait pas de me faire conter par le détail notre +existence d'écoliers de Sainte-Agathe.</p> + +<p>Elle écoutait gravement, tendrement, avec un +intérêt quasi maternel, le récit de nos +misères de grands enfants. Elle ne paraissait jamais +surprise, pas même de nos enfantillages les plus audacieux, +les plus dangereux. Cette tendresse attentive qu'elle tenait de +M. de Galais, les aventures déplorables de son +frère ne l'avaient point lassée. Le seul regret que +lui inspirât le passé, c'était, je pense, de +n'avoir point encore été pour son frère une +confidente assez intime, puisque, au moment de sa grande +débâcle, il n'avait rien osé lui dire non +plus qu'à personne et s'était jugé perdu +sans recours. Et c'était là, quand j'y songe, une +lourde tâche qu'avait assumée la jeune femme - +tâche périlleuse, de seconder un esprit follement +chimérique comme son frère; tâche +écrasante, quand il s'agissait de lier partie avec ce +coeur aventureux qu'était mon ami le grand Meaulnes.</p> + +<p>De cette foi qu'elle gardait dans les rêves enfantins de +son frère, de ce soin qu'elle apportait à lui +conserver au moins des bribes de ce rêve dans lequel il +avait vécu jusqu'à vingt ans, elle me donna un jour +la preuve la plus touchante et je dirai presque la plus +mystérieuse.</p> + +<p>Ce fut par une soirée d'avril désolée +comme une fin d'automne. Depuis près d'un mois nous +vivions dans un doux printemps prématuré, et la +jeune femme avait repris en compagnie de M. de Galais les longues +promenades qu'elle aimait. Mais ce jour-là, se vieillard +se trouvant fatigué et moi-même libre, elle me +demanda de l'accompagner malgré le temps menaçant. +A plus d'une demi-lieue des Sablonnières, en longeant +l'étang, l'orage, la pluie, la grêle nous +surprirent. Sous le hangar où nous nous étions +abrités contre l'averse interminable, le vent nous +glaçait, debout l'un près de l'autre, pensifs, +devant le paysage noirci. Je la revois, dans sa douce robe +sévère, toute pâlie, toute +tourmentée.</p> + +<p>"Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes partis depuis si +longtemps. Qu'a-t-il pu se passer?"</p> + +<p>Mais, à mon étonnement, lorsqu'il nous fut +possible enfin de quitter notre abri, la jeune femme, au lieu de +revenir vers les Sablonnières, continua son chemin et me +demanda de la suivre. Nous arrivâmes, après avoir +longtemps marché, devant une maison que je ne connaissais +pas, isolée, au bord d'un chemin défoncé qui +devait aller vers Préveranges. C'était une petite +maison bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien ne +distinguait du type usuel dans ce pays, sinon son +éloignement et son isolement.</p> + +<p>A voir Yvonne de Galais, on eût dit que cette maison +nous appartenait et que nous l'avions abandonnée durant un +long voyage. Elle ouvrit, en se penchant, une petite grille, et +se hâta d'inspecter avec inquiétude le lieu +solitaire. Une grande cour herbeuse, où des enfants +avaient dû venir jouer pendant les longues et lentes +soirées de la fin de l'hiver, était ravinée +par l'orage. Un cerceau trempait dans une flaque d'eau. Dans les +jardinets où les enfants avaient semé des fleurs et +des pois, la grande pluie n'avait laissé que des +traînées de gravier blanc. Et enfin nous +découvrîmes, blottie contre le seuil d'une des +portes mouillées, toute une couvée de poussins +transpercée par l'averse. Presque tous étaient +morts sous les ailes raidies et les plumes fripées de la +mère.</p> + +<p>A ce spectacle pitoyable, le jeune femme eut un cri +étouffé. Elle se pencha et, sans souci de l'eau ni +de la boue, triant les poussins vivants d'entre les morts, elle +les mit dans un pan de son manteau. Puis nous entrâmes dans +la maison dont elle avait la clef. Quatre portes ouvraient sur un +étroit couloir où le vent s'engouffra en sifflant. +Yvonne de Galais ouvrit la première à notre droite +et me fit pénétrer dans une chambre sombre, ou je +distinguai, après un moment d'hésitation, une +grande glace et un petit lit recouvert, à la mode +campagnarde, d'un édredon de soie rouge. Quant à +elle, après avoir cherché un instant dans le reste +de l'appartement, elle revint, portant la couvée malade +dans une corbeille garnie de duvet, qu'elle glissa +précieusement sous l'édredon. Et, tandis qu'un +rayon de soleil languissant, le premier et le dernier de la +journée, faisait plus pâles nos visages et plus +obscure la tombée de la nuit, nous étions +là, debout, glacés et tourmentés, dans la +maison étrange!</p> + +<p>D'instant en instant, elle allait regarder dans le nid +fiévreux, enlever un nouveau poussin mort pour +l'empêcher de faire mourir les autres. Et chaque fois il +nous semblait que quelque chose comme un grand vent par les +carreaux cassés du grenier, comme un chagrin +mystérieux d'enfants inconnus, se lamentait +silencieusement.</p> + +<p>"C'était ici, me dit enfin ma compagne, la maison de +Frantz quand il était petit. Il avait voulu une maison +pour lui tout seul, loin de tout le monde, dans laquelle il +pût aller jouer, s'amuser et vivre quand cela lui plairait. +Mon père avait trouvé cette fantaisie si +extraordinaire, si drôle, qu'il n'avait pas refusé. +Et quand cela lui plaisait, un jeudi, un dimanche, n'importe +quand, Frantz partait habiter dans sa maison comme un homme. Les +enfants des fermes d'alentour venaient jouer avec lui, l'aider +à faire son ménage, travailler dans le jardin. +C'était un jeu merveilleux! Et le soir venu, il n'avait +pas peur de coucher tout seul. Quant à nous, nous +l'admirions tellement que nous ne pensions pas même +à être inquiets.</p> + +<p>"Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec un +soupir, la maison est vide. Monsieur de Galais, frappé par +l'âge et le chagrin, n'a jamais rien fait pour retrouver ni +rappeler mon frère. Et que pourrait-il tenter?</p> + +<p>"Moi je passe ici bien souvent. Les petits paysans des +environs viennent jouer dans la cour comme autrefois. Et je me +plais à imaginer que ce sont les anciens amis de Frantz; +que lui-même est encore un enfant et qu'il va revenir +bientôt avec la fiancée qu'il s'était +choisie.</p> + +<p>"Ces enfants-là me connaissent bien. Je joue avec eux. +Cette couvée de petits poulets était à +nous..."</p> + +<p>Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais rien dit, ce +grand regret d'avoir perdu son frère si fou, si charmant +et si admiré, il avait fallu cette averse et cette +débâcle enfantine pour qu'elle me les confiât. +Et je l'écoutais sans rien répondre, le coeur tout +gonflé de sanglots....</p> + +<p>Les portes et la grille refermées, les poussins remis +dans la cabane en planches qu'il y avait derrière la +maison, elle reprit tristement mon bras et je la reconduisis.</p> + +<p>Des semaines, des mois passèrent. Epoque passée! +Bonheur perdu! De celle qui avait été la +fée, la princesse et l'amour mystérieux de toute +notre adolescence, c'est à moi qu'il était +échu de prendre le bras et de dire ce qu'il fallait pour +adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon avait fui. De cette +époque, de ces conversations, le soir, après la +classe que je faisais sur la côte de +Saint-Benoist-des-Champs, de ces promenades où la seule +chose dont il eût fallu parler était la seule sur +laquelle nous étions décidés à nous +taire, que pourrais-je dire à présent? Je n'ai pas +gardé d'autre souvenir que celui, à demi +effacé déjà, d'un beau visage amaigri, de +deux yeux dont les paupières s'abaissent lentement tandis +qu'ils me regardent, comme pour déjà ne plus voir +qu'un monde intérieur.</p> + +<p>Et je suis demeuré son compagnon fidèle - +compagnon d'une attente dont nous ne parlions pas - durant tout +un printemps et tout un été comme il n'y en aura +jamais plus. Plusieurs fois, nous retournâmes, +l'après-midi, à la maison de Frantz. Elle ouvrait +les portes pour donner de l'air, pour que rien ne fût moisi +quand le jeune ménage reviendrait. Elle s'occupait de la +volaille à demi sauvage qui gîtait dans la +basse-cour. Et le jeudi où le dimanche, nous encouragions +les jeux des petits campagnards d'alentour, dont les cris et les +rires, dans le site solitaire, faisaient paraître plus +déserte et plus vide encore la petite maison +abandonnée.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE XI</h2> + +<h3>Conversation sous la pluie.</h3> + +<p>Le mois d'août, époque des vacances, +m'éloigna des Sablonnières et de la jeune femme. Je +dus aller passer à Sainte-Agathe mes deux mois de +congé. Je revis la grande cour sèche, le +préau, la classe vide... Tout parlait du grand Meaulnes. +Tout était rempli des souvenirs de notre adolescence +déjà finie. Pendant ces longues journées +jaunies, je m'enfermais comme jadis, avant la venue de Meaulnes, +dans le cabinet des archives, dans les classes désertes. +Je lisais, j'écrivais, je me souvenais... Mon père +était à la pêche au loin. Millie dans le +salon cousait ou jouait du piano comme jadis... Et dans le +silence absolu de la classe, où les couronnes de papier +vert déchirées, les enveloppes des livres de prix, +les tableaux épongés, tout disait que +l'année était finie, les récompenses +distribuées, tout attendais l'automne, la rentrée +d'octobre et le nouvel effort -je pensais de même que notre +jeunesse était finie et le bonheur manqué; moi +aussi j'attendais la rentrée aux Sablonnières et le +retour d'Augustin qui peut-être ne reviendrait +jamais...</p> + +<p>Il y avait cependant une nouvelle heureuse que +j'annonçai à Millie, lorsqu'elle se décida +à m'interroger sur la nouvelle mariée. Je redoutais +ses questions, sa façon à la fois très +innocente et très maligne de vous plonger soudain dans +l'embarras, en mettant le doigt sur votre pensée la plus +secrète. Je coupai court à tout en annonçant +que la jeune femme de mon ami Meaulnes serait mère au mois +d'octobre.</p> + +<p>A part moi, je me rappelai le jour où Yvonne de Galais +m'avait fait comprendre cette grande nouvelle. Il y avait eut un +silence; de ma part, un léger embarras de jeune homme. Et +j'avais dit tout de suite, inconsidérément, pour le +dissiper - songeant trop tard à tout le drame que je +remuais ainsi:</p> + +<p>"Vous devez être bien heureuse?"</p> + +<p>Mais elle, sans arrière-pensée, sans regret, ni +remords, ni rancune, elle avait répondu avec un beau +sourire de bonheur:</p> + +<p>"Oui, bien heureuse".</p> + +<p>Durant cette dernière semaine des vacances, qui est en +général la plus belle et la plus romantique, +semaine de grandes pluies, semaine où l'on commence +à allumer les feux, et que je passais d'ordinaire à +chasser dans les sapins noirs et mouillés du Vieux-Nancay, +je fis mes préparatifs pour rentrer directement à +Saint-Benoist-des-Champs. Firmin, ma tante Julie et mes cousines +du Vieux-Nancay m'eussent posé trop de questions +auxquelles je ne voulais pas répondre. Je renonçai +pour cette fois à mener durant huit jours la vie enivrante +de chasseur campagnard et je regagnai ma maison d'école +quatre jours avant la rentrée des classes.</p> + +<p>J'arrivai avant la nuit dans la cour déjà +tapissée de feuilles jaunies. Le voiturier parti, je +déballai tristement dans la salle à manger, sonore +et "renfermée" le paquet de provisions que m'avait fait +maman... Après un léger repas du bout des dents, +impatient, anxieux, je mis ma pèlerine et partis pour une +fiévreuse promenade qui me mena tout droit aux abords des +Sablonnières.</p> + +<p>Je ne voulus pas m'y introduire en intrus dès le +premier soir de mon arrivée. Cependant, plus hardi qu'en +février, après avoir tourné tout autour du +Domaine où brillait seule la fenêtre de la jeune +femme, je franchis, derrière la maison, la clôture +du jardin et m'assis sur un banc, contre la haie, dans l'ombre +commençante, heureux simplement d'être là, +tout près de ce qui me passionnait et m'inquiétait +le plus au monde.</p> + +<p>La nuit venait. Une pluie fine commençait à +tomber. La tête basse, je regardais, sans y songer, mes +souliers se mouiller peu à peu et luire d'eau. L'ombre +m'entourait lentement et la fraîcheur me gagnait sans +troubler ma rêverie. Tendrement, tristement, je +rêvais aux chemins boueux de Sainte-Agathe, par ce +même soir de septembre; j'imaginais la place pleine de +brume, le garçon boucher qui siffle en allant à la +pompe, le café illuminé, la joyeuse voiturée +avec sa carapace de parapluies ouverts qui arrivait avant la fin +des vacances, chez l'oncle Florentin... Et je me disais +tristement: "Qu'importe tout ce bonheur, puisque Meaulnes, mon +compagnon, ne peut pas y être, ni sa jeune femme..."</p> + +<p>C'est alors que, levant la tête, je la vis à deux +pas de moi. Ses souliers, dans le sable, faisaient un bruit +léger que j'avais confondu avec celui des gouttes d'eau de +la haie. Elle avait sur la tête et les épaules un +grand fichu de laine noire, et la pluie fine poudrait sur son +front ses cheveux. Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle +aperçu par la fenêtre qui donnait sur le jardin. Et +elle venait vers moi. Ainsi ma mère, autrefois, +s'inquiétait et me cherchait pour me dire: "Il faut +rentrer", mais ayant pris goût à cette promenade +sous la pluie et dans la nuit, elle disait seulement avec +douceur: "Tu vas prendre froid!" et restait en ma compagnie +à causer longuement...</p> + +<p>Yvonne de Galais me tendit une main brûlante, et, +renonçant à me faire entrer aux +Sablonnières, elle s'assit sur le banc moussu et +vert-de-grisé, du côté le moins +mouillé, tandis que debout, appuyé du genou +à ce même banc, je me penchais vers elle pour +l'entendre.</p> + +<p>Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir ainsi +écourté mes vacances:</p> + +<p>"Il fallait bien, répondis-je, que je vinsse au plus +tôt pour vout tenir compagnie.</p> + +<p>- Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je +suis seule encore. Augustin n'est pas revenu..."</p> + +<p>Prenant ce soupir pour un regret, un reproche +étouffé, je commençais à dire +lentement:</p> + +<p>"Tant de folies dans une si noble tête! Peut-être +le goût des aventures plus fort que tout..."</p> + +<p>Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut en ce lieu, ce +soir-là, que pour la première et la dernière +fois, elle me parla de Meaulnes.</p> + +<p>"Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, François +Seurel, mon ami. Il n'y a que nous - il n'y a que moi de +coupable. Songez à ce que nous avons fait...</p> + +<p>"Nous lui avons dit: "Voici le bonheur, voici ce que tu as +cherché pendant toute ta jeunesse, voici le jeune fille +qui était à la fin de tous tes rêves!"</p> + +<p>"Comment celui que nous poussions ainsi par les épaules +n'aurait-il pas été saisi d'hésitation, puis +de crainte, puis d'épouvante, et n'aurait-il pas +cédé à la tentation de s'enfuir!</p> + +<p>- Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous +étiez ce bonheur-là, cette jeune +fille-là.</p> + +<p>- Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoir cette +pensée orgueilleuse. C'est cette pensée-là +qui est cause de tout.</p> + +<p>"Je vous disais: "Peut-être que je ne puis rien faire +pour lui". Et au fond de moi, je pensais: Puisqu'il m'a tant +cherchée et puisque je l'aime il faudra bien que je fasse +son bonheur". Mais quand je l'ai vu près de moi, avec +toute sa fièvre, son inquiétude, son remords +mystérieux, j'ai compris que je n'étais qu'une +pauvre femme comme les autres...</p> + +<p>" - Je ne suis pas digne de vous", répétait-il, +quand ce fut le petit jour et la fin de la nuit de nos noces.</p> + +<p>"Et j'essayais de le consoler, de le rassurer. Rien ne calmait +son angoisse. Alors j'ai dit: "S'il faut que vous partiez, si je +suis venue vers vous au moment où rien ne pouvait vous +rendre heureux, s'il faut que vous m'abandonniez un temps pour +ensuite revenir apaisé près de moi, c'est moi qui +vous demande de partir..."</p> + +<p>Dans l'ombre je vis qu'elle avait levé les yeux sur +moi. C'était comme une confession qu'elle m'avait faite, +et elle attendait, anxieusement, que je l'approuve ou la +condamne. Mais que pouvais-je dire? Certes, au fond de moi, je +revoyais le grand Meaulnes de jadis, gauche et sauvage, qui se +faisait toujours punir plutôt que de s'excuser ou de +demander une permission qu'on lui eût certainement +accordée. Sans doute aurait-il fallu qu'Yvonne de Galais +lui fit violence, et lui prenant la tête entre ses mains, +lui dit: "Qu'importe ce que vous avez fait; je vous aime; tous +les hommes ne sont-ils pas des pécheurs?" Sans doute +avait-elle eu grand tort, par générosité, +par esprit de sacrifice, de le rejeter ainsi sur la route des +aventures... Mais comment aurais-je pu désapprouver tant +de bonté, tant d'amour!...</p> + +<p>Il y eut un long moment de silence, pendant lequel, +troublés jusques au fond du coeur, nous entendions la +pluie froide dégoutter dans les haies et sous les branches +des arbres.</p> + +<p>"Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. Plus rien ne +nous séparait désormais. Et il m'a +embrassée, simplement, comme un mari qui laisse sa jeune +femme, avant un long voyage..."</p> + +<p>Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main +fiévreuse, puis son bras, et nous remontâmes +l'allée dans l'obscurité profonde.</p> + +<p>"Pourtant il ne vous a jamais écrit? demandai-je.</p> + +<p>- Jamais", répondit-elle.</p> + +<p>Et alors, la pensée nous venant à tous deux de +la vie aventureuse qu'il menait à cette heure sur les +routes de France ou d'Allemagne, nous commençâmes +à parler de lui comme nous ne l'avions jamais fait. +Détails oubliés, impressions anciennes nous +revenaient en mémoire, tandis que lentement nous +regagnions la maison, faisant à chaque pas de longues +stations pour mieux échanger nos souvenirs... Longtemps - +jusqu'aux barrières du jardin - dans l'ombre, j'entendis +la précieuse voix basse de la jeune femme; et moi, repris +par mon vieil enthousiasme, je lui parlais sans me lasser, avec +une amitié profonde, de celui qui nous avait +abandonnés...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE XII</h2> + +<h3>Le fardeau.</h3> + +<p>La classe devait commencer le lundi. Le samedi soir, vers cinq +heures, une femme du Domaine entra dans la cour de l'école +où j'étais occupé à scier du bois +pour l'hiver. Elle venait m'annoncer qu'une petite fille +était née aux Sablonnières. L'accouchement +avait été difficile. A neuf heures du soir il avait +fallu demander la sage-femme de Préveranges. A minuit, on +avait attelé de nouveau pour aller chercher le +médecin de Vierzon. Il avait dû appliquer les fers. +La petite fille avait la tête blessée et criait +beaucoup mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de Galais +était maintenant très affaissée , mais elle +avait souffert et résisté avec une vaillance +extraordinaire.</p> + +<p>Je laissai là mon travail, courus revêtir un +autre paletot, et content, en somme, de ces nouvelles, je suivis +la bonne femme jusqu'aux Sablonnières. Avec +précaution, de crainte que l'une des deux blessées +ne fût endormie, je montai par l'étroit escalier de +bois qui menait au premier étage. Et là, M. de +Galais, le visage fatigué mais heureux me fit entrer dans +la chambre où l'on avait provisoirement installé le +berceau entouré de rideaux.</p> + +<p>Je n'étais jamais entré dans une maison +où fût né le jour même un petit enfant. +Que cela me paraissait bizarre et mystérieux et bon! Il +faisait un soir si beau - un véritable soir +d'été - que M. de Galais n'avait pas craint +d'ouvrir la fenêtre qui donnait sur la cour. Accoudé +près de moi sur l'appui de la croisée, il me +racontait, avec épuisement et bonheur, le drame de la +nuit; et moi qui l'écoutais, je sentais obscurément +que quelqu'un d'étranger était maintenant avec nous +dans la chambre...</p> + +<p>Sous les rideaux, cela se mit à crier, un petit cri +aigre et prolongé... Alors M. de Galais me dit à +demi-voix:</p> + +<p>"C'est cette blessure à la tête qui la fait +crier".</p> + +<p>Machinalement - on sentait qu'il faisait cela depuis le matin +et que déjà il en avait pris l'habitude - il se mit +à bercer le petit paquet de rideaux.</p> + +<p>"Elle a ri déjà, dit-il, et elle prend le doigt. +Mais vous ne l'avez pas vue?"</p> + +<p>Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure +bouffie, un petit crâne allongé et +déformé par les fers:</p> + +<p>"Ce n'est rien, dit M. de Galais, le médecin a dit que +tout cela s'arrangerait de soi-même... Donnez-lui votre +doigt, elle va le serrer".</p> + +<p>Je découvrais là comme un monde ignoré. +Je me sentais le coeur gonflé d'une joie étrange +que je ne connaissais pas auparavant...</p> + +<p>M. de Galais entr'ouvrit avec précaution la porte de la +chambre de la jeune femme. Elle ne dormait pas.</p> + +<p>"Vous pouvez entrer", dit-il.</p> + +<p>Elle était étendue, le visage +enfiévré, au milieu de ses cheveux blonds +épars. Elle me tendit la main en souriant d'un air las. Je +lui fis compliment de sa fille. D'une voix un peu rauque, et avec +une rudesse inaccoutumée - la rudesse de quelqu'un qui +revient du combat:</p> + +<p>"Oui, mais on me l'a abîmée", dit-elle en +souriant.</p> + +<p>Il fallut bientôt partir pour ne pas la fatiguer.</p> + +<p>Le lendemain dimanche, dans l'après-midi, je me rendis +avec une hâte presque joyeuse aux Sablonnières. A la +porte, un écriteau fixé avec des épingles +arrêta le geste que je faisais déjà:</p> + +<p>Prière de ne pas sonner</p> + +<p>Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai assez +fort. J'entendis dans l'intérieur des pas +étouffés qui accouraient. Quelqu'un que je ne +connaissais pas - et qui était le médecin de +Vierzon - m'ouvrit:</p> + +<p>"Eh bien, qu'y a-t-il? fis-je vivement.</p> + +<p>- Chut! chut! - me répondit-il tout bas, l'air +fâché. La petite fille a failli mourir cette nuit. +Et la mère est très mal".</p> + +<p>Complètement déconcerté, je le suivis sur +la pointe des pieds jusqu'au premier étage. La petite +fille endormie dans son berceau était toute pâle, +toute blanche, comme un petit enfant mort. Le médecin +pensait la sauver. Quant à la mère, il m'affirmait +rien... Il me donna de longues explications comme au seul ami de +la famille. Il parla de congestion pulmonaire, d'embolie. Il +hésitait, il n'était pas sûr... M. de Galais +entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard et +tremblant.</p> + +<p>Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir ce qu'il +faisait:</p> + +<p>"Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit pas +effrayée; il faut, a ordonné le médecin, lui +persuader que cela va bien".</p> + +<p>Tout le sang à la figure, Yvonne de Galais était +étendue, la tête renversée comme la veille. +Les joues et le front rouge sombre, les yeux par instants +révulsés, comme quelqu'un qui étouffe, elle +se défendait contre la mort avec un courage et une douceur +indicibles.</p> + +<p>Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa main en feu, +avec tant d'amitié que je faillis éclater en +sanglots.</p> + +<p>"Eh bien, eh bien, dit M. de Galais très fort, avec un +enjouement affreux, qui semblait de folie, vous voyez que pour +une malade elle n'a pas trop mauvaise mine!"</p> + +<p>Et je ne savais que répondre, mais je gardais dans la +mienne la main horriblement chaude de la jeune femme +mourante...</p> + +<p>Elle voulut faire un effort pour me dire quelque chose, me +demander je ne sais quoi; elle tourna les yeux vers moi, puis +vers la fenêtre, comme pour me faire signe d'aller dehors +chercher Quelqu'un... Mais alors une affreuse crise +d'étouffement la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un +instant, m'avaient appelé si tragiquement, se +révulsèrent; ses joues et son front noircirent, et +elle se débattit doucement cherchant à contenir +jusqu'à la fin son épouvante et son +désespoir. On se précipita - le médecin et +les femmes - avec un ballon d'oxygène, des serviettes, des +flacons; tandis que le vieillard penché sur elle criait - +criait comme si déjà elle eût +été loin de lui, de sa voix rude et tremblante:</p> + +<p>"N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu n'as pas besoin +d'avoir peur!"</p> + +<p>Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu, mais elle +continua à suffoquer à demi, les yeux blancs, la +tête renversée, luttant toujours, mais incapable, +fût-ce un instant, pour me regarder et me parler, de sortir +du gouffre où elle était déjà +plongée.</p> + +<p>... Et comme je n'étais utile à rien, je dus me +décider à partir. Sans doute, j'aurais pu rester un +instant encore; et à cette pensée je me sens +étreint par un affreux regret. Mais quoi? +J'espérais encore. Je me persuadais que tout +n'était pas si proche.</p> + +<p>En arrivant à la lisière des sapins, +derrière la maison, songeant au regard de la jeune femme +tourné vers la fenêtre, j'examinai avec l'attention +d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la profondeur de ce +bois par où Augustin était venu jadis et par +où il avait fui l'hiver précédent. +Hélas! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte; pas une +branche qui remue. Mais, à la longue, là-bas, vers +l'allée qui venait de Préveranges, j'entendis le +son très fin d'une clochette; bientôt parut au +détour du sentier un enfant avec une calotte rouge et une +blouse d'écolier que suivait un prêtre... Et je +partis, dévorant mes larmes.</p> + +<p>Le lendemain était le jour de la rentrée des +classes. A sept heures, il y avait déjà deux ou +trois gamins dans la cour. J'hésitai longuement à +descendre, à me montrer. Et lorsque je parus enfin, +tournant la clef de la classe moisie, qui était +fermée depuis deux mois, ce que je redoutais le plus au +monde arriva: je vis le plus grand des écoliers se +détacher du groupe qui jouait sous le préau et +s'approcher de moi. Il venait me dire que "le jeune dame des +Sablonnières était morte hier à la +tombée de la nuit".</p> + +<p>Tout se mêle pour moi, tout se confond dans cette +douleur. Il me semble maintenant que jamais plus je n'aurai le +courage de recommencer la classe. Rien que traverser la cour +aride de l'école c'est une fatigue qui va me briser les +genoux. Tout est pénible, tout est amer puisqu'elle est +morte. Le monde est vide, les vacances sont finies. Finies, les +longues courses perdues en voiture; finie, la fête +mystérieuse... Tout redevient la peine que +c'était.</p> + +<p>J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de classe ce matin. +Ils s'en vont, par petits groupes, porter cette nouvelle aux +autres à travers la campagne. Quant à moi, je +prends mon chapeau noir, une jaquette bordée que j'ai, et +je m'en vais misérablement vers les +Sablonnières...</p> + +<p>... Me voici devant la maison que nous avions tant +cherchée il y a trois ans! C'est dans cette maison +qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin Meaulnes, est morte hier +soir. Un étranger la prendrait pour une chapelle, tant il +s'est fait de silence depuis hier dans ce lieu +désolé.</p> + +<p>Voilà donc ce que nous réservait ce beau matin +de rentrée, ce perfide soleil d'automne qui glisse sous +les branches. Comment lutterais-je contre cette affreuse +révolte, cette suffocante montée de larmes! Nous +avions retrouvé la belle jeune fille. Nous l'avions +conquise. Elle était la femme de mon compagnon et moi je +l'aimais de cette amitié profonde et secrète qui ne +se dit jamais. Je la regardais et j'étais content, comme +un petit enfant. J'aurais un jour peut-être +épousé une autre jeune fille, et c'est à +elle la première que j'aurais confié la grande +nouvelle secrète...</p> + +<p>Près de la sonnette, au coin de la porte, on a +laissé l'écriteau d'hier. On a déjà +apporté le cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la +chambre du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui +m'accueille, qui me raconte la fin et qui entr'ouvre doucement la +porte... La voici. Plus de fièvre ni de combats. Plus de +rougeur, ni d'attente... Rien que le silence, et, entouré +d'ouate, un dur visage insensible et blanc, un front mort +d'où sortent les cheveux drus et durs.</p> + +<p>M. de Galais, accroupi dans un coin, nous tournant le dos, est +en chaussettes, sans souliers, et il fouille avec une terrible +obstination dans des tiroirs en désordre, arrachés +d'une armoire. Il en sort de temps à autre, avec une crise +de sanglots qui lui secoue les épaules comme une crise de +rire, une photographie ancienne, déjà jaunie, de sa +fille.</p> + +<p>L'enterrement est pour midi. Le médecin craint la +décomposition rapide, qui suit parfois les embolies. C'est +pourquoi le visage, comme tout le corps d'ailleurs, est +entouré d'ouate imbibée de phénol.</p> + +<p>L'habillage terminé - on lui a mis son admirable robe +de velours bleu sombre, semée par endroits de petites +étoiles d'argent, mais il a fallu aplatir et friper les +belles manches à gigot maintenant démodées - +au moment de faire monter le cercueil, on s'est aperçu +qu'il ne pourrait pas tourner dans le couloir trop étroit. +Il faudrait avec une corde le hisser dehors par la fenêtre +et de la même façon le faire descendre ensuite... +Mais M. de Galais, toujours penché sur de vieilles choses +parmi lesquelles il cherche on ne sait quels souvenirs perdus, +intervient alors avec une véhémence terrible.</p> + +<p>"Plutôt, dit-il d'une voix coupée par les larmes +et la colère, plutôt que de laisser faire une chose +aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai et la descendrai dans +mes bras..."</p> + +<p>Et il ferait ainsi, au risque de tomber en faiblesse, à +mi-chemin, et de s'écrouler avec elle!</p> + +<p>Mais alors je m'avance, je prends le seul parti possible: avec +l'aide du médecin et d'une femme, passant un bras sous le +dos de la morte étendue, l'autre sous ses jambes, je la +charge contre ma poitrine. Assise sur mon bras gauche, les +épaules appuyées contre mon bras droit, sa +tête retombante retournée sous mon menton, elle +pèse terriblement sur mon coeur. Je descends lentement, +marche par marche, le long escalier raide, tandis qu'en bas on +apprête tout.</p> + +<p>J'ai bientôt les deux bras cassés par la fatigue. +A chaque marche, avec ce poids sur la poitrine, je suis un peu +essoufflé. Agrippé au corps inerte et pesant, je +baisse la tête sur la tête de celle que j'emporte, je +respire fortement et ses cheveux blonds aspirés m'entrent +dans la bouche - des cheveux morts qui ont un goût de +terre. Ce goût de terre et de mort, ce poids sur le coeur, +c'est tout ce qui reste pour moi de la grande aventure, et de +vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant cherchée - tant +aimée...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE XIII</h2> + +<h3>Le cahier de devoirs mensuels.</h3> + +<p>Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où des +femmes, tout le jour, berçaient et consolaient un tout +petit enfant malade, le vieux M. de Galais ne tarda pas à +s'aliter. Aux premiers grands froids de l'hiver il +s'éteignit paisiblement et je ne pus me tenir de verser +des larmes au chevet de ce vieil homme charmant, dont la +pensée indulgente et la fantaisie alliée à +celle de son fils avaient été la cause de toute +notre aventure. Il mourut, fort heureusement, dans une +incompréhension complète de tout ce qui +s'était passé et, d'ailleurs, dans un silence +presque absolu. Comme il n'avait plus depuis longtemps ni parents +ni amis dans cette région de la France, il m'institua par +testament son légataire universel jusqu'au retour de +Meaulnes, a qui je devais rendre compte de tout, s'il revenait +jamais... Et c'est au Sablonnières désormais que +j'habitai. Je n'allais plus à Saint-Benoist que pour y +faire la classe, partant le matin de bonne heure, +déjeunant à midi d'un repas préparé +au Domaine, que je faisais chauffer sur le poêle, et +rentrant le soir aussitôt après l'étude. +Ainsi je pus garder près de moi l'enfant que les servantes +de la ferme soignaient. Surtout j'augmentais mes chances de +rencontrer Augustin, s'il rentrait un jour aux +Sablonnières.</p> + +<p>Je ne désespérais pas, d'ailleurs, de +découvrir à la longue dans les meubles, dans les +tiroirs de la maison, quelque papier, quelque indice qui me +permit de connaître l'emploi de son temps, durant le long +silence des années précédentes - et +peut-être ainsi de saisir les raisons de sa fuite ou tout +au moins de retrouver sa trace... J'avais déjà +vainement inspecté je ne sais combien de placards et +d'armoires, ouvert, dans les cabinets de débarras, une +quantité d'anciens cartons de toutes formes, qui se +trouvaient tantôt remplis de liasses de vieilles lettres et +de photographies jaunies de la famille de Galais, tantôt +bondés de fleurs artificielles, de plumes, d'aigrettes et +d'oiseaux démodés. Il s'échappait de ces +boîtes je ne sais quelle odeur fanée, quel parfum +éteint, qui, soudain, réveillaient en moi pour tout +un jour les souvenirs, les regrets, et arrêtaient mes +recherches...</p> + +<p>Un jour de congé, enfin, j'avisai au grenier une +vieille petite malle longue et basse, couverte de poils de porc +à demi rongés, et que je reconnus pour être +la malle d'écolier d'Augustin. Je me reprochai de n'avoir +point commencé par là mes recherches. J'en fis +sauter facilement la serrure rouillée. La malle +était pleine jusqu'au bord des cahiers et des livres de +Sainte-Agathe. Arithmétiques, littératures, cahiers +de problèmes, que sais-je?... Avec attendrissement +plutôt que par curiosité, je me mis à +fouiller dans tout cela, relisant les dictées que je +savais encore par coeur, tant de fois nous les avions +recopiées! "L'Aqueduc" de Rousseau, "Une aventure en +Calabre" de P.L. Courier, "Lettre de George Sand à son +fils"...</p> + +<p>Il y avait aussi un "Cahier de Devoirs Mensuels". J'en fus +surpris, car ces cahiers restaient au Cours et les +élèves ne les emportaient jamais au dehors. +C'était un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de +l'élève, Augustin Meaulnes, était +écrit sur la couverture en ronde magnifique. Je l'ouvris. +A la date des devoirs, avril 189... je reconnus que Meaulnes +l'avait commencé peu de jours avant de quitter +Sainte-Agathe. Les premières pages étaient tenues +avec le soin religieux qui était de règle lorsqu'on +travaillait sur ce cahier de compositions. Mais il n'y avait pas +plus de trois pages écrites, le reste était blanc +et voilà pourquoi Meaulnes l'avait emporté.</p> + +<p>Tout en réfléchissant, agenouillé par +terre, à ces coutumes, à ces règles +puériles qui avaient tenu tant de place dans notre +adolescence, je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages +du cahier inachevé. Et c'est ainsi que je découvris +de l'écriture sur d'autres feuillets. Après quatre +pages laissées en blanc on avait recommencé +à écrire.</p> + +<p>C'était encore l'écriture de Meaulnes, mais +rapide, mal formée, à peine lisible; de petits +paragraphes de largeurs inégales, séparés +par des lignes blanches. Parfois ce n'était qu'une phrase +inachevée. Quelquefois une date. Dès la +première ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir là +des renseignements sur la vie passée de Meaulnes à +Paris, des indices sur la piste que je cherchais, et je descendis +dans la salle à manger pour parcourir à loisir, +à la lumière du jour, l'étrange document. Il +faisait un jour d'hiver clair et agité. Tantôt le +soleil vif dessinait les croix des carreaux sur les rideaux +blancs de la fenêtre, tantôt un vent brusque jetait +aux vitres une averse glacée. Et c'est devant cette +fenêtre, auprès du feu, que je lus ces lignes qui +m'expliquèrent tant de choses et dont voici la copie +très exacte...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE XIV</h2> + +<h3>Le secret.</h3> + +<p>Je suis passé une fois encore sous la fenêtre. La +vitre est toujours poussiéreuse et blanchie par le double +rideau qui est derrière. Yvonne de Galais l'ouvrirait-elle +que je n'aurais rien à lui dire puisqu'elle est +mariée... Que faire, maintenant? Comment vivre?...</p> + +<p>Samedi 13 février. - J'ai rencontré, sur le +quai, cette jeune fille qui m'avait renseigné au mois de +juin, qui attendait comme moi devant la maison fermée... +Je lui ai parlé. Tandis qu'elle marchait, je regardais de +côté les légers défauts de son visage: +une petite ride au coin des lèvres, un peu d'affaissement +aux joues, et de la poudre accumulée aux ailes du nez. +Elle c'est retournée tout d'un coup et me regardant bien +en face, peut-être parce qu'elle est plus belle de face que +de profil, elle m'a dit d'une voix brève:</p> + +<p>"Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez un jeune homme qui +me faisait la cour, autrefois, à Bourges. Il était +même mon fiancé..."</p> + +<p>Cependant à la nuit pleine, sur le trottoir +désert et mouillé qui reflète la lueur d'un +bec de gaz, elle s'est approchée de moi tout d'un coup, +pour me demander de l'emmener ce soir au théâtre +avec sa soeur. Je remarque pour la première fois qu'elle +est habillée de deuil, avec un chapeau de dame trop vieux +pour sa jeune figure, un haut parapluie fin, pareil à une +canne. Et comme je suis tout près d'elle, quand je fais un +geste mes ongles griffent le crêpe de son corsage... Je +fais des difficultés pour accorder ce qu'elle demande. +Fâchée, elle veut partir tout de suite. Et c'est +moi, maintenant qui la retiens et la prie. Alors un ouvrier qui +passe dans l'obscurité plaisante à mi-voix:</p> + +<p>"N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!"</p> + +<p>Et nous sommes restés, tous les deux, interdits.</p> + +<p>Au théâtre. - Les deux jeunes filles, mon amie +qui s'appelle Valentine Blondeau et sa soeur, sont +arrivées avec de pauvres écharpes.</p> + +<p>Valentine est placée devant moi. A chaque instant elle +se retourne, inquiète, comme se demandant ce que je lui +veux. Et moi, je me sens près d'elle, presque heureux; je +lui réponds chaque fois par un sourire.</p> + +<p>Tout autour de nous, il y avait des femmes trop +décolletées. Et nous plaisantions. Elle souriait +d'abord, puis elle dit: "Il ne faut pas que je rie. Moi aussi je +suis trop décolletée". Et elle s'est +enveloppée dans son écharpe. En effet sous le +carré de dentelle noire, on voyait que, dans sa hâte +à changer de toilette, elle avait refoulé le haut +de sa simple chemise montante.</p> + +<p>Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de puéril; +il y a dans son regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux +qui m'attire. Près d'elle, le seul être au monde qui +ait pu me renseigner sur les gens du Domaine, je ne cesse de +penser à mon étrange aventure de jadis... J'ai +voulu l'interroger de nouveau sur le petit hôtel du +boulevard. Mais à son tour, elle m'a posé des +questions si gênantes que je n'ai su rien répondre. +Je sens que désormais nous serons, tous les deux, muets +sur ce sujet. Et pourtant je sais aussi que je la reverrai. A +quoi bon? Et pourquoi?... Suis-je condamné maintenant +à suivre à la trace tout être qui portera en +soi le plus vague, le plus lointain relent de mon aventure +manquée?...</p> + +<p>A minuit, seul, dans la rue déserte, je me demande ce +que me veut cette nouvelle et bizarre histoire? Je marche le long +des maisons pareilles à des boîtes en carton +alignées, dans lesquelles tout un peuple dort. Et je me +souviens tout à coup d'une décision que j'avais +prise l'autre mois: j'avais résolu d'aller là-bas +en pleine nuit, vers une heure du matin, de contourner +l'hôtel, d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer comme un +voleur et de chercher un indice quelconque qui me permit de +retrouver le Domaine perdu, pour la revoir, seulement la +revoir... Mais je suis fatigué. J'ai faim. Moi aussi je me +suis hâté de changer de costume, avant le +théâtre, et je n'ai pas dîné... +Agité, inquiet pourtant, je reste longtemps assis sur le +bord de mon lit, avant de me coucher, en proie à un vague +remords. Pourquoi?</p> + +<p>Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni que je les +reconduise, ni me dire où elles demeuraient. Mais je les +ai suivies aussi longtemps que j'ai pu. Je sais qu'elles habitent +une petite rue qui tourne aux environs de Notre-Dame. Mais +à quel numéro?... J'ai deviné qu'elles +étaient couturières ou modistes.</p> + +<p>En se cachant de sa soeur, Valentine m'a donné +rendez-vous pour jeudi, à quatre heures, devant le +même théâtre où nous sommes +allés.</p> + +<p>"Si je n'étais pas là jeudi, a-t-elle dit, +revenez vendredi à la même heure, puis samedi, et +ainsi de suite, tous les jours".</p> + +<p>Jeudi 18 février. - Je suis parti pour l'attendre dans +le grand vent qui charrie de la pluie. On se disait à +chaque instant: il va finir par pleuvoir...</p> + +<p>Je marche dans la demi-obscurité des rues, un poids sur +le coeur. Il tombe une goutte d'eau. Je crains qu'il ne pleuve: +une averse peut l'empêcher de venir. Mais le vent se +reprend à souffler et la pluie ne tombe pas cette fois +encore. Là-haut, dans le gris après-midi du ciel - +tantôt gris et tantôt éclatant - un grand +nuage a dû céder au vent. Et je suis ici +terré dans une attente misérable...</p> + +<p>Devant le théâtre. - Au bout d'un quart d'heure +je suis certain qu'elle ne viendra pas. Du quai où je +suis, je surveille au loin, sur le pont par lequel elle aurait +dû venir, le défilé des gens qui passent. +J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes en deuil que je +vois venir et je me sens presque de la reconnaissance pour celles +qui, le plus longtemps, le plus près de moi, lui ont +ressemblé et m'ont fait espérer...</p> + +<p>Une heure d'attente. - Je suis las. A la tombée de la +nuit, un gardien de la paix traîne au poste voisin un voyou +qui lui jette d'une voix étouffée toutes les +injures, toutes les ordures qu'il sait. L'agent est furieux, +pâle, muet... Dès le couloir il commence à +cogner, puis il referme sur eux la porte pour battre le +misérable tout à l'aise... Il me vient cette +pensée affreuse que j'ai renoncé au paradis et que +je suis en train de piétiner aux portes de l'enfer.</p> + +<p>De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne cette rue +étroite et basse, entre la Seine et Notre-Dame, où +je connais à peu près la place de leur maison. Tout +seul, je vais et viens. De temps à autre une bonne ou une +ménagère sort sous la petite pluie pour faire avant +la nuit ses emplettes... Il n'y a rien, ici, pour moi, et je m'en +vais... Je repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit, sur +la place où nous devions nous attendre. Il y a plus de +monde que tout à l'heure -une foule noire...</p> + +<p>Suppositions - Désespoir - Fatigue. Je me raccroche +à cette pensée: demain. Demain, à la +même heure, en ce même endroit, je reviendrai +l'attendre. Et j'ai grand'hâte que demain soit +arrivé. Avec ennui j'imagine la soirée +d'aujourd'hui, puis la matinée du lendemain, que je vais +passer dans le désoeuvrement... Mais déjà +cette journée n'est-elle pas presque finie?... +Rentré chez moi, près du feu, j'entends crier les +journaux du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque part +dans la ville, auprès de Notre-Dame, elle les entend +aussi.</p> + +<p>Elle... Je veux dire: Valentine.</p> + +<p>Cette soirée que j'avais voulu escamoter me pèse +étrangement. Tandis que l'heure avance, que ce +jour-là va bientôt finir et que déjà +je le voudrai fini, il y a des hommes qui lui ont confié +tout leur espoir, tout leur amour et leurs dernières +forces. Il y a des hommes mourants, d'autres qui attendent une +échéance, et qui voudraient que ce ne soit jamais +demain. Il y en a d'autres pour qui demain pointera comme un +remords. D'autres qui sont fatigués, et cette nuit ne sera +jamais assez longue pour leur donner tout le repos qu'il +faudrait. Et moi, moi qui a perdu ma journée, de quel +droit est-ce que j'ose appeler demain?</p> + +<p>Vendredi soir. - J'avais pensé écrire à +la suite: "Je ne l'ai pas revue". Et tout aurait +été fini.</p> + +<p>Mais en arrivant ce soir, à quatre heures, au coin du +théâtre: la voici. Fine et grave, vêtue de +noir, mais avec de la poudre au visage et une collerette qui lui +donne l'air d'un pierrot coupable. Un air à la fois +douloureux et malicieux.</p> + +<p>C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout de suite, +qu'elle ne viendra plus.</p> + +<p>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . +. . . . . . .</p> + +<p>Et pourtant, à la tombée de la nuit, nous voici +encore tous les deux, marchant lentement l'un près de +l'autre, sur le gravier des Tuileries. Elle me raconte son +histoire mais d'une façon si enveloppée que je +comprends mal. Elle dit: "mon amant" en parlant de ce +fiancé qu'elle n'a pas épousé. Elle le fait +exprès, je pense, pour me choquer et pour que je ne +m'attache point à elle.</p> + +<p>Il y a des phrases d'elle que je transcris de mauvaise +grâce:</p> + +<p>"N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n'ai jamais fait +que des folies.</p> + +<p>"J'ai couru des chemins, toute seule.</p> + +<p>"J'ai désespéré mon fiancé. Je +l'ai abandonné parce qu'il m'admirait trop; il ne me +voyait qu'en imagination et non point telle que j'étais. +Or, je suis pleine de défauts. Nous aurions +été très malheureux".</p> + +<p>A chaque instant, je la surprends en train de se faire plus +mauvaise qu'elle n'est. Je pense qu'elle veut se prouver à +elle-même qu'elle a eu raison jadis de faire la sottise +dont elle parle, qu'elle n'a rien à regretter et +n'était pas digne du bonheur qui s'offrait à +elle.</p> + +<p>Une autre fois:</p> + +<p>"Ce qui me plaît en vous, m'a-t-elle dit en me regardant +longuement, ce qui me plaît en vous, je ne puis savoir +pourquoi, ce sont mes souvenirs..."</p> + +<p>Une autre fois:</p> + +<p>"Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous ne pensez".</p> + +<p>Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement:</p> + +<p>"Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce que vous m'aimez, +vous aussi? Vous aussi, vous allez me demander ma main?..."</p> + +<p>J'ai balbutié. Je ne sais pas ce que j'ai +répondu. Peut-être ai-je dit: "Oui".</p> + +<p>Cette espèce de journal s'interrompait là. +Commençaient alors des brouillons de lettres illisibles, +informes, raturés. Précaire fiançailles!... +La jeune fille, sur la prière de Meaulnes, avait +abandonné son métier. Lui s'était +occupé des préparatifs du mariage. Mais sans cesse +repris par le désir de chercher encore, de partir encore +sur la trace de son amour perdu, il avait dû, sans doute, +plusieurs fois disparaître; et, dans ces lettres, avec un +embarras tragique, il cherchait à se justifier devant +Valentine.</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE XV</h2> + +<h3>Le secret (suite).</h3> + +<p>Puis le journal reprenait.</p> + +<p>Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu'ils +avaient fait tous les deux à la campagne, je ne sais +où. Mais, chose étrange, à partir de cet +instant, peut-être par un sentiment de pudeur +secrète, le journal était rédigé de +façon si hachée, si informe, griffonné si +hâtivement aussi, que j'ai dû reprendre moi +même et reconstituer toute cette partie de son +histoire.</p> + +<p>14 juin. - Lorsqu'il s'éveilla de grand matin dans la +chambre de l'auberge, le soleil avait allumé les dessins +rouges du rideau noir. Des ouvriers agricoles, dans la salle du +bas, parlaient fort en prenant le café du matin: ils +s'indignaient, en phrases rudes et paisibles, contre un de leurs +patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes entendait, dans son +sommeil, ce calme bruit. Car il n'y prit point garde d'abord. Ce +rideau semé de grappes rougies par le soleil, ces voix +matinales montant dans la chambre silencieuse, tout cela se +confondait dans l'impression unique d'un réveil à +la campagne, au début de délicieuses grandes +vacances.</p> + +<p>Il se leva, frappa doucement à la porte voisine, sans +obtenir de réponse, et l'entr'ouvrit sans bruit. Il +aperçut alors Valentine et comprit d'ou lui venait tant de +paisible bonheur. Elle dormait, absolument immobile et +silencieuse, sans qu'on l'entendit respirer, comme un oiseau doit +dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant aux yeux +fermés, ce visage si quiet qu'on eût souhaité +ne l'éveiller et ne le troubler jamais.</p> + +<p>Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer qu'elle ne +dormait plus que d'ouvrir les yeux et de regarder.</p> + +<p>Dès qu'elle fut habillée, Meaulnes revint +près de la jeune fille.</p> + +<p>"Nous sommes en retard", dit-elle.</p> + +<p>Et ce fut aussitôt comme une ménagère dans +sa demeure.</p> + +<p>Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa les habits que +Meaulnes avait portés la veille et quand elle en vint au +pantalon se désola. Le bas des jambes était couvert +d'une boue épaisse. Elle hésita, puis, +soigneusement, avec précaution, avant de le brosser, elle +commença par râper la première +épaisseur de terre avec un couteau.</p> + +<p>"C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les gamins de +Sainte-Agathe quand ils étaient flanqués dans la +boue.</p> + +<p>- Moi, c'est ma mère qui m'a enseigné cela", dit +Valentine.</p> + +<p>... Et telle était bien la compagne que devait +souhaiter, avant son aventure mystérieuse, le chasseur et +le paysan qu'était le grand Meaulnes.</p> + +<p>15 juin. - A ce dîner, à la ferme, où +grâce à leurs amis qui les avaient +présentés comme mari et femme, ils furent +conviés, à leur grand ennui, elle se montra timide +comme une nouvelle mariée.</p> + +<p>On avait allumé les bougies de deux candélabres, +à chaque bout de la table couverte de toile blanche, comme +à une paisible noce de campagne. Les visages, dès +qu'ils se penchaient, sous cette faible clarté, baignaient +dans l'ombre.</p> + +<p>Il y avait à la droite de Patrice (le fils du fermier) +Valentine puis Meaulnes, qui demeura taciturne jusqu'au bout, +bien qu'on s'adressât presque toujours à lui. Depuis +qu'il avait résolu, dans ce village perdu, afin +d'éviter les commentaires, de faire passer Valentine pour +sa femme, un même regret, un même remords le +désolaient. Et tandis que Patrice, à la +façon d'un gentilhomme campagnard, dirigeait le +dîner:</p> + +<p>"C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce soir, dans une +salle basse comme celle-ci, une belle salle que je connais bien, +présider le repas de mes noces".</p> + +<p>Près de lui, Valentine refusait timidement tout ce +qu'on lui offrait. On eût dit une jeune paysanne. A chaque +tentative nouvelle, elle regardait son ami et semblait vouloir se +réfugier contre lui. Depuis longtemps, Patrice insistait +vainement pour qu'elle vidât son verre, lorsqu'enfin +Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement:</p> + +<p>"Il faut boire, ma petite Valentine".</p> + +<p>Alors, docilement, elle but. Et Patrice félicita en +souriant le jeune homme d'avoir une femme aussi +obéissante.</p> + +<p>Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient +silencieux et pensifs. Ils étaient fatigués, +d'abord; leurs pieds trempés par la boue de la promenade +étaient glacés sur les carreaux lavés de la +cuisine. Et puis, de temps à autre, le jeune homme +était obligé de dire:</p> + +<p>"Ma femme, Valentine, ma femme..."</p> + +<p>Et chaque fois, en prononçant sourdement ce mot, devant +ces paysans inconnus, dans cette salle obscure, il avait +l'impression de commettre une faute.</p> + +<p>17 juin. - L'après-midi de ce dernier jour +commença mal.</p> + +<p>Patrice et sa femme les accompagnèrent à la +promenade. Peu à peu, sur la pente inégale couverte +de bruyères, les deux couples se trouvèrent +séparés.</p> + +<p>Meaulnes et Valentine s'assirent entre les genévriers, +dans un petit taillis.</p> + +<p>Le vent portait des gouttes de pluie et le temps était +bas. La soirée avait un goût amer, semblait-il, le +goût d'un tel ennui que l'amour même ne le pouvait +distraire.</p> + +<p>Longtemps ils restèrent là, dans leur cachette, +abrités sous les branches, parlant peu. Puis le temps se +leva. Il fit beau. Ils crurent que, maintenant, tout irait +bien.</p> + +<p>Et ils commencèrent à parler d'amour, Valentine +parlait, parlait...</p> + +<p>"Voici, disait-elle, ce que me promettait mon fiancé, +comme un enfant qu'il était: tout de suite nous aurions eu +une maison, comme une chaumière perdue dans la campagne. +Elle était toute prête, disait-il. Nous y serions +arrivés comme au retour d'un grand voyage, le soir de +notre mariage, vers cette heure-ci qui est proche de la nuit. Et +par les chemins, dans la cour, cachés dans les bosquets, +des enfants inconnus nous auraient fait fête, criant: "Vive +la mariée!"... Quelles folies! n'est-ce pas?"</p> + +<p>Meaulnes, interdit, soucieux, l'écoutait. Il +retrouvait, dans tout cela, comme l'écho d'une voix +déjà entendue. Et il y avait aussi, dans le ton de +la jeune fille, lorsqu'elle contait cette histoire, un vague +regret.</p> + +<p>Mais elle eut peur de l'avoir blessé. Elle se retourna +vers lui, avec élan, avec douceur.</p> + +<p>"A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que j'ai: quelque +chose qui ait été pour moi plus précieux que +tout..., et vous le brûlerez!"</p> + +<p>Alors, en le regardant fixement, d'un air anxieux, elle sortit +de sa poche un petit paquet de lettres qu'elle lui tendit, les +lettres de son fiancé.</p> + +<p>Ah! tout de suite, il reconnut la fine écriture. +Comment n'y avait-il jamais pensé plus tôt! +C'était l'écriture de Franz le bohémien, +qu'il avait vue jadis sur le billet +désespéré laissé dans la chambre du +Domaine...</p> + +<p>Ils marchaient maintenant sur une petite route étroite +entre les pâquerettes et les foins éclairés +obliquement par le soleil de cinq heures. Si grande était +sa stupeur que Meaulnes ne comprenait pas encore quelle +déroute pour lui tout cela signifiait. Il lisait parce +qu'elle lui avait demandé de lire. Des phrases enfantines, +sentimentales, pathétiques... Celle-ci, dans la +dernière lettre:</p> + +<p>... Ah! vous avez perdu le petit coeur, impardonnable petite +Valentine. Que va-t-il nous arriver? Enfin je ne suis pas +superstitieux...</p> + +<p>Meaulnes lisait, à demie aveuglé de regret et de +colère, le visage immobile, mais tout pâle, avec des +frémissements sous les yeux. Valentine, inquiète de +le voir ainsi, regarda où il en était, et ce qui le +fâchait ainsi.</p> + +<p>"C'est, expliqua-t-elle très vite, un bijou qu'il +m'avait donné en me faisant jurer de le regarder toujours. +C'étaient là de ses idées folles".</p> + +<p>Mais elle ne fit qu'exaspérer Meaulnes.</p> + +<p>"Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa poche. Pourquoi +répéter ce mot? Pourquoi n'avoir jamais voulu +croire en lui? Je l'ai connu, c'était le garçon le +plus merveilleux du monde!</p> + +<p>- Vous l'avez connu, dit-elle au comble de l'émoi, vous +avez connu Frantz de Galais?</p> + +<p>- C'était mon ami le meilleur, c'était mon +frère d'aventures, et voilà que je lui ai pris sa +fiancée!</p> + +<p>"Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous nous avez fait, +vous qui n'avez croire à rien. Vous êtes cause de +tout. C'est vous qui avez tout perdu! tout perdu!"</p> + +<p>Elle voulut lui parler, lui prendre la main, mais il la +repoussa brutalement.</p> + +<p>"Allez-vous-en. Laissez-moi.</p> + +<p>- Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage en feu, +bégayant et pleurant à demi, je partirai en effet. +Je rentrerai à Bourges, chez nous, avec ma soeur. Et si +vous ne revenez pas me chercher, vous savez, n'est-ce pas? que +mon père est trop pauvre pour me garder; eh bien! je +repartirai pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai +déjà fait une fois, je deviendrai certainement une +fille perdue, moi qui n'ai plus de métier..."</p> + +<p>Et elle s'en alla chercher ses paquets pour prendre le train, +tandis que Meaulnes, sans même la regarder partir, +continuait à marcher au hasard.</p> + +<p>Le journal s'interrompait de nouveau.</p> + +<p>Suivaient encore des brouillons de lettres, lettres d'un homme +indécis, égaré. Rentré à La +Ferté-d'Angillon, Meaulnes écrivait à +Valentine en apparence pour lui affirmer sa résolution de +ne jamais la revoir et lui en donner des raisons précises, +mais en réalité, peut-être, pour qu'elle lui +répondît. Dans une de ces lettres, il lui demandait +ce que, dans son désarroi, il n'avait pas même +songé d'abord à lui demander: savait-elle où +se trouvait le Domaine tant cherché? Dans une autre, il la +suppliait de se réconcilier avec Frantz de Galais. +Lui-même se chargeait de le retrouver... Toutes les lettres +dont je voyais les brouillons n'avaient pas dû être +envoyées. Mais il avait dû écrire deux ou +trois fois, sans jamais obtenir de réponse. Ç'avait +été pour lui une période de combats affreux +et misérables, dans un isolement absolu. L'espoir de +revoir jamais Yvonne de Galais s'étant complètement +évanoui, il avait dû peu à peu sentir sa +grande résolution faiblir. Et d'après les pages qui +vont suivre - les dernières de son journal - j'imagine +qu'il dut, un beau matin du début des vacances, louer une +bicyclette pour aller à Bourges, visiter la +cathédrale.</p> + +<p>Il était parti à la première heure, par +la belle route droite entre les bois, inventant en chemin mille +prétextes à se présenter dignement, sans +demander une réconciliation, devant celle qu'il avait +chassée.</p> + +<p>Les quatre dernières pages, que j'ai pu reconstituer +racontaient ce voyage et cette dernière faute...</p> + +<p> </p> + +<h2>CHAPITRE XVI</h2> + +<h3>Le secret (fin).</h3> + +<p>25 août. - De l'autre côté de Bourges, +à l'extrémité des nouveaux faubourgs, il +découvrit, après avoir longtemps cherché, la +maison de Valentine Blondeau. Une femme - la mère de +Valentine - sur le pas de la porte, semblait l'attendre. +C'était une bonne figure de ménagère, +lourde, fripée, mais belle encore. Elle le regardai venir +avec curiosité, et lorsqu'il lui demanda: "si Mlles +Blondeau étaient ici", elle lui expliqua doucement, avec +bienveillance, qu'elles étaient rentrées à +Paris depuis le 15 août.</p> + +<p>"Elles m'ont défendu de dire où elles allaient, +ajouta-t-elle, mais en écrivant à leur ancienne +adresse on ferait suivre leurs lettres".</p> + +<p>En revenant sur ses pas, sa bicyclette à la main, +à travers le jardinet, il pensait:</p> + +<p>"Elle est partie... Tout est fini comme je l'ai voulu... C'est +moi qui l'ai forcée à cela. "Je deviendrai +certainement une fille perdue", disait-elle. Et c'est moi qui +l'ai jetée là! C'est moi qui ai perdu la +fiancée de Frantz!"</p> + +<p>Et tout bas il se répétait avec folie: "Tant +mieux! Tant mieux!" avec la certitude que c'était bien +"tant pis" au contraire et que, sous les yeux de cette femme, +avant d'arriver à la grille, il allait buter des deux +pieds et tomber sur les genoux.</p> + +<p>Il ne pensa pas à déjeuner et s'arrêta +dans un café où il écrivit longuement +à Valentine, rien que pour crier, pour se délivrer +du cri désespéré qui l'étouffait. Sa +lettre répétait indéfiniment: "Vous avez pu! +Vous avez pu!... Vous avez pu vous résigner à cela! +Vous avez pu vous perdre ainsi!"</p> + +<p>Près de lui des officiers buvaient. L'un d'eux +racontait bruyamment une histoire de femme qu'on entendait par +bribes: "... Je lui ai dit... Vous devez bien me +connaître... Je fais la partie avec votre mari tous les +soirs!" Les autres riaient et, détournant la tête, +crachaient derrière les banquettes. Hâve et +poussiéreux, Meaulnes les regardait comme un mendiant. Il +les imagina tenant Valentine sur leurs genoux.</p> + +<p>Longtemps, à bicyclette, il erra autour de la +cathédrale, se disant obscurément: "En somme, c'est +pour la cathédrale que j'étais venu". Au bout de +toutes les rues, sur la place déserte, on la voyait monter +énorme et indifférente. Ces rues étaient +étroites et souillées comme les ruelles qui +entourent les églises de village. Il y avait +çà et là l'enseigne d'une maison louche, une +lanterne rouge... Meaulnes sentait sa douleur perdue, dans ce +quartier malpropre, vicieux, réfugié, comme aux +anciens âges, sous les arcs-boutants de la +cathédrale. Il lui venait une crainte de paysan, une +répulsion pour cette église de la ville, où +tous les vices sont sculptés dans des cachettes, qui est +bâtie entre les mauvais lieux et qui n'a pas de +remède pour les plus douleurs d'amour.</p> + +<p>Deux filles vinrent à passer, se tenant par la taille +et le regardant effrontément. Par dégoût ou +par jeu, pour se venger de son amour ou pour l'abîmer, +Meaulnes les suivit lentement à bicyclette et l'une +d'elles, une misérable fille dont les rares cheveux blonds +étaient tirés en arrière par un faux +chignon, lui donna rendez-vous pour six heures au jardin de +l'Archevêché, le jardin où Frantz, dans une +de ses lettres, donnait rendez-vous à la pauvre +Valentine.</p> + +<p>Il ne dit pas non, sachant qu'à cette heure il aurait +depuis longtemps quitté la ville. Et de sa fenêtre +basse, dans la rue en pente, elle resta longtemps à lui +faire des signes vagues.</p> + +<p>Il avait hâte de reprendre son chemin.</p> + +<p>Avant de partir, il ne peut résister au morne +désir de passer une dernière fois devant la maison +de Valentine. Il regarda de tous ses yeux et put faire provision +de tristesse. C'était une des dernières maisons du +faubourg et la rue devenait une route à partir de cet +endroit... En face, une sorte de terrain vague formait comme une +petite place. Il n'y avait personne aux fenêtres, ni dans +la cour, nulle part. Seule, le long d'un mur, traînant deux +gamins en guenilles, une sale fille poudrée passa.</p> + +<p>C'est là que l'enfance de Valentine s'était +écoulée, là qu'elle avait commencé +à regarder le monde de ses yeux confiants et sages. Elle +avait travaillé, cousu, derrière ces +fenêtres. Et Frantz était passé pour la voir, +lui sourire, dans cette rue de faubourg. Mais maintenant il n'y +avait plus rien, rien... La triste soirée durait et +Meaulnes savait seulement que quelque part, perdue, durant ce +même après-midi, Valentine regardait passer dans son +souvenir cette place morne où jamais elle ne viendrait +plus.</p> + +<p>Le long voyage qu'il lui restait à faire pour rentrer +devait être son dernier recours contre sa peine, sa +dernière distraction forcée avant de s'y enfoncer +tout entier.</p> + +<p>Il partit. Aux environs de la route, dans la vallée, de +délicieuses maisons fermières, entre les arbres, au +bord de l'eau, montraient leurs pignons pointus garnis de +treillis verts. Sans doute, là-bas, sur les pelouses, des +jeunes filles attentives parlaient de l'amour. On imaginait, +là-bas, des âmes, de belles âmes...</p> + +<p>Mais, pour Meaulnes, à ce moment, il n'existait plus +qu'un seul amour, cet amour mal satisfait qu'on venait de +souffleter si cruellement, et la jeune fille entre toutes qu'il +eût dû protéger, sauvegarder, était +justement celle-là qu'il venait d'envoyer à sa +perte.</p> + +<p>Quelques lignes hâtives du journal m'apprenaient encore +qu'il avait formé le projet de retrouver Valentine +coûte que coûte avant qu'il fût trop tard. Une +date, dans un coin de page, me faisait croire que c'était +là ce long voyage pour lequel Mme Meaulnes faisait des +préparatifs, lorsque j'étais venu à La +Ferté-d'Angillon pour tout déranger. Dans la marie +abandonnée, Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets +par un beau matin de la fin du mois d'août - lorsque +j'avais poussé la porte et lui avait apporté la +grande nouvelle qu'il n'attendait plus. Il avait +été repris, immobilisé, par son ancienne +aventure, sans oser rien faire ni rien avouer. Alors avaient +commencé le remords, le regret et la peine, tantôt +étouffés, tantôt triomphants, jusqu'au jour +des noces où le cri du bohémien dans les sapins lui +avait théâtralement rappelé son premier +serment de jeune homme.</p> + +<p>Sur ce même cahier de devoirs mensuels, il avait encore +griffonné quelques mots en hâte, à l'aube, +avant de quitter, avec sa permission - mais pour toujours - +Yvonne de Galais, son épouse depuis la veille:</p> + +<p>"Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste des deux +bohémiens qui sont venus hier dans la sapinière et +qui sont partis vers l'est à bicyclette. Je ne reviendrai +près d'Yvonne que si je puis ramener avec moi et installer +dans la "maison de Frantz" Frantz et Valentine mariés.</p> + +<p>"Ce manuscrit, que j'avais commencé comme un journal +secret et qui est devenu ma confession, sera, si je ne reviens +pas, la propriété de mon ami François +Seurel".</p> + +<p>Il avait dû glisser le cahier en hâte sous les +autres, refermer à clef son ancienne petite malle +d'étudiant, et disparaître.</p> + +<p> </p> + +<h2>ÉPILOGUE</h2> + +<p>Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir jamais mon +compagnon, et de mornes jours s'écoulaient dans +l'école paysanne, de tristes jours dans la maison +déserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous que je lui +avais fixé, et d'ailleurs ma tante Moinel ne savait plus +depuis longtemps où habitait Valentine.</p> + +<p>La seule joie des Sablonnières, ce fut bientôt la +petite fille qu'on avait pu sauver. A la fin de septembre, elle +s'annonçait même comme une solide et jolie petite +fille. Elle allait avoir un an. Cramponnée aux barreaux +des chaises, elle les poussait toute seule, s'essayant à +marcher sans prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre +qui réveillait longuement les échos sourds de la +demeure abandonnée. Lorsque je la tenais dans mes bras, +elle ne souffrait jamais que je lui donne un baiser. Elle avait +une façon sauvage et charmante en même temps de +frétiller et de me repousser la figure avec sa petite main +ouverte, en riant aux éclats. De toute sa gaieté, +de toute sa violence enfantine, on eût dit qu'elle allait +chasser le chagrin qui pesait sur la maison depuis sa naissance. +Je me disais parfois: "Sans doute, malgré cette +sauvagerie, sera-t-elle un peu mon enfant". Mais une fois encore +la Providence en décida autrement.</p> + +<p>Un dimanche matin de la fin de septembre, je m'étais +levé de fort bonne heure, avant même la paysanne qui +avait la garde de la petite fille. Je devais aller pêcher +au Cher avec deux hommes de Saint-Benoist et Jasmin Delouche. +Souvent ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec moi +pour de grandes parties de braconnage: pêches à la +main, la nuit, pêches aux éperviers +prohibés... Tout le temps de l'été, nous +partions les jours de congé, dès l'aube, et nous ne +rentrions qu'à midi. C'était le gagne-pain de +presque tous ces hommes. Quant à moi, c'était mon +seul passe-temps; les seules aventures qui me rappelassent les +équipées de jadis. Et j'avais fini par prendre +goût à ces randonnées, à ces longues +pêches le long de la rivière ou dans les roseaux de +l'étang.</p> + +<p>Ce matin-là, j'étais donc debout, à cinq +heures et demie, devant la maison, sous un petit hangar +adossé au mur qui séparait le jardin anglais des +Sablonnières du jardin potager de la ferme. J'étais +occupé à démêler mes filets que +j'avais jetés en tas, le jeudi d'avant.</p> + +<p>Il ne faisait pas jour tout à fait; c'était le +crépuscule d'un beau matin de septembre; et le hangar +où je démêlais à la hâte mes +engins se trouvait à demi plongé dans la nuit.</p> + +<p>J'étais là silencieux et affairé lorsque +soudain j'entendis la grille s'ouvrir, un pas crier sur le +gravier.</p> + +<p>"Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus tôt que je +n'aurais cru. Et moi qui ne suis pas prêt!..."</p> + +<p>Mais l'homme qui entrait dans la cour m'était inconnu. +C'était, autant que je pus distinguer, un grand gaillard +barbu habillé comme un chasseur ou un braconnier. Au lieu +de venir me trouver là où les autres savaient que +j'étais toujours, à l'heure de nos rendez-vous, il +gagna directement la porte d'entrée.</p> + +<p>"Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs amis qu'ils auront +convié sans me le dire et ils l'auront envoyé en +éclaireur".</p> + +<p>L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la +porte. Mais je l'avais refermée, aussitôt sorti. Il +fit de même à l'entrée de la cuisine. Puis, +hésitant un instant, il tourna vers moi, +éclairée par le demi-jour, sa figure +inquiète. Et c'est alors seulement que je reconnus le +grand Meaulnes.</p> + +<p>Un long moment je restai là, effrayé, +désespéré, repris soudain par toute la +douleur qu'avait réveillée son retour. Il avait +disparu derrière la maison, en avait fait le tour, et il +revenait, hésitant.</p> + +<p>Alors je m'avançai vers lui, et sans rien dire, je +l'embrassai en sanglotant. Tout de suite, il comprit:</p> + +<p>"Ah! dit-il d'une voix brève, elle est morte, n'est-ce +pas?"</p> + +<p>Et il resta là, debout, sourd, immobile et terrible. Je +le pris par le bras et doucement je l'entraînai vers la +maison. Il faisait jour maintenant. Tout de suite, pour que le +plus dur fût accompli, je lui fis monter l'escalier qui +menait vers la chambre de la morte. Sitôt entré; il +tomba à deux genoux devant le lit et, longtemps, resta la +tête enfouie dans ses deux bras.</p> + +<p>Il se releva enfin, les yeux égarés, titubant, +ne sachant où il était. Et, toujours le guidant par +le bras, j'ouvris la porte qui faisait communiquer cette chambre +avec celle de la petite fille. Elle s'était +éveillée toute seule - pendant que sa nourrice +était en bas - et, délibérément, +s'était assise dans son berceau. On voyait tout juste sa +tête étonnée, tournée vers nous.</p> + +<p>"Voici ta fille", dis-je.</p> + +<p>Il eut un sursaut et me regarda.</p> + +<p>Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il ne put pas +bien la voir d'abord, parce qu'il pleurait. Alors, pour +détourner un peu ce grand attendrissement et ce flot de +larmes, tout en la tenant très serrée contre lui, +assise sur son bras droit, il tourna vers moi sa tête +baissée et me dit:</p> + +<p>"Je les ai ramenés, les deux autres... Tu iras les voir +dans leur maison".</p> + +<p>Et en effet, au début de la matinée, lorsque je +m'en allai, tout pensif et presque heureux vers la maison de +Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait jadis montrée +déserte, j'aperçus de loin une manière de +jeune ménagère en collerette, qui balayait le pas +de sa porte, objet de curiosité et d'enthousiasme pour +plusieurs petits vachers endimanchés qui s'en allaient +à la messe...</p> + +<p>Cependant la petite fille commençait à s'ennuyer +d'être serrée ainsi, et comme Augustin, la +tête penchée de côté pour cacher et +arrêter ses larmes continuait à ne pas la regarder, +elle lui flanqua une grande tape de sa petite main sur sa bouche +barbue et mouillée.</p> + +<p>Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit +sauter au bout de ses bras et la regarda avec une espèce +de rire. Satisfaite, elle battit des mains...</p> + +<p>Je m'étais légèrement reculé pour +mieux les voir. Un peu déçu et pourtant +émerveillé, je comprenais que la petite fille avait +enfin trouvé là le compagnon qu'elle attendait +obscurément. La seule joie que m'eût laissée +le grand Meaulnes, je sentais bien qu'il était revenu pour +me la prendre. Et déjà je l'imaginais, la nuit, +enveloppant sa fille dans un manteau, et partant avec elle pour +de nouvelles aventures.</p> + +<p class="P2">TABLE</p> + +<p>Première Partie.</p> + +<p>I. - Le Pensionnaire.<br> + II. - Après quatre heures.<br> + III. - "Je fréquentais la boutique d'un vannier".<br> + IV. - L'Évasion.<br> + V. - La Voiture qui revient.<br> + VI. - On frappe au carreau.<br> + VII. - Le Gilet de soie.<br> + VIII.- L'Aventure.<br> + IX. - Une Halte.<br> + X. - La Bergerie.<br> + XI. - Le Domaine mystérieux.<br> + XII. - La Chambre de Wellington.<br> + XIII.- La Fête étrange.<br> + XIV. - La Fête étrange (suite).<br> + XV. - La Rencontre.<br> + XVI. - Frantz de Galais.<br> + XVII - La Fête étrange (fin).</p> + +<p>Deuxième Partie.</p> + +<p>I. - Le grand Jeu.<br> + II. - Nous tombons dans une embuscade.<br> + III. - Les Bohémiens à l'école.<br> + IV. - Où il est question du Domaine +mystérieux.<br> + V. - L'Homme aux espadrilles.<br> + VI. - Une Dispute dans la coulisse.<br> + VII. - Le Bohémien enlève son bandeau.<br> + VIII.- Les Gendarmes!<br> + IX. - A la recherche du sentier perdu.<br> + X. - La Lessive.<br> + XI. - Je trahis.<br> + XII. - Les trois lettres de Meaulnes.</p> + +<p>Troisième Partie.</p> + +<p>I. - La Baignade.<br> + II. - Chez Florentin.<br> + III. - Une Apparition.<br> + IV. - La grande Nouvelle.<br> + V. - La Partie de Plaisir.<br> + VI. - La Partie de Plaisir (fin).<br> + VII. - Le Jour des Noces.<br> + VIII.- L'Appel de Frantz.<br> + IX. - Les Gens heureux.<br> + X. - La "Maison de Frantz".<br> + XI. - Conversation sous la Pluie.<br> + XII. - Le Fardeau.<br> + XIII.- Le Cahier de Devoirs mensuels.<br> + XIV. - Le Secret.<br> + XV. - Le Secret (suite).<br> + XVI. - Le Secret (fin).<br> + Epilogue.</p> + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES *** + +This file should be named 8lgme10h.htm or 8lgme10h.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8lgme11h.htm +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8lgme10ah.htm + +Produced by Walter Debeuf + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 + +Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. If your state is not listed and +you would like to know if we have added it since the list you have, +just ask. + +While we cannot solicit donations from people in states where we are +not yet registered, we know of no prohibition against accepting +donations from donors in these states who approach us with an offer to +donate. + +International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about +how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made +deductible, and don't have the staff to handle it even if there are +ways. + +Donations by check or money order may be sent to: + +Project Gutenberg Literary Archive Foundation +PMB 113 +1739 University Ave. +Oxford, MS 38655-4109 + +Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment +method other than by check or money order. + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by +the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN +[Employee Identification Number] 64-622154. Donations are +tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising +requirements for other states are met, additions to this list will be +made and fund-raising will begin in the additional states. + +We need your donations more than ever! + +You can get up to date donation information online at: + +http://www.gutenberg.net/donation.html + + +*** + +If you can't reach Project Gutenberg, +you can always email directly to: + +Michael S. Hart hart@pobox.com + +Prof. Hart will answer or forward your message. + +We would prefer to send you information by email. + + +**The Legal Small Print** + + +(Three Pages) + +***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** +Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. +They tell us you might sue us if there is something wrong with +your copy of this eBook, even if you got it for free from +someone other than us, and even if what's wrong is not our +fault. 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