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+The Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
+most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
+whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
+of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
+www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
+will have to check the laws of the country where you are located before
+using this ebook.
+
+Title: Le grand Meaulnes
+
+Author: Alain-Fournier
+
+Posting Date: November 11, 2020 [EBook #5781]
+Release Date: May, 2004
+First Posted: July 21, 2003
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+Produced by: Walter Debeuf, updated by Laurent Vogel (using images
+ generously made available by the Bibliothèque nationale de
+ France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES ***
+
+
+
+
+
+ ALAIN-FOURNIER
+
+ LE
+ GRAND MEAULNES
+
+ PARIS
+ ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
+ 100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
+ PLACE BEAUVAU
+
+ 1913
+
+
+
+
+Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptations réservés
+pour tous pays
+
+_Copyright by Émile-Paul frères, 1913._
+
+
+
+
+Exemplaire tiré spécialement pour l'Auteur.
+
+
+
+
+_A ma soeur Isabelle_
+
+
+
+
+LE GRAND MEAULNES
+
+
+
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+LE PENSIONNAIRE
+
+
+Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189...
+
+Je continue à dire «chez nous», bien que la maison ne nous appartienne
+plus. Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous n'y
+reviendrons certainement jamais.
+
+Nous habitions les bâtiments du _Cours Supérieur_ de Sainte-Agathe. Mon
+père, que j'appelais M. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait à
+la fois le Cours supérieur, où l'on préparait le brevet d'instituteur,
+et le Cours moyen. Ma mère faisait la petite classe.
+
+Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous des vignes
+vierges, à l'extrémité du bourg; une cour immense avec préaux et
+buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail; sur
+le côté nord, la route où donnait une petite grille et qui menait vers
+La Gare, à trois kilomètres; au sud et par derrière, des champs, des
+jardins et des prés qui rejoignaient les faubourgs... tel est le plan
+sommaire de cette demeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentés
+et les plus chers de ma vie--demeure d'où partirent et où revinrent se
+briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures.
+
+Le hasard des «changements», une décision d'inspecteur ou de préfet,
+nous avaient conduits là. Vers la fin des vacances, il y a bien
+longtemps, une voiture de paysan, qui précédait notre ménage, nous avait
+déposés, ma mère et moi, devant la petite grille rouillée. Des gamins
+qui volaient des pêches dans le jardin s'étaient enfuis silencieusement
+par les trous de la haie... Ma mère, que nous appelions Millie, et qui
+était bien la ménagère la plus méthodique que j'aie jamais connue, était
+entrée aussitôt dans les pièces remplies de paille poussiéreuse, et tout
+de suite elle avait constaté avec désespoir, comme à chaque
+«déplacement», que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si
+mal construite... Elle était sortie pour me confier sa détresse. Tout en
+me parlant, elle avait essuyé doucement avec son mouchoir ma figure
+d'enfant noircie par le voyage. Puis elle était rentrée faire le compte
+de toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner pour rendre le
+logement habitable... Quant à moi, coiffé d'un grand chapeau de paille à
+rubans, j'étais resté là, sur le gravier de cette cour étrangère, à
+attendre, à fureter petitement autour du puits et sous le hangar.
+
+C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui notre arrivée. Car
+aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première
+soirée d'attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d'autres
+attentes que je me rappelle; déjà, les deux mains appuyées aux barreaux
+du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu'un qui va descendre la
+grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer la première nuit que je dus passer
+dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont
+d'autres nuits que je me rappelle; je ne suis plus seul dans cette
+chambre; une grande ombre inquiète et amie passe le long des murs et se
+promène. Tout ce paysage paisible--l'école, le champ du père Martin,
+avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour
+par des femmes en visite...--est à jamais, dans ma mémoire, agité,
+transformé par la présence de celui qui bouleversa toute notre
+adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de repos.
+
+ * * * * *
+
+Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes
+arriva.
+
+J'avais quinze ans. C'était un froid dimanche de novembre, le premier
+jour d'automne qui fît songer à l'hiver. Toute la journée, Millie avait
+attendu une voiture de La Gare qui devait lui apporter un chapeau pour
+la mauvaise saison. Le matin, elle avait manqué la messe; et jusqu'au
+sermon, assis dans le choeur avec les autres enfants, j'avais regardé
+anxieusement du côté des cloches, pour la voir entrer avec son chapeau
+neuf.
+
+Après midi, je dus partir seul à vêpres.
+
+--D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa main mon
+costume d'enfant, même s'il était arrivé, ce chapeau, il aurait bien
+fallu sans doute, que je passe mon dimanche à le refaire.
+
+Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi. Dès le matin, mon père
+s'en allait au loin, sur le bord de quelque étang couvert de brume,
+pêcher le brochet dans une barque; et ma mère, retirée jusqu'à la nuit
+dans sa chambre obscure, rafistolait d'humbles toilettes. Elle
+s'enfermait ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi pauvre
+qu'elle mais aussi fière, vînt la surprendre. Et moi, les vêpres finies,
+j'attendais, en lisant dans la froide salle à manger, qu'elle ouvrît la
+porte pour me montrer comment ça lui allait.
+
+Ce dimanche-là, quelque animation devant l'église me retint dehors après
+vêpres. Un baptême, sous le porche, avait attroupé des gamins. Sur la
+place, plusieurs hommes du bourg avaient revêtu leurs vareuses de
+pompiers; et, les faisceaux formés, transis et battant la semelle, ils
+écoutaient Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la théorie...
+
+Le carillon du baptême s'arrêta soudain, comme une sonnerie de fête qui
+se serait trompée de jour et d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme
+en bandoulière emmenèrent la pompe au petit trot; et je les vis
+disparaître au premier tournant, suivis de quatre gamins silencieux,
+écrasant de leurs grosses semelles les brindilles de la route givrée où
+je n'osais pas les suivre.
+
+Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant que le café Daniel, où
+j'entendais sourdement monter puis s'apaiser les discussions des
+buveurs. Et, frôlant le mur bas de la grande cour qui isolait notre
+maison du village, j'arrivai un peu anxieux de mon retard, à la petite
+grille.
+
+Elle était entr'ouverte et je vis aussitôt qu'il se passait quelque
+chose d'insolite.
+
+En effet, à la porte de la salle à manger--la plus rapprochée des cinq
+portes vitrées qui donnaient sur la cour--une femme aux cheveux gris,
+penchée, cherchait à voir au travers des rideaux. Elle était petite,
+coiffée d'une capote de velours noir à l'ancienne mode. Elle avait un
+visage maigre et fin, mais ravagé par l'inquiétude; et je ne sais quelle
+appréhension, à sa vue, m'arrêta sur la première marche, devant la
+grille.
+
+--Où est-il passé? mon Dieu! disait-elle à mi-voix. Il était avec moi
+tout à l'heure. Il a déjà fait le tour de la maison. Il s'est peut-être
+sauvé...
+
+Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits coups à
+peine perceptibles.
+
+Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue. Millie, sans doute,
+avait reçu le chapeau de La Gare, et sans rien entendre, au fond de la
+chambre rouge, devant un lit semé de vieux rubans et de plumes
+défrisées, elle cousait, décousait, rebâtissait sa médiocre coiffure...
+En effet, lorsque j'eus pénétré dans la salle à manger, immédiatement
+suivi de la visiteuse, ma mère apparut tenant à deux mains sur la tête
+des fils de laiton, des rubans et des plumes, qui n'étaient pas encore
+parfaitement équilibrés... Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigués
+d'avoir travaillé à la chute du jour, et s'écria:
+
+--Regarde! Je t'attendais pour te montrer...
+
+Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au fond de
+la salle, elle s'arrêta, déconcertée. Bien vite, elle enleva sa
+coiffure, et, durant toute la scène qui suivit, elle la tint contre sa
+poitrine, renversée comme un nid dans son bras droit replié.
+
+La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux, un parapluie et un
+sac de cuir, avait commencé de s'expliquer, en balançant légèrement la
+tête et en faisant claquer sa langue comme une femme en visite. Elle
+avait repris tout son aplomb. Elle eut même, dès qu'elle parla de son
+fils, un air supérieur et mystérieux qui nous intrigua.
+
+Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferté-d'Angillon, à
+quatorze kilomètres de Sainte-Agathe. Veuve--et fort riche, à ce qu'elle
+nous fit comprendre--elle avait perdu le cadet de ses deux enfants,
+Antoine, qui était mort un soir au retour de l'école, pour s'être baigné
+avec son frère dans un étang malsain. Elle avait décidé de mettre
+l'aîné, Augustin, en pension chez nous pour qu'il pût suivre le Cours
+Supérieur.
+
+Et aussitôt elle fit l'éloge de ce pensionnaire qu'elle nous amenait. Je
+ne reconnaissais plus la femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbée
+devant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard
+de poule qui aurait perdu l'oiseau sauvage de sa couvée.
+
+Ce qu'elle contait de son fils avec admiration était fort surprenant: il
+aimait à lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la rivière,
+jambes nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter des oeufs de
+poules d'eau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs... Il tendait
+aussi des nasses... L'autre nuit, il avait découvert dans le bois une
+faisane prise au collet...
+
+Moi qui n'osais plus rentrer à la maison quand j'avais un accroc à ma
+blouse, je regardais Millie avec étonnement.
+
+Mais ma mère n'écoutait plus. Elle fit même signe à la dame de se taire;
+et, déposant avec précaution son «nid» sur la table, elle se leva
+silencieusement comme pour aller surprendre quelqu'un...
+
+Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où s'entassaient les pièces
+d'artifice noircies du dernier Quatorze Juillet, un pas inconnu, assuré,
+allait et venait, ébranlant le plafond, traversait les immenses greniers
+ténébreux du premier étage, et se perdait enfin vers les chambres
+d'adjoints abandonnées où l'on mettait sécher le tilleul et mûrir les
+pommes.
+
+--Déjà, tout à l'heure, j'avais entendu ce bruit dans les chambres du
+bas, dit Millie à mi-voix, et je croyais que c'était toi, François, qui
+étais rentré...
+
+Personne ne répondit. Nous étions debout tous les trois, le coeur
+battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l'escalier de la
+cuisine s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa la cuisine,
+et se présenta dans l'entrée obscure de la salle à manger.
+
+--C'est toi, Augustin? dit la dame.
+
+C'était un grand garçon de dix-sept ans environ. Je ne vis d'abord de
+lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffé en
+arrière et sa blouse noire sanglée d'une ceinture comme en portent les
+écoliers. Je pus distinguer aussi qu'il souriait...
+
+Il m'aperçut, et, avant que personne eût pu lui demander aucune
+explication:
+
+--Viens-tu dans la cour? dit-il.
+
+J'hésitai une seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma
+casquette et j'allai vers lui. Nous sortîmes par la porte de la cuisine
+et nous allâmes au préau, que l'obscurité envahissait déjà. A la lueur
+de la fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez
+droit, à la lèvre duvetée.
+
+--Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier. Tu n'y avais donc
+jamais regardé?
+
+Il tenait à la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusées
+déchiquetées courait tout autour; ç'avait dû être le soleil ou la lune
+au feu d'artifice du Quatorze Juillet.
+
+--Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous allons toujours les
+allumer, dit-il d'un ton tranquille et de l'air de quelqu'un qui espère
+bien trouver mieux par la suite.
+
+Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait les cheveux
+complètement ras comme un paysan. Il me montra les deux fusées avec
+leurs bouts de mèche en papier que la flamme avait coupés, noircis, puis
+abandonnés. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira de sa
+poche--à mon grand étonnement, car cela nous était formellement
+interdit--une boîte d'allumettes. Se baissant avec précaution, il mit le
+feu à la mèche. Puis, me prenant par la main, il m'entraîna vivement en
+arrière.
+
+Un instant après, ma mère qui sortait sur le pas de la porte, avec la
+mère de Meaulnes, après avoir débattu et fixé le prix de pension, vit
+jaillir sous le préau, avec un bruit de soufflet, deux gerbes d'étoiles
+rouges et blanches; et elle put m'apercevoir, l'espace d'une seconde,
+dressé dans la lueur magique, tenant par la main le grand gars nouveau
+venu et ne bronchant pas...
+
+Cette fois encore, elle n'osa rien dire.
+
+Et le soir, au dîner, il y eut, à la table de famille, un compagnon
+silencieux, qui mangeait, la tête basse, sans se soucier de nos trois
+regards fixés sur lui.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+APRÈS QUATRE HEURES...
+
+
+Je n'avais guère été, jusqu'alors, courir dans les rues avec les gamins
+du bourg. Une coxalgie, dont j'ai souffert jusque vers cette année
+189..., m'avait rendu craintif et malheureux. Je me vois encore
+poursuivant les écoliers alertes dans les ruelles qui entouraient la
+maison, en sautillant misérablement sur une jambe...
+
+Aussi ne me laissait-on guère sortir. Et je me rappelle que Millie, qui
+était très fière de moi, me ramena plus d'une fois à la maison, avec
+force taloches, pour m'avoir ainsi rencontré, sautant à cloche-pied,
+avec les garnements du village.
+
+L'arrivée d'Augustin Meaulnes, qui coïncida avec ma guérison, fut le
+commencement d'une vie nouvelle.
+
+Avant sa venue, lorsque le cours était fini, à quatre heures, une longue
+soirée de solitude commençait pour moi. Mon père transportait le feu du
+poêle de la classe dans la cheminée de notre salle à manger; et peu à
+peu les derniers gamins attardés abandonnaient l'école refroidie où
+roulaient des tourbillons de fumée. Il y avait encore quelques jeux, des
+galopades dans la cour; puis la nuit venait; les deux élèves qui avaient
+balayé la classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons et leurs
+pèlerines, et ils partaient bien vite, leur panier au bras, en laissant
+le grand portail ouvert...
+
+Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je restais au fond de la
+mairie, enfermé dans le cabinet des archives plein de mouches mortes,
+d'affiches battant au vent, et je lisais assis sur une vieille bascule,
+auprès d'une fenêtre qui donnait sur le jardin.
+
+Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme voisine commençaient
+à hurler et que le carreau de notre petite cuisine s'illuminait, je
+rentrais enfin. Ma mère avait commencé de préparer le repas. Je montais
+trois marches de l'escalier du grenier; je m'asseyais sans rien dire,
+et, la tête appuyée aux barreaux froids de la rampe, je la regardais
+allumer son feu dans l'étroite cuisine où vacillait la flamme d'une
+bougie...
+
+Mais quelqu'un est venu qui m'a enlevé à tous ces plaisirs d'enfant
+paisible. Quelqu'un a soufflé la bougie qui éclairait pour moi le doux
+visage maternel penché sur le repas du soir. Quelqu'un a éteint la lampe
+autour de laquelle nous étions une famille heureuse, à la nuit, lorsque
+mon père avait accroché les volets de bois aux portes vitrées. Et
+celui-là, ce fut Augustin Meaulnes, que les autres élèves appelèrent
+bientôt le grand Meaulnes.
+
+Dès qu'il fut pensionnaire chez nous, c'est-à-dire dès les premiers
+jours de décembre, l'école cessa d'être désertée le soir, après quatre
+heures. Malgré le froid de la porte battante, les cris des balayeurs et
+leurs seaux d'eau, il y avait toujours, après le cours, dans la classe,
+une vingtaine de grands élèves, tant de la campagne que du bourg, serrés
+autour de Meaulnes. Et c'étaient de longues discussions, des disputes
+interminables, au milieu desquelles je me glissais avec inquiétude et
+plaisir.
+
+Meaulnes ne disait rien; mais c'était pour lui qu'à chaque instant l'un
+des plus bavards s'avançait au milieu du groupe, et, prenant à témoin
+tour à tour chacun de ses compagnons, qui l'approuvaient bruyamment,
+racontait quelque longue histoire de maraude, que tous les autres
+suivaient, le bec ouvert, en riant silencieusement.
+
+Assis sur un pupitre, en balançant les jambes, Meaulnes réfléchissait.
+Aux bons moments, il riait aussi, mais doucement, comme s'il eût réservé
+ses éclats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui seul.
+Puis, à la nuit tombante, lorsque la lueur des carreaux de la classe
+n'éclairait plus le groupe confus de jeunes gens, Meaulnes se levait
+soudain et, traversant le cercle pressé:
+
+--Allons, en route! criait-il.
+
+Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs cris jusqu'à la nuit
+noire, dans le haut du bourg...
+
+ * * * * *
+
+Il m'arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes, j'allais à
+la porte des écuries des faubourgs, à l'heure où l'on trait les
+vaches... Nous entrions dans les boutiques, et, du fond de l'obscurité,
+entre deux craquements de son métier, le tisserand disait:
+
+--Voilà les étudiants!
+
+Généralement, à l'heure du dîner, nous nous trouvions tout près du
+_Cours_, chez Desnoues, le charron, qui était aussi maréchal. Sa
+boutique était une ancienne auberge, avec de grandes portes à deux
+battants qu'on laissait ouvertes. De la rue on entendait grincer le
+soufflet de la forge et l'on apercevait à la lueur du brasier, dans ce
+lieu obscur et tintant, parfois des gens de campagne qui avaient arrêté
+leur voiture pour causer un instant, parfois un écolier comme nous,
+adossé à une porte, qui regardait sans rien dire. Et c'est là que tout
+commença, environ huit jours avant Noël.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+«JE FRÉQUENTAIS LA BOUTIQUE D'UN VANNIER»
+
+
+La pluie était tombée tout le jour, pour ne cesser qu'au soir. La
+journée avait été mortellement ennuyeuse. Aux récréations, personne ne
+sortait. Et l'on entendait mon père, M. Seurel, crier à chaque minute,
+dans la classe:
+
+--Ne sabotez donc pas comme ça, les gamins!
+
+Après la dernière récréation de la journée, ou, comme nous disions,
+après le dernier «quart d'heure», M. Seurel, qui depuis un instant
+marchait le long en large pensivement, s'arrêta, frappa un grand coup de
+règle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement confus des fins
+de classe où l'on s'ennuie, et, dans le silence attentif, demanda:
+
+--Qui est-ce qui ira demain en voiture à La Gare avec François, pour
+chercher M. et Mme Charpentier?
+
+C'étaient mes grands-parents: grand-père Charpentier, l'homme au grand
+burnous de laine grise, le vieux garde forestier en retraite, avec son
+bonnet de poil de lapin qu'il appelait son képi... Les petits gamins le
+connaissaient bien. Les matins, pour se débarbouiller, il tirait un seau
+d'eau, dans lequel il barbotait, à la façon des vieux soldats en se
+frottant vaguement la barbiche. Un cercle d'enfants, les mains derrière
+le dos, l'observaient avec une curiosité respectueuse... Et ils
+connaissaient aussi grand'mère Charpentier, la petite paysanne, avec sa
+capote tricotée, parce que Millie l'amenait, au moins une fois, dans la
+classe des plus petits.
+
+Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avant Noël, à la
+Gare, au train de 4 h. 2. Ils avaient, pour nous voir, traversé tout le
+département, chargés de ballots de châtaignes et de victuailles pour
+Noël enveloppées dans des serviettes. Dès qu'ils avaient passé, tous les
+deux, emmitouflés, souriants et un peu interdits, le seuil de la maison,
+nous fermions sur eux toutes les portes, et c'était une grande semaine
+de plaisir qui commençait...
+
+Il fallait pour conduire avec moi la voiture qui devait les ramener, il
+fallait quelqu'un de sérieux qui ne nous versât pas dans un fossé, et
+d'assez débonnaire aussi, car le grand-père Charpentier jurait
+facilement et la grand-mère était un peu bavarde.
+
+A la question de M. Seurel, une dizaine de voix répondirent, criant
+ensemble:
+
+--Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes!
+
+Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre.
+
+Alors ils crièrent:
+
+--Fromentin!
+
+D'autres:
+
+--Jasmin Delouche!
+
+Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs monté sur sa truie au
+triple galop, criait: «Moi! Moi!», d'une voix perçante.
+
+Dutremblay et Moucheboeuf se contentaient de lever timidement la main.
+
+J'aurais voulu que ce fût Meaulnes. Ce petit voyage en voiture à âne
+serait devenu un événement plus important. Il le désirait aussi, mais il
+affectait de se taire dédaigneusement. Tous les grands élèves s'étaient
+assis comme lui sur la table, à revers, les pieds sur le banc, ainsi que
+nous faisions dans les moments de grand répit et de réjouissance.
+Coffin, sa blouse relevée et roulée autour de la ceinture, embrassait la
+colonne de fer qui soutenait la poutre de la classe et commençait de
+grimper en signe d'allégresse. Mais M. Seurel refroidit tout le monde en
+disant:
+
+--Allons! Ce sera Moucheboeuf.
+
+Et chacun regagna sa place en silence.
+
+ * * * * *
+
+A quatre heures, dans la grande cour glacée, ravinée par la pluie, je me
+trouvai seul avec Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions
+le bourg luisant que séchait la bourrasque. Bientôt, le petit Coffin, en
+capuchon, un morceau de pain à la main, sortit de chez lui et, rasant
+les murs, se présenta en sifflant à la porte du charron. Meaulnes ouvrit
+le portail, le héla et, tous les trois, un instant après, nous étions
+installés au fond de la boutique rouge et chaude, brusquement traversée
+par de glacials coups de vent: Coffin et moi, assis auprès de la forge,
+nos pieds boueux dans les copeaux blancs; Meaulnes, les mains aux
+poches, silencieux, adossé au battant de la porte d'entrée. De temps à
+autre, dans la rue, passait une dame de village, la tête baissée à cause
+du vent, qui revenait de chez le boucher, et nous levions le nez pour
+regarder qui c'était.
+
+Personne ne disait rien. Le maréchal et son ouvrier, l'un soufflant la
+forge, l'autre battant le fer, jetaient sur le mur de grandes ombres
+brusques... Je me rappelle ce soir-là comme un des grands soirs de mon
+adolescence. C'était en moi un mélange de plaisir et d'anxiété: je
+craignais que mon compagnon ne m'enlevât cette pauvre joie d'aller à La
+Gare en voiture; et pourtant j'attendais de lui, sans oser me l'avouer,
+quelque entreprise extraordinaire qui vînt tout bouleverser.
+
+De temps à autre, le travail paisible et régulier de la boutique
+s'interrompait pour un instant. Le maréchal laissait à petits coups
+pesants et clairs retomber son marteau sur l'enclume. Il regardait, en
+l'approchant de son tablier de cuir, le morceau de fer qu'il avait
+travaillé. Et, redressant la tête, il nous disait, histoire de souffler
+un peu:
+
+--Eh bien, ça va, la jeunesse?
+
+L'ouvrier restait la main en l'air à la chaîne du soufflet, mettait son
+poing gauche sur la hanche et nous regardait en riant.
+
+Puis le travail sourd et bruyant reprenait.
+
+Durant une de ces pauses, on aperçut, par la porte battante, Millie dans
+le grand vent, serrée dans un fichu, qui passait chargée de petits
+paquets.
+
+Le maréchal demanda:
+
+--C'est-il que M. Charpentier va bientôt venir?
+
+--Demain, répondis-je, avec ma grand'mère, j'irai les chercher en
+voiture au train de 4 h. 2.
+
+--Dans la voiture à Fromentin, peut-être?
+
+Je répondis bien vite:
+
+--Non, dans celle du père Martin.
+
+--Oh! alors, vous n'êtes pas revenus.
+
+Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent à rire.
+
+L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose:
+
+--Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher à Vierzon.
+Il y a une heure d'arrêt. C'est à quinze kilomètres. On aurait été de
+retour avant même que l'âne à Martin fût attelé.
+
+--Çà, dit l'autre, c'est une jument qui marche!...
+
+--Et je crois bien que Fromentin la prêterait facilement.
+
+La conversation finit là. De nouveau la boutique fut un endroit plein
+d'étincelles et de bruit, où chacun ne pensa que pour soi.
+
+Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que je me levai pour faire
+signe au grand Meaulnes, il ne m'aperçut pas d'abord. Adossé à la porte
+et la tête penchée, il semblait profondément absorbé par ce qui venait
+d'être dit. En le voyant ainsi, perdu dans ses réflexions, regardant,
+comme à travers des lieus de brouillard, ces gens paisibles qui
+travaillaient, je pensai soudain à cette image de _Robinson Crusoé_, où
+l'on voit l'adolescent anglais, avant son grand départ, «fréquentant la
+boutique d'un vannier»...
+
+Et j'y ai souvent repensé depuis.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+L'ÉVASION
+
+
+A une heure de l'après-midi, le lendemain, la classe du Cours supérieur
+est claire, au milieu du paysage gelé, comme une barque sur l'Océan. On
+n'y sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de pêche,
+mais les harengs grillés sur le poêle et la laine roussie de ceux qui,
+en rentrant, se sont chauffés de trop près.
+
+On a distribué, car la fin de l'année approche, les cahiers de
+compositions. Et, pendant que M. Seurel écrit au tableau l'énoncé des
+problèmes, un silence imparfait s'établit, mêlé de conversations à voix
+basse, coupé de petits cris étouffés et de phrases dont on ne dit que
+les premiers mots pour effrayer son voisin:
+
+--Monsieur! Un tel me...
+
+M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à autre chose. Il se retourne
+de temps à autre, en regardant tout le monde d'un air à la fois sévère
+et absent. Et ce remue-ménage sournois cesse complètement, une seconde,
+pour reprendre ensuite, tout doucement d'abord, comme un ronronnement.
+
+Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d'une des
+tables de la division des plus jeunes, près des grandes vitres, je n'ai
+qu'à me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le
+bas, puis les champs.
+
+De temps à autre, je me soulève sur la pointe des pieds et je regarde
+anxieusement du côté de la ferme de la Belle-Étoile. Dès le début de la
+classe, je me suis aperçu que Meaulnes n'était pas rentré après la
+récréation de midi. Son voisin de table a bien dû s'en apercevoir aussi.
+Il n'a rien dit encore, préoccupé par sa composition. Mais, dès qu'il
+aura levé la tête, la nouvelle courra par toute la classe, et quelqu'un,
+comme c'est l'usage, ne manquera par de crier à haute voix les premiers
+mots de la phrase:
+
+--Monsieur! Meaulnes...
+
+Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le soupçonne de
+s'être échappé. Sitôt le déjeuner terminé, il a dû sauter le petit mur
+et filer à travers champs, en passant le ruisseau à la Vieille-Planche,
+jusqu'à la Belle-Étoile. Il aura demandé la jument pour aller chercher
+M. et Mme Charpentier. Il fait atteler en ce moment.
+
+La Belle-Étoile est, là-bas, de l'autre côté du ruisseau, sur le versant
+de la côte, une grande ferme, que les ormes, les chênes de la cour et
+les haies vives cachent en été. Elle est placée sur un petit chemin qui
+rejoint d'un côté la route de La Gare, de l'autre un faubourg du pays.
+Entourée de hauts murs soutenus par des contreforts dont le pied baigne
+dans le fumier, la grande bâtisse féodale est au mois de juin enfouie
+sous les feuilles, et, de l'école, on entend seulement, à la tombée de
+la nuit, le roulement des charrois et les cris des vachers. Mais
+aujourd'hui, j'aperçois par la vitre, entre les arbres dépouillés, le
+haut mur grisâtre de la cour, la porte d'entrée, puis, entre des
+tronçons de haie, un bande du chemin blanchi de givre, parallèle au
+ruisseau, qui mène à la route de La Gare.
+
+Rien ne bouge encore dans ce clair paysage d'hiver. Rien n'est changé
+encore.
+
+Ici, M. Seurel achève de copier le deuxième problème. Il en donne trois
+d'habitude. Si aujourd'hui par hasard, il n'en donnait que deux... Il
+remonterait aussitôt dans sa chaire et s'apercevait de l'absence de
+Meaulnes. Il enverrait pour le chercher à travers le bourg deux gamins
+qui parviendraient certainement à le découvrir avant que la jument ne
+soit attelée...
+
+M. Seurel, le deuxième problème copié, laisse un instant retomber son
+bras fatigué... Puis, à mon grand soulagement, il va à la ligne et
+recommence à écrire en disant:
+
+--Ceci, maintenant, n'est plus qu'un jeu d'enfant!
+
+... Deux petits traits noirs, qui dépassaient le mur de la Belle-Étoile
+et qui devaient être les deux brancards dressés d'une voiture, ont
+disparu. Je suis sûr maintenant qu'on fait là-bas les préparatifs du
+départ de Meaulnes. Voici la jument qui passe la tête et le poitrail
+entre les deux pilastres de l'entrée, puis s'arrête, tandis qu'on fixe
+sans doute, à l'arrière de la voiture un second siège pour les voyageurs
+que Meaulnes prétend ramener. Enfin tout l'équipage sort lentement de la
+cour, disparaît un instant derrière la haie, et repasse avec la même
+lenteur sur le bout de chemin blanc qu'on aperçoit entre deux tronçons
+de la clôture. Je reconnais alors, dans cette forme noire qui tient les
+guides, un coude nonchalamment appuyé sur le côté de la voiture, à la
+façon paysanne, mon compagnon Augustin Meaulnes.
+
+Un instant encore tout disparaît derrière la haie. Deux hommes qui sont
+restés au portail de la Belle-Étoile, à regarder partir la voiture, se
+concertent maintenant avec une animation croissante. L'un d'eux ce
+décide enfin à mettre sa main en porte-voix près de sa bouche et à
+appeler Meaulnes, puis à courir quelques pas, dans sa direction, sur le
+chemin... Mais alors, dans la voiture qui est lentement arrivée sur la
+route de La Gare et que du petit chemin on ne doit plus apercevoir,
+Meaulnes change soudain d'attitude. Un pied sur le devant, dressé comme
+un conducteur de char romain, secouant à deux mains les guides, il lance
+sa bête à fond de train et disparaît en un instant de l'autre côté de la
+montée. Sur le chemin, l'homme qui appelait s'est repris à courir;
+l'autre s'est lancé au galop à travers champs et semble venir vers nous.
+
+En quelques minutes, et au moment même où M. Seurel, quittant le
+tableau, se frotte les mains pour en enlever la craie, au moment où
+trois voix à la fois crient du fond de la classe:
+
+--Monsieur! Le grand Meaulnes est parti!
+
+L'homme en blouse bleue est à la porte, qu'il ouvre soudain toute
+grande, et, levant son chapeau, il demande sur le seuil:
+
+--Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui avez autorisé cet élève à
+demander la voiture pour aller à Vierzon chercher vos parents? Il nous
+est venu des soupçons...
+
+--Mais pas du tout! répond M. Seurel.
+
+Et aussitôt c'est dans la classe un désarroi effroyable. Les trois
+premiers, près de la sortie, ordinairement chargés de pourchasser à
+coups de pierres les chèvres ou les porcs qui viennent brouter dans la
+cour les _corbeilles d'argent_, se sont précipités à la porte. Au
+violent piétinement de leurs sabots ferrés sur les dalles de l'école a
+succédé, dehors, le bruit étouffé de leurs pas précipités qui mâchent le
+sable de la cour et dérapent au virage de la petite grille ouverte sur
+la route. Tout le reste de la classe s'entasse aux fenêtres du jardin.
+Certains ont grimpé sur les tables pour mieux voir...
+
+Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est évadé.
+
+--Tu iras tout de même à La Gare avec Moucheboeuf, me dit M. Seurel.
+Meaulnes ne connaît pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux
+carrefours. Il ne sera pas au train pour trois heures.
+
+Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pour demander:
+
+--Mais qu'y a-t-il donc?
+
+Dans la rue du bourg, les gens commencent à s'attrouper. Le paysan est
+toujours là, immobile, entêté, son chapeau à la main, comme quelqu'un
+qui demande justice.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+LA VOITURE QUI REVIENT
+
+
+Lorsque j'eus ramené de La Gare les grands-parents, lorsqu'après le
+dîner, assis devant la haute cheminée, ils commencèrent à raconter par
+le menu détail tout ce qui leur était arrivé depuis les dernières
+vacances, je m'aperçus bientôt que je ne les écoutais pas.
+
+La petite grille de la cour était tout près de la porte de la salle à
+manger. Elle grinçait en s'ouvrant. D'ordinaire, au début de la nuit,
+pendant nos veillées de campagne, j'attendais secrètement ce grincement
+de la grille. Il était suivi d'un bruit de sabots claquant ou s'essuyant
+sur le seuil, parfois d'un chuchotement comme de personnes qui se
+concertent avant d'entrer. Et l'on frappait. C'était un voisin, les
+institutrices, quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la longue
+veillée.
+
+Or, ce soir-là, je n'avais plus rien à espérer du dehors, puisque tous
+ceux que j'aimais étaient réunis dans notre maison; et pourtant je ne
+cessais d'épier tous les bruits de la nuit et d'attendre qu'on ouvrît
+notre porte.
+
+Le vieux grand-père, avec son air broussailleux de grand berger gascon,
+ses deux pieds lourdement posés devant lui, son bâton entre les jambes,
+inclinant l'épaule pour cogner sa pipe contre son soulier, était là. Il
+approuvait de ses yeux mouillés et bons ce que disait la grand'mère, de
+son voyage et de ses poules et de ses voisins et des paysans qui
+n'avaient pas encore payé leur fermage. Mais je n'étais plus avec eux.
+
+J'imaginais le roulement de voiture qui s'arrêterait soudain devant la
+porte. Meaulnes sauterait de la carriole et entrerait comme si rien ne
+s'était passé... Ou peut-être irait-il d'abord reconduire la jument à la
+Belle-Étoile; et j'entendrais bientôt son pas sonner sur la route et la
+grille s'ouvrir...
+
+Mais rien. Le grand-père regardait fixement devant lui et ses paupières
+en battant s'arrêtaient longuement sur ses yeux comme à l'approche du
+sommeil. La grand'mère répétait avec embarras sa dernière phrase, que
+personne n'écoutait.
+
+--C'est de ce garçon que vous êtes en peine? dit-elle enfin.
+
+A La Gare, en effet, je l'avais questionnée vainement. Elle n'avait vu
+personne, à l'arrêt de Vierzon, qui ressemblât au grand Meaulnes. Mon
+compagnon avait dû s'attarder en chemin. Sa tentative était manquée.
+Pendant le retour, en voiture, j'avais ruminé ma déception, tandis que
+ma grand'mère causait avec Moucheboeuf. Sur la route blanchie de givre,
+les petits oiseaux tourbillonnaient autour des pieds de l'âne
+trottinant. De temps à autre, sur le grand calme de l'après-midi gelé,
+montait l'appel lointain d'une bergère ou d'un gamin hélant son
+compagnon d'un bosquet de sapins à l'autre. Et chaque fois, ce long cri
+sur les coteaux déserts me faisait tressaillir, comme si c'eût été la
+voix de Meaulnes me conviant à le suivre au loin...
+
+ * * * * *
+
+Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l'heure arriva de se
+coucher. Déjà le grand-père était entré dans la chambre rouge, la
+chambre-salon, tout humide et glacée d'être close depuis l'autre hiver.
+On avait enlevé, pour qu'il s'y installât, les têtières en dentelle des
+fauteuils, relevé les tapis et mis de côté les objets fragiles. Il avait
+posé son bâton sur un chaise, ses gros souliers sous un fauteuil; il
+venait de souffler sa bougie, et nous étions debout, nous disant
+bonsoir, prêts à nous séparer pour la nuit, lorsqu'un bruit de voitures
+nous fit taire.
+
+On eût dit deux équipages se suivant lentement au très petit trot. Cela
+ralentit le pas et finalement vint s'arrêter sous la fenêtre de la salle
+à manger qui donnait sur la route, mais qui était condamnée.
+
+Mon père avait pris la lampe et, sans attendre, il ouvrait la porte
+qu'on avait déjà fermée à clef. Puis, poussant la grille, s'avançant sur
+le bord des marches, il leva la lumière au-dessus de sa tête pour voir
+ce qui se passait.
+
+C'étaient bien deux voitures arrêtées, le cheval de l'une attaché
+derrière l'autre. Un homme avait sauté à terre et hésitait...
+
+--C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant? Pourriez-vous m'indiquer
+M. Fromentin, métayer à la Belle-Étoile? J'ai trouvé sa voiture et sa
+jument qui s'en allaient sans conducteur, le long d'un chemin près de la
+route de Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et
+son adresse sur la plaque. Comme c'était sur mon chemin, j'ai ramené son
+attelage par ici, afin d'éviter des accidents, mais ça m'a rudement
+retardé quand même.
+
+Nous étions là, stupéfaits. Mon père s'approcha. Il éclaira la carriole
+avec sa lampe.
+
+--Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit l'homme. Pas même une
+couverture. La bête est fatiguée; elle boitille un peu.
+
+Je m'étais approché jusqu'au premier rang et je regardais avec les
+autres cet attelage perdu qui nous revenait, telle une épave qu'eût
+ramenée la haute mer--la première épave et la dernière, peut-être, de
+l'aventure de Meaulnes.
+
+--Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit l'homme, je vais vous laisser
+la voiture. J'ai perdu beaucoup de temps et l'on doit s'inquiéter, chez
+moi.
+
+Mon père accepta. De cette façon nous pourrions dès ce soir reconduire
+l'attelage à la Belle-Étoile sans dire ce qui s'était passé. Ensuite, on
+déciderait de ce qu'il faudrait raconter aux gens du pays et écrire à la
+mère de Meaulnes... Et l'homme fouetta sa bête, en refusant le verre de
+vin que nous lui offrions.
+
+Du fond de sa chambre où il avait rallumé la bougie, tandis que nous
+rentrions sans rien dire et que mon père conduisait la voiture à la
+ferme, mon grand-père appelait:
+
+--Alors? Est-il rentré, ce voyageur?
+
+Les femmes se concertèrent du regard, une seconde:
+
+--Mais oui, il a été chez sa mère. Allons, dors. Ne t'inquiète pas!
+
+--Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je pensais, dit-il.
+
+Et, satisfait, il éteignit sa lumière et se tourna dans son lit pour
+dormir.
+
+Ce fut la même explication que nous donnâmes aux gens du bourg. Quant à
+la mère du fugitif, il fut décidé qu'on attendrait pour lui écrire. Et
+nous gardâmes pour nous seuls notre inquiétude qui dura trois grands
+jours. Je vois encore mon père rentrant de la ferme vers onze heures, sa
+moustache mouillée par la nuit, discutant avec Millie d'une voix très
+basse, angoissée et colère...
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+ON FRAPPE AU CARREAU
+
+
+Le quatrième jour fut un des plus froids de cet hiver-là. De grand
+matin, les premiers arrivés dans la cour se réchauffaient en glissant
+autour du puits. Ils attendaient que le poêle fût allumé dans l'école
+pour s'y précipiter.
+
+Derrière le portail, nous étions plusieurs à guetter la venue des gars
+de la campagne. Ils arrivaient tout éblouis encore d'avoir traversé des
+paysages de givre, d'avoir vu les étangs glacés, les taillis où les
+lièvres détalent... Il y avait dans leurs blouses un goût de foin et
+d'écurie qui alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient
+autour du poêle rouge. Et, ce matin-là, l'un d'eux avait apporté dans un
+panier un écureuil gelé qu'il avait découvert en route. Il essayait, je
+me souviens, d'accrocher par ses griffes, au poteau du préau, la longue
+bête raidie...
+
+Puis la pesante classe d'hiver commença...
+
+Un coup brusque au carreau nous fit lever la tête. Dressé contre la
+porte, nous aperçûmes le grand Meaulnes secouant avant d'entrer le givre
+de sa blouse, la tête haute et comme ébloui!
+
+Les deux élèves du banc le plus rapproché de la porte se précipitèrent
+pour l'ouvrir: il y eut à l'entrée comme un vague conciliabule, que nous
+n'entendîmes pas, et le fugitif se décida enfin à pénétrer dans l'école.
+
+Cette bouffée d'air frais venue de la cour déserte, les brindilles de
+paille qu'on voyait accrochées aux habits du grand Meaulnes, et surtout
+son air de voyageur fatigué, affamé, mais émerveillé, tout cela fit
+passer en nous un étrange sentiment de plaisir et de curiosité.
+
+M. Seurel était descendu du petit bureau à deux marches où il était en
+train de nous faire la dictée, et Meaulnes marchait vers lui d'un air
+agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau, à cet instant, le
+grand compagnon, malgré son air épuisé et ses yeux rougis par les nuits
+passées au dehors, sans doute.
+
+Il s'avança jusqu'à la chaire et dit, du ton très assuré de quelqu'un
+qui rapporte un renseignement:
+
+--Je suis rentré, monsieur.
+
+--Je le vois bien, répondit M. Seurel, en le considérant avec
+curiosité... Allez vous asseoir à votre place.
+
+Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courbé, souriant d'un air
+moqueur, comme font les grands élèves indisciplinés lorsqu'ils sont
+punis, et, saisissant d'une main le bout de la table, il se laissa
+glisser sur son banc.
+
+--Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le
+maître--toutes les têtes étaient alors tournées vers Meaulnes--pendant
+que vos camarades finiront la dictée.
+
+Et la classe reprit comme auparavant. De temps à autre le grand Meaulnes
+se tournait de mon côté, puis il regardait par les fenêtres, d'où l'on
+apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile, et les champs déserts,
+ou parfois descendait un corbeau. Dans la classe, la chaleur était
+lourde, auprès du poêle rougi. Mon camarade, la tête dans les mains,
+s'accouda pour lire: à deux reprises je vis ses paupières se fermer et
+je crus qu'il allait s'endormir.
+
+--Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, en levant le
+bras à demi. Voici trois nuits que je ne dors pas.
+
+--Allez! dit M. Seurel, désireux surtout d'éviter un incident.
+
+Toutes les têtes levées, toutes les plumes en l'air, à regret nous le
+regardâmes partir, avec sa blouse fripée dans le dos et ses souliers
+terreux.
+
+Que la matinée fut lente à traverser! Aux approches de midi, nous
+entendîmes là-haut, dans la mansarde, le voyageur s'apprêter pour
+descendre. Au déjeuner, je le retrouvai assis devant le feu, près des
+grands-parents interdits, pendant qu'aux douze coups de l'horloge, les
+grands élèves et les gamins éparpillés dans la cour neigeuse filaient
+comme des ombres devant la porte de la salle à manger.
+
+De ce déjeuner je ne me rappelle qu'un grand silence et une grande gêne.
+Tout était glacé: la toile cirée sans nappe, le vin froid dans les
+verres, le carreau rougi sur lequel nous posions les pieds... On avait
+décidé, pour ne pas le pousser à la révolte, de ne rien demander au
+fugitif. Et il profita de cette trêve pour ne pas dire un mot.
+
+Enfin, le dessert terminé, nous pûmes tous les deux bondir dans la cour.
+Cour d'école, après midi, où les sabots avaient enlevé la neige... cour
+noircie où le dégel faisait dégoutter les toits du préau... cour pleine
+de jeux et de cris perçants! Meaulnes et moi, nous longeâmes en courant
+les bâtiments. Déjà deux ou trois de nos amis du bourg laissaient la
+partie et accouraient vers nous en criant de joie, faisant gicler la
+boue sous leurs sabots, les mains aux poches, le cache-nez déroulé. Mais
+mon compagnon se précipita dans la grande classe, où je le suivis, et
+referma la porte vitrée juste à temps pour supporter l'assaut de ceux
+qui nous poursuivaient. Il y eut un fracas clair et violent de vitres
+secouées, de sabots claquant sur le seuil; une poussée qui fit plier la
+tige de fer maintenant les deux battants de la porte; mais déjà
+Meaulnes, au risque de se blesser à son anneau brisé, avait tourné la
+petite clef qui fermait la serrure.
+
+Nous avions accoutumé de juger très vexante une pareille conduite. En
+été, ceux qu'on laissait ainsi à la porte couraient au galop dans le
+jardin et parvenaient souvent à grimper par une fenêtre avant qu'on eût
+pu les fermer toutes. Mais nous étions en décembre et tout était clos.
+Un instant on fit au dehors des pesées sur la porte; on nous cria des
+injures; puis, un à un, ils tournèrent le dos et s'en allèrent, la tête
+basse, en rajustant leurs cache-nez.
+
+Dans la classe qui sentait les châtaignes et la piquette, il n'y avait
+que deux balayeurs, qui déplaçaient les tables. Je m'approchai du poêle
+pour m'y chauffer paresseusement en attendant la rentrée, tandis
+qu'Augustin Meaulnes cherchait dans le bureau du maître et dans les
+pupitres. Il découvrit bientôt un petit atlas, qu'il se mit à étudier
+avec passion debout sur l'estrade, les coudes sur le bureau, la tête
+entre les mains.
+
+Je me disposais à aller près de lui; je lui aurais mis la main sur
+l'épaule et nous aurions sans doute suivi ensemble sur la carte le
+trajet qu'il avait fait, lorsque soudain la porte de communication avec
+la petite classe s'ouvrit toute battante sous une violente poussée, et
+Jasmin Delouche, suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la
+campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une des fenêtres de la petite
+classe était sans doute mal fermée ils avaient dû la pousser et sauter
+par là.
+
+Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, était l'un des plus âgés du
+Cours Supérieur. Il était fort jaloux du grand Meaulnes, bien qu'il se
+donnait comme son ami. Avant l'arrivée de notre pensionnaire, c'était
+lui, Jasmin, le coq de la classe. Il avait une figure pâle, assez fade,
+et les cheveux pommadés. Fils unique de la veuve Delouche, aubergiste,
+il faisait l'homme; il répétait avec vanité ce qu'il entendait dire aux
+joueurs de billard, aux buveurs de vermouth.
+
+A son entrée, Meaulnes leva la tête et, les sourcils froncés, cria aux
+gars qui se précipitaient sur le poêle, en se bousculant:
+
+--On ne peut donc pas être tranquille une minute, ici!
+
+--Si tu n'es pas content, il fallait rester où tu étais, répondit, sans
+lever la tête, Jasmin Delouche qui se sentait appuyé par ses compagnons.
+
+Je pense qu'Augustin était dans cet état de fatigue où la colère monte
+et vous surprend sans qu'on puisse la contenir.
+
+--Toi, dit-il, en se redressant et en fermant son livre, un peu pâle, tu
+vas commencer par sortir d'ici!
+
+L'autre ricana:
+
+--Oh! cria-t-il. Parce que tu es resté trois jours échappé, tu crois que
+tu vas être le maître maintenant?
+
+Et, associant les autres à sa querelle:
+
+--Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu sais!
+
+Mais déjà Meaulnes était sur lui. Il y eut d'abord une bousculade; les
+manches des blouses craquèrent et se décousirent. Seul, Martin, un des
+gars de la campagne entrés avec Jasmin, s'interposa:
+
+--Tu vas te laisser! dit-il, les narines gonflées, secouant la tête
+comme un bélier.
+
+D'une poussée violente, Meaulnes le jeta, titubant, les bras ouverts, au
+milieu de la classe; puis, saisissant d'une main Delouche par le cou, de
+l'autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter dehors. Jasmin
+s'agrippait aux tables et traînait les pieds sur les dalles, faisant
+crisser ses souliers ferrés, tandis que Martin, ayant repris son
+équilibre revenait à pas comptés, la tête en avant, furieux. Meaulnes
+lâcha Delouche pour se colleter avec cet imbécile, et il allait
+peut-être se trouver en mauvaise posture, lorsque la porte des
+appartements s'ouvrit à demi. M. Seurel parut la tête tournée vers la
+cuisine, terminant, avant d'entrer, une conversation avec quelqu'un...
+
+Aussitôt la bataille s'arrêta. Les uns se rangèrent autour du poêle, la
+tête basse, ayant évité jusqu'au bout de prendre parti. Meaulnes s'assit
+à sa place, le haut de ses manches décousu et défroncé. Quant à Jasmin,
+tout congestionné, on l'entendit crier durant les quelques secondes qui
+précédèrent le coup de règle du début de la classe:
+
+--Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin. Il
+s'imagine peut-être qu'on ne sait pas où il a été!
+
+--Imbécile! Je ne le sais pas moi-même, répondit Meaulnes, dans le
+silence déjà grand.
+
+Puis, haussant les épaules, la tête dans les mains, il se mit à
+apprendre ses leçons.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+LE GILET DE SOIE
+
+
+Notre chambre était, comme je l'ai dit, une grande mansarde. A moitié
+mansarde, à moitié chambre. Il y avait des fenêtres aux autres logis
+d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci était éclairé par une lucarne.
+Il était impossible de fermer complètement la porte, qui frottait sur le
+plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant de la main notre
+bougie que menaçaient tous les courants d'air de la grande demeure,
+chaque fois nous essayions de fermer cette porte, chaque fois nous
+étions obligés d'y renoncer. Et, toute le nuit, nous sentions autour de
+nous, pénétrant jusque dans notre chambre, le silence des trois
+greniers.
+
+C'est là que nous nous retrouvâmes, Augustin et moi, le soir de ce même
+jour d'hiver.
+
+Tandis qu'en un tour de main j'avais quitté tous mes vêtements et les
+avais jetés en tas sur une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon,
+sans rien dire, commençait lentement à se déshabiller. Du lit de fer aux
+rideaux de cretonne décorés de pampres, où j'étais monté déjà, je le
+regardais faire. Tantôt il s'asseyait sur son lit bas et sans rideaux.
+Tantôt il se levait et marchait de long en large, tout en se dévêtant.
+La bougie, qu'il avait posée sur une petite table d'osier tressée par
+des bohémiens, jetait sur le mur son ombre errante et gigantesque.
+
+Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, d'un air distrait et
+amer, mais avec soin, ses habits d'écolier. Je le revois plaquant sur
+une chaise sa lourde ceinture; pliant sur le dossier sa blouse noire
+extraordinairement fripée et salie; retirant une espèce de paletot gros
+bleu qu'il avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos,
+pour l'étaler sur le pied de son lit... Mais lorsqu'il se redressa et se
+retourna vers moi, je vis qu'il portait, au lieu du petit gilet à
+boutons de cuivre, qui était d'uniforme sous le paletot, un étrange
+gilet de soie, très ouvert, que fermait dans le bas un rang serré de
+petits boutons de nacre.
+
+C'était un vêtement d'une fantaisie charmante, comme devaient en porter
+les jeunes gens qui dansaient avec nos grand'mères, dans les bals de mil
+huit cent trente.
+
+Je me rappelle, en cet instant, le grand écolier paysan, nu-tête, car il
+avait soigneusement posé sa casquette sur ses autres habits--visage si
+jeune, si vaillant et si durci déjà. Il avait repris sa marche à travers
+la chambre lorsqu'il se mit à déboutonner cette pièce mystérieuse d'un
+costume qui n'était pas le sien. Et il était étrange de le voir, en bras
+de chemise, avec son pantalon trop court, ses souliers boueux, mettant
+la main sur ce gilet de marquis.
+
+Dès qu'il l'eut touché, sortant brusquement de sa rêverie il tourna la
+tête vers moi et me regarda d'un oeil inquiet. J'avais un peu envie de
+rire. Il sourit en même temps que moi et son visage s'éclaira.
+
+--Oh! dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, à voix basse. Où l'as-tu
+pris?
+
+Mais son sourire s'éteignit aussitôt. Il passa deux fois sur ses cheveux
+ras sa main lourde, et tout soudain, comme quelqu'un qui ne peut plus
+résister à son désir, il réendossa sur le fin jabot sa vareuse qu'il
+boutonna solidement et sa blouse fripée; puis il hésita un instant, en
+me regardant de côté... Finalement, il s'assit sur le bord de son lit,
+quitta ses souliers qui tombèrent bruyamment sur le plancher; et, tout
+habillé comme un soldat au cantonnement d'alerte, il s'étendit sur son
+lit et souffla la bougie.
+
+Vers le milieu de la nuit je m'éveillai soudain. Meaulnes était au
+milieu de la chambre, debout, sa casquette sur la tête, et il cherchait
+au porte-manteau quelque chose--une pèlerine qu'il se mit sur le dos...
+La chambre était très obscure. Pas même la clarté que donne parfois le
+reflet de la neige. Un vent noir et glacé soufflait dans le jardin mort
+et sur le toit.
+
+Je me dressai un peu et je lui criai tout bas:
+
+--Meaulnes! tu repars?
+
+Il ne répondit pas. Alors, tout à fait affolé, je dis:
+
+--Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu m'emmènes.
+
+Et je sautai à bas.
+
+Il s'approcha, me saisit par le bras, me forçant à m'asseoir sur le
+rebord du lit, et il me dit:
+
+--Je ne puis pas t'emmener, François. Si je connaissais bien mon chemin,
+tu m'accompagnerais. Mais il faut d'abord que je le retrouve sur le
+plan, et je n'y parviens pas.
+
+--Alors, tu ne peux pas repartir non plus?
+
+--C'est vrai, c'est bien inutile... fit-il avec découragement. Allons,
+recouche-toi. Je te promets de ne par repartir sans toi.
+
+Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. Je n'osais
+plus rien dire. Il marchait, s'arrêtait, repartait plus vite, comme
+quelqu'un qui, dans sa tête, recherche ou repasse des souvenirs, les
+confronte, les compare, calcule, et soudain pense avoir trouvé; puis de
+nouveau lâche le fil et recommence à chercher...
+
+Ce ne fut pas la seule nuit où, réveillé par le bruit de ses pas, je le
+trouvai ainsi, vers une heure du matin, déambulant à travers la chambre
+et les greniers--comme ces marins qui n'ont pu se déshabituer de faire
+le quart et qui, au fond de leurs propriétés bretonnes, se lèvent et
+s'habillent à l'heure réglementaire pour surveiller la nuit terrienne.
+
+A deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et la première
+quinzaine de février, je fus ainsi tiré de mon sommeil. Le grand
+Meaulnes était là, dressé, tout équipé, sa pèlerine sur le dos, prêt à
+partir, et chaque fois, au bord de ce pays mystérieux où une fois déjà
+il s'était évadé, il s'arrêtait, hésitait. Au moment de lever le loquet
+de la porte de l'escalier et de filer par la porte de la cuisine qu'il
+eût facilement ouverte sans que personne l'entendît, il reculait une
+fois encore... Puis, durant les longues heures du milieu de la nuit,
+fiévreusement, il arpentait, en réfléchissant, les greniers abandonnés.
+
+ * * * * *
+
+Enfin une nuit, vers le 15 février, ce fut lui-même qui m'éveilla en me
+posant doucement la main sur l'épaule.
+
+La journée avait été fort agitée. Meaulnes, qui délaissait complètement
+tous les jeux de ses anciens camarades, était resté, durant la dernière
+récréation du soir, assis sur son banc, tout occupé à établir un
+mystérieux petit plan, en suivant du doigt, et en calculant longuement,
+sur l'atlas du Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre la
+cour et la salle de classe. Les sabots claquaient. On se pourchassait de
+table en table, franchissant les bancs et l'estrade d'un saut... On
+savait qu'il ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il
+travaillait ainsi; cependant, comme la récréation se prolongeait, deux
+ou trois gamins du bourg, par manière de jeu, s'approchèrent à pas de
+loup et regardèrent par-dessus son épaule. L'un d'eux s'enhardit jusqu'à
+pousser les autres sur Meaulnes... Il ferma brusquement son atlas, cacha
+sa feuille et empoigna le dernier des trois gars, tandis que les deux
+autres avaient pu s'échapper.
+
+... C'était ce hargneux Giraudat, qui prit un ton pleurard, essaya de
+donner des coups de pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le
+grand Meaulnes, à qui il cria rageusement:
+
+--Grand lâche! ça ne m'étonne pas qu'ils sont tous contre toi, qu'ils
+veulent te faire la guerre!...
+
+et une foule d'injures auxquelles nous répondîmes, sans avoir bien
+compris ce qu'il avait voulu dire. C'est moi qui criais le plus fort,
+car j'avais pris le parti du grand Meaulnes. Il y avait maintenant comme
+un pacte entre nous. La promesse qu'il m'avait faite de m'emmener avec
+lui, sans me dire, comme tout le monde, «que je ne pourrais pas
+marcher», m'avait lié à lui pour toujours. Et je ne cessais de penser à
+son mystérieux voyage. Je m'étais persuadé qu'il avait dû rencontrer une
+jeune fille. Elle était sans doute infiniment plus belle que toutes
+celles du pays, plus belle que Jeanne, qu'on apercevait dans le jardin
+des religieuses par le trou de la serrure; et que Madeleine, la fille du
+boulanger, toute rose et toute blonde; et que Jenny, la fille de la
+châtelaine, qui était admirable, mais folle et toujours enfermée. C'est
+à une jeune fille certainement qu'il pensait la nuit, comme un héros de
+roman. Et j'avais décidé de lui en parler, bravement, la première fois
+qu'il m'éveillerait...
+
+Le soir de cette nouvelle bataille, après quatre heures, nous étions
+tous les deux occupés à rentrer des outils du jardin, des pics et des
+pelles qui avaient servi à creuser des trous, lorsque nous entendîmes
+des cris sur la route. C'était une bande de jeunes gens et de gamins, en
+colonne par quatre, au pas gymnastique, évoluant comme une compagnie
+parfaitement organisée, conduits par Delouche, Daniel, Giraudat, et un
+autre que nous ne connûmes point. Ils nous avaient aperçus et ils nous
+huaient de la belle façon. Ainsi tout le bourg était contre nous, et
+l'on préparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous étions exclus.
+
+Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la bêche et la pioche
+qu'il avait sur l'épaule... Mais, à minuit, je sentais sa main sur mon
+bras, et je m'éveillais en sursaut.
+
+--Lève-toi, dit-il, nous partons.
+
+--Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au bout?
+
+--J'en connais une bonne partie. Et il faudra bien que nous trouvions le
+reste! répondit-il, les dents serrées.
+
+--Écoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon séant. Écoute-moi: nous
+n'avons qu'une chose à faire; c'est de chercher tous les deux en plein
+jour, en nous servant de ton plan, la partie du chemin qui nous manque.
+
+--Mais cette portion-là est très loin d'ici.
+
+--Eh bien, nous irons en voiture, cet été, dès que les journées seront
+longues.
+
+Il y eut un silence prolongé qui voulait dire qu'il acceptait.
+
+--Puisque nous tâcherons ensemble de retrouver la jeune fille que tu
+aimes, Meaulnes, ajoutai-je enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi
+d'elle.
+
+Il s'assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans l'ombre sa tête
+penchée, ses bras croisés et ses genoux. Puis il aspira l'air fortement,
+comme quelqu'un qui a eu gros coeur longtemps et qui va enfin confier
+son secret...
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+L'AVENTURE
+
+
+Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-là tout ce qui lui était arrivé
+sur la route. Et même lorsqu'il se fut décidé à me tout confier, durant
+des jours de détresse dont je reparlerai, ce resta longtemps le grand
+secret de nos adolescences. Mais aujourd'hui que tout est fini,
+maintenant qu'il ne reste plus que poussière
+
+ de tant de mal, de tant de bien,
+
+je puis raconter son étrange aventure.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+A une heure et demie de l'après-midi, sur la route de Vierzon, par ce
+temps glacial, Meaulnes fit marcher la bête bon train car il savait
+n'être pas en avance. Il ne songea d'abord, pour s'en amuser, qu'à notre
+surprise à tous, lorsqu'il ramènerait dans la carriole, à quatre heures,
+le grand-père et la grand'mère Charpentier. Car, à ce moment-là, certes,
+il n'avait pas d'autre intention.
+
+Peu à peu, le froid le pénétrant, il s'enveloppa les jambes dans une
+couverture qu'il avait d'abord refusée et que les gens de la
+Belle-Étoile avaient mise de force dans la voiture.
+
+A deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il n'était jamais passé
+dans un petit pays aux heures de classe et s'amusa de voir celui-là
+aussi désert, aussi endormi. C'est à peine si, de loin en loin, un
+rideau se leva, montrant une tête curieuse de bonne femme.
+
+A la sortie de La Motte, aussitôt après la maison d'école, il hésita
+entre deux routes et crut se rappeler qu'il fallait tourner à gauche
+pour aller à Vierzon. Personne n'était là pour le renseigner. Il remit
+sa jument au trot sur la route désormais plus étroite et mal empierrée.
+Il longea quelque temps un bois de sapins et rencontra enfin un roulier
+à qui il demanda, mettant sa main en porte-voix, s'il était bien là sur
+la route de Vierzon. La jument, tirant sur les guides, continuait à
+trotter; l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on lui demandait; il cria
+quelque chose en faisant un geste vague, et, à tout hasard, Meaulnes
+poursuivit sa route.
+
+De nouveau ce fut la vaste campagne gelée, sans accident ni distraction
+aucune; parfois seulement une pie s'envolait, effrayée par la voiture,
+pour aller se percher plus loin sur un orme sans tête. Le voyageur avait
+enroulé autour de ses épaules, comme une cape, sa grande couverture. Les
+jambes allongées, accoudé sur un côté de la carriole, il dut somnoler un
+assez long moment...
+
+... Lorsque, grâce au froid, qui traversait maintenant la couverture,
+Meaulnes eut repris ses esprits, il s'aperçut que le paysage avait
+changé. Ce n'étaient plus ces horizons lointains, ce grand ciel blanc où
+se perdait le regard, mais de petits prés encore verts avec de hautes
+clôtures. A droite et à gauche, l'eau des fossés coulait sous la glace.
+Tout faisait pressentir l'approche d'une rivière. Et, entre les hautes
+haies, la route n'était plus qu'un étroit chemin défoncé.
+
+La jument, depuis un instant, avait cessé de trotter. D'un coup de
+fouet, Meaulnes voulut lui faire reprendre sa vive allure, mais elle
+continua à marcher au pas avec une extrême lenteur, et le grand écolier,
+regardant de côté, les mains appuyées sur le devant de la voiture,
+s'aperçut qu'elle boitait d'une jambe de derrière. Aussitôt il sauta à
+terre, très inquiet.
+
+--Jamais nous n'arriverons à Vierzon pour le train, dit-il à mi-voix.
+
+Et il n'osait pas s'avouer sa pensée la plus inquiétante, à savoir que
+peut-être il s'était trompé de chemin et qu'il n'était plus là sur la
+route de Vierzon.
+
+Il examina longuement le pied de la bête et n'y découvrit aucune trace
+de blessure. Très craintive, la jument levait la patte dès que Meaulnes
+voulait la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et maladroit.
+Il comprit enfin qu'elle avait tout simplement un caillou dans le sabot.
+En gars expert au maniement du bétail, il s'accroupit, tenta de lui
+saisir le pied droit avec sa main gauche et de le placer entre ses
+genoux, mais il fut gêné par la voiture. A deux reprises, la jument se
+déroba et avança de quelques mètres. Le marchepied vint le frapper à la
+tête et la roue le blessa au genou. Il s'obstina et finit par triompher
+de la bête peureuse; mais le caillou se trouvait si bien enfoncé que
+Meaulnes dut sortir son couteau de paysan pour en venir à bout.
+
+Lorsqu'il eut terminé sa besogne, et qu'il releva enfin la tête, à demi
+étourdit et les yeux troubles, il s'aperçut avec stupeur que la nuit
+tombait...
+
+ * * * * *
+
+Tout autre que Meaulnes eût immédiatement rebroussé chemin. C'était le
+seul moyen de ne pas s'égarer davantage. Mais il réfléchit qu'il devait
+être maintenant fort loin de la Motte. En outre la jument pouvait avoir
+pris un chemin transversal pendant qu'il dormait. Enfin, ce chemin-là
+devait bien à la longue mener vers quelque village... Ajoutez à toutes
+ces raisons que le grand gars, en remontant sur le marche-pied, tandis
+que la bête impatiente tirait déjà sur les guides, sentait grandir en
+lui le désir exaspéré d'aboutir à quelque chose et d'arriver quelque
+part, en dépit de tous les obstacles!
+
+Il fouetta la jument qui fit un écart et se remit au grand trot.
+L'obscurité croissait. Dans le sentier raviné, il y avait maintenant
+tout juste passage pour la voiture. Parfois une branche morte de la haie
+se prenait dans la roue et se cassait avec un bruit sec... Lorsqu'il fit
+tout à fait noir, Meaulnes songea soudain, avec un serrement de coeur, à
+la salle à manger de Sainte-Agathe, où nous devions, à cette heure, être
+tous réunis. Puis la colère le prit; puis l'orgueil et la joie profonde
+de s'être ainsi évadé, sans avoir voulu...
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+UNE HALTE
+
+
+Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied avait buté
+dans l'ombre; Meaulnes vit sa tête plonger et se relever par deux fois;
+puis elle s'arrêta net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose.
+Autour des pieds de la bête, on entendait comme un clapotis d'eau. Un
+ruisseau coupait le chemin. En été, ce devait être un gué. Mais à cette
+époque le courant était si fort que la glace n'avait pas pris et qu'il
+eût été dangereux de pousser plus avant.
+
+Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de quelques pas et,
+très perplexe, se dressa dans la voiture. C'est alors qu'il aperçut,
+entre les branches, une lumière. Deux ou trois prés seulement devaient
+la séparer du chemin...
+
+L'écolier descendit de voiture et ramena la jument en arrière, en lui
+parlant pour la calmer, pour arrêter ses brusques coups de tête
+effrayés:
+
+--Allons, ma vieille! Allons! Maintenant nous n'irons pas plus loin.
+Nous saurons bientôt où nous sommes arrivés.
+
+Et, poussant la barrière entr'ouverte d'un petit pré qui donnait sur le
+chemin, il fit entrer là son équipage. Ses pieds enfonçaient dans
+l'herbe molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa tête contre celle
+de la bête, il sentait sa chaleur et le souffle dur de son haleine... Il
+la conduisit tout au bout du pré, lui mit sur le dos la couverture;
+puis, écartant les branches de la clôture du fond, il aperçut de nouveau
+la lumière, qui était celle d'une maison isolée.
+
+Il lui fallut bien, tout de même, traverser trois prés, sauter un
+traître petit ruisseau, où il faillit plonger les deux pieds à la
+fois... Enfin, après un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva
+dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon grognait dans son tet.
+Au bruit des pas sur la terre gelée, un chien se mit à aboyer avec
+fureur.
+
+Le volet de la porte était ouvert, et la lueur que Meaulnes avait
+aperçue était celle d'un feu de fagots allumé dans la cheminée. Il n'y
+avait pas d'autre lumière que celle du feu. Une bonne femme, dans la
+maison, se leva et s'approcha de la porte, sans paraître autrement
+effrayée. L'horloge à poids, juste à cet instant, sonna la demie de sept
+heures.
+
+--Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand garçon, je crois bien que
+j'ai mis le pied dans vos chrysanthèmes.
+
+Arrêtée, un bol à la main, elle le regardait.
+
+--Il est vrai, dit-elle, qu'il fait noir dans la cour à ne pas s'y
+conduire.
+
+Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, debout, regarda les murs
+de la pièce tapissée de journaux illustrés comme une auberge, et la
+table, sur laquelle un chapeau d'homme était posé.
+
+--Il n'est pas là, le patron? dit-il en s'asseyant.
+
+--Il va revenir, répondit la femme, mise en confiance. Il est allé
+chercher un fagot.
+
+--Ce n'est pas que j'aie besoin de lui, poursuivit le jeune homme, en
+rapprochant sa chaise du feu. Mais nous sommes là plusieurs chasseurs à
+l'affût. Je suis venu vous demander de nous céder un peu de pain.
+
+Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens de campagne, et surtout
+dans une ferme isolée, il faut parler avec beaucoup de discrétion, de
+politique même, et surtout ne jamais montrer qu'on n'est pas du pays.
+
+--Du pain? dit-elle. Nous ne pourrons guère vous en donner. Le boulanger
+qui passe pourtant tous les mardis n'est pas venu aujourd'hui...
+
+Augustin, qui avait espéré un instant se trouver à proximité d'un
+village, s'effraya.
+
+--Le boulanger de quel pays? demanda-t-il.
+
+--Eh bien, le boulanger du Vieux-Nançay, répondit la femme avec
+étonnement.
+
+--C'est à quelle distance d'ici, au juste, Le Vieux-Nançay? poursuivit
+Meaulnes très inquiet.
+
+--Par la route, je ne saurais pas vous dire au juste; mais par la
+traverse il y a trois lieues et demie.
+
+Et elle se mit à raconter qu'elle y avait sa fille en place, qu'elle
+venait à pied pour la voir tous les premiers dimanches du mois et que
+ses patrons...
+
+Mais Meaulnes, complètement dérouté, l'interrompit pour dire:
+
+--Le Vieux-Nançay serait-il le bourg le plus rapproché d'ici?
+
+--Non, c'est Les Landes, à cinq kilomètres. Mais il n'y a pas de
+marchands ni de boulanger. Il y a tout juste une petite assemblée,
+chaque année, à la Saint-Martin.
+
+Meaulnes n'avait jamais entendu parler des Landes. Il se vit à tel point
+égaré qu'il en fut presque amusé. Mais la femme, qui était occupée à
+laver son bol sur l'évier, se retourna, curieuse à son tour, et elle dit
+lentement, en le regardant bien droit:
+
+--C'est-il que vous n'êtes pas du pays?...
+
+ * * * * *
+
+A ce moment, un paysan âgé se présenta à la porte, avec une brassée de
+bois, qu'il jeta sur le carreau. La femme lui expliqua, très fort, comme
+s'il eût été sourd, ce que demandait le jeune homme.
+
+--Eh bien, c'est facile, dit-il simplement. Mais approchez-vous
+monsieur. Vous ne vous chauffez pas.
+
+Tous les deux, un instant plus tard, ils étaient installés près des
+chenets: le vieux cassant son bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes
+mangeant un bol de lait avec du pain qu'on lui avait offert. Notre
+voyageur, ravi de se trouver dans cette humble maison après tant
+d'inquiétudes, pensant que sa bizarre aventure était terminée, faisait
+déjà le projet de revenir plus tard avec des camarades revoir ces braves
+gens. Il ne savait pas que c'était là seulement une halte, et qu'il
+allait tout à l'heure reprendre son chemin.
+
+Il demanda bientôt qu'on le remît sur la route de La Motte. Et, revenant
+peu à peu à la vérité, il raconta qu'avec sa voiture il s'était séparé
+des autres chasseurs et se trouvait maintenant complètement égaré.
+
+Alors l'homme et la femme insistèrent si longtemps pour qu'il restât
+coucher et repartît seulement au grand jour, que Meaulnes finit par
+accepter et sortit chercher sa jument pour la rentrer à l'écurie.
+
+--Vous prendrez garde aux trous de la sente, lui dit l'homme.
+
+Meaulnes n'osa pas avouer qu'il n'était pas venu par «la sente». Il fut
+sur le point de demander au brave homme de l'accompagner. Il hésita une
+seconde sur le seuil et si grande était son indécision qu'il faillit
+chanceler. Puis il sortit dans la cour obscure.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+LA BERGERIE
+
+
+Pour s'y reconnaître, il grimpa sur le talus d'où il avait sauté.
+
+Lentement et difficilement, comme à l'aller, il se guida entre les
+herbes et les eaux, à travers les clôtures de saules, et s'en fut
+chercher sa voiture dans le fond du pré où il l'avait laissée. La
+voiture n'y était plus... Immobile, la tête battante, il s'efforça
+d'écouter tous les bruits de la nuit, croyant à chaque seconde entendre
+sonner tout près le collier de la bête. Rien... Il fit le tour du pré;
+la barrière était à demi ouverte, à demi renversée, comme si une roue de
+voiture avait passé dessus. La jument avait dû, par là, s'échapper toute
+seule.
+
+Remontant le chemin, il fit quelques pas et s'embarrassa les pieds dans
+la couverture qui sans doute avait glissé de la jument à terre. Il en
+conclut que la bête s'était enfuie dans cette direction. Il se prit à
+courir.
+
+Sans autre idée que la volonté tenace et folle de rattraper sa voiture,
+tout le sang au visage, en proie à ce désir panique qui ressemblait à la
+peur, il courait... Parfois son pied butait dans les ornières. Aux
+tournants, dans l'obscurité totale, il se jetait contre les clôtures,
+et, déjà trop fatigué pour s'arrêter à temps, s'abattait sur les épines,
+les bras en avant, se déchirant les mains pour se protéger le visage.
+Parfois, il s'arrêtait, écoutait--et repartait. Un instant, il crut
+entendre un bruit de voiture; mais ce n'était qu'un tombereau cahotant
+qui passait très loin, sur une route, à gauche...
+
+Vint un moment où son genou, blessé au marche-pied, lui fit si mal qu'il
+dut s'arrêter, la jambe raidie. Alors il réfléchit que si sa jument ne
+n'était pas sauvée au grand galop, il l'aurait depuis longtemps
+rejointe. Il se dit aussi qu'une voiture ne se perdait pas ainsi et que
+quelqu'un la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas, épuisé,
+colère, se traînant à peine.
+
+A la longue, il crut se retrouver dans les parages qu'il avait quittés
+et bientôt il aperçut la lumière de la maison qu'il cherchait. Un
+sentier profond s'ouvrait dans la haie:
+
+--Voilà la sente dont le vieux m'a parlé, se dit Augustin.
+
+Et il s'engagea dans ce passage, heureux de n'avoir plus à franchir les
+haies et les talus. Au bout d'un instant, le sentier déviant à gauche,
+la lumière parut glisser à droite, et, parvenu à un croisement de
+chemins, Meaulnes, dans sa hâte à regagner le pauvre logis, suivit sans
+réfléchir un sentier qui paraissait directement y conduire.
+
+Mais à peine avait-il fait dix pas dans cette direction que la lumière
+disparut, soit qu'elle fût cachée par une haie, soit que les paysans,
+fatigués d'attendre, eussent fermé leurs volets. Courageusement,
+l'écolier sauta à travers champs, marcha tout droit dans la direction où
+la lumière avait brillé tout à l'heure. Puis, franchissant encore une
+clôture, il retomba dans un nouveau sentier...
+
+Ainsi peu à peu, s'embrouillait la piste du grand Meaulnes et se brisait
+le lien qui l'attachait à ceux qu'il avait quittés.
+
+Découragé, presque à bout de forces, il résolut, dans son désespoir, de
+suivre ce sentier jusqu'au bout. A cent pas de là, il débouchait dans
+une grande prairie grise, où l'on distinguait de loin en loin des ombres
+qui devaient être des genévriers, et une bâtisse obscure dans un repli
+de terrain. Meaulnes s'en approcha. Ce n'était là qu'une sorte de grand
+parc à bétail ou de bergerie abandonnée. La porte céda avec un
+gémissement. La lueur de la lune, quand le grand vent chassait les
+nuages, passait à travers les fentes des cloisons. Une odeur de moisi
+régnait.
+
+Sans chercher plus avant, Meaulnes s'étendit sur la paille humide, le
+coude à terre, la tête dans la main. Ayant retiré sa ceinture, il se
+recroquevilla dans sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors à la
+couverture de la jument qu'il avait laissée dans le chemin, et il se
+sentit si malheureux, si fâché contre lui-même qu'il lui prit une forte
+envie de pleurer...
+
+Aussi s'efforça-t-il de penser à autre chose. Glacé jusqu'aux moelles,
+il se rappela un rêve--une vision plutôt, qu'il avait eue tout enfant,
+et dont il n'avait jamais parlé à personne: un matin, au lieu de
+s'éveiller dans sa chambre, où pendaient ses culottes et ses paletots,
+il s'était trouvé dans une longue pièce verte, aux tentures pareilles à
+des feuillages. En ce lieu coulait une lumière si douce qu'on eût cru
+pouvoir la goûter. Près de la première fenêtre, une jeune fille cousait,
+le dos tourné, semblant attendre son réveil... Il n'avait pas eu la
+force de se glisser hors de son lit pour marcher dans cette demeure
+enchantée. Il s'était rendormi... Mais la prochaine fois, il jurait bien
+de se lever. Demain matin, peut-être!...
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+LE DOMAINE MYSTÉRIEUX
+
+
+Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais son genou enflé lui
+faisait mal; il lui fallait s'arrêter et s'asseoir à chaque moment tant
+la douleur était vive. L'endroit où il se trouvait était d'ailleurs le
+plus désolé de la Sologne. De toute la matinée, il ne vit qu'une
+bergère, à l'horizon, qui ramenait son troupeau. Il eut beau la héler,
+essayer de courir, elle disparut sans l'entendre.
+
+Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une désolante
+lenteur... Pas un toit, pas une âme. Pas même le cri d'un courlis dans
+les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un
+soleil de décembre, clair et glacial.
+
+Il pouvait être trois heures de l'après-midi lorsqu'il aperçut enfin,
+au-dessus d'un bois de sapins, la flèche d'une tourelle grise.
+
+--Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il, quelque pigeonnier
+désert!...
+
+Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du bois
+débouchait, entre deux poteaux blancs, une allée où Meaulnes s'engagea.
+Il y fit quelques pas et s'arrêta, plein de surprise, trouble d'une
+émotion inexplicable. Il marchait pourtant du même pas fatigué, le vent
+glacé lui gerçait les lèvres, le suffoquait par instants; et pourtant un
+contentement extraordinaire le soulevait, une tranquillité parfaite et
+presque enivrante, la certitude que son but était atteint et qu'il n'y
+avait plus maintenant que du bonheur à espérer. C'est ainsi que, jadis,
+la veille des grandes fêtes d'été il se sentait défaillir, lorsque à la
+tombée de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que
+la fenêtre de sa chambre était obstruée par les branches.
+
+--Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive à ce vieux pigeonnier,
+plein de hiboux et de courants d'air!...
+
+Et, fâché contre lui-même, il s'arrêta, se demandant s'il ne valait pas
+mieux rebrousser chemin et continuer jusqu'au prochain village. Il
+réfléchissait depuis un instant, la tête basse, lorsqu'il s'aperçut
+soudain que l'allée était balayée à grands ronds réguliers comme on
+faisait chez lui pour les fêtes. Il se trouvait dans un chemin pareil à
+la grand'rue de La Ferté le matin de l'Assomption!... Il eût aperçu au
+détour de l'allée une troupe de gens en fête soulevant la poussière
+comme au mois de juin, qu'il n'eût pas été surpris davantage.
+
+--Y aurait-il une fête dans cette solitude? se demanda-t-il.
+
+Avançant jusqu'au premier détour, il entendit un bruit de voix qui
+s'approchaient. Il se jeta de côté dans les jeunes sapins touffus,
+s'accroupit et écouta en retenant son souffle. C'étaient des voix
+enfantines. Une troupe d'enfants passa tout près de lui. L'un d'eux,
+probablement une petite fille, parlait d'un ton si sage et si entendu
+que Meaulnes, bien qu'il ne comprît guère le sens de ses paroles, ne put
+s'empêcher de sourire.
+
+--Une seule chose m'inquiète, disait-elle, c'est la question des
+chevaux. On n'empêchera jamais Daniel, par exemple, de monter sur le
+grand poney jaune!
+
+--Jamais on ne m'en empêchera, répondit une voix moqueuse de jeune
+garçon! Est-ce que nous n'avons pas toutes les permissions?... Même
+celle de nous faire mal, s'il nous plaît...
+
+Et les voix s'éloignèrent, au moment où s'approchait déjà un autre
+groupe d'enfants.
+
+--Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous irons en
+bateau.
+
+--Mais nous le permettra-t-on? dit une autre.
+
+--Vous savez bien que nous organisons la fête à notre guise.
+
+--Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa fiancée?
+
+--Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!...
+
+ * * * * *
+
+«Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les
+enfants qui font la loi, ici?... Étrange domaine!»
+
+Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander où l'on trouverait à
+boire et à manger. Il se dressa et vit le dernier groupe qui
+s'éloignait. C'étaient trois fillettes avec des robes droites qui
+s'arrêtaient aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux à brides. Une
+plume blanche leur traînait dans le cou, à toutes les trois. L'une
+d'elles, à demi retournée, un peu penchée, écoutait sa compagne qui lui
+donnait de grandes explications, le doigt levé.
+
+--Je leur ferais peur, se dit Meaulnes, en regardant sa blouse paysanne
+déchirée et son ceinturon baroque de collégien de Sainte-Agathe.
+
+Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par l'allée,
+il continua son chemin à travers les sapins dans la direction du
+«pigeonnier», sans trop réfléchir à ce qu'il pourrait demander là-bas.
+Il fut bientôt arrêté à la lisière du bois, par un petit mur moussu. De
+l'autre côté, entre le mur et les annexes du domaine, c'était une longue
+cour étroite toute remplie de voitures, comme une cour d'auberge un jour
+de foire. Il y en avait de tous les genres et de toutes les formes: de
+fines petites voitures à quatre places, les brancards en l'air; des
+chars à bancs; des bourbonnaises démodées avec des galeries à moulures,
+et même de vieilles berlines dont les glaces étaient levées.
+
+Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte qu'on ne l'aperçût,
+examinait le désordre du lieu, lorsqu'il avisa, de l'autre côté de la
+cour, juste au-dessus du siège d'un haut char à bancs, une fenêtre des
+annexes à demi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derrière
+les domaines aux volets toujours fermés des écuries, avaient dû clore
+cette ouverture. Mais le temps les avait descellés.
+
+--Je vais entrer là, se dit l'écolier, je dormirai dans le foin et je
+partirai au petit jour, sans avoir fait peur à ces belles petites
+filles.
+
+Il franchit le mur, péniblement, à cause de son genou blessé, et,
+passant d'une voiture sur l'autre, du siège d'un char à bancs sur le
+toit d'une berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu'il poussa
+sans bruit comme une porte.
+
+Il se trouvait non pas dans un grenier à foin, mais dans une vaste pièce
+au plafond bas qui devait être une chambre à coucher. On distinguait,
+dans la demi-obscurité du soir d'hiver, que la table, la cheminée et
+même les fauteuils étaient chargés de grands vases, d'objets de prix,
+d'armes anciennes. Au fond de la pièce des rideaux tombaient, qui
+devaient cacher une alcôve.
+
+Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause du froid que par crainte
+d'être aperçu du dehors. Il alla soulever le rideau du fond et découvrit
+un grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de luths aux cordes
+cassées et de candélabres jetés pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses
+dans le fond de l'alcôve, puis s'étendit sur cette couche pour s'y
+reposer et réfléchir un peu à l'étrange aventure dans laquelle il
+s'était jeté.
+
+Un silence profond régnait sur ce domaine. Par instants seulement on
+entendait gémir le grand vent de décembre.
+
+Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander si, malgré ces étranges
+rencontres, malgré la voix des enfants dans l'allée, malgré les voitures
+entassées, ce n'était pas là simplement, comme il l'avait pensé d'abord,
+une vieille bâtisse abandonnée dans la solitude de l'hiver.
+
+Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le son d'une musique
+perdue. C'était comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se
+rappela le temps où sa mère, jeune encore, se mettait au piano
+l'après-midi dans le salon, et lui, sans rien dire, derrière la porte
+qui donnait sur le jardin, il l'écoutait jusqu'à la nuit...
+
+--On dirait que quelqu'un joue du piano quelque part? pensa-t-il.
+
+Mais laissant sa question sans réponse, harassé de fatigue, il ne tarda
+pas à s'endormir...
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+LA CHAMBRE DE WELLINGTON
+
+
+Il faisait nuit, lorsqu'il s'éveilla. Transi de froid, il se tourna et
+retourna sur sa couche, fripant et roulant sous lui sa blouse noire. Une
+faible clarté glauque baignait les rideaux de l'alcôve.
+
+S'asseyant sur le lit, il glissa sa tête entre les rideaux. Quelqu'un
+avait ouvert la fenêtre et l'on avait attaché dans l'embrasure deux
+lanternes vénitiennes vertes.
+
+Mais à peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup d'oeil, qu'il entendit
+sur le palier un bruit de pas étouffé et de conversation à voix basse.
+Il se rejeta dans l'alcôve et ses souliers ferrés firent sonner un des
+objets de bronze qu'il avait repoussés contre le mur. Un instant, très
+inquiet, il retint son souffle. Les pas se rapprochèrent et deux ombres
+glissèrent dans la chambre.
+
+--Ne fais pas de bruit, disait l'un.
+
+--Ah! répondait l'autre, il est toujours bien temps qu'il s'éveille!
+
+--As-tu garni sa chambre?
+
+--Mais oui, comme celles des autres.
+
+Le vent fit battre la fenêtre ouverte.
+
+--Tiens, dit le premier, tu n'as pas même fermé la fenêtre. Le vent a
+déjà éteint une des lanternes. Il va falloir la rallumer.
+
+--Bah! répondit l'autre, pris d'une paresse et d'un découragement
+soudain. A quoi bon ces illuminations du côté de la campagne, du côté du
+désert, autant dire? Il n'y a personne pour les voir.
+
+--Personne? Mais il arrivera encore des gens pendant une partie de la
+nuit. Là-bas, sur la route, dans leurs voitures, ils seront bien
+contents d'apercevoir nos lumières!
+
+Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui qui avait parlé le
+dernier, et qui paraissait être le chef, reprit d'une voix traînante, à
+la façon d'un fossoyeur de Shakespeare:
+
+--Tu mets des lanternes vertes à la chambre de Wellington. T'en mettrais
+aussi bien des rouges... Tu ne t'y connais pas plus que moi!
+
+Un silence.
+
+»... Wellington, c'était un Américain? Eh bien, c'est-il une couleur
+américaine, le vert? Toi, le comédien qui as voyagé, tu devrais savoir
+ça.
+
+--O! là là! répondit le «comédien», voyagé? Oui, j'ai voyagé! Mais je
+n'ai rien vu! Que veux-tu voir dans une roulotte?
+
+Meaulnes avec précaution regarda entre les rideaux.
+
+Celui qui commandait la manoeuvre était un gros homme nu-tête, enfoncé
+dans un énorme paletot. Il tenait à la main une longue perche garnie de
+lanternes multicolores, et il regardait paisiblement, une jambe croisée
+sur l'autre, travailler son compagnon.
+
+Quant au comédien, c'était le corps le plus lamentable qu'on puisse
+imaginer. Grand, maigre, grelottant, ses yeux glauques et louches, sa
+moustache retombant sur sa bouche édentée faisaient songer à la face
+d'un noyé qui ruisselle sur une dalle. Il était en manches de chemise,
+et ses dents claquaient. Il montrait dans ses paroles et ses gestes le
+mépris le plus parfait pour sa propre personne.
+
+Après un moment de réflexion amère et risible à la fois, il s'approcha
+de son partenaire et lui confia, les deux bras écartés:
+
+--Veux-tu que je te dise?... Je ne peux pas comprendre qu'on soit allé
+chercher des dégoûtants comme nous, pour servir dans une fête pareille!
+Voilà, mon gars!...
+
+Mais sans prendre garde à ce grand élan du coeur, le gros homme continua
+de regarder son travail, les jambes croisées, bâilla, renifla
+tranquillement, puis, tournant le dos, s'en fut, sa perche sur l'épaule,
+en disant:
+
+--Allons, en route! Il est temps de s'habiller pour le dîner.
+
+Le bohémien le suivit, mais, en passant devant l'alcôve:
+
+--Monsieur l'Endormi, fit-il avec des révérences et des inflexions de
+voix gouailleuses, vous n'avez plus qu'à vous éveiller, à vous habiller
+en marquis, même si vous êtes un marmiteux comme je suis; et vous
+descendrez à la fête costumée, puisque c'est le bon plaisir de ces
+petits messieurs et de ces petites demoiselles.
+
+Il ajouta, sur le ton d'un boniment forain, avec une dernière révérence:
+
+--Notre camarade Maloyau, attaché aux cuisines, vous présentera le
+personnage d'Arlequin, et votre serviteur, celui du grand Pierrot.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+LA FÊTE ÉTRANGE
+
+
+Dès qu'ils eurent disparu l'écolier sortit de sa cachette. Il avait les
+pieds glacés, les articulations raides; mais il était reposé et son
+genou paraissait guéri.
+
+--Descendre au dîner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de le faire. Je
+serai simplement un invité dont tout le monde a oublié le nom.
+D'ailleurs, je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de doute que M.
+Maloyau et son compagnon m'attendaient...
+
+Au sortir de l'obscurité totale de l'alcôve, il put y voir assez
+distinctement dans la chambre éclairée par les lanternes vertes.
+
+Le bohémien l'avait «garnie». Des manteaux étaient accrochés aux
+patères. Sur une lourde table à toilette, au marbre brisé, on avait
+disposé de quoi transformer en muscadin tel garçon qui eût passé la nuit
+précédente dans une bergerie abandonnée. Il y avait, sur la cheminée,
+des allumettes auprès d'un grand flambeau. Mais on avait omis de cirer
+le parquet; et Meaulnes sentit rouler sous ses souliers du sable et des
+gravats. De nouveau il eut l'impression d'être dans une maison depuis
+longtemps abandonnée... En allant vers la cheminée, il faillit buter
+contre une pile de grands cartons et de petites boîtes: il étendit le
+bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles et se pencha pour
+regarder.
+
+C'étaient des costumes de jeunes gens d'il y a longtemps, des redingotes
+à hauts cols de velours, de fins gilets très ouverts, d'interminables
+cravates blanches et des souliers vernis du début de ce siècle. Il
+n'osait rien toucher du bout du doigt, mais après s'être nettoyé en
+frissonnant, il endossa sur sa blouse d'écolier un des grands manteaux
+dont il releva le collet plissé, remplaça ses souliers ferrés par de
+fins escarpins vernis et se prépara à descendre nu-tête.
+
+Il arriva, sans rencontrer personne, au bas d'un escalier de bois, dans
+un recoin de cour obscur. L'haleine glacée de la nuit vint lui souffler
+au visage et soulever un pan de son manteau.
+
+Il fit quelques pas et, grâce à la vague clarté du ciel, il put se
+rendre compte aussitôt de la configuration des lieux. Il était dans une
+petite cour formée par des bâtiments des dépendances. Tout y paraissait
+vieux et ruiné. Les ouvertures au bas des escaliers étaient béantes, car
+les portes depuis longtemps avaient été enlevées; on n'avait pas non
+plus remplacé les carreaux des fenêtres qui faisaient des trous noirs
+dans les murs. Et pourtant toutes ces bâtisses avaient un mystérieux air
+de fête. Une sorte de reflet coloré flottait dans les chambres basses où
+l'on avait dû allumer aussi, du côté de la campagne, des lanternes. La
+terre était balayée; on avait arraché l'herbe envahissante. Enfin, en
+prêtant l'oreille, Meaulnes crut entendre comme un chant, comme des voix
+d'enfants et de jeunes filles, là-bas, vers les bâtiments confus où le
+vent secouait des branches devant les ouvertures roses, vertes et bleues
+des fenêtres.
+
+Il était là, dans son grand manteau, comme un chasseur, à demi penché,
+prêtant l'oreille, lorsqu'un extraordinaire petit jeune homme sortit du
+bâtiment voisin, qu'on aurait cru désert.
+
+Il avait un chapeau haut de forme très cintré qui brillait dans la nuit
+comme s'il eût été d'argent; un habit dont le col lui montait dans les
+cheveux, un gilet très ouvert, un pantalon à sous-pieds... Cet élégant,
+qui pouvait avoir quinze ans, marchait sur la pointe des pieds comme
+s'il eût été soulevé par les élastiques de son pantalon, mais avec une
+rapidité extraordinaire. Il salua Meaulnes au passage sans s'arrêter,
+profondément, automatiquement, et disparut dans l'obscurité, vers le
+bâtiment central, ferme, château ou abbaye, dont la tourelle avait guidé
+l'écolier au début de l'après-midi.
+
+Après un instant d'hésitations, notre héros emboîta le pas au curieux
+petit personnage. Ils traversèrent une sorte de grande cour-jardin,
+passèrent entre des massifs, contournèrent un vivier enclos de
+palissades, un puits, et se trouvèrent enfin au seuil de la demeure
+centrale.
+
+Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutée comme une
+porte de presbytère, était à demi ouverte. L'élégant s'y engouffra.
+Meaulnes le suivit, et, dès ses premiers pas dans le corridor, il se
+trouva, sans voir personne, entouré de rires, de chants, d'appels et de
+poursuites.
+
+Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal. Meaulnes
+hésitait s'il allait pousser jusqu'au fond ou bien ouvrir une des portes
+derrière lesquelles il entendait un bruit de voix, lorsqu'il vit passer
+dans le fond deux fillettes qui se poursuivaient. Il courut pour les
+voir et les rattraper, à pas de loup, sur ses escarpins. Un bruit de
+portes qui s'ouvrent, deux visages de quinze ans que la fraîcheur du
+soir et la poursuite ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets à
+brides, et tout va disparaître dans un brusque éclat de lumière.
+
+Une seconde, elles tournent sur elles-mêmes, par jeu; leurs amples jupes
+légères se soulèvent et se gonflent; on aperçoit la dentelle de leurs
+longs, amusants pantalons; puis, ensemble, après cette pirouette, elles
+bondissent dans la pièce et referment la porte.
+
+Meaulnes reste un moment ébloui et titubant dans ce corridor noir. Il
+craint maintenant d'être surpris. Son allure hésitante et gauche le
+ferait, sans doute, prendre pour un voleur. Il va s'en retourner
+délibérément vers la sortie, lorsque de nouveau il entend dans le fond
+du corridor un bruit de pas et des voix d'enfants. Ce sont deux petits
+garçons qui s'approchèrent en parlant.
+
+--Est-ce qu'on va bientôt dîner, leur demande Meaulnes avec aplomb.
+
+--Viens avec nous, répond le plus grand, on va t'y conduire.
+
+Et avec cette confiance et ce besoin d'amitié qu'ont les enfants, la
+veille d'une grande fête, ils le prennent chacun par la main. Ce sont
+probablement deux petits garçons de paysans. On leur a mis leurs plus
+beaux habits: de petites culottes coupées à mi-jambe qui laissent voir
+leurs gros bas de laine et leurs galoches, un petit justaucorps de
+velours bleu, une casquette de même couleur et un noeud de cravate
+blanc.
+
+--La connais-tu, toi? demande l'un des enfants.
+
+--Moi, fait le plus petit, qui a une tête ronde et des yeux naïfs, maman
+m'a dit qu'elle avait une robe noire et une collerette et qu'elle
+ressemblait à un joli pierrot.
+
+--Qui donc? demande Meaulnes.
+
+--Eh bien, la fiancée que Frantz est allé chercher...
+
+Avant que le jeune homme ait rien pu dire, ils sont tous les trois
+arrivés à la porte d'une grande salle où flambe un beau feu. Des
+planches, en guise de table, ont été posées sur des tréteaux; on a
+étendu des nappes blanches, et des gens de toutes sortes dînent avec
+cérémonie.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+LA FÊTE ÉTRANGE _(suite)_
+
+
+C'était, dans une grande salle au plafond bas, un repas comme ceux que
+l'on offre, la veille des noces de campagne, aux parents qui sont venus
+de très loin.
+
+Les deux enfants avaient lâché les mains de l'écolier et s'étaient
+précipités dans une chambre attenante où l'on entendait des voix
+puériles et des bruits de cuillers battant les assiettes. Meaulnes, avec
+audace et sans s'émouvoir, enjamba un banc et se trouva assis auprès de
+deux vieilles paysannes. Il se mit aussitôt à manger avec un appétit
+féroce; et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva la tête pour
+regarder les convives et les écouter.
+
+On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient à peine se connaître.
+Ils devaient venir, les uns, du fond de la campagne, les autres, de
+villes lointaines. Il y avait, épars le long des tables, quelques
+vieillards avec des favoris, et d'autres complètement rasés qui
+pouvaient être d'anciens marins. Près d'eux dînaient d'autres vieux qui
+leur ressemblaient: même face tannée, mêmes yeux vifs sous des sourcils
+en broussaille, mêmes cravates étroites comme des cordons de souliers...
+Mais il était aisé de voir que ceux-ci n'avaient jamais navigué plus
+loin que le bout du canton; et s'ils avaient tangué, roulé plus de mille
+fois sous les averses et dans le vent, c'était pour ce dur voyage sans
+péril qui consiste à creuser le sillon jusqu'au bout de son champ et à
+retourner ensuite la charrue... On voyait peu de femmes; quelques
+vieilles paysannes avec de rondes figures ridées comme des pommes, sous
+des bonnets tuyautés...
+
+Il n'y avait pas un seul de ces convives avec qui Meaulnes ne se sentît
+à l'aise et en confiance. Il expliquait ainsi plus tard cette
+impression: quand on a, disait-il, commis quelque lourde faute
+impardonnable, on songe parfois, au milieu d'une grande amertume: «Il y
+a pourtant par le monde des gens qui me pardonneraient». On imagine de
+vieilles gens, des grands-parents pleins d'indulgence, qui sont
+persuadés à l'avance que tout ce que vous faites est bien fait.
+Certainement parmi ces bonnes gens-là les convives de cette salle
+avaient été choisis. Quant aux autres, c'étaient des adolescents et des
+enfants...
+
+ * * * * *
+
+Cependant, auprès de Meaulnes, les deux vieilles femmes causaient:
+
+--En mettant tout pour le mieux, disait la plus âgée, d'une voix cocasse
+et suraiguë qu'elle cherchait vainement à adoucir, les fiancés ne seront
+pas là, demain, avant trois heures.
+
+--Tais-toi, tu me ferais mettre en colère, répondait l'autre du ton le
+plus tranquille.
+
+Celle-ci portait sur le front une capeline tricotée.
+
+--Comptons! reprit la première sans s'émouvoir. Une heure et demie de
+chemin de fer de Bourges à Vierzon et sept lieues de voiture, de Vierzon
+jusqu'ici...
+
+La discussion continua. Meaulnes n'en perdait pas une parole. Grâce à
+cette paisible prise de bec, la situation s'éclairait faiblement: Frantz
+de Galais, le fils du château--qui était étudiant ou marin ou peut-être
+aspirant de marine, on ne savait pas...--était allé à Bourges pour y
+chercher une jeune fille et l'épouser. Chose étrange, ce garçon, qui
+devait être très jeune et très fantasque, réglait tout à sa guise dans
+le Domaine. Il avait voulu que la maison où sa fiancée entrerait
+ressemblât à un palais en fête. Et pour célébrer la venue de la jeune
+fille, il avait invité lui-même ces enfants et ces vieilles gens
+débonnaires. Tels étaient les points que la discussion des deux femmes
+précisait. Elles laissaient tout le reste dans le mystère, et
+reprenaient sans cesse la question du retour des fiancés. L'une tenait
+pour le matin du lendemain. L'autre pour l'après-midi.
+
+--Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la plus jeune
+avec calme.
+
+--Et toi, ma pauvre Adèle, toujours aussi entêtée. Il y a quatre ans que
+je ne t'avais vue, tu n'as pas changé, répondait l'autre en haussant les
+épaules, mais de sa voix la plus paisible.
+
+Et elles continuaient ainsi à se tenir tête sans la moindre humeur.
+Meaulnes intervint dans l'espoir d'en apprendre davantage:
+
+--Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancée de Frantz?
+
+Elles le regardèrent, interloquées. Personne d'autre que Frantz n'avait
+vu la jeune fille. Lui-même, en revenant de Toulon, l'avait rencontrée
+un soir, désolée, dans un de ces jardins de Bourges qu'on appelle les
+_Marais_. Son père, un tisserand, l'avait chassée de chez lui. Elle
+était fort jolie et Frantz avait décidé aussitôt de l'épouser. C'était
+une étrange histoire; mais son père, M. de Galais, et sa soeur Yvonne ne
+lui avaient-ils pas toujours tout accordé!...
+
+Meaulnes, avec précaution, allait poser d'autres questions, lorsque
+parut à la porte un couple charmant: une enfant de seize ans avec
+corsage de velours et jupe à grands volants; un jeune personnage en
+habit à haut col et pantalon à élastiques. Ils traversèrent la salle,
+esquissant un pas de deux; d'autres les suivirent; puis d'autres
+passèrent en courant, poussant des cris, poursuivis par un grand pierrot
+blafard, aux manches trop longues, coiffé d'un bonnet noir et riant
+d'une bouche édentée. Il courait à grandes enjambées maladroites, comme
+si, à chaque pas, il eût dû faire un saut, et il agitait ses longues
+manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur; les jeunes gens
+lui serraient la main et il paraissait faire la joie des enfants qui le
+poursuivaient avec des cris perçants. Au passage il regarda Meaulnes de
+ses yeux vitreux, et l'écolier crut reconnaître, complètement rasé, le
+compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui tout à l'heure accrochait les
+lanternes.
+
+Le repas était terminé. Chacun se levait.
+
+Dans les couloirs s'organisaient des rondes et des farandoles. Une
+musique, quelque part, jouait un pas de menuet... Meaulnes, la tête à
+demi cachée dans le collet de son manteau, comme dans une fraise, se
+sentait un autre personnage. Lui aussi, gagné par le plaisir, se mit à
+poursuivre le grand pierrot à travers les couloirs du Domaine, comme
+dans les coulisses d'un théâtre où la pantomime, de la scène, se fût
+partout répandue. Il se trouva ainsi mêlé jusqu'à la fin de la nuit à
+une foule joyeuse aux costumes extravagants. Parfois il ouvrait une
+porte, et se trouvait dans une chambre où l'on montrait la lanterne
+magique. Des enfants applaudissaient à grand bruit... Parfois, dans un
+coin de salon où l'on dansait, il engageait conversation avec quelque
+dandy et se renseignait hâtivement sur les costumes que l'on porterait
+les jours suivants...
+
+Un peu angoissé à la longue par tout ce plaisir qui s'offrait à lui,
+craignant à chaque instant que son manteau entr'ouvert ne laissât voir
+sa blouse de collégien, il alla se réfugier un instant dans la partie la
+plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n'y entendait que le
+bruit étouffé d'un piano.
+
+Il entra dans une pièce silencieuse qui était une salle à manger
+éclairée par une lampe à suspension. Là aussi c'était fête, mais fête
+pour les petits enfants.
+
+Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouverts sur leurs
+genoux; d'autres étaient accroupis par terre devant une chaise et,
+gravement, ils faisaient sur le siège un étalage d'images; d'autres,
+auprès du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils écoutaient
+au loin, dans l'immense demeure, la rumeur de la fête.
+
+Une porte de cette salle à manger était grande ouverte. On entendait
+dans la pièce attenante jouer du piano. Meaulnes avança curieusement la
+tête. C'était une sorte de petit salon-parloir; une femme ou une jeune
+fille, un grand manteau marron jeté sur ses épaules, tournait le dos,
+jouant très doucement des airs de rondes ou de chansonnettes. Sur le
+divan, tout à côté, six ou sept petits garçons et petites filles rangés
+comme sur une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il se fait
+tard, écoutaient. De temps en temps seulement, l'un d'eux, arc-bouté sur
+les poignets, se soulevait, glissait à terre et passait dans la salle à
+manger: un de ceux qui avaient fini de regarder les images venait
+prendre sa place...
+
+Après cette fête où tout était charmant, mais fiévreux et fou, où
+lui-même avait si follement poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se
+trouvait là plongé dans le bonheur le plus calme du monde.
+
+Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait à jouer, il retourna
+s'asseoir dans la salle à manger, et, ouvrant un des gros livres rouges
+épars sur la table, il commença distraitement à lire.
+
+Presque aussitôt un des petits qui étaient par terre s'approcha, se
+pendit à son bras et grimpa sur son genou pour regarder en même temps
+que lui; un autre en fit autant de l'autre côté. Alors ce fut un rêve
+comme son rêve de jadis. Il put imaginer longuement qu'il était dans sa
+propre maison, marié, un beau soir, et que cet être charmant et inconnu
+qui jouait du piano, près de lui, c'était sa femme...
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+LA RENCONTRE
+
+
+Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des premiers. Comme on le lui
+avait conseillé, il revêtit un simple costume noir, de mode passée, une
+jaquette serrée à la taille avec des manches bouffant aux épaules, un
+gilet croisé, un pantalon élargi du bas jusqu'à cacher ses fines
+chaussures, et un chapeau haut de forme.
+
+La cour était déserte encore lorsqu'il descendit. Il fit quelques pas et
+se trouva comme transporté dans une journée de printemps. Ce fut en
+effet le matin le plus doux de cet hiver-là. Il faisait du soleil comme
+aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillée
+brillait comme humectée de rosée. Dans les arbres, plusieurs petits
+oiseaux chantaient et de temps à autre une brise tiédie coulait sur le
+visage du promeneur.
+
+Il fit comme les invités qui se sont éveillés avant le maître de la
+maison. Il sortit dans la cour du Domaine, pensant à chaque instant
+qu'une voix cordiale et joyeuse allait crier derrière lui:
+
+--Déjà réveillé, Augustin?...
+
+Mais il se promena longtemps seul à travers le jardin et la cour.
+Là-bas, dans le bâtiment principal, rien ne remuait, ni aux fenêtres, ni
+à la tourelle. On avait ouvert déjà, cependant, les deux battants de la
+ronde porte de bois. Et, dans une des fenêtres du haut, un rayon de
+soleil donnait, comme en été, aux premières heures du matin.
+
+Meaulnes, pour la première fois, regardait en plein jour l'intérieur de
+la propriété. Les vestiges d'un mur séparaient le jardin délabré de la
+cour, où l'on avait, depuis peu, versé du sable et passé le râteau. A
+l'extrémité des dépendances qu'il habitait, c'étaient des écuries bâties
+dans un amusant désordre, qui multipliait les recoins garnis
+d'arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque sur le domaine déferlaient
+des bois de sapins qui le cachaient à tout le pays plat, sauf vers
+l'est, où l'on apercevait des collines bleues couvertes de rochers et de
+sapins encore.
+
+Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la branlante barrière
+de bois qui entourait le vivier; vers les bords il restait un peu de
+glace mince et plissée comme une écume. Il s'aperçut lui-même reflété
+dans l'eau, comme incliné sur le ciel, dans son costume d'étudiant
+romantique. Et il crut voir un autre Meaulnes; non plus l'écolier qui
+s'était évadé dans une carriole de paysan, mais un être charmant et
+romanesque, au milieu d'un beau livre de prix...
+
+Il se hâta vers le bâtiment principal, car il avait faim. Dans la grande
+salle où il avait dîné la veille, une paysanne mettait le couvert. Dès
+que Meaulnes se fut assis devant un des bols alignés sur la nappe, elle
+lui versa le café en disant:
+
+--Vous êtes le premier, monsieur.
+
+Il ne voulut rien répondre, tant il craignait d'être soudain reconnu
+comme un étranger. Il demanda seulement à quelle heure partirait le
+bateau pour la promenade matinale qu'on avait annoncée.
+
+--Pas avant une demi-heure, monsieur: personne n'est descendu encore,
+fut la réponse.
+
+Il continua donc d'errer en cherchant le lieu de l'embarcadère, autour
+de la longue maison châtelaine aux ailes inégales, comme une église.
+Lorsqu'il eut contourné l'aile sud, il aperçut soudain les roseaux, à
+perte de vue, qui formaient tout le paysage. L'eau des étangs venait de
+ce côté mouiller le pied des murs, et il y avait, devant plusieurs
+portes, de petits balcons de bois qui surplombaient les vagues
+clapotantes.
+
+Désoeuvré, le promeneur erra un long moment sur la rive sablée comme un
+chemin de halage. Il examinait curieusement les grandes portes aux
+vitres poussiéreuses qui donnaient sur des pièces délabrées ou
+abandonnées, sur des débarras encombrés de brouettes, d'outils rouillés
+et de pots de fleurs brisés, lorsque soudain, à l'autre bout des
+bâtiments, il entendit des pas grincer sur le sable.
+
+C'étaient deux femmes, l'une très vieille et courbée; l'autre, une jeune
+fille, blonde, élancée, dont le charmant costume, après tous les
+déguisements de la veille, parut d'abord à Meaulnes extraordinaire.
+
+Elles s'arrêtèrent un instant pour regarder le paysage, tandis que
+Meaulnes se disait, avec un étonnement qui lui parut plus tard bien
+grossier:
+
+--Voilà sans doute ce qu'on appelle une jeune fille
+excentrique--peut-être une actrice qu'on a mandée pour la fête.
+
+Cependant, les deux femmes passaient près de lui et Meaulnes, immobile,
+regarda la jeune fille. Souvent, plus tard, lorsqu'il s'endormait après
+avoir désespérément essayé de se rappeler le beau visage effacé, il
+voyait en rêve passer des rangées de jeunes femmes qui ressemblaient à
+celle-ci. L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son air un peu
+penché; l'autre son regard si pur; l'autre encore sa taille fine, et
+l'autre avait aussi ses yeux bleus: mais aucune de ces femmes n'était
+jamais la grande jeune fille.
+
+Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un
+visage aux traits un peu courts, mais dessinés avec une finesse presque
+douloureuse. Et comme déjà elle était passée devant lui, il regarda sa
+toilette, qui était bien la plus simple et la plus sage des toilettes...
+
+Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, lorsque la jeune
+fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit à sa compagne:
+
+--Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense?...
+
+Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée, tremblante, ne cessait
+de causer gaiement et de rire. La jeune fille répondait doucement. Et
+lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadère, elle eut ce même regard
+innocent et grave, qui semblait dire:
+
+--Qui êtes-vous? Que faites-vous ici? Je ne vous connais pas. Et
+pourtant il me semble que je vous connais.
+
+D'autres invités étaient maintenant épars entre les arbres, attendant.
+Et trois bateaux de plaisance accostaient, prêts à recevoir les
+promeneurs. Un à un, sur le passage des dames, qui paraissaient être la
+châtelaine et sa fille, les jeunes gens saluaient profondément, et les
+demoiselles s'inclinaient. Étrange matinée! Étrange partie de plaisir!
+Il faisait froid malgré le soleil d'hiver, et les femmes enroulaient
+autour de leur cou ces boas de plumes qui étaient alors à la mode...
+
+La vieille dame resta sur la rive, et sans savoir comment, Meaulnes se
+trouva dans le même yacht que la jeune châtelaine. Il s'accouda sur le
+pont, tenant d'une main son chapeau battu par le grand vent, et il put
+regarder à l'aise le jeune fille, qui s'était assise à l'abri. Elle
+aussi le regardait. Elle répondait à ses compagnes, souriait, puis
+posait doucement ses yeux bleus sur lui, en tenant sa lèvre un peu
+mordue.
+
+Un grand silence régnait sur les berges prochaines. Le bateau filait
+avec un brui calme de machine et d'eau. On eût pu se croire au coeur de
+l'été. On allait aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque
+maison de campagne. La jeune fille s'y promènerait sous une ombrelle
+blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles gémir... Mais
+soudain une rafale glacée venait rappeler décembre aux invités de cette
+étrange fête.
+
+ * * * * *
+
+On aborda devant un bois de sapins. Sur le débarcadère, les passagers
+durent attendre un instant, serrés les uns contre les autres, qu'un des
+bateliers eût ouvert le cadenas de la barrière... Avec quel émoi
+Meaulnes se rappelait dans la suite cette minute où, sur le bord de
+l'étang, il avait eu très près du sien le visage désormais perdu de la
+jeune fille! Il avait regardé ce profil si pur, de tous ses yeux,
+jusqu'à ce qu'ils fussent près de s'emplir de larmes. Et il se rappelait
+avoir vu, comme un secret délicat qu'elle lui eût confié, un peu de
+poudre restée sur sa joue...
+
+A terre, tout s'arrangea comme dans un rêve. Tandis que les enfants
+couraient avec des cris de joie, que des groupes se formaient et
+s'éparpillaient à travers bois, Meaulnes s'avança dans une allée, où,
+dix pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva près d'elle
+sans avoir eu le temps de réfléchir:
+
+--Vous êtes belle, dit-il simplement.
+
+Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit une allée transversale.
+D'autres promeneurs couraient, jouaient à travers les avenues, chacun
+errant à sa guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune
+homme se reprocha vivement ce qu'il appelait sa balourdise, sa
+grossièreté, sa sottise. Il errait au hasard, persuadé qu'il ne
+reverrait plus cette gracieuse créature, lorsqu'il l'aperçut soudain
+venant à sa rencontre et forcée de passer près de lui dans l'étroit
+sentier. Elle écartait de ses deux mains nues les plis de son grand
+manteau. Elle avait des souliers noirs très découverts. Ses chevilles
+étaient si fines qu'elles pliaient par instants et qu'on craignait de
+les voir se briser.
+
+Cette fois, le jeune homme salua, en disant très bas:
+
+--Voulez-vous me pardonner?
+
+--Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je rejoigne les
+enfants, puisqu'ils sont les maîtres aujourd'hui. Adieu.
+
+Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui parlait avec
+gaucherie, mais d'un ton si troublé, si plein de désarroi, qu'elle
+marcha plus lentement et l'écouta.
+
+--Je ne sais même pas qui vous êtes, dit-elle enfin.
+
+Elle prononçait chaque mot d'un ton uniforme, en appuyant de la même
+façon sur chacun, mais en disant plus doucement le dernier... Ensuite
+elle reprenait son visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux
+bleus regardaient fixement au loin.
+
+--Je ne sais pas non plus votre nom, répondit Meaulnes.
+
+Ils suivaient maintenant un chemin découvert, et l'on voyait à quelque
+distance les invités se presser autour d'une maison isolée dans la
+pleine campagne.
+
+--Voici la «maison de Frantz», dit la jeune fille; il faut que je vous
+quitte...
+
+Elle hésita, le regarda un instant en souriant et dit:
+
+--Mon nom?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais...
+
+Et elle s'échappa.
+
+ * * * * *
+
+La «maison de Frantz» était alors inhabitée. Mais Meaulnes la trouva
+envahie jusqu'aux greniers par la foule des invités. Il n'eut guère le
+loisir d'ailleurs d'examiner le lieu où il se trouvait: on déjeuna en
+hâte d'un repas froid emporté dans les bateaux, ce qui était fort peu de
+saison, mais les enfants en avaient décidé ainsi, sans doute; et l'on
+repartit. Meaulnes s'approcha de Mlle de Galais dès qu'il la vit sortir
+et, répondant à ce qu'elle avait dit tout à l'heure:
+
+--Le nom que je vous donnais était plus beau, dit-il.
+
+--Comment? Quel était ce nom? fit-elle, toujours avec la même gravité.
+
+Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne répondit rien.
+
+--Mon nom à moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et je suis
+étudiant.
+
+--Oh! vous étudiez? dit-elle. Et ils parlèrent un instant encore. Ils
+parlèrent lentement, avec bonheur,--avec amitié. Puis l'attitude de la
+jeune fille changea. Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle
+parut aussi plus inquiète. On eût dit qu'elle redoutait ce que Meaulnes
+allait dire et s'en effarouchait à l'avance. Elle était auprès de lui
+toute frémissante, comme une hirondelle un instant posée à terre et qui
+déjà tremble du désir de reprendre son vol.
+
+--A quoi bon? A quoi bon? répondait-elle doucement aux projets que
+faisait Meaulnes.
+
+Mais lorsqu'enfin il osa lui demander la permission de revenir un jour
+vers ce beau domaine:
+
+--Je vous attendrai, répondit-elle simplement.
+
+Ils arrivaient en vue de l'embarcadère. Elle s'arrêta soudain et dit
+pensivement:
+
+--Nous sommes deux enfants; nous avons fait une folie. Il ne faut pas
+que nous montions cette fois dans le même bateau. Adieu, ne me suivez
+pas.
+
+Meaulnes resta un instant interdit, la regardant partir. Puis il se
+reprit à marcher. Et alors la jeune fille, dans le lointain, au moment
+de se perdre à nouveau dans la foule des invités, s'arrêta et, se
+tournant vers lui, pour la première fois le regarda longuement. Était-ce
+un dernier signe d'adieu? Était-ce pour lui défendre de l'accompagner?
+Ou peut-être avait-elle quelque chose encore à lui dire?...
+
+ * * * * *
+
+Dès qu'on fut rentré au Domaine, commença, derrière la ferme, dans une
+grande prairie en pente, la course des poneys. C'était la dernière
+partie de la fête. D'après toutes les prévisions, les fiancés devaient
+arriver à temps pour y assister et ce serait Frantz qui dirigerait tout.
+
+On dut pourtant commencer sans lui. Les garçons en costumes de jockeys,
+les fillettes en écuyères, amenaient, les uns, de fringants poneys
+enrubannés, les autres, de très vieux chevaux dociles. Au milieu des
+cris, des rires enfantins, des paris et des longs coups de cloche, on se
+fût cru transporté sur la pelouse verte et taillée de quelque champ de
+courses en miniature.
+
+Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles aux chapeaux à plumes,
+qu'il avait entendus la veille dans l'allée du bois... Le reste du
+spectacle lui échappa, tant il était anxieux de retrouver dans la foule
+le gracieux chapeau de roses et le grand manteau marron. Mais Mlle de
+Galais ne parut pas. Il la cherchait encore lorsqu'une volée de coups de
+cloche et des cris de joie annoncèrent la fin des courses. Une petite
+fille sur une vieille jument blanche avait remporté la victoire. Elle
+passait triomphalement sur sa monture et le panache de son chapeau
+flottait au vent.
+
+Puis soudain tout se tut. Les jeux étaient finis et Frantz n'était pas
+de retour. On hésita un instant; on se concerta avec embarras. Enfin,
+par groupes, on regagna les appartements, pour attendre, dans
+l'inquiétude et le silence, le retour des fiancés.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+FRANTZ DE GALAIS
+
+
+La course avait fini trop tôt. Il était quatre heures et demie et il
+faisait jour encore, lorsque Meaulnes se retrouva dans sa chambre, la
+tête pleine des événements de son extraordinaire journée. Il s'assit
+devant la table, désoeuvré, attendant le dîner et la fête qui devait
+suivre.
+
+De nouveau soufflait le grand vent du premier soir. On l'entendait
+gronder comme un torrent ou passer avec le sifflement appuyé d'une chute
+d'eau. Le tablier de la cheminée battait de temps à autre.
+
+Pour la première fois, Meaulnes sentit en lui cette légère angoisse qui
+vous saisit à la fin des trop belles journées. Un instant il pensa à
+allumer du feu; mais il essaya vainement de lever le tablier rouillé de
+la cheminée. Alors il se prit à ranger dans la chambre; il accrocha ses
+beaux habits aux porte-manteaux, disposa le long du mur les chaises
+bouleversées, comme s'il eût tout voulu préparer là pour un long séjour.
+
+Cependant songeant qu'il devait se tenir toujours prêt à partir, il plia
+soigneusement sur le dossier d'une chaise, comme un costume de voyage,
+sa blouse et ses autres vêtements de collégien; sous la chaise, il mit
+ses souliers ferrés pleins de terre encore.
+
+Puis il revint s'asseoir et regarda autour de lui, plus tranquille, sa
+demeure qu'il avait mise en ordre.
+
+De temps à autre une goutte de pluie venait rayer la vitre qui donnait
+sur la cour aux voitures et sur le bois de sapins. Apaisé, depuis qu'il
+avait rangé son appartement, le grand garçon se sentit parfaitement
+heureux. Il était là, mystérieux, étranger, au milieu de ce monde
+inconnu, dans la chambre qu'il avait choisie. Ce qu'il avait obtenu
+dépassait toutes ses espérances. Et il suffisait maintenant à sa joie de
+se rappeler ce visage de jeune fille, dans le grand vent, qui se
+tournait vers lui...
+
+ * * * * *
+
+Durant cette rêverie, la nuit était tombée sans qu'il songeât même à
+allumer les flambeaux. Un coup de vent fit battre la porte de
+l'arrière-chambre qui communiquait avec la sienne et dont la fenêtre
+donnait aussi sur la cour aux voitures. Meaulnes allait la refermer,
+lorsqu'il aperçut dans cette pièce une lueur, comme celle d'une bougie
+allumée sur la table. Il avança la tête dans l'entrebâillement de la
+porte. Quelqu'un était entré là, par la fenêtre sans doute, et se
+promenait de long en large, à pas silencieux. Autant qu'on pouvait voir,
+c'était un très jeune homme. Nu-tête, une pèlerine de voyage sur les
+épaules, il marchait sans arrêt, comme affolé par une douleur
+insupportable. Le vent de la fenêtre qu'il avait laissée grande ouverte
+faisait flotter sa pèlerine et, chaque fois qu'il passait près de la
+lumière, on voyait luire des boutons dorés sur sa fine redingote.
+
+Il sifflait quelque chose entre ses dents, une espèce d'air marin, comme
+en chantent, pour s'égayer le coeur, les matelots et les filles dans les
+cabarets des ports...
+
+Un instant, au milieu de sa promenade agitée, il s'arrêta et se pencha
+sur la table, chercha dans une boîte, en sortit plusieurs feuilles de
+papier... Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de la bougie, un très
+fin, très aquilin visage sans moustache sous une abondante chevelure que
+partageait une raie de côté. Il avait cessé de siffler. Très pâle, les
+lèvres entr'ouvertes, il paraissait à bout de souffle, comme s'il avait
+reçu au coeur un coup violent.
+
+Meaulnes hésitait s'il allait, par discrétion, se retirer, ou s'avancer,
+lui mettre doucement, en camarade, la main sur l'épaule, et lui parler.
+Mais l'autre leva la tête et l'aperçut. Il le considéra une seconde,
+puis, sans s'étonner, s'approcha et dit, affermissant sa voix:
+
+--Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je suis content de vous voir.
+Puisque vous voici, c'est à vous que je vais expliquer... Voilà!...
+
+Il paraissait complètement désemparé. Lorsqu'il eut dit: Voilà, il prit
+Meaulnes par le revers de sa jaquette, comme pour fixer son attention.
+Puis il tourna la tête vers la fenêtre, comme pour réfléchir à ce qu'il
+allait dire, cligna des yeux--et Meaulnes comprit qu'il avait une forte
+envie de pleurer.
+
+Il ravala d'un coup toute cette peine d'enfant, puis, regardant toujours
+fixement la fenêtre, il reprit d'une voix altérée:
+
+--Eh bien, voilà: c'est fini; la fête est finie. Vous pouvez descendre
+le leur dire. Je suis rentré tout seul. Ma fiancée ne viendra pas. Par
+scrupule, par crainte, par manque de foi... d'ailleurs, monsieur, je
+vais vous expliquer...
+
+Mais il ne put continuer; tout son visage se plissa. Il n'expliqua rien.
+Se détournant soudain, il s'en alla dans l'ombre ouvrir et refermer des
+tiroirs pleins de vêtements et de livres.
+
+--Je vais m'apprêter pour repartir, dit-il. Qu'on ne me dérange pas.
+
+Il plaça sur la table divers objets, un nécessaire de toilette, un
+pistolet...
+
+Et Meaulnes, plein de désarroi, sortit sans oser lui dire un mot ni lui
+serrer la main.
+
+En bas, déjà, tout le monde semblait avoir pressenti quelque chose.
+Presque toutes les jeunes filles avaient changé de robe. Dans le
+bâtiment principal le dîner avait commencé, mais hâtivement, dans le
+désordre, comme à l'instant d'un départ.
+
+Il se faisait un continuel va-et-vient de cette grande cuisine-salle à
+manger aux chambres du haut et aux écuries. Ceux qui avaient fini
+formaient des groupes où l'on se disait au revoir.
+
+--Que se passe-t-il? demanda Meaulnes à un garçon de campagne, qui se
+hâtait de terminer son repas, son chapeau de feutre sur la tête et sa
+serviette fixée à son gilet.
+
+--Nous partons, répondit-il. Cela s'est décidé tout d'un coup. A cinq
+heures, nous nous sommes trouvés seuls, tous les invités ensemble. Nous
+avions attendu jusqu'à la dernière limite. Les fiancés ne pouvaient plus
+venir? Quelqu'un a dit: «Si nous partions...» Et tout le monde s'est
+apprêté pour le départ.
+
+Meaulnes ne répondit pas. Il lui était égal de s'en aller maintenant.
+N'avait-il pas été jusqu'au bout de son aventure?... N'avait-il pas
+obtenu cette fois tout ce qu'il désirait? C'est à peine s'il avait eu le
+temps de repasser à l'aise dans sa mémoire toute la belle conversation
+du matin. Pour l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et bientôt, il
+reviendrait--sans tricherie, cette fois...
+
+--Si vous voulez venir avec nous, continua l'autre, qui était un garçon
+de son âge, hâtez-vous d'aller vous mettre en tenue. Nous attelons dans
+un instant.
+
+Il partit au galop, laissant là son repas commencé et négligeant de dire
+aux invités ce qu'il savait. Le parc, le jardin et la cour étaient
+plongés dans une obscurité profonde. Il n'y avait pas, ce soir-là, de
+lanternes aux fenêtres. Mais comme, après tout, ce dîner ressemblait au
+dernier repas des fins de noces, les moins bons de invités, qui
+peut-être avaient bu, s'étaient mis à chanter. A mesure qu'il
+s'éloignait, Meaulnes entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce
+parc qui depuis deux jours avait tenu tant de grâce et de merveilles. Et
+c'était le commencement du désarroi et de la dévastation. Il passa près
+du vivier où le matin même il s'était miré. Comme tout paraissait changé
+déjà...--avec cette chanson, reprise en choeur, qui arrivait par bribes:
+
+ D'où donc que tu reviens, petite libertine?
+ Ton bonnet est déchiré
+ Tu es bien mal coiffée...
+
+et cet autre encore:
+
+ Mes souliers sont rouges...
+ Adieu, mes amours...
+ Mes souliers sont rouges...
+ Adieu, sans retour!
+
+Comme il arrivait au pied de l'escalier de sa demeure isolée, quelqu'un
+en descendait qui le heurta dans l'ombre et lui dit:
+
+--Adieu, monsieur!
+
+et, s'enveloppant dans sa pèlerine comme s'il avait très froid,
+disparut. C'était Frantz Galais.
+
+ * * * * *
+
+La bougie que Frantz avait laissée dans sa chambre brûlait encore. Rien
+n'avait été dérangé. Il y avait seulement, écrits sur une feuille de
+papier à lettres placée en évidence, ces mots:
+
+ _Ma fiancée a disparu, me faisant dire qu'elle ne pouvait pas être ma
+ femme; qu'elle était une couturière et non pas une princesse. Je ne
+ sais que devenir. Je m'en vais. Je n'ai plus envie de vivre. Qu'Yvonne
+ me pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne pourrait rien
+ pour moi..._
+
+C'était la fin de la bougie, dont la flamme vacilla, rampa une seconde
+et s'éteignit. Meaulnes rentra dans sa propre chambre et ferma la porte.
+Malgré l'obscurité, il reconnut chacune des choses qu'il avait rangées
+en plein jour, en plein bonheur, quelques heures auparavant. Pièce par
+pièce, fidèle, il retrouva tout son vieux vêtement misérable, depuis ses
+godillots jusqu'à sa grossière ceinture à boucle de cuivre. Il se
+déshabilla et se rhabilla vivement mais distraitement, déposa sur une
+chaise ses habits d'emprunt, se trompant de gilet...
+
+Sous les fenêtres, dans la cour aux voitures, un remue-ménage avait
+commencé. On tirait, on appelait, on poussait, chacun voulant défaire sa
+voiture de l'inextricable fouillis où elle était prise. De temps en
+temps un homme grimpait sur le siège d'une charrette, sur la bâche d'une
+grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La lueur du falot venait
+frapper la fenêtre: un instant, autour de Meaulnes, la chambre
+maintenant familière, où toutes choses avaient été pour lui si amicales,
+palpitait, revivait... Et c'est ainsi qu'il quitta, refermant
+soigneusement la porte, ce mystérieux endroit qu'il ne devait sans doute
+jamais revoir.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+LA FÊTE ÉTRANGE _(fin)_
+
+
+Déjà, dans la nuit, une file de voitures roulait lentement vers la
+grille du bois. En tête, un homme revêtu d'une peau de chèvre, une
+lanterne à la main, conduisait par la bride le cheval du premier
+attelage.
+
+Meaulnes avait hâte de trouver quelqu'un qui voulût bien se charger de
+lui. Il avait hâte de partir. Il appréhendait, au fond du coeur, de se
+trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa supercherie fût
+découverte.
+
+Lorsqu'il arriva devant le bâtiment principal les conducteurs
+équilibraient la charge des dernières voitures. On faisait lever tous
+les voyageurs pour rapprocher ou reculer les sièges, et les jeunes
+filles enveloppées dans des fichus se levaient avec embarras, les
+couvertures tombaient à leurs pieds et l'on voyait les figures inquiètes
+de celles qui baissaient leur tête du côté des falots.
+
+Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le jeune paysan qui tout à
+l'heure avait offert de l'emmener:
+
+--Puis-je monter? lui cria-t-il.
+
+--Où vas-tu, mon garçon? répondit l'autre qui ne le reconnaissait plus.
+
+--Du côté de Sainte-Agathe.
+
+--Alors il faut demander une place à Maritain.
+
+Et voilà le grand écolier cherchant parmi les voyageurs attardés ce
+Maritain inconnu. On le lui indiqua parmi les buveurs qui chantaient
+dans la cuisine.
+
+--C'est un «amusard», lui dit-on. Il sera encore là à trois heures du
+matin.
+
+Meaulnes songea un instant à la jeune fille inquiète, pleine de fièvre
+et de chagrin, qui entendrait chanter dans le domaine, jusqu'au milieu
+de la nuit, ces paysans avinés. Dans quelle chambre était-elle? Où était
+sa fenêtre, parmi ces bâtiments mystérieux? Mais rien ne servirait à
+l'écolier de s'attarder. Il fallut partir. Une fois rentré à
+Sainte-Agathe, tout deviendrait plus clair; il cesserait d'être un
+écolier évadé; de nouveau il pourrait songer à la jeune châtelaine.
+
+Une à une, les voitures s'en allaient; les roues grinçaient sur le sable
+de la grande allée. Et, dans la nuit, on les voyait tourner et
+disparaître, chargées de femmes emmitouflées, d'enfants dans des fichus,
+qui déjà s'endormaient. Une grande carriole encore; un char à bancs, où
+les femmes étaient serrées épaule contre épaule, passa, laissant
+Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. Il n'allait plus rester
+bientôt qu'une vieille berline que conduisait un paysan en blouse.
+
+--Vous pouvez monter, répondit-il aux explications d'Augustin, nous
+allons dans cette direction.
+
+Péniblement Meaulnes ouvrit la portière de la vieille guimbarde, dont la
+vitre trembla et les gonds crièrent. Sur la banquette, dans un coin de
+la voiture, deux tout petits enfants, un garçon et une fille, dormaient.
+Ils s'éveillèrent au bruit et au froid, se détendirent, regardèrent
+vaguement, puis en frissonnant se renfoncèrent dans leur coin et se
+rendormirent...
+
+Déjà la vieille voiture partait. Meaulnes referma plus doucement la
+portière et s'installa avec précaution dans l'autre coin; puis,
+avidement, s'efforça de distinguer à travers la vitre les lieux qu'il
+allait quitter et la route par où il était venu: il devina, malgré la
+nuit, que la voiture traversait la cour et le jardin, passait devant
+l'escalier de sa chambre, franchissait la grille et sortait du Domaine
+pour entrer dans les bois. Fuyant le long de la vitre, on distinguait
+vaguement les troncs des vieux sapins.
+
+--Peut-être rencontrerons-nous Frantz de Galais, se disait Meaulnes, le
+coeur battant.
+
+Brusquement, dans le chemin étroit, la voiture fit un écart pour ne pas
+heurter un obstacle. C'était, autant qu'on pouvait deviner dans la nuit
+à ses formes massives, une roulotte arrêtée presque au milieu du chemin
+et qui avait dû rester là, à proximité de la fête, durant ces derniers
+jours.
+
+Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au trot, Meaulnes commençait
+à se fatiguer de regarder à la vitre, s'efforçant vainement de percer
+l'obscurité environnante, lorsque soudain, dans la profondeur du bois,
+il y eut un éclair, suivi d'une détonation. Les chevaux partirent au
+galop et Meaulnes ne sut pas d'abord si le cocher en blouse s'efforçait
+de les retenir ou, au contraire, les excitait à fuir. Il voulut ouvrir
+la portière. Comme la poignée se trouvait à l'extérieur, il essaya
+vainement de baisser la glace, la secoua... Les enfants, réveillés en
+peur, se serraient l'un contre l'autre, sans rien dire. Et tandis qu'il
+secouait la vitre, le visage collé au carreau, il aperçut, grâce à un
+coude du chemin, une forme blanche qui courait. C'était, hagard et
+affolé, le grand pierrot de la fête, le bohémien en tenue de mascarade,
+qui portait dans ses bras un corps humain serré contre sa poitrine. Puis
+tout disparut.
+
+Dans la voiture qui fuyait au grand galop à travers la nuit, les deux
+enfants s'étaient rendormis. Personne à qui parler des événements
+mystérieux de ces deux jours. Après avoir longtemps repassé dans son
+esprit tout ce qu'il avait vu et entendu, plein de fatigue et le coeur
+gros, le jeune homme lui aussi s'abandonna au sommeil, comme un enfant
+triste...
+
+ * * * * *
+
+... Ce n'était pas encore le petit jour lorsque, la voiture s'étant
+arrêtée sur la route, Meaulnes fut réveillé par quelqu'un qui cognait à
+la vitre. Le conducteur ouvrit péniblement la portière et cria, tandis
+que le vent froid de la nuit glaçait l'écolier jusqu'aux os:
+
+--Il va falloir descendre ici. Le jour se lève. Nous allons prendre la
+traverse. Vous êtes tout près de Sainte-Agathe.
+
+A demi replié, Meaulnes obéit, chercha vaguement, d'un geste
+inconscient, sa casquette, qui avait roulé sous les pieds des deux
+enfants endormis, dans le coin le plus sombre de la voiture, puis il
+sortit en se baissant.
+
+--Allons, au revoir, dit l'homme en remontant sur son siège. Vous n'avez
+plus que six kilomètres à faire. Tenez, la borne est là, au bord du
+chemin.
+
+Meaulnes, qui ne s'était pas encore arraché de son sommeil, marcha
+courbé en avant, d'un pas lourd, jusqu'à la borne et s'y assit, les bras
+croisés, la tête inclinée, comme pour se rendormir.
+
+--Ah! non, cria le voiturier. Il ne faut pas vous endormir là. Il fait
+trop froid. Allons, debout, marchez un peu...
+
+Vacillant comme un homme ivre, le grand garçon, les mains dans ses
+poches, les épaules rentrées, s'en alla lentement sur le chemin de
+Sainte-Agathe; tandis que, dernier vestige de la fête mystérieuse, la
+vieille berline quittait le gravier de la route et s'éloignait, cahotant
+en silence, sur l'herbe de la traverse. On ne voyait plus que le chapeau
+du conducteur, dansant au-dessus des clôtures...
+
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+LE GRAND JEU
+
+
+Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l'impossibilité où nous
+étions de mener à bien de longues recherches nous empêchèrent, Meaulnes
+et moi de reparler du Pays perdu avant la fin de l'hiver. Nous ne
+pouvions rien commencer de sérieux, durant ces brèves journées de
+février, ces jeudis sillonnés de bourrasques, qui finissaient
+régulièrement vers cinq heures par une morne pluie glacée.
+
+Rien ne nous rappelait l'aventure de Meaulnes sinon ce fait étrange que
+depuis l'après-midi de son retour nous n'avions plus d'amis. Aux
+récréations, les mêmes jeux qu'autrefois s'organisaient, mais Jasmin ne
+parlait jamais plus au grand Meaulnes. Le soir, aussitôt la classe
+balayée, la cour se vidait comme au temps où j'étais seul, et je voyais
+errer mon compagnon, du jardin au hangar et de la cour à la salle à
+manger.
+
+Les jeudis matins, chacun de nous installé sur le bureau d'une des deux
+salles de classe, nous lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous
+avions dénichés dans les placards, entre des méthodes d'anglais et des
+cahiers de musique finement recopiés. L'après-midi, c'était quelque
+visite qui nous faisait fuir l'appartement; et nous regagnions
+l'école... Nous entendions parfois des groupes de grands élèves qui
+s'arrêtaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail, le
+heurtaient en jouant à des jeux militaires incompréhensibles et puis
+s'en allaient... Cette triste vie se poursuivit jusqu'à la fin de
+février. Je commençais à croire que Meaulnes avait tout oublié,
+lorsqu'une aventure, plus étrange que les autres, vint me prouver que je
+m'étais trompé et qu'une crise violente se préparait sous la surface
+morne de cette vie d'hiver.
+
+Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la première
+nouvelle du Domaine étrange, la première vague de cette aventure dont
+nous ne reparlions pas arriva jusqu'à nous. Nous étions en pleine
+veillée. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec nous
+Millie et mon père, qui ne se doutaient nullement de la sourde fâcherie
+par quoi toute la classe était divisée en deux clans.
+
+A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeter dehors les
+miettes du repas fit:
+
+--Ah!
+
+d'une voix si claire que nous nous approchâmes pour regarder. Il y avait
+sur le seuil une couche de neige... Comme il faisait très sombre, je
+m'avançai de quelques pas dans la cour pour voir si la couche était
+profonde. Je sentis des flocons légers qui me glissaient sur la figure
+et fondaient aussitôt. On me fit rentrer très vite et Millie ferma la
+porte frileusement.
+
+A neuf heures nous nous disposions à monter nous coucher; ma mère avait
+déjà la lampe à la main, lorsque nous entendîmes très nettement deux
+grands coups lancés à toute volée dans le portail, à l'autre bout de la
+cour. Elle replaça la lampe sur la table et nous restâmes tous debout,
+aux aguets, l'oreille tendue.
+
+Il ne fallait pas songer à aller voir ce qui se passait. Avant d'avoir
+traversé seulement la moitié de la cour, la lampe eût été éteinte et le
+verre brisé. Il y eut un court silence et mon père commençait à dire que
+«c'était sans doute...» lorsque, tout juste sous la fenêtre de la salle
+à manger, qui donnait, je l'ai dit, sur la route de La Gare, un coup de
+sifflet partit, strident et très prolongé, qui dut s'entendre jusque
+dans la rue de l'église. Et, immédiatement, derrière la fenêtre, à peine
+voilés par les carreaux, poussés par des gens qui devaient être montés à
+la force des poignets sur l'appui extérieur, éclatèrent des cris
+perçants.
+
+--Amenez-le! Amenez-le!
+
+A l'autre extrémité du bâtiment, les mêmes cris répondirent. Ceux-là
+avaient dû passer par le champ du père Martin; ils devaient être grimpés
+sur le mur bas qui séparait le champ de notre cour.
+
+Puis, vociférés à chaque endroit par huit ou dix inconnus aux voix
+déguisées, les cris de: «Amenez-le!» éclatèrent successivement--sur le
+toit du cellier qu'ils avaient dû atteindre en escaladant un tas de
+fagots adossé au mur extérieur;--sur un petit mur qui joignait le hangar
+au portail et dont la crête arrondie permettait de se mettre commodément
+à cheval;--sur le mur grillé de la route de La Gare où l'on pouvait
+facilement monter... Enfin, par derrière, dans le jardin, une troupe
+retardataire arriva, qui fit la même sarabande, criant cette fois:
+
+--A l'abordage!
+
+Et nous entendions l'écho de leurs cris résonner dans les salles de
+classe vides, dont ils avaient ouvert les fenêtres.
+
+Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les détours et les passages
+de la grande demeure, que nous voyions très nettement, comme sur un
+plan, tous les points où ces gens inconnus étaient en train de
+l'attaquer.
+
+A vrai dire, ce fut seulement au tout premier instant que nous eûmes de
+l'effroi. Le coup de sifflet nous fit penser tous les quatre à une
+attaque de rôdeurs et de bohémiens. Justement il y avait depuis une
+quinzaine, sur la place, derrière l'église, un grand malandrin et un
+jeune garçon à la tête serrée dans des bandages. Il y avait aussi, chez
+les charrons et les maréchaux, des ouvriers qui n'étaient pas du pays.
+
+Mais, dès que nous eûmes entendu les assaillants crier, nous fûmes
+persuadés que nous avions affaire à des gens--et probablement à des
+jeunes gens--du bourg. Il y avait même certainement des gamins--on
+reconnaissait leurs voix suraiguës--dans la troupe qui se jetait à
+l'assaut de notre demeure comme à l'abordage d'un navire.
+
+--Ah! bien, par exemple... s'écria mon père.
+
+Et Millie demanda à mi-voix:
+
+--Mais qu'est-ce que cela veut dire?
+
+lorsque soudain les voix du portail et du mur grillé--puis celle de la
+fenêtre--s'arrêtèrent. Deux coups de sifflet partirent derrière la
+croisée. Les cris des gens grimpés sur le cellier, comme ceux des
+assaillants du jardin, décrurent progressivement, puis cessèrent; nous
+entendîmes, le long du mur de la salle à manger le frôlement de toute la
+troupe qui se retirait en hâte et dont les pas étaient amortis par la
+neige.
+
+Quelqu'un évidemment les dérangeait. A cette heure où tout dormait, ils
+avaient pensé mener en paix leur assaut contre cette maison isolée à la
+sortie du bourg. Mais voici qu'on troublait leur plan de campagne.
+
+A peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir--car l'attaque avait
+été soudaine comme un abordage bien conduit--et nous disposions-nous à
+sortir, que nous entendîmes une voix connue appeler à la petite grille:
+
+--Monsieur Seurel! Monsieur Seurel!
+
+C'était M. Pasquier, le boucher. Le gros petit homme racla ses sabots
+sur le seuil, secoua sa courte blouse saupoudrée de neige et entra. Il
+se donnait l'air finaud et effaré de quelqu'un qui a surpris tout le
+secret d'une mystérieuse affaire:
+
+--J'étais dans ma cour, qui donne sur la place des Quatre-Routes.
+J'allais fermer l'étable des chevaux. Tout d'un coup; dressés sur la
+neige, qu'est-ce que je vois: deux grands gars qui semblaient faire
+sentinelle ou guetter quelque chose. Ils étaient vers la croix. Je
+m'avance: je fais deux pas--Hip! les voilà partis au grand galop du côté
+de chez vous. Ah! je n'ai pas hésité, j'ai pris mon falot et j'ai dit:
+Je vas aller raconter ça à M. Seurel...
+
+Et le voilà qui recommence son histoire: «J'étais dans la cour derrière
+chez moi...» Sur ce, on lui offre une liqueur, qu'il accepte, et on lui
+demande des détails qu'il est incapable de fournir.
+
+Il n'avait rien vu en arrivant à la maison. Toutes les troupes mises en
+éveil par les deux sentinelles qu'il avait dérangées s'étaient éclipsées
+aussitôt. Quant à dire qui ces estafettes pouvaient être...
+
+--Ça pourrait bien être des bohémiens, avançait-il. Depuis bientôt un
+mois qu'ils sont sur la place, à attendre le beau temps pour jouer la
+comédie, ils ne sont pas sans avoir organisé quelque mauvais coup.
+
+Tout cela ne nous avançait guère et nous restions debout, fort perplexes
+tandis que l'homme sirotait la liqueur et de nouveau mimait son
+histoire, lorsque Meaulnes, qui avait écouté jusque-là fort
+attentivement, prit par terre le falot du boucher et décida:
+
+--Il faut aller voir!
+
+Il ouvrit la porte et nous le suivîmes, M. Seurel, M. Pasquier et moi.
+
+Millie, déjà rassurée puisque les assaillants étaient partis, et, comme
+tous les gens ordonnés et méticuleux, fort peu curieuse de sa nature,
+déclara:
+
+--Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte et prenez la clef. Moi,
+je vais me coucher. Je laisserai la lampe allumée.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+NOUS TOMBONS DANS UNE EMBUSCADE
+
+
+Nous partîmes sur la neige, dans un silence absolu. Meaulnes marchait en
+avant, projetant la lueur en éventail de sa lanterne grillagée... A
+peine sortions-nous par le grand portail que, derrière la bascule
+municipale, qui s'adossait au mur de notre préau, partirent d'un seul
+coup, comme perdreaux surpris, deux individus encapuchonnés. Soit
+moquerie, soit plaisir causé par l'étrange jeu qu'ils jouaient là, soit
+excitation nerveuse et peur d'être rejoints, ils dirent en courant deux
+ou trois paroles coupées de rires.
+
+Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la neige, en me criant:
+
+--Suis-moi, François!...
+
+Et laissant là les deux hommes âgés incapables de soutenir une pareille
+course, nous nous lançâmes à la poursuite des deux ombres, qui, après
+avoir un instant contourné le bas du bourg, en suivant le chemin de la
+Vieille-Planche, remontèrent délibérément vers l'église. Ils couraient
+régulièrement sans trop de hâte et nous n'avions pas de peine à les
+suivre. Ils traversèrent la rue de l'église où tout était endormi et
+silencieux, et s'engagèrent derrière le cimetière dans un dédale de
+petites ruelles et d'impasses.
+
+C'était là un quartier de journaliers, de couturières et de tisserands,
+qu'on nommait les Petits-Coins. Nous le connaissons assez mal et nous
+n'y étions jamais venu la nuit. L'endroit était désert le jour: les
+journaliers absents, les tisserands enfermés; et durant cette nuit de
+grand silence il paraissait plus abandonné, plus endormi encore que les
+autres quartiers du bourg. Il n'y avait donc aucune chance pour que
+quelqu'un survînt et nous prêtât main-forte.
+
+Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites maisons posées au
+hasard comme des boîtes en carton, c'était celui qui menait chez la
+couturière qu'on surnommait «la Muette». On descendait d'abord une pente
+assez raide, dallée de place en place, puis après avoir tourné deux ou
+trois fois, entre des petites cours de tisserands ou des écuries vides,
+on arrivait dans une large impasse fermée par une cour de ferme depuis
+longtemps abandonnée. Chez la Muette, tandis qu'elle engageait avec ma
+mère une conversation silencieuse, les doigts frétillants, coupée
+seulement de petits cris d'infirme, je pouvais voir par la croisée le
+grand mur de la ferme, qui était la dernière maison de ce côté du
+faubourg, et la barrière toujours fermée de la cour sèche, sans paille,
+où jamais rien ne passait plus...
+
+C'est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. A chaque
+tournant nous craignons de les perdre, mais à ma surprise, nous
+arrivions toujours au détour de la ruelle suivante avant qu'ils
+l'eussent quittée. Je dis: à ma surprise, car le fait n'eût pas été
+possible, tant ces ruelles étaient courtes, s'ils n'avaient pas, chaque
+fois, tandis que nous les avions perdus de vue, ralenti leur allure.
+
+Enfin, sans hésiter, ils s'engagèrent dans la rue qui menait chez la
+Muette, et je criai à Meaulnes:
+
+--Nous les tenons, c'est une impasse!
+
+A vrai dire, c'étaient eux qui nous tenaient... Ils nous avaient
+conduits là où ils avaient voulu. Arrivés au mur, ils se retournèrent
+vers nous résolument et l'un des deux lança le même coup de sifflet que
+nous avions déjà par deux fois entendu, ce soir-là.
+
+Aussitôt une dizaine de gars sortirent de la cour de la ferme abandonnée
+où ils semblaient avoir été postés pour nous attendre. Ils étaient tous
+encapuchonnés, le visage enfoncé dans leurs cache-nez...
+
+Qui c'était, nous le savions d'avance, mais nous étions bien résolus à
+n'en rien dire à M. Seurel, que nos affaires ne regardaient pas. Il y
+avait Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. Nous reconnûmes dans
+la lutte leur façon de se battre et leurs voix entrecoupées. Mais un
+point demeurait inquiétant et semblait presque effrayer Meaulnes: il y
+avait là quelqu'un que nous ne connaissons pas et qui paraissait être le
+chef...
+
+Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait manoeuvrer ses soldats qui
+avaient fort à faire et qui, traînés dans la neige, déguenillés du haut
+en bas, s'acharnaient contre le grand gars essoufflé. Deux d'entre eux
+s'étaient occupés de moi, m'avaient immobilisé avec peine, car je me
+débattais comme un diable. J'étais par terre, les genoux pliés, assis
+sur les talons; on me tenait les bras joints par derrière, et je
+regardais la scène avec une intense curiosité mêlée d'effroi.
+
+Meaulnes s'était débarrassé de quatre garçons du Cours qu'il avait
+dégrafés de sa blouse en tournant vivement sur lui-même et en les jetant
+à toute volée dans la neige... Bien droit sur ses deux jambes, le
+personnage inconnu suivait avec intérêt, mais très calme, la bataille,
+répétant de temps à autre d'une voix nette:
+
+--Allez... Courage... Revenez-y... _Go on my boys_...
+
+C'était évidemment lui qui commandait... D'où venait-il? Où et comment
+les avait-il entraînés à la bataille! Voilà qui restait un mystère pour
+nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppé dans un cache-nez,
+mais lorsque Meaulnes, débarrassé de ses adversaires, s'avança vers lui,
+menaçant, le mouvement qu'il fit pour y voir bien clair et faire face à
+la situation découvrit un morceau de linge blanc qui lui enveloppait la
+tête à la façon d'un bandage.
+
+C'est à ce moment que je criai à Meaulnes:
+
+--Prends garde par derrière! Il y en a un autre.
+
+Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la barrière à laquelle il
+tournait le dos, un grand diable avait surgi et, passant habilement son
+cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait en arrière. Aussitôt
+les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient piqué le nez dans la
+neige, revenaient à la charge pour lui immobiliser bras et jambes, lui
+liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez, et le
+jeune personnage à la tête bandée fouillait dans ses poches... Le
+dernier venu, l'homme au lasso, avait allumé une petite bougie qu'il
+protégeait de la main, et chaque fois qu'il découvrait un papier
+nouveau, le chef allait auprès de ce lumignon examiner ce qu'il
+contenait. Il déplia enfin cette espèce de carte couverte d'inscriptions
+à laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et s'écria avec joie:
+
+--Cette fois nous l'avons. Voilà le plan! Voilà le guide! Nous allons
+voir si ce monsieur est bien allé où je l'imagine...
+
+Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa sa casquette ou sa
+ceinture. Et tous disparurent silencieusement comme ils étaient venus,
+me laissant libre de délier en hâte mon compagnon.
+
+--Il n'ira pas très loin avec ce plan-là, dit Meaulnes en se levant.
+
+Et nous repartîmes lentement, car il boitait un peu. Nous retrouvâmes
+sur le chemin de l'église M. Seurel et le père Pasquier:
+
+--Vous n'avez rien vu? dirent-ils... Nous non plus!
+
+Grâce à la nuit profonde ils ne s'aperçurent de rien. Le boucher nous
+quitta et M. Seurel rentra bien vite se coucher.
+
+Mais nous deux, dans notre chambre, à la lueur de la lampe que Millie
+nous avait laissée, nous restâmes longtemps à rafistoler nos blouses
+décousues, discutant à voix basse sur ce qui nous était arrivé, comme
+deux compagnons d'armes le soir d'une bataille perdue...
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+LE BOHÉMIEN A L'ÉCOLE
+
+
+Le réveil du lendemain fut pénible. A huit heures et demie, à l'instant
+où M. Seurel allait donner le signal d'entrer, nous arrivâmes tout
+essoufflés pour nous mettre sur les rangs. Comme nous étions en retard,
+nous nous glissâmes n'importe où, mais d'ordinaire le grand Meaulnes
+était le premier de la longue file d'élèves, coude à coude, chargés de
+livres, de cahiers et de porte-plume, que M. Seurel inspectait.
+
+Je fus surpris de l'empressement silencieux que l'on mit à nous faire
+place vers le milieu de la file; et tandis que M. Seurel, retardant de
+quelques secondes l'entrée au cours, inspectait le grand Meaulnes,
+j'avançai curieusement la tête, regardant à droite et à gauche pour voir
+les visages de nos ennemis de la veille.
+
+Le premier que j'aperçus était celui-là même auquel je ne cessais de
+penser, mais le dernier que j'eusse pu m'attendre à voir en ce lieu. Il
+était à la place habituelle de Meaulnes, le premier de tous, un pied sur
+la marche de pierre, une épaule et le coin du sac qu'il avait sur le dos
+accotés au chambranle de la porte. Son visage fin, très pâle, un peu
+piqué de rousseur, était penché et tourné vers nous avec une sorte de
+curiosité méprisante et amusée. Il avait la tête et tout un côté de la
+figure bandés de linge blanc. Je reconnaissais le chef de bande, le
+jeune bohémien qui nous avait volés la nuit précédente.
+
+Mais déjà nous entrions dans la classe et chacun prenait sa place. Le
+nouvel élève s'assit près du poteau, à la gauche du long banc dont
+Meaulnes occupait, à droite, la première place. Giraudat, Delouche et
+les trois autres du premier banc s'étaient serrés les uns contre les
+autres pour lui faire place, comme si tout eût été convenu d'avance...
+
+Souvent, l'hiver, passaient ainsi parmi nous des élèves de hasard,
+mariniers pris par les glaces dans le canal, apprentis, voyageurs
+immobilisés par la neige. Ils restaient au cours deux jours, un mois,
+rarement plus... Objets de curiosité durant la première heure, ils
+étaient aussitôt négligés et disparaissaient bien vite dans la foule des
+élèves ordinaires.
+
+Mais celui-ci ne devait pas se faire aussitôt oublier. Je me rappelle
+encore cet être singulier et tous les trésors étranges apportés dans ce
+cartable qu'il s'accrochait au dos. Ce furent d'abord les porte-plume «à
+vue» qu'il tira pour écrire sa dictée. Dans un oeillet du manche, en
+fermant un oeil, on voyait apparaître, trouble et grossie, la basilique
+de Lourdes ou quelque monument inconnu. Il en choisit un et les autres
+aussitôt passèrent de main en main. Puis ce fut un plumier chinois
+rempli de compas et d'instruments amusants qui s'en allèrent par le banc
+de gauche, glissant silencieusement, sournoisement, de main en main,
+sous les cahiers, pour que M. Seurel ne pût rien voir.
+
+Passèrent aussi des livres tout neufs, dont j'avais, avec convoitise, lu
+les titres derrière la couverture des rares bouquins de notre
+bibliothèque: _La Teppe aux Merles_, _La Roche aux Mouettes_, _Mon ami
+Benoist_... Les uns feuilletaient d'une main sur leurs genoux ces
+volumes, venus on ne savait d'où, volés peut-être, et écrivaient la
+dictée de l'autre main. D'autres faisaient tourner le compas au fond de
+leurs casiers. D'autres brusquement, tandis que M. Seurel tournant le
+dos continuait la dictée en marchant du bureau à la fenêtre, fermaient
+un oeil et se collaient sur l'autre la vue glauque et trouée de
+Notre-Dame de Paris. Et l'élève étranger, la plume à la main, son fin
+profil contre le poteau gris, clignait des yeux, content de tout ce jeu
+furtif qui s'organisait autour de lui.
+
+Peu à peu cependant toute la classe s'inquiéta: les objets, qu'on
+«faisait passer» à mesure, arrivaient l'un après l'autre dans les mains
+du grand Meaulnes qui, négligemment, sans les regarder, les posait
+auprès de lui. Il y en eut bientôt un tas, mathématique et diversement
+coloré, comme aux pieds de la femme qui représente la Science, dans les
+compositions allégoriques. Fatalement M. Seurel allait découvrir ce
+déballage insolite et s'apercevoir du manège. Il devait songer,
+d'ailleurs, à faire une enquête sur les événements de la nuit. La
+présence du bohémien allait faciliter sa besogne...
+
+Bientôt, en effet, il s'arrêtait, surpris, devant le grand Meaulnes.
+
+--A qui appartient tout cela? demanda-t-il en désignant «tout cela» du
+dos de son livre refermé sur son index.
+
+--Je n'en sais rien», répondit Meaulnes d'un ton bourru, sans lever la
+tête.
+
+Mais l'écolier inconnu intervint:
+
+--C'est à moi, dit-il.
+
+Et il ajouta aussitôt, avec un geste large et élégant de jeune seigneur
+auquel le vieil instituteur ne sut pas résister:
+
+--Mais je les mets à votre disposition, monsieur, si vous voulez
+regarder.
+
+Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme pour ne pas troubler le
+nouvel état de choses qui venait de se créer, toute la classe se glissa
+curieusement autour du maître qui penchait sur ce trésor sa tête
+demi-chauve, demi-frisée, et du jeune personnage blême qui donnait avec
+un air de triomphe tranquille les explications nécessaires. Cependant,
+silencieux à son banc, complètement délaissé, le grand Meaulnes avait
+ouvert son cahier de brouillons et, fronçant le sourcil, s'absorbait
+dans un problème difficile.
+
+ * * * * *
+
+Le «quart d'heure» nous surprit dans ces occupations. La dictée n'était
+pas finie et le désordre régnait dans la classe. A vrai dire, depuis le
+matin la récréation durait.
+
+A dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse fut
+envahie par les élèves, on s'aperçut bien vite qu'un nouveau maître
+régnait sur les jeux.
+
+De tous les plaisirs nouveaux que le bohémien, dès ce matin-là,
+introduisit chez nous, je ne me rappelle que le plus sanglant: c'était
+une espèce de tournoi où les chevaux étaient les grands élèves chargés
+des plus jeunes grimpés sur leurs épaules.
+
+Partagés en deux groupes qui partaient des deux bouts de la cour, ils
+fondaient les uns sur les autres, cherchant à terrasser l'adversaire par
+la violence du choc, et les cavaliers, usant de cache-nez comme de
+lassos, ou de leurs bras tendus comme de lances, s'efforçaient de
+désarçonner leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait le choc et qui,
+perdant l'équilibre, allaient s'étaler dans la boue, le cavalier roulant
+sous sa monture. Il y eut des écoliers à moitié désarçonnés que le
+cheval rattrapait par les jambes et qui, de nouveau acharnés à la lutte,
+regrimpaient sur ses épaules. Monté sur le grand Delage qui avait des
+membres démesurés, le poil roux et les oreilles décollées, le mince
+cavalier à la tête bandée excitait les deux troupes rivales et dirigeait
+malignement sa monture en riant aux éclats.
+
+Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d'abord avec
+mauvaise humeur s'organiser ces jeux. Et j'étais auprès de lui, indécis.
+
+--C'est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les poches.
+Venir ici, dès ce matin, c'était le seul moyen de n'être pas soupçonné.
+Et M. Seurel s'y est laissé prendre!
+
+Il resta là un long moment, sa tête rase au vent, à maugréer contre ce
+comédien qui allait faire assommer tous ces gars dont il avait été peu
+de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que j'étais, je ne
+manquais pas de l'approuver.
+
+Partout, dans tous les coins, en l'absence du maître, se poursuivait la
+lutte: les plus petits avaient fini par grimper les uns sur les autres;
+ils couraient et culbutaient avant même d'avoir reçu le choc de
+l'adversaire... Bientôt il ne resta plus debout, au milieu de la cour,
+qu'un groupe acharné et tourbillonnant d'où surgissait par moments le
+bandeau blanc du nouveau chef.
+
+Alors le grand Meaulnes ne sut plus résister. Il baissa la tête, mit ses
+mains sur ces cuisses et me cria:
+
+--Allons-y, François!
+
+Surpris par cette décision soudaine, je sautai pourtant sans hésiter sur
+ses épaules et en une seconde nous étions au fort de la mêlée, tandis
+que la plupart des combattants, éperdus, fuyaient en criant:
+
+--Voilà Meaulnes! Voilà le grand Meaulnes!
+
+Au milieu de ceux qui restaient il se mit à tourner sur lui-même en me
+disant:
+
+--Étends les bras: empoigne-les comme j'ai fait cette nuit.
+
+Et moi, grisé par la bataille, certain du triomphe, j'agrippais au
+passage les gamins qui se débattaient, oscillaient un instant sur les
+épaules des grands et tombaient dans la boue. En moins de rien il ne
+resta debout que le nouveau venu monté sur Delage; mais celui-ci, peu
+désireux d'engager la lutte avec Augustin, d'un violent coup de reins en
+arrière se redressa et fit descendre le cavalier blanc.
+
+La main à l'épaule de sa monture, comme un capitaine tient le mors de
+son cheval, le jeune garçon debout par terre regarda le grand Meaulnes
+avec un peu de saisissement et une immense admiration:
+
+--A la bonne heure! dit-il.
+
+Mais aussitôt la cloche sonna, dispersant les élèves qui s'étaient
+rassemblés autour de nous dans l'attente d'une scène curieuse. Et
+Meaulnes, dépité de n'avoir pu jeter à terre son ennemi, tourna le dos
+en disant, avec mauvaise humeur:
+
+--Ce sera pour une autre fois!
+
+ * * * * *
+
+Jusqu'à midi la classe continua comme à l'approche des vacances, mêlée
+d'intermèdes amusants et de conversations dont l'écolier-comédien était
+le centre.
+
+Il expliquait comment, immobilisés par le froid sur la place, ne
+songeant pas même à organiser des représentations nocturnes, où personne
+ne viendrait, ils avaient décidé que lui-même irait au cours pour se
+distraire pendant la journée, tandis que son compagnon soignerait les
+oiseaux des Iles et la chèvre savante. Puis il racontait leurs voyages
+dans le pays environnant, alors que l'averse tombe sur le mauvais toit
+de zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux côtes pour pousser à
+la roue. Les élèves du fond quittaient leur table pour venir écouter de
+plus près. Les moins romanesques profitaient de cette occasion pour se
+chauffer autour du poêle. Mais bientôt la curiosité les gagnait et ils
+se rapprochaient du groupe bavard en tendant l'oreille, laissant une
+main posée sur le couvercle du poêle pour y garder leur place.
+
+--Et de quoi vivez-vous? demanda M. Seurel, qui suivait tout cela avec
+sa curiosité un peu puérile de maître d'école et qui posait une foule de
+questions.
+
+Le garçon hésita un instant, comme si jamais il ne s'était inquiété de
+ce détail.
+
+--Mais, répondit-il, de ce que nous avons gagné l'automne précédent, je
+pense. C'est Ganache qui règle les comptes.
+
+Personne ne lui demanda qui était Ganache. Mais moi je pensai au grand
+diable qui, traîtreusement, la veille au soir, avait attaqué Meaulnes
+par derrière et l'avait renversé...
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+OÙ IL EST QUESTION DU DOMAINE MYSTÉRIEUX
+
+
+L'après-midi ramena les mêmes plaisirs et, tout le long du cours, le
+même désordre et la même fraude. Le bohémien avait apporté d'autres
+objets précieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'à un petit singe
+qui griffait sourdement l'intérieur de sa gibecière... A chaque instant
+il fallait que M. Seurel s'interrompît pour examiner ce que le malin
+garçon venait de tirer de son sac... Quatre heures arrivèrent et
+Meaulnes était le seul à avoir fini ses problèmes.
+
+Ce fut sans hâte que tout le monde sortit. Il n'y avait plus,
+semblait-il, entre les heures de cours et de récréation, cette dure
+démarcation qui faisait la vie scolaire simple et réglée comme par la
+succession de la nuit et du jour. Nous en oubliâmes même de désigner
+comme d'ordinaire à M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux
+élèves qui devaient rester pour balayer la classe. Or, nous n'y
+manquions jamais car c'était une façon d'annoncer et de hâter la sortie
+du cours.
+
+Le hasard voulut que ce fût ce jour-là le tour du grand Meaulnes; et dès
+le matin j'avais, en causant avec lui, averti le bohémien que les
+nouveaux étaient toujours désignés d'office pour faire le second
+balayeur, le jour de leur arrivée.
+
+Meaulnes revint en classe dès qu'il eut été chercher le pain de son
+goûter. Quant au bohémien, il se fit longtemps attendre et arriva le
+dernier, en courant, comme la nuit commençait de tomber...
+
+--Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon compagnon, et pendant que
+je le tiendrai, tu lui reprendras le plan qu'il m'a volé.
+
+Je m'étais donc assis sur une petite table, auprès de la fenêtre, lisant
+à la dernière lueur du jour, et je les vis tous les deux déplacer en
+silence les bancs de l'école--le grand Meaulnes, taciturne et l'air dur,
+sa blouse noire boutonnée à trois boutons en arrière et sanglée à la
+ceinture; l'autre, délicat, nerveux, la tête bandée comme un blessé. Il
+était vêtu d'un mauvais paletot, avec des déchirures que je n'avais pas
+remarquées pendant le jour. Plein d'une ardeur presque sauvage, il
+soulevait et poussait les tables avec une précipitation folle, en
+souriant un peu. On eût dit qu'il jouait là quelque jeu extraordinaire
+dont nous ne connaissons pas le fin mot.
+
+Ils arrivèrent ainsi dans le coin le plus obscur de la salle, pour
+déplacer la dernière table.
+
+En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait renverser son
+adversaire, sans que personne du dehors eût chance de les apercevoir ou
+de les entendre par les fenêtres. Je ne comprenais pas qu'il laissât
+échapper une pareille occasion. L'autre, revenu près de la porte, allait
+s'enfuir d'un instant à l'autre, prétextant que la besogne était
+terminée, et nous ne le reverrions plus. Le plan et tous les
+renseignements que Meaulnes avait mis si longtemps à retrouver, à
+concilier, à réunir, seraient perdus pour nous...
+
+A chaque seconde j'attendais de mon camarade un signe, un mouvement, qui
+m'annonçât le début de la bataille, mais le grand garçon ne bronchait
+pas. Par instants, seulement, il regardait avec une fixité étrange et
+d'un air interrogatif le bandeau du bohémien, qui, dans la pénombre de
+la tombée de la nuit, paraissait largement taché de noir.
+
+La dernière table fut déplacée sans que rien arrivât.
+
+Mais au moment où, remontant tous les deux vers le haut de la classe,
+ils allaient donner sur le seuil un dernier coup de balai, Meaulnes,
+baissant la tête et sans regarder notre ennemi, dit à mi-voix:
+
+--Votre bandeau est rouge de sang et vos habits sont déchirés.
+
+L'autre le regarda un instant, non pas surpris de ce qu'il disait, mais
+profondément ému de le lui entendre dire.
+
+--Ils ont voulu, répondit-il, m'arracher votre plan tout à l'heure, sur
+la place. Quand ils ont su que je voulais revenir ici balayer la classe,
+ils ont compris que j'allais faire la paix avec vous, ils se sont
+révoltés contre moi. Mais je l'ai tout de même sauvé, ajouta-t-il
+fièrement, en tendant à Meaulnes le précieux papier plié.
+
+Meaulnes se tourna lentement vers moi:
+
+--Tu entends? dit-il. Il vient de se battre et de se faire blesser pour
+nous, tandis que nous lui tendions un piège!
+
+Puis cessant d'employer ce «vous» insolite chez des écoliers de
+Sainte-Agathe:
+
+--Tu es un vrai camarade, dit-il, et il lui tendit la main.
+
+Le comédien la saisit et demeura sans parole une seconde, très troublé,
+la voix coupée... Mais bientôt avec une curiosité ardente il poursuivit:
+
+--Ainsi vous me tendiez un piège! Que c'est amusant! Je l'avais deviné
+et je me disais: ils vont être bien étonnés quand, m'ayant repris ce
+plan, ils s'apercevront que je l'ai complété...
+
+--Complété?
+
+--Oh! attendez! Pas entièrement...
+
+Quittant ce ton enjoué, il ajouta gravement et lentement, se rapprochant
+de nous:
+
+--Meaulnes, il est temps que je vous le dise: moi aussi je suis allé là
+où vous avez été. J'assistais à cette fête extraordinaire. J'ai bien
+pensé, quand les garçons du Cours m'ont parlé de votre aventure
+mystérieuse, qu'il s'agissait du vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer
+je vous ai volé votre carte... Mais je suis comme vous: j'ignore le nom
+de ce château; je ne saurais pas y retourner; je ne connais pas en
+entier le chemin qui d'ici vous y conduirait.
+
+Avec quel élan, avec quelle intense curiosité, avec quelle amitié nous
+nous pressâmes contre lui! Avidement Meaulnes lui posait des
+questions... Il nous semblait à tous deux qu'en insistant ardemment
+auprès de notre nouvel ami, nous lui ferions dire cela même qu'il
+prétendait ne pas savoir.
+
+--Vous verrez, vous verrez, répondait le jeune garçon avec un peu
+d'ennui et d'embarras, je vous ai mis sur le plan quelques indications
+que vous n'aviez pas... C'est tout ce que je pouvais faire.
+
+Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme:
+
+--Oh! dit-il tristement et fièrement, je préfère vous avertir: je ne
+suis pas un garçon comme les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me
+tirer une balle dans la tête et c'est ce qui vous explique ce bandeau
+sur le front, comme un mobile de la Seine, en 1870...
+
+--Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est rouverte, dit Meaulnes
+avec amitié.
+
+Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit d'un ton légèrement
+emphatique:
+
+--Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas réussi, je ne continuerai à
+vivre que pour l'amusement, comme un enfant, comme un bohémien. J'ai
+tout abandonné. Je n'ai plus ni père, ni soeur, ni maison, ni amour...
+Plus rien, que des compagnons de jeux.
+
+--Ces compagnons-là vous ont déjà trahi, dis-je.
+
+--Oui, répondit-il avec animation. C'est la faute d'un certain Delouche.
+Il a deviné que j'allais faire cause commune avec vous. Il a démoralisé
+ma troupe qui était si bien en main. Vous avez vu cet abordage, hier au
+soir, comme c'était conduit, comme ça marchait! Depuis mon enfance, je
+n'avais rien organisé d'aussi réussi...
+
+Il resta songeur un instant, et il ajouta pour nous désabuser tout à
+fait sur son compte:
+
+--Si je suis venu vers vous deux, ce soir, c'est que--je m'en suis
+aperçu ce matin--il y a plus de plaisir à prendre avec vous qu'avec la
+bande de tous les autres. C'est ce Delouche surtout qui me déplaît.
+Quelle idée de faire l'homme à dix-sept ans! Rien ne me dégoûte
+davantage... Pensez-vous que nous puissions le repincer?
+
+--Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous longtemps avec nous?
+
+--Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis terriblement seul. Je
+n'ai que Ganache...
+
+Toute sa fièvre, tout son enjouement étaient tombés soudain. Un instant,
+il plongea dans ce même désespoir où sans doute, un jour, l'idée de se
+tuer l'avait surpris.
+
+--Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez: je connais votre secret et je
+l'ai défendu contre tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous
+avez perdue...
+
+Et il ajouta presque solennellement:
+
+--Soyez mes amis pour le jour où je serais encore à deux doigts de
+l'enfer comme une fois déjà... Jurez-moi que vous répondrez quand je
+vous appellerai--quand je vous appellerai ainsi... (et il poussa une
+sorte de cri étrange: Hou-ou!...) Vous, Meaulnes, jurez d'abord!
+
+Et nous jurâmes, car, enfants que nous étions, tout ce qui était plus
+solennel et plus sérieux que nature nous séduisait.
+
+--En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que je puis vous dire: je
+vous indiquerai la maison de Paris où la jeune fille du château avait
+l'habitude de passer les fêtes: Pâques et la Pentecôte, le mois de juin
+et quelquefois une partie de l'hiver.
+
+A ce moment une voix inconnue appela du grand portail, à plusieurs
+reprises, dans la nuit. Nous devinâmes que c'était Ganache, le bohémien,
+qui n'osait pas ou ne savait comment traverser la cour. D'une voix
+pressante, anxieuse, il appelait tantôt très haut, tantôt presque bas:
+
+--Hou-ou! Hou-ou!
+
+--Dites! Dites vite!» cria Meaulnes au jeune bohémien qui avait
+tressailli et qui rajustait ses habits pour partir.
+
+Le jeune garçon nous donna rapidement une adresse à Paris, que nous
+répétâmes à mi-voix. Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son
+compagnon à la grille, nous laissant dans un état de trouble
+inexprimable.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+L'HOMME AUX ESPADRILLES
+
+
+Cette nuit-là, vers trois heures du matin, la veuve Delouche,
+l'aubergiste, qui habitait dans le milieu du bourg, se leva pour allumer
+son feu. Dumas, son beau-frère, qui habitait chez elle, devait partir en
+route à quatre heures, et la triste bonne femme, dont la main droite
+était recroquevillée par une brûlure ancienne, se hâtait dans la cuisine
+obscure pour préparer le café. Il faisait froid. Elle mit sur sa
+camisole un vieux fichu, puis tenant d'une main sa bougie allumée,
+abritant la flamme de l'autre main--la mauvaise--avec son tablier levé,
+elle traversa la cour encombrée de bouteilles vides et de caisses à
+savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la porte du bûcher qui
+servait de cabane aux poules... Mais à peine avait-elle poussé la porte
+que, d'un coup de casquette si violent qu'il fit ronfler l'air, un
+individu surgissant de l'obscurité profonde éteignit la chandelle,
+abattit du même coup la bonne femme et s'enfuit à toutes jambes, tandis
+que les poules et les coqs affolés menaient un tapage infernal.
+
+L'homme emportait dans un sac--comme la veuve Delouche retrouvant son
+aplomb s'en aperçut un instant plus tard--une douzaine de ses poulets
+les plus beaux.
+
+Aux cris de sa belle-soeur, Dumas était accouru. Il constata que le
+chenapan, pour entrer, avait dû ouvrir avec une fausse clef la porte de
+la petite cour et qu'il s'était enfui, sans la fermer, par le même
+chemin. Aussitôt, en homme habitué aux braconniers et aux chapardeurs,
+il alluma le falot de sa voiture, et le prenant d'une main, son fusil
+chargé de l'autre, il s'efforça de suivre la trace du voleur, trace très
+imprécise--l'individu devait être chaussé d'espadrilles--qui le mena sur
+la route de La Gare puis se perdit devant la barrière d'un pré. Forcé
+d'arrêter là ses recherches, il releva la tête, s'arrêta... et entendit
+au loin, sur la même route, le bruit d'une voiture lancée au grand
+galop, qui s'enfuyait...
+
+De son côté, Jasmin Delouche, le fils de la veuve, s'était levé et,
+jetant en hâte un capuchon sur ses épaules, il était sorti en chaussons
+pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout était plongé dans
+l'obscurité et le silence profond qui précèdent les premières lueurs du
+jour. Arrivé aux Quatre-Routes, il entendit seulement--comme son
+oncle--très loin, sur la colline des Riaudes, le bruit d'une voiture
+dont le cheval devait galoper les quatre pieds levés. Garçon malin en
+fanfaron, il se dit alors, comme il nous le répéta par la suite avec
+l'insupportable grasseyement des faubourgs de Montluçon:
+
+--Ceux-là sont partis vers La Gare, mais il n'est pas dit que je n'en
+«chaufferai» pas d'autres, de l'autre côté du bourg.
+
+Et il rebroussa chemin vers l'église, dans le même silence nocturne.
+
+Sur la place, dans la roulotte des bohémiens, il y avait une lumière.
+Quelqu'un de malade sans doute. Il allait s'approcher, pour demander ce
+qui était arrivé, lorsqu'une ombre silencieuse, une ombre chaussée
+d'espadrilles, déboucha des Petits-Coins et accourut au galop, sans rien
+voir, vers le marchepied de la voiture...
+
+Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache, s'avança soudain dans la
+lumière et demanda à mi-voix:
+
+--Eh bien! Qu'y a-t-il?
+
+Hagard, échevelé, édenté, l'autre s'arrêta, le regarda, avec un rictus
+misérable causé par l'effroi et la suffocation, et répondit d'une
+haleine hachée:
+
+--C'est le compagnon qui est malade... Il s'est battu hier soir et sa
+blessure s'est rouverte... Je viens d'aller chercher la soeur.
+
+En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigué, rentrait chez lui pour
+se recoucher, il rencontra, vers le milieu du bourg, une religieuse qui
+se hâtait.
+
+ * * * * *
+
+Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur le seuil de
+leurs portes avec les mêmes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans
+sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d'indignation et, par le bourg, comme
+une traînée de poudre. Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures
+du matin, une carriole qui s'arrêtait et dans laquelle on chargeait en
+hâte des paquets qui tombaient mollement. Il n'y avait, dans la maison,
+que deux femmes et elles n'avaient pas osé bouger. Au jour, elles
+avaient compris, en ouvrant la basse-cour, que les paquets en question
+étaient les lapins et la volaille... Millie, durant la première
+récréation, trouva devant la porte de la buanderie plusieurs allumettes
+à demi brûlées. On en conclut qu'ils étaient mal renseignés sur notre
+demeure et n'avaient pu entrer... Chez Perreux, chez Boujardon et chez
+Clément, on crut d'abord qu'ils avaient volé aussi les cochons, mais on
+les retrouva dans la matinée, occupés à déterrer des salades, dans
+différents jardins. Tout le troupeau avait profité de l'occasion et de
+la porte ouverte pour faire une petite promenade nocturne... Presque
+partout on avait enlevé la volaille; mais on s'en était tenu là. Mme
+Pignot, la boulangère, qui ne faisait pas d'élevage, cria bien toute la
+journée qu'on lui avait volé son battoir et une livre d'indigo, mais le
+fait ne fut jamais prouvé, ni inscrit sur le procès-verbal...
+
+Cet affolement, cette crainte, ce bavardage durèrent tout le matin. En
+classe, Jasmin raconta son aventure de la nuit:
+
+--Ah! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle en avait rencontré
+un, il l'a bien dit: Je le fusillais comme un lapin!
+
+Et il ajoutait en nous regardant:
+
+--C'est heureux qu'il n'ait pas rencontré Ganache, il était capable de
+tirer dessus. C'est tous la même race, qu'il dit, et Dessaigne le disait
+aussi.
+
+Personne cependant ne songeait à inquiéter nos nouveaux amis. C'est le
+lendemain soir seulement que Jasmin fit remarquer à son oncle que
+Ganache, comme leur voleur, était chaussé d'espadrilles. Ils furent
+d'accord pour trouver qu'il valait la peine de dire cela aux gendarmes.
+Ils décidèrent donc, en grand secret, d'aller dès leur premier loisir au
+chef-lieu de canton prévenir le brigadier de la gendarmerie.
+
+ * * * * *
+
+Durant les jours qui suivirent, le jeune bohémien, malade de sa blessure
+légèrement rouverte, ne parut pas.
+
+Sur la place de l'église, le soir, nous allions rôder, rien que pour
+voir sa lampe derrière le rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse
+et de fièvre, nous restions là, sans oser approcher de l'humble bicoque,
+qui nous paraissait être le mystérieux passage et l'anti-chambre du Pays
+dont nous avions perdu le chemin.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+UNE DISPUTE DANS LA COULISSE
+
+
+Tant d'anxiétés et de troubles divers, durant ces jours passés, nous
+avaient empêchés de prendre garde que mars était venu et que le vent
+avait molli. Mais le troisième jour après cette aventure, en descendant,
+le matin, dans la cour, brusquement je compris que c'était le printemps.
+Une brise délicieuse comme une eau tiédie coulait par-dessus le mur; une
+pluie silencieuse avait mouillé la nuit les feuilles des pivoines; la
+terre remuée du jardin avait un goût puissant, et j'entendais, dans
+l'arbre voisin de la fenêtre, un oiseau qui essayait d'apprendre la
+musique...
+
+Meaulnes, à la première récréation, parla d'essayer tout de suite
+l'itinéraire qu'avait précisé l'écolier-bohémien. A grand peine je lui
+persuadai d'attendre que nous eussions revu notre ami, que le temps fût
+sérieusement au beau... que tous les pruniers de Sainte-Agathe fussent
+en fleur. Appuyés contre le mur bas de la petite ruelle, les mains aux
+poches et nu-tête, nous parlions et le vent tantôt nous faisait
+frissonner de froid, tantôt, par bouffées de tiédeur, réveillait en nous
+je ne sais quel vieil enthousiasme profond. Ah! frère, compagnon,
+voyageur, comme nous étions persuadés, tous deux, que le bonheur était
+proche, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin pour
+l'atteindre!...
+
+A midi et demi, pendant le déjeuner, nous entendîmes un roulement de
+tambour sur la place des Quatre-Routes. En un clin d'oeil, nous étions
+sur le seuil de la petite grille, nos serviettes à la main... C'était
+Ganache qui annonçait pour le soir, à huit heures, «vu le beau temps»,
+une grande représentation sur la place de l'église. A tout hasard, «pour
+se prémunir contre la pluie», une tente serait dressée. Suivait un long
+programma des attractions, que le vent emporta, mais où nous pûmes
+distinguer vaguement «pantomimes... chansons... fantaisies
+équestres...», le tout scandé par de nouveaux roulements de tambour.
+
+Pendant le dîner du soir, la grosse caisse, pour annoncer la séance,
+tonna sous nos fenêtres et fit trembler les vitres. Bientôt après,
+passèrent, avec un bourdonnement de conversation, les gens des
+faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient vers la place de
+l'église. Et nous étions là, tous deux, forcés de rester à table,
+trépignant d'impatience!
+
+Vers neuf heures, enfin, nous entendîmes des frottements de pieds et des
+rires étouffés à la petite grille: les institutrices venaient nous
+chercher. Dans l'obscurité complète nous partîmes en bande vers le lieu
+de la comédie. Nous apercevions de loin le mur de l'église illuminé
+comme par un grand feu. Deux quinquets allumés devant la porte de la
+baraque ondulaient au vent...
+
+A l'intérieur, des gradins étaient aménagés comme dans un cirque. M.
+Seurel, les institutrices, Meaulnes et moi, nous nous installâmes sur
+les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait être fort étroit,
+comme un cirque véritable, avec de grandes nappes d'ombre où
+s'étageaient Mme Pignot, la boulangère, et Fernande, l'épicière, les
+filles du bourg, les ouvriers maréchaux, des dames, des gamins, des
+paysans, d'autres gens encore.
+
+La représentation était avancée plus qu'à moitié. On voyait sur la piste
+une petite chèvre savante qui bien docilement mettait ses pieds sur
+quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'était Ganache qui la
+commandait doucement, à petits coups de baguette, en regardant vers nous
+d'un air inquiet, la bouche ouverte les yeux morts.
+
+Assis sur un tabouret près de deux autres quinquets, à l'endroit où la
+piste communiquait avec la roulotte nous reconnûmes, en fin maillot
+noir, front bandé, le meneur-de-jeu, notre ami.
+
+A peine étions-nous assis que bondissait sur la piste un poney tout
+harnaché à qui le jeune personnage blessé fit faire plusieurs tours, et
+qui s'arrêtait toujours devant l'un de nous lorsqu'il fallait désigner
+la personne la plus aimable ou la plus brave de la société; mais
+toujours devant Mme Pignot lorsqu'il s'agissait de découvrir la plus
+menteuse, la plus avare ou «la plus amoureuse...» Et c'étaient autour
+d'elle des rires, de cris et des coin-coin, comme dans un troupeau
+d'oies que pourchasse un épagneul!...
+
+A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir un instant avec M.
+Seurel, qui n'eût pas été plus fier d'avoir parlé à Talma ou à Léotard;
+et nous, nous écoutions avec un intérêt passionné tout ce qu'il disait:
+de sa blessure--refermée; de ce spectacle--préparé durant les longues
+journées d'hiver; de leur départ--qui ne serait pas avant la fin du
+mois, car ils pensaient donner jusque-là des représentations variées et
+nouvelles.
+
+Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime.
+
+Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta, et, pour regagner
+l'entrée de la roulotte, fut obligé de traverser un groupe qui avait
+envahi la piste et au milieu duquel nous aperçûmes soudain Jasmin
+Delouche. Les femmes et les filles s'écartèrent. Ce costume noir, cet
+air blessé, étrange et brave, les avaient toutes séduites. Quant à
+Jasmin, qui paraissait revenir à cet instant d'un voyage, et qui
+s'entretenait à voix basse mais animée avec Mme Pignot, il était évident
+qu'une cordelière, un col bas et des pantalons-éléphant eussent fait
+plus sûrement sa conquête... Il se tenait les pouces au revers de son
+veston, dans une attitude à la fois très fate et très gênée. Au passage
+du bohémien, dans un mouvement de dépit, il dit à haute voix à Mme
+Pignot quelque chose que je n'entendis pas, mais certainement une
+injure, un mot provocant à l'adresse de notre ami. Ce devait être une
+menace grave et inattendue, car le jeune homme ne put s'empêcher de se
+retourner et de regarder l'autre, qui, pour ne pas perdre contenance,
+ricanait, poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son
+côté... Tout ceci se passa d'ailleurs en quelques secondes. Je fus sans
+doute le seul de mon banc à m'en apercevoir.
+
+Le meneur-de-jeu rejoignit son compagnon derrière le rideau qui masquait
+l'entrée de la roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins,
+croyant que la deuxième partie du spectacle allait aussitôt commencer,
+et un grand silence s'établit. Alors, derrière le rideau, tandis que
+s'apaisaient les dernières conversations à voix basse, un bruit de
+dispute monta. Nous n'entendions pas ce qui était dit, mais nous
+reconnûmes les deux voix, celle du grand gars et celle du jeune
+homme--la première qui expliquait qui se justifiait, l'autre qui
+gourmandait, avec indignation et tristesse à la fois:
+
+--Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi ne m'avoir pas dit...
+
+Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde prêtât
+l'oreille. Puis tout se tut soudainement. L'altercation se poursuivit à
+voix basse; et les gamins des hauts gradins commencèrent à crier:
+
+--Les lampions, le rideau!
+
+et à frapper du pied.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+LE BOHÉMIEN ENLÈVE SON BANDEAU
+
+
+Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face--sillonnée de rides,
+tout écarquillée tantôt par la gaieté tantôt par la détresse, et semée
+de pains à cacheter!--d'un long pierrot en trois pièces mal articulées,
+recroquevillé sur son ventre comme par une colique, marchant sur la
+pointe des pieds comme par excès de prudence et de crainte, les mains
+empêtrées dans des manches trop longues qui balayaient la piste.
+
+Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le sujet de sa pantomime. Je
+me rappelle seulement que dès son arrivée dans le cirque, après s'être
+vainement et désespérément retenu sur les pieds, il tomba. Il eut beau
+se relever; c'était plus fort que lui: il tombait. Il ne cessait pas de
+tomber. Il s'embarrassait dans quatre chaises à la fois. Il entraînait
+dans sa chute une table énorme qu'on avait apportée sur la piste. Il
+finit par aller s'étaler par delà la barrière du cirque jusque sur les
+pieds des spectateurs. Deux aides, racolés dans le public à grand'peine,
+le tiraient par les pieds et le remettaient debout après d'inconcevables
+efforts. Et chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit cri, varié
+chaque fois, un petit cri insupportable, où la détresse et la
+satisfaction se mêlaient à doses égales. Au dénouement, grimpé sur un
+échafaudage de chaises, il fit une chute immense et très lente, et son
+ululement de triomphe strident et misérable durait aussi longtemps que
+sa chute, accompagné par les cris d'effroi des femmes.
+
+Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien m'en
+rappeler la raison, «le pauvre pierrot qui tombe» sortant d'une de ses
+manches une petite poupée bourrée de son et mimant avec elle toute une
+scène tragi-comique. En fin de compte, il lui faisait sortir par la
+bouche tout le son qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits
+cris pitoyables, il la remplissait de bouillie et, au moment de la plus
+grande attention, tandis que tous les spectateurs, la lèvre pendante,
+avaient les yeux fixés sur la fille visqueuse et crevée du pauvre
+pierrot, il la saisit soudain par un bras et la lança à toute volée, à
+travers les spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne
+fit que mouiller l'oreille, pour aller ensuite s'aplatir sur l'estomac
+de Mme Pignot, juste au-dessous du menton. La boulangère poussa un tel
+cri, elle se renversa si fort en arrière et toutes ses voisines
+l'imitèrent si bien que le banc se rompit, et la boulangère, Fernande,
+la triste veuve Delouche et vingt autres s'effondrèrent, les jambes en
+l'air, au milieu des rires, des cris et des applaudissements, tandis que
+le grand clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et
+dire:
+
+--Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur de vous remercier!
+
+Mais à ce moment même et au milieu de l'immense brouhaha, le grand
+Meaulnes, silencieux depuis le début de la pantomime et qui semblait
+plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement, me saisit par le
+bras, comme incapable de se contenir, et me cria:
+
+--Regarde le bohémien! Regarde! Je l'ai enfin reconnu.
+
+Avant même d'avoir regardé, comme si depuis longtemps, inconsciemment,
+cette pensée couvait en moi et n'attendait que l'instant d'éclore,
+j'avais deviné! Debout après d'un quinquet, à l'entre de la roulotte, le
+jeune personnage inconnu avait défait son bandeau et jeté sur les
+épaules une pèlerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme naguère à
+la lumière de la bougie, dans la chambre du Domaine, un très fin, très
+aquilin visage sans moustache. Pâle, les lèvres entr'ouvertes, il
+feuilletait hâtivement une sorte de petit album rouge qui devait être un
+atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et
+disparaissait sous la masse des cheveux, c'était, tel que me l'avait
+décrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiancé du Domaine inconnu.
+
+Il était évident qu'il avait enlevé son bandage pour être reconnu de
+nous. Mais à peine le grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et
+poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, après nous
+avoir jeté un coup d'oeil d'entente et nous avoir souri, avec une vague
+tristesse, comme il souriait d'ordinaire.
+
+--Et l'autre! disait Meaulnes avec fièvre, comment ne l'ai-je pas
+reconnu tout de suite! C'est le pierrot de la fête, là-bas...
+
+Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais déjà Ganache avait
+coupé toutes les communications avec la piste; un à un il éteignait les
+quatre quinquets du cirque, et nous étions obligés de suivre la foule
+qui s'écoulait très lentement, canalisée entre les bancs parallèles,
+dans l'ombre où nous piétinions d'impatience.
+
+Dès qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se précipita vers la
+roulotte, escalada le marchepied, frappa à la porte, mais tout était
+clos déjà. Déjà sans doute, dans la voiture à rideaux, comme dans celle
+du poney, de la chèvre et des oiseaux savants, tout le monde était
+rentré et commençait à dormir.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+LES GENDARMES!
+
+
+Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames qui
+revenaient vers le Cours Supérieur, par les rues obscures. Cette fois
+nous comprenions tout. Cette grande silhouette blanche que Meaulnes
+avait vue, le dernier soir de la fête, filer entre les arbres, c'était
+Ganache, qui avait recueilli le fiancé désespéré et s'était enfui avec
+lui. L'autre avait accepté cette existence sauvage, pleine de risques,
+de jeux et d'aventures. Il lui avait semblé recommencer son enfance...
+
+Frantz de Galais nous avait jusqu'ici caché son nom et il avait feint
+d'ignorer le chemin du Domaine, par peur sans doute d'être forcé de
+rentrer chez ses parents; mais pourquoi, ce soir-là, lui avait-il plu
+soudain de se faire connaître à nous et de nous laisser deviner la
+vérité tout entière?...
+
+Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la troupe des
+spectateurs s'écoulait lentement à travers le bourg. Il décida que, dès
+le lendemain matin, qui était un jeudi, il irait trouver Frantz. Et,
+tous les deux, ils partiraient pour là-bas! Quel voyage sur la route
+mouillée! Frantz expliquerait tout; tout s'arrangeait, et la
+merveilleuse aventure allait reprendre là où elle s'était interrompue...
+
+Quant à moi je marchais dans l'obscurité avec un gonflement de coeur
+indéfinissable. Tout se mêlait pour contribuer à ma joie, depuis le
+faible plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'à la très grande
+découverte que nous venions de faire, jusqu'à la très grande chance qui
+nous était échue. Et je me souviens que, dans ma soudaine générosité de
+coeur, je m'approchai de la plus laide des filles du notaire à qui l'on
+m'imposait parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanément je lui
+donnai la main.
+
+Amers souvenirs! Vains espoirs écrasés!
+
+Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous débouchâmes tous les deux
+sur la place de l'église, avec nos souliers bien cirés, nos plaques de
+ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves, Meaulnes, qui
+jusque-là se retenait de sourire en me regardant, poussa un cri et
+s'élança vers la place vide... Sur l'emplacement de la baraque et des
+voitures, il n'y avait plus qu'un pot cassé et des chiffons. Les
+bohémiens étaient partis...
+
+Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il me semblait qu'à chaque
+pas nous allions buter sur le sol caillouteux et dur de la place et que
+nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deux fois le mouvement de
+s'élancer, d'abord sur la route du Vieux-Nançay, puis sur la route de
+Saint-Loup-des-Bois. Il mit sa main au-dessus de ses yeux, espérant un
+instant que nos gens venaient seulement de partir. Mais que faire? Dix
+traces de voitures s'embrouillaient sur la place, puis s'effaçaient sur
+la route dure. Il fallut rester là, inertes.
+
+Et tandis que nous revenions, à travers le village où la matinée du
+jeudi commençait, quatre gendarmes à cheval, avertis par Delouche la
+veille au soir, débouchèrent au galop sur la place et s'éparpillèrent à
+travers les rues pour garder toutes les issues, comme des dragons qui
+font la reconnaissance d'un village... Mais il était trop tard. Ganache,
+le voleur de poulets, avait fuit avec son compagnon. Les gendarmes ne
+retrouvèrent personne, ni lui, ni ceux-là qui chargeaient dans des
+voitures les chapons qu'il étranglait. Prévenu à temps par le mot
+imprudent de Jasmin, Frantz avait dû comprendre soudain de quel métier
+son compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la roulotte était
+vide; plein de honte et de fureur, il avait arrêté aussitôt un
+itinéraire et décidé de prendre du champ avant l'arrivée des gendarmes.
+Mais, ne craignant plus désormais qu'on tentât de le ramener au domaine
+de son père, il avait voulu se montrer à nous sans bandage, avant de
+disparaître.
+
+Un seul point resta toujours obscur: comment Ganache avait-il pu à la
+fois dévaliser les basses-cours et quérir la bonne soeur pour la fièvre
+de son ami? Mais n'était-ce pas là toute l'histoire du pauvre diable?
+Voleur et chemineau d'un côté, bonne créature de l'autre...
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+A LA RECHERCHE DU SENTIER PERDU
+
+
+Comme nous rentrions, le soleil dissipait la légère brume du matin; les
+ménagères sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou
+bavardaient; et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg,
+commençait la plus radieuse matinée de printemps qui soit restée dans ma
+mémoire.
+
+Tous les grands élèves du cours devaient arriver vers huit heures, ce
+jeudi-là, pour préparer, durant la matinée, les uns le Certificat
+d'Études Supérieurs, les autres le concours de l'École Normale. Lorsque
+nous arrivâmes tous les deux. Meaulnes plein d'un regret et d'une
+agitation qui ne lui permettaient pas de rester immobile, moi très
+abattu, l'école était vide... Un rayon de frais soleil glissait sur la
+poussière d'un banc vermoulu, et sur le vernis écaillé d'un planisphère.
+
+Comment rester là, devant un livre, à ruminer notre déception, tandis
+que tout nous appelait au-dehors: les poursuites des oiseaux dans les
+branches près des fenêtres, la fuite des autres élèves vers les prés et
+les bois, et surtout le fiévreux désir d'essayer au plus vite
+l'itinéraire incomplet vérifié par le bohémien--dernière ressource de
+notre sac presque vide, dernière clef du trousseau, après avoir essayé
+toutes les autres?... Cela était au-dessus de nos forces! Meaulnes
+marchait de long en large, allait auprès des fenêtres, regardait dans le
+jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme s'il eût attendu
+quelqu'un qui ne viendrait certainement pas.
+
+--J'ai l'idée, me dit-il enfin, j'ai l'idée que ce n'est peut-être pas
+aussi loin que nous l'imaginions...
+
+«Frantz a supprimé sur mon plan toute une portion de la route que
+j'avais indiquée.
+
+«Cela veut dire, peut-être, que la jument a fait, pendant mon sommeil,
+un long détour inutile...»
+
+J'étais à moitié assis sur le coin d'une grande table, un pied par
+terre, l'autre ballant, l'air découragé et désoeuvré, la tête basse.
+
+--Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage a duré toute
+la nuit.
+
+--Nous étions partis à minuit, répondit-il vivement. On m'a déposé à
+quatre heures du matin, à environ six kilomètres à l'Ouest de
+Sainte-Agathe, tandis que j'étais parti par la route de La Gare à l'Est.
+Il faut donc compter ces six kilomètres en moins entre Sainte-Agathe et
+le pays perdu.
+
+«Vraiment, il me semble qu'en sortant du bois des Communaux, on ne doit
+pas être à plus de deux lieues de ce que nous cherchons.
+
+--Ce sont précisément ces deux lieues-là qui manquent sur ta carte.
+
+--C'est vrai. Et la sortie du bois est bien à une lieue et demie d'ici,
+mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en une matinée...
+
+A cet instant Moucheboeuf arriva. Il avait une tendance irritante à se
+faire passer pour bon élève, non pas en travaillant mieux que les
+autres, mais en se signalant dans des circonstances comme celle-ci.
+
+--Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux. Tous les
+autres sont partis pour le bois des Communaux. En tête: Jasmin Delouche
+qui connaît les nids.
+
+Et, voulant faire le bon apôtre, il commença à raconter tout ce qu'ils
+avaient dit pour narguer le Cours, M. Seurel et nous, en décidant cette
+expédition.
+
+--S'ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, dit Meaulnes,
+car je m'en vais aussi. Je serai de retour vers midi et demi.
+
+Moucheboeuf resta ébahi.
+
+--Ne viens-tu pas? me demanda Augustin, s'arrêtant une seconde sur le
+seuil de la porte entr'ouverte--ce qui fit entrer dans la pièce grise,
+en une bouffée d'air tiédi par le soleil, un fouillis de cris, d'appels,
+de pépiements, le bruit d'un seau sur la margelle du puits et le
+claquement d'un fouet au loin.
+
+--Non, dis-je, bien que la tentation fût forte, je ne puis pas, à cause
+de M. Seurel. Mais hâte-toi. Je t'attendrai avec impatience.
+
+Il fit un geste vague et partit, très vite, plein d'espoir.
+
+Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait quitté sa veste
+d'alpaga noir, revêtu un paletot de pêcheur aux vastes poches
+boutonnées, un chapeau de paille et de courtes jambières vernies pour
+serrer le bas de son pantalon. Je crois bien qu'il ne fut guère surpris
+de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendre Moucheboeuf qui lui
+répéta trois fois que les gars avaient dit:
+
+--S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous chercher!
+
+Et il commanda:
+
+--Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, et nous allons les
+dénicher à notre tour... Pourras-tu marcher jusque-là, François?
+
+J'affirmai que oui et nous partîmes.
+
+Il fut entendu que Moucheboeuf conduirait M. Seurel et lui servirait
+d'appeau... C'est-à-dire que, connaissant les futaies où se trouvaient
+les dénicheurs, il devait de temps à autre crier à toute voix:
+
+--Hop! Hola! Giraudat! Delouche! Où êtes-vous?... Y en a-t-il?... En
+avez-vous trouvé?...
+
+Quant à moi, je fus chargé, à mon vif plaisir, de suivre la lisière est
+du bois, pour le cas où les écoliers fugitifs chercheraient à s'échapper
+de ce côté.
+
+Or dans le plan rectifié par le bohémien et que nous avions maintes fois
+étudié avec Meaulnes, il semblait qu'un chemin à un trait, un chemin de
+terre, partît de cette lisière du bois pour aller dans la direction du
+Domaine. Si j'allais le découvrir ce matin!... Je commençai à me
+persuader que, avant midi, je me trouverais sur le chemin du manoir
+perdu...
+
+ * * * * *
+
+La merveilleuse promenade!... Dès que nous eûmes passé le Glacis et
+contourné le Moulin, je quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on
+eût dit qu'il partait en guerre--je crois bien qu'il avait mis dans sa
+poche un vieux pistolet--et ce traître de Moucheboeuf.
+
+Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientôt à la lisière du
+bois--seul à travers la campagne pour la première fois de ma vie comme
+une patrouille que son caporal a perdue.
+
+Me voici, j'imagine, près de ce bonheur mystérieux que Meaulnes a
+entrevu un jour. Toute la matinée est à moi pour explorer la lisière du
+bois, l'endroit le plus frais et le plus caché du pays, tandis que mon
+grand frère aussi est parti à la découverte. C'est comme un ancien lit
+de ruisseau. Je passe sous les basses branches d'arbres dont je ne sais
+pas le nom mais qui doivent être des aulnes. J'ai sauté tout à l'heure
+un échalier au bout de la sente, et je me suis trouvé dans cette grande
+voie d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant par endroits les
+orties, écrasant les hautes valérianes.
+
+Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, sur un banc de sable fin.
+Et dans le silence, j'entends un oiseau--je m'imagine que c'est un
+rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils ne chantent que le
+soir--un oiseau qui répète obstinément la même phrase: voix de la
+matinée, parole dite sous l'ombrage, invitation délicieuse au voyage
+entre les aulnes. Invisible, entêté, il semble m'accompagner sous la
+feuille.
+
+Pour la première fois me voilà, moi aussi, sur le chemin de l'aventure.
+Ce ne sont plus des coquilles abandonnées par les eaux que je cherche,
+sous la direction de M. Seurel, ni les orchis que le maître d'école ne
+connaisse pas, ni même, comme cela nous arrivait souvent dans le champ
+du père Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte d'un
+grillage, enfouie sous tant d'herbes folles qu'il fallait chaque fois
+plus de temps pour la retrouver... Je cherche quelque chose de plus
+mystérieux encore. C'est le passage dont il est question dans les
+livres, l'ancien chemin obstrué, celui dont le prince harassé de fatigue
+n'a pu trouver l'entrée. Cela se découvre à l'heure la plus perdue de la
+matinée, quand on a depuis longtemps oublié qu'il va être onze heures,
+midi... Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond, les
+branches, avec ce geste hésitant des mains à hauteur du visage
+inégalement écartées, on l'aperçoit comme une longue avenue sombre dont
+la sortie est un rond de lumière tout petit.
+
+Mais tandis que j'espère et m'enivre ainsi, voici que brusquement je
+débouche dans une sorte de clairière, qui se trouve être tout simplement
+un pré. Je suis arrivé sans y penser à l'extrémité des Communaux, que
+j'avais toujours imaginée infiniment loin. Et voici à ma droite, entre
+des piles de bois, toute bourdonnante dans l'ombre, la maison du garde.
+Deux paires de bas sèchent sur l'appui de la fenêtre. Les années
+passées, lorsque nous arrivions à l'entrée du bois, nous disions
+toujours, en montrant un point de lumière tout au bout de l'immense
+allée noire: «C'est là-bas la maison du garde; la maison de Baladier».
+Mais jamais nous n'avions poussé jusque là. Nous entendions dire
+quelquefois, comme s'il se fût agi d'une expédition extraordinaire: «Il
+a été jusqu'à la maison du garde!...»
+
+Cette fois, je suis allé jusqu'à la maison de Baladier, et je n'ai rien
+trouvé.
+
+ * * * * *
+
+Je commençais à souffrir de ma jambe fatiguée et de la chaleur que je
+n'avais pas sentie jusque-là; je craignais de faire tout seul le chemin
+du retour, lorsque j'entendis près de moi l'appeau de M. Seurel, la voix
+de Moucheboeuf, puis d'autres voix qui m'appelaient...
+
+Il y avait là une troupe de six grands gamins, où seul, le traître
+Moucheboeuf avait l'air triomphant. C'était Giraudat, Auberger, Delage
+et d'autres... Grâce à l'appeau, on avait pris les uns grimpés dans un
+merisier isolé au milieu d'une clairière; les autres en train de
+dénicher des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, à la
+blouse crasseuse, avait caché les petits dans son estomac, entre sa
+chemise et sa peau. Deux de leurs compagnons s'étaient enfuis à
+l'approche de M. Seurel: ce devait être Delouche et le petit Coffin. Ils
+avaient d'abord répondu par des plaisanteries à l'adresse de
+«Mouchevache!», que répétaient les échos des bois, et celui-ci,
+maladroitement, se croyant sûr de son affaire, avait répondu, vexé:
+
+--Vous n'avez qu'à descendre, vous savez! M. Seurel est là...
+
+Alors tout s'était tu subitement; ç'avait été une fuite silencieuse à
+travers le bois. Et comme ils le connaissaient à fond, il ne fallait pas
+songer à les rejoindre. On ne savait pas non plus où le grand Meaulnes
+était passé. On n'avait pas entendu sa voix; et l'on dut renoncer à
+poursuivre les recherches.
+
+Il était plus de midi lorsque nous reprîmes la route de Sainte-Agathe,
+lentement, la tête basse, fatigués, terreux. A la sortie du bois,
+lorsque nous eûmes frotté et secoué la boue de nos souliers sur la route
+sèche, le soleil commença de frapper dur. Déjà ce n'était plus ce matin
+de printemps si frais et si luisant. Les bruits de l'après-midi avaient
+commencé. De loin en loin un coq criait, cri désolé! dans les fermes
+désertes aux alentours de la route. A la descente du Glacis, nous nous
+arrêtâmes un instant pour causer avec des ouvriers des champs qui
+avaient repris leur travail après le déjeuner. Ils étaient accoudés à la
+barrière, et M. Seurel leur disait:
+
+--De fameux galopins! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les oisillons
+dans sa chemise. Ils ont fait là dedans ce qu'ils ont voulu. C'est du
+propre!...
+
+Il me semblait que c'était de ma débâcle aussi que les ouvriers riaient.
+Ils riaient en hochant la tête, mais ils ne donnaient pas tout à fait
+tort aux jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils nous confièrent
+même, lorsque M. Seurel eut repris la tête de la colonne:
+
+--Il y en a un autre qui est passé, un grand, vous savez bien... Il a dû
+rencontrer, en revenant, la voiture des Granges, et on l'a fait monter,
+il est descendu, plein de terre, tout déchiré, ici, à l'entrée du chemin
+des Granges! Nous lui avons dit que nous vous avions vus passer ce
+matin, mais que vous n'étiez pas de retour encore. Et il a continué tout
+doucement sa route vers Sainte-Agathe.
+
+En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous attendait le grand
+Meaulnes, l'air brisé de fatigue. Aux questions de M. Seurel, il
+répondit que lui aussi était parti à la recherche des écoliers
+buissonniers. Et à celle que je lui posai tout bas, il dit seulement en
+hochant la tête avec découragement:
+
+--Non! rien! rien qui ressemble à ça.
+
+Après déjeuner, dans la classe fermée, noire et vide, au milieu du pays
+radieux, il s'assit à l'une des grandes tables et, la tête dans les
+bras, il dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd. Vers le soir,
+après un long instant de réflexion, comme s'il venait de prendre une
+décision importante, il écrivit une lettre à sa mère. Et c'est tout ce
+que je me rappelle de cette morne fin d'un grand jour de défaite.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+LA LESSIVE
+
+
+Nous avions escompté trop tôt la venue du printemps.
+
+Le lundi soir, nous voulûmes faire nos devoirs aussitôt après quatre
+heures comme en plein été, et pour y voir plus clair nous sortîmes deux
+grandes tables dans la cour. Mais le temps s'assombrit tout de suite;
+une goutte de pluie tomba sur un cahier; nous rentrâmes en hâte. Et de
+la grande salle obscurcie, par les larges fenêtres, nous regardions
+silencieusement dans le ciel gris la déroute des nuages.
+
+Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la main sur une poignée de
+croisée, ne put s'empêcher de dire, comme s'il eût été fâché de sentir
+monter en lui tant de regret:
+
+--Ah! ils filaient autrement que cela les nuages, lorsque j'étais sur la
+route, dans la voiture de la Belle-Étoile.
+
+--Sur quelle route? demanda Jasmin.
+
+Mais Meaulnes ne répondit pas.
+
+--Moi, dis-je, pour faire diversion, j'aurais aimé voyager comme cela en
+voiture, par la pluie battante, abrité sous un grand parapluie.
+
+--Et lire tout le long du chemin comme dans une maison, ajouta un autre.
+
+--Il ne pleuvait pas et je n'avais pas envie de lire, répondit Meaulnes,
+je ne pensais qu'à regarder le pays.
+
+Mais lorsque Giraudat, à son tour, demanda de quel pays il s'agissait,
+Meaulnes de nouveau resta muet. Et Jasmin dit:
+
+--Je sais... Toujours la fameuse aventure!...
+
+Il avait dit ces mots d'un ton conciliant et important, comme s'il eût
+été lui-même un peu dans le secret. Ce fut peine perdue; ses avances lui
+restèrent pour compte; et comme la nuit tombait chacun s'en fut au
+galop, la blouse relevée sur la tête, sous la froide averse.
+
+Jusqu'au jeudi suivant le temps resta à la pluie. Et ce jeudi-là fut
+plus triste encore que le précédent. Toute la campagne était baignée
+dans une sorte de brume glacée comme aux plus mauvais jours de l'hiver.
+
+Millie, trompée par le beau soleil de l'autre semaine, avait fait faire
+la lessive, mais il ne fallait pas songer à mettre sécher le linge sur
+les haies du jardin, ni même sur des cordes dans le grenier, tant l'air
+était humide et froid.
+
+En discutant avec M. Seurel, il lui vint l'idée d'étendre sa lessive
+dans les classes, puisque c'était jeudi, et de chauffer le poêle à
+blanc. Pour économiser les feux de la cuisine et de la salle à manger,
+on ferait cuire les repas sur le poêle et nous nous tiendrions toute la
+journée dans la grande salle du Cours.
+
+Au premier instant,--j'étais si jeune encore!--je considérai cette
+nouveauté comme une fête.
+
+Morne fête!... Toute la chaleur du poêle était prise par la lessive et
+il faisait grand froid. Dans la cour, tombait interminablement et
+mollement une petite pluie d'hiver. C'est là pourtant que dès neuf
+heures du matin, dévoré d'ennui, je retrouvai le grand Meaulnes. Par les
+barreaux du grand portail, où nous appuyions silencieusement nos têtes,
+nous regardâmes, au haut du bourg, sur les Quatre-Routes, le cortège
+d'un enterrement venu du fond de la campagne. Le cercueil, amené dans
+une charrette à boeufs, était déchargé et posé sur une dalle, au pied de
+la grande croix où le boucher avait aperçu naguère les sentinelles du
+bohémien! Où était-il maintenant, le jeune capitaine qui si bien menait
+l'abordage?... Le curé et les chantres vinrent comme c'était l'usage
+au-devant du cercueil posé là, et les tristes chants arrivaient jusqu'à
+nous. Ce serait là, nous le savions, le seul spectacle de la journée,
+qui s'écoulerait tout entière comme une eau jaunie dans un caniveau.
+
+--Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je vais préparer mon bagage.
+Apprends-le, Seurel: j'ai écrit à ma mère jeudi dernier, pour lui
+demander de finir mes études à Paris. C'est aujourd'hui que je pars.
+
+Il continuait à regarder vers le bourg, les mains appuyées aux barreaux,
+à la hauteur de sa tête. Inutile de demander si sa mère, qui était riche
+et lui passait toutes ses volontés, lui avait passé celle-là. Inutile
+aussi de demander pourquoi soudainement il désirait s'en aller à
+Paris!...
+
+Mais il y avait en lui, certainement, le regret et la crainte de quitter
+ce cher pays de Sainte-Agathe d'où il était parti pour son aventure.
+Quant à moi, je sentais monter une désolation violente que je n'avais
+pas sentie d'abord.
+
+--Pâques approche! dit-il pour m'expliquer, avec un soupir.
+
+--Dès que tu l'auras trouvée là-bas, tu m'écriras, n'est-ce pas?
+demandai-je.
+
+--C'est promis, bien sûr. N'es-tu pas mon compagnon et mon frère?...
+
+Et il me posa la main sur l'épaule.
+
+Peu à peu je comprenais que c'était bien fini, puisqu'il voulait
+terminer ses études à Paris; jamais plus je n'aurais avec moi mon grand
+camarade.
+
+Il n'y avait d'espoir, pour nous réunir, qu'en cette maison de Paris où
+devait se retrouver la trace de l'aventure perdue... Mais de voir
+Meaulnes lui-même si triste, quel pauvre espoir c'était là pour moi!
+
+Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra très étonné, mais se
+rendit bien vite aux raisons d'Augustin; Millie, femme d'intérieur, se
+désola surtout à la pensée que la mère de Meaulnes verrait notre maison
+dans un désordre inaccoutumé... La malle, hélas! fut bientôt faite. Nous
+cherchâmes sous l'escalier ses souliers des dimanches; dans l'armoire,
+un peu de linge; puis ses papiers et ses livres d'école--tout ce qu'un
+jeune homme de dix-huit ans possède au monde.
+
+A midi, Mme Meaulnes arrivait avec sa voiture. Elle déjeuna au café
+Daniel en compagnie d'Augustin, et l'emmena sans donner presque aucune
+explication, dès que le cheval fut affené et attelé. Sur le seuil, nous
+leur dîmes au revoir; et la voiture disparut au tournant des
+Quatre-Routes.
+
+Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra dans la froide
+salle à manger, remettre en ordre ce qui avait été dérangé. Quant à moi,
+je me trouvai, pour la première fois depuis de longs mois, seul en face
+d'une longue soirée de jeudi--avec l'impression que, dans cette vieille
+voiture, mon adolescence venait de s'en aller pour toujours.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+JE TRAHIS...
+
+
+Que faire?
+
+Le temps s'élevait un peu. On eût dit que le soleil allait se montrer.
+
+Une porte claquait dans la grande maison. Puis le silence retombait. De
+temps à autre mon père traversait la cour, pour remplir un seau de
+charbon dont il bourrait le poêle. J'apercevais les linges blancs pendus
+aux cordes et je n'avais aucune envie de rentrer dans le triste endroit
+transformé en séchoir, pour m'y trouver en tête-à-tête avec l'examen de
+la fin de l'année, ce concours de l'École Normale qui devait être
+désormais ma seule préoccupation.
+
+Chose étrange: à cet ennui qui me désolait se mêlait comme une sensation
+de liberté. Meaulnes parti, toute cette aventure terminée et manquée, il
+me semblait du moins que j'étais libéré de cet étrange souci, de cette
+occupation mystérieuse, qui ne me permettaient plus d'agir comme tout le
+monde. Meaulnes parti, je n'étais plus son compagnon d'aventures, le
+frère de ce chasseur de pistes; je redevenais un gamin du bourg pareil
+aux autres. Et cela était facile et je n'avais qu'à suivre pour cela mon
+inclination la plus naturelle.
+
+Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, faisant tourner au bout d'un
+ficelle, puis lâchant en l'air trois marrons attachés qui retombèrent
+dans la cour. Mon désoeuvrement était si grand que je pris plaisir à lui
+relancer deux ou trois fois ses marrons de l'autre côté du mur.
+
+Soudain je le vis abandonner ce jeu puéril pour courir vers un tombereau
+qui venait par le chemin de la Vieille-Planche. Il eut vite fait de
+grimper par derrière sans même que la voiture s'arrêtât. Je
+reconnaissais le petit tombereau de Delouche et son cheval. Jasmin
+conduisait; le gros Boujardon était debout. Ils revenaient du pré.
+
+--Viens avec nous, François! cria Jasmin, qui devait savoir déjà que
+Meaulnes était parti.
+
+Ma foi! sans avertir personne, j'escaladai la voiture cahotante et me
+tins comme les autres, debout, appuyé contre un des montants du
+tombereau. Il nous conduisit chez la veuve Delouche...
+
+ * * * * *
+
+Nous sommes maintenant dans l'arrière-boutique, chez la bonne femme qui
+est en même temps épicière et aubergiste. Un rayon de soleil glisse à
+travers la fenêtre basse sur les boîtes en fer-blanc et sur les tonneaux
+de vinaigre. Le gros Boujardon s'assoit sur l'appui de la fenêtre et
+tourné vers nous, avec un gros rire d'homme pâteux, il mange des
+biscuits à la cuiller. A la portée de la main, sur un tonneau, la boîte
+est ouverte et entamée. Le petit Roy pousse des cris de plaisir. Une
+sorte d'intimité de mauvais aloi s'est établie entre nous. Jasmin et
+Boujardon seront maintenant mes camarades, je le vois. Le cours de ma
+vie a changé tout d'un coup. Il me semble que Meaulnes est parti depuis
+très longtemps et que son aventure est une vieille histoire triste, mais
+finie.
+
+Le petit Roy a déniché sous une planche une bouteille de liqueur
+entamée. Delouche nous offre à chacun la goutte, mais il n'y a qu'un
+verre et nous buvons tous dans le même. On me sert le premier avec un
+peu de condescendance, comme si je n'étais pas habitué à ces moeurs de
+chasseurs et de paysans... Cela me gêne un peu. Et comme on vient à
+parler de Meaulnes, l'envie me prend, pour dissiper cette gêne et
+retrouver mon aplomb, de montrer que je connais son histoire et de la
+raconter un peu. En quoi cela pourrait-il lui nuire puisque tout est
+fini maintenant de ses aventures ici?...
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Est-ce que je raconte mal cette histoire? Elle ne produit pas l'effet
+que j'attendais.
+
+Mes compagnons, en bons villageois que rien n'étonne, ne sont pas
+surpris pour si peu.
+
+--C'était une noce, quoi! dit Boujardon.
+
+Delouche en a vu une, à Préveranges, qui était plus curieuse encore.
+
+Le château? On trouverait certainement des gens du pays qui en ont
+entendu parler.
+
+La jeune fille? Meaulnes se mariera avec elle quand il aura fait son
+année de service.
+
+--Il aurait dû, ajoute l'un d'eux, nous en parler et nous montrer son
+plan au lieu de confier cela à un bohémien!...
+
+Empêtré dans mon insuccès, je veux profiter de l'occasion pour exciter
+leur curiosité: je me décide à expliquer qui était ce bohémien; d'où il
+venait; son étrange destinée... Boujardon et Delouche ne veulent rien
+entendre: «C'est celui-là qui a tout fait. C'est lui qui a rendu
+Meaulnes insociable, Meaulnes qui était un si brave camarade! C'est lui
+qui a organisé toutes ces sottises d'abordages et d'attaques nocturnes,
+après nous avoir tous embrigadés comme un bataillon scolaire...»
+
+--Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, et en secouant la tête à
+petits coups, j'ai rudement bien fait de le dénoncer aux gendarmes. En
+voilà un qui a fait du mal au pays et qui en aurait fait encore!...
+
+Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans doute autrement tourné
+si nous n'avions pas considéré l'affaire d'une façon si mystérieuse et
+si tragique. C'est l'influence de ce Frantz qui a tout perdu...
+
+Mais soudain, tandis que je suis absorbé dans ces réflexions, il se fait
+du bruit dans la boutique. Jasmin Delouche cache rapidement son flacon
+de goutte derrière un tonneau; le gros Boujardon dégringole du haut de
+sa fenêtre, met le pied sur une bouteille vide et poussiéreuse qui
+roule, et manque deux fois de s'étaler. Le petit Roy les pousse par
+derrière, pour sortir plus vite, à demi suffoqué de rire.
+
+Sans bien comprendre ce qui se passe je m'enfuis avec eux, nous
+traversons la cour et nous grimpons par une échelle dans un grenier à
+foin. J'entends une voix de femme qui nous traite de propres-à-rien!...
+
+--Je n'aurais pas cru qu'elle serait rentrée si tôt, dit Jasmin tout
+bas.
+
+Je comprends, maintenant seulement, que nous étions là en fraude, à
+voler des gâteaux et de la liqueur. Je suis déçu comme ce naufragé qui
+croyait causer avec un homme et qui reconnut soudain que c'était un
+singe. Je ne songe plus qu'à quitter ce grenier, tant ces aventures-là
+me déplaisent. D'ailleurs la nuit tombe... On me fait passer par
+derrière, traverser deux jardins, contourner une mare; je me retrouve
+dans la rue mouillée, boueuse, où se reflète la lueur du café Daniel.
+
+Je ne suis pas fier de ma soirée. Me voici aux Quatre-Routes. Malgré
+moi, tout d'un coup, je revois, au tournant, un visage dur et fraternel
+qui me sourit, un dernier signe de la main--et la voiture disparaît...
+
+Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au vent de cet hiver qui
+était si tragique et si beau. Déjà tout me paraît moins facile. Dans la
+grande classe où l'on m'attend pour dîner, de brusques courants d'air
+traversent la maigre tiédeur que répand le poêle. Je grelotte, tandis
+qu'on me reproche mon après-midi de vagabondage. Je n'ai pas même, pour
+rentrer dans la régulière vie passée, la consolation de prendre place à
+table et de retrouver mon siège habituel. On n'a pas mis la table ce
+soir-là; chacun dîne sur ses genoux, où il peut, dans la salle de classe
+obscure. Je mange silencieusement la galette cuite sur le poêle, qui
+devait être la récompense de ce jeudi passé dans l'école, et qui a brûlé
+sur les cercles rougis.
+
+Le soir, tout seul dans ma chambre, je me couche bien vite pour étouffer
+le remords que je sens monter du fond de ma tristesse. Mais par deux
+fois je me suis éveillé, au milieu de la nuit, croyant entendre, la
+première fois, le craquement du lit voisin, où Meaulnes avait coutume de
+se retourner brusquement d'une seule pièce, et, l'autre fois, son pas
+léger de chasseur aux aguets, à travers les greniers du fond...
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+LES TROIS LETTRES DE MEAULNES
+
+
+De toute ma vie je n'ai reçu que trois lettres de Meaulnes. Elles ont
+encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que
+je les relis la même tristesse que naguère. La première m'arriva dès le
+surlendemain de son départ.
+
+ «Mon cher François,
+
+ »Aujourd'hui, dès mon arrivée à Paris, je suis allé devant la maison
+ indiquée. Je n'ai rien vu. Il n'y avait personne. Il n'y aura jamais
+ personne.
+
+ »La maison que disait Frantz est un petit hôtel à un étage. La chambre
+ de Mlle de Galais doit être au premier. Les fenêtres du haut sont les
+ plus cachées par les arbres. Mais en passant sur le trottoir on les
+ voit très bien. Tous les rideaux sont fermés et il faudrait être fou
+ pour espérer qu'un jour, entre ces rideaux tirés, le visage d'Yvonne
+ de Galais puisse apparaître.
+
+ »C'est sur un boulevard... Il pleuvait un peu dans les arbres déjà
+ verts. On entendait les cloches claires des tramways qui passaient
+ indéfiniment.
+
+ »Pendant près de deux heures, je me suis promené de long en large sous
+ les fenêtres. Il y a un marchand de vins chez qui je me suis arrêté
+ pour boire, de façon à n'être pas pris pour un bandit qui veut faire
+ un mauvais coup. Puis j'ai repris ce guet sans espoir.
+
+ »La nuit est venue. Les fenêtres se sont allumées un peu partout mais
+ non pas dans cette maison. Il n'y a certainement personne. Et pourtant
+ Pâques approche.
+
+ »Au moment où j'allais partir une jeune fille, ou une jeune femme--je
+ ne sais--est venue s'asseoir sur un des bancs mouillés de pluie. Elle
+ était vêtue de noir avec une petite collerette blanche. Lorsque je
+ suis parti, elle était encore là, immobile malgré le froid du soir, à
+ attendre je ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris est plein
+ de fous comme moi.
+
+ AUGUSTIN.»
+
+Le temps passa. Vainement j'attendis un mot d'Augustin le lundi de
+Pâques et durant tous les jours qui suivirent--jours où il semble, tant
+ils sont calmes après la grande fièvre de Pâques, qu'il n'y ait plus
+qu'à attendre l'été. Juin ramena le temps des examens et une terrible
+chaleur dont la buée suffocante planait sur le pays sans qu'un souffle
+de vent la vînt dissiper. La nuit n'apportait aucune fraîcheur et par
+conséquent aucun répit à ce supplice. C'est durant cet insupportable
+mois de juin que je reçus la deuxième lettre du grand Meaulnes.
+
+ «Juin 189...
+
+ »Mon cher ami,
+
+ »Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais depuis hier soir. La
+ douleur, que je n'avais presque pas sentie tout de suite, monte depuis
+ ce temps.
+
+ »Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce banc, guettant,
+ réfléchissant, espérant malgré tout.
+
+ »Hier après dîner, la nuit était noire et étouffante. Des gens
+ causaient sur le trottoir, sous les arbres. Au-dessus des noirs
+ feuillages, verdis par les lumières, les appartements des seconds, des
+ troisièmes étages étaient éclairés. Çà et là, une fenêtre que l'été
+ avait ouverte toute grande... On voyait la lampe allumée sur la table,
+ refoulant à peine autour d'elle la chaude obscurité de juin; on voyait
+ presque jusqu'au fond de la pièce... Ah! si la fenêtre noire d'Yvonne
+ de Galais s'était allumée aussi, j'aurais osé, je crois, monter
+ l'escalier, frapper, entrer...
+
+ »La jeune fille de qui je t'ai parlé était là encore, attendant comme
+ moi. Je pensai qu'elle devait connaître la maison et je l'interrogeai:
+
+ »--Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans cette maison, une jeune
+ fille et son frère venaient passer les vacances. Mais j'ai appris que
+ le frère avait fui le château de ses parents sans qu'on puisse jamais
+ le retrouver, et la jeune fille s'est mariée. C'est ce qui vous
+ explique que l'appartement soit fermé.
+
+ »Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds butaient sur le trottoir
+ et je manquais tomber. La nuit--c'était la nuit dernière--lorsqu'enfin
+ les enfants et les femmes se sont tus, dans les cours, pour me laisser
+ dormir, j'ai commencé d'entendre rouler les fiacres dans la rue. Ils
+ ne passaient que loin en loin. Mais quand l'un était passé, malgré
+ moi, j'attendais l'autre: le grelot, les pas du cheval qui claquaient
+ sur l'asphalte... Et cela répétait: c'est la ville déserte, ton amour
+ perdu, la nuit interminable, l'été, la fièvre...
+
+ »Seurel, mon ami, je suis dans une grande détresse.
+
+ AUGUSTIN.»
+
+Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse! Meaulnes ne me disait
+ni pourquoi il était resté si longtemps silencieux, ni ce qu'il comptait
+faire maintenant. J'eus l'impression qu'il rompait avec moi, parce que
+son aventure était finie, comme il rompait avec son passé. J'eus beau
+lui écrire, en effet, je ne reçus plus de réponse. Un mot de
+félicitations seulement, lorsque j'obtins mon Brevet Simple. En
+septembre je sus par un camarade d'école qu'il était venu en vacances
+chez sa mère à La Ferté-d'Angillon. Mais nous dûmes, cette année-là,
+invités par mon oncle Florentin du Vieux-Nançay, passer chez lui les
+vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans que j'eusse pu le voir.
+
+A la rentrée, exactement vers la fin de novembre, tandis que je m'étais
+remis avec une morne ardeur à préparer le Brevet Supérieur, dans
+l'espoir d'être nommé instituteur l'année suivante, sans passer par
+l'École Normale de Bourges, je reçus la dernière des trois lettres que
+j'aie jamais reçues d'Augustin:
+
+ «Je passe encore sous cette fenêtre, écrivait-il. J'attends encore,
+ sans le moindre espoir, par folie. A la fin de ces froids dimanches
+ d'automne, au moment où il va faire nuit, je ne puis me décider à
+ rentrer, à fermer les volets de ma chambre, sans être retourné là-bas,
+ dans la rue gelée.
+
+ »Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe qui sortait à chaque
+ minute sur le pas de la porte et regardait, la main sur les yeux, du
+ côté de La Gare, pour voir si son fils qui était mort ne venait pas.
+
+ »Assis sur le banc, grelottant, misérable, je me plais à imaginer que
+ quelqu'un va me prendre doucement par le bras... Je me retournerais.
+ Ce serait-elle. «Je me suis un peu attardée», dirait-elle simplement.
+ Et toute peine et toute démence s'évanouissent. Nous entrons dans
+ notre maison. Ses fourrures sont toutes glacées, sa voilette mouillée;
+ elle apporte avec elle le goût de brume du dehors; et tandis qu'elle
+ s'approche du feu, je vois ses cheveux blonds givrés, son beau profil
+ au dessin si doux penché vers la flamme...
+
+ »Hélas! la vitre reste blanchie par le rideau qui est derrière. Et la
+ jeune fille du Domaine perdu l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant
+ plus rien à lui dire.
+
+ »Notre aventure est finie. L'hiver de cette année est mort comme la
+ tombe. Peut-être quand nous mourrons, peut-être la mort seule nous
+ donnera la clef et la suite et la fin de cette aventure manquée.
+
+ »Seurel, je te demandais l'autre jour de penser à moi. Maintenant, au
+ contraire, il vaut mieux m'oublier. Il vaudrait mieux tout oublier.
+
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+ A. M.»
+
+Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le précédent avait été vivant
+d'une mystérieuse vie: la place de l'église sans bohémiens; la cour
+d'école que les gamins désertaient à quatre heures... la salle de classe
+où j'étudiais seul et sans goût... En février, pour la première fois de
+l'hiver, la neige tomba, ensevelissant définitivement notre roman
+d'aventures de l'an passé, brouillant toute piste, effaçant les
+dernières traces. Et je m'efforçai, comme Meaulnes me l'avait demandé
+dans sa lettre, de tout oublier.
+
+
+
+
+TROISIÈME PARTIE
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+LA BAIGNADE
+
+
+Fumer la cigarette, se mettre de l'eau sucrée sur les cheveux pour
+qu'ils frisent, embrasser les filles du Cours Complémentaire dans les
+chemins et crier «A la cornette!» derrière la haie pour narguer la
+religieuse qui passe, c'était la joie de tous les mauvais drôles du
+pays. A vingt ans, d'ailleurs, les mauvais drôles de cette espèce
+peuvent très bien s'amender et deviennent parfois des jeunes gens fort
+sensibles. Le cas est plus grave lorsque le drôle en question a la
+figure déjà vieillotte et fanée, lorsqu'il s'occupe des histoires
+louches des femmes du pays, lorsqu'il dit de Gilberte Poquelin mille
+bêtises pour faire rire les autres. Mais enfin le cas n'est pas encore
+désespéré...
+
+C'était le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, je ne sais pourquoi,
+mais certainement sans aucun désir de passer les examens, à suivre le
+Cour Supérieur que tout le monde aurait voulu lui voir abandonner. Entre
+temps, il apprenait avec son oncle Dumas le métier de plâtrier. Et
+bientôt ce Jasmin Delouche avec Boujardon et un autre garçon très doux,
+le fils de l'adjoint qui s'appelait Denis, furent les seuls grands
+élèves que j'aimasse à fréquenter, parce qu'ils étaient «du temps de
+Meaulnes».
+
+Il y avait d'ailleurs, chez Delouche, un désir très sincère d'être mon
+ami. Pour tout dire, lui qui avait été l'ennemi du grand Meaulnes, il
+eût voulu devenir le grand Meaulnes de l'école: tout au moins
+regrettait-il peut-être de n'avoir pas été son lieutenant. Moins lourd
+que Boujardon, il avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes avait
+apporté, dans notre vie, d'extraordinaire. Et souvent je l'entendais
+répéter:
+
+«Il le disait bien, le grand Meaulnes...» ou encore: «Ah! disait le
+grand Meaulnes...»
+
+Outre que Jasmin était plus homme que nous, le vieux petit gars
+disposait de trésors d'amusements qui consacraient sur nous sa
+supériorité: un chien de race mêlée, aux longs poils blancs, qui
+répondait au nom agaçant de Bécali et rapportait les pierres qu'on
+lançait au loin, sans avoir d'aptitude bien nette pour aucun autre
+sport; une vieille bicyclette achetée d'occasion et sur quoi Jasmin nous
+faisait quelquefois monter, le soir après le cours, mais avec laquelle
+il préférait exercer les filles du pays; enfin et surtout un âne blanc
+et aveugle qui pouvait s'atteler à tous les véhicules.
+
+C'était l'âne de Dumas, mais il le prêtait à Jasmin quand nous allions
+nous baigner au Cher, en été. Sa mère, à cette occasion, donnait une
+bouteille de limonade que nous mettions sous le siège, parmi les
+caleçons de bains desséchés. Et nous partions, huit ou dix grands élèves
+du Cours, accompagnés de M. Seurel, les uns à pied, les autres grimpés
+dans la voiture à âne, qu'on laissait à la ferme de Grand'Fons, au
+moment où le chemin du Cher devenait trop raviné.
+
+J'ai lieu de me rappeler jusqu'en ses moindres détails une promenade de
+ce genre, où l'âne de Jasmin conduisit au Cher nos caleçons, nos
+bagages, la limonade et M. Seurel, tandis que nous suivions à pied par
+derrière. On était au mois d'août. Nous venions de passer les examens.
+Délivrés de ce souci, il nous semblait que tout l'été, tout le bonheur
+nous appartenait, et nous marchions sur la route en chantant, sans
+savoir quoi ni pourquoi, au début d'un bel après-midi de jeudi.
+
+Il n'y eut, à l'aller, qu'une ombre à ce tableau innocent. Nous
+aperçûmes, marchant devant nous, Gilberte Poquelin. Elle avait la taille
+bien prise, une jupe demi-longue, des souliers hauts, l'air doux et
+effronté d'une gamine qui devient jeune fille. Elle quitta la route et
+prit un chemin détourné, pour aller chercher du lait sans doute. Le
+petit Coffin proposa aussitôt à Jasmin de la suivre.
+
+--Ce ne serait pas la première fois que j'irais l'embrasser... dit
+l'autre.
+
+Et il se mit à raconter sur elle et ses amies plusieurs histoires
+grivoises, tandis que toute la troupe, par fanfaronnade, s'engageait
+dans le chemin, laissant M. Seurel continuer en avant, sur la route,
+dans la voiture à âne. Une fois là, pourtant, la bande commença à
+s'égrener. Delouche lui-même paraissait peu soucieux de s'attaquer
+devant nous à la gamine qui filait, et il ne l'approcha pas à plus de
+cinquante mètres. Il y eut quelques cris de coqs et de poules, des
+petits coups de sifflet galants, puis nous rebroussâmes chemin, un peu
+mal à l'aise, abandonnant la partie. Sur la route, en plein soleil, il
+fallut courir. Nous ne chantions plus.
+
+Nous nous déshabillâmes et rhabillâmes dans les saulaies arides qui
+bordent le Cher. Les saules nous abritaient des regards, mais non pas du
+soleil. Les pieds dans le sable et la vase desséchée, nous ne pensions
+qu'à la bouteille de limonade de la veuve Delouche, qui fraîchissait
+dans la fontaine de Grand'Fons, une fontaine creusée dans la rive même
+du Cher. Il y avait toujours, dans le fond, des herbes glauques et deux
+ou trois bêtes pareilles à des cloportes; mais l'eau était si claire, si
+transparente, que les pêcheurs n'hésitaient pas à s'agenouiller, les
+deux mains sur chaque bord, pour y boire.
+
+Hélas! ce fut ce jour-là comme les autres fois... Lorsque, tous
+habillés, nous nous mettions en rond, les jambes croisées en tailleur,
+pour nous partager, dans deux gros verres sans pied, la limonade
+rafraîchie, il ne revenait guère à chacun, lorsqu'on avait prié M.
+Seurel de prendre sa part, qu'un peu de mousse qui piquait le gosier et
+ne faisait qu'irriter la soif. Alors, à tour de rôle, nous allions à la
+fontaine que nous avions d'abord méprisée, et nous approchions lentement
+le visage de la surface de l'eau pure. Mais tous n'étaient pas habitués
+à ces moeurs d'hommes des champs. Beaucoup, comme moi, n'arrivaient pas
+à se désaltérer: les uns, parce qu'ils n'aimaient pas l'eau, d'autres,
+parce qu'ils avaient le gosier serré par la peur d'avaler un cloporte,
+d'autres, trompés par la grande transparence de l'eau immobile et n'en
+sachant pas calculer exactement la surface, s'y baignaient la moitié du
+visage en même temps que la bouche et aspiraient âcrement par le nez une
+eau qui leur semblait brûlante, d'autres enfin pour toutes ces raisons à
+la fois... N'importe! il nous semblait, sur ces bords arides du Cher,
+que toute la fraîcheur terrestre était enclose en ce lieu. Et maintenant
+encore, au seul mot de fontaine, prononcé n'importe où, c'est à
+celle-là, pendant longtemps, que je pense.
+
+Le retour se fit à la brune, avec insouciance d'abord, comme l'aller. Le
+chemin de Grand'Fons, qui remontait vers la route, était un ruisseau
+l'hiver et, l'été, un ravin impraticable, coupé de trous et de grosses
+racines, qui montait dans l'ombre entre de grandes haies d'arbres. Une
+partie des baigneurs s'y engagea par jeu. Mais nous suivîmes, avec M.
+Seurel, Jasmin et plusieurs camarades, un sentier doux et sablonneux,
+parallèle à celui-là, qui longeait la terre voisine. Nous entendions
+causer et rire les autres, près de nous, au-dessous de nous, invisibles
+dans l'ombre, tandis que Delouche racontait ses histoires d'homme... Au
+faîte des arbres de la grande haie grésillaient les insectes du soir
+qu'on voyait, sur le clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle
+des feuillages. Parfois il en dégringolait un, brusquement, dont le
+bourdonnement grinçait tout à coup.--Beau soir d'été calme!... Retour,
+sans espoir mais sans désir, d'une pauvre partie de campagne... Ce fut
+encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler cette quiétude...
+
+Au moment où nous arrivions au sommet de la côte, à l'endroit où il
+reste deux grosse vieilles pierres qu'on dit être les vestiges d'un
+château fort, il en vint à parler des domaines qu'il avait visités et
+spécialement d'un domaine à demi abandonné aux environs du Vieux-Nançay:
+le domaine des Sablonnières. Avec cet accent de l'Allier qui arrondit
+vaniteusement certains mots et abrège avec précocité les autres, il
+racontait avoir vu quelques années auparavant, dans la chapelle en ruine
+de cette vieille propriété, une pierre tombale sur laquelle étaient
+gravés ces mots:
+
+ _Ci-gît le chevalier Galois
+ Fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa Belle._
+
+--Ah! Bah! Tiens! disait M. Seurel, avec un léger haussement d'épaules,
+un peu gêné du ton que prenait la conversation, mais désireux cependant
+de nous laisser parler comme des hommes.
+
+Alors Jasmin continua de décrire ce château, comme s'il y avait passé sa
+vie.
+
+Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nançay, Dumas et lui avaient été
+intrigués par la vieille tourelle grise qu'on apercevait au-dessus des
+sapins. Il y avait là, au milieu des bois, tout un dédale de bâtiments
+ruinés que l'on pouvait visiter en l'absence des maîtres. Un jour, un
+garde de l'endroit, qu'ils avaient fait monter dans leur voiture, les
+avait conduits dans le domaine étrange. Mais depuis lors on avait fait
+tout abattre; il ne restait plus guère, disait-on, que la ferme et une
+petite maison de plaisance. Les habitants étaient toujours les mêmes: un
+vieil officier retraité, demi-ruiné, et sa fille.
+
+Il parlait... Il parlait... J'écoutai attentivement, sentant sans m'en
+rendre compte qu'il s'agissait là d'une chose bien connue de moi,
+lorsque soudain, tout simplement, comme se font les choses
+extraordinaires, Jasmin se tourna vers moi et, me touchant le bras,
+frappé d'une idée qui ne lui était jamais venue:
+
+--Tiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est là que Meaulnes--tu sais, le
+grand Meaulnes?--avait dû aller.
+
+»Mais oui, ajouta-t-il, car je ne répondais pas, et je me rappelle que
+le garde parlait du fils de la maison, un excentrique, qui avait des
+idées extraordinaires...
+
+Je ne l'écoutais plus, persuadé dès le début qu'il avait deviné juste et
+que devant moi, loin de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de
+s'ouvrir, net et facile comme une route familière, le chemin du Domaine
+sans nom.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+CHEZ FLORENTIN
+
+
+Autant j'avais été un enfant malheureux et rêveur et fermé, autant je
+devins résolu et, comme on dit chez nous, «décidé» lorsque je sentis que
+dépendait de moi l'issue de cette grave aventure.
+
+Ce fut, je crois bien, à dater de ce soir-là que mon genou cessa
+définitivement de me faire mal.
+
+Au Vieux-Nançay, qui était la commune du domaine des Sablonnières,
+habitait toute la famille de M. Seurel et en particulier mon oncle
+Florentin, un commerçant chez qui nous passions quelquefois la fin de
+septembre. Libéré de tout examen, je ne voulus pas attendre et j'obtins
+d'aller immédiatement voir mon oncle. Mais je décidai de ne rien faire
+savoir à Meaulnes aussi longtemps que je ne serais pas certain de
+pouvoir lui annoncer quelque bonne nouvelle. A quoi bon en effet
+l'arracher à son désespoir pour l'y replonger ensuite plus profondément
+peut-être?
+
+Le Vieux-Nançay fut pendant très longtemps le lieu du monde que je
+préférais, le pays des fins de vacances, où nous n'allions que bien
+rarement, lorsqu'il se trouvait une voiture à louer pour nous y
+conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille avec la branche de la
+famille qui habitait là-bas, et c'est pourquoi sans doute Millie se
+faisait tant prier chaque fois pour monter en voiture. Mais moi, je me
+souciais bien de ces fâcheries!... Et sitôt arrivé, je me perdais et
+m'ébattais parmi les oncles, les cousines et les cousins, dans une
+existence faite de mille occupations amusantes et de plaisirs qui me
+ravissaient.
+
+Nous descendions chez l'oncle Florentin et la tante Julie, qui avaient
+un garçon de mon âge, le cousin Firmin, et huit filles, dont les aînées,
+Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept et quinze ans. Ils
+tenaient un très grand magasin à l'une des entrées de ce bourg
+de Sologne, devant l'église--un magasin universel, auquel
+s'approvisionnaient tous les châtelains-chasseurs de la région, isolés
+dans la contrée perdue, à trente kilomètres de toute gare.
+
+Ce magasin, avec ses comptoirs d'épicerie et de rouennerie, donnait par
+de nombreuses fenêtres sur la route et, par la porte vitrée, sur la
+grande place de l'église. Mais, chose étrange, quoique assez ordinaire
+dans ce pays pauvre, la terre battue dans toute la boutique tenait lieu
+de plancher.
+
+Par derrière c'étaient six chambres, chacune remplie d'une seule et même
+marchandise: la chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage, la
+chambre aux lampes... que sais-je? Il me semblait, lorsque j'étais
+enfant et que je traversais ce dédale d'objets de bazar, que je n'en
+épuiserais jamais du regard toutes les merveilles. Et, à cette époque
+encore, je trouvais qu'il n'y avait de vraies vacances que passées en ce
+lieu.
+
+La famille vivait dans une grande cuisine dont la porte s'ouvrait sur le
+magasin--cuisine où brillaient aux fins de septembre de grandes flambées
+de cheminée, où les chasseurs et les braconniers qui vendaient du gibier
+à Florentin venaient de grand matin se faire servir à boire, tandis que
+les petites filles, déjà levées, couraient, criaient, se passaient les
+unes aux autres du «sent-y-bon» sur leurs cheveux lissés. Aux murs, de
+vieilles photographies, de vieux _groupes scolaires_ jaunis montraient
+mon père--on mettait longtemps à le reconnaître en uniforme--au milieu
+de ses camarades d'École Normale...
+
+C'est là que se passaient nos matinées; et aussi dans la cour où
+Florentin faisait pousser des dahlias et élevait des pintades; où l'on
+torréfiait le café, assis sur des boîtes à savon; où nous déballions des
+caisses remplies d'objets divers précieusement enveloppés et dont nous
+ne savions pas toujours le nom...
+
+Toute la journée, le magasin était envahi par des paysans ou par les
+cochers des châteaux voisins. A la porte vitrée s'arrêtaient et
+s'égouttaient, dans le brouillard de septembre, des charrettes venues du
+fond de la campagne. Et de la cuisine nous écoutions ce que disaient les
+paysannes, curieux de toutes leurs histoires...
+
+Mais le soir, après huit heures, lorsqu'avec des lanternes on portait le
+foin aux chevaux dont la peau fumait dans l'écurie--tout le magasin nous
+appartenait!
+
+Marie-Louise, qui était l'aînée de mes cousines mais une des plus
+petites, achevait de plier et de ranger les piles de drap dans la
+boutique; elle nous encourageait à venir la distraire. Alors, Firmin et
+moi avec toutes les filles, nous faisions irruption dans la grande
+boutique, sous les lampes d'auberge, tournant les moulins à café,
+faisant des tours de force sur les comptoirs; et parfois Firmin allait
+chercher dans les greniers, car la terre battue invitait à la danse,
+quelque vieux trombone plein de vert-de-gris...
+
+Je rougis encore à l'idée que, les années précédentes, Mlle de Galais
+eût pu venir à cette heure et nous surprendre au milieu de ces
+enfantillages... Mais ce fut un peu avant la tombée de la nuit, un soir
+de ce mois d'août, tandis que je causais tranquillement avec
+Marie-Louise et Firmin, que je la vis pour la première fois...
+
+ * * * * *
+
+Dès le soir de mon arrivée au Vieux-Nançay, j'avais interrogé mon oncle
+Firmin sur le Domaine des Sablonnières.
+
+--Ce n'est plus un Domaine, avait-il dit. On a tout vendu, et les
+acquéreurs, des chasseurs, ont fait abattre les vieux bâtiments pour
+agrandir leurs terrains de chasse; la cour d'honneur n'est plus
+maintenant qu'une lande de bruyères et d'ajoncs. Les anciens possesseurs
+n'ont gardé qu'une petite maison d'un étage et la ferme. Tu auras bien
+l'occasion de voir ici mademoiselle de Galais; c'est elle-même qui vient
+faire ses provisions, tantôt en selle, tantôt en voiture, mais toujours
+avec le même cheval, le vieux Bélisaire... C'est un drôle d'équipage!
+
+J'étais si troublé que je ne savais plus quelle question poser pour en
+apprendre davantage.
+
+--Ils étaient riches, pourtant?
+
+--Oui, Monsieur de Galais donnait des fêtes pour amuser son fils, un
+garçon étrange, plein d'idées extraordinaires. Pour le distraire, il
+imaginait ce qu'il pouvait. On faisait venir des Parisiennes... des gars
+de Paris et d'ailleurs...
+
+«Toutes les Sablonnières étaient en ruine, madame de Galais près de sa
+fin, qu'ils cherchaient encore à l'amuser et lui passaient toutes ses
+fantaisies. C'est l'hiver dernier--non, l'autre hiver, qu'ils ont fait
+leur plus grande fête costumée. Ils avaient invité moitié gens de Paris
+et moitié gens de campagne. Ils avaient acheté ou loué des quantités
+d'habits merveilleux, des jeux, des chevaux, des bateaux. Toujours pour
+amuser Frantz de Galais. On disait qu'il allait se marier et qu'on
+fêtait là ses fiançailles. Mais il était bien trop jeune. Et tout a
+cassé d'un coup; il s'est sauvé; on ne l'a jamais revu... La châtelaine
+morte, mademoiselle de Galais est restée soudain toute seule avec son
+père, le vieux capitaine de vaisseau.
+
+--N'est-elle pas mariée? demandai-je enfin.
+
+--Non, dit-il, je n'ai entendu parler de rien. Serais-tu un prétendant?
+
+Tout déconcerté, je lui avouai aussi brièvement, aussi discrètement que
+possible, que mon meilleur ami, Augustin Meaulnes, peut-être, en serait
+un.
+
+--Ah! dit Florentin, en souriant, s'il ne tient pas à la fortune, c'est
+un joli parti... Faudra-t-il que j'en parle à monsieur de Galais? Il
+vient encore quelquefois jusqu'ici chercher du petit plomb pour la
+chasse. Je lui fais toujours goûter ma vieille eau-de-vie de marc.
+
+Mais je le priai bien vite de n'en rien faire, d'attendre. Et moi-même
+je ne me hâtai pas de prévenir Meaulnes. Tant d'heureuses chances
+accumulées m'inquiétaient un peu. Et cette inquiétude me commandait de
+ne rien annoncer à Meaulnes que je n'eusse au moins vu la jeune fille.
+
+ * * * * *
+
+Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, un peu avant le dîner, la
+nuit commençait à tomber; une brume fraîche, plutôt de septembre que
+d'août, descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant le magasin
+vide d'acheteurs un instant, nous étions venus voir Marie-Louise et
+Charlotte. Je leur avais confié le secret qui m'amenait au Vieux-Nançay
+à cette date prématurée. Accoudés sur le comptoir ou assis les deux
+mains à plat sur le bois ciré, nous nous racontions mutuellement ce que
+nous savions de la mystérieuse jeune fille--et cela se réduisait à fort
+peu de chose--lorsqu'un bruit de roues nous fit tourner la tête.
+
+--La voici, c'est elle, dirent-ils à voix basse.
+
+Quelques secondes après, devant la porte vitrée, s'arrêtait l'étrange
+équipage. Une vieille voiture de ferme, aux panneaux arrondis, avec de
+petites galeries moulées, comme nous n'en avons jamais vu dans cette
+contrée; un vieux cheval blanc qui semblait toujours vouloir brouter
+quelque herbe sur la route, tant il baissait la tête pour marcher; et
+sur le siège--je le dis dans la simplicité de mon coeur, mais sachant
+bien ce que je dis--la jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-être
+jamais eu au monde.
+
+Jamais je ne vis tant de grâce s'unir à tant de gravité. Son costume lui
+faisait la taille si mince qu'elle semblait fragile. Un grand manteau
+marron, qu'elle enleva en entrant, était jeté sur ses épaules. C'était
+la plus grave des jeunes filles, la plus frêle des femmes. Une lourde
+chevelure blonde pesait sur son front et sur son visage, délicatement
+dessiné, finement modelé. Sur son teint très pur, l'été avait posé deux
+taches de rousseur... Je ne remarquai qu'un défaut à tant de beauté: aux
+moments de tristesse, de découragement ou seulement de réflexion
+profonde, ce visage si pur se marbrait légèrement de rouge, comme il
+arrive chez certains malades gravement atteints sans qu'on le sache.
+Alors toute l'admiration de celui qui la regardait faisait place à une
+sorte de pitié d'autant plus déchirante qu'elle surprenait davantage.
+
+Voilà du moins ce que je découvrais, tandis qu'elle descendait lentement
+de voiture et qu'enfin Marie-Louise, me présentant avec aisance à la
+jeune fille, m'engageait à lui parler.
+
+On lui avança une chaise cirée et elle s'assit, adossée au comptoir,
+tandis que nous restions debout. Elle paraissait bien connaître et aimer
+le magasin. Ma tante Julie, aussitôt prévenue, arriva, et, le temps
+quelle parla, sagement, les mains croisées sur son ventre, hochant
+doucement sa tête de paysanne-commerçante coiffée d'un bonnet blanc,
+retarda le moment--qui me faisait trembler un peu--où la conversation
+s'engagerait avec moi...
+
+Ce fut très simple.
+
+--Ainsi, dit Mlle de Galais, vous serez bientôt instituteur?
+
+Ma tante allumait au-dessus de nos têtes la lampe de porcelaine qui
+éclairait faiblement le magasin. Je voyais le doux visage enfantin de la
+jeune fille, ses yeux bleus si ingénus, et j'étais d'autant plus surpris
+de sa voix si nette, si sérieuse. Lorsqu'elle cessait de parler, ses
+yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant la réponse,
+et elle tenait sa lèvre un peu mordue.
+
+--J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galais voulait!
+J'enseignerais les petits garçons, comme votre mère...
+
+Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient parlé de moi.
+
+--C'est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avec moi
+polis, doux et serviables. Et je les aime beaucoup. Mais aussi quel
+mérite ai-je à les aimer?...
+
+»Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce pas? chicaniers et
+avares. Il y a sans cesse des histoires de porte-plume perdus, de
+cahiers trop chers ou d'enfants qui n'apprennent pas... Eh bien, je me
+débattrais avec eux et ils m'aimeraient tout de même. Ce serait beaucoup
+plus difficile...
+
+Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, son regard
+bleu, immobile.
+
+Nous étions gênés tous les trois par cette aisance à parler des choses
+délicates, de ce qui est secret, subtil, et dont on ne parle bien que
+dans les livres. Il y eut un instant de silence; et lentement une
+discussion s'engagea...
+
+Mais avec une sorte de regret et d'animosité contre je ne sais quoi de
+mystérieux dans sa vie, la jeune demoiselle poursuivit:
+
+--Et puis j'apprendrais aux garçons à être sages, d'une sagesse que je
+sais. Je ne leur donnerais pas le désir de courir le monde, comme vous
+le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serez sous-maître. Je
+leur enseignerais à trouver le bonheur qui est tout près d'eux et qui
+n'en a pas l'air...
+
+Marie-Louise et Firmin étaient interdits comme moi. Nous restions sans
+mot dire. Elle sentit notre gêne et s'arrêta, se mordit la lèvre, baissa
+la tête et puis elle sourit comme si elle se moquait de nous:
+
+--Ainsi, dit-elle, il y a peut-être quelque grand jeune homme fou qui me
+cherche au bout du monde, pendant que je suis ici, dans le magasin de
+madame Florentin, sous cette lampe, et que mon vieux cheval m'attend à
+la porte. Si ce jeune homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, sans
+doute?...
+
+De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis qu'il était temps de
+dire, en riant aussi:
+
+--Et peut-être que ce grand jeune homme fou, je le connais, moi?
+
+Elle me regardait vivement.
+
+A ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmes entrèrent
+avec des paniers:
+
+--Venez dans la «salle à manger», vous serez en paix», nous dit ma tante
+en poussant la porte de la cuisine.
+
+Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir aussitôt, ma tante
+ajouta:
+
+--Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin, auprès du feu.
+
+Il y avait toujours, même au mois d'août, dans la grande cuisine, un
+éternel fagot de sapins qui flambait et craquait. Là aussi une lampe de
+porcelaine était allumée et un vieillard au doux visage, creusé et rasé,
+presque toujours silencieux comme un homme accablé par l'âge et les
+souvenirs, était assis auprès de Florentin devant deux verres de marc.
+
+Florentin salua:
+
+--François! cria-t-il de sa forte voix de marchand forain, comme s'il y
+avait eu entre nous une rivière ou plusieurs hectares de terrain, je
+viens d'organiser un après-midi de plaisir au bord du Cher pour jeudi
+prochain. Les uns chasseront, les autres pêcheront, les autres
+danseront, les autres se baigneront!... Mademoiselle, vous viendrez à
+cheval; c'est entendu avec monsieur de Galais. J'ai tout arrangé...
+
+--Et, François! ajouta-t-il comme s'il y eût seulement pensé, tu pourras
+amener ton ami, monsieur Meaulnes... C'est bien Meaulnes qu'il
+s'appelle?
+
+Mlle de Galais s'était levée, soudain devenue très pâle. Et, à ce moment
+précis, je me rappelai que Meaulnes, autrefois, dans le Domaine
+singulier, près de l'étang, lui avait dit son nom...
+
+Lorsqu'elle me tendit la main, pour partir, il y avait entre nous, plus
+clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles, une entente
+secrète que la mort seule devait briser et une amitié plus pathétique
+qu'un grand amour.
+
+... A quatre heures, le lendemain matin, Firmin frappait à la porte de
+la petite chambre que j'habitais dans la cour aux pintades. Il faisait
+nuit encore et j'eus grand'peine à retrouver mes affaires sur la table
+encombrée de chandeliers de cuivre et de statuettes de bons saints
+toutes neuves, choisies au magasin pour meubler mon logis la veille de
+mon arrivée. Dans la cour, j'entendais Firmin gonfler ma bicyclette, et
+ma tante dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait à peine
+lorsque je partis. Mais ma journée devait être longue: j'allais d'abord
+déjeuner à Sainte-Agathe pour expliquer mon absence prolongée et,
+poursuivant ma course, je devais arriver avant le soir à la
+Ferté-d'Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+UNE APPARITION
+
+
+Je n'avais jamais fait de longue course à bicyclette. Celle-ci était la
+première. Mais, depuis longtemps, malgré mon mauvais genou, en cachette,
+Jasmin m'avait appris à monter. Si déjà pour un jeune homme ordinaire la
+bicyclette est un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas
+sembler à un pauvre garçon comme moi, qui naguère encore traînais
+misérablement la jambe, trempé de sueur, dès le quatrième kilomètre!...
+Du haut des côtes, descendre et s'enfoncer dans le creux des paysages;
+découvrir comme à coups d'ailes les lointains de la route qui s'écartent
+et fleurissent à votre approche, traverser un village dans l'espace d'un
+instant et l'emporter tout entier d'un coup d'oeil... En rêve seulement
+j'avais connu jusque-là course aussi charmante, aussi légère. Les côtes
+mêmes me trouvaient plein d'entrain. Car c'était, il faut le dire, le
+chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi...
+
+«Un peu avant l'entrée du bourg, me disait Meaulnes, lorsque jadis il
+décrivait son village, on voit une grande roue à palettes que le vent
+fait tourner...» Il ne savait pas à quoi elle servait, ou peut-être
+feignait-il de n'en rien savoir pour piquer ma curiosité davantage.
+
+C'est seulement au déclin de cette journée de fin d'août que j'aperçus,
+tournant au vent dans une immense prairie, la grande roue qui devait
+monter l'eau pour une métairie voisine. Derrière les peupliers du pré se
+découvraient déjà les premiers faubourgs. A mesure que je suivais le
+grand détour que faisait la route pour contourner le ruisseau, le
+paysage s'épanouissait et s'ouvrait... Arrivé sur le pont, je découvris
+enfin la grand'rue du village.
+
+Des vaches paissaient, cachées dans les roseaux de la prairie et
+j'entendais leurs cloches, tandis que, descendu de bicyclette, les deux
+mains sur mon guidon, je regardais le pays où j'allais porter une si
+grave nouvelle. Les maisons, où l'on entrait en passant sur un petit
+pont de bois, étaient toutes alignées au bord d'un fossé qui descendait
+la rue, comme autant de barques, voiles carguées, amarrées dans le calme
+du soir. C'était l'heure où dans chaque cuisine on allume un feu.
+
+Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir troubler tant
+de paix commencèrent à m'enlever tout courage. A point pour aggraver ma
+soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante Moinel habitait là, sur
+une petite place de La Ferté-d'Angillon.
+
+C'était une de mes grand'tantes. Tous ses enfants étaient morts et
+j'avais bien connu Ernest, le dernier de tous, un grand garçon qui
+allait être instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier,
+l'avait suivi de près. Et ma tante était restée toute seule dans sa
+bizarre petite maison où les tapis étaient faits d'échantillons cousus,
+les tables couvertes de coqs, de poules et de chats en papier--mais où
+les murs étaient tapissés de vieux diplômes, de portraits de défunts, de
+médaillons en boucles de cheveux morts.
+
+Avec tant de regrets et de deuil, elle était la bizarrerie et la bonne
+humeur mêmes. Lorsque j'eus découvert la petite place où se tenait sa
+maison, je l'appelai bien fort par la porte entr'ouverte, et je
+l'entendis tout au bout des trois pièces en enfilade pousser un petit
+cri suraigu:
+
+--Eh là! Mon Dieu!
+
+Elle renversa son café dans le feu--à cette heure-là comment
+pouvait-elle faire du café?--et elle apparut... Très cambrée en arrière,
+elle portait une sorte de chapeau-capote-capeline sur le faîte de la
+tête, tout en haut de son front immense et cabossé où il y avait de la
+femme mongole et de la Hottentote; et elle riait à petits coups,
+montrant le reste de ses dents très fines.
+
+Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit maladroitement,
+hâtivement, une main que j'avais derrière le dos. Avec un mystère
+parfaitement inutile puisque nous étions tous les deux seuls, elle me
+glissa une petite pièce que je n'osai pas regarder et qui devait être de
+un franc... Puis comme je faisais mine de demander des explications ou
+de la remercier, elle me donna une bourrade en criant:
+
+--Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est!
+
+Elle avait toujours été pauvre, toujours empruntant, toujours dépensant.
+
+--J'ai toujours été bête et toujours malheureuse, disait-elle sans
+amertume mais de sa voix de fausset.
+
+Persuadée que les sous me préoccupaient comme elle, la brave femme
+n'attendait pas que j'eusse soufflé, pour me cacher dans la main ses
+très minces économies de la journée. Et par la suite c'est toujours
+ainsi qu'elle m'accueillit. Le dîner fut aussi étrange--à la fois triste
+et bizarre--que l'avait été la réception. Toujours une bougie à portée
+de la main, tantôt elle l'enlevait, me laissant dans l'ombre, et tantôt
+la posait sur la petite table couverte de plats et de vases ébréchés ou
+fendus.
+
+--Celui-là, disait-elle, les Prussiens lui ont cassé les anses, en
+soixante-dix, parce qu'ils ne pouvaient pas l'emporter.
+
+Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase à la tragique
+histoire, que nous avions dîné et couché là jadis. Mon père m'emmenait
+dans l'Yonne, chez un spécialiste qui devait guérir mon genou. Il
+fallait prendre un grand express qui passait avant le jour... Je me
+souvins du triste dîner de jadis, de toutes les histoires du vieux
+greffier accoudé devant sa bouteille de boisson rose.
+
+Et je me souvenais aussi de mes terreurs... Après le dîner, assise
+devant le feu, ma grand'tante avait pris mon père à part pour lui
+raconter une histoire de revenants: «Je me retourne... Ah! mon pauvre
+Louis, qu'est-ce que je vois, une petite femme grise...» Elle passait
+pour avoir la tête farcie de ces sornettes terrifiantes.
+
+Et voici que ce soir-là, le dîner fini, lorsque, fatigué par la
+bicyclette, je fus couché dans la grande chambre avec une cheminée de
+nuit à carreaux de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir à mon chevet et
+commença de sa voix la plus mystérieuse et la plus pointue:
+
+--Mon pauvre François, il faut que je te raconte à toi ce que je n'ai
+jamais dit à personne...
+
+Je pensai:
+
+--Mon affaire est bonne, me voilà terrorisé pour toute la nuit, comme il
+y a dix ans!...
+
+Et j'écoutai. Elle hochait la tête, regardant droit devant soi comme si
+elle se fût raconté l'histoire à elle-même:
+
+--Je revenais d'une fête avec Moinel. C'était le premier mariage où nous
+allions tous les deux, depuis la mort de notre pauvre Ernest; et j'y
+avais rencontré ma soeur Adèle que je n'avais pas vue depuis quatre ans!
+Un vieil ami de Moinel, très riche, l'avait invité à la noce de son
+fils, au domaine des Sablonnières. Nous avions loué une voiture. Cela
+nous avait coûté bien cher. Nous revenions sur la route vers sept heures
+du matin, en plein hiver. Le soleil se levait. Il n'y avait absolument
+personne. Qu'est-ce que je vois tout d'un coup devant nous, sur la
+route? Un petit homme, un petit jeune homme arrêté, beau comme le jour,
+qui ne bougeait pas, qui nous regardait venir. A mesure que nous
+approchions, nous distinguions sa jolie figure, si blanche, si jolie que
+cela faisait peur!...
+
+»Je prends le bras de Moinel; je tremblais comme la feuille; je croyais
+que c'était le Bon Dieu!... Je lui dis:
+
+»--Regarde! C'est une apparition!
+
+»Il me répond tout bas, furieux:
+
+»--Je l'ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde...
+
+»Il ne savait que faire; lorsque le cheval s'est arrêté... De près, cela
+avait une figure pâle, le front en sueur, un béret sale et un pantalon
+long. Nous entendîmes sa voix, qui disait:
+
+»--Je ne suis pas un homme, je suis une jeune fille. Je me suis sauvée
+et je n'en puis plus. Voulez-vous bien me prendre dans votre voiture,
+Monsieur et Madame?
+
+»Aussitôt nous l'avons fait monter. A peine assise, elle a perdu
+connaissance. Et devines-tu à qui nous avions affaire? C'était la
+fiancée du jeune homme des Sablonnières, Frantz de Galais, chez qui nous
+étions invités aux noces!
+
+--Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque la fiancée s'est
+sauvée!
+
+--Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me regardant. Il n'y a pas eu
+de noces. Puisque cette pauvre folle s'était mis dans la tête mille
+folies qu'elle nous a expliquées. C'était une des filles d'un pauvre
+tisserand. Elle était persuadée que tant de bonheur était impossible,
+que le jeune homme était trop jeune pour elle; que toutes les merveilles
+qu'il lui décrivait étaient imaginaires, et lorsqu'enfin Frantz est venu
+la chercher, Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa
+soeur dans le jardin de l'Archevêché à Bourges, malgré le froid et le
+grand vent. Le jeune homme, par délicatesse certainement en parce qu'il
+aimait la cadette, était plein d'attentions pour l'aînée. Alors ma folle
+s'est imaginé je ne sais quoi; elle a dit qu'elle allait chercher un
+fichu à la maison; et là, pour être sûre de n'être pas suivie, elle a
+revêtu des habits d'homme et s'est enfuie à pied sur la route de Paris.
+
+»Son fiancé a reçu d'elle une lettre où elle lui déclarait qu'elle
+allait rejoindre un jeune homme qu'elle aimait. Et ce n'était pas
+vrai...
+
+»--Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me disait-elle, que si
+j'étais sa femme». Oui, mon imbécile, mais en attendant, il n'avait pas
+du tout l'idée d'épouser sa soeur: il s'est tiré une balle de pistolet;
+on a vu le sang dans le bois; mais on n'a jamais retrouvé son corps.
+
+--Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse fille?
+
+--Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord. Puis nous lui avons
+donné à manger et elle a dormi auprès du feu quand nous avons été de
+retour. Elle est restée chez nous une bonne partie de l'hiver. Tout le
+jour, tant qu'il faisait clair, elle taillait, cousait des robes,
+arrangeait des chapeaux et nettoyait la maison avec rage. C'est elle qui
+a recollé toute la tapisserie que tu vois là. Et depuis son passage les
+hirondelles nichent dehors. Mais, le soir, à la tombée de la nuit, son
+ouvrage fini, elle trouvait toujours un prétexte pour aller dans la
+cour, dans le jardin, ou sur le devant de la porte, même quand il gelait
+à pierre fendre. Et on la découvrait là, debout, pleurant de tout son
+coeur.
+
+»--Eh bien, qu'avez-vous encore? Voyons?
+
+»--Rien, madame Moinel!
+
+»Et elle rentrait.
+
+»Les voisins disaient:
+
+»--Vous avez trouvé une bien petit jolie petite bonne, madame Moinel.
+
+»Malgré nos supplications, elle a voulu continuer son chemin sur Paris,
+au mois de mars; je lui ai donné des robes qu'elle a retaillées, Moinel
+lui a pris son billet à la gare et donné un peu d'argent.
+
+»Elle ne nous a pas oubliés; elle est couturière à Paris auprès de
+Notre-Dame; elle nous écrit encore pour nous demander si nous ne savons
+rien des Sablonnières. Une bonne fois, pour la délivrer de cette idée,
+je lui ai répondu que le domaine était vendu, abattu, le jeune homme
+disparu pour toujours et la jeune fille mariée. Tout cela doit être
+vrai, je pense. Depuis ce temps ma Valentine écrit bien moins souvent...
+
+ * * * * *
+
+Ce n'était pas une histoire de revenants que racontait la tante Moinel
+de sa petite voix stridente si bien faite pour les raconter. J'étais
+cependant au comble du malaise. C'est que nous avions juré à Frantz le
+bohémien de le servir comme des frères et voici que l'occasion m'en
+était donnée...
+
+Or, était-ce le moment de gâter la joie que j'allais porter à Meaulnes
+le lendemain matin, et de lui dire ce que je venais d'apprendre? A quoi
+bon le lancer dans une entreprise mille fois impossible? Nous avions en
+effet l'adresse de la jeune fille; mais où chercher le bohémien qui
+courait le monde?... Laissons les fous avec les fous, pensai-je.
+Delouche et Boujardon n'avaient pas tort. Que de mal nous a fait ce
+Frantz romanesque! Et je résolus de ne rien dire tant que je n'aurais
+pas vu mariés Augustin Meaulnes et Mademoiselle de Galais.
+
+Cette résolution prise, il me restait encore l'impression pénible d'un
+mauvais présage--impression absurde que je chassai bien vite.
+
+La chandelle était presque au bout; un moustique vibrait; mais la tante
+Moinel, la tête penchée sous sa capote de velours qu'elle ne quittait
+que pour dormir, les coudes appuyés sur ses genoux, recommençait son
+histoire... Par moments elle relevait brusquement la tête et me
+regardait pour connaître mes impressions, ou peut-être pour voir si je
+ne m'endormais pas. A la fin, sournoisement, la tête sur l'oreiller, je
+fermai les yeux, faisant semblant de m'assoupir.
+
+--Allons! tu dors... fit-elle d'un ton plus sourd et un peu déçu.
+
+J'eus pitié d'elle et je protestai:
+
+--Mais non, ma tante, je vous assure...
+
+--Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs que tout cela ne
+t'intéresse guère. Je te parle là de gens que tu n'as pas connus...
+
+Et lâchement, cette fois, je ne répondis pas.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LA GRANDE NOUVELLE
+
+
+Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai dans la grand'rue, un si
+beau temps de vacances, un si grand calme, et sur tout le bourg
+passaient des bruits si paisibles, si familiers, que j'avais retrouvé
+toute la joyeuse assurance d'un porteur de bonne nouvelle...
+
+Augustin et sa mère habitaient l'ancienne maison d'école. A la mort de
+son père, retraité depuis longtemps, et qu'un héritage avait enrichi,
+Meaulnes avait voulu qu'on achetât l'école où le vieil instituteur avait
+enseigné pendant vingt années, où lui-même avait appris à lire. Non pas
+qu'elle fût d'aspect fort aimable: c'était une grosse maison carrée
+comme une mairie qu'elle avait été; les fenêtres du rez-de-chaussée qui
+donnaient sur la rue étaient si hautes que personne n'y regardait
+jamais; et la cour de derrière, où il n'y avait pas un arbre et dont un
+haut préau barrait la vue sur la campagne, était bien la plus sèche et
+la plus désolée cour d'école abandonnée que j'aie jamais vue...
+
+Dans le couloir compliqué où se trouvaient quatre portes, je trouvai la
+mère de Meaulnes rapportant du jardin un gros paquet de linge, qu'elle
+avait dû mettre sécher dès la première heure de cette longue matinée de
+vacances. Ses cheveux gris étaient à demi défaits; des mèches lui
+battaient la figure; son visage régulier sous sa coiffure ancienne était
+bouffi et fatigué, comme par une nuit de veille; et elle baissait
+tristement la tête d'un air songeur.
+
+Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut et sourit:
+
+--Vous arrivez à temps, dit-elle. Voyez, je rentre le linge que j'ai
+fait sécher pour le départ d'Augustin. J'ai passé la nuit à régler ses
+comptes et à préparer ses affaires. Le train part à cinq heures, mais
+nous arriverons à tout apprêter...
+
+On eût dit, tant elle montrait d'assurance, qu'elle-même avait pris
+cette décision. Or, sans doute ignorait-elle même où Meaulnes devait
+aller.
+
+--Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en train d'écrire.
+
+En hâte je grimpai l'escalier, ouvris la porte de droite où l'on avait
+laissé l'écriteau _Mairie_, et me trouvait dans une grande salle à
+quatre fenêtres, deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornée aux murs
+des portraits jaunis des présidents Grévy et Carnot. Sur une longue
+estrade qui tenait tout le fond de la salle, il y avait encore, devant
+une table à tapis vert, les chaises des conseillers municipaux. Au
+centre, assis sur un vieux fauteuil qui était celui du maire, Meaulnes
+écrivait, trempant sa plume au fond d'un encrier de faïence démodé, en
+forme de coeur. Dans ce lieu qui semblait fait pour quelque rentier de
+village, Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la contrée,
+durant les longues vacances...
+
+Il se leva, dès qu'il m'eut reconnu, mais non pas avec la précipitation
+que j'avais imaginée:
+
+--Seurel! dit-il seulement, d'un air de profond étonnement.
+
+C'était le même grand gars au visage osseux, à la tête rasée. Une
+moustache inculte commençait à lui traîner sur les lèvres. Toujours ce
+même regard loyal... Mais sur l'ardeur des années passées on croyait
+voir comme une voile de brume, que par instants sa grande passion de
+jadis dissipait...
+
+Il paraissait très troublé de me voir. D'un bond j'étais monté sur
+l'estrade. Mais, chose étrange à dire, il ne songea pas même à me tendre
+la main. Il s'était tourné vers moi, les mains derrière le dos, appuyé
+contre la table, renversé en arrière, et l'air profondément gêné. Déjà,
+me regardant sans me voir, il était absorbé par ce qu'il allait me dire.
+Comme autrefois et comme toujours, homme lent à commencer de parler,
+ainsi que sont les solitaires, les chasseurs et les hommes d'aventures,
+il avait pris une décision sans se soucier des mots qu'il faudrait pour
+l'expliquer. Et maintenant que j'étais devant lui, il commençait
+seulement à ruminer péniblement les paroles nécessaires.
+
+Cependant, je lui racontais avec gaieté comment j'étais venu, où j'avais
+passé la nuit et que j'avais été bien surpris de voir Mme Meaulnes
+préparer le départ de son fils...
+
+--Ah! elle t'a dit?... demanda-t-il.
+
+--Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long voyage?
+
+--Si, un très long voyage.
+
+Un instant décontenancé, sentant que j'allais tout à l'heure, d'un mot,
+réduire à néant cette décision que je ne comprenais pas, je n'osais plus
+rien dire et ne savais pas par où commencer ma mission.
+
+Mais lui-même parla enfin, comme quelqu'un qui veut se justifier.
+
+--Seurel! dit-il, tu sais ce qu'était pour moi mon étrange aventure de
+Sainte-Agathe. C'était ma raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet
+espoir-là perdu, que pouvais-je devenir?... Comment vivre à la façon de
+tout le monde!
+
+«Eh bien j'ai essayé de vivre là-bas, à Paris, quand j'ai vu que tout
+était fini et qu'il ne valait plus même la peine de chercher le Domaine
+perdu... Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis,
+comment pourrait-il s'accommoder ensuite de la vie de tout le monde? Ce
+qui est le bonheur des autres m'a paru dérision. Et lorsque,
+sincèrement, délibérément, j'ai décidé un jour de faire comme les
+autres, ce jour-là j'ai amassé du remords pour longtemps...
+
+Assis sur une chaise de l'estrade, la tête basse, l'écoutant sans le
+regarder je ne savais que penser de ces explications obscures:
+
+--Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux! Pourquoi ce long voyage?
+As-tu quelque faute à réparer? Une promesse à tenir?
+
+--Eh bien, oui, répondit-il. Tu te souviens de cette promesse que
+j'avais faite à Frantz?...
+
+--Ah! fis-je soulagé, il ne s'agit que de cela?...
+
+--De cela. Et peut-être aussi d'une faute à réparer. Les deux en même
+temps...
+
+Suivit un moment de silence pendant lequel je décidai de commencer à
+parler et préparai mes mots.
+
+--Il n'y a qu'une explication à laquelle je croie, dit-il encore.
+Certes, j'aurais voulu revoir une fois Mlle de Galais, seulement la
+revoir... Mais, j'en suis persuadé maintenant, lorsque j'avais découvert
+le Domaine sans nom, j'étais à une hauteur, à un degré de perfection et
+de pureté que je n'atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme
+je te l'écrivais un jour, je retrouverai peut-être la beauté de ce
+temps-là...
+
+Il changea de ton pour reprendre avec une animation étrange, en se
+rapprochant de moi:
+
+--Mais, écoute, Seurel! Cette intrigue nouvelle et ce grand voyage,
+cette faute que j'ai commise et qu'il faut réparer, c'est, en un sens,
+mon ancienne aventure qui se poursuit...
+
+Un temps, pendant lequel péniblement il essaya de ressaisir ses
+souvenirs. J'avais manqué l'occasion précédente. Je ne voulais pour rien
+au monde laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai--trop vite,
+car je regrettai amèrement plus tard, de n'avoir pas attendu ses aveux.
+
+Je prononçai donc ma phrase, qui était préparée pour l'instant d'avant,
+mais qu'il n'allait plus maintenant. Je dis, sans un geste, à peine en
+soulevant un peu la tête:
+
+--Et si je venais t'annoncer que tout espoir n'est pas perdu?...
+
+Il me regarda, puis, détournant brusquement les yeux, rougit comme je
+n'ai jamais vu quelqu'un rougir: une montée de sang qui devait lui
+cogner à grands coups dans les tempes...
+
+--Que veux-tu dire? demanda-t-il enfin, à peine distinctement.
+
+Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je savais, ce que j'avais
+fait, et comment, la face des choses ayant tourné, il semblait presque
+que ce fût Yvonne de Galais qui m'envoyait vers lui.
+
+Il était maintenant affreusement pâle.
+
+Durant tout ce récit, qu'il écoutait en silence, la tête un peu rentrée,
+dans l'attitude de quelqu'un qu'on a surpris et qui ne sait comment se
+défendre, se cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit, je me rappelle,
+qu'une seule fois. Je lui racontais, en passant, que toutes les
+Sablonnières avaient été démolies et que le Domaine d'autrefois
+n'existait plus:
+
+--Ah! dit-il, tu vois... (comme s'il eût guetté une occasion de
+justifier sa conduite et le désespoir où il avait sombré) tu vois: il
+n'y a plus rien...
+
+Pour terminer, persuadé qu'enfin l'assurance de tant de facilité
+emporterait le reste de sa peine, je lui racontai qu'une partie de
+campagne était organisée par mon oncle Florentin, que Mlle de Galais
+devait y venir à cheval et que lui-même était invité... Mais il
+paraissait complètement désemparé et continuait à ne rien répondre.
+
+--Il faut tout de suite décommander ton voyage, dis-je avec impatience.
+Allons avertir ta mère...
+
+Et comme nous descendions tous les deux:
+
+--Cette partie de campagne?... me demanda-t-il avec hésitation. Alors,
+vraiment, il faut que j'y aille?...
+
+--Mais voyons, répliquai-je, cela ne se demande pas.
+
+Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les épaules.
+
+En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je déjeunerais avec eux,
+dînerais, coucherais là et que, le lendemain, lui-même louerait une
+bicyclette et me suivrait au Vieux-Nançay.
+
+--Ah! très bien, fit-elle, en hochant la tête, comme si ces nouvelles
+eussent confirmé toutes ses prévisions.
+
+Je m'assis dans la petite salle à manger, sous les calendriers
+illustrés, les poignards ornementés et les outres soudanaises qu'un
+frère de M. Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait
+rapportés de ses lointains voyages...
+
+Augustin me laissa là un instant, avant le repas, et, dans la chambre
+voisine, où sa mère avait préparé ses bagages, je l'entendis qui lui
+disait, en baissant un peu la voix, de ne pas défaire sa malle,--car son
+voyage pouvait être seulement retardé...
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+LA PARTIE DE PLAISIR
+
+
+J'eus peine à suivre Augustin sur la route du Vieux-Nançay. Il allait
+comme un coureur de bicyclette. Il ne descendait pas aux côtes. A son
+inexplicable hésitation de la veille avaient succédé une fièvre, une
+nervosité, un désir d'arriver au plus vite, qui ne laissaient pas de
+m'effrayer un peu. Chez mon oncle il montra la même impatience, il parut
+incapable de s'intéresser à rien jusqu'au moment où nous fûmes tous
+installés en voiture, vers dix heures, le lendemain matin, et prêts à
+partir pour les bords de la rivière.
+
+On était à la fin du mois d'août, au déclin de l'été. Déjà les fourreaux
+vides des châtaigniers jaunis commençaient à joncher les routes
+blanches. Le trajet n'était pas long; la ferme des Aubiers, près du Cher
+où nous allions, ne se trouvait guère qu'à deux kilomètres au delà des
+Sablonnières. De loin en loin, nous rencontrions d'autres invités en
+voiture, et même des jeunes gens à cheval, que Florentin avait conviés
+audacieusement au nom de M. de Galais... On s'était efforcé comme jadis
+de mêler riches et pauvres, châtelains et paysans. C'est ainsi que nous
+vîmes arriver à bicyclette Jasmin Delouche, qui, grâce au garde
+Baladier, avait fait naguère la connaissance de mon oncle.
+
+--Et voilà, dit Meaulnes en l'apercevant, celui qui tenait la clef de
+tout, pendant que nous cherchions jusqu'à Paris. C'est à désespérer!
+
+Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en était augmentée. L'autre,
+qui s'imaginait au contraire avoir droit à toute notre reconnaissance,
+escorta notre voiture de très près, jusqu'au bout. On voyait qu'il avait
+fait, misérablement, sans grand résultat, des frais de toilette, et les
+pans de sa jaquette élimée battaient le garde crotte de son
+vélocipède...
+
+Malgré la contrainte qu'il s'imposait pour être aimable, sa figure
+vieillotte ne parvenait pas à plaire. Il m'inspirait plutôt à moi une
+vague pitié. Mais de qui n'aurais-je pas eu pitié durant cette
+journée-là?...
+
+ * * * * *
+
+Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscur regret,
+comme une sorte d'étouffement. Je m'étais fait de ce jour tant de joie à
+l'avance! Tout paraissait si parfaitement concerté pour que nous soyons
+heureux. Et nous l'avons été si peu!...
+
+Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant! Sur la rive où l'on
+s'arrêta, le coteau venait finir en pente douce et la terre se divisait
+en petits prés verts, en saulaies séparées par des clôtures, comme
+autant de jardins minuscules. De l'autre côté de la rivière les bords
+étaient formés de collines grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus
+lointaines on découvrait, parmi les sapins, de petits châteaux
+romantiques avec une tourelle. Au loin, par instants, on entendait
+aboyer la meute du château de Préveranges.
+
+Nous étions arrivés en ce lieu par un dédale de petits chemins, tantôt
+hérissés de cailloux blancs, tantôt remplis de sable--chemins qu'aux
+abords de la rivière les sources vives transformaient en ruisseaux. Au
+passage, les branches des groseilliers sauvages nous agrippaient par la
+manche. Et tantôt nous étions plongés dans la fraîche obscurité des
+fonds de ravins, tantôt au contraire, les haies interrompues, nous
+baignions dans la claire lumière de toute la vallée. Au loin sur l'autre
+rive, quand nous approchâmes, un homme accroché aux rocs, d'un geste
+lent, tendait des cordes à poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu!
+
+Nous nous installâmes sur une pelouse, dans le retrait que formait un
+taillis de bouleaux. C'était une grande pelouse rase, où il semblait
+qu'il y eût place pour des jeux sans fin.
+
+Les voitures furent dételées; les chevaux conduits à la ferme des
+Aubiers. On commença à déballer les provisions dans le bois, et à
+dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncle avait
+apportées.
+
+Il fallut, à ce moment, des gens de bonne volonté, pour aller à l'entrée
+du grand chemin voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer
+où nous étions. Je m'offris aussitôt; Meaulnes me suivit, et nous
+allâmes nous poster près du pont suspendu, au carrefour de plusieurs
+sentiers et du chemin qui venait des Sablonnières.
+
+Marchant de long en large, parlant du passé, tâchant tant bien que mal
+de nous distraire, nous attendions. Il arriva encore une voiture du
+Vieux-Nançay, des paysans inconnus avec une grande fille enrubannée.
+Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture à âne, les enfants de
+l'ancien jardinier des Sablonnières.
+
+--Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux, je crois
+bien, qui m'ont pris par la main jadis, le premier soir de la fête, et
+m'ont conduit au dîner...
+
+Mais à ce moment, l'âne ne voulant plus marcher, les enfants
+descendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui tant qu'ils
+purent; alors Meaulnes, déçu, prétendit s'être trompé...
+
+Je leur demandai s'ils avaient rencontré sur la route M. et Mlle de
+Galais. L'un d'eux répondit qu'il ne savait pas; l'autre: Je pense que
+oui, monsieur. Et nous ne fûmes pas plus avancés.
+
+Ils descendirent enfin vers la pelouse, les uns tirant l'ânon par la
+bride, les autres poussant derrière la voiture. Nous reprîmes notre
+attente. Meaulnes regardait fixement le détour du chemin des
+Sablonnières, guettant avec une sorte d'effroi la venue de la jeune
+fille qu'il avait tant cherchée jadis. Un énervement bizarre et presque
+comique, qu'il passait sur Jasmin, s'était emparé de lui. Du petit talus
+où nous étions grimpés pour voir au loin le chemin, nous apercevions sur
+la pelouse, en contre-bas, un groupe d'invités où Delouche essayait de
+faire bonne figure.
+
+--Regarde-le pérorer, cet imbécile, me disait Meaulnes.
+
+Et je lui répondais:
+
+--Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre garçon.
+
+Augustin ne désarmait pas. Là-bas, un lièvre ou un écureuil avait dû
+déboucher d'un fourré. Jasmin, pour assurer sa contenance, fit mine de
+le poursuivre:
+
+--Allons, bon! Il court, maintenant..., fit Meaulnes, comme si vraiment
+cette audace-là dépassait toutes les autres!
+
+Et cette fois je ne pus m'empêcher de rire. Meaulnes aussi; mais ce ne
+fut qu'un éclair. Après un nouveau quart d'heure:
+
+--Si elle ne venait pas?... dit-il.
+
+Je répondis:
+
+--Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus patient!
+
+Il recommença de guetter. Mais, à la fin, incapable de supporter plus
+longtemps cette attente intolérable:
+
+--Écoute-moi, dit-il. Je redescends avec les autres. Je ne sais ce qu'il
+y a maintenant contre moi: mais si je reste là, je sens qu'elle ne
+viendra jamais--qu'il est impossible qu'au bout de ce chemin, tout à
+l'heure, elle apparaisse.
+
+Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout seul. Je fis quelque
+cent mètres sur la petite route, pour passer le temps. Et au premier
+détour j'aperçus Yvonne de Galais, montée en amazone sur son vieux
+cheval blanc, si fringant ce matin-là qu'elle était obligée de tirer sur
+les rênes pour l'empêcher de trotter. A la tête du cheval, péniblement,
+en silence, marchait M. de Galais. Sans doute ils avaient dû se relayer
+sur la route, chacun à tour de rôle se servant de la vieille monture.
+
+Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, sauta prestement à
+terre, et confiant les rênes à son père se dirigea vers moi qui
+accourais:
+
+--Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car je ne veux
+montrer à personne qu'à vous le vieux Bélisaire, ni le mettre avec les
+autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux d'abord; puis je crains
+toujours qu'il ne soit blessé par un autre. Or, je n'ose monter que lui,
+et, quand il sera mort, je n'irai plus à cheval!...
+
+Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous cette
+animation charmante, sous cette grâce en apparence si paisible, de
+l'impatience et presque de l'anxiété. Elle parlait plus vite qu'à
+l'ordinaire. Malgré ses joues et ses pommettes roses, il y avait autour
+de ses yeux, à son front, par endroits, une pâleur violente où se lisait
+tout son trouble.
+
+Nous convînmes d'attacher Bélisaire à un arbre dans un petit bois,
+proche de la route. Le vieux M. de Galais, sans mot dire comme toujours,
+sortit le licol des fontes et attacha la bête--un peu bas à ce qu'il me
+sembla. De la ferme je promis d'envoyer tout à l'heure du foin, de
+l'avoine, de la paille...
+
+Et Mlle de Galais arriva sur la pelouse comme jadis, je l'imagine, elle
+descendit vers la berge du lac, lorsque Meaulnes l'aperçut pour la
+première fois.
+
+Donnant le bras à son père, écartant de sa main gauche le pan du grand
+manteau léger qui l'enveloppait, elle s'avançait vers les invités, de
+son air à la fois si sérieux et si enfantin. Je marchais auprès d'elle.
+Tous les invités éparpillés ou jouant au loin s'étaient dressés et
+rassemblés pour l'accueillir; il y eut un bref instant de silence
+pendant lequel chacun la regarda s'approcher.
+
+Meaulnes s'était mêlé au groupe des jeunes hommes et rien ne pouvait le
+distinguer de ses compagnons, sinon sa haute taille: encore y avait-il
+là des jeunes gens presque aussi grands que lui. Il ne fit rien qui pût
+le désigner à l'attention, pas un geste ni un pas en avant. Je le
+voyais, vêtu de gris, immobile, regardant fixement, comme tous les
+autres, la si belle jeune fille qui venait. A la fin, pourtant, d'un
+mouvement inconscient et gêné, il avait passé sa main sur sa tête nue,
+comme pour cacher, au milieu de ses compagnons aux cheveux bien peignés,
+sa rude tête rasée de paysan.
+
+Puis le groupe entoura Mlle de Galais. On lui présenta les jeunes filles
+et les jeunes gens qu'elle ne connaissait pas... Le tour allait venir de
+mon compagnon; et je me sentais aussi anxieux qu'il pouvait l'être. Je
+me disposais à faire moi-même cette présentation.
+
+Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune fille s'avançait vers lui
+avec une décision et une gravité surprenantes:
+
+--Je reconnais Augustin Meaulnes, dit-elle.
+
+Et elle lui tendit la main.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+LA PARTIE DE PLAISIR _(fin)_
+
+
+De nouveaux venus s'approchèrent presque aussitôt pour saluer Yvonne de
+Galais, et les deux jeunes gens se trouvèrent séparés. Un malheureux
+hasard voulut qu'ils ne fussent point réunis pour le déjeuner à la même
+petite table. Mais Meaulnes semblait avoir repris confiance et courage.
+A plusieurs reprises, comme je me trouvais isolé entre Delouche et M. de
+Galais, je vis de loin mon compagnon qui me faisait, de la main, un
+signe d'amitié.
+
+C'est vers la fin de la soirée seulement, lorsque les jeux, la baignade,
+les conversations, les promenades en bateau dans l'étang voisin se
+furent un peu partout organisés, que Meaulnes, de nouveau, se trouva en
+présence de la jeune fille. Nous étions à causer avec Delouche, assis
+sur des chaises de jardin que nous avions apportées lorsque, quittant
+délibérément un groupe de jeune gens ou elle paraissait s'ennuyer, Mlle
+Yvonne de Galais s'approcha de nous. Elle nous demanda, je me rappelle,
+pourquoi nous ne canotions pas sur le lac des Aubiers, comme les autres.
+
+--Nous avions fait quelques tours cet après-midi, répondis-je. Mais cela
+est bien monotone et nous avons été vite fatigués.
+
+--Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la rivière? dit-elle.
+
+--Le courant est trop fort, nous risquerions d'être emportés.
+
+--Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot à pétrole ou un bateau à
+vapeur comme celui d'autrefois.
+
+--Nous ne l'avons plus, dit-elle presque à voix basse, nous l'avons
+vendu.
+
+Et il se fit un silence gêné.
+
+Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait rejoindre M. de Galais.
+
+--Je saurai bien, dit-il, où le retrouver.
+
+Bizarrerie du hasard! Ces deux êtres si parfaitement dissemblables
+s'étaient plu et depuis le matin ne se quittaient guère. M. de Galais
+m'avait pris à part un instant, au début de la soirée, pour me dire que
+j'avais là un ami plein de tact, de déférence et de qualités. Peut-être
+même avait-il été jusqu'à lui confier le secret de l'existence de
+Bélisaire et le lieu de sa cachette.
+
+Je pensai moi aussi à m'éloigner, mais je sentais les deux jeunes gens
+si gênés, si anxieux l'un en face de l'autre, que je jugeai prudent de
+ne pas le faire...
+
+Tant de discrétion de la part de Jasmin, tant de précaution de la mienne
+servirent à peu de chose. Ils parlèrent. Mais invariablement, avec un
+entêtement dont il ne se rendait certainement pas compte, Meaulnes en
+revenait à toutes les merveilles de jadis. Et chaque fois la jeune fille
+au supplice devait lui répéter que tout était disparu: la vieille
+demeure si étrange et si compliquée, abattue; le grand étang, asséché,
+comblé; et dispersés, les enfants aux charmants costumes...
+
+--Ah! faisait simplement Meaulnes avec désespoir et comme si chacune de
+ces disparitions lui eût donné raison contre la jeune fille ou contre
+moi...
+
+Nous marchions côte à côte... Vainement j'essayais de faire diversion à
+la tristesse qui nous gagnait tous les trois. D'une question abrupte,
+Meaulnes, de nouveau, cédait à son idée fixe. Il demandait des
+renseignements sur tout ce qu'il avait vu autrefois: les petites filles,
+le conducteur de la vieille berline, les poneys de la course. «Les
+poneys sont vendus aussi? Il n'y a plus de chevaux au Domaine?...»
+
+Elle répondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne parla pas de Bélisaire.
+
+Alors il évoqua les objets de sa chambre: les candélabres, la grande
+glace, le vieux luth brisé... Il s'enquérait de tout cela, avec une
+passion insolite, comme s'il eût voulu se persuader que rien ne
+subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne lui rapporterait
+pas une épave capable de prouver qu'ils n'avaient pas rêvé tous les
+deux, comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un caillou et des
+algues...
+
+Mlle de Galais et moi, nous ne pûmes nous empêcher de sourire
+tristement: elle se décida à lui expliquer:
+
+--Vous ne reverrez pas le beau château que nous avions arrangé, monsieur
+de Galais et moi, pour le pauvre Frantz.
+
+»Nous passions notre vie à faire ce qu'il demandait. C'était un être si
+étrange, si charmant! Mais tout a disparu avec lui le soir de ses
+fiançailles manquées.
+
+»Déjà monsieur de Galais était ruiné sans que nous le sachions. Frantz
+avait fait des dettes et ses anciens camarades--apprenant sa
+disparition... ont aussitôt réclamé auprès de nous. Nous sommes devenus
+pauvres; Mme de Galais est morte et nous avons perdu tous nos amis en
+quelques jours.
+
+»Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il retrouve ses amis et sa
+fiancée; que la noce interrompue se fasse et peut-être tout
+reviendra-t-il comme c'était autrefois. Mais le passé peut-il renaître?
+
+--Qui sait! dit Meaulnes pensif. Et il ne demanda plus rien.
+
+Sur l'herbe courte et légèrement jaunie déjà, nous marchions tous les
+trois sans bruit: Augustin avait à sa droite près de lui la jeune fille
+qu'il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait une de ces dures
+questions, elle tournait vers lui lentement, pour lui répondre, son
+charmant visage inquiet; et une fois, en lui parlant, elle avait posé
+doucement sa main sur son bras, d'un geste plein de confiance et de
+faiblesse. Pourquoi le grand Meaulnes était-il là comme un étranger,
+comme quelqu'un qui n'a pas trouvé ce qu'il cherchait et que rien
+d'autre ne peut intéresser? Ce bonheur-là, trois ans plus tôt, il n'eût
+pu le supporter sans effroi, sans folie, peut-être. D'où venait donc ce
+vide, cet éloignement, cette impuissance à être heureux, qu'il y avait
+en lui, à cette heure?
+
+Nous approchions du petit bois où le matin M. de Galais avait attaché
+Bélisaire; le soleil vers son déclin allongeait nos ombres sur l'herbe;
+à l'autre bout de la pelouse, nous entendions, assourdis par
+l'éloignement, comme un bourdonnement heureux, les voix des joueurs et
+des fillettes, et nous restions silencieux dans ce calme admirable,
+lorsque nous entendîmes chanter de l'autre côté du bois, dans la
+direction des Aubiers, la ferme du bord de l'eau. C'était la voix jeune
+et lointaine de quelqu'un qui mène ses bêtes à l'abreuvoir, un air
+rythmé comme un air de danse, mais que l'homme étirait et alanguissait
+comme une vieille ballade triste:
+
+ Mes souliers sont rouges...
+ Adieu, mes amours!
+ Mes souliers sont rouges...
+ Adieu, sans retour!
+
+Meaulnes avait levé la tête et écoutait. Ce n'était rien qu'un de ces
+airs que chantaient les paysans attardés, au Domaine sans nom, le
+dernier soir de la fête, quand déjà tout s'était écroulé... Rien qu'un
+souvenir--le plus misérable--de ces beaux jours qui ne reviendraient
+plus.
+
+--Mais vous l'entendez? dit Meaulnes à mi-voix. Oh! je vais aller voir
+qui c'est. Et tout de suite il s'engagea dans le petit bois. Presque
+aussitôt la voix se tut; on entendit encore une seconde l'homme siffler
+ses bêtes en s'éloignant; puis plus rien...
+
+Je regardai la jeune fille. Pensive et accablée, elle avait les yeux
+fixés sur le taillis où Meaulnes venait de disparaître. Que de fois,
+plus tard, elle devait regarder ainsi, pensivement, le passage par où
+s'en irait à jamais le grand Meaulnes!
+
+Elle se tourna vers moi:
+
+--Il n'est pas heureux, dit-elle douloureusement.
+
+Elle ajouta:
+
+--Et peut-être que je ne puis rien pour lui?...
+
+J'hésitais à répondre, craignant que Meaulnes, qui devait d'un saut
+avoir gagné la ferme et qui maintenant revenait par le bois, ne surprît
+notre conversation. Mais j'allais l'encourager cependant; lui dire de ne
+pas craindre de brusquer le grand gars; qu'un secret sans doute le
+désespérait et que jamais de lui-même il ne se confierait à elle ni à
+personne--lorsque soudain, de l'autre côté du bois, partit un cri; puis
+nous entendîmes un piétinement comme d'un cheval qui pétarade et le
+bruit d'une dispute à voix entrecoupées... Je compris tout de suite
+qu'il était arrivé un accident au vieux Bélisaire et je courus vers
+l'endroit d'où venait tout le tapage. Mlle de Galais me suivit de loin.
+Du fond de la pelouse on avait dû remarquer notre mouvement, car
+j'entendis, au moment où j'entrai dans le taillis, les cris des gens qui
+accouraient.
+
+Le vieux Bélisaire, attaché trop bas, s'était pris une patte de devant
+dans sa longe; il n'avait pas bougé jusqu'au moment où M. de Galais et
+Delouche, au cours de leur promenade, s'étaient approchés de lui;
+effrayé, excité par l'avoine insolite qu'on lui avait donnée, il s'était
+débattu furieusement; les deux hommes avaient essayé de le délivrer,
+mais si maladroitement qu'ils avaient réussi à l'empêtrer davantage,
+tout en risquant d'essuyer de dangereux coups de sabots. C'est à ce
+moment que par hasard Meaulnes, revenant des Aubiers, était tombé sur le
+groupe. Furieux de tant de gaucherie, il avait bousculé les deux hommes
+au risque de les envoyer rouler dans le buisson. Avec précaution mais en
+un tour de main il avait délivré Bélisaire. Trop tard, car le mal était
+déjà fait; le cheval devait avoir un nerf foulé, quelque chose de brisé
+peut-être, car il se tenait piteusement la tête basse, sa selle à demi
+dessanglée sur le dos, une patte repliée sous son ventre et toute
+tremblante. Meaulnes, penché, le tâtait et l'examinait sans rien dire.
+
+Lorsqu'il releva la tête, presque tout le monde était là rassemblé, mais
+il ne vit personne. Il était fâché rouge.
+
+--Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu l'attacher de la sorte! Et lui
+laisser sa selle sur le dos toute la journée? Et qui a eu l'audace de
+seller ce vieux cheval, bon tout au plus pour une carriole.
+
+Delouche voulut dire quelque chose--tout prendre sur lui.
+
+--Tais-toi donc! C'est ta faute encore. Je t'ai vu tirer bêtement sur sa
+longe pour le dégager.
+
+Et se baissant de nouveau, il se remit à frotter le jarret du cheval
+avec le plat de la main.
+
+M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le tort de vouloir sortir
+de sa réserve. Il bégaya:
+
+--Les officiers de marine ont l'habitude... Mon cheval...
+
+--Ah! il est à vous? dit Meaulnes un peu calmé, très rouge, en tournant
+la tête de côté vers le vieillard.
+
+Je crus qu'il allait changer de ton, faire des excuses. Il souffla un
+instant. Et je vis alors qu'il prenait un plaisir amer et désespéré à
+aggraver la situation, à tout briser à jamais, en disant avec insolence:
+
+--Eh bien je ne vous fais pas mon compliment.
+
+Quelqu'un suggéra:
+
+--Peut-être que de l'eau fraîche... En le baignant dans le gué...
+
+--Il faut, dit Meaulnes sans répondre, emmener tout de suite ce vieux
+cheval, pendant qu'il peut encore marcher,--et il n'y a pas de temps à
+perdre!--le mettre à l'écurie et ne jamais plus l'en sortir.
+
+Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussitôt. Mais Mlle de Galais les
+remercia vivement. Le visage en feu, prête à fondre en larmes, elle dit
+au revoir à tout le monde, et même à Meaulnes décontenancé, qui n'osa
+pas la regarder. Elle prit la bête par les rênes, comme on donne à
+quelqu'un la main, plutôt pour s'approcher d'elle davantage que pour la
+conduire... Le vent de cette fin d'été était si tiède sur le chemin des
+Sablonnières qu'on se serait cru au mois de mai, et les feuilles des
+haies tremblaient à la brise du sud... Nous la vîmes partir ainsi, son
+bras à demi sorti du manteau, tenant dans sa main étroite la grosse rêne
+de cuir. Son père marchait péniblement à côté d'elle...
+
+Triste fin de soirée! Peu à peu, chacun ramassa ses paquets, ses
+couverts; on plia les chaises, on démonta les tables; une à une, les
+voitures chargées de bagages et de gens partirent, avec des chapeaux
+levés et des mouchoirs agités. Les derniers nous restâmes sur le terrain
+avec mon oncle Florentin, qui ruminait comme nous, sans rien dire, ses
+regrets et sa grosse déception.
+
+Nous aussi, nous partîmes, emportés vivement, dans notre voiture bien
+suspendue, par notre beau cheval alezan. La roue grinça au tournant dans
+le sable et bientôt, Meaulnes et moi, qui étions assis sur le siège de
+derrière, nous vîmes disparaître sur la petite route l'entrée du chemin
+de traverse que le vieux Bélisaire et ses maîtres avaient pris...
+
+Mais alors mon compagnon--l'être que je sache au monde le plus incapable
+de pleurer--tourna soudain vers moi son visage bouleversé par une
+irrésistible montée de larmes.
+
+--Arrêtez, voulez-vous? dit-il en mettant la main sur l'épaule de
+Florentin. Ne vous occupez pas de moi? Je reviendrai tout seul, à pied.
+
+Et d'un bond, la main au garde-boue de la voiture, il sauta à terre. A
+notre stupéfaction, rebroussant chemin, il se prit à courir, et courut
+jusqu'au petit chemin que nous venions de passer, les chemin des
+Sablonnières. Il dut arriver au Domaine par cette allée de sapins qu'il
+avait suivie jadis, où il avait entendu, vagabond caché dans les basses
+branches, la conversation mystérieuse des beaux enfants inconnus...
+
+Et c'est ce soir-là, avec des sanglots, qu'il demanda en mariage Mlle de
+Galais.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+LE JOUR DES NOCES
+
+
+C'est un jeudi, au commencement de février, un beau jeudi soir glacé, où
+le grand vent souffle. Il est trois heures et demie, quatre heures...
+Sur les haies, auprès des bourgs, les lessives sont étendues depuis midi
+et sèchent à la bourrasque. Dans chaque maison, le feu de la salle à
+manger fait luire tout un reposoir de joujoux vernis. Fatigué de jouer,
+l'enfant s'est assis auprès de sa mère et il lui fait raconter la
+journée de son mariage...
+
+Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n'a qu'à monter dans son
+grenier et il entendra, jusqu'au soir, siffler et gémir les naufrages;
+il n'a qu'à s'en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son
+foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer.
+Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, au bord d'un chemin boueux,
+la maison des Sablonnières, où mon ami Meaulnes est rentré avec Yvonne
+de Galais, qui est sa femme depuis midi.
+
+Les fiançailles ont duré cinq mois. Elles ont été paisibles, aussi
+paisibles que la première entrevue avait été mouvementée. Meaulnes est
+venu très souvent aux Sablonnières, à bicyclette ou en voiture. Plus de
+deux fois par semaine, cousant ou lisant près de la grande fenêtre qui
+donne sur la lande et les sapins, Mlle de Galais a vu tout d'un coup sa
+haute silhouette rapide passer derrière le rideau, car il vient toujours
+par l'allée détournée qu'il a prise autrefois. Mais c'est la seule
+allusion--tacite--qu'il fasse au passé. Le bonheur semble avoir endormi
+son étrange tourment.
+
+De petits événements ont fait date pendant ces cinq calmes mois. On m'a
+nommé instituteur au hameau de Saint-Benoist des Champs. Saint-Benoist
+n'est pas un village. Ce sont des fermes disséminées à travers la
+campagne, et la maison d'école est complètement isolée sur une côte au
+bord de la route. Je mène une vie bien solitaire; mais, en passant par
+les champs, il ne faut que trois quarts d'heure de marche pour gagner
+les Sablonnières.
+
+Delouche est maintenant chez son oncle, qui est entrepreneur de
+maçonnerie au Vieux-Nançay. Ce sera bientôt lui le patron. Il vient
+souvent me voir. Meaulnes, sur la prière de Mlle de Galais, est
+maintenant très aimable avec lui.
+
+Et ceci explique comment nous sommes là tous deux à rôder, vers quatre
+heures de l'après-midi, alors que les gens de la noce sont déjà tous
+repartis.
+
+Le mariage s'est fait à midi, avec le plus de silence possible, dans
+l'ancienne chapelle des Sablonnières qu'on n'a pas abattue et que les
+sapins cachent à moitié sur le versant de la côte prochaine. Après un
+déjeuner rapide, la mère de Meaulnes, M. Seurel et Millie, Florentin et
+les autres sont remontés en voiture. Il n'est resté que Jasmin et moi...
+
+Nous errons à la lisière des bois qui sont derrière la maison des
+Sablonnières, au bord du grand terrain en friche, emplacement ancien du
+Domaine aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer et sans savoir
+pourquoi, nous sommes remplis d'inquiétude. En vain nous essayons de
+distraire nos pensées et de tromper notre angoisse en nous montrant, au
+cours de notre promenade errante, les bauges des lièvres et les petits
+sillons de sable où les lapins ont gratté fraîchement... un collet
+tendu... la trace d'un braconnier... Mais sans cesse nous revenons à ce
+bord du taillis, d'où l'on découvre la maison silencieuse et fermée...
+
+Au bas de la grande croisée qui donne sur les sapins, il y a un balcon
+de bois, envahi par les herbes folles, que couche le vent. Une lueur
+comme d'un feu allumé se reflète sur les carreaux de la fenêtre. De
+temps à autre, une ombre passe. Tout autour, dans les champs
+environnants, dans le potager, dans le seule ferme qui reste des
+anciennes dépendances, silence et solitude. Les métayers sont partis au
+bourg pour fêter le bonheur de leurs maîtres.
+
+De temps à autre, le vent chargé d'une buée qui est presque de la pluie
+nous mouille la figure et nous apporte la parole perdue d'un piano.
+Là-bas, dans la maison fermée, quelqu'un joue. Je m'arrête un instant
+pour écouter en silence. C'est d'abord comme une voix tremblante qui, de
+très loin, ose à peine chanter sa joie... C'est comme le rire d'une
+petite fille qui, dans sa chambre, a été chercher tous ses jouets et les
+répand devant son ami... Je pense aussi à la joie craintive encore d'une
+femme qui a été mettre une belle robe et qui vient la montrer et ne sait
+pas si elle plaira... Cet air que je ne connais pas, c'est aussi une
+prière, une supplication au bonheur de ne pas être trop cruel, un salut
+et comme un agenouillement devant le bonheur...
+
+Je pense: «Ils sont heureux enfin. Meaulnes est là-bas près d'elle...»
+
+Et savoir cela, en être sûr, suffit au contentement parfait du brave
+enfant que je suis.
+
+A ce moment, tout absorbé, le visage mouillé par le vent de la plaine
+comme par l'embrun de la mer, je sens qu'on me touche l'épaule:
+
+--Écoute! dit Jasmin tout bas.
+
+Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger; et, lui-même, la tête
+inclinée, le sourcil froncé, il écoute...
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+L'APPEL DE FRANTZ
+
+
+--Hou-ou!
+
+Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel sur deux notes,
+haute et basse, que j'ai déjà entendu jadis... Ah! je me souviens: c'est
+le cri du grand comédien lorsqu'il hélait son jeune compagnon à la
+grille de l'école. C'est l'appel à quoi Frantz nous avait fait jurer de
+nous rendre, n'importe où et n'importe quand. Mais que demande-t-il ici,
+aujourd'hui, celui-là?
+
+--Cela vient de la grande sapinière à gauche, dis-je à mi-voix. C'est un
+braconnier sans doute.
+
+Jasmin secoua la tête:
+
+--Tu sais bien que non, dit-il.
+
+Puis, plus bas:
+
+--Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis ce matin. J'ai surpris
+Ganache à onze heures en train de guetter dans un champ auprès de la
+chapelle. Il a détalé en m'apercevant. Ils sont venus de loin peut-être
+à bicyclette, car il était couvert de boue jusqu'au milieu du dos...
+
+--Mais que cherchent-ils?
+
+--Je n'en sais rien. Mais à coup sûr il faut que nous les chassions. Il
+ne faut pas les laisser rôder aux alentours. Ou bien toutes les folies
+vont recommencer...
+
+Je suis de cet avis, sans l'avouer.
+
+--Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de voir ce qu'ils veulent et
+de leur faire entendre raison...
+
+Lentement, silencieusement, nous nous glissons donc en nous baissant à
+travers le taillis jusqu'à la grande sapinière, d'où part, à intervalles
+réguliers, ce cri prolongé qui n'est pas en soi plus triste qu'autre
+chose, mais qui nous semble à tous les deux de sinistre augure.
+
+Il est difficile, dans cette partie du bois de sapins, où le regard
+s'enfonce entre les troncs régulièrement plantés, de surprendre
+quelqu'un et de s'avancer sans être vu. Nous n'essayons même pas. Je me
+poste à l'angle du bois. Jasmin va se placer à l'angle opposé, de façon
+à commander comme moi, de l'extérieur, deux des côtés du rectangle et à
+ne pas laisser fuir l'un des bohémiens sans le héler. Ces dispositions
+prises, je commence à jouer mon rôle d'éclaireur pacifique et j'appelle:
+
+--Frantz!...
+
+«...Frantz! Ne craignez rien. C'est moi, Seurel; je voudrais vous
+parler...
+
+Un instant de silence; je vais me décider à crier encore, lorsque, au
+coeur même de la sapinière, où mon regard n'atteint pas tout à fait, une
+voix commande:
+
+--Restez où vous êtes: il va venir vous trouver.
+
+Peu à peu, entre les grands sapins que l'éloignement fait paraître
+serrés, je distingue la silhouette du jeune homme qui s'approche. Il
+paraît couvert de boue et mal vêtu; des épingles de bicyclette serrent
+le bas de son pantalon, une vieille casquette à ancre est plaquée sur
+ses cheveux trop longs; je vois maintenant sa figure amaigrie... Il
+semble avoir pleuré.
+
+S'approchant de moi, résolument:
+
+--Que voulez-vous? demande-t-il d'un air très insolent.
+
+--Et vous-même, Frantz, que faites-vous ici? Pourquoi venez-vous
+troubler ceux qui sont heureux? Qu'avez-vous à demander? Dites-le.
+
+Ainsi interrogé directement, il rougit un peu, balbutie, répond
+seulement:
+
+--Je suis malheureux, moi, je suis malheureux.
+
+Puis, la tête dans le bras, appuyé à un tronc d'arbre, il se prend à
+sangloter amèrement. Nous avons fait quelques pas dans la sapinière.
+L'endroit est parfaitement silencieux. Pas même la voix du vent que les
+grands sapins de la lisière arrêtent. Entre les troncs réguliers se
+répète et s'éteint le bruit des sanglots étouffés du jeune homme.
+J'attendis que cette crise s'apaise et je dis, en lui mettant la main
+sur l'épaule:
+
+--Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous mènerai auprès d'eux. Ils vous
+accueilleront comme un enfant perdu qu'on a retrouvé et toute sera fini.
+
+Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix assourdie par les larmes,
+malheureux, entêté, colère, il reprenait:
+
+--Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi? Pourquoi ne répond-il pas
+quand je l'appelle? Pourquoi ne tient-il pas sa promesse?
+
+--Voyons, Frantz, répondis-je, le temps des fantasmagories et des
+enfantillages est passé. Ne troublez pas avec des folies le bonheur de
+ceux que vous aimez; de votre soeur et d'Augustin Meaulnes.
+
+--Mais lui seul peut me sauver, vous le savez bien. Lui seul est capable
+de retrouver la trace que je cherche. Voilà bientôt trois ans que
+Ganache et moi nous battons toute la France sans résultat. Je n'avais
+plus confiance qu'en votre ami. Et voici qu'il ne répond plus. Il a
+trouvé son amour, lui. Pourquoi maintenant, ne pense-t-il pas à moi? Il
+faut qu'il se mette en route. Yvonne le laissera bien partir... Elle ne
+m'a jamais rien refusé.
+
+Il me montrait un visage où, dans la poussière et la boue, les larmes
+avaient tracé des sillons sales, un visage de vieux gamin épuisé et
+battu. Ses yeux étaient cernés de taches de rousseur; son menton, mal
+rasé; ses cheveux trop longs traînaient sur son col sale. Les mains dans
+les poches, il grelottait. Ce n'était plus ce royal enfant en guenilles
+des années passées. De coeur, sans doute, il était plus enfant que
+jamais: impérieux, fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet
+enfantillage était pénible à supporter chez ce garçon déjà légèrement
+vieilli... Naguère, il y avait en lui tant d'orgueilleuse jeunesse que
+toute folie au monde lui paraissait permise. A présent, on était d'abord
+tenté de le plaindre pour n'avoir pas réussi sa vie; puis de lui
+reprocher ce rôle absurde de jeune héros romantique où je le voyais
+s'entêter... Et enfin je pensais malgré moi que notre beau Frantz aux
+belles amours avait dû se mettre à voler pour vivre, tout comme son
+compagnon Ganache... Tant d'orgueil avait abouti à cela!
+
+--Si je vous promets, dis-je enfin, après avoir réfléchi, que dans
+quelques jours Meaulnes se mettra en campagne pour vous, rien que pour
+vous?...
+
+--Il réussira, n'est-ce pas? Vous en êtes sûr? me demanda-t-il en
+claquant des dents.
+
+--Je le pense. Tout devient possible avec lui!
+
+--Et comment le saurai-je? Qui me le dira?
+
+--Vous reviendrez ici dans un an exactement, à cette même heure: vous
+trouverez la jeune fille que vous aimez.
+
+Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler les nouveaux époux, mais
+m'enquérir auprès de la tante Moinel et faire diligence moi-même pour
+trouver la jeune fille.
+
+Le bohémien me regardait dans les yeux avec une volonté de confiance
+vraiment admirable. Quinze ans, il avait encore et tout de même quinze
+ans!--l'âge que nous avions à Sainte-Agathe, le soir du balayage des
+classes, quand nous fîmes tous les trois ce terrible serment enfantin.
+
+Le désespoir le reprit lorsqu'il fut obligé de dire:
+
+--Eh bien, nous allons partir.
+
+Il regarda, certainement avec un grand serrement de coeur, tous ces bois
+d'alentour qu'il allait de nouveau quitter.
+
+--Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les routes d'Allemagne. Nous
+avons laissé nos voitures au loin. Et depuis trente heures, nous
+marchions sans arrêt. Nous pensions arriver à temps pour emmener
+Meaulnes avant le mariage et chercher avec lui ma fiancée, comme il a
+cherché le Domaine des Sablonnières.
+
+Puis, repris par sa terrible puérilité:
+
+--Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant, parce que si je le
+rencontrais ce serait affreux.
+
+Peu à peu, entre les sapins, je vis disparaître sa silhouette grise.
+J'appelai Jasmin et nous allâmes reprendre notre faction. Mais presque
+aussitôt, nous aperçûmes, là-bas, Augustin qui fermait les volets de la
+maison et nous fûmes frappés par l'étrangeté de son allure.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+LES GENS HEUREUX
+
+
+Plus tard, j'ai su par le menu détail tout ce qui s'était passé
+là-bas...
+
+Dans le salon des Sablonnières, dès le début de l'après-midi, Meaulnes
+et sa femme, que j'appelle encore Mlle de Galais, sont restés
+complètement seuls. Tous les invités partis, le vieux M. de Galais a
+ouvert la porte, laissant une seconde le grand vent pénétrer dans la
+maison et gémir; puis il s'est dirigé vers le Vieux-Nançay et ne
+reviendra qu'à l'heure du dîner, pour fermer tout à clef et donner des
+ordres à la métairie. Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant
+jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans
+feuilles qui cogne la vitre, du côté de la lande. Comme deux passagers
+dans un bateau à la dérive, ils sont, dans le grand vent d'hiver, deux
+amants enfermés avec le bonheur.
+
+ * * * * *
+
+«Le feu menace de s'éteindre» dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre
+une bûche dans le coffre.
+
+Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même le bois dans le feu.
+
+Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils restèrent là,
+debout, l'un devant l'autre, étouffés comme par une grande nouvelle qui
+ne pouvait pas se dire.
+
+Le vent roulait avec le bruit d'une rivière débordée. De temps à autre
+une goutte d'eau, diagonalement, comme sur la portière d'un train,
+rayait la vitre.
+
+Alors la jeune fille s'échappa. Elle ouvrit la porte du couloir et
+disparut avec un sourire mystérieux. Un instant, dans la demi-obscurité,
+Augustin resta seul... Le tic tac d'une petite pendule faisait penser à
+la salle à manger de Sainte-Agathe... Il songea sans doute: «C'est donc
+ici la maison tant cherchée, le couloir jadis plein de chuchotements et
+de passages étranges...»
+
+C'est à ce moment qu'il dut entendre--Mlle de Galais me dit plus tard
+l'avoir entendu aussi--le premier cri de Frantz, tout près de la maison.
+
+La jeune femme, alors, eut beau lui montrer les choses merveilleuses
+dont elle était chargée: ses jouets de petite fille, toutes ses
+photographies d'enfant: elle en cantinière, elle et Frantz sur les
+genoux de leur mère, qui était si jolie... puis tout ce qui restait de
+ses sages petites robes de jadis: «jusqu'à celle-ci que je portais,
+voyez, vers le temps où vous alliez bientôt me connaître, où vous
+arriviez, je crois, au cours de Sainte-Agathe...», Meaulnes ne voyait
+plus rien et n'entendait plus rien.
+
+Un instant pourtant il parut ressaisi par la pensée de son
+extraordinaire, inimaginable bonheur:
+
+--Vous êtes là,--dit-il sourdement, comme si le dire seulement donnait
+le vertige,--vous passez auprès de la table et votre main s'y pose un
+instant...
+
+Et encore:
+
+--Ma mère, lorsqu'elle était jeune femme, penchait ainsi légèrement son
+buste sur sa taille pour me parler... Et quand elle se mettait au
+piano...
+
+Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne vînt. Mais il
+faisait sombre dans ce coin du salon et l'on fut obligé d'allumer une
+bougie. L'abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille, augmentait ce
+rouge dont elle était marquée aux pommettes et qui était le signe d'une
+grande anxiété.
+
+Là-bas, à la lisière du bois, je commençai d'entendre cette chanson
+tremblante que nous apportait le vent, coupée bientôt par le second cri
+des deux fous, qui s'étaient rapprochés de nous dans les sapins.
+
+Longtemps Meaulnes écouta la jeune fille en regardant silencieusement
+par une fenêtre. Plusieurs fois il se tourna vers le doux visage plein
+de faiblesse et d'angoisse. Puis il s'approcha d'Yvonne et, très
+légèrement, il mit sa main sur son épaule. Elle sentit doucement peser
+auprès de son cou cette caresse à laquelle il aurait fallu savoir
+répondre.
+
+--Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer les volets. Mais ne cessez
+pas de jouer...
+
+Que se passa-t-il alors dans ce coeur obscur et sauvage? Je me le suis
+souvent demandé et je ne l'ai su que lorsqu'il fut trop tard. Remords
+ignorés? Regrets inexplicables? Peur de voir s'évanouir bientôt entre
+ses mains ce bonheur inouï qu'il tenait si serré? Et alors tentation
+terrible de jeter irrémédiablement à terre, tout de suite, cette
+merveille qu'il avait conquise?...
+
+Il sortit lentement, silencieusement, après avoir regardé sa jeune femme
+une fois encore. Nous le vîmes, de la lisière du bois, fermer d'abord
+avec hésitation un volet, puis regarder vaguement vers nous, en fermer
+un autre, et soudain s'enfuir à toutes jambes dans notre direction. Il
+arriva près de nous avant que nous eussions pu songer à nous dissimuler
+davantage. Il nous aperçut, comme il allait franchir une petite haie
+récemment plantée et qui formait la limite d'un pré. Il fit un écart. Je
+me rappelle son allure hagarde, son air de bête traquée... Il fit mine
+de revenir sur ses pas pour franchir la haie du côté du petit ruisseau.
+
+Je l'appelai.
+
+--Meaulnes!... Augustin!...
+
+Mais il ne tournait pas même la tête. Alors, persuadé que cela seulement
+pourrait le retenir:
+
+--Frantz est là, criai-je. Arrête!
+
+Il s'arrêta enfin. Haletant et sans me laisser le temps de préparer ce
+que je pourrais dire:
+
+--Il est là! dit-il. Que réclame-t-il?
+
+--Il est malheureux, répondis-je. Il venait te demander de l'aide, pour
+retrouver ce qu'il a perdu.
+
+--Ah! fit-il, baissant la tête. Je m'en doutais bien. J'avais beau
+essayer d'endormir cette pensée-là... Mais où est-il? Raconte vite.
+
+Je dis que Frantz venait de partir et que certainement on ne le
+rejoindrait plus maintenant. Ce fut pour Meaulnes une grande déception.
+Il hésita, fit deux ou trois pas, s'arrêta. Il paraissait au comble de
+l'indécision et du chagrin. Je lui racontai ce que j'avais promis en son
+nom au jeune homme. Je dis que je lui avais donné rendez-vous dans un an
+à la même place.
+
+Augustin, si calme en général, était maintenant dans un état de
+nervosité et d'impatience extraordinaires:
+
+--Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais oui, sans doute, je puis le
+sauver. Mais il faut que ce soit tout de suite. Il faut que je le voie,
+que je lui parle, qu'il me pardonne et que je répare tout... Autrement
+je ne peux plus me présenter là-bas...
+
+Et il se tourna vers la maison des Sablonnières.
+
+--Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine que tu lui as faite, tu es
+en train de détruire ton bonheur.
+
+--Ah! si ce n'était que cette promesse, fit-il.
+
+Et ainsi je connus qu'autre chose liait les deux jeunes hommes, mais
+sans pouvoir deviner quoi.
+
+--En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de courir. Ils sont
+maintenant en route pour l'Allemagne.
+
+Il allait répondre, lorsqu'une figure échevelée, hagarde, se dressa
+entre nous. C'était Mlle de Galais. Elle avait dû courir, car elle avait
+le visage baigné de sueur. Elle avait dû tomber et se blesser, car elle
+avait le front écorché au-dessus de l'oeil droit et du sang figé dans
+les cheveux.
+
+Il m'est arrivé, dans les quartiers pauvres de Paris, de voir soudain,
+descendue dans la rue, séparé par des agents intervenus dans la
+bataille, un ménage qu'on croyait heureux, uni, honnête. Le scandale a
+éclaté tout d'un coup, n'importe quand, à l'instant de se mettre à
+table, le dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter la fête du
+petit garçon...--et maintenant tout est oublié, saccagé. L'homme et la
+femme, au milieu du tumulte, ne sont plus que deux démons pitoyables et
+les enfants en larmes se jettent contre eux, les embrassent étroitement,
+les supplient de se taire et de ne plus se battre.
+
+Mlle de Galais, quand elle arriva près de Meaulnes, me fit penser à un
+de ces enfants-là, à un de ces pauvres enfants affolés. Je crois que
+tous ses amis, tout un village, tout un monde l'eût regardée, qu'elle
+fût accourue tout de même, qu'elle fût tombée de la même façon,
+échevelée, pleurante, salie.
+
+Mais quand elle eut compris que Meaulnes était bien là, que cette fois
+du moins, il ne l'abandonnerait pas, alors elles passa son bras sous le
+sien, puis elle ne put s'empêcher de rire au milieu de ses larmes comme
+un petit enfant. Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme
+elle avait tiré son mouchoir, Meaulnes le lui prit doucement des mains:
+avec précaution et application, il essuya le sang qui tachait la
+chevelure de la jeune fille.
+
+--Il faut rentrer, maintenant, dit-il.
+
+Et je les lassai retourner tous les deux, dans le beau grand vent du
+soir d'hiver qui leur fouettait le visage,--lui, l'aidant de la main aux
+passages difficiles; elle, souriant et se hâtant,--vers leur demeure
+pour un instant abandonnée.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+LA «MAISON DE FRANTZ»
+
+
+Mal rassuré, en proie à une sourde inquiétude, que l'heureux dénouement
+du tumulte de la veille n'avait pas suffi à dissiper, il me fallut
+rester enfermé dans l'école pendant toute la journée du lendemain. Sitôt
+après l'heure d'«étude» qui suit la classe du soir, je pris le chemin
+des Sablonnières. La nuit tombait quand j'arrivai dans l'allée de sapins
+qui menait à la maison. Tous les volets étaient déjà clos. Je craignis
+d'être importun, en me présentant à cette heure tardive, le lendemain
+d'un mariage. Je restai fort tard à rôder sur la lisière du jardin et
+dans les terres avoisinantes, espérant toujours voir sortir quelqu'un de
+la maison fermée... Mais mon espoir fut déçu. Dans la métairie voisine
+elle-même, rien ne bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hanté par les
+imaginations les plus sombres.
+
+Le lendemain samedi, mêmes incertitudes. Le soir, je pris en hâte ma
+pèlerine, mon bâton, un morceau de pain, pour manger en route, et
+j'arrivai, quand la nuit tombait déjà, pour trouver tout fermé aux
+Sablonnières, comme la veille... Un peu de lumière au premier étage;
+mais aucun bruit; pas un mouvement... Pourtant, de la cour de la
+métairie je vis cette fois la porte de la ferme ouverte, le feu allumé
+dans la grande cuisine et j'entendis le bruit habituel des voix et des
+pas à l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me renseigner. Je ne
+pouvais rien dire ni rien demander à ces gens. Et je retournai guetter
+encore, attendre en vain, pensant toujours voir la porte s'ouvrir et
+surgir enfin la haute silhouette d'Augustin.
+
+C'est le dimanche seulement, dans l'après-midi, que je résolus de sonner
+à la porte des Sablonnières. Tandis que je grimpais les coteaux dénudés,
+j'entendais sonner au loin les vêpres du dimanche d'hiver. Je me sentais
+solitaire et désolé. Je ne sais quel pressentiment triste m'envahissait.
+Et je ne fus qu'à demi surpris lorsque à mon coup de sonnette, je vis M.
+de Galais tout seul paraître et me parler à voix basse: Mlle de Galais
+était alitée, avec une fièvre violente; Meaulnes avait dû partir dès
+vendredi matin pour un long voyage; on ne sait quand il reviendrait...
+
+Et comme le vieillard, très embarrassé, très triste, ne m'offrait pas
+d'entrer, je pris aussitôt congé de lui. La porte refermée, je restai un
+instant sur le perron, le coeur serré, dans un désarroi absolu, à
+regarder sans savoir pourquoi une branche de glycine desséchée que le
+vent balançait tristement dans un rayon de soleil.
+
+Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait depuis son séjour à Paris
+avait fini par être le plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon
+échappât à la fin à son bonheur tenace...
+
+Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins demander des nouvelles d'Yvonne
+de Galais, jusqu'au soir où, convalescente enfin, elle me fit prier
+d'entrer. Je la trouvai, assise auprès du feu, dans le salon dont la
+grande fenêtre basse donnait sur la terre et les bois. Elle n'était
+point pâle comme je l'avais imaginé, mais toute enfiévrée, au contraire,
+avec de vives taches rouges sous les yeux, et dans un état d'agitation
+extrême. Bien qu'elle parût très faible encore, elle s'était habillée
+comme pour sortir. Elle parlait peu, mais elle disait chaque phrase avec
+une animation extraordinaire, comme si elle eût voulu se persuader à
+elle-même que le bonheur n'était pas évanoui encore... Je n'ai pas gardé
+le souvenir de ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que j'en
+vins à demander avec hésitation quand Meaulnes serait de retour.
+
+--Je ne sais pas quand il reviendra, répondit-elle vivement.
+
+Il y avait une supplication dans ses yeux, et je me gardai d'en demander
+davantage.
+
+Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai avec elle auprès du feu,
+dans ce salon bas où la nuit venait plus vite que partout ailleurs.
+Jamais elle ne parlait d'elle-même ni de sa peine cachée. Mais elle ne
+se lassait pas de me faire conter par le détail notre existence
+d'écoliers de Sainte-Agathe.
+
+Elle écoutait gravement, tendrement, avec un intérêt quasi maternel, le
+récit de nos misères de grands enfants. Elle ne paraissait jamais
+surprise, pas même de nos enfantillages les plus audacieux, les plus
+dangereux. Cette tendresse attentive qu'elle tenait de M. de Galais, les
+aventures déplorables de son frère ne l'avaient point lassée. Le seul
+regret que lui inspirât le passé, c'était, je pense, de n'avoir point
+encore été pour son frère une confidente assez intime, puisque, au
+moment de sa grande débâcle, il n'avait rien osé lui dire non plus qu'à
+personne et s'était jugé perdu sans recours. Et c'était là, quand j'y
+songe, une lourde tâche qu'avait assumée la jeune femme,--tâche
+périlleuse, de seconder un esprit follement chimérique comme son
+frère;--tâche écrasante, quand il s'agissait de lier partie avec ce
+coeur aventureux qu'était mon ami le grand Meaulnes.
+
+ * * * * *
+
+De cette foi qu'elle gardait dans les rêves enfantins de son frère, de
+ce soin qu'elle apportait à lui conserver au moins des bribes de ce rêve
+dans lequel il avait vécu jusqu'à vingt ans, elle me donna un jour la
+preuve la plus touchante et je dirai presque la plus mystérieuse.
+
+Ce fut par une soirée d'avril désolée comme une fin d'automne. Depuis
+près d'un mois nous vivions dans un doux printemps prématuré, et la
+jeune femme avait repris en compagnie de M. de Galais les longues
+promenades qu'elle aimait. Mais ce jour-là, se vieillard se trouvant
+fatigué et moi-même libre, elle me demanda de l'accompagner malgré le
+temps menaçant. A plus d'une demi-lieue des Sablonnières, en longeant
+l'étang, l'orage, la pluie, la grêle nous surprirent. Sous le hangar où
+nous nous étions abrités contre l'averse interminable, le vent nous
+glaçait, debout l'un près de l'autre, pensifs, devant le paysage noirci.
+Je la revois, dans sa douce robe sévère, toute pâlie, toute tourmentée.
+
+--Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes partis depuis si longtemps.
+Qu'a-t-il pu se passer?
+
+Mais, à mon étonnement, lorsqu'il nous fut possible enfin de quitter
+notre abri, la jeune femme, au lieu de revenir vers les Sablonnières,
+continua son chemin et me demanda de la suivre. Nous arrivâmes, après
+avoir longtemps marché, devant une maison que je ne connaissais pas,
+isolée, au bord d'un chemin défoncé qui devait aller vers Préveranges.
+C'était une petite maison bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien
+ne distinguait du type usuel dans ce pays, sinon son éloignement et son
+isolement.
+
+A voir Yvonne de Galais, on eût dit que cette maison nous appartenait et
+que nous l'avions abandonnée durant un long voyage. Elle ouvrit, en se
+penchant, une petite grille, et se hâta d'inspecter avec inquiétude le
+lieu solitaire. Une grande cour herbeuse, où des enfants avaient dû
+venir jouer pendant les longues et lentes soirées de la fin de l'hiver,
+était ravinée par l'orage. Un cerceau trempait dans une flaque d'eau.
+Dans les jardinets où les enfants avaient semé des fleurs et des pois,
+la grande pluie n'avait laissé que des traînées de gravier blanc. Et
+enfin nous découvrîmes, blottie contre le seuil d'une des portes
+mouillées, toute une couvée de poussins transpercée par l'averse.
+Presque tous étaient morts sous les ailes raidies et les plumes fripées
+de la mère.
+
+A ce spectacle pitoyable, la jeune femme eut un cri étouffé. Elle se
+pencha et, sans souci de l'eau ni de la boue, triant les poussins
+vivants d'entre les morts, elle les mit dans un pan de son manteau. Puis
+nous entrâmes dans la maison dont elle avait la clef. Quatre portes
+ouvraient sur un étroit couloir où le vent s'engouffra en sifflant.
+Yvonne de Galais ouvrit la première à notre droite et me fit pénétrer
+dans une chambre sombre, ou je distinguai, après un moment d'hésitation,
+une grande glace et un petit lit recouvert, à la mode campagnarde, d'un
+édredon de soie rouge. Quant à elle, après avoir cherché un instant dans
+le reste de l'appartement, elle revint, portant la couvée malade dans
+une corbeille garnie de duvet, qu'elle glissa précieusement sous
+l'édredon. Et, tandis qu'un rayon de soleil languissant, le premier et
+le dernier de la journée, faisait plus pâles nos visages et plus obscure
+la tombée de la nuit, nous étions là, debout, glacés et tourmentés, dans
+la maison étrange!
+
+D'instant en instant, elle allait regarder dans le nid fiévreux, enlever
+un nouveau poussin mort pour l'empêcher de faire mourir les autres. Et
+chaque fois il nous semblait que quelque chose comme un grand vent par
+les carreaux cassés du grenier, comme un chagrin mystérieux d'enfants
+inconnus, se lamentait silencieusement.
+
+--C'était ici, me dit enfin ma compagne, la maison de Frantz quand il
+était petit. Il avait voulu une maison pour lui tout seul, loin de tout
+le monde, dans laquelle il pût aller jouer, s'amuser et vivre quand cela
+lui plairait. Mon père avait trouvé cette fantaisie si extraordinaire,
+si drôle, qu'il n'avait pas refusé. Et quand cela lui plaisait, un
+jeudi, un dimanche, n'importe quand, Frantz partait habiter dans sa
+maison comme un homme. Les enfants des fermes d'alentour venaient jouer
+avec lui, l'aider à faire son ménage, travailler dans le jardin. C'était
+un jeu merveilleux! Et le soir venu, il n'avait pas peur de coucher tout
+seul. Quant à nous, nous l'admirions tellement que nous ne pensions pas
+même à être inquiets.
+
+»Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec un soupir, la
+maison est vide. M. de Galais, frappé par l'âge et le chagrin, n'a
+jamais rien fait pour retrouver ni rappeler mon frère. Et que
+pourrait-il tenter?
+
+»Moi je passe ici bien souvent. Les petits paysans des environs viennent
+jouer dans la cour comme autrefois. Et je me plais à imaginer que ce
+sont les anciens amis de Frantz; que lui-même est encore un enfant et
+qu'il va revenir bientôt avec la fiancée qu'il s'était choisie.
+
+»Ces enfants-là me connaissent bien. Je joue avec eux. Cette couvée de
+petits poulets était à nous...
+
+Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais rien dit, ce grand regret
+d'avoir perdu son frère si fou, si charmant et si admiré, il avait fallu
+cette averse et cette débâcle enfantine pour qu'elle me les confiât. Et
+je l'écoutais sans rien répondre, le coeur tout gonflé de sanglots...
+
+Les portes et la grille refermées, les poussins remis dans la cabane en
+planches qu'il y avait derrière la maison, elle reprit tristement mon
+bras et je la reconduisis.
+
+ * * * * *
+
+Des semaines, des mois passèrent. Époque passée! Bonheur perdu! De celle
+qui avait été la fée, la princesse et l'amour mystérieux de toute notre
+adolescence, c'est à moi qu'il était échu de prendre le bras et de dire
+ce qu'il fallait pour adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon
+avait fui. De cette époque, de ces conversations, le soir, après la
+classe que je faisais sur la côte de Saint-Benoist des Champs, de ces
+promenades où la seule chose dont il eût fallu parler était la seule sur
+laquelle nous étions décidés à nous taire, que pourrais-je dire à
+présent? Je n'ai pas gardé d'autre souvenir que celui, à demi effacé
+déjà, d'un beau visage amaigri, de deux yeux dont les paupières
+s'abaissent lentement tandis qu'ils me regardent, comme pour déjà ne
+plus voir qu'un monde intérieur.
+
+Et je suis demeuré son compagnon fidèle--compagnon d'une attente dont
+nous ne parlions pas--durant tout un printemps et tout un été comme il
+n'y en aura jamais plus. Plusieurs fois, nous retournâmes, l'après-midi,
+à la maison de Frantz. Elle ouvrait les portes pour donner de l'air,
+pour que rien ne fût moisi quand le jeune ménage reviendrait. Elle
+s'occupait de la volaille à demi sauvage qui gîtait dans la basse-cour.
+Et le jeudi où le dimanche, nous encouragions les jeux des petits
+campagnards d'alentour, dont les cris et les rires, dans le site
+solitaire, faisaient paraître plus déserte et plus vide encore la petite
+maison abandonnée.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+CONVERSATION SOUS LA PLUIE
+
+
+Le mois d'août, époque des vacances, m'éloigna des Sablonnières et de la
+jeune femme. Je dus aller passer à Sainte-Agathe mes deux mois de congé.
+Je revis la grande cour sèche, le préau, la classe vide... Tout parlait
+du grand Meaulnes. Tout était rempli des souvenirs de notre adolescence
+déjà finie. Pendant ces longues journées jaunies, je m'enfermais comme
+jadis, avant la venue de Meaulnes, dans le cabinet des archives, dans
+les classes désertes. Je lisais, j'écrivais, je me souvenais... Mon père
+était à la pêche au loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du
+piano comme jadis... Et dans le silence absolu de la classe, où les
+couronnes de papier vert déchirées, les enveloppes des livres de prix,
+les tableaux épongés, tout disait que l'année était finie, les
+récompenses distribuées, tout attendait l'automne, la rentrée d'octobre
+et le nouvel effort--je pensais de même que notre jeunesse était finie
+et le bonheur manqué; moi aussi j'attendais la rentrée aux Sablonnières
+et le retour d'Augustin qui peut-être ne reviendrait jamais...
+
+Il y avait cependant une nouvelle heureuse que j'annonçai à Millie,
+lorsqu'elle se décida à m'interroger sur la nouvelle mariée. Je
+redoutais ses questions, sa façon à la fois très innocente et très
+maligne de vous plonger soudain dans l'embarras, en mettant le doigt sur
+votre pensée la plus secrète. Je coupai court à tout en annonçant que la
+jeune femme de mon ami Meaulnes serait mère au mois d'octobre.
+
+A part moi, je me rappelai le jour où Yvonne de Galais m'avait fait
+comprendre cette grande nouvelle. Il y avait eut un silence; de ma part,
+un léger embarras de jeune homme. Et j'avais dit tout de suite,
+inconsidérément, pour le dissiper--songeant trop tard à tout le drame
+que je remuais ainsi:
+
+--Vous devez être bien heureuse?
+
+Mais elle, sans arrière-pensée, sans regret, ni remords, ni rancune,
+elle avait répondu avec un beau sourire de bonheur:
+
+--Oui, bien heureuse.
+
+ * * * * *
+
+Durant cette dernière semaine des vacances, qui est en général la plus
+belle et la plus romantique, semaine de grandes pluies, semaine où l'on
+commence à allumer les feux, et que je passais d'ordinaire à chasser
+dans les sapins noirs et mouillés du Vieux-Nançay, je fis mes
+préparatifs pour rentrer directement à Saint-Benoist des Champs. Firmin,
+ma tante Julie et mes cousines du Vieux-Nançay m'eussent posé trop de
+questions auxquelles je ne voulais pas répondre. Je renonçai pour cette
+fois à mener durant huit jours la vie enivrante de chasseur campagnard
+et je regagnai ma maison d'école quatre jours avant la rentrée des
+classes.
+
+J'arrivai avant la nuit dans la cour déjà tapissée de feuilles jaunies.
+Le voiturier parti, je déballai tristement dans la salle à manger,
+sonore et «renfermée» le paquet de provisions que m'avait fait maman...
+Après un léger repas du bout des dents, impatient, anxieux, je mis ma
+pèlerine et partis pour une fiévreuse promenade qui me mena tout droit
+aux abords des Sablonnières.
+
+Je ne voulus pas m'y introduire en intrus dès le premier soir de mon
+arrivée. Cependant, plus hardi qu'en février, après avoir tourné tout
+autour du Domaine où brillait seule la fenêtre de la jeune femme, je
+franchis, derrière la maison, la clôture du jardin et m'assis sur un
+banc, contre la haie, dans l'ombre commençante, heureux simplement
+d'être là, tout près de ce qui me passionnait et m'inquiétait le plus au
+monde.
+
+La nuit venait. Une pluie fine commençait à tomber. La tête basse, je
+regardais, sans y songer, mes souliers se mouiller peu à peu et luire
+d'eau. L'ombre m'entourait lentement et la fraîcheur me gagnait sans
+troubler ma rêverie. Tendrement, tristement, je rêvais aux chemins
+boueux de Sainte-Agathe, par ce même soir de septembre; j'imaginais la
+place pleine de brume, le garçon boucher qui siffle en allant à la
+pompe, le café illuminé, la joyeuse voiturée avec sa carapace de
+parapluies ouverts qui arrivait avant la fin des vacances, chez l'oncle
+Florentin... Et je me disais tristement: Qu'importe tout ce bonheur,
+puisque Meaulnes, mon compagnon, ne peut pas y être, ni sa jeune
+femme...
+
+C'est alors que, levant la tête, je la vis à deux pas de moi. Ses
+souliers, dans le sable, faisaient un bruit léger que j'avais confondu
+avec celui des gouttes d'eau de la haie. Elle avait sur la tête et les
+épaules un grand fichu de laine noire, et la pluie fine poudrait sur son
+front ses cheveux. Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle aperçu par la
+fenêtre qui donnait sur le jardin. Et elle venait vers moi. Ainsi ma
+mère, autrefois, s'inquiétait et me cherchait pour me dire: «Il faut
+rentrer», mais ayant pris goût à cette promenade sous la pluie et dans
+la nuit, elle disait seulement avec douceur: «Tu vas prendre froid!» et
+restait en ma compagnie à causer longuement...
+
+Yvonne de Galais me tendit une main brûlante, et, renonçant à me faire
+entrer aux Sablonnières, elle s'assit sur le banc moussu et
+vert-de-grisé, du côté le moins mouillé, tandis que debout, appuyé du
+genou à ce même banc, je me penchais vers elle pour l'entendre.
+
+Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir ainsi écourté mes
+vacances:
+
+--Il fallait bien, répondis-je, que je vinsse au plus tôt pour vous
+tenir compagnie.
+
+--Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je suis seule
+encore. Augustin n'est pas revenu...
+
+Prenant ce soupir pour un regret, un reproche étouffé, je commençais à
+dire lentement:
+
+--Tant de folies dans une si noble tête! Peut-être le goût des aventures
+plus fort que tout...
+
+Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut en ce lieu, ce soir-là, que
+pour la première et la dernière fois, elle me parla de Meaulnes.
+
+--Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, François Seurel, mon ami. Il
+n'y a que nous--il n'y a que moi de coupable. Songez à ce que nous avons
+fait...
+
+»Nous lui avons dit: «Voici le bonheur, voici ce que tu as cherché
+pendant toute ta jeunesse, voici la jeune fille qui était à la fin de
+tous tes rêves!
+
+»Comment celui que nous poussions ainsi par les épaules n'aurait-il pas
+été saisi d'hésitation, puis de crainte, puis d'épouvante, et
+n'aurait-il pas cédé à la tentation de s'enfuir!
+
+--Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous étiez ce
+bonheur-là, cette jeune fille-là.
+
+--Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoir cette pensée
+orgueilleuse. C'est cette pensée-là qui est cause de tout.
+
+»Je vous disais: «Peut-être que je ne puis rien faire pour lui». Et au
+fond de moi, je pensais: Puisqu'il m'a tant cherchée et puisque je
+l'aime il faudra bien que je fasse son bonheur.» Mais quand je l'ai vu
+près de moi, avec toute sa fièvre, son inquiétude, son remords
+mystérieux, j'ai compris que je n'étais qu'une pauvre femme comme les
+autres...
+
+»--Je ne suis pas digne de vous, répétait-il, quand ce fut le petit jour
+et la fin de la nuit de nos noces.
+
+»Et j'essayais de le consoler, de le rassurer. Rien ne calmait son
+angoisse. Alors j'ai dit:
+
+»--S'il faut que vous partiez, si je suis venue vers vous au moment où
+rien ne pouvait vous rendre heureux, s'il faut que vous m'abandonniez un
+temps pour ensuite revenir apaisé près de moi, c'est moi qui vous
+demande de partir...
+
+Dans l'ombre je vis qu'elle avait levé les yeux sur moi. C'était comme
+une confession qu'elle m'avait faite, et elle attendait, anxieusement,
+que je l'approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je dire? Certes, au
+fond de moi, je revoyais le grand Meaulnes de jadis, gauche et sauvage,
+qui se faisait toujours punir plutôt que de s'excuser ou de demander une
+permission qu'on lui eût certainement accordée. Sans doute aurait-il
+fallu qu'Yvonne de Galais lui fît violence, et lui prenant la tête entre
+ses mains, lui dît: «Qu'importe ce que vous avez fait; je vous aime;
+tous les hommes ne sont-ils pas des pécheurs?» Sans doute avait-elle eu
+grand tort, par générosité, par esprit de sacrifice, de le rejeter ainsi
+sur la route des aventures... Mais comment aurais-je pu désapprouver
+tant de bonté, tant d'amour!...
+
+Il y eut un long moment de silence, pendant lequel, troublés jusques au
+fond du coeur, nous entendions la pluie froide dégoutter dans les haies
+et sous les branches des arbres.
+
+--Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. Plus rien ne nous
+séparait désormais. Et il m'a embrassée, simplement, comme un mari qui
+laisse sa jeune femme, avant un long voyage...
+
+Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main fiévreuse, puis son bras,
+et nous remontâmes l'allée dans l'obscurité profonde.
+
+--Pourtant il ne vous a jamais écrit? demandai-je.
+
+--Jamais, répondit-elle.
+
+Et alors, la pensée nous venant à tous deux de la vie aventureuse qu'il
+menait à cette heure sur les routes de France ou d'Allemagne, nous
+commençâmes à parler de lui comme nous ne l'avions jamais fait. Détails
+oubliés, impressions anciennes nous revenaient en mémoire, tandis que
+lentement nous regagnions la maison, faisant à chaque pas de longues
+stations pour mieux échanger nos souvenirs... Longtemps--jusqu'aux
+barrières du jardin--dans l'ombre, j'entendis la précieuse voix basse de
+la jeune femme; et moi, repris par mon vieil enthousiasme, je lui
+parlais sans me lasser, avec une amitié profonde, de celui qui nous
+avait abandonnés...
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+LE FARDEAU
+
+
+La classe devait commencer le lundi. Le samedi soir, vers cinq heures,
+une femme du Domaine entra dans la cour de l'école où j'étais occupé à
+scier du bois pour l'hiver. Elle venait m'annoncer qu'une petite fille
+était née aux Sablonnières. L'accouchement avait été difficile. A neuf
+heures du soir il avait fallu demander la sage-femme de Préveranges. A
+minuit, on avait attelé de nouveau pour aller chercher le médecin de
+Vierzon. Il avait dû appliquer les fers. La petite fille avait la tête
+blessée et criait beaucoup mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de
+Galais était maintenant très affaissée, mais elle avait souffert et
+résisté avec une vaillance extraordinaire.
+
+Je laissai là mon travail, courus revêtir un autre paletot, et content,
+en somme, de ces nouvelles, je suivis la bonne femme jusqu'aux
+Sablonnières. Avec précaution, de crainte que l'une des deux blessées ne
+fût endormie, je montai par l'étroit escalier de bois qui menait au
+premier étage. Et là, M. de Galais, le visage fatigué mais heureux me
+fit entrer dans la chambre où l'on avait provisoirement installé le
+berceau entouré de rideaux.
+
+Je n'étais jamais entré dans une maison où fût né le jour même un petit
+enfant. Que cela me paraissait bizarre et mystérieux et bon! Il faisait
+un soir si beau--un véritable soir d'été--que M. de Galais n'avait pas
+craint d'ouvrir la fenêtre qui donnait sur la cour. Accoudé près de moi
+sur l'appui de la croisée, il me racontait, avec épuisement et bonheur,
+le drame de la nuit; et moi qui l'écoutais, je sentais obscurément que
+quelqu'un d'étranger était maintenant avec nous dans la chambre...
+
+Sous les rideaux, cela se mit à crier, un petit cri aigre et prolongé...
+Alors M. de Galais me dit à demi-voix:
+
+--C'est cette blessure à la tête qui la fait crier.
+
+Machinalement--on sentait qu'il faisait cela depuis le matin et que déjà
+il en avait pris l'habitude--il se mit à bercer le petit paquet de
+rideaux.
+
+--Elle a ri déjà, dit-il, et elle prend le doigt. Mais vous ne l'avez
+pas vue?
+
+Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure bouffie, un
+petit crâne allongé et déformé par les fers:
+
+--Ce n'est rien, dit M. de Galais, le médecin a dit que tout cela
+s'arrangerait de soi-même... Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer.
+
+Je découvrais là comme un monde ignoré. Je me sentais le coeur gonflé
+d'une joie étrange que je ne connaissais pas auparavant...
+
+M. de Galais entr'ouvrit avec précaution la porte de la chambre de la
+jeune femme. Elle ne dormait pas.
+
+--Vous pouvez entrer, dit-il.
+
+Elle était étendue, le visage enfiévré, au milieu de ses cheveux blonds
+épars. Elle me tendit la main en souriant d'un air las. Je lui fis
+compliment de sa fille. D'une voix un peu rauque, et avec une rudesse
+inaccoutumée--la rudesse de quelqu'un qui revient du combat:
+
+--Oui, mais on me l'a abîmée, dit-elle en souriant.
+
+Il fallut bientôt partir pour ne pas la fatiguer.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain dimanche, dans l'après-midi, je me rendis avec une hâte
+presque joyeuse aux Sablonnières. A la porte, un écriteau fixé avec des
+épingles arrêta le geste que je faisais déjà:
+
+ _Prière de ne pas sonner._
+
+Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai assez fort.
+J'entendis dans l'intérieur des pas étouffés qui accouraient. Quelqu'un
+que je ne connaissais pas--et qui était le médecin de Vierzon--m'ouvrit:
+
+--Eh bien! qu'y a-t-il? fis-je vivement.
+
+--Chut! chut!--me répondit-il tout bas, l'air fâché. La petite fille a
+failli mourir cette nuit. Et la mère est très mal.
+
+Complètement déconcerté, je le suivis sur la pointe des pieds jusqu'au
+premier étage. La petite fille endormie dans son berceau était toute
+pâle, toute blanche, comme un petit enfant mort. Le médecin pensait la
+sauver. Quant à la mère, il m'affirmait rien... Il me donna de longues
+explications comme au seul ami de la famille. Il parla de congestion
+pulmonaire, d'embolie. Il hésitait, il n'était pas sûr... M. de Galais
+entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard et tremblant.
+
+Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir ce qu'il faisait:
+
+--Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit pas effrayée; il faut, a
+ordonné le médecin, lui persuader que cela va bien.
+
+Tout le sang à la figure, Yvonne de Galais était étendue, la tête
+renversée comme la veille. Les joues et le front rouge sombre, les yeux
+par instants révulsés, comme quelqu'un qui étouffe, elle se défendait
+contre la mort avec un courage et une douceur indicibles.
+
+Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa main en feu, avec tant
+d'amitié que je faillis éclater en sanglots.
+
+--Eh bien, eh bien, dit M. de Galais très fort, avec un enjouement
+affreux, qui semblait de folie, vous voyez que pour une malade elle n'a
+pas trop mauvaise mine!
+
+Et je ne savais que répondre, mais je gardais dans la mienne la main
+horriblement chaude de la jeune femme mourante...
+
+Elle voulut faire un effort pour me dire quelque chose, me demander je
+ne sais quoi; elle tourna les yeux vers moi, puis vers la fenêtre, comme
+pour me faire signe d'aller dehors chercher quelqu'un... Mais alors une
+affreuse crise d'étouffement la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un
+instant, m'avaient appelé si tragiquement, se révulsèrent; ses joues et
+son front noircirent, et elle se débattit doucement, cherchant à
+contenir jusqu'à la fin son épouvante et son désespoir. On se
+précipita--le médecin et les femmes--avec un ballon d'oxygène, des
+serviettes, des flacons; tandis que le vieillard penché sur elle
+criait--criait comme si déjà elle eût été loin de lui, de sa voix rude
+et tremblante:
+
+--N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu n'as pas besoin d'avoir
+peur!
+
+Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu, mais elle continua à
+suffoquer à demi, les yeux blancs, la tête renversée, luttant toujours,
+mais incapable, fût-ce un instant, pour me regarder et me parler, de
+sortir du gouffre où elle était déjà plongée.
+
+... Et comme je n'étais utile à rien, je dus me décider à partir. Sans
+doute, j'aurais pu rester un instant encore; et à cette pensée je me
+sens étreint par un affreux regret. Mais quoi? J'espérais encore. Je me
+persuadais que tout n'était pas si proche.
+
+En arrivant à la lisière des sapins, derrière la maison, songeant au
+regard de la jeune femme tourné vers la fenêtre, j'examinai avec
+l'attention d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la profondeur de
+ce bois par où Augustin était venu jadis et par où il avait fui l'hiver
+précédent. Hélas! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte; pas une
+branche qui remue. Mais, à la longue, là-bas, vers l'allée qui venait de
+Préveranges, j'entendis le son très fin d'une clochette; bientôt parut
+au détour du sentier un enfant avec une calotte rouge et une blouse
+d'écolier que suivait un prêtre... Et je partis, dévorant mes larmes.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain était le jour de la rentrée des classes. A sept heures, il
+y avait déjà deux ou trois gamins dans la cour. J'hésitai longuement à
+descendre, à me montrer. Et lorsque je parus enfin, tournant la clef de
+la classe moisie, qui était fermée depuis deux mois, ce que je redoutais
+le plus au monde arriva: je vis le plus grand des écoliers se détacher
+du groupe qui jouait sous le préau et s'approcher de moi. Il venait me
+dire que «le jeune dame des Sablonnières était morte hier à la tombée de
+la nuit».
+
+Tout se mêle pour moi, tout se confond dans cette douleur. Il me semble
+maintenant que jamais plus je n'aurai le courage de recommencer la
+classe. Rien que traverser la cour aride de l'école, c'est une fatigue
+qui va me briser les genoux. Tout est pénible, tout est amer puisqu'elle
+est morte. Le monde est vide, les vacances sont finies. Finies, les
+longues courses perdues en voiture; finie, la fête mystérieuse... Tout
+redevient la peine que c'était.
+
+J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de classe ce matin. Ils s'en
+vont, par petits groupes, porter cette nouvelle aux autres à travers la
+campagne. Quant à moi, je prends mon chapeau noir, une jaquette bordée
+que j'ai, et je m'en vais misérablement vers les Sablonnières...
+
+... Me voici devant la maison que nous avions tant cherchée il y a trois
+ans! C'est dans cette maison qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin
+Meaulnes, est morte hier soir. Un étranger la prendrait pour une
+chapelle, tant il s'est fait de silence depuis hier dans ce lieu désolé.
+
+Voilà donc ce que nous réservait ce beau matin de rentrée, ce perfide
+soleil d'automne qui glisse sous les branches. Comment lutterais-je
+contre cette affreuse révolte, cette suffocante montée de larmes! Nous
+avions retrouvé la belle jeune fille. Nous l'avions conquise. Elle était
+la femme de mon compagnon et moi je l'aimais de cette amitié profonde et
+secrète qui ne se dit jamais. Je la regardais et j'étais content, comme
+un petit enfant. J'aurais un jour peut-être épousé une autre jeune
+fille, et c'est à elle la première que j'aurais confié la grande
+nouvelle secrète...
+
+Près de la sonnette, au coin de la porte, on a laissé l'écriteau d'hier.
+On a déjà apporté le cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre
+du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui m'accueille, qui me
+raconte la fin et qui entr'ouvre doucement la porte... La voici. Plus de
+fièvre ni de combats. Plus de rougeur, ni d'attente... Rien que le
+silence, et, entouré d'ouate, un dur visage insensible et blanc, un
+front mort d'où sortent les cheveux drus et durs.
+
+M. de Galais, accroupi dans un coin, nous tournant le dos, est en
+chaussettes, sans souliers, et il fouille avec une terrible obstination
+dans des tiroirs en désordre, arrachés d'une armoire. Il en sort de
+temps à autre, avec une crise de sanglots qui lui secoue les épaules
+comme une crise de rire, une photographie ancienne, déjà jaunie, de sa
+fille.
+
+L'enterrement est pour midi. Le médecin craint la décomposition rapide,
+qui suit parfois les embolies. C'est pourquoi le visage, comme tout le
+corps d'ailleurs, est entouré d'ouate imbibée de phénol.
+
+L'habillage terminé--on lui a mis son admirable robe de velours bleu
+sombre, semée par endroits de petites étoiles d'argent, mais il a fallu
+aplatir et friper les belles manches à gigot maintenant démodées--au
+moment de faire monter le cercueil, on s'est aperçu qu'il ne pourrait
+pas tourner dans le couloir trop étroit. Il faudrait avec une corde le
+hisser dehors par la fenêtre et de la même façon le faire descendre
+ensuite... Mais M. de Galais, toujours penché sur de vieilles choses
+parmi lesquelles il cherche on ne sait quels souvenirs perdus,
+intervient alors avec une véhémence terrible.
+
+--Plutôt, dit-il d'une voix coupée par les larmes et la colère, plutôt
+que de laisser faire une chose aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai
+et la descendrai dans mes bras...
+
+Et il ferait ainsi, au risque de tomber en faiblesse, à mi-chemin, et de
+s'écrouler avec elle!
+
+Mais alors je m'avance, je prends le seul parti possible: avec l'aide du
+médecin et d'une femme, passant un bras sous le dos de la morte étendue,
+l'autre sous ses jambes, je la charge contre ma poitrine. Assise sur mon
+bras gauche, les épaules appuyées contre mon bras droit, sa tête
+retombante retournée sous mon menton, elle pèse terriblement sur mon
+coeur. Je descends lentement, marche par marche, le long escalier raide,
+tandis qu'en bas on apprête tout.
+
+J'ai bientôt les deux bras cassés par la fatigue. A chaque marche, avec
+ce poids sur la poitrine, je suis un peu essoufflé. Agrippé au corps
+inerte et pesant, je baisse la tête sur la tête de celle que j'emporte,
+je respire fortement et ses cheveux blonds aspirés m'entrent dans la
+bouche--des cheveux morts qui ont un goût de terre. Ce goût de terre et
+de mort, ce poids sur le coeur, c'est tout ce qui reste pour moi de la
+grande aventure, et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant
+cherchée--tant aimée...
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+LE CAHIER DE DEVOIRS MENSUELS
+
+
+Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où des femmes, tout le jour,
+berçaient et consolaient un tout petit enfant malade, le vieux M. de
+Galais ne tarda pas à s'aliter. Aux premiers grands froids de l'hiver il
+s'éteignit paisiblement et je ne pus me tenir de verser des larmes au
+chevet de ce vieil homme charmant, dont la pensée indulgente et la
+fantaisie alliée à celle de son fils avaient été la cause de toute notre
+aventure. Il mourut, fort heureusement, dans une incompréhension
+complète de tout ce qui s'était passé et, d'ailleurs, dans un silence
+presque absolu. Comme il n'avait plus depuis longtemps ni parents ni
+amis dans cette région de la France, il m'institua par testament son
+légataire universel jusqu'au retour de Meaulnes, a qui je devais rendre
+compte de tout, s'il revenait jamais... Et c'est aux Sablonnières
+désormais que j'habitai. Je n'allais plus à Saint-Benoist que pour y
+faire la classe, partant le matin de bonne heure, déjeunant à midi d'un
+repas préparé au Domaine, que je faisais chauffer sur le poêle, et
+rentrant le soir aussitôt après l'étude. Ainsi je pus garder près de moi
+l'enfant que les servantes de la ferme soignaient. Surtout j'augmentais
+mes chances de rencontrer Augustin, s'il rentrait un jour aux
+Sablonnières.
+
+Je ne désespérais pas, d'ailleurs, de découvrir à la longue dans les
+meubles, dans les tiroirs de la maison, quelque papier, quelque indice
+qui me permît de connaître l'emploi de son temps, durant le long silence
+des années précédentes--et peut-être ainsi de saisir les raisons de sa
+fuite ou tout au moins de retrouver sa trace... J'avais déjà vainement
+inspecté je ne sais combien de placards et d'armoires, ouvert, dans les
+cabinets de débarras, une quantité d'anciens cartons de toutes formes,
+qui se trouvaient tantôt remplis de liasses de vieilles lettres et de
+photographies jaunies de la famille de Galais, tantôt bondés de fleurs
+artificielles, de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux démodés. Il
+s'échappait de ces boîtes je ne sais quelle odeur fanée, quel parfum
+éteint, qui, soudain, réveillaient en moi pour tout un jour les
+souvenirs, les regrets, et arrêtaient mes recherches...
+
+Un jour de congé, enfin, j'avisai au grenier une vieille petite malle
+longue et basse, couverte de poils de porc à demi rongés, et que je
+reconnus pour être la malle d'écolier d'Augustin. Je me reprochai de
+n'avoir point commencé par là mes recherches. J'en fis sauter facilement
+la serrure rouillée. La malle était pleine jusqu'au bord des cahiers et
+des livres de Sainte-Agathe. Arithmétiques, littératures, cahiers de
+problèmes, que sais-je?... Avec attendrissement plutôt que par
+curiosité, je me mis à fouiller dans tout cela, relisant les dictées que
+je savais encore par coeur, tant de fois nous les avions recopiées!
+«L'Aqueduc» de Rousseau, «Une aventure en Calabre» de P.-L. Courier,
+«Lettre de George Sand à son fils»...
+
+Il y avait aussi un «Cahier de Devoirs Mensuels». J'en fus surpris, car
+ces cahiers restaient au Cours et les élèves ne les emportaient jamais
+au dehors. C'était un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de
+l'élève, Augustin Meaulnes, était écrit sur la couverture en ronde
+magnifique. Je l'ouvris. A la date des devoirs, avril 189... je reconnus
+que Meaulnes l'avait commencé peu de jours avant de quitter
+Sainte-Agathe. Les premières pages étaient tenues avec le soin religieux
+qui était de règle lorsqu'on travaillait sur ce cahier de compositions.
+Mais il n'y avait pas plus de trois pages écrites, le reste était blanc
+et voilà pourquoi Meaulnes l'avait emporté.
+
+Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à ces coutumes, à ces
+règles puériles qui avaient tenu tant de place dans notre adolescence,
+je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages du cahier inachevé.
+Et c'est ainsi que je découvris de l'écriture sur d'autres feuillets.
+Après quatre pages laissées en blanc on avait recommencé à écrire.
+
+C'était encore l'écriture de Meaulnes, mais rapide, mal formée, à peine
+lisible; de petits paragraphes de largeurs inégales, séparés par des
+lignes blanches. Parfois ce n'était qu'une phrase inachevée. Quelquefois
+une date. Dès la première ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir là des
+renseignements sur la vie passée de Meaulnes à Paris, des indices sur la
+piste que je cherchais, et je descendis dans la salle à manger pour
+parcourir à loisir, à la lumière du jour, l'étrange document. Il faisait
+un jour d'hiver clair et agité. Tantôt le soleil vif dessinait les croix
+des carreaux sur les rideaux blancs de la fenêtre, tantôt un vent
+brusque jetait aux vitres une averse glacée. Et c'est devant cette
+fenêtre, auprès du feu, que je lus ces lignes qui m'expliquèrent tant de
+choses et dont voici la copie très exacte...
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+LE SECRET
+
+
+Je suis passé une fois encore sous la fenêtre. La vitre est toujours
+poussiéreuse et blanchie par le double rideau qui est derrière. Yvonne
+de Galais l'ouvrirait-elle que je n'aurais rien à lui dire puisqu'elle
+est mariée... Que faire, maintenant? Comment vivre?...
+
+ * * * * *
+
+Samedi 13 février.--J'ai rencontré, sur le quai, cette jeune fille qui
+m'avait renseigné au mois de juin, qui attendait comme moi devant la
+maison fermée... Je lui ai parlé. Tandis qu'elle marchait, je regardais
+de côté les légers défauts de son visage: une petite ride au coin des
+lèvres, un peu d'affaissement aux joues, et de la poudre accumulée aux
+ailes du nez. Elle c'est retournée tout d'un coup et me regardant bien
+en face, peut-être parce qu'elle est plus belle de face que de profil,
+elle m'a dit d'une voix brève:
+
+--Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez un jeune homme qui me faisait
+la cour, autrefois, à Bourges. Il était même mon fiancé...
+
+ * * * * *
+
+Cependant à la nuit pleine, sur le trottoir désert et mouillé qui
+reflète la lueur d'un bec de gaz, elle s'est approchée de moi tout d'un
+coup, pour me demander de l'emmener ce soir au théâtre avec sa soeur. Je
+remarque pour la première fois qu'elle est habillée de deuil, avec un
+chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure, un haut parapluie fin,
+pareil à une canne. Et comme je suis tout près d'elle, quand je fais un
+geste mes ongles griffent le crêpe de son corsage... Je fais des
+difficultés pour accorder ce qu'elle demande. Fâchée, elle veut partir
+tout de suite. Et c'est moi, maintenant qui la retiens et la prie. Alors
+un ouvrier qui passe dans l'obscurité plaisante à mi-voix:
+
+--«N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!
+
+Et nous sommes restés, tous les deux, interdits.
+
+ * * * * *
+
+Au théâtre.--Les deux jeunes filles, mon amie qui s'appelle Valentine
+Blondeau et sa soeur, sont arrivées avec de pauvres écharpes.
+
+Valentine est placée devant moi. A chaque instant elle se retourne,
+inquiète, comme se demandant ce que je lui veux. Et moi, je me sens près
+d'elle, presque heureux; je lui réponds chaque fois par un sourire.
+
+Tout autour de nous, il y avait des femmes trop décolletées. Et nous
+plaisantions. Elle souriait d'abord, puis elle dit: «Il ne faut pas que
+je rie. Moi aussi je suis trop décolletée». Et elle s'est enveloppée
+dans son écharpe. En effet sous le carré de dentelle noire, on voyait
+que, dans sa hâte à changer de toilette, elle avait refoulé le haut de
+sa simple chemise montante.
+
+ * * * * *
+
+Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de puéril; il y a dans son
+regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux qui m'attire. Près
+d'elle, le seul être au monde qui ait pu me renseigner sur les gens du
+Domaine, je ne cesse de penser à mon étrange aventure de jadis... J'ai
+voulu l'interroger de nouveau sur le petit hôtel du boulevard. Mais à
+son tour, elle m'a posé des questions si gênantes que je n'ai su rien
+répondre. Je sens que désormais nous serons, tous les deux, muets sur ce
+sujet. Et pourtant je sais aussi que je la reverrai. A quoi bon? Et
+pourquoi?... Suis-je condamné maintenant à suivre à la trace tout être
+qui portera en soi le plus vague, le plus lointain relent de mon
+aventure manquée?...
+
+ * * * * *
+
+A minuit, seul, dans la rue déserte, je me demande ce que me veut cette
+nouvelle et bizarre histoire? Je marche le long des maisons pareilles à
+des boîtes en carton alignées, dans lesquelles tout un peuple dort. Et
+je me souviens tout à coup d'une décision que j'avais prise l'autre
+mois: j'avais résolu d'aller là-bas en pleine nuit, vers une heure du
+matin, de contourner l'hôtel, d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer
+comme un voleur et de chercher un indice quelconque qui me permît de
+retrouver le Domaine perdu, pour la revoir, seulement la revoir... Mais
+je suis fatigué. J'ai faim. Moi aussi je me suis hâté de changer de
+costume, avant le théâtre, et je n'ai pas dîné... Agité, inquiet
+pourtant, je reste longtemps assis sur le bord de mon lit, avant de me
+coucher, en proie à un vague remords. Pourquoi?
+
+ * * * * *
+
+Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni que je les reconduise, ni
+me dire où elles demeuraient. Mais je les ai suivies aussi longtemps que
+j'ai pu. Je sais qu'elles habitent une petite rue qui tourne aux
+environs de Notre-Dame. Mais à quel numéro?... J'ai deviné qu'elles
+étaient couturières ou modistes.
+
+En se cachant de sa soeur, Valentine m'a donné rendez-vous pour jeudi, à
+quatre heures, devant le même théâtre où nous sommes allés.
+
+--Si je n'étais pas là jeudi, a-t-elle dit, revenez vendredi à la même
+heure, puis samedi, et ainsi de suite, tous les jours.
+
+ * * * * *
+
+Jeudi 18 février.--Je suis parti pour l'attendre dans le grand vent qui
+charrie de la pluie. On se disait à chaque instant: il va finir par
+pleuvoir...
+
+Je marche dans la demi-obscurité des rues, un poids sur le coeur. Il
+tombe une goutte d'eau. Je crains qu'il ne pleuve: une averse peut
+l'empêcher de venir. Mais le vent se reprend à souffler et la pluie ne
+tombe pas cette fois encore. Là-haut, dans la grise après-midi du
+ciel--tantôt grise et tantôt éclatante--un grand nuage a dû céder au
+vent. Et je suis ici terré dans une attente misérable...
+
+ * * * * *
+
+Devant le théâtre.--Au bout d'un quart d'heure je suis certain qu'elle
+ne viendra pas. Du quai où je suis, je surveille au loin, sur le pont
+par lequel elle aurait dû venir, le défilé des gens qui passent.
+J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes en deuil que je vois
+venir et je me sens presque de la reconnaissance pour celles qui, le
+plus longtemps, le plus près de moi, lui ont ressemblé et m'ont fait
+espérer...
+
+ * * * * *
+
+Une heure d'attente.--Je suis las. A la tombée de la nuit, un gardien de
+la paix traîne au poste voisin un voyou qui lui jette d'une voix
+étouffée toutes les injures, toutes les ordures qu'il sait. L'agent est
+furieux, pâle, muet... Dès le couloir il commence à cogner, puis il
+referme sur eux la porte pour battre le misérable tout à l'aise... Il me
+vient cette pensée affreuse que j'ai renoncé au paradis et que je suis
+en train de piétiner aux portes de l'enfer.
+
+De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne cette rue étroite et
+basse, entre la Seine et Notre-Dame, où je connais à peu près la place
+de leur maison. Tout seul, je vais et viens. De temps à autre une bonne
+ou une ménagère sort sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses
+emplettes... Il n'y a rien, ici, pour moi, et je m'en vais... Je
+repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit, sur la place où nous
+devions nous attendre. Il y a plus de monde que tout à l'heure--une
+foule noire...
+
+ * * * * *
+
+Suppositions--Désespoir--Fatigue--Je me raccroche à cette pensée:
+demain. Demain, à la même heure, en ce même endroit, je reviendrai
+l'attendre. Et j'ai grand hâte que demain soit arrivé. Avec ennui
+j'imagine la soirée d'aujourd'hui, puis la matinée du lendemain, que je
+vais passer dans le désoeuvrement... Mais déjà cette journée n'est-elle
+pas presque finie?... Rentré chez moi, près du feu, j'entends crier les
+journaux du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque part dans la
+ville, auprès de Notre-Dame, elle les entend aussi.
+
+Elle... Je veux dire: Valentine.
+
+Cette soirée que j'avais voulu escamoter me pèse étrangement. Tandis que
+l'heure avance, que ce jour-là va bientôt finir et que déjà je le
+voudrais fini, il y a des hommes qui lui ont confié tout leur espoir,
+tout leur amour et leurs dernières forces. Il y a des hommes mourants,
+d'autres qui attendent une échéance, et qui voudraient que ce ne soit
+jamais demain. Il y en a d'autres pour qui demain pointera comme un
+remords. D'autres qui sont fatigués, et cette nuit ne sera jamais assez
+longue pour leur donner tout le repos qu'il faudrait. Et moi, moi qui a
+perdu ma journée, de quel droit est-ce que j'ose appeler demain?
+
+ * * * * *
+
+Vendredi soir.--J'avais pensé écrire à la suite: «Je ne l'ai pas revue».
+Et tout aurait été fini.
+
+Mais en arrivant ce soir, à quatre heures, au coin du théâtre: la voici.
+Fine et grave, vêtue de noir, mais avec de la poudre au visage et une
+collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable. Un air à la fois
+douloureux et malicieux.
+
+C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout de suite, qu'elle ne
+viendra plus.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Et pourtant, à la tombée de la nuit, nous voici encore tous les deux,
+marchant lentement l'un près de l'autre, sur le gravier des Tuileries.
+Elle me raconte son histoire mais d'une façon si enveloppée que je
+comprends mal. Elle dit: «mon amant» en parlant de ce fiancé qu'elle n'a
+pas épousé. Elle le fait exprès, je pense, pour me choquer et pour que
+je ne m'attache point à elle.
+
+ * * * * *
+
+Il y a des phrases d'elle que je transcris de mauvaise grâce:
+
+«N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n'ai jamais fait que des
+folies.
+
+»J'ai couru des chemins, toute seule.
+
+»J'ai désespéré mon fiancé. Je l'ai abandonné parce qu'il m'admirait
+trop; il ne me voyait qu'en imagination et non point telle que j'étais.
+Or, je suis pleine de défauts. Nous aurions été très malheureux.»
+
+A chaque instant, je la surprends en train de se faire plus mauvaise
+qu'elle n'est. Je pense qu'elle veut se prouver à elle-même qu'elle a eu
+raison jadis de faire la sottise dont elle parle, qu'elle n'a rien à
+regretter et n'était pas digne du bonheur qui s'offrait à elle.
+
+ * * * * *
+
+Une autre fois:
+
+--Ce qui me plaît en vous, m'a-t-elle dit en me regardant longuement, ce
+qui me plaît en vous, je ne puis savoir pourquoi, ce sont mes
+souvenirs...
+
+ * * * * *
+
+Une autre fois:
+
+--Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous ne pensez.
+
+Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement:
+
+--Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce que vous m'aimez, vous aussi?
+Vous aussi, vous allez me demander ma main?...
+
+J'ai balbutié. Je ne sais pas ce que j'ai répondu. Peut-être ai-je dit:
+«oui».
+
+ * * * * *
+
+Cette espèce de journal s'interrompait là. Commençaient alors des
+brouillons de lettres illisibles, informes, raturés. Précaire
+fiançailles!... La jeune fille, sur la prière de Meaulnes, avait
+abandonné son métier. Lui s'était occupé des préparatifs du mariage.
+Mais sans cesse repris par le désir de chercher encore, de partir encore
+sur la trace de son amour perdu, il avait dû, sans doute, plusieurs fois
+disparaître; et, dans ces lettres, avec un embarras tragique, il
+cherchait à se justifier devant Valentine.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+LE SECRET _(suite)_
+
+
+Puis le journal reprenait.
+
+Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu'ils avaient fait tous les
+deux à la campagne, je ne sais où. Mais, chose étrange, à partir de cet
+instant, peut-être par un sentiment de pudeur secrète, le journal était
+rédigé de façon si hachée, si informe, griffonné si hâtivement aussi,
+que j'ai dû reprendre moi même et reconstituer toute cette partie de son
+histoire.
+
+ * * * * *
+
+14 juin.--Lorsqu'il s'éveilla de grand matin dans la chambre de
+l'auberge, le soleil avait allumé les dessins rouges du rideau noir. Des
+ouvriers agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en prenant le
+café du matin: ils s'indignaient, en phrases rudes et paisibles, contre
+un de leurs patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes entendait,
+dans son sommeil, ce calme bruit. Car il n'y prit point garde d'abord.
+Ce rideau semé de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales
+montant dans la chambre silencieuse, tout cela se confondait dans
+l'impression unique d'un réveil à la campagne, au début de délicieuses
+grandes vacances.
+
+Il se leva, frappa doucement à la porte voisine, sans obtenir de
+réponse, et l'entr'ouvrit sans bruit. Il aperçut alors Valentine et
+comprit d'où lui venait tant de paisible bonheur. Elle dormait,
+absolument immobile et silencieuse, sans qu'on l'entendît respirer,
+comme un oiseau doit dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant aux
+yeux fermés, ce visage si quiet qu'on eût souhaité ne l'éveiller et ne
+le troubler jamais.
+
+Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer qu'elle ne dormait plus
+que d'ouvrir les yeux et de regarder.
+
+ * * * * *
+
+Dès qu'elle fut habillée, Meaulnes revint près de la jeune fille.
+
+--Nous sommes en retard, dit-elle.
+
+Et ce fut aussitôt comme une ménagère dans sa demeure.
+
+Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa les habits que Meaulnes
+avait portés la veille et quand elle en vint au pantalon se désola. Le
+bas des jambes était couvert d'une boue épaisse. Elle hésita, puis,
+soigneusement, avec précaution, avant de le brosser, elle commença par
+râper la première épaisseur de terre avec un couteau.
+
+--C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les gamins de Sainte-Agathe
+quand ils étaient flanqués dans la boue.
+
+--Moi, c'est ma mère qui m'a enseigné cela, dit Valentine.
+
+ * * * * *
+
+... Et telle était bien la compagne que devait souhaiter, avant son
+aventure mystérieuse, le chasseur et le paysan qu'était le grand
+Meaulnes.
+
+ * * * * *
+
+15 juin.--A ce dîner, à la ferme, où grâce à leurs amis qui les avaient
+présentés comme mari et femme, ils furent conviés, à leur grand ennui,
+elle se montra timide comme une nouvelle mariée.
+
+On avait allumé les bougies de deux candélabres, à chaque bout de la
+table couverte de toile blanche, comme à une paisible noce de campagne.
+Les visages, dès qu'ils se penchaient, sous cette faible clarté,
+baignaient dans l'ombre.
+
+Il y avait à la droite de Patrice (le fils du fermier) Valentine puis
+Meaulnes, qui demeura taciturne jusqu'au bout, bien qu'on s'adressât
+presque toujours à lui. Depuis qu'il avait résolu, dans ce village
+perdu, afin d'éviter les commentaires, de faire passer Valentine pour sa
+femme, un même regret, un même remords le désolaient. Et tandis que
+Patrice, à la façon d'un gentilhomme campagnard, dirigeait le dîner:
+
+«C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce soir, dans une salle basse
+comme celle-ci, une belle salle que je connais bien, présider le repas
+de mes noces».
+
+Près de lui, Valentine refusait timidement tout ce qu'on lui offrait. On
+eût dit une jeune paysanne. A chaque tentative nouvelle, elle regardait
+son ami et semblait vouloir se réfugier contre lui. Depuis longtemps,
+Patrice insistait vainement pour qu'elle vidât son verre, lorsqu'enfin
+Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement:
+
+--Il faut boire, ma petite Valentine.
+
+Alors, docilement, elle but. Et Patrice félicita en souriant le jeune
+homme d'avoir une femme aussi obéissante.
+
+Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient silencieux et
+pensifs. Ils étaient fatigués, d'abord; leurs pieds trempés par la boue
+de la promenade étaient glacés sur les carreaux lavés de la cuisine. Et
+puis, de temps à autre, le jeune homme était obligé de dire:
+
+--Ma femme, Valentine, ma femme...
+
+Et chaque fois, en prononçant sourdement ce mot, devant ces paysans
+inconnus, dans cette salle obscure, il avait l'impression de commettre
+une faute.
+
+ * * * * *
+
+17 juin.--L'après-midi de ce dernier jour commença mal.
+
+Patrice et sa femme les accompagnèrent à la promenade. Peu à peu, sur la
+pente inégale couverte de bruyères, les deux couples se trouvèrent
+séparés. Meaulnes et Valentine s'assirent entre les genévriers, dans un
+petit taillis.
+
+Le vent portait des gouttes de pluie et le temps était bas. La soirée
+avait un goût amer, semblait-il, le goût d'un tel ennui que l'amour même
+ne le pouvait distraire.
+
+Longtemps ils restèrent là, dans leur cachette, abrités sous les
+branches, parlant peu. Puis le temps se leva. Il fit beau. Ils crurent
+que, maintenant, tout irait bien.
+
+Et ils commencèrent à parler d'amour, Valentine parlait, parlait...
+
+--Voici, disait-elle, ce que me promettait mon fiancé, comme un enfant
+qu'il était: tout de suite nous aurions eu une maison, comme une
+chaumière perdue dans la campagne. Elle était toute prête, disait-il.
+Nous y serions arrivés comme au retour d'un grand voyage, le soir de
+notre mariage, vers cette heure-ci qui est proche de la nuit. Et par les
+chemins, dans la cour, cachés dans les bosquets, des enfants inconnus
+nous auraient fait fête, criant: «Vive la mariée!»... Quelles folies!
+n'est-ce pas?
+
+Meaulnes, interdit, soucieux, l'écoutait. Il retrouvait, dans tout cela,
+comme l'écho d'une voix déjà entendue. Et il y avait aussi, dans le ton
+de la jeune fille, lorsqu'elle contait cette histoire, un vague regret.
+
+Mais elle eut peur de l'avoir blessé. Elle se retourna vers lui, avec
+élan, avec douceur.
+
+--A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que j'ai; quelque chose qui
+ait été pour moi plus précieux que tout... et vous le brûlerez!
+
+Alors, en le regardant fixement, d'un air anxieux, elle sortit de sa
+poche un petit paquet de lettres qu'elle lui tendit, les lettres de son
+fiancé.
+
+Ah! tout de suite, il reconnut la fine écriture. Comment n'y avait-il
+jamais pensé plus tôt! C'était l'écriture de Frantz le bohémien, qu'il
+avait vue jadis sur le billet désespéré laissé dans la chambre du
+Domaine...
+
+Ils marchaient maintenant sur une petite route étroite entre les
+pâquerettes et les foins éclairés obliquement par le soleil de cinq
+heures. Si grande était sa stupeur que Meaulnes ne comprenait pas encore
+quelle déroute pour lui tout cela signifiait. Il lisait parce qu'elle
+lui avait demandé de lire. Des phrases enfantines, sentimentales,
+pathétiques... Celle-ci, dans la dernière lettre:
+
+«_... Ah! vous avez perdu le petit coeur, impardonnable petite
+Valentine. Que va-t-il nous arriver? Enfin je ne suis pas
+superstitieux..._»
+
+Meaulnes lisait, à demi aveuglé de regret et de colère, le visage
+immobile, mais tout pâle, avec des frémissements sous les yeux.
+Valentine, inquiète de le voir ainsi, regarda où il en était, et ce qui
+le fâchait ainsi.
+
+--C'est, expliqua-t-elle très vite, un bijou qu'il m'avait donné en me
+faisant jurer de le regarder toujours. C'étaient là de ses idées folles.
+
+Mais elle ne fit qu'exaspérer Meaulnes.
+
+--Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa poche. Pourquoi répéter
+ce mot? Pourquoi n'avoir jamais voulu croire en lui? Je l'ai connu,
+c'était le garçon le plus merveilleux du monde!
+
+--Vous l'avez connu, dit-elle au comble de l'émoi, vous avez connu
+Frantz de Galais?
+
+--C'était mon ami le meilleur, c'était mon frère d'aventures, et voilà
+que je lui ai pris sa fiancée!
+
+»Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous nous avez fait, vous qui
+n'avez croire à rien. Vous êtes cause de tout. C'est vous qui avez tout
+perdu! tout perdu!...
+
+Elle voulut lui parler, lui prendre la main, mais il la repoussa
+brutalement.
+
+--Allez-vous-en. Laissez-moi.
+
+--Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage en feu, bégayant et
+pleurant à demi, je partirai en effet. Je rentrerai à Bourges, chez
+nous, avec ma soeur. Et si vous ne revenez pas me chercher, vous savez,
+n'est-ce pas? que mon père est trop pauvre pour me garder; eh bien! je
+repartirai pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai déjà fait
+une fois, je deviendrai certainement une fille perdue, moi qui n'ai plus
+de métier...
+
+Et elle s'en alla chercher ses paquets pour prendre le train, tandis que
+Meaulnes, sans même la regarder partir, continuait à marcher au hasard.
+
+ * * * * *
+
+Le journal s'interrompait de nouveau.
+
+Suivaient encore des brouillons de lettres, lettres d'un homme indécis,
+égaré. Rentré à La Ferté-d'Angillon, Meaulnes écrivait à Valentine en
+apparence pour lui affirmer sa résolution de ne jamais la revoir et lui
+en donner des raisons précises, mais en réalité, peut-être, pour qu'elle
+lui répondît. Dans une de ces lettres, il lui demandait ce que, dans son
+désarroi, il n'avait pas même songé d'abord à lui demander: savait-elle
+où se trouvait le Domaine tant cherché?... Dans une autre, il la
+suppliait de se réconcilier avec Frantz de Galais. Lui-même se chargeait
+de le retrouver... Toutes les lettres dont je voyais les brouillons
+n'avaient pas dû être envoyées. Mais il avait dû écrire deux ou trois
+fois, sans jamais obtenir de réponse. Ç'avait été pour lui une période
+de combats affreux et misérables, dans un isolement absolu. L'espoir de
+revoir jamais Yvonne de Galais s'étant complètement évanoui, il avait dû
+peu à peu sentir sa grande résolution faiblir. Et d'après les pages qui
+vont suivre,--les dernières de son journal,--j'imagine qu'il dut, un
+beau matin du début des vacances, louer une bicyclette pour aller à
+Bourges, visiter la cathédrale.
+
+Il était parti à la première heure, par la belle route droite entre les
+bois, inventant en chemin mille prétextes à se présenter dignement, sans
+demander une réconciliation, devant celle qu'il avait chassée.
+
+Les quatre dernières pages, que j'ai pu reconstituer racontaient ce
+voyage et cette dernière faute...
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+LE SECRET _(fin)_
+
+
+25 août.--De l'autre côté de Bourges, à l'extrémité des nouveaux
+faubourgs, il découvrit, après avoir longtemps cherché, la maison de
+Valentine Blondeau. Une femme--la mère de Valentine--sur le pas de la
+porte, semblait l'attendre. C'était une bonne figure de ménagère,
+lourde, fripée, mais belle encore. Elle le regardai venir avec
+curiosité, et lorsqu'il lui demanda: «si Mlles Blondeau étaient ici»,
+elle lui expliqua doucement, avec bienveillance, qu'elles étaient
+rentrées à Paris depuis le 15 août. «Elles m'ont défendu de dire où
+elles allaient, ajouta-t-elle, mais en écrivant à leur ancienne adresse
+on ferait suivre leurs lettres.»
+
+En revenant sur ses pas, sa bicyclette à la main, à travers le jardinet,
+il pensait:
+
+--Elle est partie... Tout est fini comme je l'ai voulu... C'est moi qui
+l'ai forcée à cela. «Je deviendrai certainement une fille perdue»,
+disait-elle. Et c'est moi qui l'ai jetée là! C'est moi qui ai perdu la
+fiancée de Frantz!
+
+Et tout bas il se répétait avec folie: «Tant mieux! Tant mieux!» avec la
+certitude que c'était bien «tant pis» au contraire et que, sous les yeux
+de cette femme, avant d'arriver à la grille, il allait buter des deux
+pieds et tomber sur les genoux.
+
+ * * * * *
+
+Il ne pensa pas à déjeuner et s'arrêta dans un café où il écrivit
+longuement à Valentine, rien que pour crier, pour se délivrer du cri
+désespéré qui l'étouffait. Sa lettre répétait indéfiniment: «Vous avez
+pu!... Vous avez pu!... Vous avez pu vous résigner à cela! Vous avez pu
+vous perdre ainsi!»
+
+Près de lui des officiers buvaient. L'un d'eux racontait bruyamment une
+histoire de femme qu'on entendait par bribes: «... Je lui ai dit... Vous
+devez bien me connaître... Je fais la partie avec votre mari tous les
+soirs!» Les autres riaient et, détournant la tête, crachaient derrière
+les banquettes. Hâve et poussiéreux, Meaulnes les regardait comme un
+mendiant. Il les imagina tenant Valentine sur leurs genoux.
+
+ * * * * *
+
+Longtemps, à bicyclette, il erra autour de la cathédrale, se disant
+obscurément: «En somme, c'est pour la cathédrale que j'étais venu.» Au
+bout de toutes les rues, sur la place déserte, on la voyait monter
+énorme et indifférente. Ces rues étaient étroites et souillées comme les
+ruelles qui entourent les églises de village. Il y avait çà et là
+l'enseigne d'une maison louche, une lanterne rouge... Meaulnes sentait
+sa douleur perdue, dans ce quartier malpropre, vicieux, réfugié, comme
+aux anciens âges, sous les arcs-boutants de la cathédrale. Il lui venait
+une crainte de paysan, une répulsion pour cette église de la ville, où
+tous les vices sont sculptés dans des cachettes, qui est bâtie entre les
+mauvais lieux et qui n'a pas de remède pour les plus douleurs d'amour.
+
+Deux filles vinrent à passer, se tenant par la taille et le regardant
+effrontément. Par dégoût ou par jeu, pour se venger de son amour ou pour
+l'abîmer, Meaulnes les suivit lentement à bicyclette et l'une d'elles,
+une misérable fille dont les rares cheveux blonds étaient tirés en
+arrière par un faux chignon, lui donna rendez-vous pour six heures au
+jardin de l'Archevêché, le jardin où Frantz, dans une de ses lettres,
+donnait rendez-vous à la pauvre Valentine.
+
+Il ne dit pas non, sachant qu'à cette heure il aurait depuis longtemps
+quitté la ville. Et de sa fenêtre basse, dans la rue en pente, elle
+resta longtemps à lui faire des signes vagues.
+
+ * * * * *
+
+Il avait hâte de reprendre son chemin.
+
+Avant de partir, il ne peut résister au morne désir de passer une
+dernière fois devant la maison de Valentine. Il regarda de tous ses yeux
+et put faire provision de tristesse. C'était une des dernières maisons
+du faubourg et la rue devenait une route à partir de cet endroit... En
+face, une sorte de terrain vague formait comme une petite place. Il n'y
+avait personne aux fenêtres, ni dans la cour, nulle part. Seule, le long
+d'un mur, traînant deux gamins en guenilles, une sale fille poudrée
+passa.
+
+C'est là que l'enfance de Valentine s'était écoulée, là qu'elle avait
+commencé à regarder le monde de ses yeux confiants et sages. Elle avait
+travaillé, cousu, derrière ces fenêtres. Et Frantz était passé pour la
+voir, lui sourire, dans cette rue de faubourg. Mais maintenant il n'y
+avait plus rien, rien... La triste soirée durait et Meaulnes savait
+seulement que quelque part, perdue, durant ce même après-midi, Valentine
+regardait passer dans son souvenir cette place morne où jamais elle ne
+viendrait plus.
+
+ * * * * *
+
+Le long voyage qu'il lui restait à faire pour rentrer devait être son
+dernier recours contre sa peine, sa dernière distraction forcée avant de
+s'y enfoncer tout entier.
+
+Il partit. Aux environs de la route, dans la vallée, de délicieuses
+maisons fermières, entre les arbres, au bord de l'eau, montraient leurs
+pignons pointus garnis de treillis verts. Sans doute, là-bas, sur les
+pelouses, des jeunes filles attentives parlaient de l'amour. On
+imaginait, là-bas, des âmes, de belles âmes...
+
+Mais, pour Meaulnes, à ce moment, il n'existait plus qu'un seul amour,
+cet amour mal satisfait qu'on venait de souffleter si cruellement, et la
+jeune fille entre toutes qu'il eût dû protéger, sauvegarder, était
+justement celle-là qu'il venait d'envoyer à sa perte.
+
+ * * * * *
+
+Quelques lignes hâtives du journal m'apprenaient encore qu'il avait
+formé le projet de retrouver Valentine coûte que coûte avant qu'il fût
+trop tard. Une date, dans un coin de page, me faisait croire que c'était
+là ce long voyage pour lequel Mme Meaulnes faisait des préparatifs,
+lorsque j'étais venu à La Ferté-d'Angillon pour tout déranger. Dans la
+mairie abandonnée, Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par un
+beau matin de la fin du mois d'août--lorsque j'avais poussé la porte et
+lui avait apporté la grande nouvelle qu'il n'attendait plus. Il avait
+été repris, immobilisé, par son ancienne aventure, sans oser rien faire
+ni rien avouer. Alors avaient commencé le remords, le regret et la
+peine, tantôt étouffés, tantôt triomphants, jusqu'au jour des noces où
+le cri du bohémien dans les sapins lui avait théâtralement rappelé son
+premier serment de jeune homme.
+
+ * * * * *
+
+Sur ce même cahier de devoirs mensuels, il avait encore griffonné
+quelques mots en hâte, à l'aube, avant de quitter, avec sa
+permission,--mais pour toujours--Yvonne de Galais, son épouse depuis la
+veille:
+
+«Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste des deux bohémiens qui
+sont venus hier dans la sapinière et qui sont partis vers l'est à
+bicyclette. Je ne reviendrai près d'Yvonne que si je puis ramener avec
+moi et installer dans la «maison de Frantz» Frantz et Valentine mariés.
+
+ * * * * *
+
+«Ce manuscrit, que j'avais commencé comme un journal secret et qui est
+devenu ma confession, sera, si je ne reviens pas, la propriété de mon
+ami François Seurel».
+
+ * * * * *
+
+Il avait dû glisser le cahier en hâte sous les autres, refermer à clef
+son ancienne petite malle d'étudiant, et disparaître.
+
+
+
+
+ÉPILOGUE
+
+
+Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir jamais mon compagnon, et
+de mornes jours s'écoulaient dans l'école paysanne, de tristes jours
+dans la maison déserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous que je lui
+avais fixé, et d'ailleurs ma tante Moinel ne savait plus depuis
+longtemps où habitait Valentine.
+
+La seule joie des Sablonnières, ce fut bientôt la petite fille qu'on
+avait pu sauver. A la fin de septembre, elle s'annonçait même comme une
+solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an. Cramponnée aux
+barreaux des chaises, elle les poussait toute seule, s'essayant à
+marcher sans prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre qui
+réveillait longuement les échos sourds de la demeure abandonnée. Lorsque
+je la tenais dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui donne un
+baiser. Elle avait une façon sauvage et charmante en même temps de
+frétiller et de me repousser la figure avec sa petite main ouverte, en
+riant aux éclats. De toute sa gaieté, de toute sa violence enfantine, on
+eût dit qu'elle allait chasser le chagrin qui pesait sur la maison
+depuis sa naissance. Je me disais parfois: «Sans doute, malgré cette
+sauvagerie, sera-t-elle un peu mon enfant». Mais une fois encore la
+Providence en décida autrement.
+
+ * * * * *
+
+Un dimanche matin de la fin de septembre, je m'étais levé de fort bonne
+heure, avant même la paysanne qui avait la garde de la petite fille. Je
+devais aller pêcher au Cher avec deux hommes de Saint-Benoist et Jasmin
+Delouche. Souvent ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec moi
+pour de grandes parties de braconnage: pêches à la main, la nuit, pêches
+aux éperviers prohibés... Tout le temps de l'été, nous partions les
+jours de congé, dès l'aube, et nous ne rentrions qu'à midi. C'était le
+gagne-pain de presque tous ces hommes. Quant à moi, c'était mon seul
+passe-temps, les seules aventures qui me rappelassent les équipées de
+jadis. Et j'avais fini par prendre goût à ces randonnées, à ces longues
+pêches le long de la rivière ou dans les roseaux de l'étang.
+
+Ce matin-là, j'étais donc debout, à cinq heures et demie, devant la
+maison, sous un petit hangar adossé au mur qui séparait le jardin
+anglais des Sablonnières du jardin potager de la ferme. J'étais occupé à
+démêler mes filets que j'avais jetés en tas, le jeudi d'avant.
+
+Il ne faisait pas jour tout à fait; c'était le crépuscule d'un beau
+matin de septembre; et le hangar où je démêlais à la hâte mes engins se
+trouvait à demi plongé dans la nuit.
+
+J'étais là silencieux et affairé lorsque soudain j'entendis la grille
+s'ouvrir, un pas crier sur le gravier.
+
+--Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus tôt que je n'aurais cru. Et moi
+qui ne suis pas prêt!...
+
+Mais l'homme qui entrait dans la cour m'était inconnu. C'était, autant
+que je pus distinguer, un grand gaillard barbu habillé comme un chasseur
+ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver là où les autres savaient
+que j'étais toujours, à l'heure de nos rendez-vous, il gagna directement
+la porte d'entrée.
+
+--Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs amis qu'ils auront convié
+sans me le dire et ils l'auront envoyé en éclaireur.
+
+L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la porte. Mais je
+l'avais refermée, aussitôt sorti. Il fit de même à l'entrée de la
+cuisine. Puis, hésitant un instant, il tourna vers moi, éclairée par le
+demi-jour, sa figure inquiète. Et c'est alors seulement que je reconnus
+le grand Meaulnes.
+
+Un long moment je restai là, effrayé, désespéré, repris soudain par
+toute la douleur qu'avait réveillée son retour. Il avait disparu
+derrière la maison, en avait fait le tour, et il revenait, hésitant.
+
+Alors je m'avançai vers lui, et sans rien dire, je l'embrassai en
+sanglotant. Tout de suite, il comprit:
+
+--Ah! dit-il d'une voix brève, elle est morte, n'est-ce pas?
+
+Et il resta là, debout, sourd, immobile et terrible. Je le pris par le
+bras et doucement je l'entraînai vers la maison. Il faisait jour
+maintenant. Tout de suite, pour que le plus dur fût accompli, je lui fis
+monter l'escalier qui menait vers la chambre de la morte. Sitôt entré;
+il tomba à deux genoux devant le lit et, longtemps, resta la tête
+enfouie dans ses deux bras.
+
+Il se releva enfin, les yeux égarés, titubant, ne sachant où il était.
+Et, toujours le guidant par le bras, j'ouvris la porte qui faisait
+communiquer cette chambre avec celle de la petite fille. Elle s'était
+éveillée toute seule--pendant que sa nourrice était en bas--et,
+délibérément, s'était assise dans son berceau. On voyait tout juste sa
+tête étonnée, tournée vers nous.
+
+--Voici ta fille, dis-je.
+
+Il eut un sursaut et me regarda.
+
+Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il ne put pas bien la voir
+d'abord, parce qu'il pleurait. Alors, pour détourner un peu ce grand
+attendrissement et ce flot de larmes, tout en la tenant très serrée
+contre lui, assise sur son bras droit, il tourna vers moi sa tête
+baissée et me dit:
+
+--Je les ai ramenés, les deux autres... Tu iras les voir dans leur
+maison.
+
+ * * * * *
+
+Et en effet, au début de la matinée, lorsque je m'en allai, tout pensif
+et presque heureux vers la maison de Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait
+jadis montrée déserte, j'aperçus de loin une manière de jeune ménagère
+en collerette, qui balayait le pas de sa porte, objet de curiosité et
+d'enthousiasme pour plusieurs petits vachers endimanchés qui s'en
+allaient à la messe...
+
+ * * * * *
+
+Cependant la petite fille commençait à s'ennuyer d'être serrée ainsi, et
+comme Augustin, la tête penchée de côté pour cacher et arrêter ses
+larmes, continuait à ne pas la regarder, elle lui flanqua une grande
+tape de sa petite main sur sa bouche barbue et mouillée.
+
+Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit sauter au bout de ses
+bras et la regarda avec une espèce de rire. Satisfaite, elle battit des
+mains...
+
+Je m'étais légèrement reculé pour mieux les voir. Un peu déçu et
+pourtant émerveillé, je comprenais que la petite fille avait enfin
+trouvé là le compagnon qu'elle attendait obscurément... La seule joie
+que m'eût laissée le grand Meaulnes, je sentais bien qu'il était revenu
+pour me la prendre. Et déjà je l'imaginais, la nuit, enveloppant sa
+fille dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures.
+
+
+FIN
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+ I.--Le Pensionnaire. 1
+ II.--Après quatre heures. 12
+ III.--«Je fréquentais la boutique d'un vannier». 17
+ IV.--L'Évasion. 24
+ V.--La Voiture qui revient. 31
+ VI.--On frappe au carreau. 37
+ VII.--Le Gilet de soie. 46
+ VIII.--L'Aventure. 55
+ IX.--Une Halte. 60
+ X.--La Bergerie. 66
+ XI.--Le Domaine mystérieux. 71
+ XII.--La Chambre de Wellington. 78
+ XIII.--La Fête étrange. 82
+ XIV.--La Fête étrange (suite). 88
+ XV.--La Rencontre. 96
+ XVI.--Frantz de Galais. 108
+ XVII--La Fête étrange (fin). 117
+
+DEUXIÈME PARTIE
+
+ I.--Le grand Jeu. 125
+ II.--Nous tombons dans une embuscade. 133
+ III.--Les Bohémiens à l'école. 140
+ IV.--Où il est question du Domaine mystérieux. 150
+ V.--L'Homme aux espadrilles. 159
+ VI.--Une Dispute dans la coulisse. 165
+ VII.--Le Bohémien enlève son bandeau. 171
+ VIII.--Les Gendarmes! 176
+ IX.--A la recherche du sentier perdu. 180
+ X.--La Lessive. 191
+ XI.--Je trahis. 197
+ XII.--Les trois lettres de Meaulnes. 204
+
+TROISIÈME PARTIE
+
+ I.--La Baignade. 213
+ II.--Chez Florentin. 222
+ III.--Une Apparition. 235
+ IV.--La grande Nouvelle. 246
+ V.--La Partie de Plaisir. 255
+ VI.--La Partie de Plaisir (fin). 264
+ VII.--Le Jour des Noces. 276
+ VIII.--L'Appel de Frantz. 281
+ IX.--Les Gens heureux. 288
+ X.--La «Maison de Frantz». 296
+ XI.--Conversation sous la Pluie. 306
+ XII.--Le Fardeau. 315
+ XIII.--Le Cahier de Devoirs mensuels. 326
+ XIV.--Le Secret. 331
+ XV.--Le Secret (suite). 341
+ XVI.--Le Secret (fin). 351
+ Épilogue. 358
+
+
+IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--15822-9-13.
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+ Un volume in-18 Prix: 3 fr. 50 c.
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+PARIS.--IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE.--15824-10-13.
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+
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
+agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
+electronic works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
+Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
+of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
+works in the collection are in the public domain in the United
+States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
+United States and you are located in the United States, we do not
+claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
+displaying or creating derivative works based on the work as long as
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+
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+official page at www.gutenberg.org/contact
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+ The Project Gutenberg eBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier.
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+<pre style='margin-bottom:6em;'>The Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier
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+This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
+most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
+whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
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+www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
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+using this ebook.
+
+Title: Le grand Meaulnes
+
+Author: Alain-Fournier
+
+Posting Date: November 11, 2020 [EBook #5781]
+Release Date: May, 2004
+First Posted: July 21, 2003
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+Produced by: Walter Debeuf, updated by Laurent Vogel (using images
+ generously made available by the Bibliothèque nationale de
+ France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES ***
+</pre><p class="c large">ALAIN-FOURNIER</p>
+
+<h1><span class="small">LE</span><br />
+GRAND MEAULNES</h1>
+
+<p class="c">PARIS<br />
+ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS<br />
+100, <span class="small">RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ</span>, 100<br />
+<span class="small">PLACE BEAUVAU</span></p>
+
+<p class="c">1913</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em small">Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptations
+réservés pour tous pays</p>
+
+<p class="c small"><i lang="en" xml:lang="en">Copyright by Émile-Paul frères, 1913.</i></p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">Exemplaire tiré spécialement pour l'Auteur.</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em"><i>A ma s&oelig;ur Isabelle</i></p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c large">LE GRAND MEAULNES</p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak">PREMIÈRE PARTIE</h2>
+
+
+
+
+<h3 id="p1ch1">CHAPITRE PREMIER<br />
+<span class="small">LE PENSIONNAIRE</span></h3>
+
+
+<p>Il arriva chez nous un dimanche de novembre
+189&hellip;</p>
+
+<p>Je continue à dire «chez nous», bien que la
+maison ne nous appartienne plus. Nous avons
+quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous
+n'y reviendrons certainement jamais.</p>
+
+<p>Nous habitions les bâtiments du <i>Cours Supérieur</i>
+de Sainte-Agathe. Mon père, que j'appelais
+M. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait à
+la fois le Cours supérieur, où l'on préparait le
+brevet d'instituteur, et le Cours moyen. Ma mère
+faisait la petite classe.</p>
+
+<p>Une longue maison rouge, avec cinq portes
+vitrées, sous des vignes vierges, à l'extrémité du
+bourg; une cour immense avec préaux et buanderie,
+qui ouvrait en avant sur le village par un
+grand portail; sur le côté nord, la route où donnait
+une petite grille et qui menait vers La Gare,
+à trois kilomètres; au sud et par derrière, des
+champs, des jardins et des prés qui rejoignaient
+les faubourgs&hellip; tel est le plan sommaire de cette
+demeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentés
+et les plus chers de ma vie&mdash;demeure
+d'où partirent et où revinrent se briser, comme
+des vagues sur un rocher désert, nos aventures.</p>
+
+<p>Le hasard des «changements», une décision
+d'inspecteur ou de préfet, nous avaient conduits
+là. Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps,
+une voiture de paysan, qui précédait notre ménage,
+nous avait déposés, ma mère et moi, devant
+la petite grille rouillée. Des gamins qui volaient
+des pêches dans le jardin s'étaient enfuis silencieusement
+par les trous de la haie&hellip; Ma mère,
+que nous appelions Millie, et qui était bien la
+ménagère la plus méthodique que j'aie jamais
+connue, était entrée aussitôt dans les pièces remplies
+de paille poussiéreuse, et tout de suite elle
+avait constaté avec désespoir, comme à chaque
+«déplacement», que nos meubles ne tiendraient
+jamais dans une maison si mal construite&hellip; Elle
+était sortie pour me confier sa détresse. Tout en
+me parlant, elle avait essuyé doucement avec son
+mouchoir ma figure d'enfant noircie par le
+voyage. Puis elle était rentrée faire le compte de
+toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner
+pour rendre le logement habitable&hellip; Quant à moi,
+coiffé d'un grand chapeau de paille à rubans, j'étais
+resté là, sur le gravier de cette cour étrangère,
+à attendre, à fureter petitement autour du
+puits et sous le hangar.</p>
+
+<p>C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui
+notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver
+le lointain souvenir de cette première soirée d'attente
+dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce
+sont d'autres attentes que je me rappelle; déjà,
+les deux mains appuyées aux barreaux du portail,
+je me vois épiant avec anxiété quelqu'un qui
+va descendre la grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer
+la première nuit que je dus passer dans
+ma mansarde, au milieu des greniers du premier
+étage, déjà ce sont d'autres nuits que je me rappelle;
+je ne suis plus seul dans cette chambre; une
+grande ombre inquiète et amie passe le long des
+murs et se promène. Tout ce paysage paisible&mdash;l'école,
+le champ du père Martin, avec ses trois
+noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque
+jour par des femmes en visite&hellip;&mdash;est à jamais,
+dans ma mémoire, agité, transformé par la présence
+de celui qui bouleversa toute notre adolescence
+et dont la fuite même ne nous a pas laissé
+de repos.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce
+pays lorsque Meaulnes arriva.</p>
+
+<p>J'avais quinze ans. C'était un froid dimanche
+de novembre, le premier jour d'automne qui fît
+songer à l'hiver. Toute la journée, Millie avait
+attendu une voiture de La Gare qui devait lui
+apporter un chapeau pour la mauvaise saison.
+Le matin, elle avait manqué la messe; et jusqu'au
+sermon, assis dans le ch&oelig;ur avec les autres enfants,
+j'avais regardé anxieusement du côté des
+cloches, pour la voir entrer avec son chapeau
+neuf.</p>
+
+<p>Après midi, je dus partir seul à vêpres.</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en
+brossant de sa main mon costume d'enfant, même
+s'il était arrivé, ce chapeau, il aurait bien fallu
+sans doute, que je passe mon dimanche à le
+refaire.</p>
+
+<p>Souvent nos dimanches d'hiver se passaient
+ainsi. Dès le matin, mon père s'en allait au loin,
+sur le bord de quelque étang couvert de brume,
+pêcher le brochet dans une barque; et ma mère,
+retirée jusqu'à la nuit dans sa chambre obscure,
+rafistolait d'humbles toilettes. Elle s'enfermait
+ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi
+pauvre qu'elle mais aussi fière, vînt la surprendre.
+Et moi, les vêpres finies, j'attendais, en lisant
+dans la froide salle à manger, qu'elle ouvrît la
+porte pour me montrer comment ça lui allait.</p>
+
+<p>Ce dimanche-là, quelque animation devant l'église
+me retint dehors après vêpres. Un baptême,
+sous le porche, avait attroupé des gamins. Sur la
+place, plusieurs hommes du bourg avaient revêtu
+leurs vareuses de pompiers; et, les faisceaux formés,
+transis et battant la semelle, ils écoutaient
+Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la
+théorie&hellip;</p>
+
+<p>Le carillon du baptême s'arrêta soudain, comme
+une sonnerie de fête qui se serait trompée de jour
+et d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme
+en bandoulière emmenèrent la pompe au petit
+trot; et je les vis disparaître au premier tournant,
+suivis de quatre gamins silencieux, écrasant de
+leurs grosses semelles les brindilles de la route
+givrée où je n'osais pas les suivre.</p>
+
+<p>Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant
+que le café Daniel, où j'entendais sourdement
+monter puis s'apaiser les discussions des buveurs.
+Et, frôlant le mur bas de la grande cour qui
+isolait notre maison du village, j'arrivai un peu
+anxieux de mon retard, à la petite grille.</p>
+
+<p>Elle était entr'ouverte et je vis aussitôt qu'il se
+passait quelque chose d'insolite.</p>
+
+<p>En effet, à la porte de la salle à manger&mdash;la
+plus rapprochée des cinq portes vitrées qui donnaient
+sur la cour&mdash;une femme aux cheveux
+gris, penchée, cherchait à voir au travers des
+rideaux. Elle était petite, coiffée d'une capote de
+velours noir à l'ancienne mode. Elle avait un
+visage maigre et fin, mais ravagé par l'inquiétude;
+et je ne sais quelle appréhension, à sa vue, m'arrêta
+sur la première marche, devant la grille.</p>
+
+<p>&mdash;Où est-il passé? mon Dieu! disait-elle à
+mi-voix. Il était avec moi tout à l'heure. Il a
+déjà fait le tour de la maison. Il s'est peut-être
+sauvé&hellip;</p>
+
+<p>Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau
+trois petits coups à peine perceptibles.</p>
+
+<p>Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue.
+Millie, sans doute, avait reçu le chapeau de
+La Gare, et sans rien entendre, au fond de la
+chambre rouge, devant un lit semé de vieux
+rubans et de plumes défrisées, elle cousait,
+décousait, rebâtissait sa médiocre coiffure&hellip; En
+effet, lorsque j'eus pénétré dans la salle à manger,
+immédiatement suivi de la visiteuse, ma mère
+apparut tenant à deux mains sur la tête des fils de
+laiton, des rubans et des plumes, qui n'étaient
+pas encore parfaitement équilibrés&hellip; Elle me sourit,
+de ses yeux bleus fatigués d'avoir travaillé
+à la chute du jour, et s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Regarde! Je t'attendais pour te montrer&hellip;</p>
+
+<p>Mais, apercevant cette femme assise dans le
+grand fauteuil, au fond de la salle, elle s'arrêta,
+déconcertée. Bien vite, elle enleva sa coiffure, et,
+durant toute la scène qui suivit, elle la tint contre
+sa poitrine, renversée comme un nid dans son
+bras droit replié.</p>
+
+<p>La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux,
+un parapluie et un sac de cuir, avait commencé
+de s'expliquer, en balançant légèrement la
+tête et en faisant claquer sa langue comme une
+femme en visite. Elle avait repris tout son aplomb.
+Elle eut même, dès qu'elle parla de son fils, un
+air supérieur et mystérieux qui nous intrigua.</p>
+
+<p>Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de
+La Ferté-d'Angillon, à quatorze kilomètres de
+Sainte-Agathe. Veuve&mdash;et fort riche, à ce qu'elle
+nous fit comprendre&mdash;elle avait perdu le cadet
+de ses deux enfants, Antoine, qui était mort un
+soir au retour de l'école, pour s'être baigné avec
+son frère dans un étang malsain. Elle avait décidé
+de mettre l'aîné, Augustin, en pension chez nous
+pour qu'il pût suivre le Cours Supérieur.</p>
+
+<p>Et aussitôt elle fit l'éloge de ce pensionnaire
+qu'elle nous amenait. Je ne reconnaissais plus la
+femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbée
+devant la porte, une minute auparavant, avec cet
+air suppliant et hagard de poule qui aurait perdu
+l'oiseau sauvage de sa couvée.</p>
+
+<p>Ce qu'elle contait de son fils avec admiration
+était fort surprenant: il aimait à lui faire plaisir,
+et parfois il suivait le bord de la rivière, jambes
+nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter
+des &oelig;ufs de poules d'eau, de canards sauvages,
+perdus dans les ajoncs&hellip; Il tendait aussi des
+nasses&hellip; L'autre nuit, il avait découvert dans le
+bois une faisane prise au collet&hellip;</p>
+
+<p>Moi qui n'osais plus rentrer à la maison quand
+j'avais un accroc à ma blouse, je regardais
+Millie avec étonnement.</p>
+
+<p>Mais ma mère n'écoutait plus. Elle fit même
+signe à la dame de se taire; et, déposant avec
+précaution son «nid» sur la table, elle se leva
+silencieusement comme pour aller surprendre
+quelqu'un&hellip;</p>
+
+<p>Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où
+s'entassaient les pièces d'artifice noircies du dernier
+Quatorze Juillet, un pas inconnu, assuré,
+allait et venait, ébranlant le plafond, traversait
+les immenses greniers ténébreux du premier
+étage, et se perdait enfin vers les chambres
+d'adjoints abandonnées où l'on mettait sécher le
+tilleul et mûrir les pommes.</p>
+
+<p>&mdash;Déjà, tout à l'heure, j'avais entendu ce bruit
+dans les chambres du bas, dit Millie à mi-voix, et je
+croyais que c'était toi, François, qui étais rentré&hellip;</p>
+
+<p>Personne ne répondit. Nous étions debout tous
+les trois, le c&oelig;ur battant, lorsque la porte des
+greniers qui donnait sur l'escalier de la cuisine
+s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa
+la cuisine, et se présenta dans l'entrée
+obscure de la salle à manger.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi, Augustin? dit la dame.</p>
+
+<p>C'était un grand garçon de dix-sept ans environ.
+Je ne vis d'abord de lui, dans la nuit tombante,
+que son chapeau de feutre paysan coiffé en
+arrière et sa blouse noire sanglée d'une ceinture
+comme en portent les écoliers. Je pus distinguer
+aussi qu'il souriait&hellip;</p>
+
+<p>Il m'aperçut, et, avant que personne eût pu lui
+demander aucune explication:</p>
+
+<p>&mdash;Viens-tu dans la cour? dit-il.</p>
+
+<p>J'hésitai une seconde. Puis, comme Millie ne
+me retenait pas, je pris ma casquette et j'allai
+vers lui. Nous sortîmes par la porte de la cuisine
+et nous allâmes au préau, que l'obscurité envahissait
+déjà. A la lueur de la fin du jour, je
+regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez
+droit, à la lèvre duvetée.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier.
+Tu n'y avais donc jamais regardé?</p>
+
+<p>Il tenait à la main une petite roue en bois
+noirci; un cordon de fusées déchiquetées courait
+tout autour; ç'avait dû être le soleil ou la lune
+au feu d'artifice du Quatorze Juillet.</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous
+allons toujours les allumer, dit-il d'un ton tranquille
+et de l'air de quelqu'un qui espère bien
+trouver mieux par la suite.</p>
+
+<p>Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait
+les cheveux complètement ras comme un paysan.
+Il me montra les deux fusées avec leurs bouts de
+mèche en papier que la flamme avait coupés,
+noircis, puis abandonnés. Il planta dans le sable
+le moyeu de la roue, tira de sa poche&mdash;à mon
+grand étonnement, car cela nous était formellement
+interdit&mdash;une boîte d'allumettes. Se baissant
+avec précaution, il mit le feu à la mèche.
+Puis, me prenant par la main, il m'entraîna vivement
+en arrière.</p>
+
+<p>Un instant après, ma mère qui sortait sur le
+pas de la porte, avec la mère de Meaulnes, après
+avoir débattu et fixé le prix de pension, vit jaillir
+sous le préau, avec un bruit de soufflet, deux
+gerbes d'étoiles rouges et blanches; et elle put
+m'apercevoir, l'espace d'une seconde, dressé dans
+la lueur magique, tenant par la main le grand
+gars nouveau venu et ne bronchant pas&hellip;</p>
+
+<p>Cette fois encore, elle n'osa rien dire.</p>
+
+<p>Et le soir, au dîner, il y eut, à la table de
+famille, un compagnon silencieux, qui mangeait,
+la tête basse, sans se soucier de nos trois regards
+fixés sur lui.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch2">CHAPITRE II<br />
+<span class="small">APRÈS QUATRE HEURES&hellip;</span></h3>
+
+
+<p>Je n'avais guère été, jusqu'alors, courir dans les
+rues avec les gamins du bourg. Une coxalgie, dont
+j'ai souffert jusque vers cette année 189&hellip;, m'avait
+rendu craintif et malheureux. Je me vois encore
+poursuivant les écoliers alertes dans les ruelles
+qui entouraient la maison, en sautillant misérablement
+sur une jambe&hellip;</p>
+
+<p>Aussi ne me laissait-on guère sortir. Et je me
+rappelle que Millie, qui était très fière de moi, me
+ramena plus d'une fois à la maison, avec force
+taloches, pour m'avoir ainsi rencontré, sautant à
+cloche-pied, avec les garnements du village.</p>
+
+<p>L'arrivée d'Augustin Meaulnes, qui coïncida
+avec ma guérison, fut le commencement d'une vie
+nouvelle.</p>
+
+<p>Avant sa venue, lorsque le cours était fini, à
+quatre heures, une longue soirée de solitude commençait
+pour moi. Mon père transportait le feu du
+poêle de la classe dans la cheminée de notre salle à
+manger; et peu à peu les derniers gamins attardés
+abandonnaient l'école refroidie où roulaient des
+tourbillons de fumée. Il y avait encore quelques
+jeux, des galopades dans la cour; puis la nuit
+venait; les deux élèves qui avaient balayé la
+classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons
+et leurs pèlerines, et ils partaient bien vite, leur
+panier au bras, en laissant le grand portail ouvert&hellip;</p>
+
+<p>Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je
+restais au fond de la mairie, enfermé dans le
+cabinet des archives plein de mouches mortes,
+d'affiches battant au vent, et je lisais assis sur
+une vieille bascule, auprès d'une fenêtre qui donnait
+sur le jardin.</p>
+
+<p>Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme
+voisine commençaient à hurler et que le carreau
+de notre petite cuisine s'illuminait, je rentrais
+enfin. Ma mère avait commencé de préparer le
+repas. Je montais trois marches de l'escalier du
+grenier; je m'asseyais sans rien dire, et, la tête
+appuyée aux barreaux froids de la rampe, je la
+regardais allumer son feu dans l'étroite cuisine où
+vacillait la flamme d'une bougie&hellip;</p>
+
+<p>Mais quelqu'un est venu qui m'a enlevé à tous
+ces plaisirs d'enfant paisible. Quelqu'un a soufflé
+la bougie qui éclairait pour moi le doux visage
+maternel penché sur le repas du soir. Quelqu'un
+a éteint la lampe autour de laquelle nous étions
+une famille heureuse, à la nuit, lorsque mon père
+avait accroché les volets de bois aux portes
+vitrées. Et celui-là, ce fut Augustin Meaulnes,
+que les autres élèves appelèrent bientôt le grand
+Meaulnes.</p>
+
+<p>Dès qu'il fut pensionnaire chez nous, c'est-à-dire
+dès les premiers jours de décembre, l'école
+cessa d'être désertée le soir, après quatre heures.
+Malgré le froid de la porte battante, les cris des
+balayeurs et leurs seaux d'eau, il y avait toujours,
+après le cours, dans la classe, une vingtaine de
+grands élèves, tant de la campagne que du bourg,
+serrés autour de Meaulnes. Et c'étaient de longues
+discussions, des disputes interminables, au milieu
+desquelles je me glissais avec inquiétude et plaisir.</p>
+
+<p>Meaulnes ne disait rien; mais c'était pour lui
+qu'à chaque instant l'un des plus bavards s'avançait
+au milieu du groupe, et, prenant à témoin
+tour à tour chacun de ses compagnons, qui l'approuvaient
+bruyamment, racontait quelque longue
+histoire de maraude, que tous les autres suivaient,
+le bec ouvert, en riant silencieusement.</p>
+
+<p>Assis sur un pupitre, en balançant les jambes,
+Meaulnes réfléchissait. Aux bons moments, il riait
+aussi, mais doucement, comme s'il eût réservé
+ses éclats de rire pour quelque meilleure histoire,
+connue de lui seul. Puis, à la nuit tombante,
+lorsque la lueur des carreaux de la classe n'éclairait
+plus le groupe confus de jeunes gens,
+Meaulnes se levait soudain et, traversant le cercle
+pressé:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, en route! criait-il.</p>
+
+<p>Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs
+cris jusqu'à la nuit noire, dans le haut du bourg&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Il m'arrivait maintenant de les accompagner.
+Avec Meaulnes, j'allais à la porte des écuries des
+faubourgs, à l'heure où l'on trait les vaches&hellip;
+Nous entrions dans les boutiques, et, du fond de
+l'obscurité, entre deux craquements de son métier,
+le tisserand disait:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà les étudiants!</p>
+
+<p>Généralement, à l'heure du dîner, nous nous
+trouvions tout près du <i>Cours</i>, chez Desnoues, le
+charron, qui était aussi maréchal. Sa boutique
+était une ancienne auberge, avec de grandes
+portes à deux battants qu'on laissait ouvertes. De
+la rue on entendait grincer le soufflet de la forge
+et l'on apercevait à la lueur du brasier, dans ce
+lieu obscur et tintant, parfois des gens de campagne
+qui avaient arrêté leur voiture pour causer
+un instant, parfois un écolier comme nous,
+adossé à une porte, qui regardait sans rien dire.
+Et c'est là que tout commença, environ huit
+jours avant Noël.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch3">CHAPITRE III<br />
+<span class="small">«JE FRÉQUENTAIS LA BOUTIQUE D'UN VANNIER»</span></h3>
+
+
+<p>La pluie était tombée tout le jour, pour ne
+cesser qu'au soir. La journée avait été mortellement
+ennuyeuse. Aux récréations, personne ne
+sortait. Et l'on entendait mon père, M. Seurel,
+crier à chaque minute, dans la classe:</p>
+
+<p>&mdash;Ne sabotez donc pas comme ça, les gamins!</p>
+
+<p>Après la dernière récréation de la journée, ou,
+comme nous disions, après le dernier «quart d'heure»,
+M. Seurel, qui depuis un instant marchait
+le long en large pensivement, s'arrêta, frappa
+un grand coup de règle sur la table, pour faire cesser
+le bourdonnement confus des fins de classe où
+l'on s'ennuie, et, dans le silence attentif, demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Qui est-ce qui ira demain en voiture à
+La Gare avec François, pour chercher M. et M<sup>me</sup>
+Charpentier?</p>
+
+<p>C'étaient mes grands-parents: grand-père
+Charpentier, l'homme au grand burnous de laine
+grise, le vieux garde forestier en retraite, avec
+son bonnet de poil de lapin qu'il appelait son
+képi&hellip; Les petits gamins le connaissaient bien.
+Les matins, pour se débarbouiller, il tirait un seau
+d'eau, dans lequel il barbotait, à la façon des
+vieux soldats en se frottant vaguement la barbiche.
+Un cercle d'enfants, les mains derrière le dos,
+l'observaient avec une curiosité respectueuse&hellip;
+Et ils connaissaient aussi grand'mère Charpentier,
+la petite paysanne, avec sa capote tricotée, parce
+que Millie l'amenait, au moins une fois, dans la
+classe des plus petits.</p>
+
+<p>Tous les ans, nous allions les chercher, quelques
+jours avant Noël, à la Gare, au train de
+4 h. 2. Ils avaient, pour nous voir, traversé tout
+le département, chargés de ballots de châtaignes
+et de victuailles pour Noël enveloppées dans des
+serviettes. Dès qu'ils avaient passé, tous les deux,
+emmitouflés, souriants et un peu interdits, le
+seuil de la maison, nous fermions sur eux toutes
+les portes, et c'était une grande semaine de plaisir
+qui commençait&hellip;</p>
+
+<p>Il fallait pour conduire avec moi la voiture qui
+devait les ramener, il fallait quelqu'un de sérieux
+qui ne nous versât pas dans un fossé, et d'assez
+débonnaire aussi, car le grand-père Charpentier
+jurait facilement et la grand-mère était un peu
+bavarde.</p>
+
+<p>A la question de M. Seurel, une dizaine de voix
+répondirent, criant ensemble:</p>
+
+<p>&mdash;Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes!</p>
+
+<p>Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre.</p>
+
+<p>Alors ils crièrent:</p>
+
+<p>&mdash;Fromentin!</p>
+
+<p>D'autres:</p>
+
+<p>&mdash;Jasmin Delouche!</p>
+
+<p>Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs
+monté sur sa truie au triple galop, criait:
+«Moi! Moi!», d'une voix perçante.</p>
+
+<p>Dutremblay et Moucheb&oelig;uf se contentaient de
+lever timidement la main.</p>
+
+<p>J'aurais voulu que ce fût Meaulnes. Ce petit
+voyage en voiture à âne serait devenu un événement
+plus important. Il le désirait aussi, mais
+il affectait de se taire dédaigneusement. Tous les
+grands élèves s'étaient assis comme lui sur la
+table, à revers, les pieds sur le banc, ainsi que
+nous faisions dans les moments de grand répit
+et de réjouissance. Coffin, sa blouse relevée et
+roulée autour de la ceinture, embrassait la colonne
+de fer qui soutenait la poutre de la classe et commençait
+de grimper en signe d'allégresse. Mais
+M. Seurel refroidit tout le monde en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Allons! Ce sera Moucheb&oelig;uf.</p>
+
+<p>Et chacun regagna sa place en silence.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>A quatre heures, dans la grande cour glacée,
+ravinée par la pluie, je me trouvai seul avec
+Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions
+le bourg luisant que séchait la bourrasque.
+Bientôt, le petit Coffin, en capuchon, un morceau
+de pain à la main, sortit de chez lui et, rasant
+les murs, se présenta en sifflant à la porte du
+charron. Meaulnes ouvrit le portail, le héla et,
+tous les trois, un instant après, nous étions installés
+au fond de la boutique rouge et chaude,
+brusquement traversée par de glacials coups de
+vent: Coffin et moi, assis auprès de la forge, nos
+pieds boueux dans les copeaux blancs; Meaulnes,
+les mains aux poches, silencieux, adossé au
+battant de la porte d'entrée. De temps à autre,
+dans la rue, passait une dame de village, la tête
+baissée à cause du vent, qui revenait de chez le
+boucher, et nous levions le nez pour regarder qui
+c'était.</p>
+
+<p>Personne ne disait rien. Le maréchal et son
+ouvrier, l'un soufflant la forge, l'autre battant le
+fer, jetaient sur le mur de grandes ombres brusques&hellip;
+Je me rappelle ce soir-là comme un des
+grands soirs de mon adolescence. C'était en moi un
+mélange de plaisir et d'anxiété: je craignais que
+mon compagnon ne m'enlevât cette pauvre joie
+d'aller à La Gare en voiture; et pourtant j'attendais
+de lui, sans oser me l'avouer, quelque entreprise
+extraordinaire qui vînt tout bouleverser.</p>
+
+<p>De temps à autre, le travail paisible et régulier
+de la boutique s'interrompait pour un instant. Le
+maréchal laissait à petits coups pesants et clairs
+retomber son marteau sur l'enclume. Il regardait,
+en l'approchant de son tablier de cuir, le morceau
+de fer qu'il avait travaillé. Et, redressant la tête,
+il nous disait, histoire de souffler un peu:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ça va, la jeunesse?</p>
+
+<p>L'ouvrier restait la main en l'air à la chaîne
+du soufflet, mettait son poing gauche sur la hanche
+et nous regardait en riant.</p>
+
+<p>Puis le travail sourd et bruyant reprenait.</p>
+
+<p>Durant une de ces pauses, on aperçut, par la
+porte battante, Millie dans le grand vent, serrée
+dans un fichu, qui passait chargée de petits
+paquets.</p>
+
+<p>Le maréchal demanda:</p>
+
+<p>&mdash;C'est-il que M. Charpentier va bientôt venir?</p>
+
+<p>&mdash;Demain, répondis-je, avec ma grand'mère,
+j'irai les chercher en voiture au train de 4 h. 2.</p>
+
+<p>&mdash;Dans la voiture à Fromentin, peut-être?</p>
+
+<p>Je répondis bien vite:</p>
+
+<p>&mdash;Non, dans celle du père Martin.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! alors, vous n'êtes pas revenus.</p>
+
+<p>Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent
+à rire.</p>
+
+<p>L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire
+quelque chose:</p>
+
+<p>&mdash;Avec la jument de Fromentin on aurait pu
+aller les chercher à Vierzon. Il y a une heure
+d'arrêt. C'est à quinze kilomètres. On aurait été
+de retour avant même que l'âne à Martin fût
+attelé.</p>
+
+<p>&mdash;Çà, dit l'autre, c'est une jument qui marche!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Et je crois bien que Fromentin la prêterait
+facilement.</p>
+
+<p>La conversation finit là. De nouveau la boutique
+fut un endroit plein d'étincelles et de bruit, où
+chacun ne pensa que pour soi.</p>
+
+<p>Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que
+je me levai pour faire signe au grand Meaulnes,
+il ne m'aperçut pas d'abord. Adossé à la porte et
+la tête penchée, il semblait profondément absorbé
+par ce qui venait d'être dit. En le voyant ainsi,
+perdu dans ses réflexions, regardant, comme à
+travers des lieus de brouillard, ces gens paisibles
+qui travaillaient, je pensai soudain à cette image
+de <i>Robinson Crusoé</i>, où l'on voit l'adolescent
+anglais, avant son grand départ, «fréquentant
+la boutique d'un vannier»&hellip;</p>
+
+<p>Et j'y ai souvent repensé depuis.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch4">CHAPITRE IV<br />
+<span class="small">L'ÉVASION</span></h3>
+
+
+<p>A une heure de l'après-midi, le lendemain,
+la classe du Cours supérieur est claire, au milieu
+du paysage gelé, comme une barque sur l'Océan.
+On n'y sent pas la saumure ni le cambouis, comme
+sur un bateau de pêche, mais les harengs grillés
+sur le poêle et la laine roussie de ceux qui, en
+rentrant, se sont chauffés de trop près.</p>
+
+<p>On a distribué, car la fin de l'année approche,
+les cahiers de compositions. Et, pendant que
+M. Seurel écrit au tableau l'énoncé des problèmes,
+un silence imparfait s'établit, mêlé de conversations
+à voix basse, coupé de petits cris étouffés et
+de phrases dont on ne dit que les premiers mots
+pour effrayer son voisin:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur! Un tel me&hellip;</p>
+
+<p>M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à
+autre chose. Il se retourne de temps à autre, en
+regardant tout le monde d'un air à la fois sévère
+et absent. Et ce remue-ménage sournois cesse
+complètement, une seconde, pour reprendre ensuite,
+tout doucement d'abord, comme un ronronnement.</p>
+
+<p>Seul, au milieu de cette agitation, je me tais.
+Assis au bout d'une des tables de la division des
+plus jeunes, près des grandes vitres, je n'ai qu'à
+me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le
+ruisseau dans le bas, puis les champs.</p>
+
+<p>De temps à autre, je me soulève sur la pointe
+des pieds et je regarde anxieusement du côté de
+la ferme de la Belle-Étoile. Dès le début de la
+classe, je me suis aperçu que Meaulnes n'était
+pas rentré après la récréation de midi. Son voisin
+de table a bien dû s'en apercevoir aussi. Il n'a
+rien dit encore, préoccupé par sa composition.
+Mais, dès qu'il aura levé la tête, la nouvelle
+courra par toute la classe, et quelqu'un, comme
+c'est l'usage, ne manquera par de crier à haute
+voix les premiers mots de la phrase:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur! Meaulnes&hellip;</p>
+
+<p>Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement,
+je le soupçonne de s'être échappé. Sitôt le déjeuner
+terminé, il a dû sauter le petit mur et filer à
+travers champs, en passant le ruisseau à la Vieille-Planche,
+jusqu'à la Belle-Étoile. Il aura demandé
+la jument pour aller chercher M. et M<sup>me</sup> Charpentier.
+Il fait atteler en ce moment.</p>
+
+<p>La Belle-Étoile est, là-bas, de l'autre côté du
+ruisseau, sur le versant de la côte, une grande
+ferme, que les ormes, les chênes de la cour et les
+haies vives cachent en été. Elle est placée sur un
+petit chemin qui rejoint d'un côté la route de La
+Gare, de l'autre un faubourg du pays. Entourée
+de hauts murs soutenus par des contreforts dont
+le pied baigne dans le fumier, la grande bâtisse
+féodale est au mois de juin enfouie sous les
+feuilles, et, de l'école, on entend seulement, à la
+tombée de la nuit, le roulement des charrois et
+les cris des vachers. Mais aujourd'hui, j'aperçois
+par la vitre, entre les arbres dépouillés, le haut
+mur grisâtre de la cour, la porte d'entrée, puis,
+entre des tronçons de haie, un bande du chemin
+blanchi de givre, parallèle au ruisseau, qui mène
+à la route de La Gare.</p>
+
+<p>Rien ne bouge encore dans ce clair paysage
+d'hiver. Rien n'est changé encore.</p>
+
+<p>Ici, M. Seurel achève de copier le deuxième
+problème. Il en donne trois d'habitude. Si
+aujourd'hui par hasard, il n'en donnait que
+deux&hellip; Il remonterait aussitôt dans sa chaire
+et s'apercevait de l'absence de Meaulnes. Il
+enverrait pour le chercher à travers le bourg
+deux gamins qui parviendraient certainement
+à le découvrir avant que la jument ne soit
+attelée&hellip;</p>
+
+<p>M. Seurel, le deuxième problème copié, laisse
+un instant retomber son bras fatigué&hellip; Puis, à
+mon grand soulagement, il va à la ligne et
+recommence à écrire en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ceci, maintenant, n'est plus qu'un jeu
+d'enfant!</p>
+
+<p>&hellip; Deux petits traits noirs, qui dépassaient le
+mur de la Belle-Étoile et qui devaient être les
+deux brancards dressés d'une voiture, ont disparu.
+Je suis sûr maintenant qu'on fait là-bas les préparatifs
+du départ de Meaulnes. Voici la jument
+qui passe la tête et le poitrail entre les deux
+pilastres de l'entrée, puis s'arrête, tandis qu'on
+fixe sans doute, à l'arrière de la voiture un
+second siège pour les voyageurs que Meaulnes
+prétend ramener. Enfin tout l'équipage sort lentement
+de la cour, disparaît un instant derrière
+la haie, et repasse avec la même lenteur sur le
+bout de chemin blanc qu'on aperçoit entre deux
+tronçons de la clôture. Je reconnais alors, dans
+cette forme noire qui tient les guides, un coude
+nonchalamment appuyé sur le côté de la voiture,
+à la façon paysanne, mon compagnon Augustin
+Meaulnes.</p>
+
+<p>Un instant encore tout disparaît derrière la
+haie. Deux hommes qui sont restés au portail de
+la Belle-Étoile, à regarder partir la voiture, se
+concertent maintenant avec une animation croissante.
+L'un d'eux ce décide enfin à mettre sa
+main en porte-voix près de sa bouche et à appeler
+Meaulnes, puis à courir quelques pas, dans sa
+direction, sur le chemin&hellip; Mais alors, dans la
+voiture qui est lentement arrivée sur la route de
+La Gare et que du petit chemin on ne doit plus
+apercevoir, Meaulnes change soudain d'attitude.
+Un pied sur le devant, dressé comme un conducteur
+de char romain, secouant à deux mains les
+guides, il lance sa bête à fond de train et disparaît
+en un instant de l'autre côté de la montée.
+Sur le chemin, l'homme qui appelait s'est repris à
+courir; l'autre s'est lancé au galop à travers
+champs et semble venir vers nous.</p>
+
+<p>En quelques minutes, et au moment même où
+M. Seurel, quittant le tableau, se frotte les
+mains pour en enlever la craie, au moment où
+trois voix à la fois crient du fond de la classe:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur! Le grand Meaulnes est parti!</p>
+
+<p>L'homme en blouse bleue est à la porte, qu'il
+ouvre soudain toute grande, et, levant son
+chapeau, il demande sur le seuil:</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui
+avez autorisé cet élève à demander la voiture
+pour aller à Vierzon chercher vos parents? Il
+nous est venu des soupçons&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Mais pas du tout! répond M. Seurel.</p>
+
+<p>Et aussitôt c'est dans la classe un désarroi
+effroyable. Les trois premiers, près de la sortie,
+ordinairement chargés de pourchasser à coups de
+pierres les chèvres ou les porcs qui viennent
+brouter dans la cour les <i>corbeilles d'argent</i>, se
+sont précipités à la porte. Au violent piétinement
+de leurs sabots ferrés sur les dalles de l'école a
+succédé, dehors, le bruit étouffé de leurs pas
+précipités qui mâchent le sable de la cour et
+dérapent au virage de la petite grille ouverte sur
+la route. Tout le reste de la classe s'entasse aux
+fenêtres du jardin. Certains ont grimpé sur les
+tables pour mieux voir&hellip;</p>
+
+<p>Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est
+évadé.</p>
+
+<p>&mdash;Tu iras tout de même à La Gare avec Moucheb&oelig;uf,
+me dit M. Seurel. Meaulnes ne connaît
+pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux
+carrefours. Il ne sera pas au train pour trois
+heures.</p>
+
+<p>Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le
+cou pour demander:</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'y a-t-il donc?</p>
+
+<p>Dans la rue du bourg, les gens commencent à
+s'attrouper. Le paysan est toujours là, immobile,
+entêté, son chapeau à la main, comme quelqu'un
+qui demande justice.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch5">CHAPITRE V<br />
+<span class="small">LA VOITURE QUI REVIENT</span></h3>
+
+
+<p>Lorsque j'eus ramené de La Gare les grands-parents,
+lorsqu'après le dîner, assis devant la
+haute cheminée, ils commencèrent à raconter par
+le menu détail tout ce qui leur était arrivé
+depuis les dernières vacances, je m'aperçus bientôt
+que je ne les écoutais pas.</p>
+
+<p>La petite grille de la cour était tout près de la
+porte de la salle à manger. Elle grinçait en
+s'ouvrant. D'ordinaire, au début de la nuit, pendant
+nos veillées de campagne, j'attendais secrètement
+ce grincement de la grille. Il était suivi
+d'un bruit de sabots claquant ou s'essuyant sur
+le seuil, parfois d'un chuchotement comme de
+personnes qui se concertent avant d'entrer. Et
+l'on frappait. C'était un voisin, les institutrices,
+quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la
+longue veillée.</p>
+
+<p>Or, ce soir-là, je n'avais plus rien à espérer du
+dehors, puisque tous ceux que j'aimais étaient
+réunis dans notre maison; et pourtant je ne
+cessais d'épier tous les bruits de la nuit et
+d'attendre qu'on ouvrît notre porte.</p>
+
+<p>Le vieux grand-père, avec son air broussailleux
+de grand berger gascon, ses deux pieds lourdement
+posés devant lui, son bâton entre les
+jambes, inclinant l'épaule pour cogner sa pipe
+contre son soulier, était là. Il approuvait de ses
+yeux mouillés et bons ce que disait la grand'mère,
+de son voyage et de ses poules et de ses
+voisins et des paysans qui n'avaient pas encore
+payé leur fermage. Mais je n'étais plus avec
+eux.</p>
+
+<p>J'imaginais le roulement de voiture qui s'arrêterait
+soudain devant la porte. Meaulnes sauterait
+de la carriole et entrerait comme si rien ne
+s'était passé&hellip; Ou peut-être irait-il d'abord reconduire
+la jument à la Belle-Étoile; et j'entendrais
+bientôt son pas sonner sur la route et la grille
+s'ouvrir&hellip;</p>
+
+<p>Mais rien. Le grand-père regardait fixement
+devant lui et ses paupières en battant s'arrêtaient
+longuement sur ses yeux comme à l'approche du
+sommeil. La grand'mère répétait avec embarras
+sa dernière phrase, que personne n'écoutait.</p>
+
+<p>&mdash;C'est de ce garçon que vous êtes en peine?
+dit-elle enfin.</p>
+
+<p>A La Gare, en effet, je l'avais questionnée
+vainement. Elle n'avait vu personne, à l'arrêt de
+Vierzon, qui ressemblât au grand Meaulnes. Mon
+compagnon avait dû s'attarder en chemin. Sa
+tentative était manquée. Pendant le retour, en
+voiture, j'avais ruminé ma déception, tandis que
+ma grand'mère causait avec Moucheb&oelig;uf. Sur la
+route blanchie de givre, les petits oiseaux tourbillonnaient
+autour des pieds de l'âne trottinant.
+De temps à autre, sur le grand calme de l'après-midi
+gelé, montait l'appel lointain d'une bergère
+ou d'un gamin hélant son compagnon d'un bosquet
+de sapins à l'autre. Et chaque fois, ce long
+cri sur les coteaux déserts me faisait tressaillir,
+comme si c'eût été la voix de Meaulnes me conviant
+à le suivre au loin&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Tandis que je repassais tout cela dans mon
+esprit, l'heure arriva de se coucher. Déjà le
+grand-père était entré dans la chambre rouge, la
+chambre-salon, tout humide et glacée d'être
+close depuis l'autre hiver. On avait enlevé, pour
+qu'il s'y installât, les têtières en dentelle des fauteuils,
+relevé les tapis et mis de côté les objets
+fragiles. Il avait posé son bâton sur un chaise,
+ses gros souliers sous un fauteuil; il venait de
+souffler sa bougie, et nous étions debout, nous
+disant bonsoir, prêts à nous séparer pour la
+nuit, lorsqu'un bruit de voitures nous fit taire.</p>
+
+<p>On eût dit deux équipages se suivant lentement
+au très petit trot. Cela ralentit le pas et
+finalement vint s'arrêter sous la fenêtre de la
+salle à manger qui donnait sur la route, mais
+qui était condamnée.</p>
+
+<p>Mon père avait pris la lampe et, sans attendre,
+il ouvrait la porte qu'on avait déjà fermée à clef.
+Puis, poussant la grille, s'avançant sur le bord des
+marches, il leva la lumière au-dessus de sa tête
+pour voir ce qui se passait.</p>
+
+<p>C'étaient bien deux voitures arrêtées, le cheval
+de l'une attaché derrière l'autre. Un homme avait
+sauté à terre et hésitait&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant?
+Pourriez-vous m'indiquer M. Fromentin, métayer
+à la Belle-Étoile? J'ai trouvé sa voiture et sa
+jument qui s'en allaient sans conducteur, le long
+d'un chemin près de la route de Saint-Loup-des-Bois.
+Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et son
+adresse sur la plaque. Comme c'était sur mon
+chemin, j'ai ramené son attelage par ici, afin
+d'éviter des accidents, mais ça m'a rudement
+retardé quand même.</p>
+
+<p>Nous étions là, stupéfaits. Mon père s'approcha.
+Il éclaira la carriole avec sa lampe.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit
+l'homme. Pas même une couverture. La bête
+est fatiguée; elle boitille un peu.</p>
+
+<p>Je m'étais approché jusqu'au premier rang et
+je regardais avec les autres cet attelage perdu
+qui nous revenait, telle une épave qu'eût ramenée
+la haute mer&mdash;la première épave et la dernière,
+peut-être, de l'aventure de Meaulnes.</p>
+
+<p>&mdash;Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit
+l'homme, je vais vous laisser la voiture. J'ai
+perdu beaucoup de temps et l'on doit s'inquiéter,
+chez moi.</p>
+
+<p>Mon père accepta. De cette façon nous pourrions
+dès ce soir reconduire l'attelage à la Belle-Étoile
+sans dire ce qui s'était passé. Ensuite, on
+déciderait de ce qu'il faudrait raconter aux gens
+du pays et écrire à la mère de Meaulnes&hellip; Et
+l'homme fouetta sa bête, en refusant le verre de
+vin que nous lui offrions.</p>
+
+<p>Du fond de sa chambre où il avait rallumé la
+bougie, tandis que nous rentrions sans rien dire
+et que mon père conduisait la voiture à la
+ferme, mon grand-père appelait:</p>
+
+<p>&mdash;Alors? Est-il rentré, ce voyageur?</p>
+
+<p>Les femmes se concertèrent du regard, une
+seconde:</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, il a été chez sa mère. Allons, dors.
+Ne t'inquiète pas!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je
+pensais, dit-il.</p>
+
+<p>Et, satisfait, il éteignit sa lumière et se tourna
+dans son lit pour dormir.</p>
+
+<p>Ce fut la même explication que nous donnâmes
+aux gens du bourg. Quant à la mère du fugitif, il
+fut décidé qu'on attendrait pour lui écrire. Et
+nous gardâmes pour nous seuls notre inquiétude
+qui dura trois grands jours. Je vois encore mon
+père rentrant de la ferme vers onze heures, sa
+moustache mouillée par la nuit, discutant avec
+Millie d'une voix très basse, angoissée et colère&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch6">CHAPITRE VI<br />
+<span class="small">ON FRAPPE AU CARREAU</span></h3>
+
+
+<p>Le quatrième jour fut un des plus froids de
+cet hiver-là. De grand matin, les premiers arrivés
+dans la cour se réchauffaient en glissant autour
+du puits. Ils attendaient que le poêle fût allumé
+dans l'école pour s'y précipiter.</p>
+
+<p>Derrière le portail, nous étions plusieurs à
+guetter la venue des gars de la campagne. Ils
+arrivaient tout éblouis encore d'avoir traversé des
+paysages de givre, d'avoir vu les étangs glacés,
+les taillis où les lièvres détalent&hellip; Il y avait dans
+leurs blouses un goût de foin et d'écurie qui
+alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient
+autour du poêle rouge. Et, ce matin-là, l'un
+d'eux avait apporté dans un panier un écureuil
+gelé qu'il avait découvert en route. Il essayait, je
+me souviens, d'accrocher par ses griffes, au
+poteau du préau, la longue bête raidie&hellip;</p>
+
+<p>Puis la pesante classe d'hiver commença&hellip;</p>
+
+<p>Un coup brusque au carreau nous fit lever la
+tête. Dressé contre la porte, nous aperçûmes
+le grand Meaulnes secouant avant d'entrer
+le givre de sa blouse, la tête haute et comme
+ébloui!</p>
+
+<p>Les deux élèves du banc le plus rapproché de
+la porte se précipitèrent pour l'ouvrir: il y eut à
+l'entrée comme un vague conciliabule, que nous
+n'entendîmes pas, et le fugitif se décida enfin à
+pénétrer dans l'école.</p>
+
+<p>Cette bouffée d'air frais venue de la cour
+déserte, les brindilles de paille qu'on voyait accrochées
+aux habits du grand Meaulnes, et surtout
+son air de voyageur fatigué, affamé, mais émerveillé,
+tout cela fit passer en nous un étrange
+sentiment de plaisir et de curiosité.</p>
+
+<p>M. Seurel était descendu du petit bureau à
+deux marches où il était en train de nous faire la
+dictée, et Meaulnes marchait vers lui d'un air
+agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau,
+à cet instant, le grand compagnon, malgré son air
+épuisé et ses yeux rougis par les nuits passées au
+dehors, sans doute.</p>
+
+<p>Il s'avança jusqu'à la chaire et dit, du ton
+très assuré de quelqu'un qui rapporte un renseignement:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis rentré, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Je le vois bien, répondit M. Seurel, en le
+considérant avec curiosité&hellip; Allez vous asseoir à
+votre place.</p>
+
+<p>Le gars se retourna vers nous, le dos un peu
+courbé, souriant d'un air moqueur, comme font
+les grands élèves indisciplinés lorsqu'ils sont punis,
+et, saisissant d'une main le bout de la table, il se
+laissa glisser sur son banc.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez prendre un livre que je vais vous
+indiquer, dit le maître&mdash;toutes les têtes étaient
+alors tournées vers Meaulnes&mdash;pendant que vos
+camarades finiront la dictée.</p>
+
+<p>Et la classe reprit comme auparavant. De temps
+à autre le grand Meaulnes se tournait de mon
+côté, puis il regardait par les fenêtres, d'où l'on
+apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile,
+et les champs déserts, ou parfois descendait un
+corbeau. Dans la classe, la chaleur était lourde,
+auprès du poêle rougi. Mon camarade, la tête dans
+les mains, s'accouda pour lire: à deux reprises
+je vis ses paupières se fermer et je crus qu'il
+allait s'endormir.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il
+enfin, en levant le bras à demi. Voici trois nuits
+que je ne dors pas.</p>
+
+<p>&mdash;Allez! dit M. Seurel, désireux surtout
+d'éviter un incident.</p>
+
+<p>Toutes les têtes levées, toutes les plumes en
+l'air, à regret nous le regardâmes partir, avec sa
+blouse fripée dans le dos et ses souliers terreux.</p>
+
+<p>Que la matinée fut lente à traverser! Aux
+approches de midi, nous entendîmes là-haut,
+dans la mansarde, le voyageur s'apprêter pour
+descendre. Au déjeuner, je le retrouvai assis
+devant le feu, près des grands-parents interdits,
+pendant qu'aux douze coups de l'horloge, les
+grands élèves et les gamins éparpillés dans la
+cour neigeuse filaient comme des ombres devant
+la porte de la salle à manger.</p>
+
+<p>De ce déjeuner je ne me rappelle qu'un grand
+silence et une grande gêne. Tout était glacé: la
+toile cirée sans nappe, le vin froid dans les verres,
+le carreau rougi sur lequel nous posions les
+pieds&hellip; On avait décidé, pour ne pas le pousser
+à la révolte, de ne rien demander au fugitif.
+Et il profita de cette trêve pour ne pas dire un
+mot.</p>
+
+<p>Enfin, le dessert terminé, nous pûmes tous les
+deux bondir dans la cour. Cour d'école, après
+midi, où les sabots avaient enlevé la neige&hellip;
+cour noircie où le dégel faisait dégoutter les toits
+du préau&hellip; cour pleine de jeux et de cris perçants!
+Meaulnes et moi, nous longeâmes en courant les
+bâtiments. Déjà deux ou trois de nos amis du
+bourg laissaient la partie et accouraient vers nous
+en criant de joie, faisant gicler la boue sous leurs
+sabots, les mains aux poches, le cache-nez déroulé.
+Mais mon compagnon se précipita dans la grande
+classe, où je le suivis, et referma la porte vitrée
+juste à temps pour supporter l'assaut de ceux qui
+nous poursuivaient. Il y eut un fracas clair et
+violent de vitres secouées, de sabots claquant sur
+le seuil; une poussée qui fit plier la tige de fer
+maintenant les deux battants de la porte; mais
+déjà Meaulnes, au risque de se blesser à son anneau
+brisé, avait tourné la petite clef qui fermait la serrure.</p>
+
+<p>Nous avions accoutumé de juger très vexante
+une pareille conduite. En été, ceux qu'on laissait
+ainsi à la porte couraient au galop dans le
+jardin et parvenaient souvent à grimper par une
+fenêtre avant qu'on eût pu les fermer toutes. Mais
+nous étions en décembre et tout était clos. Un
+instant on fit au dehors des pesées sur la porte;
+on nous cria des injures; puis, un à un, ils tournèrent
+le dos et s'en allèrent, la tête basse, en
+rajustant leurs cache-nez.</p>
+
+<p>Dans la classe qui sentait les châtaignes et la
+piquette, il n'y avait que deux balayeurs, qui
+déplaçaient les tables. Je m'approchai du poêle
+pour m'y chauffer paresseusement en attendant
+la rentrée, tandis qu'Augustin Meaulnes cherchait
+dans le bureau du maître et dans les pupitres. Il
+découvrit bientôt un petit atlas, qu'il se mit à
+étudier avec passion debout sur l'estrade, les
+coudes sur le bureau, la tête entre les mains.</p>
+
+<p>Je me disposais à aller près de lui; je lui aurais
+mis la main sur l'épaule et nous aurions sans
+doute suivi ensemble sur la carte le trajet qu'il
+avait fait, lorsque soudain la porte de communication
+avec la petite classe s'ouvrit toute battante
+sous une violente poussée, et Jasmin Delouche,
+suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la
+campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une
+des fenêtres de la petite classe était sans doute
+mal fermée ils avaient dû la pousser et sauter
+par là.</p>
+
+<p>Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, était
+l'un des plus âgés du Cours Supérieur. Il était fort
+jaloux du grand Meaulnes, bien qu'il se donnait
+comme son ami. Avant l'arrivée de notre pensionnaire,
+c'était lui, Jasmin, le coq de la classe. Il
+avait une figure pâle, assez fade, et les cheveux
+pommadés. Fils unique de la veuve Delouche,
+aubergiste, il faisait l'homme; il répétait avec
+vanité ce qu'il entendait dire aux joueurs de billard,
+aux buveurs de vermouth.</p>
+
+<p>A son entrée, Meaulnes leva la tête et, les sourcils
+froncés, cria aux gars qui se précipitaient sur
+le poêle, en se bousculant:</p>
+
+<p>&mdash;On ne peut donc pas être tranquille une
+minute, ici!</p>
+
+<p>&mdash;Si tu n'es pas content, il fallait rester où tu
+étais, répondit, sans lever la tête, Jasmin Delouche
+qui se sentait appuyé par ses compagnons.</p>
+
+<p>Je pense qu'Augustin était dans cet état de
+fatigue où la colère monte et vous surprend sans
+qu'on puisse la contenir.</p>
+
+<p>&mdash;Toi, dit-il, en se redressant et en fermant
+son livre, un peu pâle, tu vas commencer par
+sortir d'ici!</p>
+
+<p>L'autre ricana:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cria-t-il. Parce que tu es resté trois
+jours échappé, tu crois que tu vas être le maître
+maintenant?</p>
+
+<p>Et, associant les autres à sa querelle:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu
+sais!</p>
+
+<p>Mais déjà Meaulnes était sur lui. Il y eut d'abord
+une bousculade; les manches des blouses craquèrent
+et se décousirent. Seul, Martin, un des
+gars de la campagne entrés avec Jasmin, s'interposa:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas te laisser! dit-il, les narines gonflées,
+secouant la tête comme un bélier.</p>
+
+<p>D'une poussée violente, Meaulnes le jeta, titubant,
+les bras ouverts, au milieu de la classe;
+puis, saisissant d'une main Delouche par le cou,
+de l'autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter
+dehors. Jasmin s'agrippait aux tables et traînait
+les pieds sur les dalles, faisant crisser ses
+souliers ferrés, tandis que Martin, ayant repris
+son équilibre revenait à pas comptés, la tête
+en avant, furieux. Meaulnes lâcha Delouche pour
+se colleter avec cet imbécile, et il allait peut-être
+se trouver en mauvaise posture, lorsque la
+porte des appartements s'ouvrit à demi. M. Seurel
+parut la tête tournée vers la cuisine, terminant,
+avant d'entrer, une conversation avec quelqu'un&hellip;</p>
+
+<p>Aussitôt la bataille s'arrêta. Les uns se rangèrent
+autour du poêle, la tête basse, ayant évité
+jusqu'au bout de prendre parti. Meaulnes s'assit
+à sa place, le haut de ses manches décousu et
+défroncé. Quant à Jasmin, tout congestionné, on
+l'entendit crier durant les quelques secondes
+qui précédèrent le coup de règle du début de la
+classe:</p>
+
+<p>&mdash;Il ne peut plus rien supporter maintenant.
+Il fait le malin. Il s'imagine peut-être qu'on ne
+sait pas où il a été!</p>
+
+<p>&mdash;Imbécile! Je ne le sais pas moi-même, répondit
+Meaulnes, dans le silence déjà grand.</p>
+
+<p>Puis, haussant les épaules, la tête dans les
+mains, il se mit à apprendre ses leçons.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch7">CHAPITRE VII<br />
+<span class="small">LE GILET DE SOIE</span></h3>
+
+
+<p>Notre chambre était, comme je l'ai dit, une
+grande mansarde. A moitié mansarde, à moitié
+chambre. Il y avait des fenêtres aux autres logis
+d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci était
+éclairé par une lucarne. Il était impossible de
+fermer complètement la porte, qui frottait sur le
+plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant
+de la main notre bougie que menaçaient tous
+les courants d'air de la grande demeure, chaque
+fois nous essayions de fermer cette porte, chaque
+fois nous étions obligés d'y renoncer. Et, toute le
+nuit, nous sentions autour de nous, pénétrant
+jusque dans notre chambre, le silence des trois
+greniers.</p>
+
+<p>C'est là que nous nous retrouvâmes, Augustin et
+moi, le soir de ce même jour d'hiver.</p>
+
+<p>Tandis qu'en un tour de main j'avais quitté
+tous mes vêtements et les avais jetés en tas sur
+une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon,
+sans rien dire, commençait lentement à se déshabiller.
+Du lit de fer aux rideaux de cretonne décorés
+de pampres, où j'étais monté déjà, je le
+regardais faire. Tantôt il s'asseyait sur son lit
+bas et sans rideaux. Tantôt il se levait et marchait
+de long en large, tout en se dévêtant. La
+bougie, qu'il avait posée sur une petite table
+d'osier tressée par des bohémiens, jetait sur le
+mur son ombre errante et gigantesque.</p>
+
+<p>Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait,
+d'un air distrait et amer, mais avec soin, ses
+habits d'écolier. Je le revois plaquant sur une
+chaise sa lourde ceinture; pliant sur le dossier
+sa blouse noire extraordinairement fripée et salie;
+retirant une espèce de paletot gros bleu qu'il
+avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant
+le dos, pour l'étaler sur le pied de son lit&hellip;
+Mais lorsqu'il se redressa et se retourna vers moi,
+je vis qu'il portait, au lieu du petit gilet à boutons
+de cuivre, qui était d'uniforme sous le paletot, un
+étrange gilet de soie, très ouvert, que fermait dans
+le bas un rang serré de petits boutons de nacre.</p>
+
+<p>C'était un vêtement d'une fantaisie charmante,
+comme devaient en porter les jeunes gens qui
+dansaient avec nos grand'mères, dans les bals de
+mil huit cent trente.</p>
+
+<p>Je me rappelle, en cet instant, le grand écolier
+paysan, nu-tête, car il avait soigneusement posé
+sa casquette sur ses autres habits&mdash;visage si
+jeune, si vaillant et si durci déjà. Il avait repris
+sa marche à travers la chambre lorsqu'il se mit
+à déboutonner cette pièce mystérieuse d'un costume
+qui n'était pas le sien. Et il était étrange de
+le voir, en bras de chemise, avec son pantalon
+trop court, ses souliers boueux, mettant la main
+sur ce gilet de marquis.</p>
+
+<p>Dès qu'il l'eut touché, sortant brusquement de sa
+rêverie il tourna la tête vers moi et me regarda
+d'un &oelig;il inquiet. J'avais un peu envie de rire.
+Il sourit en même temps que moi et son visage
+s'éclaira.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, à
+voix basse. Où l'as-tu pris?</p>
+
+<p>Mais son sourire s'éteignit aussitôt. Il passa
+deux fois sur ses cheveux ras sa main lourde, et
+tout soudain, comme quelqu'un qui ne peut plus
+résister à son désir, il réendossa sur le fin jabot
+sa vareuse qu'il boutonna solidement et sa blouse
+fripée; puis il hésita un instant, en me regardant
+de côté&hellip; Finalement, il s'assit sur le bord de
+son lit, quitta ses souliers qui tombèrent bruyamment
+sur le plancher; et, tout habillé comme un
+soldat au cantonnement d'alerte, il s'étendit sur
+son lit et souffla la bougie.</p>
+
+<p>Vers le milieu de la nuit je m'éveillai soudain.
+Meaulnes était au milieu de la chambre, debout,
+sa casquette sur la tête, et il cherchait au porte-manteau
+quelque chose&mdash;une pèlerine qu'il se
+mit sur le dos&hellip; La chambre était très obscure.
+Pas même la clarté que donne parfois le reflet de
+la neige. Un vent noir et glacé soufflait dans le
+jardin mort et sur le toit.</p>
+
+<p>Je me dressai un peu et je lui criai tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Meaulnes! tu repars?</p>
+
+<p>Il ne répondit pas. Alors, tout à fait affolé, je dis:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu
+m'emmènes.</p>
+
+<p>Et je sautai à bas.</p>
+
+<p>Il s'approcha, me saisit par le bras, me forçant
+à m'asseoir sur le rebord du lit, et il me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis pas t'emmener, François. Si je
+connaissais bien mon chemin, tu m'accompagnerais.
+Mais il faut d'abord que je le retrouve
+sur le plan, et je n'y parviens pas.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu ne peux pas repartir non plus?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, c'est bien inutile&hellip; fit-il avec découragement.
+Allons, recouche-toi. Je te promets
+de ne par repartir sans toi.</p>
+
+<p>Et il reprit sa promenade de long en large dans
+la chambre. Je n'osais plus rien dire. Il marchait,
+s'arrêtait, repartait plus vite, comme quelqu'un
+qui, dans sa tête, recherche ou repasse
+des souvenirs, les confronte, les compare, calcule,
+et soudain pense avoir trouvé; puis de nouveau
+lâche le fil et recommence à chercher&hellip;</p>
+
+<p>Ce ne fut pas la seule nuit où, réveillé par le
+bruit de ses pas, je le trouvai ainsi, vers une heure
+du matin, déambulant à travers la chambre et les
+greniers&mdash;comme ces marins qui n'ont pu se
+déshabituer de faire le quart et qui, au fond de
+leurs propriétés bretonnes, se lèvent et s'habillent
+à l'heure réglementaire pour surveiller la nuit
+terrienne.</p>
+
+<p>A deux ou trois reprises, durant le mois de
+janvier et la première quinzaine de février, je fus
+ainsi tiré de mon sommeil. Le grand Meaulnes
+était là, dressé, tout équipé, sa pèlerine sur le
+dos, prêt à partir, et chaque fois, au bord de ce
+pays mystérieux où une fois déjà il s'était évadé,
+il s'arrêtait, hésitait. Au moment de lever le
+loquet de la porte de l'escalier et de filer par la
+porte de la cuisine qu'il eût facilement ouverte
+sans que personne l'entendît, il reculait une fois
+encore&hellip; Puis, durant les longues heures du
+milieu de la nuit, fiévreusement, il arpentait, en
+réfléchissant, les greniers abandonnés.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Enfin une nuit, vers le 15 février, ce fut lui-même
+qui m'éveilla en me posant doucement la
+main sur l'épaule.</p>
+
+<p>La journée avait été fort agitée. Meaulnes, qui
+délaissait complètement tous les jeux de ses anciens
+camarades, était resté, durant la dernière récréation
+du soir, assis sur son banc, tout occupé à
+établir un mystérieux petit plan, en suivant du
+doigt, et en calculant longuement, sur l'atlas du
+Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre
+la cour et la salle de classe. Les sabots claquaient.
+On se pourchassait de table en table, franchissant
+les bancs et l'estrade d'un saut&hellip; On savait qu'il
+ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il
+travaillait ainsi; cependant, comme la récréation
+se prolongeait, deux ou trois gamins du bourg,
+par manière de jeu, s'approchèrent à pas de
+loup et regardèrent par-dessus son épaule. L'un
+d'eux s'enhardit jusqu'à pousser les autres sur
+Meaulnes&hellip; Il ferma brusquement son atlas, cacha
+sa feuille et empoigna le dernier des trois gars,
+tandis que les deux autres avaient pu s'échapper.</p>
+
+<p>&hellip; C'était ce hargneux Giraudat, qui prit un
+ton pleurard, essaya de donner des coups de
+pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le
+grand Meaulnes, à qui il cria rageusement:</p>
+
+<p>&mdash;Grand lâche! ça ne m'étonne pas qu'ils sont
+tous contre toi, qu'ils veulent te faire la guerre!&hellip;</p>
+
+<p>et une foule d'injures auxquelles nous répondîmes,
+sans avoir bien compris ce qu'il avait
+voulu dire. C'est moi qui criais le plus fort, car
+j'avais pris le parti du grand Meaulnes. Il y avait
+maintenant comme un pacte entre nous. La promesse
+qu'il m'avait faite de m'emmener avec lui,
+sans me dire, comme tout le monde, «que je ne
+pourrais pas marcher», m'avait lié à lui pour toujours.
+Et je ne cessais de penser à son mystérieux
+voyage. Je m'étais persuadé qu'il avait dû rencontrer
+une jeune fille. Elle était sans doute infiniment
+plus belle que toutes celles du pays, plus
+belle que Jeanne, qu'on apercevait dans le jardin
+des religieuses par le trou de la serrure; et que
+Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et
+toute blonde; et que Jenny, la fille de la châtelaine,
+qui était admirable, mais folle et toujours
+enfermée. C'est à une jeune fille certainement
+qu'il pensait la nuit, comme un héros de roman.
+Et j'avais décidé de lui en parler, bravement, la
+première fois qu'il m'éveillerait&hellip;</p>
+
+<p>Le soir de cette nouvelle bataille, après quatre
+heures, nous étions tous les deux occupés à rentrer
+des outils du jardin, des pics et des pelles
+qui avaient servi à creuser des trous, lorsque nous
+entendîmes des cris sur la route. C'était une
+bande de jeunes gens et de gamins, en colonne
+par quatre, au pas gymnastique, évoluant comme
+une compagnie parfaitement organisée, conduits
+par Delouche, Daniel, Giraudat, et un autre
+que nous ne connûmes point. Ils nous avaient
+aperçus et ils nous huaient de la belle façon.
+Ainsi tout le bourg était contre nous, et l'on
+préparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous
+étions exclus.</p>
+
+<p>Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar
+la bêche et la pioche qu'il avait sur l'épaule&hellip;
+Mais, à minuit, je sentais sa main sur mon bras,
+et je m'éveillais en sursaut.</p>
+
+<p>&mdash;Lève-toi, dit-il, nous partons.</p>
+
+<p>&mdash;Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au
+bout?</p>
+
+<p>&mdash;J'en connais une bonne partie. Et il faudra
+bien que nous trouvions le reste! répondit-il, les
+dents serrées.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur
+mon séant. Écoute-moi: nous n'avons qu'une
+chose à faire; c'est de chercher tous les deux en
+plein jour, en nous servant de ton plan, la partie
+du chemin qui nous manque.</p>
+
+<p>&mdash;Mais cette portion-là est très loin d'ici.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, nous irons en voiture, cet été, dès
+que les journées seront longues.</p>
+
+<p>Il y eut un silence prolongé qui voulait dire
+qu'il acceptait.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque nous tâcherons ensemble de retrouver
+la jeune fille que tu aimes, Meaulnes, ajoutai-je
+enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi d'elle.</p>
+
+<p>Il s'assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans
+l'ombre sa tête penchée, ses bras croisés et ses
+genoux. Puis il aspira l'air fortement, comme
+quelqu'un qui a eu gros c&oelig;ur longtemps et qui
+va enfin confier son secret&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch8">CHAPITRE VIII<br />
+<span class="small">L'AVENTURE</span></h3>
+
+
+<p>Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-là
+tout ce qui lui était arrivé sur la route. Et même
+lorsqu'il se fut décidé à me tout confier, durant
+des jours de détresse dont je reparlerai, ce resta
+longtemps le grand secret de nos adolescences.
+Mais aujourd'hui que tout est fini, maintenant
+qu'il ne reste plus que poussière</p>
+
+<div class="poetry">
+<div class="verse">de tant de mal, de tant de bien,</div>
+</div>
+
+<p class="noindent">je puis raconter son étrange aventure.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>A une heure et demie de l'après-midi, sur la
+route de Vierzon, par ce temps glacial, Meaulnes
+fit marcher la bête bon train car il savait n'être
+pas en avance. Il ne songea d'abord, pour s'en
+amuser, qu'à notre surprise à tous, lorsqu'il
+ramènerait dans la carriole, à quatre heures, le
+grand-père et la grand'mère Charpentier. Car, à
+ce moment-là, certes, il n'avait pas d'autre intention.</p>
+
+<p>Peu à peu, le froid le pénétrant, il s'enveloppa
+les jambes dans une couverture qu'il avait d'abord
+refusée et que les gens de la Belle-Étoile avaient
+mise de force dans la voiture.</p>
+
+<p>A deux heures, il traversa le bourg de La Motte.
+Il n'était jamais passé dans un petit pays aux
+heures de classe et s'amusa de voir celui-là aussi
+désert, aussi endormi. C'est à peine si, de loin en
+loin, un rideau se leva, montrant une tête curieuse
+de bonne femme.</p>
+
+<p>A la sortie de La Motte, aussitôt après la maison
+d'école, il hésita entre deux routes et crut se
+rappeler qu'il fallait tourner à gauche pour aller
+à Vierzon. Personne n'était là pour le renseigner.
+Il remit sa jument au trot sur la route désormais
+plus étroite et mal empierrée. Il longea quelque
+temps un bois de sapins et rencontra enfin un
+roulier à qui il demanda, mettant sa main en
+porte-voix, s'il était bien là sur la route de Vierzon.
+La jument, tirant sur les guides, continuait à
+trotter; l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on
+lui demandait; il cria quelque chose en faisant
+un geste vague, et, à tout hasard, Meaulnes poursuivit
+sa route.</p>
+
+<p>De nouveau ce fut la vaste campagne gelée, sans
+accident ni distraction aucune; parfois seulement
+une pie s'envolait, effrayée par la voiture, pour
+aller se percher plus loin sur un orme sans
+tête. Le voyageur avait enroulé autour de ses
+épaules, comme une cape, sa grande couverture.
+Les jambes allongées, accoudé sur un côté
+de la carriole, il dut somnoler un assez long
+moment&hellip;</p>
+
+<p>&hellip; Lorsque, grâce au froid, qui traversait
+maintenant la couverture, Meaulnes eut repris
+ses esprits, il s'aperçut que le paysage avait
+changé. Ce n'étaient plus ces horizons lointains,
+ce grand ciel blanc où se perdait le regard,
+mais de petits prés encore verts avec de hautes
+clôtures. A droite et à gauche, l'eau des fossés
+coulait sous la glace. Tout faisait pressentir
+l'approche d'une rivière. Et, entre les hautes
+haies, la route n'était plus qu'un étroit chemin
+défoncé.</p>
+
+<p>La jument, depuis un instant, avait cessé de
+trotter. D'un coup de fouet, Meaulnes voulut lui
+faire reprendre sa vive allure, mais elle continua
+à marcher au pas avec une extrême lenteur, et le
+grand écolier, regardant de côté, les mains appuyées
+sur le devant de la voiture, s'aperçut
+qu'elle boitait d'une jambe de derrière. Aussitôt
+il sauta à terre, très inquiet.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais nous n'arriverons à Vierzon pour le
+train, dit-il à mi-voix.</p>
+
+<p>Et il n'osait pas s'avouer sa pensée la plus
+inquiétante, à savoir que peut-être il s'était
+trompé de chemin et qu'il n'était plus là sur la
+route de Vierzon.</p>
+
+<p>Il examina longuement le pied de la bête et n'y
+découvrit aucune trace de blessure. Très craintive,
+la jument levait la patte dès que Meaulnes voulait
+la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et
+maladroit. Il comprit enfin qu'elle avait tout simplement
+un caillou dans le sabot. En gars expert
+au maniement du bétail, il s'accroupit, tenta de lui
+saisir le pied droit avec sa main gauche et de le
+placer entre ses genoux, mais il fut gêné par la
+voiture. A deux reprises, la jument se déroba et
+avança de quelques mètres. Le marchepied vint le
+frapper à la tête et la roue le blessa au genou. Il
+s'obstina et finit par triompher de la bête peureuse;
+mais le caillou se trouvait si bien enfoncé
+que Meaulnes dut sortir son couteau de paysan
+pour en venir à bout.</p>
+
+<p>Lorsqu'il eut terminé sa besogne, et qu'il releva
+enfin la tête, à demi étourdit et les yeux troubles,
+il s'aperçut avec stupeur que la nuit tombait&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Tout autre que Meaulnes eût immédiatement
+rebroussé chemin. C'était le seul moyen de ne pas
+s'égarer davantage. Mais il réfléchit qu'il devait
+être maintenant fort loin de la Motte. En outre la jument
+pouvait avoir pris un chemin transversal pendant
+qu'il dormait. Enfin, ce chemin-là devait bien
+à la longue mener vers quelque village&hellip; Ajoutez à
+toutes ces raisons que le grand gars, en remontant
+sur le marche-pied, tandis que la bête impatiente
+tirait déjà sur les guides, sentait grandir en lui le
+désir exaspéré d'aboutir à quelque chose et d'arriver
+quelque part, en dépit de tous les obstacles!</p>
+
+<p>Il fouetta la jument qui fit un écart et se remit
+au grand trot. L'obscurité croissait. Dans le sentier
+raviné, il y avait maintenant tout juste passage
+pour la voiture. Parfois une branche morte
+de la haie se prenait dans la roue et se cassait
+avec un bruit sec&hellip; Lorsqu'il fit tout à fait noir,
+Meaulnes songea soudain, avec un serrement de
+c&oelig;ur, à la salle à manger de Sainte-Agathe, où
+nous devions, à cette heure, être tous réunis. Puis
+la colère le prit; puis l'orgueil et la joie profonde
+de s'être ainsi évadé, sans avoir voulu&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch9">CHAPITRE IX<br />
+<span class="small">UNE HALTE</span></h3>
+
+
+<p>Soudain, la jument ralentit son allure, comme
+si son pied avait buté dans l'ombre; Meaulnes
+vit sa tête plonger et se relever par deux fois;
+puis elle s'arrêta net, les naseaux bas, semblant
+humer quelque chose. Autour des pieds de la
+bête, on entendait comme un clapotis d'eau. Un
+ruisseau coupait le chemin. En été, ce devait être
+un gué. Mais à cette époque le courant était si fort
+que la glace n'avait pas pris et qu'il eût été dangereux
+de pousser plus avant.</p>
+
+<p>Meaulnes tira doucement sur les guides, pour
+reculer de quelques pas et, très perplexe, se
+dressa dans la voiture. C'est alors qu'il aperçut,
+entre les branches, une lumière. Deux ou trois
+prés seulement devaient la séparer du chemin&hellip;</p>
+
+<p>L'écolier descendit de voiture et ramena la jument
+en arrière, en lui parlant pour la calmer,
+pour arrêter ses brusques coups de tête effrayés:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, ma vieille! Allons! Maintenant nous
+n'irons pas plus loin. Nous saurons bientôt où
+nous sommes arrivés.</p>
+
+<p>Et, poussant la barrière entr'ouverte d'un petit
+pré qui donnait sur le chemin, il fit entrer là
+son équipage. Ses pieds enfonçaient dans l'herbe
+molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa
+tête contre celle de la bête, il sentait sa chaleur
+et le souffle dur de son haleine&hellip; Il la conduisit
+tout au bout du pré, lui mit sur le dos la couverture;
+puis, écartant les branches de la clôture
+du fond, il aperçut de nouveau la lumière, qui
+était celle d'une maison isolée.</p>
+
+<p>Il lui fallut bien, tout de même, traverser trois
+prés, sauter un traître petit ruisseau, où il faillit
+plonger les deux pieds à la fois&hellip; Enfin, après
+un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva
+dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon
+grognait dans son tet. Au bruit des pas sur
+la terre gelée, un chien se mit à aboyer avec fureur.</p>
+
+<p>Le volet de la porte était ouvert, et la lueur
+que Meaulnes avait aperçue était celle d'un feu
+de fagots allumé dans la cheminée. Il n'y avait
+pas d'autre lumière que celle du feu. Une
+bonne femme, dans la maison, se leva et s'approcha
+de la porte, sans paraître autrement effrayée.
+L'horloge à poids, juste à cet instant, sonna la
+demie de sept heures.</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand
+garçon, je crois bien que j'ai mis le pied dans vos
+chrysanthèmes.</p>
+
+<p>Arrêtée, un bol à la main, elle le regardait.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, dit-elle, qu'il fait noir dans la
+cour à ne pas s'y conduire.</p>
+
+<p>Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes,
+debout, regarda les murs de la pièce tapissée
+de journaux illustrés comme une auberge, et la
+table, sur laquelle un chapeau d'homme était
+posé.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est pas là, le patron? dit-il en s'asseyant.</p>
+
+<p>&mdash;Il va revenir, répondit la femme, mise en
+confiance. Il est allé chercher un fagot.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas que j'aie besoin de lui, poursuivit
+le jeune homme, en rapprochant sa chaise
+du feu. Mais nous sommes là plusieurs chasseurs
+à l'affût. Je suis venu vous demander de nous
+céder un peu de pain.</p>
+
+<p>Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens
+de campagne, et surtout dans une ferme isolée,
+il faut parler avec beaucoup de discrétion, de politique
+même, et surtout ne jamais montrer qu'on
+n'est pas du pays.</p>
+
+<p>&mdash;Du pain? dit-elle. Nous ne pourrons guère
+vous en donner. Le boulanger qui passe pourtant
+tous les mardis n'est pas venu aujourd'hui&hellip;</p>
+
+<p>Augustin, qui avait espéré un instant se trouver
+à proximité d'un village, s'effraya.</p>
+
+<p>&mdash;Le boulanger de quel pays? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, le boulanger du Vieux-Nançay,
+répondit la femme avec étonnement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à quelle distance d'ici, au juste, Le
+Vieux-Nançay? poursuivit Meaulnes très inquiet.</p>
+
+<p>&mdash;Par la route, je ne saurais pas vous dire au
+juste; mais par la traverse il y a trois lieues et
+demie.</p>
+
+<p>Et elle se mit à raconter qu'elle y avait sa fille
+en place, qu'elle venait à pied pour la voir tous
+les premiers dimanches du mois et que ses patrons&hellip;</p>
+
+<p>Mais Meaulnes, complètement dérouté, l'interrompit
+pour dire:</p>
+
+<p>&mdash;Le Vieux-Nançay serait-il le bourg le plus
+rapproché d'ici?</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est Les Landes, à cinq kilomètres.
+Mais il n'y a pas de marchands ni de boulanger.
+Il y a tout juste une petite assemblée, chaque
+année, à la Saint-Martin.</p>
+
+<p>Meaulnes n'avait jamais entendu parler des
+Landes. Il se vit à tel point égaré qu'il en fut
+presque amusé. Mais la femme, qui était occupée
+à laver son bol sur l'évier, se retourna, curieuse
+à son tour, et elle dit lentement, en le regardant
+bien droit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est-il que vous n'êtes pas du pays?&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>A ce moment, un paysan âgé se présenta à la
+porte, avec une brassée de bois, qu'il jeta sur
+le carreau. La femme lui expliqua, très fort,
+comme s'il eût été sourd, ce que demandait le
+jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, c'est facile, dit-il simplement.
+Mais approchez-vous monsieur. Vous ne vous
+chauffez pas.</p>
+
+<p>Tous les deux, un instant plus tard, ils étaient
+installés près des chenets: le vieux cassant son
+bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes mangeant
+un bol de lait avec du pain qu'on lui avait
+offert. Notre voyageur, ravi de se trouver dans
+cette humble maison après tant d'inquiétudes,
+pensant que sa bizarre aventure était terminée,
+faisait déjà le projet de revenir plus tard avec des
+camarades revoir ces braves gens. Il ne savait pas
+que c'était là seulement une halte, et qu'il allait
+tout à l'heure reprendre son chemin.</p>
+
+<p>Il demanda bientôt qu'on le remît sur la route
+de La Motte. Et, revenant peu à peu à la vérité, il
+raconta qu'avec sa voiture il s'était séparé des
+autres chasseurs et se trouvait maintenant complètement
+égaré.</p>
+
+<p>Alors l'homme et la femme insistèrent si longtemps
+pour qu'il restât coucher et repartît seulement
+au grand jour, que Meaulnes finit par
+accepter et sortit chercher sa jument pour la rentrer
+à l'écurie.</p>
+
+<p>&mdash;Vous prendrez garde aux trous de la sente,
+lui dit l'homme.</p>
+
+<p>Meaulnes n'osa pas avouer qu'il n'était pas venu
+par «la sente». Il fut sur le point de demander
+au brave homme de l'accompagner. Il hésita une
+seconde sur le seuil et si grande était son indécision
+qu'il faillit chanceler. Puis il sortit dans
+la cour obscure.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch10">CHAPITRE X<br />
+<span class="small">LA BERGERIE</span></h3>
+
+
+<p>Pour s'y reconnaître, il grimpa sur le talus
+d'où il avait sauté.</p>
+
+<p>Lentement et difficilement, comme à l'aller, il
+se guida entre les herbes et les eaux, à travers les
+clôtures de saules, et s'en fut chercher sa voiture
+dans le fond du pré où il l'avait laissée. La voiture
+n'y était plus&hellip; Immobile, la tête battante, il
+s'efforça d'écouter tous les bruits de la nuit,
+croyant à chaque seconde entendre sonner tout
+près le collier de la bête. Rien&hellip; Il fit le tour du
+pré; la barrière était à demi ouverte, à demi renversée,
+comme si une roue de voiture avait passé
+dessus. La jument avait dû, par là, s'échapper
+toute seule.</p>
+
+<p>Remontant le chemin, il fit quelques pas et
+s'embarrassa les pieds dans la couverture qui
+sans doute avait glissé de la jument à terre.
+Il en conclut que la bête s'était enfuie dans cette
+direction. Il se prit à courir.</p>
+
+<p>Sans autre idée que la volonté tenace et folle
+de rattraper sa voiture, tout le sang au visage,
+en proie à ce désir panique qui ressemblait à la
+peur, il courait&hellip; Parfois son pied butait dans
+les ornières. Aux tournants, dans l'obscurité
+totale, il se jetait contre les clôtures, et, déjà
+trop fatigué pour s'arrêter à temps, s'abattait sur
+les épines, les bras en avant, se déchirant les
+mains pour se protéger le visage. Parfois, il
+s'arrêtait, écoutait&mdash;et repartait. Un instant, il
+crut entendre un bruit de voiture; mais ce
+n'était qu'un tombereau cahotant qui passait très
+loin, sur une route, à gauche&hellip;</p>
+
+<p>Vint un moment où son genou, blessé au marche-pied,
+lui fit si mal qu'il dut s'arrêter, la
+jambe raidie. Alors il réfléchit que si sa jument
+ne n'était pas sauvée au grand galop, il l'aurait
+depuis longtemps rejointe. Il se dit aussi qu'une
+voiture ne se perdait pas ainsi et que quelqu'un
+la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas,
+épuisé, colère, se traînant à peine.</p>
+
+<p>A la longue, il crut se retrouver dans les parages
+qu'il avait quittés et bientôt il aperçut la
+lumière de la maison qu'il cherchait. Un sentier
+profond s'ouvrait dans la haie:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà la sente dont le vieux m'a parlé, se
+dit Augustin.</p>
+
+<p>Et il s'engagea dans ce passage, heureux de
+n'avoir plus à franchir les haies et les talus. Au
+bout d'un instant, le sentier déviant à gauche, la
+lumière parut glisser à droite, et, parvenu à un
+croisement de chemins, Meaulnes, dans sa hâte à
+regagner le pauvre logis, suivit sans réfléchir un
+sentier qui paraissait directement y conduire.</p>
+
+<p>Mais à peine avait-il fait dix pas dans cette direction
+que la lumière disparut, soit qu'elle fût
+cachée par une haie, soit que les paysans, fatigués
+d'attendre, eussent fermé leurs volets. Courageusement,
+l'écolier sauta à travers champs, marcha
+tout droit dans la direction où la lumière avait
+brillé tout à l'heure. Puis, franchissant encore
+une clôture, il retomba dans un nouveau sentier&hellip;</p>
+
+<p>Ainsi peu à peu, s'embrouillait la piste du
+grand Meaulnes et se brisait le lien qui l'attachait
+à ceux qu'il avait quittés.</p>
+
+<p>Découragé, presque à bout de forces, il résolut,
+dans son désespoir, de suivre ce sentier jusqu'au
+bout. A cent pas de là, il débouchait dans une
+grande prairie grise, où l'on distinguait de loin
+en loin des ombres qui devaient être des genévriers,
+et une bâtisse obscure dans un repli de terrain.
+Meaulnes s'en approcha. Ce n'était là qu'une sorte
+de grand parc à bétail ou de bergerie abandonnée.
+La porte céda avec un gémissement. La lueur de
+la lune, quand le grand vent chassait les nuages,
+passait à travers les fentes des cloisons. Une
+odeur de moisi régnait.</p>
+
+<p>Sans chercher plus avant, Meaulnes s'étendit
+sur la paille humide, le coude à terre, la tête
+dans la main. Ayant retiré sa ceinture, il se recroquevilla
+dans sa blouse, les genoux au ventre. Il
+songea alors à la couverture de la jument qu'il
+avait laissée dans le chemin, et il se sentit si
+malheureux, si fâché contre lui-même qu'il lui
+prit une forte envie de pleurer&hellip;</p>
+
+<p>Aussi s'efforça-t-il de penser à autre chose.
+Glacé jusqu'aux moelles, il se rappela un rêve&mdash;une
+vision plutôt, qu'il avait eue tout enfant, et
+dont il n'avait jamais parlé à personne: un
+matin, au lieu de s'éveiller dans sa chambre, où
+pendaient ses culottes et ses paletots, il s'était
+trouvé dans une longue pièce verte, aux tentures
+pareilles à des feuillages. En ce lieu coulait une
+lumière si douce qu'on eût cru pouvoir la goûter.
+Près de la première fenêtre, une jeune fille cousait,
+le dos tourné, semblant attendre son réveil&hellip;
+Il n'avait pas eu la force de se glisser hors de son
+lit pour marcher dans cette demeure enchantée.
+Il s'était rendormi&hellip; Mais la prochaine fois, il
+jurait bien de se lever. Demain matin, peut-être!&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch11">CHAPITRE XI<br />
+<span class="small">LE DOMAINE MYSTÉRIEUX</span></h3>
+
+
+<p>Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais
+son genou enflé lui faisait mal; il lui fallait
+s'arrêter et s'asseoir à chaque moment tant la
+douleur était vive. L'endroit où il se trouvait était
+d'ailleurs le plus désolé de la Sologne. De toute la
+matinée, il ne vit qu'une bergère, à l'horizon, qui
+ramenait son troupeau. Il eut beau la héler,
+essayer de courir, elle disparut sans l'entendre.</p>
+
+<p>Il continua cependant de marcher dans sa
+direction, avec une désolante lenteur&hellip; Pas un
+toit, pas une âme. Pas même le cri d'un courlis
+dans les roseaux des marais. Et, sur cette solitude
+parfaite, brillait un soleil de décembre, clair
+et glacial.</p>
+
+<p>Il pouvait être trois heures de l'après-midi
+lorsqu'il aperçut enfin, au-dessus d'un bois de
+sapins, la flèche d'une tourelle grise.</p>
+
+<p>&mdash;Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il,
+quelque pigeonnier désert!&hellip;</p>
+
+<p>Et, sans presser le pas, il continua son chemin.
+Au coin du bois débouchait, entre deux poteaux
+blancs, une allée où Meaulnes s'engagea. Il y fit
+quelques pas et s'arrêta, plein de surprise, trouble
+d'une émotion inexplicable. Il marchait pourtant
+du même pas fatigué, le vent glacé lui gerçait
+les lèvres, le suffoquait par instants; et
+pourtant un contentement extraordinaire le soulevait,
+une tranquillité parfaite et presque
+enivrante, la certitude que son but était atteint
+et qu'il n'y avait plus maintenant que du
+bonheur à espérer. C'est ainsi que, jadis, la
+veille des grandes fêtes d'été il se sentait défaillir,
+lorsque à la tombée de la nuit on plantait des
+sapins dans les rues du bourg et que la fenêtre
+de sa chambre était obstruée par les branches.</p>
+
+<p>&mdash;Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive à
+ce vieux pigeonnier, plein de hiboux et de
+courants d'air!&hellip;</p>
+
+<p>Et, fâché contre lui-même, il s'arrêta, se
+demandant s'il ne valait pas mieux rebrousser
+chemin et continuer jusqu'au prochain village.
+Il réfléchissait depuis un instant, la tête basse,
+lorsqu'il s'aperçut soudain que l'allée était balayée
+à grands ronds réguliers comme on faisait chez
+lui pour les fêtes. Il se trouvait dans un chemin
+pareil à la grand'rue de La Ferté le matin de
+l'Assomption!&hellip; Il eût aperçu au détour de l'allée
+une troupe de gens en fête soulevant la poussière
+comme au mois de juin, qu'il n'eût pas été surpris
+davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Y aurait-il une fête dans cette solitude? se
+demanda-t-il.</p>
+
+<p>Avançant jusqu'au premier détour, il entendit
+un bruit de voix qui s'approchaient. Il se
+jeta de côté dans les jeunes sapins touffus,
+s'accroupit et écouta en retenant son souffle.
+C'étaient des voix enfantines. Une troupe d'enfants
+passa tout près de lui. L'un d'eux, probablement
+une petite fille, parlait d'un ton si sage
+et si entendu que Meaulnes, bien qu'il ne comprît
+guère le sens de ses paroles, ne put s'empêcher
+de sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Une seule chose m'inquiète, disait-elle, c'est
+la question des chevaux. On n'empêchera jamais
+Daniel, par exemple, de monter sur le grand
+poney jaune!</p>
+
+<p>&mdash;Jamais on ne m'en empêchera, répondit
+une voix moqueuse de jeune garçon! Est-ce que
+nous n'avons pas toutes les permissions?&hellip; Même
+celle de nous faire mal, s'il nous plaît&hellip;</p>
+
+<p>Et les voix s'éloignèrent, au moment où s'approchait
+déjà un autre groupe d'enfants.</p>
+
+<p>&mdash;Si la glace est fondue, dit une fillette, demain
+matin, nous irons en bateau.</p>
+
+<p>&mdash;Mais nous le permettra-t-on? dit une autre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien que nous organisons la fête
+à notre guise.</p>
+
+<p>&mdash;Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa
+fiancée?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>«Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin.
+Mais ce sont les enfants qui font la loi,
+ici?&hellip; Étrange domaine!»</p>
+
+<p>Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander
+où l'on trouverait à boire et à manger. Il se dressa
+et vit le dernier groupe qui s'éloignait. C'étaient
+trois fillettes avec des robes droites qui s'arrêtaient
+aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux à
+brides. Une plume blanche leur traînait dans le
+cou, à toutes les trois. L'une d'elles, à demi retournée,
+un peu penchée, écoutait sa compagne qui lui
+donnait de grandes explications, le doigt levé.</p>
+
+<p>&mdash;Je leur ferais peur, se dit Meaulnes, en
+regardant sa blouse paysanne déchirée et son
+ceinturon baroque de collégien de Sainte-Agathe.</p>
+
+<p>Craignant que les enfants ne le rencontrassent en
+revenant par l'allée, il continua son chemin à travers
+les sapins dans la direction du «pigeonnier»,
+sans trop réfléchir à ce qu'il pourrait demander
+là-bas. Il fut bientôt arrêté à la lisière du bois,
+par un petit mur moussu. De l'autre côté, entre
+le mur et les annexes du domaine, c'était une
+longue cour étroite toute remplie de voitures,
+comme une cour d'auberge un jour de foire. Il y
+en avait de tous les genres et de toutes les formes:
+de fines petites voitures à quatre places, les
+brancards en l'air; des chars à bancs; des bourbonnaises
+démodées avec des galeries à moulures,
+et même de vieilles berlines dont les glaces
+étaient levées.</p>
+
+<p>Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte
+qu'on ne l'aperçût, examinait le désordre du lieu,
+lorsqu'il avisa, de l'autre côté de la cour, juste
+au-dessus du siège d'un haut char à bancs, une
+fenêtre des annexes à demi ouverte. Deux barreaux
+de fer, comme on en voit derrière les domaines
+aux volets toujours fermés des écuries, avaient dû
+clore cette ouverture. Mais le temps les avait
+descellés.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais entrer là, se dit l'écolier, je dormirai
+dans le foin et je partirai au petit jour, sans
+avoir fait peur à ces belles petites filles.</p>
+
+<p>Il franchit le mur, péniblement, à cause de son
+genou blessé, et, passant d'une voiture sur l'autre,
+du siège d'un char à bancs sur le toit d'une
+berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu'il
+poussa sans bruit comme une porte.</p>
+
+<p>Il se trouvait non pas dans un grenier à foin,
+mais dans une vaste pièce au plafond bas qui
+devait être une chambre à coucher. On distinguait,
+dans la demi-obscurité du soir d'hiver, que la
+table, la cheminée et même les fauteuils étaient
+chargés de grands vases, d'objets de prix,
+d'armes anciennes. Au fond de la pièce des
+rideaux tombaient, qui devaient cacher une alcôve.</p>
+
+<p>Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause
+du froid que par crainte d'être aperçu du dehors.
+Il alla soulever le rideau du fond et découvrit un
+grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de
+luths aux cordes cassées et de candélabres jetés
+pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses dans le
+fond de l'alcôve, puis s'étendit sur cette couche
+pour s'y reposer et réfléchir un peu à l'étrange
+aventure dans laquelle il s'était jeté.</p>
+
+<p>Un silence profond régnait sur ce domaine.
+Par instants seulement on entendait gémir le
+grand vent de décembre.</p>
+
+<p>Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander
+si, malgré ces étranges rencontres, malgré la voix
+des enfants dans l'allée, malgré les voitures
+entassées, ce n'était pas là simplement, comme
+il l'avait pensé d'abord, une vieille bâtisse abandonnée
+dans la solitude de l'hiver.</p>
+
+<p>Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le
+son d'une musique perdue. C'était comme un
+souvenir plein de charme et de regret. Il se
+rappela le temps où sa mère, jeune encore, se
+mettait au piano l'après-midi dans le salon, et
+lui, sans rien dire, derrière la porte qui donnait
+sur le jardin, il l'écoutait jusqu'à la nuit&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;On dirait que quelqu'un joue du piano
+quelque part? pensa-t-il.</p>
+
+<p>Mais laissant sa question sans réponse, harassé
+de fatigue, il ne tarda pas à s'endormir&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch12">CHAPITRE XII<br />
+<span class="small">LA CHAMBRE DE WELLINGTON</span></h3>
+
+
+<p>Il faisait nuit, lorsqu'il s'éveilla. Transi de froid,
+il se tourna et retourna sur sa couche, fripant
+et roulant sous lui sa blouse noire. Une faible
+clarté glauque baignait les rideaux de l'alcôve.</p>
+
+<p>S'asseyant sur le lit, il glissa sa tête entre les
+rideaux. Quelqu'un avait ouvert la fenêtre et l'on
+avait attaché dans l'embrasure deux lanternes
+vénitiennes vertes.</p>
+
+<p>Mais à peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup
+d'&oelig;il, qu'il entendit sur le palier un bruit de pas
+étouffé et de conversation à voix basse. Il se rejeta
+dans l'alcôve et ses souliers ferrés firent sonner
+un des objets de bronze qu'il avait repoussés
+contre le mur. Un instant, très inquiet, il retint
+son souffle. Les pas se rapprochèrent et deux
+ombres glissèrent dans la chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Ne fais pas de bruit, disait l'un.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! répondait l'autre, il est toujours bien
+temps qu'il s'éveille!</p>
+
+<p>&mdash;As-tu garni sa chambre?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, comme celles des autres.</p>
+
+<p>Le vent fit battre la fenêtre ouverte.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit le premier, tu n'as pas même
+fermé la fenêtre. Le vent a déjà éteint une des
+lanternes. Il va falloir la rallumer.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! répondit l'autre, pris d'une paresse et
+d'un découragement soudain. A quoi bon ces
+illuminations du côté de la campagne, du côté du
+désert, autant dire? Il n'y a personne pour les
+voir.</p>
+
+<p>&mdash;Personne? Mais il arrivera encore des gens
+pendant une partie de la nuit. Là-bas, sur la
+route, dans leurs voitures, ils seront bien contents
+d'apercevoir nos lumières!</p>
+
+<p>Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui
+qui avait parlé le dernier, et qui paraissait être
+le chef, reprit d'une voix traînante, à la façon
+d'un fossoyeur de Shakespeare:</p>
+
+<p>&mdash;Tu mets des lanternes vertes à la chambre
+de Wellington. T'en mettrais aussi bien des
+rouges&hellip; Tu ne t'y connais pas plus que moi!</p>
+
+<p>Un silence.</p>
+
+<p>»&hellip; Wellington, c'était un Américain? Eh bien, c'est-il
+une couleur américaine, le vert? Toi, le
+comédien qui as voyagé, tu devrais savoir ça.</p>
+
+<p>&mdash;O! là là! répondit le «comédien»,
+voyagé? Oui, j'ai voyagé! Mais je n'ai rien vu!
+Que veux-tu voir dans une roulotte?</p>
+
+<p>Meaulnes avec précaution regarda entre les
+rideaux.</p>
+
+<p>Celui qui commandait la man&oelig;uvre était un
+gros homme nu-tête, enfoncé dans un énorme
+paletot. Il tenait à la main une longue perche
+garnie de lanternes multicolores, et il regardait
+paisiblement, une jambe croisée sur l'autre, travailler
+son compagnon.</p>
+
+<p>Quant au comédien, c'était le corps le plus
+lamentable qu'on puisse imaginer. Grand, maigre,
+grelottant, ses yeux glauques et louches, sa
+moustache retombant sur sa bouche édentée faisaient
+songer à la face d'un noyé qui ruisselle
+sur une dalle. Il était en manches de chemise,
+et ses dents claquaient. Il montrait dans ses paroles
+et ses gestes le mépris le plus parfait pour
+sa propre personne.</p>
+
+<p>Après un moment de réflexion amère et risible
+à la fois, il s'approcha de son partenaire et lui
+confia, les deux bras écartés:</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu que je te dise?&hellip; Je ne peux pas
+comprendre qu'on soit allé chercher des dégoûtants
+comme nous, pour servir dans une fête
+pareille! Voilà, mon gars!&hellip;</p>
+
+<p>Mais sans prendre garde à ce grand élan du
+c&oelig;ur, le gros homme continua de regarder son
+travail, les jambes croisées, bâilla, renifla tranquillement,
+puis, tournant le dos, s'en fut, sa
+perche sur l'épaule, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, en route! Il est temps de s'habiller
+pour le dîner.</p>
+
+<p>Le bohémien le suivit, mais, en passant devant
+l'alcôve:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'Endormi, fit-il avec des révérences
+et des inflexions de voix gouailleuses, vous
+n'avez plus qu'à vous éveiller, à vous habiller en
+marquis, même si vous êtes un marmiteux comme
+je suis; et vous descendrez à la fête costumée,
+puisque c'est le bon plaisir de ces petits messieurs
+et de ces petites demoiselles.</p>
+
+<p>Il ajouta, sur le ton d'un boniment forain, avec
+une dernière révérence:</p>
+
+<p>&mdash;Notre camarade Maloyau, attaché aux cuisines,
+vous présentera le personnage d'Arlequin,
+et votre serviteur, celui du grand Pierrot.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch13">CHAPITRE XIII<br />
+<span class="small">LA FÊTE ÉTRANGE</span></h3>
+
+
+<p>Dès qu'ils eurent disparu l'écolier sortit de sa
+cachette. Il avait les pieds glacés, les articulations
+raides; mais il était reposé et son genou paraissait
+guéri.</p>
+
+<p>&mdash;Descendre au dîner, pensa-t-il, je ne manquerai
+pas de le faire. Je serai simplement un
+invité dont tout le monde a oublié le nom. D'ailleurs,
+je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de
+doute que M. Maloyau et son compagnon m'attendaient&hellip;</p>
+
+<p>Au sortir de l'obscurité totale de l'alcôve, il
+put y voir assez distinctement dans la chambre
+éclairée par les lanternes vertes.</p>
+
+<p>Le bohémien l'avait «garnie». Des manteaux
+étaient accrochés aux patères. Sur une lourde
+table à toilette, au marbre brisé, on avait disposé
+de quoi transformer en muscadin tel garçon qui
+eût passé la nuit précédente dans une bergerie
+abandonnée. Il y avait, sur la cheminée, des
+allumettes auprès d'un grand flambeau. Mais on
+avait omis de cirer le parquet; et Meaulnes sentit
+rouler sous ses souliers du sable et des gravats.
+De nouveau il eut l'impression d'être dans une
+maison depuis longtemps abandonnée&hellip; En allant
+vers la cheminée, il faillit buter contre une pile
+de grands cartons et de petites boîtes: il étendit
+le bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles
+et se pencha pour regarder.</p>
+
+<p>C'étaient des costumes de jeunes gens d'il y a
+longtemps, des redingotes à hauts cols de velours,
+de fins gilets très ouverts, d'interminables cravates
+blanches et des souliers vernis du début de
+ce siècle. Il n'osait rien toucher du bout du doigt,
+mais après s'être nettoyé en frissonnant, il
+endossa sur sa blouse d'écolier un des grands
+manteaux dont il releva le collet plissé, remplaça
+ses souliers ferrés par de fins escarpins vernis et
+se prépara à descendre nu-tête.</p>
+
+<p>Il arriva, sans rencontrer personne, au bas
+d'un escalier de bois, dans un recoin de cour
+obscur. L'haleine glacée de la nuit vint lui souffler
+au visage et soulever un pan de son manteau.</p>
+
+<p>Il fit quelques pas et, grâce à la vague clarté
+du ciel, il put se rendre compte aussitôt de la configuration
+des lieux. Il était dans une petite cour
+formée par des bâtiments des dépendances. Tout
+y paraissait vieux et ruiné. Les ouvertures au
+bas des escaliers étaient béantes, car les portes
+depuis longtemps avaient été enlevées; on n'avait
+pas non plus remplacé les carreaux des fenêtres
+qui faisaient des trous noirs dans les murs. Et
+pourtant toutes ces bâtisses avaient un mystérieux
+air de fête. Une sorte de reflet coloré flottait
+dans les chambres basses où l'on avait dû allumer
+aussi, du côté de la campagne, des lanternes. La
+terre était balayée; on avait arraché l'herbe envahissante.
+Enfin, en prêtant l'oreille, Meaulnes crut
+entendre comme un chant, comme des voix d'enfants
+et de jeunes filles, là-bas, vers les bâtiments
+confus où le vent secouait des branches devant
+les ouvertures roses, vertes et bleues des fenêtres.</p>
+
+<p>Il était là, dans son grand manteau, comme un
+chasseur, à demi penché, prêtant l'oreille, lorsqu'un
+extraordinaire petit jeune homme sortit
+du bâtiment voisin, qu'on aurait cru désert.</p>
+
+<p>Il avait un chapeau haut de forme très cintré
+qui brillait dans la nuit comme s'il eût été d'argent;
+un habit dont le col lui montait dans les
+cheveux, un gilet très ouvert, un pantalon à
+sous-pieds&hellip; Cet élégant, qui pouvait avoir quinze
+ans, marchait sur la pointe des pieds comme s'il
+eût été soulevé par les élastiques de son pantalon,
+mais avec une rapidité extraordinaire. Il salua
+Meaulnes au passage sans s'arrêter, profondément,
+automatiquement, et disparut dans l'obscurité,
+vers le bâtiment central, ferme, château
+ou abbaye, dont la tourelle avait guidé l'écolier
+au début de l'après-midi.</p>
+
+<p>Après un instant d'hésitations, notre héros
+emboîta le pas au curieux petit personnage. Ils
+traversèrent une sorte de grande cour-jardin,
+passèrent entre des massifs, contournèrent un
+vivier enclos de palissades, un puits, et se trouvèrent
+enfin au seuil de la demeure centrale.</p>
+
+<p>Une lourde porte de bois, arrondie dans le
+haut et cloutée comme une porte de presbytère,
+était à demi ouverte. L'élégant s'y engouffra.
+Meaulnes le suivit, et, dès ses premiers pas dans
+le corridor, il se trouva, sans voir personne,
+entouré de rires, de chants, d'appels et de poursuites.</p>
+
+<p>Tout au bout de celui-ci passait un couloir
+transversal. Meaulnes hésitait s'il allait pousser
+jusqu'au fond ou bien ouvrir une des portes derrière
+lesquelles il entendait un bruit de voix,
+lorsqu'il vit passer dans le fond deux fillettes
+qui se poursuivaient. Il courut pour les voir et
+les rattraper, à pas de loup, sur ses escarpins.
+Un bruit de portes qui s'ouvrent, deux visages de
+quinze ans que la fraîcheur du soir et la poursuite
+ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets
+à brides, et tout va disparaître dans un brusque
+éclat de lumière.</p>
+
+<p>Une seconde, elles tournent sur elles-mêmes,
+par jeu; leurs amples jupes légères se soulèvent
+et se gonflent; on aperçoit la dentelle de leurs
+longs, amusants pantalons; puis, ensemble, après
+cette pirouette, elles bondissent dans la pièce et
+referment la porte.</p>
+
+<p>Meaulnes reste un moment ébloui et titubant
+dans ce corridor noir. Il craint maintenant d'être
+surpris. Son allure hésitante et gauche le ferait,
+sans doute, prendre pour un voleur. Il va s'en
+retourner délibérément vers la sortie, lorsque de
+nouveau il entend dans le fond du corridor un
+bruit de pas et des voix d'enfants. Ce sont deux
+petits garçons qui s'approchèrent en parlant.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'on va bientôt dîner, leur demande
+Meaulnes avec aplomb.</p>
+
+<p>&mdash;Viens avec nous, répond le plus grand, on
+va t'y conduire.</p>
+
+<p>Et avec cette confiance et ce besoin d'amitié
+qu'ont les enfants, la veille d'une grande fête, ils
+le prennent chacun par la main. Ce sont probablement
+deux petits garçons de paysans. On leur
+a mis leurs plus beaux habits: de petites culottes
+coupées à mi-jambe qui laissent voir leurs gros
+bas de laine et leurs galoches, un petit justaucorps
+de velours bleu, une casquette de même
+couleur et un n&oelig;ud de cravate blanc.</p>
+
+<p>&mdash;La connais-tu, toi? demande l'un des
+enfants.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, fait le plus petit, qui a une tête ronde
+et des yeux naïfs, maman m'a dit qu'elle avait
+une robe noire et une collerette et qu'elle ressemblait
+à un joli pierrot.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc? demande Meaulnes.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, la fiancée que Frantz est allé
+chercher&hellip;</p>
+
+<p>Avant que le jeune homme ait rien pu dire,
+ils sont tous les trois arrivés à la porte d'une
+grande salle où flambe un beau feu. Des planches,
+en guise de table, ont été posées sur des tréteaux;
+on a étendu des nappes blanches, et des gens de
+toutes sortes dînent avec cérémonie.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch14">CHAPITRE XIV<br />
+<span class="small">LA FÊTE ÉTRANGE</span> <i>(suite)</i></h3>
+
+
+<p>C'était, dans une grande salle au plafond bas,
+un repas comme ceux que l'on offre, la veille des
+noces de campagne, aux parents qui sont venus
+de très loin.</p>
+
+<p>Les deux enfants avaient lâché les mains de
+l'écolier et s'étaient précipités dans une chambre
+attenante où l'on entendait des voix puériles et des
+bruits de cuillers battant les assiettes. Meaulnes,
+avec audace et sans s'émouvoir, enjamba un banc et
+se trouva assis auprès de deux vieilles paysannes.
+Il se mit aussitôt à manger avec un appétit féroce;
+et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva
+la tête pour regarder les convives et les écouter.</p>
+
+<p>On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient
+à peine se connaître. Ils devaient venir, les uns,
+du fond de la campagne, les autres, de villes
+lointaines. Il y avait, épars le long des tables,
+quelques vieillards avec des favoris, et d'autres
+complètement rasés qui pouvaient être d'anciens
+marins. Près d'eux dînaient d'autres vieux qui
+leur ressemblaient: même face tannée, mêmes
+yeux vifs sous des sourcils en broussaille, mêmes
+cravates étroites comme des cordons de souliers&hellip;
+Mais il était aisé de voir que ceux-ci n'avaient
+jamais navigué plus loin que le bout du canton;
+et s'ils avaient tangué, roulé plus de mille fois
+sous les averses et dans le vent, c'était pour ce
+dur voyage sans péril qui consiste à creuser le
+sillon jusqu'au bout de son champ et à retourner
+ensuite la charrue&hellip; On voyait peu de femmes;
+quelques vieilles paysannes avec de rondes figures
+ridées comme des pommes, sous des bonnets
+tuyautés&hellip;</p>
+
+<p>Il n'y avait pas un seul de ces convives avec
+qui Meaulnes ne se sentît à l'aise et en confiance.
+Il expliquait ainsi plus tard cette impression:
+quand on a, disait-il, commis quelque lourde
+faute impardonnable, on songe parfois, au milieu
+d'une grande amertume: «Il y a pourtant par
+le monde des gens qui me pardonneraient». On
+imagine de vieilles gens, des grands-parents
+pleins d'indulgence, qui sont persuadés à l'avance
+que tout ce que vous faites est bien fait. Certainement
+parmi ces bonnes gens-là les convives de
+cette salle avaient été choisis. Quant aux autres,
+c'étaient des adolescents et des enfants&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Cependant, auprès de Meaulnes, les deux vieilles
+femmes causaient:</p>
+
+<p>&mdash;En mettant tout pour le mieux, disait la
+plus âgée, d'une voix cocasse et suraiguë qu'elle
+cherchait vainement à adoucir, les fiancés ne
+seront pas là, demain, avant trois heures.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, tu me ferais mettre en colère, répondait
+l'autre du ton le plus tranquille.</p>
+
+<p>Celle-ci portait sur le front une capeline tricotée.</p>
+
+<p>&mdash;Comptons! reprit la première sans s'émouvoir.
+Une heure et demie de chemin de fer de
+Bourges à Vierzon et sept lieues de voiture, de
+Vierzon jusqu'ici&hellip;</p>
+
+<p>La discussion continua. Meaulnes n'en perdait
+pas une parole. Grâce à cette paisible prise de
+bec, la situation s'éclairait faiblement: Frantz de
+Galais, le fils du château&mdash;qui était étudiant ou
+marin ou peut-être aspirant de marine, on ne
+savait pas&hellip;&mdash;était allé à Bourges pour y chercher
+une jeune fille et l'épouser. Chose étrange,
+ce garçon, qui devait être très jeune et très fantasque,
+réglait tout à sa guise dans le Domaine.
+Il avait voulu que la maison où sa fiancée entrerait
+ressemblât à un palais en fête. Et pour célébrer
+la venue de la jeune fille, il avait invité lui-même
+ces enfants et ces vieilles gens débonnaires.
+Tels étaient les points que la discussion des deux
+femmes précisait. Elles laissaient tout le reste
+dans le mystère, et reprenaient sans cesse la
+question du retour des fiancés. L'une tenait pour
+le matin du lendemain. L'autre pour l'après-midi.</p>
+
+<p>&mdash;Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi
+folle, disait la plus jeune avec calme.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, ma pauvre Adèle, toujours aussi entêtée.
+Il y a quatre ans que je ne t'avais vue, tu
+n'as pas changé, répondait l'autre en haussant
+les épaules, mais de sa voix la plus paisible.</p>
+
+<p>Et elles continuaient ainsi à se tenir tête sans
+la moindre humeur. Meaulnes intervint dans l'espoir
+d'en apprendre davantage:</p>
+
+<p>&mdash;Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancée de
+Frantz?</p>
+
+<p>Elles le regardèrent, interloquées. Personne
+d'autre que Frantz n'avait vu la jeune fille. Lui-même,
+en revenant de Toulon, l'avait rencontrée
+un soir, désolée, dans un de ces jardins de Bourges
+qu'on appelle les <i>Marais</i>. Son père, un tisserand,
+l'avait chassée de chez lui. Elle était fort
+jolie et Frantz avait décidé aussitôt de l'épouser.
+C'était une étrange histoire; mais son père, M. de
+Galais, et sa s&oelig;ur Yvonne ne lui avaient-ils pas
+toujours tout accordé!&hellip;</p>
+
+<p>Meaulnes, avec précaution, allait poser d'autres
+questions, lorsque parut à la porte un couple
+charmant: une enfant de seize ans avec corsage
+de velours et jupe à grands volants; un jeune
+personnage en habit à haut col et pantalon à
+élastiques. Ils traversèrent la salle, esquissant
+un pas de deux; d'autres les suivirent; puis
+d'autres passèrent en courant, poussant des cris,
+poursuivis par un grand pierrot blafard, aux
+manches trop longues, coiffé d'un bonnet noir et
+riant d'une bouche édentée. Il courait à grandes
+enjambées maladroites, comme si, à chaque pas,
+il eût dû faire un saut, et il agitait ses longues
+manches vides. Les jeunes filles en avaient un
+peu peur; les jeunes gens lui serraient la main
+et il paraissait faire la joie des enfants qui le
+poursuivaient avec des cris perçants. Au passage
+il regarda Meaulnes de ses yeux vitreux, et
+l'écolier crut reconnaître, complètement rasé, le
+compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui tout
+à l'heure accrochait les lanternes.</p>
+
+<p>Le repas était terminé. Chacun se levait.</p>
+
+<p>Dans les couloirs s'organisaient des rondes et
+des farandoles. Une musique, quelque part, jouait
+un pas de menuet&hellip; Meaulnes, la tête à demi
+cachée dans le collet de son manteau, comme dans
+une fraise, se sentait un autre personnage. Lui
+aussi, gagné par le plaisir, se mit à poursuivre
+le grand pierrot à travers les couloirs du Domaine,
+comme dans les coulisses d'un théâtre où la
+pantomime, de la scène, se fût partout répandue.
+Il se trouva ainsi mêlé jusqu'à la fin de la nuit à
+une foule joyeuse aux costumes extravagants.
+Parfois il ouvrait une porte, et se trouvait dans
+une chambre où l'on montrait la lanterne magique.
+Des enfants applaudissaient à grand bruit&hellip;
+Parfois, dans un coin de salon où l'on dansait, il
+engageait conversation avec quelque dandy et se
+renseignait hâtivement sur les costumes que l'on
+porterait les jours suivants&hellip;</p>
+
+<p>Un peu angoissé à la longue par tout ce plaisir
+qui s'offrait à lui, craignant à chaque instant que
+son manteau entr'ouvert ne laissât voir sa blouse
+de collégien, il alla se réfugier un instant dans la
+partie la plus paisible et la plus obscure de la
+demeure. On n'y entendait que le bruit étouffé
+d'un piano.</p>
+
+<p>Il entra dans une pièce silencieuse qui était une
+salle à manger éclairée par une lampe à suspension.
+Là aussi c'était fête, mais fête pour les petits
+enfants.</p>
+
+<p>Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des
+albums ouverts sur leurs genoux; d'autres étaient
+accroupis par terre devant une chaise et, gravement,
+ils faisaient sur le siège un étalage d'images;
+d'autres, auprès du feu, ne disaient rien, ne
+faisaient rien, mais ils écoutaient au loin, dans
+l'immense demeure, la rumeur de la fête.</p>
+
+<p>Une porte de cette salle à manger était grande
+ouverte. On entendait dans la pièce attenante
+jouer du piano. Meaulnes avança curieusement la
+tête. C'était une sorte de petit salon-parloir; une
+femme ou une jeune fille, un grand manteau
+marron jeté sur ses épaules, tournait le dos, jouant
+très doucement des airs de rondes ou de chansonnettes.
+Sur le divan, tout à côté, six ou sept
+petits garçons et petites filles rangés comme sur
+une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il
+se fait tard, écoutaient. De temps en temps
+seulement, l'un d'eux, arc-bouté sur les poignets,
+se soulevait, glissait à terre et passait dans la
+salle à manger: un de ceux qui avaient fini de
+regarder les images venait prendre sa place&hellip;</p>
+
+<p>Après cette fête où tout était charmant, mais
+fiévreux et fou, où lui-même avait si follement
+poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se
+trouvait là plongé dans le bonheur le plus calme
+du monde.</p>
+
+<p>Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait
+à jouer, il retourna s'asseoir dans la salle à
+manger, et, ouvrant un des gros livres rouges
+épars sur la table, il commença distraitement
+à lire.</p>
+
+<p>Presque aussitôt un des petits qui étaient par
+terre s'approcha, se pendit à son bras et grimpa
+sur son genou pour regarder en même temps que
+lui; un autre en fit autant de l'autre côté. Alors
+ce fut un rêve comme son rêve de jadis. Il put
+imaginer longuement qu'il était dans sa propre
+maison, marié, un beau soir, et que cet être
+charmant et inconnu qui jouait du piano, près de
+lui, c'était sa femme&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch15">CHAPITRE XV<br />
+<small>LA RENCONTRE</small></h3>
+
+
+<p>Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des
+premiers. Comme on le lui avait conseillé, il
+revêtit un simple costume noir, de mode passée,
+une jaquette serrée à la taille avec des manches
+bouffant aux épaules, un gilet croisé, un pantalon
+élargi du bas jusqu'à cacher ses fines chaussures,
+et un chapeau haut de forme.</p>
+
+<p>La cour était déserte encore lorsqu'il descendit.
+Il fit quelques pas et se trouva comme transporté
+dans une journée de printemps. Ce fut en effet le
+matin le plus doux de cet hiver-là. Il faisait du
+soleil comme aux premiers jours d'avril. Le givre
+fondait et l'herbe mouillée brillait comme humectée
+de rosée. Dans les arbres, plusieurs petits
+oiseaux chantaient et de temps à autre une brise
+tiédie coulait sur le visage du promeneur.</p>
+
+<p>Il fit comme les invités qui se sont éveillés
+avant le maître de la maison. Il sortit dans la cour
+du Domaine, pensant à chaque instant qu'une
+voix cordiale et joyeuse allait crier derrière lui:</p>
+
+<p>&mdash;Déjà réveillé, Augustin?&hellip;</p>
+
+<p>Mais il se promena longtemps seul à travers le
+jardin et la cour. Là-bas, dans le bâtiment principal,
+rien ne remuait, ni aux fenêtres, ni à la
+tourelle. On avait ouvert déjà, cependant, les deux
+battants de la ronde porte de bois. Et, dans une
+des fenêtres du haut, un rayon de soleil donnait,
+comme en été, aux premières heures du matin.</p>
+
+<p>Meaulnes, pour la première fois, regardait en
+plein jour l'intérieur de la propriété. Les vestiges
+d'un mur séparaient le jardin délabré de la cour,
+où l'on avait, depuis peu, versé du sable et passé
+le râteau. A l'extrémité des dépendances qu'il
+habitait, c'étaient des écuries bâties dans un
+amusant désordre, qui multipliait les recoins
+garnis d'arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque
+sur le domaine déferlaient des bois de sapins qui
+le cachaient à tout le pays plat, sauf vers l'est,
+où l'on apercevait des collines bleues couvertes de
+rochers et de sapins encore.</p>
+
+<p>Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha
+sur la branlante barrière de bois qui entourait le
+vivier; vers les bords il restait un peu de glace
+mince et plissée comme une écume. Il s'aperçut
+lui-même reflété dans l'eau, comme incliné sur
+le ciel, dans son costume d'étudiant romantique.
+Et il crut voir un autre Meaulnes; non plus l'écolier
+qui s'était évadé dans une carriole de paysan,
+mais un être charmant et romanesque, au milieu
+d'un beau livre de prix&hellip;</p>
+
+<p>Il se hâta vers le bâtiment principal, car il
+avait faim. Dans la grande salle où il avait dîné
+la veille, une paysanne mettait le couvert. Dès
+que Meaulnes se fut assis devant un des bols
+alignés sur la nappe, elle lui versa le café en
+disant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes le premier, monsieur.</p>
+
+<p>Il ne voulut rien répondre, tant il craignait
+d'être soudain reconnu comme un étranger. Il
+demanda seulement à quelle heure partirait le
+bateau pour la promenade matinale qu'on avait
+annoncée.</p>
+
+<p>&mdash;Pas avant une demi-heure, monsieur: personne
+n'est descendu encore, fut la réponse.</p>
+
+<p>Il continua donc d'errer en cherchant le lieu
+de l'embarcadère, autour de la longue maison
+châtelaine aux ailes inégales, comme une église.
+Lorsqu'il eut contourné l'aile sud, il aperçut soudain
+les roseaux, à perte de vue, qui formaient
+tout le paysage. L'eau des étangs venait de ce côté
+mouiller le pied des murs, et il y avait, devant
+plusieurs portes, de petits balcons de bois qui
+surplombaient les vagues clapotantes.</p>
+
+<p>Dés&oelig;uvré, le promeneur erra un long moment
+sur la rive sablée comme un chemin de halage.
+Il examinait curieusement les grandes portes aux
+vitres poussiéreuses qui donnaient sur des pièces
+délabrées ou abandonnées, sur des débarras
+encombrés de brouettes, d'outils rouillés et de
+pots de fleurs brisés, lorsque soudain, à l'autre
+bout des bâtiments, il entendit des pas grincer
+sur le sable.</p>
+
+<p>C'étaient deux femmes, l'une très vieille et
+courbée; l'autre, une jeune fille, blonde, élancée,
+dont le charmant costume, après tous les déguisements
+de la veille, parut d'abord à Meaulnes
+extraordinaire.</p>
+
+<p>Elles s'arrêtèrent un instant pour regarder le
+paysage, tandis que Meaulnes se disait, avec un
+étonnement qui lui parut plus tard bien grossier:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà sans doute ce qu'on appelle une jeune
+fille excentrique&mdash;peut-être une actrice qu'on a
+mandée pour la fête.</p>
+
+<p>Cependant, les deux femmes passaient près de
+lui et Meaulnes, immobile, regarda la jeune fille.
+Souvent, plus tard, lorsqu'il s'endormait après
+avoir désespérément essayé de se rappeler le beau
+visage effacé, il voyait en rêve passer des rangées
+de jeunes femmes qui ressemblaient à celle-ci.
+L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son
+air un peu penché; l'autre son regard si pur;
+l'autre encore sa taille fine, et l'autre avait aussi
+ses yeux bleus: mais aucune de ces femmes
+n'était jamais la grande jeune fille.</p>
+
+<p>Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une
+lourde chevelure blonde, un visage aux traits un
+peu courts, mais dessinés avec une finesse presque
+douloureuse. Et comme déjà elle était passée
+devant lui, il regarda sa toilette, qui était bien la
+plus simple et la plus sage des toilettes&hellip;</p>
+
+<p>Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner,
+lorsque la jeune fille, se tournant imperceptiblement
+vers lui, dit à sa compagne:</p>
+
+<p>&mdash;Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je
+pense?&hellip;</p>
+
+<p>Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée,
+tremblante, ne cessait de causer gaiement et de
+rire. La jeune fille répondait doucement. Et
+lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadère, elle
+eut ce même regard innocent et grave, qui semblait
+dire:</p>
+
+<p>&mdash;Qui êtes-vous? Que faites-vous ici? Je ne
+vous connais pas. Et pourtant il me semble que
+je vous connais.</p>
+
+<p>D'autres invités étaient maintenant épars entre
+les arbres, attendant. Et trois bateaux de plaisance
+accostaient, prêts à recevoir les promeneurs.
+Un à un, sur le passage des dames, qui paraissaient
+être la châtelaine et sa fille, les jeunes gens
+saluaient profondément, et les demoiselles s'inclinaient.
+Étrange matinée! Étrange partie de
+plaisir! Il faisait froid malgré le soleil d'hiver, et
+les femmes enroulaient autour de leur cou ces
+boas de plumes qui étaient alors à la mode&hellip;</p>
+
+<p>La vieille dame resta sur la rive, et sans savoir
+comment, Meaulnes se trouva dans le même yacht
+que la jeune châtelaine. Il s'accouda sur le pont,
+tenant d'une main son chapeau battu par le
+grand vent, et il put regarder à l'aise le jeune
+fille, qui s'était assise à l'abri. Elle aussi le regardait.
+Elle répondait à ses compagnes, souriait,
+puis posait doucement ses yeux bleus sur lui, en
+tenant sa lèvre un peu mordue.</p>
+
+<p>Un grand silence régnait sur les berges prochaines.
+Le bateau filait avec un brui calme de
+machine et d'eau. On eût pu se croire au c&oelig;ur
+de l'été. On allait aborder, semblait-il, dans le
+beau jardin de quelque maison de campagne. La
+jeune fille s'y promènerait sous une ombrelle
+blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles
+gémir&hellip; Mais soudain une rafale glacée venait
+rappeler décembre aux invités de cette étrange fête.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>On aborda devant un bois de sapins. Sur le
+débarcadère, les passagers durent attendre un
+instant, serrés les uns contre les autres, qu'un
+des bateliers eût ouvert le cadenas de la barrière&hellip;
+Avec quel émoi Meaulnes se rappelait dans la
+suite cette minute où, sur le bord de l'étang, il
+avait eu très près du sien le visage désormais perdu
+de la jeune fille! Il avait regardé ce profil si pur,
+de tous ses yeux, jusqu'à ce qu'ils fussent près
+de s'emplir de larmes. Et il se rappelait avoir
+vu, comme un secret délicat qu'elle lui eût confié,
+un peu de poudre restée sur sa joue&hellip;</p>
+
+<p>A terre, tout s'arrangea comme dans un rêve.
+Tandis que les enfants couraient avec des cris de
+joie, que des groupes se formaient et s'éparpillaient
+à travers bois, Meaulnes s'avança dans une
+allée, où, dix pas devant lui, marchait la jeune
+fille. Il se trouva près d'elle sans avoir eu le
+temps de réfléchir:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes belle, dit-il simplement.</p>
+
+<p>Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit
+une allée transversale. D'autres promeneurs couraient,
+jouaient à travers les avenues, chacun
+errant à sa guise, conduit seulement par sa libre
+fantaisie. Le jeune homme se reprocha vivement
+ce qu'il appelait sa balourdise, sa grossièreté, sa
+sottise. Il errait au hasard, persuadé qu'il ne
+reverrait plus cette gracieuse créature, lorsqu'il
+l'aperçut soudain venant à sa rencontre et forcée
+de passer près de lui dans l'étroit sentier. Elle
+écartait de ses deux mains nues les plis de son
+grand manteau. Elle avait des souliers noirs très
+découverts. Ses chevilles étaient si fines qu'elles
+pliaient par instants et qu'on craignait de les
+voir se briser.</p>
+
+<p>Cette fois, le jeune homme salua, en disant
+très bas:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous me pardonner?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais
+il faut que je rejoigne les enfants, puisqu'ils sont
+les maîtres aujourd'hui. Adieu.</p>
+
+<p>Augustin la supplia de rester un instant
+encore. Il lui parlait avec gaucherie, mais d'un
+ton si troublé, si plein de désarroi, qu'elle marcha
+plus lentement et l'écouta.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais même pas qui vous êtes, dit-elle
+enfin.</p>
+
+<p>Elle prononçait chaque mot d'un ton uniforme,
+en appuyant de la même façon sur chacun, mais
+en disant plus doucement le dernier&hellip; Ensuite
+elle reprenait son visage immobile, sa bouche
+un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient
+fixement au loin.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas non plus votre nom, répondit
+Meaulnes.</p>
+
+<p>Ils suivaient maintenant un chemin découvert,
+et l'on voyait à quelque distance les invités se
+presser autour d'une maison isolée dans la pleine
+campagne.</p>
+
+<p>&mdash;Voici la «maison de Frantz», dit la jeune fille;
+il faut que je vous quitte&hellip;</p>
+
+<p>Elle hésita, le regarda un instant en souriant
+et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Mon nom?&hellip; Je suis mademoiselle Yvonne
+de Galais&hellip;</p>
+
+<p>Et elle s'échappa.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>La «maison de Frantz» était alors inhabitée.
+Mais Meaulnes la trouva envahie jusqu'aux greniers
+par la foule des invités. Il n'eut guère le loisir
+d'ailleurs d'examiner le lieu où il se trouvait: on
+déjeuna en hâte d'un repas froid emporté dans
+les bateaux, ce qui était fort peu de saison, mais
+les enfants en avaient décidé ainsi, sans doute; et
+l'on repartit. Meaulnes s'approcha de M<sup>lle</sup> de Galais
+dès qu'il la vit sortir et, répondant à ce qu'elle
+avait dit tout à l'heure:</p>
+
+<p>&mdash;Le nom que je vous donnais était plus beau,
+dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? Quel était ce nom? fit-elle, toujours
+avec la même gravité.</p>
+
+<p>Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne
+répondit rien.</p>
+
+<p>&mdash;Mon nom à moi est Augustin Meaulnes,
+continua-t-il, et je suis étudiant.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous étudiez? dit-elle. Et ils parlèrent
+un instant encore. Ils parlèrent lentement, avec
+bonheur,&mdash;avec amitié. Puis l'attitude de la
+jeune fille changea. Moins hautaine et moins
+grave, maintenant, elle parut aussi plus inquiète.
+On eût dit qu'elle redoutait ce que Meaulnes
+allait dire et s'en effarouchait à l'avance. Elle
+était auprès de lui toute frémissante, comme une
+hirondelle un instant posée à terre et qui déjà
+tremble du désir de reprendre son vol.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi bon? A quoi bon? répondait-elle
+doucement aux projets que faisait Meaulnes.</p>
+
+<p>Mais lorsqu'enfin il osa lui demander la permission
+de revenir un jour vers ce beau domaine:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous attendrai, répondit-elle simplement.</p>
+
+<p>Ils arrivaient en vue de l'embarcadère. Elle
+s'arrêta soudain et dit pensivement:</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes deux enfants; nous avons fait
+une folie. Il ne faut pas que nous montions cette
+fois dans le même bateau. Adieu, ne me suivez
+pas.</p>
+
+<p>Meaulnes resta un instant interdit, la regardant
+partir. Puis il se reprit à marcher. Et alors
+la jeune fille, dans le lointain, au moment de se
+perdre à nouveau dans la foule des invités, s'arrêta
+et, se tournant vers lui, pour la première
+fois le regarda longuement. Était-ce un dernier
+signe d'adieu? Était-ce pour lui défendre de
+l'accompagner? Ou peut-être avait-elle quelque
+chose encore à lui dire?&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Dès qu'on fut rentré au Domaine, commença,
+derrière la ferme, dans une grande prairie en
+pente, la course des poneys. C'était la dernière
+partie de la fête. D'après toutes les prévisions,
+les fiancés devaient arriver à temps pour y
+assister et ce serait Frantz qui dirigerait tout.</p>
+
+<p>On dut pourtant commencer sans lui. Les garçons
+en costumes de jockeys, les fillettes en
+écuyères, amenaient, les uns, de fringants poneys
+enrubannés, les autres, de très vieux chevaux
+dociles. Au milieu des cris, des rires enfantins,
+des paris et des longs coups de cloche, on se fût
+cru transporté sur la pelouse verte et taillée de
+quelque champ de courses en miniature.</p>
+
+<p>Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles
+aux chapeaux à plumes, qu'il avait entendus la
+veille dans l'allée du bois&hellip; Le reste du spectacle
+lui échappa, tant il était anxieux de retrouver
+dans la foule le gracieux chapeau de roses et le
+grand manteau marron. Mais M<sup>lle</sup> de Galais ne
+parut pas. Il la cherchait encore lorsqu'une volée
+de coups de cloche et des cris de joie annoncèrent
+la fin des courses. Une petite fille sur une
+vieille jument blanche avait remporté la victoire.
+Elle passait triomphalement sur sa monture et le
+panache de son chapeau flottait au vent.</p>
+
+<p>Puis soudain tout se tut. Les jeux étaient finis
+et Frantz n'était pas de retour. On hésita un instant;
+on se concerta avec embarras. Enfin, par
+groupes, on regagna les appartements, pour attendre,
+dans l'inquiétude et le silence, le retour
+des fiancés.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch16">CHAPITRE XVI<br />
+<span class="small">FRANTZ DE GALAIS</span></h3>
+
+
+<p>La course avait fini trop tôt. Il était quatre
+heures et demie et il faisait jour encore, lorsque
+Meaulnes se retrouva dans sa chambre, la tête
+pleine des événements de son extraordinaire journée.
+Il s'assit devant la table, dés&oelig;uvré, attendant
+le dîner et la fête qui devait suivre.</p>
+
+<p>De nouveau soufflait le grand vent du premier
+soir. On l'entendait gronder comme un torrent
+ou passer avec le sifflement appuyé d'une chute
+d'eau. Le tablier de la cheminée battait de
+temps à autre.</p>
+
+<p>Pour la première fois, Meaulnes sentit en
+lui cette légère angoisse qui vous saisit à la
+fin des trop belles journées. Un instant il pensa
+à allumer du feu; mais il essaya vainement
+de lever le tablier rouillé de la cheminée. Alors
+il se prit à ranger dans la chambre; il accrocha
+ses beaux habits aux porte-manteaux, disposa
+le long du mur les chaises bouleversées,
+comme s'il eût tout voulu préparer là pour un
+long séjour.</p>
+
+<p>Cependant songeant qu'il devait se tenir toujours
+prêt à partir, il plia soigneusement sur le
+dossier d'une chaise, comme un costume de
+voyage, sa blouse et ses autres vêtements de collégien;
+sous la chaise, il mit ses souliers ferrés
+pleins de terre encore.</p>
+
+<p>Puis il revint s'asseoir et regarda autour de
+lui, plus tranquille, sa demeure qu'il avait mise
+en ordre.</p>
+
+<p>De temps à autre une goutte de pluie venait
+rayer la vitre qui donnait sur la cour aux voitures
+et sur le bois de sapins. Apaisé, depuis qu'il
+avait rangé son appartement, le grand garçon se
+sentit parfaitement heureux. Il était là, mystérieux,
+étranger, au milieu de ce monde inconnu,
+dans la chambre qu'il avait choisie. Ce qu'il avait
+obtenu dépassait toutes ses espérances. Et il suffisait
+maintenant à sa joie de se rappeler ce visage
+de jeune fille, dans le grand vent, qui se
+tournait vers lui&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Durant cette rêverie, la nuit était tombée sans
+qu'il songeât même à allumer les flambeaux. Un
+coup de vent fit battre la porte de l'arrière-chambre
+qui communiquait avec la sienne et dont la
+fenêtre donnait aussi sur la cour aux voitures.
+Meaulnes allait la refermer, lorsqu'il aperçut dans
+cette pièce une lueur, comme celle d'une bougie
+allumée sur la table. Il avança la tête dans l'entrebâillement
+de la porte. Quelqu'un était entré
+là, par la fenêtre sans doute, et se promenait de
+long en large, à pas silencieux. Autant qu'on pouvait
+voir, c'était un très jeune homme. Nu-tête,
+une pèlerine de voyage sur les épaules, il marchait
+sans arrêt, comme affolé par une douleur
+insupportable. Le vent de la fenêtre qu'il avait
+laissée grande ouverte faisait flotter sa pèlerine
+et, chaque fois qu'il passait près de la lumière,
+on voyait luire des boutons dorés sur sa fine
+redingote.</p>
+
+<p>Il sifflait quelque chose entre ses dents, une
+espèce d'air marin, comme en chantent, pour
+s'égayer le c&oelig;ur, les matelots et les filles dans
+les cabarets des ports&hellip;</p>
+
+<p>Un instant, au milieu de sa promenade agitée,
+il s'arrêta et se pencha sur la table, chercha dans
+une boîte, en sortit plusieurs feuilles de papier&hellip;
+Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de la bougie,
+un très fin, très aquilin visage sans moustache
+sous une abondante chevelure que partageait
+une raie de côté. Il avait cessé de siffler.
+Très pâle, les lèvres entr'ouvertes, il paraissait à
+bout de souffle, comme s'il avait reçu au c&oelig;ur
+un coup violent.</p>
+
+<p>Meaulnes hésitait s'il allait, par discrétion, se
+retirer, ou s'avancer, lui mettre doucement, en
+camarade, la main sur l'épaule, et lui parler.
+Mais l'autre leva la tête et l'aperçut. Il le considéra
+une seconde, puis, sans s'étonner, s'approcha
+et dit, affermissant sa voix:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je
+suis content de vous voir. Puisque vous voici,
+c'est à vous que je vais expliquer&hellip; Voilà!&hellip;</p>
+
+<p>Il paraissait complètement désemparé. Lorsqu'il
+eut dit: Voilà, il prit Meaulnes par le revers
+de sa jaquette, comme pour fixer son attention.
+Puis il tourna la tête vers la fenêtre, comme
+pour réfléchir à ce qu'il allait dire, cligna des
+yeux&mdash;et Meaulnes comprit qu'il avait une forte
+envie de pleurer.</p>
+
+<p>Il ravala d'un coup toute cette peine d'enfant,
+puis, regardant toujours fixement la fenêtre, il
+reprit d'une voix altérée:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, voilà: c'est fini; la fête est finie.
+Vous pouvez descendre le leur dire. Je suis rentré
+tout seul. Ma fiancée ne viendra pas. Par scrupule,
+par crainte, par manque de foi&hellip; d'ailleurs,
+monsieur, je vais vous expliquer&hellip;</p>
+
+<p>Mais il ne put continuer; tout son visage se
+plissa. Il n'expliqua rien. Se détournant soudain,
+il s'en alla dans l'ombre ouvrir et refermer des
+tiroirs pleins de vêtements et de livres.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais m'apprêter pour repartir, dit-il.
+Qu'on ne me dérange pas.</p>
+
+<p>Il plaça sur la table divers objets, un nécessaire
+de toilette, un pistolet&hellip;</p>
+
+<p>Et Meaulnes, plein de désarroi, sortit sans oser
+lui dire un mot ni lui serrer la main.</p>
+
+<p>En bas, déjà, tout le monde semblait avoir
+pressenti quelque chose. Presque toutes les jeunes
+filles avaient changé de robe. Dans le bâtiment
+principal le dîner avait commencé, mais hâtivement,
+dans le désordre, comme à l'instant d'un
+départ.</p>
+
+<p>Il se faisait un continuel va-et-vient de cette
+grande cuisine-salle à manger aux chambres du
+haut et aux écuries. Ceux qui avaient fini formaient
+des groupes où l'on se disait au revoir.</p>
+
+<p>&mdash;Que se passe-t-il? demanda Meaulnes à un
+garçon de campagne, qui se hâtait de terminer
+son repas, son chapeau de feutre sur la tête et sa
+serviette fixée à son gilet.</p>
+
+<p>&mdash;Nous partons, répondit-il. Cela s'est décidé
+tout d'un coup. A cinq heures, nous nous sommes
+trouvés seuls, tous les invités ensemble.
+Nous avions attendu jusqu'à la dernière limite.
+Les fiancés ne pouvaient plus venir? Quelqu'un a
+dit: «Si nous partions&hellip;» Et tout le monde s'est
+apprêté pour le départ.</p>
+
+<p>Meaulnes ne répondit pas. Il lui était égal de
+s'en aller maintenant. N'avait-il pas été jusqu'au
+bout de son aventure?&hellip; N'avait-il pas obtenu
+cette fois tout ce qu'il désirait? C'est à peine s'il
+avait eu le temps de repasser à l'aise dans sa
+mémoire toute la belle conversation du matin.
+Pour l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et
+bientôt, il reviendrait&mdash;sans tricherie, cette
+fois&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez venir avec nous, continua
+l'autre, qui était un garçon de son âge, hâtez-vous
+d'aller vous mettre en tenue. Nous attelons
+dans un instant.</p>
+
+<p>Il partit au galop, laissant là son repas commencé
+et négligeant de dire aux invités ce qu'il
+savait. Le parc, le jardin et la cour étaient
+plongés dans une obscurité profonde. Il n'y avait
+pas, ce soir-là, de lanternes aux fenêtres. Mais
+comme, après tout, ce dîner ressemblait au dernier
+repas des fins de noces, les moins bons de
+invités, qui peut-être avaient bu, s'étaient mis à
+chanter. A mesure qu'il s'éloignait, Meaulnes
+entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce
+parc qui depuis deux jours avait tenu tant de
+grâce et de merveilles. Et c'était le commencement
+du désarroi et de la dévastation. Il passa
+près du vivier où le matin même il s'était miré.
+Comme tout paraissait changé déjà&hellip;&mdash;avec
+cette chanson, reprise en ch&oelig;ur, qui arrivait par
+bribes:</p>
+
+<div class="poetry">
+<div class="verse">D'où donc que tu reviens, petite libertine?</div>
+<div class="verse i4">Ton bonnet est déchiré</div>
+<div class="verse i4">Tu es bien mal coiffée&hellip;</div>
+</div>
+
+<p class="noindent">et cet autre encore:</p>
+
+<div class="poetry">
+<div class="verse i4">Mes souliers sont rouges&hellip;</div>
+<div class="verse i4">Adieu, mes amours&hellip;</div>
+<div class="verse i4">Mes souliers sont rouges&hellip;</div>
+<div class="verse i4">Adieu, sans retour!</div>
+</div>
+
+<p>Comme il arrivait au pied de l'escalier de sa
+demeure isolée, quelqu'un en descendait qui le
+heurta dans l'ombre et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, monsieur!</p>
+
+<p>et, s'enveloppant dans sa pèlerine comme s'il
+avait très froid, disparut. C'était Frantz Galais.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>La bougie que Frantz avait laissée dans sa
+chambre brûlait encore. Rien n'avait été dérangé.
+Il y avait seulement, écrits sur une feuille de
+papier à lettres placée en évidence, ces mots:</p>
+
+<blockquote>
+<p><i>Ma fiancée a disparu, me faisant dire qu'elle ne
+pouvait pas être ma femme; qu'elle était une couturière
+et non pas une princesse. Je ne sais que devenir.
+Je m'en vais. Je n'ai plus envie de vivre. Qu'Yvonne
+me pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne
+pourrait rien pour moi&hellip;</i></p>
+</blockquote>
+
+<p>C'était la fin de la bougie, dont la flamme
+vacilla, rampa une seconde et s'éteignit. Meaulnes
+rentra dans sa propre chambre et ferma la porte.
+Malgré l'obscurité, il reconnut chacune des choses
+qu'il avait rangées en plein jour, en plein bonheur,
+quelques heures auparavant. Pièce par
+pièce, fidèle, il retrouva tout son vieux vêtement
+misérable, depuis ses godillots jusqu'à sa grossière
+ceinture à boucle de cuivre. Il se déshabilla
+et se rhabilla vivement mais distraitement, déposa
+sur une chaise ses habits d'emprunt, se trompant
+de gilet&hellip;</p>
+
+<p>Sous les fenêtres, dans la cour aux voitures,
+un remue-ménage avait commencé. On tirait, on
+appelait, on poussait, chacun voulant défaire sa
+voiture de l'inextricable fouillis où elle était
+prise. De temps en temps un homme grimpait
+sur le siège d'une charrette, sur la bâche d'une
+grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La
+lueur du falot venait frapper la fenêtre: un instant,
+autour de Meaulnes, la chambre maintenant
+familière, où toutes choses avaient été pour lui si
+amicales, palpitait, revivait&hellip; Et c'est ainsi qu'il
+quitta, refermant soigneusement la porte, ce
+mystérieux endroit qu'il ne devait sans doute
+jamais revoir.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p1ch17">CHAPITRE XVII<br />
+<span class="small">LA FÊTE ÉTRANGE</span> <i>(fin)</i></h3>
+
+
+<p>Déjà, dans la nuit, une file de voitures roulait
+lentement vers la grille du bois. En tête, un
+homme revêtu d'une peau de chèvre, une lanterne
+à la main, conduisait par la bride le cheval du
+premier attelage.</p>
+
+<p>Meaulnes avait hâte de trouver quelqu'un qui
+voulût bien se charger de lui. Il avait hâte de
+partir. Il appréhendait, au fond du c&oelig;ur, de se
+trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa
+supercherie fût découverte.</p>
+
+<p>Lorsqu'il arriva devant le bâtiment principal
+les conducteurs équilibraient la charge des dernières
+voitures. On faisait lever tous les voyageurs
+pour rapprocher ou reculer les sièges, et les
+jeunes filles enveloppées dans des fichus se
+levaient avec embarras, les couvertures tombaient
+à leurs pieds et l'on voyait les figures inquiètes
+de celles qui baissaient leur tête du côté des
+falots.</p>
+
+<p>Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le
+jeune paysan qui tout à l'heure avait offert de
+l'emmener:</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je monter? lui cria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Où vas-tu, mon garçon? répondit l'autre
+qui ne le reconnaissait plus.</p>
+
+<p>&mdash;Du côté de Sainte-Agathe.</p>
+
+<p>&mdash;Alors il faut demander une place à Maritain.</p>
+
+<p>Et voilà le grand écolier cherchant parmi les
+voyageurs attardés ce Maritain inconnu. On le lui
+indiqua parmi les buveurs qui chantaient dans
+la cuisine.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un «amusard», lui dit-on. Il sera
+encore là à trois heures du matin.</p>
+
+<p>Meaulnes songea un instant à la jeune fille
+inquiète, pleine de fièvre et de chagrin, qui entendrait
+chanter dans le domaine, jusqu'au milieu
+de la nuit, ces paysans avinés. Dans quelle
+chambre était-elle? Où était sa fenêtre, parmi
+ces bâtiments mystérieux? Mais rien ne servirait
+à l'écolier de s'attarder. Il fallut partir. Une fois
+rentré à Sainte-Agathe, tout deviendrait plus clair;
+il cesserait d'être un écolier évadé; de nouveau il
+pourrait songer à la jeune châtelaine.</p>
+
+<p>Une à une, les voitures s'en allaient; les roues
+grinçaient sur le sable de la grande allée. Et,
+dans la nuit, on les voyait tourner et disparaître,
+chargées de femmes emmitouflées, d'enfants dans
+des fichus, qui déjà s'endormaient. Une grande
+carriole encore; un char à bancs, où les femmes
+étaient serrées épaule contre épaule, passa, laissant
+Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure.
+Il n'allait plus rester bientôt qu'une vieille berline
+que conduisait un paysan en blouse.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez monter, répondit-il aux explications
+d'Augustin, nous allons dans cette direction.</p>
+
+<p>Péniblement Meaulnes ouvrit la portière de la
+vieille guimbarde, dont la vitre trembla et les
+gonds crièrent. Sur la banquette, dans un coin de
+la voiture, deux tout petits enfants, un garçon et
+une fille, dormaient. Ils s'éveillèrent au bruit et
+au froid, se détendirent, regardèrent vaguement,
+puis en frissonnant se renfoncèrent dans leur coin
+et se rendormirent&hellip;</p>
+
+<p>Déjà la vieille voiture partait. Meaulnes referma
+plus doucement la portière et s'installa avec précaution
+dans l'autre coin; puis, avidement, s'efforça
+de distinguer à travers la vitre les lieux
+qu'il allait quitter et la route par où il était venu:
+il devina, malgré la nuit, que la voiture traversait
+la cour et le jardin, passait devant l'escalier de
+sa chambre, franchissait la grille et sortait du
+Domaine pour entrer dans les bois. Fuyant le long
+de la vitre, on distinguait vaguement les troncs
+des vieux sapins.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être rencontrerons-nous Frantz de
+Galais, se disait Meaulnes, le c&oelig;ur battant.</p>
+
+<p>Brusquement, dans le chemin étroit, la voiture
+fit un écart pour ne pas heurter un obstacle.
+C'était, autant qu'on pouvait deviner dans la nuit
+à ses formes massives, une roulotte arrêtée presque
+au milieu du chemin et qui avait dû rester
+là, à proximité de la fête, durant ces derniers
+jours.</p>
+
+<p>Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au
+trot, Meaulnes commençait à se fatiguer de regarder
+à la vitre, s'efforçant vainement de percer
+l'obscurité environnante, lorsque soudain, dans la
+profondeur du bois, il y eut un éclair, suivi d'une
+détonation. Les chevaux partirent au galop et
+Meaulnes ne sut pas d'abord si le cocher en blouse
+s'efforçait de les retenir ou, au contraire, les
+excitait à fuir. Il voulut ouvrir la portière. Comme
+la poignée se trouvait à l'extérieur, il essaya vainement
+de baisser la glace, la secoua&hellip; Les enfants,
+réveillés en peur, se serraient l'un contre l'autre,
+sans rien dire. Et tandis qu'il secouait la vitre,
+le visage collé au carreau, il aperçut, grâce à un
+coude du chemin, une forme blanche qui courait.
+C'était, hagard et affolé, le grand pierrot de la
+fête, le bohémien en tenue de mascarade, qui
+portait dans ses bras un corps humain serré contre
+sa poitrine. Puis tout disparut.</p>
+
+<p>Dans la voiture qui fuyait au grand galop à
+travers la nuit, les deux enfants s'étaient rendormis.
+Personne à qui parler des événements mystérieux
+de ces deux jours. Après avoir longtemps
+repassé dans son esprit tout ce qu'il avait vu et
+entendu, plein de fatigue et le c&oelig;ur gros, le jeune
+homme lui aussi s'abandonna au sommeil, comme
+un enfant triste&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>&hellip; Ce n'était pas encore le petit jour lorsque, la
+voiture s'étant arrêtée sur la route, Meaulnes fut
+réveillé par quelqu'un qui cognait à la vitre. Le
+conducteur ouvrit péniblement la portière et cria,
+tandis que le vent froid de la nuit glaçait l'écolier
+jusqu'aux os:</p>
+
+<p>&mdash;Il va falloir descendre ici. Le jour se lève.
+Nous allons prendre la traverse. Vous êtes tout
+près de Sainte-Agathe.</p>
+
+<p>A demi replié, Meaulnes obéit, chercha vaguement,
+d'un geste inconscient, sa casquette, qui
+avait roulé sous les pieds des deux enfants endormis,
+dans le coin le plus sombre de la voiture,
+puis il sortit en se baissant.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, au revoir, dit l'homme en remontant
+sur son siège. Vous n'avez plus que six kilomètres
+à faire. Tenez, la borne est là, au bord du
+chemin.</p>
+
+<p>Meaulnes, qui ne s'était pas encore arraché de
+son sommeil, marcha courbé en avant, d'un pas
+lourd, jusqu'à la borne et s'y assit, les bras croisés,
+la tête inclinée, comme pour se rendormir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! non, cria le voiturier. Il ne faut pas
+vous endormir là. Il fait trop froid. Allons, debout,
+marchez un peu&hellip;</p>
+
+<p>Vacillant comme un homme ivre, le grand garçon,
+les mains dans ses poches, les épaules rentrées,
+s'en alla lentement sur le chemin de Sainte-Agathe;
+tandis que, dernier vestige de la fête
+mystérieuse, la vieille berline quittait le gravier
+de la route et s'éloignait, cahotant en silence, sur
+l'herbe de la traverse. On ne voyait plus que le
+chapeau du conducteur, dansant au-dessus des
+clôtures&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">DEUXIÈME PARTIE</h2>
+
+
+
+
+<h3 id="p2ch1">CHAPITRE PREMIER<br />
+<span class="small">LE GRAND JEU</span></h3>
+
+
+<p>Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige,
+l'impossibilité où nous étions de mener à bien de
+longues recherches nous empêchèrent, Meaulnes
+et moi de reparler du Pays perdu avant la fin
+de l'hiver. Nous ne pouvions rien commencer
+de sérieux, durant ces brèves journées de février,
+ces jeudis sillonnés de bourrasques, qui finissaient
+régulièrement vers cinq heures par une morne
+pluie glacée.</p>
+
+<p>Rien ne nous rappelait l'aventure de Meaulnes
+sinon ce fait étrange que depuis l'après-midi de
+son retour nous n'avions plus d'amis. Aux récréations,
+les mêmes jeux qu'autrefois s'organisaient,
+mais Jasmin ne parlait jamais plus au grand
+Meaulnes. Le soir, aussitôt la classe balayée, la
+cour se vidait comme au temps où j'étais seul, et
+je voyais errer mon compagnon, du jardin au hangar
+et de la cour à la salle à manger.</p>
+
+<p>Les jeudis matins, chacun de nous installé sur
+le bureau d'une des deux salles de classe, nous
+lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous
+avions dénichés dans les placards, entre des méthodes
+d'anglais et des cahiers de musique finement
+recopiés. L'après-midi, c'était quelque visite
+qui nous faisait fuir l'appartement; et nous regagnions
+l'école&hellip; Nous entendions parfois des groupes
+de grands élèves qui s'arrêtaient un instant,
+comme par hasard, devant le grand portail, le
+heurtaient en jouant à des jeux militaires incompréhensibles
+et puis s'en allaient&hellip; Cette triste
+vie se poursuivit jusqu'à la fin de février. Je
+commençais à croire que Meaulnes avait tout
+oublié, lorsqu'une aventure, plus étrange que les
+autres, vint me prouver que je m'étais trompé et
+qu'une crise violente se préparait sous la surface
+morne de cette vie d'hiver.</p>
+
+<p>Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du
+mois, que la première nouvelle du Domaine
+étrange, la première vague de cette aventure dont
+nous ne reparlions pas arriva jusqu'à nous. Nous
+étions en pleine veillée. Mes grands-parents repartis,
+restaient seulement avec nous Millie et mon
+père, qui ne se doutaient nullement de la sourde
+fâcherie par quoi toute la classe était divisée en
+deux clans.</p>
+
+<p>A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte
+pour jeter dehors les miettes du repas fit:</p>
+
+<p>&mdash;Ah!</p>
+
+<p>d'une voix si claire que nous nous approchâmes
+pour regarder. Il y avait sur le seuil une
+couche de neige&hellip; Comme il faisait très sombre,
+je m'avançai de quelques pas dans la cour pour
+voir si la couche était profonde. Je sentis des flocons
+légers qui me glissaient sur la figure et fondaient
+aussitôt. On me fit rentrer très vite et
+Millie ferma la porte frileusement.</p>
+
+<p>A neuf heures nous nous disposions à monter
+nous coucher; ma mère avait déjà la lampe à la
+main, lorsque nous entendîmes très nettement
+deux grands coups lancés à toute volée dans le
+portail, à l'autre bout de la cour. Elle replaça la
+lampe sur la table et nous restâmes tous debout,
+aux aguets, l'oreille tendue.</p>
+
+<p>Il ne fallait pas songer à aller voir ce qui se
+passait. Avant d'avoir traversé seulement la
+moitié de la cour, la lampe eût été éteinte et le
+verre brisé. Il y eut un court silence et mon père
+commençait à dire que «c'était sans doute&hellip;»
+lorsque, tout juste sous la fenêtre de la salle à
+manger, qui donnait, je l'ai dit, sur la route
+de La Gare, un coup de sifflet partit, strident
+et très prolongé, qui dut s'entendre jusque
+dans la rue de l'église. Et, immédiatement, derrière
+la fenêtre, à peine voilés par les carreaux,
+poussés par des gens qui devaient être montés
+à la force des poignets sur l'appui extérieur,
+éclatèrent des cris perçants.</p>
+
+<p>&mdash;Amenez-le! Amenez-le!</p>
+
+<p>A l'autre extrémité du bâtiment, les mêmes
+cris répondirent. Ceux-là avaient dû passer par
+le champ du père Martin; ils devaient être grimpés
+sur le mur bas qui séparait le champ de notre
+cour.</p>
+
+<p>Puis, vociférés à chaque endroit par huit ou
+dix inconnus aux voix déguisées, les cris de:
+«Amenez-le!» éclatèrent successivement&mdash;sur
+le toit du cellier qu'ils avaient dû atteindre en
+escaladant un tas de fagots adossé au mur extérieur;&mdash;sur
+un petit mur qui joignait le hangar
+au portail et dont la crête arrondie permettait de
+se mettre commodément à cheval;&mdash;sur le mur
+grillé de la route de La Gare où l'on pouvait facilement
+monter&hellip; Enfin, par derrière, dans le
+jardin, une troupe retardataire arriva, qui fit la
+même sarabande, criant cette fois:</p>
+
+<p>&mdash;A l'abordage!</p>
+
+<p>Et nous entendions l'écho de leurs cris résonner
+dans les salles de classe vides, dont ils avaient
+ouvert les fenêtres.</p>
+
+<p>Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les
+détours et les passages de la grande demeure,
+que nous voyions très nettement, comme sur un
+plan, tous les points où ces gens inconnus étaient
+en train de l'attaquer.</p>
+
+<p>A vrai dire, ce fut seulement au tout premier
+instant que nous eûmes de l'effroi. Le coup de
+sifflet nous fit penser tous les quatre à une attaque
+de rôdeurs et de bohémiens. Justement il y avait
+depuis une quinzaine, sur la place, derrière l'église,
+un grand malandrin et un jeune garçon à
+la tête serrée dans des bandages. Il y avait aussi,
+chez les charrons et les maréchaux, des ouvriers
+qui n'étaient pas du pays.</p>
+
+<p>Mais, dès que nous eûmes entendu les assaillants
+crier, nous fûmes persuadés que nous
+avions affaire à des gens&mdash;et probablement à des
+jeunes gens&mdash;du bourg. Il y avait même certainement
+des gamins&mdash;on reconnaissait leurs voix suraiguës&mdash;dans
+la troupe qui se jetait à l'assaut de
+notre demeure comme à l'abordage d'un navire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bien, par exemple&hellip; s'écria mon père.</p>
+
+<p>Et Millie demanda à mi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'est-ce que cela veut dire?</p>
+
+<p>lorsque soudain les voix du portail et du mur
+grillé&mdash;puis celle de la fenêtre&mdash;s'arrêtèrent.
+Deux coups de sifflet partirent derrière la croisée.
+Les cris des gens grimpés sur le cellier, comme
+ceux des assaillants du jardin, décrurent progressivement,
+puis cessèrent; nous entendîmes, le
+long du mur de la salle à manger le frôlement
+de toute la troupe qui se retirait en hâte et dont
+les pas étaient amortis par la neige.</p>
+
+<p>Quelqu'un évidemment les dérangeait. A cette
+heure où tout dormait, ils avaient pensé mener
+en paix leur assaut contre cette maison isolée à
+la sortie du bourg. Mais voici qu'on troublait leur
+plan de campagne.</p>
+
+<p>A peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir&mdash;car
+l'attaque avait été soudaine comme
+un abordage bien conduit&mdash;et nous disposions-nous
+à sortir, que nous entendîmes une voix
+connue appeler à la petite grille:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Seurel! Monsieur Seurel!</p>
+
+<p>C'était M. Pasquier, le boucher. Le gros petit
+homme racla ses sabots sur le seuil, secoua sa
+courte blouse saupoudrée de neige et entra. Il
+se donnait l'air finaud et effaré de quelqu'un
+qui a surpris tout le secret d'une mystérieuse
+affaire:</p>
+
+<p>&mdash;J'étais dans ma cour, qui donne sur la place
+des Quatre-Routes. J'allais fermer l'étable des chevaux.
+Tout d'un coup; dressés sur la neige,
+qu'est-ce que je vois: deux grands gars qui semblaient
+faire sentinelle ou guetter quelque chose.
+Ils étaient vers la croix. Je m'avance: je fais deux
+pas&mdash;Hip! les voilà partis au grand galop du
+côté de chez vous. Ah! je n'ai pas hésité, j'ai
+pris mon falot et j'ai dit: Je vas aller raconter
+ça à M. Seurel&hellip;</p>
+
+<p>Et le voilà qui recommence son histoire: «J'étais
+dans la cour derrière chez moi&hellip;» Sur ce,
+on lui offre une liqueur, qu'il accepte, et on
+lui demande des détails qu'il est incapable de
+fournir.</p>
+
+<p>Il n'avait rien vu en arrivant à la maison.
+Toutes les troupes mises en éveil par les deux
+sentinelles qu'il avait dérangées s'étaient éclipsées
+aussitôt. Quant à dire qui ces estafettes pouvaient
+être&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ça pourrait bien être des bohémiens, avançait-il.
+Depuis bientôt un mois qu'ils sont sur la
+place, à attendre le beau temps pour jouer la
+comédie, ils ne sont pas sans avoir organisé
+quelque mauvais coup.</p>
+
+<p>Tout cela ne nous avançait guère et nous restions
+debout, fort perplexes tandis que l'homme
+sirotait la liqueur et de nouveau mimait son histoire,
+lorsque Meaulnes, qui avait écouté jusque-là
+fort attentivement, prit par terre le falot du
+boucher et décida:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut aller voir!</p>
+
+<p>Il ouvrit la porte et nous le suivîmes, M. Seurel,
+M. Pasquier et moi.</p>
+
+<p>Millie, déjà rassurée puisque les assaillants
+étaient partis, et, comme tous les gens ordonnés
+et méticuleux, fort peu curieuse de sa nature,
+déclara:</p>
+
+<p>&mdash;Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte
+et prenez la clef. Moi, je vais me coucher. Je
+laisserai la lampe allumée.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch2">CHAPITRE II<br />
+<span class="small">NOUS TOMBONS DANS UNE EMBUSCADE</span></h3>
+
+
+<p>Nous partîmes sur la neige, dans un silence
+absolu. Meaulnes marchait en avant, projetant la
+lueur en éventail de sa lanterne grillagée&hellip; A
+peine sortions-nous par le grand portail que,
+derrière la bascule municipale, qui s'adossait au
+mur de notre préau, partirent d'un seul coup,
+comme perdreaux surpris, deux individus encapuchonnés.
+Soit moquerie, soit plaisir causé par
+l'étrange jeu qu'ils jouaient là, soit excitation
+nerveuse et peur d'être rejoints, ils dirent en
+courant deux ou trois paroles coupées de rires.</p>
+
+<p>Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la
+neige, en me criant:</p>
+
+<p>&mdash;Suis-moi, François!&hellip;</p>
+
+<p>Et laissant là les deux hommes âgés incapables
+de soutenir une pareille course, nous nous lançâmes
+à la poursuite des deux ombres, qui, après
+avoir un instant contourné le bas du bourg, en
+suivant le chemin de la Vieille-Planche, remontèrent
+délibérément vers l'église. Ils couraient
+régulièrement sans trop de hâte et nous n'avions
+pas de peine à les suivre. Ils traversèrent la rue
+de l'église où tout était endormi et silencieux,
+et s'engagèrent derrière le cimetière dans un dédale
+de petites ruelles et d'impasses.</p>
+
+<p>C'était là un quartier de journaliers, de couturières
+et de tisserands, qu'on nommait les Petits-Coins.
+Nous le connaissons assez mal et nous n'y
+étions jamais venu la nuit. L'endroit était désert
+le jour: les journaliers absents, les tisserands
+enfermés; et durant cette nuit de grand silence
+il paraissait plus abandonné, plus endormi encore
+que les autres quartiers du bourg. Il n'y
+avait donc aucune chance pour que quelqu'un
+survînt et nous prêtât main-forte.</p>
+
+<p>Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites
+maisons posées au hasard comme des boîtes
+en carton, c'était celui qui menait chez la couturière
+qu'on surnommait «la Muette». On descendait
+d'abord une pente assez raide, dallée de
+place en place, puis après avoir tourné deux ou
+trois fois, entre des petites cours de tisserands
+ou des écuries vides, on arrivait dans une large
+impasse fermée par une cour de ferme depuis
+longtemps abandonnée. Chez la Muette, tandis
+qu'elle engageait avec ma mère une conversation
+silencieuse, les doigts frétillants, coupée seulement
+de petits cris d'infirme, je pouvais voir par la
+croisée le grand mur de la ferme, qui était la
+dernière maison de ce côté du faubourg, et la
+barrière toujours fermée de la cour sèche, sans
+paille, où jamais rien ne passait plus&hellip;</p>
+
+<p>C'est exactement ce chemin que les deux
+inconnus suivirent. A chaque tournant nous
+craignons de les perdre, mais à ma surprise,
+nous arrivions toujours au détour de la ruelle
+suivante avant qu'ils l'eussent quittée. Je dis: à
+ma surprise, car le fait n'eût pas été possible,
+tant ces ruelles étaient courtes, s'ils n'avaient
+pas, chaque fois, tandis que nous les avions perdus
+de vue, ralenti leur allure.</p>
+
+<p>Enfin, sans hésiter, ils s'engagèrent dans la rue
+qui menait chez la Muette, et je criai à Meaulnes:</p>
+
+<p>&mdash;Nous les tenons, c'est une impasse!</p>
+
+<p>A vrai dire, c'étaient eux qui nous tenaient&hellip;
+Ils nous avaient conduits là où ils avaient voulu.
+Arrivés au mur, ils se retournèrent vers nous
+résolument et l'un des deux lança le même coup
+de sifflet que nous avions déjà par deux fois entendu,
+ce soir-là.</p>
+
+<p>Aussitôt une dizaine de gars sortirent de la
+cour de la ferme abandonnée où ils semblaient
+avoir été postés pour nous attendre. Ils étaient
+tous encapuchonnés, le visage enfoncé dans leurs
+cache-nez&hellip;</p>
+
+<p>Qui c'était, nous le savions d'avance, mais nous
+étions bien résolus à n'en rien dire à M. Seurel,
+que nos affaires ne regardaient pas. Il y avait
+Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres.
+Nous reconnûmes dans la lutte leur façon de se
+battre et leurs voix entrecoupées. Mais un point
+demeurait inquiétant et semblait presque effrayer
+Meaulnes: il y avait là quelqu'un que nous ne
+connaissons pas et qui paraissait être le chef&hellip;</p>
+
+<p>Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait man&oelig;uvrer
+ses soldats qui avaient fort à faire et
+qui, traînés dans la neige, déguenillés du haut
+en bas, s'acharnaient contre le grand gars essoufflé.
+Deux d'entre eux s'étaient occupés de moi,
+m'avaient immobilisé avec peine, car je me débattais
+comme un diable. J'étais par terre, les
+genoux pliés, assis sur les talons; on me tenait
+les bras joints par derrière, et je regardais la
+scène avec une intense curiosité mêlée d'effroi.</p>
+
+<p>Meaulnes s'était débarrassé de quatre garçons
+du Cours qu'il avait dégrafés de sa blouse en tournant
+vivement sur lui-même et en les jetant à
+toute volée dans la neige&hellip; Bien droit sur ses
+deux jambes, le personnage inconnu suivait avec
+intérêt, mais très calme, la bataille, répétant de
+temps à autre d'une voix nette:</p>
+
+<p>&mdash;Allez&hellip; Courage&hellip; Revenez-y&hellip; <i lang="en" xml:lang="en">Go on my
+boys</i>&hellip;</p>
+
+<p>C'était évidemment lui qui commandait&hellip; D'où
+venait-il? Où et comment les avait-il entraînés à
+la bataille! Voilà qui restait un mystère pour
+nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppé
+dans un cache-nez, mais lorsque Meaulnes,
+débarrassé de ses adversaires, s'avança vers lui,
+menaçant, le mouvement qu'il fit pour y voir
+bien clair et faire face à la situation découvrit un
+morceau de linge blanc qui lui enveloppait la
+tête à la façon d'un bandage.</p>
+
+<p>C'est à ce moment que je criai à Meaulnes:</p>
+
+<p>&mdash;Prends garde par derrière! Il y en a un autre.</p>
+
+<p>Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la
+barrière à laquelle il tournait le dos, un grand
+diable avait surgi et, passant habilement son
+cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait
+en arrière. Aussitôt les quatre adversaires
+de Meaulnes qui avaient piqué le nez dans la
+neige, revenaient à la charge pour lui immobiliser
+bras et jambes, lui liaient les bras avec une
+corde, les jambes avec un cache-nez, et le jeune
+personnage à la tête bandée fouillait dans ses
+poches&hellip; Le dernier venu, l'homme au lasso,
+avait allumé une petite bougie qu'il protégeait de
+la main, et chaque fois qu'il découvrait un papier
+nouveau, le chef allait auprès de ce lumignon examiner
+ce qu'il contenait. Il déplia enfin cette espèce de
+carte couverte d'inscriptions à laquelle Meaulnes
+travaillait depuis son retour et s'écria avec joie:</p>
+
+<p>&mdash;Cette fois nous l'avons. Voilà le plan! Voilà
+le guide! Nous allons voir si ce monsieur est bien
+allé où je l'imagine&hellip;</p>
+
+<p>Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa
+sa casquette ou sa ceinture. Et tous disparurent
+silencieusement comme ils étaient venus, me
+laissant libre de délier en hâte mon compagnon.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'ira pas très loin avec ce plan-là, dit
+Meaulnes en se levant.</p>
+
+<p>Et nous repartîmes lentement, car il boitait un
+peu. Nous retrouvâmes sur le chemin de l'église
+M. Seurel et le père Pasquier:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez rien vu? dirent-ils&hellip; Nous
+non plus!</p>
+
+<p>Grâce à la nuit profonde ils ne s'aperçurent de
+rien. Le boucher nous quitta et M. Seurel rentra
+bien vite se coucher.</p>
+
+<p>Mais nous deux, dans notre chambre, à
+la lueur de la lampe que Millie nous avait
+laissée, nous restâmes longtemps à rafistoler nos
+blouses décousues, discutant à voix basse sur ce
+qui nous était arrivé, comme deux compagnons
+d'armes le soir d'une bataille perdue&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch3">CHAPITRE III<br />
+<span class="small">LE BOHÉMIEN A L'ÉCOLE</span></h3>
+
+
+<p>Le réveil du lendemain fut pénible. A huit heures
+et demie, à l'instant où M. Seurel allait donner
+le signal d'entrer, nous arrivâmes tout essoufflés
+pour nous mettre sur les rangs. Comme nous
+étions en retard, nous nous glissâmes n'importe
+où, mais d'ordinaire le grand Meaulnes était le
+premier de la longue file d'élèves, coude à coude,
+chargés de livres, de cahiers et de porte-plume,
+que M. Seurel inspectait.</p>
+
+<p>Je fus surpris de l'empressement silencieux que
+l'on mit à nous faire place vers le milieu de la
+file; et tandis que M. Seurel, retardant de quelques
+secondes l'entrée au cours, inspectait le
+grand Meaulnes, j'avançai curieusement la tête,
+regardant à droite et à gauche pour voir les
+visages de nos ennemis de la veille.</p>
+
+<p>Le premier que j'aperçus était celui-là même
+auquel je ne cessais de penser, mais le dernier
+que j'eusse pu m'attendre à voir en ce lieu. Il était
+à la place habituelle de Meaulnes, le premier de
+tous, un pied sur la marche de pierre, une
+épaule et le coin du sac qu'il avait sur le dos
+accotés au chambranle de la porte. Son visage
+fin, très pâle, un peu piqué de rousseur, était
+penché et tourné vers nous avec une sorte de
+curiosité méprisante et amusée. Il avait la tête et
+tout un côté de la figure bandés de linge blanc. Je
+reconnaissais le chef de bande, le jeune bohémien
+qui nous avait volés la nuit précédente.</p>
+
+<p>Mais déjà nous entrions dans la classe et chacun
+prenait sa place. Le nouvel élève s'assit près du
+poteau, à la gauche du long banc dont Meaulnes
+occupait, à droite, la première place. Giraudat,
+Delouche et les trois autres du premier banc
+s'étaient serrés les uns contre les autres pour lui
+faire place, comme si tout eût été convenu
+d'avance&hellip;</p>
+
+<p>Souvent, l'hiver, passaient ainsi parmi nous des
+élèves de hasard, mariniers pris par les glaces
+dans le canal, apprentis, voyageurs immobilisés
+par la neige. Ils restaient au cours deux jours,
+un mois, rarement plus&hellip; Objets de curiosité
+durant la première heure, ils étaient aussitôt
+négligés et disparaissaient bien vite dans la foule
+des élèves ordinaires.</p>
+
+<p>Mais celui-ci ne devait pas se faire aussitôt
+oublier. Je me rappelle encore cet être singulier
+et tous les trésors étranges apportés dans ce cartable
+qu'il s'accrochait au dos. Ce furent d'abord
+les porte-plume «à vue» qu'il tira pour écrire sa
+dictée. Dans un &oelig;illet du manche, en fermant
+un &oelig;il, on voyait apparaître, trouble et grossie,
+la basilique de Lourdes ou quelque monument
+inconnu. Il en choisit un et les autres aussitôt
+passèrent de main en main. Puis ce fut un plumier
+chinois rempli de compas et d'instruments
+amusants qui s'en allèrent par le banc de gauche,
+glissant silencieusement, sournoisement, de main
+en main, sous les cahiers, pour que M. Seurel ne
+pût rien voir.</p>
+
+<p>Passèrent aussi des livres tout neufs, dont
+j'avais, avec convoitise, lu les titres derrière la
+couverture des rares bouquins de notre bibliothèque:
+<i>La Teppe aux Merles</i>, <i>La Roche aux
+Mouettes</i>, <i>Mon ami Benoist</i>&hellip; Les uns feuilletaient
+d'une main sur leurs genoux ces volumes, venus
+on ne savait d'où, volés peut-être, et écrivaient
+la dictée de l'autre main. D'autres faisaient tourner
+le compas au fond de leurs casiers. D'autres
+brusquement, tandis que M. Seurel tournant le
+dos continuait la dictée en marchant du bureau
+à la fenêtre, fermaient un &oelig;il et se collaient sur
+l'autre la vue glauque et trouée de Notre-Dame
+de Paris. Et l'élève étranger, la plume à la main,
+son fin profil contre le poteau gris, clignait des
+yeux, content de tout ce jeu furtif qui s'organisait
+autour de lui.</p>
+
+<p>Peu à peu cependant toute la classe s'inquiéta:
+les objets, qu'on «faisait passer» à mesure, arrivaient
+l'un après l'autre dans les mains du grand
+Meaulnes qui, négligemment, sans les regarder,
+les posait auprès de lui. Il y en eut bientôt un
+tas, mathématique et diversement coloré, comme
+aux pieds de la femme qui représente la Science,
+dans les compositions allégoriques. Fatalement
+M. Seurel allait découvrir ce déballage insolite
+et s'apercevoir du manège. Il devait songer, d'ailleurs,
+à faire une enquête sur les événements de
+la nuit. La présence du bohémien allait faciliter
+sa besogne&hellip;</p>
+
+<p>Bientôt, en effet, il s'arrêtait, surpris, devant le
+grand Meaulnes.</p>
+
+<p>&mdash;A qui appartient tout cela? demanda-t-il en
+désignant «tout cela» du dos de son livre
+refermé sur son index.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien», répondit Meaulnes d'un
+ton bourru, sans lever la tête.</p>
+
+<p>Mais l'écolier inconnu intervint:</p>
+
+<p>&mdash;C'est à moi, dit-il.</p>
+
+<p>Et il ajouta aussitôt, avec un geste large et élégant
+de jeune seigneur auquel le vieil instituteur
+ne sut pas résister:</p>
+
+<p>&mdash;Mais je les mets à votre disposition, monsieur,
+si vous voulez regarder.</p>
+
+<p>Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme
+pour ne pas troubler le nouvel état de choses qui
+venait de se créer, toute la classe se glissa
+curieusement autour du maître qui penchait sur
+ce trésor sa tête demi-chauve, demi-frisée, et du
+jeune personnage blême qui donnait avec un air
+de triomphe tranquille les explications nécessaires.
+Cependant, silencieux à son banc, complètement
+délaissé, le grand Meaulnes avait ouvert son
+cahier de brouillons et, fronçant le sourcil, s'absorbait
+dans un problème difficile.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Le «quart d'heure» nous surprit dans ces
+occupations. La dictée n'était pas finie et le désordre
+régnait dans la classe. A vrai dire, depuis
+le matin la récréation durait.</p>
+
+<p>A dix heures et demie, donc, lorsque la cour
+sombre et boueuse fut envahie par les élèves, on
+s'aperçut bien vite qu'un nouveau maître régnait
+sur les jeux.</p>
+
+<p>De tous les plaisirs nouveaux que le bohémien,
+dès ce matin-là, introduisit chez nous, je ne me
+rappelle que le plus sanglant: c'était une espèce
+de tournoi où les chevaux étaient les grands
+élèves chargés des plus jeunes grimpés sur leurs
+épaules.</p>
+
+<p>Partagés en deux groupes qui partaient des
+deux bouts de la cour, ils fondaient les uns sur
+les autres, cherchant à terrasser l'adversaire par
+la violence du choc, et les cavaliers, usant de
+cache-nez comme de lassos, ou de leurs bras tendus
+comme de lances, s'efforçaient de désarçonner
+leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait
+le choc et qui, perdant l'équilibre, allaient
+s'étaler dans la boue, le cavalier roulant sous sa
+monture. Il y eut des écoliers à moitié désarçonnés
+que le cheval rattrapait par les jambes
+et qui, de nouveau acharnés à la lutte, regrimpaient
+sur ses épaules. Monté sur le grand Delage
+qui avait des membres démesurés, le poil roux
+et les oreilles décollées, le mince cavalier à la
+tête bandée excitait les deux troupes rivales et
+dirigeait malignement sa monture en riant aux
+éclats.</p>
+
+<p>Augustin, debout sur le seuil de la classe,
+regardait d'abord avec mauvaise humeur s'organiser
+ces jeux. Et j'étais auprès de lui, indécis.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un malin, dit-il entre ses dents, les
+mains dans les poches. Venir ici, dès ce matin,
+c'était le seul moyen de n'être pas soupçonné. Et
+M. Seurel s'y est laissé prendre!</p>
+
+<p>Il resta là un long moment, sa tête rase au
+vent, à maugréer contre ce comédien qui allait
+faire assommer tous ces gars dont il avait été
+peu de temps auparavant le capitaine. Et, enfant
+paisible que j'étais, je ne manquais pas de l'approuver.</p>
+
+<p>Partout, dans tous les coins, en l'absence
+du maître, se poursuivait la lutte: les plus
+petits avaient fini par grimper les uns sur les
+autres; ils couraient et culbutaient avant même
+d'avoir reçu le choc de l'adversaire&hellip; Bientôt
+il ne resta plus debout, au milieu de la cour,
+qu'un groupe acharné et tourbillonnant d'où surgissait
+par moments le bandeau blanc du nouveau
+chef.</p>
+
+<p>Alors le grand Meaulnes ne sut plus résister.
+Il baissa la tête, mit ses mains sur ces cuisses et
+me cria:</p>
+
+<p>&mdash;Allons-y, François!</p>
+
+<p>Surpris par cette décision soudaine, je sautai
+pourtant sans hésiter sur ses épaules et en une
+seconde nous étions au fort de la mêlée, tandis
+que la plupart des combattants, éperdus, fuyaient
+en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà Meaulnes! Voilà le grand Meaulnes!</p>
+
+<p>Au milieu de ceux qui restaient il se mit à
+tourner sur lui-même en me disant:</p>
+
+<p>&mdash;Étends les bras: empoigne-les comme j'ai
+fait cette nuit.</p>
+
+<p>Et moi, grisé par la bataille, certain du
+triomphe, j'agrippais au passage les gamins qui se
+débattaient, oscillaient un instant sur les épaules
+des grands et tombaient dans la boue. En moins
+de rien il ne resta debout que le nouveau venu
+monté sur Delage; mais celui-ci, peu désireux
+d'engager la lutte avec Augustin, d'un violent
+coup de reins en arrière se redressa et fit descendre
+le cavalier blanc.</p>
+
+<p>La main à l'épaule de sa monture, comme un
+capitaine tient le mors de son cheval, le jeune
+garçon debout par terre regarda le grand
+Meaulnes avec un peu de saisissement et une
+immense admiration:</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! dit-il.</p>
+
+<p>Mais aussitôt la cloche sonna, dispersant les
+élèves qui s'étaient rassemblés autour de nous
+dans l'attente d'une scène curieuse. Et Meaulnes,
+dépité de n'avoir pu jeter à terre son ennemi,
+tourna le dos en disant, avec mauvaise humeur:</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera pour une autre fois!</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Jusqu'à midi la classe continua comme à l'approche
+des vacances, mêlée d'intermèdes amusants
+et de conversations dont l'écolier-comédien
+était le centre.</p>
+
+<p>Il expliquait comment, immobilisés par le
+froid sur la place, ne songeant pas même à organiser
+des représentations nocturnes, où personne
+ne viendrait, ils avaient décidé que lui-même
+irait au cours pour se distraire pendant la
+journée, tandis que son compagnon soignerait
+les oiseaux des Iles et la chèvre savante. Puis il
+racontait leurs voyages dans le pays environnant,
+alors que l'averse tombe sur le mauvais toit de
+zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux
+côtes pour pousser à la roue. Les élèves du fond
+quittaient leur table pour venir écouter de plus
+près. Les moins romanesques profitaient de cette
+occasion pour se chauffer autour du poêle.
+Mais bientôt la curiosité les gagnait et ils se rapprochaient
+du groupe bavard en tendant l'oreille,
+laissant une main posée sur le couvercle du poêle
+pour y garder leur place.</p>
+
+<p>&mdash;Et de quoi vivez-vous? demanda M. Seurel,
+qui suivait tout cela avec sa curiosité un peu
+puérile de maître d'école et qui posait une foule
+de questions.</p>
+
+<p>Le garçon hésita un instant, comme si jamais
+il ne s'était inquiété de ce détail.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, répondit-il, de ce que nous avons gagné
+l'automne précédent, je pense. C'est Ganache
+qui règle les comptes.</p>
+
+<p>Personne ne lui demanda qui était Ganache.
+Mais moi je pensai au grand diable qui, traîtreusement,
+la veille au soir, avait attaqué Meaulnes
+par derrière et l'avait renversé&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch4">CHAPITRE IV<br />
+<span class="small">OÙ IL EST QUESTION DU DOMAINE MYSTÉRIEUX</span></h3>
+
+
+<p>L'après-midi ramena les mêmes plaisirs et, tout
+le long du cours, le même désordre et la même
+fraude. Le bohémien avait apporté d'autres objets
+précieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'à
+un petit singe qui griffait sourdement l'intérieur
+de sa gibecière&hellip; A chaque instant il fallait que
+M. Seurel s'interrompît pour examiner ce que le
+malin garçon venait de tirer de son sac&hellip; Quatre
+heures arrivèrent et Meaulnes était le seul à
+avoir fini ses problèmes.</p>
+
+<p>Ce fut sans hâte que tout le monde sortit. Il
+n'y avait plus, semblait-il, entre les heures de
+cours et de récréation, cette dure démarcation
+qui faisait la vie scolaire simple et réglée comme
+par la succession de la nuit et du jour. Nous en
+oubliâmes même de désigner comme d'ordinaire
+à M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les
+deux élèves qui devaient rester pour balayer la
+classe. Or, nous n'y manquions jamais car c'était
+une façon d'annoncer et de hâter la sortie du cours.</p>
+
+<p>Le hasard voulut que ce fût ce jour-là le tour
+du grand Meaulnes; et dès le matin j'avais, en
+causant avec lui, averti le bohémien que les
+nouveaux étaient toujours désignés d'office pour
+faire le second balayeur, le jour de leur arrivée.</p>
+
+<p>Meaulnes revint en classe dès qu'il eut été
+chercher le pain de son goûter. Quant au bohémien,
+il se fit longtemps attendre et arriva le
+dernier, en courant, comme la nuit commençait
+de tomber&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon
+compagnon, et pendant que je le tiendrai, tu
+lui reprendras le plan qu'il m'a volé.</p>
+
+<p>Je m'étais donc assis sur une petite table, auprès
+de la fenêtre, lisant à la dernière lueur du
+jour, et je les vis tous les deux déplacer en silence
+les bancs de l'école&mdash;le grand Meaulnes,
+taciturne et l'air dur, sa blouse noire boutonnée
+à trois boutons en arrière et sanglée à la ceinture;
+l'autre, délicat, nerveux, la tête bandée comme
+un blessé. Il était vêtu d'un mauvais paletot,
+avec des déchirures que je n'avais pas remarquées
+pendant le jour. Plein d'une ardeur presque sauvage,
+il soulevait et poussait les tables avec une
+précipitation folle, en souriant un peu. On eût
+dit qu'il jouait là quelque jeu extraordinaire
+dont nous ne connaissons pas le fin mot.</p>
+
+<p>Ils arrivèrent ainsi dans le coin le plus obscur
+de la salle, pour déplacer la dernière table.</p>
+
+<p>En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait
+renverser son adversaire, sans que personne
+du dehors eût chance de les apercevoir ou de les
+entendre par les fenêtres. Je ne comprenais pas
+qu'il laissât échapper une pareille occasion.
+L'autre, revenu près de la porte, allait s'enfuir
+d'un instant à l'autre, prétextant que la besogne
+était terminée, et nous ne le reverrions plus. Le
+plan et tous les renseignements que Meaulnes
+avait mis si longtemps à retrouver, à concilier, à
+réunir, seraient perdus pour nous&hellip;</p>
+
+<p>A chaque seconde j'attendais de mon camarade
+un signe, un mouvement, qui m'annonçât le
+début de la bataille, mais le grand garçon ne
+bronchait pas. Par instants, seulement, il regardait
+avec une fixité étrange et d'un air interrogatif
+le bandeau du bohémien, qui, dans la
+pénombre de la tombée de la nuit, paraissait
+largement taché de noir.</p>
+
+<p>La dernière table fut déplacée sans que rien
+arrivât.</p>
+
+<p>Mais au moment où, remontant tous les deux
+vers le haut de la classe, ils allaient donner sur le
+seuil un dernier coup de balai, Meaulnes, baissant
+la tête et sans regarder notre ennemi, dit à mi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Votre bandeau est rouge de sang et vos habits
+sont déchirés.</p>
+
+<p>L'autre le regarda un instant, non pas surpris
+de ce qu'il disait, mais profondément ému de le lui
+entendre dire.</p>
+
+<p>&mdash;Ils ont voulu, répondit-il, m'arracher votre plan
+tout à l'heure, sur la place. Quand ils ont su que
+je voulais revenir ici balayer la classe, ils ont
+compris que j'allais faire la paix avec vous, ils
+se sont révoltés contre moi. Mais je l'ai tout de
+même sauvé, ajouta-t-il fièrement, en tendant à
+Meaulnes le précieux papier plié.</p>
+
+<p>Meaulnes se tourna lentement vers moi:</p>
+
+<p>&mdash;Tu entends? dit-il. Il vient de se battre et
+de se faire blesser pour nous, tandis que nous
+lui tendions un piège!</p>
+
+<p>Puis cessant d'employer ce «vous» insolite chez
+des écoliers de Sainte-Agathe:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es un vrai camarade, dit-il, et il lui tendit
+la main.</p>
+
+<p>Le comédien la saisit et demeura sans parole
+une seconde, très troublé, la voix coupée&hellip; Mais
+bientôt avec une curiosité ardente il poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi vous me tendiez un piège! Que c'est
+amusant! Je l'avais deviné et je me disais: ils
+vont être bien étonnés quand, m'ayant repris ce
+plan, ils s'apercevront que je l'ai complété&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Complété?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! attendez! Pas entièrement&hellip;</p>
+
+<p>Quittant ce ton enjoué, il ajouta gravement et
+lentement, se rapprochant de nous:</p>
+
+<p>&mdash;Meaulnes, il est temps que je vous le dise:
+moi aussi je suis allé là où vous avez été.
+J'assistais à cette fête extraordinaire. J'ai bien
+pensé, quand les garçons du Cours m'ont parlé de
+votre aventure mystérieuse, qu'il s'agissait du
+vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer je vous
+ai volé votre carte&hellip; Mais je suis comme vous:
+j'ignore le nom de ce château; je ne saurais pas
+y retourner; je ne connais pas en entier le
+chemin qui d'ici vous y conduirait.</p>
+
+<p>Avec quel élan, avec quelle intense curiosité,
+avec quelle amitié nous nous pressâmes contre
+lui! Avidement Meaulnes lui posait des questions&hellip;
+Il nous semblait à tous deux qu'en insistant ardemment
+auprès de notre nouvel ami, nous lui ferions
+dire cela même qu'il prétendait ne pas savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous verrez, vous verrez, répondait le jeune
+garçon avec un peu d'ennui et d'embarras, je
+vous ai mis sur le plan quelques indications que
+vous n'aviez pas&hellip; C'est tout ce que je pouvais
+faire.</p>
+
+<p>Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit-il tristement et fièrement, je préfère
+vous avertir: je ne suis pas un garçon comme
+les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me tirer
+une balle dans la tête et c'est ce qui vous explique
+ce bandeau sur le front, comme un mobile de la
+Seine, en 1870&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est
+rouverte, dit Meaulnes avec amitié.</p>
+
+<p>Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit
+d'un ton légèrement emphatique:</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas
+réussi, je ne continuerai à vivre que pour l'amusement,
+comme un enfant, comme un bohémien.
+J'ai tout abandonné. Je n'ai plus ni père, ni
+s&oelig;ur, ni maison, ni amour&hellip; Plus rien, que des
+compagnons de jeux.</p>
+
+<p>&mdash;Ces compagnons-là vous ont déjà trahi,
+dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit-il avec animation. C'est la
+faute d'un certain Delouche. Il a deviné que
+j'allais faire cause commune avec vous. Il a démoralisé
+ma troupe qui était si bien en main. Vous
+avez vu cet abordage, hier au soir, comme c'était
+conduit, comme ça marchait! Depuis mon enfance,
+je n'avais rien organisé d'aussi réussi&hellip;</p>
+
+<p>Il resta songeur un instant, et il ajouta pour
+nous désabuser tout à fait sur son compte:</p>
+
+<p>&mdash;Si je suis venu vers vous deux, ce soir,
+c'est que&mdash;je m'en suis aperçu ce matin&mdash;il
+y a plus de plaisir à prendre avec vous qu'avec
+la bande de tous les autres. C'est ce Delouche
+surtout qui me déplaît. Quelle idée de faire
+l'homme à dix-sept ans! Rien ne me dégoûte
+davantage&hellip; Pensez-vous que nous puissions le
+repincer?</p>
+
+<p>&mdash;Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous
+longtemps avec nous?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis
+terriblement seul. Je n'ai que Ganache&hellip;</p>
+
+<p>Toute sa fièvre, tout son enjouement étaient
+tombés soudain. Un instant, il plongea dans ce
+même désespoir où sans doute, un jour, l'idée de
+se tuer l'avait surpris.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez: je
+connais votre secret et je l'ai défendu contre
+tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous
+avez perdue&hellip;</p>
+
+<p>Et il ajouta presque solennellement:</p>
+
+<p>&mdash;Soyez mes amis pour le jour où je serais
+encore à deux doigts de l'enfer comme une fois
+déjà&hellip; Jurez-moi que vous répondrez quand je vous
+appellerai&mdash;quand je vous appellerai ainsi&hellip; (et
+il poussa une sorte de cri étrange: Hou-ou!&hellip;)
+Vous, Meaulnes, jurez d'abord!</p>
+
+<p>Et nous jurâmes, car, enfants que nous étions,
+tout ce qui était plus solennel et plus sérieux
+que nature nous séduisait.</p>
+
+<p>&mdash;En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que
+je puis vous dire: je vous indiquerai la maison
+de Paris où la jeune fille du château avait l'habitude
+de passer les fêtes: Pâques et la Pentecôte,
+le mois de juin et quelquefois une partie de
+l'hiver.</p>
+
+<p>A ce moment une voix inconnue appela du
+grand portail, à plusieurs reprises, dans la nuit.
+Nous devinâmes que c'était Ganache, le bohémien,
+qui n'osait pas ou ne savait comment traverser
+la cour. D'une voix pressante, anxieuse, il
+appelait tantôt très haut, tantôt presque bas:</p>
+
+<p>&mdash;Hou-ou! Hou-ou!</p>
+
+<p>&mdash;Dites! Dites vite!» cria Meaulnes au jeune
+bohémien qui avait tressailli et qui rajustait ses
+habits pour partir.</p>
+
+<p>Le jeune garçon nous donna rapidement une
+adresse à Paris, que nous répétâmes à mi-voix.
+Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son compagnon
+à la grille, nous laissant dans un état de
+trouble inexprimable.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch5">CHAPITRE V<br />
+<span class="small">L'HOMME AUX ESPADRILLES</span></h3>
+
+
+<p>Cette nuit-là, vers trois heures du matin, la
+veuve Delouche, l'aubergiste, qui habitait dans le
+milieu du bourg, se leva pour allumer son feu.
+Dumas, son beau-frère, qui habitait chez elle,
+devait partir en route à quatre heures, et la triste
+bonne femme, dont la main droite était recroquevillée
+par une brûlure ancienne, se hâtait
+dans la cuisine obscure pour préparer le café. Il
+faisait froid. Elle mit sur sa camisole un vieux
+fichu, puis tenant d'une main sa bougie allumée,
+abritant la flamme de l'autre main&mdash;la mauvaise&mdash;avec
+son tablier levé, elle traversa la
+cour encombrée de bouteilles vides et de caisses à
+savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la
+porte du bûcher qui servait de cabane aux
+poules&hellip; Mais à peine avait-elle poussé la porte
+que, d'un coup de casquette si violent qu'il fit
+ronfler l'air, un individu surgissant de l'obscurité
+profonde éteignit la chandelle, abattit du même
+coup la bonne femme et s'enfuit à toutes jambes,
+tandis que les poules et les coqs affolés menaient
+un tapage infernal.</p>
+
+<p>L'homme emportait dans un sac&mdash;comme la
+veuve Delouche retrouvant son aplomb s'en
+aperçut un instant plus tard&mdash;une douzaine de
+ses poulets les plus beaux.</p>
+
+<p>Aux cris de sa belle-s&oelig;ur, Dumas était accouru.
+Il constata que le chenapan, pour entrer, avait
+dû ouvrir avec une fausse clef la porte de la
+petite cour et qu'il s'était enfui, sans la fermer,
+par le même chemin. Aussitôt, en homme habitué
+aux braconniers et aux chapardeurs, il alluma le
+falot de sa voiture, et le prenant d'une main,
+son fusil chargé de l'autre, il s'efforça de suivre
+la trace du voleur, trace très imprécise&mdash;l'individu
+devait être chaussé d'espadrilles&mdash;qui le
+mena sur la route de La Gare puis se perdit
+devant la barrière d'un pré. Forcé d'arrêter là ses
+recherches, il releva la tête, s'arrêta&hellip; et entendit
+au loin, sur la même route, le bruit d'une voiture
+lancée au grand galop, qui s'enfuyait&hellip;</p>
+
+<p>De son côté, Jasmin Delouche, le fils de la
+veuve, s'était levé et, jetant en hâte un capuchon
+sur ses épaules, il était sorti en chaussons pour
+inspecter le bourg. Tout dormait, tout était plongé
+dans l'obscurité et le silence profond qui précèdent
+les premières lueurs du jour. Arrivé aux
+Quatre-Routes, il entendit seulement&mdash;comme son
+oncle&mdash;très loin, sur la colline des Riaudes, le
+bruit d'une voiture dont le cheval devait galoper
+les quatre pieds levés. Garçon malin en fanfaron,
+il se dit alors, comme il nous le répéta par la suite
+avec l'insupportable grasseyement des faubourgs
+de Montluçon:</p>
+
+<p>&mdash;Ceux-là sont partis vers La Gare, mais il
+n'est pas dit que je n'en «chaufferai» pas d'autres,
+de l'autre côté du bourg.</p>
+
+<p>Et il rebroussa chemin vers l'église, dans le
+même silence nocturne.</p>
+
+<p>Sur la place, dans la roulotte des bohémiens,
+il y avait une lumière. Quelqu'un de malade
+sans doute. Il allait s'approcher, pour demander
+ce qui était arrivé, lorsqu'une ombre
+silencieuse, une ombre chaussée d'espadrilles,
+déboucha des Petits-Coins et accourut au galop,
+sans rien voir, vers le marchepied de la voiture&hellip;</p>
+
+<p>Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache,
+s'avança soudain dans la lumière et demanda à
+mi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! Qu'y a-t-il?</p>
+
+<p>Hagard, échevelé, édenté, l'autre s'arrêta, le
+regarda, avec un rictus misérable causé par l'effroi
+et la suffocation, et répondit d'une haleine hachée:</p>
+
+<p>&mdash;C'est le compagnon qui est malade&hellip; Il
+s'est battu hier soir et sa blessure s'est rouverte&hellip;
+Je viens d'aller chercher la s&oelig;ur.</p>
+
+<p>En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigué,
+rentrait chez lui pour se recoucher, il rencontra,
+vers le milieu du bourg, une religieuse qui se
+hâtait.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe
+sortirent sur le seuil de leurs portes avec les
+mêmes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans
+sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d'indignation
+et, par le bourg, comme une traînée de poudre.
+Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux
+heures du matin, une carriole qui s'arrêtait et
+dans laquelle on chargeait en hâte des paquets
+qui tombaient mollement. Il n'y avait, dans la
+maison, que deux femmes et elles n'avaient pas
+osé bouger. Au jour, elles avaient compris, en
+ouvrant la basse-cour, que les paquets en question
+étaient les lapins et la volaille&hellip; Millie, durant
+la première récréation, trouva devant la porte de
+la buanderie plusieurs allumettes à demi brûlées.
+On en conclut qu'ils étaient mal renseignés sur
+notre demeure et n'avaient pu entrer&hellip; Chez
+Perreux, chez Boujardon et chez Clément, on crut
+d'abord qu'ils avaient volé aussi les cochons,
+mais on les retrouva dans la matinée, occupés à
+déterrer des salades, dans différents jardins.
+Tout le troupeau avait profité de l'occasion et de
+la porte ouverte pour faire une petite promenade
+nocturne&hellip; Presque partout on avait enlevé la
+volaille; mais on s'en était tenu là. M<sup>me</sup> Pignot,
+la boulangère, qui ne faisait pas d'élevage, cria
+bien toute la journée qu'on lui avait volé son
+battoir et une livre d'indigo, mais le fait
+ne fut jamais prouvé, ni inscrit sur le procès-verbal&hellip;</p>
+
+<p>Cet affolement, cette crainte, ce bavardage
+durèrent tout le matin. En classe, Jasmin raconta
+son aventure de la nuit:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ils sont malins, disait-il. Mais si mon
+oncle en avait rencontré un, il l'a bien dit: Je le
+fusillais comme un lapin!</p>
+
+<p>Et il ajoutait en nous regardant:</p>
+
+<p>&mdash;C'est heureux qu'il n'ait pas rencontré
+Ganache, il était capable de tirer dessus. C'est
+tous la même race, qu'il dit, et Dessaigne le
+disait aussi.</p>
+
+<p>Personne cependant ne songeait à inquiéter nos
+nouveaux amis. C'est le lendemain soir seulement
+que Jasmin fit remarquer à son oncle que Ganache,
+comme leur voleur, était chaussé d'espadrilles. Ils
+furent d'accord pour trouver qu'il valait la peine
+de dire cela aux gendarmes. Ils décidèrent donc,
+en grand secret, d'aller dès leur premier loisir
+au chef-lieu de canton prévenir le brigadier de la
+gendarmerie.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Durant les jours qui suivirent, le jeune bohémien,
+malade de sa blessure légèrement rouverte,
+ne parut pas.</p>
+
+<p>Sur la place de l'église, le soir, nous allions
+rôder, rien que pour voir sa lampe derrière
+le rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse
+et de fièvre, nous restions là, sans oser approcher
+de l'humble bicoque, qui nous paraissait être le
+mystérieux passage et l'anti-chambre du Pays dont
+nous avions perdu le chemin.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch6">CHAPITRE VI<br />
+<span class="small">UNE DISPUTE DANS LA COULISSE</span></h3>
+
+
+<p>Tant d'anxiétés et de troubles divers, durant ces
+jours passés, nous avaient empêchés de prendre
+garde que mars était venu et que le vent avait
+molli. Mais le troisième jour après cette aventure,
+en descendant, le matin, dans la cour, brusquement
+je compris que c'était le printemps. Une brise
+délicieuse comme une eau tiédie coulait par-dessus
+le mur; une pluie silencieuse avait
+mouillé la nuit les feuilles des pivoines; la terre
+remuée du jardin avait un goût puissant, et j'entendais,
+dans l'arbre voisin de la fenêtre, un
+oiseau qui essayait d'apprendre la musique&hellip;</p>
+
+<p>Meaulnes, à la première récréation, parla
+d'essayer tout de suite l'itinéraire qu'avait précisé
+l'écolier-bohémien. A grand peine je lui persuadai
+d'attendre que nous eussions revu notre ami, que
+le temps fût sérieusement au beau&hellip; que tous les
+pruniers de Sainte-Agathe fussent en fleur.
+Appuyés contre le mur bas de la petite ruelle,
+les mains aux poches et nu-tête, nous parlions
+et le vent tantôt nous faisait frissonner de
+froid, tantôt, par bouffées de tiédeur, réveillait
+en nous je ne sais quel vieil enthousiasme profond.
+Ah! frère, compagnon, voyageur, comme nous
+étions persuadés, tous deux, que le bonheur était
+proche, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin
+pour l'atteindre!&hellip;</p>
+
+<p>A midi et demi, pendant le déjeuner, nous
+entendîmes un roulement de tambour sur la
+place des Quatre-Routes. En un clin d'&oelig;il, nous
+étions sur le seuil de la petite grille, nos serviettes
+à la main&hellip; C'était Ganache qui annonçait
+pour le soir, à huit heures, «vu le beau temps»,
+une grande représentation sur la place de l'église.
+A tout hasard, «pour se prémunir contre la
+pluie», une tente serait dressée. Suivait un long
+programma des attractions, que le vent emporta,
+mais où nous pûmes distinguer vaguement «pantomimes&hellip;
+chansons&hellip; fantaisies équestres&hellip;», le
+tout scandé par de nouveaux roulements de
+tambour.</p>
+
+<p>Pendant le dîner du soir, la grosse caisse, pour
+annoncer la séance, tonna sous nos fenêtres et fit
+trembler les vitres. Bientôt après, passèrent, avec
+un bourdonnement de conversation, les gens
+des faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient
+vers la place de l'église. Et nous étions là, tous
+deux, forcés de rester à table, trépignant d'impatience!</p>
+
+<p>Vers neuf heures, enfin, nous entendîmes des
+frottements de pieds et des rires étouffés à la
+petite grille: les institutrices venaient nous chercher.
+Dans l'obscurité complète nous partîmes en
+bande vers le lieu de la comédie. Nous apercevions
+de loin le mur de l'église illuminé comme
+par un grand feu. Deux quinquets allumés devant
+la porte de la baraque ondulaient au vent&hellip;</p>
+
+<p>A l'intérieur, des gradins étaient aménagés
+comme dans un cirque. M. Seurel, les institutrices,
+Meaulnes et moi, nous nous installâmes sur les
+bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait
+être fort étroit, comme un cirque véritable, avec de
+grandes nappes d'ombre où s'étageaient M<sup>me</sup> Pignot,
+la boulangère, et Fernande, l'épicière, les filles du
+bourg, les ouvriers maréchaux, des dames, des
+gamins, des paysans, d'autres gens encore.</p>
+
+<p>La représentation était avancée plus qu'à moitié.
+On voyait sur la piste une petite chèvre savante
+qui bien docilement mettait ses pieds sur quatre
+verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'était
+Ganache qui la commandait doucement, à petits
+coups de baguette, en regardant vers nous d'un
+air inquiet, la bouche ouverte les yeux morts.</p>
+
+<p>Assis sur un tabouret près de deux autres
+quinquets, à l'endroit où la piste communiquait
+avec la roulotte nous reconnûmes, en fin maillot
+noir, front bandé, le meneur-de-jeu, notre ami.</p>
+
+<p>A peine étions-nous assis que bondissait sur la
+piste un poney tout harnaché à qui le jeune
+personnage blessé fit faire plusieurs tours, et qui
+s'arrêtait toujours devant l'un de nous lorsqu'il
+fallait désigner la personne la plus aimable ou la
+plus brave de la société; mais toujours devant
+M<sup>me</sup> Pignot lorsqu'il s'agissait de découvrir la plus
+menteuse, la plus avare ou «la plus amoureuse&hellip;»
+Et c'étaient autour d'elle des rires, de cris et des
+coin-coin, comme dans un troupeau d'oies que
+pourchasse un épagneul!&hellip;</p>
+
+<p>A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir
+un instant avec M. Seurel, qui n'eût pas été plus
+fier d'avoir parlé à Talma ou à Léotard; et nous,
+nous écoutions avec un intérêt passionné tout ce
+qu'il disait: de sa blessure&mdash;refermée; de ce
+spectacle&mdash;préparé durant les longues journées
+d'hiver; de leur départ&mdash;qui ne serait pas avant
+la fin du mois, car ils pensaient donner jusque-là
+des représentations variées et nouvelles.</p>
+
+<p>Le spectacle devait se terminer par une grande
+pantomime.</p>
+
+<p>Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta,
+et, pour regagner l'entrée de la roulotte, fut obligé
+de traverser un groupe qui avait envahi la piste
+et au milieu duquel nous aperçûmes soudain
+Jasmin Delouche. Les femmes et les filles s'écartèrent.
+Ce costume noir, cet air blessé, étrange et
+brave, les avaient toutes séduites. Quant à Jasmin,
+qui paraissait revenir à cet instant d'un voyage, et
+qui s'entretenait à voix basse mais animée avec
+M<sup>me</sup> Pignot, il était évident qu'une cordelière, un
+col bas et des pantalons-éléphant eussent fait plus
+sûrement sa conquête&hellip; Il se tenait les pouces au
+revers de son veston, dans une attitude à la fois
+très fate et très gênée. Au passage du bohémien,
+dans un mouvement de dépit, il dit à haute voix
+à M<sup>me</sup> Pignot quelque chose que je n'entendis pas,
+mais certainement une injure, un mot provocant
+à l'adresse de notre ami. Ce devait être une menace
+grave et inattendue, car le jeune homme ne put
+s'empêcher de se retourner et de regarder l'autre,
+qui, pour ne pas perdre contenance, ricanait,
+poussait ses voisins du coude, comme pour les
+mettre de son côté&hellip; Tout ceci se passa d'ailleurs
+en quelques secondes. Je fus sans doute le seul
+de mon banc à m'en apercevoir.</p>
+
+<p>Le meneur-de-jeu rejoignit son compagnon
+derrière le rideau qui masquait l'entrée de la
+roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins,
+croyant que la deuxième partie du spectacle allait
+aussitôt commencer, et un grand silence s'établit.
+Alors, derrière le rideau, tandis que s'apaisaient
+les dernières conversations à voix basse, un bruit
+de dispute monta. Nous n'entendions pas ce qui
+était dit, mais nous reconnûmes les deux voix,
+celle du grand gars et celle du jeune homme&mdash;la
+première qui expliquait qui se justifiait, l'autre
+qui gourmandait, avec indignation et tristesse à
+la fois:</p>
+
+<p>&mdash;Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi
+ne m'avoir pas dit&hellip;</p>
+
+<p>Et nous ne distinguions pas la suite, bien que
+tout le monde prêtât l'oreille. Puis tout se tut
+soudainement. L'altercation se poursuivit à voix
+basse; et les gamins des hauts gradins commencèrent
+à crier:</p>
+
+<p>&mdash;Les lampions, le rideau!</p>
+
+<p>et à frapper du pied.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch7">CHAPITRE VII<br />
+<span class="small">LE BOHÉMIEN ENLÈVE SON BANDEAU</span></h3>
+
+
+<p>Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face&mdash;sillonnée
+de rides, tout écarquillée tantôt par
+la gaieté tantôt par la détresse, et semée de pains
+à cacheter!&mdash;d'un long pierrot en trois pièces
+mal articulées, recroquevillé sur son ventre comme
+par une colique, marchant sur la pointe des pieds
+comme par excès de prudence et de crainte, les
+mains empêtrées dans des manches trop longues
+qui balayaient la piste.</p>
+
+<p>Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le
+sujet de sa pantomime. Je me rappelle seulement
+que dès son arrivée dans le cirque, après s'être
+vainement et désespérément retenu sur les pieds,
+il tomba. Il eut beau se relever; c'était plus fort
+que lui: il tombait. Il ne cessait pas de tomber.
+Il s'embarrassait dans quatre chaises à la fois.
+Il entraînait dans sa chute une table énorme qu'on
+avait apportée sur la piste. Il finit par aller s'étaler
+par delà la barrière du cirque jusque sur les pieds
+des spectateurs. Deux aides, racolés dans le public
+à grand'peine, le tiraient par les pieds et le
+remettaient debout après d'inconcevables efforts.
+Et chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit
+cri, varié chaque fois, un petit cri insupportable,
+où la détresse et la satisfaction se mêlaient à
+doses égales. Au dénouement, grimpé sur un
+échafaudage de chaises, il fit une chute immense
+et très lente, et son ululement de triomphe strident
+et misérable durait aussi longtemps que sa
+chute, accompagné par les cris d'effroi des femmes.</p>
+
+<p>Durant la seconde partie de sa pantomime, je
+revois, sans bien m'en rappeler la raison, «le pauvre
+pierrot qui tombe» sortant d'une de ses manches
+une petite poupée bourrée de son et mimant avec
+elle toute une scène tragi-comique. En fin de
+compte, il lui faisait sortir par la bouche tout le
+son qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de
+petits cris pitoyables, il la remplissait de bouillie
+et, au moment de la plus grande attention, tandis
+que tous les spectateurs, la lèvre pendante,
+avaient les yeux fixés sur la fille visqueuse et
+crevée du pauvre pierrot, il la saisit soudain par
+un bras et la lança à toute volée, à travers les
+spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont
+elle ne fit que mouiller l'oreille, pour aller ensuite
+s'aplatir sur l'estomac de M<sup>me</sup> Pignot, juste au-dessous
+du menton. La boulangère poussa un tel
+cri, elle se renversa si fort en arrière et toutes
+ses voisines l'imitèrent si bien que le banc se
+rompit, et la boulangère, Fernande, la triste veuve
+Delouche et vingt autres s'effondrèrent, les jambes
+en l'air, au milieu des rires, des cris et des
+applaudissements, tandis que le grand clown,
+abattu la face contre terre, se relevait pour saluer
+et dire:</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur
+de vous remercier!</p>
+
+<p>Mais à ce moment même et au milieu de l'immense
+brouhaha, le grand Meaulnes, silencieux
+depuis le début de la pantomime et qui semblait
+plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement,
+me saisit par le bras, comme incapable
+de se contenir, et me cria:</p>
+
+<p>&mdash;Regarde le bohémien! Regarde! Je l'ai enfin
+reconnu.</p>
+
+<p>Avant même d'avoir regardé, comme si depuis
+longtemps, inconsciemment, cette pensée couvait
+en moi et n'attendait que l'instant d'éclore, j'avais
+deviné! Debout après d'un quinquet, à l'entre
+de la roulotte, le jeune personnage inconnu avait
+défait son bandeau et jeté sur les épaules une
+pèlerine. On voyait, dans la lueur fumeuse,
+comme naguère à la lumière de la bougie, dans
+la chambre du Domaine, un très fin, très aquilin
+visage sans moustache. Pâle, les lèvres entr'ouvertes,
+il feuilletait hâtivement une sorte de petit
+album rouge qui devait être un atlas de poche.
+Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et disparaissait
+sous la masse des cheveux, c'était, tel
+que me l'avait décrit minutieusement le grand
+Meaulnes, le fiancé du Domaine inconnu.</p>
+
+<p>Il était évident qu'il avait enlevé son bandage
+pour être reconnu de nous. Mais à peine le
+grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et
+poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans
+la roulotte, après nous avoir jeté un coup d'&oelig;il
+d'entente et nous avoir souri, avec une vague
+tristesse, comme il souriait d'ordinaire.</p>
+
+<p>&mdash;Et l'autre! disait Meaulnes avec fièvre,
+comment ne l'ai-je pas reconnu tout de suite!
+C'est le pierrot de la fête, là-bas&hellip;</p>
+
+<p>Et il descendit les gradins pour aller vers lui.
+Mais déjà Ganache avait coupé toutes les communications
+avec la piste; un à un il éteignait les
+quatre quinquets du cirque, et nous étions obligés
+de suivre la foule qui s'écoulait très lentement,
+canalisée entre les bancs parallèles, dans l'ombre
+où nous piétinions d'impatience.</p>
+
+<p>Dès qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se
+précipita vers la roulotte, escalada le marchepied,
+frappa à la porte, mais tout était clos déjà. Déjà
+sans doute, dans la voiture à rideaux, comme
+dans celle du poney, de la chèvre et des oiseaux
+savants, tout le monde était rentré et commençait
+à dormir.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch8">CHAPITRE VIII<br />
+<span class="small">LES GENDARMES!</span></h3>
+
+
+<p>Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs
+et de dames qui revenaient vers le Cours Supérieur,
+par les rues obscures. Cette fois nous comprenions
+tout. Cette grande silhouette blanche
+que Meaulnes avait vue, le dernier soir de la fête,
+filer entre les arbres, c'était Ganache, qui avait
+recueilli le fiancé désespéré et s'était enfui avec
+lui. L'autre avait accepté cette existence sauvage,
+pleine de risques, de jeux et d'aventures. Il lui
+avait semblé recommencer son enfance&hellip;</p>
+
+<p>Frantz de Galais nous avait jusqu'ici caché son
+nom et il avait feint d'ignorer le chemin du
+Domaine, par peur sans doute d'être forcé de
+rentrer chez ses parents; mais pourquoi, ce soir-là,
+lui avait-il plu soudain de se faire connaître à
+nous et de nous laisser deviner la vérité tout
+entière?&hellip;</p>
+
+<p>Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas,
+tandis que la troupe des spectateurs s'écoulait
+lentement à travers le bourg. Il décida que, dès
+le lendemain matin, qui était un jeudi, il irait
+trouver Frantz. Et, tous les deux, ils partiraient
+pour là-bas! Quel voyage sur la route mouillée!
+Frantz expliquerait tout; tout s'arrangeait, et la
+merveilleuse aventure allait reprendre là où elle
+s'était interrompue&hellip;</p>
+
+<p>Quant à moi je marchais dans l'obscurité avec
+un gonflement de c&oelig;ur indéfinissable. Tout se
+mêlait pour contribuer à ma joie, depuis le faible
+plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'à la
+très grande découverte que nous venions de faire,
+jusqu'à la très grande chance qui nous était échue.
+Et je me souviens que, dans ma soudaine générosité
+de c&oelig;ur, je m'approchai de la plus
+laide des filles du notaire à qui l'on m'imposait
+parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanément
+je lui donnai la main.</p>
+
+<p>Amers souvenirs! Vains espoirs écrasés!</p>
+
+<p>Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous
+débouchâmes tous les deux sur la place de l'église,
+avec nos souliers bien cirés, nos plaques de
+ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves,
+Meaulnes, qui jusque-là se retenait de sourire en
+me regardant, poussa un cri et s'élança vers la
+place vide&hellip; Sur l'emplacement de la baraque et
+des voitures, il n'y avait plus qu'un pot cassé et
+des chiffons. Les bohémiens étaient partis&hellip;</p>
+
+<p>Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il
+me semblait qu'à chaque pas nous allions buter
+sur le sol caillouteux et dur de la place et que
+nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deux fois
+le mouvement de s'élancer, d'abord sur la route
+du Vieux-Nançay, puis sur la route de Saint-Loup-des-Bois.
+Il mit sa main au-dessus de ses
+yeux, espérant un instant que nos gens venaient
+seulement de partir. Mais que faire? Dix traces
+de voitures s'embrouillaient sur la place, puis
+s'effaçaient sur la route dure. Il fallut rester là,
+inertes.</p>
+
+<p>Et tandis que nous revenions, à travers le village
+où la matinée du jeudi commençait, quatre
+gendarmes à cheval, avertis par Delouche la veille
+au soir, débouchèrent au galop sur la place et s'éparpillèrent
+à travers les rues pour garder toutes
+les issues, comme des dragons qui font la reconnaissance
+d'un village&hellip; Mais il était trop tard.
+Ganache, le voleur de poulets, avait fuit avec son
+compagnon. Les gendarmes ne retrouvèrent personne,
+ni lui, ni ceux-là qui chargeaient dans des
+voitures les chapons qu'il étranglait. Prévenu à
+temps par le mot imprudent de Jasmin, Frantz
+avait dû comprendre soudain de quel métier son
+compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la
+roulotte était vide; plein de honte et de fureur,
+il avait arrêté aussitôt un itinéraire et décidé de
+prendre du champ avant l'arrivée des gendarmes.
+Mais, ne craignant plus désormais qu'on tentât
+de le ramener au domaine de son père, il avait
+voulu se montrer à nous sans bandage, avant de
+disparaître.</p>
+
+<p>Un seul point resta toujours obscur: comment
+Ganache avait-il pu à la fois dévaliser les basses-cours
+et quérir la bonne s&oelig;ur pour la fièvre de
+son ami? Mais n'était-ce pas là toute l'histoire du
+pauvre diable? Voleur et chemineau d'un côté,
+bonne créature de l'autre&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch9">CHAPITRE IX<br />
+<span class="small">A LA RECHERCHE DU SENTIER PERDU</span></h3>
+
+
+<p>Comme nous rentrions, le soleil dissipait la
+légère brume du matin; les ménagères sur le
+seuil des maisons secouaient leurs tapis ou bavardaient;
+et, dans les champs et les bois, aux
+portes du bourg, commençait la plus radieuse
+matinée de printemps qui soit restée dans ma
+mémoire.</p>
+
+<p>Tous les grands élèves du cours devaient arriver
+vers huit heures, ce jeudi-là, pour préparer, durant
+la matinée, les uns le Certificat d'Études Supérieurs,
+les autres le concours de l'École Normale.
+Lorsque nous arrivâmes tous les deux.
+Meaulnes plein d'un regret et d'une agitation qui
+ne lui permettaient pas de rester immobile, moi
+très abattu, l'école était vide&hellip; Un rayon de frais
+soleil glissait sur la poussière d'un banc vermoulu,
+et sur le vernis écaillé d'un planisphère.</p>
+
+<p>Comment rester là, devant un livre, à ruminer
+notre déception, tandis que tout nous appelait
+au-dehors: les poursuites des oiseaux dans les
+branches près des fenêtres, la fuite des autres
+élèves vers les prés et les bois, et surtout le fiévreux
+désir d'essayer au plus vite l'itinéraire
+incomplet vérifié par le bohémien&mdash;dernière ressource
+de notre sac presque vide, dernière clef du
+trousseau, après avoir essayé toutes les autres?&hellip;
+Cela était au-dessus de nos forces! Meaulnes
+marchait de long en large, allait auprès des
+fenêtres, regardait dans le jardin, puis revenait
+et regardait vers le bourg, comme s'il eût attendu
+quelqu'un qui ne viendrait certainement pas.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai l'idée, me dit-il enfin, j'ai l'idée que ce
+n'est peut-être pas aussi loin que nous l'imaginions&hellip;</p>
+
+<p>«Frantz a supprimé sur mon plan toute une
+portion de la route que j'avais indiquée.</p>
+
+<p>«Cela veut dire, peut-être, que la jument a fait,
+pendant mon sommeil, un long détour inutile&hellip;»</p>
+
+<p>J'étais à moitié assis sur le coin d'une grande
+table, un pied par terre, l'autre ballant, l'air
+découragé et dés&oelig;uvré, la tête basse.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline,
+ton voyage a duré toute la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Nous étions partis à minuit, répondit-il
+vivement. On m'a déposé à quatre heures du
+matin, à environ six kilomètres à l'Ouest de
+Sainte-Agathe, tandis que j'étais parti par la
+route de La Gare à l'Est. Il faut donc compter
+ces six kilomètres en moins entre Sainte-Agathe
+et le pays perdu.</p>
+
+<p>«Vraiment, il me semble qu'en sortant du
+bois des Communaux, on ne doit pas être à plus
+de deux lieues de ce que nous cherchons.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont précisément ces deux lieues-là qui
+manquent sur ta carte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai. Et la sortie du bois est bien à une
+lieue et demie d'ici, mais pour un bon marcheur,
+cela peut se faire en une matinée&hellip;</p>
+
+<p>A cet instant Moucheb&oelig;uf arriva. Il avait une
+tendance irritante à se faire passer pour bon
+élève, non pas en travaillant mieux que les
+autres, mais en se signalant dans des circonstances
+comme celle-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver
+que vous deux. Tous les autres sont partis pour
+le bois des Communaux. En tête: Jasmin
+Delouche qui connaît les nids.</p>
+
+<p>Et, voulant faire le bon apôtre, il commença à
+raconter tout ce qu'ils avaient dit pour narguer
+le Cours, M. Seurel et nous, en décidant cette
+expédition.</p>
+
+<p>&mdash;S'ils sont au bois, je les verrai sans doute
+en passant, dit Meaulnes, car je m'en vais aussi.
+Je serai de retour vers midi et demi.</p>
+
+<p>Moucheb&oelig;uf resta ébahi.</p>
+
+<p>&mdash;Ne viens-tu pas? me demanda Augustin,
+s'arrêtant une seconde sur le seuil de la porte
+entr'ouverte&mdash;ce qui fit entrer dans la pièce grise,
+en une bouffée d'air tiédi par le soleil, un fouillis
+de cris, d'appels, de pépiements, le bruit d'un
+seau sur la margelle du puits et le claquement
+d'un fouet au loin.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dis-je, bien que la tentation fût forte,
+je ne puis pas, à cause de M. Seurel. Mais hâte-toi.
+Je t'attendrai avec impatience.</p>
+
+<p>Il fit un geste vague et partit, très vite, plein
+d'espoir.</p>
+
+<p>Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il
+avait quitté sa veste d'alpaga noir, revêtu un
+paletot de pêcheur aux vastes poches boutonnées,
+un chapeau de paille et de courtes jambières
+vernies pour serrer le bas de son pantalon. Je
+crois bien qu'il ne fut guère surpris de ne trouver
+personne. Il ne voulut pas entendre Moucheb&oelig;uf
+qui lui répéta trois fois que les gars avaient dit:</p>
+
+<p>&mdash;S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous
+chercher!</p>
+
+<p>Et il commanda:</p>
+
+<p>&mdash;Serrez vos affaires, prenez vos casquettes,
+et nous allons les dénicher à notre tour&hellip;
+Pourras-tu marcher jusque-là, François?</p>
+
+<p>J'affirmai que oui et nous partîmes.</p>
+
+<p>Il fut entendu que Moucheb&oelig;uf conduirait
+M. Seurel et lui servirait d'appeau&hellip; C'est-à-dire
+que, connaissant les futaies où se trouvaient les dénicheurs,
+il devait de temps à autre crier à toute voix:</p>
+
+<p>&mdash;Hop! Hola! Giraudat! Delouche! Où êtes-vous?&hellip;
+Y en a-t-il?&hellip; En avez-vous trouvé?&hellip;</p>
+
+<p>Quant à moi, je fus chargé, à mon vif plaisir, de
+suivre la lisière est du bois, pour le cas où les écoliers
+fugitifs chercheraient à s'échapper de ce côté.</p>
+
+<p>Or dans le plan rectifié par le bohémien et
+que nous avions maintes fois étudié avec Meaulnes,
+il semblait qu'un chemin à un trait, un chemin
+de terre, partît de cette lisière du bois pour
+aller dans la direction du Domaine. Si j'allais le
+découvrir ce matin!&hellip; Je commençai à me persuader
+que, avant midi, je me trouverais sur le
+chemin du manoir perdu&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>La merveilleuse promenade!&hellip; Dès que nous
+eûmes passé le Glacis et contourné le Moulin, je
+quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on
+eût dit qu'il partait en guerre&mdash;je crois bien
+qu'il avait mis dans sa poche un vieux pistolet&mdash;et
+ce traître de Moucheb&oelig;uf.</p>
+
+<p>Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientôt
+à la lisière du bois&mdash;seul à travers la campagne
+pour la première fois de ma vie comme une
+patrouille que son caporal a perdue.</p>
+
+<p>Me voici, j'imagine, près de ce bonheur mystérieux
+que Meaulnes a entrevu un jour. Toute la matinée
+est à moi pour explorer la lisière du bois, l'endroit
+le plus frais et le plus caché du pays, tandis que
+mon grand frère aussi est parti à la découverte.
+C'est comme un ancien lit de ruisseau. Je passe
+sous les basses branches d'arbres dont je ne sais
+pas le nom mais qui doivent être des aulnes. J'ai
+sauté tout à l'heure un échalier au bout de la
+sente, et je me suis trouvé dans cette grande voie
+d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant
+par endroits les orties, écrasant les hautes valérianes.</p>
+
+<p>Parfois mon pied se pose, durant quelques pas,
+sur un banc de sable fin. Et dans le silence, j'entends
+un oiseau&mdash;je m'imagine que c'est un
+rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils
+ne chantent que le soir&mdash;un oiseau qui
+répète obstinément la même phrase: voix de la
+matinée, parole dite sous l'ombrage, invitation
+délicieuse au voyage entre les aulnes. Invisible,
+entêté, il semble m'accompagner sous la
+feuille.</p>
+
+<p>Pour la première fois me voilà, moi aussi, sur
+le chemin de l'aventure. Ce ne sont plus des
+coquilles abandonnées par les eaux que je cherche,
+sous la direction de M. Seurel, ni les orchis que
+le maître d'école ne connaisse pas, ni même, comme
+cela nous arrivait souvent dans le champ du père
+Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte
+d'un grillage, enfouie sous tant d'herbes folles
+qu'il fallait chaque fois plus de temps pour la
+retrouver&hellip; Je cherche quelque chose de plus
+mystérieux encore. C'est le passage dont il est
+question dans les livres, l'ancien chemin obstrué,
+celui dont le prince harassé de fatigue n'a pu
+trouver l'entrée. Cela se découvre à l'heure la
+plus perdue de la matinée, quand on a depuis
+longtemps oublié qu'il va être onze heures, midi&hellip;
+Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond,
+les branches, avec ce geste hésitant des mains à
+hauteur du visage inégalement écartées, on l'aperçoit
+comme une longue avenue sombre dont la
+sortie est un rond de lumière tout petit.</p>
+
+<p>Mais tandis que j'espère et m'enivre ainsi, voici
+que brusquement je débouche dans une sorte de
+clairière, qui se trouve être tout simplement
+un pré. Je suis arrivé sans y penser à l'extrémité
+des Communaux, que j'avais toujours
+imaginée infiniment loin. Et voici à ma droite,
+entre des piles de bois, toute bourdonnante dans
+l'ombre, la maison du garde. Deux paires de bas
+sèchent sur l'appui de la fenêtre. Les années passées,
+lorsque nous arrivions à l'entrée du bois,
+nous disions toujours, en montrant un point de
+lumière tout au bout de l'immense allée noire: «C'est
+là-bas la maison du garde; la maison de
+Baladier». Mais jamais nous n'avions poussé
+jusque là. Nous entendions dire quelquefois,
+comme s'il se fût agi d'une expédition extraordinaire:
+«Il a été jusqu'à la maison du garde!&hellip;»</p>
+
+<p>Cette fois, je suis allé jusqu'à la maison de Baladier,
+et je n'ai rien trouvé.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je commençais à souffrir de ma jambe fatiguée
+et de la chaleur que je n'avais pas sentie jusque-là;
+je craignais de faire tout seul le chemin du
+retour, lorsque j'entendis près de moi l'appeau de
+M. Seurel, la voix de Moucheb&oelig;uf, puis d'autres
+voix qui m'appelaient&hellip;</p>
+
+<p>Il y avait là une troupe de six grands gamins,
+où seul, le traître Moucheb&oelig;uf avait l'air triomphant.
+C'était Giraudat, Auberger, Delage et
+d'autres&hellip; Grâce à l'appeau, on avait pris les
+uns grimpés dans un merisier isolé au milieu
+d'une clairière; les autres en train de dénicher
+des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux
+bouffis, à la blouse crasseuse, avait caché les
+petits dans son estomac, entre sa chemise et sa
+peau. Deux de leurs compagnons s'étaient enfuis
+à l'approche de M. Seurel: ce devait être
+Delouche et le petit Coffin. Ils avaient d'abord
+répondu par des plaisanteries à l'adresse de
+«Mouchevache!», que répétaient les échos des
+bois, et celui-ci, maladroitement, se croyant sûr
+de son affaire, avait répondu, vexé:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez qu'à descendre, vous savez!
+M. Seurel est là&hellip;</p>
+
+<p>Alors tout s'était tu subitement; ç'avait été
+une fuite silencieuse à travers le bois. Et comme
+ils le connaissaient à fond, il ne fallait pas songer
+à les rejoindre. On ne savait pas non plus où le
+grand Meaulnes était passé. On n'avait pas entendu
+sa voix; et l'on dut renoncer à poursuivre les
+recherches.</p>
+
+<p>Il était plus de midi lorsque nous reprîmes la
+route de Sainte-Agathe, lentement, la tête basse,
+fatigués, terreux. A la sortie du bois, lorsque nous
+eûmes frotté et secoué la boue de nos souliers
+sur la route sèche, le soleil commença de frapper
+dur. Déjà ce n'était plus ce matin de printemps
+si frais et si luisant. Les bruits de l'après-midi
+avaient commencé. De loin en loin un coq criait,
+cri désolé! dans les fermes désertes aux alentours
+de la route. A la descente du Glacis, nous nous
+arrêtâmes un instant pour causer avec des ouvriers
+des champs qui avaient repris leur travail après
+le déjeuner. Ils étaient accoudés à la barrière, et
+M. Seurel leur disait:</p>
+
+<p>&mdash;De fameux galopins! Tenez, regardez Giraudat.
+Il a mis les oisillons dans sa chemise.
+Ils ont fait là dedans ce qu'ils ont voulu. C'est
+du propre!&hellip;</p>
+
+<p>Il me semblait que c'était de ma débâcle aussi
+que les ouvriers riaient. Ils riaient en hochant
+la tête, mais ils ne donnaient pas tout à fait tort
+aux jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils
+nous confièrent même, lorsque M. Seurel eut
+repris la tête de la colonne:</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a un autre qui est passé, un grand,
+vous savez bien&hellip; Il a dû rencontrer, en revenant,
+la voiture des Granges, et on l'a fait monter,
+il est descendu, plein de terre, tout déchiré, ici,
+à l'entrée du chemin des Granges! Nous lui avons
+dit que nous vous avions vus passer ce matin, mais
+que vous n'étiez pas de retour encore. Et il a continué
+tout doucement sa route vers Sainte-Agathe.</p>
+
+<p>En effet, assis sur une pile du pont des Glacis,
+nous attendait le grand Meaulnes, l'air brisé de
+fatigue. Aux questions de M. Seurel, il répondit
+que lui aussi était parti à la recherche des
+écoliers buissonniers. Et à celle que je lui posai
+tout bas, il dit seulement en hochant la tête
+avec découragement:</p>
+
+<p>&mdash;Non! rien! rien qui ressemble à ça.</p>
+
+<p>Après déjeuner, dans la classe fermée, noire et
+vide, au milieu du pays radieux, il s'assit à l'une
+des grandes tables et, la tête dans les bras, il
+dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd.
+Vers le soir, après un long instant de réflexion,
+comme s'il venait de prendre une décision importante,
+il écrivit une lettre à sa mère. Et c'est
+tout ce que je me rappelle de cette morne fin
+d'un grand jour de défaite.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch10">CHAPITRE X<br />
+<span class="small">LA LESSIVE</span></h3>
+
+
+<p>Nous avions escompté trop tôt la venue du printemps.</p>
+
+<p>Le lundi soir, nous voulûmes faire nos devoirs
+aussitôt après quatre heures comme en plein été, et
+pour y voir plus clair nous sortîmes deux grandes
+tables dans la cour. Mais le temps s'assombrit tout
+de suite; une goutte de pluie tomba sur un cahier;
+nous rentrâmes en hâte. Et de la grande salle
+obscurcie, par les larges fenêtres, nous regardions
+silencieusement dans le ciel gris la déroute des
+nuages.</p>
+
+<p>Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la
+main sur une poignée de croisée, ne put s'empêcher
+de dire, comme s'il eût été fâché de sentir
+monter en lui tant de regret:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ils filaient autrement que cela les
+nuages, lorsque j'étais sur la route, dans la voiture
+de la Belle-Étoile.</p>
+
+<p>&mdash;Sur quelle route? demanda Jasmin.</p>
+
+<p>Mais Meaulnes ne répondit pas.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, dis-je, pour faire diversion, j'aurais
+aimé voyager comme cela en voiture, par la
+pluie battante, abrité sous un grand parapluie.</p>
+
+<p>&mdash;Et lire tout le long du chemin comme dans
+une maison, ajouta un autre.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne pleuvait pas et je n'avais pas envie de
+lire, répondit Meaulnes, je ne pensais qu'à regarder
+le pays.</p>
+
+<p>Mais lorsque Giraudat, à son tour, demanda
+de quel pays il s'agissait, Meaulnes de nouveau
+resta muet. Et Jasmin dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je sais&hellip; Toujours la fameuse aventure!&hellip;</p>
+
+<p>Il avait dit ces mots d'un ton conciliant et important,
+comme s'il eût été lui-même un peu dans
+le secret. Ce fut peine perdue; ses avances lui
+restèrent pour compte; et comme la nuit tombait
+chacun s'en fut au galop, la blouse relevée sur la
+tête, sous la froide averse.</p>
+
+<p>Jusqu'au jeudi suivant le temps resta à la
+pluie. Et ce jeudi-là fut plus triste encore que le
+précédent. Toute la campagne était baignée dans
+une sorte de brume glacée comme aux plus mauvais
+jours de l'hiver.</p>
+
+<p>Millie, trompée par le beau soleil de l'autre
+semaine, avait fait faire la lessive, mais il ne fallait
+pas songer à mettre sécher le linge sur les haies
+du jardin, ni même sur des cordes dans le grenier,
+tant l'air était humide et froid.</p>
+
+<p>En discutant avec M. Seurel, il lui vint l'idée
+d'étendre sa lessive dans les classes, puisque
+c'était jeudi, et de chauffer le poêle à blanc. Pour
+économiser les feux de la cuisine et de la salle à
+manger, on ferait cuire les repas sur le poêle et
+nous nous tiendrions toute la journée dans la
+grande salle du Cours.</p>
+
+<p>Au premier instant,&mdash;j'étais si jeune encore!&mdash;je
+considérai cette nouveauté comme une fête.</p>
+
+<p>Morne fête!&hellip; Toute la chaleur du poêle était
+prise par la lessive et il faisait grand froid. Dans
+la cour, tombait interminablement et mollement
+une petite pluie d'hiver. C'est là pourtant
+que dès neuf heures du matin, dévoré d'ennui,
+je retrouvai le grand Meaulnes. Par les barreaux
+du grand portail, où nous appuyions silencieusement
+nos têtes, nous regardâmes, au haut du
+bourg, sur les Quatre-Routes, le cortège d'un enterrement
+venu du fond de la campagne. Le cercueil,
+amené dans une charrette à b&oelig;ufs, était déchargé
+et posé sur une dalle, au pied de la grande croix
+où le boucher avait aperçu naguère les sentinelles
+du bohémien! Où était-il maintenant, le jeune
+capitaine qui si bien menait l'abordage?&hellip; Le
+curé et les chantres vinrent comme c'était l'usage
+au-devant du cercueil posé là, et les tristes chants
+arrivaient jusqu'à nous. Ce serait là, nous le
+savions, le seul spectacle de la journée, qui
+s'écoulerait tout entière comme une eau jaunie
+dans un caniveau.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je
+vais préparer mon bagage. Apprends-le, Seurel:
+j'ai écrit à ma mère jeudi dernier, pour lui
+demander de finir mes études à Paris. C'est
+aujourd'hui que je pars.</p>
+
+<p>Il continuait à regarder vers le bourg, les
+mains appuyées aux barreaux, à la hauteur de sa
+tête. Inutile de demander si sa mère, qui était
+riche et lui passait toutes ses volontés, lui avait
+passé celle-là. Inutile aussi de demander pourquoi
+soudainement il désirait s'en aller à Paris!&hellip;</p>
+
+<p>Mais il y avait en lui, certainement, le regret et
+la crainte de quitter ce cher pays de Sainte-Agathe
+d'où il était parti pour son aventure. Quant
+à moi, je sentais monter une désolation violente
+que je n'avais pas sentie d'abord.</p>
+
+<p>&mdash;Pâques approche! dit-il pour m'expliquer,
+avec un soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Dès que tu l'auras trouvée là-bas, tu m'écriras,
+n'est-ce pas? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;C'est promis, bien sûr. N'es-tu pas mon
+compagnon et mon frère?&hellip;</p>
+
+<p>Et il me posa la main sur l'épaule.</p>
+
+<p>Peu à peu je comprenais que c'était bien fini,
+puisqu'il voulait terminer ses études à Paris;
+jamais plus je n'aurais avec moi mon grand
+camarade.</p>
+
+<p>Il n'y avait d'espoir, pour nous réunir, qu'en
+cette maison de Paris où devait se retrouver la
+trace de l'aventure perdue&hellip; Mais de voir Meaulnes
+lui-même si triste, quel pauvre espoir c'était
+là pour moi!</p>
+
+<p>Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra
+très étonné, mais se rendit bien vite aux raisons
+d'Augustin; Millie, femme d'intérieur, se désola
+surtout à la pensée que la mère de Meaulnes
+verrait notre maison dans un désordre inaccoutumé&hellip;
+La malle, hélas! fut bientôt faite. Nous
+cherchâmes sous l'escalier ses souliers des dimanches;
+dans l'armoire, un peu de linge; puis
+ses papiers et ses livres d'école&mdash;tout ce qu'un
+jeune homme de dix-huit ans possède au monde.</p>
+
+<p>A midi, M<sup>me</sup> Meaulnes arrivait avec sa voiture.
+Elle déjeuna au café Daniel en compagnie
+d'Augustin, et l'emmena sans donner presque
+aucune explication, dès que le cheval fut affené et
+attelé. Sur le seuil, nous leur dîmes au revoir; et
+la voiture disparut au tournant des Quatre-Routes.</p>
+
+<p>Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra
+dans la froide salle à manger, remettre en
+ordre ce qui avait été dérangé. Quant à moi, je
+me trouvai, pour la première fois depuis de longs
+mois, seul en face d'une longue soirée de jeudi&mdash;avec
+l'impression que, dans cette vieille voiture,
+mon adolescence venait de s'en aller pour toujours.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch11">CHAPITRE XI<br />
+<span class="small">JE TRAHIS&hellip;</span></h3>
+
+
+<p>Que faire?</p>
+
+<p>Le temps s'élevait un peu. On eût dit que le
+soleil allait se montrer.</p>
+
+<p>Une porte claquait dans la grande maison. Puis
+le silence retombait. De temps à autre mon père
+traversait la cour, pour remplir un seau de
+charbon dont il bourrait le poêle. J'apercevais les
+linges blancs pendus aux cordes et je n'avais
+aucune envie de rentrer dans le triste endroit
+transformé en séchoir, pour m'y trouver en tête-à-tête
+avec l'examen de la fin de l'année, ce concours
+de l'École Normale qui devait être désormais
+ma seule préoccupation.</p>
+
+<p>Chose étrange: à cet ennui qui me désolait se
+mêlait comme une sensation de liberté. Meaulnes
+parti, toute cette aventure terminée et manquée, il
+me semblait du moins que j'étais libéré de cet étrange
+souci, de cette occupation mystérieuse, qui ne me
+permettaient plus d'agir comme tout le monde.
+Meaulnes parti, je n'étais plus son compagnon
+d'aventures, le frère de ce chasseur de pistes; je
+redevenais un gamin du bourg pareil aux autres.
+Et cela était facile et je n'avais qu'à suivre pour
+cela mon inclination la plus naturelle.</p>
+
+<p>Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse,
+faisant tourner au bout d'un ficelle, puis lâchant
+en l'air trois marrons attachés qui retombèrent
+dans la cour. Mon dés&oelig;uvrement était si grand
+que je pris plaisir à lui relancer deux ou trois
+fois ses marrons de l'autre côté du mur.</p>
+
+<p>Soudain je le vis abandonner ce jeu puéril pour
+courir vers un tombereau qui venait par le chemin
+de la Vieille-Planche. Il eut vite fait de grimper par
+derrière sans même que la voiture s'arrêtât. Je
+reconnaissais le petit tombereau de Delouche et
+son cheval. Jasmin conduisait; le gros Boujardon
+était debout. Ils revenaient du pré.</p>
+
+<p>&mdash;Viens avec nous, François! cria Jasmin, qui
+devait savoir déjà que Meaulnes était parti.</p>
+
+<p>Ma foi! sans avertir personne, j'escaladai la
+voiture cahotante et me tins comme les autres,
+debout, appuyé contre un des montants du tombereau.
+Il nous conduisit chez la veuve Delouche&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Nous sommes maintenant dans l'arrière-boutique,
+chez la bonne femme qui est en même temps
+épicière et aubergiste. Un rayon de soleil
+glisse à travers la fenêtre basse sur les boîtes en
+fer-blanc et sur les tonneaux de vinaigre. Le
+gros Boujardon s'assoit sur l'appui de la fenêtre
+et tourné vers nous, avec un gros rire d'homme
+pâteux, il mange des biscuits à la cuiller. A la
+portée de la main, sur un tonneau, la boîte est
+ouverte et entamée. Le petit Roy pousse des cris
+de plaisir. Une sorte d'intimité de mauvais aloi
+s'est établie entre nous. Jasmin et Boujardon
+seront maintenant mes camarades, je le vois. Le
+cours de ma vie a changé tout d'un coup. Il me
+semble que Meaulnes est parti depuis très longtemps
+et que son aventure est une vieille histoire
+triste, mais finie.</p>
+
+<p>Le petit Roy a déniché sous une planche une
+bouteille de liqueur entamée. Delouche nous
+offre à chacun la goutte, mais il n'y a qu'un
+verre et nous buvons tous dans le même. On me
+sert le premier avec un peu de condescendance,
+comme si je n'étais pas habitué à ces m&oelig;urs
+de chasseurs et de paysans&hellip; Cela me gêne un
+peu. Et comme on vient à parler de Meaulnes,
+l'envie me prend, pour dissiper cette gêne et
+retrouver mon aplomb, de montrer que je connais
+son histoire et de la raconter un peu. En quoi
+cela pourrait-il lui nuire puisque tout est fini
+maintenant de ses aventures ici?&hellip;</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Est-ce que je raconte mal cette histoire? Elle
+ne produit pas l'effet que j'attendais.</p>
+
+<p>Mes compagnons, en bons villageois que rien
+n'étonne, ne sont pas surpris pour si peu.</p>
+
+<p>&mdash;C'était une noce, quoi! dit Boujardon.</p>
+
+<p>Delouche en a vu une, à Préveranges, qui était
+plus curieuse encore.</p>
+
+<p>Le château? On trouverait certainement des
+gens du pays qui en ont entendu parler.</p>
+
+<p>La jeune fille? Meaulnes se mariera avec elle
+quand il aura fait son année de service.</p>
+
+<p>&mdash;Il aurait dû, ajoute l'un d'eux, nous en
+parler et nous montrer son plan au lieu de confier
+cela à un bohémien!&hellip;</p>
+
+<p>Empêtré dans mon insuccès, je veux profiter de
+l'occasion pour exciter leur curiosité: je me décide
+à expliquer qui était ce bohémien; d'où il venait;
+son étrange destinée&hellip; Boujardon et Delouche ne
+veulent rien entendre: «C'est celui-là qui a tout
+fait. C'est lui qui a rendu Meaulnes insociable,
+Meaulnes qui était un si brave camarade! C'est
+lui qui a organisé toutes ces sottises d'abordages
+et d'attaques nocturnes, après nous avoir
+tous embrigadés comme un bataillon scolaire&hellip;»</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon,
+et en secouant la tête à petits coups, j'ai
+rudement bien fait de le dénoncer aux gendarmes.
+En voilà un qui a fait du mal au pays
+et qui en aurait fait encore!&hellip;</p>
+
+<p>Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans
+doute autrement tourné si nous n'avions pas considéré
+l'affaire d'une façon si mystérieuse et si
+tragique. C'est l'influence de ce Frantz qui a tout
+perdu&hellip;</p>
+
+<p>Mais soudain, tandis que je suis absorbé dans
+ces réflexions, il se fait du bruit dans la boutique.
+Jasmin Delouche cache rapidement son
+flacon de goutte derrière un tonneau; le gros Boujardon
+dégringole du haut de sa fenêtre, met le
+pied sur une bouteille vide et poussiéreuse qui
+roule, et manque deux fois de s'étaler. Le petit
+Roy les pousse par derrière, pour sortir plus
+vite, à demi suffoqué de rire.</p>
+
+<p>Sans bien comprendre ce qui se passe je m'enfuis
+avec eux, nous traversons la cour et nous
+grimpons par une échelle dans un grenier à foin.
+J'entends une voix de femme qui nous traite de
+propres-à-rien!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aurais pas cru qu'elle serait rentrée si
+tôt, dit Jasmin tout bas.</p>
+
+<p>Je comprends, maintenant seulement, que nous
+étions là en fraude, à voler des gâteaux et de la
+liqueur. Je suis déçu comme ce naufragé qui
+croyait causer avec un homme et qui reconnut
+soudain que c'était un singe. Je ne songe plus
+qu'à quitter ce grenier, tant ces aventures-là me
+déplaisent. D'ailleurs la nuit tombe&hellip; On me fait
+passer par derrière, traverser deux jardins, contourner
+une mare; je me retrouve dans la rue
+mouillée, boueuse, où se reflète la lueur du café
+Daniel.</p>
+
+<p>Je ne suis pas fier de ma soirée. Me voici aux
+Quatre-Routes. Malgré moi, tout d'un coup, je
+revois, au tournant, un visage dur et fraternel
+qui me sourit, un dernier signe de la main&mdash;et
+la voiture disparaît&hellip;</p>
+
+<p>Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au
+vent de cet hiver qui était si tragique et si beau.
+Déjà tout me paraît moins facile. Dans la grande
+classe où l'on m'attend pour dîner, de brusques
+courants d'air traversent la maigre tiédeur que
+répand le poêle. Je grelotte, tandis qu'on me
+reproche mon après-midi de vagabondage. Je n'ai
+pas même, pour rentrer dans la régulière vie
+passée, la consolation de prendre place à table et
+de retrouver mon siège habituel. On n'a pas mis
+la table ce soir-là; chacun dîne sur ses genoux,
+où il peut, dans la salle de classe obscure. Je
+mange silencieusement la galette cuite sur le poêle,
+qui devait être la récompense de ce jeudi passé
+dans l'école, et qui a brûlé sur les cercles rougis.</p>
+
+<p>Le soir, tout seul dans ma chambre, je me
+couche bien vite pour étouffer le remords que je
+sens monter du fond de ma tristesse. Mais par
+deux fois je me suis éveillé, au milieu de la
+nuit, croyant entendre, la première fois, le craquement
+du lit voisin, où Meaulnes avait coutume
+de se retourner brusquement d'une seule pièce,
+et, l'autre fois, son pas léger de chasseur aux
+aguets, à travers les greniers du fond&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p2ch12">CHAPITRE XII<br />
+<span class="small">LES TROIS LETTRES DE MEAULNES</span></h3>
+
+
+<p>De toute ma vie je n'ai reçu que trois lettres
+de Meaulnes. Elles ont encore chez moi dans un
+tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que
+je les relis la même tristesse que naguère.
+La première m'arriva dès le surlendemain de
+son départ.</p>
+
+<blockquote>
+<p class="ind">«Mon cher François,</p>
+
+<p>»Aujourd'hui, dès mon arrivée à Paris, je suis
+allé devant la maison indiquée. Je n'ai rien vu.
+Il n'y avait personne. Il n'y aura jamais personne.</p>
+
+<p>»La maison que disait Frantz est un petit hôtel
+à un étage. La chambre de M<sup>lle</sup> de Galais
+doit être au premier. Les fenêtres du haut sont
+les plus cachées par les arbres. Mais en passant
+sur le trottoir on les voit très bien. Tous les rideaux
+sont fermés et il faudrait être fou pour
+espérer qu'un jour, entre ces rideaux
+tirés, le visage d'Yvonne de Galais puisse apparaître.</p>
+
+<p>»C'est sur un boulevard&hellip; Il pleuvait un peu
+dans les arbres déjà verts. On entendait les cloches
+claires des tramways qui passaient indéfiniment.</p>
+
+<p>»Pendant près de deux heures, je me suis
+promené de long en large sous les fenêtres. Il y
+a un marchand de vins chez qui je me suis arrêté
+pour boire, de façon à n'être pas pris pour un
+bandit qui veut faire un mauvais coup. Puis j'ai
+repris ce guet sans espoir.</p>
+
+<p>»La nuit est venue. Les fenêtres se sont allumées
+un peu partout mais non pas dans cette
+maison. Il n'y a certainement personne. Et pourtant
+Pâques approche.</p>
+
+<p>»Au moment où j'allais partir une jeune fille,
+ou une jeune femme&mdash;je ne sais&mdash;est venue
+s'asseoir sur un des bancs mouillés de pluie.
+Elle était vêtue de noir avec une petite collerette
+blanche. Lorsque je suis parti, elle était encore là,
+immobile malgré le froid du soir, à attendre je
+ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris
+est plein de fous comme moi.</p>
+
+<p class="sign"><span class="sc">Augustin</span>.»</p>
+</blockquote>
+
+<p>Le temps passa. Vainement j'attendis un mot
+d'Augustin le lundi de Pâques et durant tous les
+jours qui suivirent&mdash;jours où il semble, tant
+ils sont calmes après la grande fièvre de Pâques,
+qu'il n'y ait plus qu'à attendre l'été. Juin ramena
+le temps des examens et une terrible chaleur
+dont la buée suffocante planait sur le pays sans
+qu'un souffle de vent la vînt dissiper. La nuit
+n'apportait aucune fraîcheur et par conséquent
+aucun répit à ce supplice. C'est durant cet insupportable
+mois de juin que je reçus la deuxième
+lettre du grand Meaulnes.</p>
+
+<blockquote>
+<p class="sign">«Juin 189&hellip;</p>
+
+<p class="ind">»Mon cher ami,</p>
+
+<p>»Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais
+depuis hier soir. La douleur, que je n'avais presque
+pas sentie tout de suite, monte depuis ce temps.</p>
+
+<p>»Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce banc,
+guettant, réfléchissant, espérant malgré tout.</p>
+
+<p>»Hier après dîner, la nuit était noire et étouffante.
+Des gens causaient sur le trottoir, sous les
+arbres. Au-dessus des noirs feuillages, verdis par
+les lumières, les appartements des seconds, des
+troisièmes étages étaient éclairés. Çà et là, une
+fenêtre que l'été avait ouverte toute grande&hellip;
+On voyait la lampe allumée sur la table, refoulant
+à peine autour d'elle la chaude obscurité de
+juin; on voyait presque jusqu'au fond de la
+pièce&hellip; Ah! si la fenêtre noire d'Yvonne de
+Galais s'était allumée aussi, j'aurais osé, je crois,
+monter l'escalier, frapper, entrer&hellip;</p>
+
+<p>»La jeune fille de qui je t'ai parlé était là
+encore, attendant comme moi. Je pensai qu'elle
+devait connaître la maison et je l'interrogeai:</p>
+
+<p>»&mdash;Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans
+cette maison, une jeune fille et son frère venaient
+passer les vacances. Mais j'ai appris que le frère
+avait fui le château de ses parents sans qu'on
+puisse jamais le retrouver, et la jeune fille s'est
+mariée. C'est ce qui vous explique que l'appartement
+soit fermé.</p>
+
+<p>»Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds
+butaient sur le trottoir et je manquais tomber. La
+nuit&mdash;c'était la nuit dernière&mdash;lorsqu'enfin les
+enfants et les femmes se sont tus, dans les cours,
+pour me laisser dormir, j'ai commencé d'entendre
+rouler les fiacres dans la rue. Ils ne passaient
+que loin en loin. Mais quand l'un était passé,
+malgré moi, j'attendais l'autre: le grelot, les pas
+du cheval qui claquaient sur l'asphalte&hellip; Et cela
+répétait: c'est la ville déserte, ton amour perdu,
+la nuit interminable, l'été, la fièvre&hellip;</p>
+
+<p>»Seurel, mon ami, je suis dans une grande
+détresse.</p>
+
+<p class="sign"><span class="sc">Augustin</span>.»</p>
+</blockquote>
+
+<p>Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse!
+Meaulnes ne me disait ni pourquoi il était resté
+si longtemps silencieux, ni ce qu'il comptait
+faire maintenant. J'eus l'impression qu'il rompait
+avec moi, parce que son aventure était finie,
+comme il rompait avec son passé. J'eus beau lui
+écrire, en effet, je ne reçus plus de réponse. Un
+mot de félicitations seulement, lorsque j'obtins
+mon Brevet Simple. En septembre je sus
+par un camarade d'école qu'il était venu en vacances
+chez sa mère à La Ferté-d'Angillon. Mais
+nous dûmes, cette année-là, invités par mon oncle
+Florentin du Vieux-Nançay, passer chez lui les
+vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans
+que j'eusse pu le voir.</p>
+
+<p>A la rentrée, exactement vers la fin de novembre,
+tandis que je m'étais remis avec une
+morne ardeur à préparer le Brevet Supérieur,
+dans l'espoir d'être nommé instituteur l'année
+suivante, sans passer par l'École Normale de
+Bourges, je reçus la dernière des trois lettres que
+j'aie jamais reçues d'Augustin:</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Je passe encore sous cette fenêtre, écrivait-il.
+J'attends encore, sans le moindre espoir, par
+folie. A la fin de ces froids dimanches d'automne,
+au moment où il va faire nuit, je ne puis
+me décider à rentrer, à fermer les volets de ma
+chambre, sans être retourné là-bas, dans la rue
+gelée.</p>
+
+<p>»Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe
+qui sortait à chaque minute sur le pas de la porte
+et regardait, la main sur les yeux, du côté de
+La Gare, pour voir si son fils qui était mort ne
+venait pas.</p>
+
+<p>»Assis sur le banc, grelottant, misérable, je
+me plais à imaginer que quelqu'un va me prendre
+doucement par le bras&hellip; Je me retournerais. Ce
+serait-elle. «Je me suis un peu attardée», dirait-elle simplement.
+Et toute peine et toute démence
+s'évanouissent. Nous entrons dans notre maison. Ses
+fourrures sont toutes glacées, sa voilette mouillée;
+elle apporte avec elle le goût de brume du dehors;
+et tandis qu'elle s'approche du feu, je vois ses
+cheveux blonds givrés, son beau profil au dessin
+si doux penché vers la flamme&hellip;</p>
+
+<p>»Hélas! la vitre reste blanchie par le
+rideau qui est derrière. Et la jeune fille du Domaine
+perdu l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant
+plus rien à lui dire.</p>
+
+<p>»Notre aventure est finie. L'hiver de cette
+année est mort comme la tombe. Peut-être quand
+nous mourrons, peut-être la mort seule nous
+donnera la clef et la suite et la fin de cette
+aventure manquée.</p>
+
+<p>»Seurel, je te demandais l'autre jour de penser
+à moi. Maintenant, au contraire, il vaut mieux
+m'oublier. Il vaudrait mieux tout oublier.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p class="sign">A. M.»</p>
+</blockquote>
+
+<p>Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le
+précédent avait été vivant d'une mystérieuse vie:
+la place de l'église sans bohémiens; la cour d'école
+que les gamins désertaient à quatre heures&hellip; la
+salle de classe où j'étudiais seul et sans goût&hellip; En
+février, pour la première fois de l'hiver, la neige
+tomba, ensevelissant définitivement notre roman
+d'aventures de l'an passé, brouillant toute piste,
+effaçant les dernières traces. Et je m'efforçai,
+comme Meaulnes me l'avait demandé dans sa
+lettre, de tout oublier.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TROISIÈME PARTIE</h2>
+
+
+
+
+<h3 id="p3ch1">CHAPITRE PREMIER<br />
+<span class="small">LA BAIGNADE</span></h3>
+
+
+<p>Fumer la cigarette, se mettre de l'eau sucrée
+sur les cheveux pour qu'ils frisent, embrasser les
+filles du Cours Complémentaire dans les chemins
+et crier «A la cornette!» derrière la haie pour
+narguer la religieuse qui passe, c'était la joie de
+tous les mauvais drôles du pays. A vingt ans,
+d'ailleurs, les mauvais drôles de cette espèce peuvent
+très bien s'amender et deviennent parfois
+des jeunes gens fort sensibles. Le cas est plus
+grave lorsque le drôle en question a la figure
+déjà vieillotte et fanée, lorsqu'il s'occupe des histoires
+louches des femmes du pays, lorsqu'il dit
+de Gilberte Poquelin mille bêtises pour faire rire
+les autres. Mais enfin le cas n'est pas encore désespéré&hellip;</p>
+
+<p>C'était le cas de Jasmin Delouche. Il continuait,
+je ne sais pourquoi, mais certainement sans aucun
+désir de passer les examens, à suivre le
+Cour Supérieur que tout le monde aurait voulu
+lui voir abandonner. Entre temps, il apprenait
+avec son oncle Dumas le métier de plâtrier. Et
+bientôt ce Jasmin Delouche avec Boujardon et un
+autre garçon très doux, le fils de l'adjoint qui
+s'appelait Denis, furent les seuls grands élèves que
+j'aimasse à fréquenter, parce qu'ils étaient «du
+temps de Meaulnes».</p>
+
+<p>Il y avait d'ailleurs, chez Delouche, un désir
+très sincère d'être mon ami. Pour tout dire, lui
+qui avait été l'ennemi du grand Meaulnes, il eût
+voulu devenir le grand Meaulnes de l'école: tout
+au moins regrettait-il peut-être de n'avoir pas
+été son lieutenant. Moins lourd que Boujardon,
+il avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes
+avait apporté, dans notre vie, d'extraordinaire. Et
+souvent je l'entendais répéter:</p>
+
+<p>«Il le disait bien, le grand Meaulnes&hellip;» ou
+encore: «Ah! disait le grand Meaulnes&hellip;»</p>
+
+<p>Outre que Jasmin était plus homme que nous,
+le vieux petit gars disposait de trésors d'amusements
+qui consacraient sur nous sa supériorité:
+un chien de race mêlée, aux longs poils blancs,
+qui répondait au nom agaçant de Bécali et rapportait
+les pierres qu'on lançait au loin, sans avoir
+d'aptitude bien nette pour aucun autre sport;
+une vieille bicyclette achetée d'occasion et sur
+quoi Jasmin nous faisait quelquefois monter, le
+soir après le cours, mais avec laquelle il préférait
+exercer les filles du pays; enfin et surtout un
+âne blanc et aveugle qui pouvait s'atteler à tous
+les véhicules.</p>
+
+<p>C'était l'âne de Dumas, mais il le prêtait à Jasmin
+quand nous allions nous baigner au Cher,
+en été. Sa mère, à cette occasion, donnait une bouteille
+de limonade que nous mettions sous le
+siège, parmi les caleçons de bains desséchés. Et
+nous partions, huit ou dix grands élèves du
+Cours, accompagnés de M. Seurel, les uns à pied,
+les autres grimpés dans la voiture à âne, qu'on
+laissait à la ferme de Grand'Fons, au moment où
+le chemin du Cher devenait trop raviné.</p>
+
+<p>J'ai lieu de me rappeler jusqu'en ses moindres
+détails une promenade de ce genre, où l'âne de
+Jasmin conduisit au Cher nos caleçons, nos bagages,
+la limonade et M. Seurel, tandis que nous
+suivions à pied par derrière. On était au mois
+d'août. Nous venions de passer les examens. Délivrés
+de ce souci, il nous semblait que tout l'été,
+tout le bonheur nous appartenait, et nous marchions
+sur la route en chantant, sans savoir quoi
+ni pourquoi, au début d'un bel après-midi de
+jeudi.</p>
+
+<p>Il n'y eut, à l'aller, qu'une ombre à ce tableau
+innocent. Nous aperçûmes, marchant devant nous,
+Gilberte Poquelin. Elle avait la taille bien prise,
+une jupe demi-longue, des souliers hauts, l'air
+doux et effronté d'une gamine qui devient
+jeune fille. Elle quitta la route et prit un chemin
+détourné, pour aller chercher du lait sans doute.
+Le petit Coffin proposa aussitôt à Jasmin de la
+suivre.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne serait pas la première fois que j'irais
+l'embrasser&hellip; dit l'autre.</p>
+
+<p>Et il se mit à raconter sur elle et ses amies
+plusieurs histoires grivoises, tandis que toute la
+troupe, par fanfaronnade, s'engageait dans le chemin,
+laissant M. Seurel continuer en avant, sur
+la route, dans la voiture à âne. Une fois là, pourtant,
+la bande commença à s'égrener. Delouche lui-même
+paraissait peu soucieux de s'attaquer
+devant nous à la gamine qui filait, et il ne l'approcha
+pas à plus de cinquante mètres. Il y eut
+quelques cris de coqs et de poules, des petits
+coups de sifflet galants, puis nous rebroussâmes
+chemin, un peu mal à l'aise, abandonnant la partie.
+Sur la route, en plein soleil, il fallut courir.
+Nous ne chantions plus.</p>
+
+<p>Nous nous déshabillâmes et rhabillâmes dans
+les saulaies arides qui bordent le Cher. Les saules
+nous abritaient des regards, mais non pas du soleil.
+Les pieds dans le sable et la vase desséchée, nous
+ne pensions qu'à la bouteille de limonade de la
+veuve Delouche, qui fraîchissait dans la fontaine
+de Grand'Fons, une fontaine creusée dans la rive
+même du Cher. Il y avait toujours, dans le fond,
+des herbes glauques et deux ou trois bêtes pareilles
+à des cloportes; mais l'eau était si claire, si
+transparente, que les pêcheurs n'hésitaient pas à
+s'agenouiller, les deux mains sur chaque bord,
+pour y boire.</p>
+
+<p>Hélas! ce fut ce jour-là comme les autres fois&hellip;
+Lorsque, tous habillés, nous nous mettions en
+rond, les jambes croisées en tailleur, pour nous
+partager, dans deux gros verres sans pied, la limonade
+rafraîchie, il ne revenait guère à chacun,
+lorsqu'on avait prié M. Seurel de prendre sa part,
+qu'un peu de mousse qui piquait le gosier et ne
+faisait qu'irriter la soif. Alors, à tour de rôle, nous
+allions à la fontaine que nous avions d'abord
+méprisée, et nous approchions lentement le
+visage de la surface de l'eau pure. Mais tous
+n'étaient pas habitués à ces m&oelig;urs d'hommes des
+champs. Beaucoup, comme moi, n'arrivaient pas
+à se désaltérer: les uns, parce qu'ils n'aimaient
+pas l'eau, d'autres, parce qu'ils avaient le gosier
+serré par la peur d'avaler un cloporte, d'autres,
+trompés par la grande transparence de l'eau
+immobile et n'en sachant pas calculer exactement
+la surface, s'y baignaient la moitié du visage en
+même temps que la bouche et aspiraient âcrement
+par le nez une eau qui leur semblait brûlante,
+d'autres enfin pour toutes ces raisons à la fois&hellip;
+N'importe! il nous semblait, sur ces bords arides
+du Cher, que toute la fraîcheur terrestre était
+enclose en ce lieu. Et maintenant encore, au seul
+mot de fontaine, prononcé n'importe où, c'est à
+celle-là, pendant longtemps, que je pense.</p>
+
+<p>Le retour se fit à la brune, avec insouciance
+d'abord, comme l'aller. Le chemin de Grand'Fons,
+qui remontait vers la route, était un ruisseau
+l'hiver et, l'été, un ravin impraticable, coupé de
+trous et de grosses racines, qui montait dans
+l'ombre entre de grandes haies d'arbres. Une partie
+des baigneurs s'y engagea par jeu. Mais nous
+suivîmes, avec M. Seurel, Jasmin et plusieurs
+camarades, un sentier doux et sablonneux, parallèle
+à celui-là, qui longeait la terre voisine. Nous
+entendions causer et rire les autres, près de nous,
+au-dessous de nous, invisibles dans l'ombre, tandis
+que Delouche racontait ses histoires d'homme&hellip;
+Au faîte des arbres de la grande haie grésillaient
+les insectes du soir qu'on voyait, sur le clair du ciel,
+remuer tout autour de la dentelle des feuillages.
+Parfois il en dégringolait un, brusquement, dont
+le bourdonnement grinçait tout à coup.&mdash;Beau
+soir d'été calme!&hellip; Retour, sans espoir mais sans
+désir, d'une pauvre partie de campagne&hellip; Ce fut
+encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler
+cette quiétude&hellip;</p>
+
+<p>Au moment où nous arrivions au sommet de
+la côte, à l'endroit où il reste deux grosse vieilles
+pierres qu'on dit être les vestiges d'un château
+fort, il en vint à parler des domaines qu'il avait
+visités et spécialement d'un domaine à demi abandonné
+aux environs du Vieux-Nançay: le domaine
+des Sablonnières. Avec cet accent de l'Allier qui
+arrondit vaniteusement certains mots et abrège
+avec précocité les autres, il racontait avoir vu
+quelques années auparavant, dans la chapelle en
+ruine de cette vieille propriété, une pierre tombale
+sur laquelle étaient gravés ces mots:</p>
+
+
+<p class="c"><i>Ci-gît le chevalier Galois<br />
+Fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa Belle.</i></p>
+
+
+<p>&mdash;Ah! Bah! Tiens! disait M. Seurel, avec
+un léger haussement d'épaules, un peu gêné du
+ton que prenait la conversation, mais désireux
+cependant de nous laisser parler comme des
+hommes.</p>
+
+<p>Alors Jasmin continua de décrire ce château,
+comme s'il y avait passé sa vie.</p>
+
+<p>Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nançay,
+Dumas et lui avaient été intrigués par la vieille
+tourelle grise qu'on apercevait au-dessus des
+sapins. Il y avait là, au milieu des bois, tout un
+dédale de bâtiments ruinés que l'on pouvait
+visiter en l'absence des maîtres. Un jour, un
+garde de l'endroit, qu'ils avaient fait monter dans
+leur voiture, les avait conduits dans le domaine
+étrange. Mais depuis lors on avait fait tout
+abattre; il ne restait plus guère, disait-on, que
+la ferme et une petite maison de plaisance. Les
+habitants étaient toujours les mêmes: un vieil
+officier retraité, demi-ruiné, et sa fille.</p>
+
+<p>Il parlait&hellip; Il parlait&hellip; J'écoutai attentivement,
+sentant sans m'en rendre compte qu'il s'agissait
+là d'une chose bien connue de moi, lorsque
+soudain, tout simplement, comme se font les
+choses extraordinaires, Jasmin se tourna vers
+moi et, me touchant le bras, frappé d'une idée
+qui ne lui était jamais venue:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est là que
+Meaulnes&mdash;tu sais, le grand Meaulnes?&mdash;avait
+dû aller.</p>
+
+<p>»Mais oui, ajouta-t-il, car je ne répondais pas, et
+je me rappelle que le garde parlait du fils de la
+maison, un excentrique, qui avait des idées extraordinaires&hellip;</p>
+
+<p>Je ne l'écoutais plus, persuadé dès le début
+qu'il avait deviné juste et que devant moi, loin
+de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de
+s'ouvrir, net et facile comme une route familière,
+le chemin du Domaine sans nom.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch2">CHAPITRE II<br />
+<span class="small">CHEZ FLORENTIN</span></h3>
+
+
+<p>Autant j'avais été un enfant malheureux et
+rêveur et fermé, autant je devins résolu et, comme
+on dit chez nous, «décidé» lorsque je sentis que
+dépendait de moi l'issue de cette grave aventure.</p>
+
+<p>Ce fut, je crois bien, à dater de ce soir-là que
+mon genou cessa définitivement de me faire mal.</p>
+
+<p>Au Vieux-Nançay, qui était la commune du
+domaine des Sablonnières, habitait toute la
+famille de M. Seurel et en particulier mon oncle
+Florentin, un commerçant chez qui nous passions
+quelquefois la fin de septembre. Libéré de tout
+examen, je ne voulus pas attendre et j'obtins
+d'aller immédiatement voir mon oncle. Mais je
+décidai de ne rien faire savoir à Meaulnes aussi
+longtemps que je ne serais pas certain de pouvoir
+lui annoncer quelque bonne nouvelle. A quoi bon
+en effet l'arracher à son désespoir pour l'y replonger
+ensuite plus profondément peut-être?</p>
+
+<p>Le Vieux-Nançay fut pendant très longtemps le
+lieu du monde que je préférais, le pays des fins
+de vacances, où nous n'allions que bien rarement,
+lorsqu'il se trouvait une voiture à louer pour nous
+y conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille
+avec la branche de la famille qui habitait là-bas,
+et c'est pourquoi sans doute Millie se faisait tant
+prier chaque fois pour monter en voiture. Mais
+moi, je me souciais bien de ces fâcheries!&hellip; Et
+sitôt arrivé, je me perdais et m'ébattais parmi les
+oncles, les cousines et les cousins, dans une
+existence faite de mille occupations amusantes et
+de plaisirs qui me ravissaient.</p>
+
+<p>Nous descendions chez l'oncle Florentin et la
+tante Julie, qui avaient un garçon de mon âge,
+le cousin Firmin, et huit filles, dont les aînées,
+Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept
+et quinze ans. Ils tenaient un très grand magasin
+à l'une des entrées de ce bourg de Sologne,
+devant l'église&mdash;un magasin universel, auquel
+s'approvisionnaient tous les châtelains-chasseurs
+de la région, isolés dans la contrée perdue, à
+trente kilomètres de toute gare.</p>
+
+<p>Ce magasin, avec ses comptoirs d'épicerie et de
+rouennerie, donnait par de nombreuses fenêtres
+sur la route et, par la porte vitrée, sur la grande
+place de l'église. Mais, chose étrange, quoique
+assez ordinaire dans ce pays pauvre, la terre
+battue dans toute la boutique tenait lieu de
+plancher.</p>
+
+<p>Par derrière c'étaient six chambres, chacune
+remplie d'une seule et même marchandise: la
+chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage,
+la chambre aux lampes&hellip; que sais-je? Il me
+semblait, lorsque j'étais enfant et que je traversais
+ce dédale d'objets de bazar, que je n'en épuiserais
+jamais du regard toutes les merveilles. Et, à cette
+époque encore, je trouvais qu'il n'y avait de vraies
+vacances que passées en ce lieu.</p>
+
+<p>La famille vivait dans une grande cuisine dont
+la porte s'ouvrait sur le magasin&mdash;cuisine où
+brillaient aux fins de septembre de grandes
+flambées de cheminée, où les chasseurs et les
+braconniers qui vendaient du gibier à Florentin
+venaient de grand matin se faire servir à boire,
+tandis que les petites filles, déjà levées, couraient,
+criaient, se passaient les unes aux autres du «sent-y-bon»
+sur leurs cheveux lissés. Aux murs, de vieilles
+photographies, de vieux <i>groupes scolaires</i> jaunis
+montraient mon père&mdash;on mettait longtemps à
+le reconnaître en uniforme&mdash;au milieu de ses
+camarades d'École Normale&hellip;</p>
+
+<p>C'est là que se passaient nos matinées; et
+aussi dans la cour où Florentin faisait pousser
+des dahlias et élevait des pintades; où l'on torréfiait
+le café, assis sur des boîtes à savon; où nous
+déballions des caisses remplies d'objets divers
+précieusement enveloppés et dont nous ne savions
+pas toujours le nom&hellip;</p>
+
+<p>Toute la journée, le magasin était envahi par
+des paysans ou par les cochers des châteaux
+voisins. A la porte vitrée s'arrêtaient et s'égouttaient,
+dans le brouillard de septembre, des
+charrettes venues du fond de la campagne. Et de
+la cuisine nous écoutions ce que disaient les
+paysannes, curieux de toutes leurs histoires&hellip;</p>
+
+<p>Mais le soir, après huit heures, lorsqu'avec des
+lanternes on portait le foin aux chevaux dont la
+peau fumait dans l'écurie&mdash;tout le magasin
+nous appartenait!</p>
+
+<p>Marie-Louise, qui était l'aînée de mes cousines
+mais une des plus petites, achevait de plier et de
+ranger les piles de drap dans la boutique; elle
+nous encourageait à venir la distraire. Alors,
+Firmin et moi avec toutes les filles, nous faisions
+irruption dans la grande boutique, sous les lampes
+d'auberge, tournant les moulins à café, faisant
+des tours de force sur les comptoirs; et parfois
+Firmin allait chercher dans les greniers, car la
+terre battue invitait à la danse, quelque vieux
+trombone plein de vert-de-gris&hellip;</p>
+
+<p>Je rougis encore à l'idée que, les années précédentes,
+M<sup>lle</sup> de Galais eût pu venir
+à cette heure et nous surprendre au milieu de
+ces enfantillages&hellip; Mais ce fut un peu avant la
+tombée de la nuit, un soir de ce mois d'août,
+tandis que je causais tranquillement avec Marie-Louise
+et Firmin, que je la vis pour la première
+fois&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Dès le soir de mon arrivée au Vieux-Nançay,
+j'avais interrogé mon oncle Firmin sur le
+Domaine des Sablonnières.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est plus un Domaine, avait-il dit. On
+a tout vendu, et les acquéreurs, des chasseurs,
+ont fait abattre les vieux bâtiments pour
+agrandir leurs terrains de chasse; la cour d'honneur n'est
+plus maintenant qu'une lande de bruyères et
+d'ajoncs. Les anciens possesseurs n'ont gardé
+qu'une petite maison d'un étage et la ferme. Tu
+auras bien l'occasion de voir ici mademoiselle de
+Galais; c'est elle-même qui vient faire ses provisions,
+tantôt en selle, tantôt en voiture, mais
+toujours avec le même cheval, le vieux Bélisaire&hellip;
+C'est un drôle d'équipage!</p>
+
+<p>J'étais si troublé que je ne savais plus quelle
+question poser pour en apprendre davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Ils étaient riches, pourtant?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Monsieur de Galais donnait des fêtes pour
+amuser son fils, un garçon étrange, plein
+d'idées extraordinaires. Pour le distraire, il imaginait
+ce qu'il pouvait. On faisait venir des Parisiennes&hellip;
+des gars de Paris et d'ailleurs&hellip;</p>
+
+<p>«Toutes les Sablonnières étaient en ruine,
+madame de Galais près de sa fin, qu'ils cherchaient
+encore à l'amuser et lui passaient toutes
+ses fantaisies. C'est l'hiver dernier&mdash;non,
+l'autre hiver, qu'ils ont fait leur plus grande fête
+costumée. Ils avaient invité moitié gens de Paris
+et moitié gens de campagne. Ils avaient acheté
+ou loué des quantités d'habits merveilleux, des
+jeux, des chevaux, des bateaux. Toujours pour
+amuser Frantz de Galais. On disait qu'il allait
+se marier et qu'on fêtait là ses fiançailles. Mais
+il était bien trop jeune. Et tout a cassé d'un
+coup; il s'est sauvé; on ne l'a jamais revu&hellip;
+La châtelaine morte, mademoiselle de Galais est
+restée soudain toute seule avec son père, le
+vieux capitaine de vaisseau.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-elle pas mariée? demandai-je enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-il, je n'ai entendu parler de rien.
+Serais-tu un prétendant?</p>
+
+<p>Tout déconcerté, je lui avouai aussi brièvement,
+aussi discrètement que possible, que mon meilleur
+ami, Augustin Meaulnes, peut-être, en serait un.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit Florentin, en souriant, s'il ne tient
+pas à la fortune, c'est un joli parti&hellip; Faudra-t-il
+que j'en parle à monsieur de Galais? Il vient encore
+quelquefois jusqu'ici chercher du petit plomb
+pour la chasse. Je lui fais toujours goûter ma
+vieille eau-de-vie de marc.</p>
+
+<p>Mais je le priai bien vite de n'en rien faire,
+d'attendre. Et moi-même je ne me hâtai pas de
+prévenir Meaulnes. Tant d'heureuses chances
+accumulées m'inquiétaient un peu. Et cette
+inquiétude me commandait de ne rien annoncer
+à Meaulnes que je n'eusse au moins vu la jeune
+fille.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, un
+peu avant le dîner, la nuit commençait à tomber;
+une brume fraîche, plutôt de septembre que d'août,
+descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant
+le magasin vide d'acheteurs un instant, nous
+étions venus voir Marie-Louise et Charlotte. Je
+leur avais confié le secret qui m'amenait au
+Vieux-Nançay à cette date prématurée. Accoudés
+sur le comptoir ou assis les deux mains à plat
+sur le bois ciré, nous nous racontions mutuellement
+ce que nous savions de la mystérieuse jeune
+fille&mdash;et cela se réduisait à fort peu de chose&mdash;lorsqu'un
+bruit de roues nous fit tourner la tête.</p>
+
+<p>&mdash;La voici, c'est elle, dirent-ils à voix basse.</p>
+
+<p>Quelques secondes après, devant la porte vitrée,
+s'arrêtait l'étrange équipage. Une vieille voiture
+de ferme, aux panneaux arrondis, avec de petites
+galeries moulées, comme nous n'en avons jamais
+vu dans cette contrée; un vieux cheval blanc qui
+semblait toujours vouloir brouter quelque herbe
+sur la route, tant il baissait la tête pour marcher;
+et sur le siège&mdash;je le dis dans la simplicité de
+mon c&oelig;ur, mais sachant bien ce que je dis&mdash;la
+jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-être
+jamais eu au monde.</p>
+
+<p>Jamais je ne vis tant de grâce s'unir à tant de
+gravité. Son costume lui faisait la taille si mince
+qu'elle semblait fragile. Un grand manteau
+marron, qu'elle enleva en entrant, était jeté sur
+ses épaules. C'était la plus grave des jeunes filles,
+la plus frêle des femmes. Une lourde chevelure
+blonde pesait sur son front et sur son visage,
+délicatement dessiné, finement modelé. Sur son
+teint très pur, l'été avait posé deux taches de
+rousseur&hellip; Je ne remarquai qu'un défaut à tant de
+beauté: aux moments de tristesse, de découragement
+ou seulement de réflexion profonde, ce
+visage si pur se marbrait légèrement de rouge,
+comme il arrive chez certains malades gravement
+atteints sans qu'on le sache. Alors toute l'admiration
+de celui qui la regardait faisait place à une
+sorte de pitié d'autant plus déchirante qu'elle
+surprenait davantage.</p>
+
+<p>Voilà du moins ce que je découvrais, tandis
+qu'elle descendait lentement de voiture et qu'enfin
+Marie-Louise, me présentant avec aisance à la jeune
+fille, m'engageait à lui parler.</p>
+
+<p>On lui avança une chaise cirée et elle s'assit,
+adossée au comptoir, tandis que nous restions
+debout. Elle paraissait bien connaître et aimer le
+magasin. Ma tante Julie, aussitôt prévenue, arriva,
+et, le temps quelle parla, sagement, les mains
+croisées sur son ventre, hochant doucement sa
+tête de paysanne-commerçante coiffée d'un bonnet
+blanc, retarda le moment&mdash;qui me faisait
+trembler un peu&mdash;où la conversation s'engagerait
+avec moi&hellip;</p>
+
+<p>Ce fut très simple.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dit M<sup>lle</sup> de Galais, vous serez bientôt
+instituteur?</p>
+
+<p>Ma tante allumait au-dessus de nos têtes la
+lampe de porcelaine qui éclairait faiblement le
+magasin. Je voyais le doux visage enfantin de la
+jeune fille, ses yeux bleus si ingénus, et j'étais
+d'autant plus surpris de sa voix si nette, si
+sérieuse. Lorsqu'elle cessait de parler, ses yeux se
+fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant
+la réponse, et elle tenait sa lèvre un peu mordue.</p>
+
+<p>&mdash;J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de
+Galais voulait! J'enseignerais les petits garçons,
+comme votre mère&hellip;</p>
+
+<p>Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins
+lui avaient parlé de moi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est, continua-t-elle, que les villageois sont
+toujours avec moi polis, doux et serviables. Et je
+les aime beaucoup. Mais aussi quel mérite ai-je à
+les aimer?&hellip;</p>
+
+<p>»Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce
+pas? chicaniers et avares. Il y a sans cesse des
+histoires de porte-plume perdus, de cahiers trop
+chers ou d'enfants qui n'apprennent pas&hellip; Eh
+bien, je me débattrais avec eux et ils m'aimeraient
+tout de même. Ce serait beaucoup plus difficile&hellip;</p>
+
+<p>Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et
+enfantine, son regard bleu, immobile.</p>
+
+<p>Nous étions gênés tous les trois par cette aisance
+à parler des choses délicates, de ce qui est secret,
+subtil, et dont on ne parle bien que dans les
+livres. Il y eut un instant de silence; et lentement
+une discussion s'engagea&hellip;</p>
+
+<p>Mais avec une sorte de regret et d'animosité
+contre je ne sais quoi de mystérieux dans sa vie,
+la jeune demoiselle poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Et puis j'apprendrais aux garçons à être
+sages, d'une sagesse que je sais. Je ne leur donnerais
+pas le désir de courir le monde, comme vous
+le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serez
+sous-maître. Je leur enseignerais à trouver le bonheur
+qui est tout près d'eux et qui n'en a pas l'air&hellip;</p>
+
+<p>Marie-Louise et Firmin étaient interdits comme
+moi. Nous restions sans mot dire. Elle sentit notre
+gêne et s'arrêta, se mordit la lèvre, baissa la tête et
+puis elle sourit comme si elle se moquait de nous:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dit-elle, il y a peut-être quelque grand
+jeune homme fou qui me cherche au bout du
+monde, pendant que je suis ici, dans le magasin
+de madame Florentin, sous cette lampe, et que
+mon vieux cheval m'attend à la porte. Si ce jeune
+homme me voyait, il ne voudrait pas y croire,
+sans doute?&hellip;</p>
+
+<p>De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis
+qu'il était temps de dire, en riant aussi:</p>
+
+<p>&mdash;Et peut-être que ce grand jeune homme fou,
+je le connais, moi?</p>
+
+<p>Elle me regardait vivement.</p>
+
+<p>A ce moment le timbre de la porte sonna, deux
+bonnes femmes entrèrent avec des paniers:</p>
+
+<p>&mdash;Venez dans la «salle à manger», vous
+serez en paix», nous dit ma tante en poussant la
+porte de la cuisine.</p>
+
+<p>Et comme M<sup>lle</sup> de Galais refusait et voulait
+partir aussitôt, ma tante ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin,
+auprès du feu.</p>
+
+<p>Il y avait toujours, même au mois d'août, dans
+la grande cuisine, un éternel fagot de sapins qui
+flambait et craquait. Là aussi une lampe de porcelaine
+était allumée et un vieillard au doux visage,
+creusé et rasé, presque toujours silencieux comme
+un homme accablé par l'âge et les souvenirs, était
+assis auprès de Florentin devant deux verres de
+marc.</p>
+
+<p>Florentin salua:</p>
+
+<p>&mdash;François! cria-t-il de sa forte voix de marchand
+forain, comme s'il y avait eu entre nous
+une rivière ou plusieurs hectares de terrain, je
+viens d'organiser un après-midi de plaisir au
+bord du Cher pour jeudi prochain. Les uns chasseront,
+les autres pêcheront, les autres danseront,
+les autres se baigneront!&hellip; Mademoiselle, vous
+viendrez à cheval; c'est entendu avec monsieur de
+Galais. J'ai tout arrangé&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Et, François! ajouta-t-il comme s'il y eût seulement
+pensé, tu pourras amener ton ami, monsieur
+Meaulnes&hellip; C'est bien Meaulnes qu'il s'appelle?</p>
+
+<p>M<sup>lle</sup> de Galais s'était levée, soudain devenue
+très pâle. Et, à ce moment précis, je me rappelai
+que Meaulnes, autrefois, dans le Domaine singulier,
+près de l'étang, lui avait dit son nom&hellip;</p>
+
+<p>Lorsqu'elle me tendit la main, pour partir, il y
+avait entre nous, plus clairement que si nous
+avions dit beaucoup de paroles, une entente
+secrète que la mort seule devait briser et une
+amitié plus pathétique qu'un grand amour.</p>
+
+<p>&hellip; A quatre heures, le lendemain matin, Firmin
+frappait à la porte de la petite chambre que
+j'habitais dans la cour aux pintades. Il faisait
+nuit encore et j'eus grand'peine à retrouver mes
+affaires sur la table encombrée de chandeliers de
+cuivre et de statuettes de bons saints toutes
+neuves, choisies au magasin pour meubler mon
+logis la veille de mon arrivée. Dans la cour, j'entendais
+Firmin gonfler ma bicyclette, et ma tante
+dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait à
+peine lorsque je partis. Mais ma journée devait être
+longue: j'allais d'abord déjeuner à Sainte-Agathe
+pour expliquer mon absence prolongée et, poursuivant
+ma course, je devais arriver avant le soir à la
+Ferté-d'Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch3">CHAPITRE III<br />
+<span class="small">UNE APPARITION</span></h3>
+
+
+<p>Je n'avais jamais fait de longue course à bicyclette.
+Celle-ci était la première. Mais, depuis
+longtemps, malgré mon mauvais genou, en cachette,
+Jasmin m'avait appris à monter. Si déjà
+pour un jeune homme ordinaire la bicyclette est
+un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas
+sembler à un pauvre garçon comme moi, qui
+naguère encore traînais misérablement la jambe,
+trempé de sueur, dès le quatrième kilomètre!&hellip;
+Du haut des côtes, descendre et s'enfoncer dans
+le creux des paysages; découvrir comme à coups
+d'ailes les lointains de la route qui s'écartent et
+fleurissent à votre approche, traverser un village
+dans l'espace d'un instant et l'emporter tout
+entier d'un coup d'&oelig;il&hellip; En rêve seulement
+j'avais connu jusque-là course aussi charmante,
+aussi légère. Les côtes mêmes me trouvaient plein
+d'entrain. Car c'était, il faut le dire, le chemin
+du pays de Meaulnes que je buvais ainsi&hellip;</p>
+
+<p>«Un peu avant l'entrée du bourg, me disait
+Meaulnes, lorsque jadis il décrivait son village,
+on voit une grande roue à palettes que le vent
+fait tourner&hellip;» Il ne savait pas à quoi elle servait,
+ou peut-être feignait-il de n'en rien savoir pour
+piquer ma curiosité davantage.</p>
+
+<p>C'est seulement au déclin de cette journée de
+fin d'août que j'aperçus, tournant au vent dans
+une immense prairie, la grande roue qui devait
+monter l'eau pour une métairie voisine. Derrière
+les peupliers du pré se découvraient déjà les
+premiers faubourgs. A mesure que je suivais le
+grand détour que faisait la route pour contourner
+le ruisseau, le paysage s'épanouissait et s'ouvrait&hellip;
+Arrivé sur le pont, je découvris enfin la grand'rue
+du village.</p>
+
+<p>Des vaches paissaient, cachées dans les roseaux
+de la prairie et j'entendais leurs cloches, tandis
+que, descendu de bicyclette, les deux mains
+sur mon guidon, je regardais le pays où j'allais
+porter une si grave nouvelle. Les maisons, où
+l'on entrait en passant sur un petit pont de bois,
+étaient toutes alignées au bord d'un fossé qui
+descendait la rue, comme autant de barques,
+voiles carguées, amarrées dans le calme du soir.
+C'était l'heure où dans chaque cuisine on allume
+un feu.</p>
+
+<p>Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret
+de venir troubler tant de paix commencèrent à
+m'enlever tout courage. A point pour aggraver
+ma soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante
+Moinel habitait là, sur une petite place de La Ferté-d'Angillon.</p>
+
+<p>C'était une de mes grand'tantes. Tous ses
+enfants étaient morts et j'avais bien connu Ernest,
+le dernier de tous, un grand garçon qui allait être
+instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier,
+l'avait suivi de près. Et ma tante était restée
+toute seule dans sa bizarre petite maison où les
+tapis étaient faits d'échantillons cousus, les tables
+couvertes de coqs, de poules et de chats en papier&mdash;mais
+où les murs étaient tapissés de vieux
+diplômes, de portraits de défunts, de médaillons
+en boucles de cheveux morts.</p>
+
+<p>Avec tant de regrets et de deuil, elle était la
+bizarrerie et la bonne humeur mêmes. Lorsque
+j'eus découvert la petite place où se tenait sa
+maison, je l'appelai bien fort par la porte
+entr'ouverte, et je l'entendis tout au bout des
+trois pièces en enfilade pousser un petit cri
+suraigu:</p>
+
+<p>&mdash;Eh là! Mon Dieu!</p>
+
+<p>Elle renversa son café dans le feu&mdash;à cette
+heure-là comment pouvait-elle faire du café?&mdash;et
+elle apparut&hellip; Très cambrée en arrière, elle
+portait une sorte de chapeau-capote-capeline
+sur le faîte de la tête, tout en haut de son front
+immense et cabossé où il y avait de la femme
+mongole et de la Hottentote; et elle riait à petits
+coups, montrant le reste de ses dents très fines.</p>
+
+<p>Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit
+maladroitement, hâtivement, une main que
+j'avais derrière le dos. Avec un mystère parfaitement
+inutile puisque nous étions tous les deux seuls,
+elle me glissa une petite pièce que je n'osai pas
+regarder et qui devait être de un franc&hellip; Puis
+comme je faisais mine de demander des explications
+ou de la remercier, elle me donna une
+bourrade en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est!</p>
+
+<p>Elle avait toujours été pauvre, toujours empruntant,
+toujours dépensant.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai toujours été bête et toujours malheureuse,
+disait-elle sans amertume mais de sa voix
+de fausset.</p>
+
+<p>Persuadée que les sous me préoccupaient comme
+elle, la brave femme n'attendait pas que j'eusse
+soufflé, pour me cacher dans la main ses très
+minces économies de la journée. Et par la suite
+c'est toujours ainsi qu'elle m'accueillit.
+Le dîner fut aussi étrange&mdash;à la fois triste et
+bizarre&mdash;que l'avait été la réception. Toujours
+une bougie à portée de la main, tantôt elle l'enlevait,
+me laissant dans l'ombre, et tantôt la
+posait sur la petite table couverte de plats et de
+vases ébréchés ou fendus.</p>
+
+<p>&mdash;Celui-là, disait-elle, les Prussiens lui ont
+cassé les anses, en soixante-dix, parce qu'ils ne
+pouvaient pas l'emporter.</p>
+
+<p>Je me rappelai seulement alors, en revoyant
+ce grand vase à la tragique histoire, que nous
+avions dîné et couché là jadis. Mon père m'emmenait
+dans l'Yonne, chez un spécialiste qui
+devait guérir mon genou. Il fallait prendre un
+grand express qui passait avant le jour&hellip; Je me
+souvins du triste dîner de jadis, de toutes les
+histoires du vieux greffier accoudé devant sa bouteille
+de boisson rose.</p>
+
+<p>Et je me souvenais aussi de mes terreurs&hellip; Après
+le dîner, assise devant le feu, ma grand'tante
+avait pris mon père à part pour lui raconter une
+histoire de revenants: «Je me retourne&hellip; Ah!
+mon pauvre Louis, qu'est-ce que je vois, une
+petite femme grise&hellip;» Elle passait pour avoir la
+tête farcie de ces sornettes terrifiantes.</p>
+
+<p>Et voici que ce soir-là, le dîner fini, lorsque,
+fatigué par la bicyclette, je fus couché dans la
+grande chambre avec une cheminée de nuit à carreaux
+de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir à mon
+chevet et commença de sa voix la plus mystérieuse
+et la plus pointue:</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre François, il faut que je te raconte
+à toi ce que je n'ai jamais dit à personne&hellip;</p>
+
+<p>Je pensai:</p>
+
+<p>&mdash;Mon affaire est bonne, me voilà terrorisé
+pour toute la nuit, comme il y a dix ans!&hellip;</p>
+
+<p>Et j'écoutai. Elle hochait la tête, regardant droit
+devant soi comme si elle se fût raconté l'histoire
+à elle-même:</p>
+
+<p>&mdash;Je revenais d'une fête avec Moinel. C'était
+le premier mariage où nous allions tous les deux,
+depuis la mort de notre pauvre Ernest; et j'y
+avais rencontré ma s&oelig;ur Adèle que je n'avais
+pas vue depuis quatre ans! Un vieil ami de
+Moinel, très riche, l'avait invité à la noce de son
+fils, au domaine des Sablonnières. Nous avions
+loué une voiture. Cela nous avait coûté bien
+cher. Nous revenions sur la route vers sept
+heures du matin, en plein hiver. Le soleil
+se levait. Il n'y avait absolument personne.
+Qu'est-ce que je vois tout d'un coup devant nous,
+sur la route? Un petit homme, un petit jeune
+homme arrêté, beau comme le jour, qui ne bougeait
+pas, qui nous regardait venir. A mesure que nous
+approchions, nous distinguions sa jolie figure, si
+blanche, si jolie que cela faisait peur!&hellip;</p>
+
+<p>»Je prends le bras de Moinel; je tremblais
+comme la feuille; je croyais que c'était le Bon
+Dieu!&hellip; Je lui dis:</p>
+
+<p>»&mdash;Regarde! C'est une apparition!</p>
+
+<p>»Il me répond tout bas, furieux:</p>
+
+<p>»&mdash;Je l'ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde&hellip;</p>
+
+<p>»Il ne savait que faire; lorsque le cheval s'est
+arrêté&hellip; De près, cela avait une figure pâle,
+le front en sueur, un béret sale et un pantalon
+long. Nous entendîmes sa voix, qui
+disait:</p>
+
+<p>»&mdash;Je ne suis pas un homme, je suis une jeune
+fille. Je me suis sauvée et je n'en puis plus. Voulez-vous
+bien me prendre dans votre voiture,
+Monsieur et Madame?</p>
+
+<p>»Aussitôt nous l'avons fait monter. A peine
+assise, elle a perdu connaissance. Et devines-tu
+à qui nous avions affaire? C'était la fiancée du
+jeune homme des Sablonnières, Frantz de Galais,
+chez qui nous étions invités aux noces!</p>
+
+<p>&mdash;Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque
+la fiancée s'est sauvée!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me
+regardant. Il n'y a pas eu de noces. Puisque cette
+pauvre folle s'était mis dans la tête mille folies
+qu'elle nous a expliquées. C'était une des filles
+d'un pauvre tisserand. Elle était persuadée que
+tant de bonheur était impossible, que le jeune
+homme était trop jeune pour elle; que toutes les
+merveilles qu'il lui décrivait étaient imaginaires,
+et lorsqu'enfin Frantz est venu la chercher, Valentine
+a pris peur. Il se promenait avec elle et sa
+s&oelig;ur dans le jardin de l'Archevêché à Bourges,
+malgré le froid et le grand vent. Le jeune homme,
+par délicatesse certainement en parce qu'il aimait la
+cadette, était plein d'attentions pour l'aînée. Alors
+ma folle s'est imaginé je ne sais quoi; elle a dit
+qu'elle allait chercher un fichu à la maison; et
+là, pour être sûre de n'être pas suivie, elle
+a revêtu des habits d'homme et s'est enfuie à pied
+sur la route de Paris.</p>
+
+<p>»Son fiancé a reçu d'elle une lettre où elle lui
+déclarait qu'elle allait rejoindre un jeune homme
+qu'elle aimait. Et ce n'était pas vrai&hellip;</p>
+
+<p>»&mdash;Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me
+disait-elle, que si j'étais sa femme». Oui, mon
+imbécile, mais en attendant, il n'avait pas du tout
+l'idée d'épouser sa s&oelig;ur: il s'est tiré une balle de
+pistolet; on a vu le sang dans le bois; mais on
+n'a jamais retrouvé son corps.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse
+fille?</p>
+
+<p>&mdash;Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord.
+Puis nous lui avons donné à manger et elle a
+dormi auprès du feu quand nous avons été de
+retour. Elle est restée chez nous une bonne partie
+de l'hiver. Tout le jour, tant qu'il faisait clair,
+elle taillait, cousait des robes, arrangeait des chapeaux
+et nettoyait la maison avec rage. C'est
+elle qui a recollé toute la tapisserie que tu vois
+là. Et depuis son passage les hirondelles nichent
+dehors. Mais, le soir, à la tombée de la nuit, son
+ouvrage fini, elle trouvait toujours un prétexte
+pour aller dans la cour, dans le jardin, ou sur le
+devant de la porte, même quand il gelait à pierre
+fendre. Et on la découvrait là, debout, pleurant
+de tout son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>»&mdash;Eh bien, qu'avez-vous encore? Voyons?</p>
+
+<p>»&mdash;Rien, madame Moinel!</p>
+
+<p>»Et elle rentrait.</p>
+
+<p>»Les voisins disaient:</p>
+
+<p>»&mdash;Vous avez trouvé une bien petit jolie petite
+bonne, madame Moinel.</p>
+
+<p>»Malgré nos supplications, elle a voulu continuer
+son chemin sur Paris, au mois de mars; je lui ai
+donné des robes qu'elle a retaillées, Moinel lui a
+pris son billet à la gare et donné un peu d'argent.</p>
+
+<p>»Elle ne nous a pas oubliés; elle est couturière
+à Paris auprès de Notre-Dame; elle nous écrit
+encore pour nous demander si nous ne savons
+rien des Sablonnières. Une bonne fois, pour la
+délivrer de cette idée, je lui ai répondu que le
+domaine était vendu, abattu, le jeune homme
+disparu pour toujours et la jeune fille mariée.
+Tout cela doit être vrai, je pense. Depuis ce
+temps ma Valentine écrit bien moins souvent&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Ce n'était pas une histoire de revenants que
+racontait la tante Moinel de sa petite voix stridente
+si bien faite pour les raconter. J'étais
+cependant au comble du malaise. C'est que nous
+avions juré à Frantz le bohémien de le servir
+comme des frères et voici que l'occasion m'en était
+donnée&hellip;</p>
+
+<p>Or, était-ce le moment de gâter la joie que
+j'allais porter à Meaulnes le lendemain matin, et
+de lui dire ce que je venais d'apprendre? A quoi
+bon le lancer dans une entreprise mille fois
+impossible? Nous avions en effet l'adresse de la
+jeune fille; mais où chercher le bohémien qui
+courait le monde?&hellip; Laissons les fous avec les
+fous, pensai-je. Delouche et Boujardon n'avaient
+pas tort. Que de mal nous a fait ce Frantz romanesque!
+Et je résolus de ne rien dire tant que je
+n'aurais pas vu mariés Augustin Meaulnes et
+Mademoiselle de Galais.</p>
+
+<p>Cette résolution prise, il me restait encore l'impression
+pénible d'un mauvais présage&mdash;impression
+absurde que je chassai bien vite.</p>
+
+<p>La chandelle était presque au bout; un moustique
+vibrait; mais la tante Moinel, la tête penchée
+sous sa capote de velours qu'elle ne quittait
+que pour dormir, les coudes appuyés sur ses
+genoux, recommençait son histoire&hellip; Par moments
+elle relevait brusquement la tête et me
+regardait pour connaître mes impressions, ou
+peut-être pour voir si je ne m'endormais pas. A la
+fin, sournoisement, la tête sur l'oreiller, je fermai
+les yeux, faisant semblant de m'assoupir.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! tu dors&hellip; fit-elle d'un ton plus
+sourd et un peu déçu.</p>
+
+<p>J'eus pitié d'elle et je protestai:</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, ma tante, je vous assure&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs
+que tout cela ne t'intéresse guère. Je te
+parle là de gens que tu n'as pas connus&hellip;</p>
+
+<p>Et lâchement, cette fois, je ne répondis pas.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch4">CHAPITRE IV<br />
+<span class="small">LA GRANDE NOUVELLE</span></h3>
+
+
+<p>Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai
+dans la grand'rue, un si beau temps de vacances,
+un si grand calme, et sur tout le bourg
+passaient des bruits si paisibles, si familiers, que
+j'avais retrouvé toute la joyeuse assurance d'un
+porteur de bonne nouvelle&hellip;</p>
+
+<p>Augustin et sa mère habitaient l'ancienne
+maison d'école. A la mort de son père, retraité
+depuis longtemps, et qu'un héritage avait enrichi,
+Meaulnes avait voulu qu'on achetât l'école où le
+vieil instituteur avait enseigné pendant vingt
+années, où lui-même avait appris à lire. Non pas
+qu'elle fût d'aspect fort aimable: c'était une
+grosse maison carrée comme une mairie qu'elle
+avait été; les fenêtres du rez-de-chaussée qui
+donnaient sur la rue étaient si hautes que personne
+n'y regardait jamais; et la cour de derrière,
+où il n'y avait pas un arbre et dont un
+haut préau barrait la vue sur la campagne, était
+bien la plus sèche et la plus désolée cour d'école
+abandonnée que j'aie jamais vue&hellip;</p>
+
+<p>Dans le couloir compliqué où se trouvaient quatre
+portes, je trouvai la mère de Meaulnes rapportant
+du jardin un gros paquet de linge, qu'elle avait
+dû mettre sécher dès la première heure de cette
+longue matinée de vacances. Ses cheveux gris
+étaient à demi défaits; des mèches lui battaient
+la figure; son visage régulier sous sa coiffure
+ancienne était bouffi et fatigué, comme par une
+nuit de veille; et elle baissait tristement la tête
+d'un air songeur.</p>
+
+<p>Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut
+et sourit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous arrivez à temps, dit-elle. Voyez, je
+rentre le linge que j'ai fait sécher pour le départ
+d'Augustin. J'ai passé la nuit à régler ses comptes
+et à préparer ses affaires. Le train part à cinq
+heures, mais nous arriverons à tout apprêter&hellip;</p>
+
+<p>On eût dit, tant elle montrait d'assurance,
+qu'elle-même avait pris cette décision. Or, sans
+doute ignorait-elle même où Meaulnes devait
+aller.</p>
+
+<p>&mdash;Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la
+mairie en train d'écrire.</p>
+
+<p>En hâte je grimpai l'escalier, ouvris la porte de
+droite où l'on avait laissé l'écriteau <i>Mairie</i>, et me
+trouvait dans une grande salle à quatre fenêtres,
+deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornée
+aux murs des portraits jaunis des présidents
+Grévy et Carnot. Sur une longue estrade qui
+tenait tout le fond de la salle, il y avait encore,
+devant une table à tapis vert, les chaises des conseillers
+municipaux. Au centre, assis sur un vieux
+fauteuil qui était celui du maire, Meaulnes écrivait,
+trempant sa plume au fond d'un encrier de
+faïence démodé, en forme de c&oelig;ur. Dans ce lieu
+qui semblait fait pour quelque rentier de village,
+Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la
+contrée, durant les longues vacances&hellip;</p>
+
+<p>Il se leva, dès qu'il m'eut reconnu, mais non
+pas avec la précipitation que j'avais imaginée:</p>
+
+<p>&mdash;Seurel! dit-il seulement, d'un air de profond
+étonnement.</p>
+
+<p>C'était le même grand gars au visage osseux, à
+la tête rasée. Une moustache inculte commençait
+à lui traîner sur les lèvres. Toujours ce même
+regard loyal&hellip; Mais sur l'ardeur des années passées
+on croyait voir comme une voile de brume,
+que par instants sa grande passion de jadis dissipait&hellip;</p>
+
+<p>Il paraissait très troublé de me voir. D'un bond
+j'étais monté sur l'estrade. Mais, chose étrange à
+dire, il ne songea pas même à me tendre la main.
+Il s'était tourné vers moi, les mains derrière le
+dos, appuyé contre la table, renversé en arrière,
+et l'air profondément gêné. Déjà, me regardant
+sans me voir, il était absorbé par ce qu'il allait
+me dire. Comme autrefois et comme toujours,
+homme lent à commencer de parler, ainsi que
+sont les solitaires, les chasseurs et les hommes
+d'aventures, il avait pris une décision sans se
+soucier des mots qu'il faudrait pour l'expliquer. Et
+maintenant que j'étais devant lui, il commençait
+seulement à ruminer péniblement les paroles
+nécessaires.</p>
+
+<p>Cependant, je lui racontais avec gaieté comment
+j'étais venu, où j'avais passé la nuit et que j'avais
+été bien surpris de voir M<sup>me</sup> Meaulnes préparer
+le départ de son fils&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ah! elle t'a dit?&hellip; demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long
+voyage?</p>
+
+<p>&mdash;Si, un très long voyage.</p>
+
+<p>Un instant décontenancé, sentant que j'allais
+tout à l'heure, d'un mot, réduire à néant cette
+décision que je ne comprenais pas, je n'osais plus
+rien dire et ne savais pas par où commencer ma mission.</p>
+
+<p>Mais lui-même parla enfin, comme quelqu'un
+qui veut se justifier.</p>
+
+<p>&mdash;Seurel! dit-il, tu sais ce qu'était pour moi
+mon étrange aventure de Sainte-Agathe. C'était
+ma raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet
+espoir-là perdu, que pouvais-je devenir?&hellip; Comment
+vivre à la façon de tout le monde!</p>
+
+<p>«Eh bien j'ai essayé de vivre là-bas, à Paris,
+quand j'ai vu que tout était fini et qu'il ne valait
+plus même la peine de chercher le Domaine
+perdu&hellip; Mais un homme qui a fait une fois un
+bond dans le paradis, comment pourrait-il s'accommoder
+ensuite de la vie de tout le monde?
+Ce qui est le bonheur des autres m'a paru dérision.
+Et lorsque, sincèrement, délibérément, j'ai
+décidé un jour de faire comme les autres, ce
+jour-là j'ai amassé du remords pour longtemps&hellip;</p>
+
+<p>Assis sur une chaise de l'estrade, la tête basse,
+l'écoutant sans le regarder je ne savais que penser
+de ces explications obscures:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux!
+Pourquoi ce long voyage? As-tu quelque faute à
+réparer? Une promesse à tenir?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, oui, répondit-il. Tu te souviens
+de cette promesse que j'avais faite à Frantz?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fis-je soulagé, il ne s'agit que de cela?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;De cela. Et peut-être aussi d'une faute à
+réparer. Les deux en même temps&hellip;</p>
+
+<p>Suivit un moment de silence pendant lequel je
+décidai de commencer à parler et préparai mes
+mots.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a qu'une explication à laquelle je
+croie, dit-il encore. Certes, j'aurais voulu revoir
+une fois M<sup>lle</sup> de Galais, seulement la revoir&hellip; Mais,
+j'en suis persuadé maintenant, lorsque j'avais
+découvert le Domaine sans nom, j'étais à une
+hauteur, à un degré de perfection et de pureté
+que je n'atteindrai jamais plus. Dans la mort
+seulement, comme je te l'écrivais un jour, je
+retrouverai peut-être la beauté de ce temps-là&hellip;</p>
+
+<p>Il changea de ton pour reprendre avec une animation
+étrange, en se rapprochant de moi:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, écoute, Seurel! Cette intrigue nouvelle
+et ce grand voyage, cette faute que j'ai commise
+et qu'il faut réparer, c'est, en un sens, mon
+ancienne aventure qui se poursuit&hellip;</p>
+
+<p>Un temps, pendant lequel péniblement il essaya
+de ressaisir ses souvenirs. J'avais manqué l'occasion
+précédente. Je ne voulais pour rien au monde
+laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai&mdash;trop
+vite, car je regrettai amèrement plus tard,
+de n'avoir pas attendu ses aveux.</p>
+
+<p>Je prononçai donc ma phrase, qui était préparée
+pour l'instant d'avant, mais qu'il n'allait plus
+maintenant. Je dis, sans un geste, à peine en
+soulevant un peu la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Et si je venais t'annoncer que tout espoir
+n'est pas perdu?&hellip;</p>
+
+<p>Il me regarda, puis, détournant brusquement
+les yeux, rougit comme je n'ai jamais vu quelqu'un
+rougir: une montée de sang qui devait lui
+cogner à grands coups dans les tempes&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu dire? demanda-t-il enfin, à
+peine distinctement.</p>
+
+<p>Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je
+savais, ce que j'avais fait, et comment, la face
+des choses ayant tourné, il semblait presque que
+ce fût Yvonne de Galais qui m'envoyait vers lui.</p>
+
+<p>Il était maintenant affreusement pâle.</p>
+
+<p>Durant tout ce récit, qu'il écoutait en silence,
+la tête un peu rentrée, dans l'attitude de quelqu'un
+qu'on a surpris et qui ne sait comment se
+défendre, se cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit,
+je me rappelle, qu'une seule fois. Je lui
+racontais, en passant, que toutes les Sablonnières
+avaient été démolies et que le Domaine d'autrefois
+n'existait plus:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit-il, tu vois&hellip; (comme s'il eût guetté
+une occasion de justifier sa conduite et le désespoir
+où il avait sombré) tu vois: il n'y a plus
+rien&hellip;</p>
+
+<p>Pour terminer, persuadé qu'enfin l'assurance
+de tant de facilité emporterait le reste de sa
+peine, je lui racontai qu'une partie de campagne
+était organisée par mon oncle Florentin, que
+M<sup>lle</sup> de Galais devait y venir à cheval et que lui-même
+était invité&hellip; Mais il paraissait complètement
+désemparé et continuait à ne rien répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut tout de suite décommander ton
+voyage, dis-je avec impatience. Allons avertir ta
+mère&hellip;</p>
+
+<p>Et comme nous descendions tous les deux:</p>
+
+<p>&mdash;Cette partie de campagne?&hellip; me demanda-t-il
+avec hésitation. Alors, vraiment, il faut que
+j'y aille?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Mais voyons, répliquai-je, cela ne se demande
+pas.</p>
+
+<p>Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les
+épaules.</p>
+
+<p>En bas, Augustin avertit M<sup>me</sup> Meaulnes que
+je déjeunerais avec eux, dînerais, coucherais là et
+que, le lendemain, lui-même louerait une bicyclette
+et me suivrait au Vieux-Nançay.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! très bien, fit-elle, en hochant la tête,
+comme si ces nouvelles eussent confirmé toutes
+ses prévisions.</p>
+
+<p>Je m'assis dans la petite salle à manger, sous
+les calendriers illustrés, les poignards ornementés
+et les outres soudanaises qu'un frère de M.
+Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait
+rapportés de ses lointains voyages&hellip;</p>
+
+<p>Augustin me laissa là un instant, avant le
+repas, et, dans la chambre voisine, où sa mère
+avait préparé ses bagages, je l'entendis qui lui
+disait, en baissant un peu la voix, de ne pas
+défaire sa malle,&mdash;car son voyage pouvait être
+seulement retardé&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch5">CHAPITRE V<br />
+<span class="small">LA PARTIE DE PLAISIR</span></h3>
+
+
+<p>J'eus peine à suivre Augustin sur la route du
+Vieux-Nançay. Il allait comme un coureur de
+bicyclette. Il ne descendait pas aux côtes. A
+son inexplicable hésitation de la veille avaient
+succédé une fièvre, une nervosité, un désir d'arriver
+au plus vite, qui ne laissaient pas de m'effrayer
+un peu. Chez mon oncle il montra la
+même impatience, il parut incapable de s'intéresser
+à rien jusqu'au moment où nous fûmes
+tous installés en voiture, vers dix heures, le
+lendemain matin, et prêts à partir pour les bords
+de la rivière.</p>
+
+<p>On était à la fin du mois d'août, au déclin de l'été.
+Déjà les fourreaux vides des châtaigniers jaunis
+commençaient à joncher les routes blanches. Le
+trajet n'était pas long; la ferme des Aubiers, près
+du Cher où nous allions, ne se trouvait guère qu'à
+deux kilomètres au delà des Sablonnières. De
+loin en loin, nous rencontrions d'autres invités
+en voiture, et même des jeunes gens à cheval,
+que Florentin avait conviés audacieusement au
+nom de M. de Galais&hellip; On s'était efforcé comme
+jadis de mêler riches et pauvres, châtelains et
+paysans. C'est ainsi que nous vîmes arriver à
+bicyclette Jasmin Delouche, qui, grâce au garde
+Baladier, avait fait naguère la connaissance de
+mon oncle.</p>
+
+<p>&mdash;Et voilà, dit Meaulnes en l'apercevant,
+celui qui tenait la clef de tout, pendant que nous
+cherchions jusqu'à Paris. C'est à désespérer!</p>
+
+<p>Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en
+était augmentée. L'autre, qui s'imaginait au contraire
+avoir droit à toute notre reconnaissance,
+escorta notre voiture de très près, jusqu'au bout. On
+voyait qu'il avait fait, misérablement, sans grand
+résultat, des frais de toilette, et les pans de sa
+jaquette élimée battaient le garde crotte de son
+vélocipède&hellip;</p>
+
+<p>Malgré la contrainte qu'il s'imposait pour être
+aimable, sa figure vieillotte ne parvenait pas à
+plaire. Il m'inspirait plutôt à moi une vague
+pitié. Mais de qui n'aurais-je pas eu pitié durant
+cette journée-là?&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir
+sans un obscur regret, comme une sorte d'étouffement.
+Je m'étais fait de ce jour tant de joie à
+l'avance! Tout paraissait si parfaitement concerté
+pour que nous soyons heureux. Et nous l'avons
+été si peu!&hellip;</p>
+
+<p>Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant!
+Sur la rive où l'on s'arrêta, le coteau venait finir
+en pente douce et la terre se divisait en petits
+prés verts, en saulaies séparées par des clôtures,
+comme autant de jardins minuscules. De l'autre
+côté de la rivière les bords étaient formés de collines
+grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus lointaines
+on découvrait, parmi les sapins, de petits
+châteaux romantiques avec une tourelle. Au loin,
+par instants, on entendait aboyer la meute du
+château de Préveranges.</p>
+
+<p>Nous étions arrivés en ce lieu par un dédale de
+petits chemins, tantôt hérissés de cailloux blancs,
+tantôt remplis de sable&mdash;chemins qu'aux abords
+de la rivière les sources vives transformaient en
+ruisseaux. Au passage, les branches des groseilliers
+sauvages nous agrippaient par la manche. Et
+tantôt nous étions plongés dans la fraîche obscurité
+des fonds de ravins, tantôt au contraire,
+les haies interrompues, nous baignions dans
+la claire lumière de toute la vallée. Au loin sur
+l'autre rive, quand nous approchâmes, un homme
+accroché aux rocs, d'un geste lent, tendait des
+cordes à poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu!</p>
+
+<p>Nous nous installâmes sur une pelouse, dans le
+retrait que formait un taillis de bouleaux. C'était
+une grande pelouse rase, où il semblait qu'il y
+eût place pour des jeux sans fin.</p>
+
+<p>Les voitures furent dételées; les chevaux conduits
+à la ferme des Aubiers. On commença à
+déballer les provisions dans le bois, et à dresser
+sur la prairie de petites tables pliantes que mon
+oncle avait apportées.</p>
+
+<p>Il fallut, à ce moment, des gens de bonne
+volonté, pour aller à l'entrée du grand chemin
+voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer
+où nous étions. Je m'offris aussitôt; Meaulnes
+me suivit, et nous allâmes nous poster près du
+pont suspendu, au carrefour de plusieurs sentiers
+et du chemin qui venait des Sablonnières.</p>
+
+<p>Marchant de long en large, parlant du passé,
+tâchant tant bien que mal de nous distraire, nous
+attendions. Il arriva encore une voiture du Vieux-Nançay,
+des paysans inconnus avec une grande
+fille enrubannée. Puis plus rien. Si, trois enfants
+dans une voiture à âne, les enfants de l'ancien
+jardinier des Sablonnières.</p>
+
+<p>&mdash;Il me semble que je les reconnais, dit
+Meaulnes. Ce sont eux, je crois bien, qui m'ont
+pris par la main jadis, le premier soir de la
+fête, et m'ont conduit au dîner&hellip;</p>
+
+<p>Mais à ce moment, l'âne ne voulant plus marcher,
+les enfants descendirent pour le piquer, le
+tirer, cogner sur lui tant qu'ils purent; alors
+Meaulnes, déçu, prétendit s'être trompé&hellip;</p>
+
+<p>Je leur demandai s'ils avaient rencontré sur
+la route M. et M<sup>lle</sup> de Galais. L'un d'eux répondit
+qu'il ne savait pas; l'autre: Je pense
+que oui, monsieur. Et nous ne fûmes pas plus
+avancés.</p>
+
+<p>Ils descendirent enfin vers la pelouse, les uns
+tirant l'ânon par la bride, les autres poussant
+derrière la voiture. Nous reprîmes notre attente.
+Meaulnes regardait fixement le détour du chemin
+des Sablonnières, guettant avec une sorte
+d'effroi la venue de la jeune fille qu'il avait
+tant cherchée jadis. Un énervement bizarre
+et presque comique, qu'il passait sur Jasmin,
+s'était emparé de lui. Du petit talus où nous
+étions grimpés pour voir au loin le chemin, nous
+apercevions sur la pelouse, en contre-bas, un
+groupe d'invités où Delouche essayait de faire
+bonne figure.</p>
+
+<p>&mdash;Regarde-le pérorer, cet imbécile, me disait
+Meaulnes.</p>
+
+<p>Et je lui répondais:</p>
+
+<p>&mdash;Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre
+garçon.</p>
+
+<p>Augustin ne désarmait pas. Là-bas, un lièvre
+ou un écureuil avait dû déboucher d'un fourré.
+Jasmin, pour assurer sa contenance, fit mine de
+le poursuivre:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, bon! Il court, maintenant&hellip;, fit
+Meaulnes, comme si vraiment cette audace-là
+dépassait toutes les autres!</p>
+
+<p>Et cette fois je ne pus m'empêcher de rire.
+Meaulnes aussi; mais ce ne fut qu'un éclair.
+Après un nouveau quart d'heure:</p>
+
+<p>&mdash;Si elle ne venait pas?&hellip; dit-il.</p>
+
+<p>Je répondis:</p>
+
+<p>&mdash;Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus
+patient!</p>
+
+<p>Il recommença de guetter. Mais, à la fin, incapable
+de supporter plus longtemps cette attente
+intolérable:</p>
+
+<p>&mdash;Écoute-moi, dit-il. Je redescends avec les
+autres. Je ne sais ce qu'il y a maintenant contre
+moi: mais si je reste là, je sens qu'elle ne
+viendra jamais&mdash;qu'il est impossible qu'au
+bout de ce chemin, tout à l'heure, elle apparaisse.</p>
+
+<p>Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout
+seul. Je fis quelque cent mètres sur la petite
+route, pour passer le temps. Et au premier détour
+j'aperçus Yvonne de Galais, montée en
+amazone sur son vieux cheval blanc, si fringant
+ce matin-là qu'elle était obligée de tirer sur les
+rênes pour l'empêcher de trotter. A la tête du
+cheval, péniblement, en silence, marchait M. de
+Galais. Sans doute ils avaient dû se relayer sur la
+route, chacun à tour de rôle se servant de la
+vieille monture.</p>
+
+<p>Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit,
+sauta prestement à terre, et confiant les rênes à
+son père se dirigea vers moi qui accourais:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous
+trouver seul. Car je ne veux montrer à personne
+qu'à vous le vieux Bélisaire, ni le mettre avec les
+autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux
+d'abord; puis je crains toujours qu'il ne soit
+blessé par un autre. Or, je n'ose monter que lui,
+et, quand il sera mort, je n'irai plus à cheval!&hellip;</p>
+
+<p>Chez M<sup>lle</sup> de Galais, comme chez Meaulnes, je
+sentais sous cette animation charmante, sous
+cette grâce en apparence si paisible, de l'impatience
+et presque de l'anxiété. Elle parlait plus
+vite qu'à l'ordinaire. Malgré ses joues et ses pommettes
+roses, il y avait autour de ses yeux, à son
+front, par endroits, une pâleur violente où se
+lisait tout son trouble.</p>
+
+<p>Nous convînmes d'attacher Bélisaire à un arbre
+dans un petit bois, proche de la route. Le vieux
+M. de Galais, sans mot dire comme toujours,
+sortit le licol des fontes et attacha la bête&mdash;un
+peu bas à ce qu'il me sembla. De la ferme je
+promis d'envoyer tout à l'heure du foin, de
+l'avoine, de la paille&hellip;</p>
+
+<p>Et M<sup>lle</sup> de Galais arriva sur la pelouse comme
+jadis, je l'imagine, elle descendit vers la berge
+du lac, lorsque Meaulnes l'aperçut pour la
+première fois.</p>
+
+<p>Donnant le bras à son père, écartant de sa main
+gauche le pan du grand manteau léger qui l'enveloppait,
+elle s'avançait vers les invités, de son
+air à la fois si sérieux et si enfantin. Je marchais
+auprès d'elle. Tous les invités éparpillés ou jouant
+au loin s'étaient dressés et rassemblés pour l'accueillir;
+il y eut un bref instant de silence pendant
+lequel chacun la regarda s'approcher.</p>
+
+<p>Meaulnes s'était mêlé au groupe des jeunes
+hommes et rien ne pouvait le distinguer de ses
+compagnons, sinon sa haute taille: encore y avait-il
+là des jeunes gens presque aussi grands que lui.
+Il ne fit rien qui pût le désigner à l'attention, pas
+un geste ni un pas en avant. Je le voyais, vêtu
+de gris, immobile, regardant fixement, comme
+tous les autres, la si belle jeune fille qui venait.
+A la fin, pourtant, d'un mouvement inconscient
+et gêné, il avait passé sa main sur sa tête nue,
+comme pour cacher, au milieu de ses compagnons
+aux cheveux bien peignés, sa rude tête rasée de
+paysan.</p>
+
+<p>Puis le groupe entoura M<sup>lle</sup> de Galais. On lui
+présenta les jeunes filles et les jeunes gens qu'elle
+ne connaissait pas&hellip; Le tour allait venir de mon
+compagnon; et je me sentais aussi anxieux qu'il
+pouvait l'être. Je me disposais à faire moi-même
+cette présentation.</p>
+
+<p>Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune
+fille s'avançait vers lui avec une décision et une
+gravité surprenantes:</p>
+
+<p>&mdash;Je reconnais Augustin Meaulnes, dit-elle.</p>
+
+<p>Et elle lui tendit la main.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch6">CHAPITRE VI<br />
+<span class="small">LA PARTIE DE PLAISIR</span> <i>(fin)</i></h3>
+
+
+<p>De nouveaux venus s'approchèrent presque
+aussitôt pour saluer Yvonne de Galais, et les deux
+jeunes gens se trouvèrent séparés. Un malheureux
+hasard voulut qu'ils ne fussent point réunis pour
+le déjeuner à la même petite table. Mais Meaulnes
+semblait avoir repris confiance et courage. A plusieurs
+reprises, comme je me trouvais isolé entre
+Delouche et M. de Galais, je vis de loin mon
+compagnon qui me faisait, de la main, un signe
+d'amitié.</p>
+
+<p>C'est vers la fin de la soirée seulement, lorsque
+les jeux, la baignade, les conversations, les promenades
+en bateau dans l'étang voisin se furent
+un peu partout organisés, que Meaulnes, de nouveau,
+se trouva en présence de la jeune fille. Nous
+étions à causer avec Delouche, assis sur des chaises
+de jardin que nous avions apportées lorsque,
+quittant délibérément un groupe de jeune gens
+ou elle paraissait s'ennuyer, M<sup>lle</sup> Yvonne de
+Galais s'approcha de nous. Elle nous demanda,
+je me rappelle, pourquoi nous ne canotions pas
+sur le lac des Aubiers, comme les autres.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avions fait quelques tours cet après-midi,
+répondis-je. Mais cela est bien monotone et
+nous avons été vite fatigués.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la
+rivière? dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Le courant est trop fort, nous risquerions
+d'être emportés.</p>
+
+<p>&mdash;Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot à
+pétrole ou un bateau à vapeur comme celui d'autrefois.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne l'avons plus, dit-elle presque à voix
+basse, nous l'avons vendu.</p>
+
+<p>Et il se fit un silence gêné.</p>
+
+<p>Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait
+rejoindre M. de Galais.</p>
+
+<p>&mdash;Je saurai bien, dit-il, où le retrouver.</p>
+
+<p>Bizarrerie du hasard! Ces deux êtres si parfaitement
+dissemblables s'étaient plu et depuis
+le matin ne se quittaient guère. M. de Galais
+m'avait pris à part un instant, au début de la
+soirée, pour me dire que j'avais là un ami plein
+de tact, de déférence et de qualités. Peut-être même
+avait-il été jusqu'à lui confier le secret de l'existence
+de Bélisaire et le lieu de sa cachette.</p>
+
+<p>Je pensai moi aussi à m'éloigner, mais je sentais
+les deux jeunes gens si gênés, si anxieux l'un en
+face de l'autre, que je jugeai prudent de ne pas
+le faire&hellip;</p>
+
+<p>Tant de discrétion de la part de Jasmin, tant
+de précaution de la mienne servirent à peu de
+chose. Ils parlèrent. Mais invariablement, avec un
+entêtement dont il ne se rendait certainement pas
+compte, Meaulnes en revenait à toutes les merveilles
+de jadis. Et chaque fois la jeune fille au
+supplice devait lui répéter que tout était disparu:
+la vieille demeure si étrange et si compliquée,
+abattue; le grand étang, asséché, comblé; et dispersés,
+les enfants aux charmants costumes&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ah! faisait simplement Meaulnes avec désespoir
+et comme si chacune de ces disparitions
+lui eût donné raison contre la jeune fille ou contre
+moi&hellip;</p>
+
+<p>Nous marchions côte à côte&hellip; Vainement
+j'essayais de faire diversion à la tristesse qui nous
+gagnait tous les trois. D'une question abrupte,
+Meaulnes, de nouveau, cédait à son idée fixe. Il
+demandait des renseignements sur tout ce qu'il
+avait vu autrefois: les petites filles, le conducteur
+de la vieille berline, les poneys de la course. «Les
+poneys sont vendus aussi? Il n'y a plus de chevaux
+au Domaine?&hellip;»</p>
+
+<p>Elle répondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne
+parla pas de Bélisaire.</p>
+
+<p>Alors il évoqua les objets de sa chambre: les
+candélabres, la grande glace, le vieux luth brisé&hellip;
+Il s'enquérait de tout cela, avec une passion insolite,
+comme s'il eût voulu se persuader que rien
+ne subsistait de sa belle aventure, que la jeune
+fille ne lui rapporterait pas une épave capable de
+prouver qu'ils n'avaient pas rêvé tous les deux,
+comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un
+caillou et des algues&hellip;</p>
+
+<p>M<sup>lle</sup> de Galais et moi, nous ne pûmes nous
+empêcher de sourire tristement: elle se décida
+à lui expliquer:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne reverrez pas le beau château que
+nous avions arrangé, monsieur de Galais et moi, pour le
+pauvre Frantz.</p>
+
+<p>»Nous passions notre vie à faire ce qu'il
+demandait. C'était un être si étrange, si charmant!
+Mais tout a disparu avec lui le soir de ses fiançailles
+manquées.</p>
+
+<p>»Déjà monsieur de Galais était ruiné sans que nous
+le sachions. Frantz avait fait des dettes et ses
+anciens camarades&mdash;apprenant sa disparition&hellip;
+ont aussitôt réclamé auprès de nous. Nous sommes
+devenus pauvres; M<sup>me</sup> de Galais est morte et
+nous avons perdu tous nos amis en quelques
+jours.</p>
+
+<p>»Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il
+retrouve ses amis et sa fiancée; que la noce
+interrompue se fasse et peut-être tout reviendra-t-il
+comme c'était autrefois. Mais le passé
+peut-il renaître?</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait! dit Meaulnes pensif. Et il ne
+demanda plus rien.</p>
+
+<p>Sur l'herbe courte et légèrement jaunie déjà,
+nous marchions tous les trois sans bruit: Augustin
+avait à sa droite près de lui la jeune fille qu'il
+avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait
+une de ces dures questions, elle tournait vers lui
+lentement, pour lui répondre, son charmant visage
+inquiet; et une fois, en lui parlant, elle avait posé
+doucement sa main sur son bras, d'un geste plein
+de confiance et de faiblesse. Pourquoi le grand
+Meaulnes était-il là comme un étranger, comme
+quelqu'un qui n'a pas trouvé ce qu'il cherchait et
+que rien d'autre ne peut intéresser? Ce bonheur-là,
+trois ans plus tôt, il n'eût pu le supporter sans
+effroi, sans folie, peut-être. D'où venait donc ce
+vide, cet éloignement, cette impuissance à être
+heureux, qu'il y avait en lui, à cette heure?</p>
+
+<p>Nous approchions du petit bois où le matin
+M. de Galais avait attaché Bélisaire; le soleil vers
+son déclin allongeait nos ombres sur l'herbe; à
+l'autre bout de la pelouse, nous entendions,
+assourdis par l'éloignement, comme un bourdonnement
+heureux, les voix des joueurs et des fillettes,
+et nous restions silencieux dans ce calme
+admirable, lorsque nous entendîmes chanter de
+l'autre côté du bois, dans la direction des Aubiers,
+la ferme du bord de l'eau. C'était la voix jeune
+et lointaine de quelqu'un qui mène ses bêtes à
+l'abreuvoir, un air rythmé comme un air de danse,
+mais que l'homme étirait et alanguissait comme
+une vieille ballade triste:</p>
+
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Mes souliers sont rouges&hellip;</div>
+<div class="verse">Adieu, mes amours!</div>
+<div class="verse">Mes souliers sont rouges&hellip;</div>
+<div class="verse">Adieu, sans retour!</div>
+</div>
+
+<p>Meaulnes avait levé la tête et écoutait. Ce n'était
+rien qu'un de ces airs que chantaient les paysans
+attardés, au Domaine sans nom, le dernier soir de
+la fête, quand déjà tout s'était écroulé&hellip; Rien
+qu'un souvenir&mdash;le plus misérable&mdash;de ces
+beaux jours qui ne reviendraient plus.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous l'entendez? dit Meaulnes à mi-voix.
+Oh! je vais aller voir qui c'est. Et tout
+de suite il s'engagea dans le petit bois. Presque
+aussitôt la voix se tut; on entendit encore une
+seconde l'homme siffler ses bêtes en s'éloignant;
+puis plus rien&hellip;</p>
+
+<p>Je regardai la jeune fille. Pensive et accablée,
+elle avait les yeux fixés sur le taillis où Meaulnes
+venait de disparaître. Que de fois, plus tard, elle
+devait regarder ainsi, pensivement, le passage par
+où s'en irait à jamais le grand Meaulnes!</p>
+
+<p>Elle se tourna vers moi:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est pas heureux, dit-elle douloureusement.</p>
+
+<p>Elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Et peut-être que je ne puis rien pour
+lui?&hellip;</p>
+
+<p>J'hésitais à répondre, craignant que Meaulnes,
+qui devait d'un saut avoir gagné la ferme et qui
+maintenant revenait par le bois, ne surprît notre
+conversation. Mais j'allais l'encourager cependant;
+lui dire de ne pas craindre de brusquer le grand
+gars; qu'un secret sans doute le désespérait et
+que jamais de lui-même il ne se confierait à elle
+ni à personne&mdash;lorsque soudain, de l'autre côté
+du bois, partit un cri; puis nous entendîmes un
+piétinement comme d'un cheval qui pétarade et
+le bruit d'une dispute à voix entrecoupées&hellip; Je
+compris tout de suite qu'il était arrivé un accident
+au vieux Bélisaire et je courus vers l'endroit d'où
+venait tout le tapage. M<sup>lle</sup> de Galais me suivit de
+loin. Du fond de la pelouse on avait dû
+remarquer notre mouvement, car j'entendis, au
+moment où j'entrai dans le taillis, les cris des
+gens qui accouraient.</p>
+
+<p>Le vieux Bélisaire, attaché trop bas, s'était pris
+une patte de devant dans sa longe; il n'avait pas
+bougé jusqu'au moment où M. de Galais et
+Delouche, au cours de leur promenade, s'étaient
+approchés de lui; effrayé, excité par l'avoine insolite
+qu'on lui avait donnée, il s'était débattu
+furieusement; les deux hommes avaient essayé de
+le délivrer, mais si maladroitement qu'ils avaient
+réussi à l'empêtrer davantage, tout en risquant
+d'essuyer de dangereux coups de sabots. C'est à ce
+moment que par hasard Meaulnes, revenant des
+Aubiers, était tombé sur le groupe. Furieux de tant
+de gaucherie, il avait bousculé les deux hommes
+au risque de les envoyer rouler dans le buisson.
+Avec précaution mais en un tour de main il avait
+délivré Bélisaire. Trop tard, car le mal était déjà
+fait; le cheval devait avoir un nerf foulé, quelque
+chose de brisé peut-être, car il se tenait piteusement
+la tête basse, sa selle à demi dessanglée sur
+le dos, une patte repliée sous son ventre et toute
+tremblante. Meaulnes, penché, le tâtait et l'examinait
+sans rien dire.</p>
+
+<p>Lorsqu'il releva la tête, presque tout le monde
+était là rassemblé, mais il ne vit personne. Il
+était fâché rouge.</p>
+
+<p>&mdash;Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu
+l'attacher de la sorte! Et lui laisser sa selle sur
+le dos toute la journée? Et qui a eu l'audace de
+seller ce vieux cheval, bon tout au plus pour une
+carriole.</p>
+
+<p>Delouche voulut dire quelque chose&mdash;tout
+prendre sur lui.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi donc! C'est ta faute encore. Je t'ai
+vu tirer bêtement sur sa longe pour le dégager.</p>
+
+<p>Et se baissant de nouveau, il se remit à frotter
+le jarret du cheval avec le plat de la main.</p>
+
+<p>M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le
+tort de vouloir sortir de sa réserve. Il bégaya:</p>
+
+<p>&mdash;Les officiers de marine ont l'habitude&hellip; Mon
+cheval&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il est à vous? dit Meaulnes un peu
+calmé, très rouge, en tournant la tête de côté
+vers le vieillard.</p>
+
+<p>Je crus qu'il allait changer de ton, faire des
+excuses. Il souffla un instant. Et je vis alors qu'il
+prenait un plaisir amer et désespéré à aggraver
+la situation, à tout briser à jamais, en disant
+avec insolence:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien je ne vous fais pas mon compliment.</p>
+
+<p>Quelqu'un suggéra:</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être que de l'eau fraîche&hellip; En le baignant
+dans le gué&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Il faut, dit Meaulnes sans répondre, emmener
+tout de suite ce vieux cheval, pendant qu'il peut
+encore marcher,&mdash;et il n'y a pas de temps à
+perdre!&mdash;le mettre à l'écurie et ne jamais plus
+l'en sortir.</p>
+
+<p>Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussitôt. Mais
+M<sup>lle</sup> de Galais les remercia vivement. Le visage
+en feu, prête à fondre en larmes, elle dit au
+revoir à tout le monde, et même à Meaulnes
+décontenancé, qui n'osa pas la regarder. Elle
+prit la bête par les rênes, comme on donne à
+quelqu'un la main, plutôt pour s'approcher d'elle
+davantage que pour la conduire&hellip; Le vent de
+cette fin d'été était si tiède sur le chemin des
+Sablonnières qu'on se serait cru au mois de mai,
+et les feuilles des haies tremblaient à la brise du
+sud&hellip; Nous la vîmes partir ainsi, son bras à
+demi sorti du manteau, tenant dans sa main
+étroite la grosse rêne de cuir. Son père marchait
+péniblement à côté d'elle&hellip;</p>
+
+<p>Triste fin de soirée! Peu à peu, chacun ramassa
+ses paquets, ses couverts; on plia les chaises, on
+démonta les tables; une à une, les voitures
+chargées de bagages et de gens partirent, avec
+des chapeaux levés et des mouchoirs agités. Les
+derniers nous restâmes sur le terrain avec mon
+oncle Florentin, qui ruminait comme nous, sans
+rien dire, ses regrets et sa grosse déception.</p>
+
+<p>Nous aussi, nous partîmes, emportés vivement,
+dans notre voiture bien suspendue, par notre
+beau cheval alezan. La roue grinça au tournant
+dans le sable et bientôt, Meaulnes et moi, qui
+étions assis sur le siège de derrière, nous vîmes
+disparaître sur la petite route l'entrée du chemin
+de traverse que le vieux Bélisaire et ses maîtres
+avaient pris&hellip;</p>
+
+<p>Mais alors mon compagnon&mdash;l'être que
+je sache au monde le plus incapable de pleurer&mdash;tourna
+soudain vers moi son visage bouleversé
+par une irrésistible montée de larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez, voulez-vous? dit-il en mettant la
+main sur l'épaule de Florentin. Ne vous occupez
+pas de moi? Je reviendrai tout seul, à pied.</p>
+
+<p>Et d'un bond, la main au garde-boue de la
+voiture, il sauta à terre. A notre stupéfaction,
+rebroussant chemin, il se prit à courir, et courut
+jusqu'au petit chemin que nous venions de passer,
+les chemin des Sablonnières. Il dut arriver au
+Domaine par cette allée de sapins qu'il avait
+suivie jadis, où il avait entendu, vagabond caché
+dans les basses branches, la conversation mystérieuse
+des beaux enfants inconnus&hellip;</p>
+
+<p>Et c'est ce soir-là, avec des sanglots, qu'il
+demanda en mariage M<sup>lle</sup> de Galais.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch7">CHAPITRE VII<br />
+<span class="small">LE JOUR DES NOCES</span></h3>
+
+
+<p>C'est un jeudi, au commencement de février, un
+beau jeudi soir glacé, où le grand vent souffle. Il est
+trois heures et demie, quatre heures&hellip; Sur les
+haies, auprès des bourgs, les lessives sont étendues
+depuis midi et sèchent à la bourrasque.
+Dans chaque maison, le feu de la salle à manger
+fait luire tout un reposoir de joujoux vernis.
+Fatigué de jouer, l'enfant s'est assis auprès de sa
+mère et il lui fait raconter la journée de son
+mariage&hellip;</p>
+
+<p>Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n'a
+qu'à monter dans son grenier et il entendra,
+jusqu'au soir, siffler et gémir les naufrages; il
+n'a qu'à s'en aller dehors, sur la route, et le
+vent lui rabattra son foulard sur la bouche
+comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer.
+Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a,
+au bord d'un chemin boueux, la maison des
+Sablonnières, où mon ami Meaulnes est rentré
+avec Yvonne de Galais, qui est sa femme depuis
+midi.</p>
+
+<p>Les fiançailles ont duré cinq mois. Elles ont
+été paisibles, aussi paisibles que la première entrevue
+avait été mouvementée. Meaulnes est venu
+très souvent aux Sablonnières, à bicyclette ou en
+voiture. Plus de deux fois par semaine, cousant
+ou lisant près de la grande fenêtre qui donne sur
+la lande et les sapins, M<sup>lle</sup> de Galais a vu tout d'un
+coup sa haute silhouette rapide passer derrière le
+rideau, car il vient toujours par l'allée détournée
+qu'il a prise autrefois. Mais c'est la seule allusion&mdash;tacite&mdash;qu'il
+fasse au passé. Le bonheur semble
+avoir endormi son étrange tourment.</p>
+
+<p>De petits événements ont fait date pendant ces
+cinq calmes mois. On m'a nommé instituteur au
+hameau de Saint-Benoist des Champs. Saint-Benoist
+n'est pas un village. Ce sont des fermes disséminées
+à travers la campagne, et la maison d'école
+est complètement isolée sur une côte au bord
+de la route. Je mène une vie bien solitaire; mais,
+en passant par les champs, il ne faut que trois
+quarts d'heure de marche pour gagner les Sablonnières.</p>
+
+<p>Delouche est maintenant chez son oncle, qui
+est entrepreneur de maçonnerie au Vieux-Nançay.
+Ce sera bientôt lui le patron. Il vient souvent me
+voir. Meaulnes, sur la prière de M<sup>lle</sup> de Galais, est
+maintenant très aimable avec lui.</p>
+
+<p>Et ceci explique comment nous sommes là
+tous deux à rôder, vers quatre heures de l'après-midi,
+alors que les gens de la noce sont déjà
+tous repartis.</p>
+
+<p>Le mariage s'est fait à midi, avec le plus
+de silence possible, dans l'ancienne chapelle
+des Sablonnières qu'on n'a pas abattue et que
+les sapins cachent à moitié sur le versant de
+la côte prochaine. Après un déjeuner rapide, la
+mère de Meaulnes, M. Seurel et Millie, Florentin
+et les autres sont remontés en voiture. Il n'est
+resté que Jasmin et moi&hellip;</p>
+
+<p>Nous errons à la lisière des bois qui sont derrière
+la maison des Sablonnières, au bord du
+grand terrain en friche, emplacement ancien du
+Domaine aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer
+et sans savoir pourquoi, nous sommes remplis
+d'inquiétude. En vain nous essayons de distraire
+nos pensées et de tromper notre angoisse en nous
+montrant, au cours de notre promenade errante,
+les bauges des lièvres et les petits sillons de sable
+où les lapins ont gratté fraîchement&hellip; un collet
+tendu&hellip; la trace d'un braconnier&hellip; Mais sans
+cesse nous revenons à ce bord du taillis, d'où l'on
+découvre la maison silencieuse et fermée&hellip;</p>
+
+<p>Au bas de la grande croisée qui donne sur les
+sapins, il y a un balcon de bois, envahi par les
+herbes folles, que couche le vent. Une lueur comme
+d'un feu allumé se reflète sur les carreaux de la
+fenêtre. De temps à autre, une ombre passe. Tout
+autour, dans les champs environnants, dans le
+potager, dans le seule ferme qui reste des anciennes
+dépendances, silence et solitude. Les métayers
+sont partis au bourg pour fêter le bonheur
+de leurs maîtres.</p>
+
+<p>De temps à autre, le vent chargé d'une buée
+qui est presque de la pluie nous mouille la figure
+et nous apporte la parole perdue d'un piano. Là-bas,
+dans la maison fermée, quelqu'un joue. Je
+m'arrête un instant pour écouter en silence. C'est
+d'abord comme une voix tremblante qui, de très
+loin, ose à peine chanter sa joie&hellip; C'est comme le
+rire d'une petite fille qui, dans sa chambre, a été
+chercher tous ses jouets et les répand devant son
+ami&hellip; Je pense aussi à la joie craintive encore
+d'une femme qui a été mettre une belle robe et
+qui vient la montrer et ne sait pas si elle
+plaira&hellip; Cet air que je ne connais pas, c'est aussi
+une prière, une supplication au bonheur de ne
+pas être trop cruel, un salut et comme un agenouillement
+devant le bonheur&hellip;</p>
+
+<p>Je pense: «Ils sont heureux enfin. Meaulnes
+est là-bas près d'elle&hellip;»</p>
+
+<p>Et savoir cela, en être sûr, suffit au contentement
+parfait du brave enfant que je suis.</p>
+
+<p>A ce moment, tout absorbé, le visage mouillé
+par le vent de la plaine comme par l'embrun de
+la mer, je sens qu'on me touche l'épaule:</p>
+
+<p>&mdash;Écoute! dit Jasmin tout bas.</p>
+
+<p>Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger;
+et, lui-même, la tête inclinée, le sourcil
+froncé, il écoute&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch8">CHAPITRE VIII<br />
+<span class="small">L'APPEL DE FRANTZ</span></h3>
+
+
+<p>&mdash;Hou-ou!</p>
+
+<p>Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel
+sur deux notes, haute et basse, que j'ai déjà
+entendu jadis&hellip; Ah! je me souviens: c'est le cri
+du grand comédien lorsqu'il hélait son jeune
+compagnon à la grille de l'école. C'est l'appel à
+quoi Frantz nous avait fait jurer de nous rendre,
+n'importe où et n'importe quand. Mais que demande-t-il
+ici, aujourd'hui, celui-là?</p>
+
+<p>&mdash;Cela vient de la grande sapinière à gauche,
+dis-je à mi-voix. C'est un braconnier sans doute.</p>
+
+<p>Jasmin secoua la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais bien que non, dit-il.</p>
+
+<p>Puis, plus bas:</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis
+ce matin. J'ai surpris Ganache à onze heures en
+train de guetter dans un champ auprès de la
+chapelle. Il a détalé en m'apercevant. Ils sont
+venus de loin peut-être à bicyclette, car il était
+couvert de boue jusqu'au milieu du dos&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Mais que cherchent-ils?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien. Mais à coup sûr il faut que
+nous les chassions. Il ne faut pas les laisser
+rôder aux alentours. Ou bien toutes les folies
+vont recommencer&hellip;</p>
+
+<p>Je suis de cet avis, sans l'avouer.</p>
+
+<p>&mdash;Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de
+voir ce qu'ils veulent et de leur faire entendre
+raison&hellip;</p>
+
+<p>Lentement, silencieusement, nous nous glissons
+donc en nous baissant à travers le taillis jusqu'à
+la grande sapinière, d'où part, à intervalles réguliers,
+ce cri prolongé qui n'est pas en soi plus
+triste qu'autre chose, mais qui nous semble à
+tous les deux de sinistre augure.</p>
+
+<p>Il est difficile, dans cette partie du bois de
+sapins, où le regard s'enfonce entre les troncs
+régulièrement plantés, de surprendre quelqu'un
+et de s'avancer sans être vu. Nous n'essayons
+même pas. Je me poste à l'angle du bois. Jasmin va
+se placer à l'angle opposé, de façon à commander
+comme moi, de l'extérieur, deux des côtés du
+rectangle et à ne pas laisser fuir l'un des bohémiens
+sans le héler. Ces dispositions prises, je
+commence à jouer mon rôle d'éclaireur pacifique
+et j'appelle:</p>
+
+<p>&mdash;Frantz!&hellip;</p>
+
+<p>«&hellip;Frantz! Ne craignez rien. C'est moi,
+Seurel; je voudrais vous parler&hellip;</p>
+
+<p>Un instant de silence; je vais me décider à
+crier encore, lorsque, au c&oelig;ur même de la sapinière,
+où mon regard n'atteint pas tout à fait,
+une voix commande:</p>
+
+<p>&mdash;Restez où vous êtes: il va venir vous
+trouver.</p>
+
+<p>Peu à peu, entre les grands sapins que l'éloignement
+fait paraître serrés, je distingue la
+silhouette du jeune homme qui s'approche. Il
+paraît couvert de boue et mal vêtu; des épingles
+de bicyclette serrent le bas de son pantalon, une
+vieille casquette à ancre est plaquée sur ses cheveux
+trop longs; je vois maintenant sa figure
+amaigrie&hellip; Il semble avoir pleuré.</p>
+
+<p>S'approchant de moi, résolument:</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous? demande-t-il d'un air très
+insolent.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous-même, Frantz, que faites-vous ici?
+Pourquoi venez-vous troubler ceux qui sont heureux?
+Qu'avez-vous à demander? Dites-le.</p>
+
+<p>Ainsi interrogé directement, il rougit un peu,
+balbutie, répond seulement:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis malheureux, moi, je suis malheureux.</p>
+
+<p>Puis, la tête dans le bras, appuyé à un tronc
+d'arbre, il se prend à sangloter amèrement.
+Nous avons fait quelques pas dans la sapinière.
+L'endroit est parfaitement silencieux. Pas même
+la voix du vent que les grands sapins de la
+lisière arrêtent. Entre les troncs réguliers se
+répète et s'éteint le bruit des sanglots étouffés du
+jeune homme. J'attendis que cette crise s'apaise et
+je dis, en lui mettant la main sur l'épaule:</p>
+
+<p>&mdash;Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous
+mènerai auprès d'eux. Ils vous accueilleront
+comme un enfant perdu qu'on a retrouvé et toute
+sera fini.</p>
+
+<p>Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix
+assourdie par les larmes, malheureux, entêté,
+colère, il reprenait:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi?
+Pourquoi ne répond-il pas quand je l'appelle?
+Pourquoi ne tient-il pas sa promesse?</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Frantz, répondis-je, le temps des
+fantasmagories et des enfantillages est passé. Ne
+troublez pas avec des folies le bonheur de ceux
+que vous aimez; de votre s&oelig;ur et d'Augustin
+Meaulnes.</p>
+
+<p>&mdash;Mais lui seul peut me sauver, vous le savez
+bien. Lui seul est capable de retrouver la trace
+que je cherche. Voilà bientôt trois ans que
+Ganache et moi nous battons toute la France
+sans résultat. Je n'avais plus confiance qu'en
+votre ami. Et voici qu'il ne répond plus. Il a
+trouvé son amour, lui. Pourquoi maintenant,
+ne pense-t-il pas à moi? Il faut qu'il se mette en
+route. Yvonne le laissera bien partir&hellip; Elle ne
+m'a jamais rien refusé.</p>
+
+<p>Il me montrait un visage où, dans la poussière
+et la boue, les larmes avaient tracé des sillons
+sales, un visage de vieux gamin épuisé et battu.
+Ses yeux étaient cernés de taches de rousseur;
+son menton, mal rasé; ses cheveux trop longs
+traînaient sur son col sale. Les mains dans les
+poches, il grelottait. Ce n'était plus ce royal enfant
+en guenilles des années passées. De c&oelig;ur, sans
+doute, il était plus enfant que jamais: impérieux,
+fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet
+enfantillage était pénible à supporter chez ce garçon
+déjà légèrement vieilli&hellip; Naguère, il y avait
+en lui tant d'orgueilleuse jeunesse que toute
+folie au monde lui paraissait permise. A présent,
+on était d'abord tenté de le plaindre pour n'avoir
+pas réussi sa vie; puis de lui reprocher ce rôle
+absurde de jeune héros romantique où je le
+voyais s'entêter&hellip; Et enfin je pensais malgré moi
+que notre beau Frantz aux belles amours avait
+dû se mettre à voler pour vivre, tout comme
+son compagnon Ganache&hellip; Tant d'orgueil avait
+abouti à cela!</p>
+
+<p>&mdash;Si je vous promets, dis-je enfin, après avoir
+réfléchi, que dans quelques jours Meaulnes se
+mettra en campagne pour vous, rien que pour
+vous?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Il réussira, n'est-ce pas? Vous en êtes sûr?
+me demanda-t-il en claquant des dents.</p>
+
+<p>&mdash;Je le pense. Tout devient possible avec lui!</p>
+
+<p>&mdash;Et comment le saurai-je? Qui me le dira?</p>
+
+<p>&mdash;Vous reviendrez ici dans un an exactement,
+à cette même heure: vous trouverez la jeune fille
+que vous aimez.</p>
+
+<p>Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler
+les nouveaux époux, mais m'enquérir auprès de
+la tante Moinel et faire diligence moi-même pour
+trouver la jeune fille.</p>
+
+<p>Le bohémien me regardait dans les yeux avec
+une volonté de confiance vraiment admirable.
+Quinze ans, il avait encore et tout de même
+quinze ans!&mdash;l'âge que nous avions à Sainte-Agathe,
+le soir du balayage des classes, quand
+nous fîmes tous les trois ce terrible serment
+enfantin.</p>
+
+<p>Le désespoir le reprit lorsqu'il fut obligé de
+dire:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, nous allons partir.</p>
+
+<p>Il regarda, certainement avec un grand serrement
+de c&oelig;ur, tous ces bois d'alentour qu'il
+allait de nouveau quitter.</p>
+
+<p>&mdash;Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les
+routes d'Allemagne. Nous avons laissé nos voitures
+au loin. Et depuis trente heures, nous
+marchions sans arrêt. Nous pensions arriver à
+temps pour emmener Meaulnes avant le mariage
+et chercher avec lui ma fiancée, comme il a
+cherché le Domaine des Sablonnières.</p>
+
+<p>Puis, repris par sa terrible puérilité:</p>
+
+<p>&mdash;Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant,
+parce que si je le rencontrais ce serait affreux.</p>
+
+<p>Peu à peu, entre les sapins, je vis disparaître
+sa silhouette grise. J'appelai Jasmin et nous
+allâmes reprendre notre faction. Mais presque
+aussitôt, nous aperçûmes, là-bas, Augustin qui
+fermait les volets de la maison et nous fûmes
+frappés par l'étrangeté de son allure.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch9">CHAPITRE IX<br />
+<span class="small">LES GENS HEUREUX</span></h3>
+
+
+<p>Plus tard, j'ai su par le menu détail tout ce
+qui s'était passé là-bas&hellip;</p>
+
+<p>Dans le salon des Sablonnières, dès le début
+de l'après-midi, Meaulnes et sa femme, que
+j'appelle encore M<sup>lle</sup> de Galais, sont restés complètement
+seuls. Tous les invités partis, le vieux
+M. de Galais a ouvert la porte, laissant une
+seconde le grand vent pénétrer dans la maison et
+gémir; puis il s'est dirigé vers le Vieux-Nançay
+et ne reviendra qu'à l'heure du dîner, pour
+fermer tout à clef et donner des ordres à la métairie.
+Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant
+jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste
+une branche de rosier sans feuilles qui cogne la
+vitre, du côté de la lande. Comme deux passagers
+dans un bateau à la dérive, ils sont, dans le
+grand vent d'hiver, deux amants enfermés avec le
+bonheur.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>«Le feu menace de s'éteindre» dit M<sup>lle</sup> de
+Galais, et elle voulut prendre une bûche dans le
+coffre.</p>
+
+<p>Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même
+le bois dans le feu.</p>
+
+<p>Puis il prit la main tendue de la jeune fille
+et ils restèrent là, debout, l'un devant l'autre,
+étouffés comme par une grande nouvelle qui ne
+pouvait pas se dire.</p>
+
+<p>Le vent roulait avec le bruit d'une rivière débordée.
+De temps à autre une goutte d'eau, diagonalement,
+comme sur la portière d'un train,
+rayait la vitre.</p>
+
+<p>Alors la jeune fille s'échappa. Elle ouvrit la
+porte du couloir et disparut avec un sourire
+mystérieux. Un instant, dans la demi-obscurité,
+Augustin resta seul&hellip; Le tic tac d'une petite
+pendule faisait penser à la salle à manger de
+Sainte-Agathe&hellip; Il songea sans doute: «C'est
+donc ici la maison tant cherchée, le couloir jadis
+plein de chuchotements et de passages étranges&hellip;»</p>
+
+<p>C'est à ce moment qu'il dut entendre&mdash;M<sup>lle</sup> de
+Galais me dit plus tard l'avoir entendu aussi&mdash;le
+premier cri de Frantz, tout près de la maison.</p>
+
+<p>La jeune femme, alors, eut beau lui montrer
+les choses merveilleuses dont elle était
+chargée: ses jouets de petite fille, toutes ses photographies
+d'enfant: elle en cantinière, elle et
+Frantz sur les genoux de leur mère, qui était si
+jolie&hellip; puis tout ce qui restait de ses sages petites
+robes de jadis: «jusqu'à celle-ci que je portais,
+voyez, vers le temps où vous alliez bientôt me
+connaître, où vous arriviez, je crois, au cours de
+Sainte-Agathe&hellip;», Meaulnes ne voyait plus rien
+et n'entendait plus rien.</p>
+
+<p>Un instant pourtant il parut ressaisi par la
+pensée de son extraordinaire, inimaginable bonheur:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes là,&mdash;dit-il sourdement, comme
+si le dire seulement donnait le vertige,&mdash;vous
+passez auprès de la table et votre main s'y pose
+un instant&hellip;</p>
+
+<p>Et encore:</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère, lorsqu'elle était jeune femme,
+penchait ainsi légèrement son buste sur sa taille
+pour me parler&hellip; Et quand elle se mettait au piano&hellip;</p>
+
+<p>Alors M<sup>lle</sup> de Galais proposa de jouer avant que
+la nuit ne vînt. Mais il faisait sombre dans ce coin
+du salon et l'on fut obligé d'allumer une bougie.
+L'abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille,
+augmentait ce rouge dont elle était marquée aux
+pommettes et qui était le signe d'une grande
+anxiété.</p>
+
+<p>Là-bas, à la lisière du bois, je commençai
+d'entendre cette chanson tremblante que nous
+apportait le vent, coupée bientôt par le second cri
+des deux fous, qui s'étaient rapprochés de nous
+dans les sapins.</p>
+
+<p>Longtemps Meaulnes écouta la jeune fille en regardant
+silencieusement par une fenêtre. Plusieurs
+fois il se tourna vers le doux visage plein de faiblesse
+et d'angoisse. Puis il s'approcha d'Yvonne
+et, très légèrement, il mit sa main sur son épaule.
+Elle sentit doucement peser auprès de son cou
+cette caresse à laquelle il aurait fallu savoir
+répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer
+les volets. Mais ne cessez pas de jouer&hellip;</p>
+
+<p>Que se passa-t-il alors dans ce c&oelig;ur obscur et
+sauvage? Je me le suis souvent demandé et je ne
+l'ai su que lorsqu'il fut trop tard. Remords
+ignorés? Regrets inexplicables? Peur de voir s'évanouir
+bientôt entre ses mains ce bonheur inouï
+qu'il tenait si serré? Et alors tentation terrible
+de jeter irrémédiablement à terre, tout de suite,
+cette merveille qu'il avait conquise?&hellip;</p>
+
+<p>Il sortit lentement, silencieusement, après
+avoir regardé sa jeune femme une fois encore.
+Nous le vîmes, de la lisière du bois, fermer d'abord
+avec hésitation un volet, puis regarder vaguement
+vers nous, en fermer un autre, et soudain
+s'enfuir à toutes jambes dans notre direction.
+Il arriva près de nous avant que nous eussions
+pu songer à nous dissimuler davantage. Il nous
+aperçut, comme il allait franchir une petite haie
+récemment plantée et qui formait la limite d'un
+pré. Il fit un écart. Je me rappelle son allure
+hagarde, son air de bête traquée&hellip; Il fit mine de
+revenir sur ses pas pour franchir la haie du côté
+du petit ruisseau.</p>
+
+<p>Je l'appelai.</p>
+
+<p>&mdash;Meaulnes!&hellip; Augustin!&hellip;</p>
+
+<p>Mais il ne tournait pas même la tête. Alors,
+persuadé que cela seulement pourrait le retenir:</p>
+
+<p>&mdash;Frantz est là, criai-je. Arrête!</p>
+
+<p>Il s'arrêta enfin. Haletant et sans me laisser le
+temps de préparer ce que je pourrais dire:</p>
+
+<p>&mdash;Il est là! dit-il. Que réclame-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Il est malheureux, répondis-je. Il venait te
+demander de l'aide, pour retrouver ce qu'il a perdu.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit-il, baissant la tête. Je m'en doutais
+bien. J'avais beau essayer d'endormir cette pensée-là&hellip;
+Mais où est-il? Raconte vite.</p>
+
+<p>Je dis que Frantz venait de partir et que certainement
+on ne le rejoindrait plus maintenant.
+Ce fut pour Meaulnes une grande déception. Il
+hésita, fit deux ou trois pas, s'arrêta. Il paraissait
+au comble de l'indécision et du chagrin. Je lui
+racontai ce que j'avais promis en son nom au
+jeune homme. Je dis que je lui avais donné
+rendez-vous dans un an à la même place.</p>
+
+<p>Augustin, si calme en général, était maintenant
+dans un état de nervosité et d'impatience
+extraordinaires:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais
+oui, sans doute, je puis le sauver. Mais il faut
+que ce soit tout de suite. Il faut que je le voie,
+que je lui parle, qu'il me pardonne et que je répare
+tout&hellip; Autrement je ne peux plus me présenter
+là-bas&hellip;</p>
+
+<p>Et il se tourna vers la maison des Sablonnières.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine
+que tu lui as faite, tu es en train de détruire ton
+bonheur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si ce n'était que cette promesse, fit-il.</p>
+
+<p>Et ainsi je connus qu'autre chose liait les deux
+jeunes hommes, mais sans pouvoir deviner quoi.</p>
+
+<p>&mdash;En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de
+courir. Ils sont maintenant en route pour l'Allemagne.</p>
+
+<p>Il allait répondre, lorsqu'une figure échevelée,
+hagarde, se dressa entre nous. C'était
+M<sup>lle</sup> de Galais. Elle avait dû courir, car elle avait
+le visage baigné de sueur. Elle avait dû tomber
+et se blesser, car elle avait le front écorché au-dessus
+de l'&oelig;il droit et du sang figé dans les
+cheveux.</p>
+
+<p>Il m'est arrivé, dans les quartiers pauvres de
+Paris, de voir soudain, descendue dans la rue,
+séparé par des agents intervenus dans la bataille,
+un ménage qu'on croyait heureux, uni, honnête.
+Le scandale a éclaté tout d'un coup, n'importe
+quand, à l'instant de se mettre à table, le
+dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter
+la fête du petit garçon&hellip;&mdash;et maintenant tout est
+oublié, saccagé. L'homme et la femme, au milieu
+du tumulte, ne sont plus que deux démons
+pitoyables et les enfants en larmes se jettent
+contre eux, les embrassent étroitement, les supplient
+de se taire et de ne plus se battre.</p>
+
+<p>M<sup>lle</sup> de Galais, quand elle arriva près de
+Meaulnes, me fit penser à un de ces enfants-là, à
+un de ces pauvres enfants affolés. Je crois que
+tous ses amis, tout un village, tout un monde
+l'eût regardée, qu'elle fût accourue tout de
+même, qu'elle fût tombée de la même façon,
+échevelée, pleurante, salie.</p>
+
+<p>Mais quand elle eut compris que Meaulnes
+était bien là, que cette fois du moins, il ne
+l'abandonnerait pas, alors elles passa son bras
+sous le sien, puis elle ne put s'empêcher de rire
+au milieu de ses larmes comme un petit enfant.
+Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme
+elle avait tiré son mouchoir, Meaulnes le lui prit
+doucement des mains: avec précaution et application,
+il essuya le sang qui tachait la chevelure
+de la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut rentrer, maintenant, dit-il.</p>
+
+<p>Et je les lassai retourner tous les deux, dans
+le beau grand vent du soir d'hiver qui leur
+fouettait le visage,&mdash;lui, l'aidant de la main aux
+passages difficiles; elle, souriant et se hâtant,&mdash;vers
+leur demeure pour un instant abandonnée.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch10">CHAPITRE X<br />
+<span class="small">LA «MAISON DE FRANTZ»</span></h3>
+
+
+<p>Mal rassuré, en proie à une sourde inquiétude,
+que l'heureux dénouement du tumulte de la veille
+n'avait pas suffi à dissiper, il me fallut rester
+enfermé dans l'école pendant toute la journée du
+lendemain. Sitôt après l'heure d'«étude» qui
+suit la classe du soir, je pris le chemin des
+Sablonnières. La nuit tombait quand j'arrivai
+dans l'allée de sapins qui menait à la maison.
+Tous les volets étaient déjà clos. Je craignis d'être
+importun, en me présentant à cette heure tardive,
+le lendemain d'un mariage. Je restai fort tard à
+rôder sur la lisière du jardin et dans les terres
+avoisinantes, espérant toujours voir sortir quelqu'un
+de la maison fermée&hellip; Mais mon espoir fut
+déçu. Dans la métairie voisine elle-même, rien ne
+bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hanté par
+les imaginations les plus sombres.</p>
+
+<p>Le lendemain samedi, mêmes incertitudes.
+Le soir, je pris en hâte ma pèlerine, mon bâton,
+un morceau de pain, pour manger en route, et
+j'arrivai, quand la nuit tombait déjà, pour trouver
+tout fermé aux Sablonnières, comme la veille&hellip;
+Un peu de lumière au premier étage; mais aucun
+bruit; pas un mouvement&hellip; Pourtant, de la
+cour de la métairie je vis cette fois la porte de la
+ferme ouverte, le feu allumé dans la grande cuisine
+et j'entendis le bruit habituel des voix et des pas
+à l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me
+renseigner. Je ne pouvais rien dire ni rien
+demander à ces gens. Et je retournai guetter
+encore, attendre en vain, pensant toujours voir
+la porte s'ouvrir et surgir enfin la haute silhouette
+d'Augustin.</p>
+
+<p>C'est le dimanche seulement, dans l'après-midi,
+que je résolus de sonner à la porte des Sablonnières.
+Tandis que je grimpais les coteaux dénudés,
+j'entendais sonner au loin les vêpres du
+dimanche d'hiver. Je me sentais solitaire et
+désolé. Je ne sais quel pressentiment triste
+m'envahissait. Et je ne fus qu'à demi surpris
+lorsque à mon coup de sonnette, je vis M. de Galais
+tout seul paraître et me parler à voix
+basse: M<sup>lle</sup> de Galais était alitée, avec une fièvre
+violente; Meaulnes avait dû partir dès vendredi
+matin pour un long voyage; on ne sait quand
+il reviendrait&hellip;</p>
+
+<p>Et comme le vieillard, très embarrassé, très
+triste, ne m'offrait pas d'entrer, je pris aussitôt
+congé de lui. La porte refermée, je restai un
+instant sur le perron, le c&oelig;ur serré, dans un
+désarroi absolu, à regarder sans savoir pourquoi
+une branche de glycine desséchée que le vent
+balançait tristement dans un rayon de soleil.</p>
+
+<p>Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait
+depuis son séjour à Paris avait fini par être le
+plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon
+échappât à la fin à son bonheur tenace&hellip;</p>
+
+<p>Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins
+demander des nouvelles d'Yvonne de Galais,
+jusqu'au soir où, convalescente enfin, elle me fit
+prier d'entrer. Je la trouvai, assise auprès du
+feu, dans le salon dont la grande fenêtre basse
+donnait sur la terre et les bois. Elle n'était point
+pâle comme je l'avais imaginé, mais toute enfiévrée,
+au contraire, avec de vives taches rouges
+sous les yeux, et dans un état d'agitation extrême.
+Bien qu'elle parût très faible encore, elle s'était
+habillée comme pour sortir. Elle parlait peu,
+mais elle disait chaque phrase avec une animation
+extraordinaire, comme si elle eût voulu se
+persuader à elle-même que le bonheur n'était pas
+évanoui encore&hellip; Je n'ai pas gardé le souvenir de
+ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement
+que j'en vins à demander avec hésitation quand
+Meaulnes serait de retour.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas quand il reviendra, répondit-elle
+vivement.</p>
+
+<p>Il y avait une supplication dans ses yeux, et je
+me gardai d'en demander davantage.</p>
+
+<p>Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai
+avec elle auprès du feu, dans ce salon bas où la
+nuit venait plus vite que partout ailleurs. Jamais
+elle ne parlait d'elle-même ni de sa peine cachée.
+Mais elle ne se lassait pas de me faire conter par
+le détail notre existence d'écoliers de Sainte-Agathe.</p>
+
+<p>Elle écoutait gravement, tendrement, avec un
+intérêt quasi maternel, le récit de nos misères
+de grands enfants. Elle ne paraissait jamais surprise,
+pas même de nos enfantillages les plus audacieux,
+les plus dangereux. Cette tendresse attentive
+qu'elle tenait de M. de Galais, les aventures
+déplorables de son frère ne l'avaient point lassée.
+Le seul regret que lui inspirât le passé, c'était, je
+pense, de n'avoir point encore été pour son frère
+une confidente assez intime, puisque, au moment
+de sa grande débâcle, il n'avait rien osé lui dire
+non plus qu'à personne et s'était jugé perdu sans
+recours. Et c'était là, quand j'y songe, une lourde
+tâche qu'avait assumée la jeune femme,&mdash;tâche
+périlleuse, de seconder un esprit follement
+chimérique comme son frère;&mdash;tâche écrasante,
+quand il s'agissait de lier partie avec
+ce c&oelig;ur aventureux qu'était mon ami le grand
+Meaulnes.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>De cette foi qu'elle gardait dans les rêves enfantins
+de son frère, de ce soin qu'elle apportait à
+lui conserver au moins des bribes de ce rêve
+dans lequel il avait vécu jusqu'à vingt ans, elle
+me donna un jour la preuve la plus touchante et
+je dirai presque la plus mystérieuse.</p>
+
+<p>Ce fut par une soirée d'avril désolée comme
+une fin d'automne. Depuis près d'un mois nous
+vivions dans un doux printemps prématuré, et la
+jeune femme avait repris en compagnie de
+M. de Galais les longues promenades qu'elle
+aimait. Mais ce jour-là, se vieillard se trouvant
+fatigué et moi-même libre, elle me demanda de
+l'accompagner malgré le temps menaçant. A plus
+d'une demi-lieue des Sablonnières, en longeant
+l'étang, l'orage, la pluie, la grêle nous surprirent.
+Sous le hangar où nous nous étions abrités
+contre l'averse interminable, le vent nous glaçait,
+debout l'un près de l'autre, pensifs, devant le
+paysage noirci. Je la revois, dans sa douce robe
+sévère, toute pâlie, toute tourmentée.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes
+partis depuis si longtemps. Qu'a-t-il pu se
+passer?</p>
+
+<p>Mais, à mon étonnement, lorsqu'il nous fut
+possible enfin de quitter notre abri, la jeune
+femme, au lieu de revenir vers les Sablonnières,
+continua son chemin et me demanda de la suivre.
+Nous arrivâmes, après avoir longtemps marché,
+devant une maison que je ne connaissais pas,
+isolée, au bord d'un chemin défoncé qui devait
+aller vers Préveranges. C'était une petite maison
+bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien ne
+distinguait du type usuel dans ce pays, sinon
+son éloignement et son isolement.</p>
+
+<p>A voir Yvonne de Galais, on eût dit que cette
+maison nous appartenait et que nous l'avions
+abandonnée durant un long voyage. Elle ouvrit,
+en se penchant, une petite grille, et se hâta
+d'inspecter avec inquiétude le lieu solitaire. Une
+grande cour herbeuse, où des enfants avaient dû
+venir jouer pendant les longues et lentes soirées
+de la fin de l'hiver, était ravinée par l'orage. Un
+cerceau trempait dans une flaque d'eau. Dans les
+jardinets où les enfants avaient semé des fleurs et
+des pois, la grande pluie n'avait laissé que des traînées
+de gravier blanc. Et enfin nous découvrîmes,
+blottie contre le seuil d'une des portes mouillées,
+toute une couvée de poussins transpercée par
+l'averse. Presque tous étaient morts sous les ailes
+raidies et les plumes fripées de la mère.</p>
+
+<p>A ce spectacle pitoyable, la jeune femme eut
+un cri étouffé. Elle se pencha et, sans souci de
+l'eau ni de la boue, triant les poussins vivants
+d'entre les morts, elle les mit dans un pan de
+son manteau. Puis nous entrâmes dans la maison
+dont elle avait la clef. Quatre portes ouvraient
+sur un étroit couloir où le vent s'engouffra en
+sifflant. Yvonne de Galais ouvrit la première à
+notre droite et me fit pénétrer dans une chambre
+sombre, ou je distinguai, après un moment d'hésitation,
+une grande glace et un petit lit recouvert,
+à la mode campagnarde, d'un édredon de
+soie rouge. Quant à elle, après avoir cherché un
+instant dans le reste de l'appartement, elle revint,
+portant la couvée malade dans une corbeille garnie
+de duvet, qu'elle glissa précieusement sous
+l'édredon. Et, tandis qu'un rayon de soleil languissant,
+le premier et le dernier de la journée,
+faisait plus pâles nos visages et plus obscure la
+tombée de la nuit, nous étions là, debout, glacés
+et tourmentés, dans la maison étrange!</p>
+
+<p>D'instant en instant, elle allait regarder dans
+le nid fiévreux, enlever un nouveau poussin mort
+pour l'empêcher de faire mourir les autres. Et
+chaque fois il nous semblait que quelque chose
+comme un grand vent par les carreaux cassés du
+grenier, comme un chagrin mystérieux d'enfants inconnus,
+se lamentait silencieusement.</p>
+
+<p>&mdash;C'était ici, me dit enfin ma compagne, la maison
+de Frantz quand il était petit. Il avait voulu
+une maison pour lui tout seul, loin de tout le
+monde, dans laquelle il pût aller jouer, s'amuser
+et vivre quand cela lui plairait. Mon père avait
+trouvé cette fantaisie si extraordinaire, si drôle,
+qu'il n'avait pas refusé. Et quand cela lui plaisait,
+un jeudi, un dimanche, n'importe quand,
+Frantz partait habiter dans sa maison comme un
+homme. Les enfants des fermes d'alentour venaient
+jouer avec lui, l'aider à faire son ménage,
+travailler dans le jardin. C'était un jeu merveilleux!
+Et le soir venu, il n'avait pas peur de coucher
+tout seul. Quant à nous, nous l'admirions
+tellement que nous ne pensions pas même
+à être inquiets.</p>
+
+<p>»Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle
+avec un soupir, la maison est vide. M. de
+Galais, frappé par l'âge et le chagrin, n'a jamais
+rien fait pour retrouver ni rappeler mon frère.
+Et que pourrait-il tenter?</p>
+
+<p>»Moi je passe ici bien souvent. Les petits
+paysans des environs viennent jouer dans la cour
+comme autrefois. Et je me plais à imaginer que
+ce sont les anciens amis de Frantz; que lui-même
+est encore un enfant et qu'il va revenir
+bientôt avec la fiancée qu'il s'était choisie.</p>
+
+<p>»Ces enfants-là me connaissent bien. Je joue avec
+eux. Cette couvée de petits poulets était à nous&hellip;</p>
+
+<p>Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais
+rien dit, ce grand regret d'avoir perdu son frère si
+fou, si charmant et si admiré, il avait fallu cette
+averse et cette débâcle enfantine pour qu'elle me
+les confiât. Et je l'écoutais sans rien répondre, le
+c&oelig;ur tout gonflé de sanglots&hellip;</p>
+
+<p>Les portes et la grille refermées, les poussins
+remis dans la cabane en planches qu'il y avait
+derrière la maison, elle reprit tristement mon
+bras et je la reconduisis.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Des semaines, des mois passèrent. Époque
+passée! Bonheur perdu! De celle qui avait été la
+fée, la princesse et l'amour mystérieux de toute
+notre adolescence, c'est à moi qu'il était échu de
+prendre le bras et de dire ce qu'il fallait pour
+adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon
+avait fui. De cette époque, de ces conversations, le
+soir, après la classe que je faisais sur la côte de
+Saint-Benoist des Champs, de ces promenades où
+la seule chose dont il eût fallu parler était la
+seule sur laquelle nous étions décidés à nous
+taire, que pourrais-je dire à présent? Je n'ai pas
+gardé d'autre souvenir que celui, à demi effacé
+déjà, d'un beau visage amaigri, de deux yeux
+dont les paupières s'abaissent lentement tandis
+qu'ils me regardent, comme pour déjà ne plus
+voir qu'un monde intérieur.</p>
+
+<p>Et je suis demeuré son compagnon fidèle&mdash;compagnon
+d'une attente dont nous ne parlions
+pas&mdash;durant tout un printemps et tout un été
+comme il n'y en aura jamais plus. Plusieurs fois,
+nous retournâmes, l'après-midi, à la maison de
+Frantz. Elle ouvrait les portes pour donner de
+l'air, pour que rien ne fût moisi quand le jeune
+ménage reviendrait. Elle s'occupait de la volaille
+à demi sauvage qui gîtait dans la basse-cour. Et
+le jeudi où le dimanche, nous encouragions les
+jeux des petits campagnards d'alentour, dont les
+cris et les rires, dans le site solitaire, faisaient
+paraître plus déserte et plus vide encore la petite
+maison abandonnée.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch11">CHAPITRE XI<br />
+<span class="small">CONVERSATION SOUS LA PLUIE</span></h3>
+
+
+<p>Le mois d'août, époque des vacances, m'éloigna
+des Sablonnières et de la jeune femme. Je dus
+aller passer à Sainte-Agathe mes deux mois de
+congé. Je revis la grande cour sèche, le préau, la
+classe vide&hellip; Tout parlait du grand Meaulnes.
+Tout était rempli des souvenirs de notre adolescence
+déjà finie. Pendant ces longues journées
+jaunies, je m'enfermais comme jadis, avant la
+venue de Meaulnes, dans le cabinet des archives,
+dans les classes désertes. Je lisais, j'écrivais, je
+me souvenais&hellip; Mon père était à la pêche au
+loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du piano
+comme jadis&hellip; Et dans le silence absolu de la
+classe, où les couronnes de papier vert déchirées,
+les enveloppes des livres de prix, les tableaux
+épongés, tout disait que l'année était finie,
+les récompenses distribuées, tout attendait l'automne,
+la rentrée d'octobre et le nouvel effort&mdash;je
+pensais de même que notre jeunesse était finie et
+le bonheur manqué; moi aussi j'attendais la rentrée
+aux Sablonnières et le retour d'Augustin qui
+peut-être ne reviendrait jamais&hellip;</p>
+
+<p>Il y avait cependant une nouvelle heureuse que
+j'annonçai à Millie, lorsqu'elle se décida à m'interroger
+sur la nouvelle mariée. Je redoutais
+ses questions, sa façon à la fois très innocente et
+très maligne de vous plonger soudain dans l'embarras,
+en mettant le doigt sur votre pensée la
+plus secrète. Je coupai court à tout en annonçant
+que la jeune femme de mon ami Meaulnes serait
+mère au mois d'octobre.</p>
+
+<p>A part moi, je me rappelai le jour où Yvonne
+de Galais m'avait fait comprendre cette grande
+nouvelle. Il y avait eut un silence; de ma part, un
+léger embarras de jeune homme. Et j'avais dit
+tout de suite, inconsidérément, pour le dissiper&mdash;songeant
+trop tard à tout le drame que je
+remuais ainsi:</p>
+
+<p>&mdash;Vous devez être bien heureuse?</p>
+
+<p>Mais elle, sans arrière-pensée, sans regret, ni
+remords, ni rancune, elle avait répondu avec un
+beau sourire de bonheur:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, bien heureuse.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Durant cette dernière semaine des vacances, qui
+est en général la plus belle et la plus romantique,
+semaine de grandes pluies, semaine où l'on
+commence à allumer les feux, et que je passais
+d'ordinaire à chasser dans les sapins noirs et
+mouillés du Vieux-Nançay, je fis mes préparatifs
+pour rentrer directement à Saint-Benoist des
+Champs. Firmin, ma tante Julie et mes cousines
+du Vieux-Nançay m'eussent posé trop de questions
+auxquelles je ne voulais pas répondre. Je
+renonçai pour cette fois à mener durant huit
+jours la vie enivrante de chasseur campagnard et
+je regagnai ma maison d'école quatre jours avant
+la rentrée des classes.</p>
+
+<p>J'arrivai avant la nuit dans la cour déjà tapissée
+de feuilles jaunies. Le voiturier parti, je déballai
+tristement dans la salle à manger, sonore et «renfermée»
+le paquet de provisions que m'avait fait
+maman&hellip; Après un léger repas du bout des dents,
+impatient, anxieux, je mis ma pèlerine et partis
+pour une fiévreuse promenade qui me mena tout
+droit aux abords des Sablonnières.</p>
+
+<p>Je ne voulus pas m'y introduire en intrus dès
+le premier soir de mon arrivée. Cependant, plus
+hardi qu'en février, après avoir tourné tout
+autour du Domaine où brillait seule la fenêtre
+de la jeune femme, je franchis, derrière la maison,
+la clôture du jardin et m'assis sur un banc,
+contre la haie, dans l'ombre commençante,
+heureux simplement d'être là, tout près de ce qui
+me passionnait et m'inquiétait le plus au monde.</p>
+
+<p>La nuit venait. Une pluie fine commençait à
+tomber. La tête basse, je regardais, sans y
+songer, mes souliers se mouiller peu à peu et
+luire d'eau. L'ombre m'entourait lentement et
+la fraîcheur me gagnait sans troubler ma rêverie.
+Tendrement, tristement, je rêvais aux chemins
+boueux de Sainte-Agathe, par ce même
+soir de septembre; j'imaginais la place
+pleine de brume, le garçon boucher qui siffle en
+allant à la pompe, le café illuminé, la joyeuse
+voiturée avec sa carapace de parapluies ouverts
+qui arrivait avant la fin des vacances, chez
+l'oncle Florentin&hellip; Et je me disais tristement:
+Qu'importe tout ce bonheur, puisque Meaulnes,
+mon compagnon, ne peut pas y être, ni sa jeune
+femme&hellip;</p>
+
+<p>C'est alors que, levant la tête, je la vis à deux
+pas de moi. Ses souliers, dans le sable, faisaient
+un bruit léger que j'avais confondu avec celui des
+gouttes d'eau de la haie. Elle avait sur la tête et
+les épaules un grand fichu de laine noire, et la
+pluie fine poudrait sur son front ses cheveux.
+Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle aperçu
+par la fenêtre qui donnait sur le jardin. Et elle
+venait vers moi. Ainsi ma mère, autrefois, s'inquiétait
+et me cherchait pour me dire: «Il faut
+rentrer», mais ayant pris goût à cette promenade
+sous la pluie et dans la nuit, elle disait seulement
+avec douceur: «Tu vas prendre froid!» et restait
+en ma compagnie à causer longuement&hellip;</p>
+
+<p>Yvonne de Galais me tendit une main brûlante,
+et, renonçant à me faire entrer aux Sablonnières,
+elle s'assit sur le banc moussu et vert-de-grisé, du
+côté le moins mouillé, tandis que debout, appuyé
+du genou à ce même banc, je me penchais vers
+elle pour l'entendre.</p>
+
+<p>Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir
+ainsi écourté mes vacances:</p>
+
+<p>&mdash;Il fallait bien, répondis-je, que je vinsse au
+plus tôt pour vous tenir compagnie.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec
+un soupir, je suis seule encore. Augustin n'est
+pas revenu&hellip;</p>
+
+<p>Prenant ce soupir pour un regret, un reproche
+étouffé, je commençais à dire lentement:</p>
+
+<p>&mdash;Tant de folies dans une si noble tête! Peut-être
+le goût des aventures plus fort que tout&hellip;</p>
+
+<p>Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut
+en ce lieu, ce soir-là, que pour la première et la
+dernière fois, elle me parla de Meaulnes.</p>
+
+<p>&mdash;Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement,
+François Seurel, mon ami. Il n'y a que nous&mdash;il
+n'y a que moi de coupable. Songez à ce que nous
+avons fait&hellip;</p>
+
+<p>»Nous lui avons dit: «Voici le bonheur, voici
+ce que tu as cherché pendant toute ta jeunesse,
+voici la jeune fille qui était à la fin de tous tes
+rêves!</p>
+
+<p>»Comment celui que nous poussions ainsi par
+les épaules n'aurait-il pas été saisi d'hésitation,
+puis de crainte, puis d'épouvante, et n'aurait-il
+pas cédé à la tentation de s'enfuir!</p>
+
+<p>&mdash;Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien
+que vous étiez ce bonheur-là, cette jeune fille-là.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un
+instant avoir cette pensée orgueilleuse. C'est cette
+pensée-là qui est cause de tout.</p>
+
+<p>»Je vous disais: «Peut-être que je ne puis
+rien faire pour lui». Et au fond de moi, je pensais:
+Puisqu'il m'a tant cherchée et puisque je
+l'aime il faudra bien que je fasse son bonheur.»
+Mais quand je l'ai vu près de moi, avec toute sa
+fièvre, son inquiétude, son remords mystérieux,
+j'ai compris que je n'étais qu'une pauvre femme
+comme les autres&hellip;</p>
+
+<p>»&mdash;Je ne suis pas digne de vous, répétait-il,
+quand ce fut le petit jour et la fin de la nuit de
+nos noces.</p>
+
+<p>»Et j'essayais de le consoler, de le rassurer.
+Rien ne calmait son angoisse. Alors j'ai dit:</p>
+
+<p>»&mdash;S'il faut que vous partiez, si je suis venue
+vers vous au moment où rien ne pouvait vous
+rendre heureux, s'il faut que vous m'abandonniez
+un temps pour ensuite revenir apaisé près de
+moi, c'est moi qui vous demande de partir&hellip;</p>
+
+<p>Dans l'ombre je vis qu'elle avait levé les yeux
+sur moi. C'était comme une confession qu'elle
+m'avait faite, et elle attendait, anxieusement, que
+je l'approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je
+dire? Certes, au fond de moi, je revoyais le grand
+Meaulnes de jadis, gauche et sauvage, qui se
+faisait toujours punir plutôt que de s'excuser ou
+de demander une permission qu'on lui eût
+certainement accordée. Sans doute aurait-il fallu
+qu'Yvonne de Galais lui fît violence, et lui prenant
+la tête entre ses mains, lui dît: «Qu'importe ce
+que vous avez fait; je vous aime; tous les hommes
+ne sont-ils pas des pécheurs?» Sans doute avait-elle
+eu grand tort, par générosité, par esprit de
+sacrifice, de le rejeter ainsi sur la route des
+aventures&hellip; Mais comment aurais-je pu désapprouver
+tant de bonté, tant d'amour!&hellip;</p>
+
+<p>Il y eut un long moment de silence, pendant
+lequel, troublés jusques au fond du c&oelig;ur, nous
+entendions la pluie froide dégoutter dans les haies
+et sous les branches des arbres.</p>
+
+<p>&mdash;Il est donc parti au matin, poursuivit-elle.
+Plus rien ne nous séparait désormais. Et il m'a
+embrassée, simplement, comme un mari qui laisse
+sa jeune femme, avant un long voyage&hellip;</p>
+
+<p>Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main
+fiévreuse, puis son bras, et nous remontâmes l'allée
+dans l'obscurité profonde.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant il ne vous a jamais écrit? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, répondit-elle.</p>
+
+<p>Et alors, la pensée nous venant à tous deux de
+la vie aventureuse qu'il menait à cette heure
+sur les routes de France ou d'Allemagne, nous
+commençâmes à parler de lui comme nous ne
+l'avions jamais fait. Détails oubliés, impressions
+anciennes nous revenaient en mémoire, tandis
+que lentement nous regagnions la maison, faisant
+à chaque pas de longues stations pour mieux
+échanger nos souvenirs&hellip; Longtemps&mdash;jusqu'aux
+barrières du jardin&mdash;dans l'ombre, j'entendis
+la précieuse voix basse de la jeune femme; et moi,
+repris par mon vieil enthousiasme, je lui parlais
+sans me lasser, avec une amitié profonde, de celui
+qui nous avait abandonnés&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch12">CHAPITRE XII<br />
+<span class="small">LE FARDEAU</span></h3>
+
+
+<p>La classe devait commencer le lundi. Le
+samedi soir, vers cinq heures, une femme du
+Domaine entra dans la cour de l'école où j'étais
+occupé à scier du bois pour l'hiver. Elle venait
+m'annoncer qu'une petite fille était née aux
+Sablonnières. L'accouchement avait été difficile.
+A neuf heures du soir il avait fallu demander la
+sage-femme de Préveranges. A minuit, on avait
+attelé de nouveau pour aller chercher le médecin
+de Vierzon. Il avait dû appliquer les fers. La
+petite fille avait la tête blessée et criait beaucoup
+mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de Galais
+était maintenant très affaissée, mais elle avait
+souffert et résisté avec une vaillance extraordinaire.</p>
+
+<p>Je laissai là mon travail, courus revêtir un
+autre paletot, et content, en somme, de ces nouvelles,
+je suivis la bonne femme jusqu'aux
+Sablonnières. Avec précaution, de crainte que
+l'une des deux blessées ne fût endormie, je
+montai par l'étroit escalier de bois qui menait
+au premier étage. Et là, M. de Galais, le visage
+fatigué mais heureux me fit entrer dans la
+chambre où l'on avait provisoirement installé le
+berceau entouré de rideaux.</p>
+
+<p>Je n'étais jamais entré dans une maison où fût
+né le jour même un petit enfant. Que cela me
+paraissait bizarre et mystérieux et bon! Il faisait
+un soir si beau&mdash;un véritable soir d'été&mdash;que
+M. de Galais n'avait pas craint d'ouvrir la fenêtre
+qui donnait sur la cour. Accoudé près de moi
+sur l'appui de la croisée, il me racontait, avec
+épuisement et bonheur, le drame de la nuit; et
+moi qui l'écoutais, je sentais obscurément que
+quelqu'un d'étranger était maintenant avec nous
+dans la chambre&hellip;</p>
+
+<p>Sous les rideaux, cela se mit à crier, un petit
+cri aigre et prolongé&hellip; Alors M. de Galais me dit
+à demi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;C'est cette blessure à la tête qui la fait crier.</p>
+
+<p>Machinalement&mdash;on sentait qu'il faisait cela
+depuis le matin et que déjà il en avait pris l'habitude&mdash;il
+se mit à bercer le petit paquet de
+rideaux.</p>
+
+<p>&mdash;Elle a ri déjà, dit-il, et elle prend le doigt.
+Mais vous ne l'avez pas vue?</p>
+
+<p>Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite
+figure bouffie, un petit crâne allongé et déformé
+par les fers:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est rien, dit M. de Galais, le médecin
+a dit que tout cela s'arrangerait de soi-même&hellip;
+Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer.</p>
+
+<p>Je découvrais là comme un monde ignoré. Je
+me sentais le c&oelig;ur gonflé d'une joie étrange que
+je ne connaissais pas auparavant&hellip;</p>
+
+<p>M. de Galais entr'ouvrit avec précaution la porte
+de la chambre de la jeune femme. Elle ne dormait
+pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez entrer, dit-il.</p>
+
+<p>Elle était étendue, le visage enfiévré, au milieu
+de ses cheveux blonds épars. Elle me tendit la
+main en souriant d'un air las. Je lui fis compliment
+de sa fille. D'une voix un peu rauque, et
+avec une rudesse inaccoutumée&mdash;la rudesse de
+quelqu'un qui revient du combat:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais on me l'a abîmée, dit-elle en
+souriant.</p>
+
+<p>Il fallut bientôt partir pour ne pas la fatiguer.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Le lendemain dimanche, dans l'après-midi, je
+me rendis avec une hâte presque joyeuse aux
+Sablonnières. A la porte, un écriteau fixé avec
+des épingles arrêta le geste que je faisais déjà:</p>
+
+
+<p class="c"><i>Prière de ne pas sonner.</i></p>
+
+
+<p>Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai
+assez fort. J'entendis dans l'intérieur des pas
+étouffés qui accouraient. Quelqu'un que je ne
+connaissais pas&mdash;et qui était le médecin de
+Vierzon&mdash;m'ouvrit:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! qu'y a-t-il? fis-je vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Chut! chut!&mdash;me répondit-il tout bas,
+l'air fâché. La petite fille a failli mourir cette
+nuit. Et la mère est très mal.</p>
+
+<p>Complètement déconcerté, je le suivis sur la
+pointe des pieds jusqu'au premier étage. La
+petite fille endormie dans son berceau était
+toute pâle, toute blanche, comme un petit
+enfant mort. Le médecin pensait la sauver. Quant
+à la mère, il m'affirmait rien&hellip; Il me donna de
+longues explications comme au seul ami de la
+famille. Il parla de congestion pulmonaire, d'embolie.
+Il hésitait, il n'était pas sûr&hellip; M. de Galais
+entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard
+et tremblant.</p>
+
+<p>Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir
+ce qu'il faisait:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit
+pas effrayée; il faut, a ordonné le médecin, lui
+persuader que cela va bien.</p>
+
+<p>Tout le sang à la figure, Yvonne de Galais était
+étendue, la tête renversée comme la veille. Les
+joues et le front rouge sombre, les yeux par
+instants révulsés, comme quelqu'un qui étouffe,
+elle se défendait contre la mort avec un courage
+et une douceur indicibles.</p>
+
+<p>Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa
+main en feu, avec tant d'amitié que je faillis
+éclater en sanglots.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, eh bien, dit M. de Galais très fort,
+avec un enjouement affreux, qui semblait de
+folie, vous voyez que pour une malade elle n'a
+pas trop mauvaise mine!</p>
+
+<p>Et je ne savais que répondre, mais je gardais
+dans la mienne la main horriblement chaude de
+la jeune femme mourante&hellip;</p>
+
+<p>Elle voulut faire un effort pour me dire quelque
+chose, me demander je ne sais quoi; elle tourna
+les yeux vers moi, puis vers la fenêtre, comme
+pour me faire signe d'aller dehors chercher
+quelqu'un&hellip; Mais alors une affreuse crise d'étouffement
+la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un
+instant, m'avaient appelé si tragiquement, se
+révulsèrent; ses joues et son front noircirent, et
+elle se débattit doucement, cherchant à contenir
+jusqu'à la fin son épouvante et son désespoir. On
+se précipita&mdash;le médecin et les femmes&mdash;avec
+un ballon d'oxygène, des serviettes, des
+flacons; tandis que le vieillard penché sur elle
+criait&mdash;criait comme si déjà elle eût été loin de
+lui, de sa voix rude et tremblante:</p>
+
+<p>&mdash;N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu
+n'as pas besoin d'avoir peur!</p>
+
+<p>Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu,
+mais elle continua à suffoquer à demi, les yeux
+blancs, la tête renversée, luttant toujours, mais
+incapable, fût-ce un instant, pour me regarder et
+me parler, de sortir du gouffre où elle était déjà
+plongée.</p>
+
+<p>&hellip; Et comme je n'étais utile à rien, je dus me
+décider à partir. Sans doute, j'aurais pu rester un
+instant encore; et à cette pensée je me sens étreint
+par un affreux regret. Mais quoi? J'espérais
+encore. Je me persuadais que tout n'était pas si
+proche.</p>
+
+<p>En arrivant à la lisière des sapins, derrière la
+maison, songeant au regard de la jeune femme
+tourné vers la fenêtre, j'examinai avec l'attention
+d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la
+profondeur de ce bois par où Augustin était venu
+jadis et par où il avait fui l'hiver précédent.
+Hélas! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte;
+pas une branche qui remue. Mais, à la longue,
+là-bas, vers l'allée qui venait de Préveranges,
+j'entendis le son très fin d'une clochette; bientôt
+parut au détour du sentier un enfant avec une
+calotte rouge et une blouse d'écolier que suivait
+un prêtre&hellip; Et je partis, dévorant mes larmes.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Le lendemain était le jour de la rentrée des
+classes. A sept heures, il y avait déjà deux ou
+trois gamins dans la cour. J'hésitai longuement à
+descendre, à me montrer. Et lorsque je parus
+enfin, tournant la clef de la classe moisie, qui
+était fermée depuis deux mois, ce que je redoutais
+le plus au monde arriva: je vis le plus grand des
+écoliers se détacher du groupe qui jouait sous le
+préau et s'approcher de moi. Il venait me dire que
+«le jeune dame des Sablonnières était morte hier
+à la tombée de la nuit».</p>
+
+<p>Tout se mêle pour moi, tout se confond dans
+cette douleur. Il me semble maintenant que
+jamais plus je n'aurai le courage de recommencer
+la classe. Rien que traverser la cour aride de
+l'école, c'est une fatigue qui va me briser les
+genoux. Tout est pénible, tout est amer puisqu'elle
+est morte. Le monde est vide, les vacances sont
+finies. Finies, les longues courses perdues en
+voiture; finie, la fête mystérieuse&hellip; Tout redevient
+la peine que c'était.</p>
+
+<p>J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de
+classe ce matin. Ils s'en vont, par petits groupes,
+porter cette nouvelle aux autres à travers la campagne.
+Quant à moi, je prends mon chapeau noir,
+une jaquette bordée que j'ai, et je m'en vais
+misérablement vers les Sablonnières&hellip;</p>
+
+<p>&hellip; Me voici devant la maison que nous avions
+tant cherchée il y a trois ans! C'est dans cette maison
+qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin
+Meaulnes, est morte hier soir. Un étranger la
+prendrait pour une chapelle, tant il s'est fait de
+silence depuis hier dans ce lieu désolé.</p>
+
+<p>Voilà donc ce que nous réservait ce beau matin
+de rentrée, ce perfide soleil d'automne qui glisse
+sous les branches. Comment lutterais-je contre
+cette affreuse révolte, cette suffocante montée de
+larmes! Nous avions retrouvé la belle jeune fille.
+Nous l'avions conquise. Elle était la femme de
+mon compagnon et moi je l'aimais de cette amitié
+profonde et secrète qui ne se dit jamais. Je la
+regardais et j'étais content, comme un petit enfant.
+J'aurais un jour peut-être épousé une autre jeune
+fille, et c'est à elle la première que j'aurais confié
+la grande nouvelle secrète&hellip;</p>
+
+<p>Près de la sonnette, au coin de la porte, on a
+laissé l'écriteau d'hier. On a déjà apporté le
+cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre
+du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui
+m'accueille, qui me raconte la fin et qui entr'ouvre
+doucement la porte&hellip; La voici. Plus de fièvre ni
+de combats. Plus de rougeur, ni d'attente&hellip; Rien
+que le silence, et, entouré d'ouate, un dur visage
+insensible et blanc, un front mort d'où sortent
+les cheveux drus et durs.</p>
+
+<p>M. de Galais, accroupi dans un coin, nous
+tournant le dos, est en chaussettes, sans souliers,
+et il fouille avec une terrible obstination dans des
+tiroirs en désordre, arrachés d'une armoire. Il en
+sort de temps à autre, avec une crise de sanglots
+qui lui secoue les épaules comme une crise de
+rire, une photographie ancienne, déjà jaunie, de
+sa fille.</p>
+
+<p>L'enterrement est pour midi. Le médecin craint
+la décomposition rapide, qui suit parfois les embolies.
+C'est pourquoi le visage, comme tout le
+corps d'ailleurs, est entouré d'ouate imbibée de
+phénol.</p>
+
+<p>L'habillage terminé&mdash;on lui a mis son admirable
+robe de velours bleu sombre, semée par
+endroits de petites étoiles d'argent, mais il a fallu
+aplatir et friper les belles manches à gigot maintenant
+démodées&mdash;au moment de faire monter
+le cercueil, on s'est aperçu qu'il ne pourrait pas
+tourner dans le couloir trop étroit. Il faudrait
+avec une corde le hisser dehors par la fenêtre
+et de la même façon le faire descendre ensuite&hellip;
+Mais M. de Galais, toujours penché sur de
+vieilles choses parmi lesquelles il cherche on ne
+sait quels souvenirs perdus, intervient alors avec
+une véhémence terrible.</p>
+
+<p>&mdash;Plutôt, dit-il d'une voix coupée par les
+larmes et la colère, plutôt que de laisser faire une
+chose aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai et
+la descendrai dans mes bras&hellip;</p>
+
+<p>Et il ferait ainsi, au risque de tomber en
+faiblesse, à mi-chemin, et de s'écrouler avec elle!</p>
+
+<p>Mais alors je m'avance, je prends le seul parti
+possible: avec l'aide du médecin et d'une femme,
+passant un bras sous le dos de la morte étendue,
+l'autre sous ses jambes, je la charge
+contre ma poitrine. Assise sur mon bras gauche,
+les épaules appuyées contre mon bras droit, sa
+tête retombante retournée sous mon menton, elle
+pèse terriblement sur mon c&oelig;ur. Je descends
+lentement, marche par marche, le long escalier
+raide, tandis qu'en bas on apprête tout.</p>
+
+<p>J'ai bientôt les deux bras cassés par la fatigue.
+A chaque marche, avec ce poids sur la poitrine, je
+suis un peu essoufflé. Agrippé au corps inerte
+et pesant, je baisse la tête sur la tête de celle
+que j'emporte, je respire fortement et ses cheveux
+blonds aspirés m'entrent dans la bouche&mdash;des
+cheveux morts qui ont un goût de terre. Ce goût
+de terre et de mort, ce poids sur le c&oelig;ur, c'est
+tout ce qui reste pour moi de la grande aventure,
+et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant
+cherchée&mdash;tant aimée&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch13">CHAPITRE XIII<br />
+<span class="small">LE CAHIER DE DEVOIRS MENSUELS</span></h3>
+
+
+<p>Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où
+des femmes, tout le jour, berçaient et consolaient
+un tout petit enfant malade, le vieux M. de Galais
+ne tarda pas à s'aliter. Aux premiers grands froids
+de l'hiver il s'éteignit paisiblement et je ne pus
+me tenir de verser des larmes au chevet de ce
+vieil homme charmant, dont la pensée indulgente
+et la fantaisie alliée à celle de son fils
+avaient été la cause de toute notre aventure. Il
+mourut, fort heureusement, dans une incompréhension
+complète de tout ce qui s'était passé et,
+d'ailleurs, dans un silence presque absolu. Comme
+il n'avait plus depuis longtemps ni parents ni
+amis dans cette région de la France, il m'institua
+par testament son légataire universel jusqu'au
+retour de Meaulnes, a qui je devais rendre compte
+de tout, s'il revenait jamais&hellip; Et c'est aux Sablonnières
+désormais que j'habitai. Je n'allais plus à
+Saint-Benoist que pour y faire la classe, partant
+le matin de bonne heure, déjeunant à midi d'un
+repas préparé au Domaine, que je faisais chauffer
+sur le poêle, et rentrant le soir aussitôt après
+l'étude. Ainsi je pus garder près de moi l'enfant
+que les servantes de la ferme soignaient.
+Surtout j'augmentais mes chances de rencontrer
+Augustin, s'il rentrait un jour aux Sablonnières.</p>
+
+<p>Je ne désespérais pas, d'ailleurs, de découvrir à
+la longue dans les meubles, dans les tiroirs de la
+maison, quelque papier, quelque indice qui me
+permît de connaître l'emploi de son temps, durant
+le long silence des années précédentes&mdash;et peut-être
+ainsi de saisir les raisons de sa fuite ou tout
+au moins de retrouver sa trace&hellip; J'avais déjà vainement
+inspecté je ne sais combien de placards
+et d'armoires, ouvert, dans les cabinets de débarras,
+une quantité d'anciens cartons de toutes
+formes, qui se trouvaient tantôt remplis de liasses
+de vieilles lettres et de photographies jaunies de
+la famille de Galais, tantôt bondés de fleurs artificielles,
+de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux démodés.
+Il s'échappait de ces boîtes je ne sais
+quelle odeur fanée, quel parfum éteint, qui, soudain,
+réveillaient en moi pour tout un jour les
+souvenirs, les regrets, et arrêtaient mes recherches&hellip;</p>
+
+<p>Un jour de congé, enfin, j'avisai au grenier une
+vieille petite malle longue et basse, couverte de
+poils de porc à demi rongés, et que je reconnus
+pour être la malle d'écolier d'Augustin. Je me
+reprochai de n'avoir point commencé par là mes
+recherches. J'en fis sauter facilement la serrure
+rouillée. La malle était pleine jusqu'au bord des
+cahiers et des livres de Sainte-Agathe. Arithmétiques,
+littératures, cahiers de problèmes, que
+sais-je?&hellip; Avec attendrissement plutôt que par curiosité,
+je me mis à fouiller dans tout cela, relisant
+les dictées que je savais encore par c&oelig;ur,
+tant de fois nous les avions recopiées! «L'Aqueduc»
+de Rousseau, «Une aventure en Calabre»
+de P.-L. Courier, «Lettre de George Sand à son
+fils»&hellip;</p>
+
+<p>Il y avait aussi un «Cahier de Devoirs Mensuels».
+J'en fus surpris, car ces cahiers restaient
+au Cours et les élèves ne les emportaient jamais
+au dehors. C'était un cahier vert tout jauni sur
+les bords. Le nom de l'élève, Augustin Meaulnes,
+était écrit sur la couverture en ronde magnifique.
+Je l'ouvris. A la date des devoirs, avril 189&hellip;
+je reconnus que Meaulnes l'avait commencé peu
+de jours avant de quitter Sainte-Agathe. Les premières
+pages étaient tenues avec le soin religieux
+qui était de règle lorsqu'on travaillait sur ce
+cahier de compositions. Mais il n'y avait pas plus
+de trois pages écrites, le reste était blanc et voilà
+pourquoi Meaulnes l'avait emporté.</p>
+
+<p>Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à
+ces coutumes, à ces règles puériles qui avaient
+tenu tant de place dans notre adolescence, je faisais
+tourner sous mon pouce le bord des pages
+du cahier inachevé. Et c'est ainsi que je découvris
+de l'écriture sur d'autres feuillets. Après quatre
+pages laissées en blanc on avait recommencé à
+écrire.</p>
+
+<p>C'était encore l'écriture de Meaulnes, mais
+rapide, mal formée, à peine lisible; de petits
+paragraphes de largeurs inégales, séparés par
+des lignes blanches. Parfois ce n'était qu'une
+phrase inachevée. Quelquefois une date. Dès la
+première ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir là
+des renseignements sur la vie passée de Meaulnes
+à Paris, des indices sur la piste que je cherchais,
+et je descendis dans la salle à manger
+pour parcourir à loisir, à la lumière du jour,
+l'étrange document. Il faisait un jour d'hiver clair
+et agité. Tantôt le soleil vif dessinait les croix des
+carreaux sur les rideaux blancs de la fenêtre,
+tantôt un vent brusque jetait aux vitres une averse
+glacée. Et c'est devant cette fenêtre, auprès du
+feu, que je lus ces lignes qui m'expliquèrent tant
+de choses et dont voici la copie très exacte&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch14">CHAPITRE XIV<br />
+<span class="small">LE SECRET</span></h3>
+
+
+<p>Je suis passé une fois encore sous la fenêtre.
+La vitre est toujours poussiéreuse et blanchie par
+le double rideau qui est derrière. Yvonne de Galais
+l'ouvrirait-elle que je n'aurais rien à lui dire
+puisqu'elle est mariée&hellip; Que faire, maintenant?
+Comment vivre?&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Samedi 13 février.&mdash;J'ai rencontré, sur le quai,
+cette jeune fille qui m'avait renseigné au mois de
+juin, qui attendait comme moi devant la maison
+fermée&hellip; Je lui ai parlé. Tandis qu'elle marchait,
+je regardais de côté les légers défauts de son visage:
+une petite ride au coin des lèvres, un peu d'affaissement
+aux joues, et de la poudre accumulée aux
+ailes du nez. Elle c'est retournée tout d'un coup
+et me regardant bien en face, peut-être parce
+qu'elle est plus belle de face que de profil, elle
+m'a dit d'une voix brève:</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez
+un jeune homme qui me faisait la cour, autrefois,
+à Bourges. Il était même mon fiancé&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Cependant à la nuit pleine, sur le trottoir
+désert et mouillé qui reflète la lueur d'un bec de
+gaz, elle s'est approchée de moi tout d'un coup,
+pour me demander de l'emmener ce soir au
+théâtre avec sa s&oelig;ur. Je remarque pour la première
+fois qu'elle est habillée de deuil, avec un
+chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure,
+un haut parapluie fin, pareil à une canne. Et comme
+je suis tout près d'elle, quand je fais un geste
+mes ongles griffent le crêpe de son corsage&hellip; Je
+fais des difficultés pour accorder ce qu'elle
+demande. Fâchée, elle veut partir tout de suite.
+Et c'est moi, maintenant qui la retiens et la prie.
+Alors un ouvrier qui passe dans l'obscurité plaisante
+à mi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;«N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!</p>
+
+<p>Et nous sommes restés, tous les deux, interdits.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Au théâtre.&mdash;Les deux jeunes filles, mon amie
+qui s'appelle Valentine Blondeau et sa s&oelig;ur, sont
+arrivées avec de pauvres écharpes.</p>
+
+<p>Valentine est placée devant moi. A chaque instant
+elle se retourne, inquiète, comme se demandant
+ce que je lui veux. Et moi, je me sens
+près d'elle, presque heureux; je lui réponds
+chaque fois par un sourire.</p>
+
+<p>Tout autour de nous, il y avait des femmes
+trop décolletées. Et nous plaisantions. Elle souriait
+d'abord, puis elle dit: «Il ne faut pas que
+je rie. Moi aussi je suis trop décolletée». Et elle
+s'est enveloppée dans son écharpe. En effet sous
+le carré de dentelle noire, on voyait que, dans sa
+hâte à changer de toilette, elle avait refoulé le
+haut de sa simple chemise montante.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de
+puéril; il y a dans son regard je ne sais quel air
+souffrant et hasardeux qui m'attire. Près d'elle,
+le seul être au monde qui ait pu me renseigner
+sur les gens du Domaine, je ne cesse de penser à
+mon étrange aventure de jadis&hellip; J'ai voulu l'interroger
+de nouveau sur le petit hôtel du boulevard.
+Mais à son tour, elle m'a posé des questions
+si gênantes que je n'ai su rien répondre. Je sens
+que désormais nous serons, tous les deux, muets
+sur ce sujet. Et pourtant je sais aussi que je la
+reverrai. A quoi bon? Et pourquoi?&hellip; Suis-je
+condamné maintenant à suivre à la trace tout être
+qui portera en soi le plus vague, le plus lointain
+relent de mon aventure manquée?&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>A minuit, seul, dans la rue déserte, je me demande
+ce que me veut cette nouvelle et bizarre
+histoire? Je marche le long des maisons pareilles
+à des boîtes en carton alignées, dans lesquelles
+tout un peuple dort. Et je me souviens tout à
+coup d'une décision que j'avais prise l'autre mois:
+j'avais résolu d'aller là-bas en pleine nuit, vers
+une heure du matin, de contourner l'hôtel,
+d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer comme
+un voleur et de chercher un indice quelconque
+qui me permît de retrouver le Domaine perdu,
+pour la revoir, seulement la revoir&hellip; Mais je suis
+fatigué. J'ai faim. Moi aussi je me suis hâté de
+changer de costume, avant le théâtre, et je n'ai
+pas dîné&hellip; Agité, inquiet pourtant, je reste longtemps
+assis sur le bord de mon lit, avant de me
+coucher, en proie à un vague remords. Pourquoi?</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni
+que je les reconduise, ni me dire où elles demeuraient.
+Mais je les ai suivies aussi longtemps
+que j'ai pu. Je sais qu'elles habitent une
+petite rue qui tourne aux environs de Notre-Dame.
+Mais à quel numéro?&hellip; J'ai deviné qu'elles
+étaient couturières ou modistes.</p>
+
+<p>En se cachant de sa s&oelig;ur, Valentine m'a donné
+rendez-vous pour jeudi, à quatre heures, devant
+le même théâtre où nous sommes allés.</p>
+
+<p>&mdash;Si je n'étais pas là jeudi, a-t-elle dit,
+revenez vendredi à la même heure, puis samedi,
+et ainsi de suite, tous les jours.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Jeudi 18 février.&mdash;Je suis parti pour l'attendre
+dans le grand vent qui charrie de la pluie. On se
+disait à chaque instant: il va finir par pleuvoir&hellip;</p>
+
+<p>Je marche dans la demi-obscurité des rues, un
+poids sur le c&oelig;ur. Il tombe une goutte d'eau. Je
+crains qu'il ne pleuve: une averse peut l'empêcher
+de venir. Mais le vent se reprend à souffler et la
+pluie ne tombe pas cette fois encore. Là-haut, dans
+la grise après-midi du ciel&mdash;tantôt grise et tantôt
+éclatante&mdash;un grand nuage a dû céder au vent.
+Et je suis ici terré dans une attente misérable&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Devant le théâtre.&mdash;Au bout d'un quart d'heure
+je suis certain qu'elle ne viendra pas. Du quai où
+je suis, je surveille au loin, sur le pont par lequel
+elle aurait dû venir, le défilé des gens qui passent.
+J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes
+en deuil que je vois venir et je me sens presque
+de la reconnaissance pour celles qui, le plus longtemps,
+le plus près de moi, lui ont ressemblé et
+m'ont fait espérer&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Une heure d'attente.&mdash;Je suis las. A la tombée
+de la nuit, un gardien de la paix traîne au poste
+voisin un voyou qui lui jette d'une voix étouffée
+toutes les injures, toutes les ordures qu'il sait.
+L'agent est furieux, pâle, muet&hellip; Dès le couloir il
+commence à cogner, puis il referme sur eux la
+porte pour battre le misérable tout à l'aise&hellip; Il
+me vient cette pensée affreuse que j'ai renoncé au
+paradis et que je suis en train de piétiner aux
+portes de l'enfer.</p>
+
+<p>De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne
+cette rue étroite et basse, entre la Seine et Notre-Dame,
+où je connais à peu près la place de
+leur maison. Tout seul, je vais et viens. De
+temps à autre une bonne ou une ménagère sort
+sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses
+emplettes&hellip; Il n'y a rien, ici, pour moi, et je
+m'en vais&hellip; Je repasse, dans la pluie claire qui
+retarde la nuit, sur la place où nous devions
+nous attendre. Il y a plus de monde que tout à
+l'heure&mdash;une foule noire&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Suppositions&mdash;Désespoir&mdash;Fatigue&mdash;Je me
+raccroche à cette pensée: demain. Demain, à la
+même heure, en ce même endroit, je reviendrai
+l'attendre. Et j'ai grand hâte que demain soit
+arrivé. Avec ennui j'imagine la soirée d'aujourd'hui,
+puis la matinée du lendemain, que je vais passer
+dans le dés&oelig;uvrement&hellip; Mais déjà cette journée
+n'est-elle pas presque finie?&hellip; Rentré chez moi,
+près du feu, j'entends crier les journaux du soir.
+Sans doute, de sa maison perdue quelque part
+dans la ville, auprès de Notre-Dame, elle les entend
+aussi.</p>
+
+<p>Elle&hellip; Je veux dire: Valentine.</p>
+
+<p>Cette soirée que j'avais voulu escamoter me pèse
+étrangement. Tandis que l'heure avance, que ce
+jour-là va bientôt finir et que déjà je le voudrais
+fini, il y a des hommes qui lui ont confié tout
+leur espoir, tout leur amour et leurs dernières
+forces. Il y a des hommes mourants, d'autres qui
+attendent une échéance, et qui voudraient que ce
+ne soit jamais demain. Il y en a d'autres pour
+qui demain pointera comme un remords. D'autres
+qui sont fatigués, et cette nuit ne sera jamais
+assez longue pour leur donner tout le repos qu'il
+faudrait. Et moi, moi qui a perdu ma journée,
+de quel droit est-ce que j'ose appeler demain?</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Vendredi soir.&mdash;J'avais pensé écrire à la suite:
+«Je ne l'ai pas revue». Et tout aurait été fini.</p>
+
+<p>Mais en arrivant ce soir, à quatre heures, au
+coin du théâtre: la voici. Fine et grave, vêtue de
+noir, mais avec de la poudre au visage et une
+collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable.
+Un air à la fois douloureux et malicieux.</p>
+
+<p>C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout
+de suite, qu'elle ne viendra plus.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Et pourtant, à la tombée de la nuit, nous voici
+encore tous les deux, marchant lentement l'un
+près de l'autre, sur le gravier des Tuileries. Elle
+me raconte son histoire mais d'une façon si enveloppée
+que je comprends mal. Elle dit: «mon amant»
+en parlant de ce fiancé qu'elle n'a pas
+épousé. Elle le fait exprès, je pense, pour me
+choquer et pour que je ne m'attache point à elle.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Il y a des phrases d'elle que je transcris de
+mauvaise grâce:</p>
+
+<p>«N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je
+n'ai jamais fait que des folies.</p>
+
+<p>»J'ai couru des chemins, toute seule.</p>
+
+<p>»J'ai désespéré mon fiancé. Je l'ai abandonné
+parce qu'il m'admirait trop; il ne me voyait qu'en
+imagination et non point telle que j'étais. Or, je
+suis pleine de défauts. Nous aurions été très
+malheureux.»</p>
+
+<p>A chaque instant, je la surprends en train de se
+faire plus mauvaise qu'elle n'est. Je pense qu'elle
+veut se prouver à elle-même qu'elle a eu raison
+jadis de faire la sottise dont elle parle, qu'elle n'a
+rien à regretter et n'était pas digne du bonheur
+qui s'offrait à elle.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Une autre fois:</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui me plaît en vous, m'a-t-elle dit en me
+regardant longuement, ce qui me plaît en vous, je
+ne puis savoir pourquoi, ce sont mes souvenirs&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Une autre fois:</p>
+
+<p>&mdash;Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous
+ne pensez.</p>
+
+<p>Et puis soudain, brusquement, brutalement,
+tristement:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce
+que vous m'aimez, vous aussi? Vous aussi, vous
+allez me demander ma main?&hellip;</p>
+
+<p>J'ai balbutié. Je ne sais pas ce que j'ai répondu.
+Peut-être ai-je dit: «oui».</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Cette espèce de journal s'interrompait là. Commençaient
+alors des brouillons de lettres illisibles,
+informes, raturés. Précaire fiançailles!&hellip; La
+jeune fille, sur la prière de Meaulnes, avait abandonné
+son métier. Lui s'était occupé des préparatifs
+du mariage. Mais sans cesse repris par
+le désir de chercher encore, de partir encore sur
+la trace de son amour perdu, il avait dû, sans
+doute, plusieurs fois disparaître; et, dans ces
+lettres, avec un embarras tragique, il cherchait à
+se justifier devant Valentine.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch15">CHAPITRE XV<br />
+<span class="small">LE SECRET</span> <i>(suite)</i></h3>
+
+
+<p>Puis le journal reprenait.</p>
+
+<p>Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu'ils
+avaient fait tous les deux à la campagne, je ne sais
+où. Mais, chose étrange, à partir de cet instant,
+peut-être par un sentiment de pudeur secrète, le
+journal était rédigé de façon si hachée, si informe,
+griffonné si hâtivement aussi, que j'ai dû reprendre
+moi même et reconstituer toute cette partie
+de son histoire.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>14 juin.&mdash;Lorsqu'il s'éveilla de grand matin dans
+la chambre de l'auberge, le soleil avait allumé
+les dessins rouges du rideau noir. Des ouvriers
+agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en
+prenant le café du matin: ils s'indignaient, en
+phrases rudes et paisibles, contre un de leurs
+patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes
+entendait, dans son sommeil, ce calme bruit. Car
+il n'y prit point garde d'abord. Ce rideau semé
+de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales
+montant dans la chambre silencieuse, tout
+cela se confondait dans l'impression unique d'un
+réveil à la campagne, au début de délicieuses
+grandes vacances.</p>
+
+<p>Il se leva, frappa doucement à la porte voisine,
+sans obtenir de réponse, et l'entr'ouvrit
+sans bruit. Il aperçut alors Valentine et comprit
+d'où lui venait tant de paisible bonheur. Elle
+dormait, absolument immobile et silencieuse,
+sans qu'on l'entendît respirer, comme un oiseau
+doit dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant
+aux yeux fermés, ce visage si quiet qu'on
+eût souhaité ne l'éveiller et ne le troubler jamais.</p>
+
+<p>Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer
+qu'elle ne dormait plus que d'ouvrir les
+yeux et de regarder.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Dès qu'elle fut habillée, Meaulnes revint près
+de la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes en retard, dit-elle.</p>
+
+<p>Et ce fut aussitôt comme une ménagère dans sa
+demeure.</p>
+
+<p>Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa
+les habits que Meaulnes avait portés la veille
+et quand elle en vint au pantalon se désola.
+Le bas des jambes était couvert d'une boue
+épaisse. Elle hésita, puis, soigneusement, avec
+précaution, avant de le brosser, elle commença
+par râper la première épaisseur de terre avec un
+couteau.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les
+gamins de Sainte-Agathe quand ils étaient flanqués
+dans la boue.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, c'est ma mère qui m'a enseigné cela, dit
+Valentine.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>&hellip; Et telle était bien la compagne que devait
+souhaiter, avant son aventure mystérieuse, le
+chasseur et le paysan qu'était le grand Meaulnes.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>15 juin.&mdash;A ce dîner, à la ferme, où grâce à
+leurs amis qui les avaient présentés comme mari
+et femme, ils furent conviés, à leur grand ennui,
+elle se montra timide comme une nouvelle
+mariée.</p>
+
+<p>On avait allumé les bougies de deux candélabres,
+à chaque bout de la table couverte de
+toile blanche, comme à une paisible noce de campagne.
+Les visages, dès qu'ils se penchaient, sous
+cette faible clarté, baignaient dans l'ombre.</p>
+
+<p>Il y avait à la droite de Patrice (le fils du fermier)
+Valentine puis Meaulnes, qui demeura taciturne
+jusqu'au bout, bien qu'on s'adressât presque
+toujours à lui. Depuis qu'il avait résolu, dans
+ce village perdu, afin d'éviter les commentaires,
+de faire passer Valentine pour sa femme, un même
+regret, un même remords le désolaient. Et tandis
+que Patrice, à la façon d'un gentilhomme campagnard,
+dirigeait le dîner:</p>
+
+<p>«C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce
+soir, dans une salle basse comme celle-ci, une
+belle salle que je connais bien, présider le repas
+de mes noces».</p>
+
+<p>Près de lui, Valentine refusait timidement tout
+ce qu'on lui offrait. On eût dit une jeune paysanne.
+A chaque tentative nouvelle, elle regardait son
+ami et semblait vouloir se réfugier contre lui.
+Depuis longtemps, Patrice insistait vainement
+pour qu'elle vidât son verre, lorsqu'enfin
+Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut boire, ma petite Valentine.</p>
+
+<p>Alors, docilement, elle but. Et Patrice félicita
+en souriant le jeune homme d'avoir une femme
+aussi obéissante.</p>
+
+<p>Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient
+silencieux et pensifs. Ils étaient fatigués,
+d'abord; leurs pieds trempés par la boue de la
+promenade étaient glacés sur les carreaux lavés
+de la cuisine. Et puis, de temps à autre, le jeune
+homme était obligé de dire:</p>
+
+<p>&mdash;Ma femme, Valentine, ma femme&hellip;</p>
+
+<p>Et chaque fois, en prononçant sourdement ce
+mot, devant ces paysans inconnus, dans cette salle
+obscure, il avait l'impression de commettre une
+faute.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>17 juin.&mdash;L'après-midi de ce dernier jour
+commença mal.</p>
+
+<p>Patrice et sa femme les accompagnèrent à la
+promenade. Peu à peu, sur la pente inégale couverte
+de bruyères, les deux couples se trouvèrent
+séparés. Meaulnes et Valentine s'assirent entre
+les genévriers, dans un petit taillis.</p>
+
+<p>Le vent portait des gouttes de pluie et le temps
+était bas. La soirée avait un goût amer, semblait-il,
+le goût d'un tel ennui que l'amour même
+ne le pouvait distraire.</p>
+
+<p>Longtemps ils restèrent là, dans leur cachette,
+abrités sous les branches, parlant peu. Puis le
+temps se leva. Il fit beau. Ils crurent que, maintenant,
+tout irait bien.</p>
+
+<p>Et ils commencèrent à parler d'amour, Valentine
+parlait, parlait&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Voici, disait-elle, ce que me promettait mon
+fiancé, comme un enfant qu'il était: tout de suite
+nous aurions eu une maison, comme une chaumière
+perdue dans la campagne. Elle était toute
+prête, disait-il. Nous y serions arrivés comme au
+retour d'un grand voyage, le soir de notre mariage,
+vers cette heure-ci qui est proche de la
+nuit. Et par les chemins, dans la cour, cachés
+dans les bosquets, des enfants inconnus nous
+auraient fait fête, criant: «Vive la mariée!»&hellip;
+Quelles folies! n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Meaulnes, interdit, soucieux, l'écoutait. Il retrouvait,
+dans tout cela, comme l'écho d'une
+voix déjà entendue. Et il y avait aussi, dans le
+ton de la jeune fille, lorsqu'elle contait cette
+histoire, un vague regret.</p>
+
+<p>Mais elle eut peur de l'avoir blessé. Elle se
+retourna vers lui, avec élan, avec douceur.</p>
+
+<p>&mdash;A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que
+j'ai; quelque chose qui ait été pour moi plus
+précieux que tout&hellip; et vous le brûlerez!</p>
+
+<p>Alors, en le regardant fixement, d'un air
+anxieux, elle sortit de sa poche un petit paquet de
+lettres qu'elle lui tendit, les lettres de son fiancé.</p>
+
+<p>Ah! tout de suite, il reconnut la fine écriture.
+Comment n'y avait-il jamais pensé plus tôt!
+C'était l'écriture de Frantz le bohémien, qu'il avait
+vue jadis sur le billet désespéré laissé dans la
+chambre du Domaine&hellip;</p>
+
+<p>Ils marchaient maintenant sur une petite route
+étroite entre les pâquerettes et les foins éclairés
+obliquement par le soleil de cinq heures. Si
+grande était sa stupeur que Meaulnes ne comprenait
+pas encore quelle déroute pour lui tout cela
+signifiait. Il lisait parce qu'elle lui avait demandé
+de lire. Des phrases enfantines, sentimentales,
+pathétiques&hellip; Celle-ci, dans la dernière lettre:</p>
+
+<p>«<i>&hellip; Ah! vous avez perdu le petit c&oelig;ur, impardonnable
+petite Valentine. Que va-t-il nous arriver?
+Enfin je ne suis pas superstitieux&hellip;</i>»</p>
+
+<p>Meaulnes lisait, à demi aveuglé de regret et de
+colère, le visage immobile, mais tout pâle, avec
+des frémissements sous les yeux. Valentine,
+inquiète de le voir ainsi, regarda où il en était,
+et ce qui le fâchait ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est, expliqua-t-elle très vite, un bijou qu'il
+m'avait donné en me faisant jurer de le regarder
+toujours. C'étaient là de ses idées folles.</p>
+
+<p>Mais elle ne fit qu'exaspérer Meaulnes.</p>
+
+<p>&mdash;Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa
+poche. Pourquoi répéter ce mot? Pourquoi n'avoir
+jamais voulu croire en lui? Je l'ai connu, c'était
+le garçon le plus merveilleux du monde!</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez connu, dit-elle au comble de
+l'émoi, vous avez connu Frantz de Galais?</p>
+
+<p>&mdash;C'était mon ami le meilleur, c'était mon
+frère d'aventures, et voilà que je lui ai pris sa
+fiancée!</p>
+
+<p>»Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous
+nous avez fait, vous qui n'avez croire à
+rien. Vous êtes cause de tout. C'est vous qui avez
+tout perdu! tout perdu!&hellip;</p>
+
+<p>Elle voulut lui parler, lui prendre la main,
+mais il la repoussa brutalement.</p>
+
+<p>&mdash;Allez-vous-en. Laissez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage
+en feu, bégayant et pleurant à demi, je partirai
+en effet. Je rentrerai à Bourges, chez nous, avec
+ma s&oelig;ur. Et si vous ne revenez pas me chercher,
+vous savez, n'est-ce pas? que mon père est trop
+pauvre pour me garder; eh bien! je repartirai
+pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai
+déjà fait une fois, je deviendrai certainement une
+fille perdue, moi qui n'ai plus de métier&hellip;</p>
+
+<p>Et elle s'en alla chercher ses paquets pour
+prendre le train, tandis que Meaulnes, sans même
+la regarder partir, continuait à marcher au hasard.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Le journal s'interrompait de nouveau.</p>
+
+<p>Suivaient encore des brouillons de lettres,
+lettres d'un homme indécis, égaré. Rentré à La
+Ferté-d'Angillon, Meaulnes écrivait à Valentine
+en apparence pour lui affirmer sa résolution de
+ne jamais la revoir et lui en donner des raisons
+précises, mais en réalité, peut-être, pour qu'elle
+lui répondît. Dans une de ces lettres, il lui demandait
+ce que, dans son désarroi, il n'avait pas
+même songé d'abord à lui demander: savait-elle
+où se trouvait le Domaine tant cherché?&hellip; Dans
+une autre, il la suppliait de se réconcilier avec
+Frantz de Galais. Lui-même se chargeait de le
+retrouver&hellip; Toutes les lettres dont je voyais les
+brouillons n'avaient pas dû être envoyées. Mais
+il avait dû écrire deux ou trois fois, sans jamais
+obtenir de réponse. Ç'avait été pour lui une
+période de combats affreux et misérables, dans un
+isolement absolu. L'espoir de revoir jamais Yvonne
+de Galais s'étant complètement évanoui, il avait
+dû peu à peu sentir sa grande résolution faiblir.
+Et d'après les pages qui vont suivre,&mdash;les dernières
+de son journal,&mdash;j'imagine qu'il dut, un
+beau matin du début des vacances, louer une
+bicyclette pour aller à Bourges, visiter la cathédrale.</p>
+
+<p>Il était parti à la première heure, par la belle
+route droite entre les bois, inventant en chemin
+mille prétextes à se présenter dignement, sans
+demander une réconciliation, devant celle qu'il
+avait chassée.</p>
+
+<p>Les quatre dernières pages, que j'ai pu reconstituer
+racontaient ce voyage et cette dernière
+faute&hellip;</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch16">CHAPITRE XVI<br />
+<span class="small">LE SECRET</span> <i>(fin)</i></h3>
+
+
+<p>25 août.&mdash;De l'autre côté de Bourges, à
+l'extrémité des nouveaux faubourgs, il découvrit,
+après avoir longtemps cherché, la maison de
+Valentine Blondeau. Une femme&mdash;la mère de
+Valentine&mdash;sur le pas de la porte, semblait
+l'attendre. C'était une bonne figure de ménagère,
+lourde, fripée, mais belle encore. Elle le regardai
+venir avec curiosité, et lorsqu'il lui demanda: «si
+M<sup>lles</sup> Blondeau étaient ici», elle lui expliqua doucement,
+avec bienveillance, qu'elles étaient rentrées
+à Paris depuis le 15 août. «Elles m'ont défendu
+de dire où elles allaient, ajouta-t-elle,
+mais en écrivant à leur ancienne adresse on ferait
+suivre leurs lettres.»</p>
+
+<p>En revenant sur ses pas, sa bicyclette à la
+main, à travers le jardinet, il pensait:</p>
+
+<p>&mdash;Elle est partie&hellip; Tout est fini comme je l'ai
+voulu&hellip; C'est moi qui l'ai forcée à cela. «Je
+deviendrai certainement une fille perdue», disait-elle.
+Et c'est moi qui l'ai jetée là! C'est moi qui
+ai perdu la fiancée de Frantz!</p>
+
+<p>Et tout bas il se répétait avec folie: «Tant
+mieux! Tant mieux!» avec la certitude que c'était
+bien «tant pis» au contraire et que, sous les yeux
+de cette femme, avant d'arriver à la grille, il allait
+buter des deux pieds et tomber sur les genoux.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Il ne pensa pas à déjeuner et s'arrêta dans un
+café où il écrivit longuement à Valentine, rien
+que pour crier, pour se délivrer du cri désespéré qui
+l'étouffait. Sa lettre répétait indéfiniment: «Vous
+avez pu!&hellip; Vous avez pu!&hellip; Vous avez pu vous
+résigner à cela! Vous avez pu vous perdre ainsi!»</p>
+
+<p>Près de lui des officiers buvaient. L'un d'eux
+racontait bruyamment une histoire de femme
+qu'on entendait par bribes: «&hellip; Je lui ai dit&hellip;
+Vous devez bien me connaître&hellip; Je fais la partie
+avec votre mari tous les soirs!» Les autres riaient
+et, détournant la tête, crachaient derrière les
+banquettes. Hâve et poussiéreux, Meaulnes les
+regardait comme un mendiant. Il les imagina tenant
+Valentine sur leurs genoux.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Longtemps, à bicyclette, il erra autour de
+la cathédrale, se disant obscurément: «En
+somme, c'est pour la cathédrale que j'étais venu.»
+Au bout de toutes les rues, sur la place déserte,
+on la voyait monter énorme et indifférente. Ces
+rues étaient étroites et souillées comme les ruelles
+qui entourent les églises de village. Il y avait çà
+et là l'enseigne d'une maison louche, une lanterne
+rouge&hellip; Meaulnes sentait sa douleur perdue,
+dans ce quartier malpropre, vicieux, réfugié, comme
+aux anciens âges, sous les arcs-boutants de la
+cathédrale. Il lui venait une crainte de paysan,
+une répulsion pour cette église de la ville, où
+tous les vices sont sculptés dans des cachettes, qui
+est bâtie entre les mauvais lieux et qui n'a pas
+de remède pour les plus douleurs d'amour.</p>
+
+<p>Deux filles vinrent à passer, se tenant par la
+taille et le regardant effrontément. Par dégoût ou
+par jeu, pour se venger de son amour ou pour
+l'abîmer, Meaulnes les suivit lentement à bicyclette
+et l'une d'elles, une misérable fille dont les
+rares cheveux blonds étaient tirés en arrière par
+un faux chignon, lui donna rendez-vous pour
+six heures au jardin de l'Archevêché, le jardin
+où Frantz, dans une de ses lettres, donnait rendez-vous
+à la pauvre Valentine.</p>
+
+<p>Il ne dit pas non, sachant qu'à cette heure il
+aurait depuis longtemps quitté la ville. Et de sa
+fenêtre basse, dans la rue en pente, elle resta
+longtemps à lui faire des signes vagues.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Il avait hâte de reprendre son chemin.</p>
+
+<p>Avant de partir, il ne peut résister au morne
+désir de passer une dernière fois devant la maison
+de Valentine. Il regarda de tous ses yeux et put
+faire provision de tristesse. C'était une des dernières
+maisons du faubourg et la rue devenait
+une route à partir de cet endroit&hellip; En face, une
+sorte de terrain vague formait comme une petite
+place. Il n'y avait personne aux fenêtres, ni dans
+la cour, nulle part. Seule, le long d'un mur,
+traînant deux gamins en guenilles, une sale fille
+poudrée passa.</p>
+
+<p>C'est là que l'enfance de Valentine s'était écoulée,
+là qu'elle avait commencé à regarder le monde
+de ses yeux confiants et sages. Elle avait travaillé,
+cousu, derrière ces fenêtres. Et Frantz
+était passé pour la voir, lui sourire, dans cette
+rue de faubourg. Mais maintenant il n'y avait
+plus rien, rien&hellip; La triste soirée durait et
+Meaulnes savait seulement que quelque part,
+perdue, durant ce même après-midi, Valentine
+regardait passer dans son souvenir cette place
+morne où jamais elle ne viendrait plus.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Le long voyage qu'il lui restait à faire pour
+rentrer devait être son dernier recours contre sa
+peine, sa dernière distraction forcée avant de s'y
+enfoncer tout entier.</p>
+
+<p>Il partit. Aux environs de la route, dans la
+vallée, de délicieuses maisons fermières, entre les
+arbres, au bord de l'eau, montraient leurs pignons
+pointus garnis de treillis verts. Sans doute, là-bas,
+sur les pelouses, des jeunes filles attentives
+parlaient de l'amour. On imaginait, là-bas, des
+âmes, de belles âmes&hellip;</p>
+
+<p>Mais, pour Meaulnes, à ce moment, il n'existait
+plus qu'un seul amour, cet amour mal satisfait
+qu'on venait de souffleter si cruellement, et la
+jeune fille entre toutes qu'il eût dû protéger,
+sauvegarder, était justement celle-là qu'il venait
+d'envoyer à sa perte.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Quelques lignes hâtives du journal m'apprenaient
+encore qu'il avait formé le projet de
+retrouver Valentine coûte que coûte avant qu'il
+fût trop tard. Une date, dans un coin de page,
+me faisait croire que c'était là ce long voyage
+pour lequel M<sup>me</sup> Meaulnes faisait des préparatifs,
+lorsque j'étais venu à La Ferté-d'Angillon pour
+tout déranger. Dans la mairie abandonnée,
+Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par
+un beau matin de la fin du mois d'août&mdash;lorsque
+j'avais poussé la porte et lui avait apporté
+la grande nouvelle qu'il n'attendait plus. Il avait
+été repris, immobilisé, par son ancienne aventure,
+sans oser rien faire ni rien avouer. Alors avaient
+commencé le remords, le regret et la peine, tantôt
+étouffés, tantôt triomphants, jusqu'au jour des
+noces où le cri du bohémien dans les sapins
+lui avait théâtralement rappelé son premier serment
+de jeune homme.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Sur ce même cahier de devoirs mensuels, il
+avait encore griffonné quelques mots en hâte, à
+l'aube, avant de quitter, avec sa permission,&mdash;mais
+pour toujours&mdash;Yvonne de Galais, son
+épouse depuis la veille:</p>
+
+<p>«Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste
+des deux bohémiens qui sont venus hier dans
+la sapinière et qui sont partis vers l'est à bicyclette.
+Je ne reviendrai près d'Yvonne que si je
+puis ramener avec moi et installer dans la
+«maison de Frantz» Frantz et Valentine mariés.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>«Ce manuscrit, que j'avais commencé comme
+un journal secret et qui est devenu ma confession,
+sera, si je ne reviens pas, la propriété de mon
+ami François Seurel».</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Il avait dû glisser le cahier en hâte sous les
+autres, refermer à clef son ancienne petite malle
+d'étudiant, et disparaître.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="p3ch17">ÉPILOGUE</h3>
+
+
+<p>Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir
+jamais mon compagnon, et de mornes jours s'écoulaient
+dans l'école paysanne, de tristes jours dans
+la maison déserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous
+que je lui avais fixé, et d'ailleurs ma tante
+Moinel ne savait plus depuis longtemps où
+habitait Valentine.</p>
+
+<p>La seule joie des Sablonnières, ce fut bientôt
+la petite fille qu'on avait pu sauver. A la fin de
+septembre, elle s'annonçait même comme une
+solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an.
+Cramponnée aux barreaux des chaises, elle les
+poussait toute seule, s'essayant à marcher sans
+prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre
+qui réveillait longuement les échos sourds
+de la demeure abandonnée. Lorsque je la tenais
+dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui
+donne un baiser. Elle avait une façon sauvage et
+charmante en même temps de frétiller et de me
+repousser la figure avec sa petite main ouverte,
+en riant aux éclats. De toute sa gaieté, de toute
+sa violence enfantine, on eût dit qu'elle allait
+chasser le chagrin qui pesait sur la maison depuis
+sa naissance. Je me disais parfois: «Sans doute,
+malgré cette sauvagerie, sera-t-elle un peu mon
+enfant». Mais une fois encore la Providence en
+décida autrement.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Un dimanche matin de la fin de septembre, je
+m'étais levé de fort bonne heure, avant même la
+paysanne qui avait la garde de la petite fille. Je
+devais aller pêcher au Cher avec deux hommes
+de Saint-Benoist et Jasmin Delouche. Souvent
+ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec
+moi pour de grandes parties de braconnage:
+pêches à la main, la nuit, pêches aux éperviers
+prohibés&hellip; Tout le temps de l'été, nous partions
+les jours de congé, dès l'aube, et nous ne rentrions
+qu'à midi. C'était le gagne-pain de presque tous
+ces hommes. Quant à moi, c'était mon seul
+passe-temps, les seules aventures qui me rappelassent
+les équipées de jadis. Et j'avais fini par
+prendre goût à ces randonnées, à ces longues
+pêches le long de la rivière ou dans les roseaux
+de l'étang.</p>
+
+<p>Ce matin-là, j'étais donc debout, à cinq heures
+et demie, devant la maison, sous un petit hangar
+adossé au mur qui séparait le jardin anglais
+des Sablonnières du jardin potager de la
+ferme. J'étais occupé à démêler mes filets que
+j'avais jetés en tas, le jeudi d'avant.</p>
+
+<p>Il ne faisait pas jour tout à fait; c'était le crépuscule
+d'un beau matin de septembre; et le
+hangar où je démêlais à la hâte mes engins se
+trouvait à demi plongé dans la nuit.</p>
+
+<p>J'étais là silencieux et affairé lorsque soudain
+j'entendis la grille s'ouvrir, un pas crier sur le
+gravier.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus tôt
+que je n'aurais cru. Et moi qui ne suis pas prêt!&hellip;</p>
+
+<p>Mais l'homme qui entrait dans la cour m'était
+inconnu. C'était, autant que je pus distinguer, un
+grand gaillard barbu habillé comme un chasseur
+ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver là
+où les autres savaient que j'étais toujours, à
+l'heure de nos rendez-vous, il gagna directement
+la porte d'entrée.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs
+amis qu'ils auront convié sans me le dire et ils
+l'auront envoyé en éclaireur.</p>
+
+<p>L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le
+loquet de la porte. Mais je l'avais refermée,
+aussitôt sorti. Il fit de même à l'entrée de la cuisine.
+Puis, hésitant un instant, il tourna vers moi,
+éclairée par le demi-jour, sa figure inquiète. Et
+c'est alors seulement que je reconnus le grand
+Meaulnes.</p>
+
+<p>Un long moment je restai là, effrayé, désespéré,
+repris soudain par toute la douleur qu'avait
+réveillée son retour. Il avait disparu derrière la
+maison, en avait fait le tour, et il revenait,
+hésitant.</p>
+
+<p>Alors je m'avançai vers lui, et sans rien dire,
+je l'embrassai en sanglotant. Tout de suite, il
+comprit:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit-il d'une voix brève, elle est morte,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Et il resta là, debout, sourd, immobile et terrible.
+Je le pris par le bras et doucement je l'entraînai
+vers la maison. Il faisait jour maintenant.
+Tout de suite, pour que le plus dur fût accompli,
+je lui fis monter l'escalier qui menait vers la
+chambre de la morte. Sitôt entré; il tomba à deux
+genoux devant le lit et, longtemps, resta la tête
+enfouie dans ses deux bras.</p>
+
+<p>Il se releva enfin, les yeux égarés, titubant, ne
+sachant où il était. Et, toujours le guidant par le
+bras, j'ouvris la porte qui faisait communiquer
+cette chambre avec celle de la petite fille. Elle
+s'était éveillée toute seule&mdash;pendant que sa nourrice
+était en bas&mdash;et, délibérément, s'était assise
+dans son berceau. On voyait tout juste sa tête
+étonnée, tournée vers nous.</p>
+
+<p>&mdash;Voici ta fille, dis-je.</p>
+
+<p>Il eut un sursaut et me regarda.</p>
+
+<p>Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il
+ne put pas bien la voir d'abord, parce qu'il
+pleurait. Alors, pour détourner un peu ce grand
+attendrissement et ce flot de larmes, tout en
+la tenant très serrée contre lui, assise sur son
+bras droit, il tourna vers moi sa tête baissée et
+me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je les ai ramenés, les deux autres&hellip; Tu iras
+les voir dans leur maison.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Et en effet, au début de la matinée, lorsque je
+m'en allai, tout pensif et presque heureux vers la
+maison de Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait
+jadis montrée déserte, j'aperçus de loin une
+manière de jeune ménagère en collerette, qui
+balayait le pas de sa porte, objet de curiosité et
+d'enthousiasme pour plusieurs petits vachers
+endimanchés qui s'en allaient à la messe&hellip;</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Cependant la petite fille commençait à s'ennuyer
+d'être serrée ainsi, et comme Augustin, la
+tête penchée de côté pour cacher et arrêter ses
+larmes, continuait à ne pas la regarder, elle lui
+flanqua une grande tape de sa petite main sur sa
+bouche barbue et mouillée.</p>
+
+<p>Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit
+sauter au bout de ses bras et la regarda avec une
+espèce de rire. Satisfaite, elle battit des mains&hellip;</p>
+
+<p>Je m'étais légèrement reculé pour mieux les
+voir. Un peu déçu et pourtant émerveillé, je
+comprenais que la petite fille avait enfin trouvé
+là le compagnon qu'elle attendait obscurément&hellip;
+La seule joie que m'eût laissée le grand
+Meaulnes, je sentais bien qu'il était revenu pour
+me la prendre. Et déjà je l'imaginais, la nuit,
+enveloppant sa fille dans un manteau, et partant
+avec elle pour de nouvelles aventures.</p>
+
+
+<p class="c small gap">FIN</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+
+<table summary="">
+<tr><td colspan="4" class="c">PREMIÈRE PARTIE</td></tr>
+<tr><td class="r">I.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Pensionnaire.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch1">1</a></td></tr>
+<tr><td class="r">II.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Après quatre heures.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch2">12</a></td></tr>
+<tr><td class="r">III.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">«Je fréquentais la boutique d'un vannier».</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch3">17</a></td></tr>
+<tr><td class="r">IV.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">L'Évasion.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch4">24</a></td></tr>
+<tr><td class="r">V.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Voiture qui revient.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch5">31</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">On frappe au carreau.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch6">37</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Gilet de soie.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch7">46</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VIII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">L'Aventure.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch8">55</a></td></tr>
+<tr><td class="r">IX.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Une Halte.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch9">60</a></td></tr>
+<tr><td class="r">X.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Bergerie.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch10">66</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Domaine mystérieux.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch11">71</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Chambre de Wellington.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch12">78</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XIII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Fête étrange.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch13">82</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XIV.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Fête étrange <i>(suite)</i>.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch14">88</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XV.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Rencontre.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch15">96</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XVI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Frantz de Galais.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch16">108</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XVII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Fête étrange <i>(fin)</i>.</td>
+<td class="num"><a href="#p1ch17">117</a></td></tr>
+<tr><td colspan="4" class="c">DEUXIÈME PARTIE</td></tr>
+<tr><td class="r">I.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le grand Jeu.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch1">125</a></td></tr>
+<tr><td class="r">II.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Nous tombons dans une embuscade.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch2">133</a></td></tr>
+<tr><td class="r">III.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Les Bohémiens à l'école.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch3">140</a></td></tr>
+<tr><td class="r">IV.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Où il est question du Domaine mystérieux.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch4">150</a></td></tr>
+<tr><td class="r">V.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">L'Homme aux espadrilles.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch5">159</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Une Dispute dans la coulisse.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch6">165</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Bohémien enlève son bandeau.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch7">171</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VIII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Les Gendarmes!</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch8">176</a></td></tr>
+<tr><td class="r">IX.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">A la recherche du sentier perdu.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch9">180</a></td></tr>
+<tr><td class="r">X.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Lessive.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch10">191</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Je trahis.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch11">197</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Les trois lettres de Meaulnes.</td>
+<td class="num"><a href="#p2ch12">204</a></td></tr>
+<tr><td colspan="4" class="c">TROISIÈME PARTIE</td></tr>
+<tr><td class="r">I.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Baignade.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch1">213</a></td></tr>
+<tr><td class="r">II.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Chez Florentin.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch2">222</a></td></tr>
+<tr><td class="r">III.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Une Apparition.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch3">235</a></td></tr>
+<tr><td class="r">IV.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La grande Nouvelle.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch4">246</a></td></tr>
+<tr><td class="r">V.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Partie de Plaisir.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch5">255</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La Partie de Plaisir <i>(fin)</i>.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch6">264</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Jour des Noces.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch7">276</a></td></tr>
+<tr><td class="r">VIII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">L'Appel de Frantz.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch8">281</a></td></tr>
+<tr><td class="r">IX.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Les Gens heureux.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch9">288</a></td></tr>
+<tr><td class="r">X.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">La «Maison de Frantz».</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch10">296</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Conversation sous la Pluie.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch11">306</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Fardeau.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch12">315</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XIII.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Cahier de Devoirs mensuels.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch13">326</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XIV.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Secret.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch14">331</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XV.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Secret <i>(suite)</i>.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch15">341</a></td></tr>
+<tr><td class="r">XVI.</td> <td>&mdash;</td>
+<td class="drap">Le Secret <i>(fin)</i>.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch16">351</a></td></tr>
+<tr><td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td>Épilogue.</td>
+<td class="num"><a href="#p3ch17">358</a></td></tr>
+</table>
+
+<p class="c gap small">IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.&mdash;15822-9-13.</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE</p>
+
+
+<p class="c small">Maurice BARRÈS<br />
+DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</p>
+
+<p class="c"><span class="large">LA COLLINE INSPIRÉE</span><br />
+Un volume in-18 &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; Prix: 3 fr. 50 c.</p>
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+
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+Un volume in-18 &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; Prix: 3 fr. 50 c.</p>
+
+<p class="c small">Jérôme et Jean THARAUD</p>
+
+<p class="c"><span class="large">LA TRAGÉDIE DE RAVAILLAC</span><br />
+Un volume in-18 &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; Prix: 3 fr. 50 c.</p>
+
+<p class="c small">Julien BENDA</p>
+
+<p class="c"><span class="large">L'ORDINATION</span><br />
+Un volume in-18 &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; Prix: 3 fr. 50 c.</p>
+
+
+<p class="c gap small">PARIS.&mdash;IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE.&mdash;15824-10-13.</p>
+
+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
+exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
+from people in all walks of life.
+
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+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
+generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
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+www.gutenberg.org
+
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+Archive Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
+U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
+mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
+volunteers and employees are scattered throughout numerous
+locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
+Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
+date contact information can be found at the Foundation's web site and
+official page at www.gutenberg.org/contact
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+For additional contact information:
+
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Literary Archive Foundation
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+
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+Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
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+distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
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+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
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+facility: www.gutenberg.org
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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+The Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier
+
+Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the
+copyright laws for your country before downloading or redistributing
+this or any other Project Gutenberg eBook.
+
+This header should be the first thing seen when viewing this Project
+Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the
+header without written permission.
+
+Please read the "legal small print," and other information about the
+eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is
+important information about your specific rights and restrictions in
+how the file may be used. You can also find out about how to make a
+donation to Project Gutenberg, and how to get involved.
+
+
+**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**
+
+**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971**
+
+*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****
+
+
+Title: Le grand Meaulnes
+
+Author: Alain-Fournier
+
+Release Date: May, 2004 [EBook #5781]
+[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
+[This file was first posted on July 21, 2003]
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+Edition: 10
+
+Language: French
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+Character set encoding: ASCII
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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES ***
+
+
+
+
+Produced by Walter Debeuf
+
+
+
+
+Le Grand Meaulnes
+
+By Alain-Fournier.
+
+
+
+LE GRAND MEAULNES
+
+Preface.
+
+Henri-Alban Fournier (Alain-Fournier est un demi-pseudonyme) est ne le 3
+octobre 1886, a La Chapelle-d'Angillon (Cher). Apres une enfance passee
+en Sologne et dans le Bas-Berry, ou ses parents sont instituteurs, il
+commence ses etudes secondaires a Paris, puis va preparer a Brest le
+concours d'entree a l'Ecole Navale, a quoi il renonce bientot, ayant
+compris qu'il ne pourrait jamais vivre loin de ces campagnes de son
+enfance qu'il a passionnement aimees. Il revient faire sa philosophie a
+Bourges. Puis, ayant choisi la carriere de l'enseignement des Lettres,
+il poursuit ses etudes au Lycee Lakanal, a Sceaux, ou il se lie de
+profonde amitie avec Jacques Riviere (qui epousera en 1909 se jeune
+soeur Isabelle). Tous deux se lancent a la recherche de la verite et de
+la beaute dans tous les arts: peinture, musique et surtout litterature,
+ou ils seront les premiers a decouvrir, parmi les jeunes ecrivains--
+alors incompris et moques--ceux qui deviendront les grands noms de
+notre epoque: Claudel, Peguy, Valery, etc. En juin 1905, Henri avait
+rencontre celle qui, sous le nom d'Yvonne de Galais sera l'heroine du
+Grand Meaulnes. Breve rencontre, unique conversation le long des quais
+de la Seine, d'ou est ne en lui, cependant, ce qui sera le grand amour
+de sa vie. Il ne retrouvera qu'en 1913, apres huit ans de recherches et
+de souffrances, pour une deuxieme courte rencontre, "La Belle Jeune
+Fille", alors mariee et mere de deux enfants.
+
+Ses etudes ayant ete interrompues en 1907 par les deux ans de son
+service militaire, il ne les avait pas reprises. Il avait tenu alors
+quelque temps un Courrier litteraire, publie divers poemes, essais,
+contes (reunis plus tard sous le titre Miracles), cependant que
+s'elaborait lentement l'oeuvre qui l'a rendu celebre.
+
+Et c'est quelques mois apres la deuxieme rencontre--la derniere--que
+parut Le Grand Meaulnes commence presque au lendemain de la premiere,
+patiemment bati, remanie, transforme au long de ces huit annees, et qui
+est l'histoire, a peine transposee, de tout ce qu'il avait vecu
+jusqu'alors, et du grand douloureux amour qui a domine sa vie.
+
+Un an plus tard, il etait tue aux Eparges, le 22 septembre 1914.
+
+Sa soeur Isabelle, a qui est dedie le roman, apres la mort de son mari,
+Jacques Riviere, en 1925, publia l'abondante Correspondance des deux
+amis; ensuite les Lettres au Petit B. (Rene Bichet, un gentil camarade
+de Lakanal) et les Lettres d'Alain-Fournier a sa Famille, puis des
+souvenirs sur son frere: Images d'Alain-Fournier, etc.
+
+A ma soeur Isabelle.
+
+
+
+PREMIERE PARTIE
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+Le Pensionnaire.
+
+Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189...
+
+Je continue a dire "chez nous", bien que la maison ne nous appartienne
+plus. Nous avons quitte le pays depuis bientot quinze ans et nous n'y
+reviendrons certainement jamais.
+
+Nous habitions les batiments du Cour Superieur de Sainte-Agathe. Mon
+pere, que j'appelais M. Seurel, comme les autres eleves, y dirigeait a
+la fois le Cours superieur, ou l'on preparait le brevet d'instituteur,
+et le Cours moyen. Ma mere faisait la petite classe.
+
+Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrees, sous des vignes
+vierges, a l'extremite du bourg; une cour immense avec preaux et
+buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail; sur
+le cote nord, la route ou donnait une petite grille et qui menait vers
+La Gare, a trois kilometres; au sud et par derriere, des champs, des
+jardins et des pres qui rejoignaient les faubourgs... tel est le plan
+sommaire de cette demeure ou s'ecoulerent les jours les plus tourmentes
+et les plus chers de ma vie--demeure d'ou partirent et ou revinrent se
+briser, comme des vagues sur un rocher desert, nos aventures.
+
+Le hasard des "changements", une decision d'inspecteur ou de prefet nous
+avaient conduits la. Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps,
+une voiture de paysan, qui precedait notre menage, nous avait deposes,
+ma mere et moi, devant la petite grille rouillee. Des gamins qui
+volaient des peches dans le jardin s'etaient enfuis silencieusement par
+les trous de la haie... Ma mere, que nous appelions Millie, et qui etait
+bien la menagere la plus methodique que j'aie jamais connue, etait
+entree aussitot dans les pieces remplies de paille poussiereuse, et tout
+de suite elle avait constate avec desespoir, comma a chaque
+"deplacement", que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si
+mal construite... Elle etait sortie pour me confier sa detresse. Tout en
+me parlant, elle avait essuye doucement avec son mouchoir ma figure
+d'enfant noircie par le voyage. Puis elle etait rentree faire le compte
+de toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner pour rendre le
+logement habitable... Quant a moi, coiffe d'un grand chapeau de paille a
+rubans, j'etais reste la, sur le gravier de cette cour etrangere, a
+attendre, a fureter petitement autour du puits et sous le hangar.
+
+C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui notre arrivee. Car
+aussitot que je veux retrouver le lointain souvenir de cette premiere
+soiree d'attente dans notre cour de Sainte-Agathe, deja ce sont d'autres
+attentes que je me rappelle; deja, les deux mains appuyees aux barreaux
+du portail, je me vois epiant avec anxiete quelqu'un qui va descendre la
+grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer la premiere nuit que je dus passer
+dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier etage, deja ce sont
+d'autres nuits que je me rappelle; je ne suis plus seul dans cette
+chambre; une grande ombre inquiete et amie passe le long des murs et se
+promene. Tout ce paysage paisible--l'ecole, le champ du pere Martin,
+avec ses trois noyers, le jardin des quatre heures envahi chaque jour
+par des femmes en visite--est a jamais, dans ma memoire, agite,
+transforme par la presence de celui qui bouleversa toute notre
+adolescence et dont la fuite meme ne nous a pas laisse de repos. Nous
+etions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva.
+
+J'avais quinze ans. C'etait un froid dimanche de novembre, le premier
+jour d'automne qui fit songer a l'hiver. Toute la journee, Millie avait
+attendu une voiture de La Gare qui devait lui apporter un chapeau pour
+la mauvaise saison. Le matin, elle avait manque la messe; et jusqu'au
+sermon, assis dans le choeur avec les autres enfants, j'avais regarde
+anxieusement du cote des cloches, pour la voir entrer avec son chapeau
+neuf.
+
+Apres midi, je dus partir seul a vepres.
+
+"D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa main mon
+costume d'enfant, meme s'il etait arrive, ce chapeau, il aurait bien
+fallu sans doute, que je passe mon dimanche a le refaire".
+
+Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi. Des le matin, mon pere
+s'en allait au loin, sur le bord de quelque etang couvert de brume,
+pecher le brochet dans une barque; et ma mere, retiree jusqu'a la nuit
+dans sa chambre obscure, rafistolait d'humbles toilettes. Elle
+s'enfermait ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi pauvre
+qu'elle mais aussi fiere, vint la surprendre. Et moi, les vepres finies,
+j'attendais, en lisant dans la froide salle a manger, qu'elle ouvrit la
+porte pour me montrer comment ca lui allait.
+
+Ce dimanche-la, quelque animation devant l'eglise me retint dehors apres
+vepres. Un bapteme, sous le porche, avait attroupe des gamins. Sur la
+place, plusieurs hommes du bourg avaient revetu leurs vareuses de
+pompiers; et, les faisceaux formes, transis et battant la semelle, ils
+ecoutaient Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la theorie...
+
+Le carillon du bapteme s'arreta soudain, comme une sonnerie de fete qui
+se serait trompee de jour et d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme
+en bandouliere emmenerent la pompe au petit trot; et je les vis
+disparaitre au premier tournant, suivis de quatre gamins silencieux,
+ecrasant de leurs grosses semelles les brindilles de la route givree ou
+je n'osais pas les suivre.
+
+Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant que le cafe Daniel, ou
+j'entendais sourdement monter puis s'apaiser les discussions des
+buveurs. Et, frolant le mur bas de la grande cour qui isolait notre
+maison du village, j'arrivai un peu anxieux de mon retard, a la petite
+grille.
+
+Elle etait entr'ouverte et je vis aussitot qu'il se passait quelque
+chose d'insolite.
+
+En effet, a la porte de la salle a manger--la plus rapprochee des cinq
+portes vitrees qui donnaient sur la cour--une femme aux cheveux gris,
+penchee, cherchait a voir au travers des rideaux. Elle etait petite,
+coiffee d'une capote de velours noir a l'ancienne mode. Elle avait un
+visage maigre et fin, mais ravage par l'inquietude; et je ne sais quelle
+apprehension, a sa vue, m'arreta sur la premiere marche, devant la
+grille.
+
+"Ou est-il passe? mon Dieu! disait-elle a mi-voix. Il etait avec moi
+tout a l'heure. Il a deja fait le tour de la maison. Il s'est peut-etre
+sauve..."
+
+Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits coups a
+peine perceptibles.
+
+Personne ne venait ouvrir a la visiteuse inconnue. Millie, sans doute,
+avait recu le chapeau de La Gare, et sans rien entendre, au fond de la
+chambre rouge, devant un lit seme de vieux rubans et de plumes
+defrisees, elle cousait, decousait, rebatissait sa mediocre coiffure...
+En effet, lorsque j'eus penetre dans la salle a manger, immediatement
+suivi de la visiteuse, ma mere apparut tenant a deux mains sur la tete
+des fils de laiton, des rubans et des plumes, qui n'etaient pas encore
+parfaitement equilibres... Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigues
+d'avoir travaille a la chute du jour, et s'ecria:
+
+"Regarde! Je t'attendais pour te montrer..."
+
+Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au fond de
+la salle, elle s'arreta, deconcertee. Bien vite, elle enleva sa
+coiffure, et, durant toute la scene qui suivit, elle la tint contre sa
+poitrine, renversee comme un nid dans son bras droit replie.
+
+La femme a la capote, qui gardait, entre ses genoux, un parapluie et un
+sac de cuir, avait commence de s'expliquer, en balancant legerement la
+tete et en faisant claquer sa langue comme une femme en visite. Elle
+avait repris tout son aplomb. Elle eut meme, des qu'elle parla de son
+fils, un air superieur et mysterieux qui nous intrigua.
+
+Ils etaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferte-d'Angillon, a
+quatorze kilometres de Sainte-Agathe. Veuve--et fort riche, a ce
+qu'elle nous fit comprendre--elle avait perdu le cadet de ses deux
+enfants, Antoine, qui etait mort un soir au retour de l'ecole, pour
+s'etre baigne avec son frere dans un etang malsain. Elle avait decide de
+mettre l'aine, Augustin, en pension chez nous pour qu'il put suivre le
+Cours Superieur.
+
+Et aussitot elle fit l'eloge de ce pensionnaire qu'elle nous amenait. Je
+ne reconnaissais plus la femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbee
+devant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard
+de poule qui aurait perdu l'oiseau sauvage de sa couvee.
+
+Ce qu'elle contait de son fils avec admiration etait fort surprenant: il
+aimait a lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la riviere,
+jambes nues, pendant des kilometres, pour lui rapporter des oeufs de
+poules d'eau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs... Il tendait
+aussi des nasses... L'autre nuit, il avait decouvert dans le bois une
+faisane prise au collet...
+
+Moi qui n'osais plus rentrer a la maison quand j'avais un accroc a ma
+blouse, je regardais Millie avec etonnement.
+
+Mais ma mere n'ecoutait plus. Elle fit meme signe a la dame de se taire;
+et, deposant avec precaution son "nid" sur la table, elle se leva
+silencieusement comme pour aller surprendre quelqu'un...
+
+Au-dessus de nous, en effet, dans un reduit ou s'entassaient les pieces
+d'artifice noircies du dernier Quatorze Juillet, un pas inconnu, assure,
+allait et venait, ebranlant le plafond, traversait les immenses greniers
+tenebreux du premier etage, et se perdait enfin vers les chambres
+d'adjoints abandonnees ou l'on mettait secher le tilleul et murir les
+pommes.
+
+"Deja, tout a l'heure, j'avais entendu ce bruit dans les chambres du
+bas, dit Millie a mi-voix, et je croyais que c'etait toi, Francois, qui
+etais rentre..."
+
+Personne ne repondit. Nous etions debout tous les trois, le coeur
+battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l'escalier de la
+cuisine s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa la cuisine,
+et se presenta dans l'entree obscure de la salle a manger.
+
+"C'est toi, Augustin?" dit la dame.
+
+C'etait un grand garcon de dix-sept ans environ. Je ne vis d'abord de
+lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffe en
+arriere et sa blouse noire sanglee d'une ceinture comme en portent les
+ecoliers. Je pus distinguer aussi qu'il souriait...
+
+Il m'apercut, et, avant que personne eut pu lui demander aucune
+explication:
+
+"Viens-tu dans la cour?" dit-il.
+
+J'hesitai une seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma
+casquette et j'allai vers lui. Nous sortimes par la porte de la cuisine
+et nous allames au preau, que l'obscurite envahissait deja. A la lueur
+de la fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez
+droit, a la levre duvetee.
+
+"Tiens, dit-il, j'ai trouve ca dans ton grenier. Tu n'y avais donc
+jamais regarde?"
+
+Il tenait a la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusees
+dechiquetees courait tout autour; c'avait du etre le soleil ou la lune
+au feu d'artifice du Quatorze Juillet.
+
+"Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous allons toujours les
+allumer", dit-il d'un ton tranquille et de l'air de quelqu'un qui espere
+bien trouver mieux par la suite.
+
+Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait les cheveux
+completement ras comme un paysan. Il me montra les deux fusees avec
+leurs bouts de meche en papier que la flamme avait coupes, noircis, puis
+abandonnes. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira de sa
+poche--a mon grand etonnement, car cela nous etait formellement
+interdit--une boite d'allumettes. Se baissant avec precaution, il mit
+le feu a la meche. Puis, me prenant par la main, il m'entraina vivement
+en arriere.
+
+Un instant apres, ma mere qui sortait sur le pas de la porte, avec la
+mere de Meaulnes, apres avoir debattu et fixe le prix de pension, vit
+jaillir sous le preau, avec un bruit de soufflet, deux gerbes d'etoiles
+rouges et blanches; et elle put m'apercevoir, l'espace d'une seconde,
+dresse dans la lueur magique, tenant par la main le grand gars nouveau
+venu et ne bronchant pas...
+
+Cette fois encore, elle n'osa rien dire.
+
+Et le soir, au diner, il y eut, a la table de famille, un compagnon
+silencieux, qui mangeait, la tete basse, sans se soucier de nos trois
+regards fixes sur lui.
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+Apres quatre heures.
+
+Je n'avais guere ete, jusqu'alors, courir dans les rues avec les gamins
+du bourg. Une coxalgie, dont j'ai souffert jusque vers cette annee
+189... m'avait rendu craintif et malheureux. Je me vois encore
+poursuivant les ecoliers alertes dans les ruelles qui entouraient la
+maison, en sautillant miserablement sur une jambe...
+
+Aussi ne me laissait-on guere sortir. Et je me rappelle que Millie, qui
+etait tres fiere de moi, me ramena plus d'une fois a la maison, avec
+force taloches, pour m'avoir ainsi rencontre, sautant a cloche-pied,
+avec les garnements du village.
+
+L'arrivee d'Augustin Meaulnes, qui coincida avec ma guerison, fut le
+commencement d'une vie nouvelle.
+
+Avant sa venue, lorsque le cours etait fini, a quatre heures, une longue
+soiree de solitude commencait pour moi. Mon pere transportait le feu du
+poele de la classe dans la cheminee de notre salle a manger; et peu a
+peu les derniers gamins attardes abandonnaient l'ecole refroidie ou
+roulaient des tourbillons de fumee. Il y avait encore quelques jeux, des
+galopades dans la cour; puis la nuit venait; les deux eleves qui avaient
+balaye la classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons et leurs
+pelerines, et ils partaient bien vite, leur panier au bras, en laissant
+le grand portail ouvert...
+
+Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je restais au fond de la
+mairie, enferme dans le cabinet des archives plein de mouches mortes,
+d'affiches battant au vent, et je lisais assis sur une vieille bascule,
+aupres d'une fenetre qui donnait sur le jardin.
+
+Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme voisine commencaient
+a hurler et que le carreau de notre petite cuisine s'illuminait, je
+rentrais enfin. Ma mere avait commence de preparer le repas. Je montais
+trois marches de l'escalier du grenier; je m'asseyais sans rien dire et,
+la tete appuyee aux barreaux froids de la rampe, je la regardais allumer
+son feu dans l'etroite cuisine ou vacillait la flamme d'une bougie.
+
+Mais quelqu'un est venu qui m'a enleve a tous ces plaisirs d'enfant
+paisible. Quelqu'un a souffle la bougie qui eclairait pour moi le doux
+visage maternel penche sur le repas du soir. Quelqu'un a eteint la lampe
+autour de laquelle nous etions une famille heureuse, a la nuit, lorsque
+mon pere avait accroche les volets de bois aux portes vitrees. Et celui-
+la, ce fut Augustin Meaulnes, que les autres eleves appelerent bientot
+le grand Meaulnes.
+
+Des qu'il fut pensionnaire chez nous, c'est-a-dire des les premiers
+jours de decembre, l'ecole cessa d'etre desertee le soir, apres quatre
+heures. Malgre le froid de la porte battante, les cris des balayeurs et
+leurs seaux d'eau, il y avait toujours, apres le cours, dans la classe,
+une vingtaine de grands eleves, tant de la campagne que du bourg, serres
+autour de Meaulnes. Et c'etaient de longues discussions, des disputes
+interminables, au milieu desquelles je me glissais avec inquietude et
+plaisir.
+
+Meaulnes ne disait rien; mais c'etait pour lui qu'a chaque instant l'un
+des plus bavards s'avancait au milieu du groupe, et, prenant a temoin
+tour a tour chacun de ses compagnons, qui l'approuvaient bruyamment,
+racontait quelque longue histoire de maraude, que tous les autres
+suivaient, le bec ouvert, en riant silencieusement.
+
+Assis sur un pupitre, en balancant les jambes, Meaulnes reflechissait.
+Aux bons moments, il riait aussi, mais doucement, comme s'il eut reserve
+ses eclats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui seul.
+Puis, a la nuit tombante, lorsque la lueur des carreaux de la classe
+n'eclairait plus le groupe confus de jeunes gens, Meaulnes se levait
+soudain et, traversant le cercle presse:
+
+"Allons, en route!" criait-il.
+
+Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs cris jusqu'a la nuit
+noire, dans le haut du bourg...
+
+Il m'arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes, j'allais a
+la porte des ecuries des faubourgs, a l'heure ou l'on trait les
+vaches... Nous entrions dans les boutiques, et, du fond de l'obscurite,
+entre deux craquements de son metier, le tisserand disait:
+
+"Voila les etudiants!"
+
+Generalement, a l'heur du diner, nous nous trouvions tout pres du Cours,
+chez Desnoues, le charron, qui etait aussi marechal. Sa boutique etait
+une ancienne auberge, avec de grandes portes a deux battants qu'on
+laissait ouvertes. De la rue on entendait grincer le soufflet de la
+forge et l'on apercevait a la lueur du brasier, dans ce lieu obscur et
+tintant, parfois des gens de campagne qui avaient arrete leur voiture
+pour causer un instant, parfois un ecolier comme nous, adosse a une
+porte, qui regardait sans rien dire.
+
+Et c'est la que tout commenca, environ huit jours avant Noel.
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+"Je frequentais la boutique d'un vannier".
+
+La pluie etait tombee tout le jour, pour ne cesser qu'au soir. La
+journee avait ete mortellement ennuyeuse. Aux recreations, personne ne
+sortait. Et l'on entendait mon pere, M. Seurel, crier a chaque minute,
+dans la classe:
+
+"Ne sabotez donc pas comme ca, les gamins!"
+
+Apres la derniere recreation de la journee, ou, comme nous disions,
+apres le dernier "quart d'heure", M. Seurel, qui depuis un instant
+marchait le long en large pensivement, s'arreta, frappa un grand coup de
+regle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement confus des fins
+de classe ou l'on s'ennuie, et, dans le silence attentif, demanda:
+
+"Qui est-ce qui ira demain en voiture a La Gare avec Francois, pour
+chercher M. et Mme Charpentier?"
+
+C'etaient mes grands-parents: grand-pere Charpentier, l'homme au grand
+burnous de laine grise, le vieux garde forestier en retraite, avec son
+bonnet de poil de lapin qu'il appelait son kepi... Les petits gamins le
+connaissaient bien. Les matins, pour se debarbouiller, il tirait un seau
+d'eau, dans lequel il barbotait, a la facon des vieux soldats en se
+frottant vaguement la barbiche. Un cercle d'enfants, les mains derriere
+le dos, l'observaient avec une curiosite respectueuse... Et ils
+connaissaient aussi grand'mere Charpentier, la petite paysanne, avec sa
+capote tricotee, parce que Millie l'amenait, au moins une fois, dans la
+classe des plus petits.
+
+Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avant Noel, a la
+Gare, au train de 4 h 2. Ils avaient, pour nous voir, traverse tout le
+departement, charges de ballots de chataignes et de victuailles pour
+Noel enveloppees dans des serviettes. Des qu'ils avaient passe, tous les
+deux, emmitoufles, souriants et un peu interdits, le seuil de la maison,
+nous fermions sur eux toutes les portes, et c'etait une grande semaine
+de plaisir qui commencait...
+
+Il fallait, pour conduire avec moi la voiture qui devait les ramener, il
+fallait quelqu'un de serieux qui ne nous versat pas dans un fosse, et
+d'assez debonnaire aussi, car le grand-pere Charpentier jurait
+facilement et la grand-mere etait un peu bavarde.
+
+A la question de M. Seurel, une dizaine de voix repondirent, criant
+ensemble:
+
+"Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes!"
+
+Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre.
+
+Alors ils crierent:
+
+"Fromentin!"
+
+D'autres:
+
+"Jasmin Delouche!"
+
+Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs monte sur sa truie au
+triple galop, criait: "Moi! Moi!" d'une voix percante.
+
+Dutremblay et Moucheboeuf se contentaient de lever timidement la main.
+
+J'aurais voulu que ce fut Meaulnes. Ce petit voyage en voiture a ane
+serait devenu un evenement plus important. Il le desirait aussi, mais il
+affectait de se taire dedaigneusement. Tous les grands eleves s'etaient
+assis comme lui sur la table, a revers, les pieds sur le banc, ainsi que
+nous faisions dans les moments de grand repit et de rejouissance.
+Coffin, sa blouse relevee et roulee autour de la ceinture, embrassait la
+colonne de fer qui soutenait la poutre de la classe et commencait de
+grimper en signe d'allegresse. Mais M. Seurel refroidit tout le monde en
+disant:
+
+"Allons! Ce sera Moucheboeuf".
+
+Et chacun regagna sa place en silence.
+
+A quatre heures, dans la grande cour glacee, ravinee par la pluie, je me
+trouvai seul avec Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions
+le bourg luisant que sechait la bourrasque. Bientot, le petit Coffin, en
+capuchon, un morceau de pain a la main, sortit de chez lui et, rasant
+les murs, se presenta en sifflant a la porte du charron. Meaulnes ouvrit
+le portail, le hela et, tous les trois, un instant apres, nous etions
+installes au fond de la boutique rouge et chaude, brusquement traversee
+par de glacials coups de vent: Coffin et moi, assis aupres de la forge,
+nos pieds boueux dans les copeaux blancs; Meaulnes, les mains aux
+poches, silencieux, adosse au battant de la porte d'entree. De temps a
+autre, dans la rue, passait une dame de village, la tete baissee a cause
+du vent, qui revenait de chez le boucher, et nous levions le nez pour
+regarder qui c'etait.
+
+Personne ne disait rien. Le marechal et son ouvrier, l'un soufflant la
+forge, l'autre battant le fer, jetaient sur le mur de grandes ombres
+brusques... Je me rappelle ce soir-la comme un des grands soirs de mon
+adolescence. C'etait en moi un melange de plaisir et d'anxiete: je
+craignais que mon compagnon ne m'enlevat cette pauvre joie d'aller a La
+Gare en voiture; et pourtant j'attendais de lui, sans oser me l'avouer,
+quelque entreprise extraordinaire qui vint tout bouleverser.
+
+De temps a autre, le travail paisible et regulier de la boutique
+s'interrompait pour un instant. Le marechal laissait a petits coups
+pesants et clairs retomber son marteau sur l'enclume. Il regardait, en
+l'approchant de son tablier de cuir, le morceau de fer qu'il avait
+travaille. Et, redressant la tete, il nous disait, histoire de souffler
+un peu:
+
+"Eh bien, ca va, la jeunesse?"
+
+L'ouvrier restait la main en l'air a la chaine du soufflet, mettait son
+poing gauche sur la hanche et nous regardait en riant.
+
+Puis le travail sourd et bruyant reprenait.
+
+Durant une de ces pauses, on apercut, par la porte battante, Millie dans
+le grand vent, serree dans un fichu, qui passait chargee de petits
+paquets.
+
+Le marechal demanda:
+
+"C'est-il que M. Charpentier va bientot venir?
+
+--Demain, repondis je, avec ma grand'mere, j'irai les chercher en
+voiture au train de 4 h 2.
+
+--Dans la voiture a Fromentin, peut-etre?"
+
+Je repondis bien vite:
+
+"Non, dans celle du pere Martin.
+
+--Oh! alors, vous n'etes pas revenus".
+
+Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent a rire.
+
+L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose:
+
+"Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher a Vierzon.
+Il y a une heure d'arret. C'est a quinze kilometres. On aurait ete de
+retour avant meme que l'ane a Martin fut attele.
+
+--Ca, dit l'autre, c'est une jument qui marche!...
+
+--Et je crois bien que Fromentin la preterait facilement".
+
+La conversation finit la. De nouveau la boutique fut un endroit plein
+d'etincelles et de bruit, ou chacun ne pensa que pour soi.
+
+Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que je me levai pour faire
+signe au grand Meaulnes, il ne m'apercut pas d'abord. Adosse a la porte
+et la tete penchee, il semblait profondement absorbe par ce qui venait
+d'etre dit. En le voyant ainsi, perdu dans ses reflexions, regardant,
+comme a travers des lieus de brouillard, ces gens paisibles qui
+travaillaient, je pensai soudain a cette image de Robinson Crusoe, ou
+l'on voit l'adolescent anglais, avant son grand depart, "frequentant la
+boutique d'un vannier"...
+
+Et j'y ai souvent repense depuis.
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+L'Evasion.
+
+A une heure de l'apres-midi, le lendemain, la classe du Cours superieur
+est claire, au milieu du paysage gele, comme une barque sur l'Ocean. On
+n'y sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de peche,
+mais les harengs grilles sur le poele et la laine roussie de ceux qui,
+en rentrant, se sont chauffes de trop pres.
+
+On a distribue, car la fin de l'annee approche, les cahiers de
+compositions. Et, pendant que M. Seurel ecrit au tableau l'enonce des
+problemes, un silence imparfait s'etablit, mele de conversations a voix
+basse, coupe de petits cris etouffes et de phrases dont on ne dit que
+les premiers mots pour effrayer son voisin:
+
+"Monsieur! Un tel me..."
+
+M. Seurel, en copiant ses problemes, pense a autre chose. Il se retourne
+de temps a autre, en regardant tout le monde d'un air a la fois severe
+et absent. Et ce remue-menage sournois cesse completement, une seconde,
+pour reprendre ensuite, tout doucement d'abord, comme un ronronnement.
+
+Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d'une des
+tables de la division des plus jeunes, pres des grandes vitres, je n'ai
+qu'a me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le
+bas, puis les champs.
+
+De temps a autre, je me souleve sur la pointe des pieds et je regarde
+anxieusement du cote de la ferme de la Belle-Etoile. Des le debut de la
+classe, je me suis apercu que Meaulnes n'etait pas rentre apres la
+recreation de midi. Son voisin de table a bien du s'en apercevoir aussi.
+Il n'a rien dit encore, preoccupe par sa composition. Mais, des qu'il
+aura leve la tete, la nouvelle courra par toute la classe, et quelqu'un,
+comme c'est l'usage, ne manquera par de crier a haute voix les premiers
+mots de la phrase:
+
+"Monsieur! Meaulnes..."
+
+Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le soupconne de
+s'etre echappe. Sitot le dejeuner termine, il a du sauter le petit mur
+et filer a travers champs, en passant le ruisseau a la Vieille-Planche,
+jusqu'a la Belle-Etoile. Il aura demande la jument pour aller chercher
+M. et Mme Charpentier. Il fait atteler en ce moment.
+
+La Belle-Etoile est, la-bas, de l'autre cote du ruisseau, sur le versant
+de la cote, une grande ferme, que les ormes, les chenes de la cour et
+les haies vives cachent en ete. Elle est placee sur un petit chemin qui
+rejoint d'un cote la route de La Gare, de l'autre un faubourg du pays.
+Entouree de hauts murs soutenus par des contreforts dont le pied baigne
+dans le fumier, la grande batisse feodale est au mois de juin enfouie
+sous les feuilles, et, de l'ecole, on entend seulement, a la tombee de
+la nuit, le roulement des charrois et les cris des vachers. Mais
+aujourd'hui, j'apercois par la vitre, entre les arbres depouilles, le
+haut mur grisatre de la cour, la porte d'entree, puis, entre des
+troncons de haie, un bande du chemin blanchi de givre, parallele au
+ruisseau, qui mene a la route de La Gare.
+
+Rien ne bouge encore dans ce clair paysage d'hiver. Rien n'est change
+encore.
+
+Ici, M. Seurel acheve de copier le deuxieme probleme. Il en donne trois
+d'habitude. Si aujourd'hui par hasard, il n'en donnait que deux... Il
+remonterait aussitot dans sa chaire et s'apercevait de l'absence de
+Meaulnes. Il enverrait pour le chercher a travers le bourg deux gamins
+qui parviendraient certainement a le decouvrir avant que la jument ne
+soit attelee...
+
+M. Seurel, le deuxieme probleme copie, laisse un instant retomber son
+bras fatigue... Puis, a mon grand soulagement, il va a la ligne et
+recommence a ecrire en disant:
+
+"Ceci, maintenant, n'est plus qu'un jeu d'enfant!"
+
+... Deux petits traits noirs, qui depassaient le mur de la Belle-Etoile
+et qui devaient etre les deux brancards dresses d'une voiture, ont
+disparu. Je suis sur maintenant qu'on fait la-bas les preparatifs du
+depart de Meaulnes. Voici la jument qui passe la tete et le poitrail
+entre les deux pilastres de l'entree, puis s'arrete, tandis qu'on fixe
+sans doute, a l'arriere de la voiture un second siege pour les voyageurs
+que Meaulnes pretend ramener. Enfin tout l'equipage sort lentement de la
+cour, disparait un instant derriere la haie, et repasse avec la meme
+lenteur sur le bout de chemin blanc qu'on apercoit entre deux troncons
+de la cloture. Je reconnais alors, dans cette forme noire qui tient les
+guides, un coude nonchalamment appuye sur le cote de la voiture, a la
+facon paysanne, mon compagnon Augustin Meaulnes.
+
+Un instant encore tout disparait derriere la haie. Deux hommes qui sont
+restes au portail de la Belle-Etoile, a regarder partir la voiture, se
+concertent maintenant avec une animation croissante. L'un d'eux ce
+decide enfin a mettre sa main en porte-voix pres de sa bouche et a
+appeler Meaulnes, puis a courir quelques pas, dans sa direction, sur le
+chemin... Mais alors, dans la voiture qui est lentement arrivee sur la
+route de La Gare et que du petit chemin on ne doit plus apercevoir,
+Meaulnes change soudain d'attitude. Un pied sur le devant, dresse comme
+un conducteur de char romain, secouant a deux mains les guides, il lance
+sa bete a fond de train et disparait en un instant de l'autre cote de la
+montee. Sur le chemin, l'homme qui appelait s'est repris a courir;
+l'autre s'est lance au galop a travers champs et semble venir vers nous.
+
+En quelques minutes, et au moment meme ou M. Seurel, quittant le
+tableau, se frotte les mains pour en enlever la craie, au moment ou
+trois voix a la fois crient du fond de la classe:
+
+"Monsieur! Le grand Meaulnes est parti!"
+
+L'homme en blouse bleue est a la porte, qu'il ouvre soudain toute
+grande, et, levant son chapeau, il demande sur le seuil:
+
+"Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui avez autorise cet eleve a
+demander la voiture pour aller a Vierzon chercher vos parents? Il nous
+est venu des soupcons...
+
+--Mais pas du tout!" repond M. Seurel.
+
+Et aussitot c'est dans la classe un desarroi effroyable. Les trois
+premiers, pres de la sortie, ordinairement charges de pourchasser a
+coups de pierres les chevres ou les porcs qui viennent brouter dans la
+cour les corbeilles d'argent, se sont precipites a la porte. Au violent
+pietinement de leurs sabots ferres sur les dalles de l'ecole a succede,
+dehors, le bruit etouffe de leurs pas precipites qui machent le sable de
+la cour et derapent au virage de la petite grille ouverte sur la route.
+Tout le reste de la classe s'entasse aux fenetres du jardin. Certains
+ont grimpe sur les tables pour mieux voir...
+
+Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est evade.
+
+"Tu iras tout de meme a La Gare avec Moucheboeuf, me dit M. Seurel.
+Meaulnes ne connait pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux
+carrefours. Il ne sera pas au train pour trois heures".
+
+Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pour demander:
+
+"Mais qu'y a-t-il donc?"
+
+Dans la rue du bourg, les gens commencent a s'attrouper. Le paysan est
+toujours la, immobile, entete, son chapeau a la main, comme quelqu'un
+qui demande justice.
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+La voiture qui revient.
+
+Lorsque j'eus ramene de La Gare les grands-parents, lorsqu'apres le
+diner, assis devant la haute cheminee, ils commencerent a raconter par
+le menu detail tout ce qui leur etait arrive depuis les dernieres
+vacances, je m'apercus bientot que je ne les ecoutais pas.
+
+La petite grille de la cour etait tout pres de la porte de la salle a
+manger. Elle grincait en s'ouvrant. D'ordinaire, au debut de la nuit,
+pendant nos veillees de campagne, j'attendais secretement ce grincement
+de la grille. Il etait suivi d'un bruit de sabots claquant ou s'essuyant
+sur le seuil, parfois d'un chuchotement comme de personnes qui se
+concertent avant d'entrer. Et l'on frappait. C'etait un voisin, les
+institutrices, quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la longue
+veillee.
+
+Or, ce soir-la, je n'avais plus rien a esperer du dehors, puisque tous
+ceux que j'aimais etaient reunis dans notre maison; et pourtant je ne
+cessais d'epier tous les bruits de la nuit et d'attendre qu'on ouvrit
+notre porte.
+
+Le vieux grand-pere, avec son air broussailleux de grand berger gascon,
+ses deux pieds lourdement poses devant lui, son baton entre les jambes,
+inclinant l'epaule pour cogner sa pipe contre son soulier, etait la. Il
+approuvait de ses yeux mouilles et bons ce que disait la grand'mere, de
+son voyage et de ses poules et de ses voisins et des paysans qui
+n'avaient pas encore paye leur fermage. Mais je n'etais plus avec eux.
+
+J'imaginais le roulement de voiture qui s'arreterait soudain devant la
+porte. Meaulnes sauterait de la carriole et entrerait comme si rien ne
+s'etait passe... Ou peut-etre irait-il d'abord reconduire la jument a la
+Belle-Etoile; et j'entendrais bientot son pas sonner sur la route et la
+grille s'ouvrir...
+
+Mais rien. Le grand-pere regardait fixement devant lui et ses paupieres
+en battant s'arretaient longuement sur ses yeux comme a l'approche du
+sommeil. La grand'mere repetait avec embarras sa derniere phrase, que
+personne n'ecoutait.
+
+"C'est de ce garcon que vous etes en peine?" dit-elle enfin.
+
+A La Gare, en effet, je l'avais questionnee vainement. Elle n'avait vu
+personne, a l'arret de Vierzon, qui ressemblat au grand Meaulnes. Mon
+compagnon avait du s'attarder en chemin. Sa tentative etait manquee.
+Pendant le retour, en voiture, j'avais rumine ma deception, tandis que
+ma grand'mere causait avec Moucheboeuf. Sur la route blanchie de givre,
+les petits oiseaux tourbillonnaient autour des pieds de l'ane
+trottinant. De temps a autre, sur le grand calme de l'apres-midi gele,
+montait l'appel lointain d'une bergere ou d'un gamin helant son
+compagnon d'un bosquet de sapins a l'autre. Et chaque fois, ce long cri
+sur les coteaux deserts me faisait tressaillir, comme si c'eut ete la
+voix de Meaulnes me conviant a le suivre au loin...
+
+Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l'heure arriva de se
+coucher. Deja le grand-pere etait entre dans la chambre rouge, la
+chambre-salon, tout humide et glacee d'etre close depuis l'autre hiver.
+On avait enleve, pour qu'il s'y installat, les tetieres en dentelle des
+fauteuils, releve les tapis et mis de cote les objets fragiles. Il avait
+pose son baton sur un chaise, ses gros souliers sous un fauteuil; il
+venait de souffler sa bougie, et nous etions debout, nous disant
+bonsoir, prets a nous separer pour la nuit, lorsqu'un bruit de voitures
+nous fit taire.
+
+On eut dit deux equipages se suivant lentement au tres petit trot. Cela
+ralentit le pas et finalement vint s'arreter sous la fenetre de la salle
+a manger qui donnait sur la route, mais qui etait condamnee.
+
+Mon pere avait pris la lampe et, sans attendre, il ouvrait la porte
+qu'on avait deja fermee a clef. Puis, poussant la grille, s'avancant sur
+le bord des marches, il leva la lumiere au-dessus de sa tete pour voir
+ce qui se passait.
+
+C'etaient bien deux voitures arretees, le cheval de l'une attache
+derriere l'autre. Un homme avait saute a terre et hesitait...
+
+"C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant? Pourriez-vous m'indiquer
+M. Fromentin, metayer a la Belle-Etoile? J'ai trouve sa voiture et sa
+jument qui s'en allaient sans conducteur, le long d'un chemin pres de la
+route de Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et
+son adresse sur la plaque. Comme c'etait sur mon chemin, j'ai ramene son
+attelage par ici, afin d'eviter des accidents, mais ca m'a rudement
+retarde quand meme".
+
+Nous etions la, stupefaits. Mon pere s'approcha. Il eclaira la carriole
+avec sa lampe.
+
+"Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit l'homme. Pas meme une
+couverture. La bete est fatiguee; elle boitille un peu".
+
+Je m'etais approche jusqu'au premier rang et je regardais avec les
+autres cet attelage perdu qui nous revenait, telle une epave qu'eut
+ramenee la haute mer--la premiere epave et la derniere, peut-etre, de
+l'aventure de Meaulnes.
+
+"Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit l'homme, je vais vous laisser
+la voiture. J'ai perdu beaucoup de temps et l'on doit s'inquieter, chez
+moi".
+
+Mon pere accepta. De cette facon nous pourrions des ce soir reconduire
+l'attelage a la Belle-Etoile sans dire ce qui s'etait passe. Ensuite, on
+deciderait de ce qu'il faudrait raconter aux gens du pays et ecrire a la
+mere de Meaulnes... Et l'homme fouetta sa bete, en refusant le verre de
+vin que nous lui offrions.
+
+Du fond de sa chambre ou il avait rallume la bougie, tandis que nous
+rentrions sans rien dire et que mon pere conduisait la voiture a la
+ferme, mon grand-pere appelait:
+
+"Alors? Est-il rentre, ce voyageur?"
+
+Les femmes se concerterent du regard, une seconde:
+
+"Mais oui, il a ete chez sa mere. Allons, dors. Ne t'inquiete pas!
+
+--Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je pensais", dit-il.
+
+Et, satisfait, il eteignit sa lumiere et se tourna dans son lit pour
+dormir.
+
+Ce fut la meme explication que nous donnames aux gens du bourg. Quant a
+la mere du fugitif, il fut decide qu'on attendrait pour lui ecrire. Et
+nous gardames pour nous seuls notre inquietude qui dura trois grands
+jours. Je vois encore mon pere rentrant de la ferme vers onze heures, sa
+moustache mouillee par la nuit, discutant avec Millie d'une voix tres
+basse, angoissee et colere...
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+On frappe au carreau.
+
+Le quatrieme jour fut un des plus froids de cet hiver-la. De grand
+matin, les premiers arrives dans la cour se rechauffaient en glissant
+autour du puits. Ils attendaient que le poele fut allume dans l'ecole
+pour s'y precipiter.
+
+Derriere le portail, nous etions plusieurs a guetter la venue des gars
+de la campagne. Ils arrivaient tout eblouis encore d'avoir traverse des
+paysages de givre, d'avoir vu les etangs glaces, les taillis ou les
+lievres detalent... Il y avait dans leurs blouses un gout de foin et
+d'ecurie qui alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient
+autour du poele rouge. Et, ce matin-la, l'un d'eux avait apporte dans un
+panier un ecureuil gele qu'il avait decouvert en route. Il essayait, je
+me souviens, d'accrocher par ses griffes, au poteau du preau, la longue
+bete raidie...
+
+Puis la pesante classe d'hiver commenca...
+
+Un coup brusque au carreau nous fit lever la tete. Dresse contre la
+porte, nous apercumes le grand Meaulnes secouant avant d'entrer le givre
+de sa blouse, la tete haute et comme ebloui!
+
+Les deux eleves du banc le plus rapproche de la porte se precipiterent
+pour l'ouvrir: il y eut a l'entree comme un vague conciliabule, que nous
+n'entendimes pas, et le fugitif se decida enfin a penetrer dans l'ecole.
+
+Cette bouffee d'air frais venue de la cour deserte, les brindilles de
+paille qu'on voyait accrochees aux habits du grand Meaulnes, et surtout
+son air de voyageur fatigue, affame, mais emerveille, tout cela fit
+passer en nous un etrange sentiment de plaisir et de curiosite.
+
+M. Seurel etait descendu du petit bureau a deux marches ou il etait en
+train de nous faire la dictee, et Meaulnes marchait vers lui d'un air
+agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau, a cet instant, le
+grand compagnon, malgre son air epuise et ses yeux rougis par les nuits
+passees au dehors, sans doute.
+
+Il s'avanca jusqu'a la chaire et dit, du ton tres assure de quelqu'un
+qui rapporte un renseignement:
+
+"Je suis rentre, monsieur."
+
+--Je le vois bien, repondit M. Seurel, en le considerant avec
+curiosite... Allez vous asseoir a votre place".
+
+Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courbe, souriant d'un air
+moqueur, comme font les grands eleves indisciplines lorsqu'ils sont
+punis, et, saisissant d'une main le bout de la table, il se laissa
+glisser sur son banc.
+
+"Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le maitre--
+toutes les tetes etaient alors tournees vers Meaulnes--pendant que vos
+camarades finiront la dictee".
+
+Et la classe reprit comme auparavant. De temps a autre le grand Meaulnes
+se tournait de mon cote, puis il regardait par les fenetres, d'ou l'on
+apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile, et les champs deserts,
+ou parfois descendait un corbeau. Dans la classe, la chaleur etait
+lourde, aupres du poele rougi. Mon camarade, la tete dans les mains,
+s'accouda pour lire: a deux reprises je vis ses paupieres se fermer et
+je crus qu'il allait s'endormir.
+
+"Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, en levant le bras
+a demi. Voici trois nuits que je ne dors pas.
+
+--Allez!" dit M. Seurel, desireux surtout d'eviter un incident.
+
+Toutes les tetes levees, toutes les plumes en l'air, a regret nous le
+regardames partir, avec sa blouse fripee dans le dos et ses souliers
+terreux.
+
+Que la matinee fut lente a traverser! Aux approches de midi, nous
+entendimes la-haut, dans la mansarde, le voyageur s'appreter pour
+descendre. Au dejeuner, je le retrouvai assis devant le feu, pres des
+grands-parents interdits, pendant qu'aux douze coups de l'horloge, les
+grands eleves et les gamins eparpilles dans la cour neigeuse filaient
+comme des ombres devant la porte de la salle a manger.
+
+De ce dejeuner je ne me rappelle qu'un grand silence et une grande gene.
+Tout etait glace: la toile ciree sans nappe, le vin froid dans les
+verres, le carreau rougi sur lequel nous posions les pieds... On avait
+decide, pour ne pas le pousser a la revolte, de ne rien demander au
+fugitif. Et il profita de cette treve pour ne pas dire un mot.
+
+Enfin, le dessert termine, nous pumes tous les deux bondir dans la cour.
+Cour d'ecole, apres midi, ou les sabots avaient enleve la neige... cour
+noircie ou le degel faisait degoutter les toits du preau... cour pleine
+de jeux et de cris percants! Meaulnes et moi, nous longeames en courant
+les batiments. Deja deux ou trois de nos amis du bourg laissaient la
+partie et accouraient vers nous en criant de joie, faisant gicler la
+boue sous leurs sabots, les mains aux poches, le cache-nez deroule. Mais
+mon compagnon se precipita dans la grande classe, ou je le suivis, et
+referma la porte vitree juste a temps pour supporter l'assaut de ceux
+qui nous poursuivaient. Il y eut un fracas clair et violent de vitres
+secouees, de sabots claquant sur le seuil; une poussee qui fit plier la
+tige de fer maintenant les deux battants de la porte; mais deja
+Meaulnes, au risque de se blesser a son anneau brise, avait tourne la
+petite clef qui fermait la serrure.
+
+Nous avions accoutume de juger tres vexante une pareille conduite. En
+ete, ceux qu'on laissait ainsi a la porte couraient au galop dans le
+jardin et parvenaient souvent a grimper par une fenetre avant qu'on eut
+pu les fermer toutes. Mais nous etions en decembre et tout etait clos.
+Un instant on fit au dehors des pesees sur la porte; on nous cria des
+injures; puis, un a un, ils tournerent le dos et s'en allerent, la tete
+basse, en rajustant leurs cache-nez.
+
+Dans la classe qui sentait les chataignes et la piquette, il n'y avait
+que deux balayeurs, qui deplacaient les tables. Je m'approchai du poele
+pour m'y chauffer paresseusement en attendant la rentree, tandis
+qu'Augustin Meaulnes cherchait dans le bureau du maitre et dans les
+pupitres. Il decouvrit bientot un petit atlas, qu'il se mit a etudier
+avec passion debout sur l'estrade, les coudes sur le bureau, la tete
+entre les mains.
+
+Je me disposais a aller pres de lui; je lui aurais mis la main sur
+l'epaule et nous aurions sans doute suivi ensemble sur la carte le
+trajet qu'il avait fait, lorsque soudain la porte de communication avec
+la petite classe s'ouvrit toute battante sous une violente poussee, et
+Jasmin Delouche, suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la
+campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une des fenetres de la petite
+classe etait sans doute mal fermee ils avaient du la pousser et sauter
+par la.
+
+Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, etait l'un des plus ages du
+Cours Superieur. Il etait fort jaloux du grand Meaulnes, bien qu'il se
+donnait comme son ami. Avant l'arrivee de notre pensionnaire, c'etait
+lui, Jasmin, le coq de la classe. Il avait une figure pale, assez fade,
+et les cheveux pommades. Fils unique de la veuve Delouche, aubergiste,
+il faisait l'homme; il repetait avec vanite ce qu'il entendait dire aux
+joueurs de billard, aux buveurs de vermouth.
+
+A son entree, Meaulnes leva la tete et, les sourcils fronces, cria aux
+gars qui se precipitaient sur le poele, en se bousculant:
+
+"On ne peut donc pas etre tranquille une minute, ici!"
+
+--Si tu n'es pas content, il fallait rester ou tu etais", repondit, sans
+lever la tete, Jasmin Delouche qui se sentait appuye par ses compagnons.
+
+Je pense qu'Augustin etait dans cet etat de fatigue ou la colere monte
+et vous surprend sans qu'on puisse la contenir.
+
+"Toi, dit-il, en se redressant et en fermant son livre, un peu pale, tu
+vas commencer par sortir d'ici!"
+
+L'autre ricana:
+
+"Oh! cria-t-il. Parce que tu es reste trois jours echappe, tu crois que
+tu vas etre le maitre maintenant?"
+
+Et, associant les autres a sa querelle:
+
+"Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu sais!"
+
+Mais deja Meaulnes etait sur lui. Il y eut d'abord une bousculade; les
+manches des blouses craquerent et se decousirent. Seul, Martin, un des
+gars de la campagne entres avec Jasmin, s'interposa:
+
+"Tu vas te laisser!" dit-il, les narines gonflees, secouant la tete
+comme un belier.
+
+D'une poussee violente, Meaulnes le jeta, titubant, les bras ouverts, au
+milieu de la classe; puis, saisissant d'une man Delouche par le cou, de
+l'autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter dehors. Jasmin
+s'agrippait aux tables et trainait les pieds sur les dalles, faisant
+crisser ses souliers ferres, tandis que Martin, ayant repris son
+equilibre revenait a pas comptes, la tete en avant, furieux. Meaulnes
+lacha Delouche pour se colleter avec cet imbecile, et il allait peut-
+etre se trouver en mauvaise posture, lorsque la porte des appartements
+s'ouvrit a demi. M. Seurel parut la tete tournee vers la cuisine,
+terminant, avant d'entrer, une conversation avec quelqu'un...
+
+Aussitot la bataille s'arreta. Les uns se rangerent autour du poele, la
+tete basse, ayant evite jusqu'au bout de prendre parti. Meaulnes s'assit
+a sa place, le haut de ses manches decousu et defronce. Quant a Jasmin,
+tout congestionne, on l'entendit crier durant les quelques secondes qui
+precederent le coup de regle du debut de la classe:
+
+"Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin. Il
+s'imagine peut-etre qu'on ne sait pas ou il a ete!"
+
+--Imbecile! Je ne le sais pas moi-meme", repondit Meaulnes, dans le
+silence deja grand.
+
+Puis, haussant les epaules, la tete dans les mains, il se mit a
+apprendre ses lecons.
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+Le gilet de soie.
+
+Notre chambre etait, comme je l'ai dit, une grande mansarde. A moitie
+mansarde, a moitie chambre. Il y avait des fenetres aux autres logis
+d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci etait eclaire par une lucarne.
+Il etait impossible de fermer completement la porte, qui frottait sur le
+plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant de la main notre
+bougie que menacaient tous les courants d'air de la grande demeure,
+chaque fois nous essayions de fermer cette porte, chaque fois nous
+etions obliges d'y renoncer. Et, toute le nuit, nous sentions autour de
+nous, penetrant jusque dans notre chambre, le silence des trois
+greniers.
+
+C'est la que nous nous retrouvames, Augustin et moi, le soir de ce meme
+jour d'hiver.
+
+Tandis qu'en un tour de main j'avais quitte tous mes vetements et les
+avais jetes en tas sur une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon,
+sans rien dire, commencait lentement a se deshabiller. Du lit de fer aux
+rideaux de cretonne decores de pampres, ou j'etais monte deja, je le
+regardais faire. Tantot il s'asseyait sur son lit bas et sans rideaux.
+Tantot il se levait et marchait de long en large, tout en se devetant.
+La bougie, qu'il avait posee sur une petite table d'osier tressee par
+des bohemiens, jetait sur le mur son ombre errante et gigantesque.
+
+Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, d'un air distrait et
+amer, mais avec soin, ses habits d'ecolier. Je le revois plaquant sur
+une chaise sa lourde ceinture; pliant sur le dossier sa blouse noire
+extraordinairement fripee et salie; retirant une espece de paletot gros
+bleu qu'il avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos,
+pour l'etaler sur le pied de son lit... Mais lorsqu'il se redressa et se
+retourna vers moi, je vis qu'il portait, au lieu du petit gilet a
+boutons de cuivre, qui etait d'uniforme sous le paletot, un etrange
+gilet de soie, tres ouvert, que fermait dans le bas un rang serre de
+petits boutons de nacre.
+
+C'etait un vetement d'une fantaisie charmante, comme devaient en porter
+les jeunes gens qui dansaient avec nos grand'meres, dans les bals de mil
+huit cent trente.
+
+Je me rappelle, en cet instant, le grand ecolier paysan, nu-tete, car il
+avait soigneusement pose sa casquette sur ses autres habits--visage si
+jeune, si vaillant et si durci deja. Il avait repris sa marche a travers
+la chambre lorsqu'il se mit a deboutonner cette piece mysterieuse d'un
+costume qui n'etait pas le sien. Et il etait etrange de le voir, en bras
+de chemise, avec son pantalon trop court, ses souliers boueux, mettant
+la main sur ce gilet de marquis.
+
+Des qu'il l'eut touche, sortant brusquement de sa reverie il tourna la
+tete vers moi et me regarda d'un oeil inquiet. J'avais un peu envie de
+rire. Il sourit en meme temps que moi et son visage s'eclaira.
+
+"Oh! dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, a voix basse. Ou l'as-tu
+pris?"
+
+Mais son sourire s'eteignit aussitot. Il passa deux fois sur ses cheveux
+ras sa main lourde, et tout soudain, comme quelqu'un qui ne peut plus
+resister a son desir, il reendossa sur le fin jabot sa vareuse qu'il
+boutonna solidement et sa blouse fripee; puis il hesita un instant, en
+me regardant de cote... Finalement, il s'assit sur le bord de son lit,
+quitta ses souliers qui tomberent bruyamment sur le plancher; et, tout
+habille comme un soldat au cantonnement d'alerte, il s'etendit sur son
+lit et souffla la bougie.
+
+Vers le milieu de la nuit je m'eveillai soudain. Meaulnes etait au
+milieu de la chambre, debout, sa casquette sur la tete, et il cherchait
+au portemanteau quelque chose--une pelerine qu'il se mit sur le dos...
+La chambre etait tres obscure. Pas meme la clarte que donne parfois le
+reflet de la neige. Un vent noir et glace soufflait dans le jardin mort
+et sur le toit.
+
+Je me dressai un peu et je lui criai tout bas:
+
+"Meaulnes! tu repars?"
+
+Il ne repondit pas. Alors, tout a fait affole, je dis:
+
+"Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu m'emmenes".
+
+Et je sautai a bas.
+
+Il s'approcha, me saisit par le bras, me forcant a m'asseoir sur le
+rebord du lit, et il me dit:
+
+"Je ne puis pas t'emmener, Francois. Si je connaissais bien mon chemin,
+tu m'accompagnerais. Mais il faut d'abord que je le retrouve sur le
+plan, et je n'y parviens pas.
+
+--Alors, tu ne peux pas repartir non plus?
+
+--C'est vrai, c'est bien inutile... fit-il avec decouragement. Allons,
+recouche-toi. Je te promets de ne par repartir sans toi".
+
+Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. Je n'osais
+plus rien dire. Il marchait, s'arretait, repartait plus vite, comme
+quelqu'un qui, dans sa tete, recherche ou repasse des souvenirs, les
+confronte, les compare, calcule, et soudain pense avoir trouve; puis de
+nouveau lache le fil et recommence a chercher...
+
+Ce ne fut pas la seule nuit ou, reveille par le bruit de ses pas, je le
+trouvai ainsi, vers une heure du matin, deambulant a travers la chambre
+et les greniers--comme ces marins qui n'ont pu se deshabituer de faire
+le quart et qui, au fond de leurs proprietes bretonnes, se levent et
+s'habillent a l'heure reglementaire pour surveiller la nuit terrienne.
+
+A deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et la premiere
+quinzaine de fevrier, je fus ainsi tire de mon sommeil. Le grand
+Meaulnes etait la, dresse, tout equipe, sa pelerine sur le dos, pret a
+partir, et chaque fois, au bord de ce pays mysterieux ou une fois dja il
+s'etait evade, il s'arretait, hesitait. Au moment de lever le loquet de
+la porte de l'escalier et de filer par la porte de la cuisine qu'il eut
+facilement ouverte sans que personne l'entendit, il reculait une fois
+encore... Puis, durant les longues heures du milieu de la nuit,
+fievreusement, il arpentait, en reflechissant, les greniers abandonnes.
+
+Enfin une nuit, vers le 15 fevrier, ce fut lui-meme qui m'eveilla en me
+posant doucement la main sur l'epaule.
+
+La journee avait ete fort agitee. Meaulnes, qui delaissait completement
+tous les jeux de ses anciens camarades, etait reste, durant la derniere
+recreation du soir, assis sur son banc, tout occupe a etablir un
+mysterieux petit plan, en suivant du doigt, et en calculant longuement,
+sur l'atlas du Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre la
+cour et la salle de classe. Les sabots claquaient. On se pourchassait de
+table en table, franchissant les bancs et l'estrade d'un saut... On
+savait qu'il ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il
+travaillait ainsi; cependant, comme la recreation se prolongeait, deux
+ou trois gamins du bourg, par maniere de jeu, s'approcherent a pas de
+loup et regarderent par-dessus son epaule. L'un d'eux s'enhardit jusqu'a
+pousser les autres sur Meaulnes... Il ferma brusquement son atlas, cacha
+sa feuille et empoigna le dernier des trois gars, tandis que les deux
+autres avaient pu s'echapper.
+
+... C'etait ce hargneux Giraudat, qui prit un ton pleurard, essaya de
+donner des coups de pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le
+grand Meaulnes, a qui il cria rageusement:
+
+"Grand lache! ca ne m'etonne pas qu'ils sont tous contre toi, qu'ils
+veulent te faire la guerre!..." et une foule d'injures auxquelles nous
+repondimes, sans avoir bien compris ce qu'il avait voulu dire. C'est moi
+qui criais le plus fort, car j'avais pris le parti du grand Meaulnes. Il
+y avait maintenant comme un pacte entre nous. La promesse qu'il m'avait
+faite de m'emmener avec lui, sans me dire, comme tout le monde, "que je
+ne pourrais pas marcher", m'avait lie a lui pour toujours. Et je ne
+cessais de penser a son mysterieux voyage. Je m'etais persuade qu'il
+avait du rencontrer une jeune fille. Elle etait sans doute infiniment
+plus belle que toutes celles du pays, plus belle que Jeanne, qu'on
+apercevait dans le jardin des religieuses par le trou de la serrure; et
+que Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et toute blonde; et que
+Jenny, la fille de la chatelaine, qui etait admirable, mais folle et
+toujours enfermee. C'est a une jeune fille certainement qu'il pensait la
+nuit, comme un heros de roman. Et j'avais decide de lui en parler,
+bravement, la premiere fois qu'il m'eveillerait...
+
+Le soir de cette nouvelle bataille, apres quatre heures, nous etions
+tous les deux occupes a rentrer des outils du jardin, des pics et des
+pelles qui avaient servi a creuser des trous, lorsque nous entendimes
+des cris sur la route. C'etait une bande de jeunes gens et de gamins, en
+colonne par quatre, au pas gymnastique, evoluant comme une compagnie
+parfaitement organisee, conduits par Delouche, Daniel, Giraudat, et un
+autre que nous ne connumes point. Ils nous avaient apercus et ils nous
+huaient de la belle facon. Ainsi tout le bourg etait contre nous, et
+l'on preparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous etions exclus.
+
+Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la beche et la pioche
+qu'il avait sur l'epaule...
+
+Mais, a minuit, je sentais sa main sur mon bras, et je m'eveillais en
+sursaut.
+
+"Leve-toi, dit-il, nous partons.
+
+--Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au bout?
+
+--J'en connais une bonne partie. Et il faudra bien que nous trouvions le
+reste! repondit-il, les dents serrees.
+
+--Ecoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon seant. Ecoute-moi: nous
+n'avons qu'une chose a faire; c'est de chercher tous les deux en plein
+jour, en nous servant de ton plan, la partie du chemin qui nous manque.
+
+--Mais cette portion-la est tres loin d'ici.
+
+--Eh bien, nous irons en voiture, cet ete, des que les journees seront
+longues".
+
+Il y eut un silence prolonge qui voulait dire qu'il acceptait.
+
+"Puisque nous tacherons ensemble de retrouver la jeune fille que tu
+aimes, Meaulnes, ajoutai-je enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi
+d'elle".
+
+Il s'assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans l'ombre sa tete
+penchee, ses bras croises et ses genoux. Puis il aspira l'air fortement,
+comme quelqu'un qui a eu gros coeur longtemps et qui va enfin confier
+son secret...
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+L'Aventure.
+
+Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-la tout ce qui lui etait arrive
+sur la route. Et meme lorsqu'il se fut decide a me tout confier, durant
+des jours de detresse dont je reparlerai, ce resta longtemps le grand
+secret de nos adolescences. Mais aujourd'hui que tout est fini,
+maintenant qu'il ne reste plus que poussiere
+
+de tant de mal, de tant de bien,
+
+je puis raconter son etrange aventure.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+. .
+
+A une heure et demie de l'apres-midi, sur la route de Vierzon, par ce
+temps glacial, Meaulnes fit marcher la bete bon train car il savait
+n'etre pas en avance. Il ne songea d'abord, pour s'en amuser, qu'a notre
+surprise a tous, lorsqu'il ramenerait dans la carriole, a quatre heures,
+le grand-pere et la grand'-mere Charpentier. Car, a ce moment-la,
+certes, il n'avait pas d'autre intention.
+
+Peu a peu, le froid le penetrant, il s'enveloppa les jambes dans une
+couverture qu'il avait d'abord refusee et que les gens de la Belle-
+Etoile avaient mise de force dans la voiture.
+
+A deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il n'etait jamais passe
+dans un petit pays aux heures de classe et s'amusa de voir celui-la
+aussi desert, aussi endormi. C'est a peine si, de loin en loin, un
+rideau se leva, montrant une tete curieuse de bonne femme.
+
+A la sortie de La Motte, aussitot apres la maison d'ecole, il hesita
+entre deux routes et crut se rappeler qu'il fallait tourner a gauche
+pour aller a Vierzon Personne n'etait la pour le renseigner. Il remit sa
+jument au trot sur la route desormais plus etroite et mal empierree. Il
+longea quelque temps un bois de sapins et rencontra enfin un roulier a
+qui il demanda, mettant sa main en porte-voix, s'il etait bien la sur la
+route de Vierzon. La jument, tirant sur les guides, continuait a
+trotter; l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on lui demandait; il cria
+quelque chose en faisant un geste vague, et, a tout hasard, Meaulnes
+poursuivit sa route.
+
+De nouveau se fut la vaste campagne gelee, sans accident ni distraction
+aucune; parfois seulement une pie s'envolait, effrayee par la voiture,
+pour aller se percher plus loin sur un orme sans tete. Le voyageur avait
+enroule autour de ses epaules, comme une cape, sa grande couverture. Les
+jambes allongees, accoude sur un cote de la carriole, il dut somnoler un
+assez long moment...
+
+... Lorsque, grace au froid, qui traversait maintenant la couverture,
+Meaulnes eut repris ses esprits, il s'apercut que le paysage avait
+change. Ce n'etaient plus ces horizons lointains, ce grand ciel blanc ou
+se perdait le regard, mais de petits pres encore verts avec de hautes
+clotures. A droite et a gauche, l'eau des fosses coulait sous la glace.
+Tout faisait pressentir l'approche d'une riviere. Et, entre les hautes
+haies, la route n'etait plus qu'un etroit chemin defonce.
+
+La jument, depuis un instant, avait cesse de trotter. D'un coup de
+fouet, Meaulnes voulut lui faire reprendre sa vive allure, mais elle
+continua a marcher au pas avec une extreme lenteur, et le grand ecolier,
+regardant de cote, les mains appuyees sur le devant de la voiture,
+s'apercut qu'elle boitait d'une jambe de derriere. Aussitot il sauta a
+terre, tres inquiet.
+
+"Jamais nous n'arriverons a Vierzon pour le train", dit-il a mi-voix.
+
+Et il n'osait pas s'avouer sa pensee la plus inquietante, a savoir que
+peut-etre il s'etait trompe de chemin et qu'il n'etait plus la sur la
+route de Vierzon.
+
+Il examina longuement le pied de la bete et n'y decouvrit aucune trace
+de blessure. Tres craintive, la jument levait la patte des que Meaulnes
+voulait la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et maladroit.
+Il comprit enfin qu'elle avait tout simplement un caillou dans le sabot.
+En gars expert au maniement du betail, il s'accroupit, tenta de lui
+saisir le pied droit avec sa main gauche et de le placer entre ses
+genoux, mais il fut gene par la voiture. A deux reprises, la jument se
+deroba et avanca de quelques metres. Le marchepied vint le frapper a la
+tete et la roue le blessa au genou. Il s'obstina et finit par triompher
+de la bete peureuse; mais le caillou se trouvait si bien enfonce que
+Meaulnes dut sortir son couteau de paysan pour en venir a bout.
+
+Lorsqu'il eut termine sa besogne, et qu'il releva enfin la tete, a demi
+etourdit et les yeux troubles, il s'apercut avec stupeur que la nuit
+tombait...
+
+Tout autre que Meaulnes eut immediatement rebrousse chemin. C'etait le
+seul moyen de ne pas s'egarer davantage. Mais il reflechit qu'il devait
+etre maintenant fort loin de la Motte. En outre la jument pouvait avoir
+pris un chemin transversal pendant qu'il dormait. Enfin, ce chemin-la
+devait bien a la longue mener vers quelque village... Ajoutez a toutes
+ces raisons que le grand gars, en remontant sur le marche-pied, tandis
+que la bete impatiente tirait deja sur les guides, sentait grandir en
+lui le desir exaspere d'aboutir a quelque chose et d'arriver quelque
+part, en depit de tous les obstacles!
+
+Il fouetta la jument qui fit un ecart et se remit au grand trot.
+L'obscurite croissait. Dans le sentier ravine, il y avait maintenant
+tout juste passage pour la voiture. Parfois une branche morte de la haie
+se prenait dans la roue et se cassait avec un bruit sec... Lorsqu'il fit
+tout a fait noir, Meaulnes songea soudain, avec un serrement de coeur, a
+la salle a manger de Sainte-Agathe, ou nous devions, a cette heure, etre
+tous reunis. Puis la colere le prit; puis l'orgueil et la joie profonde
+de s'etre ainsi evade, sans avoir voulu...
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+Une halte.
+
+Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied avait bute
+dans l'ombre; Meaulnes vit sa tete plonger et se relever par deux fois;
+puis elle s'arreta net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose.
+Autour des pieds de la bete, on entendait comme un clapotis d'eau. Un
+ruisseau coupait le chemin. En ete, ce devait etre un gue. Mais a cette
+epoque le courant etait si fort que la glace n'avait pas pris et qu'il
+eut ete dangereux de pousser plus avant.
+
+Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de quelques pas et,
+tres perplexe, se dressa dans la voiture. C'est alors qu'il apercut,
+entre les branches, une lumiere. Deux ou trois pres seulement devaient
+la separer du chemin...
+
+L'ecolier descendit de voiture et ramena la jument en arriere, en lui
+parlant pour la calmer, pour arreter ses brusques coups de tete
+effrayes:
+
+"Allons, ma vieille! Allons! Maintenant nous n'irons pas plus loin. Nous
+saurons bientot ou nous sommes arrives".
+
+Et, poussant la barriere entrouverte d'un petit pre qui donnait sur le
+chemin, il fit entrer la son equipage. Ses pieds enfoncaient dans
+l'herbe molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa tete contre celle
+de la bete, il sentait sa chaleur et le souffle dur de son haleine... Il
+la conduisit tout au bout du pre, lui mit sur le dos la couverture;
+puis, ecartant les branches de la cloture du fond, il apercut de nouveau
+la lumiere, qui etait celle d'une maison isolee.
+
+Il lui fallut bien, tout de meme, traverser trois pres, sauter un
+traitre petit ruisseau, ou il faillit plonger les deux pieds a la
+fois... Enfin, apres un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva
+dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon grognait dans son tet.
+Au bruit des pas sur la terre gelee, un chien se mit a aboyer avec
+fureur.
+
+Le volet de la porte etait ouvert, et la lueur que Meaulnes avait
+apercue etait celle d'un feu de fagots allume dans la cheminee. Il n'y
+avait pas d'autre lumiere que celle du feu. Une bonne femme, dans la
+maison, se leva et s'approcha de la porte, sans paraitre autrement
+effrayee. L'horloge a poids, juste a cet instant, sonna la demie de sept
+heures.
+
+"Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand garcon, je crois bien que
+j'ai mis le pied dans vos chrysanthemes".
+
+Arretee, un bol a la main, elle le regardait.
+
+"Il est vrai, dit-elle, qu'il fait noir dans la cour a ne pas s'y
+conduire".
+
+Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, debout, regarda les murs
+de la piece tapissee de journaux illustres comme une auberge, et la
+table, sur laquelle un chapeau d'homme etait pose.
+
+"Il n'est pas la, le patron? dit-il en s'asseyant.
+
+--Il va revenir, repondit la femme, mise en confiance. Il est alle
+chercher un fagot.
+
+--Ce n'est pas que j'aie besoin de lui, poursuivit le jeune homme en
+rapprochant sa chaise du feu. Mais nous sommes la plusieurs chasseurs a
+l'affut. Je suis venu vous demander de nous ceder un peu de pain".
+
+Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens de campagne, et surtout
+dans une ferme isolee, il faut parler avec beaucoup de discretion, de
+politique meme, et surtout ne jamais montrer qu'on n'est pas du pays.
+
+"Du pain? dit-elle. Nous ne pourrons guere vous en donner. Le boulanger
+qui passe pourtant tous les mardis n'est pas venu aujourd'hui".
+
+Augustin, qui avait espere un instant se trouver a proximite d'un
+village, s'effraya.
+
+"Le boulanger de quel pays? demanda-t-il.
+
+--Eh bien, le boulanger du Vieux-Nancay, repondit la femme avec
+etonnement.
+
+--C'est a quelle distance d'ici, au juste, Le Vieux-Nancay? poursuivit
+Meaulnes tres inquiet.
+
+--Par la route, je ne saurais pas vous dire au juste; mais par la
+traverse il y a trois lieues et demie".
+
+Et elle se mit a raconter qu'elle y avait sa fille en place, qu'elle
+venait a pied pour la voir tous les premiers dimanches du mois et que
+ses patrons...
+
+Mais Meaulnes, completement deroute, l'interrompit pour dire:
+
+"Le Vieux-Nancay serait-il le bourg le plus rapproche d'ici?"
+
+--Non, c'est Les Landes, a cinq kilometres. Mais il n'y a pas de
+marchands ni de boulanger. Il y a tout juste une petite assemblee,
+chaque annee, a la Saint-Martin".
+
+Meaulnes n'avait jamais entendu parler des Landes. Il se vit a tel point
+egare qu'il en fut presque amuse. Mais la femme, qui etait occupee a
+laver son bol sur l'evier, se retourna, curieuse a son tour, et elle dit
+lentement, en le regardant bien droit:
+
+"C'est-il que vous n'etes pas du pays?..."
+
+A ce moment, un paysan age se presenta a la porte, avec une brassee de
+bois, qu'il jeta sur le carreau. La femme lui expliqua, tres fort, comme
+s'il eut ete sourd, ce que demandait le jeune homme.
+
+"Eh bien, c'est facile, dit-il simplement. Mais approchez-vous monsieur.
+Vous ne vous chauffez pas".
+
+Tous les deux, un instant plus tard, ils etaient installes pres des
+chenets: le vieux cassant son bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes
+mangeant un bol de lait avec du pain qu'on lui avait offert. Notre
+voyageur, ravi de se trouver dans cette humble maison apres tant
+d'inquietudes, pensant que sa bizarre aventure etait terminee, faisait
+deja le projet de revenir plus tard avec des camarades revoir ces braves
+gens. Il ne savait pas que c'etait la seulement une halte, et qu'il
+allait tout a l'heure reprendre son chemin.
+
+Il demanda bientot qu'on le remit sur la route de La Motte. Et, revenant
+peu a peu a la verite, il raconta qu'avec sa voiture il s'etait separe
+des autres chasseurs et se trouvait maintenant completement egare.
+
+Alors l'homme et la femme insisterent si longtemps pour qu'il restat
+coucher et repartit seulement au grand jour, que Meaulnes finit par
+accepter et sortit chercher sa jument pour la rentrer a l'ecurie.
+
+"Vous prendrez garde aux trous de la sente", lui dit l'homme.
+
+Meaulnes n'osa pas avouer qu'il n'etait pas venu par la "sente". Il fut
+sur le point de demander au brave homme de l'accompagner. Il hesita une
+seconde sur le seuil et si grande etait son indecision qu'il faillit
+chanceler. Puis il sortit dans la cour obscure.
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+La Bergerie.
+
+Pour s'y reconnaitre, il grimpa sur le talus d'ou il avait saute.
+
+Lentement et difficilement, comme a l'aller, il se guida entre les
+herbes et les eaux, a travers les clotures de saules, et s'en fut
+chercher sa voiture dans le fond du pre ou il l'avait laissee. La
+voiture n'y etait plus... Immobile, la tete battante, il s'efforca
+d'ecouter tous les bruits de la nuit, croyant a chaque seconde entendre
+sonner tout pres le collier de la bete. Rien... Il fit le tour du pre;
+la barriere etait a demi ouverte, a demi renversee, comme si une roue de
+voiture avait passe dessus. La jument avait du, par la, s'echapper toute
+seule.
+
+Remontant le chemin, il fit quelques pas et s'embarrassa les pieds dans
+la couverture qui sans doute avait glisse de la jument a terre. Il en
+conclut que la bete s'etait enfuie dans cette direction. Il se prit a
+courir.
+
+Sans autre idee que la volonte tenace et folle de rattraper sa voiture,
+tout le sang au visage, en proie a ce desir panique qui ressemblait a la
+peur, il courait... Parfois son pied butait dans les ornieres. Aux
+tournants, dans l'obscurite totale, il se jetait contre les clotures,
+et, deja trop fatigue pour s'arreter a temps, s'abattait sur les epines,
+les bras en avant, se dechirant les mains pour se proteger le visage.
+Parfois, il s'arretait, ecoutait--et repartait. Un instant, il crut
+entendre un bruit de voiture; mais ce n'etait qu'un tombereau cahotant
+qui passait tres loin, sur une route, a gauche...
+
+Vint un moment ou son genou, blesse au marche-pied, lui fit si mal qu'il
+dut s'arreter, la jambe raidie. Alors il reflechit que si sa jument ne
+n'etait pas sauvee au grand galop, il l'aurait depuis longtemps
+rejointe. Il se dit aussi qu'une voiture ne se perdait pas ainsi et que
+quelqu'un la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas, epuise,
+colere, se trainant a peine.
+
+A la longue, il crut se retrouver dans les parages qu'il avait quittes
+et bientot il apercut la lumiere de la maison qu'il cherchait. Un
+sentier profond s'ouvrait dans la haie:
+
+"Voila la sente dont le vieux m'a parle", se dit Augustin.
+
+Et il s'engagea dans ce passage, heureux de n'avoir plus a franchir les
+haies et les talus. Au bout d'un instant, le sentier deviant a gauche,
+la lumiere parut glisser a droite, et, parvenu a un croisement de
+chemins, Meaulnes, dans sa hate a regagner le pauvre logis, suivit sans
+reflechir un sentier qui paraissait directement y conduire. Mais a peine
+avait-il fait dix pas dans cette direction que la lumiere disparut, soit
+qu'elle fut cachee par une haie, soit que les paysans, fatigues
+d'attendre, eussent ferme leurs volets. Courageusement, l'ecolier sauta
+a travers champs, marcha tout droit dans la direction ou la lumiere
+avait brille tout a l'heure. Puis, franchissant encore une cloture, il
+retomba dans un nouveau sentier...
+
+Ainsi peu a peu, s'embrouillait la piste du grand Meaulnes et se brisait
+le lien qui l'attachait a ceux qu'il avait quittes.
+
+Decourage, presque a bout de forces, il resolut, dans son desespoir, de
+suive ce sentier jusqu"au bout.
+
+A cent pas de la, il debouchait dans une grande prairie grise, ou l'on
+distinguait de loin en loin des ombres qui devaient etre des genevriers,
+et une batisse obscure dans un repli de terrain. Meaulnes s'en approcha.
+Ce n'etait la qu'une sorte de grand parc a betail ou de bergerie
+abandonnee. La porte ceda avec un gemissement. La lueur de la lune,
+quand le grand vent chassait les nuages, passait a travers les fentes
+des cloisons. Une odeur de moisi regnait.
+
+Sans chercher plus avant, Meaulnes s'etendit sur la paille humide, le
+coude a terre, la tete dans la main. Ayant retire sa ceinture, il se
+recroquevilla dans sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors a la
+couverture de la jument qu'il avait laissee dans le chemin, et il se
+sentit si malheureux, si fache contre lui-meme qu'il lui prit une forte
+envie de pleurer...
+
+Aussi s'efforca-t-il de penser a autre chose. Glace jusqu'aux moelles,
+il se rappela un reve--une vision plutot, qu'il avait eue tout enfant,
+et dont il n'avait jamais parle a personne: un matin, au lieu de
+s'eveiller dans sa chambre, ou pendaient ses culottes et ses paletots,
+il s'etait trouve dans une longue piece verte, aux tentures pareilles a
+des feuillages. En ce lieu coulait une lumiere si douce qu'on eut cru
+pouvoir la gouter. Pres de la premiere fenetre, une jeune fille cousait,
+le dos tourne, semblant attendre son reveil... Il n'avait pas eu la
+force de se glisser hors de son lit pour marcher dans cette demeure
+enchantee. Il s'etait rendormi... Mais la prochaine fois, il jurait bien
+de se lever. Demain matin, peut-etre!...
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+Le domaine mysterieux.
+
+Des le petit jour, il se reprit a marcher. Mais son genou enfle lui
+faisait mal; il lui fallait s'arreter et s'asseoir a chaque moment tant
+la douleur etait vive. L'endroit ou il se trouvait etait d'ailleurs le
+plus desole de la Sologne. De toute la matinee, il ne vit qu'une
+bergere, a l'horizon, qui ramenait son troupeau. Il eut beau la heler,
+essayer de courir, elle disparut sans l'entendre.
+
+Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une desolante
+lenteur... Pas un toit, pas une ame. Pas meme le cri d'un courlis dans
+les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un
+soleil de decembre, clair et glacial.
+
+Il pouvait etre trois heures de l'apres-midi lorsqu'il apercut enfin,
+au-dessus d'un bois de sapins, la fleche d'une tourelle grise.
+
+"Quelque vieux manoir abandonne, se dit-il, quelque pigeonnier
+desert!..."
+
+Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du bois
+debouchait, entre deux poteaux blancs, une allee ou Meaulnes s'engagea.
+Il y fit quelques pas et s'arreta, plein de surprise, trouble d'une
+emotion inexplicable. Il marchait pourtant du meme pas fatigue, le vent
+glace lui gercait les levres, le suffoquait par instants; et pourtant un
+contentement extra-ordinaire le soulevait, une tranquillite parfaite et
+presque enivrante, la certitude que son but etait atteint et qu'il n'y
+avait plus maintenant que du bonheur a esperer. C'est ainsi que, jadis,
+la veille des grandes fetes d'ete il se sentait defaillir, lorsqu'a la
+tombee de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que
+la fenetre de sa chambre etait obstruee par les branches.
+
+"Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive a ce vieux pigeonnier,
+plein de hiboux et de courants d'air!..."
+
+Et, fache contre lui-meme, il s'arreta, se demandant s'il ne valait pas
+mieux rebrousser chemin et continuer jusqu'au prochain village. Il
+reflechissait depuis un instant, la tete basse, lorsqu'il s'apercut
+soudain que l'allee etait balayee a grands ronds reguliers comme on
+faisait chez lui pour les fetes. Il se trouvait dans un chemin pareil a
+la grand'rue de La Ferte, le matin de l'Assomption!... Il eut apercu au
+detour de l'allee une troupe de gens en fete soulevant la poussiere
+comme au mois de juin, qu'il n'eut pas ete surpris davantage.
+
+"Y aurait-il une fete dans cette solitude?" se demanda-t-il.
+
+Avancant jusqu'au premier detour, il entendit un bruit de voix qui
+s'approchaient. Il se jeta de cote dans les jeunes sapins touffus,
+s'accroupit et ecoute en retenant son souffle. C'etaient des voix
+enfantines. Une troupe d'enfants passa tout pres de lui. L'un d'eux,
+probablement une petite fille, parlait d'un ton si sage et si entendu
+que Meaulnes, bien qu'il ne comprit guere le sens de ses paroles, ne put
+s'empecher de sourire.
+
+"Une seule chose m'inquiete, disait-elle, c'est la question des chevaux.
+On n'empechera jamais Daniel, par exemple, de monter sur le grand poney
+jaune!
+
+--Jamais on ne m'en empechera repondit une voix moqueuse de jeune
+garcon. Est-ce que nous n'avons pas toutes les permissions?... Meme
+celle de nous faire mal, s'il nous plait..."
+
+Et les voix s'eloignerent, au moment ou s'approchait deja un autre
+groupe d'enfants.
+
+"Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous irons en
+bateau.
+
+--Mais nous le permettra-t-on? dit une autre.
+
+--Vous savez bien que nous organisons la fete a notre guise.
+
+--Et si Frantz rentrait des ce soir, avec sa fiancee?
+
+--Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!..."
+
+"Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les
+enfants qui font la loi, ici?... Etrange domaine!"
+
+Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander ou l'on trouverait a
+boire et a manger. Il se dressa et vit le dernier groupe qui
+s'eloignait. C'etaient trois fillettes avec des robes droites qui
+s'arretaient aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux a brides. Une
+plume blanche leur trainait dans le cou, a toutes les trois. L'une
+d'elles, a demi retournee, un peu penchee, ecoutait sa compagne qui lui
+donnait de grandes explications, le doigt leve.
+
+"Je leur ferais peur", se dit Meaulnes, en regardant sa blouse paysanne
+dechiree et son ceinturon baroque de collegien de Sainte-Agathe.
+
+Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par l'allee,
+il continua son chemin a travers les sapins dans la direction du
+"pigeonnier", sans trop reflechir a ce qu'il pourrait demander la-bas.
+Il fut bientot arrete a la lisiere du bois, par un petit mur moussu. De
+l'autre cote, entre le mur et les annexes du domaine, c'etait une longue
+cour etroite toute remplie de voitures, comme une cour d'auberge un jour
+de foire. Il y en avait de tous les genres et de toutes les formes: de
+fines petites voitures a quatre places, les brancards en l'air; des
+chars a bancs; des bourbonnaises demodees avec des galeries a moulures,
+et meme de vieilles berlines dont les glaces etaient levees.
+
+Meaulnes, cache derriere les sapins, de crainte qu'on ne l'apercut,
+examinait le desordre du lieu, lorsqu'il avisa, de l'autre cote de la
+cour, juste au-dessus du siege d'un haut char a bancs, une fenetre des
+annexes a demi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derriere
+les domaines aux volets toujours fermes des ecuries, avaient du clore
+cette ouverture. Mais le temps les avait descelles.
+
+"Je vais entrer la, se dit l'ecolier, je dormirai dans le foin et je
+partirai au petit jour, sans avoir fait peur a ces belles petites
+filles".
+
+Il franchit le mur, peniblement, a cause de son genou blesse, et,
+passant d'une voiture sur l'autre, du siege d'un char a bancs sur le
+toit d'une berline, il arriva a la hauteur de la fenetre, qu'il poussa
+sans bruit comme une porte.
+
+Il se trouvait non pas dans un grenier a foin, mais dans une vaste piece
+au plafond bas qui devait etre une chambre a coucher. On distinguait,
+dans la demi-obscurite du soir d'hiver, que la table, la cheminee et
+meme les fauteuils etaient charges de grands vases, d'objets de prix,
+d'armes anciennes. Au fond de la piece des rideaux tombaient, qui
+devaient cacher une alcove.
+
+Meaulnes avait ferme la fenetre, tant a cause du froid que par crainte
+d'etre apercu du dehors. Il alla soulever le rideau du fond et decouvrit
+un grand lit bas, couvert de vieux livres dores, de luths aux cordes
+cassees et de candelabres jetes pele-mele. Il repoussa toutes ces choses
+dans le fond de l'alcove, puis s'etendit sur cette couche pour s'y
+reposer et reflechir un peu a l'etrange aventure dans laquelle il
+s'etait jete.
+
+Un silence profond regnait sur ce domaine. Par instants seulement on
+entendait gemir le grand vent de decembre.
+
+Et Meaulnes, etendu, en venait a se demander si, malgre ces etranges
+rencontres, malgre la voix des enfants dans l'allee, malgre les voitures
+entassees, ce n'etait pas la simplement, comme il l'avait pense d'abord,
+une vieille batisse abandonnee dans la solitude de l'hiver.
+
+Il lui sembla bientot que le vent lui portait le son d'une musique
+perdue. C'etait comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se
+rappela le temps ou sa mere, jeune encore, se mettait au piano l'apres-
+midi dans le salon, et lui, sans rien dire, derriere la porte qui
+donnait sur le jardin, il l'ecoutait jusqu'a la nuit...
+
+"On dirait que quelqu'un joue du piano quelque part? pensa-t-il.
+
+Mais laissant sa question sans reponse, harasse de fatigue, il ne tarda
+pas a s'endormir...
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+La chambre de Wellington.
+
+Il faisait nuit, lorsqu'il s'eveilla. Transi de froid, il se tourna et
+retourna sur sa couche, fripant et roulant sous lui sa blouse noire. Une
+faible clarte glauque baignait les rideaux de l'alcove.
+
+S'asseyant sur le lit, il glissa sa tete entre les rideaux. Quelqu'un
+avait ouvert la fenetre et l'on avait attache dans l'embrasure deux
+lanternes venitiennes vertes.
+
+Mais a peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup d'oeil, qu'il entendit
+sur le palier un bruit de pas etouffe et de conversation a voix basse.
+Il se rejeta dans l'alcove et ses souliers ferres firent sonner un des
+objets de bronze qu'il avait repousses contre le mur. Un instant, tres
+inquiet, il retint son souffle. Les pas se rapprocherent et deux ombres
+glisserent dans la chambre.
+
+"Ne fais pas de bruit, disait l'un.
+
+--Ah! repondait l'autre, il est toujours bien temps qu'il s'eveille!
+
+--As-tu garni sa chambre?
+
+--Mais oui, comme celles des autres".
+
+Le vent fit battre la fenetre ouverte.
+
+"Tiens, dit le premier, tu n'as pas meme ferme la fenetre. Le vent a
+deja eteint une des lanternes. Il va falloir la rallumer.
+
+--Bah! repondit l'autre, pris d'une paresse et d'un decouragement
+soudain. A quoi bon ces illuminations du cote de la campagne, du cote du
+desert, autant dire? Il n'y a personne pour les voir.
+
+--Personne? Mais il arrivera encore des gens pendant une partie de la
+nuit. La-bas, sur la route, dans leurs voitures, ils seront bien
+contents d'apercevoir nos lumieres!"
+
+Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui qui avait parle le
+dernier, et qui paraissait etre le chef, reprit d'une voix trainante, a
+la facon d'un fossoyeur de Shakespeare:
+
+"Tu mets des lanternes vertes a la chambre de Wellington. T'en mettrais
+aussi bien des rouges... Tu ne t'y connais pas plus que moi!"
+
+Un silence.
+
+"... Wellington, c'etait un Americain? Eh bien, c'est-il une couleur
+americaine, le vert? Toi, le comedien qui as voyage, tu devrais savoir
+ca.
+
+--O! la la! repondit le "comedien", voyage? Oui, j'ai voyage! Mais je
+n'ai rien vu! Que veux-tu voir dans une roulotte?"
+
+Meaulnes avec precaution regarda entre les rideaux.
+
+Celui qui commandait la manoeuvre etait un gros homme nu-tete, enfonce
+dans un enorme paletot. Il tenait a la main une longue perche garnie de
+lanternes multicolores, et il regardait paisiblement, une jambe croisee
+sur l'autre, travailler son compagnon.
+
+Quant au comedien, c'etait le corps le plus lamentable qu'on puisse
+imaginer. Grand, maigre, grelottant, ses yeux glauques et louches, sa
+moustache retombant sur sa bouche edentee faisaient songer a la face
+d'un noye qui ruisselle sur une dalle. Il etait en manches de chemise,
+et ses dents claquaient. Il montrait dans ses paroles et ses gestes le
+mepris le plus parfait pour sa propre personne.
+
+Apres un moment de reflexion amere et risible a la fois, il s'approcha
+de son partenaire et lui confia, les deux bras ecartes:
+
+"Veux-tu que je te dise?... Je ne peux pas comprendre qu'on soit alle
+chercher des degoutants comme nous, pour servir dans une fete pareille!
+Voila, mon gars!..."
+
+Mais sans prendre garde a ce grand elan du coeur, le gros homme continua
+de regarder son travail, les jambes croisees, bailla, renifla
+tranquillement, puis, tournant le dos, s'en fut, sa perche sur l'epaule,
+en disant:
+
+"Allons, en route! Il est temps de s'habiller pour le diner".
+
+Le bohemien le suivit, mais, en passant devant l'alcove:
+
+"Monsieur l'Endormi, fit-il avec des reverences et des inflexions de
+voix gouailleuses, vous n'avez plus qu'a vous eveiller, a vous habiller
+en marquis, meme si vous etes un marmiteux comme je suis; et vous
+descendrez a la fete costumee, puisque c'est le bon plaisir de ces
+petits messieurs et de ces petites demoiselles".
+
+Il ajouta, sur le ton d'un boniment forain, avec une derniere reverence:
+
+"Notre camarade Maloyau, attache aux cuisines, vous presentera le
+personnage d'Arlequin, et votre serviteur, celui du grand Pierrot".
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+La fete etrange.
+
+Des qu'ils eurent disparu l'ecolier sortit de sa cachette. Il avait les
+pieds glaces, les articulations raides; mais il etait repose et son
+genou paraissait gueri.
+
+"Descendre au diner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de le faire. Je
+serai simplement un invite dont tout le monde a oublie le nom.
+D'ailleurs, je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de doute que M.
+Maloyau et son compagnon m'attendaient..."
+
+Au sortir de l'obscurite totale de l'alcove, il put y voir assez
+distinctement dans la chambre eclairee par les lanternes vertes.
+
+Le bohemien l'avait "garnie". Des manteaux etaient accroches aux
+pateres. Sur une lourde table a toilette, au marbre brise, on avait
+dispose de quoi transformer en muscadin tel garcon qui eut passe la nuit
+precedente dans une bergerie abandonnee. Il y avait, sur la cheminee,
+des allumettes aupres d'un grand flambeau. Mais on avait omis de cirer
+le parquet; et Meaulnes sentit rouler sous ses souliers du sable et des
+gravats. De nouveau il eut l'impression d'etre dans une maison depuis
+longtemps abandonnee... En allant vers la cheminee, il faillit buter
+contre une pile de grands cartons et de petites boites: il etendit le
+bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles et se pencha pour
+regarder.
+
+C'etaient des costumes de jeunes gens d'il y a longtemps, des redingotes
+a hauts cols de velours, de fins gilets tres ouverts, d'interminables
+cravates blanches et des souliers vernis du debut de ce siecle. Il
+n'osait rien toucher du bout du doigt, mais apres s'etre nettoye en
+frissonnant, il endossa sur sa blouse d'ecolier un des grands manteaux
+dont il releva le collet plisse, remplaca ses souliers ferres par de
+fins escarpins vernis et se prepara a descendre nu-tete.
+
+Il arriva, sans rencontrer personne, au bas d'un escalier de bois, dans
+un recoin de cour obscur. L'haleine glacee de la nuit vint lui souffler
+au visage et soulever un pan de son manteau.
+
+Il fit quelques pas et, grace a la vague clarte du ciel, il put se
+rendre compte aussitot de la configuration des lieux. Il etait dans une
+petite cour formee par des batiments des dependances. Tout y paraissait
+vieux et ruine. Les ouvertures au bas des escaliers etaient beantes, car
+les portes depuis longtemps avaient ete enlevees; on n'avait pas non
+plus remplace les carreaux des fenetres qui faisaient des trous noirs
+dans les murs. Et pourtant toutes ces batisses avaient un mysterieux air
+de fete. Une sorte de reflet colore flottait dans les chambres basses ou
+l'on avait du allumer aussi, du cote de la campagne, des lanternes. La
+terre etait balayee; on avait arrache l'herbe envahissante. Enfin, en
+pretant l'oreille, Meaulnes crut entendre comme un chant, comme des voix
+d'enfants et de jeunes filles, la-bas, vers les batiments confus ou le
+vent secouait des branches devant les ouvertures roses, vertes et bleues
+des fenetres.
+
+Il etait la, dans son grand manteau, comme un chasseur, a demi penche,
+pretant l'oreille, lorsqu'un extraordinaire petit jeune homme sortit du
+batiment voisin, qu'on aurait cru desert.
+
+Il avait un chapeau haut de forme tres cintre qui brillait dans la nuit
+comme s'il eut ete d'argent; un habit dont le col lui montait dans les
+cheveux, un gilet tres ouvert, un pantalon a sous-pieds... Cet elegant,
+qui pouvait avoir quinze ans, marchait sur la pointe des pieds comme
+s'il eut ete souleve par les elastiques de son pantalon, mais avec une
+rapidite extraordinaire. Il salua Meaulnes au passage sans s'arreter,
+profondement, automatiquement, et disparut dans l'obscurite, vers le
+batiment central, ferme, chateau ou abbaye, dont la tourelle avait guide
+l'ecolier au debut de l'apres-midi.
+
+Apres un instant d'hesitations, notre heros emboita le pas au curieux
+petit personnage. Ils traverserent une sorte de grande cour-jardin,
+passerent entre des massifs, contournerent un vivier enclos de
+palissades, un puits, et se trouverent enfin au seuil de la demeure
+centrale.
+
+Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutee comme une
+porte de presbytere, etait a demi ouverte. L'elegant s'y engouffra.
+Meaulnes le suivit, et, des ses premiers pas dans le corridor, il se
+trouva, sans voir personne, entoure de rires, de chants, d'appels et de
+poursuites.
+
+Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal. Meaulnes
+hesitait s'il allait pousser jusqu'au fond ou bien ouvrir une des portes
+derriere lesquelles il entendait un bruit de voix, lorsqu'il vit passer
+dans le fond deux fillettes qui se poursuivaient. Il courut pour les
+voir et les rattraper, a pas de loup, sur ses escarpins. Un bruit de
+portes qui s'ouvrent, deux visages de quinze ans que la fraicheur du
+soir et la poursuite ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets a
+brides, et tout va disparaitre dans un brusque eclat de lumiere.
+
+Une seconde, elles tournent sur elles-memes, par jeu; leurs amples jupes
+legeres se soulevent et se gonflent; on apercoit la dentelle de leurs
+longs, amusants pantalons; puis, ensemble, apres cette pirouette, elles
+bondissent dans la piece et referment la porte.
+
+Meaulnes reste un moment ebloui et titubant dans ce corridor noir. Il
+craint maintenant d'etre surpris. Son allure hesitante et gauche le
+ferait, sans doute, prendre pour un voleur. Il va s'en retourner
+deliberement vers la sortie, lorsque de nouveau il entend dans le fond
+du corridor un bruit de pas et des voix d'enfants. Ce sont deux petits
+garcons qui s'approcherent en parlant.
+
+"Est-ce qu'on va bientot diner, leur demande Meaulnes avec aplomb.
+
+--Viens avec nous, repond le plus grand, on va t'y conduire".
+
+Et avec cette confiance et ce besoin d'amitie qu'ont les enfants, la
+veille d'une grande fete, ils le prennent chacun par la main. Ce sont
+probablement deux petits garcons de paysans. On leur a mis leurs plus
+beaux habits: de petites culottes coupees a mi-jambe qui laissent voir
+leurs gros bas de laine et leurs galoches, un petit justaucorps de
+velours bleu, une casquette de meme couleur et un noeud de cravate
+blanc.
+
+"La connais-tu, toi? demande l'un des enfants.
+
+--Moi, fait le plus petit, qui a une tete ronde et des yeux naifs, maman
+m'a dit qu'elle avait une robe noire et une collerette et qu'elle
+ressemblait a un joli pierrot.
+
+--Qui donc? demande Meaulnes.
+
+--Eh bien, la fiancee que Franz est alle chercher..."
+
+Avant que le jeune homme ait rien pu dire, ils sont tous les trois
+arrives a la porte d'une grande salle ou flambe un beau feu. Des
+planches, en guise de table, ont ete posees sur des treteaux; on a
+etendu des nappes blanches, et des gens de toutes sortes dinent avec
+ceremonie.
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+La fete etrange (suite).
+
+C'etait, dans une grande salle au plafond bas, un repas comme ceux que
+l'on offre, la veille des noces de campagne, aux parents qui sont venus
+de tres loin.
+
+Les deux enfants avaient lache les mains de l'ecolier et s'etaient
+precipites dans une chambre attenante ou l'on entendait des voix
+pueriles et des bruits de cuillers battant les assiettes. Meaulnes, avec
+audace et sans s'emouvoir, enjamba un banc et se trouva assis aupres de
+deux vieilles paysannes. Il se mit aussitot a manger avec un appetit
+feroce; et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva la tete pour
+regarder les convives et les ecouter.
+
+On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient a peine se connaitre.
+Ils devaient venir, les uns, du fond de la campagne, les autres, de
+villes lointaines. Il y avait, epars le long des tables, quelques
+vieillards avec des favoris, et d'autres completement rases qui
+pouvaient etre d'anciens marins. Pres d'eux dinaient d'autres vieux qui
+leur ressemblaient: meme face tannee, memes yeux vifs sous des sourcils
+en broussaille, memes cravates etroites comme des cordons de souliers...
+Mais il etait aise de voir que ceux-ci n'avaient jamais navigue plus
+loin que le bout du canton; et s'ils avaient tangue, roule plus de mille
+fois sous les averses et dans le vent, c'etait pour ce dur voyage sans
+peril qui consiste a creuser le sillon jusqu'au bout de son champ et a
+retourner ensuite la charrue... On voyait peu de femmes; quelques
+vieilles paysannes avec de rondes figures ridees comme des pommes, sous
+des bonnets tuyautes.
+
+Il n'y avait pas un seul de ces convives avec qui Meaulnes ne se sentit
+a l'aise et en confiance. Il expliquait ainsi plus tard cette
+impression: quand on a, disait-il, commis quelque lourde faute
+impardonnable, on songe parfois, au milieu d'une grande amertume: "Il y
+a pourtant par le monde des gens qui me pardonneraient". On imagine de
+vieilles gens, des grands-parents pleins d'indulgence, qui sont
+persuades a l'avance que tout ce que vous faites est bien fait.
+Certainement parmi ces bonnes gens-la les convives de cette salle
+avaient ete choisis. Quant aux autres, c'etaient des adolescents et des
+enfants...
+
+Cependant, aupres de Meaulnes, les deux vieilles femmes causaient:
+
+"En mettant tout pour le mieux, disait la plus agee, d'une voix cocasse
+et suraigue qu'elle cherchait vainement a adoucir, les fiances ne seront
+pas la, demain, avant trois heures.
+
+--Tais-toi, tu me ferais mettre en colere", repondait l'autre du ton le
+plus tranquille.
+
+Celle-ci portait sur le front une capeline tricotee. 'Comptons! reprit
+la premiere sans s'emouvoir. Une heure et demie de chemin de fer de
+Bourges a Vierzon, et sept lieues de voiture, de Vierzon jusqu'ici..."
+
+La discussion continua. Meaulnes n'en perdait pas une parole. Grace a
+cette paisible prise de bec, la situation s'eclairait faiblement: Frantz
+de Galais, le fils du chateau--qui etait etudiant ou marin ou peut-etre
+aspirant de marine, on ne savait pas...--etait alle a Bourges pour y
+chercher une jeune fille et l'epouser. Chose etrange, ce garcon, qui
+devait etre tres jeune et tres fantasque, reglait tout a sa guise dans
+le Domaine. Il avait voulu que la maison ou sa fiancee entrerait
+ressemblat a un palais en fete. Et pour celebrer la venue de la jeune
+fille, il avait invite lui-meme ces enfants et ces vieilles gens
+debonnaires. Tels etaient les points que la discussion des deux femmes
+precisait. Elles laissaient tout le reste dans le mystere, et
+reprenaient sans cesse la question du retour des fiances. L'une tenait
+pour le matin du lendemain. L'autre pour l'apres-midi.
+
+"Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la plus jeune
+avec calme.
+
+--Et toi, ma pauvre Adele, toujours aussi entetee. Il y a quatre ans que
+je ne t'avais vue, tu n'as pas change", repondait l'autre en haussant
+les epaules, mais de sa voix la plus paisible.
+
+Et elles continuaient ainsi a se tenir tete sans la moindre humeur.
+Meaulnes intervint dans l'espoir d'en apprendre davantage:
+
+"Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancee de Frantz?"
+
+Elles le regarderent, interloquees. Personne d'autre que Frantz n'avait
+vu la jeune fille. Lui-meme, en revenant de Toulon, l'avait rencontree
+un soir, desolee, dans un de ces jardins de Bourges qu'on appelle les
+Marais. Son pere, un tisserand, l'avait chassee de chez lui. Elle etait
+fort jolie et Frantz avait decide aussitot de l'epouser. C'etait une
+etrange histoire; mais son pere, M. de Galais, et sa soeur Yvonne ne lui
+avaient-ils pas toujours tout accorde!...
+
+Meaulnes, avec precaution, allait poser d'autres questions, lorsque
+parut a la porte un couple charmant: une enfant de seize ans avec
+corsage de velours et jupe a grands volants; un jeune personnage en
+habit a haut col et pantalon a elastiques. Ils traverserent la salle,
+esquissant un pas de deux; d'autres les suivirent; puis d'autres
+passerent en courant, poussant des cris, poursuivis par un grand pierrot
+blafard, aux manches trop longues, coiffe d'un bonnet noir et riant
+d'une bouche edentee. Il courait a grandes enjambees maladroites, comme
+si, a chaque pas, il eut du faire un saut, et il agitait ses longues
+manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur; les jeunges
+gens lui serraient la main et il paraissait faire la joie des enfants
+qui le poursuivaient avec des cris percants. Au passage il regarda
+Meaulnes de ses yeux vitreux, et l'ecolier crut reconnaitre,
+completement rase, le compagnon de M. Maloyau, le bohemien qui tout a
+l'heure accrochait les lanternes.
+
+Le repas etait termine. Chacun se levait.
+
+Dans les couloirs s'organisaient des rondes et des farandoles. Une
+musique, quelque part, jouait un pas de menuet... Meaulnes, la tete a
+demi cachee dans le collet de son manteau, comme dans une fraise, se
+sentait un autre personnage. Lui aussi, gagne par le plaisir, se mit a
+poursuivre le grand pierrot a travers les couloirs du Domaine, comme
+dans les coulisses d'un theatre ou la pantomime, de la scene, se fut
+partout repandue. Il se trouva ainsi mele jusqu'a la fin de la nuit a
+une foule joyeuse aux costumes extravagants. Parfois il ouvrait une
+porte, et se trouvait dans une chambre ou l'on montrait la lanterne
+magique. Des enfants applaudissaient a grand bruit... Parfois, dans un
+coin de salon ou l'on dansait, il engageait conversation avec quelque
+dandy et se renseignait hativement sur les costumes que l'on porterait
+les jours suivants...
+
+Un peu angoisse a la longue par tout ce plaisir qui s'offrait a lui,
+craignant a chaque instant que son manteau entr'ouvert ne laissat voir
+sa blousse de collegien, il alla se refugier un instant dans la partie
+la plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n'y entendait que
+le bruit etouffe d'un piano.
+
+Il entra dans une piece silencieuse qui etait une salle a manger
+eclairee par une lampe a suspension. La aussi c'etait fete, mais fete
+pour les petits enfants.
+
+Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouverts sur leurs
+genoux; d'autres etaient accroupis par terre devant une chaise et,
+gravement, ils faisaient sur le siege un etalage d'images; d'autres,
+aupres du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils ecoutaient
+au loin, dans l'immense demeure, la rumeur de la fete.
+
+Une porte de cette salle a manger etait grande ouverte. On entendait
+dans la piece attenante jouer du piano. Meaulnes avanca curieusement la
+tete. C'etait une sorte de petit salon-parloir; une femme ou une jeune
+fille, un grand manteau marron jete sur ses epaules, tournait le dos,
+jouant tres doucement des airs de rondes ou de chansonnettes. Sur le
+divan, tout a cote, six ou sept petits garcons et petites filles ranges
+comme sur une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il se fait
+tard, ecoutaient. De temps en temps seulement, l'un d'eux, arc-boute sur
+les poignets, se soulevait, glissait a terre et passait dans la salle a
+manger: un de ceux qui avaient fini de regarder les images venait
+prendre sa place.
+
+Apres cette fete ou tout etait charmant, mais fievreux et fou, ou lui-
+meme avait si follement poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se trouvait
+la plonge dans le bonheur le plus calme du monde.
+
+Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait a jouer, il retourna
+s'asseoir dans la salle a manger, et, ouvrant un des gros livres rouges
+epars sur la table, il commenca distraitement a lire.
+
+Presque aussitot un des petits qui etaient par terre s'approcha, se
+pendit a son bras et grimpa sur son genou pour regarder en meme temps
+que lui; un autre en fit autant de l'autre cote. Alors ce fut un reve
+comme son reve de jadis. Il put imaginer longuement qu'il etait dans sa
+propre maison, marie, un beau soir, et que cet etre charmant et inconnu
+qui jouait du piano, pres de lui, c'etait sa femme...
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+La rencontre.
+
+Le lendemain matin, Meaulnes fut pret un des premiers. Comme on le lui
+avait conseille, il revetit un simple costume noir, de mode passee, une
+jaquette serree a la taille avec des manches bouffant aux epaules, un
+gilet croise, un pantalon elargi du bas jusqu'a cacher ses fines
+chaussures, et un chapeau haut de forme.
+
+La cour etait deserte encore lorsqu'il descendit. Il fit quelques pas et
+se trouva comme transporte dans une journee de printemps. Ce fut en
+effet le matin le plus doux de cet hiver-la. Il faisait du soleil comme
+aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillee
+brillait comme humectee de rosee. Dans les arbres, plusieurs petits
+oiseaux chantaient et de temps a autre une brise tiedie coulait sur le
+visage du promeneur.
+
+Il fit comme les invites qui se sont eveilles avant le maitre de la
+maison. Il sortit dans la cour du Domaine, pensant a chaque instant
+qu'une voix cordiale et joyeuse allait crier derriere lui:
+
+"Deja reveille, Augustin?..."
+
+Mais il se promena longtemps seul a travers le jardin et la cour. La-
+bas, dans le batiment principal, rien ne remuait, ni aux fenetres, ni a
+la tourelle. On avait ouvert deja, cependant, les deux battants de la
+ronde porte de bois. Et, dans une des fenetres du haut, un rayon de
+soleil donnait, comme en ete, aux premieres heures du matin.
+
+Meaulnes, pour la premiere fois, regardait en plein jour l'interieur de
+la propriete. Les vestiges d'un mur separaient le jardin delabre de la
+cour, ou l'on avait, depuis peu, verse du sable et passe le rateau. A
+l'extremite des dependances qu'il habitait, c'etaient des ecuries baties
+dans un amusant desordre, qui multipliait les recoins garnis
+d'arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque sur le Domaine deferlaient
+des bois de sapins qui le cachaient a tout le pays plat, sauf vers
+l'est, ou l'on apercevait des collines bleues couvertes de rochers et de
+sapins encore.
+
+Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la branlante barriere
+de bois qui entourait le vivier; vers les bords il restait un peu de
+glace mince et plissee comme une ecume. Il s'apercut lui-meme reflete
+dans l'eau, comme incline sur le ciel, dans son costume d'etudiant
+romantique. Et il crut voir un autre Meaulnes; non plus l'ecolier qui
+s'etait evade dans une carriole de paysan, mais un etre charmant et
+romanesque, au milieu d'un beau livre de prix...
+
+Il se hata vers le batiment principal, car il avait faim. Dans la grande
+salle ou il avait dine la veille, une paysanne mettait le couvert. Des
+que Meaulnes se fut assis devant un des bols alignes sur la nappe, elle
+lui versa le cafe en disant:
+
+"Vous etes le premier, monsieur".
+
+Il ne voulut rien repondre, tant il craignait d'etre soudain reconnu
+comme un etranger. Il demanda seulement a quelle heure partirait le
+bateau pour la promenade matinale qu'on avait annoncee.
+
+"Pas avant une demi-heure, monsieur: personne n'est descendu encore",
+fut la reponse.
+
+Il continua donc d'errer en cherchant le lieu de l'embarcadere, autour
+de la longue maison chatelaine aux ailes inegales, comme une eglise.
+Lorsqu'il eut contourne l'aile sud, il apercut soudain les roseaux, a
+perte de vue, qui formaient tout le paysage. L'eau des etangs venait de
+ce cote mouiller le pied des murs, et il y avait, devant plusieurs
+portes, de petits balcons de bois qui surplombaient les vagues
+clapotantes.
+
+Desoeuvre, le promeneur erra un long moment sur la rive sablee comme un
+chemin de halage. Il examinait curieusement les grandes portes aux
+vitres poussiereuses qui donnaient sur des pieces delabrees ou
+abandonnees, sur des debarras encombres de brouettes, d'outils rouilles
+et de pots de fleurs brises, lorsque soudain, a l'autre bout des
+batiments, il entendit des pas grincer sur le sable.
+
+C'etaient deux femmes, l'une tres vieille et courbee; l'autre, une jeune
+fille, blonde, elancee, dont le charmant costume, apres tous les
+deguisements de la veille, parut d'abord a Meaulnes extraordinaire.
+
+Elles s'arreterent un instant pour regarder le paysage, tandis que
+Meaulnes se disait, avec un etonnement qui lui parut plus tard bien
+grossier:
+
+"Voila sans doute ce qu'on appelle une jeune fille excentrique--peut-
+etre une actrice qu'on a mandee pour la fete".
+
+Cependant, les deux femmes passaient pres de lui et Meaulnes, immobile,
+regarda la jeune fille. Souvent, plus tard, lorsqu'il s'endormait apres
+avoir desesperement essaye de se rappeler le beau visage efface, il
+voyait en reve passer des rangees de jeunes femmes qui ressemblaient a
+celle-ci. L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son air un peu
+penche; l'autre son regard si pur; l'autre encore sa taille fine, et
+l'autre avait aussi ses yeux bleus: mais aucune de ces femmes n'etait
+jamais la grande jeune fille.
+
+Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un
+visage aux traits un peu courts, mais dessines avec une finesse presque
+douloureuse. Et comme deja elle etait passee devant lui, il regarda sa
+toilette, qui etait bien la plus simple et la plus sage des toilettes...
+
+Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, lorsque la jeune
+fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit a sa compagne:
+
+"Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense?..."
+
+Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassee, tremblante, ne cessait
+de causer gaiement et de rire. La jeune fille repondait doucement. Et
+lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadere, elle eut ce meme regard
+innocent et grave, qui semblait dire:
+
+"Qui etes-vous? Que faites-vous ici? Je ne vous connais pas. Et pourtant
+il me semble que je vous connais".
+
+D'autres invites etaient maintenant epars entre les arbres, attendant.
+Et trois bateaux de plaisance accostaient, prets a recevoir les
+promeneurs. Un a un, sur le passage des dames, qui paraissaient etre la
+chatelaine et sa fille, les jeunes gens saluaient profondement, et les
+demoiselles s'inclinaient. Etrange matinee! Etrange partie de plaisir!
+Il faisait froid malgre le soleil d'hiver, et les femmes enroulaient
+autour de leur cou ces boas de plumes qui etaient alors a la mode...
+
+La vieille dame resta sur la rive, et, sans savoir comment, Meaulnes se
+trouva dans le meme yacht que la jeune chatelaine. Il s'accouda sur le
+pont, tenant d'une main d'une main son chapeau battu par le grand vent,
+et il put regarder a l'aise le jeune fille, qui s'etait assise a l'abri.
+Elle aussi le regardait. Elle repondait a ses compagnes, souriait, puis
+posait doucement ses yeux bleus sur lui, en tenant sa levre un peu
+mordue.
+
+Un grand silence regnait sur les berges prochaines. Le bateau filait
+avec un brui calme de machine et d'eau. On eut pu se croire au coeur de
+l'ete. On allait aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque
+maison de campagne. La jeune fille s'y promenerait sous une ombrelle
+blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles gemir... Mais
+soudain une rafale glacee venait rappeler decembre aux invites de cette
+etrange fete.
+
+On aborda devant un bois de sapins. Sur le debarcadere, les passages
+durent attendre un instant, serres les uns contre les autres, qu'un des
+bateliers eut ouvert le cadenas de la barriere... Avec quel emoi
+Meaulnes se rappelait dans la suite cette minute ou, sur le bord de
+l'etang, il avait eu tres pres du sien le visage desormais perdu de la
+jeune fille! Il avait regarde ce profil si pur, de tous ses yeux,
+jusqu'a ce qu'ils fussent pres de s'emplir de larmes. Et il se rappelait
+avoir vu, comme un secret delicat qu'elle lui eut confie, un peu de
+poudre restee sur sa joue...
+
+A terre, tout s'arrangea comme dans un reve. Tandis que les enfants
+couraient avec des cris de joie, que des groupes se formaient et
+s'eparpillaient a travers bois, Meaulnes s'avanca dans une allee, ou,
+dix pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva pres d'elle
+sans avoir eu le temps de reflechir:
+
+"Vous etes belle", dit-il simplement.
+
+Mais elle hata le pas et, sans repondre, prit une allee transversale.
+D'autres promeneurs couraient, jouaient a travers les avenues, chacun
+errant a sa guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune
+homme se reprocha vivement ce qu'il appelait sa balourdise, sa
+grossierete, sa sottise. Il errait au hasard, persuade qu'il ne
+reverrait plus cette gracieuse creature, lorsqu'il l'apercut soudain
+venant a sa rencontre et forcee de passer pres de lui dans l'etroit
+sentier. Elle ecartait de ses deux mains nues les plis de son grand
+manteau. Elle avait des souliers noirs tres decouverts. Ses chevilles
+etaient si fines qu'elles pliaient par instants et qu'on craignait de
+les voir se briser.
+
+Cette fois, le jeune homme salua, en disant tres bas:
+
+"Voulez-vous me pardonner?
+
+--Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je rejoigne les
+enfants, puisqu'ils sont les maitres aujourd'hui. Adieu".
+
+Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui parlait avec
+gaucherie, mais d'un ton si trouble, si plein de desarroi, qu'elle
+marcha plus lentement et l'ecouta.
+
+"Je ne sais meme pas qui vous etes", dit-elle enfin. Elle prononcait
+chaque mot d'un ton uniforme, en appuyant de la meme facon sur chacun,
+mais en disant plus doucement le dernier... Ensuite elle reprenait son
+visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient
+fixement au loin.
+
+"Je ne sais pas non plus votre nom", repondit Meaulnes.
+
+Ils suivaient maintenant un chemin decouvert, et l'on voyait a quelque
+distance les invites se presser autour d'une maison isolee dans la
+pleine campagne.
+
+"Voici la 'maison de Frantz'", dit la jeune fille; il faut que je vous
+quitte..."
+
+Elle hesita, le regarda un instant en souriant et dit:
+
+"Mon nom?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais..."
+
+Et elle s'echappa.
+
+La "maison de Frantz' etait alors inhabitee. Mais Meaulnes la trouva
+envahie jusqu'aux greniers par la foule des invites. Il n'eut guere le
+loisir d'ailleurs d'examiner le lieu ou il se trouvait: on dejeuna en
+hate d'un repas froid emporte dans les bateaux, ce qui etait fort peu de
+saison, mais les enfants en avaient decide ainsi, sans doute; et l'on
+repartit. Meaulnes s'approcha de Mlle de Galais des qu'il la vit sortir
+et, repondant a ce qu'elle avait dit tout a l'heure:
+
+"Le nom que je vous donnais etait plus beau, dit-il.
+
+--Comment? Quel etait ce nom?" fit-elle, toujours avec la meme gravite.
+
+Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne repondit rien.
+
+"Mon nom a moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et je suis
+etudiant.
+
+--Oh! vous etudiez?" dit-elle. Et ils parlerent un instant encore. Ils
+parlerent lentement, avec bonheur,--avec amitie. Puis l'attitude de la
+jeune fille changea. Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle
+parut aussi plus inquiete. On eut dit qu'elle redoutait ce que Meaulnes
+allait dire et s'en effarouchait a l'avance. Elle etait aupres de lui
+toute fremissante, comme une hirondelle un instant posee a terre et qui
+deja tremble du desir de reprendre son vol.
+
+"A quoi bon? A quoi bon?" repondait-elle doucement aux projets que
+faisait Meaulnes.
+
+Mais lorsqu'enfin il osa lui demander la permission de revenir un jour
+vers ce beau domaine:
+
+"Je vous attendrai", repondit-elle simplement.
+
+Ils arrivaient en vue de l'embarcadere. Elle s'arreta soudain et dit
+pensivement:
+
+"Nous sommes deux enfants; nous avons fait une folie. Il ne faut pas que
+nous montions cette fois dans le meme bateau. Adieu, ne me suivez pas".
+
+Meaulnes resta un instant interdit, la regardant partir. Puis il se
+reprit a marcher. Et alors le jeune fille, dans le lointain, au moment
+de se perdre a nouveau dans la foule des invites, s'arreta et, se
+tournant vers lui, pour la premiere fois le regarda longuement. Etait-ce
+un dernier signe d'adieu? Etait-ce pour lui defendre de l'accompagner?
+Ou peut-etre avait-elle quelque chose encore a lui dire?...
+
+Des qu'on fut rentre au Domaine, commenca, derriere la ferme, dans une
+grande prairie en pente, la course des poneys. C'etait la derniere
+partie de la fete. D'apres toutes les previsions, les fiances devaient
+arriver a temps pour y assister et ce serait Frantz qui dirigeait tout.
+
+On dut pourtant commencer sans lui. Les garcons en costumes de jockeys,
+les fillettes en ecuyeres, amenaient les uns, de fringants poneys
+enrubannes, les autres, de tres vieux chevaux dociles. Au milieu des
+cris, des rires enfantins, des paris et des longs coups de cloche, on se
+fut cru transporte sur la pelouse verte et taillee de quelque champ de
+courses en miniature.
+
+Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles aux chapeaux a plumes,
+qu'il avait entendus la veille dans l'allee du bois... Le reste du
+spectacle lui echappa, tant il etait anxieux de retrouver dans la foule
+le gracieux chapeau de roses et le grand manteau marron. Mais Mlle de
+Galais ne parut pas. Il la cherchait encore lorsqu'une volee de coups de
+cloche et des cris de joie annoncerent la fin des courses. Une petite
+fille sur une vieille jument blanche avait remporte la victoire. Elle
+passait triomphalement sur sa monture et le panache de son chapeau
+flottait au vent.
+
+Puis soudain tout se tut. Les jeux etaient finis et Frantz n'etait pas
+de retour. On hesita un instant; on se concerta avec embarras. Enfin,
+par groupes, on regagna les appartements, pour attendre, dans
+l'inquietude et le silence, le retour des fiances.
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+Frantz de Galais.
+
+La course avait fini trop tot. Il etait quatre heures et demie et il
+faisait jour encore, lorsque Meaulnes se retrouva dans sa chambre, la
+tete pleine des evenements de son extraordinaire journee. Il s'assit
+devant la table, desoeuvre, attendant le diner et la fete qui devait
+suivre.
+
+De nouveau soufflait le grand vent du premier soir. On l'entendait
+gronder comme un torrent ou passer avec le sifflement appuye d'une chute
+d'eau. Le tablier de la cheminee battait de temps a autre.
+
+Pour la premiere fois, Meaulnes sentit en lui cette legere angoisse qui
+vous saisit a la fin des trop belles journees. Un instant il pensa a
+allumer du feu; mais il essaya vainement de lever le tablier rouille de
+la cheminee. Alors il se prit a ranger dans la chambre; il accrocha ses
+beaux habits aux portemanteaux, disposa le long du mur les chaises
+bouleversees, comme s'il eut tout voulu preparer la pour un long sejour.
+
+Cependant songeant qu'il devait se tenir toujours pret a partir, il plia
+soigneusement sur le dossier d'une chaise, comme un costume de voyage,
+sa blouse et ses autres vetements de collegien; sous la chaise, il mit
+ses souliers ferres pleins de terre encore.
+
+Puis il revint s'asseoir et regarda autour de lui, plus tranquille, sa
+demeure qu'il avait mise en ordre.
+
+De temps a autre une goutte de pluie venait rayer la vitre qui donnait
+sur la cour aux voitures et sur le bois de sapins. Apaise, depuis qu'il
+avait range son appartement, le grand garcon se sentit parfaitement
+heureux. Il etait la, mysterieux, etranger, au milieu de ce monde
+inconnu, dans la chambre qu'il avait choisie. Ce qu'il avait obtenu
+depassait toutes ses esperances. Et il suffisait maintenant a sa joie de
+se rappeler ce visage de jeune fille, dans le grand vent, qui se
+tournait vers lui...
+
+Durant cette reverie, la nuit etait tombee sans qu'il songeat meme a
+allumer les flambeaux. Un coup de vent fit battre la porte de l'arriere-
+chambre qui communiquait avec la sienne et dont la fenetre donnait aussi
+sur la cour aux voitures. Meaulnes allait la refermer, lorsqu'il apercut
+dans cette piece une lueur, comme celle d'une bougie allumee sur la
+table. Il avanca la tete dans l'entrebaillement de la porte. Quelqu'un
+etait entre la, par la fenetre sans doute, et se promenait de long en
+large, a pas silencieux. Autant qu'on pouvait voir, c'etait un tres
+jeune homme. Nu-tete, une pelerine de voyage sur les epaules, il
+marchait sans arret, comme affole par une douleur insupportable. Le vent
+de la fenetre qu'il avait laissee grande ouverte faisait flotter sa
+pelerine et, chaque fois qu'il passait pres de la lumiere, on voyait
+luire des boutons dores sur sa fine redingote.
+
+Il sifflait quelque chose entre ses dents, une espece d'air marin, comme
+en chantent, pour s'egayer le coeur, les matelots et les filles dans les
+cabarets des ports...
+
+Un instant, au milieu de sa promenade agitee, il s'arreta et se pencha
+sur la table, chercha dans une boite, en sortit plusieurs feuilles de
+papier... Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de la bougie, un tres
+fin, tres aquilin visage sans moustache sous une abondante chevelure que
+partageait une raie de cote. Il avait cesse de siffler. Tres pale, les
+levres entr'ouvertes, il paraissait a bout de souffle, comme s'il avait
+recu au coeur un coup violent.
+
+Meaulnes hesitait s'il allait, par discretion, se retirer, ou s'avancer,
+lui mettre doucement, en camarade, la main sur l'epaule, et lui parler.
+Mais l'autre leva la tete et l'apercut. Il le considera une seconde,
+puis, sans s'etonner, s'approcha et dit, affermissant sa voix:
+
+"Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je suis content de vous voir.
+Puisque vous voici, c'est a vous que je vais expliquer... Voila!..."
+
+Il paraissait completement desempare. Lorsqu'il eut dit: "Voila", il
+prit Meaulnes par le revers de sa jaquette, comme pour fixer son
+attention. Puis il tourna la tete vers la fenetre, comme pour reflechir
+a ce qu'il allait dire, cligna des yeux--et Meaulnes comprit qu'il
+avait une forte envie de pleurer.
+
+Il ravala d'un coup toute cette peine d'enfant, puis, regardant toujours
+fixement la fenetre, il reprit d'une voix alteree:
+
+"Eh bien, voila: c'est fini; la fete est finie. Vous pouvez descendre le
+leur dire. Je suis rentre tout seul. Ma fiancee ne viendra pas. Par
+scrupule, par crainte, par manque de foi... d'ailleurs, monsieur, je
+vais vous expliquer..."
+
+Mais il ne put continuer; tout son visage se plissa. Il n'expliqua rien.
+Se detournant soudain, il s'en alla dans l'ombre ouvrir et refermer des
+tiroirs pleins de vetements et de livres.
+
+"Je vais m'appreter pour repartir, dit-il. Qu'on ne me derange pas".
+
+Il placa sur la table divers objets, un necessaire de toilette, un
+pistolet...
+
+Et Meaulnes, plein de desarroi, sortit sans oser lui dire un mot ni lui
+serrer la main.
+
+En bas, deja, tout le monde semblait avoir pressenti quelque chose.
+Presque toutes les jeunes filles avaient change de robe. Dans le
+batiment principal le diner avait commence, mais hativement, dans le
+desordre, comme a l'instant d'un depart.
+
+Il se faisait un continuel va-et-vient de cette grande cuisine-salle a
+manger aux chambres du haut et aux ecuries. Ceux qui avaient fini
+formaient des groupes ou l'on se disait au revoir.
+
+"Que se passe-t-il? demanda Meaulnes a un garcon de campagne, qui se
+hatait de terminer son repas, son chapeau de feutre sur la tete et sa
+serviette fixee a son gilet.
+
+--Nous partons, repondit-il. Cela s'est decide tout d'un coup. A cinq
+heures, nous nous sommes trouves seuls, tous les invites ensemble. Nous
+avions attendu jusqu'a la derniere limite. Les fiances ne pouvaient plus
+venir? Quelqu'un a dit: "Si nous partions..." Et tout le monde s'est
+apprete pour le depart".
+
+Meaulnes ne repondit pas. Il lui etait egal de s'en aller maintenant.
+N'avait-il pas ete jusqu'au bout de son aventure?... N'avait-il pas
+obtenu cette fois tout ce qu'il desirait? C'est a peine s'il avait eu le
+temps de repasser a l'aise dans sa memoire toute la belle conversation
+du matin. Pour l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et bientot, il
+reviendrait--sans tricherie, cette fois...
+
+"Si vous voulez venir avec nous, continua l'autre, qui etait un garcon
+de son age, hatez-vous d'aller vous mettre en tenue. Nous attelons dans
+un instant".
+
+Il partit au galop, laissant la son repas commence et negligeant de dire
+aux invites ce qu'il savait. Le parc, le jardin et la cour etaient
+plonges dans une obscurite profonde. Il n'y avait pas, ce soir-la, de
+lanternes aux fenetres. Mais comme, apres tout, ce diner ressemblait au
+dernier repas des fins de noces, les moins bons de invites, qui peut-
+etre avaient bu, s'etaient mis a chanter. A mesure qu'il s'eloignait,
+Meaulnes entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce parc qui depuis
+deux jours avait tenu tant de grace et de merveilles. Et c'etait le
+commencement du desarroi et de la devastation. Il passa pres du vivier
+ou le matin meme il s'etait mire. Comme tout paraissait change deja...--
+avec cette chanson, reprise en choeur, qui arrivait par bribes:
+
+D'ou donc que tu reviens, petite libertine? Ton bonnet est dechire Tu es
+bien mal coiffee...
+
+et cet autre encore:
+
+Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont
+rouges... Adieu, sans retour!
+
+Comme il arrivait au pied de l'escalier de sa demeure isolee, quelqu'un
+en descendait qui le heurta dans l'ombre et lui dit:
+
+"Adieu, monsieur!"
+
+et, s'enveloppant dans sa pelerine comme s'il avait tres froid,
+disparut. C'etait Franz Galais.
+
+La bougie que Frantz avait laissee dans sa chambre brulait encore. Rien
+n'avait ete derange. Il y avait seulement, ecrits sur une feuille de
+papier a lettres placee en evidence, ces mots:
+
+Ma fiancee a disparu, me faisant dire qu'elle ne pouvait pas etre ma
+femme; qu'elle etait une couturiere et non pas une princesse. Je ne sais
+que devenir. Je m'en vais. Je n'ai plus envie de vivre. Qu'Yvonne me
+pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne pourrait rien pour
+moi...
+
+C'etait la fin de la bougie, dont la flamme vacilla, rampa une seconde
+et s'eteignit. Meaulnes rentra dans sa propre chambre et ferma la porte.
+Malgre l'obscurite, il reconnut chacune des choses qu'il avait rangees
+en plein jour, en plein bonheur, quelques heures auparavant. Piece par
+piece, fidele, il retrouva tout son vieux vetement miserable, depuis ses
+godillots jusqu'a sa grossiere ceinture a boucle de cuivre. Il se
+deshabilla et se rhabilla vivement, mais, distraitement, deposa sur une
+chaise ses habits d'emprunt, se trompant de gilet.
+
+Sous les fenetres, dans la cour aux voitures, un remue-menage avait
+commence. On tirait, on appelait, on poussait, chacun voulant defaire sa
+voiture de l'inextricable fouillis ou elle etait prise. De temps en
+temps un homme grimpait sur le siege d'une charrette, sur la bache d'une
+grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La lueur du falot venait
+frapper la fenetre: un instant, autour de Meaulnes, la chambre
+maintenant familiere, ou toutes choses avaient ete pour lui si amicales,
+palpitait, revivait... Et c'est ainsi qu'il quitta, refermant
+soigneusement la porte, ce mysterieux endroit qu'il ne devait sans doute
+jamais revoir.
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+La fete etrange (fin).
+
+Deja, dans la nuit, une file de voitures roulait lentement vers la
+grille du bois. En tete, un homme revetu d'une peau de chevre, une
+lanterne a la main, conduisait par la bride le cheval du premier
+attelage.
+
+Meaulnes avait hate de trouver quelqu'un qui voulut bien se charger de
+lui. Il avait hate de partir. Il apprehendait, au fond du coeur, de se
+trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa supercherie fut
+decouverte.
+
+Lorsqu'il arriva devant le batiment principal les conducteurs
+equilibraient la charge des dernieres voitures. On faisait lever tous
+les voyageurs pour rapprocher ou reculer les sieges, et les jeunes
+filles enveloppees dans des fichus se levaient avec embarras, les
+couvertures tombaient a leurs pieds et l'on voyait les figures inquietes
+de celles qui baissaient leur tete du cote des falots.
+
+Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le jeune paysan qui tout a
+l'heure avait offert de l'emmener:
+
+"Puis-je monter? lui cria-t-il.
+
+--Ou vas-tu, mon garcon? repondit l'autre qui ne le reconnaissait plus.
+
+--Du cote de Sainte-Agathe.
+
+--Alors il faut demander une place a Maritain" Et voila le grand ecolier
+cherchant parmi les voyageurs attardes ce Maritain inconnu. On le lui
+indiqua parmi les buveurs qui chantaient dans la cuisine.
+
+"C'est un 'amusard', lui dit-on. Il sera encore la a trois heures du
+matin".
+
+Meaulnes songea un instant a la jeune fille inquiete, pleine de fievre
+et de chagrin, qui entendrait chanter dans le Domaine, jusqu'au milieu
+de la nuit, ces paysans avines. Dans quelle chambre etait-elle? Ou etait
+sa fenetre, parmi ces batiments mysterieux? Mais rien ne servirait a
+l'ecolier de s'attarder. Il fallut partir. Une fois rentre a Sainte-
+Agathe, tout deviendrait plus clair; il cesserait d'etre un ecolier
+evade; de nouveau il pourrait songer a la jeune chatelaine.
+
+Une a une, les voitures s'en allaient; les roues grincaient sur le sable
+de la grande allee. Et, dans la nuit, on les voyait tourner et
+disparaitre, chargees de femmes emmitouflees, d'enfants dans des fichus,
+qui deja s'endormaient. Une grande carriole encore; un char a bancs, ou
+les femmes etaient serrees epaule contre epaule, passa, laissant
+Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. Il n'allait plus rester
+bientot qu'une vieille berline que conduisait un paysan en blouse.
+
+"Vous pouvez monter, repondit-il aux explications d'Augustin, nous
+allons dans cette direction".
+
+Peniblement Meaulnes ouvrit la portiere de la vieille guimbarde, dont la
+vitre trembla et les gonds crierent. Sur la banquette, dans un coin de
+la voiture, deux tout petits enfants, un garcon et une fille, dormaient.
+Ils s'eveillerent au bruit et au froid, se detendirent, regarderent
+vaguement, puis en frissonnant se renfoncerent dans leur coin et se
+rendormirent.
+
+Deja la vieille voiture partait. Meaulnes referma plus doucement la
+portiere et s'installa avec precaution dans l'autre coin; puis,
+avidement, s'efforca de distinguer a travers la vitre les lieux qu'il
+allait quitter et la route par ou il etait venu: il devina, malgre la
+nuit, que la voiture traversait la cour et le jardin, passait devant
+l'escalier de sa chambre, franchissait la grille et sortait du Domaine
+pour entrer dans les bois. Fuyant le long de la vitre, on distinguait
+vaguement les troncs des vieux sapins.
+
+"Peut-etre rencontrerons-nous Frantz de Galais", se disait Meaulnes, le
+coeur battant.
+
+Brusquement, dans le chemin etroit, la voiture fit un ecart pour ne pas
+heurter un obstacle. C'etait, autant qu'on pouvait deviner dans la nuit
+a ses formes massives, une roulotte arretee presque au milieu du chemin
+et qui avait du rester la, a proximite de la fete, durant ces derniers
+jours.
+
+Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au trot, Meaulnes commencait
+a se fatiguer de regarder a la vitre, s'efforcant vainement de percer
+l'obscurite environnante, lorsque soudain, dans la profondeur du bois,
+il y eut un eclair, suivi d'une detonation. Les chevaux partirent au
+galop et Meaulnes ne sut pas d'abord si le cocher en blouse s'efforcait
+de les retenir ou, au contraire, les excitait a fuir. Il voulut ouvrir
+la portiere. Comme la poignee se trouvait a l'exterieur, il essaya
+vainement de baisser la glace, la secoua... Les enfants, reveilles en
+peur, se serraient l'un contre l'autre, sans rien dire. Et tandis qu'il
+secouait la vitre, le visage colle au carreau, il apercut, grace a un
+coude du chemin, une forme blanche qui courait. C'etait, hagard et
+affole, le grand pierrot de la fete, le bohemien en tenue de mascarade,
+qui portait dans ses bras un corps humain serre contre sa poitrine. Puis
+tout disparut.
+
+Dans la voiture qui fuyait au grand galop a travers la nuit, les deux
+enfants s'etaient rendormis. Personne a qui parler des evenements
+mysterieux de ces deux jours. Apres avoir longtemps repasse dans son
+esprit tout ce qu'il avait vu et entendu, plein de fatigue et le coeur
+gros, le jeune homme lui aussi s'abandonna au sommeil, comme un enfant
+triste...
+
+Ce n'etait pas encore le petit jour lorsque, la voiture s'etant arretee
+sur la route, Meaulnes fut reveille par quelqu'un qui cognait a la
+vitre. Le conducteur ouvrit peniblement la portiere et cria, tandis que
+le vent froid de la nuit glacait l'ecolier jusqu'aux os:
+
+"Il va falloir descendre ici. Le jour se leve. Nous allons prendre la
+traverse. Vous etes tout pres de Sainte-Agathe".
+
+A demi replie, Meaulnes obeit, chercha vaguement, d'un geste
+inconscient, sa casquette, qui avait roule sous les pieds des deux
+enfants endormis, dans le coin le plus sombre de la voiture, puis il
+sortit en se baissant.
+
+"Allons, au revoir, dit l'homme en remontant sur son siege. Vous n'avez
+plus que six kilometres a faire. Tenez, la borne est la, au bord du
+chemin".
+
+Meaulnes, qui ne s'etait pas encore arrache de son sommeil, marcha
+courbe en avant, d'un pas lourd, jusqu'a la borne et s'y assit, les bras
+croises, la tete inclinee, comme pour se rendormir.
+
+"Ah! non, cria le voiturier. Il ne faut pas vous endormir la. Il fait
+trop froid. Allons, debout, marchez un peu..."
+
+Vacillant comme un homme ivre, le grand garcon, les mains dans ses
+poches, les epaules rentrees, s'en alla lentement sur le chemin de
+Sainte-Agathe; tandis que, dernier vestige de la fete mysterieuse, la
+vieille berline quittait le gravier de la route et s'eloignait, cahotant
+en silence, sur l'herbe de la traverse. On ne voyait plus que le chapeau
+du conducteur, dansant au-dessus des clotures...
+
+
+
+DEUXIEME PARTIE
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+Le Grand Jeu.
+
+Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l'impossibilite ou nous
+etions de mener a bien de longues recherches nous empecherent, Meaulnes
+et moi de reparler du Pays perdu avant la fin de l'hiver. Nous ne
+pouvions rien commencer de serieux, durant ces breves journees de
+fevrier, ces jeudis sillonnes de bourrasques, qui finissaient
+regulierement vers cinq heures par une morne pluie glacee.
+
+Rien ne nous rappelait l'aventure de Meaulnes sinon ce fait etrange que
+depuis l'apres-midi de son retour nous n'avions plus d'amis. Aux
+recreations, les memes jeux qu'autrefois s'organisaient, mais Jasmin ne
+parlait jamais plus au grand Meaulnes. Le soir, aussitot la classe
+balayee, la cour se vidait comme au temps ou j'etais seul, et je voyais
+errer mon compagnon, du jardin au hangar et de la cour a la salle a
+manger.
+
+Les jeudis matins, chacun de nous installe sur le bureau d'une des deux
+salles de classe, nous lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous
+avions deniches dans les placards, entre des methodes d'anglais et des
+cahiers de musique finement recopies. L'apres-midi, c'etait quelque
+visite qui nous faisait fuir l'appartement; et nous regagnions
+l'ecole... Nous entendions parfois des groupes de grands eleves qui
+s'arretaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail, le
+heurtaient en jouant a des jeux militaires incomprehensibles et puis
+s'en allaient... Cette triste vie se poursuivit jusqu'a la fin de
+fevrier. Je commencais a croire que Meaulnes avait tout oublie,
+lorsqu'une aventure, plus etrange que les autres, vint me prouver que je
+m'etais trompe et qu'une crise violente se preparait sous la surface
+morne de cette vie d'hiver.
+
+Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la premiere
+nouvelle du Domaine etrange, la premiere vague de cette aventure dont
+nous ne reparlions pas arriva jusqu') nous. Nous etions en pleine
+veillee. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec nous
+Millie et mon pere, qui ne se doutaient nullement de la sourde facherie
+par quoi toute la classe etait divisee en deux clans.
+
+A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeter dehors les
+miettes du repas fit:
+
+"Ah!"
+
+d'une voix si claire que nous nous approchames pour regarder. Il y avait
+sur le seuil une couche de neige... Comme il faisait tres sombre, je
+m'avancai de quelques pas dans la cour pour voir si la couche etait
+profonde. Je sentis des flocons legers qui me glissaient sur la figure
+et fondaient aussitot. On me fit rentrer tres vite et Millie ferma la
+porte frileusement.
+
+A neuf heures nous nous disposions a monter nous coucher; ma mere avait
+deja la lampe a la main, lorsque nous entendimes tres nettement deux
+grands coups lances a toute volee dans le portail, a l'autre bout de la
+cour. Elle replaca la lampe sur la table et nous restames tous debout,
+aux aguets, l'oreille tendue.
+
+Il ne fallait pas songer a aller voir ce qui se passait. Avant d'avoir
+traverse seulement la moitie de la cour, la lampe eut ete eteinte et le
+verre brise. Il y eut un cour silence et mon pere commencait a dire que
+"c'etait sans doute...", lorsque, tout juste sous la fenetre de la salle
+a manger, qui donnait, je l'ai dit, sur la route de La Gare, un coup de
+sifflet partit, strident et tres prolonge, qui dut s'entendre jusque
+dans la rue de l'eglise. Et, immediatement, derriere la fenetre, a peine
+voiles par les carreaux, pousses par des gens qui devaient etre montes a
+la force des poignets sur l'appui exterieur, eclaterent des cris
+percants.
+
+"Amenez-le! Amenez-le!"
+
+A l'autre extremite du batiment, les memes cris repondirent. Ceux-la
+avaient du passer par le champ du pere Martin; ils devaient etre grimpes
+sur le mur bas qui separait le champ de notre cour.
+
+Puis, vociferes a chaque endroit par huit ou dix inconnus aux voix
+deguisees, les cris de: "Amenez-le!" eclaterent successivement--sur le
+toit du cellier qu'ils avaient du atteindre en escaladant un tas de
+fagots adosse au mur exterieur--sur un petit mur qui joignait le hangar
+au portail et dont la crete arrondie permettait de se mettre commodement
+a cheval--sur le mur grille de la route de La Gare ou l'on pouvait
+facilement monter... Enfin, par derriere, dans le jardin, une troupe
+retardataire arriva, qui fit la meme sarabande, criant cette fois:
+
+"A l'abordage!"
+
+Et nous entendions l'echo de leurs cris resonner dans les salles de
+classe vides, dont ils avaient ouvert les fenetres.
+
+Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les detours et les passages
+de la grande demeure, que nous voyions tres nettement, comme sur un
+plan, tous les points ou ces gens inconnus etaient en train de
+l'attaquer.
+
+A vrai dire, ce fut seulement au tout premier instant que nous eumes de
+l'effroi. Le coup de sifflet nous fit penser tous les quatre a une
+attaque de rodeurs et de bohemiens. Justement il y avait depuis une
+quinzaine, sur la place, derriere l'eglise, un grand malandrin et un
+jeune garcon a la tete serree dans des bandages. Il y avait aussi, chez
+les charrons et les marechaux, des ouvriers qui n'etaient pas du pays.
+
+Mais, des que nous eumes entendu les assaillants crier, nous fumes
+persuades que nous avions affaire a des gens--et probablement a des
+jeunes gens--du bourg. Il y avait meme certainement des gamins--on
+reconnaissait leurs voix suraigues--dans la troupe qui se jetait a
+l'assaut de notre demeure comme a l'abordage d'un navire.
+
+"Ah! bien, par exemple..." s'ecria mon pere.
+
+Et Millie demanda a mi-voix:
+
+"Mais qu'est-ce que cela veut dire?" lorsque soudain les voix du portail
+et du mur grille--puis celle de la fenetre--s'arreterent. Deux coups
+de sifflet partirent derriere la croisee. Les cris des gens grimpes sur
+le cellier, comme ceux des assaillants du jardin, decrurent
+progressivement, puis cesserent; nous entendimes, le long du mur de la
+salle a manger le frolement de toute la troupe qui se retirait en hate
+et dont les pas etaient amortis par la neige.
+
+Quelqu'un evidemment les derangeait. A cette heure ou tout dormait, ils
+avaient pense mener en paix leur assaut contre cette maison isolee a la
+sortie du bourg. Mais voici qu'on troublait leur plan de campagne.
+
+A peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir--car l'attaque avait
+ete soudaine comme un abordage bien conduit--et nous disposions-nous a
+sortir, que nous entendimes une voix connue appeler a la petite grille:
+
+"Monsieur Seurel! Monsieur Seurel!"
+
+C'etait M. Pasquier, le boucher. Le gros petit homme racla ses sabots
+sur le seuil, secoua sa courte blouse saupoudree de neige et entra. Il
+se donnait l'air finaud et effare de quelqu'un qui a surpris tout le
+secret d'une mysterieuse affaire:
+
+"J'etais dans ma cour, qui donne sur la place des Quatre-Routes.
+J'allais fermer l'etable des chevaux. Tout d'un coup; dresses sur la
+neige, qu'est-ce que je vois: deux grands gars qui semblaient faire
+sentinelle ou guetter quelque chose. Ils etaient vers la croix. Je
+m'avance: je fais deux pas--Hip! les voila partis au grand galop du
+cote de chez vous. Ah! je n'ai pas hesite, j'ai pris mon falot et j'ai
+dit: Je vais aller raconter ca a M. Seurel..."
+
+Et le voila qui recommence son histoire:
+
+"J'etais dans la cour derriere chez moi..." Sur ce, on lui offre une
+liqueur, qu'il accepte, et on lui demande des details qu'il est
+incapable de fournir.
+
+Il n'avait rien vu en arrivant a la maison. Toutes les troupes mises en
+eveil par les deux sentinelles qu'il avait derangees s'etaient eclipsees
+aussitot. Quant a dire qui ces estafettes pouvaient etre...
+
+"Ca pourrait bien etre des bohemiens, avancait-il. Depuis bientot un
+mois qu'ils sont sur la place, a attendre le beau temps pour jouer la
+comedie, ils ne sont pas sans avoir organise quelque mauvais coup".
+
+Tout cela ne nous avancait guere et nous restions debout, fort perplexes
+tandis que l'homme sirotait la liqueur et de nouveau mimait son
+histoire, lorsque Meaulnes, qui avait ecoute jusque-la fort
+attentivement, prit par terre le falot du boucher et decida:
+
+"Il faut aller voir!"
+
+Il ouvrit la porte et nous le suivimes, M. Seurel, M. Pasquier et moi.
+
+Millie, deja rassuree, puisque les assaillants etaient partis, et, comme
+tous les gens ordonnes et meticuleux, fort peu curieuse de sa nature,
+declara:
+
+"Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte et prenez la clef. Moi, je
+vais me coucher. Je laisserai la lampe allumee".
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+Nous tombons dans une embuscade.
+
+Nous partimes sur la neige, dans un silence absolu. Meaulnes marchait en
+avant, projetant la lueur en eventail de sa lanterne grillagee... A
+peine sortions-nous par le grand portail que, derriere la bascule
+municipale, qui s'adossait au mur de notre preau, partirent d'un seul
+coup, comme perdreaux surpris, deux individus encapuchonnes. Soit
+moquerie, soit plaisir cause par l'etrange jeu qu'ils jouaient la, soit
+excitation nerveuse et peur d'etre rejoints, ils dirent en courant deux
+ou trois paroles coupees de rires.
+
+Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la neige, en me criant:
+
+"Suis-moi, Francois!..."
+
+Et laissant la les deux hommes ages incapables de soutenir une pareille
+course, nous nous lancames a la poursuite des deux ombres, qui, apres
+avoir un instant contourne le bas du bourg, en suivant le chemin de la
+Vieille-Planche, remonterent deliberement vers l'eglise. Ils couraient
+regulierement sans trop de hate et nous n'avions pas de peine a les
+suivre. Ils traverserent la rue de l'eglise ou tout etait endormi et
+silencieux, et s'engagerent derriere le cimetiere dans un dedale de
+petites ruelles et d'impasses.
+
+C'etait la un quartier de journaliers, de couturieres et de tisserands,
+qu'on nommait les Petits-Coins. Nous le connaissons assez mal et nous
+n'y etions jamais venu la nuit. L'endroit etait desert le jour: les
+journaliers absents, les tisserands enfermes; et durant cette nuit de
+grand silence il paraissait plus abandonne, plus endormi encore que les
+autres quartiers du bourg. Il n'y avait donc aucune chance pour que
+quelqu'un survint et nous pretat main-forte.
+
+Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites maisons posees au
+hasard comme des boites en carton, c'etait celui qui menait chez la
+couturiere qu'on surnommait "la Muette". On descendait d'abord une pente
+assez raide, dallee de place en place, puis apres avoir tourne deux ou
+trois fois, entre des petites cours de tisserands ou des ecuries vides,
+on arrivait dans une large impasse fermee par une cour de ferme depuis
+longtemps abandonnee. Chez la Muette, tandis qu'elle engageait avec ma
+mere une conversation silencieuse, les doigts fretillants, coupee
+seulement de petits cris d'infirme, je pouvais voir par la croisee le
+grand mur de la ferme, qui etait la derniere maison de ce cote du
+faubourg, et la barriere toujours fermee de la cour seche, sans paille,
+ou jamais rien ne passait plus...
+
+C'est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. A chaque
+tournant nous craignons de les perdre, mais a ma surprise, nous
+arrivions toujours au detour de la ruelle suivante avant qu'ils
+l'eussent quittee. Je dis: a ma surprise, car le fait n'eut pas ete
+possible, tant ces ruelles etaient courtes, s'ils n'avaient pas, chaque
+fois, tandis que nous les avions perdus de vue, ralenti leur allure.
+
+Enfin, sans hesiter, ils s'engagerent dans la rue qui menait chez la
+Muette, et je criai a Meaulnes:
+
+"Nous les tenons, c'est une impasse!"
+
+A vrai dire, c'etaient eux qui nous tenaient... Ils nous avaient
+conduits la ou ils avaient voulu. Arrives au mur, ils se retournerent
+vers nous resolument et l'un des deux lanca le meme coup de sifflet que
+nous avions deja par deux fois entendu, ce soir-la.
+
+Aussitot une dizaine de gars sortirent de la cour de la ferme abandonnee
+ou ils semblaient avoir ete postes pour nous attendre. Ils etaient tous
+encapuchonnes, le visage enfonce dans leurs cache-nez...
+
+Qui c'etait, nous le savions d'avance, mais nous etions bien resolus a
+n'en rien dire a M. Seurel, que nos affaires ne regardaient pas. Il y
+avait Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. Nous reconnumes dans
+la lutte leur facon de se battre et leurs voix entrecoupees. Mais un
+point demeurait inquietant et semblait presque effrayer Meaulnes: il y
+avait la quelqu'un que nous ne connaissons pas et qui paraissait etre le
+chef...
+
+Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait manoeuvrer ses soldats qui
+avaient fort a faire et qui, traines dans la neige, deguenilles du haut
+en bas, s'acharnaient contre le grand gars essouffle. Deux d'entre eux
+s'etaient occupes de moi, m'avaient immobilise avec peine, car je me
+debattais comme un diable. J'etais par terre, les genoux plies, assis
+sur les talons; on me tenait les bras joints par derriere, et je
+regardais la scene avec une intense curiosite melee d'effroi.
+
+Meaulnes s'etait debarrasse de quatre garcons du Cours qu'il avait
+degrafes de sa blouse en tournant vivement sur lui-meme et en les jetant
+a toute volee dans la neige... Bien droit sur ses deux jambes, le
+personnage inconnu suivait avec interet, mais tres calme, la bataille,
+repetant de temps a autre d'une voix nette:
+
+"Allez... Courage... Revenez-y... Go on my boys..."
+
+C'etait evidemment lui qui commandait... D'ou venait-il? Ou et comment
+les avait-il entraines a la bataille! Voila qui restait un mystere pour
+nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppe dans un cache-nez,
+mais lorsque Meaulnes, debarrasse de ses adversaires, s'avanca vers lui,
+menacant, le mouvement qu'il fit pour y voir bien clair et faire face a
+la situation decouvrit un morceau de linge blanc qui lui enveloppait la
+tete a la facon d'un bandage.
+
+C'est a ce moment que je criai a Meaulnes:
+
+"Prends garde par derriere! Il y en a un autre".
+
+Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la barriere a laquelle il
+tournait le dos, un grand diable avait surgi et, passant habilement son
+cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait en arriere. Aussitot
+les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient pique le nez dans la
+neige revenaient a la charge pour lui immobiliser bras et jambes, lui
+liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez, et le
+jeune personnage a la tete bandee fouillait dans ses poches... Le
+dernier venu, l'homme au lasso, avait allume une petite bougie qu'il
+protegeait de la main, et chaque fois qu'il decouvrait un papier
+nouveau, le chef allait aupres de ce lumignon examiner ce qu'il
+contenait. Il deplia enfin cette espece de carte couverte d'inscriptions
+a laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et s'ecria avec joie:
+
+"Cette fois nous l'avons. Voila le plan! Voila le guide! Nous allons
+voir si ce monsieur est bien alle ou je l'imagine..."
+
+Son acolyte eteignit la bougie. Chacun ramassa sa casquette ou sa
+ceinture. Et tous disparurent silencieusement comme ils etaient venus,
+me laissant libre de delier en hate mon compagnon.
+
+"Il n'ira pas tres loin avec ce plan-la", dit Meaulnes en se levant.
+
+Et nous repartimes lentement, car il boitait un peu. Nous retrouvames
+sur le chemin de l'eglise M. Seurel et le pere Pasquier:
+
+"Vous n'avez rien vu? dirent-ils... Nous non plus!"
+
+Grace a la nuit profonde ils ne s'apercurent de rien. Le boucher nous
+quitta et M. Seurel rentra bien vite se coucher.
+
+Mais nous deux, dans notre chambre, a la lueur de la lampe que Millie
+nous avait laissee, nous restames longtemps a rafistoler nos blouses
+decousues, discutant a voix basse sur ce qui nous etait arrive, comme
+deux compagnons d'armes le soir d'une bataille perdue...
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+Le Bohemien a l'ecole.
+
+Le reveil du lendemain fut penible. A huit heures et demie, a l'instant
+ou M. Seurel allait donner le signal d'entrer, nous arrivames tout
+essouffles pour nous mettre sur les rangs. Comme nous etions en retard,
+nous nous glissames n'importe ou, mais d'ordinaire le grand Meaulnes
+etait le premier de la longue file d'eleves, coude a coude, charges de
+livres, de cahiers et de porte-plume, que M. Seurel inspectait.
+
+Je fus surpris de l'empressement silencieux que l'on mit a nous faire
+place vers le milieu de la file; et tandis que M. Seurel, retardant de
+quelques secondes l'entree au cours, inspectait le grand Meaulnes,
+j'avancai curieusement la tete, regardant a droite et a gauche pour voir
+les visages de nos ennemis de la veille.
+
+Le premier que j'apercus etait celui-la meme auquel je ne cessais de
+penser, mais le dernier que j'eusse pu m'attendre a voir en ce lieu. Il
+etait a la place habituelle de Meaulnes, le premier de tous, un pied sur
+la marche de pierre une epaule et le coin du sac qu'il avait sur le dos
+accotes au chambranle de la porte. Son visage fin, tres pale, un peu
+pique de rousseur, etait penche et tourne vers nous avec une sorte de
+curiosite meprisante et amusee. Il avait la tete et tout un cote de la
+figure bandes de linge blanc. Je reconnaissais le chef de bande, le
+jeune bohemien qui nous avait voles la nuit precedente.
+
+Mais deja nous entrions dans la classe et chacun prenait sa place. Le
+nouvel eleve s'assit pres du poteau, a la gauche du long banc dont
+Meaulnes occupait, a droite, la premiere place. Giraudat, Delouche et
+les trois autres du premier banc s'etaient serres les uns contre les
+autres pour lui faire place, comme si tout eut ete convenu d'avance...
+
+Souvent, l'hiver, passaient ainsi parmi nous des eleves de hasard,
+mariniers pris par les glaces dans le canal, apprentis, voyageurs
+immobilises par la neige. Ils restaient au cours deux jours, un mois,
+rarement plus... Objets de curiosite durant la premiere heure, ils
+etaient aussitot negliges et disparaissaient bien vite dans la foule des
+eleves ordinaires.
+
+ais celui-ci ne devait pas se faire aussitot oublier. Je me rappelle
+encore cet etre singulier et tous les tresors etranges apportes dans ce
+cartable qu'il s'accrochait au dos. Ce furent d'abord les porte-plume "a
+vue" qu'il tira pour ecrire sa dictee. Dans un oeillet du manche, en
+fermant un oeil, on voyait apparaitre, trouble et grossie, la basilique
+de Lourdes ou quelque monument inconnu. Il en choisit un et les autres
+aussitot passerent de main en main. Puis ce fut un plumier chinois
+rempli de compas et d'instruments amusants qui s'en allerent par le banc
+de gauche, glissant silencieusement, sournoisement, de main en main,
+sous les cahiers, pour que M. Seurel ne put rien voir.
+
+Passerent aussi des livres tout neufs, dont j'avais, avec convoitise, lu
+les titres derriere la couverture des rares bouquins de notre
+bibliotheque: La Teppe aux Merles, La Roche aux Mouettes, Mon ami
+Benoist... Les uns feuilletaient d'une main sur leurs genoux ces
+volumes, venus on ne savait d'ou, voles peut-etre, et ecrivaient la
+dictee de l'autre main. D'autres faisaient tourner le compas au fond de
+leurs casiers. D'autres brusquement, tandis que M. Seurel tournant le
+dos continuait la dictee en marchant du bureau a la fenetre, fermaient
+un oeil et se collaient sur l'autre la vue glauque et trouee de Notre-
+Dame de Paris. Et l'eleve etranger, la plume a la main, son fin profil
+contre le poteau gris, clignait des yeux, content de tout ce jeu furtif
+qui s'organisait autour de lui.
+
+Peu a peu cependant toute la classe s'inquieta: les objets, qu'on
+"faisait passer" a mesure, arrivaient l'un apres l'autre dans les mains
+du grand Meaulnes qui, negligemment, sans les regarder, les posait
+aupres de lui. Il y en eut bientot un tas, mathematique et diversement
+colore, comme aux pieds de la femme qui represente la Science, dans les
+compositions allegoriques. Fatalement M. Seurel allait decouvrir ce
+deballage insolite et s'apercevoir du manege. Il devait songer,
+d'ailleurs, a faire une enquete sur les evenements de la nuit. La
+presence du bohemien allait faciliter sa besogne...
+
+Bientot, en effet, il s'arretait, surpris, devant le grand Meaulnes.
+
+"A qui appartient tout cela? demanda-t-il en designant "tout cela" du
+dos de son livre referme sur son index.
+
+--Je n'en sais rien", repondit Meaulnes d'un ton bourru, sans lever la
+tete.
+
+Mais l'ecolier inconnu intervint:
+
+"C'est a moi", dit-il.
+
+Et il ajouta aussitot, avec un geste large et elegant de jeune seigneur
+auquel le vieil instituteur ne sut pas resister:
+
+"Mais je les mets a votre disposition, monsieur, si vous voulez
+regarder".
+
+Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme pour ne pas troubler le
+nouvel etat de choses qui venait de se creer, toute la classe se glissa
+curieusement autour du maitre qui penchait sur ce tresor sa tete demi-
+chauve, demi-frisee, et du jeune personnage bleme qui donnait avec un
+air de triomphe tranquille les explications necessaires. Cependant,
+silencieux a son banc, completement delaisse, le grand Meaulnes avait
+ouvert son cahier de brouillons et, froncant le sourcil, s'absorbait
+dans un problee difficile.
+
+Le "quart d'heure" nous surprit dans ces occupations. La dictee n'etait
+pas finie et le desordre regnait dans la classe. A vrai dire, depuis le
+matin la recreation durait.
+
+A dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse fut
+envahie par les eleves, on s'apercut bien vite qu'un nouveau maitre
+regnait sur les jeux.
+
+De tous les plaisirs nouveaux que le bohemien, des ce matin-la,
+introduisit chez nous, je ne me rappelle que le plus sanglant: c'etait
+une espece de tournoi ou les chevaux etaient les grands eleves charges
+des plus jeunes grimpes sur leurs epaules.
+
+Partages en deux groupes qui partaient des deux bouts de la cour, ils
+fondaient les uns sur les autres, cherchant a terrasser l'adversaire par
+la violence du choc, et les cavaliers, usant de cache-nez comme de
+lassos, ou de leurs bras tendus comme de lances, s'efforcaient de
+desarconner leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait le choc et qui,
+perdant l'equilibre, allaient s'etaler dans la boue, le cavalier roulant
+sous sa monture. Il y eut des ecoliers a moitie desarconnes que le
+cheval rattrapait par les jambes et qui, de nouveau acharnes a la lutte,
+regrimpaient sur ses epaules. Monte sur le grand Delage qui avait des
+membres demesures, le poil roux et les oreilles decollees, le mince
+cavalier a la tete bandee excitait les deux troupes rivales et dirigeait
+malignement sa monture en riant aux eclats.
+
+Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d'abord avec
+mauvaise humeur s'organiser ces jeux. Et j'etais aupres de lui, indecis.
+
+"C'est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les poches.
+Venir ici, des ce matin, c'etait le seul moyen de n'etre pas soupconne.
+Et M. Seurel s'y est laisse prendre!"
+
+Il resta la un long moment, sa tete rase au vent, a maugreer contre ce
+comedien qui allait faire assommer tous ces gars dont il avait ete peu
+de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que j'etais, je ne
+manquais pas de l'approuver.
+
+Partout, dans tous les coins, en l'absence du maitre, se poursuivait la
+lutte: les plus petits avaient fini par grimper les uns sur les autres;
+ils couraient et culbutaient avant meme d'avoir recu le choc de
+l'adversaire... Bientot il ne resta plus debout, au milieu de la cour,
+qu'un groupe acharne et tourbillonnant d'ou surgissait par moments le
+bandeau blanc du nouveau chef.
+
+Alors le grand Meaulnes ne sut plus resister. Il baissa la tete, mit ses
+mains sur ces cuisses et me cria:
+
+"Allons-y, Francois!"
+
+Surpris par cette decision soudaine, je sautai pourtant sans hesiter sur
+ses epaules et en une seconde nous etions au fort de la melee, tandis
+que la plupart des combattants, eperdus, fuyaient en criant:
+
+"Voila Meaulnes! Voila le grand Meaulnes!"
+
+Au milieu de ceux qui restaient il se mit a tourner sur lui-meme en me
+disant:
+
+"Etends les bras: empoigne-les comme j'ai fait cette nuit".
+
+Et moi, grise par la bataille, certain du triomphe, j'agrippais au
+passage les gamins qui se debattaient, oscillaient un instant sur les
+epaules des grands et tombaient dans la boue. En moins de rien il ne
+resta debout que le nouveau venu monte sur Delage; mais celui-ci, peu
+desireux d'engager la lutte avec Augustin, d'un violent coup de reins en
+arriere se redressa et fit descendre le cavalier blanc.
+
+La main a l'epaule de sa monture, comme un capitaine tient le mors de
+son cheval, le jeune garcon debout par terre regarda le grand Meaulnes
+avec un peu de saisissement et une immense admiration:
+
+"A la bonne heure!" dit-il.
+
+Mais aussitot la cloche sonna, dispersant les eleves qui s'etaient
+rassembles autour de nous dans l'attente d'une scene curieuse. Et
+Meaulnes, depite de n'avoir pu jeter a terre son ennemi, tourna le dos
+en disant, avec mauvaise humeur:
+
+"Ce sera pour une autre fois!"
+
+Jusqu'a midi la classe continua comme a l'approche des vacances, melee
+d'intermedes amusants et de conversations dont l'ecolier-comedien etait
+le centre.
+
+Il expliquait comment, immobilises par le froid sur la place, ne
+songeant pas meme a organiser des representations nocturnes, ou personne
+ne viendrait, ils avaient decide que lui-meme irait au cours pour se
+distraire pendant la journee, tandis que son compagnon soignerait les
+oiseaux des Iles et la chevre savante. Puis il racontait leurs voyages
+dans le pays environnant, alors que l'averse tombe sur le mauvais toit
+de zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux cotes pour pousser a
+la roue. Les eleves du fond quittaient leur table pour venir ecouter de
+plus pres. Les moins romanesques profitaient de cette occasion pour se
+chauffer autour du poele. Mais bientot la curiosite les gagnait et ils
+se rapprochaient du groupe bavard en tendant l'oreille, laissant une
+main posee sur le couvercle du poele pour y garder leur place.
+
+"Et de quoi vivez-vous?" demanda M. Seurel, qui suivait tout cela avec
+sa curiosite un peu puerile de maitre d'ecole et qui posait une foule de
+questions.
+
+Le garcon hesita un instant, comme si jamais il ne s'etait inquiete de
+ce detail.
+
+"Mais, repondit-il, de ce que nous avons gagne l'automne precedent, je
+pense. C'est Ganache qui regle les comptes".
+
+Personne ne lui demanda qui etait Ganache. Mais moi je pensai au grand
+diable qui, traitreusement, la veille au soir, avait attaque Meaulnes
+par derriere et l'avait renverse...
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+Ou il est question du domaine mysterieux.
+
+L'apres-midi ramena les memes plaisirs et, tout le long du cours, le
+meme desordre et la meme fraude. Le bohemien avait apporte d'autres
+objets precieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'a un petit singe
+qui griffait sourdement l'interieur de sa gibeciere... A chaque instant
+il fallait que M. Seurel s'interrompit pour examiner ce que le malin
+garcon venait de tirer de son sac... Quatre heures arriverent et
+Meaulnes etait le seul a avoir fini ses problemes.
+
+Ce fut sans hate que tout le monde sortit. Il n'y avait plus, semblait-
+il, entre les heures de cours et de recreation, cette dure demarcation
+qui faisait la vie scolaire simple et reglee comme par la succession de
+la nuit et du jour. Nous en oubliames meme de designer comme d'ordinaire
+a M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux eleves qui devaient
+rester pour balayer la classe. Or, nous n'y manquions jamais car c'etait
+une facon d'annoncer et de hater la sortie du cours.
+
+Le hasard voulut que ce fut ce jour-la te tour du grand Meaulnes; et des
+le matin j'avais, en causant avec lui, averti le bohemien que les
+nouveaux etaient toujours designes d'office pour faire le second
+balayeur, le jour de leur arrivee.
+
+Meaulnes revint en classe des qu'il eut ete chercher le pain de son
+gouter. Quant au bohemien, il se fit longtemps attendre et arriva le
+dernier, en courant, comme la nuit commencait de tomber...
+
+"Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon compagnon, et pendant que
+je le tiendrai, tu lui reprendras le plan qu'il m'a vole".
+
+Je m'etais donc assis sur une petite table, aupres de la fenetre, lisant
+a la derniere lueur du jour, et je les vis tous les deux deplacer en
+silence les bancs de l'ecole--le grand Meaulnes, taciturne et l'air
+dur, sa blouse noire boutonnee a trois boutons en arriere et sanglee a
+la ceinture; l'autre, delicat, nerveux, la tete bandee comme un blesse.
+Il etait vetu d'un mauvais paletot, avec des dechirures que je n'avais
+pas remarquees pendant le jour. Plein d'une ardeur presque sauvage, il
+soulevait et poussait les tables avec une precipitation folle, en
+souriant un peu. On eut dit qu'il jouait la quelque jeu extraordinaire
+dont nous ne connaissons pas le fin mot.
+
+Ils arriverent ainsi dans le coin le plus obscur de la salle, pour
+deplacer la derniere table.
+
+En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait renverser son
+adversaire, sans que personne du dehors eut chance de les apercevoir ou
+de les entendre par les fenetres. Je ne comprenais pas qu'il laissat
+echapper une pareille occasion. L'autre, revenu pres de la porte, allait
+s'enfuir d'un instant a l'autre, pretextant que la besogne etait
+terminee, et nous ne le reverrions plus. Le plan et tous les
+renseignements que Meaulnes avait mis si longtemps a retrouver, a
+concilier, a reunir, seraient perdus pour nous...
+
+A chaque seconde j'attendais de mon camarade un signe, un mouvement, qui
+m'annoncat le debut de la bataille, mais le grand garcon ne bronchait
+pas. Par instants, seulement, il regardait avec une fixite etrange et
+d'un air interrogatif le bandeau du bohemien, qui, dans la penombre de
+la tombee de la nuit, paraissait largement tache de noir.
+
+La derniere table fut deplacee sans que rien arrivat.
+
+Mais au moment ou, remontant tous les deux vers le haut de la classe,
+ils allaient donner sur le seuil un dernier coup de balai, Meaulnes,
+baissant la tete et sans regarder notre ennemi, dit a mi-voix:
+
+"Votre bandeau est rouge de sang et vos habits sont dechires".
+
+L'autre le regarda un instant, non pas surpris de ce qu'il disait, mais
+profondement emu de le lui entendre dire.
+
+"Ils ont voulu, repondit-il, m'arracher votre plan tout a l'heure, sur
+la place. Quand ils ont su que je voulais revenir ici balayer la classe,
+ils ont compris que j'allais faire la paix avec vous, ils se sont
+revoltes contre moi. Mais je l'ai tout de meme sauve", ajouta-t-il
+fierement, en tendant a Meaulnes le precieux papier plie. Meaulnes se
+tourna lentement vers moi:
+
+"Tu entends? dit-il. Il vient de se battre et de se faire blesser pour
+nous, tandis que nous lui tendions un piege!"
+
+Puis cessant d'employer ce "vous" insolite chez des ecoliers de Sainte-
+Agathe:
+
+"Tu es un vrai camarade", dit-il, et il lui tendit la main.
+
+Le comedien la saisit et demeura sans parole une seconde, tres trouble,
+la voix coupee... Mais bientot avec une curiosite ardente il poursuivit:
+
+"Ainsi vous me tendiez un piege! Que c'est amusant! Je l'avais devine et
+je me disais: ils vont etre bien etonnes, quand m'ayant repris ce plan,
+ils s'apercevront que je l'ai complete...
+
+--Complete?
+
+--Oh! attendez! Pas entierement..."
+
+Quittant ce ton enjoue, il ajouta gravement et lentement, se rapprochant
+de nous:
+
+"Meaulnes, il est temps que je vous le dise: moi aussi je suis alle la
+ou vous avez ete. J'assistais a cette fete extraordinaire. J'ai bien
+pense, quand les garcons du Cours m'ont parle de votre aventure
+mysterieuse, qu'il s'agissait du vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer
+je vous ai vole votre carte... Mais je suis comme vous: j'ignore le nom
+de ce chateau; je ne saurais pas y retourner; je ne connais pas en
+entier le chemin qui d'ici vous y conduirait".
+
+Avec quel elan, avec quelle intense curiosite, avec quelle amitie nous
+nous pressames contre lui! Avidement Meaulnes lui posait des
+questions... Il nous semblait a tous deux qu'en insistant ardemment
+aupres de notre nouvel ami, nous lui ferions dire cela meme qu'il
+pretendait ne pas savoir.
+
+"Vous verrez, vous verrez, repondait le jeune garcon avec un peu d'ennui
+et d'embarras, je vous ai mis sur le plan quelques indications que vous
+n'aviez pas... C'est tout ce que je pouvais faire".
+
+Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme:
+
+"Oh! dit-il tristement et fierement, je prefere vous avertir: je ne suis
+pas un garcon comme les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me tirer
+une balle dans la tete et c'est ce qui vous explique ce bandeau sur le
+front, comme un mobile de la Seine, en 1870...
+
+--Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est rouverte", dit Meaulnes
+avec amitie.
+
+Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit d'un ton legerement
+emphatique:
+
+--Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas reussi, je ne continuerai a
+vivre que pour l'amusement, comme un enfant, comme un bohemien. J'ai
+tout abandonne. Je n'ai plus ni pere, ni soeur, ni maison, ni amour...
+Plus rien, que des compagnons de jeux.
+
+--Ces compagnons-la vous ont deja trahi, dis-je.
+
+--Oui, repondit-il avec animation. C'est la faute d'un certain Delouche.
+Il a devine que j'allais faire cause commune avec vous. Il a demoralise
+ma troupe qui etait si bien en main. Vous avez vu cet abordage, hier au
+soir, comme c'etait conduit, comme ca marchait! Depuis mon enfance, je
+n'avais rien organise d'aussi reussi..."
+
+Il resta songeur un instant, et il ajouta pour nous desabuser tout a
+fait sur son compte:
+
+"Si je suis venu vers vous deux, ce soir, c'est que--je m'en suis
+apercu ce matin--il y a plus de plaisir a prendre avec vous qu'avec la
+bande de tous les autres. C'est ce Delouche surtout qui me deplait.
+Quelle idee de faire l'homme a dix-sept ans! Rien ne me degoute
+davantage... Pensez-vous que nous puissions le repincer?
+
+--Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous longtemps avec nous?
+
+--Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis terriblement seul. Je
+n'ai que Ganache..."
+
+Toute sa fievre, tout son enjouement etaient tombes soudain. Un instant,
+il plongea dans ce meme desespoir ou sans doute, un jour, l'idee de se
+tuer l'avait surpris.
+
+"Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez: je connais votre secret et je
+l'ai defendu contre tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous
+avez perdue..."
+
+Et il ajouta presque solennellement:
+
+"Soyez mes amis pour le jour ou je serais encore a deux doigts de
+l'enfer comme une fois deja... Jurez-moi que vous repondrez quand je
+vous appellerai--quand je vous appellerai ainsi... (et il poussa une
+sorte de cri etrange: Hou-ou!...) Vous, Meaulnes, jurez d'abord!"
+
+Et nous jurames, car, enfants que nous etions, tout ce qui etait plus
+solennel et plus serieux que nature nous seduisait.
+
+"En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que je puis vous dire: je
+vous indiquerai la maison de Paris ou la jeune fille du chateau avait
+l'habitude de passer les fetes: Paques et la Pentecote, le mois de juin
+et quelquefois une partie de l'hiver".
+
+A ce moment une voix inconnue appela du grand portail, a plusieurs
+reprises, dans la nuit. Nous devinames que c'etait Ganache, le bohemien,
+qui n'osait pas ou ne savait comment traverser la cour. D'une voix
+pressante, anxieuse, il appelait tantot tres haut, tantot presque bas:
+
+"Hou-ou! Hou-ou!
+
+-Dites! Dites vite!" cria Meaulnes au jeune bohemien qui avait
+tressailli et qui rajustait ses habits pour partir.
+
+Le jeune garcon nous donna rapidement une adresse a Paris, que nous
+repetames a mi-voix. Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son
+compagnon a la grille, nous laissant dans un etat de trouble
+inexprimable.
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+L'Homme aux espadrilles.
+
+Cette nuit-la, vers trois heures du matin, la veuve Delouche,
+l'aubergiste, qui habitait dans le milieu du bourg, se leva pour allumer
+son feu. Dumas, son beau-frere, qui habitait chez elle, devait partir en
+route a quatre heures, et la triste bonne femme, dont la main droite
+etait recroquevillee par une brulure ancienne, se hatait dans la cuisine
+obscure pour preparer le cafe. Il faisait froid. Elle mit sur sa
+camisole un vieux fichu, puis tenant d'une main sa bougie allumee,
+abritant la flamme de l'autre main--la mauvaise--avec son tablier
+leve, elle traversa la cour encombree de bouteilles vides et de caisses
+a savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la porte du bucher qui
+servait de cabane aux poules... Mais a peine avait-elle pousse la porte
+que, d'un coup de casquette si violent qu'il fit ronfler l'air, un
+individu surgissant de l'obscurite profonde eteignit la chandelle,
+abattit du meme coup la bonne femme et s'enfuit a toutes jambes, tandis
+que les poules et les coqs affoles menaient un tapage infernal.
+
+L'homme emportait dans un sac--comme la veuve Delouche retrouvant son
+aplomb s'en apercut un instant plus tard--une douzaine de ses poulets
+les plus beaux.
+
+Aux cris de sa belle-soeur, Dumas etait accouru. Il constata que le
+chenapan, pour entrer, avait du ouvrir avec une fausse clef la porte de
+la petite cour et qu'il s'etait enfui, sans la fermer, par le meme
+chemin. Aussitot, en homme habitue aux braconniers et aux chapardeurs,
+il alluma le falot de sa voiture, et le prenant d'une main, son fusil
+charge de l'autre, il s'efforca de suivre la trace du voleur, trace tres
+imprecise--l'individu devait etre chausse d'espadrilles--qui le mena
+sur la route de La Gare puis se perdit devant la barriere d'un pre.
+Force d'arreter la ses recherches, il releva la tete, s'arreta... et
+entendit au loin, sur la meme route, le bruit d'une voiture lancee au
+grand galop, qui s'enfuyait...
+
+De son cote, Jasmin Delouche, le fils de la veuve, s'etait leve et,
+jetant en hate un capuchon sur ses epaules, il etait sorti en chaussons
+pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout etait plonge dans
+l'obscurite et le silence profond qui precedent les premieres lueurs du
+jour. Arrive aux Quatre-Routes, il entendit seulement--comme son oncle
+--tres loin, sur la colline des Riaudes, le bruit d'une voiture dont le
+cheval devait galoper les quatre pieds leves. Garcon malin en fanfaron,
+il se dit alors, comme il nous le repeta par la suite avec
+l'insupportable grasseyement des faubourgs de Montlucon:
+
+"Ceux-la sont partis vers La Gare, mais il n'est pas dit que je n'en
+"chaufferai" pas d'autres, de l'autre cote du bourg".
+
+Et il rebroussa chemin vers l'eglise, dans le meme silence nocturne.
+
+Sur la place, dans la roulotte des bohemiens, il y avait une lumiere.
+Quelqu'un de malade sans doute. Il allait s'approcher, pour demander ce
+qui etait arrive, lorsqu'une ombre silencieuse, une ombre chaussee
+d'espadrilles, deboucha des Petits-Coins et accourut au galop, sans rien
+voir, vers le marchepied de la voiture...
+
+Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache, s'avanca soudain dans la
+lumiere et demanda a mi-voix:
+
+"Eh bien! Qu'y a-t-il?
+
+Hagard, echevele, edente, l'autre s'arreta, le regarda, avec un rictus
+miserable cause par l'effroi et la suffocation, et repondit d'une
+haleine hachee:
+
+"C'est le compagnon qui est malade... Il s'est battu hier soir et sa
+blessure s'est rouverte... Je viens d'aller chercher la soeur".
+
+En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigue, rentrait chez lui pour
+se recoucher, il rencontra, vers le milieu du bourg, une religieuse qui
+se hatait.
+
+Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur le seuil de
+leurs portes avec les memes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans
+sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d'indignation et, par le bourg, comme
+une trainee de poudre.
+
+Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures du matin, une carriole
+qui s'arretait et dans laquelle on chargeait en hate des paquets qui
+tombaient mollement. Il n'y avait, dans la maison, que deux femmes et
+elles n'avaient pas ose bouger. Au jour, elles avaient compris, en
+ouvrant la basse-cour, que les paquets en question etaient les lapins et
+la volaille... Millie, durant la premiere recreation, trouva devant la
+porte de la buanderie plusieurs allumettes a demi brulees. On en conclut
+qu'ils etaient mal renseignes sur notre demeure et n'avaient pu
+entrer... Chez Perreux, chez Boujardon et chez Clement, on crut d'abord
+qu'ils avaient vole aussi les cochons, mais on les retrouva dans la
+matinee, occupes a deterrer des salades, dans differents jardins. Tout
+le troupeau avait profite de l'occasion et de la porte ouverte pour
+faire une petite promenade nocturne... Presque partout on avait enleve
+la volaille; mais on s'en etait tenu la. Mme Pignot, la boulangere, qui
+ne faisait pas d'elevage, cria bien toute la journee qu'on lui avait
+vole son battoir et une livre d'indigo, mais le fait ne fut jamais
+prouve, ni inscrit sur le proces-verbal...
+
+Cet affolement, cette crainte, ce bavardage durerent tout le matin. En
+classe, Jasmin raconta son aventure de la nuit:
+
+"Ah! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle en avait rencontre
+un, il l'a bien dit: Je le fusillais comme un lapin!"
+
+Et il ajoutait en nous regardant:
+
+"C'est heureux qu'il n'ait pas rencontre Ganache, il etait capable de
+tirer dessus. C'est tous la meme race, qu'il dit, et Dessaigne le disait
+aussi".
+
+Personne cependant ne songeait a inquieter nos nouveaux amis. C'est le
+lendemain soir seulement que Jasmin fit remarquer a son oncle que
+Ganache, comme leur voleur, etait chausse d'espadrilles. Ils furent
+d'accord pour trouver qu'il valait la peine de dire cela aux gendarmes.
+Ils deciderent donc, en grand secret, d'aller des leur premier loisir au
+chef-lieu de canton prevenir le brigadier de la gendarmerie.
+
+Durant les jours qui suivirent, le jeune bohemien, malade de sa blessure
+legerement rouverte, ne parut pas.
+
+Sur la place de l'eglise, le soir, nous allions roder, rien que pour
+voir sa lampe derriere le rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse
+et de fievre, nous restions la, sans oser approcher de l'humble bicoque,
+qui nous paraissait etre le mysterieux passage et l'anti-chambre du Pays
+dont nous avions perdu le chemin.
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+Une dispute dans la coulisse.
+
+Tant d'anxietes et de troubles divers, durant ces jours passes, nous
+avaient empeches de prendre garde que mars etait venu en que le vent
+avait molli. Mais le troisieme jour apres cette aventure, en descendant,
+le matin, dans la cour, brusquement je compris que c'etait le printemps.
+Une brise delicieuse comme une eau tiedie coulait par-dessus le mur, une
+pluie silencieuse avait mouille la nuit les feuilles des pivoines; la
+terre remuee du jardin avait un gout puissant, et j'entendais, dans
+l'arbre voisin de la fenetre, un oiseau qui essayait d'apprendre la
+musique...
+
+Meaulnes, a la premiere recreation, parla d'essayer tout de suite
+l'itineraire qu'avait precise l'ecolier-bohemien. A grand peine je lui
+persuadai d'attendre que nous eussions revu notre ami, que le temps fut
+serieusement au beau... que tous les pruniers de Sainte-Agathe fussent
+en fleur. Appuyes contre le mur bas de la petite ruelle, les mains aux
+poches et nu-tete, nous parlions et le vent tantot nous faisait
+frissonner de froid, tantot, par bouffees de tiedeur, reveillait en nous
+je ne sais quel vieil enthousiasme profond. Ah! frere, compagnon,
+voyageur, comme nous etions persuades, tous deux, que le bonheur etait
+proche, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin pour
+l'atteindre!...
+
+A midi et demi, pendant le dejeuner, nous entendimes un roulement de
+tambour sur la place des Quatre-Routes. En un clin d'oeil, nous etions
+sur le seuil de la petite grille, nos serviettes a la main... C'etait
+Ganache qui annoncait pour le soir, a huit heures, "vu le beau temps",
+une grande representation sur la place de l'eglise. A tout hasard, "pour
+se premunir contre la pluie", une tente serait dressee. Suivait un long
+programma des attractions, que le vent emporta, mais ou nous pumes
+distinguer vaguement "pantomimes... chansons... fantaisies
+equestres...", le tout scande par de nouveaux roulements de tambour.
+
+Pendant le diner du soir, la grosse caisse, pour annoncer la seance,
+tonna sous nos fenetres et fit trembler les vitres. Bientot apres,
+passerent, avec un bourdonnement de conversation, les gens des
+faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient vers la place de
+l'eglise. Et nous etions la, tous deux, forces de rester a table,
+trepignant d'impatience!
+
+Vers neuf heures, enfin, nous entendimes des frottements de pieds et des
+rires etouffes a la petite grille: les institutrices venaient nous
+chercher. Dans l'obscurite complete nous partimes en bande vers le lieu
+de la comedie. Nous apercevions de loin le mur de l'eglise illumine
+comme par un grand feu. Deux quinquets allumes devant la porte de la
+baraque ondulaient au vent...
+
+A l'interieur, des gradins etaient amenages comme dans un cirque. M.
+Seurel, les institutrices, Meaulnes et moi, nous nous installames sur
+les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait etre fort etroit,
+comme un cirque veritable, avec de grandes nappes d'ombre ou
+s'etageaient Mme Pignot, la boulangere, et Fernande, l'epiciere, les
+filles du bourg, les ouvriers marechaux, des dames, des gamins, des
+paysans, d'autres gens encore.
+
+La representation etait avancee plus qu'a moitie. On voyait sur la piste
+une petite chevre savante qui bien docilement mettait ses pieds sur
+quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'etait Ganache qui la
+commandait doucement, a petits coups de baguette, en regardant vers nous
+d'un air inquiet, la bouche ouverte les yeux morts.
+
+Assis sur un tabouret pres de deux autres quinquets, a l'endroit ou la
+piste communiquait avec la roulotte nous reconnumes, en fin maillot
+noir, front bande le meneur de jeu, notre ami.
+
+A peine etions-nous assis que bondissait sur la piste un poney tout
+harnache a qui le jeune personnage blesse fit faire plusieurs tours, et
+qui s'arretait toujours devant l'un de nous lorsqu'il fallait designer
+la personne la plus aimable ou la plus brave de la societe; mais
+toujours devant Mme Pignot lorsqu'il s'agissait de decouvrir la plus
+menteuse, la plus avare ou "la plus amoureuse..." Et c'etaient autour
+d'elle des rires, de cris et des coin-coin, comme dans un troupeau
+d'oies que pourchasse un epagneul!...
+
+A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir un instant avec M.
+Seurel, qui n'eut pas ete plus fier d'avoir parle a Talma ou a Leotard;
+et nous, nous ecoutions avec un interet passionne tout ce qu'il disait:
+de sa blessure--refermee; de ce spectacle--prepare durant les longues
+journees d'hiver; de leur depart--qui ne serait pas avant la fin du
+mois, car ils pensaient donner jusque-la des representations variees et
+nouvelles.
+
+Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime.
+
+Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta, et, pour regagner
+l'entree de la roulotte, fut oblige de traverser un groupe qui avait
+envahi la piste et au milieu duquel nous apercumes soudain Jasmin
+Delouche. Les femmes et les filles s'ecarterent. Ce costume noir, cet
+air blesse, etrange et brave, les avaient toutes seduites. Quant a
+Jasmin, qui paraissait revenir a cet instant d'un voyage, et qui
+s'entretenait a voix basse mais animee avec Mme Pignot, il etait evident
+qu'une cordeliere, un col bas et des pantalons-elephant eussent fait
+plus surement sa conquete... Il se tenait les pouces au revers de son
+veston, dans une attitude a la fois tres fate et tres genee. Au passage
+du bohemien, dans un mouvement de depit, il dit a haute voix a Mme
+Pignot quelque chose que je n'entendis pas, mais certainement une
+injure, un mot provocant a l'adresse de notre ami. Ce devait etre une
+menace grave et inattendue, car le jeune homme ne put s'empecher de se
+retourner et de regarder l'autre, qui, pour ne pas perdre contenance,
+ricanait, poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son
+cote... Tout ceci se passa d'ailleurs en quelques secondes. Je fus sans
+doute le seul de mon banc a m'en apercevoir.
+
+Le meneur de jeu rejoignit son compagnon derriere le rideau qui masquait
+l'entree de la roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins,
+croyant que la deuxieme partie du spectacle allait aussitot commencer,
+et un grand silence s'etablit. Alors, derriere le rideau, tandis que
+s'apaisaient les dernieres conversations a voix basse, un bruit de
+dispute monta. Nous n'entendions pas ce qui etait dit, mais nous
+reconnumes les deux voix, celle du grand gars et celle du jeune homme--
+la premiere qui expliquait qui se justifiait, l'autre qui gourmandait,
+avec indignation et tristesse a la fois:
+
+"Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi ne m'avoir pas dit..."
+
+Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde pretat
+l'oreille. Puis tout se tut soudainement. L'altercation se poursuivit a
+voix basse; et les gamins des hauts gradins commencerent a crier:
+
+"Les lampions, le rideau!"
+
+et a frapper du pied.
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+Le Bohemien enleve son bandeau.
+
+Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face--sillonnee de rides,
+tout ecarquillee tantot par la gaiete tantot par la detresse, et semee
+de pains a cacheter!--d'un long pierrot en trois pieces mal articulees,
+recroqueville sur son ventre come par une colique, marchant sur la
+pointe des pieds comme par exces de prudence et de crainte, les mains
+empetrees dans des manches trop longues qui balayaient la piste.
+
+Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le sujet de sa pantomime. Je
+me rappelle seulement que des son arrivee dans le cirque, apres s'etre
+vainement et desesperement retenu sur les pieds, il tomba. Il eut beau
+se relever; c'etait plus fort que lui: il tombait. Il ne cessait pas de
+tomber. Il s'embarrassait dans quatre chaises a la fois. Il entrainait
+dans sa chute une table enorme qu'on avait apportee sur la piste. Il
+finit par aller s'etaler par dela la barriere du cirque jusque sur les
+pieds des spectateurs. Deux aides, racoles dans le public a grand'peine,
+le tiraient par les pieds et le remettaient debout apres d'inconcevables
+efforts. Et chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit cri, varie
+chaque fois, un petit cri insupportable, ou la detresse et la
+satisfaction se melaient a doses egales. Au denouement, grimpe sur un
+echafaudage de chaises, il fit une chute immense et tres lente, et son
+ululement de triomphe strident et miserable durait aussi longtemps que
+sa chute, accompagne par les cris d'effroi des femmes.
+
+Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien m'en
+rappeler la raison, "le pauvre pierrot qui tombe" sortant d'une de ses
+manches une petite poupee bourree de son et mimant avec elle toute une
+scene tragi-comique. En fin de compte, il lui faisait sortir par la
+bouche tout le son qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits
+cris pitoyables, il la remplissait de bouillie et, au moment de la plus
+grande attention, tandis que tous les spectateurs, la levre pendante,
+avaient les yeux fixes sur la fille visqueuse et crevee du pauvre
+pierrot, il la saisit soudain par un bras et la lanca a toute volee, a
+travers les spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne
+fit que mouiller l'oreille, pour aller ensuite s'aplatir sur l'estomac
+de Mme Pignot, juste au-dessous du menton. La boulangere poussa un tel
+cri, elle se renversa si fort en arriere et toutes ses voisines
+l'imiterent si bien que le banc se rompit, et la boulangere, Fernande,
+la triste veuve Delouche et vingt autres s'effondrerent, les jambes en
+l'air, au milieu des rires, des cris et des applaudissements, tandis que
+le grand clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et
+dire:
+
+"Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur de vous remercier!"
+
+Mais a ce moment meme et au milieu de l'immense brouhaha, le grand
+Meaulnes, silencieux depuis le debut de la pantomime et qui semblait
+plus absorbe de minute en minute, se leva brusquement, me saisit par le
+bras, comme incapable de se contenir, et me cria:
+
+"Regarde le bohemien! Regarde! Je l'ai enfin reconnu".
+
+Avant meme d'avoir regarde, comme si depuis longtemps, inconsciemment,
+cette pensee couvait en moi et n'attendait que l'instant d'eclore,
+j'avais devine! Debout apres d'un quinquet, a l'entre de la roulotte, le
+jeune personnage inconnu avait defait son bandeau et jete sur les
+epaules une pelerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme naguere a
+la lumiere de la bougie, dans la chambre du Domaine, un tres fin, tres
+aquilin visage sans moustache. Pale, les levres entr'ouvertes, il
+feuilletait hativement une sorte de petit album rouge qui devait etre un
+atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et
+disparaissait sous la masse des cheveux, c'etait, tel que me l'avait
+decrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiance du Domaine inconnu.
+
+Il etait evident qu'il avait enleve son bandage pour etre reconnu de
+nous. Mais a peine le grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et
+pousse ce cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, apres nous
+avoir jete un coup d'oeil d'entente et nous avoir souri, avec une vague
+tristesse, comme il souriait d'ordinaire.
+
+"Et l'autre! disait Meaulnes avec fievre, comment ne l'ai-je pas reconnu
+tout de suite! C'est le pierrot de la fete, la-bas..."
+
+Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais deja Ganache avait
+coupe toutes les communications avec la piste; un a un il eteignait les
+quatre quinquets du cirque, et nous etions obliges de suivre la foule
+qui s'ecoulait tres lentement, canalisee entre les bancs paralleles,
+dans l'ombre ou nous pietinions d'impatience.
+
+Des qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se precipita vers la
+roulotte, escalada le marchepied, frappa a la porte, mais tout etait
+clos deja. Deja sans doute, dans la voiture a rideaux, comme dans celle
+du poney, de la chevre et des oiseaux savants, tout le monde etait
+rentre et commencait a dormir.
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+Les gendarmes!
+
+Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames qui
+revenaient vers le Cours Superieur, par les rues obscures. Cette fois
+nous comprenions tout. Cette grande silhouette blanche que Meaulnes
+avait vue, le dernier soir de la fete, filer entre les arbres, c'etait
+Ganache, qui avait recueilli le fiance desespere et s'etait enfui avec
+lui. L'autre avait accepte cette existence sauvage, pleine de risques,
+de jeux et d'aventures. Il lui avait semble recommencer son enfance...
+
+Frantz de Galais nous avait jusqu'ici cache son nom et il avait feint
+d'ignorer le chemin du Domaine, par peur sans doute d'etre force de
+rentrer chez ses parents; mais pourquoi, ce soir-la, lui avait-il plu
+soudain de se faire connaitre a nous et de nous laisser deviner la
+verite tout entiere?...
+
+Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la troupe des
+spectateurs s'ecoulait lentement a travers le bourg. Il decida que, des
+le lendemain matin, qui etait un jeudi, il irait trouver Frantz. Et,
+tous les deux, ils partiraient pour la-bas! Quel voyage sur la route
+mouillee! Frantz expliquerait tout; tout s'arrangeait, et la
+merveilleuse aventure allait reprendre la ou elle s'etait interrompue...
+
+Quant a moi je marchais dans l'obscurite avec un gonflement de coeur
+indefinissable. Tout se melait pour contribuer a ma joie, depuis le
+faible plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'a la tres grande
+decouverte que nous venions de faire, jusqu'a la tres grande chance qui
+nous etait echue. Et je me souviens que, dans ma soudaine generosite de
+coeur, je m'approchai de la plus laide des filles du notaire a qui l'on
+m'imposait parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanement je lui
+donnai la main.
+
+Amers souvenirs! Vains espoirs ecrases!
+
+Le lendemain, des huit heures, lorsque nous debouchames tous les deux
+sur la place de l'eglise, avec nos souliers bien cires, nos plaques de
+ceinturons bien astiquees et nos casquettes neuves, Meaulnes, qui
+jusque-la se retenait de sourire en me regardant, poussa un cri et
+s'elanca vers la place vide... Sur l'emplacement de la baraque et des
+voitures, il n'y avait plus qu'un pot casse et des chiffons. Les
+bohemiens etaient partis...
+
+Un petit vent qui nous parut glace soufflait. Il me semblait qu'a chaque
+pas nous allions buter sur le sol caillouteux et dur de la place et que
+nous allions tomber. Meaulnes, affole, fit deux fois le mouvement de
+s'elancer, d'abord sur la route du Vieux-Nancay, puis sur la route de
+Saint-Loup-des-Bois. Il mit sa main au-dessus de ses yeux, esperant un
+instant que nos gens venaient seulement de partir. Mais que faire? Dix
+traces de voitures s'embrouillaient sur la place, puis s'effacaient sur
+la route dure. Il fallut rester la, inertes.
+
+Et tandis que nous revenions, a travers le village ou la matinee du
+jeudi commencait, quatre gendarmes a cheval, avertis par Delouche la
+veille au soir, deboucherent au galop sur la place et s'eparpillerent a
+travers les rues pour garder toutes les issues, comme des dragons qui
+font la reconnaissance d'un village... Mais il etait trop tard. Ganache,
+le voleur de poulets, avait fuit avec son compagnon. Les gendarmes ne
+retrouverent personne, ni lui, ni ceux-la qui chargeaient dans des
+voitures les chapons qu'il etranglait. Prevenu a temps par le mot
+imprudent de Jasmin, Frantz avait du comprendre soudain de quel metier
+son compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la roulotte etait
+vide; plein de honte et de fureur, il avait arrete aussi-tot un
+itineraire et decide de prendre du champ avant l'arrivee des gendarmes.
+Mais, ne craignant plus desormais qu'on tentat de le ramener au domaine
+de son pere, il avait voulu se montrer a nous sans bandage, avant de
+disparaitre.
+
+Un seul point resta toujours obscur: comment Ganache avait-il pu a la
+fois devaliser les basses-cours et querir la bonne soeur pour la fievre
+de son ami? Mais n'etait-ce pas la toute l'histoire du pauvre diable?
+Voleur et chemineau d'un cote, bonne creature de l'autre...
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+A la recherche du sentier perdu.
+
+Comme nous rentrions, le soleil dissipait la legere brume du matin; les
+menageres sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou
+bavardaient; et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg,
+commencait la plus radieuse matinee de printemps qui soit restee dans ma
+memoire.
+
+Tous les grands eleves du cours devaient arriver vers huit heures, ce
+jeudi-la, pour preparer, durant la matinee, les uns le Certificat
+d'Etudes Superieurs, les autres le concours de l'Ecole Normale. Lorsque
+nous arrivames tous les deux. Meaulnes plein d'un regret et d'une
+agitation qui ne lui permettaient pas de rester immobile, moi tres
+abattu, l'ecole etait vide... Un rayon de frais soleil glissait sur la
+poussiere d'un banc vermoulu, et sur le vernis ecaille d'un planisphere.
+
+Comment rester la, devant un livre, a ruminer notre deception, tandis
+que tout nous appelait au-dehors: les poursuites des oiseaux dans les
+branches pres des fenetres, la fuite des autres eleves vers les pres et
+les bois, et surtout le fievreux desir d'essayer au plus vite
+l'itineraire incomplet verifie par le bohemien--derniere ressource de
+notre sac presque vide, derniere clef du trousseau, apres avoir essaye
+toutes les autres?... Cela etait au-dessus de nos forces! Meaulnes
+marchait de long en large, allait aupres des fenetres, regardait dans le
+jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme s'il eut attendu
+quelqu'un qui ne viendrait certainement pas.
+
+"J'ai l'idee, me dit-il enfin, j'ai l'idee que ce n'est peut-etre pas
+aussi loin que nous l'imaginions... Frantz a supprime sur mon plan toute
+une portion de la route que j'avais indiquee. Cela veut dire, peut-etre,
+que la jument a fait, pendant mon sommeil, un long detour inutile..."
+
+J'etais a moitie assis sur le coin d'une grande table, un pied par
+terre, l'autre ballant, l'air decourage et desoeuvre, la tete basse.
+
+"Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage a dure toute
+la nuit.
+
+--Nous etions partis a minuit, repondit-il vivement. On m'a depose a
+quatre heures du matin, a environ six kilometres a l'ouest de Sainte-
+Agathe, tandis que j'etais parti par la route de La Gare a l'est. Il
+faut donc compter ces six kilometres en moins entre Sainte-Agathe et le
+pays perdu.
+
+"Vraiment, il me semble qu'en sortant du bois des Communaux, on ne doit
+pas etre a plus de deux lieues de ce que nous cherchons."
+
+--Ce sont precisement ces deux lieues-la qui manquent sur ta carte.
+
+--C'est vrai. Et la sortie du bois est bien a une lieue et demie d'ici,
+mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en une matinee..."
+
+A cet instant Moucheboeuf arriva. Il avait une tendance irritante a se
+faire passer pour bon eleve, non pas en travaillant mieux que les
+autres, mais en se signalant dans des circonstances comme celle-ci.
+
+"Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux. Tous les
+autres sont partis pour le bois des Communaux. En tete: Jasmin Delouche
+qui connait les nids".
+
+Et, voulant faire le bon apotre, il commenca a raconter tout ce qu'ils
+avaient dit pour narguer le Cours, M. Seurel et nous, en decidant cette
+expedition.
+
+"S'ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, dit Meaulnes,
+car je m'en vais aussi. Je serai de retour vers midi et demi".
+
+Moucheboeuf resta ebahi.
+
+"Ne viens-tu pas?" me demanda Augustin, s'arretant une seconde sur le
+seuil de la porte entr'ouverte--ce qui fit entrer dans la piece grise,
+en une bouffee d'air tiedi par le soleil, un fouillis de cris, d'appels,
+de pepiements, le bruit d'un seau sur la margelle du puits et le
+claquement d'un fouet au loin.
+
+"Non, dis-je, bien que la tentation fut forte, je ne puis pas, a cause
+de M. Seurel. Mais hate-toi. Je t'attendrai avec impatience".
+
+Il fit un geste vague et partit, tres vite, plein d'espoir.
+
+Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait quitte sa veste
+d'alpaga noir, revetu un paletot de pecheur aux vastes poches
+boutonnees, un chapeau de paille et de courtes jambieres vernies pour
+serrer le bas de son pantalon. Je crois bien qu'il ne fut guere surpris
+de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendre Moucheboeuf qui lui
+repeta trois fois que les gars avaient dit:
+
+"S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous chercher!"
+
+Et il commanda:
+
+"Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, et nous allons les denicher
+a notre tour... Pourras-tu marcher jusque-la, Francois?"
+
+J'affirmai que oui et nous partimes.
+
+Il fut entendu que Moucheboeuf conduirait M. Seurel et lui servirait
+d'appeau... C'est-a-dire que, connaissant les futaies ou se trouvaient
+les denicheurs, il devait de temps a autre crier a toute voix:
+
+"Hop! Hola! Giraudat! Delouche! Ou etes-vous?... Y en a-t-il?... En
+avez-vous trouve?..."
+
+Quant a moi, je fus charge, a mon vif plaisir, de suivre la lisiere est
+du bois, pour le cas ou les ecoliers fugitifs chercheraient a s'echapper
+de ce cote.
+
+Or dans le plan rectifie par le bohemien et que nous avions maintes fois
+etudie avec Meaulnes, il semblait qu'un chemin a un trait, un chemin de
+terre, partit de cette lisiere du bois pour aller dans la direction du
+Domaine. Si j'allais le decouvrir ce matin!... Je commencai a me
+persuader que, avant midi, je me trouverais sur le chemin du manoir
+perdu...
+
+La merveilleuse promenade!... Des que nous eumes passe le Glacis et
+contourne le Moulin, je quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on
+eut dit qu'il partait en guerre--je crois bien qu'il avait mis dans sa
+poche un vieux pistolet--et ce traitre de Moucheboeuf.
+
+Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientot a la lisiere du bois--
+seul a travers la campagne pour la premiere fois de ma vie comme une
+patrouille que son caporal a perdue.
+
+Me voici, j'imagine, pres de ce bonheur mysterieux que Meaulnes a
+entrevu un jour. Toute la matinee est a moi pour explorer la lisiere du
+bois, l'endroit le plus frais et le plus cache du pays, tandis que mon
+grand frere aussi est parti a la decouverte. C'est comme un ancien lit
+de ruisseau. Je passe sous les basses branches d'arbres dont je ne sais
+pas le nom mais qui doivent etre des aulnes. J'ai saute tout a l'heure
+un echalier au bout de la sente, et je me suis trouve dans cette grande
+voie d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant par endroits les
+orties, ecrasant les hautes valerianes.
+
+Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, sur un banc de sable fin.
+Et dans le silence, j'entends un oiseau--je m'imagine que c'est un
+rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils ne chantent que le
+soir--un oiseau qui repete obstinement la meme phrase: voix de la
+matinee, parole dite sous l'ombrage, invitation delicieuse au voyage
+entre les aulnes. Invisible, entete, il semble m'accompagner sous la
+feuille.
+
+Pour la premiere fois me voila, moi aussi, sur le chemin de l'aventure.
+Ce ne sont plus des coquilles abandonnees par les eaux que je cherche,
+sous la direction de M. Seurel, ni les orchis que le maitre d'ecole ne
+connaisse pas, ni meme, comme cela nous arrivait souvent dans le champ
+du pere Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte d'un
+grillage, enfouie sous tant d'herbes folles qu'il fallait chaque fois
+plus de temps pour la retrouver... Je cherche quelque chose de plus
+mysterieux encore. C'est le passage dont il est question dans les
+livres, l'ancien chemin obstrue, celui dont le prince harasse de fatigue
+n'a pu trouver l'entree. Cela se decouvre a l'heure la plus perdue de la
+matinee, quand on a depuis longtemps oublie qu'il va etre onze heures,
+midi... Et soudain, en ecartant, dans le feuillage profond, les
+branches, avec ce geste hesitant des mains a hauteur du visage
+inegalement ecartees, on l'apercoit comme une longue avenue sombre dont
+la sortie est un rond de lumiere tout petit.
+
+Mais tandis que j'espere et m'enivre ainsi, voici que brusquement je
+debouche dans une sorte de clairiere, qui se trouve etre tout simplement
+un pre. Je suis arrive sans y penser a l'extremite des Communaux, que
+j'avais toujours imaginee infiniment loin. Et voici a ma droite, entre
+des piles de bois, toute bourdonnante dans l'ombre, la maison du garde.
+Deux paires de bas sechent sur l'appui de la fenetre. Les annees
+passees, lorsque nous arrivions a l'entree du bois, nous disions
+toujours, en montrant un point de lumiere tout au bout de l'immense
+allee noire: "C'est la-bas la maison du garde; la maison de Baladier".
+Mais jamais nous n'avions pousse jusque la. Nous entendions dire
+quelquefois, comme s'il se fut agi d'une expedition extraordinaire: "Il
+a ete jusqu'a la maison du garde!..."
+
+Cette fois, je suis alle jusqu'a la maison de Baladier, et je n'ai rien
+trouve.
+
+Je commencais a souffrir de ma jambe fatiguee et de la chaleur que je
+n'avais pas sentie jusque-la; je craignais de faire tout seul le chemin
+du retour, lorsque j'entendis pres de moi l'appeau de M. Seurel, la voix
+de Moucheboeuf, puis d'autres voix qui m'appelaient...
+
+Il y avait la une troupe de six grands gamins, ou, seul, le traitre
+Moucheboeuf avait l'air triomphant. C'etait Giraudat, Auberger, Delage
+et d'autres... Grace a l'appeau, on avait pris les uns grimpes dans un
+merisier isole au milieu d'une clairiere; les autres en train de
+denicher des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, a la
+blouse crasseuse, avait cache les petits dans son estomac, entre sa
+chemise et sa peau. Deux de leurs compagnons s'etaient enfuis a
+l'approche de M. Seurel: ce devait etre Delouche et le petit Coffin. Ils
+avaient d'abord repondu par des plaisanteries a l'adresse de
+"Mouchevache!", que repetaient les echos des bois, et celui-ci,
+maladroitement, se croyant sur de son affaire, avait repondu, vexe:
+
+"Vous n'avez qu'a descendre, vous savez! M. Seurel est la..."
+
+Alors tout s'etait tu subitement; c'avait ete une fuite silencieuse a
+travers le bois. Et comme ils le connaissaient a fond, il ne fallait pas
+songer a les rejoindre. On ne savait pas non plus ou le grand Meaulnes
+etait passe. On n'avait pas entendu sa voix; et l'on dut renoncer a
+poursuivre les recherches.
+
+Il etait plus de midi lorsque nous reprimes la route de Sainte-Agathe,
+lentement, la tete basse, fatigues, terreux. A la sortie du bois,
+lorsque nous eumes frotte et secoue la boue de nos souliers sur la route
+seche, le soleil commenca de frapper dur. Deja ce n'etait plus ce matin
+de printemps si frais et si luisant. Les bruits de l'apres-midi avaient
+commence. De loin en loin un cop criait, cri desole! dans les fermes
+desertes aux alentours de la route. A la descente du Glacis, nous nous
+arretames un instant pour causer avec des ouvriers des champs qui
+avaient repris leur travail apres le dejeuner. Ils etaient accoudes a la
+barriere, et M. Seurel leur disait:
+
+"De fameux galopins! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les oisillons
+dans sa chemise. Ils ont fait la dedans ce qu'ils ont voulu. C'est du
+propre!..."
+
+Il me semblait que c'etait de ma debacle aussi que les ouvriers riaient.
+Ils riaient en hochant la tete, mais ils ne donnaient pas tout a fait
+tort aux jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils nous confierent
+meme, lorsque M. Seurel eut repris la tete de la colonne:
+
+"Il y en a un autre qui est passe, un grand, vous savez bien... Il a du
+rencontrer, en revenant, la voiture des Granges, et on l'a fait monter,
+il est descendu, plein de terre, tout dechire, ici, a l'entree du chemin
+des Granges! Nous lui avons dit que nous vous avions vus passer ce
+matin, mais que vous n'etiez pas de retour encore. Et il a continue tout
+doucement sa route vers Sainte-Agathe".
+
+En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous attendait le grand
+Meaulnes, l'air brise de fatigue. Aux questions de M. Seurel, il
+repondit que lui aussi etait parti a la recherche des ecoliers
+buissonniers. Et a celle que je lui posai tout bas, il dit seulement en
+hochant la tete avec decouragement:
+
+"Non! rien! rien qui ressemble a ca".
+
+Apres dejeuner, dans la classe fermee, noire et vide, au milieu du pays
+radieux, il s'assit a l'une des grandes tables et, la tete dans les
+bras, il dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd. Vers le soir,
+apres un long instant de reflexion, comme s'il venait de prendre une
+decision importante, il ecrivit une lettre a sa mere. Et c'est tout ce
+que je me rappelle de cette morne fin d'un grand jour de defaite.
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+La lessive.
+
+Nous avions escompte trop tot la venue du printemps.
+
+Le lundi soir, nous voulumes faire nos devoirs aussitot apres quatre
+heures comme en plein ete, et pour y voir plus clair nous sortimes deux
+grandes tables dans la cour. Mais le temps s'assombrit tout de suite;
+une goutte de pluie tomba sur un cahier; nous rentrames en hate. Et de
+la grande salle obscurcie, par les larges fenetres, nous regardions
+silencieusement dans le ciel gris la deroute des nuages.
+
+Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la main sur une poignee de
+croisee, ne put s'empecher de dire, comme s'il eut ete fache de sentir
+monter en lui tant de regret:
+
+"Ah! ils filaient autrement que cela les nuages, lorsque j'etais sur la
+route, dans la voiture de la Belle-Etoile.
+
+--Sur quelle route?" demanda Jasmin.
+
+Mais Meaulnes ne repondit pas.
+
+"Moi, dis-je, pour faire diversion, j'aurais aime voyager comme cela en
+voiture, par la pluie battante, abrite sous un grand parapluie.
+
+--Et lire tout le long du chemin comme dans une maison, ajouta un autre.
+
+--Il ne pleuvait pas et je n'avais pas envie de lire, repondit Meaulnes,
+je ne pensais qu'a regarder le pays".
+
+Mais lorsque Giraudat, a son tour, demanda de quel pays il s'agissait,
+Meaulnes de nouveau resta muet. Et Jasmin dit:
+
+"Je sais... Toujours la fameuse aventure!..."
+
+Il avait dit ces mots d'un ton conciliant et important, comme s'il eut
+ete lui-meme un peu dans le secret. Ce fut peine perdue; ses avances lui
+resterent pour compte; et comme la nuit tombait chacun s'en fut au
+galop, la blouse relevee sur la tete, sous la froide averse.
+
+Jusqu'au jeudi suivant le temps resta a la pluie. Et ce jeudi-la fut
+plus triste encore que le precedent. Toute la campagne etait baignee
+dans une sorte de brume glacee comme aux plus mauvais jours de l'hiver.
+
+Millie, trompee par le beau soleil de l'autre semaine, avait fait faire
+la lessive, mais il ne fallait pas songer a mettre secher le linge sur
+les haies du jardin, ni meme sur des cordes dans le grenier, tant l'air
+etait humide et froid.
+
+En discutant avec M. Seurel, il lui vint l'idee d'etendre sa lessive
+dans les classes, puisque c'etait jeudi, et de chauffer le poele a
+blanc. Pour economiser les feux de la cuisine et de la salle a manger,
+on ferait cuire les repas sur le poele et nous nous tiendrions toute la
+journee dans la grande salle du Cours.
+
+Au premier instant,--j'etais si jeune encore!--je considerai cette
+nouveaute comme une fete.
+
+Morne fete!... Toute la chaleur du poele etait prise par la lessive et
+il faisait grand froid. Dans la cour, tombait interminablement et
+mollement une petite pluie d'hiver. C'est la pourtant que des neuf
+heures du matin, devore d'ennui, je retrouvai le grand Meaulnes. Par les
+barreaux du grand portail, ou nous regardames, au haut du bourg, sur les
+Quatre-Routes, le cortege d'un enterrement venu du fond de la campagne.
+Le cercueil, amene dans une charrette a boeufs, etait decharge et pose
+sur une dalle, au pied de la grande croix ou le boucher avait apercu
+naguere les sentinelles du bohemien! Ou etait-il maintenant, le jeune
+capitaine qui si bien menait l'abordage?... Le cure et les chantres
+vinrent comme c'etait l'usage au-devant du cercueil pose la, et les
+tristes chants arrivaient jusqu'a nous. Ce serait la, nous le savions,
+le seul spectacle de la journee, qui s'ecoulerait tout entiere comme une
+eau jaunie dans un caniveau.
+
+"Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je vais preparer mon bagage.
+Apprends-le, Seurel: j'ai ecrit a ma mere jeudi dernier, pour lui
+demander de finir mes etudes a Paris. C'est aujourd'hui que je pars".
+
+Il continuait a regarder vers le bourg, les mains appuyees aux barreaux,
+a la hauteur de sa tete. Inutile de demander si sa mere, qui etait riche
+et lui passait toutes ses volontes, lui avait passe celle-la. Inutile
+aussi de demander pourquoi soudainement il desirait s'en aller a
+Paris!...
+
+Mais il y avait en lui, certainement, le regret et la crainte de quitter
+ce cher pays de Sainte-Agathe d'ou il etait parti pour son aventure.
+Quant a moi, je sentais monter une desolation violente que je n'avais
+pas sentie d'abord.
+
+"Paques approche! dit-il pour m'expliquer, avec un soupir.
+
+--Des que tu l'auras trouvee la-bas, tu m'ecriras, n'est-ce pas?
+demandai-je.
+
+--C'est promis, bien sur. N'es-tu pas mon compagnon et mon frere?..."
+
+Et il me posa la main sur l'epaule.
+
+Peu a peu je comprenais que c'etait bien fini, puisqu'il voulait
+terminer ses etudes a Paris; jamais plus je n'aurais avec moi mon grand
+camarade.
+
+Il n'y avait d'espoir, pour nous reunir, qu'en cette maison de Paris ou
+devait se retrouver la trace de l'aventure perdue... Mais de voir
+Meaulnes lui-meme si triste, quel pauvre espoir c'etait la pour moi!
+
+Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra tres etonne, mais se
+rendit bien vite aux raisons d'Augustin; Millie, femme d'interieur, se
+desola surtout a la pensee que la mere de Meaulnes verrait notre maison
+dans un desordre inaccoutume... La malle, helas! fut bientot faite. Nous
+cherchames sous l'escalier ses souliers des dimanches; dans l'armoire,
+un peu de linge; puis ses papiers et ses livres d'ecole--tout ce qu'un
+jeune homme de dix-huit ans possede au monde.
+
+A midi, Mme Meaulnes arrivait avec sa voiture. Elle dejeuna au cafe
+Daniel en compagnie d'Augustin, et l'emmena sans donner presque aucune
+explication, des que le cheval fut affene et attele. Sur le seuil, nous
+leur dimes au revoir; et la voiture disparut au tournant des Quatre-
+Routes.
+
+Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra dans la froide
+salle a manger, remettre en ordre ce qui avait ete derange. Quant a moi,
+je me trouvai, pour la premiere fois depuis de longs mois, seul en face
+d'une longue soiree de jeudi--avec l'impression que, dans cette vieille
+voiture, mon adolescence venait de s'en aller pour toujours.
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+Je trahis...
+
+Que faire?
+
+Le temps s'elevait un peu. On eut dit que le soleil allait se montrer.
+
+Une porte claquait dans la grande maison. Puis le silence retombait. De
+temps a autre mon pere traversait la cour, pour remplir un seau de
+charbon dont il bourrait le poele. J'apercevais les linges blancs pendus
+aux cordes et je n'avais aucune envie de rentrer dans le triste endroit
+transforme en sechoir, pour m'y trouver en tete-a-tete avec l'examen de
+la fin de l'annee, ce concours de l'Ecole Normale qui devait etre
+desormais ma seule preoccupation.
+
+Chose etrange: a cet ennui qui me desolait se melait comme une sensation
+de liberte. Meaulnes parti, toute cette aventure terminee et manquee, il
+me semblait du moins que j'etais libere de cet etrange souci, de cette
+occupation mysterieuse, qui ne me permettaient plus d'agir comme tout le
+monde. Meaulnes parti, je n'etais plus son compagnon d'aventures, le
+frere de ce chasseur de pistes; je redevenais un gamin du bourg pareil
+aux autres. Et cela etait facile et je n'avais qu'a suivre pour cela mon
+inclination la plus naturelle.
+
+Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, faisant tourner au bout d'un
+ficelle, puis lachant en l'air trois marrons attaches qui retomberent
+dans la cour. Mon desoeuvrement etait si grand que je pris plaisir a lui
+relancer deux ou trois fois ses marrons de l'autre cote du mur.
+
+Soudain je le vis abandonner ce jeu pueril pour courir vers un tombereau
+qui venait par le chemin de la Vieille-Planche. Il eut vite fait de
+grimper par derriere sans meme que la voiture s'arretat. Je
+reconnaissais le petit tombereau de Delouche et son cheval. Jasmin
+conduisait; le gros Boujardon etait debout. Ils revenaient du pre.
+
+"Viens avec nous, Francois!" cria Jasmin, qui devait savoir deja que
+Meaulnes etait parti.
+
+Ma foi! sans avertir personne, j'escaladai la voiture cahotante et me
+tins comme les autres, debout, appuye contre un des montants du
+tombereau. Il nous conduisit chez la veuve Delouche...
+
+Nous sommes maintenant dans l'arriere-boutique, chez la bonne femme qui
+est en meme temps epiciere et aubergiste. Un rayon de soleil glisse a
+travers la fenetre basse sur les boites en fer-blanc et sur les tonneaux
+de vinaigre. Le gros Boujardon s'assoit sur l'appui de la fenetre et
+tourne vers nous, avec un gros rire d'homme pateux, il mange des
+biscuits a la cuiller. A la portee de la main, sur un tonneau, la boite
+est ouverte et entamee. Le petit Roy pousse des cris de plaisir. Une
+sorte d'intimite de mauvais aloi s'est etablie entre nous. Jasmin et
+Boujardon seront maintenant mes camarades, je le vois. Le cours de ma
+vie a change tout d'un coup. Il me semble que Meaulnes est parti depuis
+tres longtemps et que son aventure est une vieille histoire triste, mais
+finie.
+
+Le petit Roy a deniche sous une planche une bouteille de liqueur
+entamee. Delouche nous offre a chacun la goutte, mais il n'y a qu'un
+verre et nous buvons tous dans le meme. On me sert le premier avec un
+peu de condescendance, comme si je n'etais pas habitue a ces moeurs de
+chasseurs et de paysans... Cela me gene un peu. Et comme on vient a
+parler de Meaulnes, l'envie me prend, pour dissiper cette gene et
+retrouver mon aplomb, de montrer que je connais son histoire et de la
+raconter un peu. En quoi cela pourrait-il lui nuire puisque tout est
+fini maintenant de ses aventures ici?...
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+. .
+
+Est-ce que je raconte mal cette histoire? Elle ne produit pas l'effet
+que j'attendais.
+
+Mes compagnons, en bons villageois que rien n'etonne, ne sont pas
+surpris pour si peu.
+
+"C'etait une noce, quoi!" dit Boujardon.
+
+Delouche en a vu une, a Preveranges, qui etait plus curieuse encore.
+
+Le chateau? On trouverait certainement des gens du pays qui en ont
+entendu parler.
+
+Le jeune fille? Meaulnes se mariera avec elle quand il aura fait son
+annee de service.
+
+"Il aurait du, ajoute l'un d'eux, nous en parler et nous montrer son
+plan au lieu de confier cela a un bohemien!..."
+
+Empetre dans mon insucces, je veux profiter de l'occasion pour exciter
+leur curiosite: je me decide a expliquer qui etait ce bohemien; d'ou il
+venait; son etrange destinee... Boujardon et Delouche ne veulent rien
+entendre: "C'est celui-la qui a tout fait. C'est lui qui a rendu
+Meaulnes insociable, Meaulnes qui etait un si brave camarade! C'est lui
+qui a organise toutes ces sottises d'abordages et d'attaques nocturnes,
+apres nous avoir tous embrigades comme un bataillon scolaire..."
+
+"Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, et en secouant la tete a
+petits coups, j'ai rudement bien fait de le denoncer aux gendarmes. En
+voila un qui a fait du mal au pays et qui en aurait fait encore!..."
+
+Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans doute autrement tourne
+si nous n'avions pas considere l'affaire d'une facon si mysterieuse et
+si tragique. C'est l'influence de ce Frantz qui a tout perdu...
+
+Mais soudain, tandis que je suis absorbe dans ces reflexions, il se fait
+du bruit dans la boutique. Jasmin Delouche cache rapidement son flacon
+de goutte derriere un tonneau; le gros Boujardon degringole du haut de
+sa fenetre, met le pied sur une bouteille vide et poussiereuse qui
+roule, et manque deux fois de s'etaler. Le petit Roy les pousse par
+derriere, pour sortir plus vite, a demi suffoque de rire.
+
+Sans bien comprendre ce qui se passe je m'enfuis avec eux, nous
+traversons la cour et nous grimpons par une echelle dans un grenier a
+foin. J'entends une voix de femme qui nous traite de propres-a-rien!...
+
+"Je n'aurais pas cru qu'elle serait rentree si tot", dit Jasmin tout
+bas.
+
+Je comprends, maintenant seulement, que nous etions la en fraude, a
+voler des gateaux et de la liqueur. Je suis decu comme ce naufrage qui
+croyait causer avec un homme et qui reconnut soudain que c'etait un
+singe. Je ne songe plus qu'a quitter ce grenier, tant ces aventures-la
+me deplaisent. D'ailleurs la nuit tombe... On me fait passer par
+derriere, traverser deux jardins, contourner une mare; je me retrouve
+dans la rue mouillee, boueuse, ou se reflete la lueur du cafe Daniel.
+
+Je ne suis pas fier de ma soiree. Me voici aux Quatre-Routes. Malgre
+moi, tout d'un coup, je revois, au tournant, un visage dur et fraternel
+qui me sourit, un dernier signe de la main--et la voiture disparait...
+
+Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au vent de cet hiver qui
+etait si tragique et si beau. Deja tout me parait moins facile. Dans la
+grande classe ou l'on m'attend pour diner, de brusques courants d'air
+traversent la maigre tiedeur que repand le poele. Je grelotte, tandis
+qu'on me reproche mon apres-midi de vagabondage. Je n'ai pas meme, pour
+rentrer dans la reguliere vie passee, la consolation de prendre place a
+table et de retrouver mon siege habituel. On n'a pas mis la table ce
+soir-la; chacun dine sur ses genoux, ou il peut, dans la salle de classe
+obscure. Je mange silencieusement la galette cuite sur le poele, qui
+devait etre la recompense de ce jeudi passe dans l'ecole, et qui a brule
+sur les cercles rougis.
+
+Le soir, tout seul dans ma chambre, je me couche bien vite pour etouffer
+le remords que je sens monter du fond de ma tristesse. Mais par deux
+fois je me suis eveille, au milieu de la nuit, croyant entendre, la
+premiere fois, le craquement du lit voisin, ou Meaulnes avait coutume de
+se retourner brusquement d'une seule piece, et, l'autre fois, son pas
+leger de chasseur aux aguets, a travers les greniers du fond...
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+Les trois lettres de Meaulnes.
+
+De toute ma vie je n'ai recu que trois lettres de Meaulnes. Elles ont
+encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que
+je les relis la meme tristesse que naguere.
+
+La premiere m'arriva des le surlendemain de son depart.
+
+"Mon cher Francois,
+
+"Aujourd'hui, des mon arrivee a Paris, je suis alle devant la maison
+indiquee. Je n'ai rien vu. Il n'y avait personne. Il n'y aura jamais
+personne.
+
+"La maison que disait Frantz est un petit hotel a un etage. La chambre
+de Mlle de Galais doit etre au premier. Les fenetres du haut sont les
+plus cachees par les arbres. Mais en passant sur le trottoir on les voit
+tres bien. Tous les rideaux sont fermes et il faudrait etre fou pour
+esperer qu'un jour, entre ces rideaux tires, le visage d'Yvonne de
+Galais puisse apparaitre.
+
+"C'est sur un boulevard... Il pleuvait un peu dans les arbres deja
+verts. On entendait les cloches claires des tramways qui passaient
+indefiniment.
+
+"Pendant pres de deux heures, je me suis promene de long en large sous
+les fenetres. Il y a un marchand de vins chez qui je me suis arrete pour
+boire, de facon a n'etre pas pris pour un bandit qui veut faire un
+mauvais coup. Puis j'ai repris ce guet sans espoir.
+
+"La nuit est venue. Les fenetres se sont allumees un peu partout mais
+non pas dans cette maison. Il n'y a certainement personne. Et pourtant
+Paques approche.
+
+"Au moment ou j'allais partir une jeune fille, ou une jeune femme--je
+ne sais--est venue s'asseoir sur un des bancs mouilles de pluie. Elle
+etait vetue de noir avec une petite collerette blanche. Lorsque je suis
+parti, elle etait encore la, immobile malgre le froid du soir, a
+attendre je ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris est plein de
+fous comme moi.
+
+Augustin"
+
+Le temps passa. Vainement j'attendis un mot d'Augustin le lundi de
+Paques et durant tous les jours qui suivirent--jours ou il semble, tant
+ils sont calmes apres la grande fievre de Paques, qu'il n'y ait plus
+qu'a attendre l'ete. Juin ramena le temps des examens et une terrible
+chaleur dont la buee suffocante planait sur le pays sans qu'un souffle
+de vent la vint dissiper. La nuit n'apportait aucune fraicheur et par
+consequent aucun repit a ce supplice. C'est durant cet insupportable
+mois de juin que je recus la deuxieme lettre du grand Meaulnes.
+
+"Juin 189...
+
+"Mon cher ami,
+
+"Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais depuis hier soir. La
+douleur, que je n'avais presque pas sentie tout de suite, monte depuis
+ce temps.
+
+"Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce banc, guettant, reflechissant,
+esperant malgre tout.
+
+"Hier apres diner, la nuit etait noire et etouffante. Des gens causaient
+sur le trottoir, sous les arbres. Au-dessus des noirs feuillages, verdis
+par les lumieres, les appartements des seconds, des troisiemes etages
+etaient eclaires. Ca et la, une fenetre que l'ete avait ouverte toute
+grande... On voyait la lampe allumee sur la table, refoulant a peine
+autour d'elle la chaude obscurite de juin; on voyait presque jusqu'au
+fond de la piece... Ah! si la fenetre noire d'Yvonne de Galais s'etait
+allumee aussi, j'aurais ose, je crois, monter l'escalier, frapper,
+entrer...
+
+"La jeune fille de qui je t'ai parle etait la encore, attendant comme
+moi. Je pensai qu'elle devait connaitre la maison et je l'interrogeai:
+
+"--Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans cette maison, une jeune
+fille et son frere venaient passer les vacances. Mais j'ai appris que le
+frere avait fui le chateau de ses parents sans qu'on puisse jamais le
+retrouver, et le jeune fille s'est mariee. C'est ce qui vous explique
+que l'appartement soit ferme".
+
+"Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds butaient sur le trottoir et
+je manquais tomber. La nuit--c'etait la nuit derniere--lorsqu'enfin
+les enfants et les femmes se sont tus, dans les cours, pour me laisser
+dormir, j'ai commence d'entendre rouler les fiacres dans la rue. Ils ne
+passaient que loin en loin. Mais quand l'un etait passe, malgre moi,
+j'attendais l'autre: le grelot, les pas du cheval qui claquaient sur
+l'asphalte... Et cela repetait: c'est la ville deserte, ton amour perdu,
+la nuit interminable, l'ete, la fievre...
+
+"Seurel, mon ami, je suis dans une grande detresse.
+
+Augustin"
+
+Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse! Meaulnes ne me disait
+ni pourquoi il etait reste si longtemps silencieux, ni ce qu'il comptait
+faire maintenant. J'eus l'impression qu'il rompait avec moi, parce que
+son aventure etait finie, comme il rompait avec son passe. J'eus beau
+lui ecrire, en effet, je ne recus plus de reponse. Un mot de
+felicitations seulement, lorsque j'obtins mon Brevet Simple. En
+septembre je sus par un camarade d'ecole qu'il etait venu en vacances
+chez sa mere a La Ferte-d'Angillon. Mais nous dumes, cette annee la,
+invites par mon oncle Florentin du Vieux-Nancay, passer chez lui les
+vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans que j'eusse pu le voir.
+
+A la rentree, exactement vers la fin de novembre, tandis que je m'etais
+remis avec une morne ardeur a preparer le Brevet Superieur, dans
+l'espoir d'etre nomme instituteur l'annee suivante, sans passer par
+l'Ecole Normale de Bourges, je recus la derniere des trois lettres que
+j'aie jamais recues d'Augustin:
+
+"Je passe encore sous cette fenetre, ecrivait-il. J'attends encore, sans
+le moindre espoir, par folie. A la fin de ces froids dimanches
+d'automne, au moment ou il va faire nuit, je ne puis me decider a
+rentrer, a fermer les volets de ma chambre, sans etre retourne la-bas,
+dans la rue gelee.
+
+"Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe qui sortait a chaque minute
+sur le pas de la porte et regardait, la main sur les yeux, du cote de La
+Gare, pour voir si son fils qui etait mort ne venait pas.
+
+"Assis sur le banc, grelottant, miserable, je me plais a imaginer que
+quelqu'un va me prendre doucement par le bras... Je me retournerais. Ce
+serait-elle. "Je me suis un peu attardee", dirait-elle simplement. Et
+toute peine et toute demence s'evanouissent. Nous entrons dans notre
+maison. Ses fourrures sont toutes glacees, sa voilette mouillee; elle
+apporte avec elle le gout de brume du dehors; et tandis qu'elle
+s'approche du feu, je vois ses cheveux blonds givres, son beau profil au
+dessin si doux penche vers la flamme...
+
+"Helas! la vitre reste blanchie par le rideau qui est derriere. Et la
+jeune fille du Domaine perdu l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant
+plus rien a lui dire.
+
+"Notre aventure est finie. L'hiver de cette annee est mort comme la
+tombe. Peut-etre quand nous mourrons, peut-etre la mort seule nous
+donnera la clef et la suite et la fin de cette aventure manquee.
+
+"Seurel, je te demandais l'autre jour de penser a moi. Maintenant, au
+contraire, il vaut mieux m'oublier. Il vaudrait mieux tout oublier.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+. .
+
+A.M."
+
+Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le precedent avait ete vivant
+d'une mysterieuse vie: la place de l'eglise sans bohemiens; la cour
+d'ecole que les gamins desertaient a quatre heures... la salle de classe
+ou j'etudiais seul et sans gout... En fevrier, pour la premiere fois de
+l'hiver, la neige tomba, ensevelissant definitivement notre roman
+d'aventures de l'an passe, brouillant toute piste, effacant les
+dernieres traces. Et je m'efforcai, comme Meaulnes me l'avait demande
+dans sa lettre, de tout oublier.
+
+
+
+
+
+TROISIEME PARTIE
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+La baignade.
+
+Fumer la cigarette, se mettre de l'eau sucree sur les cheveux pour
+qu'ils frisent, embrasser les filles du Cours Complementaire dans les
+chemins et crier "A la cornette!" derriere la haie pour narguer la
+religieuse qui passe, c'etait la joie de tous les mauvais droles du
+pays. A vingt ans, d'ailleurs, les mauvais droles de cette espece
+peuvent tres bien s'amender et deviennent parfois des jeunes gens fort
+sensibles. Le cas est plus grave lorsque le drole en question a la
+figure deja vieillotte et fanee, lorsqu'il s'occupe des histoires
+louches des femmes du pays, lorsqu'il dit de Gilberte Poquelin mille
+betises pour faire rire les autres. Mais enfin le cas n'est pas encore
+desespere...
+
+C'etait le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, je ne sais pourquoi,
+mais certainement sans aucun desir de passer les examens, a suivre le
+Cour Superieur que tout le monde aurait voulu lui voir abandonner. Entre
+temps, il apprenait avec son oncle Dumas le metier de platrier. Et
+bientot ce Jasmin Delouche, avec Boujardon et un autre garcon tres doux,
+le fils de l'adjoint qui s'appelait Denis, furent les seuls grands
+eleves que j'aimasse a frequenter, parce qu'ils etaient "du temps de
+Meaulnes".
+
+Il y avait d'ailleurs, chez Delouche, un desir tres sincere d'etre mon
+ami. Pour tout dire, lui qui avait ete l'ennemi du grand Meaulnes, il
+eut voulu devenir le grand Meaulnes de l'ecole: tout au moins
+regrettait-il peut-etre de n'avoir pas ete son lieutenant. Moins lourd
+que Boujardon, il avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes avait
+apporte, dans notre vie, d'extraordinaire. Et souvent je l'entendais
+repeter:
+
+"Il le disait bien, le grand Meaulnes..." ou encore: "Ah! disait le
+grand Meaulnes..."
+
+Outre que Jasmin etait plus homme que nous, le vieux petit gars
+disposait de tresors d'amusements qui consacraient sur nous sa
+superiorite: un chien de race melee, aux longs poils blancs, qui
+repondait au nom agacant de Becali et rapportait les pierres qu'on
+lancait au loin, sans avoir d'aptitude bien nette pour aucun autre
+sport; une vieille bicyclette achetee d'occasion et sur quoi Jasmin nous
+faisait quelquefois monter, le soir apres le cours, mais avec laquelle
+il preferait exercer les filles du pays; enfin et surtout un ane blanc
+et aveugle qui pouvait s'atteler a tous les vehicules.
+
+C'etait l'ane de Dumas, mais il le pretait a Jasmin quand nous allions
+nous baigner au Cher, en ete. Sa mere, a cette occasion, donnait une
+bouteille de limonade que nous mettions sous le siege, parmi les
+calecons de bains desseches. Et nous partions, huit ou dix grands eleves
+du Cours, accompagnes de M. Seurel, les uns a pied, les autres grimpes
+dans la voiture a ane, qu'on laissait a la ferme de Grand'Fons, au
+moment ou le chemin du Cher devenait trop ravine.
+
+J'ai lieu de me rappeler jusqu'en ses moindres details une promenade de
+ce genre, ou l'ane de Jasmin conduisit au Cher nos calecons, nos
+bagages, la limonade et M. Seurel, tandis que nous suivions a pied par
+derriere. On etait au mois d'aout. Nous venions de passer les examens.
+Delivres de ce souci, il nous semblait que tout l'ete, tout le bonheur
+nous appartenait, et nous marchions sur la route en chantant, sans
+savoir quoi ni pourquoi, au debut d'un bel apres-midi de jeudi.
+
+Il n'y eut, a l'aller, qu'une ombre a ce tableau innocent. Nous
+apercumes, marchant devant nous, Gilberte Poquelin. Elle avait la taille
+bien prise, une jupe demi-longue, des souliers hauts, l'air doux et
+effronte d'une gamine qui devient jeune fille. Elle quitta la route et
+prit un chemin detourne, pour aller chercher du lait sans doute. Le
+petit Coffin proposa aussitot a Jasmin de la suivre.
+
+"Ce ne serait pas la premiere fois que j'irais l'embrasser...", dit
+l'autre.
+
+Et il se mit a raconter sur elle et ses amies plusieurs histoires
+grivoises, tandis que toute la troupe, par fanfaronnade, s'engageait
+dans le chemin, laissant M. Seurel continuer en avant, sur la route,
+dans la voiture a ane. Une fois la, pourtant, la bande commenca a
+s'egrener. Delouche lui-meme paraissait peu soucieux de s'attaquer
+devant nous a la gamine qui filait, et il ne l'approcha pas a plus de
+cinquante metres. Il y eut quelques cris de coqs et de poules, des
+petits coups de sifflet galants, puis nous rebroussames chemin, un peu
+mal a l'aise, abandonnant la partie. Sur la route, en plein soleil, il
+fallut courir. Nous ne chantions plus.
+
+Nous nous deshabillames et rhabillames dans les saulaies arides qui
+bordent le Cher. Les saules nous abritaient des regards, mais non pas du
+soleil. Les pieds dans le sable et la vase dessechee, nous ne pensions
+qu'a la bouteille de limonade de la veuve Delouche, qui fraichissait
+dans la fontaine de Grand'Fons, une fontaine creusee dans la rive meme
+du Cher. Il y avait toujours, dans le fond, des herbes glauques et deux
+ou trois betes pareilles a des cloportes; mais l'eau etait si claire, si
+transparente, que les pecheurs n'hesitaient pas a s'agenouiller, les
+deux mains sur chaque bord, pour y boire.
+
+Helas! ce fut ce jour-la comme les autres fois...
+
+Lorsque, tous habilles, nous nous mettions en rond, les jambes croisees
+en tailleur, pour nous partager, dans deux gros verres sans pied, la
+limonade rafraichie, il ne revenait guere a chacun, lorsqu'on avait prie
+M. Seurel de prendre sa part, qu'un peu de mousse qui piquait le gosier
+et ne faisait qu'irriter la soif. Alors, a tour de role, nous allions a
+la fontaine que nous avions d'abord meprisee, et nous approchions
+lentement le visage de la surface de l'eau pure. Mais tous n'etaient pas
+habitues a ces moeurs d'hommes des champs. Beaucoup, comme moi,
+n'arrivaient pas a se desalterer: les uns, parce qu'ils n'aimaient pas
+l'eau, d'autres, parce qu'ils avaient le gosier serre par la peur
+d'avaler un cloporte, d'autres, trompes par la grande transparence de
+l'eau immobile et n'en sachant pas calculer exactement la surface, s'y
+baignaient la moitie du visage en meme temps que la bouche et aspiraient
+acrement par le nez une eau qui leur semblait brulante, d'autres enfin
+pour toutes ces raisons a la fois... N'importe! il nous semblait, sur
+ces bords arides du Cher, que toute la fraicheur terrestre etait enclose
+en ce lieu. Et maintenant encore, au seul mot de fontaine, prononce
+n'importe ou, c'est a celle-la, pendant longtemps, que je pense.
+
+Le retour se fit a la brune, avec insouciance d'abord, comme l'aller. Le
+chemin de Grand'Fons, qui remontait vers la route, etait un ruisseau
+l'hiver et, l'ete, un ravin impraticable, coupe de trous et de grosses
+racines, qui montait dans l'ombre entre de grandes haies d'arbres. Une
+partie des baigneurs s'y engagea par jeu. Mais nous suivimes, avec M.
+Seurel, Jasmin et plusieurs camarades, un sentier doux et sablonneux,
+parallele a celui-la, qui longeait la terre voisine. Nous entendions
+causer et rire les autres, pres de nous, au-dessous de nous, invisibles
+dans l'ombre, tandis que Delouche racontait ses histoires d'homme... Au
+faite des arbres de la grande haie gresillaient les insectes du soir
+qu'on voyait, sur le clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle
+des feuillages. Parfois il en degringolait un, brusquement, dont le
+bourdonnement grincait tout a coup.--Beau soir d'ete calme!... Retour,
+sans espoir mais sans desir, d'une pauvre partie de campagne... Ce fut
+encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler cette quietude...
+
+Au moment ou nous arrivions au sommet de la cote, a l'endroit ou il
+reste deux grosse vieilles pierres qu'on dit etre les vestiges d'un
+chateau fort, il en vint a parler des domaines qu'il avait visites et
+specialement d'un domaine a demi abandonne aux environs du Vieux-Nancay:
+le domaine des Sablonnieres. Avec cet accent de l'Allier qui arrondit
+vaniteusement certains mots et abrege avec precocite les autres, il
+racontait avoir vu quelques annees auparavant, dans la chapelle en ruine
+de cette vieille propriete, une pierre tombale sur laquelle etaient
+graves ces mots:
+
+Ci-git le chevalier Galois Fidele a son Dieu, a son Roi, a sa Belle
+
+"Ah! Bah! Tiens!" disait M. Seurel, avec un leger haussement d'epaules,
+un peu gene du ton que prenait la conversation, mais desireux cependant
+de nous laisser parler comme des hommes.
+
+Alors Jasmin continua de decrire ce chateau, comme s'il y avait passe sa
+vie.
+
+Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nancay, Dumas et lui avaient ete
+intrigues par la vieille tourelle grise qu'on apercevait au-dessus des
+sapins. Il y avait la, au milieu des bois, tout un dedale de batiments
+ruines que l'on pouvait visiter en l'absence des maitres. Un jour, un
+garde de l'endroit, qu'ils avaient fait monter dans leur voiture, les
+avait conduits dans le domaine etrange. Mais depuis lors on avait fait
+tout abattre; il ne restait plus guere, disait-on, que la ferme et une
+petite maison de plaisance. Les habitants etaient toujours les memes: un
+vieil officier retraite, demi-ruine, et sa fille.
+
+Il parlait... Il parlait... J'ecoutai attentivement, sentant sans m'en
+rendre compte qu'il s'agissait la d'une chose bien connue de moi,
+lorsque soudain, tout simplement, comme se font les choses
+extraordinaires, Jasmin se tourna vers moi et, me touchant le bras,
+frappe d'une idee qui ne lui etait jamais venue:
+
+Tiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est la que Meaulnes--tu sais, le
+grand Meaulnes?--avait du aller.
+
+"Mais oui, ajouta-t-il, car je ne repondais pas, et je me rappelle que
+le garde parlait du fils de la maison, un excentrique, qui avait des
+idees extraordinaires..."
+
+Je ne l'ecoutais plus, persuade des le debut qu'il avait devine juste et
+que devant moi, loin de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de
+s'ouvrir, net et facile comme une route familiere, le chemin du Domaine
+sans nom.
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+Chez Florentin.
+
+Autant j'avais ete un enfant malheureux et reveur et ferme, autant je
+devins resolu et, comme on dit chez nous, "decide", lorsque je sentis
+que dependait de moi l'issue de cette grave aventure.
+
+Ce fut, je crois bien, a dater de ce soir-la que mon genou cessa
+definitivement de me faire mal.
+
+Au Vieux-Nancay, qui etait la commune du domaine des Sablonnieres,
+habitait toute la famille de M. Seurel et en particulier mon oncle
+Florentin, un commercant chez qui nous passions quelquefois la fin de
+septembre. Libere de tout examen, je ne voulus pas attendre et j'obtins
+d'aller immediatement voir mon oncle. Mais je decidai de ne rien faire
+savoir a Meaulnes aussi longtemps que je ne serais pas certain de
+pouvoir lui annoncer quelque bonne nouvelle. A quoi bon en effet
+l'arracher a son desespoir pour l'y replonger ensuite plus profondement
+peut-etre?
+
+Le Vieux-Nancay fut pendant tres longtemps le lieu du monde que je
+preferais, le pays des fins de vacances, ou nous n'allions que bien
+rarement, lorsqu'il se trouvait une voiture a louer pour nous y
+conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille avec la branche de la
+famille qui habitait la-bas, et c'est pourquoi sans doute Millie se
+faisait tant prier chaque fois pour monter en voiture. Mais moi, je me
+souciais bien de ces facheries!... Et sitot arrive, je me perdais et
+m'ebattais parmi les oncles, les cousines et les cousins, dans une
+existence faite de mille occupations amusantes et de plaisirs qui me
+ravissaient.
+
+Nous descendions chez l'oncle Florentin et la tante Julie, qui avaient
+un garcon de mon age, le cousin Firmin, et huit filles, dont les ainees,
+Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept et quinze ans. Ils
+tenaient un tres grand magasin a l'une des entrees de ce bourg de
+Sologne, devant l'eglise--un magasin universel, auquel
+s'approvisionnaient tous les chatelains-chasseurs de la region, isoles
+dans la contree perdue, a trente kilometres de toute gare.
+
+Ce magasin, avec ses comptoirs d'epicerie et de rouennerie, donnait par
+de nombreuses fenetres sur la route et, par la porte vitree, sur la
+grande place de l'eglise. Mais, chose etrange, quoiqu'assez ordinaire
+dans ce pays pauvre, la terre battue dans toute la boutique tenait lieu
+de plancher.
+
+Par derriere c'etaient six chambres, chacune remplie d'une seule et meme
+marchandise: la chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage, la
+chambre aux lampes... que sais-je? Il me semblait, lorsque j'etais
+enfant et que je traversais ce dedale d'objets de bazar, que je n'en
+epuiserais jamais du regard toutes les merveilles. Et, a cette epoque
+encore, je trouvais qu'il n'y avait de vraies vacances que passees en ce
+lieu.
+
+La famille vivait dans une grande cuisine dont la porte s'ouvrait sur le
+magasin--cuisine ou brillaient aux fins de septembre de grandes
+flambees de cheminee, ou les chasseurs et les braconniers qui vendaient
+du gibier a Florentin venaient de grand matin se faire servir a boire,
+tandis que les petites filles, deja levees, couraient, criaient, se
+passaient les unes aux autres du "sent-y-bon" sur leurs cheveux lisses.
+Aux murs, de vieilles photographies, de vieux groupes scolaires jaunis
+montraient mon pere--on mettait longtemps a le reconnaitre en uniforme
+--au milieu de ses camarades d'Ecole Normale...
+
+C'est la que se passaient nos matinees; et aussi dans la cour ou
+Florentin faisait pousser des dahlias et elevait des pintades; ou l'on
+torrefiait le cafe, assis sur des boites a savon; ou nous deballions des
+caisses remplies d'objets divers precieusement enveloppes et dont nous
+ne savions pas toujours le nom...
+
+Toute la journee, le magasin etait envahi par des paysans ou par les
+cochers des chateaux voisins. A la porte vitree s'arretaient et
+s'egouttaient, dans le brouillard de septembre, des charrettes, venues
+du fond de la campagne. Et de la cuisine nous ecoutions ce que disaient
+les paysannes, curieux de toutes leurs histoires...
+
+Mais le soir, apres huit heures, lorsqu'avec des lanternes on portait le
+foin aux chevaux dont la peau fumait dans l'ecurie--tout le magasin
+nous appartenait!
+
+Marie-Louise, qui etait l'ainee de mes cousines mais une des plus
+petites, achevait de plier et de ranger les piles de drap dans la
+boutique; elle nous encourageait a venir la distraire. Alors, Firmin et
+moi avec toutes les filles, nous faisions irruption dans la grande
+boutique, sous les lampes d'auberge, tournant les moulins a cafe,
+faisant des tours de force sur les comptoirs; et parfois Firmin allait
+chercher dans les greniers, car la terre battue invitait a la danse,
+quelque vieux trombone plein de vert-de-gris...
+
+Je rougis encore a l'idee que, les annees precedentes, Mlle de Galais
+eut pu venir a cette heure et nous surprendre au milieu de ces
+enfantillages... Mais ce fut un peu avant la tombee de la nuit, un soir
+de ce mois d'aout, tandis que je causais tranquillement avec Marie-
+Louise et Firmin, que je la vis pour la premiere fois...
+
+Des le soir de mon arrivee au Vieux-Nancay, j'avais interroge mon oncle
+Firmin sur le Domaine des Sablonnieres.
+
+"Ce n'est plus un Domaine, avait-il dit. On a tout vendu, et les
+acquereurs, des chasseurs, ont fait abattre les vieux batiments pour
+agrandir leurs terrains de chasse; la cour d'honneur n'est plus
+maintenant qu'une lande de bruyeres et d'ajoncs. Les anciens possesseurs
+n'ont garde qu'une petite maison d'un etage et la ferme. Tu auras bien
+l'occasion de voir ici mademoiselle de Galais; c'est elle-meme qui vient
+faire ses provisions, tantot en selle, tantot en voiture, mais toujours
+avec le meme cheval, le vieux Belisaire... C'est un drole d'equipage!"
+
+J'etais si trouble que je ne savais plus quelle question poser pour en
+apprendre davantage.
+
+"Ils etaient riches, pourtant?"
+
+--Oui, Monsieur de Galais donnait des fetes pour amuser son fils, un
+garcon etrange, plein d'idees extraordinaires. Pour le distraire, il
+imaginait ce qu'il pouvait. On faisait venir des Parisiennes... des gars
+de Paris et d'ailleurs...
+
+"Toutes les Sablonnieres etaient en ruine, madame de Galais pres de sa
+fin, qu'ils cherchaient encore a l'amuser et lui passaient toutes ses
+fantaisies. C'est l'hiver dernier--non, l'autre hiver, qu'ils ont fait
+leur plus grande fete costumee. Ils avaient invite moitie gens de Paris
+et moitie gens de campagne. Ils avaient achete ou loue des quantites
+d'habits merveilleux, des jeux, des chevaux, des bateaux. Toujours pour
+amuser Frantz de Galais. On disait qu'il allait se marier et qu'on
+fetait la ses fiancailles. Mais il etait bien trop jeune. Et tout a
+casse d'un coup; il s'est sauve; on ne l'a jamais revu... La chatelaine
+morte, mademoiselle de Galais est restee soudain toute seule avec son
+pere, le vieux capitaine de vaisseau.
+
+--N'est-elle pas mariee? demandai-je enfin.
+
+--Non, dit-il, je n'ai entendu parler de rien. Serais-tu un pretendant?"
+
+Tout deconcerte, je lui avouai aussi brievement, aussi discretement que
+possible, que mon meilleur ami, Augustin Meaulnes, peut-etre, en serait
+un.
+
+"Ah! dit Florentin, en souriant, s'il ne tient pas a la fortune, c'est
+un joli parti... Faudra-t-il que j'en parle a monsieur de Galais? Il
+vient encore quelquefois jusqu'ici chercher du petit plomb pour la
+chasse. Je lui fais toujours gouter ma vieille eau-de-vie de marc".
+
+Mais je le priai bien vite de n'en rien faire, d'attendre. Et moi-meme
+je ne me hatai pas de prevenir Meaulnes. Tant d'heureuses chances
+accumulees m'inquietaient un peu. Et cette inquietude me commandait de
+ne rien annoncer a Meaulnes que je n'eusse au moins vu la jeune fille.
+
+Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, un peu avant le diner, la
+nuit commencait a tomber; une brume fraiche, plutot de septembre que
+d'aout, descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant le magasin
+vide d'acheteurs un instant, nous etions venus voir Marie-Louise et
+Charlotte. Je leur avais confie le secret qui m'amenait au Vieux-Nancay
+a cette date prematuree. Accoudes sur le comptoir ou assis les deux
+mains a plat sur le bois cire, nous nous racontions mutuellement ce que
+nous savions de la mysterieuse jeune fille--et cela se reduisait a fort
+peu de chose--lorsqu'un bruit de roues nous fit tourner la tete.
+
+"La voici, c'est elle", dirent-ils a voix basse.
+
+Quelques secondes apres, devant la porte vitree, s'arretait l'etrange
+equipage. Une vieille voiture de ferme, aux panneaux arrondis, avec de
+petites galeries moulees, comme nous n'en avons jamais vu dans cette
+contree; un vieux cheval blanc qui semblait toujours vouloir brouter
+quelque herbe sur la route, tant il baissait la tete pour marcher; et
+sur le siege--je le dis dans la simplicite de mon coeur, mais sachant
+bien ce que je dis--la jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-etre
+jamais eu au monde.
+
+Jamais je ne vis tant de grace s'unir a tant de gravite. Son costume lui
+faisait la taille si mince qu'elle semblait fragile. Un grand manteau
+marron, qu'elle enleva en entrant, etait jete sur ses epaules. C'etait
+la plus grave des jeunes filles, la plus frele des femmes. Une lourde
+chevelure blonde pesait sur son front et sur son visage, delicatement
+dessine, finement modele. Sur son teint tres pur, l'ete avait pose deux
+taches de rousseur... Je ne remarquai qu'un defaut a tant de beaute: aux
+moments de tristesse, de decouragement ou seulement de reflexion
+profonde, ce visage si pur se marbrait legerement de rouge, comme il
+arrive chez certains malades gravement atteints sans qu'on le sache.
+Alors toute l'admiration de celui qui la regardait faisait place a une
+sorte de pitie d'autant plus dechirante qu'elle surprenait davantage.
+
+Voila du moins ce que je decouvrais, tandis qu'elle descendait lentement
+de voiture et qu'enfin Marie-Louise, me presentant avec aisance a la
+jeune fille, m'engageait a lui parler.
+
+On lui avanca une chaise ciree et elle s'assit, adossee au comptoir,
+tandis que nous restions debout. Elle paraissait bien connaitre et aimer
+le magasin. Ma tante Julie, aussitot prevenue, arriva, et, le temps
+quelle parla, sagement, les mains croisees sur son ventre, hochant
+doucement sa tete de paysanne-commercante coiffee d'un bonnet blanc,
+retarda le moment--qui me faisait trembler un peu--ou la conversation
+s'engagerait avec moi...
+
+Ce fut tres simple.
+
+"Ainsi, dit Mlle de Galais, vous serez bientot instituteur?"
+
+Ma tante allumait au-dessus de nos tetes la lampe de porcelaine qui
+eclairait faiblement le magasin. Je voyais le doux visage enfantin de la
+jeune fille, ses yeux bleus si ingenus, et j'etais d'autant plus surpris
+de sa voix si nette, si serieuse. Lorsqu'elle cessait de parler, ses
+yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant la reponse,
+et elle tenait sa levre un peu mordue.
+
+"J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galais voulait!
+J'enseignerais les petits garcons, comme votre mere..."
+
+Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient parle de moi.
+
+"C'est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avec moi
+polis, doux et serviables. Et je les aime beaucoup. Mais aussi quel
+merite ai-je a les aimer?...
+
+"Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce pas? chicaniers et
+avares. Il y a sans cesse des histoires de porte-plume perdus, de
+cahiers trop chers ou d'enfants qui n'apprennent pas... Eh bien, je me
+debattrais avec eux et ils m'aimeraient tout de meme. Ce serait beaucoup
+plus difficile..."
+
+Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, son regard
+bleu, immobile.
+
+Nous etions genes tous les trois par cette aisance a parler des choses
+delicates, de ce qui est secret, subtil, et dont on ne parle bien que
+dans les livres. Il y eut un instant de silence; et lentement une
+discussion s'engagea...
+
+Mais avec une sorte de regret et d'animosite contre je ne sais quoi de
+mysterieux dans sa vie, la jeune demoiselle poursuivit:
+
+"Et puis j'apprendrais aux garcons a etre sages, d'une sagesse que je
+sais. Je ne leur donnerais pas le desir de courir le monde, comme vous
+le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serez sous-maitre. Je
+leur enseignerais a trouver le bonheur qui est tout pres d'eux et qui
+n'en a pas l'air..."
+
+Marie-Louise et Firmin etaient interdits comme moi. Nous restions sans
+mot dire. Elle sentit notre gene et s'arreta, se mordit la levre, baissa
+la tete et puis elle sourit comme si elle se moquait de nous:
+
+"Ainsi, dit-elle, il y a peut-etre quelque grand jeune homme fou qui me
+cherche au bout du monde, pendant que je suis ici, dans le magasin de
+madame Florentin, sous cette lampe, et que mon vieux cheval m'attend a
+la porte. Si ce jeune homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, sans
+doute?..."
+
+De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis qu'il etait temps de
+dire, en riant aussi:
+
+"Et peut-etre que ce grand jeune homme fou, je le connais, moi?"
+
+Elle me regardait vivement.
+
+A ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmes entrerent
+avec des paniers:
+
+"Venez dans la 'salle a manger', vous serez en paix", nous dit ma tante
+en poussant la porte de la cuisine.
+
+Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir aussitot, ma tante
+ajouta:
+
+"Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin, aupres du feu".
+
+Il y avait toujours, meme au mois d'aout, dans la grande cuisine, un
+eternel fagot de sapins qui flambait et craquait. La aussi une lampe de
+porcelaine etait allumee et un vieillard au doux visage, creuse et rase,
+presque toujours silencieux comme un homme accable par l'age et les
+souvenirs, etait assis aupres de Florentin devant deux verres de marc.
+
+Florentin salua:
+
+"Francois! cria-t-il de sa forte voix de marchand forain, comme s'il y
+avait eu entre nous une riviere ou plusieurs hectares de terrain, je
+viens d'organiser un apres-midi de plaisir au bord du Cher pour jeudi
+prochain. Les uns chasseront, les autres pecheront, les autres
+danseront, les autres se baigneront!... Mademoiselle, vous viendrez a
+cheval; c'est entendu avec monsieur de Galais. J'ai tout arrange...
+
+"Et, Francois! ajouta-t-il comme s'il y eut seulement pense, tu pourras
+amener ton ami, monsieur Meaulnes... C'est bien Meaulnes qu'il
+s'appelle?"
+
+Mlle de Galais s'etait levee, soudain devenue tres pale. Et, a ce moment
+precis, je me rappelai que Meaulnes, autrefois, dans le Domaine
+singulier, pres de l'etang, lui avait dit son nom...
+
+Lorsqu'elle me tendit la main, pour partir, il y avait entre nous, plus
+clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles, une entente
+secrete que la mort seule devait briser et une amitie plus pathetique
+qu'un grand amour.
+
+... A quatre heures, le lendemain matin, Firmin frappait a la porte de
+la petite chambre que j'habitais dans la cour aux pintades. Il faisait
+nuit encore et j'eus grand'peine a retrouver mes affaires sur la table
+encombree de chandeliers de cuivre et de statuettes de bons saints
+toutes neuves, choisies au magasin pour meubler mon logis la veille de
+mon arrivee. Dans la cour, j'entendais Firmin gonfler ma bicyclette, et
+ma tante dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait a peine
+lorsque je partis. Mais ma journee devait etre longue: j'allais d'abord
+dejeuner a Sainte-Agathe pour expliquer mon absence prolongee et,
+poursuivant ma course, je devais arriver avant le soir a la Ferte-
+d'Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes.
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+Une apparition.
+
+Je n'avais jamais fait de longue course a bicyclette. Celle-ci etait la
+premiere. Mais, depuis longtemps, malgre mon mauvais genou, en cachette,
+Jasmin m'avait appris a monter. Si deja pour un jeune homme ordinaire la
+bicyclette est un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas
+sembler a un pauvre garcon comme moi, qui naguere encore trainais
+miserablement la jambe, trempe de sueur, des le quatrieme kilometre!...
+Du haut des cotes, descendre et s'enfoncer dans le creux des paysages;
+decouvrir comme a coups d'ailes les lointains de la route qui s'ecartent
+et fleurissent a votre approche, traverser un village dans l'espace d'un
+instant et l'emporter tout entier d'un coup d'oeil... En reve seulement
+j'avais connu jusque-la course aussi charmante, aussi legere. Les cotes
+memes me trouvaient plein d'entrain. Car c'etait, il faut le dire, le
+chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi...
+
+"Un peu avant l'entree du bourg, me disait Meaulnes, lorsque jadis il
+decrivait son village, on voit une grande roue a palettes que le vent
+fait tourner..." Il ne savait pas a quoi elle servait, ou peut-etre
+feignait-il de n'en rien savoir pour piquer ma curiosite davantage.
+
+C'est seulement au declin de cette journee de fin d'aout que j'apercus,
+tournant au vent dans une immense prairie, la grande roue qui devait
+monter l'eau pour une metairie voisine. Derriere les peupliers du pre se
+decouvraient deja les premiers faubourgs. A mesure que je suivais le
+grand detour que faisait la route pour contourner le ruisseau, le
+paysage s'epanouissait et s'ouvrait... Arrive sur le pont, je decouvris
+enfin la grand'rue du village.
+
+Des vaches paissaient, cachees dans les roseaux de la prairie et
+j'entendais leurs cloches, tandis que, descendu de bicyclette, les deux
+mains sur mon guidon, je regardais le pays ou j'allais porter une si
+grave nouvelle. Les maisons, ou l'on entrait en passant sur un petit
+pont de bois, etaient toutes alignees au bord d'un fosse qui descendait
+la rue, comme autant de barques, voiles carguees, amarrees dans le calme
+du soir. C'etait l'heure ou dans chaque cuisine on allume un feu.
+
+Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir troubler tant
+de paix commencerent a m'enlever tout courage. A point pour aggraver ma
+soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante Moinel habitait la, sur
+une petite place de La Ferte-d'Angillon.
+
+C'etait une de mes grand'tantes. Tous ses enfants etaient morts et
+j'avais bien connu Ernest, le dernier de tous, un grand garcon qui
+allait etre instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier,
+l'avait suivi de pres. Et ma tante etait restee toute seule dans sa
+bizarre petite maison ou les tapis etaient faits d'echantillons cousus,
+les tables couvertes de coqs, de poules et de chats en papier--mais ou
+les murs etaient tapisses de vieux diplomes, de portraits de defunts, de
+medaillons en boucles de cheveux morts.
+
+Avec tant de regrets et de deuil, elle etait la bizarrerie et la bonne
+humeur memes. Lorsque j'eus decouvert la petite place ou se tenait sa
+maison, je l'appelai bien fort par la porte entr'ouverte, et je
+l'entendis tout au bout des trois pieces en enfilade pousser un petit
+cri suraigu:
+
+"Eh la! Mon Dieu!"
+
+Elle renversa son cafe dans le feu--a cette heure-la comment pouvait-
+elle faire du cafe?--et elle apparut... Tres cambree en arriere, elle
+portait une sorte de chapeau-capote-capeline sur le faite de la tete,
+tout en haut de son front immense et cabosse ou il y avait de la femme
+mongole et de la Hottentote; et elle riait a petits coups, montrant le
+reste de ses dents tres fines.
+
+Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit maladroitement,
+hativement, une main que j'avais derriere le dos. Avec un mystere
+parfaitement inutile puisque nous etions tous les deux seuls, elle me
+glissa une petite piece que je n'osai pas regarder et qui devait etre de
+un franc... Puis comme je faisais mine de demander des explications ou
+de la remercier, elle me donna une bourrade en criant:
+
+"Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est!"
+
+Elle avait toujours ete pauvre, toujours empruntant, toujours depensant.
+
+"J'ai toujours ete bete et toujours malheureuse", disait-elle sans
+amertume mais de sa voix de fausset.
+
+Persuadee que les sous me preoccupaient comme elle, la brave femme
+n'attendait pas que j'eusse souffle pour me cacher dans la main ses tres
+minces economies de la journee. Et par la suite c'est toujours ainsi
+qu'elle m'accueillit.
+
+Le diner fut aussi etrange--a la fois triste et bizarre--que l'avait
+ete la reception. Toujours une bougie a portee de la main, tantot elle
+l'enlevait, me laissant dans l'ombre, et tantot la posait sur la petite
+table couverte de plats et de vases ebreches ou fendus.
+
+"Celui-la, disait-elle, les Prussiens lui ont casse les anses, en
+soixante-dix, parce qu'ils ne pouvaient pas l'emporter".
+
+Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase a la tragique
+histoire, que nous avions dine et couche la jadis. Mon pere m'emmenait
+dans l'Yonne, chez un specialiste qui devait guerir mon genou. Il
+fallait prendre un grand express qui passait avant le jour... Je me
+souvins du triste diner de jadis, de toutes les histoires du vieux
+greffier accoude devant sa bouteille de boisson rose.
+
+Et je me souvenais aussi de mes terreurs... Apres le diner, assise
+devant le feu, ma grand'tante avait pris mon pere a part pour lui
+raconter une histoire de revenants: "Je me retourne... Ah! mon pauvre
+Louis, qu'est-ce que je vois, une petite femme grise..." Elle passait
+pour avoir la tete farcie de ces sornettes terrifiantes.
+
+Et voici que ce soir-la, le diner fini, lorsque, fatigue par la
+bicyclette, je fus couche dans la grande chambre avec une cheminee de
+nuit a carreaux de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir a mon chevet et
+commenca de sa voix la plus mysterieuse et la plus pointue:
+
+"Mon pauvre Francois, il faut que je te raconte a toi ce que je n'ai
+jamais dit a personne..."
+
+Je pensai:
+
+"Mon affaire est bonne, me voila terrorise pour toute la nuit, comme il
+y a dix ans!..."
+
+Et j'ecoutai. Elle hochait la tete, regardant droit devant soi comme si
+elle se fut raconte l'histoire a elle-meme:
+
+"Je revenais d'une fete avec Moinel. C'etait le premier mariage ou nous
+allions tous les deux, depuis la mort de notre pauvre Ernest; et j'y
+avais rencontre ma soeur Adele que je n'avais pas vue depuis quatre ans!
+Un vieil ami de Moinel, tres riche, l'avait invite a la noce de son
+fils, au domaine des Sablonnieres. Nous avions loue une voiture. Cela
+nous avait coute bien cher. Nous revenions sur la route vers sept heures
+du matin, en plein hiver. Le soleil se levait. Il n'y avait absolument
+personne. Qu'est-ce que je vois tout d'un coup devant nous, sur la
+route? Un petit homme, un petit jeune homme arrete, beau comme le jour,
+qui ne bougeait pas, qui nous regardait venir. A mesure que nous
+approchions, nous distinguions sa jolie figure, si blanche, si jolie que
+cela faisait peur!...
+
+"Je prends le bras de Moinel; je tremblais comme la feuille; je croyais
+que c'etait le Bon Dieu!... Je lui dis:
+
+"--Regarde! C'est une apparition!
+
+"Il me repond tout bas, furieux:
+
+"--Je l'ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde..."
+
+"Il ne savait que faire; lorsque le cheval s'est arrete... De pres, cela
+avait une figure pale, le front en sueur, un beret sale et un pantalon
+long. Nous entendimes sa voix, qui disait:
+
+"--Je ne suis pas un homme, je suis une jeune fille. Je me suis sauvee
+et je n'en puis plus. Voulez-vous bien me prendre dans votre voiture,
+monsieur et madame?"
+
+"Aussitot nous l'avons fait monter. A peine assise, elle a perdu
+connaissance. Et devines-tu a qui nous avions affaire? C'etait la
+fiancee du jeune homme des Sablonnieres, Frantz de Galais, chez qui nous
+etions invites aux noces!
+
+--Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque la fiancee s'est
+sauvee!
+
+--Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me regardant. Il n'y a pas eu
+de noces. Puisque cette pauvre folle s'etait mis dans la tete mille
+folies qu'elle nous a expliquees. C'etait une des filles d'un pauvre
+tisserand. Elle etait persuadee que tant de bonheur etait impossible,
+que le jeune homme etait trop jeune pour elle; que toutes les merveilles
+qu'il lui decrivait etaient imaginaires, et lorsqu'enfin Frantz est venu
+la chercher, Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa
+soeur dans le jardin de l'Archeveche a Bourges, malgre le froid et le
+grand vent. Le jeune homme, par delicatesse certainement en parce qu'il
+aimait la cadette, etait plein d'attentions pour l'ainee. Alors ma folle
+s'est imagine je ne sais quoi; elle a dit qu'elle allait chercher un
+fichu a la maison; et la, pour etre sure de n'etre pas suivie, elle a
+revetu des habits d'homme et s'est enfuie a pied sur la route de Paris.
+
+"Son fiance a recu d'elle une lettre ou elle lui declarait qu'elle
+allait rejoindre un jeune homme qu'elle aimait. Et ce n'etait pas
+vrai...
+
+"--Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me disait-elle, que si
+j'etais sa femme". Oui, mon imbecile, mais en attendant, il n'avait pas
+du tout l'idee d'epouser sa soeur: il s'est tire une balle de pistolet;
+on a vu le sang dans le bois; mais on n'a jamais retrouve son corps.
+
+--Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse fille?
+
+--Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord. Puis nous lui avons
+donne a manger et elle a dormi aupres du feu quand nous avons ete de
+retour. Elle est restee chez nous une bonne partie de l'hiver. Tout le
+jour, tant qu'il faisait clair, elle taillait, cousait des robes,
+arrangeait des chapeaux et nettoyait la maison avec rage. C'est elle qui
+a recolle toute la tapisserie que tu vois la. Et depuis son passage les
+hirondelles nichent dehors. Mais, le soir, a la tombee de la nuit, son
+ouvrage fini, elle trouvait toujours un pretexte pour aller dans la
+cour, dans le jardin, ou sur le devant de la porte, meme quand il gelait
+a pierre fendre. Et on la decouvrait la, debout, pleurant de tout son
+coeur.
+
+"--Eh bien, qu'avez-vous encore? Voyons?
+
+"--Rien, madame Moinel!"
+
+"--Et elle rentrait.
+
+"Les voisins disaient:
+
+"--Vous avez trouve un bien petit jolie petite bonne, madame Moinel.
+
+"Malgre nos supplications, elle a voulu continuer son chemin sur Paris,
+au mois de mars; je lui ai donne des robes qu'elle a retaillees, Moinel
+lui a pris son billet a la gare et donne un peu d'argent.
+
+"Elle ne nous a pas oublies; elle est couturiere a Paris aupres de
+Notre-Dame; elle nous ecrit encore pour nous demander si nous ne savons
+rien des Sablonnieres. Une bonne fois, pour la delivrer de cette idee,
+je lui ai repondu que le domaine etait vendu, abattu, le jeune homme
+disparu pour toujours et la jeune fille mariee. Tout cela doit etre
+vrai, je pense. Depuis ce temps ma Valentine ecrit bien moins
+souvent..."
+
+Ce n'etait pas une histoire de revenants que racontait la tante Moinel
+de sa petite voix stridente si bien faite pour les raconter. J'etais
+cependant au comble du malaise. C'est que nous avions jure a Frantz le
+bohemien de le servir comme des freres et voici que l'occasion m'en
+etait donnee...
+
+Or, etait-ce le moment de gater la joie que j'allais porter a Meaulnes
+le lendemain matin, et de lui dire ce que je venais d'apprendre? A quoi
+bon le lancer dans une entreprise mille fois impossible? Nous avions en
+effet l'adresse de la jeune fille; mais ou chercher le bohemien qui
+courait le monde?... Laissons les fous avec les fous, pensai-je.
+Delouche et Boujardon n'avaient pas tort. Que de mal nous a fait ce
+Frantz romanesque! Et je resolus de ne rien dire tant que je n'aurais
+pas vu maries Augustin Meaulnes et Mlle de Galais.
+
+Cette resolution prise, il me restait encore l'impression penible d'un
+mauvais presage--impression absurde que je chassai bien vite.
+
+La chandelle etait presque au bout; un moustique vibrait; mais la tante
+Moinel, la tete penchee sous sa capote de velours qu'elle ne quittait
+que pour dormir, les coudes appuyes sur ses genoux, recommencait son
+histoire... Par moments elle relevait brusquement la tete et me
+regardait pour connaitre mes impressions, ou peut-etre pour voir si je
+ne m'endormais pas. A la fin, sournoisement, la tete sur l'oreiller, je
+fermai les yeux, faisant semblant de m'assoupir.
+
+"Allons! tu dors...", fit-elle d'un ton plus sourd et un peu decu.
+
+J'eus pitie d'elle et je protestai:
+
+"Mais non, ma tante, je vous assure...
+
+--Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs que tout cela ne
+t'interesse guere. Je te parle la de gens que tu n'as pas connus..."
+
+Et lachement, cette fois, je ne repondis pas.
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+La grande nouvelle.
+
+Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai dans la grand'rue, un si
+beau temps de vacances, un si grand calme, et sur tout le bourg
+passaient des bruits si paisibles, si familiers, que j'avais retrouve
+toute la joyeuse assurance d'un porteur de bonne nouvelle...
+
+Augustin et sa mere habitaient l'ancienne maison d'ecole. A la mort de
+son pere, retraite depuis longtemps, et qu'un heritage avait enrichi,
+Meaulnes avait voulu qu'on achetat l'ecole ou le vieil instituteur avait
+enseigne pendant vingt annees, ou lui-meme avait appris a lire. Non pas
+qu'elle fut d'aspect fort aimable: c'etait une grosse maison carree
+comme une mairie qu'elle avait ete; les fenetres du rez-de-chaussee qui
+donnaient sur la rue etaient si hautes que personne n'y regardait
+jamais; et la cour de derriere, ou il n'y avait pas un arbre et dont un
+haut preau barrait la vue sur la campagne, etait bien la plus seche et
+la plus desolee cour d'ecole abandonnee que j'aie jamais vue...
+
+Dans le couloir complique ou se trouvaient quatre portes, je trouvai la
+mere de Meaulnes rapportant du jardin un gros paquet de linge, qu'elle
+avait du mettre secher des la premiere heure de cette longue matinee de
+vacances. Ses cheveux gris etaient a demi defaits; des meches lui
+battaient la figure; son visage regulier sous sa coiffure ancienne etait
+bouffi et fatigue, comme par une nuit de veille; et elle baissait
+tristement la tete d'un air songeur.
+
+Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut et sourit:
+
+"Vous arrivez a temps, dit-elle. Voyez, je rentre le linge que j'ai fait
+secher pour le depart d'Augustin. J'ai passe la nuit a regler ses
+comptes et a preparer ses affaires. Le train part a cinq heures, mais
+nous arriverons a tout appreter..."
+
+On eut dit, tant elle montrait d'assurance, qu'elle-meme avait pris
+cette decision. Or, sans doute ignorait-elle meme ou Meaulnes devait
+aller.
+
+"Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en train d'ecrire".
+
+En hate je grimpai l'escalier, ouvris la porte de droite ou l'on avait
+laisse l'ecriteau Mairie, et me trouvait dans une grande salle a quatre
+fenetres, deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornee aux murs des
+portraits jaunis des presidents Grevy et Carnot. Sur une longue estrade
+qui tenait tout le fond de la salle, il y avait encore, devant une table
+a tapis vert, les chaises des conseillers municipaux. Au centre, assis
+sur un vieux fauteuil qui etait celui du maire, Meaulnes ecrivait,
+trempant sa plume au fond d'un encrier de faience demode, en forme de
+coeur. Dans ce lieu qui semblait fait pour quelque rentier de village,
+Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la contree, durant les
+longues vacances...
+
+Il se leva, des qu'il m'eut reconnu, mais non pas avec la precipitation
+que j'avais imaginee:
+
+"Seurel!" dit-il seulement, d'un air de profond etonnement.
+
+C'etait le meme grand gars au visage osseux, a la tete rasee. Une
+moustache inculte commencait a lui trainer sur les levres. Toujours ce
+meme regard loyal... Mais sur l'ardeur des annees passees on croyait
+voir comme une voile de brume, que par instants sa grande passion de
+jadis dissipait...
+
+Il paraissait tres trouble de me voir. D'un bond j'etais monte sur
+l'estrade. Mais, chose etrange a dire, il ne songea pas meme a me tendre
+la main. Il s'etait tourne vers moi, les mains derriere le dos, appuye
+contre la table, renverse en arriere, et l'air profondement gene. Deja,
+me regardant sans me voir, il etait absorbe par ce qu'il allait me dire.
+Comme autrefois et comme toujours, homme lent a commencer de parler,
+ainsi que sont les solitaires, les chasseurs et les hommes d'aventures,
+il avait pris une decision sans se soucier des mots qu'il faudrait pour
+l'expliquer. Et maintenant que j'etais devant lui, il commencait
+seulement a ruminer peniblement les paroles necessaires.
+
+Cependant, je lui racontais avec gaiete comment j'etais venu, ou j'avais
+passe la nuit et que j'avais ete bien surpris de voir Mme Meaulnes
+preparer le depart de son fils...
+
+"Ah! elle t'a dit?... demanda-t-il.
+
+--Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long voyage?
+
+--Si, un tres long voyage".
+
+Un instant decontenance, sentant que j'allais tout a l'heure, d'un mot,
+reduire a neant cette decision que je ne comprenais pas, je n'osais plus
+rien dire et ne savais pas par ou commencer ma mission.
+
+Mais lui-meme parla enfin, comme quelqu'un qui veut se justifier.
+
+"Seurel! dit-il, tu sais ce qu'etait pour moi mon etrange aventure de
+Sainte-Agathe. C'etait ma raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet
+espoir-la perdu, que pouvais-je devenir?... Comment vivre a la facon de
+tout le monde!
+
+"Eh bien j'ai essaye de vivre la-bas, a Paris, quand j'ai vu que tout
+etait fini et qu'il ne valait plus meme la peine de chercher le Domaine
+perdu... Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis,
+comment pourrait-il s'accommoder ensuite de la vie de tout le monde? Ce
+qui est le bonheur des autres m'a paru derision. Et lorsque,
+sincerement, deliberement, j'ai decide un jour de faire comme les
+autres, ce jour-la j'ai amasse du remords pour longtemps..."
+
+Assis sur une chaise de l'estrade, la tete basse, l'ecoutant sans le
+regarder je ne savais que penser de ces explications obscures:
+
+"Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux! Pourquoi ce long voyage?
+As-tu quelque faute a reparer? Une promesse a tenir?
+
+--Eh bien, oui, repondit-il. Tu te souviens de cette promesse que
+j'avais faite a Frantz?...
+
+--Ah! fis-je soulage, il ne s'agit que de cela?...
+
+--De cela. Et peut-etre aussi d'une faute a reparer. Les deux en meme
+temps..."
+
+Suivit un moment de silence pendant lequel je decidai de commencer a
+parler et preparai mes mots.
+
+"Il n'y a qu'une explication a laquelle je croie, dit-il encore. Certes,
+j'aurais voulu revoir une fois mademoiselle de Galais, seulement la
+revoir... Mais, j'en suis persuade maintenant, lorsque j'avais decouvert
+le Domaine sans nom, j'etais a une hauteur, a un degre de perfection et
+de purete que je n'atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme
+je te l'ecrivais un jour, je retrouverai peut-etre la beaute de ce
+temps-la..."
+
+Il changea de ton pour reprendre avec une animation etrange, en se
+rapprochant de moi:
+
+"Mais, ecoute, Seurel! Cette intrigue nouvelle et ce grand voyage, cette
+faute que j'ai commise et qu'il faut reparer, c'est, en un sens, mon
+ancienne aventure qui se poursuit..."
+
+Un temps, pendant lequel peniblement il essaya de ressaisir ses
+souvenirs. J'avais manque l'occasion precedente. Je ne voulais pour rien
+au monde laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai--trop vite,
+car je regrettai amerement plus tard, de n'avoir pas attendu ses aveux.
+
+Je prononcai donc ma phrase, qui etait preparee pour l'instant d'avant,
+mais qu'il n'allait plus maintenant. Je dis, sans un geste, a peine en
+soulevant un peu la tete:
+
+"Et si je venais t'annoncer que tout espoir n'est pas perdu?..."
+
+Il me regarda, puis, detournant brusquement les yeux, rougit comme je
+n'ai jamais vu quelqu'un rougir: une montee de sang qui devait lui
+cogner a grands coups dans les tempes...
+
+"Que veux-tu dire?" demanda-t-il enfin, a peine distinctement.
+
+Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je savais, ce que j'avais
+fait, et comment, la face des choses ayant tourne, il semblait presque
+que ce fut Yvonne de Galais qui m'envoyait vers lui.
+
+Il etait maintenant affreusement pale.
+
+Durant tout ce recit, qu'il ecoutait en silence, la tete un peu rentree,
+dans l'attitude de quelqu'un qu'on a surpris et qui ne sait comment se
+defendre, se cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit, je me rappelle,
+qu'une seule fois. Je lui racontais, en passant, que toutes les
+Sablonnieres avaient ete demolies et que le Domaine d'autrefois
+n'existait plus:
+
+"Ah! dit-il, tu vois... (comme s'il eut guette une occasion de justifier
+sa conduite et le desespoir ou il avait sombre) tu vois: il n'y a plus
+rien..."
+
+Pour terminer, persuade qu'enfin l'assurance de tant de facilite
+emporterait le reste de sa peine, je lui racontai qu'une partie de
+campagne etait organisee par mon oncle Florentin, que Mlle de Galais
+devait y venir a cheval et que lui-meme etait invite... Mais il
+paraissait completement desempare et continuait a ne rien repondre.
+
+"Il faut tout de suite decommander ton voyage, dis-je avec impatience.
+Allons avertir ta mere..."
+
+"Cette partie de campagne?... me demanda-t-il avec hesitation. Alors,
+vraiment, il faut que j'y aille?...
+
+--Mais voyons, repliquai-je, cela ne se demande pas".
+
+Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les epaules.
+
+En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je dejeunerais avec eux,
+dinerais, coucherais la et que, le lendemain, lui-meme louerait une
+bicyclette et me suivrait au Vieux-Nancay.
+
+"Ah! tres bien", fit-elle, en hochant la tete, comme si ces nouvelles
+eussent confirme toutes ses previsions.
+
+Je m'assis dans la petite salle a manger, sous les calendriers
+illustres, les poignards ornementes et les outres soudanaises qu'un
+frere de M. Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait
+rapportes de ses lointains voyages.
+
+Augustin me laissa la un instant, avant le repas, et, dans la chambre
+voisine, ou sa mere avait prepare ses bagages, je l'entendis qui lui
+disait, en baissant un peu la voix, de ne pas defaire sa malle,--car
+son voyage pouvait etre seulement retarde...
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+La partie de plaisir.
+
+J'eus peine a suivre Augustin sur la route du Vieux-Nancay. Il allait
+comme un coureur de bicyclette. Il ne descendait pas aux cotes. A son
+inexplicable hesitation de la veille avaient succede une fievre, une
+nervosite, un desir d'arriver au plus vite, qui ne laissaient pas de
+m'effrayer un peu. Chez mon oncle il montra la meme impatience, il parut
+incapable de s'interesser a rien jusqu'au moment ou nous fumes tous
+installes en voiture, vers dix heures, le lendemain matin, et prets a
+partir pour les bords de la riviere.
+
+On etait a la fin du mois d'aout, au declin de l'ete. Deja les fourreaux
+vides des chataigniers jaunis commencaient a joncher les routes
+blanches. Le trajet n'etait pas long; la ferme des Aubiers, pres du Cher
+ou nous allions, ne se trouvait guere qu'a deux kilometres au dela des
+Sablonnieres. De loin en loin, nous rencontrions d'autres invites en
+voiture, et meme des jeunes gens a cheval, que Florentin avait convies
+audacieusement au nom de M. de Galais... On s'etait efforce comme jadis
+de meler riches et pauvres, chatelains et paysans. C'est ainsi que nous
+vimes arriver a bicyclette Jasmin Delouche, qui, grace au garde
+Baladier, avait fait naguere la connaissance de mon oncle.
+
+"Et voila, dit Meaulnes en l'apercevant, celui qui tenait la clef de
+tout, pendant que nous cherchions jusqu'a Paris. C'est a desesperer!"
+
+Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en etait augmentee. L'autre,
+qui s'imaginait au contraire avoir droit a toute notre reconnaissance,
+escorta notre voiture de tres pres, jusqu'au bout. On voyait qu'il avait
+fait, miserablement, sans grand resultat, des frais de toilette, et les
+pans de sa jaquette elimee battaient le garde crotte de son
+velocipede...
+
+Malgre la contrainte qu'il s'imposait pour etre aimable, sa figure
+vieillotte ne parvenait pas a plaire. Il m'inspirait plutot a moi une
+vague pitie. Mais de qui n'aurais-je pas eu pitie durant cette journee-
+la?...
+
+Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscur regret,
+comme une sorte d'etouffement. Je m'etais fait de ce jour tant de joie a
+l'avance! Tout paraissait si parfaitement concerte pour que nous soyons
+heureux. Et nous l'avons ete si peu!...
+
+Que les bords du Cher etaient beaux, pourtant! Sur la rive ou l'on
+s'arreta, le coteau venait finir en pente douce et la terre se divisait
+en petits pres verts, en saulaies separees par des clotures, comme
+autant de jardins minuscules. De l'autre cote de la riviere les bords
+etaient formes de collines grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus
+lointaines on decouvrait, parmi les sapins, de petits chateaux
+romantiques avec une tourelle. Au loin, par instants, on entendait
+aboyer la meute du chateau de Preveranges.
+
+Nous etions arrives en ce lieu par un dedale de petits chemins, tantot
+herisses de cailloux blancs, tantot remplis de sable--chemins qu'aux
+abords de la riviere les sources vives transformaient en ruisseaux. Au
+passage, les branches des groseilliers sauvages nous agrippaient par la
+manche. Et tantot nous etions plonges dans la fraiche obscurite des
+fonds de ravins, tantot au contraire, les haies interrompues, nous
+baignions dans la claire lumiere de toute la vallee. Au loin sur l'autre
+rive, quand nous approchames, un homme accroche aux rocs, d'un geste
+lent, tendait des cordes a poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu!
+
+Nous nous installames sur une pelouse, dans le retrait que formait un
+taillis de bouleaux. C'etait une grande pelouse rase, ou il semblait
+qu'il y eut place pour des jeux sans fin.
+
+Les voitures furent detelees; les chevaux conduits a la ferme des
+Aubiers. On commenca a deballer les provisions dans le bois, et a
+dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncle avait
+apportees.
+
+Il fallut, a ce moment, des gens de bonne volonte, pour aller a l'entree
+du grand chemin voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer
+ou nous etions. Je m'offris aussitot; Meaulnes me suivit, et nous
+allames nous poster pres du pont suspendu, au carrefour de plusieurs
+sentiers et du chemin qui venait des Sablonnieres.
+
+Marchant de long en large, parlant du passe, tachant tant bien que mal
+de nous distraire, nous attendions. Il arriva encore une voiture du
+Vieux-Nancay, des paysans inconnus avec une grande fille enrubannee.
+Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture a ane, les enfants de
+l'ancien jardinier des Sablonnieres.
+
+"Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux, je crois
+bien, qui m'ont pris par la main jadis, le premier soir de la fete, et
+m'ont conduit au diner..."
+
+Mais a ce moment, l'ane ne voulant plus marcher, les enfants
+descendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui tant qu'ils
+purent; alors Meaulnes, decu, pretendit s'etre trompe...
+
+Je leur demandai s'ils avaient rencontre sur la route M. et Mlle de
+Galais. L'un d'eux repondit qu'il ne savait pas; l'autre: "Je pense que
+oui, monsieur". Et nous ne fumes pas plus avances. Ils descendirent
+enfin vers la pelouse, les uns tirant l'anon par la bride, les autres
+poussant derriere la voiture. Nous reprimes notre attente. Meaulnes
+regardait fixement le detour du chemin des Sablonnieres, guettant avec
+une sorte d'effroi la venue de la jeune fille qu'il avait tant cherchee
+jadis. Un enervement bizarre et presque comique, qu'il passait sur
+Jasmin, s'etait empare de lui. Du petit talus ou nous etions grimpes
+pour voir au loin le chemin, nous apercevions sur la pelouse, en
+contrebas, un groupe d'invites ou Delouche essayait de faire bonne
+figure.
+
+"Regarde-le perorer, cet imbecile", me disait Meaulnes.
+
+Et je lui repondais:
+
+"Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre garcon".
+
+Augustin ne desarmait pas. La-bas, un lievre ou un ecureuil avait du
+deboucher d'un fourre. Jasmin, pour assurer sa contenance, fit mine de
+le poursuivre:
+
+"Allons, bon! Il court, maintenant...", fit Meaulnes, comme si vraiment
+cette audace-la depassait toutes les autres!
+
+Et cette fois je ne pus m'empecher de rire. Meaulnes aussi; mais ce ne
+fut qu'un eclair.
+
+Apres un nouveau quart d'heure:
+
+"Si elle ne venait pas?..." dit-il.
+
+Je repondis:
+
+"Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus patient!"
+
+Il recommenca de guetter. Mais, a la fin, incapable de supporter plus
+longtemps cette attente intolerable:
+
+"Ecoute-moi, dit-il. Je redescends avec les autres. Je ne sais ce qu'il
+y a maintenant contre moi: mais si je reste la, je sens qu'elle ne
+viendra jamais--qu'il est impossible qu'au bout de ce chemin, tout a
+l'heure, elle apparaisse".
+
+Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout seul. Je fis quelque
+cent metres sur la petite route, pour passer le temps. Et au premier
+detour j'apercus Yvonne de Galais, montee en amazone sur son vieux
+cheval blanc, si fringant ce matin-la qu'elle etait obligee de tirer sur
+les renes pour l'empecher de trotter. A la tete du cheval, peniblement,
+en silence, marchait M. de Galais. Sans doute ils avaient du se relayer
+sur la route, chacun a tour de role se servant de la vieille monture.
+
+Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, sauta prestement a
+terre, et confiant les renes a son pere se dirigea vers moi qui
+accourais:
+
+"Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car je ne veux
+montrer a personne qu'a vous le vieux Belisaire, ni le mettre avec les
+autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux d'abord; puis je crains
+toujours qu'il ne soit blesse par un autre. Or, je n'ose monter que lui,
+et, quand il sera mort, je n'irai plus a cheval".
+
+Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous cette
+animation charmante, sous cette grace en apparence si paisible, de
+l'impatience et presque de l'anxiete. Elle parlait plus vite qu'a
+l'ordinaire. Malgre ses joues et ses pommettes roses, il y avait autour
+de ses yeux, a son front, par endroits, une paleur violente ou se lisait
+tout son trouble.
+
+Nous convinmes d'attacher Belisaire a un arbre dans un petit bois,
+proche de la route. Le vieux M. de Galais, sans mot dire comme toujours,
+sortit le licol des fontes et attacha la bete--un peu bas a ce qu'il me
+sembla. De la ferme je promis d'envoyer tout a l'heure du foin, de
+l'avoine, de la paille...
+
+Et Mlle de Galais arriva sur la pelouse comme jadis, je l'imagine, elle
+descendit vers la berge du lac, lorsque Meaulnes l'apercut pour la
+premiere fois.
+
+Donnant le bras a son pere, ecartant de sa main gauche le pan du grand
+manteau leger qui l'enveloppait, elle s'avancait vers les invites, de
+son air a la fois si serieux et si enfantin. Je marchais aupres d'elle.
+Tous les invites eparpilles ou jouant au loin s'etaient dresses et
+rassembles pour l'accueillir; il y eut un bref instant de silence
+pendant lequel chacun la regarda s'approcher.
+
+Meaulnes s'etait mele au groupe des jeunes hommes et rien ne pouvait le
+distinguer de ses compagnons, sinon sa haute taille: encore y avait-il
+la des jeunes gens presque aussi grands que lui. Il ne fit rien qui put
+le designer a l'attention, pas un geste ni un pas en avant. Je le
+voyais, vetu de gris, immobile, regardant fixement, comme tous les
+autres, la si belle jeune fille qui venait. A la fin, pourtant, d'un
+mouvement inconscient et gene, il avait passe sa main sur sa tete nue,
+comme pour cacher, au milieu de ses compagnons aux cheveux bien peignes,
+sa rude tete rasee de paysan.
+
+Puis le groupe entoura Mlle de Galais. On lui presenta les jeunes filles
+et les jeunes gens qu'elle ne connaissait pas... Le tour allait venir de
+mon compagnon; et je me sentais aussi anxieux qu'il pouvait l'etre. Je
+me disposais a faire moi-meme cette presentation.
+
+Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune fille s'avancait vers lui
+avec une decision et une gravite surprenantes:
+
+"Je reconnais Augustin Meaulnes", dit-elle.
+
+Et elle lui tendit la main.
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+La partie de plaisir (fin).
+
+De nouveaux venus s'approcherent presque aussitot pour saluer Yvonne de
+Galais, et les deux jeunes gens se trouverent separes. Un malheureux
+hasard voulut qu'ils ne fussent point reunis pour le dejeuner a la meme
+petite table. Mais Meaulnes semblait avoir repris confiance et courage.
+A plusieurs reprises, comme je me trouvais isole entre Delouche et M. de
+Galais, je vis de loin mon compagnon qui me faisait, de la main, un
+signe d'amitie.
+
+C'est vers la fin de la soiree seulement, lorsque les jeux, la baignade,
+les conversations, les promenades en bateau dans l'etang voisin se
+furent un peu partout organises, que Meaulnes, de nouveau, se trouva en
+presence de la jeune fille. Nous etions a causer avec Delouche, assis
+sur des chaises de jardin que nous avions apportees lorsque, quittant
+deliberement un groupe de jeune gens ou elle paraissait s'ennuyer, Mlle
+de Galais s'approcha de nous. Elle nous demanda, je me rappelle pourquoi
+nous ne canotions pas sur le lac des Aubiers, comme les autres.
+
+"Nous avions fait quelques tours cet apres-midi, repondis-je. Mais cela
+est bien monotone et nous avons ete vite fatigues.
+
+--Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la riviere? dit-elle.
+
+--Le courant est trop fort, nous risquerions d'etre emportes.
+
+--Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot a petrole ou un bateau a
+vapeur comme celui d'autrefois.
+
+--Nous ne l'avons plus, dit-elle presque a voix basse, nous l'avons
+vendu".
+
+Et il se fit un silence gene.
+
+Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait rejoindre M. de Galais.
+
+"Je saurai bien, dit-il, ou le trouver".
+
+Bizarrerie du hasard! Ces deux etres si parfaitement dissemblables
+s'etaient plu et depuis le matin ne se quittaient guere. M. de Galais
+m'avait pris a part un instant, au debut de la soiree, pour me dire que
+j'avais la un ami plein de tact, de deference et de qualites. Peut-etre
+meme avait-il ete jusqu'a lui confier le secret de l'existence de
+Belisaire et le lieu de sa cachette.
+
+Je pensai moi aussi a m'eloigner, mais je sentais les deux jeunes gens
+si genes, si anxieux l'un en face de l'autre, que je jugeai prudent de
+ne pas le faire...
+
+Tant de discretion de la part de Jasmin, tant de precaution de la mienne
+servirent a peu de chose. Ils parlerent. Mais invariablement, avec un
+entetement dont il ne se rendait certainement pas compte, Meaulnes en
+revenait a toutes les merveilles de jadis. Et chaque fois la jeune fille
+au supplice devait lui repeter que tout etait disparu: la vieille
+demeure si etrange et si compliquee, abattue; le grand etang, asseche,
+comble; et disperses, les enfants aux charmants costumes...
+
+"Ah!" faisait simplement Meaulnes avec desespoir et comme si chacune de
+ces disparitions lui eut donne raison contre la jeune fille ou contre
+moi...
+
+Nous marchions cote a cote... Vainement j'essayais de faire diversion a
+la tristesse qui nous gagnait tous les trois. D'une question abrupte,
+Meaulnes, de nouveau, cedait a son idee fixe. Il demandait des
+renseignements sur tout ce qu'il avait vu autrefois: les petites filles,
+le conducteur de la vieille berline, les poneys de la course. "Les
+poneys sont vendus aussi? Il n'y a plus de chevaux au Domaine?..."
+
+Elle repondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne parla pas de Belisaire.
+
+Alors il evoqua les objets de sa chambre: les candelabres, la grande
+glace, le vieux luth brise... Il s'enquerait de tout cela, avec une
+passion insolite, comme s'il eut voulu se persuader que rien ne
+subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne lui rapporterait
+pas une epave capable de prouver qu'ils n'avaient pas reve tous les
+deux, comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un caillou et des
+algues.
+
+Mlle de Galais et moi, nous ne pumes nous empecher de sourire
+tristement: elle se decida a lui expliquer:
+
+"Vous ne reverrez pas le beau chateau que nous avions arrange, monsieur
+de Galais et moi, pour le pauvre Frantz. "Nous passions notre vie a
+faire ce qu'il demandait. C'etait un etre si etrange, si charmant! Mais
+tout a disparu avec lui le soir de ses fiancailles manquees. "Deja
+monsieur de Galais etait ruine sans que nous le sachions. Frantz avait
+fait des dettes et ses anciens camarades--apprenant sa disparition--
+ont aussitot reclame aupres de nous. Nous sommes devenus pauvres; madame
+de Galais est morte et nous avons perdu tous nos amis en quelques jours.
+"Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il retrouve ses amis et sa
+fiancee; que la noce interrompue se fasse et peut-etre tout reviendra-t-
+il comme c'etait autrefois. Mais le passe peut-il renaitre?
+
+--Qui sait!" dit Meaulnes pensif. Et il ne demanda plus rien.
+
+Sur l'herbe courte et legerement jaune deja, nous marchions tous les
+trois sans bruit: Augustin avait a sa droite pres de lui la jeune fille
+qu'il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait une de ces dures
+questions, elle tournait vers lui lentement, pour lui repondre, son
+charmant visage inquiet; et une fois, en lui parlant, elle avait pose
+doucement sa main sur son bras, d'un geste plein de confiance et de
+faiblesse. Pourquoi le grand Meaulnes etait-il la comme un etranger,
+comme quelqu'un qui n'a pas trouve ce qu'il cherchait et que rien
+d'autre ne peut interesser? Ce bonheur-la, trois ans plus tot, il n'eut
+pu le supporter sans effroi, sans folie, peut-etre. D'ou venait donc ce
+vide, cet eloignement, cette impuissance a etre heureux, qu'il y avait
+en lui, a cette heure?
+
+Nous approchions du petit bois ou le matin M. de Galais avait attache
+Belisaire; le soleil vers son declin allongeait nos ombres sur l'herbe;
+a l'autre bout de la pelouse, nous entendions, assourdis par
+l'eloignement, comme un bourdonnement heureux, les voix des joueurs et
+des fillettes, et nous restions silencieux dans ce calme admirable,
+lorsque nous entendimes chanter de l'autre cote du bois, dans la
+direction des Aubiers, la ferme du bord de l'eau. C'etait la voix jeune
+et lointaine de quelqu'un qui mene ses betes a l'abreuvoir, un air
+rythme comme un air de danse, mais que l'homme etirait et alanguissait
+comme une vieille ballade triste:
+
+Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont
+rouges... Adieu, sans retour!...
+
+Meaulnes avait leve la tete et ecoutait. Ce n'etait rien qu'un de ces
+airs que chantaient les paysans attardes, au Domaine sans nom, le
+dernier soir de la fete, quand deja tout s'etait ecroule... Rien qu'un
+souvenir--le plus miserable--de ces beaux jours qui ne reviendraient
+plus.
+
+"Mais vous l'entendez? dit Meaulnes a mi-voix. Oh! je vais aller voir
+qui c'est". Et, tout de suite, il s'engagea dans le petit bois. Presque
+aussitot la voix se tut; on entendit encore une seconde l'homme siffler
+ses betes en s'eloignant; puis plus rien...
+
+Je regardai la jeune fille. Pensive et accablee, elle avait les yeux
+fixes sur le taillis ou Meaulnes venait de disparaitre. Que de fois,
+plus tard, elle devait regarder ainsi, pensivement, le passage par ou
+s'en irait a jamais le grand Meaulnes!
+
+Elle se tourna vers moi:
+
+"Il n'est pas heureux", dit-elle douloureusement.
+
+Elle ajouta:
+
+"Et peut-etre que je ne puis rien pour lui?..."
+
+J'hesitais a repondre, craignant que Meaulnes, qui devait d'un saut
+avoir gagne la ferme et qui maintenant revenait par le bois, ne surprit
+notre conversation. Mais j'allais l'encourager cependant; lui dire de ne
+pas craindre de brusquer le grand gars; qu'un secret sans doute le
+desesperait et que jamais de lui-meme il ne se confierait a elle ni a
+personne--lorsque soudain, de l'autre cote du bois, partit un cri; puis
+nous entendimes un pietinement comme d'un cheval qui petarade et le
+bruit d'une dispute a voix entrecoupees... Je compris tout de suite
+qu'il etait arrive un accident au vieux Belisaire et je courus vers
+l'endroit d'ou venait tout le tapage. Mlle de Galais me suivit de loin.
+Du fond de la pelouse on avait du remarquer notre mouvement, car
+j'entendis, au moment ou j'entrai dans le taillis, les cris des gens qui
+accouraient.
+
+Le vieux Belisaire, attache trop bas, s'etait pris une patte de devant
+dans sa longe; il n'avait pas bouge jusqu'au moment ou M. de Galais et
+Delouche, au cours de leur promenade, s'etaient approches de lui;
+effraye, excite par l'avoine insolite qu'on lui avait donnee, il s'etait
+debattu furieusement; les deux hommes avaient essaye de le delivrer,
+mais si maladroitement qu'ils avaient reussi a l'empetrer davantage,
+tout en risquant d'essuyer de dangereux coups de sabots. C'est a ce
+moment que par hasard Meaulnes, revenant des Aubiers, etait tombe sur le
+groupe. Furieux de tant de gaucherie, il avait bouscule les deux hommes
+au risque de les envoyer rouler dans le buisson. Avec precaution mais en
+un tour de main il avait delivre Belisaire. Trop tard, car le mal etait
+deja fait; le cheval devait avoir un nerf foule, quelque chose de brise
+peut-etre, car il se tenait piteusement la tete basse, sa selle a demi
+dessanglee sur le dos, une patte repliee sous son ventre et toute
+tremblante. Meaulnes, penche, le tatait et l'examinait sans rien dire.
+
+Lorsqu'il releva la tete, presque tout le monde etait la rassemble, mais
+il ne vit personne. Il etait fache rouge.
+
+"Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu l'attacher de la sorte! Et lui
+laisser sa selle sur le dos toute la journee? Et qui a eu l'audace de
+seller ce vieux cheval, bon tout au plus pour une carriole".
+
+Delouche voulut dire quelque chose--tout prendre sur lui.
+
+"Tais-toi donc! C'est ta faute encore. Je t'ai vu tirer betement sur sa
+longe pour le degager".
+
+Et se baissant de nouveau, il se remit a frotter le jarret du cheval
+avec le plat de la main.
+
+M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le tort de vouloir sortir
+de sa reserve. Il begaya:
+
+"Les officiers de marine ont l'habitude... Mon cheval...
+
+--Ah! il est a vous?" dit Meaulnes un peu calme, tres rouge, en tournant
+la tete de cote vers le vieillard.
+
+Je crus qu'il allait changer de ton, faire des excuses. Il souffla un
+instant. Et je vis alors qu'il prenait un plaisir amer et desespere a
+aggraver la situation, a tout briser a jamais, en disant avec insolence:
+
+"Eh bien je ne vous fais pas mon compliment".
+
+Quelqu'un suggera:
+
+"Peut-etre que de l'eau fraiche... En le baignant dans le gue...
+
+--Il faut, dit Meaulnes sans repondre, emmener tout de suite ce vieux
+cheval, pendant qu'il peut encore marcher,--et il n'y a pas de temps a
+perdre!--le mettre a l'ecurie et ne jamais plus l'en sortir".
+
+Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussitot. Mais Mlle de Galais les
+remercia vivement. Le visage en feu, prete a fondre en larmes, elle dit
+au revoir a tout le monde, et meme a Meaulnes decontenance, qui n'osa
+pas la regarder. Elle prit la bete par les renes, comme on donne a
+quelqu'un la main, plutot pour s'approcher d'elle davantage que pour la
+conduire... Le vent de cette fin d'ete etait si tiede sur le chemin des
+Sablonnieres qu'on se serait cru au mois de mai, et les feuilles des
+haies tremblaient a la brise du sud... Nous la vimes partir ainsi, son
+bras a demi sorti du manteau, tenant dans sa main etroite la grosse-rene
+de cuir. Son pere marchait peniblement a cote d'elle...
+
+Triste fin de soiree! Peu a peu, chacun ramassa ses paquets, ses
+couverts; on plia les chaises, on demonta les tables; une a une, les
+voitures chargees de bagages et de gens partirent, avec des chapeaux
+leves et des mouchoirs agites. Les derniers nous restames sur le terrain
+avec mon oncle Florentin, qui ruminait comme nous, sans rien dire, ses
+regrets et sa grosse deception.
+
+Nous aussi, nous partimes, emportes vivement, dans notre voiture bien
+suspendue, par notre beau cheval alezan. La roue grinca au tournant dans
+le sable et bientot, Meaulnes et moi, qui etions assis sur le siege de
+derriere, nous vimes disparaitre sur la petite route l'entree du chemin
+de traverse que le vieux Belisaire et ses maitres avaient pris...
+
+Mais alors mon compagnon--l'etre que je sache au monde le plus
+incapable de pleurer--tourna soudain vers moi son visage bouleverse par
+une irresistible montee de larmes.
+
+"Arretez, voulez-vous? dit-il en mettant la main sur l'epaule de
+Florentin. Ne vous occupez pas de moi? Je reviendrai tout seul, a pied".
+
+Et d'un bond, la main au garde-boue de la voiture, il sauta a terre. A
+notre stupefaction, rebroussant chemin, il se prit a courir, et courut
+jusqu'au petit chemin que nous venions de passer, les chemin des
+Sablonnieres. Il dut arriver au Domaine par cette allee de sapins qu'il
+avait suivie jadis, ou il avait entendu, vagabond cache dans les basses
+branches, la conversation mysterieuse des beaux enfants inconnus...
+
+Et c'est ce soir-la, avec des sanglots, qu'il demanda en mariage Mlle de
+Galais.
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+Le jour des noces.
+
+C'est un jeudi, au commencement de fevrier, un beau jeudi soir glace, ou
+le grand vent souffle. Il est trois heures et demie, quatre heures...
+Sur les haies, aupres des bourgs, les lessives sont etendues depuis midi
+et sechent a la bourrasque. Dans chaque maison, le feu de la salle a
+manger fait luire tout un reposoir de joujoux vernis. Fatigue de jouer,
+l'enfant s'est assis aupres de sa mere et il lui fait raconter la
+journee de son mariage...
+
+Pour celui qui ne veut pas etre heureux, il n'a qu'a monter dans son
+grenier et il entendra, jusqu'au soir, siffler et gemir les naufrages;
+il n'a qu'a s'en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son
+foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer.
+Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, au bord d'un chemin boueux,
+la maison des Sablonnieres, ou mon ami Meaulnes est rentre avec Yvonne
+de Galais, qui est sa femme depuis midi.
+
+Les fiancailles ont dure cinq mois. Elles ont ete paisibles, aussi
+paisibles que la premiere entrevue avait ete mouvementee. Meaulnes est
+venu tres souvent aux Sablonnieres, a bicyclette ou en voiture. Plus de
+deux fois par semaine, cousant ou lisant pres de la grande fenetre qui
+donne sur la lande et les sapins, Mlle de Galais a vu tout d'un coup sa
+haute silhouette rapide passer derriere le rideau, car il vient toujours
+par l'allee detournee qu'il a prise autrefois. Mais c'est la seule
+allusion--tacite--qu'il fasse au passe. Le bonheur semble avoir
+endormi son etrange tourment.
+
+De petits evenements ont fait date pendant ces cinq calmes mois. On m'a
+nomme instituteur au hameau de Saint-Benoist-des-Champs. Saint-Benoist
+n'est pas un village. Ce sont des fermes disseminees a travers la
+campagne, et la maison d'ecole est completement isolee sur une cote au
+bord de la route. Je mene une vie bien solitaire; mais, en passant par
+les champs, il ne faut que trois quarts d'heure de marche pour gagner
+les Sablonnieres.
+
+Delouche est maintenant chez son oncle, qui est entrepreneur de
+maconnerie au Vieux-Nancay. Ce sera bientot lui le patron. Il vient
+souvent me voir. Meaulnes, sur la priere de Mlle de Galais, est
+maintenant tres aimable avec lui.
+
+Et ceci explique comment nous sommes la tous deux a roder, vers quatre
+heures de l'apres-midi, alors que les gens de la noce sont deja tous
+repartis.
+
+Le mariage s'est fait a midi, avec le plus de silence possible, dans
+l'ancienne chapelle des Sablonnieres qu'on n'a pas abattue et que les
+sapins cachent a moitie sur le versant de la cote prochaine. Apres un
+dejeuner rapide, la mere de Meaulnes, M. Seurel et Millie, Florentin et
+les autres sont remontes en voiture. Il n'est reste que Jasmin et moi...
+
+Nous errons a la lisiere des bois qui sont derriere la maison des
+Sablonnieres, au bord du grand terrain en friche, emplacement ancien du
+Domaine aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer et sans savoir
+pourquoi, nous sommes remplis d'inquietude. En vain nous essayons de
+distraire nos pensees et de tromper notre angoisse en nous montrant, au
+cours de notre promenade errante, les bauges des lievres et les petits
+sillons de sable ou les lapins ont gratte fraichement... un collet
+tendu... la trace d'un braconnier... Mais sans cesse nous revenons a ce
+bord du taillis, d'ou l'on decouvre la maison silencieuse et fermee...
+
+Au bas de la grande croisee qui donne sur les sapins, il y a un balcon
+de bois, envahi par les herbes folles, que couche le vent. Une lueur
+comme d'un feu allume se reflete sur les carreaux de la fenetre. De
+temps a autre, une ombre passe. Tout autour, dans les champs
+environnants, dans le potager, dans le seule ferme qui reste des
+anciennes dependances, silence et solitude. Les metayers sont partis au
+bourg pour feter le bonheur de leurs maitres.
+
+De temps a autre, le vent charge d'une buee qui est presque de la pluie
+nous mouille la figure et nous apporte la parole perdue d'un piano. La-
+bas, dans la maison fermee, quelqu'un joue. Je m'arrete un instant pour
+ecouter en silence. C'est d'abord comme une voix tremblante qui, de tres
+loin, ose a peine chanter sa joie... C'est comme le rire d'une petite
+fille qui, dans sa chambre, a ete chercher tous ses jouets et les repand
+devant son ami. Je pense aussi a la joie craintive encore d'une femme
+qui a ete mettre une belle robe et qui vient la montrer et ne sait pas
+si elle plaira... Cet air que je ne connais pas, c'est aussi une priere,
+une supplication au bonheur de ne pas etre trop cruel, un salut et comme
+un agenouillement devant le bonheur...
+
+Je pense: "Ils sont heureux enfin. Meaulnes est la-bas pres d'elle..."
+
+Et savoir cela, en etre sur, suffit au contentement parfait du brave
+enfant que je suis.
+
+A ce moment, tout absorbe, le visage mouille par le vent de la plaine
+comme par l'embrun de la mer, je sens qu'on me touche l'epaule:
+
+"Ecoute!" dit Jasmin tout bas.
+
+Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger; et, lui-meme, la tete
+inclinee, le sourcil fronce, il ecoute...
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+L'appel de Frantz.
+
+"Hou-ou!"
+
+Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel sur deux notes,
+haute et basse, que j'ai deja entendu jadis... Ah! je me souviens: c'est
+le cri du grand comedien lorsqu'il helait son jeune compagnon a la
+grille de l'ecole. C'est l'appel a quoi Frantz nous avait fait jurer de
+nous rendre, n'importe ou et n'importe quand. Mais que demande-t-il ici,
+aujourd'hui, celui-la?
+
+"Cela vient de la grande sapiniere a gauche, dis-je a mi-voix. C'est un
+braconnier sans doute".
+
+Jasmin secoua la tete:
+
+"Tu sais bien que non", dit-il?
+
+Puis, plus bas:
+
+"Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis ce matin. J'ai surpris
+Ganache a onze heures en train de guetter dans un champ aupres de la
+chapelle. Il a detale en m'apercevant. Ils sont venus de loin peut-etre
+a bicyclette, car il etait couvert de boue jusqu'au milieu du dos...
+
+--Mais que cherchent-ils?
+
+--Je n'en sais rien. Mais a coup sur il faut que nous les chassions. Il
+ne faut pas les laisser roder aux alentours. Ou bien toutes les folies
+vont recommencer..."
+
+Je suis de cet avis, sans l'avouer.
+
+"Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de voir ce qu'ils veulent et
+de leur faire entendre raison..."
+
+Lentement, silencieusement, nous nous glissons donc en nous baissant a
+travers le taillis jusqu'a la grande sapiniere, d'ou part, a intervalles
+reguliers, ce cri prolonge qui n'est pas en soi plus triste qu'autre
+chose, mais qui nous semble a tous les deux de sinistre augure.
+
+Il est difficile, dans cette partie du bois de sapins, ou le regard
+s'enfonce entre les troncs regulierement plantes, de surprendre
+quelqu'un et de s'avancer sans etre vu. Nous n'essayons meme pas. Je me
+poste a l'angle du bois. Jasmin va ce placer a l'angle oppose, de facon
+a commander comme moi, de l'exterieur, deux des cotes du rectangle et a
+ne pas laisser fuir l'un des bohemiens sans le heler. Ces dispositions
+prises, je commence a jouer mon role d'eclaireur pacifique et j'appelle:
+
+"Frantz!...
+
+"...Frantz! Ne craignez rien. C'est moi, Seurel; je voudrais vous
+parler..."
+
+Un instant de silence; je vais me decider a crier encore, lorsque, au
+coeur meme de la sapiniere, ou mon regard n'atteint pas tout a fait, une
+voix commande:
+
+"Restez ou vous etes: il va venir vous trouver".
+
+Peu a peu, entre les grands sapins que l'eloignement fait paraitre
+serres, je distingue la silhouette du jeune homme qui s'approche. Il
+parait couvert de boue et mal vetu; des epingles de bicyclette serrent
+le bas de son pantalon, une vieille casquette a ancre est plaquee sur
+ses cheveux trop longs; je vois maintenant sa figure amaigrie. Il semble
+avoir pleure.
+
+S'approchant de moi, resolument:
+
+"Que voulez-vous? demande-t-il d'un air tres insolent.
+
+--Et vous-meme, Frantz, que faites-vous ici? Pourquoi venez-vous
+troubler ceux qui sont heureux? Qu'avez-vous a demander? Dites-le".
+
+Ainsi interroge directement, il rougit un peu, balbutie, repond
+seulement:
+
+"Je suis malheureux, moi, je suis malheureux".
+
+Puis, la tete dans le bras, appuye a un tronc d'arbre, il se prend a
+sangloter amerement. Nous avons fait quelques pas dans la sapiniere.
+L'endroit est parfaitement silencieux. Pas meme la voix du vent que les
+grands sapins de la lisiere arretent. Entre les troncs reguliers se
+repete et s'eteint le bruit des sanglots etouffes du jeune homme.
+J'attendis que cette crise s'apaise et je dis, en lui mettant la main
+sur l'epaule:
+
+"Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous menerai aupres d'eux. Ils vous
+accueilleront comme un enfant perdu qu'on a retrouve et toute sera
+fini".
+
+Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix assourdie par les larmes,
+malheureux, entete, colere, il reprenait:
+
+"Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi? Pourquoi ne repond-il pas quand
+je l'appelle? Pourquoi ne tient-il pas sa promesse?
+
+--Voyons, Frantz, repondis-je, le temps des fantasmagories et des
+enfantillages est passe. Ne troublez pas avec des folies le bonheur de
+ceux que vous aimez; de votre soeur et d'Augustin Meaulnes.
+
+--Mais lui seul peut me sauver, vous le savez bien. Lui seul est capable
+de retrouver la trace que je cherche. Voila bientot trois ans que
+Ganache et moi nous battons toute la France sans resultat. Je n'avais
+plus confiance qu'en votre ami. Et voici qu'il ne repond plus. Il a
+trouve son amour, lui. Pourquoi maintenant, ne pense-t-il pas a moi? Il
+faut qu'il se mette en route. Yvonne le laissera bien partir... Elle ne
+m'a jamais rien refuse".
+
+Il me montrait un visage ou, dans la poussiere et la boue, les larmes
+avaient trace des sillons sales, un visage de vieux gamin epuise et
+battu. Ses yeux etaient cernes de taches de rousseur; son menton, mal
+rase; ses cheveux trop longs trainaient sur son col sale. Les mains dans
+les poches, il grelottait. Ce n'etait plus ce royal enfant en guenilles
+des annees passees. De coeur, sans doute, il etait plus enfant que
+jamais: imperieux, fantasque et tout de suite desespere. Mais cet
+enfantillage etait penible a supporter chez ce garcon deja legerement
+vieilli... Naguere, il y avait en lui tant d'orgueilleuse jeunesse que
+toute folie au monde lui paraissait permise. A present, on etait d'abord
+tente de le plaindre pour n'avoir pas reussi sa vie; puis de lui
+reprocher ce role absurde de jeune heros romantique ou je le voyais
+s'enteter... Et enfin je pensais malgre moi que notre beau Frantz aux
+belles amours avait du se mettre a voler pour vivre, tout comme son
+compagnon Ganache... Tant d'orgueil avait abouti a cela!
+
+"Si je vous promets, dis-je enfin, apres avoir reflechi, que dans
+quelques jours Meaulnes se mettra en campagne pour vous, rien que pour
+vous?...
+
+--Il reussira, n'est-ce pas? Vous en etes sur? me demanda-t-il en
+claquant des dents.
+
+--Je le pense. Tout devient possible avec lui!
+
+--Et comment le saurai-je? Qui me le dira?
+
+--Vous reviendrez ici dans un an exactement, a cette meme heure: vous
+trouverez la jeune fille que vous aimez".
+
+Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler les nouveaux epoux, mais
+m'enquerir aupres de la tante Moinel et faire diligence moi-meme pour
+trouver la jeune fille.
+
+Le bohemien me regardait dans les yeux avec une volonte de confiance
+vraiment admirable. Quinze ans, il avait encore et tout de meme quinze
+ans!--l'age que nous avions a Sainte-Agathe, le soir du balayage des
+classes, quand nous fimes tous les trois ce terrible serment enfantin.
+
+Le desespoir le reprit lorsqu'il fut oblige de dire:
+
+"Eh bien, nous allons partir".
+
+Il regarda, certainement avec un grand serrement de coeur, tous ces bois
+d'alentour qu'il allait de nouveau quitter.
+
+"Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les routes d'Allemagne. Nous
+avons laisse nos voitures au loin. Et depuis trente heures, nous
+marchions sans arret. Nous pensions arriver a temps pour emmener
+Meaulnes avant le mariage et chercher avec lui ma fiancee, comme il a
+cherche le Domaine des Sablonnieres".
+
+Puis, repris par sa terrible puerilite:
+
+"Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant, parce que si je le
+rencontrais ce serait affreux".
+
+Peu a peu, entre les sapins, je vis disparaitre sa silhouette grise.
+J'appelai Jasmin et nous allames reprendre notre faction. Mais presque
+aussitot, nous apercumes, la-bas, Augustin qui fermait les volets de la
+maison et nous fumes frappes par l'etrangete de son allure.
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+Les gens heureux.
+
+Plus tard, j'ai su par le menu detail tout ce qui s'etait passe la-
+bas...
+
+Dans le salon des Sablonnieres, des le debut de l'apres-midi, Meaulnes
+et sa femme, que j'appelle encore Mlle de Galais, sont restes
+completement seuls. Tous les invites partis, le vieux M. de Galais a
+ouvert la porte, laissant une seconde le grand vent penetrer dans la
+maison et gemir; puis il s'est dirige vers le Vieux-Nancais et ne
+reviendra qu'a l'heure du diner, pour fermer tout a clef et donner des
+ordres a la metairie. Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant
+jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans
+feuilles qui cogne la vitre, du cote de la lande. Comme deux passagers
+dans un bateau a la derive, ils sont, dans le grand vent d'hiver, deux
+amants enfermes avec le bonheur.
+
+"Le feu menace de s'eteindre" dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre
+une buche dans le coffre.
+
+Mais Meaulnes se precipita et placa lui-meme le bois dans le feu.
+
+Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils resterent la,
+debout, l'un devant l'autre, etouffes comme par une grande nouvelle qui
+ne pouvait pas se dire.
+
+Le vent roulait avec le bruit d'une riviere debordee. De temps a autre
+une goutte d'eau, diagonalement, comme sur la portiere d'un train,
+rayait la vitre.
+
+Alors la jeune fille s'echappa. Elle ouvrit la porte du couloir et
+disparut avec un sourire mysterieux. Un instant, dans la demi-obscurite,
+Augustin resta seul... Le tic tac d'une petite pendule faisait penser a
+la salle a manger de Sainte-Agathe... Il songea sans doute: "C'est donc
+ici la maison tant cherchee, le couloir jadis plein de chuchotements et
+de passages etranges..."
+
+C'est a ce moment qu'il dut entendre--Mlle de Galais me dit plus tard
+l'avoir entendu aussi--le premier cri de Frantz, tout pres de la
+maison.
+
+La jeune femme, alors, eut beau lui montrer les choses merveilleuses
+dont elle etait chargee: ses jouets de petite fille, toutes ses
+photographies d'enfant: elle en cantiniere, elle et Frantz sur les
+genoux de leur mere, qui etait si jolie... puis tout ce qui restait de
+ses sages petites robes de jadis: "jusqu'a celle-ci que je portais,
+voyez, vers le temps ou vous alliez bientot me connaitre, ou vous
+arriviez, je crois, au cours de Sainte-Agathe...", Meaulnes ne voyait
+plus rien et n'entendait plus rien.
+
+Un instant pourtant il parut ressaisi par la pensee de son
+extraordinaire, inimaginable bonheur:
+
+"Vous etes la--dit-il sourdement, comme si le dire seulement donnait le
+vertige--vous passez aupres de la table et votre main s'y pose un
+instant..."
+
+Et encore:
+
+"Ma mere, lorsqu'elle etait jeune femme, penchait ainsi legerement son
+buste sur sa taille pour me parler... Et quand elle se mettait au
+piano..."
+
+Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne vint. Mais il
+faisait sombre dans ce coin du salon et l'on fut oblige d'allumer une
+bougie. L'abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille, augmentait ce
+rouge dont elle etait marquee aux pommettes et qui etait le signe d'une
+grande anxiete.
+
+La-bas, a la lisiere du bois, je commencai d'entendre cette chanson
+tremblante que nous apportait le vent, coupee bientot par le second cri
+des deux fous, qui s'etaient rapproches de nous dans les sapins.
+
+Longtemps Meaulnes ecouta la jeune fille en regardant silencieusement
+par une fenetre. Plusieurs fois il se tourna vers le doux visage plein
+de faiblesse et d'angoisse. Puis il s'approcha d'Yvonne et, tres
+legerement, il mit sa main sur son epaule. Elle sentit doucement peser
+aupres de son cou cette caresse a laquelle il aurait fallu savoir
+repondre.
+
+"Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer les volets. Mais ne cessez
+pas de jouer..."
+
+Que se passe-t-il alors dans ce coeur obscur et sauvage? Je me le suis
+souvent demande et je ne l'ai su que lorsqu'il fut trop tard. Remords
+ignores? Regrets inexplicables? Peur de voir s'evanouir bientot entre
+ses mains ce bonheur inoui qu'il tenait si serre? Et alors tentation
+terrible de jeter irremediablement a terre, tout de suite, cette
+merveille qu'il avait conquise?
+
+Il sortit lentement, silencieusement apres avoir regarde sa jeune femme
+une fois encore. Nous le vimes, de la lisiere du bois, fermer d'abord
+avec hesitation un volet, puis regarder vaguement vers nous, en fermer
+un autre, et soudain s'enfuir a toutes jambes dans notre direction. Il
+arriva pres de nous avant que nous eussions pu songer a nous dissimuler
+davantage. Il nous apercut, comme il allait franchir une petite haie
+recemment plantee et qui formait la limite d'un pre. Il fit un ecart. Je
+me rappelle son allure hagarde, son air de bete traquee... Il fit mine
+de revenir sur ses pas pour franchir la haie du cote du petit ruisseau.
+
+Je l'appelai.
+
+"Meaulnes!... Augustin!..."
+
+Mais il ne tournait pas meme la tete. Alors, persuade que cela seulement
+pourrait le retenir:
+
+"Frantz est la, criai-je. Arrete!"
+
+Il s'arreta enfin. Haletant et sans me laisser le temps de preparer ce
+que je pourrais dire:
+
+"Il est la! dit-il. Que reclame-t-il?
+
+--Il est malheureux, repondis-je. Il venait te demander de l'aide, pour
+retrouver ce qu'il a perdu.
+
+--Ah! fit-il, baissant la tete. Je m'en doutais bien. J'avais beau
+essayer d'endormir cette pensee-la... Mais ou est-il? Raconte vite".
+
+Je dis que Frantz venait de partir et que certainement on ne le
+rejoindrait plus maintenant. Ce fut pour Meaulnes une grande deception.
+Il hesita, fit deux ou trois pas, s'arreta. Il paraissait au comble de
+l'indecision et du chagrin. Je lui racontai ce que j'avais promis en son
+nom au jeune homme. Je dis que je lui avais donne rendez-vous dans un an
+a la meme place.
+
+Augustin, si calme en general, etait maintenant dans un etat de
+nervosite et d'impatience extraordinaires:
+
+"Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais oui, sans doute, je puis le
+sauver. Mais il faut que ce soit tout de suite. Il faut que je le voie,
+que je lui parle, qu'il me pardonne et que je repare tout... Autrement
+je ne peux plus me presenter la-bas..."
+
+Et il se tourna vers la maison des Sablonnieres.
+
+"Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine que tu lui as faite, tu es
+en train de detruire ton bonheur.
+
+--Ah! si ce n'etait que cette promesse", fit-il. Et ainsi je connus
+qu'autre chose liait les deux jeunes hommes, mais sans pouvoir deviner
+quoi.
+
+"En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de courir. Ils sont maintenant
+en route pour l'Allemagne".
+
+Il allait repondre, lorsqu'une figure echevelee, hagarde, se dressa
+entre nous. C'etait Mlle de Galais. Elle avait du courir, car elle avait
+le visage baigne de sueur. Elle avait du tomber et se blesser, car elle
+avait le front ecorche au-dessus de l'oeil droit et du sang fige dans
+les cheveux.
+
+Il m'est arrive, dans les quartiers pauvres de Paris, de voir soudain,
+descendue dans la rue, separe par des agents intervenus dans la
+bataille, un menage qu'on croyait heureux, uni, honnete. Le scandale a
+eclate tout d'un coup, n'importe quand, a l'instant de se mettre a
+table, le dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter la fete du
+petit garcon.... et maintenant tout est oublie, saccage. L'homme et la
+femme, au milieu du tumulte, ne sont plus que deux demons pitoyables et
+les enfants en larmes se jettent contre eux, les embrassent etroitement,
+les supplient de se taire et de ne plus se battre.
+
+Mlle de Galais, quand elle arriva pres de Meaulnes, me fit penser a un
+de ces enfants-la, a un de ces pauvres enfants affoles. Je crois que
+tous ses amis, tout un village, tout un monde l'eut regardee, qu'elle
+fut accourue tout de meme, qu'elle fut tombee de la meme facon,
+echevelee, pleurante, salie.
+
+Mais quand elle eut compris que Meaulnes etait bien la, que cette fois
+du moins, il ne l'abandonnerait pas, alors elles passa son bras sous le
+sien, puis elle ne put s'empecher de rire au milieu de ses larmes comme
+un petit enfant. Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme
+elle avait tire son mouchoir, Meaulnes le lui prit doucement des mains:
+avec precaution et application, il essuya le sang qui tachait la
+chevelure de la jeune fille.
+
+"Il faut rentrer, maintenant, dit-il.
+
+Et je les lassai retourner tous les deux, dans le beau grand vent du
+soir d'hiver qui leur fouettait le visage,--lui, l'aidant de la main
+aux passages difficiles; elle, souriant et se hatant--vers leur demeure
+pour un instant abandonnee.
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+La "Maison de Frantz".
+
+Mal rassure, en proie a une sourde inquietude, que l'heureux denouement
+du tumulte de la veille n'avait pas suffi a dissiper, il me fallut
+rester enferme dans l'ecole pendant toute la journee du lendemain. Sitot
+apres l'heure "d'etude" qui suit la classe du soir, je pris le chemin
+des Sablonnieres. La nuit tombait quand j'arrivai dans l'allee de sapins
+qui menait a la maison. Tous les volets etaient deja clos. Je craignis
+d'etre importun, en me presentant a cette heure tardive, le lendemain
+d'un mariage. Je restai fort tard a roder sur la lisiere du jardin et
+dans les terres avoisinantes, esperant toujours voir sortir quelqu'un de
+la maison fermee... Mais mon espoir fut decu. Dans la metairie voisine
+elle-meme, rien ne bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hante par les
+imaginations les plus sombres.
+
+Le lendemain samedi, memes incertitudes. Le soir, je pris en hate ma
+pelerine, mon baton, un morceau de pain, pour manger en route, et
+j'arrivai, quand la nuit tombait deja, pour trouver tout ferme aux
+Sablonnieres, comme la veille... Un peu de lumiere au premier etage;
+mais aucun bruit; pas un mouvement... Pourtant, de la cour de la
+metairie je vis cette fois la porte de la ferme ouverte, le feu allume
+dans la grande cuisine et j'entendis le bruit habituel des voix et des
+pas a l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me renseigner. Je ne
+pouvais rien dire ni rien demander a ces gens. Et je retournai guetter
+encore, attendre en vain, pensant toujours voir la porte s'ouvrir et
+surgir enfin la haute silhouette d'Augustin.
+
+C'est le dimanche seulement, dans l'apres-midi, que je resolus de sonner
+a la porte des Sablonnieres. Tandis que je grimpais les coteaux denudes,
+j'entendais sonner au loin les vepres du dimanche d'hiver. Je me sentais
+solitaire et desole. Je ne sais quel pressentiment triste m'envahissait.
+Et je ne fus qu'a demi surpris lorsque, a mon coup de sonnette, je vis
+M. de Galais tout seul paraitre et me parler a voix basse: Yvonne de
+Galais etait alitee, avec une fievre violente; Meaulnes avait du partir
+des vendredi matin pour un long voyage; on ne sait quand il
+reviendrait...
+
+Et comme le vieillard, tres embarrasse, tres triste, ne m'offrait pas
+d'entrer, je pris aussitot conge de lui. La porte refermee, je restai un
+instant sur le perron, le coeur serre, dans un desarroi absolu, a
+regarder sans savoir pourquoi une branche de glycine dessechee que le
+vent balancait tristement dans un rayon de soleil.
+
+Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait depuis son sejour a Paris
+avait fini par etre le plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon
+echappat a la fin a son bonheur tenace...
+
+Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins demander des nouvelles d'Yvonne
+de Galais, jusqu'au soir ou, convalescente enfin, elle me fit prier
+d'entrer. Je la trouvai, assise aupres du feu, dans le salon dont la
+grande fenetre basse donnait sur la terre et les bois. Elle n'etait
+point pale comme je l'avais imagine, mais tout enfievree, au contraire,
+avec de vives taches rouges sous les yeux, et dans un etat d'agitation
+extreme. Bien qu'elle parut tres faible encore, elle s'etait habillee
+comme pour sortir. Elle parlait peu, mais elle disait chaque phrase avec
+une animation extraordinaire, comme si elle eut voulu se persuader a
+elle-meme que le bonheur n'etait pas evanoui encore... Je n'ai pas garde
+le souvenir de ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que j'en
+vins a demander avec hesitation quand Meaulnes serait de retour.
+
+"Je ne sais pas quand il reviendra", repondit-elle vivement.
+
+Il y avait une supplication dans ses yeux, et je me gardai d'en demander
+davantage.
+
+Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai avec elle aupres du feu,
+dans ce salon bas ou la nuit venait plus vite que partout ailleurs.
+Jamais elle ne parlait d'elle-meme ni de sa peine cachee. Mais elle ne
+se lassait pas de me faire conter par le detail notre existence
+d'ecoliers de Sainte-Agathe.
+
+Elle ecoutait gravement, tendrement, avec un interet quasi maternel, le
+recit de nos miseres de grands enfants. Elle ne paraissait jamais
+surprise, pas meme de nos enfantillages les plus audacieux, les plus
+dangereux. Cette tendresse attentive qu'elle tenait de M. de Galais, les
+aventures deplorables de son frere ne l'avaient point lassee. Le seul
+regret que lui inspirat le passe, c'etait, je pense, de n'avoir point
+encore ete pour son frere une confidente assez intime, puisque, au
+moment de sa grande debacle, il n'avait rien ose lui dire non plus qu'a
+personne et s'etait juge perdu sans recours. Et c'etait la, quand j'y
+songe, une lourde tache qu'avait assumee la jeune femme--tache
+perilleuse, de seconder un esprit follement chimerique comme son frere;
+tache ecrasante, quand il s'agissait de lier partie avec ce coeur
+aventureux qu'etait mon ami le grand Meaulnes.
+
+De cette foi qu'elle gardait dans les reves enfantins de son frere, de
+ce soin qu'elle apportait a lui conserver au moins des bribes de ce reve
+dans lequel il avait vecu jusqu'a vingt ans, elle me donna un jour la
+preuve la plus touchante et je dirai presque la plus mysterieuse.
+
+Ce fut par une soiree d'avril desolee comme une fin d'automne. Depuis
+pres d'un mois nous vivions dans un doux printemps premature, et la
+jeune femme avait repris en compagnie de M. de Galais les longues
+promenades qu'elle aimait. Mais ce jour-la, se vieillard se trouvant
+fatigue et moi-meme libre, elle me demanda de l'accompagner malgre le
+temps menacant. A plus d'une demi-lieue des Sablonnieres, en longeant
+l'etang, l'orage, la pluie, la grele nous surprirent. Sous le hangar ou
+nous nous etions abrites contre l'averse interminable, le vent nous
+glacait, debout l'un pres de l'autre, pensifs, devant le paysage noirci.
+Je la revois, dans sa douce robe severe, toute palie, toute tourmentee.
+
+"Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes partis depuis si longtemps.
+Qu'a-t-il pu se passer?"
+
+Mais, a mon etonnement, lorsqu'il nous fut possible enfin de quitter
+notre abri, la jeune femme, au lieu de revenir vers les Sablonnieres,
+continua son chemin et me demanda de la suivre. Nous arrivames, apres
+avoir longtemps marche, devant une maison que je ne connaissais pas,
+isolee, au bord d'un chemin defonce qui devait aller vers Preveranges.
+C'etait une petite maison bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien
+ne distinguait du type usuel dans ce pays, sinon son eloignement et son
+isolement.
+
+A voir Yvonne de Galais, on eut dit que cette maison nous appartenait et
+que nous l'avions abandonnee durant un long voyage. Elle ouvrit, en se
+penchant, une petite grille, et se hata d'inspecter avec inquietude le
+lieu solitaire. Une grande cour herbeuse, ou des enfants avaient du
+venir jouer pendant les longues et lentes soirees de la fin de l'hiver,
+etait ravinee par l'orage. Un cerceau trempait dans une flaque d'eau.
+Dans les jardinets ou les enfants avaient seme des fleurs et des pois,
+la grande pluie n'avait laisse que des trainees de gravier blanc. Et
+enfin nous decouvrimes, blottie contre le seuil d'une des portes
+mouillees, toute une couvee de poussins transpercee par l'averse.
+Presque tous etaient morts sous les ailes raidies et les plumes fripees
+de la mere.
+
+A ce spectacle pitoyable, le jeune femme eut un cri etouffe. Elle se
+pencha et, sans souci de l'eau ni de la boue, triant les poussins
+vivants d'entre les morts, elle les mit dans un pan de son manteau. Puis
+nous entrames dans la maison dont elle avait la clef. Quatre portes
+ouvraient sur un etroit couloir ou le vent s'engouffra en sifflant.
+Yvonne de Galais ouvrit la premiere a notre droite et me fit penetrer
+dans une chambre sombre, ou je distinguai, apres un moment d'hesitation,
+une grande glace et un petit lit recouvert, a la mode campagnarde, d'un
+edredon de soie rouge. Quant a elle, apres avoir cherche un instant dans
+le reste de l'appartement, elle revint, portant la couvee malade dans
+une corbeille garnie de duvet, qu'elle glissa precieusement sous
+l'edredon. Et, tandis qu'un rayon de soleil languissant, le premier et
+le dernier de la journee, faisait plus pales nos visages et plus obscure
+la tombee de la nuit, nous etions la, debout, glaces et tourmentes, dans
+la maison etrange!
+
+D'instant en instant, elle allait regarder dans le nid fievreux, enlever
+un nouveau poussin mort pour l'empecher de faire mourir les autres. Et
+chaque fois il nous semblait que quelque chose comme un grand vent par
+les carreaux casses du grenier, comme un chagrin mysterieux d'enfants
+inconnus, se lamentait silencieusement.
+
+"C'etait ici, me dit enfin ma compagne, la maison de Frantz quand il
+etait petit. Il avait voulu une maison pour lui tout seul, loin de tout
+le monde, dans laquelle il put aller jouer, s'amuser et vivre quand cela
+lui plairait. Mon pere avait trouve cette fantaisie si extraordinaire,
+si drole, qu'il n'avait pas refuse. Et quand cela lui plaisait, un
+jeudi, un dimanche, n'importe quand, Frantz partait habiter dans sa
+maison comme un homme. Les enfants des fermes d'alentour venaient jouer
+avec lui, l'aider a faire son menage, travailler dans le jardin. C'etait
+un jeu merveilleux! Et le soir venu, il n'avait pas peur de coucher tout
+seul. Quant a nous, nous l'admirions tellement que nous ne pensions pas
+meme a etre inquiets.
+
+"Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec un soupir, la
+maison est vide. Monsieur de Galais, frappe par l'age et le chagrin, n'a
+jamais rien fait pour retrouver ni rappeler mon frere. Et que pourrait-
+il tenter?
+
+"Moi je passe ici bien souvent. Les petits paysans des environs viennent
+jouer dans la cour comme autrefois. Et je me plais a imaginer que ce
+sont les anciens amis de Frantz; que lui-meme est encore un enfant et
+qu'il va revenir bientot avec la fiancee qu'il s'etait choisie.
+
+"Ces enfants-la me connaissent bien. Je joue avec eux. Cette couvee de
+petits poulets etait a nous..."
+
+Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais rien dit, ce grand regret
+d'avoir perdu son frere si fou, si charmant et si admire, il avait fallu
+cette averse et cette debacle enfantine pour qu'elle me les confiat. Et
+je l'ecoutais sans rien repondre, le coeur tout gonfle de sanglots....
+
+Les portes et la grille refermees, les poussins remis dans la cabane en
+planches qu'il y avait derriere la maison, elle reprit tristement mon
+bras et je la reconduisis.
+
+Des semaines, des mois passerent. Epoque passee! Bonheur perdu! De celle
+qui avait ete la fee, la princesse et l'amour mysterieux de toute notre
+adolescence, c'est a moi qu'il etait echu de prendre le bras et de dire
+ce qu'il fallait pour adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon
+avait fui. De cette epoque, de ces conversations, le soir, apres la
+classe que je faisais sur la cote de Saint-Benoist-des-Champs, de ces
+promenades ou la seule chose dont il eut fallu parler etait la seule sur
+laquelle nous etions decides a nous taire, que pourrais-je dire a
+present? Je n'ai pas garde d'autre souvenir que celui, a demi efface
+deja, d'un beau visage amaigri, de deux yeux dont les paupieres
+s'abaissent lentement tandis qu'ils me regardent, comme pour deja ne
+plus voir qu'un monde interieur.
+
+Et je suis demeure son compagnon fidele--compagnon d'une attente dont
+nous ne parlions pas--durant tout un printemps et tout un ete comme il
+n'y en aura jamais plus. Plusieurs fois, nous retournames, l'apres-midi,
+a la maison de Frantz. Elle ouvrait les portes pour donner de l'air,
+pour que rien ne fut moisi quand le jeune menage reviendrait. Elle
+s'occupait de la volaille a demi sauvage qui gitait dans la basse-cour.
+Et le jeudi ou le dimanche, nous encouragions les jeux des petits
+campagnards d'alentour, dont les cris et les rires, dans le site
+solitaire, faisaient paraitre plus deserte et plus vide encore la petite
+maison abandonnee.
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+Conversation sous la pluie.
+
+Le mois d'aout, epoque des vacances, m'eloigna des Sablonnieres et de la
+jeune femme. Je dus aller passer a Sainte-Agathe mes deux mois de conge.
+Je revis la grande cour seche, le preau, la classe vide... Tout parlait
+du grand Meaulnes. Tout etait rempli des souvenirs de notre adolescence
+deja finie. Pendant ces longues journees jaunies, je m'enfermais comme
+jadis, avant la venue de Meaulnes, dans le cabinet des archives, dans
+les classes desertes. Je lisais, j'ecrivais, je me souvenais... Mon pere
+etait a la peche au loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du
+piano comme jadis... Et dans le silence absolu de la classe, ou les
+couronnes de papier vert dechirees, les enveloppes des livres de prix,
+les tableaux eponges, tout disait que l'annee etait finie, les
+recompenses distribuees, tout attendais l'automne, la rentree d'octobre
+et le nouvel effort--je pensais de meme que notre jeunesse etait finie
+et le bonheur manque; moi aussi j'attendais la rentree aux Sablonnieres
+et le retour d'Augustin qui peut-etre ne reviendrait jamais...
+
+Il y avait cependant une nouvelle heureuse que j'annoncai a Millie,
+lorsqu'elle se decida a m'interroger sur la nouvelle mariee. Je
+redoutais ses questions, sa facon a la fois tres innocente et tres
+maligne de vous plonger soudain dans l'embarras, en mettant le doigt sur
+votre pensee la plus secrete. Je coupai court a tout en annoncant que la
+jeune femme de mon ami Meaulnes serait mere au mois d'octobre.
+
+A part moi, je me rappelai le jour ou Yvonne de Galais m'avait fait
+comprendre cette grande nouvelle. Il y avait eut un silence; de ma part,
+un leger embarras de jeune homme. Et j'avais dit tout de suite,
+inconsiderement, pour le dissiper--songeant trop tard a tout le drame
+que je remuais ainsi:
+
+"Vous devez etre bien heureuse?"
+
+Mais elle, sans arriere-pensee, sans regret, ni remords, ni rancune,
+elle avait repondu avec un beau sourire de bonheur:
+
+"Oui, bien heureuse".
+
+Durant cette derniere semaine des vacances, qui est en general la plus
+belle et la plus romantique, semaine de grandes pluies, semaine ou l'on
+commence a allumer les feux, et que je passais d'ordinaire a chasser
+dans les sapins noirs et mouilles du Vieux-Nancay, je fis mes
+preparatifs pour rentrer directement a Saint-Benoist-des-Champs. Firmin,
+ma tante Julie et mes cousines du Vieux-Nancay m'eussent pose trop de
+questions auxquelles je ne voulais pas repondre. Je renoncai pour cette
+fois a mener durant huit jours la vie enivrante de chasseur campagnard
+et je regagnai ma maison d'ecole quatre jours avant la rentree des
+classes.
+
+J'arrivai avant la nuit dans la cour deja tapissee de feuilles jaunies.
+Le voiturier parti, je deballai tristement dans la salle a manger,
+sonore et "renfermee" le paquet de provisions que m'avait fait maman...
+Apres un leger repas du bout des dents, impatient, anxieux, je mis ma
+pelerine et partis pour une fievreuse promenade qui me mena tout droit
+aux abords des Sablonnieres.
+
+Je ne voulus pas m'y introduire en intrus des le premier soir de mon
+arrivee. Cependant, plus hardi qu'en fevrier, apres avoir tourne tout
+autour du Domaine ou brillait seule la fenetre de la jeune femme, je
+franchis, derriere la maison, la cloture du jardin et m'assis sur un
+banc, contre la haie, dans l'ombre commencante, heureux simplement
+d'etre la, tout pres de ce qui me passionnait et m'inquietait le plus au
+monde.
+
+La nuit venait. Une pluie fine commencait a tomber. La tete basse, je
+regardais, sans y songer, mes souliers se mouiller peu a peu et luire
+d'eau. L'ombre m'entourait lentement et la fraicheur me gagnait sans
+troubler ma reverie. Tendrement, tristement, je revais aux chemins
+boueux de Sainte-Agathe, par ce meme soir de septembre; j'imaginais la
+place pleine de brume, le garcon boucher qui siffle en allant a la
+pompe, le cafe illumine, la joyeuse voituree avec sa carapace de
+parapluies ouverts qui arrivait avant la fin des vacances, chez l'oncle
+Florentin... Et je me disais tristement: "Qu'importe tout ce bonheur,
+puisque Meaulnes, mon compagnon, ne peut pas y etre, ni sa jeune
+femme..."
+
+C'est alors que, levant la tete, je la vis a deux pas de moi. Ses
+souliers, dans le sable, faisaient un bruit leger que j'avais confondu
+avec celui des gouttes d'eau de la haie. Elle avait sur la tete et les
+epaules un grand fichu de laine noire, et la pluie fine poudrait sur son
+front ses cheveux. Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle apercu par la
+fenetre qui donnait sur le jardin. Et elle venait vers moi. Ainsi ma
+mere, autrefois, s'inquietait et me cherchait pour me dire: "Il faut
+rentrer", mais ayant pris gout a cette promenade sous la pluie et dans
+la nuit, elle disait seulement avec douceur: "Tu vas prendre froid!" et
+restait en ma compagnie a causer longuement...
+
+Yvonne de Galais me tendit une main brulante, et, renoncant a me faire
+entrer aux Sablonnieres, elle s'assit sur le banc moussu et vert-de-
+grise, du cote le moins mouille, tandis que debout, appuye du genou a ce
+meme banc, je me penchais vers elle pour l'entendre.
+
+Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir ainsi ecourte mes
+vacances:
+
+"Il fallait bien, repondis-je, que je vinsse au plus tot pour vout tenir
+compagnie.
+
+--Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je suis seule
+encore. Augustin n'est pas revenu..."
+
+Prenant ce soupir pour un regret, un reproche etouffe, je commencais a
+dire lentement:
+
+"Tant de folies dans une si noble tete! Peut-etre le gout des aventures
+plus fort que tout..."
+
+Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut en ce lieu, ce soir-la, que
+pour la premiere et la derniere fois, elle me parla de Meaulnes.
+
+"Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, Francois Seurel, mon ami. Il
+n'y a que nous--il n'y a que moi de coupable. Songez a ce que nous
+avons fait...
+
+"Nous lui avons dit: "Voici le bonheur, voici ce que tu as cherche
+pendant toute ta jeunesse, voici le jeune fille qui etait a la fin de
+tous tes reves!"
+
+"Comment celui que nous poussions ainsi par les epaules n'aurait-il pas
+ete saisi d'hesitation, puis de crainte, puis d'epouvante, et n'aurait-
+il pas cede a la tentation de s'enfuir!
+
+--Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous etiez ce bonheur-
+la, cette jeune fille-la.
+
+--Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoir cette pensee
+orgueilleuse. C'est cette pensee-la qui est cause de tout.
+
+"Je vous disais: "Peut-etre que je ne puis rien faire pour lui". Et au
+fond de moi, je pensais: Puisqu'il m'a tant cherchee et puisque je
+l'aime il faudra bien que je fasse son bonheur". Mais quand je l'ai vu
+pres de moi, avec toute sa fievre, son inquietude, son remords
+mysterieux, j'ai compris que je n'etais qu'une pauvre femme comme les
+autres...
+
+"--Je ne suis pas digne de vous", repetait-il, quand ce fut le petit
+jour et la fin de la nuit de nos noces.
+
+"Et j'essayais de le consoler, de le rassurer. Rien ne calmait son
+angoisse. Alors j'ai dit: "S'il faut que vous partiez, si je suis venue
+vers vous au moment ou rien ne pouvait vous rendre heureux, s'il faut
+que vous m'abandonniez un temps pour ensuite revenir apaise pres de moi,
+c'est moi qui vous demande de partir..."
+
+Dans l'ombre je vis qu'elle avait leve les yeux sur moi. C'etait comme
+une confession qu'elle m'avait faite, et elle attendait, anxieusement,
+que je l'approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je dire? Certes, au
+fond de moi, je revoyais le grand Meaulnes de jadis, gauche et sauvage,
+qui se faisait toujours punir plutot que de s'excuser ou de demander une
+permission qu'on lui eut certainement accordee. Sans doute aurait-il
+fallu qu'Yvonne de Galais lui fit violence, et lui prenant la tete entre
+ses mains, lui dit: "Qu'importe ce que vous avez fait; je vous aime;
+tous les hommes ne sont-ils pas des pecheurs?" Sans doute avait-elle eu
+grand tort, par generosite, par esprit de sacrifice, de le rejeter ainsi
+sur la route des aventures... Mais comment aurais-je pu desapprouver
+tant de bonte, tant d'amour!...
+
+Il y eut un long moment de silence, pendant lequel, troubles jusques au
+fond du coeur, nous entendions la pluie froide degoutter dans les haies
+et sous les branches des arbres.
+
+"Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. Plus rien ne nous separait
+desormais. Et il m'a embrassee, simplement, comme un mari qui laisse sa
+jeune femme, avant un long voyage..."
+
+Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main fievreuse, puis son bras,
+et nous remontames l'allee dans l'obscurite profonde.
+
+"Pourtant il ne vous a jamais ecrit? demandai-je.
+
+--Jamais", repondit-elle.
+
+Et alors, la pensee nous venant a tous deux de la vie aventureuse qu'il
+menait a cette heure sur les routes de France ou d'Allemagne, nous
+commencames a parler de lui comme nous ne l'avions jamais fait. Details
+oublies, impressions anciennes nous revenaient en memoire, tandis que
+lentement nous regagnions la maison, faisant a chaque pas de longues
+stations pour mieux echanger nos souvenirs... Longtemps--jusqu'aux
+barrieres du jardin--dans l'ombre, j'entendis la precieuse voix basse
+de la jeune femme; et moi, repris par mon vieil enthousiasme, je lui
+parlais sans me lasser, avec une amitie profonde, de celui qui nous
+avait abandonnes...
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+Le fardeau.
+
+La classe devait commencer le lundi. Le samedi soir, vers cinq heures,
+une femme du Domaine entra dans la cour de l'ecole ou j'etais occupe a
+scier du bois pour l'hiver. Elle venait m'annoncer qu'une petite fille
+etait nee aux Sablonnieres. L'accouchement avait ete difficile. A neuf
+heures du soir il avait fallu demander la sage-femme de Preveranges. A
+minuit, on avait attele de nouveau pour aller chercher le medecin de
+Vierzon. Il avait du appliquer les fers. La petite fille avait la tete
+blessee et criait beaucoup mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de
+Galais etait maintenant tres affaissee , mais elle avait souffert et
+resiste avec une vaillance extraordinaire.
+
+Je laissai la mon travail, courus revetir un autre paletot, et content,
+en somme, de ces nouvelles, je suivis la bonne femme jusqu'aux
+Sablonnieres. Avec precaution, de crainte que l'une des deux blessees ne
+fut endormie, je montai par l'etroit escalier de bois qui menait au
+premier etage. Et la, M. de Galais, le visage fatigue mais heureux me
+fit entrer dans la chambre ou l'on avait provisoirement installe le
+berceau entoure de rideaux.
+
+Je n'etais jamais entre dans une maison ou fut ne le jour meme un petit
+enfant. Que cela me paraissait bizarre et mysterieux et bon! Il faisait
+un soir si beau--un veritable soir d'ete--que M. de Galais n'avait pas
+craint d'ouvrir la fenetre qui donnait sur la cour. Accoude pres de moi
+sur l'appui de la croisee, il me racontait, avec epuisement et bonheur,
+le drame de la nuit; et moi qui l'ecoutais, je sentais obscurement que
+quelqu'un d'etranger etait maintenant avec nous dans la chambre...
+
+Sous les rideaux, cela se mit a crier, un petit cri aigre et prolonge...
+Alors M. de Galais me dit a demi-voix:
+
+"C'est cette blessure a la tete qui la fait crier".
+
+Machinalement--on sentait qu'il faisait cela depuis le matin et que
+deja il en avait pris l'habitude--il se mit a bercer le petit paquet de
+rideaux.
+
+"Elle a ri deja, dit-il, et elle prend le doigt. Mais vous ne l'avez pas
+vue?"
+
+Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure bouffie, un
+petit crane allonge et deforme par les fers:
+
+"Ce n'est rien, dit M. de Galais, le medecin a dit que tout cela
+s'arrangerait de soi-meme... Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer".
+
+Je decouvrais la comme un monde ignore. Je me sentais le coeur gonfle
+d'une joie etrange que je ne connaissais pas auparavant...
+
+M. de Galais entr'ouvrit avec precaution la porte de la chambre de la
+jeune femme. Elle ne dormait pas.
+
+"Vous pouvez entrer", dit-il.
+
+Elle etait etendue, le visage enfievre, au milieu de ses cheveux blonds
+epars. Elle me tendit la main en souriant d'un air las. Je lui fis
+compliment de sa fille. D'une voix un peu rauque, et avec une rudesse
+inaccoutumee--la rudesse de quelqu'un qui revient du combat:
+
+"Oui, mais on me l'a abimee", dit-elle en souriant.
+
+Il fallut bientot partir pour ne pas la fatiguer.
+
+Le lendemain dimanche, dans l'apres-midi, je me rendis avec une hate
+presque joyeuse aux Sablonnieres. A la porte, un ecriteau fixe avec des
+epingles arreta le geste que je faisais deja:
+
+Priere de ne pas sonner
+
+Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai assez fort.
+J'entendis dans l'interieur des pas etouffes qui accouraient. Quelqu'un
+que je ne connaissais pas--et qui etait le medecin de Vierzon--
+m'ouvrit:
+
+"Eh bien, qu'y a-t-il? fis-je vivement.
+
+--Chut! chut!--me repondit-il tout bas, l'air fache. La petite fille a
+failli mourir cette nuit. Et la mere est tres mal".
+
+Completement deconcerte, je le suivis sur la pointe des pieds jusqu'au
+premier etage. La petite fille endormie dans son berceau etait toute
+pale, toute blanche, comme un petit enfant mort. Le medecin pensait la
+sauver. Quant a la mere, il m'affirmait rien... Il me donna de longues
+explications comme au seul ami de la famille. Il parla de congestion
+pulmonaire, d'embolie. Il hesitait, il n'etait pas sur... M. de Galais
+entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard et tremblant.
+
+Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir ce qu'il faisait:
+
+"Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit pas effrayee; il faut, a
+ordonne le medecin, lui persuader que cela va bien".
+
+Tout le sang a la figure, Yvonne de Galais etait etendue, la tete
+renversee comme la veille. Les joues et le front rouge sombre, les yeux
+par instants revulses, comme quelqu'un qui etouffe, elle se defendait
+contre la mort avec un courage et une douceur indicibles.
+
+Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa main en feu, avec tant
+d'amitie que je faillis eclater en sanglots.
+
+"Eh bien, eh bien, dit M. de Galais tres fort, avec un enjouement
+affreux, qui semblait de folie, vous voyez que pour une malade elle n'a
+pas trop mauvaise mine!"
+
+Et je ne savais que repondre, mais je gardais dans la mienne la main
+horriblement chaude de la jeune femme mourante...
+
+Elle voulut faire un effort pour me dire quelque chose, me demander je
+ne sais quoi; elle tourna les yeux vers moi, puis vers la fenetre, comme
+pour me faire signe d'aller dehors chercher Quelqu'un... Mais alors une
+affreuse crise d'etouffement la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un
+instant, m'avaient appele si tragiquement, se revulserent; ses joues et
+son front noircirent, et elle se debattit doucement cherchant a contenir
+jusqu'a la fin son epouvante et son desespoir. On se precipita--le
+medecin et les femmes--avec un ballon d'oxygene, des serviettes, des
+flacons; tandis que le vieillard penche sur elle criait--criait comme
+si deja elle eut ete loin de lui, de sa voix rude et tremblante:
+
+"N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu n'as pas besoin d'avoir
+peur!"
+
+Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu, mais elle continua a
+suffoquer a demi, les yeux blancs, la tete renversee, luttant toujours,
+mais incapable, fut-ce un instant, pour me regarder et me parler, de
+sortir du gouffre ou elle etait deja plongee.
+
+... Et comme je n'etais utile a rien, je dus me decider a partir. Sans
+doute, j'aurais pu rester un instant encore; et a cette pensee je me
+sens etreint par un affreux regret. Mais quoi? J'esperais encore. Je me
+persuadais que tout n'etait pas si proche.
+
+En arrivant a la lisiere des sapins, derriere la maison, songeant au
+regard de la jeune femme tourne vers la fenetre, j'examinai avec
+l'attention d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la profondeur de
+ce bois par ou Augustin etait venu jadis et par ou il avait fui l'hiver
+precedent. Helas! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte; pas une
+branche qui remue. Mais, a la longue, la-bas, vers l'allee qui venait de
+Preveranges, j'entendis le son tres fin d'une clochette; bientot parut
+au detour du sentier un enfant avec une calotte rouge et une blouse
+d'ecolier que suivait un pretre... Et je partis, devorant mes larmes.
+
+Le lendemain etait le jour de la rentree des classes. A sept heures, il
+y avait deja deux ou trois gamins dans la cour. J'hesitai longuement a
+descendre, a me montrer. Et lorsque je parus enfin, tournant la clef de
+la classe moisie, qui etait fermee depuis deux mois, ce que je redoutais
+le plus au monde arriva: je vis le plus grand des ecoliers se detacher
+du groupe qui jouait sous le preau et s'approcher de moi. Il venait me
+dire que "le jeune dame des Sablonnieres etait morte hier a la tombee de
+la nuit".
+
+Tout se mele pour moi, tout se confond dans cette douleur. Il me semble
+maintenant que jamais plus je n'aurai le courage de recommencer la
+classe. Rien que traverser la cour aride de l'ecole c'est une fatigue
+qui va me briser les genoux. Tout est penible, tout est amer puisqu'elle
+est morte. Le monde est vide, les vacances sont finies. Finies, les
+longues courses perdues en voiture; finie, la fete mysterieuse... Tout
+redevient la peine que c'etait.
+
+J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de classe ce matin. Ils s'en
+vont, par petits groupes, porter cette nouvelle aux autres a travers la
+campagne. Quant a moi, je prends mon chapeau noir, une jaquette bordee
+que j'ai, et je m'en vais miserablement vers les Sablonnieres...
+
+... Me voici devant la maison que nous avions tant cherchee il y a trois
+ans! C'est dans cette maison qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin
+Meaulnes, est morte hier soir. Un etranger la prendrait pour une
+chapelle, tant il s'est fait de silence depuis hier dans ce lieu desole.
+
+Voila donc ce que nous reservait ce beau matin de rentree, ce perfide
+soleil d'automne qui glisse sous les branches. Comment lutterais-je
+contre cette affreuse revolte, cette suffocante montee de larmes! Nous
+avions retrouve la belle jeune fille. Nous l'avions conquise. Elle etait
+la femme de mon compagnon et moi je l'aimais de cette amitie profonde et
+secrete qui ne se dit jamais. Je la regardais et j'etais content, comme
+un petit enfant. J'aurais un jour peut-etre epouse une autre jeune
+fille, et c'est a elle la premiere que j'aurais confie la grande
+nouvelle secrete...
+
+Pres de la sonnette, au coin de la porte, on a laisse l'ecriteau d'hier.
+On a deja apporte le cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre
+du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui m'accueille, qui me
+raconte la fin et qui entr'ouvre doucement la porte... La voici. Plus de
+fievre ni de combats. Plus de rougeur, ni d'attente... Rien que le
+silence, et, entoure d'ouate, un dur visage insensible et blanc, un
+front mort d'ou sortent les cheveux drus et durs.
+
+M. de Galais, accroupi dans un coin, nous tournant le dos, est en
+chaussettes, sans souliers, et il fouille avec une terrible obstination
+dans des tiroirs en desordre, arraches d'une armoire. Il en sort de
+temps a autre, avec une crise de sanglots qui lui secoue les epaules
+comme une crise de rire, une photographie ancienne, deja jaunie, de sa
+fille.
+
+L'enterrement est pour midi. Le medecin craint la decomposition rapide,
+qui suit parfois les embolies. C'est pourquoi le visage, comme tout le
+corps d'ailleurs, est entoure d'ouate imbibee de phenol.
+
+L'habillage termine--on lui a mis son admirable robe de velours bleu
+sombre, semee par endroits de petites etoiles d'argent, mais il a fallu
+aplatir et friper les belles manches a gigot maintenant demodees--au
+moment de faire monter le cercueil, on s'est apercu qu'il ne pourrait
+pas tourner dans le couloir trop etroit. Il faudrait avec une corde le
+hisser dehors par la fenetre et de la meme facon le faire descendre
+ensuite... Mais M. de Galais, toujours penche sur de vieilles choses
+parmi lesquelles il cherche on ne sait quels souvenirs perdus,
+intervient alors avec une vehemence terrible.
+
+"Plutot, dit-il d'une voix coupee par les larmes et la colere, plutot
+que de laisser faire une chose aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai
+et la descendrai dans mes bras..."
+
+Et il ferait ainsi, au risque de tomber en faiblesse, a mi-chemin, et de
+s'ecrouler avec elle!
+
+Mais alors je m'avance, je prends le seul parti possible: avec l'aide du
+medecin et d'une femme, passant un bras sous le dos de la morte etendue,
+l'autre sous ses jambes, je la charge contre ma poitrine. Assise sur mon
+bras gauche, les epaules appuyees contre mon bras droit, sa tete
+retombante retournee sous mon menton, elle pese terriblement sur mon
+coeur. Je descends lentement, marche par marche, le long escalier raide,
+tandis qu'en bas on apprete tout.
+
+J'ai bientot les deux bras casses par la fatigue. A chaque marche, avec
+ce poids sur la poitrine, je suis un peu essouffle. Agrippe au corps
+inerte et pesant, je baisse la tete sur la tete de celle que j'emporte,
+je respire fortement et ses cheveux blonds aspires m'entrent dans la
+bouche--des cheveux morts qui ont un gout de terre. Ce gout de terre et
+de mort, ce poids sur le coeur, c'est tout ce qui reste pour moi de la
+grande aventure, et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant cherchee
+--tant aimee...
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+Le cahier de devoirs mensuels.
+
+Dans la maison pleine de tristes souvenirs, ou des femmes, tout le jour,
+bercaient et consolaient un tout petit enfant malade, le vieux M. de
+Galais ne tarda pas a s'aliter. Aux premiers grands froids de l'hiver il
+s'eteignit paisiblement et je ne pus me tenir de verser des larmes au
+chevet de ce vieil homme charmant, dont la pensee indulgente et la
+fantaisie alliee a celle de son fils avaient ete la cause de toute notre
+aventure. Il mourut, fort heureusement, dans une incomprehension
+complete de tout ce qui s'etait passe et, d'ailleurs, dans un silence
+presque absolu. Comme il n'avait plus depuis longtemps ni parents ni
+amis dans cette region de la France, il m'institua par testament son
+legataire universel jusqu'au retour de Meaulnes, a qui je devais rendre
+compte de tout, s'il revenait jamais... Et c'est au Sablonnieres
+desormais que j'habitai. Je n'allais plus a Saint-Benoist que pour y
+faire la classe, partant le matin de bonne heure, dejeunant a midi d'un
+repas prepare au Domaine, que je faisais chauffer sur le poele, et
+rentrant le soir aussitot apres l'etude. Ainsi je pus garder pres de moi
+l'enfant que les servantes de la ferme soignaient. Surtout j'augmentais
+mes chances de rencontrer Augustin, s'il rentrait un jour aux
+Sablonnieres.
+
+Je ne desesperais pas, d'ailleurs, de decouvrir a la longue dans les
+meubles, dans les tiroirs de la maison, quelque papier, quelque indice
+qui me permit de connaitre l'emploi de son temps, durant le long silence
+des annees precedentes--et peut-etre ainsi de saisir les raisons de sa
+fuite ou tout au moins de retrouver sa trace... J'avais deja vainement
+inspecte je ne sais combien de placards et d'armoires, ouvert, dans les
+cabinets de debarras, une quantite d'anciens cartons de toutes formes,
+qui se trouvaient tantot remplis de liasses de vieilles lettres et de
+photographies jaunies de la famille de Galais, tantot bondes de fleurs
+artificielles, de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux demodes. Il
+s'echappait de ces boites je ne sais quelle odeur fanee, quel parfum
+eteint, qui, soudain, reveillaient en moi pour tout un jour les
+souvenirs, les regrets, et arretaient mes recherches...
+
+Un jour de conge, enfin, j'avisai au grenier une vieille petite malle
+longue et basse, couverte de poils de porc a demi ronges, et que je
+reconnus pour etre la malle d'ecolier d'Augustin. Je me reprochai de
+n'avoir point commence par la mes recherches. J'en fis sauter facilement
+la serrure rouillee. La malle etait pleine jusqu'au bord des cahiers et
+des livres de Sainte-Agathe. Arithmetiques, litteratures, cahiers de
+problemes, que sais-je?... Avec attendrissement plutot que par
+curiosite, je me mis a fouiller dans tout cela, relisant les dictees que
+je savais encore par coeur, tant de fois nous les avions recopiees!
+"L'Aqueduc" de Rousseau, "Une aventure en Calabre" de P.L. Courier,
+"Lettre de George Sand a son fils"...
+
+Il y avait aussi un "Cahier de Devoirs Mensuels". J'en fus surpris, car
+ces cahiers restaient au Cours et les eleves ne les emportaient jamais
+au dehors. C'etait un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de
+l'eleve, Augustin Meaulnes, etait ecrit sur la couverture en ronde
+magnifique. Je l'ouvris. A la date des devoirs, avril 189... je reconnus
+que Meaulnes l'avait commence peu de jours avant de quitter Sainte-
+Agathe. Les premieres pages etaient tenues avec le soin religieux qui
+etait de regle lorsqu'on travaillait sur ce cahier de compositions. Mais
+il n'y avait pas plus de trois pages ecrites, le reste etait blanc et
+voila pourquoi Meaulnes l'avait emporte.
+
+Tout en reflechissant, agenouille par terre, a ces coutumes, a ces
+regles pueriles qui avaient tenu tant de place dans notre adolescence,
+je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages du cahier inacheve.
+Et c'est ainsi que je decouvris de l'ecriture sur d'autres feuillets.
+Apres quatre pages laissees en blanc on avait recommence a ecrire.
+
+C'etait encore l'ecriture de Meaulnes, mais rapide, mal formee, a peine
+lisible; de petits paragraphes de largeurs inegales, separes par des
+lignes blanches. Parfois ce n'etait qu'une phrase inachevee. Quelquefois
+une date. Des la premiere ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir la des
+renseignements sur la vie passee de Meaulnes a Paris, des indices sur la
+piste que je cherchais, et je descendis dans la salle a manger pour
+parcourir a loisir, a la lumiere du jour, l'etrange document. Il faisait
+un jour d'hiver clair et agite. Tantot le soleil vif dessinait les croix
+des carreaux sur les rideaux blancs de la fenetre, tantot un vent
+brusque jetait aux vitres une averse glacee. Et c'est devant cette
+fenetre, aupres du feu, que je lus ces lignes qui m'expliquerent tant de
+choses et dont voici la copie tres exacte...
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+Le secret.
+
+Je suis passe une fois encore sous la fenetre. La vitre est toujours
+poussiereuse et blanchie par le double rideau qui est derriere. Yvonne
+de Galais l'ouvrirait-elle que je n'aurais rien a lui dire puisqu'elle
+est mariee... Que faire, maintenant? Comment vivre?...
+
+Samedi 13 fevrier.--J'ai rencontre, sur le quai, cette jeune fille qui
+m'avait renseigne au mois de juin, qui attendait comme moi devant la
+maison fermee... Je lui ai parle. Tandis qu'elle marchait, je regardais
+de cote les legers defauts de son visage: une petite ride au coin des
+levres, un peu d'affaissement aux joues, et de la poudre accumulee aux
+ailes du nez. Elle c'est retournee tout d'un coup et me regardant bien
+en face, peut-etre parce qu'elle est plus belle de face que de profil,
+elle m'a dit d'une voix breve:
+
+"Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez un jeune homme qui me faisait
+la cour, autrefois, a Bourges. Il etait meme mon fiance..."
+
+Cependant a la nuit pleine, sur le trottoir desert et mouille qui
+reflete la lueur d'un bec de gaz, elle s'est approchee de moi tout d'un
+coup, pour me demander de l'emmener ce soir au theatre avec sa soeur. Je
+remarque pour la premiere fois qu'elle est habillee de deuil, avec un
+chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure, un haut parapluie fin,
+pareil a une canne. Et comme je suis tout pres d'elle, quand je fais un
+geste mes ongles griffent le crepe de son corsage... Je fais des
+difficultes pour accorder ce qu'elle demande. Fachee, elle veut partir
+tout de suite. Et c'est moi, maintenant qui la retiens et la prie. Alors
+un ouvrier qui passe dans l'obscurite plaisante a mi-voix:
+
+"N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!"
+
+Et nous sommes restes, tous les deux, interdits.
+
+Au theatre.--Les deux jeunes filles, mon amie qui s'appelle Valentine
+Blondeau et sa soeur, sont arrivees avec de pauvres echarpes.
+
+Valentine est placee devant moi. A chaque instant elle se retourne,
+inquiete, comme se demandant ce que je lui veux. Et moi, je me sens pres
+d'elle, presque heureux; je lui reponds chaque fois par un sourire.
+
+Tout autour de nous, il y avait des femmes trop decolletees. Et nous
+plaisantions. Elle souriait d'abord, puis elle dit: "Il ne faut pas que
+je rie. Moi aussi je suis trop decolletee". Et elle s'est enveloppee
+dans son echarpe. En effet sous le carre de dentelle noire, on voyait
+que, dans sa hate a changer de toilette, elle avait refoule le haut de
+sa simple chemise montante.
+
+Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de pueril; il y a dans son
+regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux qui m'attire. Pres
+d'elle, le seul etre au monde qui ait pu me renseigner sur les gens du
+Domaine, je ne cesse de penser a mon etrange aventure de jadis... J'ai
+voulu l'interroger de nouveau sur le petit hotel du boulevard. Mais a
+son tour, elle m'a pose des questions si genantes que je n'ai su rien
+repondre. Je sens que desormais nous serons, tous les deux, muets sur ce
+sujet. Et pourtant je sais aussi que je la reverrai. A quoi bon? Et
+pourquoi?... Suis-je condamne maintenant a suivre a la trace tout etre
+qui portera en soi le plus vague, le plus lointain relent de mon
+aventure manquee?...
+
+A minuit, seul, dans la rue deserte, je me demande ce que me veut cette
+nouvelle et bizarre histoire? Je marche le long des maisons pareilles a
+des boites en carton alignees, dans lesquelles tout un peuple dort. Et
+je me souviens tout a coup d'une decision que j'avais prise l'autre
+mois: j'avais resolu d'aller la-bas en pleine nuit, vers une heure du
+matin, de contourner l'hotel, d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer
+comme un voleur et de chercher un indice quelconque qui me permit de
+retrouver le Domaine perdu, pour la revoir, seulement la revoir... Mais
+je suis fatigue. J'ai faim. Moi aussi je me suis hate de changer de
+costume, avant le theatre, et je n'ai pas dine... Agite, inquiet
+pourtant, je reste longtemps assis sur le bord de mon lit, avant de me
+coucher, en proie a un vague remords. Pourquoi?
+
+Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni que je les reconduise, ni
+me dire ou elles demeuraient. Mais je les ai suivies aussi longtemps que
+j'ai pu. Je sais qu'elles habitent une petite rue qui tourne aux
+environs de Notre-Dame. Mais a quel numero?... J'ai devine qu'elles
+etaient couturieres ou modistes.
+
+En se cachant de sa soeur, Valentine m'a donne rendez-vous pour jeudi, a
+quatre heures, devant le meme theatre ou nous sommes alles.
+
+"Si je n'etais pas la jeudi, a-t-elle dit, revenez vendredi a la meme
+heure, puis samedi, et ainsi de suite, tous les jours".
+
+Jeudi 18 fevrier.--Je suis parti pour l'attendre dans le grand vent qui
+charrie de la pluie. On se disait a chaque instant: il va finir par
+pleuvoir...
+
+Je marche dans la demi-obscurite des rues, un poids sur le coeur. Il
+tombe une goutte d'eau. Je crains qu'il ne pleuve: une averse peut
+l'empecher de venir. Mais le vent se reprend a souffler et la pluie ne
+tombe pas cette fois encore. La-haut, dans le gris apres-midi du ciel--
+tantot gris et tantot eclatant--un grand nuage a du ceder au vent. Et
+je suis ici terre dans une attente miserable...
+
+Devant le theatre.--Au bout d'un quart d'heure je suis certain qu'elle
+ne viendra pas. Du quai ou je suis, je surveille au loin, sur le pont
+par lequel elle aurait du venir, le defile des gens qui passent.
+J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes en deuil que je vois
+venir et je me sens presque de la reconnaissance pour celles qui, le
+plus longtemps, le plus pres de moi, lui ont ressemble et m'ont fait
+esperer...
+
+Une heure d'attente.--Je suis las. A la tombee de la nuit, un gardien
+de la paix traine au poste voisin un voyou qui lui jette d'une voix
+etouffee toutes les injures, toutes les ordures qu'il sait. L'agent est
+furieux, pale, muet... Des le couloir il commence a cogner, puis il
+referme sur eux la porte pour battre le miserable tout a l'aise... Il me
+vient cette pensee affreuse que j'ai renonce au paradis et que je suis
+en train de pietiner aux portes de l'enfer.
+
+De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne cette rue etroite et
+basse, entre la Seine et Notre-Dame, ou je connais a peu pres la place
+de leur maison. Tout seul, je vais et viens. De temps a autre une bonne
+ou une menagere sort sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses
+emplettes... Il n'y a rien, ici, pour moi, et je m'en vais... Je
+repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit, sur la place ou nous
+devions nous attendre. Il y a plus de monde que tout a l'heure--une
+foule noire...
+
+Suppositions--Desespoir--Fatigue. Je me raccroche a cette pensee:
+demain. Demain, a la meme heure, en ce meme endroit, je reviendrai
+l'attendre. Et j'ai grand'hate que demain soit arrive. Avec ennui
+j'imagine la soiree d'aujourd'hui, puis la matinee du lendemain, que je
+vais passer dans le desoeuvrement... Mais deja cette journee n'est-elle
+pas presque finie?... Rentre chez moi, pres du feu, j'entends crier les
+journaux du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque part dans la
+ville, aupres de Notre-Dame, elle les entend aussi.
+
+Elle... Je veux dire: Valentine.
+
+Cette soiree que j'avais voulu escamoter me pese etrangement. Tandis que
+l'heure avance, que ce jour-la va bientot finir et que deja je le
+voudrai fini, il y a des hommes qui lui ont confie tout leur espoir,
+tout leur amour et leurs dernieres forces. Il y a des hommes mourants,
+d'autres qui attendent une echeance, et qui voudraient que ce ne soit
+jamais demain. Il y en a d'autres pour qui demain pointera comme un
+remords. D'autres qui sont fatigues, et cette nuit ne sera jamais assez
+longue pour leur donner tout le repos qu'il faudrait. Et moi, moi qui a
+perdu ma journee, de quel droit est-ce que j'ose appeler demain?
+
+Vendredi soir.--J'avais pense ecrire a la suite: "Je ne l'ai pas
+revue". Et tout aurait ete fini.
+
+Mais en arrivant ce soir, a quatre heures, au coin du theatre: la voici.
+Fine et grave, vetue de noir, mais avec de la poudre au visage et une
+collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable. Un air a la fois
+douloureux et malicieux.
+
+C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout de suite, qu'elle ne
+viendra plus.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+. .
+
+Et pourtant, a la tombee de la nuit, nous voici encore tous les deux,
+marchant lentement l'un pres de l'autre, sur le gravier des Tuileries.
+Elle me raconte son histoire mais d'une facon si enveloppee que je
+comprends mal. Elle dit: "mon amant" en parlant de ce fiance qu'elle n'a
+pas epouse. Elle le fait expres, je pense, pour me choquer et pour que
+je ne m'attache point a elle.
+
+Il y a des phrases d'elle que je transcris de mauvaise grace:
+
+"N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n'ai jamais fait que des
+folies.
+
+"J'ai couru des chemins, toute seule.
+
+"J'ai desespere mon fiance. Je l'ai abandonne parce qu'il m'admirait
+trop; il ne me voyait qu'en imagination et non point telle que j'etais.
+Or, je suis pleine de defauts. Nous aurions ete tres malheureux".
+
+A chaque instant, je la surprends en train de se faire plus mauvaise
+qu'elle n'est. Je pense qu'elle veut se prouver a elle-meme qu'elle a eu
+raison jadis de faire la sottise dont elle parle, qu'elle n'a rien a
+regretter et n'etait pas digne du bonheur qui s'offrait a elle.
+
+Une autre fois:
+
+"Ce qui me plait en vous, m'a-t-elle dit en me regardant longuement, ce
+qui me plait en vous, je ne puis savoir pourquoi, ce sont mes
+souvenirs..."
+
+Une autre fois:
+
+"Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous ne pensez".
+
+Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement:
+
+"Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce que vous m'aimez, vous aussi?
+Vous aussi, vous allez me demander ma main?..."
+
+J'ai balbutie. Je ne sais pas ce que j'ai repondu. Peut-etre ai-je dit:
+"Oui".
+
+Cette espece de journal s'interrompait la. Commencaient alors des
+brouillons de lettres illisibles, informes, ratures. Precaire
+fiancailles!... La jeune fille, sur la priere de Meaulnes, avait
+abandonne son metier. Lui s'etait occupe des preparatifs du mariage.
+Mais sans cesse repris par le desir de chercher encore, de partir encore
+sur la trace de son amour perdu, il avait du, sans doute, plusieurs fois
+disparaitre; et, dans ces lettres, avec un embarras tragique, il
+cherchait a se justifier devant Valentine.
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+Le secret (suite).
+
+Puis le journal reprenait.
+
+Il avait note des souvenirs sur un sejour qu'ils avaient fait tous les
+deux a la campagne, je ne sais ou. Mais, chose etrange, a partir de cet
+instant, peut-etre par un sentiment de pudeur secrete, le journal etait
+redige de facon si hachee, si informe, griffonne si hativement aussi,
+que j'ai du reprendre moi meme et reconstituer toute cette partie de son
+histoire.
+
+14 juin.--Lorsqu'il s'eveilla de grand matin dans la chambre de
+l'auberge, le soleil avait allume les dessins rouges du rideau noir. Des
+ouvriers agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en prenant le
+cafe du matin: ils s'indignaient, en phrases rudes et paisibles, contre
+un de leurs patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes entendait,
+dans son sommeil, ce calme bruit. Car il n'y prit point garde d'abord.
+Ce rideau seme de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales
+montant dans la chambre silencieuse, tout cela se confondait dans
+l'impression unique d'un reveil a la campagne, au debut de delicieuses
+grandes vacances.
+
+Il se leva, frappa doucement a la porte voisine, sans obtenir de
+reponse, et l'entr'ouvrit sans bruit. Il apercut alors Valentine et
+comprit d'ou lui venait tant de paisible bonheur. Elle dormait,
+absolument immobile et silencieuse, sans qu'on l'entendit respirer,
+comme un oiseau doit dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant aux
+yeux fermes, ce visage si quiet qu'on eut souhaite ne l'eveiller et ne
+le troubler jamais.
+
+Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer qu'elle ne dormait plus
+que d'ouvrir les yeux et de regarder.
+
+Des qu'elle fut habillee, Meaulnes revint pres de la jeune fille.
+
+"Nous sommes en retard", dit-elle.
+
+Et ce fut aussitot comme une menagere dans sa demeure.
+
+Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa les habits que Meaulnes
+avait portes la veille et quand elle en vint au pantalon se desola. Le
+bas des jambes etait couvert d'une boue epaisse. Elle hesita, puis,
+soigneusement, avec precaution, avant de le brosser, elle commenca par
+raper la premiere epaisseur de terre avec un couteau.
+
+"C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les gamins de Sainte-Agathe
+quand ils etaient flanques dans la boue.
+
+--Moi, c'est ma mere qui m'a enseigne cela", dit Valentine.
+
+... Et telle etait bien la compagne que devait souhaiter, avant son
+aventure mysterieuse, le chasseur et le paysan qu'etait le grand
+Meaulnes.
+
+15 juin.--A ce diner, a la ferme, ou grace a leurs amis qui les avaient
+presentes comme mari et femme, ils furent convies, a leur grand ennui,
+elle se montra timide comme une nouvelle mariee.
+
+On avait allume les bougies de deux candelabres, a chaque bout de la
+table couverte de toile blanche, comme a une paisible noce de campagne.
+Les visages, des qu'ils se penchaient, sous cette faible clarte,
+baignaient dans l'ombre.
+
+Il y avait a la droite de Patrice (le fils du fermier) Valentine puis
+Meaulnes, qui demeura taciturne jusqu'au bout, bien qu'on s'adressat
+presque toujours a lui. Depuis qu'il avait resolu, dans ce village
+perdu, afin d'eviter les commentaires, de faire passer Valentine pour sa
+femme, un meme regret, un meme remords le desolaient. Et tandis que
+Patrice, a la facon d'un gentilhomme campagnard, dirigeait le diner:
+
+"C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce soir, dans une salle basse
+comme celle-ci, une belle salle que je connais bien, presider le repas
+de mes noces".
+
+Pres de lui, Valentine refusait timidement tout ce qu'on lui offrait. On
+eut dit une jeune paysanne. A chaque tentative nouvelle, elle regardait
+son ami et semblait vouloir se refugier contre lui. Depuis longtemps,
+Patrice insistait vainement pour qu'elle vidat son verre, lorsqu'enfin
+Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement:
+
+"Il faut boire, ma petite Valentine".
+
+Alors, docilement, elle but. Et Patrice felicita en souriant le jeune
+homme d'avoir une femme aussi obeissante.
+
+Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient silencieux et
+pensifs. Ils etaient fatigues, d'abord; leurs pieds trempes par la boue
+de la promenade etaient glaces sur les carreaux laves de la cuisine. Et
+puis, de temps a autre, le jeune homme etait oblige de dire:
+
+"Ma femme, Valentine, ma femme..."
+
+Et chaque fois, en prononcant sourdement ce mot, devant ces paysans
+inconnus, dans cette salle obscure, il avait l'impression de commettre
+une faute.
+
+17 juin.--L'apres-midi de ce dernier jour commenca mal.
+
+Patrice et sa femme les accompagnerent a la promenade. Peu a peu, sur la
+pente inegale couverte de bruyeres, les deux couples se trouverent
+separes.
+
+Meaulnes et Valentine s'assirent entre les genevriers, dans un petit
+taillis.
+
+Le vent portait des gouttes de pluie et le temps etait bas. La soiree
+avait un gout amer, semblait-il, le gout d'un tel ennui que l'amour meme
+ne le pouvait distraire.
+
+Longtemps ils resterent la, dans leur cachette, abrites sous les
+branches, parlant peu. Puis le temps se leva. Il fit beau. Ils crurent
+que, maintenant, tout irait bien.
+
+Et ils commencerent a parler d'amour, Valentine parlait, parlait...
+
+"Voici, disait-elle, ce que me promettait mon fiance, comme un enfant
+qu'il etait: tout de suite nous aurions eu une maison, comme une
+chaumiere perdue dans la campagne. Elle etait toute prete, disait-il.
+Nous y serions arrives comme au retour d'un grand voyage, le soir de
+notre mariage, vers cette heure-ci qui est proche de la nuit. Et par les
+chemins, dans la cour, caches dans les bosquets, des enfants inconnus
+nous auraient fait fete, criant: "Vive la mariee!"... Quelles folies!
+n'est-ce pas?"
+
+Meaulnes, interdit, soucieux, l'ecoutait. Il retrouvait, dans tout cela,
+comme l'echo d'une voix deja entendue. Et il y avait aussi, dans le ton
+de la jeune fille, lorsqu'elle contait cette histoire, un vague regret.
+
+Mais elle eut peur de l'avoir blesse. Elle se retourna vers lui, avec
+elan, avec douceur.
+
+"A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que j'ai: quelque chose qui
+ait ete pour moi plus precieux que tout..., et vous le brulerez!"
+
+Alors, en le regardant fixement, d'un air anxieux, elle sortit de sa
+poche un petit paquet de lettres qu'elle lui tendit, les lettres de son
+fiance.
+
+Ah! tout de suite, il reconnut la fine ecriture. Comment n'y avait-il
+jamais pense plus tot! C'etait l'ecriture de Franz le bohemien, qu'il
+avait vue jadis sur le billet desespere laisse dans la chambre du
+Domaine...
+
+Ils marchaient maintenant sur une petite route etroite entre les
+paquerettes et les foins eclaires obliquement par le soleil de cinq
+heures. Si grande etait sa stupeur que Meaulnes ne comprenait pas encore
+quelle deroute pour lui tout cela signifiait. Il lisait parce qu'elle
+lui avait demande de lire. Des phrases enfantines, sentimentales,
+pathetiques... Celle-ci, dans la derniere lettre:
+
+... Ah! vous avez perdu le petit coeur, impardonnable petite Valentine.
+Que va-t-il nous arriver? Enfin je ne suis pas superstitieux...
+
+Meaulnes lisait, a demie aveugle de regret et de colere, le visage
+immobile, mais tout pale, avec des fremissements sous les yeux.
+Valentine, inquiete de le voir ainsi, regarda ou il en etait, et ce qui
+le fachait ainsi.
+
+"C'est, expliqua-t-elle tres vite, un bijou qu'il m'avait donne en me
+faisant jurer de le regarder toujours. C'etaient la de ses idees
+folles".
+
+Mais elle ne fit qu'exasperer Meaulnes.
+
+"Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa poche. Pourquoi repeter
+ce mot? Pourquoi n'avoir jamais voulu croire en lui? Je l'ai connu,
+c'etait le garcon le plus merveilleux du monde!
+
+--Vous l'avez connu, dit-elle au comble de l'emoi, vous avez connu
+Frantz de Galais?
+
+--C'etait mon ami le meilleur, c'etait mon frere d'aventures, et voila
+que je lui ai pris sa fiancee!
+
+"Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous nous avez fait, vous qui
+n'avez croire a rien. Vous etes cause de tout. C'est vous qui avez tout
+perdu! tout perdu!"
+
+Elle voulut lui parler, lui prendre la main, mais il la repoussa
+brutalement.
+
+"Allez-vous-en. Laissez-moi.
+
+--Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage en feu, begayant et
+pleurant a demi, je partirai en effet. Je rentrerai a Bourges, chez
+nous, avec ma soeur. Et si vous ne revenez pas me chercher, vous savez,
+n'est-ce pas? que mon pere est trop pauvre pour me garder; eh bien! je
+repartirai pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai deja fait
+une fois, je deviendrai certainement une fille perdue, moi qui n'ai plus
+de metier..."
+
+Et elle s'en alla chercher ses paquets pour prendre le train, tandis que
+Meaulnes, sans meme la regarder partir, continuait a marcher au hasard.
+
+Le journal s'interrompait de nouveau.
+
+Suivaient encore des brouillons de lettres, lettres d'un homme indecis,
+egare. Rentre a La Ferte-d'Angillon, Meaulnes ecrivait a Valentine en
+apparence pour lui affirmer sa resolution de ne jamais la revoir et lui
+en donner des raisons precises, mais en realite, peut-etre, pour qu'elle
+lui repondit. Dans une de ces lettres, il lui demandait ce que, dans son
+desarroi, il n'avait pas meme songe d'abord a lui demander: savait-elle
+ou se trouvait le Domaine tant cherche? Dans une autre, il la suppliait
+de se reconcilier avec Frantz de Galais. Lui-meme se chargeait de le
+retrouver... Toutes les lettres dont je voyais les brouillons n'avaient
+pas du etre envoyees. Mais il avait du ecrire deux ou trois fois, sans
+jamais obtenir de reponse. C'avait ete pour lui une periode de combats
+affreux et miserables, dans un isolement absolu. L'espoir de revoir
+jamais Yvonne de Galais s'etant completement evanoui, il avait du peu a
+peu sentir sa grande resolution faiblir. Et d'apres les pages qui vont
+suivre--les dernieres de son journal--j'imagine qu'il dut, un beau
+matin du debut des vacances, louer une bicyclette pour aller a Bourges,
+visiter la cathedrale.
+
+Il etait parti a la premiere heure, par la belle route droite entre les
+bois, inventant en chemin mille pretextes a se presenter dignement, sans
+demander une reconciliation, devant celle qu'il avait chassee.
+
+Les quatre dernieres pages, que j'ai pu reconstituer racontaient ce
+voyage et cette derniere faute...
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+Le secret (fin).
+
+25 aout.--De l'autre cote de Bourges, a l'extremite des nouveaux
+faubourgs, il decouvrit, apres avoir longtemps cherche, la maison de
+Valentine Blondeau. Une femme--la mere de Valentine--sur le pas de la
+porte, semblait l'attendre. C'etait une bonne figure de menagere,
+lourde, fripee, mais belle encore. Elle le regardai venir avec
+curiosite, et lorsqu'il lui demanda: "si Mlles Blondeau etaient ici",
+elle lui expliqua doucement, avec bienveillance, qu'elles etaient
+rentrees a Paris depuis le 15 aout.
+
+"Elles m'ont defendu de dire ou elles allaient, ajouta-t-elle, mais en
+ecrivant a leur ancienne adresse on ferait suivre leurs lettres".
+
+En revenant sur ses pas, sa bicyclette a la main, a travers le jardinet,
+il pensait:
+
+"Elle est partie... Tout est fini comme je l'ai voulu... C'est moi qui
+l'ai forcee a cela. "Je deviendrai certainement une fille perdue",
+disait-elle. Et c'est moi qui l'ai jetee la! C'est moi qui ai perdu la
+fiancee de Frantz!"
+
+Et tout bas il se repetait avec folie: "Tant mieux! Tant mieux!" avec la
+certitude que c'etait bien "tant pis" au contraire et que, sous les yeux
+de cette femme, avant d'arriver a la grille, il allait buter des deux
+pieds et tomber sur les genoux.
+
+Il ne pensa pas a dejeuner et s'arreta dans un cafe ou il ecrivit
+longuement a Valentine, rien que pour crier, pour se delivrer du cri
+desespere qui l'etouffait. Sa lettre repetait indefiniment: "Vous avez
+pu! Vous avez pu!... Vous avez pu vous resigner a cela! Vous avez pu
+vous perdre ainsi!"
+
+Pres de lui des officiers buvaient. L'un d'eux racontait bruyamment une
+histoire de femme qu'on entendait par bribes: "... Je lui ai dit... Vous
+devez bien me connaitre... Je fais la partie avec votre mari tous les
+soirs!" Les autres riaient et, detournant la tete, crachaient derriere
+les banquettes. Have et poussiereux, Meaulnes les regardait comme un
+mendiant. Il les imagina tenant Valentine sur leurs genoux.
+
+Longtemps, a bicyclette, il erra autour de la cathedrale, se disant
+obscurement: "En somme, c'est pour la cathedrale que j'etais venu". Au
+bout de toutes les rues, sur la place deserte, on la voyait monter
+enorme et indifferente. Ces rues etaient etroites et souillees comme les
+ruelles qui entourent les eglises de village. Il y avait ca et la
+l'enseigne d'une maison louche, une lanterne rouge... Meaulnes sentait
+sa douleur perdue, dans ce quartier malpropre, vicieux, refugie, comme
+aux anciens ages, sous les arcs-boutants de la cathedrale. Il lui venait
+une crainte de paysan, une repulsion pour cette eglise de la ville, ou
+tous les vices sont sculptes dans des cachettes, qui est batie entre les
+mauvais lieux et qui n'a pas de remede pour les plus douleurs d'amour.
+
+Deux filles vinrent a passer, se tenant par la taille et le regardant
+effrontement. Par degout ou par jeu, pour se venger de son amour ou pour
+l'abimer, Meaulnes les suivit lentement a bicyclette et l'une d'elles,
+une miserable fille dont les rares cheveux blonds etaient tires en
+arriere par un faux chignon, lui donna rendez-vous pour six heures au
+jardin de l'Archeveche, le jardin ou Frantz, dans une de ses lettres,
+donnait rendez-vous a la pauvre Valentine.
+
+Il ne dit pas non, sachant qu'a cette heure il aurait depuis longtemps
+quitte la ville. Et de sa fenetre basse, dans la rue en pente, elle
+resta longtemps a lui faire des signes vagues.
+
+Il avait hate de reprendre son chemin.
+
+Avant de partir, il ne peut resister au morne desir de passer une
+derniere fois devant la maison de Valentine. Il regarda de tous ses yeux
+et put faire provision de tristesse. C'etait une des dernieres maisons
+du faubourg et la rue devenait une route a partir de cet endroit... En
+face, une sorte de terrain vague formait comme une petite place. Il n'y
+avait personne aux fenetres, ni dans la cour, nulle part. Seule, le long
+d'un mur, trainant deux gamins en guenilles, une sale fille poudree
+passa.
+
+C'est la que l'enfance de Valentine s'etait ecoulee, la qu'elle avait
+commence a regarder le monde de ses yeux confiants et sages. Elle avait
+travaille, cousu, derriere ces fenetres. Et Frantz etait passe pour la
+voir, lui sourire, dans cette rue de faubourg. Mais maintenant il n'y
+avait plus rien, rien... La triste soiree durait et Meaulnes savait
+seulement que quelque part, perdue, durant ce meme apres-midi, Valentine
+regardait passer dans son souvenir cette place morne ou jamais elle ne
+viendrait plus.
+
+Le long voyage qu'il lui restait a faire pour rentrer devait etre son
+dernier recours contre sa peine, sa derniere distraction forcee avant de
+s'y enfoncer tout entier.
+
+Il partit. Aux environs de la route, dans la vallee, de delicieuses
+maisons fermieres, entre les arbres, au bord de l'eau, montraient leurs
+pignons pointus garnis de treillis verts. Sans doute, la-bas, sur les
+pelouses, des jeunes filles attentives parlaient de l'amour. On
+imaginait, la-bas, des ames, de belles ames...
+
+Mais, pour Meaulnes, a ce moment, il n'existait plus qu'un seul amour,
+cet amour mal satisfait qu'on venait de souffleter si cruellement, et la
+jeune fille entre toutes qu'il eut du proteger, sauvegarder, etait
+justement celle-la qu'il venait d'envoyer a sa perte.
+
+Quelques lignes hatives du journal m'apprenaient encore qu'il avait
+forme le projet de retrouver Valentine coute que coute avant qu'il fut
+trop tard. Une date, dans un coin de page, me faisait croire que c'etait
+la ce long voyage pour lequel Mme Meaulnes faisait des preparatifs,
+lorsque j'etais venu a La Ferte-d'Angillon pour tout deranger. Dans la
+marie abandonnee, Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par un
+beau matin de la fin du mois d'aout--lorsque j'avais pousse la porte et
+lui avait apporte la grande nouvelle qu'il n'attendait plus. Il avait
+ete repris, immobilise, par son ancienne aventure, sans oser rien faire
+ni rien avouer. Alors avaient commence le remords, le regret et la
+peine, tantot etouffes, tantot triomphants, jusqu'au jour des noces ou
+le cri du bohemien dans les sapins lui avait theatralement rappele son
+premier serment de jeune homme.
+
+Sur ce meme cahier de devoirs mensuels, il avait encore griffonne
+quelques mots en hate, a l'aube, avant de quitter, avec sa permission--
+mais pour toujours--Yvonne de Galais, son epouse depuis la veille:
+
+"Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste des deux bohemiens qui
+sont venus hier dans la sapiniere et qui sont partis vers l'est a
+bicyclette. Je ne reviendrai pres d'Yvonne que si je puis ramener avec
+moi et installer dans la "maison de Frantz" Frantz et Valentine maries.
+
+"Ce manuscrit, que j'avais commence comme un journal secret et qui est
+devenu ma confession, sera, si je ne reviens pas, la propriete de mon
+ami Francois Seurel".
+
+Il avait du glisser le cahier en hate sous les autres, refermer a clef
+son ancienne petite malle d'etudiant, et disparaitre.
+
+
+
+EPILOGUE
+
+Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir jamais mon compagnon, et
+de mornes jours s'ecoulaient dans l'ecole paysanne, de tristes jours
+dans la maison deserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous que je lui
+avais fixe, et d'ailleurs ma tante Moinel ne savait plus depuis
+longtemps ou habitait Valentine.
+
+La seule joie des Sablonnieres, ce fut bientot la petite fille qu'on
+avait pu sauver. A la fin de septembre, elle s'annoncait meme comme une
+solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an. Cramponnee aux
+barreaux des chaises, elle les poussait toute seule, s'essayant a
+marcher sans prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre qui
+reveillait longuement les echos sourds de la demeure abandonnee. Lorsque
+je la tenais dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui donne un
+baiser. Elle avait une facon sauvage et charmante en meme temps de
+fretiller et de me repousser la figure avec sa petite main ouverte, en
+riant aux eclats. De toute sa gaiete, de toute sa violence enfantine, on
+eut dit qu'elle allait chasser le chagrin qui pesait sur la maison
+depuis sa naissance. Je me disais parfois: "Sans doute, malgre cette
+sauvagerie, sera-t-elle un peu mon enfant". Mais une fois encore la
+Providence en decida autrement.
+
+Un dimanche matin de la fin de septembre, je m'etais leve de fort bonne
+heure, avant meme la paysanne qui avait la garde de la petite fille. Je
+devais aller pecher au Cher avec deux hommes de Saint-Benoist et Jasmin
+Delouche. Souvent ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec moi
+pour de grandes parties de braconnage: peches a la main, la nuit, peches
+aux eperviers prohibes... Tout le temps de l'ete, nous partions les
+jours de conge, des l'aube, et nous ne rentrions qu'a midi. C'etait le
+gagne-pain de presque tous ces hommes. Quant a moi, c'etait mon seul
+passe-temps; les seules aventures qui me rappelassent les equipees de
+jadis. Et j'avais fini par prendre gout a ces randonnees, a ces longues
+peches le long de la riviere ou dans les roseaux de l'etang.
+
+Ce matin-la, j'etais donc debout, a cinq heures et demie, devant la
+maison, sous un petit hangar adosse au mur qui separait le jardin
+anglais des Sablonnieres du jardin potager de la ferme. J'etais occupe a
+demeler mes filets que j'avais jetes en tas, le jeudi d'avant.
+
+Il ne faisait pas jour tout a fait; c'etait le crepuscule d'un beau
+matin de septembre; et le hangar ou je demelais a la hate mes engins se
+trouvait a demi plonge dans la nuit.
+
+J'etais la silencieux et affaire lorsque soudain j'entendis la grille
+s'ouvrir, un pas crier sur le gravier.
+
+"Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus tot que je n'aurais cru. Et moi
+qui ne suis pas pret!..."
+
+Mais l'homme qui entrait dans la cour m'etait inconnu. C'etait, autant
+que je pus distinguer, un grand gaillard barbu habille comme un chasseur
+ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver la ou les autres savaient
+que j'etais toujours, a l'heure de nos rendez-vous, il gagna directement
+la porte d'entree.
+
+"Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs amis qu'ils auront convie sans
+me le dire et ils l'auront envoye en eclaireur".
+
+L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la porte. Mais je
+l'avais refermee, aussitot sorti. Il fit de meme a l'entree de la
+cuisine. Puis, hesitant un instant, il tourna vers moi, eclairee par le
+demi-jour, sa figure inquiete. Et c'est alors seulement que je reconnus
+le grand Meaulnes.
+
+Un long moment je restai la, effraye, desespere, repris soudain par
+toute la douleur qu'avait reveillee son retour. Il avait disparu
+derriere la maison, en avait fait le tour, et il revenait, hesitant.
+
+Alors je m'avancai vers lui, et sans rien dire, je l'embrassai en
+sanglotant. Tout de suite, il comprit:
+
+"Ah! dit-il d'une voix breve, elle est morte, n'est-ce pas?"
+
+Et il resta la, debout, sourd, immobile et terrible. Je le pris par le
+bras et doucement je l'entrainai vers la maison. Il faisait jour
+maintenant. Tout de suite, pour que le plus dur fut accompli, je lui fis
+monter l'escalier qui menait vers la chambre de la morte. Sitot entre;
+il tomba a deux genoux devant le lit et, longtemps, resta la tete
+enfouie dans ses deux bras.
+
+Il se releva enfin, les yeux egares, titubant, ne sachant ou il etait.
+Et, toujours le guidant par le bras, j'ouvris la porte qui faisait
+communiquer cette chambre avec celle de la petite fille. Elle s'etait
+eveillee toute seule--pendant que sa nourrice etait en bas--et,
+deliberement, s'etait assise dans son berceau. On voyait tout juste sa
+tete etonnee, tournee vers nous.
+
+"Voici ta fille", dis-je.
+
+Il eut un sursaut et me regarda.
+
+Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il ne put pas bien la voir
+d'abord, parce qu'il pleurait. Alors, pour detourner un peu ce grand
+attendrissement et ce flot de larmes, tout en la tenant tres serree
+contre lui, assise sur son bras droit, il tourna vers moi sa tete
+baissee et me dit:
+
+"Je les ai ramenes, les deux autres... Tu iras les voir dans leur
+maison".
+
+Et en effet, au debut de la matinee, lorsque je m'en allai, tout pensif
+et presque heureux vers la maison de Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait
+jadis montree deserte, j'apercus de loin une maniere de jeune menagere
+en collerette, qui balayait le pas de sa porte, objet de curiosite et
+d'enthousiasme pour plusieurs petits vachers endimanches qui s'en
+allaient a la messe...
+
+Cependant la petite fille commencait a s'ennuyer d'etre serree ainsi, et
+comme Augustin, la tete penchee de cote pour cacher et arreter ses
+larmes continuait a ne pas la regarder, elle lui flanqua une grande tape
+de sa petite main sur sa bouche barbue et mouillee.
+
+Cette fois le pere leva bien haut sa fille, la fit sauter au bout de ses
+bras et la regarda avec une espece de rire. Satisfaite, elle battit des
+mains...
+
+Je m'etais legerement recule pour mieux les voir. Un peu decu et
+pourtant emerveille, je comprenais que la petite fille avait enfin
+trouve la le compagnon qu'elle attendait obscurement. La seule joie que
+m'eut laissee le grand Meaulnes, je sentais bien qu'il etait revenu pour
+me la prendre. Et deja je l'imaginais, la nuit, enveloppant sa fille
+dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures.
+
+
+
+TABLE
+
+Premiere Partie.
+
+I.--Le Pensionnaire.
+II.--Apres quatre heures.
+III.--"Je frequentais la boutique d'un vannier".
+IV.--L'Evasion.
+V.--La Voiture qui revient.
+VI.--On frappe au carreau.
+VII.--Le Gilet de soie.
+VIII.--L'Aventure.
+IX.--Une Halte.
+X.--La Bergerie.
+XI.--Le Domaine mysterieux.
+XII.--La Chambre de Wellington.
+XIII.--La Fete etrange.
+XIV.--La Fete etrange (suite).
+XV.--La Rencontre.
+XVI.--Frantz de Galais.
+XVII--La Fete etrange (fin).
+
+Deuxieme Partie.
+
+I.--Le grand Jeu.
+II.--Nous tombons dans une embuscade.
+III.--Les Bohemiens a l'ecole.
+IV.--Ou il est question du Domaine mysterieux.
+V.--L'Homme aux espadrilles.
+VI.--Une Dispute dans la coulisse.
+VII.--Le Bohemien enleve son bandeau.
+VIII.--Les Gendarmes!
+IX.--A la recherche du sentier perdu.
+X.--La Lessive.
+XI.--Je trahis.
+XII.--Les trois lettres de Meaulnes.
+
+Troisieme Partie.
+
+I.--La Baignade.
+II.--Chez Florentin.
+III.--Une Apparition.
+IV.--La grande Nouvelle.
+V.--La Partie de Plaisir.
+VI.--La Partie de Plaisir (fin).
+VII.--Le Jour des Noces.
+VIII.--L'Appel de Frantz.
+IX.--Les Gens heureux.
+X.--La "Maison de Frantz".
+XI.--Conversation sous la Pluie.
+XII.--Le Fardeau.
+XIII.--Le Cahier de Devoirs mensuels.
+XIV.--Le Secret.
+XV.--Le Secret (suite).
+XVI.--Le Secret (fin).
+Epilogue.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES ***
+
+This file should be named 7lgme10.txt or 7lgme10.zip
+Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7lgme11.txt
+VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7lgme10a.txt
+
+Produced by Walter Debeuf
+
+Project Gutenberg eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US
+unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+We are now trying to release all our eBooks one year in advance
+of the official release dates, leaving time for better editing.
+Please be encouraged to tell us about any error or corrections,
+even years after the official publication date.
+
+Please note neither this listing nor its contents are final til
+midnight of the last day of the month of any such announcement.
+The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at
+Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A
+preliminary version may often be posted for suggestion, comment
+and editing by those who wish to do so.
+
+Most people start at our Web sites at:
+http://gutenberg.net or
+http://promo.net/pg
+
+These Web sites include award-winning information about Project
+Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new
+eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!).
+
+
+Those of you who want to download any eBook before announcement
+can get to them as follows, and just download by date. This is
+also a good way to get them instantly upon announcement, as the
+indexes our cataloguers produce obviously take a while after an
+announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter.
+
+http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or
+ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03
+
+Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90
+
+Just search by the first five letters of the filename you want,
+as it appears in our Newsletters.
+
+
+Information about Project Gutenberg (one page)
+
+We produce about two million dollars for each hour we work. The
+time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours
+to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright
+searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our
+projected audience is one hundred million readers. If the value
+per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
+million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
+files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
+We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
+If they reach just 1-2% of the world's population then the total
+will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.
+
+The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
+This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
+which is only about 4% of the present number of computer users.
+
+Here is the briefest record of our progress (* means estimated):
+
+eBooks Year Month
+
+ 1 1971 July
+ 10 1991 January
+ 100 1994 January
+ 1000 1997 August
+ 1500 1998 October
+ 2000 1999 December
+ 2500 2000 December
+ 3000 2001 November
+ 4000 2001 October/November
+ 6000 2002 December*
+ 9000 2003 November*
+10000 2004 January*
+
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
+to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.
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+We need your donations more than ever!
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+and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
+Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
+Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
+Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
+Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
+Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
+Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
+Virginia, Wisconsin, and Wyoming.
+
+We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
+that have responded.
+
+As the requirements for other states are met, additions to this list
+will be made and fund raising will begin in the additional states.
+Please feel free to ask to check the status of your state.
+
+In answer to various questions we have received on this:
+
+We are constantly working on finishing the paperwork to legally
+request donations in all 50 states. If your state is not listed and
+you would like to know if we have added it since the list you have,
+just ask.
+
+While we cannot solicit donations from people in states where we are
+not yet registered, we know of no prohibition against accepting
+donations from donors in these states who approach us with an offer to
+donate.
+
+International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about
+how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made
+deductible, and don't have the staff to handle it even if there are
+ways.
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+Donations by check or money order may be sent to:
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+PMB 113
+1739 University Ave.
+Oxford, MS 38655-4109
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+Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment
+method other than by check or money order.
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+tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising
+requirements for other states are met, additions to this list will be
+made and fund-raising will begin in the additional states.
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+
+Michael S. Hart <hart@pobox.com>
+
+Prof. Hart will answer or forward your message.
+
+We would prefer to send you information by email.
+
+
+**The Legal Small Print**
+
+
+(Three Pages)
+
+***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START***
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+[Portions of this eBook's header and trailer may be reprinted only
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+Michael S. Hart. Project Gutenberg is a TradeMark and may not be
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+express permission.]
+
+*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*
+
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+++ b/old/8lgme10.txt
@@ -0,0 +1,8259 @@
+The Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier
+
+Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the
+copyright laws for your country before downloading or redistributing
+this or any other Project Gutenberg eBook.
+
+This header should be the first thing seen when viewing this Project
+Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the
+header without written permission.
+
+Please read the "legal small print," and other information about the
+eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is
+important information about your specific rights and restrictions in
+how the file may be used. You can also find out about how to make a
+donation to Project Gutenberg, and how to get involved.
+
+
+**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**
+
+**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971**
+
+*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****
+
+
+Title: Le grand Meaulnes
+
+Author: Alain-Fournier
+
+Release Date: May, 2004 [EBook #5781]
+[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
+[This file was first posted on July 21, 2003]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES ***
+
+
+
+
+Produced by Walter Debeuf
+
+
+
+
+Le Grand Meaulnes
+
+By Alain-Fournier.
+
+
+
+LE GRAND MEAULNES
+
+Préface.
+
+Henri-Alban Fournier (Alain-Fournier est un demi-pseudonyme) est né le 3
+octobre 1886, à La Chapelle-d'Angillon (Cher). Après une enfance passée
+en Sologne et dans le Bas-Berry, où ses parents sont instituteurs, il
+commence ses études secondaires à Paris, puis va préparer à Brest le
+concours d'entrée à l'Ecole Navale, à quoi il renonce bientôt, ayant
+compris qu'il ne pourrait jamais vivre loin de ces campagnes de son
+enfance qu'il a passionnément aimées. Il revient faire sa philosophie à
+Bourges. Puis, ayant choisi la carrière de l'enseignement des Lettres,
+il poursuit ses études au Lycée Lakanal, à Sceaux, où il se lie de
+profonde amitié avec Jacques Rivière (qui épousera en 1909 se jeune
+soeur Isabelle). Tous deux se lancent à la recherche de la vérité et de
+la beauté dans tous les arts: peinture, musique et surtout littérature,
+où ils seront les premiers à découvrir, parmi les jeunes écrivains--
+alors incompris et moqués--ceux qui deviendront les grands noms de
+notre époque: Claudel, Péguy, Valéry, etc. En juin 1905, Henri avait
+rencontré celle qui, sous le nom d'Yvonne de Galais sera l'héroïne du
+Grand Meaulnes. Brève rencontre, unique conversation le long des quais
+de la Seine, d'où est né en lui, cependant, ce qui sera le grand amour
+de sa vie. Il ne retrouvera qu'en 1913, après huit ans de recherches et
+de souffrances, pour une deuxième courte rencontre, "La Belle Jeune
+Fille", alors mariée et mère de deux enfants.
+
+Ses études ayant été interrompues en 1907 par les deux ans de son
+service militaire, il ne les avait pas reprises. Il avait tenu alors
+quelque temps un Courrier littéraire, publié divers poèmes, essais,
+contes (réunis plus tard sous le titre Miracles), cependant que
+s'élaborait lentement l'oeuvre qui l'a rendu célèbre.
+
+Et c'est quelques mois après la deuxième rencontre--la dernière--que
+parut Le Grand Meaulnes commencé presque au lendemain de la première,
+patiemment bâti, remanié, transformé au long de ces huit années, et qui
+est l'histoire, à peine transposée, de tout ce qu'il avait vécu
+jusqu'alors, et du grand douloureux amour qui a dominé sa vie.
+
+Un an plus tard, il était tué aux Eparges, le 22 septembre 1914.
+
+Sa soeur Isabelle, à qui est dédié le roman, après la mort de son mari,
+Jacques Rivière, en 1925, publia l'abondante Correspondance des deux
+amis; ensuite les Lettres au Petit B. (René Bichet, un gentil camarade
+de Lakanal) et les Lettres d'Alain-Fournier à sa Famille, puis des
+souvenirs sur son frère: Images d'Alain-Fournier, etc.
+
+A ma soeur Isabelle.
+
+
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+Le Pensionnaire.
+
+Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189...
+
+Je continue à dire "chez nous", bien que la maison ne nous appartienne
+plus. Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous n'y
+reviendrons certainement jamais.
+
+Nous habitions les bâtiments du Cour Supérieur de Sainte-Agathe. Mon
+père, que j'appelais M. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait à
+la fois le Cours supérieur, où l'on préparait le brevet d'instituteur,
+et le Cours moyen. Ma mère faisait la petite classe.
+
+Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous des vignes
+vierges, à l'extrémité du bourg; une cour immense avec préaux et
+buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail; sur
+le côté nord, la route où donnait une petite grille et qui menait vers
+La Gare, à trois kilomètres; au sud et par derrière, des champs, des
+jardins et des prés qui rejoignaient les faubourgs... tel est le plan
+sommaire de cette demeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentés
+et les plus chers de ma vie--demeure d'où partirent et où revinrent se
+briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures.
+
+Le hasard des "changements", une décision d'inspecteur ou de préfet nous
+avaient conduits là. Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps,
+une voiture de paysan, qui précédait notre ménage, nous avait déposés,
+ma mère et moi, devant la petite grille rouillée. Des gamins qui
+volaient des pêches dans le jardin s'étaient enfuis silencieusement par
+les trous de la haie... Ma mère, que nous appelions Millie, et qui était
+bien la ménagère la plus méthodique que j'aie jamais connue, était
+entrée aussitôt dans les pièces remplies de paille poussiéreuse, et tout
+de suite elle avait constaté avec désespoir, comma à chaque
+"déplacement", que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si
+mal construite... Elle était sortie pour me confier sa détresse. Tout en
+me parlant, elle avait essuyé doucement avec son mouchoir ma figure
+d'enfant noircie par le voyage. Puis elle était rentrée faire le compte
+de toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner pour rendre le
+logement habitable... Quant à moi, coiffé d'un grand chapeau de paille à
+rubans, j'étais resté là, sur le gravier de cette cour étrangère, à
+attendre, à fureter petitement autour du puits et sous le hangar.
+
+C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui notre arrivée. Car
+aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première
+soirée d'attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d'autres
+attentes que je me rappelle; déjà, les deux mains appuyées aux barreaux
+du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu'un qui va descendre la
+grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer la première nuit que je dus passer
+dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont
+d'autres nuits que je me rappelle; je ne suis plus seul dans cette
+chambre; une grande ombre inquiète et amie passe le long des murs et se
+promène. Tout ce paysage paisible--l'école, le champ du père Martin,
+avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour
+par des femmes en visite--est à jamais, dans ma mémoire, agité,
+transformé par la présence de celui qui bouleversa toute notre
+adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de repos. Nous
+étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva.
+
+J'avais quinze ans. C'était un froid dimanche de novembre, le premier
+jour d'automne qui fît songer à l'hiver. Toute la journée, Millie avait
+attendu une voiture de La Gare qui devait lui apporter un chapeau pour
+la mauvaise saison. Le matin, elle avait manqué la messe; et jusqu'au
+sermon, assis dans le choeur avec les autres enfants, j'avais regardé
+anxieusement du côté des cloches, pour la voir entrer avec son chapeau
+neuf.
+
+Après midi, je dus partir seul à vêpres.
+
+"D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa main mon
+costume d'enfant, même s'il était arrivé, ce chapeau, il aurait bien
+fallu sans doute, que je passe mon dimanche à le refaire".
+
+Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi. Dès le matin, mon père
+s'en allait au loin, sur le bord de quelque étang couvert de brume,
+pêcher le brochet dans une barque; et ma mère, retirée jusqu'à la nuit
+dans sa chambre obscure, rafistolait d'humbles toilettes. Elle
+s'enfermait ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi pauvre
+qu'elle mais aussi fière, vînt la surprendre. Et moi, les vêpres finies,
+j'attendais, en lisant dans la froide salle à manger, qu'elle ouvrît la
+porte pour me montrer comment ça lui allait.
+
+Ce dimanche-là, quelque animation devant l'église me retint dehors après
+vêpres. Un baptême, sous le porche, avait attroupé des gamins. Sur la
+place, plusieurs hommes du bourg avaient revêtu leurs vareuses de
+pompiers; et, les faisceaux formés, transis et battant la semelle, ils
+écoutaient Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la théorie...
+
+Le carillon du baptême s'arrêta soudain, comme une sonnerie de fête qui
+se serait trompée de jour et d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme
+en bandoulière emmenèrent la pompe au petit trot; et je les vis
+disparaître au premier tournant, suivis de quatre gamins silencieux,
+écrasant de leurs grosses semelles les brindilles de la route givrée où
+je n'osais pas les suivre.
+
+Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant que le café Daniel, où
+j'entendais sourdement monter puis s'apaiser les discussions des
+buveurs. Et, frôlant le mur bas de la grande cour qui isolait notre
+maison du village, j'arrivai un peu anxieux de mon retard, à la petite
+grille.
+
+Elle était entr'ouverte et je vis aussitôt qu'il se passait quelque
+chose d'insolite.
+
+En effet, à la porte de la salle à manger--la plus rapprochée des cinq
+portes vitrées qui donnaient sur la cour--une femme aux cheveux gris,
+penchée, cherchait à voir au travers des rideaux. Elle était petite,
+coiffée d'une capote de velours noir à l'ancienne mode. Elle avait un
+visage maigre et fin, mais ravagé par l'inquiétude; et je ne sais quelle
+appréhension, à sa vue, m'arrêta sur la première marche, devant la
+grille.
+
+"Où est-il passé? mon Dieu! disait-elle à mi-voix. Il était avec moi
+tout à l'heure. Il a déjà fait le tour de la maison. Il s'est peut-être
+sauvé..."
+
+Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits coups à
+peine perceptibles.
+
+Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue. Millie, sans doute,
+avait reçu le chapeau de La Gare, et sans rien entendre, au fond de la
+chambre rouge, devant un lit semé de vieux rubans et de plumes
+défrisées, elle cousait, décousait, rebâtissait sa médiocre coiffure...
+En effet, lorsque j'eus pénétré dans la salle à manger, immédiatement
+suivi de la visiteuse, ma mère apparut tenant à deux mains sur la tête
+des fils de laiton, des rubans et des plumes, qui n'étaient pas encore
+parfaitement équilibrés... Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigués
+d'avoir travaillé à la chute du jour, et s'écria:
+
+"Regarde! Je t'attendais pour te montrer..."
+
+Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au fond de
+la salle, elle s'arrêta, déconcertée. Bien vite, elle enleva sa
+coiffure, et, durant toute la scène qui suivit, elle la tint contre sa
+poitrine, renversée comme un nid dans son bras droit replié.
+
+La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux, un parapluie et un
+sac de cuir, avait commencé de s'expliquer, en balançant légèrement la
+tête et en faisant claquer sa langue comme une femme en visite. Elle
+avait repris tout son aplomb. Elle eut même, dès qu'elle parla de son
+fils, un air supérieur et mystérieux qui nous intrigua.
+
+Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferté-d'Angillon, à
+quatorze kilomètres de Sainte-Agathe. Veuve--et fort riche, à ce
+qu'elle nous fit comprendre--elle avait perdu le cadet de ses deux
+enfants, Antoine, qui était mort un soir au retour de l'école, pour
+s'être baigné avec son frère dans un étang malsain. Elle avait décidé de
+mettre l'aîné, Augustin, en pension chez nous pour qu'il pût suivre le
+Cours Supérieur.
+
+Et aussitôt elle fit l'éloge de ce pensionnaire qu'elle nous amenait. Je
+ne reconnaissais plus la femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbée
+devant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard
+de poule qui aurait perdu l'oiseau sauvage de sa couvée.
+
+Ce qu'elle contait de son fils avec admiration était fort surprenant: il
+aimait à lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la rivière,
+jambes nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter des oeufs de
+poules d'eau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs... Il tendait
+aussi des nasses... L'autre nuit, il avait découvert dans le bois une
+faisane prise au collet...
+
+Moi qui n'osais plus rentrer à la maison quand j'avais un accroc à ma
+blouse, je regardais Millie avec étonnement.
+
+Mais ma mère n'écoutait plus. Elle fit même signe à la dame de se taire;
+et, déposant avec précaution son "nid" sur la table, elle se leva
+silencieusement comme pour aller surprendre quelqu'un...
+
+Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où s'entassaient les pièces
+d'artifice noircies du dernier Quatorze Juillet, un pas inconnu, assuré,
+allait et venait, ébranlant le plafond, traversait les immenses greniers
+ténébreux du premier étage, et se perdait enfin vers les chambres
+d'adjoints abandonnées où l'on mettait sécher le tilleul et mûrir les
+pommes.
+
+"Déjà, tout à l'heure, j'avais entendu ce bruit dans les chambres du
+bas, dit Millie à mi-voix, et je croyais que c'était toi, François, qui
+étais rentré..."
+
+Personne ne répondit. Nous étions debout tous les trois, le coeur
+battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l'escalier de la
+cuisine s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa la cuisine,
+et se présenta dans l'entrée obscure de la salle à manger.
+
+"C'est toi, Augustin?" dit la dame.
+
+C'était un grand garçon de dix-sept ans environ. Je ne vis d'abord de
+lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffé en
+arrière et sa blouse noire sanglée d'une ceinture comme en portent les
+écoliers. Je pus distinguer aussi qu'il souriait...
+
+Il m'aperçut, et, avant que personne eût pu lui demander aucune
+explication:
+
+"Viens-tu dans la cour?" dit-il.
+
+J'hésitai une seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma
+casquette et j'allai vers lui. Nous sortîmes par la porte de la cuisine
+et nous allâmes au préau, que l'obscurité envahissait déjà. A la lueur
+de la fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez
+droit, à la lèvre duvetée.
+
+"Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier. Tu n'y avais donc
+jamais regardé?"
+
+Il tenait à la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusées
+déchiquetées courait tout autour; ç'avait dû être le soleil ou la lune
+au feu d'artifice du Quatorze Juillet.
+
+"Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous allons toujours les
+allumer", dit-il d'un ton tranquille et de l'air de quelqu'un qui espère
+bien trouver mieux par la suite.
+
+Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait les cheveux
+complètement ras comme un paysan. Il me montra les deux fusées avec
+leurs bouts de mèche en papier que la flamme avait coupés, noircis, puis
+abandonnés. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira de sa
+poche--à mon grand étonnement, car cela nous était formellement
+interdit--une boîte d'allumettes. Se baissant avec précaution, il mit
+le feu à la mèche. Puis, me prenant par la main, il m'entraîna vivement
+en arrière.
+
+Un instant après, ma mère qui sortait sur le pas de la porte, avec la
+mère de Meaulnes, après avoir débattu et fixé le prix de pension, vit
+jaillir sous le préau, avec un bruit de soufflet, deux gerbes d'étoiles
+rouges et blanches; et elle put m'apercevoir, l'espace d'une seconde,
+dressé dans la lueur magique, tenant par la main le grand gars nouveau
+venu et ne bronchant pas...
+
+Cette fois encore, elle n'osa rien dire.
+
+Et le soir, au dîner, il y eut, à la table de famille, un compagnon
+silencieux, qui mangeait, la tête basse, sans se soucier de nos trois
+regards fixés sur lui.
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+Après quatre heures.
+
+Je n'avais guère été, jusqu'alors, courir dans les rues avec les gamins
+du bourg. Une coxalgie, dont j'ai souffert jusque vers cette année
+189... m'avait rendu craintif et malheureux. Je me vois encore
+poursuivant les écoliers alertes dans les ruelles qui entouraient la
+maison, en sautillant misérablement sur une jambe...
+
+Aussi ne me laissait-on guère sortir. Et je me rappelle que Millie, qui
+était très fière de moi, me ramena plus d'une fois à la maison, avec
+force taloches, pour m'avoir ainsi rencontré, sautant à cloche-pied,
+avec les garnements du village.
+
+L'arrivée d'Augustin Meaulnes, qui coïncida avec ma guérison, fut le
+commencement d'une vie nouvelle.
+
+Avant sa venue, lorsque le cours était fini, à quatre heures, une longue
+soirée de solitude commençait pour moi. Mon père transportait le feu du
+poêle de la classe dans la cheminée de notre salle à manger; et peu à
+peu les derniers gamins attardés abandonnaient l'école refroidie où
+roulaient des tourbillons de fumée. Il y avait encore quelques jeux, des
+galopades dans la cour; puis la nuit venait; les deux élèves qui avaient
+balayé la classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons et leurs
+pèlerines, et ils partaient bien vite, leur panier au bras, en laissant
+le grand portail ouvert...
+
+Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je restais au fond de la
+mairie, enfermé dans le cabinet des archives plein de mouches mortes,
+d'affiches battant au vent, et je lisais assis sur une vieille bascule,
+auprès d'une fenêtre qui donnait sur le jardin.
+
+Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme voisine commençaient
+à hurler et que le carreau de notre petite cuisine s'illuminait, je
+rentrais enfin. Ma mère avait commencé de préparer le repas. Je montais
+trois marches de l'escalier du grenier; je m'asseyais sans rien dire et,
+la tête appuyée aux barreaux froids de la rampe, je la regardais allumer
+son feu dans l'étroite cuisine où vacillait la flamme d'une bougie.
+
+Mais quelqu'un est venu qui m'a enlevé à tous ces plaisirs d'enfant
+paisible. Quelqu'un a soufflé la bougie qui éclairait pour moi le doux
+visage maternel penché sur le repas du soir. Quelqu'un a éteint la lampe
+autour de laquelle nous étions une famille heureuse, à la nuit, lorsque
+mon père avait accroché les volets de bois aux portes vitrées. Et celui-
+là, ce fut Augustin Meaulnes, que les autres élèves appelèrent bientôt
+le grand Meaulnes.
+
+Dès qu'il fut pensionnaire chez nous, c'est-à-dire dès les premiers
+jours de décembre, l'école cessa d'être désertée le soir, après quatre
+heures. Malgré le froid de la porte battante, les cris des balayeurs et
+leurs seaux d'eau, il y avait toujours, après le cours, dans la classe,
+une vingtaine de grands élèves, tant de la campagne que du bourg, serrés
+autour de Meaulnes. Et c'étaient de longues discussions, des disputes
+interminables, au milieu desquelles je me glissais avec inquiétude et
+plaisir.
+
+Meaulnes ne disait rien; mais c'était pour lui qu'à chaque instant l'un
+des plus bavards s'avançait au milieu du groupe, et, prenant à témoin
+tour à tour chacun de ses compagnons, qui l'approuvaient bruyamment,
+racontait quelque longue histoire de maraude, que tous les autres
+suivaient, le bec ouvert, en riant silencieusement.
+
+Assis sur un pupitre, en balançant les jambes, Meaulnes réfléchissait.
+Aux bons moments, il riait aussi, mais doucement, comme s'il eût réservé
+ses éclats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui seul.
+Puis, à la nuit tombante, lorsque la lueur des carreaux de la classe
+n'éclairait plus le groupe confus de jeunes gens, Meaulnes se levait
+soudain et, traversant le cercle pressé:
+
+"Allons, en route!" criait-il.
+
+Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs cris jusqu'à la nuit
+noire, dans le haut du bourg...
+
+Il m'arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes, j'allais à
+la porte des écuries des faubourgs, à l'heure où l'on trait les
+vaches... Nous entrions dans les boutiques, et, du fond de l'obscurité,
+entre deux craquements de son métier, le tisserand disait:
+
+"Voilà les étudiants!"
+
+Généralement, à l'heur du dîner, nous nous trouvions tout près du Cours,
+chez Desnoues, le charron, qui était aussi maréchal. Sa boutique était
+une ancienne auberge, avec de grandes portes à deux battants qu'on
+laissait ouvertes. De la rue on entendait grincer le soufflet de la
+forge et l'on apercevait à la lueur du brasier, dans ce lieu obscur et
+tintant, parfois des gens de campagne qui avaient arrêté leur voiture
+pour causer un instant, parfois un écolier comme nous, adossé à une
+porte, qui regardait sans rien dire.
+
+Et c'est là que tout commença, environ huit jours avant Noël.
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+"Je fréquentais la boutique d'un vannier".
+
+La pluie était tombée tout le jour, pour ne cesser qu'au soir. La
+journée avait été mortellement ennuyeuse. Aux récréations, personne ne
+sortait. Et l'on entendait mon père, M. Seurel, crier à chaque minute,
+dans la classe:
+
+"Ne sabotez donc pas comme ça, les gamins!"
+
+Après la dernière récréation de la journée, ou, comme nous disions,
+après le dernier "quart d'heure", M. Seurel, qui depuis un instant
+marchait le long en large pensivement, s'arrêta, frappa un grand coup de
+règle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement confus des fins
+de classe où l'on s'ennuie, et, dans le silence attentif, demanda:
+
+"Qui est-ce qui ira demain en voiture à La Gare avec François, pour
+chercher M. et Mme Charpentier?"
+
+C'étaient mes grands-parents: grand-père Charpentier, l'homme au grand
+burnous de laine grise, le vieux garde forestier en retraite, avec son
+bonnet de poil de lapin qu'il appelait son képi... Les petits gamins le
+connaissaient bien. Les matins, pour se débarbouiller, il tirait un seau
+d'eau, dans lequel il barbotait, à la façon des vieux soldats en se
+frottant vaguement la barbiche. Un cercle d'enfants, les mains derrière
+le dos, l'observaient avec une curiosité respectueuse... Et ils
+connaissaient aussi grand'mère Charpentier, la petite paysanne, avec sa
+capote tricotée, parce que Millie l'amenait, au moins une fois, dans la
+classe des plus petits.
+
+Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avant Noël, à la
+Gare, au train de 4 h 2. Ils avaient, pour nous voir, traversé tout le
+département, chargés de ballots de châtaignes et de victuailles pour
+Noël enveloppées dans des serviettes. Dès qu'ils avaient passé, tous les
+deux, emmitouflés, souriants et un peu interdits, le seuil de la maison,
+nous fermions sur eux toutes les portes, et c'était une grande semaine
+de plaisir qui commençait...
+
+Il fallait, pour conduire avec moi la voiture qui devait les ramener, il
+fallait quelqu'un de sérieux qui ne nous versât pas dans un fossé, et
+d'assez débonnaire aussi, car le grand-père Charpentier jurait
+facilement et la grand-mère était un peu bavarde.
+
+A la question de M. Seurel, une dizaine de voix répondirent, criant
+ensemble:
+
+"Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes!"
+
+Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre.
+
+Alors ils crièrent:
+
+"Fromentin!"
+
+D'autres:
+
+"Jasmin Delouche!"
+
+Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs monté sur sa truie au
+triple galop, criait: "Moi! Moi!" d'une voix perçante.
+
+Dutremblay et Moucheboeuf se contentaient de lever timidement la main.
+
+J'aurais voulu que ce fut Meaulnes. Ce petit voyage en voiture à âne
+serait devenu un événement plus important. Il le désirait aussi, mais il
+affectait de se taire dédaigneusement. Tous les grands élèves s'étaient
+assis comme lui sur la table, à revers, les pieds sur le banc, ainsi que
+nous faisions dans les moments de grand répit et de réjouissance.
+Coffin, sa blouse relevée et roulée autour de la ceinture, embrassait la
+colonne de fer qui soutenait la poutre de la classe et commençait de
+grimper en signe d'allégresse. Mais M. Seurel refroidit tout le monde en
+disant:
+
+"Allons! Ce sera Moucheboeuf".
+
+Et chacun regagna sa place en silence.
+
+A quatre heures, dans la grande cour glacée, ravinée par la pluie, je me
+trouvai seul avec Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions
+le bourg luisant que séchait la bourrasque. Bientôt, le petit Coffin, en
+capuchon, un morceau de pain à la main, sortit de chez lui et, rasant
+les murs, se présenta en sifflant à la porte du charron. Meaulnes ouvrit
+le portail, le héla et, tous les trois, un instant après, nous étions
+installés au fond de la boutique rouge et chaude, brusquement traversée
+par de glacials coups de vent: Coffin et moi, assis auprès de la forge,
+nos pieds boueux dans les copeaux blancs; Meaulnes, les mains aux
+poches, silencieux, adossé au battant de la porte d'entrée. De temps à
+autre, dans la rue, passait une dame de village, la tête baissée à cause
+du vent, qui revenait de chez le boucher, et nous levions le nez pour
+regarder qui c'était.
+
+Personne ne disait rien. Le maréchal et son ouvrier, l'un soufflant la
+forge, l'autre battant le fer, jetaient sur le mur de grandes ombres
+brusques... Je me rappelle ce soir-là comme un des grands soirs de mon
+adolescence. C'était en moi un mélange de plaisir et d'anxiété: je
+craignais que mon compagnon ne m'enlevât cette pauvre joie d'aller à La
+Gare en voiture; et pourtant j'attendais de lui, sans oser me l'avouer,
+quelque entreprise extraordinaire qui vînt tout bouleverser.
+
+De temps à autre, le travail paisible et régulier de la boutique
+s'interrompait pour un instant. Le maréchal laissait à petits coups
+pesants et clairs retomber son marteau sur l'enclume. Il regardait, en
+l'approchant de son tablier de cuir, le morceau de fer qu'il avait
+travaillé. Et, redressant la tête, il nous disait, histoire de souffler
+un peu:
+
+"Eh bien, ça va, la jeunesse?"
+
+L'ouvrier restait la main en l'air à la chaîne du soufflet, mettait son
+poing gauche sur la hanche et nous regardait en riant.
+
+Puis le travail sourd et bruyant reprenait.
+
+Durant une de ces pauses, on aperçut, par la porte battante, Millie dans
+le grand vent, serrée dans un fichu, qui passait chargée de petits
+paquets.
+
+Le maréchal demanda:
+
+"C'est-il que M. Charpentier va bientôt venir?
+
+--Demain, répondis je, avec ma grand'mère, j'irai les chercher en
+voiture au train de 4 h 2.
+
+--Dans la voiture à Fromentin, peut-être?"
+
+Je répondis bien vite:
+
+"Non, dans celle du père Martin.
+
+--Oh! alors, vous n'êtes pas revenus".
+
+Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent à rire.
+
+L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose:
+
+"Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher à Vierzon.
+Il y a une heure d'arrêt. C'est à quinze kilomètres. On aurait été de
+retour avant même que l'âne à Martin fût attelé.
+
+--Çà, dit l'autre, c'est une jument qui marche!...
+
+--Et je crois bien que Fromentin la prêterait facilement".
+
+La conversation finit là. De nouveau la boutique fut un endroit plein
+d'étincelles et de bruit, où chacun ne pensa que pour soi.
+
+Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que je me levai pour faire
+signe au grand Meaulnes, il ne m'aperçut pas d'abord. Adossé à la porte
+et la tête penchée, il semblait profondément absorbé par ce qui venait
+d'être dit. En le voyant ainsi, perdu dans ses réflexions, regardant,
+comme à travers des lieus de brouillard, ces gens paisibles qui
+travaillaient, je pensai soudain à cette image de Robinson Crusoé, où
+l'on voit l'adolescent anglais, avant son grand départ, "fréquentant la
+boutique d'un vannier"...
+
+Et j'y ai souvent repensé depuis.
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+L'Évasion.
+
+A une heure de l'après-midi, le lendemain, la classe du Cours supérieur
+est claire, au milieu du paysage gelé, comme une barque sur l'Océan. On
+n'y sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de pêche,
+mais les harengs grillés sur le poêle et la laine roussie de ceux qui,
+en rentrant, se sont chauffés de trop près.
+
+On a distribué, car la fin de l'année approche, les cahiers de
+compositions. Et, pendant que M. Seurel écrit au tableau l'énoncé des
+problèmes, un silence imparfait s'établit, mêlé de conversations à voix
+basse, coupé de petits cris étouffés et de phrases dont on ne dit que
+les premiers mots pour effrayer son voisin:
+
+"Monsieur! Un tel me..."
+
+M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à autre chose. Il se retourne
+de temps à autre, en regardant tout le monde d'un air à la fois sévère
+et absent. Et ce remue-ménage sournois cesse complètement, une seconde,
+pour reprendre ensuite, tout doucement d'abord, comme un ronronnement.
+
+Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d'une des
+tables de la division des plus jeunes, près des grandes vitres, je n'ai
+qu'à me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le
+bas, puis les champs.
+
+De temps à autre, je me soulève sur la pointe des pieds et je regarde
+anxieusement du côté de la ferme de la Belle-Etoile. Dès le début de la
+classe, je me suis aperçu que Meaulnes n'était pas rentré après la
+récréation de midi. Son voisin de table a bien dû s'en apercevoir aussi.
+Il n'a rien dit encore, préoccupé par sa composition. Mais, dès qu'il
+aura levé la tête, la nouvelle courra par toute la classe, et quelqu'un,
+comme c'est l'usage, ne manquera par de crier à haute voix les premiers
+mots de la phrase:
+
+"Monsieur! Meaulnes..."
+
+Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le soupçonne de
+s'être échappé. Sitôt le déjeuner terminé, il a dû sauter le petit mur
+et filer à travers champs, en passant le ruisseau à la Vieille-Planche,
+jusqu'à la Belle-Etoile. Il aura demandé la jument pour aller chercher
+M. et Mme Charpentier. Il fait atteler en ce moment.
+
+La Belle-Etoile est, là-bas, de l'autre côté du ruisseau, sur le versant
+de la côte, une grande ferme, que les ormes, les chênes de la cour et
+les haies vives cachent en été. Elle est placée sur un petit chemin qui
+rejoint d'un côté la route de La Gare, de l'autre un faubourg du pays.
+Entourée de hauts murs soutenus par des contreforts dont le pied baigne
+dans le fumier, la grande bâtisse féodale est au mois de juin enfouie
+sous les feuilles, et, de l'école, on entend seulement, à la tombée de
+la nuit, le roulement des charrois et les cris des vachers. Mais
+aujourd'hui, j'aperçois par la vitre, entre les arbres dépouillés, le
+haut mur grisâtre de la cour, la porte d'entrée, puis, entre des
+tronçons de haie, un bande du chemin blanchi de givre, parallèle au
+ruisseau, qui mène à la route de La Gare.
+
+Rien ne bouge encore dans ce clair paysage d'hiver. Rien n'est changé
+encore.
+
+Ici, M. Seurel achève de copier le deuxième problème. Il en donne trois
+d'habitude. Si aujourd'hui par hasard, il n'en donnait que deux... Il
+remonterait aussitôt dans sa chaire et s'apercevait de l'absence de
+Meaulnes. Il enverrait pour le chercher à travers le bourg deux gamins
+qui parviendraient certainement à le découvrir avant que la jument ne
+soit attelée...
+
+M. Seurel, le deuxième problème copié, laisse un instant retomber son
+bras fatigué... Puis, à mon grand soulagement, il va à la ligne et
+recommence à écrire en disant:
+
+"Ceci, maintenant, n'est plus qu'un jeu d'enfant!"
+
+... Deux petits traits noirs, qui dépassaient le mur de la Belle-Etoile
+et qui devaient être les deux brancards dressés d'une voiture, ont
+disparu. Je suis sûr maintenant qu'on fait là-bas les préparatifs du
+départ de Meaulnes. Voici la jument qui passe la tête et le poitrail
+entre les deux pilastres de l'entrée, puis s'arrête, tandis qu'on fixe
+sans doute, à l'arrière de la voiture un second siège pour les voyageurs
+que Meaulnes prétend ramener. Enfin tout l'équipage sort lentement de la
+cour, disparaît un instant derrière la haie, et repasse avec la même
+lenteur sur le bout de chemin blanc qu'on aperçoit entre deux tronçons
+de la clôture. Je reconnais alors, dans cette forme noire qui tient les
+guides, un coude nonchalamment appuyé sur le côté de la voiture, à la
+façon paysanne, mon compagnon Augustin Meaulnes.
+
+Un instant encore tout disparaît derrière la haie. Deux hommes qui sont
+restés au portail de la Belle-Etoile, à regarder partir la voiture, se
+concertent maintenant avec une animation croissante. L'un d'eux ce
+décide enfin à mettre sa main en porte-voix près de sa bouche et à
+appeler Meaulnes, puis à courir quelques pas, dans sa direction, sur le
+chemin... Mais alors, dans la voiture qui est lentement arrivée sur la
+route de La Gare et que du petit chemin on ne doit plus apercevoir,
+Meaulnes change soudain d'attitude. Un pied sur le devant, dressé comme
+un conducteur de char romain, secouant à deux mains les guides, il lance
+sa bête à fond de train et disparaît en un instant de l'autre côté de la
+montée. Sur le chemin, l'homme qui appelait s'est repris à courir;
+l'autre s'est lancé au galop à travers champs et semble venir vers nous.
+
+En quelques minutes, et au moment même où M. Seurel, quittant le
+tableau, se frotte les mains pour en enlever la craie, au moment où
+trois voix à la fois crient du fond de la classe:
+
+"Monsieur! Le grand Meaulnes est parti!"
+
+L'homme en blouse bleue est à la porte, qu'il ouvre soudain toute
+grande, et, levant son chapeau, il demande sur le seuil:
+
+"Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui avez autorisé cet élève à
+demander la voiture pour aller à Vierzon chercher vos parents? Il nous
+est venu des soupçons...
+
+--Mais pas du tout!" répond M. Seurel.
+
+Et aussitôt c'est dans la classe un désarroi effroyable. Les trois
+premiers, près de la sortie, ordinairement chargés de pourchasser à
+coups de pierres les chèvres ou les porcs qui viennent brouter dans la
+cour les corbeilles d'argent, se sont précipités à la porte. Au violent
+piétinement de leurs sabots ferrés sur les dalles de l'école a succédé,
+dehors, le bruit étouffé de leurs pas précipités qui mâchent le sable de
+la cour et dérapent au virage de la petite grille ouverte sur la route.
+Tout le reste de la classe s'entasse aux fenêtres du jardin. Certains
+ont grimpé sur les tables pour mieux voir...
+
+Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est évadé.
+
+"Tu iras tout de même à La Gare avec Moucheboeuf, me dit M. Seurel.
+Meaulnes ne connaît pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux
+carrefours. Il ne sera pas au train pour trois heures".
+
+Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pour demander:
+
+"Mais qu'y a-t-il donc?"
+
+Dans la rue du bourg, les gens commencent à s'attrouper. Le paysan est
+toujours là, immobile, entêté, son chapeau à la main, comme quelqu'un
+qui demande justice.
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+La voiture qui revient.
+
+Lorsque j'eus ramené de La Gare les grands-parents, lorsqu'après le
+dîner, assis devant la haute cheminée, ils commencèrent à raconter par
+le menu détail tout ce qui leur était arrivé depuis les dernières
+vacances, je m'aperçus bientôt que je ne les écoutais pas.
+
+La petite grille de la cour était tout près de la porte de la salle à
+manger. Elle grinçait en s'ouvrant. D'ordinaire, au début de la nuit,
+pendant nos veillées de campagne, j'attendais secrètement ce grincement
+de la grille. Il était suivi d'un bruit de sabots claquant ou s'essuyant
+sur le seuil, parfois d'un chuchotement comme de personnes qui se
+concertent avant d'entrer. Et l'on frappait. C'était un voisin, les
+institutrices, quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la longue
+veillée.
+
+Or, ce soir-là, je n'avais plus rien à espérer du dehors, puisque tous
+ceux que j'aimais étaient réunis dans notre maison; et pourtant je ne
+cessais d'épier tous les bruits de la nuit et d'attendre qu'on ouvrît
+notre porte.
+
+Le vieux grand-père, avec son air broussailleux de grand berger gascon,
+ses deux pieds lourdement posés devant lui, son bâton entre les jambes,
+inclinant l'épaule pour cogner sa pipe contre son soulier, était là. Il
+approuvait de ses yeux mouillés et bons ce que disait la grand'mère, de
+son voyage et de ses poules et de ses voisins et des paysans qui
+n'avaient pas encore payé leur fermage. Mais je n'étais plus avec eux.
+
+J'imaginais le roulement de voiture qui s'arrêterait soudain devant la
+porte. Meaulnes sauterait de la carriole et entrerait comme si rien ne
+s'était passé... Ou peut-être irait-il d'abord reconduire la jument à la
+Belle-Etoile; et j'entendrais bientôt son pas sonner sur la route et la
+grille s'ouvrir...
+
+Mais rien. Le grand-père regardait fixement devant lui et ses paupières
+en battant s'arrêtaient longuement sur ses yeux comme à l'approche du
+sommeil. La grand'mère répétait avec embarras sa dernière phrase, que
+personne n'écoutait.
+
+"C'est de ce garçon que vous êtes en peine?" dit-elle enfin.
+
+A La Gare, en effet, je l'avais questionnée vainement. Elle n'avait vu
+personne, à l'arrêt de Vierzon, qui ressemblât au grand Meaulnes. Mon
+compagnon avait dû s'attarder en chemin. Sa tentative était manquée.
+Pendant le retour, en voiture, j'avais ruminé ma déception, tandis que
+ma grand'mère causait avec Moucheboeuf. Sur la route blanchie de givre,
+les petits oiseaux tourbillonnaient autour des pieds de l'âne
+trottinant. De temps à autre, sur le grand calme de l'après-midi gelé,
+montait l'appel lointain d'une bergère ou d'un gamin hélant son
+compagnon d'un bosquet de sapins à l'autre. Et chaque fois, ce long cri
+sur les coteaux déserts me faisait tressaillir, comme si c'eût été la
+voix de Meaulnes me conviant à le suivre au loin...
+
+Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l'heure arriva de se
+coucher. Déjà le grand-père était entré dans la chambre rouge, la
+chambre-salon, tout humide et glacée d'être close depuis l'autre hiver.
+On avait enlevé, pour qu'il s'y installât, les têtières en dentelle des
+fauteuils, relevé les tapis et mis de côté les objets fragiles. Il avait
+posé son bâton sur un chaise, ses gros souliers sous un fauteuil; il
+venait de souffler sa bougie, et nous étions debout, nous disant
+bonsoir, prêts à nous séparer pour la nuit, lorsqu'un bruit de voitures
+nous fit taire.
+
+On eût dit deux équipages se suivant lentement au très petit trot. Cela
+ralentit le pas et finalement vint s'arrêter sous la fenêtre de la salle
+à manger qui donnait sur la route, mais qui était condamnée.
+
+Mon père avait pris la lampe et, sans attendre, il ouvrait la porte
+qu'on avait déjà fermée à clef. Puis, poussant la grille, s'avançant sur
+le bord des marches, il leva la lumière au-dessus de sa tête pour voir
+ce qui se passait.
+
+C'étaient bien deux voitures arrêtées, le cheval de l'une attaché
+derrière l'autre. Un homme avait sauté à terre et hésitait...
+
+"C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant? Pourriez-vous m'indiquer
+M. Fromentin, métayer à la Belle-Etoile? J'ai trouvé sa voiture et sa
+jument qui s'en allaient sans conducteur, le long d'un chemin près de la
+route de Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et
+son adresse sur la plaque. Comme c'était sur mon chemin, j'ai ramené son
+attelage par ici, afin d'éviter des accidents, mais ça m'a rudement
+retardé quand même".
+
+Nous étions là, stupéfaits. Mon père s'approcha. Il éclaira la carriole
+avec sa lampe.
+
+"Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit l'homme. Pas même une
+couverture. La bête est fatiguée; elle boitille un peu".
+
+Je m'étais approché jusqu'au premier rang et je regardais avec les
+autres cet attelage perdu qui nous revenait, telle une épave qu'eût
+ramenée la haute mer--la première épave et la dernière, peut-être, de
+l'aventure de Meaulnes.
+
+"Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit l'homme, je vais vous laisser
+la voiture. J'ai perdu beaucoup de temps et l'on doit s'inquiéter, chez
+moi".
+
+Mon père accepta. De cette façon nous pourrions dès ce soir reconduire
+l'attelage à la Belle-Etoile sans dire ce qui s'était passé. Ensuite, on
+déciderait de ce qu'il faudrait raconter aux gens du pays et écrire à la
+mère de Meaulnes... Et l'homme fouetta sa bête, en refusant le verre de
+vin que nous lui offrions.
+
+Du fond de sa chambre où il avait rallumé la bougie, tandis que nous
+rentrions sans rien dire et que mon père conduisait la voiture à la
+ferme, mon grand-père appelait:
+
+"Alors? Est-il rentré, ce voyageur?"
+
+Les femmes se concertèrent du regard, une seconde:
+
+"Mais oui, il a été chez sa mère. Allons, dors. Ne t'inquiète pas!
+
+--Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je pensais", dit-il.
+
+Et, satisfait, il éteignit sa lumière et se tourna dans son lit pour
+dormir.
+
+Ce fut la même explication que nous donnâmes aux gens du bourg. Quant à
+la mère du fugitif, il fut décidé qu'on attendrait pour lui écrire. Et
+nous gardâmes pour nous seuls notre inquiétude qui dura trois grands
+jours. Je vois encore mon père rentrant de la ferme vers onze heures, sa
+moustache mouillée par la nuit, discutant avec Millie d'une voix très
+basse, angoissée et colère...
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+On frappe au carreau.
+
+Le quatrième jour fut un des plus froids de cet hiver-là. De grand
+matin, les premiers arrivés dans la cour se réchauffaient en glissant
+autour du puits. Ils attendaient que le poêle fût allumé dans l'école
+pour s'y précipiter.
+
+Derrière le portail, nous étions plusieurs à guetter la venue des gars
+de la campagne. Ils arrivaient tout éblouis encore d'avoir traversé des
+paysages de givre, d'avoir vu les étangs glacés, les taillis où les
+lièvres détalent... Il y avait dans leurs blouses un goût de foin et
+d'écurie qui alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient
+autour du poêle rouge. Et, ce matin-là, l'un d'eux avait apporté dans un
+panier un écureuil gelé qu'il avait découvert en route. Il essayait, je
+me souviens, d'accrocher par ses griffes, au poteau du préau, la longue
+bête raidie...
+
+Puis la pesante classe d'hiver commença...
+
+Un coup brusque au carreau nous fit lever la tête. Dressé contre la
+porte, nous aperçûmes le grand Meaulnes secouant avant d'entrer le givre
+de sa blouse, la tête haute et comme ébloui!
+
+Les deux élèves du banc le plus rapproché de la porte se précipitèrent
+pour l'ouvrir: il y eut à l'entrée comme un vague conciliabule, que nous
+n'entendîmes pas, et le fugitif se décida enfin à pénétrer dans l'école.
+
+Cette bouffée d'air frais venue de la cour déserte, les brindilles de
+paille qu'on voyait accrochées aux habits du grand Meaulnes, et surtout
+son air de voyageur fatigué, affamé, mais émerveillé, tout cela fit
+passer en nous un étrange sentiment de plaisir et de curiosité.
+
+M. Seurel était descendu du petit bureau à deux marches où il était en
+train de nous faire la dictée, et Meaulnes marchait vers lui d'un air
+agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau, à cet instant, le
+grand compagnon, malgré son air épuisé et ses yeux rougis par les nuits
+passées au dehors, sans doute.
+
+Il s'avança jusqu'à la chaire et dit, du ton très assuré de quelqu'un
+qui rapporte un renseignement:
+
+"Je suis rentré, monsieur."
+
+--Je le vois bien, répondit M. Seurel, en le considérant avec
+curiosité... Allez vous asseoir à votre place".
+
+Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courbé, souriant d'un air
+moqueur, comme font les grands élèves indisciplinés lorsqu'ils sont
+punis, et, saisissant d'une main le bout de la table, il se laissa
+glisser sur son banc.
+
+"Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le maître--
+toutes les têtes étaient alors tournées vers Meaulnes--pendant que vos
+camarades finiront la dictée".
+
+Et la classe reprit comme auparavant. De temps à autre le grand Meaulnes
+se tournait de mon côté, puis il regardait par les fenêtres, d'où l'on
+apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile, et les champs déserts,
+ou parfois descendait un corbeau. Dans la classe, la chaleur était
+lourde, auprès du poêle rougi. Mon camarade, la tête dans les mains,
+s'accouda pour lire: à deux reprises je vis ses paupières se fermer et
+je crus qu'il allait s'endormir.
+
+"Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, en levant le bras
+à demi. Voici trois nuits que je ne dors pas.
+
+--Allez!" dit M. Seurel, désireux surtout d'éviter un incident.
+
+Toutes les têtes levées, toutes les plumes en l'air, à regret nous le
+regardâmes partir, avec sa blouse fripée dans le dos et ses souliers
+terreux.
+
+Que la matinée fut lente à traverser! Aux approches de midi, nous
+entendîmes là-haut, dans la mansarde, le voyageur s'apprêter pour
+descendre. Au déjeuner, je le retrouvai assis devant le feu, près des
+grands-parents interdits, pendant qu'aux douze coups de l'horloge, les
+grands élèves et les gamins éparpillés dans la cour neigeuse filaient
+comme des ombres devant la porte de la salle à manger.
+
+De ce déjeuner je ne me rappelle qu'un grand silence et une grande gêne.
+Tout était glacé: la toile cirée sans nappe, le vin froid dans les
+verres, le carreau rougi sur lequel nous posions les pieds... On avait
+décidé, pour ne pas le pousser à la révolte, de ne rien demander au
+fugitif. Et il profita de cette trêve pour ne pas dire un mot.
+
+Enfin, le dessert terminé, nous pûmes tous les deux bondir dans la cour.
+Cour d'école, après midi, où les sabots avaient enlevé la neige... cour
+noircie où le dégel faisait dégoutter les toits du préau... cour pleine
+de jeux et de cris perçants! Meaulnes et moi, nous longeâmes en courant
+les bâtiments. Déjà deux ou trois de nos amis du bourg laissaient la
+partie et accouraient vers nous en criant de joie, faisant gicler la
+boue sous leurs sabots, les mains aux poches, le cache-nez déroulé. Mais
+mon compagnon se précipita dans la grande classe, où je le suivis, et
+referma la porte vitrée juste à temps pour supporter l'assaut de ceux
+qui nous poursuivaient. Il y eut un fracas clair et violent de vitres
+secouées, de sabots claquant sur le seuil; une poussée qui fit plier la
+tige de fer maintenant les deux battants de la porte; mais déjà
+Meaulnes, au risque de se blesser à son anneau brisé, avait tourné la
+petite clef qui fermait la serrure.
+
+Nous avions accoutumé de juger très vexante une pareille conduite. En
+été, ceux qu'on laissait ainsi à la porte couraient au galop dans le
+jardin et parvenaient souvent à grimper par une fenêtre avant qu'on eût
+pu les fermer toutes. Mais nous étions en décembre et tout était clos.
+Un instant on fit au dehors des pesées sur la porte; on nous cria des
+injures; puis, un à un, ils tournèrent le dos et s'en allèrent, la tête
+basse, en rajustant leurs cache-nez.
+
+Dans la classe qui sentait les châtaignes et la piquette, il n'y avait
+que deux balayeurs, qui déplaçaient les tables. Je m'approchai du poêle
+pour m'y chauffer paresseusement en attendant la rentrée, tandis
+qu'Augustin Meaulnes cherchait dans le bureau du maître et dans les
+pupitres. Il découvrit bientôt un petit atlas, qu'il se mit à étudier
+avec passion debout sur l'estrade, les coudes sur le bureau, la tête
+entre les mains.
+
+Je me disposais à aller près de lui; je lui aurais mis la main sur
+l'épaule et nous aurions sans doute suivi ensemble sur la carte le
+trajet qu'il avait fait, lorsque soudain la porte de communication avec
+la petite classe s'ouvrit toute battante sous une violente poussée, et
+Jasmin Delouche, suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la
+campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une des fenêtres de la petite
+classe était sans doute mal fermée ils avaient dû la pousser et sauter
+par là.
+
+Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, était l'un des plus âgés du
+Cours Supérieur. Il était fort jaloux du grand Meaulnes, bien qu'il se
+donnait comme son ami. Avant l'arrivée de notre pensionnaire, c'était
+lui, Jasmin, le coq de la classe. Il avait une figure pâle, assez fade,
+et les cheveux pommadés. Fils unique de la veuve Delouche, aubergiste,
+il faisait l'homme; il répétait avec vanité ce qu'il entendait dire aux
+joueurs de billard, aux buveurs de vermouth.
+
+A son entrée, Meaulnes leva la tête et, les sourcils froncés, cria aux
+gars qui se précipitaient sur le poêle, en se bousculant:
+
+"On ne peut donc pas être tranquille une minute, ici!"
+
+--Si tu n'es pas content, il fallait rester où tu étais", répondit, sans
+lever la tête, Jasmin Delouche qui se sentait appuyé par ses compagnons.
+
+Je pense qu'Augustin était dans cet état de fatigue où la colère monte
+et vous surprend sans qu'on puisse la contenir.
+
+"Toi, dit-il, en se redressant et en fermant son livre, un peu pâle, tu
+vas commencer par sortir d'ici!"
+
+L'autre ricana:
+
+"Oh! cria-t-il. Parce que tu es resté trois jours échappé, tu crois que
+tu vas être le maître maintenant?"
+
+Et, associant les autres à sa querelle:
+
+"Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu sais!"
+
+Mais déjà Meaulnes était sur lui. Il y eut d'abord une bousculade; les
+manches des blouses craquèrent et se décousirent. Seul, Martin, un des
+gars de la campagne entrés avec Jasmin, s'interposa:
+
+"Tu vas te laisser!" dit-il, les narines gonflées, secouant la tête
+comme un bélier.
+
+D'une poussée violente, Meaulnes le jeta, titubant, les bras ouverts, au
+milieu de la classe; puis, saisissant d'une man Delouche par le cou, de
+l'autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter dehors. Jasmin
+s'agrippait aux tables et traînait les pieds sur les dalles, faisant
+crisser ses souliers ferrés, tandis que Martin, ayant repris son
+équilibre revenait à pas comptés, la tête en avant, furieux. Meaulnes
+lâcha Delouche pour se colleter avec cet imbécile, et il allait peut-
+être se trouver en mauvaise posture, lorsque la porte des appartements
+s'ouvrit à demi. M. Seurel parut la tête tournée vers la cuisine,
+terminant, avant d'entrer, une conversation avec quelqu'un...
+
+Aussitôt la bataille s'arrêta. Les uns se rangèrent autour du poêle, la
+tête basse, ayant évité jusqu'au bout de prendre parti. Meaulnes s'assit
+à sa place, le haut de ses manches décousu et défroncé. Quant à Jasmin,
+tout congestionné, on l'entendit crier durant les quelques secondes qui
+précédèrent le coup de règle du début de la classe:
+
+"Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin. Il
+s'imagine peut-être qu'on ne sait pas où il a été!"
+
+--Imbécile! Je ne le sais pas moi-même", répondit Meaulnes, dans le
+silence déjà grand.
+
+Puis, haussant les épaules, la tête dans les mains, il se mit à
+apprendre ses leçons.
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+Le gilet de soie.
+
+Notre chambre était, comme je l'ai dit, une grande mansarde. A moitié
+mansarde, à moitié chambre. Il y avait des fenêtres aux autres logis
+d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci était éclairé par une lucarne.
+Il était impossible de fermer complètement la porte, qui frottait sur le
+plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant de la main notre
+bougie que menaçaient tous les courants d'air de la grande demeure,
+chaque fois nous essayions de fermer cette porte, chaque fois nous
+étions obligés d'y renoncer. Et, toute le nuit, nous sentions autour de
+nous, pénétrant jusque dans notre chambre, le silence des trois
+greniers.
+
+C'est là que nous nous retrouvâmes, Augustin et moi, le soir de ce même
+jour d'hiver.
+
+Tandis qu'en un tour de main j'avais quitté tous mes vêtements et les
+avais jetés en tas sur une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon,
+sans rien dire, commençait lentement à se déshabiller. Du lit de fer aux
+rideaux de cretonne décorés de pampres, où j'étais monté déjà, je le
+regardais faire. Tantôt il s'asseyait sur son lit bas et sans rideaux.
+Tantôt il se levait et marchait de long en large, tout en se dévêtant.
+La bougie, qu'il avait posée sur une petite table d'osier tressée par
+des bohémiens, jetait sur le mur son ombre errante et gigantesque.
+
+Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, d'un air distrait et
+amer, mais avec soin, ses habits d'écolier. Je le revois plaquant sur
+une chaise sa lourde ceinture; pliant sur le dossier sa blouse noire
+extraordinairement fripée et salie; retirant une espèce de paletot gros
+bleu qu'il avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos,
+pour l'étaler sur le pied de son lit... Mais lorsqu'il se redressa et se
+retourna vers moi, je vis qu'il portait, au lieu du petit gilet à
+boutons de cuivre, qui était d'uniforme sous le paletot, un étrange
+gilet de soie, très ouvert, que fermait dans le bas un rang serré de
+petits boutons de nacre.
+
+C'était un vêtement d'une fantaisie charmante, comme devaient en porter
+les jeunes gens qui dansaient avec nos grand'mères, dans les bals de mil
+huit cent trente.
+
+Je me rappelle, en cet instant, le grand écolier paysan, nu-tête, car il
+avait soigneusement posé sa casquette sur ses autres habits--visage si
+jeune, si vaillant et si durci déjà. Il avait repris sa marche à travers
+la chambre lorsqu'il se mit à déboutonner cette pièce mystérieuse d'un
+costume qui n'était pas le sien. Et il était étrange de le voir, en bras
+de chemise, avec son pantalon trop court, ses souliers boueux, mettant
+la main sur ce gilet de marquis.
+
+Dès qu'il l'eut touché, sortant brusquement de sa rêverie il tourna la
+tête vers moi et me regarda d'un oeil inquiet. J'avais un peu envie de
+rire. Il sourit en même temps que moi et son visage s'éclaira.
+
+"Oh! dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, à voix basse. Où l'as-tu
+pris?"
+
+Mais son sourire s'éteignit aussitôt. Il passa deux fois sur ses cheveux
+ras sa main lourde, et tout soudain, comme quelqu'un qui ne peut plus
+résister à son désir, il réendossa sur le fin jabot sa vareuse qu'il
+boutonna solidement et sa blouse fripée; puis il hésita un instant, en
+me regardant de côté... Finalement, il s'assit sur le bord de son lit,
+quitta ses souliers qui tombèrent bruyamment sur le plancher; et, tout
+habillé comme un soldat au cantonnement d'alerte, il s'étendit sur son
+lit et souffla la bougie.
+
+Vers le milieu de la nuit je m'éveillai soudain. Meaulnes était au
+milieu de la chambre, debout, sa casquette sur la tête, et il cherchait
+au portemanteau quelque chose--une pèlerine qu'il se mit sur le dos...
+La chambre était très obscure. Pas même la clarté que donne parfois le
+reflet de la neige. Un vent noir et glacé soufflait dans le jardin mort
+et sur le toit.
+
+Je me dressai un peu et je lui criai tout bas:
+
+"Meaulnes! tu repars?"
+
+Il ne répondit pas. Alors, tout à fait affolé, je dis:
+
+"Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu m'emmènes".
+
+Et je sautai à bas.
+
+Il s'approcha, me saisit par le bras, me forçant à m'asseoir sur le
+rebord du lit, et il me dit:
+
+"Je ne puis pas t'emmener, François. Si je connaissais bien mon chemin,
+tu m'accompagnerais. Mais il faut d'abord que je le retrouve sur le
+plan, et je n'y parviens pas.
+
+--Alors, tu ne peux pas repartir non plus?
+
+--C'est vrai, c'est bien inutile... fit-il avec découragement. Allons,
+recouche-toi. Je te promets de ne par repartir sans toi".
+
+Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. Je n'osais
+plus rien dire. Il marchait, s'arrêtait, repartait plus vite, comme
+quelqu'un qui, dans sa tête, recherche ou repasse des souvenirs, les
+confronte, les compare, calcule, et soudain pense avoir trouvé; puis de
+nouveau lâche le fil et recommence à chercher...
+
+Ce ne fut pas la seule nuit où, réveillé par le bruit de ses pas, je le
+trouvai ainsi, vers une heure du matin, déambulant à travers la chambre
+et les greniers--comme ces marins qui n'ont pu se déshabituer de faire
+le quart et qui, au fond de leurs propriétés bretonnes, se lèvent et
+s'habillent à l'heure réglementaire pour surveiller la nuit terrienne.
+
+A deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et la première
+quinzaine de février, je fus ainsi tiré de mon sommeil. Le grand
+Meaulnes était là, dressé, tout équipé, sa pèlerine sur le dos, prêt à
+partir, et chaque fois, au bord de ce pays mystérieux où une fois djà il
+s'était évadé, il s'arrêtait, hésitait. Au moment de lever le loquet de
+la porte de l'escalier et de filer par la porte de la cuisine qu'il eût
+facilement ouverte sans que personne l'entendit, il reculait une fois
+encore... Puis, durant les longues heures du milieu de la nuit,
+fiévreusement, il arpentait, en réfléchissant, les greniers abandonnés.
+
+Enfin une nuit, vers le 15 février, ce fut lui-même qui m'éveilla en me
+posant doucement la main sur l'épaule.
+
+La journée avait été fort agitée. Meaulnes, qui délaissait complètement
+tous les jeux de ses anciens camarades, était resté, durant la dernière
+récréation du soir, assis sur son banc, tout occupé à établir un
+mystérieux petit plan, en suivant du doigt, et en calculant longuement,
+sur l'atlas du Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre la
+cour et la salle de classe. Les sabots claquaient. On se pourchassait de
+table en table, franchissant les bancs et l'estrade d'un saut... On
+savait qu'il ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il
+travaillait ainsi; cependant, comme la récréation se prolongeait, deux
+ou trois gamins du bourg, par manière de jeu, s'approchèrent à pas de
+loup et regardèrent par-dessus son épaule. L'un d'eux s'enhardit jusqu'à
+pousser les autres sur Meaulnes... Il ferma brusquement son atlas, cacha
+sa feuille et empoigna le dernier des trois gars, tandis que les deux
+autres avaient pu s'échapper.
+
+... C'était ce hargneux Giraudat, qui prit un ton pleurard, essaya de
+donner des coups de pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le
+grand Meaulnes, à qui il cria rageusement:
+
+"Grand lâche! ça ne m'étonne pas qu'ils sont tous contre toi, qu'ils
+veulent te faire la guerre!..." et une foule d'injures auxquelles nous
+répondîmes, sans avoir bien compris ce qu'il avait voulu dire. C'est moi
+qui criais le plus fort, car j'avais pris le parti du grand Meaulnes. Il
+y avait maintenant comme un pacte entre nous. La promesse qu'il m'avait
+faite de m'emmener avec lui, sans me dire, comme tout le monde, "que je
+ne pourrais pas marcher", m'avait lié à lui pour toujours. Et je ne
+cessais de penser à son mystérieux voyage. Je m'étais persuadé qu'il
+avait dû rencontrer une jeune fille. Elle était sans doute infiniment
+plus belle que toutes celles du pays, plus belle que Jeanne, qu'on
+apercevait dans le jardin des religieuses par le trou de la serrure; et
+que Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et toute blonde; et que
+Jenny, la fille de la châtelaine, qui était admirable, mais folle et
+toujours enfermée. C'est à une jeune fille certainement qu'il pensait la
+nuit, comme un héros de roman. Et j'avais décidé de lui en parler,
+bravement, la première fois qu'il m'éveillerait...
+
+Le soir de cette nouvelle bataille, après quatre heures, nous étions
+tous les deux occupés à rentrer des outils du jardin, des pics et des
+pelles qui avaient servi à creuser des trous, lorsque nous entendîmes
+des cris sur la route. C'était une bande de jeunes gens et de gamins, en
+colonne par quatre, au pas gymnastique, évoluant comme une compagnie
+parfaitement organisée, conduits par Delouche, Daniel, Giraudat, et un
+autre que nous ne connûmes point. Ils nous avaient aperçus et ils nous
+huaient de la belle façon. Ainsi tout le bourg était contre nous, et
+l'on préparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous étions exclus.
+
+Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la bêche et la pioche
+qu'il avait sur l'épaule...
+
+Mais, à minuit, je sentais sa main sur mon bras, et je m'éveillais en
+sursaut.
+
+"Lève-toi, dit-il, nous partons.
+
+--Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au bout?
+
+--J'en connais une bonne partie. Et il faudra bien que nous trouvions le
+reste! répondit-il, les dents serrées.
+
+--Ecoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon séant. Ecoute-moi: nous
+n'avons qu'une chose à faire; c'est de chercher tous les deux en plein
+jour, en nous servant de ton plan, la partie du chemin qui nous manque.
+
+--Mais cette portion-là est très loin d'ici.
+
+--Eh bien, nous irons en voiture, cet été, dès que les journées seront
+longues".
+
+Il y eut un silence prolongé qui voulait dire qu'il acceptait.
+
+"Puisque nous tâcherons ensemble de retrouver la jeune fille que tu
+aimes, Meaulnes, ajoutai-je enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi
+d'elle".
+
+Il s'assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans l'ombre sa tête
+penchée, ses bras croisés et ses genoux. Puis il aspira l'air fortement,
+comme quelqu'un qui a eu gros coeur longtemps et qui va enfin confier
+son secret...
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+L'Aventure.
+
+Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-là tout ce qui lui était arrivé
+sur la route. Et même lorsqu'il se fut décidé à me tout confier, durant
+des jours de détresse dont je reparlerai, ce resta longtemps le grand
+secret de nos adolescences. Mais aujourd'hui que tout est fini,
+maintenant qu'il ne reste plus que poussière
+
+de tant de mal, de tant de bien,
+
+je puis raconter son étrange aventure.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+. .
+
+A une heure et demie de l'après-midi, sur la route de Vierzon, par ce
+temps glacial, Meaulnes fit marcher la bête bon train car il savait
+n'être pas en avance. Il ne songea d'abord, pour s'en amuser, qu'à notre
+surprise à tous, lorsqu'il ramènerait dans la carriole, à quatre heures,
+le grand-père et la grand'-mère Charpentier. Car, à ce moment-là,
+certes, il n'avait pas d'autre intention.
+
+Peu à peu, le froid le pénétrant, il s'enveloppa les jambes dans une
+couverture qu'il avait d'abord refusée et que les gens de la Belle-
+Etoile avaient mise de force dans la voiture.
+
+A deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il n'était jamais passé
+dans un petit pays aux heures de classe et s'amusa de voir celui-là
+aussi désert, aussi endormi. C'est à peine si, de loin en loin, un
+rideau se leva, montrant une tête curieuse de bonne femme.
+
+A la sortie de La Motte, aussitôt après la maison d'école, il hésita
+entre deux routes et crut se rappeler qu'il fallait tourner à gauche
+pour aller à Vierzon Personne n'était là pour le renseigner. Il remit sa
+jument au trot sur la route désormais plus étroite et mal empierrée. Il
+longea quelque temps un bois de sapins et rencontra enfin un roulier à
+qui il demanda, mettant sa main en porte-voix, s'il était bien là sur la
+route de Vierzon. La jument, tirant sur les guides, continuait à
+trotter; l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on lui demandait; il cria
+quelque chose en faisant un geste vague, et, à tout hasard, Meaulnes
+poursuivit sa route.
+
+De nouveau se fut la vaste campagne gelée, sans accident ni distraction
+aucune; parfois seulement une pie s'envolait, effrayée par la voiture,
+pour aller se percher plus loin sur un orme sans tête. Le voyageur avait
+enroulé autour de ses épaules, comme une cape, sa grande couverture. Les
+jambes allongées, accoudé sur un côté de la carriole, il dut somnoler un
+assez long moment...
+
+... Lorsque, grâce au froid, qui traversait maintenant la couverture,
+Meaulnes eut repris ses esprits, il s'aperçut que le paysage avait
+changé. Ce n'étaient plus ces horizons lointains, ce grand ciel blanc où
+se perdait le regard, mais de petits prés encore verts avec de hautes
+clôtures. A droite et à gauche, l'eau des fossés coulait sous la glace.
+Tout faisait pressentir l'approche d'une rivière. Et, entre les hautes
+haies, la route n'était plus qu'un étroit chemin défoncé.
+
+La jument, depuis un instant, avait cessé de trotter. D'un coup de
+fouet, Meaulnes voulut lui faire reprendre sa vive allure, mais elle
+continua à marcher au pas avec une extrême lenteur, et le grand écolier,
+regardant de côté, les mains appuyées sur le devant de la voiture,
+s'aperçut qu'elle boitait d'une jambe de derrière. Aussitôt il sauta à
+terre, très inquiet.
+
+"Jamais nous n'arriverons à Vierzon pour le train", dit-il à mi-voix.
+
+Et il n'osait pas s'avouer sa pensée la plus inquiétante, à savoir que
+peut-être il s'était trompé de chemin et qu'il n'était plus là sur la
+route de Vierzon.
+
+Il examina longuement le pied de la bête et n'y découvrit aucune trace
+de blessure. Très craintive, la jument levait la patte dès que Meaulnes
+voulait la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et maladroit.
+Il comprit enfin qu'elle avait tout simplement un caillou dans le sabot.
+En gars expert au maniement du bétail, il s'accroupit, tenta de lui
+saisir le pied droit avec sa main gauche et de le placer entre ses
+genoux, mais il fut gêné par la voiture. A deux reprises, la jument se
+déroba et avança de quelques mètres. Le marchepied vint le frapper à la
+tête et la roue le blessa au genou. Il s'obstina et finit par triompher
+de la bête peureuse; mais le caillou se trouvait si bien enfoncé que
+Meaulnes dut sortir son couteau de paysan pour en venir à bout.
+
+Lorsqu'il eut terminé sa besogne, et qu'il releva enfin la tête, à demi
+étourdit et les yeux troubles, il s'aperçut avec stupeur que la nuit
+tombait...
+
+Tout autre que Meaulnes eût immédiatement rebroussé chemin. C'était le
+seul moyen de ne pas s'égarer davantage. Mais il réfléchit qu'il devait
+être maintenant fort loin de la Motte. En outre la jument pouvait avoir
+pris un chemin transversal pendant qu'il dormait. Enfin, ce chemin-là
+devait bien à la longue mener vers quelque village... Ajoutez à toutes
+ces raisons que le grand gars, en remontant sur le marche-pied, tandis
+que la bête impatiente tirait déjà sur les guides, sentait grandir en
+lui le désir exaspéré d'aboutir à quelque chose et d'arriver quelque
+part, en dépit de tous les obstacles!
+
+Il fouetta la jument qui fit un écart et se remit au grand trot.
+L'obscurité croissait. Dans le sentier raviné, il y avait maintenant
+tout juste passage pour la voiture. Parfois une branche morte de la haie
+se prenait dans la roue et se cassait avec un bruit sec... Lorsqu'il fit
+tout à fait noir, Meaulnes songea soudain, avec un serrement de coeur, à
+la salle à manger de Sainte-Agathe, où nous devions, à cette heure, être
+tous réunis. Puis la colère le prit; puis l'orgueil et la joie profonde
+de s'être ainsi évadé, sans avoir voulu...
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+Une halte.
+
+Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied avait buté
+dans l'ombre; Meaulnes vit sa tête plonger et se relever par deux fois;
+puis elle s'arrêta net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose.
+Autour des pieds de la bête, on entendait comme un clapotis d'eau. Un
+ruisseau coupait le chemin. En été, ce devait être un gué. Mais à cette
+époque le courant était si fort que la glace n'avait pas pris et qu'il
+eût été dangereux de pousser plus avant.
+
+Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de quelques pas et,
+très perplexe, se dressa dans la voiture. C'est alors qu'il aperçut,
+entre les branches, une lumière. Deux ou trois prés seulement devaient
+la séparer du chemin...
+
+L'écolier descendit de voiture et ramena la jument en arrière, en lui
+parlant pour la calmer, pour arrêter ses brusques coups de tête
+effrayés:
+
+"Allons, ma vieille! Allons! Maintenant nous n'irons pas plus loin. Nous
+saurons bientôt où nous sommes arrivés".
+
+Et, poussant la barrière entrouverte d'un petit pré qui donnait sur le
+chemin, il fit entrer là son équipage. Ses pieds enfonçaient dans
+l'herbe molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa tête contre celle
+de la bête, il sentait sa chaleur et le souffle dur de son haleine... Il
+la conduisit tout au bout du pré, lui mit sur le dos la couverture;
+puis, écartant les branches de la clôture du fond, il aperçut de nouveau
+la lumière, qui était celle d'une maison isolée.
+
+Il lui fallut bien, tout de même, traverser trois prés, sauter un
+traître petit ruisseau, où il faillit plonger les deux pieds à la
+fois... Enfin, après un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva
+dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon grognait dans son têt.
+Au bruit des pas sur la terre gelée, un chien se mit à aboyer avec
+fureur.
+
+Le volet de la porte était ouvert, et la lueur que Meaulnes avait
+aperçue était celle d'un feu de fagots allumé dans la cheminée. Il n'y
+avait pas d'autre lumière que celle du feu. Une bonne femme, dans la
+maison, se leva et s'approcha de la porte, sans paraître autrement
+effrayée. L'horloge à poids, juste à cet instant, sonna la demie de sept
+heures.
+
+"Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand garçon, je crois bien que
+j'ai mis le pied dans vos chrysanthèmes".
+
+Arrêtée, un bol à la main, elle le regardait.
+
+"Il est vrai, dit-elle, qu'il fait noir dans la cour à ne pas s'y
+conduire".
+
+Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, debout, regarda les murs
+de la pièce tapissée de journaux illustrés comme une auberge, et la
+table, sur laquelle un chapeau d'homme était posé.
+
+"Il n'est pas là, le patron? dit-il en s'asseyant.
+
+--Il va revenir, répondit la femme, mise en confiance. Il est allé
+chercher un fagot.
+
+--Ce n'est pas que j'aie besoin de lui, poursuivit le jeune homme en
+rapprochant sa chaise du feu. Mais nous sommes là plusieurs chasseurs à
+l'affût. Je suis venu vous demander de nous céder un peu de pain".
+
+Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens de campagne, et surtout
+dans une ferme isolée, il faut parler avec beaucoup de discrétion, de
+politique même, et surtout ne jamais montrer qu'on n'est pas du pays.
+
+"Du pain? dit-elle. Nous ne pourrons guère vous en donner. Le boulanger
+qui passe pourtant tous les mardis n'est pas venu aujourd'hui".
+
+Augustin, qui avait espéré un instant se trouver à proximité d'un
+village, s'effraya.
+
+"Le boulanger de quel pays? demanda-t-il.
+
+--Eh bien, le boulanger du Vieux-Nançay, répondit la femme avec
+étonnement.
+
+--C'est à quelle distance d'ici, au juste, Le Vieux-Nançay? poursuivit
+Meaulnes très inquiet.
+
+--Par la route, je ne saurais pas vous dire au juste; mais par la
+traverse il y a trois lieues et demie".
+
+Et elle se mit à raconter qu'elle y avait sa fille en place, qu'elle
+venait à pied pour la voir tous les premiers dimanches du mois et que
+ses patrons...
+
+Mais Meaulnes, complètement dérouté, l'interrompit pour dire:
+
+"Le Vieux-Nançay serait-il le bourg le plus rapproché d'ici?"
+
+--Non, c'est Les Landes, à cinq kilomètres. Mais il n'y a pas de
+marchands ni de boulanger. Il y a tout juste une petite assemblée,
+chaque année, à la Saint-Martin".
+
+Meaulnes n'avait jamais entendu parler des Landes. Il se vit à tel point
+égaré qu'il en fut presque amusé. Mais la femme, qui était occupée à
+laver son bol sur l'évier, se retourna, curieuse à son tour, et elle dit
+lentement, en le regardant bien droit:
+
+"C'est-il que vous n'êtes pas du pays?..."
+
+A ce moment, un paysan âgé se présenta à la porte, avec une brassée de
+bois, qu'il jeta sur le carreau. La femme lui expliqua, très fort, comme
+s'il eût été sourd, ce que demandait le jeune homme.
+
+"Eh bien, c'est facile, dit-il simplement. Mais approchez-vous monsieur.
+Vous ne vous chauffez pas".
+
+Tous les deux, un instant plus tard, ils étaient installés près des
+chenets: le vieux cassant son bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes
+mangeant un bol de lait avec du pain qu'on lui avait offert. Notre
+voyageur, ravi de se trouver dans cette humble maison après tant
+d'inquiétudes, pensant que sa bizarre aventure était terminée, faisait
+déjà le projet de revenir plus tard avec des camarades revoir ces braves
+gens. Il ne savait pas que c'était là seulement une halte, et qu'il
+allait tout à l'heure reprendre son chemin.
+
+Il demanda bientôt qu'on le remit sur la route de La Motte. Et, revenant
+peu à peu à la vérité, il raconta qu'avec sa voiture il s'était séparé
+des autres chasseurs et se trouvait maintenant complètement égaré.
+
+Alors l'homme et la femme insistèrent si longtemps pour qu'il restât
+coucher et repartit seulement au grand jour, que Meaulnes finit par
+accepter et sortit chercher sa jument pour la rentrer à l'écurie.
+
+"Vous prendrez garde aux trous de la sente", lui dit l'homme.
+
+Meaulnes n'osa pas avouer qu'il n'était pas venu par la "sente". Il fut
+sur le point de demander au brave homme de l'accompagner. Il hésita une
+seconde sur le seuil et si grande était son indécision qu'il faillit
+chanceler. Puis il sortit dans la cour obscure.
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+La Bergerie.
+
+Pour s'y reconnaître, il grimpa sur le talus d'où il avait sauté.
+
+Lentement et difficilement, comme à l'aller, il se guida entre les
+herbes et les eaux, à travers les clôtures de saules, et s'en fut
+chercher sa voiture dans le fond du pré où il l'avait laissée. La
+voiture n'y était plus... Immobile, la tête battante, il s'efforça
+d'écouter tous les bruits de la nuit, croyant à chaque seconde entendre
+sonner tout près le collier de la bête. Rien... Il fit le tour du pré;
+la barrière était à demi ouverte, à demi renversée, comme si une roue de
+voiture avait passé dessus. La jument avait dû, par là, s'échapper toute
+seule.
+
+Remontant le chemin, il fit quelques pas et s'embarrassa les pieds dans
+la couverture qui sans doute avait glissé de la jument à terre. Il en
+conclut que la bête s'était enfuie dans cette direction. Il se prit à
+courir.
+
+Sans autre idée que la volonté tenace et folle de rattraper sa voiture,
+tout le sang au visage, en proie à ce désir panique qui ressemblait à la
+peur, il courait... Parfois son pied butait dans les ornières. Aux
+tournants, dans l'obscurité totale, il se jetait contre les clôtures,
+et, déjà trop fatigué pour s'arrêter à temps, s'abattait sur les épines,
+les bras en avant, se déchirant les mains pour se protéger le visage.
+Parfois, il s'arrêtait, écoutait--et repartait. Un instant, il crut
+entendre un bruit de voiture; mais ce n'était qu'un tombereau cahotant
+qui passait très loin, sur une route, à gauche...
+
+Vint un moment où son genou, blessé au marche-pied, lui fit si mal qu'il
+dut s'arrêter, la jambe raidie. Alors il réfléchit que si sa jument ne
+n'était pas sauvée au grand galop, il l'aurait depuis longtemps
+rejointe. Il se dit aussi qu'une voiture ne se perdait pas ainsi et que
+quelqu'un la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas, épuisé,
+colère, se traînant à peine.
+
+A la longue, il crut se retrouver dans les parages qu'il avait quittés
+et bientôt il aperçut la lumière de la maison qu'il cherchait. Un
+sentier profond s'ouvrait dans la haie:
+
+"Voilà la sente dont le vieux m'a parlé", se dit Augustin.
+
+Et il s'engagea dans ce passage, heureux de n'avoir plus à franchir les
+haies et les talus. Au bout d'un instant, le sentier déviant à gauche,
+la lumière parut glisser à droite, et, parvenu à un croisement de
+chemins, Meaulnes, dans sa hâte à regagner le pauvre logis, suivit sans
+réfléchir un sentier qui paraissait directement y conduire. Mais à peine
+avait-il fait dix pas dans cette direction que la lumière disparut, soit
+qu'elle fut cachée par une haie, soit que les paysans, fatigués
+d'attendre, eussent fermé leurs volets. Courageusement, l'écolier sauta
+à travers champs, marcha tout droit dans la direction où la lumière
+avait brillé tout à l'heure. Puis, franchissant encore une clôture, il
+retomba dans un nouveau sentier...
+
+Ainsi peu à peu, s'embrouillait la piste du grand Meaulnes et se brisait
+le lien qui l'attachait à ceux qu'il avait quittés.
+
+Découragé, presque à bout de forces, il résolut, dans son désespoir, de
+suive ce sentier jusqu"au bout.
+
+A cent pas de là, il débouchait dans une grande prairie grise, où l'on
+distinguait de loin en loin des ombres qui devaient être des genévriers,
+et une bâtisse obscure dans un repli de terrain. Meaulnes s'en approcha.
+Ce n'était là qu'une sorte de grand parc à bétail ou de bergerie
+abandonnée. La porte céda avec un gémissement. La lueur de la lune,
+quand le grand vent chassait les nuages, passait à travers les fentes
+des cloisons. Une odeur de moisi régnait.
+
+Sans chercher plus avant, Meaulnes s'étendit sur la paille humide, le
+coude à terre, la tête dans la main. Ayant retiré sa ceinture, il se
+recroquevilla dans sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors à la
+couverture de la jument qu'il avait laissée dans le chemin, et il se
+sentit si malheureux, si fâché contre lui-même qu'il lui prit une forte
+envie de pleurer...
+
+Aussi s'efforça-t-il de penser à autre chose. Glacé jusqu'aux moelles,
+il se rappela un rêve--une vision plutôt, qu'il avait eue tout enfant,
+et dont il n'avait jamais parlé à personne: un matin, au lieu de
+s'éveiller dans sa chambre, où pendaient ses culottes et ses paletots,
+il s'était trouvé dans une longue pièce verte, aux tentures pareilles à
+des feuillages. En ce lieu coulait une lumière si douce qu'on eût cru
+pouvoir la goûter. Près de la première fenêtre, une jeune fille cousait,
+le dos tourné, semblant attendre son réveil... Il n'avait pas eu la
+force de se glisser hors de son lit pour marcher dans cette demeure
+enchantée. Il s'était rendormi... Mais la prochaine fois, il jurait bien
+de se lever. Demain matin, peut-être!...
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+Le domaine mystérieux.
+
+Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais son genou enflé lui
+faisait mal; il lui fallait s'arrêter et s'asseoir à chaque moment tant
+la douleur était vive. L'endroit où il se trouvait était d'ailleurs le
+plus désolé de la Sologne. De toute la matinée, il ne vit qu'une
+bergère, à l'horizon, qui ramenait son troupeau. Il eut beau la héler,
+essayer de courir, elle disparut sans l'entendre.
+
+Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une désolante
+lenteur... Pas un toit, pas une âme. Pas même le cri d'un courlis dans
+les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un
+soleil de décembre, clair et glacial.
+
+Il pouvait être trois heures de l'après-midi lorsqu'il aperçut enfin,
+au-dessus d'un bois de sapins, la flèche d'une tourelle grise.
+
+"Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il, quelque pigeonnier
+désert!..."
+
+Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du bois
+débouchait, entre deux poteaux blancs, une allée où Meaulnes s'engagea.
+Il y fit quelques pas et s'arrêta, plein de surprise, trouble d'une
+émotion inexplicable. Il marchait pourtant du même pas fatigué, le vent
+glacé lui gerçait les lèvres, le suffoquait par instants; et pourtant un
+contentement extra-ordinaire le soulevait, une tranquillité parfaite et
+presque enivrante, la certitude que son but était atteint et qu'il n'y
+avait plus maintenant que du bonheur à espérer. C'est ainsi que, jadis,
+la veille des grandes fêtes d'été il se sentait défaillir, lorsqu'à la
+tombée de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que
+la fenêtre de sa chambre était obstruée par les branches.
+
+"Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive à ce vieux pigeonnier,
+plein de hiboux et de courants d'air!..."
+
+Et, fâché contre lui-même, il s'arrêta, se demandant s'il ne valait pas
+mieux rebrousser chemin et continuer jusqu'au prochain village. Il
+réfléchissait depuis un instant, la tête basse, lorsqu'il s'aperçut
+soudain que l'allée était balayée à grands ronds réguliers comme on
+faisait chez lui pour les fêtes. Il se trouvait dans un chemin pareil à
+la grand'rue de La Ferté, le matin de l'Assomption!... Il eût aperçu au
+détour de l'allée une troupe de gens en fête soulevant la poussière
+comme au mois de juin, qu'il n'eût pas été surpris davantage.
+
+"Y aurait-il une fête dans cette solitude?" se demanda-t-il.
+
+Avançant jusqu'au premier détour, il entendit un bruit de voix qui
+s'approchaient. Il se jeta de côté dans les jeunes sapins touffus,
+s'accroupit et écouté en retenant son souffle. C'étaient des voix
+enfantines. Une troupe d'enfants passa tout près de lui. L'un d'eux,
+probablement une petite fille, parlait d'un ton si sage et si entendu
+que Meaulnes, bien qu'il ne comprit guère le sens de ses paroles, ne put
+s'empêcher de sourire.
+
+"Une seule chose m'inquiète, disait-elle, c'est la question des chevaux.
+On n'empêchera jamais Daniel, par exemple, de monter sur le grand poney
+jaune!
+
+--Jamais on ne m'en empêchera répondit une voix moqueuse de jeune
+garçon. Est-ce que nous n'avons pas toutes les permissions?... Même
+celle de nous faire mal, s'il nous plaît..."
+
+Et les voix s'éloignèrent, au moment où s'approchait déjà un autre
+groupe d'enfants.
+
+"Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous irons en
+bateau.
+
+--Mais nous le permettra-t-on? dit une autre.
+
+--Vous savez bien que nous organisons la fête à notre guise.
+
+--Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa fiancée?
+
+--Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!..."
+
+"Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les
+enfants qui font la loi, ici?... Etrange domaine!"
+
+Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander où l'on trouverait à
+boire et à manger. Il se dressa et vit le dernier groupe qui
+s'éloignait. C'étaient trois fillettes avec des robes droites qui
+s'arrêtaient aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux à brides. Une
+plume blanche leur traînait dans le cou, à toutes les trois. L'une
+d'elles, à demi retournée, un peu penchée, écoutait sa compagne qui lui
+donnait de grandes explications, le doigt levé.
+
+"Je leur ferais peur", se dit Meaulnes, en regardant sa blouse paysanne
+déchirée et son ceinturon baroque de collégien de Sainte-Agathe.
+
+Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par l'allée,
+il continua son chemin à travers les sapins dans la direction du
+"pigeonnier", sans trop réfléchir à ce qu'il pourrait demander là-bas.
+Il fut bientôt arrêté à la lisière du bois, par un petit mur moussu. De
+l'autre côté, entre le mur et les annexes du domaine, c'était une longue
+cour étroite toute remplie de voitures, comme une cour d'auberge un jour
+de foire. Il y en avait de tous les genres et de toutes les formes: de
+fines petites voitures à quatre places, les brancards en l'air; des
+chars à bancs; des bourbonnaises démodées avec des galeries à moulures,
+et même de vieilles berlines dont les glaces étaient levées.
+
+Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte qu'on ne l'aperçut,
+examinait le désordre du lieu, lorsqu'il avisa, de l'autre côté de la
+cour, juste au-dessus du siège d'un haut char à bancs, une fenêtre des
+annexes à demi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derrière
+les domaines aux volets toujours fermés des écuries, avaient dû clore
+cette ouverture. Mais le temps les avait descellés.
+
+"Je vais entrer là, se dit l'écolier, je dormirai dans le foin et je
+partirai au petit jour, sans avoir fait peur à ces belles petites
+filles".
+
+Il franchit le mur, péniblement, à cause de son genou blessé, et,
+passant d'une voiture sur l'autre, du siège d'un char à bancs sur le
+toit d'une berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu'il poussa
+sans bruit comme une porte.
+
+Il se trouvait non pas dans un grenier à foin, mais dans une vaste pièce
+au plafond bas qui devait être une chambre à coucher. On distinguait,
+dans la demi-obscurité du soir d'hiver, que la table, la cheminée et
+même les fauteuils étaient chargés de grands vases, d'objets de prix,
+d'armes anciennes. Au fond de la pièce des rideaux tombaient, qui
+devaient cacher une alcôve.
+
+Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause du froid que par crainte
+d'être aperçu du dehors. Il alla soulever le rideau du fond et découvrit
+un grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de luths aux cordes
+cassées et de candélabres jetés pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses
+dans le fond de l'alcôve, puis s'étendit sur cette couche pour s'y
+reposer et réfléchir un peu à l'étrange aventure dans laquelle il
+s'était jeté.
+
+Un silence profond régnait sur ce domaine. Par instants seulement on
+entendait gémir le grand vent de décembre.
+
+Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander si, malgré ces étranges
+rencontres, malgré la voix des enfants dans l'allée, malgré les voitures
+entassées, ce n'était pas là simplement, comme il l'avait pensé d'abord,
+une vieille bâtisse abandonnée dans la solitude de l'hiver.
+
+Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le son d'une musique
+perdue. C'était comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se
+rappela le temps où sa mère, jeune encore, se mettait au piano l'après-
+midi dans le salon, et lui, sans rien dire, derrière la porte qui
+donnait sur le jardin, il l'écoutait jusqu'à la nuit...
+
+"On dirait que quelqu'un joue du piano quelque part? pensa-t-il.
+
+Mais laissant sa question sans réponse, harassé de fatigue, il ne tarda
+pas à s'endormir...
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+La chambre de Wellington.
+
+Il faisait nuit, lorsqu'il s'éveilla. Transi de froid, il se tourna et
+retourna sur sa couche, fripant et roulant sous lui sa blouse noire. Une
+faible clarté glauque baignait les rideaux de l'alcôve.
+
+S'asseyant sur le lit, il glissa sa tête entre les rideaux. Quelqu'un
+avait ouvert la fenêtre et l'on avait attaché dans l'embrasure deux
+lanternes vénitiennes vertes.
+
+Mais à peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup d'oeil, qu'il entendit
+sur le palier un bruit de pas étouffé et de conversation à voix basse.
+Il se rejeta dans l'alcôve et ses souliers ferrés firent sonner un des
+objets de bronze qu'il avait repoussés contre le mur. Un instant, très
+inquiet, il retint son souffle. Les pas se rapprochèrent et deux ombres
+glissèrent dans la chambre.
+
+"Ne fais pas de bruit, disait l'un.
+
+--Ah! répondait l'autre, il est toujours bien temps qu'il s'éveille!
+
+--As-tu garni sa chambre?
+
+--Mais oui, comme celles des autres".
+
+Le vent fit battre la fenêtre ouverte.
+
+"Tiens, dit le premier, tu n'as pas même fermé la fenêtre. Le vent a
+déjà éteint une des lanternes. Il va falloir la rallumer.
+
+--Bah! répondit l'autre, pris d'une paresse et d'un découragement
+soudain. A quoi bon ces illuminations du côté de la campagne, du côté du
+désert, autant dire? Il n'y a personne pour les voir.
+
+--Personne? Mais il arrivera encore des gens pendant une partie de la
+nuit. Là-bas, sur la route, dans leurs voitures, ils seront bien
+contents d'apercevoir nos lumières!"
+
+Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui qui avait parlé le
+dernier, et qui paraissait être le chef, reprit d'une voix traînante, à
+la façon d'un fossoyeur de Shakespeare:
+
+"Tu mets des lanternes vertes à la chambre de Wellington. T'en mettrais
+aussi bien des rouges... Tu ne t'y connais pas plus que moi!"
+
+Un silence.
+
+"... Wellington, c'était un Américain? Eh bien, c'est-il une couleur
+américaine, le vert? Toi, le comédien qui as voyagé, tu devrais savoir
+ça.
+
+--O! là là! répondit le "comédien", voyagé? Oui, j'ai voyagé! Mais je
+n'ai rien vu! Que veux-tu voir dans une roulotte?"
+
+Meaulnes avec précaution regarda entre les rideaux.
+
+Celui qui commandait la manoeuvre était un gros homme nu-tête, enfoncé
+dans un énorme paletot. Il tenait à la main une longue perche garnie de
+lanternes multicolores, et il regardait paisiblement, une jambe croisée
+sur l'autre, travailler son compagnon.
+
+Quant au comédien, c'était le corps le plus lamentable qu'on puisse
+imaginer. Grand, maigre, grelottant, ses yeux glauques et louches, sa
+moustache retombant sur sa bouche édentée faisaient songer à la face
+d'un noyé qui ruisselle sur une dalle. Il était en manches de chemise,
+et ses dents claquaient. Il montrait dans ses paroles et ses gestes le
+mépris le plus parfait pour sa propre personne.
+
+Après un moment de réflexion amère et risible à la fois, il s'approcha
+de son partenaire et lui confia, les deux bras écartés:
+
+"Veux-tu que je te dise?... Je ne peux pas comprendre qu'on soit allé
+chercher des dégoûtants comme nous, pour servir dans une fête pareille!
+Voilà, mon gars!..."
+
+Mais sans prendre garde à ce grand élan du coeur, le gros homme continua
+de regarder son travail, les jambes croisées, bâilla, renifla
+tranquillement, puis, tournant le dos, s'en fut, sa perche sur l'épaule,
+en disant:
+
+"Allons, en route! Il est temps de s'habiller pour le dîner".
+
+Le bohémien le suivit, mais, en passant devant l'alcôve:
+
+"Monsieur l'Endormi, fit-il avec des révérences et des inflexions de
+voix gouailleuses, vous n'avez plus qu'à vous éveiller, à vous habiller
+en marquis, même si vous êtes un marmiteux comme je suis; et vous
+descendrez à la fête costumée, puisque c'est le bon plaisir de ces
+petits messieurs et de ces petites demoiselles".
+
+Il ajouta, sur le ton d'un boniment forain, avec une dernière révérence:
+
+"Notre camarade Maloyau, attaché aux cuisines, vous présentera le
+personnage d'Arlequin, et votre serviteur, celui du grand Pierrot".
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+La fête étrange.
+
+Dès qu'ils eurent disparu l'écolier sortit de sa cachette. Il avait les
+pieds glacés, les articulations raides; mais il était reposé et son
+genou paraissait guéri.
+
+"Descendre au dîner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de le faire. Je
+serai simplement un invité dont tout le monde a oublié le nom.
+D'ailleurs, je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de doute que M.
+Maloyau et son compagnon m'attendaient..."
+
+Au sortir de l'obscurité totale de l'alcôve, il put y voir assez
+distinctement dans la chambre éclairée par les lanternes vertes.
+
+Le bohémien l'avait "garnie". Des manteaux étaient accrochés aux
+patères. Sur une lourde table à toilette, au marbre brisé, on avait
+disposé de quoi transformer en muscadin tel garçon qui eût passé la nuit
+précédente dans une bergerie abandonnée. Il y avait, sur la cheminée,
+des allumettes auprès d'un grand flambeau. Mais on avait omis de cirer
+le parquet; et Meaulnes sentit rouler sous ses souliers du sable et des
+gravats. De nouveau il eut l'impression d'être dans une maison depuis
+longtemps abandonnée... En allant vers la cheminée, il faillit buter
+contre une pile de grands cartons et de petites boîtes: il étendit le
+bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles et se pencha pour
+regarder.
+
+C'étaient des costumes de jeunes gens d'il y a longtemps, des redingotes
+à hauts cols de velours, de fins gilets très ouverts, d'interminables
+cravates blanches et des souliers vernis du début de ce siècle. Il
+n'osait rien toucher du bout du doigt, mais après s'être nettoyé en
+frissonnant, il endossa sur sa blouse d'écolier un des grands manteaux
+dont il releva le collet plissé, remplaça ses souliers ferrés par de
+fins escarpins vernis et se prépara à descendre nu-tête.
+
+Il arriva, sans rencontrer personne, au bas d'un escalier de bois, dans
+un recoin de cour obscur. L'haleine glacée de la nuit vint lui souffler
+au visage et soulever un pan de son manteau.
+
+Il fit quelques pas et, grâce à la vague clarté du ciel, il put se
+rendre compte aussitôt de la configuration des lieux. Il était dans une
+petite cour formée par des bâtiments des dépendances. Tout y paraissait
+vieux et ruiné. Les ouvertures au bas des escaliers étaient béantes, car
+les portes depuis longtemps avaient été enlevées; on n'avait pas non
+plus remplacé les carreaux des fenêtres qui faisaient des trous noirs
+dans les murs. Et pourtant toutes ces bâtisses avaient un mystérieux air
+de fête. Une sorte de reflet coloré flottait dans les chambres basses où
+l'on avait dû allumer aussi, du côté de la campagne, des lanternes. La
+terre était balayée; on avait arraché l'herbe envahissante. Enfin, en
+prêtant l'oreille, Meaulnes crut entendre comme un chant, comme des voix
+d'enfants et de jeunes filles, là-bas, vers les bâtiments confus où le
+vent secouait des branches devant les ouvertures roses, vertes et bleues
+des fenêtres.
+
+Il était là, dans son grand manteau, comme un chasseur, à demi penché,
+prêtant l'oreille, lorsqu'un extraordinaire petit jeune homme sortit du
+bâtiment voisin, qu'on aurait cru désert.
+
+Il avait un chapeau haut de forme très cintré qui brillait dans la nuit
+comme s'il eût été d'argent; un habit dont le col lui montait dans les
+cheveux, un gilet très ouvert, un pantalon à sous-pieds... Cet élégant,
+qui pouvait avoir quinze ans, marchait sur la pointe des pieds comme
+s'il eût été soulevé par les élastiques de son pantalon, mais avec une
+rapidité extraordinaire. Il salua Meaulnes au passage sans s'arrêter,
+profondément, automatiquement, et disparut dans l'obscurité, vers le
+bâtiment central, ferme, château ou abbaye, dont la tourelle avait guidé
+l'écolier au début de l'après-midi.
+
+Après un instant d'hésitations, notre héros emboîta le pas au curieux
+petit personnage. Ils traversèrent une sorte de grande cour-jardin,
+passèrent entre des massifs, contournèrent un vivier enclos de
+palissades, un puits, et se trouvèrent enfin au seuil de la demeure
+centrale.
+
+Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutée comme une
+porte de presbytère, était à demi ouverte. L'élégant s'y engouffra.
+Meaulnes le suivit, et, dès ses premiers pas dans le corridor, il se
+trouva, sans voir personne, entouré de rires, de chants, d'appels et de
+poursuites.
+
+Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal. Meaulnes
+hésitait s'il allait pousser jusqu'au fond ou bien ouvrir une des portes
+derrière lesquelles il entendait un bruit de voix, lorsqu'il vit passer
+dans le fond deux fillettes qui se poursuivaient. Il courut pour les
+voir et les rattraper, à pas de loup, sur ses escarpins. Un bruit de
+portes qui s'ouvrent, deux visages de quinze ans que la fraîcheur du
+soir et la poursuite ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets à
+brides, et tout va disparaître dans un brusque éclat de lumière.
+
+Une seconde, elles tournent sur elles-mêmes, par jeu; leurs amples jupes
+légères se soulèvent et se gonflent; on aperçoit la dentelle de leurs
+longs, amusants pantalons; puis, ensemble, après cette pirouette, elles
+bondissent dans la pièce et referment la porte.
+
+Meaulnes reste un moment ébloui et titubant dans ce corridor noir. Il
+craint maintenant d'être surpris. Son allure hésitante et gauche le
+ferait, sans doute, prendre pour un voleur. Il va s'en retourner
+délibérément vers la sortie, lorsque de nouveau il entend dans le fond
+du corridor un bruit de pas et des voix d'enfants. Ce sont deux petits
+garçons qui s'approchèrent en parlant.
+
+"Est-ce qu'on va bientôt dîner, leur demande Meaulnes avec aplomb.
+
+--Viens avec nous, répond le plus grand, on va t'y conduire".
+
+Et avec cette confiance et ce besoin d'amitié qu'ont les enfants, la
+veille d'une grande fête, ils le prennent chacun par la main. Ce sont
+probablement deux petits garçons de paysans. On leur a mis leurs plus
+beaux habits: de petites culottes coupées à mi-jambe qui laissent voir
+leurs gros bas de laine et leurs galoches, un petit justaucorps de
+velours bleu, une casquette de même couleur et un noeud de cravate
+blanc.
+
+"La connais-tu, toi? demande l'un des enfants.
+
+--Moi, fait le plus petit, qui a une tête ronde et des yeux naïfs, maman
+m'a dit qu'elle avait une robe noire et une collerette et qu'elle
+ressemblait à un joli pierrot.
+
+--Qui donc? demande Meaulnes.
+
+--Eh bien, la fiancée que Franz est allé chercher..."
+
+Avant que le jeune homme ait rien pu dire, ils sont tous les trois
+arrivés à la porte d'une grande salle où flambe un beau feu. Des
+planches, en guise de table, ont été posées sur des tréteaux; on a
+étendu des nappes blanches, et des gens de toutes sortes dînent avec
+cérémonie.
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+La fête étrange (suite).
+
+C'était, dans une grande salle au plafond bas, un repas comme ceux que
+l'on offre, la veille des noces de campagne, aux parents qui sont venus
+de très loin.
+
+Les deux enfants avaient lâché les mains de l'écolier et s'étaient
+précipités dans une chambre attenante où l'on entendait des voix
+puériles et des bruits de cuillers battant les assiettes. Meaulnes, avec
+audace et sans s'émouvoir, enjamba un banc et se trouva assis auprès de
+deux vieilles paysannes. Il se mit aussitôt à manger avec un appétit
+féroce; et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva la tête pour
+regarder les convives et les écouter.
+
+On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient à peine se connaître.
+Ils devaient venir, les uns, du fond de la campagne, les autres, de
+villes lointaines. Il y avait, épars le long des tables, quelques
+vieillards avec des favoris, et d'autres complètement rasés qui
+pouvaient être d'anciens marins. Près d'eux dînaient d'autres vieux qui
+leur ressemblaient: même face tannée, mêmes yeux vifs sous des sourcils
+en broussaille, mêmes cravates étroites comme des cordons de souliers...
+Mais il était aisé de voir que ceux-ci n'avaient jamais navigué plus
+loin que le bout du canton; et s'ils avaient tangué, roulé plus de mille
+fois sous les averses et dans le vent, c'était pour ce dur voyage sans
+péril qui consiste à creuser le sillon jusqu'au bout de son champ et à
+retourner ensuite la charrue... On voyait peu de femmes; quelques
+vieilles paysannes avec de rondes figures ridées comme des pommes, sous
+des bonnets tuyautés.
+
+Il n'y avait pas un seul de ces convives avec qui Meaulnes ne se sentit
+à l'aise et en confiance. Il expliquait ainsi plus tard cette
+impression: quand on a, disait-il, commis quelque lourde faute
+impardonnable, on songe parfois, au milieu d'une grande amertume: "Il y
+a pourtant par le monde des gens qui me pardonneraient". On imagine de
+vieilles gens, des grands-parents pleins d'indulgence, qui sont
+persuadés à l'avance que tout ce que vous faites est bien fait.
+Certainement parmi ces bonnes gens-là les convives de cette salle
+avaient été choisis. Quant aux autres, c'étaient des adolescents et des
+enfants...
+
+Cependant, auprès de Meaulnes, les deux vieilles femmes causaient:
+
+"En mettant tout pour le mieux, disait la plus âgée, d'une voix cocasse
+et suraiguë qu'elle cherchait vainement à adoucir, les fiancés ne seront
+pas là, demain, avant trois heures.
+
+--Tais-toi, tu me ferais mettre en colère", répondait l'autre du ton le
+plus tranquille.
+
+Celle-ci portait sur le front une capeline tricotée. 'Comptons! reprit
+la première sans s'émouvoir. Une heure et demie de chemin de fer de
+Bourges à Vierzon, et sept lieues de voiture, de Vierzon jusqu'ici..."
+
+La discussion continua. Meaulnes n'en perdait pas une parole. Grâce à
+cette paisible prise de bec, la situation s'éclairait faiblement: Frantz
+de Galais, le fils du château--qui était étudiant ou marin ou peut-être
+aspirant de marine, on ne savait pas...--était allé à Bourges pour y
+chercher une jeune fille et l'épouser. Chose étrange, ce garçon, qui
+devait être très jeune et très fantasque, réglait tout à sa guise dans
+le Domaine. Il avait voulu que la maison où sa fiancée entrerait
+ressemblât à un palais en fête. Et pour célébrer la venue de la jeune
+fille, il avait invité lui-même ces enfants et ces vieilles gens
+débonnaires. Tels étaient les points que la discussion des deux femmes
+précisait. Elles laissaient tout le reste dans le mystère, et
+reprenaient sans cesse la question du retour des fiancés. L'une tenait
+pour le matin du lendemain. L'autre pour l'après-midi.
+
+"Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la plus jeune
+avec calme.
+
+--Et toi, ma pauvre Adèle, toujours aussi entêtée. Il y a quatre ans que
+je ne t'avais vue, tu n'as pas changé", répondait l'autre en haussant
+les épaules, mais de sa voix la plus paisible.
+
+Et elles continuaient ainsi à se tenir tête sans la moindre humeur.
+Meaulnes intervint dans l'espoir d'en apprendre davantage:
+
+"Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancée de Frantz?"
+
+Elles le regardèrent, interloquées. Personne d'autre que Frantz n'avait
+vu la jeune fille. Lui-même, en revenant de Toulon, l'avait rencontrée
+un soir, désolée, dans un de ces jardins de Bourges qu'on appelle les
+Marais. Son père, un tisserand, l'avait chassée de chez lui. Elle était
+fort jolie et Frantz avait décidé aussitôt de l'épouser. C'était une
+étrange histoire; mais son père, M. de Galais, et sa soeur Yvonne ne lui
+avaient-ils pas toujours tout accordé!...
+
+Meaulnes, avec précaution, allait poser d'autres questions, lorsque
+parut à la porte un couple charmant: une enfant de seize ans avec
+corsage de velours et jupe à grands volants; un jeune personnage en
+habit à haut col et pantalon à élastiques. Ils traversèrent la salle,
+esquissant un pas de deux; d'autres les suivirent; puis d'autres
+passèrent en courant, poussant des cris, poursuivis par un grand pierrot
+blafard, aux manches trop longues, coiffé d'un bonnet noir et riant
+d'une bouche édentée. Il courait à grandes enjambées maladroites, comme
+si, à chaque pas, il eût dû faire un saut, et il agitait ses longues
+manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur; les jeunges
+gens lui serraient la main et il paraissait faire la joie des enfants
+qui le poursuivaient avec des cris perçants. Au passage il regarda
+Meaulnes de ses yeux vitreux, et l'écolier crut reconnaître,
+complètement rasé, le compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui tout à
+l'heure accrochait les lanternes.
+
+Le repas était terminé. Chacun se levait.
+
+Dans les couloirs s'organisaient des rondes et des farandoles. Une
+musique, quelque part, jouait un pas de menuet... Meaulnes, la tête à
+demi cachée dans le collet de son manteau, comme dans une fraise, se
+sentait un autre personnage. Lui aussi, gagné par le plaisir, se mit à
+poursuivre le grand pierrot à travers les couloirs du Domaine, comme
+dans les coulisses d'un théâtre où la pantomime, de la scène, se fût
+partout répandue. Il se trouva ainsi mêlé jusqu'à la fin de la nuit à
+une foule joyeuse aux costumes extravagants. Parfois il ouvrait une
+porte, et se trouvait dans une chambre où l'on montrait la lanterne
+magique. Des enfants applaudissaient à grand bruit... Parfois, dans un
+coin de salon où l'on dansait, il engageait conversation avec quelque
+dandy et se renseignait hâtivement sur les costumes que l'on porterait
+les jours suivants...
+
+Un peu angoissé à la longue par tout ce plaisir qui s'offrait à lui,
+craignant à chaque instant que son manteau entr'ouvert ne laissât voir
+sa blousse de collégien, il alla se réfugier un instant dans la partie
+la plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n'y entendait que
+le bruit étouffé d'un piano.
+
+Il entra dans une pièce silencieuse qui était une salle à manger
+éclairée par une lampe à suspension. Là aussi c'était fête, mais fête
+pour les petits enfants.
+
+Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouverts sur leurs
+genoux; d'autres étaient accroupis par terre devant une chaise et,
+gravement, ils faisaient sur le siège un étalage d'images; d'autres,
+auprès du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils écoutaient
+au loin, dans l'immense demeure, la rumeur de la fête.
+
+Une porte de cette salle à manger était grande ouverte. On entendait
+dans la pièce attenante jouer du piano. Meaulnes avança curieusement la
+tête. C'était une sorte de petit salon-parloir; une femme ou une jeune
+fille, un grand manteau marron jeté sur ses épaules, tournait le dos,
+jouant très doucement des airs de rondes ou de chansonnettes. Sur le
+divan, tout à côté, six ou sept petits garçons et petites filles rangés
+comme sur une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il se fait
+tard, écoutaient. De temps en temps seulement, l'un d'eux, arc-bouté sur
+les poignets, se soulevait, glissait à terre et passait dans la salle à
+manger: un de ceux qui avaient fini de regarder les images venait
+prendre sa place.
+
+Après cette fête où tout était charmant, mais fiévreux et fou, où lui-
+même avait si follement poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se trouvait
+là plongé dans le bonheur le plus calme du monde.
+
+Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait à jouer, il retourna
+s'asseoir dans la salle à manger, et, ouvrant un des gros livres rouges
+épars sur la table, il commença distraitement à lire.
+
+Presque aussitôt un des petits qui étaient par terre s'approcha, se
+pendit à son bras et grimpa sur son genou pour regarder en même temps
+que lui; un autre en fit autant de l'autre côté. Alors ce fut un rêve
+comme son rêve de jadis. Il put imaginer longuement qu'il était dans sa
+propre maison, marié, un beau soir, et que cet être charmant et inconnu
+qui jouait du piano, près de lui, c'était sa femme...
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+La rencontre.
+
+Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des premiers. Comme on le lui
+avait conseillé, il revêtit un simple costume noir, de mode passée, une
+jaquette serrée à la taille avec des manches bouffant aux épaules, un
+gilet croisé, un pantalon élargi du bas jusqu'à cacher ses fines
+chaussures, et un chapeau haut de forme.
+
+La cour était déserte encore lorsqu'il descendit. Il fit quelques pas et
+se trouva comme transporté dans une journée de printemps. Ce fut en
+effet le matin le plus doux de cet hiver-là. Il faisait du soleil comme
+aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillée
+brillait comme humectée de rosée. Dans les arbres, plusieurs petits
+oiseaux chantaient et de temps à autre une brise tiédie coulait sur le
+visage du promeneur.
+
+Il fit comme les invités qui se sont éveillés avant le maître de la
+maison. Il sortit dans la cour du Domaine, pensant à chaque instant
+qu'une voix cordiale et joyeuse allait crier derrière lui:
+
+"Déjà réveillé, Augustin?..."
+
+Mais il se promena longtemps seul à travers le jardin et la cour. Là-
+bas, dans le bâtiment principal, rien ne remuait, ni aux fenêtres, ni à
+la tourelle. On avait ouvert déjà, cependant, les deux battants de la
+ronde porte de bois. Et, dans une des fenêtres du haut, un rayon de
+soleil donnait, comme en été, aux premières heures du matin.
+
+Meaulnes, pour la première fois, regardait en plein jour l'intérieur de
+la propriété. Les vestiges d'un mur séparaient le jardin délabré de la
+cour, où l'on avait, depuis peu, versé du sable et passé le râteau. A
+l'extrémité des dépendances qu'il habitait, c'étaient des écuries bâties
+dans un amusant désordre, qui multipliait les recoins garnis
+d'arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque sur le Domaine déferlaient
+des bois de sapins qui le cachaient à tout le pays plat, sauf vers
+l'est, où l'on apercevait des collines bleues couvertes de rochers et de
+sapins encore.
+
+Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la branlante barrière
+de bois qui entourait le vivier; vers les bords il restait un peu de
+glace mince et plissée comme une écume. Il s'aperçut lui-même reflété
+dans l'eau, comme incliné sur le ciel, dans son costume d'étudiant
+romantique. Et il crut voir un autre Meaulnes; non plus l'écolier qui
+s'était évadé dans une carriole de paysan, mais un être charmant et
+romanesque, au milieu d'un beau livre de prix...
+
+Il se hâta vers le bâtiment principal, car il avait faim. Dans la grande
+salle où il avait dîné la veille, une paysanne mettait le couvert. Dès
+que Meaulnes se fut assis devant un des bols alignés sur la nappe, elle
+lui versa le café en disant:
+
+"Vous êtes le premier, monsieur".
+
+Il ne voulut rien répondre, tant il craignait d'être soudain reconnu
+comme un étranger. Il demanda seulement à quelle heure partirait le
+bateau pour la promenade matinale qu'on avait annoncée.
+
+"Pas avant une demi-heure, monsieur: personne n'est descendu encore",
+fut la réponse.
+
+Il continua donc d'errer en cherchant le lieu de l'embarcadère, autour
+de la longue maison châtelaine aux ailes inégales, comme une église.
+Lorsqu'il eut contourné l'aile sud, il aperçut soudain les roseaux, à
+perte de vue, qui formaient tout le paysage. L'eau des étangs venait de
+ce côté mouiller le pied des murs, et il y avait, devant plusieurs
+portes, de petits balcons de bois qui surplombaient les vagues
+clapotantes.
+
+Désoeuvré, le promeneur erra un long moment sur la rive sablée comme un
+chemin de halage. Il examinait curieusement les grandes portes aux
+vitres poussiéreuses qui donnaient sur des pièces délabrées ou
+abandonnées, sur des débarras encombrés de brouettes, d'outils rouillés
+et de pots de fleurs brisés, lorsque soudain, à l'autre bout des
+bâtiments, il entendit des pas grincer sur le sable.
+
+C'étaient deux femmes, l'une très vieille et courbée; l'autre, une jeune
+fille, blonde, élancée, dont le charmant costume, après tous les
+déguisements de la veille, parut d'abord à Meaulnes extraordinaire.
+
+Elles s'arrêtèrent un instant pour regarder le paysage, tandis que
+Meaulnes se disait, avec un étonnement qui lui parut plus tard bien
+grossier:
+
+"Voilà sans doute ce qu'on appelle une jeune fille excentrique--peut-
+être une actrice qu'on a mandée pour la fête".
+
+Cependant, les deux femmes passaient près de lui et Meaulnes, immobile,
+regarda la jeune fille. Souvent, plus tard, lorsqu'il s'endormait après
+avoir désespérément essayé de se rappeler le beau visage effacé, il
+voyait en rêve passer des rangées de jeunes femmes qui ressemblaient à
+celle-ci. L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son air un peu
+penché; l'autre son regard si pur; l'autre encore sa taille fine, et
+l'autre avait aussi ses yeux bleus: mais aucune de ces femmes n'était
+jamais la grande jeune fille.
+
+Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un
+visage aux traits un peu courts, mais dessinés avec une finesse presque
+douloureuse. Et comme déjà elle était passée devant lui, il regarda sa
+toilette, qui était bien la plus simple et la plus sage des toilettes...
+
+Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, lorsque la jeune
+fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit à sa compagne:
+
+"Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense?..."
+
+Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée, tremblante, ne cessait
+de causer gaiement et de rire. La jeune fille répondait doucement. Et
+lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadère, elle eut ce même regard
+innocent et grave, qui semblait dire:
+
+"Qui êtes-vous? Que faites-vous ici? Je ne vous connais pas. Et pourtant
+il me semble que je vous connais".
+
+D'autres invités étaient maintenant épars entre les arbres, attendant.
+Et trois bateaux de plaisance accostaient, prêts à recevoir les
+promeneurs. Un à un, sur le passage des dames, qui paraissaient être la
+châtelaine et sa fille, les jeunes gens saluaient profondément, et les
+demoiselles s'inclinaient. Etrange matinée! Etrange partie de plaisir!
+Il faisait froid malgré le soleil d'hiver, et les femmes enroulaient
+autour de leur cou ces boas de plumes qui étaient alors à la mode...
+
+La vieille dame resta sur la rive, et, sans savoir comment, Meaulnes se
+trouva dans le même yacht que la jeune châtelaine. Il s'accouda sur le
+pont, tenant d'une main d'une main son chapeau battu par le grand vent,
+et il put regarder à l'aise le jeune fille, qui s'était assise à l'abri.
+Elle aussi le regardait. Elle répondait à ses compagnes, souriait, puis
+posait doucement ses yeux bleus sur lui, en tenant sa lèvre un peu
+mordue.
+
+Un grand silence régnait sur les berges prochaines. Le bateau filait
+avec un brui calme de machine et d'eau. On eût pu se croire au coeur de
+l'été. On allait aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque
+maison de campagne. La jeune fille s'y promènerait sous une ombrelle
+blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles gémir... Mais
+soudain une rafale glacée venait rappeler décembre aux invités de cette
+étrange fête.
+
+On aborda devant un bois de sapins. Sur le débarcadère, les passages
+durent attendre un instant, serrés les uns contre les autres, qu'un des
+bateliers eût ouvert le cadenas de la barrière... Avec quel émoi
+Meaulnes se rappelait dans la suite cette minute où, sur le bord de
+l'étang, il avait eu très près du sien le visage désormais perdu de la
+jeune fille! Il avait regardé ce profil si pur, de tous ses yeux,
+jusqu'à ce qu'ils fussent près de s'emplir de larmes. Et il se rappelait
+avoir vu, comme un secret délicat qu'elle lui eût confié, un peu de
+poudre restée sur sa joue...
+
+A terre, tout s'arrangea comme dans un rêve. Tandis que les enfants
+couraient avec des cris de joie, que des groupes se formaient et
+s'éparpillaient à travers bois, Meaulnes s'avança dans une allée, où,
+dix pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva près d'elle
+sans avoir eu le temps de réfléchir:
+
+"Vous êtes belle", dit-il simplement.
+
+Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit une allée transversale.
+D'autres promeneurs couraient, jouaient à travers les avenues, chacun
+errant à sa guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune
+homme se reprocha vivement ce qu'il appelait sa balourdise, sa
+grossièreté, sa sottise. Il errait au hasard, persuadé qu'il ne
+reverrait plus cette gracieuse créature, lorsqu'il l'aperçut soudain
+venant à sa rencontre et forcée de passer près de lui dans l'étroit
+sentier. Elle écartait de ses deux mains nues les plis de son grand
+manteau. Elle avait des souliers noirs très découverts. Ses chevilles
+étaient si fines qu'elles pliaient par instants et qu'on craignait de
+les voir se briser.
+
+Cette fois, le jeune homme salua, en disant très bas:
+
+"Voulez-vous me pardonner?
+
+--Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je rejoigne les
+enfants, puisqu'ils sont les maîtres aujourd'hui. Adieu".
+
+Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui parlait avec
+gaucherie, mais d'un ton si troublé, si plein de désarroi, qu'elle
+marcha plus lentement et l'écouta.
+
+"Je ne sais même pas qui vous êtes", dit-elle enfin. Elle prononçait
+chaque mot d'un ton uniforme, en appuyant de la même façon sur chacun,
+mais en disant plus doucement le dernier... Ensuite elle reprenait son
+visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient
+fixement au loin.
+
+"Je ne sais pas non plus votre nom", répondit Meaulnes.
+
+Ils suivaient maintenant un chemin découvert, et l'on voyait à quelque
+distance les invités se presser autour d'une maison isolée dans la
+pleine campagne.
+
+"Voici la 'maison de Frantz'", dit la jeune fille; il faut que je vous
+quitte..."
+
+Elle hésita, le regarda un instant en souriant et dit:
+
+"Mon nom?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais..."
+
+Et elle s'échappa.
+
+La "maison de Frantz' était alors inhabitée. Mais Meaulnes la trouva
+envahie jusqu'aux greniers par la foule des invités. Il n'eût guère le
+loisir d'ailleurs d'examiner le lieu où il se trouvait: on déjeuna en
+hâte d'un repas froid emporté dans les bateaux, ce qui était fort peu de
+saison, mais les enfants en avaient décidé ainsi, sans doute; et l'on
+repartit. Meaulnes s'approcha de Mlle de Galais dès qu'il la vit sortir
+et, répondant à ce qu'elle avait dit tout à l'heure:
+
+"Le nom que je vous donnais était plus beau, dit-il.
+
+--Comment? Quel était ce nom?" fit-elle, toujours avec la même gravité.
+
+Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne répondit rien.
+
+"Mon nom à moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et je suis
+étudiant.
+
+--Oh! vous étudiez?" dit-elle. Et ils parlèrent un instant encore. Ils
+parlèrent lentement, avec bonheur,--avec amitié. Puis l'attitude de la
+jeune fille changea. Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle
+parut aussi plus inquiète. On eût dit qu'elle redoutait ce que Meaulnes
+allait dire et s'en effarouchait à l'avance. Elle était auprès de lui
+toute frémissante, comme une hirondelle un instant posée à terre et qui
+déjà tremble du désir de reprendre son vol.
+
+"A quoi bon? A quoi bon?" répondait-elle doucement aux projets que
+faisait Meaulnes.
+
+Mais lorsqu'enfin il osa lui demander la permission de revenir un jour
+vers ce beau domaine:
+
+"Je vous attendrai", répondit-elle simplement.
+
+Ils arrivaient en vue de l'embarcadère. Elle s'arrêta soudain et dit
+pensivement:
+
+"Nous sommes deux enfants; nous avons fait une folie. Il ne faut pas que
+nous montions cette fois dans le même bateau. Adieu, ne me suivez pas".
+
+Meaulnes resta un instant interdit, la regardant partir. Puis il se
+reprit à marcher. Et alors le jeune fille, dans le lointain, au moment
+de se perdre à nouveau dans la foule des invités, s'arrêta et, se
+tournant vers lui, pour la première fois le regarda longuement. Etait-ce
+un dernier signe d'adieu? Etait-ce pour lui défendre de l'accompagner?
+Ou peut-être avait-elle quelque chose encore à lui dire?...
+
+Dès qu'on fut rentré au Domaine, commença, derrière la ferme, dans une
+grande prairie en pente, la course des poneys. C'était la dernière
+partie de la fête. D'après toutes les prévisions, les fiancés devaient
+arriver à temps pour y assister et ce serait Frantz qui dirigeait tout.
+
+On dut pourtant commencer sans lui. Les garçons en costumes de jockeys,
+les fillettes en écuyères, amenaient les uns, de fringants poneys
+enrubannés, les autres, de très vieux chevaux dociles. Au milieu des
+cris, des rires enfantins, des paris et des longs coups de cloche, on se
+fût cru transporté sur la pelouse verte et taillée de quelque champ de
+courses en miniature.
+
+Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles aux chapeaux à plumes,
+qu'il avait entendus la veille dans l'allée du bois... Le reste du
+spectacle lui échappa, tant il était anxieux de retrouver dans la foule
+le gracieux chapeau de roses et le grand manteau marron. Mais Mlle de
+Galais ne parut pas. Il la cherchait encore lorsqu'une volée de coups de
+cloche et des cris de joie annoncèrent la fin des courses. Une petite
+fille sur une vieille jument blanche avait remporté la victoire. Elle
+passait triomphalement sur sa monture et le panache de son chapeau
+flottait au vent.
+
+Puis soudain tout se tut. Les jeux étaient finis et Frantz n'était pas
+de retour. On hésita un instant; on se concerta avec embarras. Enfin,
+par groupes, on regagna les appartements, pour attendre, dans
+l'inquiétude et le silence, le retour des fiancés.
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+Frantz de Galais.
+
+La course avait fini trop tôt. Il était quatre heures et demie et il
+faisait jour encore, lorsque Meaulnes se retrouva dans sa chambre, la
+tête pleine des événements de son extraordinaire journée. Il s'assit
+devant la table, désoeuvré, attendant le dîner et la fête qui devait
+suivre.
+
+De nouveau soufflait le grand vent du premier soir. On l'entendait
+gronder comme un torrent ou passer avec le sifflement appuyé d'une chute
+d'eau. Le tablier de la cheminée battait de temps à autre.
+
+Pour la première fois, Meaulnes sentit en lui cette légère angoisse qui
+vous saisit à la fin des trop belles journées. Un instant il pensa à
+allumer du feu; mais il essaya vainement de lever le tablier rouillé de
+la cheminée. Alors il se prit à ranger dans la chambre; il accrocha ses
+beaux habits aux portemanteaux, disposa le long du mur les chaises
+bouleversées, comme s'il eût tout voulu préparer là pour un long séjour.
+
+Cependant songeant qu'il devait se tenir toujours prêt à partir, il plia
+soigneusement sur le dossier d'une chaise, comme un costume de voyage,
+sa blouse et ses autres vêtements de collégien; sous la chaise, il mit
+ses souliers ferrés pleins de terre encore.
+
+Puis il revint s'asseoir et regarda autour de lui, plus tranquille, sa
+demeure qu'il avait mise en ordre.
+
+De temps à autre une goutte de pluie venait rayer la vitre qui donnait
+sur la cour aux voitures et sur le bois de sapins. Apaisé, depuis qu'il
+avait rangé son appartement, le grand garçon se sentit parfaitement
+heureux. Il était là, mystérieux, étranger, au milieu de ce monde
+inconnu, dans la chambre qu'il avait choisie. Ce qu'il avait obtenu
+dépassait toutes ses espérances. Et il suffisait maintenant à sa joie de
+se rappeler ce visage de jeune fille, dans le grand vent, qui se
+tournait vers lui...
+
+Durant cette rêverie, la nuit était tombée sans qu'il songeât même à
+allumer les flambeaux. Un coup de vent fit battre la porte de l'arrière-
+chambre qui communiquait avec la sienne et dont la fenêtre donnait aussi
+sur la cour aux voitures. Meaulnes allait la refermer, lorsqu'il aperçut
+dans cette pièce une lueur, comme celle d'une bougie allumée sur la
+table. Il avança la tête dans l'entrebâillement de la porte. Quelqu'un
+était entré là, par la fenêtre sans doute, et se promenait de long en
+large, à pas silencieux. Autant qu'on pouvait voir, c'était un très
+jeune homme. Nu-tête, une pèlerine de voyage sur les épaules, il
+marchait sans arrêt, comme affolé par une douleur insupportable. Le vent
+de la fenêtre qu'il avait laissée grande ouverte faisait flotter sa
+pèlerine et, chaque fois qu'il passait près de la lumière, on voyait
+luire des boutons dorés sur sa fine redingote.
+
+Il sifflait quelque chose entre ses dents, une espèce d'air marin, comme
+en chantent, pour s'égayer le coeur, les matelots et les filles dans les
+cabarets des ports...
+
+Un instant, au milieu de sa promenade agitée, il s'arrêta et se pencha
+sur la table, chercha dans une boîte, en sortit plusieurs feuilles de
+papier... Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de la bougie, un très
+fin, très aquilin visage sans moustache sous une abondante chevelure que
+partageait une raie de côté. Il avait cessé de siffler. Très pâle, les
+lèvres entr'ouvertes, il paraissait à bout de souffle, comme s'il avait
+reçu au coeur un coup violent.
+
+Meaulnes hésitait s'il allait, par discrétion, se retirer, ou s'avancer,
+lui mettre doucement, en camarade, la main sur l'épaule, et lui parler.
+Mais l'autre leva la tête et l'aperçut. Il le considéra une seconde,
+puis, sans s'étonner, s'approcha et dit, affermissant sa voix:
+
+"Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je suis content de vous voir.
+Puisque vous voici, c'est à vous que je vais expliquer... Voilà!..."
+
+Il paraissait complètement désemparé. Lorsqu'il eut dit: "Voilà", il
+prit Meaulnes par le revers de sa jaquette, comme pour fixer son
+attention. Puis il tourna la tête vers la fenêtre, comme pour réfléchir
+à ce qu'il allait dire, cligna des yeux--et Meaulnes comprit qu'il
+avait une forte envie de pleurer.
+
+Il ravala d'un coup toute cette peine d'enfant, puis, regardant toujours
+fixement la fenêtre, il reprit d'une voix altérée:
+
+"Eh bien, voilà: c'est fini; la fête est finie. Vous pouvez descendre le
+leur dire. Je suis rentré tout seul. Ma fiancée ne viendra pas. Par
+scrupule, par crainte, par manque de foi... d'ailleurs, monsieur, je
+vais vous expliquer..."
+
+Mais il ne put continuer; tout son visage se plissa. Il n'expliqua rien.
+Se détournant soudain, il s'en alla dans l'ombre ouvrir et refermer des
+tiroirs pleins de vêtements et de livres.
+
+"Je vais m'apprêter pour repartir, dit-il. Qu'on ne me dérange pas".
+
+Il plaça sur la table divers objets, un nécessaire de toilette, un
+pistolet...
+
+Et Meaulnes, plein de désarroi, sortit sans oser lui dire un mot ni lui
+serrer la main.
+
+En bas, déjà, tout le monde semblait avoir pressenti quelque chose.
+Presque toutes les jeunes filles avaient changé de robe. Dans le
+bâtiment principal le dîner avait commencé, mais hâtivement, dans le
+désordre, comme à l'instant d'un départ.
+
+Il se faisait un continuel va-et-vient de cette grande cuisine-salle à
+manger aux chambres du haut et aux écuries. Ceux qui avaient fini
+formaient des groupes où l'on se disait au revoir.
+
+"Que se passe-t-il? demanda Meaulnes à un garçon de campagne, qui se
+hâtait de terminer son repas, son chapeau de feutre sur la tête et sa
+serviette fixée à son gilet.
+
+--Nous partons, répondit-il. Cela s'est décidé tout d'un coup. A cinq
+heures, nous nous sommes trouvés seuls, tous les invités ensemble. Nous
+avions attendu jusqu'à la dernière limite. Les fiancés ne pouvaient plus
+venir? Quelqu'un a dit: "Si nous partions..." Et tout le monde s'est
+apprêté pour le départ".
+
+Meaulnes ne répondit pas. Il lui était égal de s'en aller maintenant.
+N'avait-il pas été jusqu'au bout de son aventure?... N'avait-il pas
+obtenu cette fois tout ce qu'il désirait? C'est à peine s'il avait eu le
+temps de repasser à l'aise dans sa mémoire toute la belle conversation
+du matin. Pour l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et bientôt, il
+reviendrait--sans tricherie, cette fois...
+
+"Si vous voulez venir avec nous, continua l'autre, qui était un garçon
+de son âge, hâtez-vous d'aller vous mettre en tenue. Nous attelons dans
+un instant".
+
+Il partit au galop, laissant là son repas commencé et négligeant de dire
+aux invités ce qu'il savait. Le parc, le jardin et la cour étaient
+plongés dans une obscurité profonde. Il n'y avait pas, ce soir-là, de
+lanternes aux fenêtres. Mais comme, après tout, ce dîner ressemblait au
+dernier repas des fins de noces, les moins bons de invités, qui peut-
+être avaient bu, s'étaient mis à chanter. A mesure qu'il s'éloignait,
+Meaulnes entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce parc qui depuis
+deux jours avait tenu tant de grâce et de merveilles. Et c'était le
+commencement du désarroi et de la dévastation. Il passa près du vivier
+où le matin même il s'était miré. Comme tout paraissait changé déjà...--
+avec cette chanson, reprise en choeur, qui arrivait par bribes:
+
+D'où donc que tu reviens, petite libertine? Ton bonnet est déchiré Tu es
+bien mal coiffée...
+
+et cet autre encore:
+
+Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont
+rouges... Adieu, sans retour!
+
+Comme il arrivait au pied de l'escalier de sa demeure isolée, quelqu'un
+en descendait qui le heurta dans l'ombre et lui dit:
+
+"Adieu, monsieur!"
+
+et, s'enveloppant dans sa pèlerine comme s'il avait très froid,
+disparut. C'était Franz Galais.
+
+La bougie que Frantz avait laissée dans sa chambre brûlait encore. Rien
+n'avait été dérangé. Il y avait seulement, écrits sur une feuille de
+papier à lettres placée en évidence, ces mots:
+
+Ma fiancée a disparu, me faisant dire qu'elle ne pouvait pas être ma
+femme; qu'elle était une couturière et non pas une princesse. Je ne sais
+que devenir. Je m'en vais. Je n'ai plus envie de vivre. Qu'Yvonne me
+pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne pourrait rien pour
+moi...
+
+C'était la fin de la bougie, dont la flamme vacilla, rampa une seconde
+et s'éteignit. Meaulnes rentra dans sa propre chambre et ferma la porte.
+Malgré l'obscurité, il reconnut chacune des choses qu'il avait rangées
+en plein jour, en plein bonheur, quelques heures auparavant. Pièce par
+pièce, fidèle, il retrouva tout son vieux vêtement misérable, depuis ses
+godillots jusqu'à sa grossière ceinture à boucle de cuivre. Il se
+déshabilla et se rhabilla vivement, mais, distraitement, déposa sur une
+chaise ses habits d'emprunt, se trompant de gilet.
+
+Sous les fenêtres, dans la cour aux voitures, un remue-ménage avait
+commencé. On tirait, on appelait, on poussait, chacun voulant défaire sa
+voiture de l'inextricable fouillis où elle était prise. De temps en
+temps un homme grimpait sur le siège d'une charrette, sur la bâche d'une
+grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La lueur du falot venait
+frapper la fenêtre: un instant, autour de Meaulnes, la chambre
+maintenant familière, où toutes choses avaient été pour lui si amicales,
+palpitait, revivait... Et c'est ainsi qu'il quitta, refermant
+soigneusement la porte, ce mystérieux endroit qu'il ne devait sans doute
+jamais revoir.
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+La fête étrange (fin).
+
+Déjà, dans la nuit, une file de voitures roulait lentement vers la
+grille du bois. En tête, un homme revêtu d'une peau de chèvre, une
+lanterne à la main, conduisait par la bride le cheval du premier
+attelage.
+
+Meaulnes avait hâte de trouver quelqu'un qui voulût bien se charger de
+lui. Il avait hâte de partir. Il appréhendait, au fond du coeur, de se
+trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa supercherie fût
+découverte.
+
+Lorsqu'il arriva devant le bâtiment principal les conducteurs
+équilibraient la charge des dernières voitures. On faisait lever tous
+les voyageurs pour rapprocher ou reculer les sièges, et les jeunes
+filles enveloppées dans des fichus se levaient avec embarras, les
+couvertures tombaient à leurs pieds et l'on voyait les figures inquiètes
+de celles qui baissaient leur tête du côté des falots.
+
+Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le jeune paysan qui tout à
+l'heure avait offert de l'emmener:
+
+"Puis-je monter? lui cria-t-il.
+
+--Où vas-tu, mon garçon? répondit l'autre qui ne le reconnaissait plus.
+
+--Du côté de Sainte-Agathe.
+
+--Alors il faut demander une place à Maritain" Et voilà le grand écolier
+cherchant parmi les voyageurs attardés ce Maritain inconnu. On le lui
+indiqua parmi les buveurs qui chantaient dans la cuisine.
+
+"C'est un 'amusard', lui dit-on. Il sera encore là à trois heures du
+matin".
+
+Meaulnes songea un instant à la jeune fille inquiète, pleine de fièvre
+et de chagrin, qui entendrait chanter dans le Domaine, jusqu'au milieu
+de la nuit, ces paysans avinés. Dans quelle chambre était-elle? Où était
+sa fenêtre, parmi ces bâtiments mystérieux? Mais rien ne servirait à
+l'écolier de s'attarder. Il fallut partir. Une fois rentré à Sainte-
+Agathe, tout deviendrait plus clair; il cesserait d'être un écolier
+évadé; de nouveau il pourrait songer à la jeune châtelaine.
+
+Une à une, les voitures s'en allaient; les roues grinçaient sur le sable
+de la grande allée. Et, dans la nuit, on les voyait tourner et
+disparaître, chargées de femmes emmitouflées, d'enfants dans des fichus,
+qui déjà s'endormaient. Une grande carriole encore; un char à bancs, où
+les femmes étaient serrées épaule contre épaule, passa, laissant
+Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. Il n'allait plus rester
+bientôt qu'une vieille berline que conduisait un paysan en blouse.
+
+"Vous pouvez monter, répondit-il aux explications d'Augustin, nous
+allons dans cette direction".
+
+Péniblement Meaulnes ouvrit la portière de la vieille guimbarde, dont la
+vitre trembla et les gonds crièrent. Sur la banquette, dans un coin de
+la voiture, deux tout petits enfants, un garçon et une fille, dormaient.
+Ils s'éveillèrent au bruit et au froid, se détendirent, regardèrent
+vaguement, puis en frissonnant se renfoncèrent dans leur coin et se
+rendormirent.
+
+Déjà la vieille voiture partait. Meaulnes referma plus doucement la
+portière et s'installa avec précaution dans l'autre coin; puis,
+avidement, s'efforça de distinguer à travers la vitre les lieux qu'il
+allait quitter et la route par où il était venu: il devina, malgré la
+nuit, que la voiture traversait la cour et le jardin, passait devant
+l'escalier de sa chambre, franchissait la grille et sortait du Domaine
+pour entrer dans les bois. Fuyant le long de la vitre, on distinguait
+vaguement les troncs des vieux sapins.
+
+"Peut-être rencontrerons-nous Frantz de Galais", se disait Meaulnes, le
+coeur battant.
+
+Brusquement, dans le chemin étroit, la voiture fit un écart pour ne pas
+heurter un obstacle. C'était, autant qu'on pouvait deviner dans la nuit
+à ses formes massives, une roulotte arrêtée presque au milieu du chemin
+et qui avait dû rester là, à proximité de la fête, durant ces derniers
+jours.
+
+Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au trot, Meaulnes commençait
+à se fatiguer de regarder à la vitre, s'efforçant vainement de percer
+l'obscurité environnante, lorsque soudain, dans la profondeur du bois,
+il y eut un éclair, suivi d'une détonation. Les chevaux partirent au
+galop et Meaulnes ne sut pas d'abord si le cocher en blouse s'efforçait
+de les retenir ou, au contraire, les excitait à fuir. Il voulut ouvrir
+la portière. Comme la poignée se trouvait à l'extérieur, il essaya
+vainement de baisser la glace, la secoua... Les enfants, réveillés en
+peur, se serraient l'un contre l'autre, sans rien dire. Et tandis qu'il
+secouait la vitre, le visage collé au carreau, il aperçut, grâce à un
+coude du chemin, une forme blanche qui courait. C'était, hagard et
+affolé, le grand pierrot de la fête, le bohémien en tenue de mascarade,
+qui portait dans ses bras un corps humain serré contre sa poitrine. Puis
+tout disparut.
+
+Dans la voiture qui fuyait au grand galop à travers la nuit, les deux
+enfants s'étaient rendormis. Personne à qui parler des événements
+mystérieux de ces deux jours. Après avoir longtemps repassé dans son
+esprit tout ce qu'il avait vu et entendu, plein de fatigue et le coeur
+gros, le jeune homme lui aussi s'abandonna au sommeil, comme un enfant
+triste...
+
+Ce n'était pas encore le petit jour lorsque, la voiture s'étant arrêtée
+sur la route, Meaulnes fut réveillé par quelqu'un qui cognait à la
+vitre. Le conducteur ouvrit péniblement la portière et cria, tandis que
+le vent froid de la nuit glaçait l'écolier jusqu'aux os:
+
+"Il va falloir descendre ici. Le jour se lève. Nous allons prendre la
+traverse. Vous êtes tout près de Sainte-Agathe".
+
+A demi replié, Meaulnes obéit, chercha vaguement, d'un geste
+inconscient, sa casquette, qui avait roulé sous les pieds des deux
+enfants endormis, dans le coin le plus sombre de la voiture, puis il
+sortit en se baissant.
+
+"Allons, au revoir, dit l'homme en remontant sur son siège. Vous n'avez
+plus que six kilomètres à faire. Tenez, la borne est là, au bord du
+chemin".
+
+Meaulnes, qui ne s'était pas encore arraché de son sommeil, marcha
+courbé en avant, d'un pas lourd, jusqu'à la borne et s'y assit, les bras
+croisés, la tête inclinée, comme pour se rendormir.
+
+"Ah! non, cria le voiturier. Il ne faut pas vous endormir là. Il fait
+trop froid. Allons, debout, marchez un peu..."
+
+Vacillant comme un homme ivre, le grand garçon, les mains dans ses
+poches, les épaules rentrées, s'en alla lentement sur le chemin de
+Sainte-Agathe; tandis que, dernier vestige de la fête mystérieuse, la
+vieille berline quittait le gravier de la route et s'éloignait, cahotant
+en silence, sur l'herbe de la traverse. On ne voyait plus que le chapeau
+du conducteur, dansant au-dessus des clôtures...
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+Le Grand Jeu.
+
+Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l'impossibilité où nous
+étions de mener à bien de longues recherches nous empêchèrent, Meaulnes
+et moi de reparler du Pays perdu avant la fin de l'hiver. Nous ne
+pouvions rien commencer de sérieux, durant ces brèves journées de
+février, ces jeudis sillonnés de bourrasques, qui finissaient
+régulièrement vers cinq heures par une morne pluie glacée.
+
+Rien ne nous rappelait l'aventure de Meaulnes sinon ce fait étrange que
+depuis l'après-midi de son retour nous n'avions plus d'amis. Aux
+récréations, les mêmes jeux qu'autrefois s'organisaient, mais Jasmin ne
+parlait jamais plus au grand Meaulnes. Le soir, aussitôt la classe
+balayée, la cour se vidait comme au temps où j'étais seul, et je voyais
+errer mon compagnon, du jardin au hangar et de la cour à la salle à
+manger.
+
+Les jeudis matins, chacun de nous installé sur le bureau d'une des deux
+salles de classe, nous lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous
+avions dénichés dans les placards, entre des méthodes d'anglais et des
+cahiers de musique finement recopiés. L'après-midi, c'était quelque
+visite qui nous faisait fuir l'appartement; et nous regagnions
+l'école... Nous entendions parfois des groupes de grands élèves qui
+s'arrêtaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail, le
+heurtaient en jouant à des jeux militaires incompréhensibles et puis
+s'en allaient... Cette triste vie se poursuivit jusqu'à la fin de
+février. Je commençais à croire que Meaulnes avait tout oublié,
+lorsqu'une aventure, plus étrange que les autres, vint me prouver que je
+m'étais trompé et qu'une crise violente se préparait sous la surface
+morne de cette vie d'hiver.
+
+Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la première
+nouvelle du Domaine étrange, la première vague de cette aventure dont
+nous ne reparlions pas arriva jusqu') nous. Nous étions en pleine
+veillée. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec nous
+Millie et mon père, qui ne se doutaient nullement de la sourde fâcherie
+par quoi toute la classe était divisée en deux clans.
+
+A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeter dehors les
+miettes du repas fit:
+
+"Ah!"
+
+d'une voix si claire que nous nous approchâmes pour regarder. Il y avait
+sur le seuil une couche de neige... Comme il faisait très sombre, je
+m'avançai de quelques pas dans la cour pour voir si la couche était
+profonde. Je sentis des flocons légers qui me glissaient sur la figure
+et fondaient aussitôt. On me fit rentrer très vite et Millie ferma la
+porte frileusement.
+
+A neuf heures nous nous disposions à monter nous coucher; ma mère avait
+déjà la lampe à la main, lorsque nous entendîmes très nettement deux
+grands coups lancés à toute volée dans le portail, à l'autre bout de la
+cour. Elle replaça la lampe sur la table et nous restâmes tous debout,
+aux aguets, l'oreille tendue.
+
+Il ne fallait pas songer à aller voir ce qui se passait. Avant d'avoir
+traversé seulement la moitié de la cour, la lampe eût été éteinte et le
+verre brisé. Il y eut un cour silence et mon père commençait à dire que
+"c'était sans doute...", lorsque, tout juste sous la fenêtre de la salle
+à manger, qui donnait, je l'ai dit, sur la route de La Gare, un coup de
+sifflet partit, strident et très prolongé, qui dut s'entendre jusque
+dans la rue de l'église. Et, immédiatement, derrière la fenêtre, à peine
+voilés par les carreaux, poussés par des gens qui devaient être montés à
+la force des poignets sur l'appui extérieur, éclatèrent des cris
+perçants.
+
+"Amenez-le! Amenez-le!"
+
+A l'autre extrémité du bâtiment, les mêmes cris répondirent. Ceux-là
+avaient dû passer par le champ du père Martin; ils devaient être grimpés
+sur le mur bas qui séparait le champ de notre cour.
+
+Puis, vociférés à chaque endroit par huit ou dix inconnus aux voix
+déguisées, les cris de: "Amenez-le!" éclatèrent successivement--sur le
+toit du cellier qu'ils avaient dû atteindre en escaladant un tas de
+fagots adossé au mur extérieur--sur un petit mur qui joignait le hangar
+au portail et dont la crête arrondie permettait de se mettre commodément
+à cheval--sur le mur grillé de la route de La Gare où l'on pouvait
+facilement monter... Enfin, par derrière, dans le jardin, une troupe
+retardataire arriva, qui fit la même sarabande, criant cette fois:
+
+"A l'abordage!"
+
+Et nous entendions l'écho de leurs cris résonner dans les salles de
+classe vides, dont ils avaient ouvert les fenêtres.
+
+Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les détours et les passages
+de la grande demeure, que nous voyions très nettement, comme sur un
+plan, tous les points où ces gens inconnus étaient en train de
+l'attaquer.
+
+A vrai dire, ce fut seulement au tout premier instant que nous eûmes de
+l'effroi. Le coup de sifflet nous fit penser tous les quatre à une
+attaque de rôdeurs et de bohémiens. Justement il y avait depuis une
+quinzaine, sur la place, derrière l'église, un grand malandrin et un
+jeune garçon à la tête serrée dans des bandages. Il y avait aussi, chez
+les charrons et les maréchaux, des ouvriers qui n'étaient pas du pays.
+
+Mais, dès que nous eûmes entendu les assaillants crier, nous fûmes
+persuadés que nous avions affaire à des gens--et probablement à des
+jeunes gens--du bourg. Il y avait même certainement des gamins--on
+reconnaissait leurs voix suraiguës--dans la troupe qui se jetait à
+l'assaut de notre demeure comme à l'abordage d'un navire.
+
+"Ah! bien, par exemple..." s'écria mon père.
+
+Et Millie demanda à mi-voix:
+
+"Mais qu'est-ce que cela veut dire?" lorsque soudain les voix du portail
+et du mur grillé--puis celle de la fenêtre--s'arrêtèrent. Deux coups
+de sifflet partirent derrière la croisée. Les cris des gens grimpés sur
+le cellier, comme ceux des assaillants du jardin, décrurent
+progressivement, puis cessèrent; nous entendîmes, le long du mur de la
+salle à manger le frôlement de toute la troupe qui se retirait en hâte
+et dont les pas étaient amortis par la neige.
+
+Quelqu'un évidemment les dérangeait. A cette heure où tout dormait, ils
+avaient pensé mener en paix leur assaut contre cette maison isolée à la
+sortie du bourg. Mais voici qu'on troublait leur plan de campagne.
+
+A peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir--car l'attaque avait
+été soudaine comme un abordage bien conduit--et nous disposions-nous à
+sortir, que nous entendîmes une voix connue appeler à la petite grille:
+
+"Monsieur Seurel! Monsieur Seurel!"
+
+C'était M. Pasquier, le boucher. Le gros petit homme racla ses sabots
+sur le seuil, secoua sa courte blouse saupoudrée de neige et entra. Il
+se donnait l'air finaud et effaré de quelqu'un qui a surpris tout le
+secret d'une mystérieuse affaire:
+
+"J'étais dans ma cour, qui donne sur la place des Quatre-Routes.
+J'allais fermer l'étable des chevaux. Tout d'un coup; dressés sur la
+neige, qu'est-ce que je vois: deux grands gars qui semblaient faire
+sentinelle ou guetter quelque chose. Ils étaient vers la croix. Je
+m'avance: je fais deux pas--Hip! les voilà partis au grand galop du
+côté de chez vous. Ah! je n'ai pas hésité, j'ai pris mon falot et j'ai
+dit: Je vais aller raconter ça à M. Seurel..."
+
+Et le voilà qui recommence son histoire:
+
+"J'étais dans la cour derrière chez moi..." Sur ce, on lui offre une
+liqueur, qu'il accepte, et on lui demande des détails qu'il est
+incapable de fournir.
+
+Il n'avait rien vu en arrivant à la maison. Toutes les troupes mises en
+éveil par les deux sentinelles qu'il avait dérangées s'étaient éclipsées
+aussitôt. Quant à dire qui ces estafettes pouvaient être...
+
+"Ça pourrait bien être des bohémiens, avançait-il. Depuis bientôt un
+mois qu'ils sont sur la place, à attendre le beau temps pour jouer la
+comédie, ils ne sont pas sans avoir organisé quelque mauvais coup".
+
+Tout cela ne nous avançait guère et nous restions debout, fort perplexes
+tandis que l'homme sirotait la liqueur et de nouveau mimait son
+histoire, lorsque Meaulnes, qui avait écouté jusque-là fort
+attentivement, prit par terre le falot du boucher et décida:
+
+"Il faut aller voir!"
+
+Il ouvrit la porte et nous le suivîmes, M. Seurel, M. Pasquier et moi.
+
+Millie, déjà rassurée, puisque les assaillants étaient partis, et, comme
+tous les gens ordonnés et méticuleux, fort peu curieuse de sa nature,
+déclara:
+
+"Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte et prenez la clef. Moi, je
+vais me coucher. Je laisserai la lampe allumée".
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+Nous tombons dans une embuscade.
+
+Nous partîmes sur la neige, dans un silence absolu. Meaulnes marchait en
+avant, projetant la lueur en éventail de sa lanterne grillagée... A
+peine sortions-nous par le grand portail que, derrière la bascule
+municipale, qui s'adossait au mur de notre préau, partirent d'un seul
+coup, comme perdreaux surpris, deux individus encapuchonnés. Soit
+moquerie, soit plaisir causé par l'étrange jeu qu'ils jouaient là, soit
+excitation nerveuse et peur d'être rejoints, ils dirent en courant deux
+ou trois paroles coupées de rires.
+
+Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la neige, en me criant:
+
+"Suis-moi, François!..."
+
+Et laissant là les deux hommes âgés incapables de soutenir une pareille
+course, nous nous lançâmes à la poursuite des deux ombres, qui, après
+avoir un instant contourné le bas du bourg, en suivant le chemin de la
+Vieille-Planche, remontèrent délibérément vers l'église. Ils couraient
+régulièrement sans trop de hâte et nous n'avions pas de peine à les
+suivre. Ils traversèrent la rue de l'église où tout était endormi et
+silencieux, et s'engagèrent derrière le cimetière dans un dédale de
+petites ruelles et d'impasses.
+
+C'était là un quartier de journaliers, de couturières et de tisserands,
+qu'on nommait les Petits-Coins. Nous le connaissons assez mal et nous
+n'y étions jamais venu la nuit. L'endroit était désert le jour: les
+journaliers absents, les tisserands enfermés; et durant cette nuit de
+grand silence il paraissait plus abandonné, plus endormi encore que les
+autres quartiers du bourg. Il n'y avait donc aucune chance pour que
+quelqu'un survînt et nous prêtât main-forte.
+
+Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites maisons posées au
+hasard comme des boîtes en carton, c'était celui qui menait chez la
+couturière qu'on surnommait "la Muette". On descendait d'abord une pente
+assez raide, dallée de place en place, puis après avoir tourné deux ou
+trois fois, entre des petites cours de tisserands ou des écuries vides,
+on arrivait dans une large impasse fermée par une cour de ferme depuis
+longtemps abandonnée. Chez la Muette, tandis qu'elle engageait avec ma
+mère une conversation silencieuse, les doigts frétillants, coupée
+seulement de petits cris d'infirme, je pouvais voir par la croisée le
+grand mur de la ferme, qui était la dernière maison de ce côté du
+faubourg, et la barrière toujours fermée de la cour sèche, sans paille,
+où jamais rien ne passait plus...
+
+C'est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. A chaque
+tournant nous craignons de les perdre, mais à ma surprise, nous
+arrivions toujours au détour de la ruelle suivante avant qu'ils
+l'eussent quittée. Je dis: à ma surprise, car le fait n'eût pas été
+possible, tant ces ruelles étaient courtes, s'ils n'avaient pas, chaque
+fois, tandis que nous les avions perdus de vue, ralenti leur allure.
+
+Enfin, sans hésiter, ils s'engagèrent dans la rue qui menait chez la
+Muette, et je criai à Meaulnes:
+
+"Nous les tenons, c'est une impasse!"
+
+A vrai dire, c'étaient eux qui nous tenaient... Ils nous avaient
+conduits là où ils avaient voulu. Arrivés au mur, ils se retournèrent
+vers nous résolument et l'un des deux lança le même coup de sifflet que
+nous avions déjà par deux fois entendu, ce soir-là.
+
+Aussitôt une dizaine de gars sortirent de la cour de la ferme abandonnée
+où ils semblaient avoir été postés pour nous attendre. Ils étaient tous
+encapuchonnés, le visage enfoncé dans leurs cache-nez...
+
+Qui c'était, nous le savions d'avance, mais nous étions bien résolus à
+n'en rien dire à M. Seurel, que nos affaires ne regardaient pas. Il y
+avait Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. Nous reconnûmes dans
+la lutte leur façon de se battre et leurs voix entrecoupées. Mais un
+point demeurait inquiétant et semblait presque effrayer Meaulnes: il y
+avait là quelqu'un que nous ne connaissons pas et qui paraissait être le
+chef...
+
+Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait manoeuvrer ses soldats qui
+avaient fort à faire et qui, traînés dans la neige, déguenillés du haut
+en bas, s'acharnaient contre le grand gars essoufflé. Deux d'entre eux
+s'étaient occupés de moi, m'avaient immobilisé avec peine, car je me
+débattais comme un diable. J'étais par terre, les genoux pliés, assis
+sur les talons; on me tenait les bras joints par derrière, et je
+regardais la scène avec une intense curiosité mêlée d'effroi.
+
+Meaulnes s'était débarrassé de quatre garçons du Cours qu'il avait
+dégrafés de sa blouse en tournant vivement sur lui-même et en les jetant
+à toute volée dans la neige... Bien droit sur ses deux jambes, le
+personnage inconnu suivait avec intérêt, mais très calme, la bataille,
+répétant de temps à autre d'une voix nette:
+
+"Allez... Courage... Revenez-y... Go on my boys..."
+
+C'était évidemment lui qui commandait... D'où venait-il? Où et comment
+les avait-il entraînés à la bataille! Voilà qui restait un mystère pour
+nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppé dans un cache-nez,
+mais lorsque Meaulnes, débarrassé de ses adversaires, s'avança vers lui,
+menaçant, le mouvement qu'il fit pour y voir bien clair et faire face à
+la situation découvrit un morceau de linge blanc qui lui enveloppait la
+tête à la façon d'un bandage.
+
+C'est à ce moment que je criai à Meaulnes:
+
+"Prends garde par derrière! Il y en a un autre".
+
+Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la barrière à laquelle il
+tournait le dos, un grand diable avait surgi et, passant habilement son
+cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait en arrière. Aussitôt
+les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient piqué le nez dans la
+neige revenaient à la charge pour lui immobiliser bras et jambes, lui
+liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez, et le
+jeune personnage à la tête bandée fouillait dans ses poches... Le
+dernier venu, l'homme au lasso, avait allumé une petite bougie qu'il
+protégeait de la main, et chaque fois qu'il découvrait un papier
+nouveau, le chef allait auprès de ce lumignon examiner ce qu'il
+contenait. Il déplia enfin cette espèce de carte couverte d'inscriptions
+à laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et s'écria avec joie:
+
+"Cette fois nous l'avons. Voilà le plan! Voilà le guide! Nous allons
+voir si ce monsieur est bien allé où je l'imagine..."
+
+Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa sa casquette ou sa
+ceinture. Et tous disparurent silencieusement comme ils étaient venus,
+me laissant libre de délier en hâte mon compagnon.
+
+"Il n'ira pas très loin avec ce plan-là", dit Meaulnes en se levant.
+
+Et nous repartîmes lentement, car il boitait un peu. Nous retrouvâmes
+sur le chemin de l'église M. Seurel et le père Pasquier:
+
+"Vous n'avez rien vu? dirent-ils... Nous non plus!"
+
+Grâce à la nuit profonde ils ne s'aperçurent de rien. Le boucher nous
+quitta et M. Seurel rentra bien vite se coucher.
+
+Mais nous deux, dans notre chambre, à la lueur de la lampe que Millie
+nous avait laissée, nous restâmes longtemps à rafistoler nos blouses
+décousues, discutant à voix basse sur ce qui nous était arrivé, comme
+deux compagnons d'armes le soir d'une bataille perdue...
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+Le Bohémien à l'école.
+
+Le réveil du lendemain fut pénible. A huit heures et demie, à l'instant
+où M. Seurel allait donner le signal d'entrer, nous arrivâmes tout
+essoufflés pour nous mettre sur les rangs. Comme nous étions en retard,
+nous nous glissâmes n'importe où, mais d'ordinaire le grand Meaulnes
+était le premier de la longue file d'élèves, coude à coude, chargés de
+livres, de cahiers et de porte-plume, que M. Seurel inspectait.
+
+Je fus surpris de l'empressement silencieux que l'on mit à nous faire
+place vers le milieu de la file; et tandis que M. Seurel, retardant de
+quelques secondes l'entrée au cours, inspectait le grand Meaulnes,
+j'avançai curieusement la tête, regardant à droite et à gauche pour voir
+les visages de nos ennemis de la veille.
+
+Le premier que j'aperçus était celui-là même auquel je ne cessais de
+penser, mais le dernier que j'eusse pu m'attendre à voir en ce lieu. Il
+était à la place habituelle de Meaulnes, le premier de tous, un pied sur
+la marche de pierre une épaule et le coin du sac qu'il avait sur le dos
+accotés au chambranle de la porte. Son visage fin, très pâle, un peu
+piqué de rousseur, était penché et tourné vers nous avec une sorte de
+curiosité méprisante et amusée. Il avait la tête et tout un côté de la
+figure bandés de linge blanc. Je reconnaissais le chef de bande, le
+jeune bohémien qui nous avait volés la nuit précédente.
+
+Mais déjà nous entrions dans la classe et chacun prenait sa place. Le
+nouvel élève s'assit près du poteau, à la gauche du long banc dont
+Meaulnes occupait, à droite, la première place. Giraudat, Delouche et
+les trois autres du premier banc s'étaient serrés les uns contre les
+autres pour lui faire place, comme si tout eût été convenu d'avance...
+
+Souvent, l'hiver, passaient ainsi parmi nous des élèves de hasard,
+mariniers pris par les glaces dans le canal, apprentis, voyageurs
+immobilisés par la neige. Ils restaient au cours deux jours, un mois,
+rarement plus... Objets de curiosité durant la première heure, ils
+étaient aussitôt négligés et disparaissaient bien vite dans la foule des
+élèves ordinaires.
+
+ais celui-ci ne devait pas se faire aussitôt oublier. Je me rappelle
+encore cet être singulier et tous les trésors étranges apportés dans ce
+cartable qu'il s'accrochait au dos. Ce furent d'abord les porte-plume "à
+vue" qu'il tira pour écrire sa dictée. Dans un oeillet du manche, en
+fermant un oeil, on voyait apparaître, trouble et grossie, la basilique
+de Lourdes ou quelque monument inconnu. Il en choisit un et les autres
+aussitôt passèrent de main en main. Puis ce fut un plumier chinois
+rempli de compas et d'instruments amusants qui s'en allèrent par le banc
+de gauche, glissant silencieusement, sournoisement, de main en main,
+sous les cahiers, pour que M. Seurel ne pût rien voir.
+
+Passèrent aussi des livres tout neufs, dont j'avais, avec convoitise, lu
+les titres derrière la couverture des rares bouquins de notre
+bibliothèque: La Teppe aux Merles, La Roche aux Mouettes, Mon ami
+Benoist... Les uns feuilletaient d'une main sur leurs genoux ces
+volumes, venus on ne savait d'où, volés peut-être, et écrivaient la
+dictée de l'autre main. D'autres faisaient tourner le compas au fond de
+leurs casiers. D'autres brusquement, tandis que M. Seurel tournant le
+dos continuait la dictée en marchant du bureau à la fenêtre, fermaient
+un oeil et se collaient sur l'autre la vue glauque et trouée de Notre-
+Dame de Paris. Et l'élève étranger, la plume à la main, son fin profil
+contre le poteau gris, clignait des yeux, content de tout ce jeu furtif
+qui s'organisait autour de lui.
+
+Peu à peu cependant toute la classe s'inquiéta: les objets, qu'on
+"faisait passer" à mesure, arrivaient l'un après l'autre dans les mains
+du grand Meaulnes qui, négligemment, sans les regarder, les posait
+auprès de lui. Il y en eut bientôt un tas, mathématique et diversement
+coloré, comme aux pieds de la femme qui représente la Science, dans les
+compositions allégoriques. Fatalement M. Seurel allait découvrir ce
+déballage insolite et s'apercevoir du manège. Il devait songer,
+d'ailleurs, à faire une enquête sur les événements de la nuit. La
+présence du bohémien allait faciliter sa besogne...
+
+Bientôt, en effet, il s'arrêtait, surpris, devant le grand Meaulnes.
+
+"A qui appartient tout cela? demanda-t-il en désignant "tout cela" du
+dos de son livre refermé sur son index.
+
+--Je n'en sais rien", répondit Meaulnes d'un ton bourru, sans lever la
+tête.
+
+Mais l'écolier inconnu intervint:
+
+"C'est à moi", dit-il.
+
+Et il ajouta aussitôt, avec un geste large et élégant de jeune seigneur
+auquel le vieil instituteur ne sut pas résister:
+
+"Mais je les mets à votre disposition, monsieur, si vous voulez
+regarder".
+
+Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme pour ne pas troubler le
+nouvel état de choses qui venait de se créer, toute la classe se glissa
+curieusement autour du maître qui penchait sur ce trésor sa tête demi-
+chauve, demi-frisée, et du jeune personnage blême qui donnait avec un
+air de triomphe tranquille les explications nécessaires. Cependant,
+silencieux à son banc, complètement délaissé, le grand Meaulnes avait
+ouvert son cahier de brouillons et, fronçant le sourcil, s'absorbait
+dans un problèe difficile.
+
+Le "quart d'heure" nous surprit dans ces occupations. La dictée n'était
+pas finie et le désordre régnait dans la classe. A vrai dire, depuis le
+matin la récréation durait.
+
+A dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse fut
+envahie par les élèves, on s'aperçut bien vite qu'un nouveau maître
+régnait sur les jeux.
+
+De tous les plaisirs nouveaux que le bohémien, dès ce matin-là,
+introduisit chez nous, je ne me rappelle que le plus sanglant: c'était
+une espèce de tournoi où les chevaux étaient les grands élèves chargés
+des plus jeunes grimpés sur leurs épaules.
+
+Partagés en deux groupes qui partaient des deux bouts de la cour, ils
+fondaient les uns sur les autres, cherchant à terrasser l'adversaire par
+la violence du choc, et les cavaliers, usant de cache-nez comme de
+lassos, ou de leurs bras tendus comme de lances, s'efforçaient de
+désarçonner leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait le choc et qui,
+perdant l'équilibre, allaient s'étaler dans la boue, le cavalier roulant
+sous sa monture. Il y eut des écoliers à moitié désarçonnés que le
+cheval rattrapait par les jambes et qui, de nouveau acharnés à la lutte,
+regrimpaient sur ses épaules. Monté sur le grand Delage qui avait des
+membres démesurés, le poil roux et les oreilles décollées, le mince
+cavalier à la tête bandée excitait les deux troupes rivales et dirigeait
+malignement sa monture en riant aux éclats.
+
+Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d'abord avec
+mauvaise humeur s'organiser ces jeux. Et j'étais auprès de lui, indécis.
+
+"C'est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les poches.
+Venir ici, dès ce matin, c'était le seul moyen de n'être pas soupçonné.
+Et M. Seurel s'y est laissé prendre!"
+
+Il resta là un long moment, sa tête rase au vent, à maugréer contre ce
+comédien qui allait faire assommer tous ces gars dont il avait été peu
+de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que j'étais, je ne
+manquais pas de l'approuver.
+
+Partout, dans tous les coins, en l'absence du maître, se poursuivait la
+lutte: les plus petits avaient fini par grimper les uns sur les autres;
+ils couraient et culbutaient avant même d'avoir reçu le choc de
+l'adversaire... Bientôt il ne resta plus debout, au milieu de la cour,
+qu'un groupe acharné et tourbillonnant d'où surgissait par moments le
+bandeau blanc du nouveau chef.
+
+Alors le grand Meaulnes ne sut plus résister. Il baissa la tête, mit ses
+mains sur ces cuisses et me cria:
+
+"Allons-y, François!"
+
+Surpris par cette décision soudaine, je sautai pourtant sans hésiter sur
+ses épaules et en une seconde nous étions au fort de la mêlée, tandis
+que la plupart des combattants, éperdus, fuyaient en criant:
+
+"Voilà Meaulnes! Voilà le grand Meaulnes!"
+
+Au milieu de ceux qui restaient il se mit à tourner sur lui-même en me
+disant:
+
+"Etends les bras: empoigne-les comme j'ai fait cette nuit".
+
+Et moi, grisé par la bataille, certain du triomphe, j'agrippais au
+passage les gamins qui se débattaient, oscillaient un instant sur les
+épaules des grands et tombaient dans la boue. En moins de rien il ne
+resta debout que le nouveau venu monté sur Delage; mais celui-ci, peu
+désireux d'engager la lutte avec Augustin, d'un violent coup de reins en
+arrière se redressa et fit descendre le cavalier blanc.
+
+La main à l'épaule de sa monture, comme un capitaine tient le mors de
+son cheval, le jeune garçon debout par terre regarda le grand Meaulnes
+avec un peu de saisissement et une immense admiration:
+
+"A la bonne heure!" dit-il.
+
+Mais aussitôt la cloche sonna, dispersant les élèves qui s'étaient
+rassemblés autour de nous dans l'attente d'une scène curieuse. Et
+Meaulnes, dépité de n'avoir pu jeter à terre son ennemi, tourna le dos
+en disant, avec mauvaise humeur:
+
+"Ce sera pour une autre fois!"
+
+Jusqu'à midi la classe continua comme à l'approche des vacances, mêlée
+d'intermèdes amusants et de conversations dont l'écolier-comédien était
+le centre.
+
+Il expliquait comment, immobilisés par le froid sur la place, ne
+songeant pas même à organiser des représentations nocturnes, où personne
+ne viendrait, ils avaient décidé que lui-même irait au cours pour se
+distraire pendant la journée, tandis que son compagnon soignerait les
+oiseaux des Iles et la chèvre savante. Puis il racontait leurs voyages
+dans le pays environnant, alors que l'averse tombe sur le mauvais toit
+de zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux côtes pour pousser à
+la roue. Les élèves du fond quittaient leur table pour venir écouter de
+plus près. Les moins romanesques profitaient de cette occasion pour se
+chauffer autour du poêle. Mais bientôt la curiosité les gagnait et ils
+se rapprochaient du groupe bavard en tendant l'oreille, laissant une
+main posée sur le couvercle du poêle pour y garder leur place.
+
+"Et de quoi vivez-vous?" demanda M. Seurel, qui suivait tout cela avec
+sa curiosité un peu puérile de maître d'école et qui posait une foule de
+questions.
+
+Le garçon hésita un instant, comme si jamais il ne s'était inquiété de
+ce détail.
+
+"Mais, répondit-il, de ce que nous avons gagné l'automne précédent, je
+pense. C'est Ganache qui règle les comptes".
+
+Personne ne lui demanda qui était Ganache. Mais moi je pensai au grand
+diable qui, traîtreusement, la veille au soir, avait attaqué Meaulnes
+par derrière et l'avait renversé...
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+Où il est question du domaine mystérieux.
+
+L'après-midi ramena les mêmes plaisirs et, tout le long du cours, le
+même désordre et la même fraude. Le bohémien avait apporté d'autres
+objets précieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'à un petit singe
+qui griffait sourdement l'intérieur de sa gibecière... A chaque instant
+il fallait que M. Seurel s'interrompit pour examiner ce que le malin
+garçon venait de tirer de son sac... Quatre heures arrivèrent et
+Meaulnes était le seul à avoir fini ses problèmes.
+
+Ce fut sans hâte que tout le monde sortit. Il n'y avait plus, semblait-
+il, entre les heures de cours et de récréation, cette dure démarcation
+qui faisait la vie scolaire simple et réglée comme par la succession de
+la nuit et du jour. Nous en oubliâmes même de désigner comme d'ordinaire
+à M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux élèves qui devaient
+rester pour balayer la classe. Or, nous n'y manquions jamais car c'était
+une façon d'annoncer et de hâter la sortie du cours.
+
+Le hasard voulut que ce fût ce jour-là te tour du grand Meaulnes; et dès
+le matin j'avais, en causant avec lui, averti le bohémien que les
+nouveaux étaient toujours désignés d'office pour faire le second
+balayeur, le jour de leur arrivée.
+
+Meaulnes revint en classe dès qu'il eut été chercher le pain de son
+goûter. Quant au bohémien, il se fit longtemps attendre et arriva le
+dernier, en courant, comme la nuit commençait de tomber...
+
+"Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon compagnon, et pendant que
+je le tiendrai, tu lui reprendras le plan qu'il m'a volé".
+
+Je m'étais donc assis sur une petite table, auprès de la fenêtre, lisant
+à la dernière lueur du jour, et je les vis tous les deux déplacer en
+silence les bancs de l'école--le grand Meaulnes, taciturne et l'air
+dur, sa blouse noire boutonnée à trois boutons en arrière et sanglée à
+la ceinture; l'autre, délicat, nerveux, la tête bandée comme un blessé.
+Il était vêtu d'un mauvais paletot, avec des déchirures que je n'avais
+pas remarquées pendant le jour. Plein d'une ardeur presque sauvage, il
+soulevait et poussait les tables avec une précipitation folle, en
+souriant un peu. On eût dit qu'il jouait là quelque jeu extraordinaire
+dont nous ne connaissons pas le fin mot.
+
+Ils arrivèrent ainsi dans le coin le plus obscur de la salle, pour
+déplacer la dernière table.
+
+En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait renverser son
+adversaire, sans que personne du dehors eût chance de les apercevoir ou
+de les entendre par les fenêtres. Je ne comprenais pas qu'il laissât
+échapper une pareille occasion. L'autre, revenu près de la porte, allait
+s'enfuir d'un instant à l'autre, prétextant que la besogne était
+terminée, et nous ne le reverrions plus. Le plan et tous les
+renseignements que Meaulnes avait mis si longtemps à retrouver, à
+concilier, à réunir, seraient perdus pour nous...
+
+A chaque seconde j'attendais de mon camarade un signe, un mouvement, qui
+m'annonçât le début de la bataille, mais le grand garçon ne bronchait
+pas. Par instants, seulement, il regardait avec une fixité étrange et
+d'un air interrogatif le bandeau du bohémien, qui, dans la pénombre de
+la tombée de la nuit, paraissait largement taché de noir.
+
+La dernière table fut déplacée sans que rien arrivât.
+
+Mais au moment où, remontant tous les deux vers le haut de la classe,
+ils allaient donner sur le seuil un dernier coup de balai, Meaulnes,
+baissant la tête et sans regarder notre ennemi, dit à mi-voix:
+
+"Votre bandeau est rouge de sang et vos habits sont déchirés".
+
+L'autre le regarda un instant, non pas surpris de ce qu'il disait, mais
+profondément ému de le lui entendre dire.
+
+"Ils ont voulu, répondit-il, m'arracher votre plan tout à l'heure, sur
+la place. Quand ils ont su que je voulais revenir ici balayer la classe,
+ils ont compris que j'allais faire la paix avec vous, ils se sont
+révoltés contre moi. Mais je l'ai tout de même sauvé", ajouta-t-il
+fièrement, en tendant à Meaulnes le précieux papier plié. Meaulnes se
+tourna lentement vers moi:
+
+"Tu entends? dit-il. Il vient de se battre et de se faire blesser pour
+nous, tandis que nous lui tendions un piège!"
+
+Puis cessant d'employer ce "vous" insolite chez des écoliers de Sainte-
+Agathe:
+
+"Tu es un vrai camarade", dit-il, et il lui tendit la main.
+
+Le comédien la saisit et demeura sans parole une seconde, très troublé,
+la voix coupée... Mais bientôt avec une curiosité ardente il poursuivit:
+
+"Ainsi vous me tendiez un piège! Que c'est amusant! Je l'avais deviné et
+je me disais: ils vont être bien étonnés, quand m'ayant repris ce plan,
+ils s'apercevront que je l'ai complété...
+
+--Complété?
+
+--Oh! attendez! Pas entièrement..."
+
+Quittant ce ton enjoué, il ajouta gravement et lentement, se rapprochant
+de nous:
+
+"Meaulnes, il est temps que je vous le dise: moi aussi je suis allé là
+où vous avez été. J'assistais à cette fête extraordinaire. J'ai bien
+pensé, quand les garçons du Cours m'ont parlé de votre aventure
+mystérieuse, qu'il s'agissait du vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer
+je vous ai volé votre carte... Mais je suis comme vous: j'ignore le nom
+de ce château; je ne saurais pas y retourner; je ne connais pas en
+entier le chemin qui d'ici vous y conduirait".
+
+Avec quel élan, avec quelle intense curiosité, avec quelle amitié nous
+nous pressâmes contre lui! Avidement Meaulnes lui posait des
+questions... Il nous semblait à tous deux qu'en insistant ardemment
+auprès de notre nouvel ami, nous lui ferions dire cela même qu'il
+prétendait ne pas savoir.
+
+"Vous verrez, vous verrez, répondait le jeune garçon avec un peu d'ennui
+et d'embarras, je vous ai mis sur le plan quelques indications que vous
+n'aviez pas... C'est tout ce que je pouvais faire".
+
+Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme:
+
+"Oh! dit-il tristement et fièrement, je préfère vous avertir: je ne suis
+pas un garçon comme les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me tirer
+une balle dans la tête et c'est ce qui vous explique ce bandeau sur le
+front, comme un mobile de la Seine, en 1870...
+
+--Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est rouverte", dit Meaulnes
+avec amitié.
+
+Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit d'un ton légèrement
+emphatique:
+
+--Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas réussi, je ne continuerai à
+vivre que pour l'amusement, comme un enfant, comme un bohémien. J'ai
+tout abandonné. Je n'ai plus ni père, ni soeur, ni maison, ni amour...
+Plus rien, que des compagnons de jeux.
+
+--Ces compagnons-là vous ont déjà trahi, dis-je.
+
+--Oui, répondit-il avec animation. C'est la faute d'un certain Delouche.
+Il a deviné que j'allais faire cause commune avec vous. Il a démoralisé
+ma troupe qui était si bien en main. Vous avez vu cet abordage, hier au
+soir, comme c'était conduit, comme ça marchait! Depuis mon enfance, je
+n'avais rien organisé d'aussi réussi..."
+
+Il resta songeur un instant, et il ajouta pour nous désabuser tout à
+fait sur son compte:
+
+"Si je suis venu vers vous deux, ce soir, c'est que--je m'en suis
+aperçu ce matin--il y a plus de plaisir à prendre avec vous qu'avec la
+bande de tous les autres. C'est ce Delouche surtout qui me déplaît.
+Quelle idée de faire l'homme à dix-sept ans! Rien ne me dégoûte
+davantage... Pensez-vous que nous puissions le repincer?
+
+--Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous longtemps avec nous?
+
+--Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis terriblement seul. Je
+n'ai que Ganache..."
+
+Toute sa fièvre, tout son enjouement étaient tombés soudain. Un instant,
+il plongea dans ce même désespoir où sans doute, un jour, l'idée de se
+tuer l'avait surpris.
+
+"Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez: je connais votre secret et je
+l'ai défendu contre tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous
+avez perdue..."
+
+Et il ajouta presque solennellement:
+
+"Soyez mes amis pour le jour où je serais encore à deux doigts de
+l'enfer comme une fois déjà... Jurez-moi que vous répondrez quand je
+vous appellerai--quand je vous appellerai ainsi... (et il poussa une
+sorte de cri étrange: Hou-ou!...) Vous, Meaulnes, jurez d'abord!"
+
+Et nous jurâmes, car, enfants que nous étions, tout ce qui était plus
+solennel et plus sérieux que nature nous séduisait.
+
+"En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que je puis vous dire: je
+vous indiquerai la maison de Paris où la jeune fille du château avait
+l'habitude de passer les fêtes: Pâques et la Pentecôte, le mois de juin
+et quelquefois une partie de l'hiver".
+
+A ce moment une voix inconnue appela du grand portail, à plusieurs
+reprises, dans la nuit. Nous devinâmes que c'était Ganache, le bohémien,
+qui n'osait pas ou ne savait comment traverser la cour. D'une voix
+pressante, anxieuse, il appelait tantôt très haut, tantôt presque bas:
+
+"Hou-ou! Hou-ou!
+
+-Dites! Dites vite!" cria Meaulnes au jeune bohémien qui avait
+tressailli et qui rajustait ses habits pour partir.
+
+Le jeune garçon nous donna rapidement une adresse à Paris, que nous
+répétâmes à mi-voix. Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son
+compagnon à la grille, nous laissant dans un état de trouble
+inexprimable.
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+L'Homme aux espadrilles.
+
+Cette nuit-là, vers trois heures du matin, la veuve Delouche,
+l'aubergiste, qui habitait dans le milieu du bourg, se leva pour allumer
+son feu. Dumas, son beau-frère, qui habitait chez elle, devait partir en
+route à quatre heures, et la triste bonne femme, dont la main droite
+était recroquevillée par une brûlure ancienne, se hâtait dans la cuisine
+obscure pour préparer le café. Il faisait froid. Elle mit sur sa
+camisole un vieux fichu, puis tenant d'une main sa bougie allumée,
+abritant la flamme de l'autre main--la mauvaise--avec son tablier
+levé, elle traversa la cour encombrée de bouteilles vides et de caisses
+à savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la porte du bûcher qui
+servait de cabane aux poules... Mais à peine avait-elle poussé la porte
+que, d'un coup de casquette si violent qu'il fit ronfler l'air, un
+individu surgissant de l'obscurité profonde éteignit la chandelle,
+abattit du même coup la bonne femme et s'enfuit à toutes jambes, tandis
+que les poules et les coqs affolés menaient un tapage infernal.
+
+L'homme emportait dans un sac--comme la veuve Delouche retrouvant son
+aplomb s'en aperçut un instant plus tard--une douzaine de ses poulets
+les plus beaux.
+
+Aux cris de sa belle-soeur, Dumas était accouru. Il constata que le
+chenapan, pour entrer, avait dû ouvrir avec une fausse clef la porte de
+la petite cour et qu'il s'était enfui, sans la fermer, par le même
+chemin. Aussitôt, en homme habitué aux braconniers et aux chapardeurs,
+il alluma le falot de sa voiture, et le prenant d'une main, son fusil
+chargé de l'autre, il s'efforça de suivre la trace du voleur, trace très
+imprécise--l'individu devait être chaussé d'espadrilles--qui le mena
+sur la route de La Gare puis se perdit devant la barrière d'un pré.
+Forcé d'arrêter là ses recherches, il releva la tête, s'arrêta... et
+entendit au loin, sur la même route, le bruit d'une voiture lancée au
+grand galop, qui s'enfuyait...
+
+De son côté, Jasmin Delouche, le fils de la veuve, s'était levé et,
+jetant en hâte un capuchon sur ses épaules, il était sorti en chaussons
+pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout était plongé dans
+l'obscurité et le silence profond qui précèdent les premières lueurs du
+jour. Arrivé aux Quatre-Routes, il entendit seulement--comme son oncle
+--très loin, sur la colline des Riaudes, le bruit d'une voiture dont le
+cheval devait galoper les quatre pieds levés. Garçon malin en fanfaron,
+il se dit alors, comme il nous le répéta par la suite avec
+l'insupportable grasseyement des faubourgs de Montluçon:
+
+"Ceux-là sont partis vers La Gare, mais il n'est pas dit que je n'en
+"chaufferai" pas d'autres, de l'autre côté du bourg".
+
+Et il rebroussa chemin vers l'église, dans le même silence nocturne.
+
+Sur la place, dans la roulotte des bohémiens, il y avait une lumière.
+Quelqu'un de malade sans doute. Il allait s'approcher, pour demander ce
+qui était arrivé, lorsqu'une ombre silencieuse, une ombre chaussée
+d'espadrilles, déboucha des Petits-Coins et accourut au galop, sans rien
+voir, vers le marchepied de la voiture...
+
+Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache, s'avança soudain dans la
+lumière et demanda à mi-voix:
+
+"Eh bien! Qu'y a-t-il?
+
+Hagard, échevelé, édenté, l'autre s'arrêta, le regarda, avec un rictus
+misérable causé par l'effroi et la suffocation, et répondit d'une
+haleine hachée:
+
+"C'est le compagnon qui est malade... Il s'est battu hier soir et sa
+blessure s'est rouverte... Je viens d'aller chercher la soeur".
+
+En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigué, rentrait chez lui pour
+se recoucher, il rencontra, vers le milieu du bourg, une religieuse qui
+se hâtait.
+
+Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur le seuil de
+leurs portes avec les mêmes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans
+sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d'indignation et, par le bourg, comme
+une traînée de poudre.
+
+Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures du matin, une carriole
+qui s'arrêtait et dans laquelle on chargeait en hâte des paquets qui
+tombaient mollement. Il n'y avait, dans la maison, que deux femmes et
+elles n'avaient pas osé bouger. Au jour, elles avaient compris, en
+ouvrant la basse-cour, que les paquets en question étaient les lapins et
+la volaille... Millie, durant la première récréation, trouva devant la
+porte de la buanderie plusieurs allumettes à demi brûlées. On en conclut
+qu'ils étaient mal renseignés sur notre demeure et n'avaient pu
+entrer... Chez Perreux, chez Boujardon et chez Clément, on crut d'abord
+qu'ils avaient volé aussi les cochons, mais on les retrouva dans la
+matinée, occupés à déterrer des salades, dans différents jardins. Tout
+le troupeau avait profité de l'occasion et de la porte ouverte pour
+faire une petite promenade nocturne... Presque partout on avait enlevé
+la volaille; mais on s'en était tenu là. Mme Pignot, la boulangère, qui
+ne faisait pas d'élevage, cria bien toute la journée qu'on lui avait
+volé son battoir et une livre d'indigo, mais le fait ne fut jamais
+prouvé, ni inscrit sur le procès-verbal...
+
+Cet affolement, cette crainte, ce bavardage durèrent tout le matin. En
+classe, Jasmin raconta son aventure de la nuit:
+
+"Ah! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle en avait rencontré
+un, il l'a bien dit: Je le fusillais comme un lapin!"
+
+Et il ajoutait en nous regardant:
+
+"C'est heureux qu'il n'ait pas rencontré Ganache, il était capable de
+tirer dessus. C'est tous la même race, qu'il dit, et Dessaigne le disait
+aussi".
+
+Personne cependant ne songeait à inquiéter nos nouveaux amis. C'est le
+lendemain soir seulement que Jasmin fit remarquer à son oncle que
+Ganache, comme leur voleur, était chaussé d'espadrilles. Ils furent
+d'accord pour trouver qu'il valait la peine de dire cela aux gendarmes.
+Ils décidèrent donc, en grand secret, d'aller dès leur premier loisir au
+chef-lieu de canton prévenir le brigadier de la gendarmerie.
+
+Durant les jours qui suivirent, le jeune bohémien, malade de sa blessure
+légèrement rouverte, ne parut pas.
+
+Sur la place de l'église, le soir, nous allions rôder, rien que pour
+voir sa lampe derrière le rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse
+et de fièvre, nous restions là, sans oser approcher de l'humble bicoque,
+qui nous paraissait être le mystérieux passage et l'anti-chambre du Pays
+dont nous avions perdu le chemin.
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+Une dispute dans la coulisse.
+
+Tant d'anxiétés et de troubles divers, durant ces jours passés, nous
+avaient empêchés de prendre garde que mars était venu en que le vent
+avait molli. Mais le troisième jour après cette aventure, en descendant,
+le matin, dans la cour, brusquement je compris que c'était le printemps.
+Une brise délicieuse comme une eau tiédie coulait par-dessus le mur, une
+pluie silencieuse avait mouillé la nuit les feuilles des pivoines; la
+terre remuée du jardin avait un goût puissant, et j'entendais, dans
+l'arbre voisin de la fenêtre, un oiseau qui essayait d'apprendre la
+musique...
+
+Meaulnes, à la première récréation, parla d'essayer tout de suite
+l'itinéraire qu'avait précisé l'écolier-bohémien. A grand peine je lui
+persuadai d'attendre que nous eussions revu notre ami, que le temps fût
+sérieusement au beau... que tous les pruniers de Sainte-Agathe fussent
+en fleur. Appuyés contre le mur bas de la petite ruelle, les mains aux
+poches et nu-tête, nous parlions et le vent tantôt nous faisait
+frissonner de froid, tantôt, par bouffées de tiédeur, réveillait en nous
+je ne sais quel vieil enthousiasme profond. Ah! frère, compagnon,
+voyageur, comme nous étions persuadés, tous deux, que le bonheur était
+proche, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin pour
+l'atteindre!...
+
+A midi et demi, pendant le déjeuner, nous entendîmes un roulement de
+tambour sur la place des Quatre-Routes. En un clin d'oeil, nous étions
+sur le seuil de la petite grille, nos serviettes à la main... C'était
+Ganache qui annonçait pour le soir, à huit heures, "vu le beau temps",
+une grande représentation sur la place de l'église. A tout hasard, "pour
+se prémunir contre la pluie", une tente serait dressée. Suivait un long
+programma des attractions, que le vent emporta, mais où nous pûmes
+distinguer vaguement "pantomimes... chansons... fantaisies
+équestres...", le tout scandé par de nouveaux roulements de tambour.
+
+Pendant le dîner du soir, la grosse caisse, pour annoncer la séance,
+tonna sous nos fenêtres et fit trembler les vitres. Bientôt après,
+passèrent, avec un bourdonnement de conversation, les gens des
+faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient vers la place de
+l'église. Et nous étions là, tous deux, forcés de rester à table,
+trépignant d'impatience!
+
+Vers neuf heures, enfin, nous entendîmes des frottements de pieds et des
+rires étouffés à la petite grille: les institutrices venaient nous
+chercher. Dans l'obscurité complète nous partîmes en bande vers le lieu
+de la comédie. Nous apercevions de loin le mur de l'église illuminé
+comme par un grand feu. Deux quinquets allumés devant la porte de la
+baraque ondulaient au vent...
+
+A l'intérieur, des gradins étaient aménagés comme dans un cirque. M.
+Seurel, les institutrices, Meaulnes et moi, nous nous installâmes sur
+les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait être fort étroit,
+comme un cirque véritable, avec de grandes nappes d'ombre où
+s'étageaient Mme Pignot, la boulangère, et Fernande, l'épicière, les
+filles du bourg, les ouvriers maréchaux, des dames, des gamins, des
+paysans, d'autres gens encore.
+
+La représentation était avancée plus qu'à moitié. On voyait sur la piste
+une petite chèvre savante qui bien docilement mettait ses pieds sur
+quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'était Ganache qui la
+commandait doucement, à petits coups de baguette, en regardant vers nous
+d'un air inquiet, la bouche ouverte les yeux morts.
+
+Assis sur un tabouret près de deux autres quinquets, à l'endroit où la
+piste communiquait avec la roulotte nous reconnûmes, en fin maillot
+noir, front bandé le meneur de jeu, notre ami.
+
+A peine étions-nous assis que bondissait sur la piste un poney tout
+harnaché à qui le jeune personnage blessé fit faire plusieurs tours, et
+qui s'arrêtait toujours devant l'un de nous lorsqu'il fallait désigner
+la personne la plus aimable ou la plus brave de la société; mais
+toujours devant Mme Pignot lorsqu'il s'agissait de découvrir la plus
+menteuse, la plus avare ou "la plus amoureuse..." Et c'étaient autour
+d'elle des rires, de cris et des coin-coin, comme dans un troupeau
+d'oies que pourchasse un épagneul!...
+
+A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir un instant avec M.
+Seurel, qui n'eût pas été plus fier d'avoir parlé à Talma ou à Léotard;
+et nous, nous écoutions avec un intérêt passionné tout ce qu'il disait:
+de sa blessure--refermée; de ce spectacle--préparé durant les longues
+journées d'hiver; de leur départ--qui ne serait pas avant la fin du
+mois, car ils pensaient donner jusque-là des représentations variées et
+nouvelles.
+
+Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime.
+
+Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta, et, pour regagner
+l'entrée de la roulotte, fut obligé de traverser un groupe qui avait
+envahi la piste et au milieu duquel nous aperçûmes soudain Jasmin
+Delouche. Les femmes et les filles s'écartèrent. Ce costume noir, cet
+air blessé, étrange et brave, les avaient toutes séduites. Quant à
+Jasmin, qui paraissait revenir à cet instant d'un voyage, et qui
+s'entretenait à voix basse mais animée avec Mme Pignot, il était évident
+qu'une cordelière, un col bas et des pantalons-éléphant eussent fait
+plus sûrement sa conquête... Il se tenait les pouces au revers de son
+veston, dans une attitude à la fois très fate et très gênée. Au passage
+du bohémien, dans un mouvement de dépit, il dit à haute voix à Mme
+Pignot quelque chose que je n'entendis pas, mais certainement une
+injure, un mot provocant à l'adresse de notre ami. Ce devait être une
+menace grave et inattendue, car le jeune homme ne put s'empêcher de se
+retourner et de regarder l'autre, qui, pour ne pas perdre contenance,
+ricanait, poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son
+côté... Tout ceci se passa d'ailleurs en quelques secondes. Je fus sans
+doute le seul de mon banc à m'en apercevoir.
+
+Le meneur de jeu rejoignit son compagnon derrière le rideau qui masquait
+l'entrée de la roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins,
+croyant que la deuxième partie du spectacle allait aussitôt commencer,
+et un grand silence s'établit. Alors, derrière le rideau, tandis que
+s'apaisaient les dernières conversations à voix basse, un bruit de
+dispute monta. Nous n'entendions pas ce qui était dit, mais nous
+reconnûmes les deux voix, celle du grand gars et celle du jeune homme--
+la première qui expliquait qui se justifiait, l'autre qui gourmandait,
+avec indignation et tristesse à la fois:
+
+"Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi ne m'avoir pas dit..."
+
+Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde prêtât
+l'oreille. Puis tout se tut soudainement. L'altercation se poursuivit à
+voix basse; et les gamins des hauts gradins commencèrent à crier:
+
+"Les lampions, le rideau!"
+
+et à frapper du pied.
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+Le Bohémien enlève son bandeau.
+
+Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face--sillonnée de rides,
+tout écarquillée tantôt par la gaieté tantôt par la détresse, et semée
+de pains à cacheter!--d'un long pierrot en trois pièces mal articulées,
+recroquevillé sur son ventre come par une colique, marchant sur la
+pointe des pieds comme par excès de prudence et de crainte, les mains
+empêtrées dans des manches trop longues qui balayaient la piste.
+
+Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le sujet de sa pantomime. Je
+me rappelle seulement que dès son arrivée dans le cirque, après s'être
+vainement et désespérément retenu sur les pieds, il tomba. Il eut beau
+se relever; c'était plus fort que lui: il tombait. Il ne cessait pas de
+tomber. Il s'embarrassait dans quatre chaises à la fois. Il entraînait
+dans sa chute une table énorme qu'on avait apportée sur la piste. Il
+finit par aller s'étaler par delà la barrière du cirque jusque sur les
+pieds des spectateurs. Deux aides, racolés dans le public à grand'peine,
+le tiraient par les pieds et le remettaient debout après d'inconcevables
+efforts. Et chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit cri, varié
+chaque fois, un petit cri insupportable, où la détresse et la
+satisfaction se mêlaient à doses égales. Au dénouement, grimpé sur un
+échafaudage de chaises, il fit une chute immense et très lente, et son
+ululement de triomphe strident et misérable durait aussi longtemps que
+sa chute, accompagné par les cris d'effroi des femmes.
+
+Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien m'en
+rappeler la raison, "le pauvre pierrot qui tombe" sortant d'une de ses
+manches une petite poupée bourrée de son et mimant avec elle toute une
+scène tragi-comique. En fin de compte, il lui faisait sortir par la
+bouche tout le son qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits
+cris pitoyables, il la remplissait de bouillie et, au moment de la plus
+grande attention, tandis que tous les spectateurs, la lèvre pendante,
+avaient les yeux fixés sur la fille visqueuse et crevée du pauvre
+pierrot, il la saisit soudain par un bras et la lança à toute volée, à
+travers les spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne
+fit que mouiller l'oreille, pour aller ensuite s'aplatir sur l'estomac
+de Mme Pignot, juste au-dessous du menton. La boulangère poussa un tel
+cri, elle se renversa si fort en arrière et toutes ses voisines
+l'imitèrent si bien que le banc se rompit, et la boulangère, Fernande,
+la triste veuve Delouche et vingt autres s'effondrèrent, les jambes en
+l'air, au milieu des rires, des cris et des applaudissements, tandis que
+le grand clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et
+dire:
+
+"Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur de vous remercier!"
+
+Mais à ce moment même et au milieu de l'immense brouhaha, le grand
+Meaulnes, silencieux depuis le début de la pantomime et qui semblait
+plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement, me saisit par le
+bras, comme incapable de se contenir, et me cria:
+
+"Regarde le bohémien! Regarde! Je l'ai enfin reconnu".
+
+Avant même d'avoir regardé, comme si depuis longtemps, inconsciemment,
+cette pensée couvait en moi et n'attendait que l'instant d'éclore,
+j'avais deviné! Debout après d'un quinquet, à l'entre de la roulotte, le
+jeune personnage inconnu avait défait son bandeau et jeté sur les
+épaules une pèlerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme naguère à
+la lumière de la bougie, dans la chambre du Domaine, un très fin, très
+aquilin visage sans moustache. Pâle, les lèvres entr'ouvertes, il
+feuilletait hâtivement une sorte de petit album rouge qui devait être un
+atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et
+disparaissait sous la masse des cheveux, c'était, tel que me l'avait
+décrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiancé du Domaine inconnu.
+
+Il était évident qu'il avait enlevé son bandage pour être reconnu de
+nous. Mais à peine le grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et
+poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, après nous
+avoir jeté un coup d'oeil d'entente et nous avoir souri, avec une vague
+tristesse, comme il souriait d'ordinaire.
+
+"Et l'autre! disait Meaulnes avec fièvre, comment ne l'ai-je pas reconnu
+tout de suite! C'est le pierrot de la fête, là-bas..."
+
+Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais déjà Ganache avait
+coupé toutes les communications avec la piste; un à un il éteignait les
+quatre quinquets du cirque, et nous étions obligés de suivre la foule
+qui s'écoulait très lentement, canalisée entre les bancs parallèles,
+dans l'ombre où nous piétinions d'impatience.
+
+Dès qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se précipita vers la
+roulotte, escalada le marchepied, frappa à la porte, mais tout était
+clos déjà. Déjà sans doute, dans la voiture à rideaux, comme dans celle
+du poney, de la chèvre et des oiseaux savants, tout le monde était
+rentré et commençait à dormir.
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+Les gendarmes!
+
+Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames qui
+revenaient vers le Cours Supérieur, par les rues obscures. Cette fois
+nous comprenions tout. Cette grande silhouette blanche que Meaulnes
+avait vue, le dernier soir de la fête, filer entre les arbres, c'était
+Ganache, qui avait recueilli le fiancé désespéré et s'était enfui avec
+lui. L'autre avait accepté cette existence sauvage, pleine de risques,
+de jeux et d'aventures. Il lui avait semblé recommencer son enfance...
+
+Frantz de Galais nous avait jusqu'ici caché son nom et il avait feint
+d'ignorer le chemin du Domaine, par peur sans doute d'être forcé de
+rentrer chez ses parents; mais pourquoi, ce soir-là, lui avait-il plu
+soudain de se faire connaître à nous et de nous laisser deviner la
+vérité tout entière?...
+
+Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la troupe des
+spectateurs s'écoulait lentement à travers le bourg. Il décida que, dès
+le lendemain matin, qui était un jeudi, il irait trouver Frantz. Et,
+tous les deux, ils partiraient pour là-bas! Quel voyage sur la route
+mouillée! Frantz expliquerait tout; tout s'arrangeait, et la
+merveilleuse aventure allait reprendre là où elle s'était interrompue...
+
+Quant à moi je marchais dans l'obscurité avec un gonflement de coeur
+indéfinissable. Tout se mêlait pour contribuer à ma joie, depuis le
+faible plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'à la très grande
+découverte que nous venions de faire, jusqu'à la très grande chance qui
+nous était échue. Et je me souviens que, dans ma soudaine générosité de
+coeur, je m'approchai de la plus laide des filles du notaire à qui l'on
+m'imposait parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanément je lui
+donnai la main.
+
+Amers souvenirs! Vains espoirs écrasés!
+
+Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous débouchâmes tous les deux
+sur la place de l'église, avec nos souliers bien cirés, nos plaques de
+ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves, Meaulnes, qui
+jusque-là se retenait de sourire en me regardant, poussa un cri et
+s'élança vers la place vide... Sur l'emplacement de la baraque et des
+voitures, il n'y avait plus qu'un pot cassé et des chiffons. Les
+bohémiens étaient partis...
+
+Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il me semblait qu'à chaque
+pas nous allions buter sur le sol caillouteux et dur de la place et que
+nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deux fois le mouvement de
+s'élancer, d'abord sur la route du Vieux-Nancay, puis sur la route de
+Saint-Loup-des-Bois. Il mit sa main au-dessus de ses yeux, espérant un
+instant que nos gens venaient seulement de partir. Mais que faire? Dix
+traces de voitures s'embrouillaient sur la place, puis s'effaçaient sur
+la route dure. Il fallut rester là, inertes.
+
+Et tandis que nous revenions, à travers le village où la matinée du
+jeudi commençait, quatre gendarmes à cheval, avertis par Delouche la
+veille au soir, débouchèrent au galop sur la place et s'éparpillèrent à
+travers les rues pour garder toutes les issues, comme des dragons qui
+font la reconnaissance d'un village... Mais il était trop tard. Ganache,
+le voleur de poulets, avait fuit avec son compagnon. Les gendarmes ne
+retrouvèrent personne, ni lui, ni ceux-là qui chargeaient dans des
+voitures les chapons qu'il étranglait. Prévenu à temps par le mot
+imprudent de Jasmin, Frantz avait dû comprendre soudain de quel métier
+son compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la roulotte était
+vide; plein de honte et de fureur, il avait arrêté aussi-tôt un
+itinéraire et décidé de prendre du champ avant l'arrivée des gendarmes.
+Mais, ne craignant plus désormais qu'on tentât de le ramener au domaine
+de son père, il avait voulu se montrer à nous sans bandage, avant de
+disparaître.
+
+Un seul point resta toujours obscur: comment Ganache avait-il pu à la
+fois dévaliser les basses-cours et quérir la bonne soeur pour la fièvre
+de son ami? Mais n'était-ce pas là toute l'histoire du pauvre diable?
+Voleur et chemineau d'un côté, bonne créature de l'autre...
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+A la recherche du sentier perdu.
+
+Comme nous rentrions, le soleil dissipait la légère brume du matin; les
+ménagères sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou
+bavardaient; et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg,
+commençait la plus radieuse matinée de printemps qui soit restée dans ma
+mémoire.
+
+Tous les grands élèves du cours devaient arriver vers huit heures, ce
+jeudi-là, pour préparer, durant la matinée, les uns le Certificat
+d'Etudes Supérieurs, les autres le concours de l'Ecole Normale. Lorsque
+nous arrivâmes tous les deux. Meaulnes plein d'un regret et d'une
+agitation qui ne lui permettaient pas de rester immobile, moi très
+abattu, l'école était vide... Un rayon de frais soleil glissait sur la
+poussière d'un banc vermoulu, et sur le vernis écaillé d'un planisphère.
+
+Comment rester là, devant un livre, à ruminer notre déception, tandis
+que tout nous appelait au-dehors: les poursuites des oiseaux dans les
+branches près des fenêtres, la fuite des autres élèves vers les prés et
+les bois, et surtout le fiévreux désir d'essayer au plus vite
+l'itinéraire incomplet vérifié par le bohémien--dernière ressource de
+notre sac presque vide, dernière clef du trousseau, après avoir essayé
+toutes les autres?... Cela était au-dessus de nos forces! Meaulnes
+marchait de long en large, allait auprès des fenêtres, regardait dans le
+jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme s'il eût attendu
+quelqu'un qui ne viendrait certainement pas.
+
+"J'ai l'idée, me dit-il enfin, j'ai l'idée que ce n'est peut-être pas
+aussi loin que nous l'imaginions... Frantz a supprimé sur mon plan toute
+une portion de la route que j'avais indiquée. Cela veut dire, peut-être,
+que la jument a fait, pendant mon sommeil, un long détour inutile..."
+
+J'étais à moitié assis sur le coin d'une grande table, un pied par
+terre, l'autre ballant, l'air découragé et désoeuvré, la tête basse.
+
+"Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage a duré toute
+la nuit.
+
+--Nous étions partis à minuit, répondit-il vivement. On m'a déposé à
+quatre heures du matin, à environ six kilomètres à l'ouest de Sainte-
+Agathe, tandis que j'étais parti par la route de La Gare à l'est. Il
+faut donc compter ces six kilomètres en moins entre Sainte-Agathe et le
+pays perdu.
+
+"Vraiment, il me semble qu'en sortant du bois des Communaux, on ne doit
+pas être à plus de deux lieues de ce que nous cherchons."
+
+--Ce sont précisément ces deux lieues-là qui manquent sur ta carte.
+
+--C'est vrai. Et la sortie du bois est bien à une lieue et demie d'ici,
+mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en une matinée..."
+
+A cet instant Moucheboeuf arriva. Il avait une tendance irritante à se
+faire passer pour bon élève, non pas en travaillant mieux que les
+autres, mais en se signalant dans des circonstances comme celle-ci.
+
+"Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux. Tous les
+autres sont partis pour le bois des Communaux. En tête: Jasmin Delouche
+qui connaît les nids".
+
+Et, voulant faire le bon apôtre, il commença à raconter tout ce qu'ils
+avaient dit pour narguer le Cours, M. Seurel et nous, en décidant cette
+expédition.
+
+"S'ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, dit Meaulnes,
+car je m'en vais aussi. Je serai de retour vers midi et demi".
+
+Moucheboeuf resta ébahi.
+
+"Ne viens-tu pas?" me demanda Augustin, s'arrêtant une seconde sur le
+seuil de la porte entr'ouverte--ce qui fit entrer dans la pièce grise,
+en une bouffée d'air tiédi par le soleil, un fouillis de cris, d'appels,
+de pépiements, le bruit d'un seau sur la margelle du puits et le
+claquement d'un fouet au loin.
+
+"Non, dis-je, bien que la tentation fût forte, je ne puis pas, à cause
+de M. Seurel. Mais hâte-toi. Je t'attendrai avec impatience".
+
+Il fit un geste vague et partit, très vite, plein d'espoir.
+
+Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait quitté sa veste
+d'alpaga noir, revêtu un paletot de pêcheur aux vastes poches
+boutonnées, un chapeau de paille et de courtes jambières vernies pour
+serrer le bas de son pantalon. Je crois bien qu'il ne fut guère surpris
+de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendre Moucheboeuf qui lui
+répéta trois fois que les gars avaient dit:
+
+"S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous chercher!"
+
+Et il commanda:
+
+"Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, et nous allons les dénicher
+à notre tour... Pourras-tu marcher jusque-là, François?"
+
+J'affirmai que oui et nous partîmes.
+
+Il fut entendu que Moucheboeuf conduirait M. Seurel et lui servirait
+d'appeau... C'est-à-dire que, connaissant les futaies où se trouvaient
+les dénicheurs, il devait de temps à autre crier à toute voix:
+
+"Hop! Hola! Giraudat! Delouche! Où êtes-vous?... Y en a-t-il?... En
+avez-vous trouvé?..."
+
+Quant à moi, je fus chargé, à mon vif plaisir, de suivre la lisière est
+du bois, pour le cas où les écoliers fugitifs chercheraient à s'échapper
+de ce côté.
+
+Or dans le plan rectifié par le bohémien et que nous avions maintes fois
+étudié avec Meaulnes, il semblait qu'un chemin à un trait, un chemin de
+terre, partit de cette lisière du bois pour aller dans la direction du
+Domaine. Si j'allais le découvrir ce matin!... Je commençai à me
+persuader que, avant midi, je me trouverais sur le chemin du manoir
+perdu...
+
+La merveilleuse promenade!... Dès que nous eûmes passé le Glacis et
+contourné le Moulin, je quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on
+eût dit qu'il partait en guerre--je crois bien qu'il avait mis dans sa
+poche un vieux pistolet--et ce traître de Moucheboeuf.
+
+Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientôt à la lisière du bois--
+seul à travers la campagne pour la première fois de ma vie comme une
+patrouille que son caporal a perdue.
+
+Me voici, j'imagine, près de ce bonheur mystérieux que Meaulnes a
+entrevu un jour. Toute la matinée est à moi pour explorer la lisière du
+bois, l'endroit le plus frais et le plus caché du pays, tandis que mon
+grand frère aussi est parti à la découverte. C'est comme un ancien lit
+de ruisseau. Je passe sous les basses branches d'arbres dont je ne sais
+pas le nom mais qui doivent être des aulnes. J'ai sauté tout à l'heure
+un échalier au bout de la sente, et je me suis trouvé dans cette grande
+voie d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant par endroits les
+orties, écrasant les hautes valérianes.
+
+Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, sur un banc de sable fin.
+Et dans le silence, j'entends un oiseau--je m'imagine que c'est un
+rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils ne chantent que le
+soir--un oiseau qui répète obstinément la même phrase: voix de la
+matinée, parole dite sous l'ombrage, invitation délicieuse au voyage
+entre les aulnes. Invisible, entêté, il semble m'accompagner sous la
+feuille.
+
+Pour la première fois me voilà, moi aussi, sur le chemin de l'aventure.
+Ce ne sont plus des coquilles abandonnées par les eaux que je cherche,
+sous la direction de M. Seurel, ni les orchis que le maître d'école ne
+connaisse pas, ni même, comme cela nous arrivait souvent dans le champ
+du père Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte d'un
+grillage, enfouie sous tant d'herbes folles qu'il fallait chaque fois
+plus de temps pour la retrouver... Je cherche quelque chose de plus
+mystérieux encore. C'est le passage dont il est question dans les
+livres, l'ancien chemin obstrué, celui dont le prince harassé de fatigue
+n'a pu trouver l'entrée. Cela se découvre à l'heure la plus perdue de la
+matinée, quand on a depuis longtemps oublié qu'il va être onze heures,
+midi... Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond, les
+branches, avec ce geste hésitant des mains à hauteur du visage
+inégalement écartées, on l'aperçoit comme une longue avenue sombre dont
+la sortie est un rond de lumière tout petit.
+
+Mais tandis que j'espère et m'enivre ainsi, voici que brusquement je
+débouche dans une sorte de clairière, qui se trouve être tout simplement
+un pré. Je suis arrivé sans y penser à l'extrémité des Communaux, que
+j'avais toujours imaginée infiniment loin. Et voici à ma droite, entre
+des piles de bois, toute bourdonnante dans l'ombre, la maison du garde.
+Deux paires de bas sèchent sur l'appui de la fenêtre. Les années
+passées, lorsque nous arrivions à l'entrée du bois, nous disions
+toujours, en montrant un point de lumière tout au bout de l'immense
+allée noire: "C'est là-bas la maison du garde; la maison de Baladier".
+Mais jamais nous n'avions poussé jusque là. Nous entendions dire
+quelquefois, comme s'il se fût agi d'une expédition extraordinaire: "Il
+a été jusqu'à la maison du garde!..."
+
+Cette fois, je suis allé jusqu'à la maison de Baladier, et je n'ai rien
+trouvé.
+
+Je commençais à souffrir de ma jambe fatiguée et de la chaleur que je
+n'avais pas sentie jusque-là; je craignais de faire tout seul le chemin
+du retour, lorsque j'entendis près de moi l'appeau de M. Seurel, la voix
+de Moucheboeuf, puis d'autres voix qui m'appelaient...
+
+Il y avait là une troupe de six grands gamins, où, seul, le traître
+Moucheboeuf avait l'air triomphant. C'était Giraudat, Auberger, Delage
+et d'autres... Grâce à l'appeau, on avait pris les uns grimpés dans un
+merisier isolé au milieu d'une clairière; les autres en train de
+dénicher des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, à la
+blouse crasseuse, avait caché les petits dans son estomac, entre sa
+chemise et sa peau. Deux de leurs compagnons s'étaient enfuis à
+l'approche de M. Seurel: ce devait être Delouche et le petit Coffin. Ils
+avaient d'abord répondu par des plaisanteries à l'adresse de
+"Mouchevache!", que répétaient les échos des bois, et celui-ci,
+maladroitement, se croyant sûr de son affaire, avait répondu, vexé:
+
+"Vous n'avez qu'à descendre, vous savez! M. Seurel est là..."
+
+Alors tout s'était tu subitement; ç'avait été une fuite silencieuse à
+travers le bois. Et comme ils le connaissaient à fond, il ne fallait pas
+songer à les rejoindre. On ne savait pas non plus où le grand Meaulnes
+était passé. On n'avait pas entendu sa voix; et l'on dut renoncer à
+poursuivre les recherches.
+
+Il était plus de midi lorsque nous reprîmes la route de Sainte-Agathe,
+lentement, la tête basse, fatigués, terreux. A la sortie du bois,
+lorsque nous eûmes frotté et secoué la boue de nos souliers sur la route
+sèche, le soleil commença de frapper dur. Déjà ce n'était plus ce matin
+de printemps si frais et si luisant. Les bruits de l'après-midi avaient
+commencé. De loin en loin un cop criait, cri désolé! dans les fermes
+désertes aux alentours de la route. A la descente du Glacis, nous nous
+arrêtâmes un instant pour causer avec des ouvriers des champs qui
+avaient repris leur travail après le déjeuner. Ils étaient accoudés à la
+barrière, et M. Seurel leur disait:
+
+"De fameux galopins! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les oisillons
+dans sa chemise. Ils ont fait là dedans ce qu'ils ont voulu. C'est du
+propre!..."
+
+Il me semblait que c'était de ma débâcle aussi que les ouvriers riaient.
+Ils riaient en hochant la tête, mais ils ne donnaient pas tout à fait
+tort aux jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils nous confièrent
+même, lorsque M. Seurel eut repris la tête de la colonne:
+
+"Il y en a un autre qui est passé, un grand, vous savez bien... Il a dû
+rencontrer, en revenant, la voiture des Granges, et on l'a fait monter,
+il est descendu, plein de terre, tout déchiré, ici, à l'entrée du chemin
+des Granges! Nous lui avons dit que nous vous avions vus passer ce
+matin, mais que vous n'étiez pas de retour encore. Et il a continué tout
+doucement sa route vers Sainte-Agathe".
+
+En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous attendait le grand
+Meaulnes, l'air brisé de fatigue. Aux questions de M. Seurel, il
+répondit que lui aussi était parti à la recherche des écoliers
+buissonniers. Et à celle que je lui posai tout bas, il dit seulement en
+hochant la tête avec découragement:
+
+"Non! rien! rien qui ressemble à ça".
+
+Après déjeuner, dans la classe fermée, noire et vide, au milieu du pays
+radieux, il s'assit à l'une des grandes tables et, la tête dans les
+bras, il dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd. Vers le soir,
+après un long instant de réflexion, comme s'il venait de prendre une
+décision importante, il écrivit une lettre à sa mère. Et c'est tout ce
+que je me rappelle de cette morne fin d'un grand jour de défaite.
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+La lessive.
+
+Nous avions escompté trop tôt la venue du printemps.
+
+Le lundi soir, nous voulûmes faire nos devoirs aussitôt après quatre
+heures comme en plein été, et pour y voir plus clair nous sortîmes deux
+grandes tables dans la cour. Mais le temps s'assombrit tout de suite;
+une goutte de pluie tomba sur un cahier; nous rentrâmes en hâte. Et de
+la grande salle obscurcie, par les larges fenêtres, nous regardions
+silencieusement dans le ciel gris la déroute des nuages.
+
+Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la main sur une poignée de
+croisée, ne put s'empêcher de dire, comme s'il eût été fâché de sentir
+monter en lui tant de regret:
+
+"Ah! ils filaient autrement que cela les nuages, lorsque j'étais sur la
+route, dans la voiture de la Belle-Etoile.
+
+--Sur quelle route?" demanda Jasmin.
+
+Mais Meaulnes ne répondit pas.
+
+"Moi, dis-je, pour faire diversion, j'aurais aimé voyager comme cela en
+voiture, par la pluie battante, abrité sous un grand parapluie.
+
+--Et lire tout le long du chemin comme dans une maison, ajouta un autre.
+
+--Il ne pleuvait pas et je n'avais pas envie de lire, répondit Meaulnes,
+je ne pensais qu'à regarder le pays".
+
+Mais lorsque Giraudat, à son tour, demanda de quel pays il s'agissait,
+Meaulnes de nouveau resta muet. Et Jasmin dit:
+
+"Je sais... Toujours la fameuse aventure!..."
+
+Il avait dit ces mots d'un ton conciliant et important, comme s'il eût
+été lui-même un peu dans le secret. Ce fut peine perdue; ses avances lui
+restèrent pour compte; et comme la nuit tombait chacun s'en fut au
+galop, la blouse relevée sur la tête, sous la froide averse.
+
+Jusqu'au jeudi suivant le temps resta à la pluie. Et ce jeudi-là fut
+plus triste encore que le précédent. Toute la campagne était baignée
+dans une sorte de brume glacée comme aux plus mauvais jours de l'hiver.
+
+Millie, trompée par le beau soleil de l'autre semaine, avait fait faire
+la lessive, mais il ne fallait pas songer à mettre sécher le linge sur
+les haies du jardin, ni même sur des cordes dans le grenier, tant l'air
+était humide et froid.
+
+En discutant avec M. Seurel, il lui vint l'idée d'étendre sa lessive
+dans les classes, puisque c'était jeudi, et de chauffer le poêle à
+blanc. Pour économiser les feux de la cuisine et de la salle à manger,
+on ferait cuire les repas sur le poêle et nous nous tiendrions toute la
+journée dans la grande salle du Cours.
+
+Au premier instant,--j'étais si jeune encore!--je considérai cette
+nouveauté comme une fête.
+
+Morne fête!... Toute la chaleur du poêle était prise par la lessive et
+il faisait grand froid. Dans la cour, tombait interminablement et
+mollement une petite pluie d'hiver. C'est là pourtant que dès neuf
+heures du matin, dévoré d'ennui, je retrouvai le grand Meaulnes. Par les
+barreaux du grand portail, où nous regardâmes, au haut du bourg, sur les
+Quatre-Routes, le cortège d'un enterrement venu du fond de la campagne.
+Le cercueil, amené dans une charrette à boeufs, était déchargé et posé
+sur une dalle, au pied de la grande croix où le boucher avait aperçu
+naguère les sentinelles du bohémien! Où était-il maintenant, le jeune
+capitaine qui si bien menait l'abordage?... Le curé et les chantres
+vinrent comme c'était l'usage au-devant du cercueil posé là, et les
+tristes chants arrivaient jusqu'à nous. Ce serait là, nous le savions,
+le seul spectacle de la journée, qui s'écoulerait tout entière comme une
+eau jaunie dans un caniveau.
+
+"Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je vais préparer mon bagage.
+Apprends-le, Seurel: j'ai écrit à ma mère jeudi dernier, pour lui
+demander de finir mes études à Paris. C'est aujourd'hui que je pars".
+
+Il continuait à regarder vers le bourg, les mains appuyées aux barreaux,
+à la hauteur de sa tête. Inutile de demander si sa mère, qui était riche
+et lui passait toutes ses volontés, lui avait passé celle-là. Inutile
+aussi de demander pourquoi soudainement il désirait s'en aller à
+Paris!...
+
+Mais il y avait en lui, certainement, le regret et la crainte de quitter
+ce cher pays de Sainte-Agathe d'où il était parti pour son aventure.
+Quant à moi, je sentais monter une désolation violente que je n'avais
+pas sentie d'abord.
+
+"Pâques approche! dit-il pour m'expliquer, avec un soupir.
+
+--Dès que tu l'auras trouvée là-bas, tu m'écriras, n'est-ce pas?
+demandai-je.
+
+--C'est promis, bien sûr. N'es-tu pas mon compagnon et mon frère?..."
+
+Et il me posa la main sur l'épaule.
+
+Peu à peu je comprenais que c'était bien fini, puisqu'il voulait
+terminer ses études à Paris; jamais plus je n'aurais avec moi mon grand
+camarade.
+
+Il n'y avait d'espoir, pour nous réunir, qu'en cette maison de Paris où
+devait se retrouver la trace de l'aventure perdue... Mais de voir
+Meaulnes lui-même si triste, quel pauvre espoir c'était là pour moi!
+
+Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra très étonné, mais se
+rendit bien vite aux raisons d'Augustin; Millie, femme d'intérieur, se
+désola surtout à la pensée que la mère de Meaulnes verrait notre maison
+dans un désordre inaccoutumé... La malle, hélas! fut bientôt faite. Nous
+cherchâmes sous l'escalier ses souliers des dimanches; dans l'armoire,
+un peu de linge; puis ses papiers et ses livres d'école--tout ce qu'un
+jeune homme de dix-huit ans possède au monde.
+
+A midi, Mme Meaulnes arrivait avec sa voiture. Elle déjeuna au café
+Daniel en compagnie d'Augustin, et l'emmena sans donner presque aucune
+explication, dès que le cheval fut affené et attelé. Sur le seuil, nous
+leur dîmes au revoir; et la voiture disparut au tournant des Quatre-
+Routes.
+
+Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra dans la froide
+salle à manger, remettre en ordre ce qui avait été dérangé. Quant à moi,
+je me trouvai, pour la première fois depuis de longs mois, seul en face
+d'une longue soirée de jeudi--avec l'impression que, dans cette vieille
+voiture, mon adolescence venait de s'en aller pour toujours.
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+Je trahis...
+
+Que faire?
+
+Le temps s'élevait un peu. On eût dit que le soleil allait se montrer.
+
+Une porte claquait dans la grande maison. Puis le silence retombait. De
+temps à autre mon père traversait la cour, pour remplir un seau de
+charbon dont il bourrait le poêle. J'apercevais les linges blancs pendus
+aux cordes et je n'avais aucune envie de rentrer dans le triste endroit
+transformé en séchoir, pour m'y trouver en tête-à-tête avec l'examen de
+la fin de l'année, ce concours de l'Ecole Normale qui devait être
+désormais ma seule préoccupation.
+
+Chose étrange: à cet ennui qui me désolait se mêlait comme une sensation
+de liberté. Meaulnes parti, toute cette aventure terminée et manquée, il
+me semblait du moins que j'étais libéré de cet étrange souci, de cette
+occupation mystérieuse, qui ne me permettaient plus d'agir comme tout le
+monde. Meaulnes parti, je n'étais plus son compagnon d'aventures, le
+frère de ce chasseur de pistes; je redevenais un gamin du bourg pareil
+aux autres. Et cela était facile et je n'avais qu'à suivre pour cela mon
+inclination la plus naturelle.
+
+Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, faisant tourner au bout d'un
+ficelle, puis lâchant en l'air trois marrons attachés qui retombèrent
+dans la cour. Mon désoeuvrement était si grand que je pris plaisir à lui
+relancer deux ou trois fois ses marrons de l'autre côté du mur.
+
+Soudain je le vis abandonner ce jeu puéril pour courir vers un tombereau
+qui venait par le chemin de la Vieille-Planche. Il eut vite fait de
+grimper par derrière sans même que la voiture s'arrêtât. Je
+reconnaissais le petit tombereau de Delouche et son cheval. Jasmin
+conduisait; le gros Boujardon était debout. Ils revenaient du pré.
+
+"Viens avec nous, François!" cria Jasmin, qui devait savoir déjà que
+Meaulnes était parti.
+
+Ma foi! sans avertir personne, j'escaladai la voiture cahotante et me
+tins comme les autres, debout, appuyé contre un des montants du
+tombereau. Il nous conduisit chez la veuve Delouche...
+
+Nous sommes maintenant dans l'arrière-boutique, chez la bonne femme qui
+est en même temps épicière et aubergiste. Un rayon de soleil glisse à
+travers la fenêtre basse sur les boîtes en fer-blanc et sur les tonneaux
+de vinaigre. Le gros Boujardon s'assoit sur l'appui de la fenêtre et
+tourné vers nous, avec un gros rire d'homme pâteux, il mange des
+biscuits à la cuiller. A la portée de la main, sur un tonneau, la boîte
+est ouverte et entamée. Le petit Roy pousse des cris de plaisir. Une
+sorte d'intimité de mauvais aloi s'est établie entre nous. Jasmin et
+Boujardon seront maintenant mes camarades, je le vois. Le cours de ma
+vie a changé tout d'un coup. Il me semble que Meaulnes est parti depuis
+très longtemps et que son aventure est une vieille histoire triste, mais
+finie.
+
+Le petit Roy a déniché sous une planche une bouteille de liqueur
+entamée. Delouche nous offre à chacun la goutte, mais il n'y a qu'un
+verre et nous buvons tous dans le même. On me sert le premier avec un
+peu de condescendance, comme si je n'étais pas habitué à ces moeurs de
+chasseurs et de paysans... Cela me gêne un peu. Et comme on vient à
+parler de Meaulnes, l'envie me prend, pour dissiper cette gêne et
+retrouver mon aplomb, de montrer que je connais son histoire et de la
+raconter un peu. En quoi cela pourrait-il lui nuire puisque tout est
+fini maintenant de ses aventures ici?...
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+. .
+
+Est-ce que je raconte mal cette histoire? Elle ne produit pas l'effet
+que j'attendais.
+
+Mes compagnons, en bons villageois que rien n'étonne, ne sont pas
+surpris pour si peu.
+
+"C'était une noce, quoi!" dit Boujardon.
+
+Delouche en a vu une, à Préveranges, qui était plus curieuse encore.
+
+Le château? On trouverait certainement des gens du pays qui en ont
+entendu parler.
+
+Le jeune fille? Meaulnes se mariera avec elle quand il aura fait son
+année de service.
+
+"Il aurait dû, ajoute l'un d'eux, nous en parler et nous montrer son
+plan au lieu de confier cela à un bohémien!..."
+
+Empêtré dans mon insuccès, je veux profiter de l'occasion pour exciter
+leur curiosité: je me décide à expliquer qui était ce bohémien; d'où il
+venait; son étrange destinée... Boujardon et Delouche ne veulent rien
+entendre: "C'est celui-là qui a tout fait. C'est lui qui a rendu
+Meaulnes insociable, Meaulnes qui était un si brave camarade! C'est lui
+qui a organisé toutes ces sottises d'abordages et d'attaques nocturnes,
+après nous avoir tous embrigadés comme un bataillon scolaire..."
+
+"Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, et en secouant la tête à
+petits coups, j'ai rudement bien fait de le dénoncer aux gendarmes. En
+voilà un qui a fait du mal au pays et qui en aurait fait encore!..."
+
+Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans doute autrement tourné
+si nous n'avions pas considéré l'affaire d'une façon si mystérieuse et
+si tragique. C'est l'influence de ce Frantz qui a tout perdu...
+
+Mais soudain, tandis que je suis absorbé dans ces réflexions, il se fait
+du bruit dans la boutique. Jasmin Delouche cache rapidement son flacon
+de goutte derrière un tonneau; le gros Boujardon dégringole du haut de
+sa fenêtre, met le pied sur une bouteille vide et poussiéreuse qui
+roule, et manque deux fois de s'étaler. Le petit Roy les pousse par
+derrière, pour sortir plus vite, à demi suffoqué de rire.
+
+Sans bien comprendre ce qui se passe je m'enfuis avec eux, nous
+traversons la cour et nous grimpons par une échelle dans un grenier à
+foin. J'entends une voix de femme qui nous traite de propres-à-rien!...
+
+"Je n'aurais pas cru qu'elle serait rentrée si tôt", dit Jasmin tout
+bas.
+
+Je comprends, maintenant seulement, que nous étions là en fraude, à
+voler des gâteaux et de la liqueur. Je suis déçu comme ce naufragé qui
+croyait causer avec un homme et qui reconnut soudain que c'était un
+singe. Je ne songe plus qu'à quitter ce grenier, tant ces aventures-là
+me déplaisent. D'ailleurs la nuit tombe... On me fait passer par
+derrière, traverser deux jardins, contourner une mare; je me retrouve
+dans la rue mouillée, boueuse, où se reflète la lueur du café Daniel.
+
+Je ne suis pas fier de ma soirée. Me voici aux Quatre-Routes. Malgré
+moi, tout d'un coup, je revois, au tournant, un visage dur et fraternel
+qui me sourit, un dernier signe de la main--et la voiture disparaît...
+
+Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au vent de cet hiver qui
+était si tragique et si beau. Déjà tout me paraît moins facile. Dans la
+grande classe où l'on m'attend pour dîner, de brusques courants d'air
+traversent la maigre tiédeur que répand le poêle. Je grelotte, tandis
+qu'on me reproche mon après-midi de vagabondage. Je n'ai pas même, pour
+rentrer dans la régulière vie passée, la consolation de prendre place à
+table et de retrouver mon siège habituel. On n'a pas mis la table ce
+soir-là; chacun dîne sur ses genoux, où il peut, dans la salle de classe
+obscure. Je mange silencieusement la galette cuite sur le poêle, qui
+devait être la récompense de ce jeudi passé dans l'école, et qui a brûlé
+sur les cercles rougis.
+
+Le soir, tout seul dans ma chambre, je me couche bien vite pour étouffer
+le remords que je sens monter du fond de ma tristesse. Mais par deux
+fois je me suis éveillé, au milieu de la nuit, croyant entendre, la
+première fois, le craquement du lit voisin, où Meaulnes avait coutume de
+se retourner brusquement d'une seule pièce, et, l'autre fois, son pas
+léger de chasseur aux aguets, à travers les greniers du fond...
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+Les trois lettres de Meaulnes.
+
+De toute ma vie je n'ai reçu que trois lettres de Meaulnes. Elles ont
+encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que
+je les relis la même tristesse que naguère.
+
+La première m'arriva dès le surlendemain de son départ.
+
+"Mon cher François,
+
+"Aujourd'hui, dès mon arrivée à Paris, je suis allé devant la maison
+indiquée. Je n'ai rien vu. Il n'y avait personne. Il n'y aura jamais
+personne.
+
+"La maison que disait Frantz est un petit hôtel à un étage. La chambre
+de Mlle de Galais doit être au premier. Les fenêtres du haut sont les
+plus cachées par les arbres. Mais en passant sur le trottoir on les voit
+très bien. Tous les rideaux sont fermés et il faudrait être fou pour
+espérer qu'un jour, entre ces rideaux tirés, le visage d'Yvonne de
+Galais puisse apparaître.
+
+"C'est sur un boulevard... Il pleuvait un peu dans les arbres déjà
+verts. On entendait les cloches claires des tramways qui passaient
+indéfiniment.
+
+"Pendant près de deux heures, je me suis promené de long en large sous
+les fenêtres. Il y a un marchand de vins chez qui je me suis arrêté pour
+boire, de façon à n'être pas pris pour un bandit qui veut faire un
+mauvais coup. Puis j'ai repris ce guet sans espoir.
+
+"La nuit est venue. Les fenêtres se sont allumées un peu partout mais
+non pas dans cette maison. Il n'y a certainement personne. Et pourtant
+Pâques approche.
+
+"Au moment où j'allais partir une jeune fille, ou une jeune femme--je
+ne sais--est venue s'asseoir sur un des bancs mouillés de pluie. Elle
+était vêtue de noir avec une petite collerette blanche. Lorsque je suis
+parti, elle était encore là, immobile malgré le froid du soir, à
+attendre je ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris est plein de
+fous comme moi.
+
+Augustin"
+
+Le temps passa. Vainement j'attendis un mot d'Augustin le lundi de
+Pâques et durant tous les jours qui suivirent--jours où il semble, tant
+ils sont calmes après la grande fièvre de Pâques, qu'il n'y ait plus
+qu'à attendre l'été. Juin ramena le temps des examens et une terrible
+chaleur dont la buée suffocante planait sur le pays sans qu'un souffle
+de vent la vînt dissiper. La nuit n'apportait aucune fraîcheur et par
+conséquent aucun répit à ce supplice. C'est durant cet insupportable
+mois de juin que je reçus la deuxième lettre du grand Meaulnes.
+
+"Juin 189...
+
+"Mon cher ami,
+
+"Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais depuis hier soir. La
+douleur, que je n'avais presque pas sentie tout de suite, monte depuis
+ce temps.
+
+"Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce banc, guettant, réfléchissant,
+espérant malgré tout.
+
+"Hier après dîner, la nuit était noire et étouffante. Des gens causaient
+sur le trottoir, sous les arbres. Au-dessus des noirs feuillages, verdis
+par les lumières, les appartements des seconds, des troisièmes étages
+étaient éclairés. Çà et là, une fenêtre que l'été avait ouverte toute
+grande... On voyait la lampe allumée sur la table, refoulant à peine
+autour d'elle la chaude obscurité de juin; on voyait presque jusqu'au
+fond de la pièce... Ah! si la fenêtre noire d'Yvonne de Galais s'était
+allumée aussi, j'aurais osé, je crois, monter l'escalier, frapper,
+entrer...
+
+"La jeune fille de qui je t'ai parlé était là encore, attendant comme
+moi. Je pensai qu'elle devait connaître la maison et je l'interrogeai:
+
+"--Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans cette maison, une jeune
+fille et son frère venaient passer les vacances. Mais j'ai appris que le
+frère avait fui le château de ses parents sans qu'on puisse jamais le
+retrouver, et le jeune fille s'est mariée. C'est ce qui vous explique
+que l'appartement soit fermé".
+
+"Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds butaient sur le trottoir et
+je manquais tomber. La nuit--c'était la nuit dernière--lorsqu'enfin
+les enfants et les femmes se sont tus, dans les cours, pour me laisser
+dormir, j'ai commencé d'entendre rouler les fiacres dans la rue. Ils ne
+passaient que loin en loin. Mais quand l'un était passé, malgré moi,
+j'attendais l'autre: le grelot, les pas du cheval qui claquaient sur
+l'asphalte... Et cela répétait: c'est la ville déserte, ton amour perdu,
+la nuit interminable, l'été, la fièvre...
+
+"Seurel, mon ami, je suis dans une grande détresse.
+
+Augustin"
+
+Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse! Meaulnes ne me disait
+ni pourquoi il était resté si longtemps silencieux, ni ce qu'il comptait
+faire maintenant. J'eus l'impression qu'il rompait avec moi, parce que
+son aventure était finie, comme il rompait avec son passé. J'eus beau
+lui écrire, en effet, je ne reçus plus de réponse. Un mot de
+félicitations seulement, lorsque j'obtins mon Brevet Simple. En
+septembre je sus par un camarade d'école qu'il était venu en vacances
+chez sa mère à La Ferté-d'Angillon. Mais nous dûmes, cette année là,
+invités par mon oncle Florentin du Vieux-Nançay, passer chez lui les
+vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans que j'eusse pu le voir.
+
+A la rentrée, exactement vers la fin de novembre, tandis que je m'étais
+remis avec une morne ardeur à préparer le Brevet Supérieur, dans
+l'espoir d'être nommé instituteur l'année suivante, sans passer par
+l'Ecole Normale de Bourges, je reçus la dernière des trois lettres que
+j'aie jamais reçues d'Augustin:
+
+"Je passe encore sous cette fenêtre, écrivait-il. J'attends encore, sans
+le moindre espoir, par folie. A la fin de ces froids dimanches
+d'automne, au moment où il va faire nuit, je ne puis me décider à
+rentrer, à fermer les volets de ma chambre, sans être retourné là-bas,
+dans la rue gelée.
+
+"Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe qui sortait à chaque minute
+sur le pas de la porte et regardait, la main sur les yeux, du côté de La
+Gare, pour voir si son fils qui était mort ne venait pas.
+
+"Assis sur le banc, grelottant, misérable, je me plais à imaginer que
+quelqu'un va me prendre doucement par le bras... Je me retournerais. Ce
+serait-elle. "Je me suis un peu attardée", dirait-elle simplement. Et
+toute peine et toute démence s'évanouissent. Nous entrons dans notre
+maison. Ses fourrures sont toutes glacées, sa voilette mouillée; elle
+apporte avec elle le goût de brume du dehors; et tandis qu'elle
+s'approche du feu, je vois ses cheveux blonds givrés, son beau profil au
+dessin si doux penché vers la flamme...
+
+"Hélas! la vitre reste blanchie par le rideau qui est derrière. Et la
+jeune fille du Domaine perdu l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant
+plus rien à lui dire.
+
+"Notre aventure est finie. L'hiver de cette année est mort comme la
+tombe. Peut-être quand nous mourrons, peut-être la mort seule nous
+donnera la clef et la suite et la fin de cette aventure manquée.
+
+"Seurel, je te demandais l'autre jour de penser à moi. Maintenant, au
+contraire, il vaut mieux m'oublier. Il vaudrait mieux tout oublier.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+. .
+
+A.M."
+
+Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le précédent avait été vivant
+d'une mystérieuse vie: la place de l'église sans bohémiens; la cour
+d'école que les gamins désertaient à quatre heures... la salle de classe
+où j'étudiais seul et sans goût... En février, pour la première fois de
+l'hiver, la neige tomba, ensevelissant définitivement notre roman
+d'aventures de l'an passé, brouillant toute piste, effaçant les
+dernières traces. Et je m'efforçai, comme Meaulnes me l'avait demandé
+dans sa lettre, de tout oublier.
+
+
+
+
+
+TROISIÈME PARTIE
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+La baignade.
+
+Fumer la cigarette, se mettre de l'eau sucrée sur les cheveux pour
+qu'ils frisent, embrasser les filles du Cours Complémentaire dans les
+chemins et crier "A la cornette!" derrière la haie pour narguer la
+religieuse qui passe, c'était la joie de tous les mauvais drôles du
+pays. A vingt ans, d'ailleurs, les mauvais drôles de cette espèce
+peuvent très bien s'amender et deviennent parfois des jeunes gens fort
+sensibles. Le cas est plus grave lorsque le drôle en question a la
+figure déjà vieillotte et fanée, lorsqu'il s'occupe des histoires
+louches des femmes du pays, lorsqu'il dit de Gilberte Poquelin mille
+bêtises pour faire rire les autres. Mais enfin le cas n'est pas encore
+désespéré...
+
+C'était le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, je ne sais pourquoi,
+mais certainement sans aucun désir de passer les examens, à suivre le
+Cour Supérieur que tout le monde aurait voulu lui voir abandonner. Entre
+temps, il apprenait avec son oncle Dumas le métier de plâtrier. Et
+bientôt ce Jasmin Delouche, avec Boujardon et un autre garçon très doux,
+le fils de l'adjoint qui s'appelait Denis, furent les seuls grands
+élèves que j'aimasse à fréquenter, parce qu'ils étaient "du temps de
+Meaulnes".
+
+Il y avait d'ailleurs, chez Delouche, un désir très sincère d'être mon
+ami. Pour tout dire, lui qui avait été l'ennemi du grand Meaulnes, il
+eût voulu devenir le grand Meaulnes de l'école: tout au moins
+regrettait-il peut-être de n'avoir pas été son lieutenant. Moins lourd
+que Boujardon, il avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes avait
+apporté, dans notre vie, d'extraordinaire. Et souvent je l'entendais
+répéter:
+
+"Il le disait bien, le grand Meaulnes..." ou encore: "Ah! disait le
+grand Meaulnes..."
+
+Outre que Jasmin était plus homme que nous, le vieux petit gars
+disposait de trésors d'amusements qui consacraient sur nous sa
+supériorité: un chien de race mêlée, aux longs poils blancs, qui
+répondait au nom agaçant de Bécali et rapportait les pierres qu'on
+lançait au loin, sans avoir d'aptitude bien nette pour aucun autre
+sport; une vieille bicyclette achetée d'occasion et sur quoi Jasmin nous
+faisait quelquefois monter, le soir après le cours, mais avec laquelle
+il préférait exercer les filles du pays; enfin et surtout un âne blanc
+et aveugle qui pouvait s'atteler à tous les véhicules.
+
+C'était l'âne de Dumas, mais il le prêtait à Jasmin quand nous allions
+nous baigner au Cher, en été. Sa mère, à cette occasion, donnait une
+bouteille de limonade que nous mettions sous le siège, parmi les
+caleçons de bains desséchés. Et nous partions, huit ou dix grands élèves
+du Cours, accompagnés de M. Seurel, les uns à pied, les autres grimpés
+dans la voiture à âne, qu'on laissait à la ferme de Grand'Fons, au
+moment où le chemin du Cher devenait trop raviné.
+
+J'ai lieu de me rappeler jusqu'en ses moindres détails une promenade de
+ce genre, où l'âne de Jasmin conduisit au Cher nos caleçons, nos
+bagages, la limonade et M. Seurel, tandis que nous suivions à pied par
+derrière. On était au mois d'août. Nous venions de passer les examens.
+Délivrés de ce souci, il nous semblait que tout l'été, tout le bonheur
+nous appartenait, et nous marchions sur la route en chantant, sans
+savoir quoi ni pourquoi, au début d'un bel après-midi de jeudi.
+
+Il n'y eut, à l'aller, qu'une ombre à ce tableau innocent. Nous
+aperçûmes, marchant devant nous, Gilberte Poquelin. Elle avait la taille
+bien prise, une jupe demi-longue, des souliers hauts, l'air doux et
+effronté d'une gamine qui devient jeune fille. Elle quitta la route et
+prit un chemin détourné, pour aller chercher du lait sans doute. Le
+petit Coffin proposa aussitôt à Jasmin de la suivre.
+
+"Ce ne serait pas la première fois que j'irais l'embrasser...", dit
+l'autre.
+
+Et il se mit à raconter sur elle et ses amies plusieurs histoires
+grivoises, tandis que toute la troupe, par fanfaronnade, s'engageait
+dans le chemin, laissant M. Seurel continuer en avant, sur la route,
+dans la voiture à âne. Une fois là, pourtant, la bande commença à
+s'égrener. Delouche lui-même paraissait peu soucieux de s'attaquer
+devant nous à la gamine qui filait, et il ne l'approcha pas à plus de
+cinquante mètres. Il y eut quelques cris de coqs et de poules, des
+petits coups de sifflet galants, puis nous rebroussâmes chemin, un peu
+mal à l'aise, abandonnant la partie. Sur la route, en plein soleil, il
+fallut courir. Nous ne chantions plus.
+
+Nous nous déshabillâmes et rhabillâmes dans les saulaies arides qui
+bordent le Cher. Les saules nous abritaient des regards, mais non pas du
+soleil. Les pieds dans le sable et la vase desséchée, nous ne pensions
+qu'à la bouteille de limonade de la veuve Delouche, qui fraîchissait
+dans la fontaine de Grand'Fons, une fontaine creusée dans la rive même
+du Cher. Il y avait toujours, dans le fond, des herbes glauques et deux
+ou trois bêtes pareilles à des cloportes; mais l'eau était si claire, si
+transparente, que les pêcheurs n'hésitaient pas à s'agenouiller, les
+deux mains sur chaque bord, pour y boire.
+
+Hélas! ce fut ce jour-là comme les autres fois...
+
+Lorsque, tous habillés, nous nous mettions en rond, les jambes croisées
+en tailleur, pour nous partager, dans deux gros verres sans pied, la
+limonade rafraîchie, il ne revenait guère à chacun, lorsqu'on avait prié
+M. Seurel de prendre sa part, qu'un peu de mousse qui piquait le gosier
+et ne faisait qu'irriter la soif. Alors, à tour de rôle, nous allions à
+la fontaine que nous avions d'abord méprisée, et nous approchions
+lentement le visage de la surface de l'eau pure. Mais tous n'étaient pas
+habitués à ces moeurs d'hommes des champs. Beaucoup, comme moi,
+n'arrivaient pas à se désaltérer: les uns, parce qu'ils n'aimaient pas
+l'eau, d'autres, parce qu'ils avaient le gosier serré par la peur
+d'avaler un cloporte, d'autres, trompés par la grande transparence de
+l'eau immobile et n'en sachant pas calculer exactement la surface, s'y
+baignaient la moitié du visage en même temps que la bouche et aspiraient
+âcrement par le nez une eau qui leur semblait brûlante, d'autres enfin
+pour toutes ces raisons à la fois... N'importe! il nous semblait, sur
+ces bords arides du Cher, que toute la fraîcheur terrestre était enclose
+en ce lieu. Et maintenant encore, au seul mot de fontaine, prononcé
+n'importe où, c'est à celle-là, pendant longtemps, que je pense.
+
+Le retour se fit à la brune, avec insouciance d'abord, comme l'aller. Le
+chemin de Grand'Fons, qui remontait vers la route, était un ruisseau
+l'hiver et, l'été, un ravin impraticable, coupé de trous et de grosses
+racines, qui montait dans l'ombre entre de grandes haies d'arbres. Une
+partie des baigneurs s'y engagea par jeu. Mais nous suivîmes, avec M.
+Seurel, Jasmin et plusieurs camarades, un sentier doux et sablonneux,
+parallèle à celui-là, qui longeait la terre voisine. Nous entendions
+causer et rire les autres, près de nous, au-dessous de nous, invisibles
+dans l'ombre, tandis que Delouche racontait ses histoires d'homme... Au
+faîte des arbres de la grande haie grésillaient les insectes du soir
+qu'on voyait, sur le clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle
+des feuillages. Parfois il en dégringolait un, brusquement, dont le
+bourdonnement grinçait tout à coup.--Beau soir d'été calme!... Retour,
+sans espoir mais sans désir, d'une pauvre partie de campagne... Ce fut
+encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler cette quiétude...
+
+Au moment où nous arrivions au sommet de la côte, à l'endroit où il
+reste deux grosse vieilles pierres qu'on dit être les vestiges d'un
+château fort, il en vint à parler des domaines qu'il avait visités et
+spécialement d'un domaine à demi abandonné aux environs du Vieux-Nançay:
+le domaine des Sablonnières. Avec cet accent de l'Allier qui arrondit
+vaniteusement certains mots et abrège avec précocité les autres, il
+racontait avoir vu quelques années auparavant, dans la chapelle en ruine
+de cette vieille propriété, une pierre tombale sur laquelle étaient
+gravés ces mots:
+
+Ci-gît le chevalier Galois Fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa Belle
+
+"Ah! Bah! Tiens!" disait M. Seurel, avec un léger haussement d'épaules,
+un peu gêné du ton que prenait la conversation, mais désireux cependant
+de nous laisser parler comme des hommes.
+
+Alors Jasmin continua de décrire ce château, comme s'il y avait passé sa
+vie.
+
+Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nançay, Dumas et lui avaient été
+intrigués par la vieille tourelle grise qu'on apercevait au-dessus des
+sapins. Il y avait là, au milieu des bois, tout un dédale de bâtiments
+ruinés que l'on pouvait visiter en l'absence des maîtres. Un jour, un
+garde de l'endroit, qu'ils avaient fait monter dans leur voiture, les
+avait conduits dans le domaine étrange. Mais depuis lors on avait fait
+tout abattre; il ne restait plus guère, disait-on, que la ferme et une
+petite maison de plaisance. Les habitants étaient toujours les mêmes: un
+vieil officier retraité, demi-ruiné, et sa fille.
+
+Il parlait... Il parlait... J'écoutai attentivement, sentant sans m'en
+rendre compte qu'il s'agissait là d'une chose bien connue de moi,
+lorsque soudain, tout simplement, comme se font les choses
+extraordinaires, Jasmin se tourna vers moi et, me touchant le bras,
+frappé d'une idée qui ne lui était jamais venue:
+
+Tiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est là que Meaulnes--tu sais, le
+grand Meaulnes?--avait dû aller.
+
+"Mais oui, ajouta-t-il, car je ne répondais pas, et je me rappelle que
+le garde parlait du fils de la maison, un excentrique, qui avait des
+idées extraordinaires..."
+
+Je ne l'écoutais plus, persuadé dès le début qu'il avait deviné juste et
+que devant moi, loin de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de
+s'ouvrir, net et facile comme une route familière, le chemin du Domaine
+sans nom.
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+Chez Florentin.
+
+Autant j'avais été un enfant malheureux et rêveur et fermé, autant je
+devins résolu et, comme on dit chez nous, "décidé", lorsque je sentis
+que dépendait de moi l'issue de cette grave aventure.
+
+Ce fut, je crois bien, à dater de ce soir-là que mon genou cessa
+définitivement de me faire mal.
+
+Au Vieux-Nançay, qui était la commune du domaine des Sablonnières,
+habitait toute la famille de M. Seurel et en particulier mon oncle
+Florentin, un commerçant chez qui nous passions quelquefois la fin de
+septembre. Libéré de tout examen, je ne voulus pas attendre et j'obtins
+d'aller immédiatement voir mon oncle. Mais je décidai de ne rien faire
+savoir à Meaulnes aussi longtemps que je ne serais pas certain de
+pouvoir lui annoncer quelque bonne nouvelle. A quoi bon en effet
+l'arracher à son désespoir pour l'y replonger ensuite plus profondément
+peut-être?
+
+Le Vieux-Nançay fut pendant très longtemps le lieu du monde que je
+préférais, le pays des fins de vacances, où nous n'allions que bien
+rarement, lorsqu'il se trouvait une voiture à louer pour nous y
+conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille avec la branche de la
+famille qui habitait là-bas, et c'est pourquoi sans doute Millie se
+faisait tant prier chaque fois pour monter en voiture. Mais moi, je me
+souciais bien de ces fâcheries!... Et sitôt arrivé, je me perdais et
+m'ébattais parmi les oncles, les cousines et les cousins, dans une
+existence faite de mille occupations amusantes et de plaisirs qui me
+ravissaient.
+
+Nous descendions chez l'oncle Florentin et la tante Julie, qui avaient
+un garçon de mon âge, le cousin Firmin, et huit filles, dont les aînées,
+Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept et quinze ans. Ils
+tenaient un très grand magasin à l'une des entrées de ce bourg de
+Sologne, devant l'église--un magasin universel, auquel
+s'approvisionnaient tous les châtelains-chasseurs de la région, isolés
+dans la contrée perdue, à trente kilomètres de toute gare.
+
+Ce magasin, avec ses comptoirs d'épicerie et de rouennerie, donnait par
+de nombreuses fenêtres sur la route et, par la porte vitrée, sur la
+grande place de l'église. Mais, chose étrange, quoiqu'assez ordinaire
+dans ce pays pauvre, la terre battue dans toute la boutique tenait lieu
+de plancher.
+
+Par derrière c'étaient six chambres, chacune remplie d'une seule et même
+marchandise: la chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage, la
+chambre aux lampes... que sais-je? Il me semblait, lorsque j'étais
+enfant et que je traversais ce dédale d'objets de bazar, que je n'en
+épuiserais jamais du regard toutes les merveilles. Et, à cette époque
+encore, je trouvais qu'il n'y avait de vraies vacances que passées en ce
+lieu.
+
+La famille vivait dans une grande cuisine dont la porte s'ouvrait sur le
+magasin--cuisine où brillaient aux fins de septembre de grandes
+flambées de cheminée, où les chasseurs et les braconniers qui vendaient
+du gibier à Florentin venaient de grand matin se faire servir à boire,
+tandis que les petites filles, déjà levées, couraient, criaient, se
+passaient les unes aux autres du "sent-y-bon" sur leurs cheveux lissés.
+Aux murs, de vieilles photographies, de vieux groupes scolaires jaunis
+montraient mon père--on mettait longtemps à le reconnaître en uniforme
+--au milieu de ses camarades d'Ecole Normale...
+
+C'est là que se passaient nos matinées; et aussi dans la cour où
+Florentin faisait pousser des dahlias et élevait des pintades; où l'on
+torréfiait le café, assis sur des boîtes à savon; où nous déballions des
+caisses remplies d'objets divers précieusement enveloppés et dont nous
+ne savions pas toujours le nom...
+
+Toute la journée, le magasin était envahi par des paysans ou par les
+cochers des châteaux voisins. A la porte vitrée s'arrêtaient et
+s'égouttaient, dans le brouillard de septembre, des charrettes, venues
+du fond de la campagne. Et de la cuisine nous écoutions ce que disaient
+les paysannes, curieux de toutes leurs histoires...
+
+Mais le soir, après huit heures, lorsqu'avec des lanternes on portait le
+foin aux chevaux dont la peau fumait dans l'écurie--tout le magasin
+nous appartenait!
+
+Marie-Louise, qui était l'aînée de mes cousines mais une des plus
+petites, achevait de plier et de ranger les piles de drap dans la
+boutique; elle nous encourageait à venir la distraire. Alors, Firmin et
+moi avec toutes les filles, nous faisions irruption dans la grande
+boutique, sous les lampes d'auberge, tournant les moulins à café,
+faisant des tours de force sur les comptoirs; et parfois Firmin allait
+chercher dans les greniers, car la terre battue invitait à la danse,
+quelque vieux trombone plein de vert-de-gris...
+
+Je rougis encore à l'idée que, les années précédentes, Mlle de Galais
+eût pu venir à cette heure et nous surprendre au milieu de ces
+enfantillages... Mais ce fut un peu avant la tombée de la nuit, un soir
+de ce mois d'août, tandis que je causais tranquillement avec Marie-
+Louise et Firmin, que je la vis pour la première fois...
+
+Dès le soir de mon arrivée au Vieux-Nançay, j'avais interrogé mon oncle
+Firmin sur le Domaine des Sablonnières.
+
+"Ce n'est plus un Domaine, avait-il dit. On a tout vendu, et les
+acquéreurs, des chasseurs, ont fait abattre les vieux bâtiments pour
+agrandir leurs terrains de chasse; la cour d'honneur n'est plus
+maintenant qu'une lande de bruyères et d'ajoncs. Les anciens possesseurs
+n'ont gardé qu'une petite maison d'un étage et la ferme. Tu auras bien
+l'occasion de voir ici mademoiselle de Galais; c'est elle-même qui vient
+faire ses provisions, tantôt en selle, tantôt en voiture, mais toujours
+avec le même cheval, le vieux Bélisaire... C'est un drôle d'équipage!"
+
+J'étais si troublé que je ne savais plus quelle question poser pour en
+apprendre davantage.
+
+"Ils étaient riches, pourtant?"
+
+--Oui, Monsieur de Galais donnait des fêtes pour amuser son fils, un
+garçon étrange, plein d'idées extraordinaires. Pour le distraire, il
+imaginait ce qu'il pouvait. On faisait venir des Parisiennes... des gars
+de Paris et d'ailleurs...
+
+"Toutes les Sablonnières étaient en ruine, madame de Galais près de sa
+fin, qu'ils cherchaient encore à l'amuser et lui passaient toutes ses
+fantaisies. C'est l'hiver dernier--non, l'autre hiver, qu'ils ont fait
+leur plus grande fête costumée. Ils avaient invité moitié gens de Paris
+et moitié gens de campagne. Ils avaient acheté ou loué des quantités
+d'habits merveilleux, des jeux, des chevaux, des bateaux. Toujours pour
+amuser Frantz de Galais. On disait qu'il allait se marier et qu'on
+fêtait là ses fiançailles. Mais il était bien trop jeune. Et tout a
+cassé d'un coup; il s'est sauvé; on ne l'a jamais revu... La châtelaine
+morte, mademoiselle de Galais est restée soudain toute seule avec son
+père, le vieux capitaine de vaisseau.
+
+--N'est-elle pas mariée? demandai-je enfin.
+
+--Non, dit-il, je n'ai entendu parler de rien. Serais-tu un prétendant?"
+
+Tout déconcerté, je lui avouai aussi brièvement, aussi discrètement que
+possible, que mon meilleur ami, Augustin Meaulnes, peut-être, en serait
+un.
+
+"Ah! dit Florentin, en souriant, s'il ne tient pas à la fortune, c'est
+un joli parti... Faudra-t-il que j'en parle à monsieur de Galais? Il
+vient encore quelquefois jusqu'ici chercher du petit plomb pour la
+chasse. Je lui fais toujours goûter ma vieille eau-de-vie de marc".
+
+Mais je le priai bien vite de n'en rien faire, d'attendre. Et moi-même
+je ne me hâtai pas de prévenir Meaulnes. Tant d'heureuses chances
+accumulées m'inquiétaient un peu. Et cette inquiétude me commandait de
+ne rien annoncer à Meaulnes que je n'eusse au moins vu la jeune fille.
+
+Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, un peu avant le dîner, la
+nuit commençait à tomber; une brume fraîche, plutôt de septembre que
+d'août, descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant le magasin
+vide d'acheteurs un instant, nous étions venus voir Marie-Louise et
+Charlotte. Je leur avais confié le secret qui m'amenait au Vieux-Nançay
+à cette date prématurée. Accoudés sur le comptoir ou assis les deux
+mains à plat sur le bois ciré, nous nous racontions mutuellement ce que
+nous savions de la mystérieuse jeune fille--et cela se réduisait à fort
+peu de chose--lorsqu'un bruit de roues nous fit tourner la tête.
+
+"La voici, c'est elle", dirent-ils à voix basse.
+
+Quelques secondes après, devant la porte vitrée, s'arrêtait l'étrange
+équipage. Une vieille voiture de ferme, aux panneaux arrondis, avec de
+petites galeries moulées, comme nous n'en avons jamais vu dans cette
+contrée; un vieux cheval blanc qui semblait toujours vouloir brouter
+quelque herbe sur la route, tant il baissait la tête pour marcher; et
+sur le siège--je le dis dans la simplicité de mon coeur, mais sachant
+bien ce que je dis--la jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-être
+jamais eu au monde.
+
+Jamais je ne vis tant de grâce s'unir à tant de gravité. Son costume lui
+faisait la taille si mince qu'elle semblait fragile. Un grand manteau
+marron, qu'elle enleva en entrant, était jeté sur ses épaules. C'était
+la plus grave des jeunes filles, la plus frêle des femmes. Une lourde
+chevelure blonde pesait sur son front et sur son visage, délicatement
+dessiné, finement modelé. Sur son teint très pur, l'été avait posé deux
+taches de rousseur... Je ne remarquai qu'un défaut à tant de beauté: aux
+moments de tristesse, de découragement ou seulement de réflexion
+profonde, ce visage si pur se marbrait légèrement de rouge, comme il
+arrive chez certains malades gravement atteints sans qu'on le sache.
+Alors toute l'admiration de celui qui la regardait faisait place à une
+sorte de pitié d'autant plus déchirante qu'elle surprenait davantage.
+
+Voilà du moins ce que je découvrais, tandis qu'elle descendait lentement
+de voiture et qu'enfin Marie-Louise, me présentant avec aisance à la
+jeune fille, m'engageait à lui parler.
+
+On lui avança une chaise cirée et elle s'assit, adossée au comptoir,
+tandis que nous restions debout. Elle paraissait bien connaître et aimer
+le magasin. Ma tante Julie, aussitôt prévenue, arriva, et, le temps
+quelle parla, sagement, les mains croisées sur son ventre, hochant
+doucement sa tête de paysanne-commerçante coiffée d'un bonnet blanc,
+retarda le moment--qui me faisait trembler un peu--où la conversation
+s'engagerait avec moi...
+
+Ce fut très simple.
+
+"Ainsi, dit Mlle de Galais, vous serez bientôt instituteur?"
+
+Ma tante allumait au-dessus de nos têtes la lampe de porcelaine qui
+éclairait faiblement le magasin. Je voyais le doux visage enfantin de la
+jeune fille, ses yeux bleus si ingénus, et j'étais d'autant plus surpris
+de sa voix si nette, si sérieuse. Lorsqu'elle cessait de parler, ses
+yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant la réponse,
+et elle tenait sa lèvre un peu mordue.
+
+"J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galais voulait!
+J'enseignerais les petits garçons, comme votre mère..."
+
+Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient parlé de moi.
+
+"C'est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avec moi
+polis, doux et serviables. Et je les aime beaucoup. Mais aussi quel
+mérite ai-je à les aimer?...
+
+"Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce pas? chicaniers et
+avares. Il y a sans cesse des histoires de porte-plume perdus, de
+cahiers trop chers ou d'enfants qui n'apprennent pas... Eh bien, je me
+débattrais avec eux et ils m'aimeraient tout de même. Ce serait beaucoup
+plus difficile..."
+
+Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, son regard
+bleu, immobile.
+
+Nous étions gênés tous les trois par cette aisance à parler des choses
+délicates, de ce qui est secret, subtil, et dont on ne parle bien que
+dans les livres. Il y eut un instant de silence; et lentement une
+discussion s'engagea...
+
+Mais avec une sorte de regret et d'animosité contre je ne sais quoi de
+mystérieux dans sa vie, la jeune demoiselle poursuivit:
+
+"Et puis j'apprendrais aux garçons à être sages, d'une sagesse que je
+sais. Je ne leur donnerais pas le désir de courir le monde, comme vous
+le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serez sous-maître. Je
+leur enseignerais à trouver le bonheur qui est tout près d'eux et qui
+n'en a pas l'air..."
+
+Marie-Louise et Firmin étaient interdits comme moi. Nous restions sans
+mot dire. Elle sentit notre gêne et s'arrêta, se mordit la lèvre, baissa
+la tête et puis elle sourit comme si elle se moquait de nous:
+
+"Ainsi, dit-elle, il y a peut-être quelque grand jeune homme fou qui me
+cherche au bout du monde, pendant que je suis ici, dans le magasin de
+madame Florentin, sous cette lampe, et que mon vieux cheval m'attend à
+la porte. Si ce jeune homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, sans
+doute?..."
+
+De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis qu'il était temps de
+dire, en riant aussi:
+
+"Et peut-être que ce grand jeune homme fou, je le connais, moi?"
+
+Elle me regardait vivement.
+
+A ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmes entrèrent
+avec des paniers:
+
+"Venez dans la 'salle à manger', vous serez en paix", nous dit ma tante
+en poussant la porte de la cuisine.
+
+Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir aussitôt, ma tante
+ajouta:
+
+"Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin, auprès du feu".
+
+Il y avait toujours, même au mois d'août, dans la grande cuisine, un
+éternel fagot de sapins qui flambait et craquait. Là aussi une lampe de
+porcelaine était allumée et un vieillard au doux visage, creusé et rasé,
+presque toujours silencieux comme un homme accablé par l'âge et les
+souvenirs, était assis auprès de Florentin devant deux verres de marc.
+
+Florentin salua:
+
+"François! cria-t-il de sa forte voix de marchand forain, comme s'il y
+avait eu entre nous une rivière ou plusieurs hectares de terrain, je
+viens d'organiser un après-midi de plaisir au bord du Cher pour jeudi
+prochain. Les uns chasseront, les autres pêcheront, les autres
+danseront, les autres se baigneront!... Mademoiselle, vous viendrez à
+cheval; c'est entendu avec monsieur de Galais. J'ai tout arrangé...
+
+"Et, François! ajouta-t-il comme s'il y eût seulement pensé, tu pourras
+amener ton ami, monsieur Meaulnes... C'est bien Meaulnes qu'il
+s'appelle?"
+
+Mlle de Galais s'était levée, soudain devenue très pâle. Et, à ce moment
+précis, je me rappelai que Meaulnes, autrefois, dans le Domaine
+singulier, près de l'étang, lui avait dit son nom...
+
+Lorsqu'elle me tendit la main, pour partir, il y avait entre nous, plus
+clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles, une entente
+secrète que la mort seule devait briser et une amitié plus pathétique
+qu'un grand amour.
+
+... A quatre heures, le lendemain matin, Firmin frappait à la porte de
+la petite chambre que j'habitais dans la cour aux pintades. Il faisait
+nuit encore et j'eus grand'peine à retrouver mes affaires sur la table
+encombrée de chandeliers de cuivre et de statuettes de bons saints
+toutes neuves, choisies au magasin pour meubler mon logis la veille de
+mon arrivée. Dans la cour, j'entendais Firmin gonfler ma bicyclette, et
+ma tante dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait à peine
+lorsque je partis. Mais ma journée devait être longue: j'allais d'abord
+déjeuner à Sainte-Agathe pour expliquer mon absence prolongée et,
+poursuivant ma course, je devais arriver avant le soir à la Ferté-
+d'Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes.
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+Une apparition.
+
+Je n'avais jamais fait de longue course à bicyclette. Celle-ci était la
+première. Mais, depuis longtemps, malgré mon mauvais genou, en cachette,
+Jasmin m'avait appris à monter. Si déjà pour un jeune homme ordinaire la
+bicyclette est un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas
+sembler à un pauvre garçon comme moi, qui naguère encore traînais
+misérablement la jambe, trempé de sueur, dès le quatrième kilomètre!...
+Du haut des côtes, descendre et s'enfoncer dans le creux des paysages;
+découvrir comme à coups d'ailes les lointains de la route qui s'écartent
+et fleurissent à votre approche, traverser un village dans l'espace d'un
+instant et l'emporter tout entier d'un coup d'oeil... En rêve seulement
+j'avais connu jusque-là course aussi charmante, aussi légère. Les côtes
+mêmes me trouvaient plein d'entrain. Car c'était, il faut le dire, le
+chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi...
+
+"Un peu avant l'entrée du bourg, me disait Meaulnes, lorsque jadis il
+décrivait son village, on voit une grande roue à palettes que le vent
+fait tourner..." Il ne savait pas à quoi elle servait, ou peut-être
+feignait-il de n'en rien savoir pour piquer ma curiosité davantage.
+
+C'est seulement au déclin de cette journée de fin d'août que j'aperçus,
+tournant au vent dans une immense prairie, la grande roue qui devait
+monter l'eau pour une métairie voisine. Derrière les peupliers du pré se
+découvraient déjà les premiers faubourgs. A mesure que je suivais le
+grand détour que faisait la route pour contourner le ruisseau, le
+paysage s'épanouissait et s'ouvrait... Arrivé sur le pont, je découvris
+enfin la grand'rue du village.
+
+Des vaches paissaient, cachées dans les roseaux de la prairie et
+j'entendais leurs cloches, tandis que, descendu de bicyclette, les deux
+mains sur mon guidon, je regardais le pays où j'allais porter une si
+grave nouvelle. Les maisons, où l'on entrait en passant sur un petit
+pont de bois, étaient toutes alignées au bord d'un fossé qui descendait
+la rue, comme autant de barques, voiles carguées, amarrées dans le calme
+du soir. C'était l'heure où dans chaque cuisine on allume un feu.
+
+Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir troubler tant
+de paix commencèrent à m'enlever tout courage. A point pour aggraver ma
+soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante Moinel habitait là, sur
+une petite place de La Ferté-d'Angillon.
+
+C'était une de mes grand'tantes. Tous ses enfants étaient morts et
+j'avais bien connu Ernest, le dernier de tous, un grand garçon qui
+allait être instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier,
+l'avait suivi de près. Et ma tante était restée toute seule dans sa
+bizarre petite maison où les tapis étaient faits d'échantillons cousus,
+les tables couvertes de coqs, de poules et de chats en papier--mais où
+les murs étaient tapissés de vieux diplômes, de portraits de défunts, de
+médaillons en boucles de cheveux morts.
+
+Avec tant de regrets et de deuil, elle était la bizarrerie et la bonne
+humeur mêmes. Lorsque j'eus découvert la petite place où se tenait sa
+maison, je l'appelai bien fort par la porte entr'ouverte, et je
+l'entendis tout au bout des trois pièces en enfilade pousser un petit
+cri suraigu:
+
+"Eh là! Mon Dieu!"
+
+Elle renversa son café dans le feu--à cette heure-là comment pouvait-
+elle faire du café?--et elle apparut... Très cambrée en arrière, elle
+portait une sorte de chapeau-capote-capeline sur le faîte de la tête,
+tout en haut de son front immense et cabossé où il y avait de la femme
+mongole et de la Hottentote; et elle riait à petits coups, montrant le
+reste de ses dents très fines.
+
+Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit maladroitement,
+hâtivement, une main que j'avais derrière le dos. Avec un mystère
+parfaitement inutile puisque nous étions tous les deux seuls, elle me
+glissa une petite pièce que je n'osai pas regarder et qui devait être de
+un franc... Puis comme je faisais mine de demander des explications ou
+de la remercier, elle me donna une bourrade en criant:
+
+"Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est!"
+
+Elle avait toujours été pauvre, toujours empruntant, toujours dépensant.
+
+"J'ai toujours été bête et toujours malheureuse", disait-elle sans
+amertume mais de sa voix de fausset.
+
+Persuadée que les sous me préoccupaient comme elle, la brave femme
+n'attendait pas que j'eusse soufflé pour me cacher dans la main ses très
+minces économies de la journée. Et par la suite c'est toujours ainsi
+qu'elle m'accueillit.
+
+Le dîner fut aussi étrange--à la fois triste et bizarre--que l'avait
+été la réception. Toujours une bougie à portée de la main, tantôt elle
+l'enlevait, me laissant dans l'ombre, et tantôt la posait sur la petite
+table couverte de plats et de vases ébréchés ou fendus.
+
+"Celui-là, disait-elle, les Prussiens lui ont cassé les anses, en
+soixante-dix, parce qu'ils ne pouvaient pas l'emporter".
+
+Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase à la tragique
+histoire, que nous avions dîné et couché là jadis. Mon père m'emmenait
+dans l'Yonne, chez un spécialiste qui devait guérir mon genou. Il
+fallait prendre un grand express qui passait avant le jour... Je me
+souvins du triste dîner de jadis, de toutes les histoires du vieux
+greffier accoudé devant sa bouteille de boisson rose.
+
+Et je me souvenais aussi de mes terreurs... Après le dîner, assise
+devant le feu, ma grand'tante avait pris mon père à part pour lui
+raconter une histoire de revenants: "Je me retourne... Ah! mon pauvre
+Louis, qu'est-ce que je vois, une petite femme grise..." Elle passait
+pour avoir la tête farcie de ces sornettes terrifiantes.
+
+Et voici que ce soir-là, le dîner fini, lorsque, fatigué par la
+bicyclette, je fus couché dans la grande chambre avec une cheminée de
+nuit à carreaux de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir à mon chevet et
+commença de sa voix la plus mystérieuse et la plus pointue:
+
+"Mon pauvre François, il faut que je te raconte à toi ce que je n'ai
+jamais dit à personne..."
+
+Je pensai:
+
+"Mon affaire est bonne, me voilà terrorisé pour toute la nuit, comme il
+y a dix ans!..."
+
+Et j'écoutai. Elle hochait la tête, regardant droit devant soi comme si
+elle se fût raconté l'histoire à elle-même:
+
+"Je revenais d'une fête avec Moinel. C'était le premier mariage où nous
+allions tous les deux, depuis la mort de notre pauvre Ernest; et j'y
+avais rencontré ma soeur Adèle que je n'avais pas vue depuis quatre ans!
+Un vieil ami de Moinel, très riche, l'avait invité à la noce de son
+fils, au domaine des Sablonnières. Nous avions loué une voiture. Cela
+nous avait coûté bien cher. Nous revenions sur la route vers sept heures
+du matin, en plein hiver. Le soleil se levait. Il n'y avait absolument
+personne. Qu'est-ce que je vois tout d'un coup devant nous, sur la
+route? Un petit homme, un petit jeune homme arrêté, beau comme le jour,
+qui ne bougeait pas, qui nous regardait venir. A mesure que nous
+approchions, nous distinguions sa jolie figure, si blanche, si jolie que
+cela faisait peur!...
+
+"Je prends le bras de Moinel; je tremblais comme la feuille; je croyais
+que c'était le Bon Dieu!... Je lui dis:
+
+"--Regarde! C'est une apparition!
+
+"Il me répond tout bas, furieux:
+
+"--Je l'ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde..."
+
+"Il ne savait que faire; lorsque le cheval s'est arrêté... De près, cela
+avait une figure pâle, le front en sueur, un béret sale et un pantalon
+long. Nous entendîmes sa voix, qui disait:
+
+"--Je ne suis pas un homme, je suis une jeune fille. Je me suis sauvée
+et je n'en puis plus. Voulez-vous bien me prendre dans votre voiture,
+monsieur et madame?"
+
+"Aussitôt nous l'avons fait monter. A peine assise, elle a perdu
+connaissance. Et devines-tu à qui nous avions affaire? C'était la
+fiancée du jeune homme des Sablonnières, Frantz de Galais, chez qui nous
+étions invités aux noces!
+
+--Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque la fiancée s'est
+sauvée!
+
+--Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me regardant. Il n'y a pas eu
+de noces. Puisque cette pauvre folle s'était mis dans la tête mille
+folies qu'elle nous a expliquées. C'était une des filles d'un pauvre
+tisserand. Elle était persuadée que tant de bonheur était impossible,
+que le jeune homme était trop jeune pour elle; que toutes les merveilles
+qu'il lui décrivait étaient imaginaires, et lorsqu'enfin Frantz est venu
+la chercher, Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa
+soeur dans le jardin de l'Archevêché à Bourges, malgré le froid et le
+grand vent. Le jeune homme, par délicatesse certainement en parce qu'il
+aimait la cadette, était plein d'attentions pour l'aînée. Alors ma folle
+s'est imaginé je ne sais quoi; elle a dit qu'elle allait chercher un
+fichu à la maison; et là, pour être sûre de n'être pas suivie, elle a
+revêtu des habits d'homme et s'est enfuie à pied sur la route de Paris.
+
+"Son fiancé a reçu d'elle une lettre où elle lui déclarait qu'elle
+allait rejoindre un jeune homme qu'elle aimait. Et ce n'était pas
+vrai...
+
+"--Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me disait-elle, que si
+j'étais sa femme". Oui, mon imbécile, mais en attendant, il n'avait pas
+du tout l'idée d'épouser sa soeur: il s'est tiré une balle de pistolet;
+on a vu le sang dans le bois; mais on n'a jamais retrouvé son corps.
+
+--Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse fille?
+
+--Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord. Puis nous lui avons
+donné à manger et elle a dormi auprès du feu quand nous avons été de
+retour. Elle est restée chez nous une bonne partie de l'hiver. Tout le
+jour, tant qu'il faisait clair, elle taillait, cousait des robes,
+arrangeait des chapeaux et nettoyait la maison avec rage. C'est elle qui
+a recollé toute la tapisserie que tu vois là. Et depuis son passage les
+hirondelles nichent dehors. Mais, le soir, à la tombée de la nuit, son
+ouvrage fini, elle trouvait toujours un prétexte pour aller dans la
+cour, dans le jardin, ou sur le devant de la porte, même quand il gelait
+à pierre fendre. Et on la découvrait là, debout, pleurant de tout son
+coeur.
+
+"--Eh bien, qu'avez-vous encore? Voyons?
+
+"--Rien, madame Moinel!"
+
+"--Et elle rentrait.
+
+"Les voisins disaient:
+
+"--Vous avez trouvé un bien petit jolie petite bonne, madame Moinel.
+
+"Malgré nos supplications, elle a voulu continuer son chemin sur Paris,
+au mois de mars; je lui ai donné des robes qu'elle a retaillées, Moinel
+lui a pris son billet à la gare et donné un peu d'argent.
+
+"Elle ne nous a pas oubliés; elle est couturière à Paris auprès de
+Notre-Dame; elle nous écrit encore pour nous demander si nous ne savons
+rien des Sablonnières. Une bonne fois, pour la délivrer de cette idée,
+je lui ai répondu que le domaine était vendu, abattu, le jeune homme
+disparu pour toujours et la jeune fille mariée. Tout cela doit être
+vrai, je pense. Depuis ce temps ma Valentine écrit bien moins
+souvent..."
+
+Ce n'était pas une histoire de revenants que racontait la tante Moinel
+de sa petite voix stridente si bien faite pour les raconter. J'étais
+cependant au comble du malaise. C'est que nous avions juré à Frantz le
+bohémien de le servir comme des frères et voici que l'occasion m'en
+était donnée...
+
+Or, était-ce le moment de gâter la joie que j'allais porter à Meaulnes
+le lendemain matin, et de lui dire ce que je venais d'apprendre? A quoi
+bon le lancer dans une entreprise mille fois impossible? Nous avions en
+effet l'adresse de la jeune fille; mais où chercher le bohémien qui
+courait le monde?... Laissons les fous avec les fous, pensai-je.
+Delouche et Boujardon n'avaient pas tort. Que de mal nous a fait ce
+Frantz romanesque! Et je résolus de ne rien dire tant que je n'aurais
+pas vu mariés Augustin Meaulnes et Mlle de Galais.
+
+Cette résolution prise, il me restait encore l'impression pénible d'un
+mauvais présage--impression absurde que je chassai bien vite.
+
+La chandelle était presque au bout; un moustique vibrait; mais la tante
+Moinel, la tête penchée sous sa capote de velours qu'elle ne quittait
+que pour dormir, les coudes appuyés sur ses genoux, recommençait son
+histoire... Par moments elle relevait brusquement la tête et me
+regardait pour connaître mes impressions, ou peut-être pour voir si je
+ne m'endormais pas. A la fin, sournoisement, la tête sur l'oreiller, je
+fermai les yeux, faisant semblant de m'assoupir.
+
+"Allons! tu dors...", fit-elle d'un ton plus sourd et un peu déçu.
+
+J'eus pitié d'elle et je protestai:
+
+"Mais non, ma tante, je vous assure...
+
+--Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs que tout cela ne
+t'intéresse guère. Je te parle là de gens que tu n'as pas connus..."
+
+Et lâchement, cette fois, je ne répondis pas.
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+La grande nouvelle.
+
+Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai dans la grand'rue, un si
+beau temps de vacances, un si grand calme, et sur tout le bourg
+passaient des bruits si paisibles, si familiers, que j'avais retrouvé
+toute la joyeuse assurance d'un porteur de bonne nouvelle...
+
+Augustin et sa mère habitaient l'ancienne maison d'école. A la mort de
+son père, retraité depuis longtemps, et qu'un héritage avait enrichi,
+Meaulnes avait voulu qu'on achetât l'école où le vieil instituteur avait
+enseigné pendant vingt années, où lui-même avait appris à lire. Non pas
+qu'elle fût d'aspect fort aimable: c'était une grosse maison carrée
+comme une mairie qu'elle avait été; les fenêtres du rez-de-chaussée qui
+donnaient sur la rue étaient si hautes que personne n'y regardait
+jamais; et la cour de derrière, où il n'y avait pas un arbre et dont un
+haut préau barrait la vue sur la campagne, était bien la plus sèche et
+la plus désolée cour d'école abandonnée que j'aie jamais vue...
+
+Dans le couloir compliqué où se trouvaient quatre portes, je trouvai la
+mère de Meaulnes rapportant du jardin un gros paquet de linge, qu'elle
+avait dû mettre sécher dès la première heure de cette longue matinée de
+vacances. Ses cheveux gris étaient à demi défaits; des mèches lui
+battaient la figure; son visage régulier sous sa coiffure ancienne était
+bouffi et fatigué, comme par une nuit de veille; et elle baissait
+tristement la tête d'un air songeur.
+
+Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut et sourit:
+
+"Vous arrivez à temps, dit-elle. Voyez, je rentre le linge que j'ai fait
+sécher pour le départ d'Augustin. J'ai passé la nuit à régler ses
+comptes et à préparer ses affaires. Le train part à cinq heures, mais
+nous arriverons à tout apprêter..."
+
+On eût dit, tant elle montrait d'assurance, qu'elle-même avait pris
+cette décision. Or, sans doute ignorait-elle même où Meaulnes devait
+aller.
+
+"Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en train d'écrire".
+
+En hâte je grimpai l'escalier, ouvris la porte de droite où l'on avait
+laissé l'écriteau Mairie, et me trouvait dans une grande salle à quatre
+fenêtres, deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornée aux murs des
+portraits jaunis des présidents Grévy et Carnot. Sur une longue estrade
+qui tenait tout le fond de la salle, il y avait encore, devant une table
+à tapis vert, les chaises des conseillers municipaux. Au centre, assis
+sur un vieux fauteuil qui était celui du maire, Meaulnes écrivait,
+trempant sa plume au fond d'un encrier de faïence démodé, en forme de
+coeur. Dans ce lieu qui semblait fait pour quelque rentier de village,
+Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la contrée, durant les
+longues vacances...
+
+Il se leva, dès qu'il m'eut reconnu, mais non pas avec la précipitation
+que j'avais imaginée:
+
+"Seurel!" dit-il seulement, d'un air de profond étonnement.
+
+C'était le même grand gars au visage osseux, à la tête rasée. Une
+moustache inculte commençait à lui traîner sur les lèvres. Toujours ce
+même regard loyal... Mais sur l'ardeur des années passées on croyait
+voir comme une voile de brume, que par instants sa grande passion de
+jadis dissipait...
+
+Il paraissait très troublé de me voir. D'un bond j'étais monté sur
+l'estrade. Mais, chose étrange à dire, il ne songea pas même à me tendre
+la main. Il s'était tourné vers moi, les mains derrière le dos, appuyé
+contre la table, renversé en arrière, et l'air profondément gêné. Déjà,
+me regardant sans me voir, il était absorbé par ce qu'il allait me dire.
+Comme autrefois et comme toujours, homme lent à commencer de parler,
+ainsi que sont les solitaires, les chasseurs et les hommes d'aventures,
+il avait pris une décision sans se soucier des mots qu'il faudrait pour
+l'expliquer. Et maintenant que j'étais devant lui, il commençait
+seulement à ruminer péniblement les paroles nécessaires.
+
+Cependant, je lui racontais avec gaieté comment j'étais venu, où j'avais
+passé la nuit et que j'avais été bien surpris de voir Mme Meaulnes
+préparer le départ de son fils...
+
+"Ah! elle t'a dit?... demanda-t-il.
+
+--Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long voyage?
+
+--Si, un très long voyage".
+
+Un instant décontenancé, sentant que j'allais tout à l'heure, d'un mot,
+réduire à néant cette décision que je ne comprenais pas, je n'osais plus
+rien dire et ne savais pas par où commencer ma mission.
+
+Mais lui-même parla enfin, comme quelqu'un qui veut se justifier.
+
+"Seurel! dit-il, tu sais ce qu'était pour moi mon étrange aventure de
+Sainte-Agathe. C'était ma raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet
+espoir-là perdu, que pouvais-je devenir?... Comment vivre à la façon de
+tout le monde!
+
+"Eh bien j'ai essayé de vivre là-bas, à Paris, quand j'ai vu que tout
+était fini et qu'il ne valait plus même la peine de chercher le Domaine
+perdu... Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis,
+comment pourrait-il s'accommoder ensuite de la vie de tout le monde? Ce
+qui est le bonheur des autres m'a paru dérision. Et lorsque,
+sincèrement, délibérément, j'ai décidé un jour de faire comme les
+autres, ce jour-là j'ai amassé du remords pour longtemps..."
+
+Assis sur une chaise de l'estrade, la tête basse, l'écoutant sans le
+regarder je ne savais que penser de ces explications obscures:
+
+"Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux! Pourquoi ce long voyage?
+As-tu quelque faute à réparer? Une promesse à tenir?
+
+--Eh bien, oui, répondit-il. Tu te souviens de cette promesse que
+j'avais faite à Frantz?...
+
+--Ah! fis-je soulagé, il ne s'agit que de cela?...
+
+--De cela. Et peut-être aussi d'une faute à réparer. Les deux en même
+temps..."
+
+Suivit un moment de silence pendant lequel je décidai de commencer à
+parler et préparai mes mots.
+
+"Il n'y a qu'une explication à laquelle je croie, dit-il encore. Certes,
+j'aurais voulu revoir une fois mademoiselle de Galais, seulement la
+revoir... Mais, j'en suis persuadé maintenant, lorsque j'avais découvert
+le Domaine sans nom, j'étais à une hauteur, à un degré de perfection et
+de pureté que je n'atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme
+je te l'écrivais un jour, je retrouverai peut-être la beauté de ce
+temps-là..."
+
+Il changea de ton pour reprendre avec une animation étrange, en se
+rapprochant de moi:
+
+"Mais, écoute, Seurel! Cette intrigue nouvelle et ce grand voyage, cette
+faute que j'ai commise et qu'il faut réparer, c'est, en un sens, mon
+ancienne aventure qui se poursuit..."
+
+Un temps, pendant lequel péniblement il essaya de ressaisir ses
+souvenirs. J'avais manqué l'occasion précédente. Je ne voulais pour rien
+au monde laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai--trop vite,
+car je regrettai amèrement plus tard, de n'avoir pas attendu ses aveux.
+
+Je prononçai donc ma phrase, qui était préparée pour l'instant d'avant,
+mais qu'il n'allait plus maintenant. Je dis, sans un geste, à peine en
+soulevant un peu la tête:
+
+"Et si je venais t'annoncer que tout espoir n'est pas perdu?..."
+
+Il me regarda, puis, détournant brusquement les yeux, rougit comme je
+n'ai jamais vu quelqu'un rougir: une montée de sang qui devait lui
+cogner à grands coups dans les tempes...
+
+"Que veux-tu dire?" demanda-t-il enfin, à peine distinctement.
+
+Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je savais, ce que j'avais
+fait, et comment, la face des choses ayant tourné, il semblait presque
+que ce fût Yvonne de Galais qui m'envoyait vers lui.
+
+Il était maintenant affreusement pâle.
+
+Durant tout ce récit, qu'il écoutait en silence, la tête un peu rentrée,
+dans l'attitude de quelqu'un qu'on a surpris et qui ne sait comment se
+défendre, se cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit, je me rappelle,
+qu'une seule fois. Je lui racontais, en passant, que toutes les
+Sablonnières avaient été démolies et que le Domaine d'autrefois
+n'existait plus:
+
+"Ah! dit-il, tu vois... (comme s'il eût guetté une occasion de justifier
+sa conduite et le désespoir où il avait sombré) tu vois: il n'y a plus
+rien..."
+
+Pour terminer, persuadé qu'enfin l'assurance de tant de facilité
+emporterait le reste de sa peine, je lui racontai qu'une partie de
+campagne était organisée par mon oncle Florentin, que Mlle de Galais
+devait y venir à cheval et que lui-même était invité... Mais il
+paraissait complètement désemparé et continuait à ne rien répondre.
+
+"Il faut tout de suite décommander ton voyage, dis-je avec impatience.
+Allons avertir ta mère..."
+
+"Cette partie de campagne?... me demanda-t-il avec hésitation. Alors,
+vraiment, il faut que j'y aille?...
+
+--Mais voyons, répliquai-je, cela ne se demande pas".
+
+Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les épaules.
+
+En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je déjeunerais avec eux,
+dînerais, coucherais là et que, le lendemain, lui-même louerait une
+bicyclette et me suivrait au Vieux-Nançay.
+
+"Ah! très bien", fit-elle, en hochant la tête, comme si ces nouvelles
+eussent confirmé toutes ses prévisions.
+
+Je m'assis dans la petite salle à manger, sous les calendriers
+illustrés, les poignards ornementés et les outres soudanaises qu'un
+frère de M. Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait
+rapportés de ses lointains voyages.
+
+Augustin me laissa là un instant, avant le repas, et, dans la chambre
+voisine, où sa mère avait préparé ses bagages, je l'entendis qui lui
+disait, en baissant un peu la voix, de ne pas défaire sa malle,--car
+son voyage pouvait être seulement retardé...
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+La partie de plaisir.
+
+J'eus peine à suivre Augustin sur la route du Vieux-Nançay. Il allait
+comme un coureur de bicyclette. Il ne descendait pas aux côtes. A son
+inexplicable hésitation de la veille avaient succédé une fièvre, une
+nervosité, un désir d'arriver au plus vite, qui ne laissaient pas de
+m'effrayer un peu. Chez mon oncle il montra la même impatience, il parut
+incapable de s'intéresser à rien jusqu'au moment où nous fûmes tous
+installés en voiture, vers dix heures, le lendemain matin, et prêts à
+partir pour les bords de la rivière.
+
+On était à la fin du mois d'août, au déclin de l'été. Déjà les fourreaux
+vides des châtaigniers jaunis commençaient à joncher les routes
+blanches. Le trajet n'était pas long; la ferme des Aubiers, près du Cher
+où nous allions, ne se trouvait guère qu'à deux kilomètres au delà des
+Sablonnières. De loin en loin, nous rencontrions d'autres invités en
+voiture, et même des jeunes gens à cheval, que Florentin avait conviés
+audacieusement au nom de M. de Galais... On s'était efforcé comme jadis
+de mêler riches et pauvres, châtelains et paysans. C'est ainsi que nous
+vîmes arriver à bicyclette Jasmin Delouche, qui, grâce au garde
+Baladier, avait fait naguère la connaissance de mon oncle.
+
+"Et voilà, dit Meaulnes en l'apercevant, celui qui tenait la clef de
+tout, pendant que nous cherchions jusqu'à Paris. C'est à désespérer!"
+
+Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en était augmentée. L'autre,
+qui s'imaginait au contraire avoir droit à toute notre reconnaissance,
+escorta notre voiture de très près, jusqu'au bout. On voyait qu'il avait
+fait, misérablement, sans grand résultat, des frais de toilette, et les
+pans de sa jaquette élimée battaient le garde crotte de son
+vélocipède...
+
+Malgré la contrainte qu'il s'imposait pour être aimable, sa figure
+vieillotte ne parvenait pas à plaire. Il m'inspirait plutôt à moi une
+vague pitié. Mais de qui n'aurais-je pas eu pitié durant cette journée-
+là?...
+
+Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscur regret,
+comme une sorte d'étouffement. Je m'étais fait de ce jour tant de joie à
+l'avance! Tout paraissait si parfaitement concerté pour que nous soyons
+heureux. Et nous l'avons été si peu!...
+
+Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant! Sur la rive où l'on
+s'arrêta, le coteau venait finir en pente douce et la terre se divisait
+en petits prés verts, en saulaies séparées par des clôtures, comme
+autant de jardins minuscules. De l'autre côté de la rivière les bords
+étaient formés de collines grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus
+lointaines on découvrait, parmi les sapins, de petits châteaux
+romantiques avec une tourelle. Au loin, par instants, on entendait
+aboyer la meute du château de Préveranges.
+
+Nous étions arrivés en ce lieu par un dédale de petits chemins, tantôt
+hérissés de cailloux blancs, tantôt remplis de sable--chemins qu'aux
+abords de la rivière les sources vives transformaient en ruisseaux. Au
+passage, les branches des groseilliers sauvages nous agrippaient par la
+manche. Et tantôt nous étions plongés dans la fraîche obscurité des
+fonds de ravins, tantôt au contraire, les haies interrompues, nous
+baignions dans la claire lumière de toute la vallée. Au loin sur l'autre
+rive, quand nous approchâmes, un homme accroché aux rocs, d'un geste
+lent, tendait des cordes à poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu!
+
+Nous nous installâmes sur une pelouse, dans le retrait que formait un
+taillis de bouleaux. C'était une grande pelouse rase, où il semblait
+qu'il y eût place pour des jeux sans fin.
+
+Les voitures furent dételées; les chevaux conduits à la ferme des
+Aubiers. On commença à déballer les provisions dans le bois, et à
+dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncle avait
+apportées.
+
+Il fallut, à ce moment, des gens de bonne volonté, pour aller à l'entrée
+du grand chemin voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer
+où nous étions. Je m'offris aussitôt; Meaulnes me suivit, et nous
+allâmes nous poster près du pont suspendu, au carrefour de plusieurs
+sentiers et du chemin qui venait des Sablonnières.
+
+Marchant de long en large, parlant du passé, tâchant tant bien que mal
+de nous distraire, nous attendions. Il arriva encore une voiture du
+Vieux-Nançay, des paysans inconnus avec une grande fille enrubannée.
+Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture à âne, les enfants de
+l'ancien jardinier des Sablonnières.
+
+"Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux, je crois
+bien, qui m'ont pris par la main jadis, le premier soir de la fête, et
+m'ont conduit au dîner..."
+
+Mais à ce moment, l'âne ne voulant plus marcher, les enfants
+descendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui tant qu'ils
+purent; alors Meaulnes, déçu, prétendit s'être trompé...
+
+Je leur demandai s'ils avaient rencontré sur la route M. et Mlle de
+Galais. L'un d'eux répondit qu'il ne savait pas; l'autre: "Je pense que
+oui, monsieur". Et nous ne fûmes pas plus avancés. Ils descendirent
+enfin vers la pelouse, les uns tirant l'ânon par la bride, les autres
+poussant derrière la voiture. Nous reprîmes notre attente. Meaulnes
+regardait fixement le détour du chemin des Sablonnières, guettant avec
+une sorte d'effroi la venue de la jeune fille qu'il avait tant cherchée
+jadis. Un énervement bizarre et presque comique, qu'il passait sur
+Jasmin, s'était emparé de lui. Du petit talus où nous étions grimpés
+pour voir au loin le chemin, nous apercevions sur la pelouse, en
+contrebas, un groupe d'invités où Delouche essayait de faire bonne
+figure.
+
+"Regarde-le pérorer, cet imbécile", me disait Meaulnes.
+
+Et je lui répondais:
+
+"Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre garçon".
+
+Augustin ne désarmait pas. Là-bas, un lièvre ou un écureuil avait dû
+déboucher d'un fourré. Jasmin, pour assurer sa contenance, fit mine de
+le poursuivre:
+
+"Allons, bon! Il court, maintenant...", fit Meaulnes, comme si vraiment
+cette audace-là dépassait toutes les autres!
+
+Et cette fois je ne pus m'empêcher de rire. Meaulnes aussi; mais ce ne
+fut qu'un éclair.
+
+Après un nouveau quart d'heure:
+
+"Si elle ne venait pas?..." dit-il.
+
+Je répondis:
+
+"Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus patient!"
+
+Il recommença de guetter. Mais, à la fin, incapable de supporter plus
+longtemps cette attente intolérable:
+
+"Ecoute-moi, dit-il. Je redescends avec les autres. Je ne sais ce qu'il
+y a maintenant contre moi: mais si je reste là, je sens qu'elle ne
+viendra jamais--qu'il est impossible qu'au bout de ce chemin, tout à
+l'heure, elle apparaisse".
+
+Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout seul. Je fis quelque
+cent mètres sur la petite route, pour passer le temps. Et au premier
+détour j'aperçus Yvonne de Galais, montée en amazone sur son vieux
+cheval blanc, si fringant ce matin-là qu'elle était obligée de tirer sur
+les rênes pour l'empêcher de trotter. A la tête du cheval, péniblement,
+en silence, marchait M. de Galais. Sans doute ils avaient dû se relayer
+sur la route, chacun à tour de rôle se servant de la vieille monture.
+
+Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, sauta prestement à
+terre, et confiant les rênes à son père se dirigea vers moi qui
+accourais:
+
+"Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car je ne veux
+montrer à personne qu'à vous le vieux Bélisaire, ni le mettre avec les
+autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux d'abord; puis je crains
+toujours qu'il ne soit blessé par un autre. Or, je n'ose monter que lui,
+et, quand il sera mort, je n'irai plus à cheval".
+
+Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous cette
+animation charmante, sous cette grâce en apparence si paisible, de
+l'impatience et presque de l'anxiété. Elle parlait plus vite qu'à
+l'ordinaire. Malgré ses joues et ses pommettes roses, il y avait autour
+de ses yeux, à son front, par endroits, une pâleur violente où se lisait
+tout son trouble.
+
+Nous convînmes d'attacher Bélisaire à un arbre dans un petit bois,
+proche de la route. Le vieux M. de Galais, sans mot dire comme toujours,
+sortit le licol des fontes et attacha la bête--un peu bas à ce qu'il me
+sembla. De la ferme je promis d'envoyer tout à l'heure du foin, de
+l'avoine, de la paille...
+
+Et Mlle de Galais arriva sur la pelouse comme jadis, je l'imagine, elle
+descendit vers la berge du lac, lorsque Meaulnes l'aperçut pour la
+première fois.
+
+Donnant le bras à son père, écartant de sa main gauche le pan du grand
+manteau léger qui l'enveloppait, elle s'avançait vers les invités, de
+son air à la fois si sérieux et si enfantin. Je marchais auprès d'elle.
+Tous les invités éparpillés ou jouant au loin s'étaient dressés et
+rassemblés pour l'accueillir; il y eut un bref instant de silence
+pendant lequel chacun la regarda s'approcher.
+
+Meaulnes s'était mêlé au groupe des jeunes hommes et rien ne pouvait le
+distinguer de ses compagnons, sinon sa haute taille: encore y avait-il
+là des jeunes gens presque aussi grands que lui. Il ne fit rien qui pût
+le désigner à l'attention, pas un geste ni un pas en avant. Je le
+voyais, vêtu de gris, immobile, regardant fixement, comme tous les
+autres, la si belle jeune fille qui venait. A la fin, pourtant, d'un
+mouvement inconscient et gêné, il avait passé sa main sur sa tête nue,
+comme pour cacher, au milieu de ses compagnons aux cheveux bien peignés,
+sa rude tête rasée de paysan.
+
+Puis le groupe entoura Mlle de Galais. On lui présenta les jeunes filles
+et les jeunes gens qu'elle ne connaissait pas... Le tour allait venir de
+mon compagnon; et je me sentais aussi anxieux qu'il pouvait l'être. Je
+me disposais à faire moi-même cette présentation.
+
+Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune fille s'avançait vers lui
+avec une décision et une gravité surprenantes:
+
+"Je reconnais Augustin Meaulnes", dit-elle.
+
+Et elle lui tendit la main.
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+La partie de plaisir (fin).
+
+De nouveaux venus s'approchèrent presque aussitôt pour saluer Yvonne de
+Galais, et les deux jeunes gens se trouvèrent séparés. Un malheureux
+hasard voulut qu'ils ne fussent point réunis pour le déjeuner à la même
+petite table. Mais Meaulnes semblait avoir repris confiance et courage.
+A plusieurs reprises, comme je me trouvais isolé entre Delouche et M. de
+Galais, je vis de loin mon compagnon qui me faisait, de la main, un
+signe d'amitié.
+
+C'est vers la fin de la soirée seulement, lorsque les jeux, la baignade,
+les conversations, les promenades en bateau dans l'étang voisin se
+furent un peu partout organisés, que Meaulnes, de nouveau, se trouva en
+présence de la jeune fille. Nous étions à causer avec Delouche, assis
+sur des chaises de jardin que nous avions apportées lorsque, quittant
+délibérément un groupe de jeune gens ou elle paraissait s'ennuyer, Mlle
+de Galais s'approcha de nous. Elle nous demanda, je me rappelle pourquoi
+nous ne canotions pas sur le lac des Aubiers, comme les autres.
+
+"Nous avions fait quelques tours cet après-midi, répondis-je. Mais cela
+est bien monotone et nous avons été vite fatigués.
+
+--Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la rivière? dit-elle.
+
+--Le courant est trop fort, nous risquerions d'être emportés.
+
+--Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot à pétrole ou un bateau à
+vapeur comme celui d'autrefois.
+
+--Nous ne l'avons plus, dit-elle presque à voix basse, nous l'avons
+vendu".
+
+Et il se fit un silence gêné.
+
+Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait rejoindre M. de Galais.
+
+"Je saurai bien, dit-il, où le trouver".
+
+Bizarrerie du hasard! Ces deux êtres si parfaitement dissemblables
+s'étaient plu et depuis le matin ne se quittaient guère. M. de Galais
+m'avait pris à part un instant, au début de la soirée, pour me dire que
+j'avais là un ami plein de tact, de déférence et de qualités. Peut-être
+même avait-il été jusqu'à lui confier le secret de l'existence de
+Bélisaire et le lieu de sa cachette.
+
+Je pensai moi aussi à m'éloigner, mais je sentais les deux jeunes gens
+si gênés, si anxieux l'un en face de l'autre, que je jugeai prudent de
+ne pas le faire...
+
+Tant de discrétion de la part de Jasmin, tant de précaution de la mienne
+servirent à peu de chose. Ils parlèrent. Mais invariablement, avec un
+entêtement dont il ne se rendait certainement pas compte, Meaulnes en
+revenait à toutes les merveilles de jadis. Et chaque fois la jeune fille
+au supplice devait lui répéter que tout était disparu: la vieille
+demeure si étrange et si compliquée, abattue; le grand étang, asséché,
+comblé; et dispersés, les enfants aux charmants costumes...
+
+"Ah!" faisait simplement Meaulnes avec désespoir et comme si chacune de
+ces disparitions lui eût donné raison contre la jeune fille ou contre
+moi...
+
+Nous marchions côte à côte... Vainement j'essayais de faire diversion à
+la tristesse qui nous gagnait tous les trois. D'une question abrupte,
+Meaulnes, de nouveau, cédait à son idée fixe. Il demandait des
+renseignements sur tout ce qu'il avait vu autrefois: les petites filles,
+le conducteur de la vieille berline, les poneys de la course. "Les
+poneys sont vendus aussi? Il n'y a plus de chevaux au Domaine?..."
+
+Elle répondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne parla pas de Bélisaire.
+
+Alors il évoqua les objets de sa chambre: les candélabres, la grande
+glace, le vieux luth brisé... Il s'enquérait de tout cela, avec une
+passion insolite, comme s'il eût voulu se persuader que rien ne
+subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne lui rapporterait
+pas une épave capable de prouver qu'ils n'avaient pas rêvé tous les
+deux, comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un caillou et des
+algues.
+
+Mlle de Galais et moi, nous ne pûmes nous empêcher de sourire
+tristement: elle se décida à lui expliquer:
+
+"Vous ne reverrez pas le beau château que nous avions arrangé, monsieur
+de Galais et moi, pour le pauvre Frantz. "Nous passions notre vie à
+faire ce qu'il demandait. C'était un être si étrange, si charmant! Mais
+tout a disparu avec lui le soir de ses fiançailles manquées. "Déjà
+monsieur de Galais était ruiné sans que nous le sachions. Frantz avait
+fait des dettes et ses anciens camarades--apprenant sa disparition--
+ont aussitôt réclamé auprès de nous. Nous sommes devenus pauvres; madame
+de Galais est morte et nous avons perdu tous nos amis en quelques jours.
+"Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il retrouve ses amis et sa
+fiancée; que la noce interrompue se fasse et peut-être tout reviendra-t-
+il comme c'était autrefois. Mais le passé peut-il renaître?
+
+--Qui sait!" dit Meaulnes pensif. Et il ne demanda plus rien.
+
+Sur l'herbe courte et légèrement jaune déjà, nous marchions tous les
+trois sans bruit: Augustin avait à sa droite près de lui la jeune fille
+qu'il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait une de ces dures
+questions, elle tournait vers lui lentement, pour lui répondre, son
+charmant visage inquiet; et une fois, en lui parlant, elle avait posé
+doucement sa main sur son bras, d'un geste plein de confiance et de
+faiblesse. Pourquoi le grand Meaulnes était-il là comme un étranger,
+comme quelqu'un qui n'a pas trouvé ce qu'il cherchait et que rien
+d'autre ne peut intéresser? Ce bonheur-là, trois ans plus tôt, il n'eût
+pu le supporter sans effroi, sans folie, peut-être. D'où venait donc ce
+vide, cet éloignement, cette impuissance à être heureux, qu'il y avait
+en lui, à cette heure?
+
+Nous approchions du petit bois où le matin M. de Galais avait attaché
+Bélisaire; le soleil vers son déclin allongeait nos ombres sur l'herbe;
+à l'autre bout de la pelouse, nous entendions, assourdis par
+l'éloignement, comme un bourdonnement heureux, les voix des joueurs et
+des fillettes, et nous restions silencieux dans ce calme admirable,
+lorsque nous entendîmes chanter de l'autre côté du bois, dans la
+direction des Aubiers, la ferme du bord de l'eau. C'était la voix jeune
+et lointaine de quelqu'un qui mène ses bêtes à l'abreuvoir, un air
+rythmé comme un air de danse, mais que l'homme étirait et alanguissait
+comme une vieille ballade triste:
+
+Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont
+rouges... Adieu, sans retour!...
+
+Meaulnes avait levé la tête et écoutait. Ce n'était rien qu'un de ces
+airs que chantaient les paysans attardés, au Domaine sans nom, le
+dernier soir de la fête, quand déjà tout s'était écroulé... Rien qu'un
+souvenir--le plus misérable--de ces beaux jours qui ne reviendraient
+plus.
+
+"Mais vous l'entendez? dit Meaulnes à mi-voix. Oh! je vais aller voir
+qui c'est". Et, tout de suite, il s'engagea dans le petit bois. Presque
+aussitôt la voix se tut; on entendit encore une seconde l'homme siffler
+ses bêtes en s'éloignant; puis plus rien...
+
+Je regardai la jeune fille. Pensive et accablée, elle avait les yeux
+fixés sur le taillis où Meaulnes venait de disparaître. Que de fois,
+plus tard, elle devait regarder ainsi, pensivement, le passage par où
+s'en irait à jamais le grand Meaulnes!
+
+Elle se tourna vers moi:
+
+"Il n'est pas heureux", dit-elle douloureusement.
+
+Elle ajouta:
+
+"Et peut-être que je ne puis rien pour lui?..."
+
+J'hésitais à répondre, craignant que Meaulnes, qui devait d'un saut
+avoir gagné la ferme et qui maintenant revenait par le bois, ne surprît
+notre conversation. Mais j'allais l'encourager cependant; lui dire de ne
+pas craindre de brusquer le grand gars; qu'un secret sans doute le
+désespérait et que jamais de lui-même il ne se confierait à elle ni à
+personne--lorsque soudain, de l'autre côté du bois, partit un cri; puis
+nous entendîmes un piétinement comme d'un cheval qui pétarade et le
+bruit d'une dispute à voix entrecoupées... Je compris tout de suite
+qu'il était arrivé un accident au vieux Bélisaire et je courus vers
+l'endroit d'où venait tout le tapage. Mlle de Galais me suivit de loin.
+Du fond de la pelouse on avait dû remarquer notre mouvement, car
+j'entendis, au moment où j'entrai dans le taillis, les cris des gens qui
+accouraient.
+
+Le vieux Bélisaire, attaché trop bas, s'était pris une patte de devant
+dans sa longe; il n'avait pas bougé jusqu'au moment où M. de Galais et
+Delouche, au cours de leur promenade, s'étaient approchés de lui;
+effrayé, excité par l'avoine insolite qu'on lui avait donnée, il s'était
+débattu furieusement; les deux hommes avaient essayé de le délivrer,
+mais si maladroitement qu'ils avaient réussi à l'empêtrer davantage,
+tout en risquant d'essuyer de dangereux coups de sabots. C'est à ce
+moment que par hasard Meaulnes, revenant des Aubiers, était tombé sur le
+groupe. Furieux de tant de gaucherie, il avait bousculé les deux hommes
+au risque de les envoyer rouler dans le buisson. Avec précaution mais en
+un tour de main il avait délivré Bélisaire. Trop tard, car le mal était
+déjà fait; le cheval devait avoir un nerf foulé, quelque chose de brisé
+peut-être, car il se tenait piteusement la tête basse, sa selle à demi
+dessanglée sur le dos, une patte repliée sous son ventre et toute
+tremblante. Meaulnes, penché, le tâtait et l'examinait sans rien dire.
+
+Lorsqu'il releva la tête, presque tout le monde était là rassemblé, mais
+il ne vit personne. Il était fâché rouge.
+
+"Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu l'attacher de la sorte! Et lui
+laisser sa selle sur le dos toute la journée? Et qui a eu l'audace de
+seller ce vieux cheval, bon tout au plus pour une carriole".
+
+Delouche voulut dire quelque chose--tout prendre sur lui.
+
+"Tais-toi donc! C'est ta faute encore. Je t'ai vu tirer bêtement sur sa
+longe pour le dégager".
+
+Et se baissant de nouveau, il se remit à frotter le jarret du cheval
+avec le plat de la main.
+
+M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le tort de vouloir sortir
+de sa réserve. Il bégaya:
+
+"Les officiers de marine ont l'habitude... Mon cheval...
+
+--Ah! il est à vous?" dit Meaulnes un peu calmé, très rouge, en tournant
+la tête de côté vers le vieillard.
+
+Je crus qu'il allait changer de ton, faire des excuses. Il souffla un
+instant. Et je vis alors qu'il prenait un plaisir amer et désespéré à
+aggraver la situation, à tout briser à jamais, en disant avec insolence:
+
+"Eh bien je ne vous fais pas mon compliment".
+
+Quelqu'un suggéra:
+
+"Peut-être que de l'eau fraîche... En le baignant dans le gué...
+
+--Il faut, dit Meaulnes sans répondre, emmener tout de suite ce vieux
+cheval, pendant qu'il peut encore marcher,--et il n'y a pas de temps à
+perdre!--le mettre à l'écurie et ne jamais plus l'en sortir".
+
+Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussitôt. Mais Mlle de Galais les
+remercia vivement. Le visage en feu, prête à fondre en larmes, elle dit
+au revoir à tout le monde, et même à Meaulnes décontenancé, qui n'osa
+pas la regarder. Elle prit la bête par les rênes, comme on donne à
+quelqu'un la main, plutôt pour s'approcher d'elle davantage que pour la
+conduire... Le vent de cette fin d'été était si tiède sur le chemin des
+Sablonnières qu'on se serait cru au mois de mai, et les feuilles des
+haies tremblaient à la brise du sud... Nous la vîmes partir ainsi, son
+bras a demi sorti du manteau, tenant dans sa main étroite la grosse-rêne
+de cuir. Son père marchait péniblement à côté d'elle...
+
+Triste fin de soirée! Peu à peu, chacun ramassa ses paquets, ses
+couverts; on plia les chaises, on démonta les tables; une à une, les
+voitures chargées de bagages et de gens partirent, avec des chapeaux
+levés et des mouchoirs agités. Les derniers nous restâmes sur le terrain
+avec mon oncle Florentin, qui ruminait comme nous, sans rien dire, ses
+regrets et sa grosse déception.
+
+Nous aussi, nous partîmes, emportés vivement, dans notre voiture bien
+suspendue, par notre beau cheval alezan. La roue grinça au tournant dans
+le sable et bientôt, Meaulnes et moi, qui étions assis sur le siège de
+derrière, nous vîmes disparaître sur la petite route l'entrée du chemin
+de traverse que le vieux Bélisaire et ses maîtres avaient pris...
+
+Mais alors mon compagnon--l'être que je sache au monde le plus
+incapable de pleurer--tourna soudain vers moi son visage bouleversé par
+une irrésistible montée de larmes.
+
+"Arrêtez, voulez-vous? dit-il en mettant la main sur l'épaule de
+Florentin. Ne vous occupez pas de moi? Je reviendrai tout seul, à pied".
+
+Et d'un bond, la main au garde-boue de la voiture, il sauta à terre. A
+notre stupéfaction, rebroussant chemin, il se prit à courir, et courut
+jusqu'au petit chemin que nous venions de passer, les chemin des
+Sablonnières. Il dut arriver au Domaine par cette allée de sapins qu'il
+avait suivie jadis, où il avait entendu, vagabond caché dans les basses
+branches, la conversation mystérieuse des beaux enfants inconnus...
+
+Et c'est ce soir-là, avec des sanglots, qu'il demanda en mariage Mlle de
+Galais.
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+Le jour des noces.
+
+C'est un jeudi, au commencement de février, un beau jeudi soir glacé, où
+le grand vent souffle. Il est trois heures et demie, quatre heures...
+Sur les haies, auprès des bourgs, les lessives sont étendues depuis midi
+et sèchent à la bourrasque. Dans chaque maison, le feu de la salle à
+manger fait luire tout un reposoir de joujoux vernis. Fatigué de jouer,
+l'enfant s'est assis auprès de sa mère et il lui fait raconter la
+journée de son mariage...
+
+Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n'a qu'à monter dans son
+grenier et il entendra, jusqu'au soir, siffler et gémir les naufrages;
+il n'a qu'à s'en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son
+foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer.
+Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, au bord d'un chemin boueux,
+la maison des Sablonnières, où mon ami Meaulnes est rentré avec Yvonne
+de Galais, qui est sa femme depuis midi.
+
+Les fiançailles ont duré cinq mois. Elles ont été paisibles, aussi
+paisibles que la première entrevue avait été mouvementée. Meaulnes est
+venu très souvent aux Sablonnières, à bicyclette ou en voiture. Plus de
+deux fois par semaine, cousant ou lisant près de la grande fenêtre qui
+donne sur la lande et les sapins, Mlle de Galais a vu tout d'un coup sa
+haute silhouette rapide passer derrière le rideau, car il vient toujours
+par l'allée détournée qu'il a prise autrefois. Mais c'est la seule
+allusion--tacite--qu'il fasse au passé. Le bonheur semble avoir
+endormi son étrange tourment.
+
+De petits événements ont fait date pendant ces cinq calmes mois. On m'a
+nommé instituteur au hameau de Saint-Benoist-des-Champs. Saint-Benoist
+n'est pas un village. Ce sont des fermes disséminées à travers la
+campagne, et la maison d'école est complètement isolée sur une côte au
+bord de la route. Je mène une vie bien solitaire; mais, en passant par
+les champs, il ne faut que trois quarts d'heure de marche pour gagner
+les Sablonnières.
+
+Delouche est maintenant chez son oncle, qui est entrepreneur de
+maçonnerie au Vieux-Nançay. Ce sera bientôt lui le patron. Il vient
+souvent me voir. Meaulnes, sur la prière de Mlle de Galais, est
+maintenant très aimable avec lui.
+
+Et ceci explique comment nous sommes là tous deux à rôder, vers quatre
+heures de l'après-midi, alors que les gens de la noce sont déjà tous
+repartis.
+
+Le mariage s'est fait à midi, avec le plus de silence possible, dans
+l'ancienne chapelle des Sablonnières qu'on n'a pas abattue et que les
+sapins cachent à moitié sur le versant de la côte prochaine. Après un
+déjeuner rapide, la mère de Meaulnes, M. Seurel et Millie, Florentin et
+les autres sont remontés en voiture. Il n'est resté que Jasmin et moi...
+
+Nous errons à la lisière des bois qui sont derrière la maison des
+Sablonnières, au bord du grand terrain en friche, emplacement ancien du
+Domaine aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer et sans savoir
+pourquoi, nous sommes remplis d'inquiétude. En vain nous essayons de
+distraire nos pensées et de tromper notre angoisse en nous montrant, au
+cours de notre promenade errante, les bauges des lièvres et les petits
+sillons de sable où les lapins ont gratté fraîchement... un collet
+tendu... la trace d'un braconnier... Mais sans cesse nous revenons à ce
+bord du taillis, d'ou l'on découvre la maison silencieuse et fermée...
+
+Au bas de la grande croisée qui donne sur les sapins, il y a un balcon
+de bois, envahi par les herbes folles, que couche le vent. Une lueur
+comme d'un feu allumé se reflète sur les carreaux de la fenêtre. De
+temps à autre, une ombre passe. Tout autour, dans les champs
+environnants, dans le potager, dans le seule ferme qui reste des
+anciennes dépendances, silence et solitude. Les métayers sont partis au
+bourg pour fêter le bonheur de leurs maîtres.
+
+De temps à autre, le vent chargé d'une buée qui est presque de la pluie
+nous mouille la figure et nous apporte la parole perdue d'un piano. Là-
+bas, dans la maison fermée, quelqu'un joue. Je m'arrête un instant pour
+écouter en silence. C'est d'abord comme une voix tremblante qui, de très
+loin, ose à peine chanter sa joie... C'est comme le rire d'une petite
+fille qui, dans sa chambre, a été chercher tous ses jouets et les répand
+devant son ami. Je pense aussi à la joie craintive encore d'une femme
+qui a été mettre une belle robe et qui vient la montrer et ne sait pas
+si elle plaira... Cet air que je ne connais pas, c'est aussi une prière,
+une supplication au bonheur de ne pas être trop cruel, un salut et comme
+un agenouillement devant le bonheur...
+
+Je pense: "Ils sont heureux enfin. Meaulnes est là-bas près d'elle..."
+
+Et savoir cela, en être sûr, suffit au contentement parfait du brave
+enfant que je suis.
+
+A ce moment, tout absorbé, le visage mouillé par le vent de la plaine
+comme par l'embrun de la mer, je sens qu'on me touche l'épaule:
+
+"Ecoute!" dit Jasmin tout bas.
+
+Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger; et, lui-même, la tête
+inclinée, le sourcil froncé, il écoute...
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+L'appel de Frantz.
+
+"Hou-ou!"
+
+Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel sur deux notes,
+haute et basse, que j'ai déjà entendu jadis... Ah! je me souviens: c'est
+le cri du grand comédien lorsqu'il hélait son jeune compagnon à la
+grille de l'école. C'est l'appel à quoi Frantz nous avait fait jurer de
+nous rendre, n'importe où et n'importe quand. Mais que demande-t-il ici,
+aujourd'hui, celui-là?
+
+"Cela vient de la grande sapinière à gauche, dis-je à mi-voix. C'est un
+braconnier sans doute".
+
+Jasmin secoua la tête:
+
+"Tu sais bien que non", dit-il?
+
+Puis, plus bas:
+
+"Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis ce matin. J'ai surpris
+Ganache à onze heures en train de guetter dans un champ auprès de la
+chapelle. Il a détalé en m'apercevant. Ils sont venus de loin peut-être
+à bicyclette, car il était couvert de boue jusqu'au milieu du dos...
+
+--Mais que cherchent-ils?
+
+--Je n'en sais rien. Mais à coup sûr il faut que nous les chassions. Il
+ne faut pas les laisser rôder aux alentours. Ou bien toutes les folies
+vont recommencer..."
+
+Je suis de cet avis, sans l'avouer.
+
+"Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de voir ce qu'ils veulent et
+de leur faire entendre raison..."
+
+Lentement, silencieusement, nous nous glissons donc en nous baissant à
+travers le taillis jusqu'à la grande sapinière, d'où part, à intervalles
+réguliers, ce cri prolongé qui n'est pas en soi plus triste qu'autre
+chose, mais qui nous semble à tous les deux de sinistre augure.
+
+Il est difficile, dans cette partie du bois de sapins, où le regard
+s'enfonce entre les troncs régulièrement plantés, de surprendre
+quelqu'un et de s'avancer sans être vu. Nous n'essayons même pas. Je me
+poste à l'angle du bois. Jasmin va ce placer à l'angle opposé, de façon
+à commander comme moi, de l'extérieur, deux des côtés du rectangle et à
+ne pas laisser fuir l'un des bohémiens sans le héler. Ces dispositions
+prises, je commence à jouer mon rôle d'éclaireur pacifique et j'appelle:
+
+"Frantz!...
+
+"...Frantz! Ne craignez rien. C'est moi, Seurel; je voudrais vous
+parler..."
+
+Un instant de silence; je vais me décider à crier encore, lorsque, au
+coeur même de la sapinière, où mon regard n'atteint pas tout à fait, une
+voix commande:
+
+"Restez où vous êtes: il va venir vous trouver".
+
+Peu à peu, entre les grands sapins que l'éloignement fait paraître
+serrés, je distingue la silhouette du jeune homme qui s'approche. Il
+paraît couvert de boue et mal vêtu; des épingles de bicyclette serrent
+le bas de son pantalon, une vieille casquette à ancre est plaquée sur
+ses cheveux trop longs; je vois maintenant sa figure amaigrie. Il semble
+avoir pleuré.
+
+S'approchant de moi, résolument:
+
+"Que voulez-vous? demande-t-il d'un air très insolent.
+
+--Et vous-même, Frantz, que faites-vous ici? Pourquoi venez-vous
+troubler ceux qui sont heureux? Qu'avez-vous à demander? Dites-le".
+
+Ainsi interrogé directement, il rougit un peu, balbutie, répond
+seulement:
+
+"Je suis malheureux, moi, je suis malheureux".
+
+Puis, la tête dans le bras, appuyé à un tronc d'arbre, il se prend à
+sangloter amèrement. Nous avons fait quelques pas dans la sapinière.
+L'endroit est parfaitement silencieux. Pas même la voix du vent que les
+grands sapins de la lisière arrêtent. Entre les troncs réguliers se
+répète et s'éteint le bruit des sanglots étouffés du jeune homme.
+J'attendis que cette crise s'apaise et je dis, en lui mettant la main
+sur l'épaule:
+
+"Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous mènerai auprès d'eux. Ils vous
+accueilleront comme un enfant perdu qu'on a retrouvé et toute sera
+fini".
+
+Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix assourdie par les larmes,
+malheureux, entêté, colère, il reprenait:
+
+"Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi? Pourquoi ne répond-il pas quand
+je l'appelle? Pourquoi ne tient-il pas sa promesse?
+
+--Voyons, Frantz, répondis-je, le temps des fantasmagories et des
+enfantillages est passé. Ne troublez pas avec des folies le bonheur de
+ceux que vous aimez; de votre soeur et d'Augustin Meaulnes.
+
+--Mais lui seul peut me sauver, vous le savez bien. Lui seul est capable
+de retrouver la trace que je cherche. Voilà bientôt trois ans que
+Ganache et moi nous battons toute la France sans résultat. Je n'avais
+plus confiance qu'en votre ami. Et voici qu'il ne répond plus. Il a
+trouvé son amour, lui. Pourquoi maintenant, ne pense-t-il pas à moi? Il
+faut qu'il se mette en route. Yvonne le laissera bien partir... Elle ne
+m'a jamais rien refusé".
+
+Il me montrait un visage où, dans la poussière et la boue, les larmes
+avaient tracé des sillons sales, un visage de vieux gamin épuisé et
+battu. Ses yeux étaient cernés de taches de rousseur; son menton, mal
+rasé; ses cheveux trop longs traînaient sur son col sale. Les mains dans
+les poches, il grelottait. Ce n'était plus ce royal enfant en guenilles
+des années passées. De coeur, sans doute, il était plus enfant que
+jamais: impérieux, fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet
+enfantillage était pénible à supporter chez ce garçon déjà légèrement
+vieilli... Naguère, il y avait en lui tant d'orgueilleuse jeunesse que
+toute folie au monde lui paraissait permise. A présent, on était d'abord
+tenté de le plaindre pour n'avoir pas réussi sa vie; puis de lui
+reprocher ce rôle absurde de jeune héros romantique où je le voyais
+s'entêter... Et enfin je pensais malgré moi que notre beau Frantz aux
+belles amours avait dû se mettre à voler pour vivre, tout comme son
+compagnon Ganache... Tant d'orgueil avait abouti à cela!
+
+"Si je vous promets, dis-je enfin, après avoir réfléchi, que dans
+quelques jours Meaulnes se mettra en campagne pour vous, rien que pour
+vous?...
+
+--Il réussira, n'est-ce pas? Vous en êtes sûr? me demanda-t-il en
+claquant des dents.
+
+--Je le pense. Tout devient possible avec lui!
+
+--Et comment le saurai-je? Qui me le dira?
+
+--Vous reviendrez ici dans un an exactement, à cette même heure: vous
+trouverez la jeune fille que vous aimez".
+
+Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler les nouveaux époux, mais
+m'enquérir auprès de la tante Moinel et faire diligence moi-même pour
+trouver la jeune fille.
+
+Le bohémien me regardait dans les yeux avec une volonté de confiance
+vraiment admirable. Quinze ans, il avait encore et tout de même quinze
+ans!--l'âge que nous avions à Sainte-Agathe, le soir du balayage des
+classes, quand nous fîmes tous les trois ce terrible serment enfantin.
+
+Le désespoir le reprit lorsqu'il fut obligé de dire:
+
+"Eh bien, nous allons partir".
+
+Il regarda, certainement avec un grand serrement de coeur, tous ces bois
+d'alentour qu'il allait de nouveau quitter.
+
+"Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les routes d'Allemagne. Nous
+avons laissé nos voitures au loin. Et depuis trente heures, nous
+marchions sans arrêt. Nous pensions arriver à temps pour emmener
+Meaulnes avant le mariage et chercher avec lui ma fiancée, comme il a
+cherché le Domaine des Sablonnières".
+
+Puis, repris par sa terrible puérilité:
+
+"Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant, parce que si je le
+rencontrais ce serait affreux".
+
+Peu à peu, entre les sapins, je vis disparaître sa silhouette grise.
+J'appelai Jasmin et nous allâmes reprendre notre faction. Mais presque
+aussitôt, nous aperçûmes, là-bas, Augustin qui fermait les volets de la
+maison et nous fûmes frappés par l'étrangeté de son allure.
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+Les gens heureux.
+
+Plus tard, j'ai su par le menu détail tout ce qui s'était passé là-
+bas...
+
+Dans le salon des Sablonnières, dès le début de l'après-midi, Meaulnes
+et sa femme, que j'appelle encore Mlle de Galais, sont restés
+complètement seuls. Tous les invités partis, le vieux M. de Galais a
+ouvert la porte, laissant une seconde le grand vent pénétrer dans la
+maison et gémir; puis il s'est dirigé vers le Vieux-Nançais et ne
+reviendra qu'à l'heure du dîner, pour fermer tout à clef et donner des
+ordres à la métairie. Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant
+jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans
+feuilles qui cogne la vitre, du côté de la lande. Comme deux passagers
+dans un bateau à la dérive, ils sont, dans le grand vent d'hiver, deux
+amants enfermés avec le bonheur.
+
+"Le feu menace de s'éteindre" dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre
+une bûche dans le coffre.
+
+Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même le bois dans le feu.
+
+Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils restèrent là,
+debout, l'un devant l'autre, étouffés comme par une grande nouvelle qui
+ne pouvait pas se dire.
+
+Le vent roulait avec le bruit d'une rivière débordée. De temps à autre
+une goutte d'eau, diagonalement, comme sur la portière d'un train,
+rayait la vitre.
+
+Alors la jeune fille s'échappa. Elle ouvrit la porte du couloir et
+disparut avec un sourire mystérieux. Un instant, dans la demi-obscurité,
+Augustin resta seul... Le tic tac d'une petite pendule faisait penser à
+la salle à manger de Sainte-Agathe... Il songea sans doute: "C'est donc
+ici la maison tant cherchée, le couloir jadis plein de chuchotements et
+de passages étranges..."
+
+C'est à ce moment qu'il dut entendre--Mlle de Galais me dit plus tard
+l'avoir entendu aussi--le premier cri de Frantz, tout près de la
+maison.
+
+La jeune femme, alors, eut beau lui montrer les choses merveilleuses
+dont elle était chargée: ses jouets de petite fille, toutes ses
+photographies d'enfant: elle en cantinière, elle et Frantz sur les
+genoux de leur mère, qui était si jolie... puis tout ce qui restait de
+ses sages petites robes de jadis: "jusqu'à celle-ci que je portais,
+voyez, vers le temps où vous alliez bientôt me connaître, où vous
+arriviez, je crois, au cours de Sainte-Agathe...", Meaulnes ne voyait
+plus rien et n'entendait plus rien.
+
+Un instant pourtant il parut ressaisi par la pensée de son
+extraordinaire, inimaginable bonheur:
+
+"Vous êtes là--dit-il sourdement, comme si le dire seulement donnait le
+vertige--vous passez auprès de la table et votre main s'y pose un
+instant..."
+
+Et encore:
+
+"Ma mère, lorsqu'elle était jeune femme, penchait ainsi légèrement son
+buste sur sa taille pour me parler... Et quand elle se mettait au
+piano..."
+
+Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne vînt. Mais il
+faisait sombre dans ce coin du salon et l'on fut obligé d'allumer une
+bougie. L'abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille, augmentait ce
+rouge dont elle était marquée aux pommettes et qui était le signe d'une
+grande anxiété.
+
+Là-bas, à la lisière du bois, je commençai d'entendre cette chanson
+tremblante que nous apportait le vent, coupée bientôt par le second cri
+des deux fous, qui s'étaient rapprochés de nous dans les sapins.
+
+Longtemps Meaulnes écouta la jeune fille en regardant silencieusement
+par une fenêtre. Plusieurs fois il se tourna vers le doux visage plein
+de faiblesse et d'angoisse. Puis il s'approcha d'Yvonne et, très
+légèrement, il mit sa main sur son épaule. Elle sentit doucement peser
+auprès de son cou cette caresse à laquelle il aurait fallu savoir
+répondre.
+
+"Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer les volets. Mais ne cessez
+pas de jouer..."
+
+Que se passe-t-il alors dans ce coeur obscur et sauvage? Je me le suis
+souvent demandé et je ne l'ai su que lorsqu'il fut trop tard. Remords
+ignorés? Regrets inexplicables? Peur de voir s'évanouir bientôt entre
+ses mains ce bonheur inouï qu'il tenait si serré? Et alors tentation
+terrible de jeter irrémédiablement à terre, tout de suite, cette
+merveille qu'il avait conquise?
+
+Il sortit lentement, silencieusement après avoir regardé sa jeune femme
+une fois encore. Nous le vîmes, de la lisière du bois, fermer d'abord
+avec hésitation un volet, puis regarder vaguement vers nous, en fermer
+un autre, et soudain s'enfuir à toutes jambes dans notre direction. Il
+arriva près de nous avant que nous eussions pu songer à nous dissimuler
+davantage. Il nous aperçut, comme il allait franchir une petite haie
+récemment plantée et qui formait la limite d'un pré. Il fit un écart. Je
+me rappelle son allure hagarde, son air de bête traquée... Il fit mine
+de revenir sur ses pas pour franchir la haie du côté du petit ruisseau.
+
+Je l'appelai.
+
+"Meaulnes!... Augustin!..."
+
+Mais il ne tournait pas même la tête. Alors, persuadé que cela seulement
+pourrait le retenir:
+
+"Frantz est là, criai-je. Arrête!"
+
+Il s'arrêta enfin. Haletant et sans me laisser le temps de préparer ce
+que je pourrais dire:
+
+"Il est là! dit-il. Que réclame-t-il?
+
+--Il est malheureux, répondis-je. Il venait te demander de l'aide, pour
+retrouver ce qu'il a perdu.
+
+--Ah! fit-il, baissant la tête. Je m'en doutais bien. J'avais beau
+essayer d'endormir cette pensée-là... Mais où est-il? Raconte vite".
+
+Je dis que Frantz venait de partir et que certainement on ne le
+rejoindrait plus maintenant. Ce fut pour Meaulnes une grande déception.
+Il hésita, fit deux ou trois pas, s'arrêta. Il paraissait au comble de
+l'indécision et du chagrin. Je lui racontai ce que j'avais promis en son
+nom au jeune homme. Je dis que je lui avais donné rendez-vous dans un an
+à la même place.
+
+Augustin, si calme en général, était maintenant dans un état de
+nervosité et d'impatience extraordinaires:
+
+"Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais oui, sans doute, je puis le
+sauver. Mais il faut que ce soit tout de suite. Il faut que je le voie,
+que je lui parle, qu'il me pardonne et que je répare tout... Autrement
+je ne peux plus me présenter là-bas..."
+
+Et il se tourna vers la maison des Sablonnières.
+
+"Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine que tu lui as faite, tu es
+en train de détruire ton bonheur.
+
+--Ah! si ce n'était que cette promesse", fit-il. Et ainsi je connus
+qu'autre chose liait les deux jeunes hommes, mais sans pouvoir deviner
+quoi.
+
+"En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de courir. Ils sont maintenant
+en route pour l'Allemagne".
+
+Il allait répondre, lorsqu'une figure échevelée, hagarde, se dressa
+entre nous. C'était Mlle de Galais. Elle avait dû courir, car elle avait
+le visage baigné de sueur. Elle avait dû tomber et se blesser, car elle
+avait le front écorché au-dessus de l'oeil droit et du sang figé dans
+les cheveux.
+
+Il m'est arrivé, dans les quartiers pauvres de Paris, de voir soudain,
+descendue dans la rue, séparé par des agents intervenus dans la
+bataille, un ménage qu'on croyait heureux, uni, honnête. Le scandale a
+éclaté tout d'un coup, n'importe quand, à l'instant de se mettre à
+table, le dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter la fête du
+petit garçon.... et maintenant tout est oublié, saccagé. L'homme et la
+femme, au milieu du tumulte, ne sont plus que deux démons pitoyables et
+les enfants en larmes se jettent contre eux, les embrassent étroitement,
+les supplient de se taire et de ne plus se battre.
+
+Mlle de Galais, quand elle arriva près de Meaulnes, me fit penser à un
+de ces enfants-là, à un de ces pauvres enfants affolés. Je crois que
+tous ses amis, tout un village, tout un monde l'eût regardée, qu'elle
+fût accourue tout de même, qu'elle fût tombée de la même façon,
+échevelée, pleurante, salie.
+
+Mais quand elle eut compris que Meaulnes était bien là, que cette fois
+du moins, il ne l'abandonnerait pas, alors elles passa son bras sous le
+sien, puis elle ne put s'empêcher de rire au milieu de ses larmes comme
+un petit enfant. Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme
+elle avait tiré son mouchoir, Meaulnes le lui prit doucement des mains:
+avec précaution et application, il essuya le sang qui tachait la
+chevelure de la jeune fille.
+
+"Il faut rentrer, maintenant, dit-il.
+
+Et je les lassai retourner tous les deux, dans le beau grand vent du
+soir d'hiver qui leur fouettait le visage,--lui, l'aidant de la main
+aux passages difficiles; elle, souriant et se hâtant--vers leur demeure
+pour un instant abandonnée.
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+La "Maison de Frantz".
+
+Mal rassuré, en proie à une sourde inquiétude, que l'heureux dénouement
+du tumulte de la veille n'avait pas suffi à dissiper, il me fallut
+rester enfermé dans l'école pendant toute la journée du lendemain. Sitôt
+après l'heure "d'étude" qui suit la classe du soir, je pris le chemin
+des Sablonnières. La nuit tombait quand j'arrivai dans l'allée de sapins
+qui menait à la maison. Tous les volets étaient déjà clos. Je craignis
+d'être importun, en me présentant à cette heure tardive, le lendemain
+d'un mariage. Je restai fort tard à rôder sur la lisière du jardin et
+dans les terres avoisinantes, espérant toujours voir sortir quelqu'un de
+la maison fermée... Mais mon espoir fut déçu. Dans la métairie voisine
+elle-même, rien ne bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hanté par les
+imaginations les plus sombres.
+
+Le lendemain samedi, mêmes incertitudes. Le soir, je pris en hâte ma
+pèlerine, mon bâton, un morceau de pain, pour manger en route, et
+j'arrivai, quand la nuit tombait déjà, pour trouver tout fermé aux
+Sablonnières, comme la veille... Un peu de lumière au premier étage;
+mais aucun bruit; pas un mouvement... Pourtant, de la cour de la
+métairie je vis cette fois la porte de la ferme ouverte, le feu allumé
+dans la grande cuisine et j'entendis le bruit habituel des voix et des
+pas à l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me renseigner. Je ne
+pouvais rien dire ni rien demander à ces gens. Et je retournai guetter
+encore, attendre en vain, pensant toujours voir la porte s'ouvrir et
+surgir enfin la haute silhouette d'Augustin.
+
+C'est le dimanche seulement, dans l'après-midi, que je résolus de sonner
+à la porte des Sablonnières. Tandis que je grimpais les coteaux dénudés,
+j'entendais sonner au loin les vêpres du dimanche d'hiver. Je me sentais
+solitaire et désolé. Je ne sais quel pressentiment triste m'envahissait.
+Et je ne fus qu'à demi surpris lorsque, à mon coup de sonnette, je vis
+M. de Galais tout seul paraître et me parler à voix basse: Yvonne de
+Galais était alitée, avec une fièvre violente; Meaulnes avait dû partir
+dès vendredi matin pour un long voyage; on ne sait quand il
+reviendrait...
+
+Et comme le vieillard, très embarrassé, très triste, ne m'offrait pas
+d'entrer, je pris aussitôt congé de lui. La porte refermée, je restai un
+instant sur le perron, le coeur serré, dans un désarroi absolu, à
+regarder sans savoir pourquoi une branche de glycine desséchée que le
+vent balançait tristement dans un rayon de soleil.
+
+Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait depuis son séjour à Paris
+avait fini par être le plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon
+échappât à la fin à son bonheur tenace...
+
+Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins demander des nouvelles d'Yvonne
+de Galais, jusqu'au soir où, convalescente enfin, elle me fit prier
+d'entrer. Je la trouvai, assise auprès du feu, dans le salon dont la
+grande fenêtre basse donnait sur la terre et les bois. Elle n'était
+point pâle comme je l'avais imaginé, mais tout enfiévrée, au contraire,
+avec de vives taches rouges sous les yeux, et dans un état d'agitation
+extrême. Bien qu'elle parût très faible encore, elle s'était habillée
+comme pour sortir. Elle parlait peu, mais elle disait chaque phrase avec
+une animation extraordinaire, comme si elle eût voulu se persuader à
+elle-même que le bonheur n'était pas évanoui encore... Je n'ai pas gardé
+le souvenir de ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que j'en
+vins à demander avec hésitation quand Meaulnes serait de retour.
+
+"Je ne sais pas quand il reviendra", répondit-elle vivement.
+
+Il y avait une supplication dans ses yeux, et je me gardai d'en demander
+davantage.
+
+Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai avec elle auprès du feu,
+dans ce salon bas où la nuit venait plus vite que partout ailleurs.
+Jamais elle ne parlait d'elle-même ni de sa peine cachée. Mais elle ne
+se lassait pas de me faire conter par le détail notre existence
+d'écoliers de Sainte-Agathe.
+
+Elle écoutait gravement, tendrement, avec un intérêt quasi maternel, le
+récit de nos misères de grands enfants. Elle ne paraissait jamais
+surprise, pas même de nos enfantillages les plus audacieux, les plus
+dangereux. Cette tendresse attentive qu'elle tenait de M. de Galais, les
+aventures déplorables de son frère ne l'avaient point lassée. Le seul
+regret que lui inspirât le passé, c'était, je pense, de n'avoir point
+encore été pour son frère une confidente assez intime, puisque, au
+moment de sa grande débâcle, il n'avait rien osé lui dire non plus qu'à
+personne et s'était jugé perdu sans recours. Et c'était là, quand j'y
+songe, une lourde tâche qu'avait assumée la jeune femme--tâche
+périlleuse, de seconder un esprit follement chimérique comme son frère;
+tâche écrasante, quand il s'agissait de lier partie avec ce coeur
+aventureux qu'était mon ami le grand Meaulnes.
+
+De cette foi qu'elle gardait dans les rêves enfantins de son frère, de
+ce soin qu'elle apportait à lui conserver au moins des bribes de ce rêve
+dans lequel il avait vécu jusqu'à vingt ans, elle me donna un jour la
+preuve la plus touchante et je dirai presque la plus mystérieuse.
+
+Ce fut par une soirée d'avril désolée comme une fin d'automne. Depuis
+près d'un mois nous vivions dans un doux printemps prématuré, et la
+jeune femme avait repris en compagnie de M. de Galais les longues
+promenades qu'elle aimait. Mais ce jour-là, se vieillard se trouvant
+fatigué et moi-même libre, elle me demanda de l'accompagner malgré le
+temps menaçant. A plus d'une demi-lieue des Sablonnières, en longeant
+l'étang, l'orage, la pluie, la grêle nous surprirent. Sous le hangar où
+nous nous étions abrités contre l'averse interminable, le vent nous
+glaçait, debout l'un près de l'autre, pensifs, devant le paysage noirci.
+Je la revois, dans sa douce robe sévère, toute pâlie, toute tourmentée.
+
+"Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes partis depuis si longtemps.
+Qu'a-t-il pu se passer?"
+
+Mais, à mon étonnement, lorsqu'il nous fut possible enfin de quitter
+notre abri, la jeune femme, au lieu de revenir vers les Sablonnières,
+continua son chemin et me demanda de la suivre. Nous arrivâmes, après
+avoir longtemps marché, devant une maison que je ne connaissais pas,
+isolée, au bord d'un chemin défoncé qui devait aller vers Préveranges.
+C'était une petite maison bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien
+ne distinguait du type usuel dans ce pays, sinon son éloignement et son
+isolement.
+
+A voir Yvonne de Galais, on eût dit que cette maison nous appartenait et
+que nous l'avions abandonnée durant un long voyage. Elle ouvrit, en se
+penchant, une petite grille, et se hâta d'inspecter avec inquiétude le
+lieu solitaire. Une grande cour herbeuse, où des enfants avaient dû
+venir jouer pendant les longues et lentes soirées de la fin de l'hiver,
+était ravinée par l'orage. Un cerceau trempait dans une flaque d'eau.
+Dans les jardinets où les enfants avaient semé des fleurs et des pois,
+la grande pluie n'avait laissé que des traînées de gravier blanc. Et
+enfin nous découvrîmes, blottie contre le seuil d'une des portes
+mouillées, toute une couvée de poussins transpercée par l'averse.
+Presque tous étaient morts sous les ailes raidies et les plumes fripées
+de la mère.
+
+A ce spectacle pitoyable, le jeune femme eut un cri étouffé. Elle se
+pencha et, sans souci de l'eau ni de la boue, triant les poussins
+vivants d'entre les morts, elle les mit dans un pan de son manteau. Puis
+nous entrâmes dans la maison dont elle avait la clef. Quatre portes
+ouvraient sur un étroit couloir où le vent s'engouffra en sifflant.
+Yvonne de Galais ouvrit la première à notre droite et me fit pénétrer
+dans une chambre sombre, ou je distinguai, après un moment d'hésitation,
+une grande glace et un petit lit recouvert, à la mode campagnarde, d'un
+édredon de soie rouge. Quant à elle, après avoir cherché un instant dans
+le reste de l'appartement, elle revint, portant la couvée malade dans
+une corbeille garnie de duvet, qu'elle glissa précieusement sous
+l'édredon. Et, tandis qu'un rayon de soleil languissant, le premier et
+le dernier de la journée, faisait plus pâles nos visages et plus obscure
+la tombée de la nuit, nous étions là, debout, glacés et tourmentés, dans
+la maison étrange!
+
+D'instant en instant, elle allait regarder dans le nid fiévreux, enlever
+un nouveau poussin mort pour l'empêcher de faire mourir les autres. Et
+chaque fois il nous semblait que quelque chose comme un grand vent par
+les carreaux cassés du grenier, comme un chagrin mystérieux d'enfants
+inconnus, se lamentait silencieusement.
+
+"C'était ici, me dit enfin ma compagne, la maison de Frantz quand il
+était petit. Il avait voulu une maison pour lui tout seul, loin de tout
+le monde, dans laquelle il pût aller jouer, s'amuser et vivre quand cela
+lui plairait. Mon père avait trouvé cette fantaisie si extraordinaire,
+si drôle, qu'il n'avait pas refusé. Et quand cela lui plaisait, un
+jeudi, un dimanche, n'importe quand, Frantz partait habiter dans sa
+maison comme un homme. Les enfants des fermes d'alentour venaient jouer
+avec lui, l'aider à faire son ménage, travailler dans le jardin. C'était
+un jeu merveilleux! Et le soir venu, il n'avait pas peur de coucher tout
+seul. Quant à nous, nous l'admirions tellement que nous ne pensions pas
+même à être inquiets.
+
+"Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec un soupir, la
+maison est vide. Monsieur de Galais, frappé par l'âge et le chagrin, n'a
+jamais rien fait pour retrouver ni rappeler mon frère. Et que pourrait-
+il tenter?
+
+"Moi je passe ici bien souvent. Les petits paysans des environs viennent
+jouer dans la cour comme autrefois. Et je me plais à imaginer que ce
+sont les anciens amis de Frantz; que lui-même est encore un enfant et
+qu'il va revenir bientôt avec la fiancée qu'il s'était choisie.
+
+"Ces enfants-là me connaissent bien. Je joue avec eux. Cette couvée de
+petits poulets était à nous..."
+
+Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais rien dit, ce grand regret
+d'avoir perdu son frère si fou, si charmant et si admiré, il avait fallu
+cette averse et cette débâcle enfantine pour qu'elle me les confiât. Et
+je l'écoutais sans rien répondre, le coeur tout gonflé de sanglots....
+
+Les portes et la grille refermées, les poussins remis dans la cabane en
+planches qu'il y avait derrière la maison, elle reprit tristement mon
+bras et je la reconduisis.
+
+Des semaines, des mois passèrent. Epoque passée! Bonheur perdu! De celle
+qui avait été la fée, la princesse et l'amour mystérieux de toute notre
+adolescence, c'est à moi qu'il était échu de prendre le bras et de dire
+ce qu'il fallait pour adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon
+avait fui. De cette époque, de ces conversations, le soir, après la
+classe que je faisais sur la côte de Saint-Benoist-des-Champs, de ces
+promenades où la seule chose dont il eût fallu parler était la seule sur
+laquelle nous étions décidés à nous taire, que pourrais-je dire à
+présent? Je n'ai pas gardé d'autre souvenir que celui, à demi effacé
+déjà, d'un beau visage amaigri, de deux yeux dont les paupières
+s'abaissent lentement tandis qu'ils me regardent, comme pour déjà ne
+plus voir qu'un monde intérieur.
+
+Et je suis demeuré son compagnon fidèle--compagnon d'une attente dont
+nous ne parlions pas--durant tout un printemps et tout un été comme il
+n'y en aura jamais plus. Plusieurs fois, nous retournâmes, l'après-midi,
+à la maison de Frantz. Elle ouvrait les portes pour donner de l'air,
+pour que rien ne fût moisi quand le jeune ménage reviendrait. Elle
+s'occupait de la volaille à demi sauvage qui gîtait dans la basse-cour.
+Et le jeudi où le dimanche, nous encouragions les jeux des petits
+campagnards d'alentour, dont les cris et les rires, dans le site
+solitaire, faisaient paraître plus déserte et plus vide encore la petite
+maison abandonnée.
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+Conversation sous la pluie.
+
+Le mois d'août, époque des vacances, m'éloigna des Sablonnières et de la
+jeune femme. Je dus aller passer à Sainte-Agathe mes deux mois de congé.
+Je revis la grande cour sèche, le préau, la classe vide... Tout parlait
+du grand Meaulnes. Tout était rempli des souvenirs de notre adolescence
+déjà finie. Pendant ces longues journées jaunies, je m'enfermais comme
+jadis, avant la venue de Meaulnes, dans le cabinet des archives, dans
+les classes désertes. Je lisais, j'écrivais, je me souvenais... Mon père
+était à la pêche au loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du
+piano comme jadis... Et dans le silence absolu de la classe, où les
+couronnes de papier vert déchirées, les enveloppes des livres de prix,
+les tableaux épongés, tout disait que l'année était finie, les
+récompenses distribuées, tout attendais l'automne, la rentrée d'octobre
+et le nouvel effort--je pensais de même que notre jeunesse était finie
+et le bonheur manqué; moi aussi j'attendais la rentrée aux Sablonnières
+et le retour d'Augustin qui peut-être ne reviendrait jamais...
+
+Il y avait cependant une nouvelle heureuse que j'annonçai à Millie,
+lorsqu'elle se décida à m'interroger sur la nouvelle mariée. Je
+redoutais ses questions, sa façon à la fois très innocente et très
+maligne de vous plonger soudain dans l'embarras, en mettant le doigt sur
+votre pensée la plus secrète. Je coupai court à tout en annonçant que la
+jeune femme de mon ami Meaulnes serait mère au mois d'octobre.
+
+A part moi, je me rappelai le jour où Yvonne de Galais m'avait fait
+comprendre cette grande nouvelle. Il y avait eut un silence; de ma part,
+un léger embarras de jeune homme. Et j'avais dit tout de suite,
+inconsidérément, pour le dissiper--songeant trop tard à tout le drame
+que je remuais ainsi:
+
+"Vous devez être bien heureuse?"
+
+Mais elle, sans arrière-pensée, sans regret, ni remords, ni rancune,
+elle avait répondu avec un beau sourire de bonheur:
+
+"Oui, bien heureuse".
+
+Durant cette dernière semaine des vacances, qui est en général la plus
+belle et la plus romantique, semaine de grandes pluies, semaine où l'on
+commence à allumer les feux, et que je passais d'ordinaire à chasser
+dans les sapins noirs et mouillés du Vieux-Nancay, je fis mes
+préparatifs pour rentrer directement à Saint-Benoist-des-Champs. Firmin,
+ma tante Julie et mes cousines du Vieux-Nancay m'eussent posé trop de
+questions auxquelles je ne voulais pas répondre. Je renonçai pour cette
+fois à mener durant huit jours la vie enivrante de chasseur campagnard
+et je regagnai ma maison d'école quatre jours avant la rentrée des
+classes.
+
+J'arrivai avant la nuit dans la cour déjà tapissée de feuilles jaunies.
+Le voiturier parti, je déballai tristement dans la salle à manger,
+sonore et "renfermée" le paquet de provisions que m'avait fait maman...
+Après un léger repas du bout des dents, impatient, anxieux, je mis ma
+pèlerine et partis pour une fiévreuse promenade qui me mena tout droit
+aux abords des Sablonnières.
+
+Je ne voulus pas m'y introduire en intrus dès le premier soir de mon
+arrivée. Cependant, plus hardi qu'en février, après avoir tourné tout
+autour du Domaine où brillait seule la fenêtre de la jeune femme, je
+franchis, derrière la maison, la clôture du jardin et m'assis sur un
+banc, contre la haie, dans l'ombre commençante, heureux simplement
+d'être là, tout près de ce qui me passionnait et m'inquiétait le plus au
+monde.
+
+La nuit venait. Une pluie fine commençait à tomber. La tête basse, je
+regardais, sans y songer, mes souliers se mouiller peu à peu et luire
+d'eau. L'ombre m'entourait lentement et la fraîcheur me gagnait sans
+troubler ma rêverie. Tendrement, tristement, je rêvais aux chemins
+boueux de Sainte-Agathe, par ce même soir de septembre; j'imaginais la
+place pleine de brume, le garçon boucher qui siffle en allant à la
+pompe, le café illuminé, la joyeuse voiturée avec sa carapace de
+parapluies ouverts qui arrivait avant la fin des vacances, chez l'oncle
+Florentin... Et je me disais tristement: "Qu'importe tout ce bonheur,
+puisque Meaulnes, mon compagnon, ne peut pas y être, ni sa jeune
+femme..."
+
+C'est alors que, levant la tête, je la vis à deux pas de moi. Ses
+souliers, dans le sable, faisaient un bruit léger que j'avais confondu
+avec celui des gouttes d'eau de la haie. Elle avait sur la tête et les
+épaules un grand fichu de laine noire, et la pluie fine poudrait sur son
+front ses cheveux. Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle aperçu par la
+fenêtre qui donnait sur le jardin. Et elle venait vers moi. Ainsi ma
+mère, autrefois, s'inquiétait et me cherchait pour me dire: "Il faut
+rentrer", mais ayant pris goût à cette promenade sous la pluie et dans
+la nuit, elle disait seulement avec douceur: "Tu vas prendre froid!" et
+restait en ma compagnie à causer longuement...
+
+Yvonne de Galais me tendit une main brûlante, et, renonçant à me faire
+entrer aux Sablonnières, elle s'assit sur le banc moussu et vert-de-
+grisé, du côté le moins mouillé, tandis que debout, appuyé du genou à ce
+même banc, je me penchais vers elle pour l'entendre.
+
+Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir ainsi écourté mes
+vacances:
+
+"Il fallait bien, répondis-je, que je vinsse au plus tôt pour vout tenir
+compagnie.
+
+--Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je suis seule
+encore. Augustin n'est pas revenu..."
+
+Prenant ce soupir pour un regret, un reproche étouffé, je commençais à
+dire lentement:
+
+"Tant de folies dans une si noble tête! Peut-être le goût des aventures
+plus fort que tout..."
+
+Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut en ce lieu, ce soir-là, que
+pour la première et la dernière fois, elle me parla de Meaulnes.
+
+"Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, François Seurel, mon ami. Il
+n'y a que nous--il n'y a que moi de coupable. Songez à ce que nous
+avons fait...
+
+"Nous lui avons dit: "Voici le bonheur, voici ce que tu as cherché
+pendant toute ta jeunesse, voici le jeune fille qui était à la fin de
+tous tes rêves!"
+
+"Comment celui que nous poussions ainsi par les épaules n'aurait-il pas
+été saisi d'hésitation, puis de crainte, puis d'épouvante, et n'aurait-
+il pas cédé à la tentation de s'enfuir!
+
+--Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous étiez ce bonheur-
+là, cette jeune fille-là.
+
+--Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoir cette pensée
+orgueilleuse. C'est cette pensée-là qui est cause de tout.
+
+"Je vous disais: "Peut-être que je ne puis rien faire pour lui". Et au
+fond de moi, je pensais: Puisqu'il m'a tant cherchée et puisque je
+l'aime il faudra bien que je fasse son bonheur". Mais quand je l'ai vu
+près de moi, avec toute sa fièvre, son inquiétude, son remords
+mystérieux, j'ai compris que je n'étais qu'une pauvre femme comme les
+autres...
+
+"--Je ne suis pas digne de vous", répétait-il, quand ce fut le petit
+jour et la fin de la nuit de nos noces.
+
+"Et j'essayais de le consoler, de le rassurer. Rien ne calmait son
+angoisse. Alors j'ai dit: "S'il faut que vous partiez, si je suis venue
+vers vous au moment où rien ne pouvait vous rendre heureux, s'il faut
+que vous m'abandonniez un temps pour ensuite revenir apaisé près de moi,
+c'est moi qui vous demande de partir..."
+
+Dans l'ombre je vis qu'elle avait levé les yeux sur moi. C'était comme
+une confession qu'elle m'avait faite, et elle attendait, anxieusement,
+que je l'approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je dire? Certes, au
+fond de moi, je revoyais le grand Meaulnes de jadis, gauche et sauvage,
+qui se faisait toujours punir plutôt que de s'excuser ou de demander une
+permission qu'on lui eût certainement accordée. Sans doute aurait-il
+fallu qu'Yvonne de Galais lui fit violence, et lui prenant la tête entre
+ses mains, lui dit: "Qu'importe ce que vous avez fait; je vous aime;
+tous les hommes ne sont-ils pas des pécheurs?" Sans doute avait-elle eu
+grand tort, par générosité, par esprit de sacrifice, de le rejeter ainsi
+sur la route des aventures... Mais comment aurais-je pu désapprouver
+tant de bonté, tant d'amour!...
+
+Il y eut un long moment de silence, pendant lequel, troublés jusques au
+fond du coeur, nous entendions la pluie froide dégoutter dans les haies
+et sous les branches des arbres.
+
+"Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. Plus rien ne nous séparait
+désormais. Et il m'a embrassée, simplement, comme un mari qui laisse sa
+jeune femme, avant un long voyage..."
+
+Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main fiévreuse, puis son bras,
+et nous remontâmes l'allée dans l'obscurité profonde.
+
+"Pourtant il ne vous a jamais écrit? demandai-je.
+
+--Jamais", répondit-elle.
+
+Et alors, la pensée nous venant à tous deux de la vie aventureuse qu'il
+menait à cette heure sur les routes de France ou d'Allemagne, nous
+commençâmes à parler de lui comme nous ne l'avions jamais fait. Détails
+oubliés, impressions anciennes nous revenaient en mémoire, tandis que
+lentement nous regagnions la maison, faisant à chaque pas de longues
+stations pour mieux échanger nos souvenirs... Longtemps--jusqu'aux
+barrières du jardin--dans l'ombre, j'entendis la précieuse voix basse
+de la jeune femme; et moi, repris par mon vieil enthousiasme, je lui
+parlais sans me lasser, avec une amitié profonde, de celui qui nous
+avait abandonnés...
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+Le fardeau.
+
+La classe devait commencer le lundi. Le samedi soir, vers cinq heures,
+une femme du Domaine entra dans la cour de l'école où j'étais occupé à
+scier du bois pour l'hiver. Elle venait m'annoncer qu'une petite fille
+était née aux Sablonnières. L'accouchement avait été difficile. A neuf
+heures du soir il avait fallu demander la sage-femme de Préveranges. A
+minuit, on avait attelé de nouveau pour aller chercher le médecin de
+Vierzon. Il avait dû appliquer les fers. La petite fille avait la tête
+blessée et criait beaucoup mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de
+Galais était maintenant très affaissée , mais elle avait souffert et
+résisté avec une vaillance extraordinaire.
+
+Je laissai là mon travail, courus revêtir un autre paletot, et content,
+en somme, de ces nouvelles, je suivis la bonne femme jusqu'aux
+Sablonnières. Avec précaution, de crainte que l'une des deux blessées ne
+fût endormie, je montai par l'étroit escalier de bois qui menait au
+premier étage. Et là, M. de Galais, le visage fatigué mais heureux me
+fit entrer dans la chambre où l'on avait provisoirement installé le
+berceau entouré de rideaux.
+
+Je n'étais jamais entré dans une maison où fût né le jour même un petit
+enfant. Que cela me paraissait bizarre et mystérieux et bon! Il faisait
+un soir si beau--un véritable soir d'été--que M. de Galais n'avait pas
+craint d'ouvrir la fenêtre qui donnait sur la cour. Accoudé près de moi
+sur l'appui de la croisée, il me racontait, avec épuisement et bonheur,
+le drame de la nuit; et moi qui l'écoutais, je sentais obscurément que
+quelqu'un d'étranger était maintenant avec nous dans la chambre...
+
+Sous les rideaux, cela se mit à crier, un petit cri aigre et prolongé...
+Alors M. de Galais me dit à demi-voix:
+
+"C'est cette blessure à la tête qui la fait crier".
+
+Machinalement--on sentait qu'il faisait cela depuis le matin et que
+déjà il en avait pris l'habitude--il se mit à bercer le petit paquet de
+rideaux.
+
+"Elle a ri déjà, dit-il, et elle prend le doigt. Mais vous ne l'avez pas
+vue?"
+
+Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure bouffie, un
+petit crâne allongé et déformé par les fers:
+
+"Ce n'est rien, dit M. de Galais, le médecin a dit que tout cela
+s'arrangerait de soi-même... Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer".
+
+Je découvrais là comme un monde ignoré. Je me sentais le coeur gonflé
+d'une joie étrange que je ne connaissais pas auparavant...
+
+M. de Galais entr'ouvrit avec précaution la porte de la chambre de la
+jeune femme. Elle ne dormait pas.
+
+"Vous pouvez entrer", dit-il.
+
+Elle était étendue, le visage enfiévré, au milieu de ses cheveux blonds
+épars. Elle me tendit la main en souriant d'un air las. Je lui fis
+compliment de sa fille. D'une voix un peu rauque, et avec une rudesse
+inaccoutumée--la rudesse de quelqu'un qui revient du combat:
+
+"Oui, mais on me l'a abîmée", dit-elle en souriant.
+
+Il fallut bientôt partir pour ne pas la fatiguer.
+
+Le lendemain dimanche, dans l'après-midi, je me rendis avec une hâte
+presque joyeuse aux Sablonnières. A la porte, un écriteau fixé avec des
+épingles arrêta le geste que je faisais déjà:
+
+Prière de ne pas sonner
+
+Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai assez fort.
+J'entendis dans l'intérieur des pas étouffés qui accouraient. Quelqu'un
+que je ne connaissais pas--et qui était le médecin de Vierzon--
+m'ouvrit:
+
+"Eh bien, qu'y a-t-il? fis-je vivement.
+
+--Chut! chut!--me répondit-il tout bas, l'air fâché. La petite fille a
+failli mourir cette nuit. Et la mère est très mal".
+
+Complètement déconcerté, je le suivis sur la pointe des pieds jusqu'au
+premier étage. La petite fille endormie dans son berceau était toute
+pâle, toute blanche, comme un petit enfant mort. Le médecin pensait la
+sauver. Quant à la mère, il m'affirmait rien... Il me donna de longues
+explications comme au seul ami de la famille. Il parla de congestion
+pulmonaire, d'embolie. Il hésitait, il n'était pas sûr... M. de Galais
+entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard et tremblant.
+
+Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir ce qu'il faisait:
+
+"Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit pas effrayée; il faut, a
+ordonné le médecin, lui persuader que cela va bien".
+
+Tout le sang à la figure, Yvonne de Galais était étendue, la tête
+renversée comme la veille. Les joues et le front rouge sombre, les yeux
+par instants révulsés, comme quelqu'un qui étouffe, elle se défendait
+contre la mort avec un courage et une douceur indicibles.
+
+Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa main en feu, avec tant
+d'amitié que je faillis éclater en sanglots.
+
+"Eh bien, eh bien, dit M. de Galais très fort, avec un enjouement
+affreux, qui semblait de folie, vous voyez que pour une malade elle n'a
+pas trop mauvaise mine!"
+
+Et je ne savais que répondre, mais je gardais dans la mienne la main
+horriblement chaude de la jeune femme mourante...
+
+Elle voulut faire un effort pour me dire quelque chose, me demander je
+ne sais quoi; elle tourna les yeux vers moi, puis vers la fenêtre, comme
+pour me faire signe d'aller dehors chercher Quelqu'un... Mais alors une
+affreuse crise d'étouffement la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un
+instant, m'avaient appelé si tragiquement, se révulsèrent; ses joues et
+son front noircirent, et elle se débattit doucement cherchant à contenir
+jusqu'à la fin son épouvante et son désespoir. On se précipita--le
+médecin et les femmes--avec un ballon d'oxygène, des serviettes, des
+flacons; tandis que le vieillard penché sur elle criait--criait comme
+si déjà elle eût été loin de lui, de sa voix rude et tremblante:
+
+"N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu n'as pas besoin d'avoir
+peur!"
+
+Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu, mais elle continua à
+suffoquer à demi, les yeux blancs, la tête renversée, luttant toujours,
+mais incapable, fût-ce un instant, pour me regarder et me parler, de
+sortir du gouffre où elle était déjà plongée.
+
+... Et comme je n'étais utile à rien, je dus me décider à partir. Sans
+doute, j'aurais pu rester un instant encore; et à cette pensée je me
+sens étreint par un affreux regret. Mais quoi? J'espérais encore. Je me
+persuadais que tout n'était pas si proche.
+
+En arrivant à la lisière des sapins, derrière la maison, songeant au
+regard de la jeune femme tourné vers la fenêtre, j'examinai avec
+l'attention d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la profondeur de
+ce bois par où Augustin était venu jadis et par où il avait fui l'hiver
+précédent. Hélas! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte; pas une
+branche qui remue. Mais, à la longue, là-bas, vers l'allée qui venait de
+Préveranges, j'entendis le son très fin d'une clochette; bientôt parut
+au détour du sentier un enfant avec une calotte rouge et une blouse
+d'écolier que suivait un prêtre... Et je partis, dévorant mes larmes.
+
+Le lendemain était le jour de la rentrée des classes. A sept heures, il
+y avait déjà deux ou trois gamins dans la cour. J'hésitai longuement à
+descendre, à me montrer. Et lorsque je parus enfin, tournant la clef de
+la classe moisie, qui était fermée depuis deux mois, ce que je redoutais
+le plus au monde arriva: je vis le plus grand des écoliers se détacher
+du groupe qui jouait sous le préau et s'approcher de moi. Il venait me
+dire que "le jeune dame des Sablonnières était morte hier à la tombée de
+la nuit".
+
+Tout se mêle pour moi, tout se confond dans cette douleur. Il me semble
+maintenant que jamais plus je n'aurai le courage de recommencer la
+classe. Rien que traverser la cour aride de l'école c'est une fatigue
+qui va me briser les genoux. Tout est pénible, tout est amer puisqu'elle
+est morte. Le monde est vide, les vacances sont finies. Finies, les
+longues courses perdues en voiture; finie, la fête mystérieuse... Tout
+redevient la peine que c'était.
+
+J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de classe ce matin. Ils s'en
+vont, par petits groupes, porter cette nouvelle aux autres à travers la
+campagne. Quant à moi, je prends mon chapeau noir, une jaquette bordée
+que j'ai, et je m'en vais misérablement vers les Sablonnières...
+
+... Me voici devant la maison que nous avions tant cherchée il y a trois
+ans! C'est dans cette maison qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin
+Meaulnes, est morte hier soir. Un étranger la prendrait pour une
+chapelle, tant il s'est fait de silence depuis hier dans ce lieu désolé.
+
+Voilà donc ce que nous réservait ce beau matin de rentrée, ce perfide
+soleil d'automne qui glisse sous les branches. Comment lutterais-je
+contre cette affreuse révolte, cette suffocante montée de larmes! Nous
+avions retrouvé la belle jeune fille. Nous l'avions conquise. Elle était
+la femme de mon compagnon et moi je l'aimais de cette amitié profonde et
+secrète qui ne se dit jamais. Je la regardais et j'étais content, comme
+un petit enfant. J'aurais un jour peut-être épousé une autre jeune
+fille, et c'est à elle la première que j'aurais confié la grande
+nouvelle secrète...
+
+Près de la sonnette, au coin de la porte, on a laissé l'écriteau d'hier.
+On a déjà apporté le cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre
+du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui m'accueille, qui me
+raconte la fin et qui entr'ouvre doucement la porte... La voici. Plus de
+fièvre ni de combats. Plus de rougeur, ni d'attente... Rien que le
+silence, et, entouré d'ouate, un dur visage insensible et blanc, un
+front mort d'où sortent les cheveux drus et durs.
+
+M. de Galais, accroupi dans un coin, nous tournant le dos, est en
+chaussettes, sans souliers, et il fouille avec une terrible obstination
+dans des tiroirs en désordre, arrachés d'une armoire. Il en sort de
+temps à autre, avec une crise de sanglots qui lui secoue les épaules
+comme une crise de rire, une photographie ancienne, déjà jaunie, de sa
+fille.
+
+L'enterrement est pour midi. Le médecin craint la décomposition rapide,
+qui suit parfois les embolies. C'est pourquoi le visage, comme tout le
+corps d'ailleurs, est entouré d'ouate imbibée de phénol.
+
+L'habillage terminé--on lui a mis son admirable robe de velours bleu
+sombre, semée par endroits de petites étoiles d'argent, mais il a fallu
+aplatir et friper les belles manches à gigot maintenant démodées--au
+moment de faire monter le cercueil, on s'est aperçu qu'il ne pourrait
+pas tourner dans le couloir trop étroit. Il faudrait avec une corde le
+hisser dehors par la fenêtre et de la même façon le faire descendre
+ensuite... Mais M. de Galais, toujours penché sur de vieilles choses
+parmi lesquelles il cherche on ne sait quels souvenirs perdus,
+intervient alors avec une véhémence terrible.
+
+"Plutôt, dit-il d'une voix coupée par les larmes et la colère, plutôt
+que de laisser faire une chose aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai
+et la descendrai dans mes bras..."
+
+Et il ferait ainsi, au risque de tomber en faiblesse, à mi-chemin, et de
+s'écrouler avec elle!
+
+Mais alors je m'avance, je prends le seul parti possible: avec l'aide du
+médecin et d'une femme, passant un bras sous le dos de la morte étendue,
+l'autre sous ses jambes, je la charge contre ma poitrine. Assise sur mon
+bras gauche, les épaules appuyées contre mon bras droit, sa tête
+retombante retournée sous mon menton, elle pèse terriblement sur mon
+coeur. Je descends lentement, marche par marche, le long escalier raide,
+tandis qu'en bas on apprête tout.
+
+J'ai bientôt les deux bras cassés par la fatigue. A chaque marche, avec
+ce poids sur la poitrine, je suis un peu essoufflé. Agrippé au corps
+inerte et pesant, je baisse la tête sur la tête de celle que j'emporte,
+je respire fortement et ses cheveux blonds aspirés m'entrent dans la
+bouche--des cheveux morts qui ont un goût de terre. Ce goût de terre et
+de mort, ce poids sur le coeur, c'est tout ce qui reste pour moi de la
+grande aventure, et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant cherchée
+--tant aimée...
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+Le cahier de devoirs mensuels.
+
+Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où des femmes, tout le jour,
+berçaient et consolaient un tout petit enfant malade, le vieux M. de
+Galais ne tarda pas à s'aliter. Aux premiers grands froids de l'hiver il
+s'éteignit paisiblement et je ne pus me tenir de verser des larmes au
+chevet de ce vieil homme charmant, dont la pensée indulgente et la
+fantaisie alliée à celle de son fils avaient été la cause de toute notre
+aventure. Il mourut, fort heureusement, dans une incompréhension
+complète de tout ce qui s'était passé et, d'ailleurs, dans un silence
+presque absolu. Comme il n'avait plus depuis longtemps ni parents ni
+amis dans cette région de la France, il m'institua par testament son
+légataire universel jusqu'au retour de Meaulnes, a qui je devais rendre
+compte de tout, s'il revenait jamais... Et c'est au Sablonnières
+désormais que j'habitai. Je n'allais plus à Saint-Benoist que pour y
+faire la classe, partant le matin de bonne heure, déjeunant à midi d'un
+repas préparé au Domaine, que je faisais chauffer sur le poêle, et
+rentrant le soir aussitôt après l'étude. Ainsi je pus garder près de moi
+l'enfant que les servantes de la ferme soignaient. Surtout j'augmentais
+mes chances de rencontrer Augustin, s'il rentrait un jour aux
+Sablonnières.
+
+Je ne désespérais pas, d'ailleurs, de découvrir à la longue dans les
+meubles, dans les tiroirs de la maison, quelque papier, quelque indice
+qui me permit de connaître l'emploi de son temps, durant le long silence
+des années précédentes--et peut-être ainsi de saisir les raisons de sa
+fuite ou tout au moins de retrouver sa trace... J'avais déjà vainement
+inspecté je ne sais combien de placards et d'armoires, ouvert, dans les
+cabinets de débarras, une quantité d'anciens cartons de toutes formes,
+qui se trouvaient tantôt remplis de liasses de vieilles lettres et de
+photographies jaunies de la famille de Galais, tantôt bondés de fleurs
+artificielles, de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux démodés. Il
+s'échappait de ces boîtes je ne sais quelle odeur fanée, quel parfum
+éteint, qui, soudain, réveillaient en moi pour tout un jour les
+souvenirs, les regrets, et arrêtaient mes recherches...
+
+Un jour de congé, enfin, j'avisai au grenier une vieille petite malle
+longue et basse, couverte de poils de porc à demi rongés, et que je
+reconnus pour être la malle d'écolier d'Augustin. Je me reprochai de
+n'avoir point commencé par là mes recherches. J'en fis sauter facilement
+la serrure rouillée. La malle était pleine jusqu'au bord des cahiers et
+des livres de Sainte-Agathe. Arithmétiques, littératures, cahiers de
+problèmes, que sais-je?... Avec attendrissement plutôt que par
+curiosité, je me mis à fouiller dans tout cela, relisant les dictées que
+je savais encore par coeur, tant de fois nous les avions recopiées!
+"L'Aqueduc" de Rousseau, "Une aventure en Calabre" de P.L. Courier,
+"Lettre de George Sand à son fils"...
+
+Il y avait aussi un "Cahier de Devoirs Mensuels". J'en fus surpris, car
+ces cahiers restaient au Cours et les élèves ne les emportaient jamais
+au dehors. C'était un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de
+l'élève, Augustin Meaulnes, était écrit sur la couverture en ronde
+magnifique. Je l'ouvris. A la date des devoirs, avril 189... je reconnus
+que Meaulnes l'avait commencé peu de jours avant de quitter Sainte-
+Agathe. Les premières pages étaient tenues avec le soin religieux qui
+était de règle lorsqu'on travaillait sur ce cahier de compositions. Mais
+il n'y avait pas plus de trois pages écrites, le reste était blanc et
+voilà pourquoi Meaulnes l'avait emporté.
+
+Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à ces coutumes, à ces
+règles puériles qui avaient tenu tant de place dans notre adolescence,
+je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages du cahier inachevé.
+Et c'est ainsi que je découvris de l'écriture sur d'autres feuillets.
+Après quatre pages laissées en blanc on avait recommencé à écrire.
+
+C'était encore l'écriture de Meaulnes, mais rapide, mal formée, à peine
+lisible; de petits paragraphes de largeurs inégales, séparés par des
+lignes blanches. Parfois ce n'était qu'une phrase inachevée. Quelquefois
+une date. Dès la première ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir là des
+renseignements sur la vie passée de Meaulnes à Paris, des indices sur la
+piste que je cherchais, et je descendis dans la salle à manger pour
+parcourir à loisir, à la lumière du jour, l'étrange document. Il faisait
+un jour d'hiver clair et agité. Tantôt le soleil vif dessinait les croix
+des carreaux sur les rideaux blancs de la fenêtre, tantôt un vent
+brusque jetait aux vitres une averse glacée. Et c'est devant cette
+fenêtre, auprès du feu, que je lus ces lignes qui m'expliquèrent tant de
+choses et dont voici la copie très exacte...
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+Le secret.
+
+Je suis passé une fois encore sous la fenêtre. La vitre est toujours
+poussiéreuse et blanchie par le double rideau qui est derrière. Yvonne
+de Galais l'ouvrirait-elle que je n'aurais rien à lui dire puisqu'elle
+est mariée... Que faire, maintenant? Comment vivre?...
+
+Samedi 13 février.--J'ai rencontré, sur le quai, cette jeune fille qui
+m'avait renseigné au mois de juin, qui attendait comme moi devant la
+maison fermée... Je lui ai parlé. Tandis qu'elle marchait, je regardais
+de côté les légers défauts de son visage: une petite ride au coin des
+lèvres, un peu d'affaissement aux joues, et de la poudre accumulée aux
+ailes du nez. Elle c'est retournée tout d'un coup et me regardant bien
+en face, peut-être parce qu'elle est plus belle de face que de profil,
+elle m'a dit d'une voix brève:
+
+"Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez un jeune homme qui me faisait
+la cour, autrefois, à Bourges. Il était même mon fiancé..."
+
+Cependant à la nuit pleine, sur le trottoir désert et mouillé qui
+reflète la lueur d'un bec de gaz, elle s'est approchée de moi tout d'un
+coup, pour me demander de l'emmener ce soir au théâtre avec sa soeur. Je
+remarque pour la première fois qu'elle est habillée de deuil, avec un
+chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure, un haut parapluie fin,
+pareil à une canne. Et comme je suis tout près d'elle, quand je fais un
+geste mes ongles griffent le crêpe de son corsage... Je fais des
+difficultés pour accorder ce qu'elle demande. Fâchée, elle veut partir
+tout de suite. Et c'est moi, maintenant qui la retiens et la prie. Alors
+un ouvrier qui passe dans l'obscurité plaisante à mi-voix:
+
+"N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!"
+
+Et nous sommes restés, tous les deux, interdits.
+
+Au théâtre.--Les deux jeunes filles, mon amie qui s'appelle Valentine
+Blondeau et sa soeur, sont arrivées avec de pauvres écharpes.
+
+Valentine est placée devant moi. A chaque instant elle se retourne,
+inquiète, comme se demandant ce que je lui veux. Et moi, je me sens près
+d'elle, presque heureux; je lui réponds chaque fois par un sourire.
+
+Tout autour de nous, il y avait des femmes trop décolletées. Et nous
+plaisantions. Elle souriait d'abord, puis elle dit: "Il ne faut pas que
+je rie. Moi aussi je suis trop décolletée". Et elle s'est enveloppée
+dans son écharpe. En effet sous le carré de dentelle noire, on voyait
+que, dans sa hâte à changer de toilette, elle avait refoulé le haut de
+sa simple chemise montante.
+
+Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de puéril; il y a dans son
+regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux qui m'attire. Près
+d'elle, le seul être au monde qui ait pu me renseigner sur les gens du
+Domaine, je ne cesse de penser à mon étrange aventure de jadis... J'ai
+voulu l'interroger de nouveau sur le petit hôtel du boulevard. Mais à
+son tour, elle m'a posé des questions si gênantes que je n'ai su rien
+répondre. Je sens que désormais nous serons, tous les deux, muets sur ce
+sujet. Et pourtant je sais aussi que je la reverrai. A quoi bon? Et
+pourquoi?... Suis-je condamné maintenant à suivre à la trace tout être
+qui portera en soi le plus vague, le plus lointain relent de mon
+aventure manquée?...
+
+A minuit, seul, dans la rue déserte, je me demande ce que me veut cette
+nouvelle et bizarre histoire? Je marche le long des maisons pareilles à
+des boîtes en carton alignées, dans lesquelles tout un peuple dort. Et
+je me souviens tout à coup d'une décision que j'avais prise l'autre
+mois: j'avais résolu d'aller là-bas en pleine nuit, vers une heure du
+matin, de contourner l'hôtel, d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer
+comme un voleur et de chercher un indice quelconque qui me permit de
+retrouver le Domaine perdu, pour la revoir, seulement la revoir... Mais
+je suis fatigué. J'ai faim. Moi aussi je me suis hâté de changer de
+costume, avant le théâtre, et je n'ai pas dîné... Agité, inquiet
+pourtant, je reste longtemps assis sur le bord de mon lit, avant de me
+coucher, en proie à un vague remords. Pourquoi?
+
+Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni que je les reconduise, ni
+me dire où elles demeuraient. Mais je les ai suivies aussi longtemps que
+j'ai pu. Je sais qu'elles habitent une petite rue qui tourne aux
+environs de Notre-Dame. Mais à quel numéro?... J'ai deviné qu'elles
+étaient couturières ou modistes.
+
+En se cachant de sa soeur, Valentine m'a donné rendez-vous pour jeudi, à
+quatre heures, devant le même théâtre où nous sommes allés.
+
+"Si je n'étais pas là jeudi, a-t-elle dit, revenez vendredi à la même
+heure, puis samedi, et ainsi de suite, tous les jours".
+
+Jeudi 18 février.--Je suis parti pour l'attendre dans le grand vent qui
+charrie de la pluie. On se disait à chaque instant: il va finir par
+pleuvoir...
+
+Je marche dans la demi-obscurité des rues, un poids sur le coeur. Il
+tombe une goutte d'eau. Je crains qu'il ne pleuve: une averse peut
+l'empêcher de venir. Mais le vent se reprend à souffler et la pluie ne
+tombe pas cette fois encore. Là-haut, dans le gris après-midi du ciel--
+tantôt gris et tantôt éclatant--un grand nuage a dû céder au vent. Et
+je suis ici terré dans une attente misérable...
+
+Devant le théâtre.--Au bout d'un quart d'heure je suis certain qu'elle
+ne viendra pas. Du quai où je suis, je surveille au loin, sur le pont
+par lequel elle aurait dû venir, le défilé des gens qui passent.
+J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes en deuil que je vois
+venir et je me sens presque de la reconnaissance pour celles qui, le
+plus longtemps, le plus près de moi, lui ont ressemblé et m'ont fait
+espérer...
+
+Une heure d'attente.--Je suis las. A la tombée de la nuit, un gardien
+de la paix traîne au poste voisin un voyou qui lui jette d'une voix
+étouffée toutes les injures, toutes les ordures qu'il sait. L'agent est
+furieux, pâle, muet... Dès le couloir il commence à cogner, puis il
+referme sur eux la porte pour battre le misérable tout à l'aise... Il me
+vient cette pensée affreuse que j'ai renoncé au paradis et que je suis
+en train de piétiner aux portes de l'enfer.
+
+De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne cette rue étroite et
+basse, entre la Seine et Notre-Dame, où je connais à peu près la place
+de leur maison. Tout seul, je vais et viens. De temps à autre une bonne
+ou une ménagère sort sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses
+emplettes... Il n'y a rien, ici, pour moi, et je m'en vais... Je
+repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit, sur la place où nous
+devions nous attendre. Il y a plus de monde que tout à l'heure--une
+foule noire...
+
+Suppositions--Désespoir--Fatigue. Je me raccroche à cette pensée:
+demain. Demain, à la même heure, en ce même endroit, je reviendrai
+l'attendre. Et j'ai grand'hâte que demain soit arrivé. Avec ennui
+j'imagine la soirée d'aujourd'hui, puis la matinée du lendemain, que je
+vais passer dans le désoeuvrement... Mais déjà cette journée n'est-elle
+pas presque finie?... Rentré chez moi, près du feu, j'entends crier les
+journaux du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque part dans la
+ville, auprès de Notre-Dame, elle les entend aussi.
+
+Elle... Je veux dire: Valentine.
+
+Cette soirée que j'avais voulu escamoter me pèse étrangement. Tandis que
+l'heure avance, que ce jour-là va bientôt finir et que déjà je le
+voudrai fini, il y a des hommes qui lui ont confié tout leur espoir,
+tout leur amour et leurs dernières forces. Il y a des hommes mourants,
+d'autres qui attendent une échéance, et qui voudraient que ce ne soit
+jamais demain. Il y en a d'autres pour qui demain pointera comme un
+remords. D'autres qui sont fatigués, et cette nuit ne sera jamais assez
+longue pour leur donner tout le repos qu'il faudrait. Et moi, moi qui a
+perdu ma journée, de quel droit est-ce que j'ose appeler demain?
+
+Vendredi soir.--J'avais pensé écrire à la suite: "Je ne l'ai pas
+revue". Et tout aurait été fini.
+
+Mais en arrivant ce soir, à quatre heures, au coin du théâtre: la voici.
+Fine et grave, vêtue de noir, mais avec de la poudre au visage et une
+collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable. Un air à la fois
+douloureux et malicieux.
+
+C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout de suite, qu'elle ne
+viendra plus.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+. .
+
+Et pourtant, à la tombée de la nuit, nous voici encore tous les deux,
+marchant lentement l'un près de l'autre, sur le gravier des Tuileries.
+Elle me raconte son histoire mais d'une façon si enveloppée que je
+comprends mal. Elle dit: "mon amant" en parlant de ce fiancé qu'elle n'a
+pas épousé. Elle le fait exprès, je pense, pour me choquer et pour que
+je ne m'attache point à elle.
+
+Il y a des phrases d'elle que je transcris de mauvaise grâce:
+
+"N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n'ai jamais fait que des
+folies.
+
+"J'ai couru des chemins, toute seule.
+
+"J'ai désespéré mon fiancé. Je l'ai abandonné parce qu'il m'admirait
+trop; il ne me voyait qu'en imagination et non point telle que j'étais.
+Or, je suis pleine de défauts. Nous aurions été très malheureux".
+
+A chaque instant, je la surprends en train de se faire plus mauvaise
+qu'elle n'est. Je pense qu'elle veut se prouver à elle-même qu'elle a eu
+raison jadis de faire la sottise dont elle parle, qu'elle n'a rien à
+regretter et n'était pas digne du bonheur qui s'offrait à elle.
+
+Une autre fois:
+
+"Ce qui me plaît en vous, m'a-t-elle dit en me regardant longuement, ce
+qui me plaît en vous, je ne puis savoir pourquoi, ce sont mes
+souvenirs..."
+
+Une autre fois:
+
+"Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous ne pensez".
+
+Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement:
+
+"Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce que vous m'aimez, vous aussi?
+Vous aussi, vous allez me demander ma main?..."
+
+J'ai balbutié. Je ne sais pas ce que j'ai répondu. Peut-être ai-je dit:
+"Oui".
+
+Cette espèce de journal s'interrompait là. Commençaient alors des
+brouillons de lettres illisibles, informes, raturés. Précaire
+fiançailles!... La jeune fille, sur la prière de Meaulnes, avait
+abandonné son métier. Lui s'était occupé des préparatifs du mariage.
+Mais sans cesse repris par le désir de chercher encore, de partir encore
+sur la trace de son amour perdu, il avait dû, sans doute, plusieurs fois
+disparaître; et, dans ces lettres, avec un embarras tragique, il
+cherchait à se justifier devant Valentine.
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+Le secret (suite).
+
+Puis le journal reprenait.
+
+Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu'ils avaient fait tous les
+deux à la campagne, je ne sais où. Mais, chose étrange, à partir de cet
+instant, peut-être par un sentiment de pudeur secrète, le journal était
+rédigé de façon si hachée, si informe, griffonné si hâtivement aussi,
+que j'ai dû reprendre moi même et reconstituer toute cette partie de son
+histoire.
+
+14 juin.--Lorsqu'il s'éveilla de grand matin dans la chambre de
+l'auberge, le soleil avait allumé les dessins rouges du rideau noir. Des
+ouvriers agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en prenant le
+café du matin: ils s'indignaient, en phrases rudes et paisibles, contre
+un de leurs patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes entendait,
+dans son sommeil, ce calme bruit. Car il n'y prit point garde d'abord.
+Ce rideau semé de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales
+montant dans la chambre silencieuse, tout cela se confondait dans
+l'impression unique d'un réveil à la campagne, au début de délicieuses
+grandes vacances.
+
+Il se leva, frappa doucement à la porte voisine, sans obtenir de
+réponse, et l'entr'ouvrit sans bruit. Il aperçut alors Valentine et
+comprit d'ou lui venait tant de paisible bonheur. Elle dormait,
+absolument immobile et silencieuse, sans qu'on l'entendit respirer,
+comme un oiseau doit dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant aux
+yeux fermés, ce visage si quiet qu'on eût souhaité ne l'éveiller et ne
+le troubler jamais.
+
+Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer qu'elle ne dormait plus
+que d'ouvrir les yeux et de regarder.
+
+Dès qu'elle fut habillée, Meaulnes revint près de la jeune fille.
+
+"Nous sommes en retard", dit-elle.
+
+Et ce fut aussitôt comme une ménagère dans sa demeure.
+
+Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa les habits que Meaulnes
+avait portés la veille et quand elle en vint au pantalon se désola. Le
+bas des jambes était couvert d'une boue épaisse. Elle hésita, puis,
+soigneusement, avec précaution, avant de le brosser, elle commença par
+râper la première épaisseur de terre avec un couteau.
+
+"C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les gamins de Sainte-Agathe
+quand ils étaient flanqués dans la boue.
+
+--Moi, c'est ma mère qui m'a enseigné cela", dit Valentine.
+
+... Et telle était bien la compagne que devait souhaiter, avant son
+aventure mystérieuse, le chasseur et le paysan qu'était le grand
+Meaulnes.
+
+15 juin.--A ce dîner, à la ferme, où grâce à leurs amis qui les avaient
+présentés comme mari et femme, ils furent conviés, à leur grand ennui,
+elle se montra timide comme une nouvelle mariée.
+
+On avait allumé les bougies de deux candélabres, à chaque bout de la
+table couverte de toile blanche, comme à une paisible noce de campagne.
+Les visages, dès qu'ils se penchaient, sous cette faible clarté,
+baignaient dans l'ombre.
+
+Il y avait à la droite de Patrice (le fils du fermier) Valentine puis
+Meaulnes, qui demeura taciturne jusqu'au bout, bien qu'on s'adressât
+presque toujours à lui. Depuis qu'il avait résolu, dans ce village
+perdu, afin d'éviter les commentaires, de faire passer Valentine pour sa
+femme, un même regret, un même remords le désolaient. Et tandis que
+Patrice, à la façon d'un gentilhomme campagnard, dirigeait le dîner:
+
+"C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce soir, dans une salle basse
+comme celle-ci, une belle salle que je connais bien, présider le repas
+de mes noces".
+
+Près de lui, Valentine refusait timidement tout ce qu'on lui offrait. On
+eût dit une jeune paysanne. A chaque tentative nouvelle, elle regardait
+son ami et semblait vouloir se réfugier contre lui. Depuis longtemps,
+Patrice insistait vainement pour qu'elle vidât son verre, lorsqu'enfin
+Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement:
+
+"Il faut boire, ma petite Valentine".
+
+Alors, docilement, elle but. Et Patrice félicita en souriant le jeune
+homme d'avoir une femme aussi obéissante.
+
+Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient silencieux et
+pensifs. Ils étaient fatigués, d'abord; leurs pieds trempés par la boue
+de la promenade étaient glacés sur les carreaux lavés de la cuisine. Et
+puis, de temps à autre, le jeune homme était obligé de dire:
+
+"Ma femme, Valentine, ma femme..."
+
+Et chaque fois, en prononçant sourdement ce mot, devant ces paysans
+inconnus, dans cette salle obscure, il avait l'impression de commettre
+une faute.
+
+17 juin.--L'après-midi de ce dernier jour commença mal.
+
+Patrice et sa femme les accompagnèrent à la promenade. Peu à peu, sur la
+pente inégale couverte de bruyères, les deux couples se trouvèrent
+séparés.
+
+Meaulnes et Valentine s'assirent entre les genévriers, dans un petit
+taillis.
+
+Le vent portait des gouttes de pluie et le temps était bas. La soirée
+avait un goût amer, semblait-il, le goût d'un tel ennui que l'amour même
+ne le pouvait distraire.
+
+Longtemps ils restèrent là, dans leur cachette, abrités sous les
+branches, parlant peu. Puis le temps se leva. Il fit beau. Ils crurent
+que, maintenant, tout irait bien.
+
+Et ils commencèrent à parler d'amour, Valentine parlait, parlait...
+
+"Voici, disait-elle, ce que me promettait mon fiancé, comme un enfant
+qu'il était: tout de suite nous aurions eu une maison, comme une
+chaumière perdue dans la campagne. Elle était toute prête, disait-il.
+Nous y serions arrivés comme au retour d'un grand voyage, le soir de
+notre mariage, vers cette heure-ci qui est proche de la nuit. Et par les
+chemins, dans la cour, cachés dans les bosquets, des enfants inconnus
+nous auraient fait fête, criant: "Vive la mariée!"... Quelles folies!
+n'est-ce pas?"
+
+Meaulnes, interdit, soucieux, l'écoutait. Il retrouvait, dans tout cela,
+comme l'écho d'une voix déjà entendue. Et il y avait aussi, dans le ton
+de la jeune fille, lorsqu'elle contait cette histoire, un vague regret.
+
+Mais elle eut peur de l'avoir blessé. Elle se retourna vers lui, avec
+élan, avec douceur.
+
+"A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que j'ai: quelque chose qui
+ait été pour moi plus précieux que tout..., et vous le brûlerez!"
+
+Alors, en le regardant fixement, d'un air anxieux, elle sortit de sa
+poche un petit paquet de lettres qu'elle lui tendit, les lettres de son
+fiancé.
+
+Ah! tout de suite, il reconnut la fine écriture. Comment n'y avait-il
+jamais pensé plus tôt! C'était l'écriture de Franz le bohémien, qu'il
+avait vue jadis sur le billet désespéré laissé dans la chambre du
+Domaine...
+
+Ils marchaient maintenant sur une petite route étroite entre les
+pâquerettes et les foins éclairés obliquement par le soleil de cinq
+heures. Si grande était sa stupeur que Meaulnes ne comprenait pas encore
+quelle déroute pour lui tout cela signifiait. Il lisait parce qu'elle
+lui avait demandé de lire. Des phrases enfantines, sentimentales,
+pathétiques... Celle-ci, dans la dernière lettre:
+
+... Ah! vous avez perdu le petit coeur, impardonnable petite Valentine.
+Que va-t-il nous arriver? Enfin je ne suis pas superstitieux...
+
+Meaulnes lisait, à demie aveuglé de regret et de colère, le visage
+immobile, mais tout pâle, avec des frémissements sous les yeux.
+Valentine, inquiète de le voir ainsi, regarda où il en était, et ce qui
+le fâchait ainsi.
+
+"C'est, expliqua-t-elle très vite, un bijou qu'il m'avait donné en me
+faisant jurer de le regarder toujours. C'étaient là de ses idées
+folles".
+
+Mais elle ne fit qu'exaspérer Meaulnes.
+
+"Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa poche. Pourquoi répéter
+ce mot? Pourquoi n'avoir jamais voulu croire en lui? Je l'ai connu,
+c'était le garçon le plus merveilleux du monde!
+
+--Vous l'avez connu, dit-elle au comble de l'émoi, vous avez connu
+Frantz de Galais?
+
+--C'était mon ami le meilleur, c'était mon frère d'aventures, et voilà
+que je lui ai pris sa fiancée!
+
+"Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous nous avez fait, vous qui
+n'avez croire à rien. Vous êtes cause de tout. C'est vous qui avez tout
+perdu! tout perdu!"
+
+Elle voulut lui parler, lui prendre la main, mais il la repoussa
+brutalement.
+
+"Allez-vous-en. Laissez-moi.
+
+--Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage en feu, bégayant et
+pleurant à demi, je partirai en effet. Je rentrerai à Bourges, chez
+nous, avec ma soeur. Et si vous ne revenez pas me chercher, vous savez,
+n'est-ce pas? que mon père est trop pauvre pour me garder; eh bien! je
+repartirai pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai déjà fait
+une fois, je deviendrai certainement une fille perdue, moi qui n'ai plus
+de métier..."
+
+Et elle s'en alla chercher ses paquets pour prendre le train, tandis que
+Meaulnes, sans même la regarder partir, continuait à marcher au hasard.
+
+Le journal s'interrompait de nouveau.
+
+Suivaient encore des brouillons de lettres, lettres d'un homme indécis,
+égaré. Rentré à La Ferté-d'Angillon, Meaulnes écrivait à Valentine en
+apparence pour lui affirmer sa résolution de ne jamais la revoir et lui
+en donner des raisons précises, mais en réalité, peut-être, pour qu'elle
+lui répondît. Dans une de ces lettres, il lui demandait ce que, dans son
+désarroi, il n'avait pas même songé d'abord à lui demander: savait-elle
+où se trouvait le Domaine tant cherché? Dans une autre, il la suppliait
+de se réconcilier avec Frantz de Galais. Lui-même se chargeait de le
+retrouver... Toutes les lettres dont je voyais les brouillons n'avaient
+pas dû être envoyées. Mais il avait dû écrire deux ou trois fois, sans
+jamais obtenir de réponse. Ç'avait été pour lui une période de combats
+affreux et misérables, dans un isolement absolu. L'espoir de revoir
+jamais Yvonne de Galais s'étant complètement évanoui, il avait dû peu à
+peu sentir sa grande résolution faiblir. Et d'après les pages qui vont
+suivre--les dernières de son journal--j'imagine qu'il dut, un beau
+matin du début des vacances, louer une bicyclette pour aller à Bourges,
+visiter la cathédrale.
+
+Il était parti à la première heure, par la belle route droite entre les
+bois, inventant en chemin mille prétextes à se présenter dignement, sans
+demander une réconciliation, devant celle qu'il avait chassée.
+
+Les quatre dernières pages, que j'ai pu reconstituer racontaient ce
+voyage et cette dernière faute...
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+Le secret (fin).
+
+25 août.--De l'autre côté de Bourges, à l'extrémité des nouveaux
+faubourgs, il découvrit, après avoir longtemps cherché, la maison de
+Valentine Blondeau. Une femme--la mère de Valentine--sur le pas de la
+porte, semblait l'attendre. C'était une bonne figure de ménagère,
+lourde, fripée, mais belle encore. Elle le regardai venir avec
+curiosité, et lorsqu'il lui demanda: "si Mlles Blondeau étaient ici",
+elle lui expliqua doucement, avec bienveillance, qu'elles étaient
+rentrées à Paris depuis le 15 août.
+
+"Elles m'ont défendu de dire où elles allaient, ajouta-t-elle, mais en
+écrivant à leur ancienne adresse on ferait suivre leurs lettres".
+
+En revenant sur ses pas, sa bicyclette à la main, à travers le jardinet,
+il pensait:
+
+"Elle est partie... Tout est fini comme je l'ai voulu... C'est moi qui
+l'ai forcée à cela. "Je deviendrai certainement une fille perdue",
+disait-elle. Et c'est moi qui l'ai jetée là! C'est moi qui ai perdu la
+fiancée de Frantz!"
+
+Et tout bas il se répétait avec folie: "Tant mieux! Tant mieux!" avec la
+certitude que c'était bien "tant pis" au contraire et que, sous les yeux
+de cette femme, avant d'arriver à la grille, il allait buter des deux
+pieds et tomber sur les genoux.
+
+Il ne pensa pas à déjeuner et s'arrêta dans un café où il écrivit
+longuement à Valentine, rien que pour crier, pour se délivrer du cri
+désespéré qui l'étouffait. Sa lettre répétait indéfiniment: "Vous avez
+pu! Vous avez pu!... Vous avez pu vous résigner à cela! Vous avez pu
+vous perdre ainsi!"
+
+Près de lui des officiers buvaient. L'un d'eux racontait bruyamment une
+histoire de femme qu'on entendait par bribes: "... Je lui ai dit... Vous
+devez bien me connaître... Je fais la partie avec votre mari tous les
+soirs!" Les autres riaient et, détournant la tête, crachaient derrière
+les banquettes. Hâve et poussiéreux, Meaulnes les regardait comme un
+mendiant. Il les imagina tenant Valentine sur leurs genoux.
+
+Longtemps, à bicyclette, il erra autour de la cathédrale, se disant
+obscurément: "En somme, c'est pour la cathédrale que j'étais venu". Au
+bout de toutes les rues, sur la place déserte, on la voyait monter
+énorme et indifférente. Ces rues étaient étroites et souillées comme les
+ruelles qui entourent les églises de village. Il y avait çà et là
+l'enseigne d'une maison louche, une lanterne rouge... Meaulnes sentait
+sa douleur perdue, dans ce quartier malpropre, vicieux, réfugié, comme
+aux anciens âges, sous les arcs-boutants de la cathédrale. Il lui venait
+une crainte de paysan, une répulsion pour cette église de la ville, où
+tous les vices sont sculptés dans des cachettes, qui est bâtie entre les
+mauvais lieux et qui n'a pas de remède pour les plus douleurs d'amour.
+
+Deux filles vinrent à passer, se tenant par la taille et le regardant
+effrontément. Par dégoût ou par jeu, pour se venger de son amour ou pour
+l'abîmer, Meaulnes les suivit lentement à bicyclette et l'une d'elles,
+une misérable fille dont les rares cheveux blonds étaient tirés en
+arrière par un faux chignon, lui donna rendez-vous pour six heures au
+jardin de l'Archevêché, le jardin où Frantz, dans une de ses lettres,
+donnait rendez-vous à la pauvre Valentine.
+
+Il ne dit pas non, sachant qu'à cette heure il aurait depuis longtemps
+quitté la ville. Et de sa fenêtre basse, dans la rue en pente, elle
+resta longtemps à lui faire des signes vagues.
+
+Il avait hâte de reprendre son chemin.
+
+Avant de partir, il ne peut résister au morne désir de passer une
+dernière fois devant la maison de Valentine. Il regarda de tous ses yeux
+et put faire provision de tristesse. C'était une des dernières maisons
+du faubourg et la rue devenait une route à partir de cet endroit... En
+face, une sorte de terrain vague formait comme une petite place. Il n'y
+avait personne aux fenêtres, ni dans la cour, nulle part. Seule, le long
+d'un mur, traînant deux gamins en guenilles, une sale fille poudrée
+passa.
+
+C'est là que l'enfance de Valentine s'était écoulée, là qu'elle avait
+commencé à regarder le monde de ses yeux confiants et sages. Elle avait
+travaillé, cousu, derrière ces fenêtres. Et Frantz était passé pour la
+voir, lui sourire, dans cette rue de faubourg. Mais maintenant il n'y
+avait plus rien, rien... La triste soirée durait et Meaulnes savait
+seulement que quelque part, perdue, durant ce même après-midi, Valentine
+regardait passer dans son souvenir cette place morne où jamais elle ne
+viendrait plus.
+
+Le long voyage qu'il lui restait à faire pour rentrer devait être son
+dernier recours contre sa peine, sa dernière distraction forcée avant de
+s'y enfoncer tout entier.
+
+Il partit. Aux environs de la route, dans la vallée, de délicieuses
+maisons fermières, entre les arbres, au bord de l'eau, montraient leurs
+pignons pointus garnis de treillis verts. Sans doute, là-bas, sur les
+pelouses, des jeunes filles attentives parlaient de l'amour. On
+imaginait, là-bas, des âmes, de belles âmes...
+
+Mais, pour Meaulnes, à ce moment, il n'existait plus qu'un seul amour,
+cet amour mal satisfait qu'on venait de souffleter si cruellement, et la
+jeune fille entre toutes qu'il eût dû protéger, sauvegarder, était
+justement celle-là qu'il venait d'envoyer à sa perte.
+
+Quelques lignes hâtives du journal m'apprenaient encore qu'il avait
+formé le projet de retrouver Valentine coûte que coûte avant qu'il fût
+trop tard. Une date, dans un coin de page, me faisait croire que c'était
+là ce long voyage pour lequel Mme Meaulnes faisait des préparatifs,
+lorsque j'étais venu à La Ferté-d'Angillon pour tout déranger. Dans la
+marie abandonnée, Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par un
+beau matin de la fin du mois d'août--lorsque j'avais poussé la porte et
+lui avait apporté la grande nouvelle qu'il n'attendait plus. Il avait
+été repris, immobilisé, par son ancienne aventure, sans oser rien faire
+ni rien avouer. Alors avaient commencé le remords, le regret et la
+peine, tantôt étouffés, tantôt triomphants, jusqu'au jour des noces où
+le cri du bohémien dans les sapins lui avait théâtralement rappelé son
+premier serment de jeune homme.
+
+Sur ce même cahier de devoirs mensuels, il avait encore griffonné
+quelques mots en hâte, à l'aube, avant de quitter, avec sa permission--
+mais pour toujours--Yvonne de Galais, son épouse depuis la veille:
+
+"Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste des deux bohémiens qui
+sont venus hier dans la sapinière et qui sont partis vers l'est à
+bicyclette. Je ne reviendrai près d'Yvonne que si je puis ramener avec
+moi et installer dans la "maison de Frantz" Frantz et Valentine mariés.
+
+"Ce manuscrit, que j'avais commencé comme un journal secret et qui est
+devenu ma confession, sera, si je ne reviens pas, la propriété de mon
+ami François Seurel".
+
+Il avait dû glisser le cahier en hâte sous les autres, refermer à clef
+son ancienne petite malle d'étudiant, et disparaître.
+
+
+
+ÉPILOGUE
+
+Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir jamais mon compagnon, et
+de mornes jours s'écoulaient dans l'école paysanne, de tristes jours
+dans la maison déserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous que je lui
+avais fixé, et d'ailleurs ma tante Moinel ne savait plus depuis
+longtemps où habitait Valentine.
+
+La seule joie des Sablonnières, ce fut bientôt la petite fille qu'on
+avait pu sauver. A la fin de septembre, elle s'annonçait même comme une
+solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an. Cramponnée aux
+barreaux des chaises, elle les poussait toute seule, s'essayant à
+marcher sans prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre qui
+réveillait longuement les échos sourds de la demeure abandonnée. Lorsque
+je la tenais dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui donne un
+baiser. Elle avait une façon sauvage et charmante en même temps de
+frétiller et de me repousser la figure avec sa petite main ouverte, en
+riant aux éclats. De toute sa gaieté, de toute sa violence enfantine, on
+eût dit qu'elle allait chasser le chagrin qui pesait sur la maison
+depuis sa naissance. Je me disais parfois: "Sans doute, malgré cette
+sauvagerie, sera-t-elle un peu mon enfant". Mais une fois encore la
+Providence en décida autrement.
+
+Un dimanche matin de la fin de septembre, je m'étais levé de fort bonne
+heure, avant même la paysanne qui avait la garde de la petite fille. Je
+devais aller pêcher au Cher avec deux hommes de Saint-Benoist et Jasmin
+Delouche. Souvent ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec moi
+pour de grandes parties de braconnage: pêches à la main, la nuit, pêches
+aux éperviers prohibés... Tout le temps de l'été, nous partions les
+jours de congé, dès l'aube, et nous ne rentrions qu'à midi. C'était le
+gagne-pain de presque tous ces hommes. Quant à moi, c'était mon seul
+passe-temps; les seules aventures qui me rappelassent les équipées de
+jadis. Et j'avais fini par prendre goût à ces randonnées, à ces longues
+pêches le long de la rivière ou dans les roseaux de l'étang.
+
+Ce matin-là, j'étais donc debout, à cinq heures et demie, devant la
+maison, sous un petit hangar adossé au mur qui séparait le jardin
+anglais des Sablonnières du jardin potager de la ferme. J'étais occupé à
+démêler mes filets que j'avais jetés en tas, le jeudi d'avant.
+
+Il ne faisait pas jour tout à fait; c'était le crépuscule d'un beau
+matin de septembre; et le hangar où je démêlais à la hâte mes engins se
+trouvait à demi plongé dans la nuit.
+
+J'étais là silencieux et affairé lorsque soudain j'entendis la grille
+s'ouvrir, un pas crier sur le gravier.
+
+"Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus tôt que je n'aurais cru. Et moi
+qui ne suis pas prêt!..."
+
+Mais l'homme qui entrait dans la cour m'était inconnu. C'était, autant
+que je pus distinguer, un grand gaillard barbu habillé comme un chasseur
+ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver là où les autres savaient
+que j'étais toujours, à l'heure de nos rendez-vous, il gagna directement
+la porte d'entrée.
+
+"Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs amis qu'ils auront convié sans
+me le dire et ils l'auront envoyé en éclaireur".
+
+L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la porte. Mais je
+l'avais refermée, aussitôt sorti. Il fit de même à l'entrée de la
+cuisine. Puis, hésitant un instant, il tourna vers moi, éclairée par le
+demi-jour, sa figure inquiète. Et c'est alors seulement que je reconnus
+le grand Meaulnes.
+
+Un long moment je restai là, effrayé, désespéré, repris soudain par
+toute la douleur qu'avait réveillée son retour. Il avait disparu
+derrière la maison, en avait fait le tour, et il revenait, hésitant.
+
+Alors je m'avançai vers lui, et sans rien dire, je l'embrassai en
+sanglotant. Tout de suite, il comprit:
+
+"Ah! dit-il d'une voix brève, elle est morte, n'est-ce pas?"
+
+Et il resta là, debout, sourd, immobile et terrible. Je le pris par le
+bras et doucement je l'entraînai vers la maison. Il faisait jour
+maintenant. Tout de suite, pour que le plus dur fût accompli, je lui fis
+monter l'escalier qui menait vers la chambre de la morte. Sitôt entré;
+il tomba à deux genoux devant le lit et, longtemps, resta la tête
+enfouie dans ses deux bras.
+
+Il se releva enfin, les yeux égarés, titubant, ne sachant où il était.
+Et, toujours le guidant par le bras, j'ouvris la porte qui faisait
+communiquer cette chambre avec celle de la petite fille. Elle s'était
+éveillée toute seule--pendant que sa nourrice était en bas--et,
+délibérément, s'était assise dans son berceau. On voyait tout juste sa
+tête étonnée, tournée vers nous.
+
+"Voici ta fille", dis-je.
+
+Il eut un sursaut et me regarda.
+
+Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il ne put pas bien la voir
+d'abord, parce qu'il pleurait. Alors, pour détourner un peu ce grand
+attendrissement et ce flot de larmes, tout en la tenant très serrée
+contre lui, assise sur son bras droit, il tourna vers moi sa tête
+baissée et me dit:
+
+"Je les ai ramenés, les deux autres... Tu iras les voir dans leur
+maison".
+
+Et en effet, au début de la matinée, lorsque je m'en allai, tout pensif
+et presque heureux vers la maison de Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait
+jadis montrée déserte, j'aperçus de loin une manière de jeune ménagère
+en collerette, qui balayait le pas de sa porte, objet de curiosité et
+d'enthousiasme pour plusieurs petits vachers endimanchés qui s'en
+allaient à la messe...
+
+Cependant la petite fille commençait à s'ennuyer d'être serrée ainsi, et
+comme Augustin, la tête penchée de côté pour cacher et arrêter ses
+larmes continuait à ne pas la regarder, elle lui flanqua une grande tape
+de sa petite main sur sa bouche barbue et mouillée.
+
+Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit sauter au bout de ses
+bras et la regarda avec une espèce de rire. Satisfaite, elle battit des
+mains...
+
+Je m'étais légèrement reculé pour mieux les voir. Un peu déçu et
+pourtant émerveillé, je comprenais que la petite fille avait enfin
+trouvé là le compagnon qu'elle attendait obscurément. La seule joie que
+m'eût laissée le grand Meaulnes, je sentais bien qu'il était revenu pour
+me la prendre. Et déjà je l'imaginais, la nuit, enveloppant sa fille
+dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures.
+
+
+
+TABLE
+
+Première Partie.
+
+I.--Le Pensionnaire.
+II.--Après quatre heures.
+III.--"Je fréquentais la boutique d'un vannier".
+IV.--L'Évasion.
+V.--La Voiture qui revient.
+VI.--On frappe au carreau.
+VII.--Le Gilet de soie.
+VIII.--L'Aventure.
+IX.--Une Halte.
+X.--La Bergerie.
+XI.--Le Domaine mystérieux.
+XII.--La Chambre de Wellington.
+XIII.--La Fête étrange.
+XIV.--La Fête étrange (suite).
+XV.--La Rencontre.
+XVI.--Frantz de Galais.
+XVII--La Fête étrange (fin).
+
+Deuxième Partie.
+
+I.--Le grand Jeu.
+II.--Nous tombons dans une embuscade.
+III.--Les Bohémiens à l'école.
+IV.--Où il est question du Domaine mystérieux.
+V.--L'Homme aux espadrilles.
+VI.--Une Dispute dans la coulisse.
+VII.--Le Bohémien enlève son bandeau.
+VIII.--Les Gendarmes!
+IX.--A la recherche du sentier perdu.
+X.--La Lessive.
+XI.--Je trahis.
+XII.--Les trois lettres de Meaulnes.
+
+Troisième Partie.
+
+I.--La Baignade.
+II.--Chez Florentin.
+III.--Une Apparition.
+IV.--La grande Nouvelle.
+V.--La Partie de Plaisir.
+VI.--La Partie de Plaisir (fin).
+VII.--Le Jour des Noces.
+VIII.--L'Appel de Frantz.
+IX.--Les Gens heureux.
+X.--La "Maison de Frantz".
+XI.--Conversation sous la Pluie.
+XII.--Le Fardeau.
+XIII.--Le Cahier de Devoirs mensuels.
+XIV.--Le Secret.
+XV.--Le Secret (suite).
+XVI.--Le Secret (fin).
+Epilogue.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES ***
+
+This file should be named 8lgme10.txt or 8lgme10.zip
+Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8lgme11.txt
+VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8lgme10a.txt
+
+Produced by Walter Debeuf
+
+Project Gutenberg eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US
+unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+We are now trying to release all our eBooks one year in advance
+of the official release dates, leaving time for better editing.
+Please be encouraged to tell us about any error or corrections,
+even years after the official publication date.
+
+Please note neither this listing nor its contents are final til
+midnight of the last day of the month of any such announcement.
+The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at
+Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A
+preliminary version may often be posted for suggestion, comment
+and editing by those who wish to do so.
+
+Most people start at our Web sites at:
+http://gutenberg.net or
+http://promo.net/pg
+
+These Web sites include award-winning information about Project
+Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new
+eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!).
+
+
+Those of you who want to download any eBook before announcement
+can get to them as follows, and just download by date. This is
+also a good way to get them instantly upon announcement, as the
+indexes our cataloguers produce obviously take a while after an
+announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter.
+
+http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or
+ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03
+
+Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90
+
+Just search by the first five letters of the filename you want,
+as it appears in our Newsletters.
+
+
+Information about Project Gutenberg (one page)
+
+We produce about two million dollars for each hour we work. The
+time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours
+to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright
+searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our
+projected audience is one hundred million readers. If the value
+per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
+million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
+files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
+We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
+If they reach just 1-2% of the world's population then the total
+will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.
+
+The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
+This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
+which is only about 4% of the present number of computer users.
+
+Here is the briefest record of our progress (* means estimated):
+
+eBooks Year Month
+
+ 1 1971 July
+ 10 1991 January
+ 100 1994 January
+ 1000 1997 August
+ 1500 1998 October
+ 2000 1999 December
+ 2500 2000 December
+ 3000 2001 November
+ 4000 2001 October/November
+ 6000 2002 December*
+ 9000 2003 November*
+10000 2004 January*
+
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
+to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.
+
+We need your donations more than ever!
+
+As of February, 2002, contributions are being solicited from people
+and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
+Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
+Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
+Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
+Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
+Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
+Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
+Virginia, Wisconsin, and Wyoming.
+
+We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
+that have responded.
+
+As the requirements for other states are met, additions to this list
+will be made and fund raising will begin in the additional states.
+Please feel free to ask to check the status of your state.
+
+In answer to various questions we have received on this:
+
+We are constantly working on finishing the paperwork to legally
+request donations in all 50 states. If your state is not listed and
+you would like to know if we have added it since the list you have,
+just ask.
+
+While we cannot solicit donations from people in states where we are
+not yet registered, we know of no prohibition against accepting
+donations from donors in these states who approach us with an offer to
+donate.
+
+International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about
+how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made
+deductible, and don't have the staff to handle it even if there are
+ways.
+
+Donations by check or money order may be sent to:
+
+Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+PMB 113
+1739 University Ave.
+Oxford, MS 38655-4109
+
+Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment
+method other than by check or money order.
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by
+the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN
+[Employee Identification Number] 64-622154. Donations are
+tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising
+requirements for other states are met, additions to this list will be
+made and fund-raising will begin in the additional states.
+
+We need your donations more than ever!
+
+You can get up to date donation information online at:
+
+http://www.gutenberg.net/donation.html
+
+
+***
+
+If you can't reach Project Gutenberg,
+you can always email directly to:
+
+Michael S. Hart <hart@pobox.com>
+
+Prof. Hart will answer or forward your message.
+
+We would prefer to send you information by email.
+
+
+**The Legal Small Print**
+
+
+(Three Pages)
+
+***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START***
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+in machine readable form.
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+
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+when distributed free of all fees. Copyright (C) 2001, 2002 by
+Michael S. Hart. Project Gutenberg is a TradeMark and may not be
+used in any sales of Project Gutenberg eBooks or other materials be
+they hardware or software or any other related product without
+express permission.]
+
+*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*
+
diff --git a/old/8lgme10.zip b/old/8lgme10.zip
new file mode 100644
index 0000000..99fc3f0
--- /dev/null
+++ b/old/8lgme10.zip
Binary files differ
diff --git a/old/8lgme10h.htm b/old/8lgme10h.htm
new file mode 100644
index 0000000..574111f
--- /dev/null
+++ b/old/8lgme10h.htm
@@ -0,0 +1,10330 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html>
+<head>
+<!--
+ Vous trouverez d'autres textes sur les sites suivants :
+
+ http://digibooks.ibelgique.com/
+ http://litteratureaemporter.free.fr
+
+
+-->
+<meta http-equiv="Content-Type" content=
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+<style type="text/css">
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+ {color: black;
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+<title>LE GRAND MEAULNES</title>
+<link rel="stylesheet" href="../styles/global.css" type=
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+</head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier
+
+Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the
+copyright laws for your country before downloading or redistributing
+this or any other Project Gutenberg eBook.
+
+This header should be the first thing seen when viewing this Project
+Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the
+header without written permission.
+
+Please read the "legal small print," and other information about the
+eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is
+important information about your specific rights and restrictions in
+how the file may be used. You can also find out about how to make a
+donation to Project Gutenberg, and how to get involved.
+
+
+**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**
+
+**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971**
+
+*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****
+
+
+Title: Le grand Meaulnes
+
+Author: Alain-Fournier
+
+Release Date: May, 2004 [EBook #5781]
+[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
+[This file was first posted on July 21, 2003]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES ***
+
+
+
+
+Produced by Walter Debeuf
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+<hr>
+<h1>LE GRAND MEAULNES</h1>
+
+<h2>Par Alain-Fournier.<br>
+</h2>
+
+<hr>
+<p> </p>
+
+<h3>Pr&eacute;face.</h3>
+
+<p><i>Henri-Alban Fournier (Alain-Fournier est un
+demi-pseudonyme) est n&eacute; le 3 octobre 1886, &agrave; La
+Chapelle-d'Angillon (Cher). Apr&egrave;s une enfance
+pass&eacute;e en Sologne et dans le Bas-Berry, o&ugrave; ses
+parents sont instituteurs, il commence ses &eacute;tudes
+secondaires &agrave; Paris, puis va pr&eacute;parer &agrave;
+Brest le concours d'entr&eacute;e &agrave; l'Ecole Navale,
+&agrave; quoi il renonce bient&ocirc;t, ayant compris qu'il ne
+pourrait jamais vivre loin de ces campagnes de son enfance qu'il
+a passionn&eacute;ment aim&eacute;es. Il revient faire sa
+philosophie &agrave; Bourges. Puis, ayant choisi la
+carri&egrave;re de l'enseignement des Lettres, il poursuit ses
+&eacute;tudes au Lyc&eacute;e Lakanal, &agrave; Sceaux, o&ugrave;
+il se lie de profonde amiti&eacute; avec Jacques Rivi&egrave;re
+(qui &eacute;pousera en 1909 se jeune soeur Isabelle). Tous deux
+se lancent &agrave; la recherche de la v&eacute;rit&eacute; et de
+la beaut&eacute; dans tous les arts: peinture, musique et surtout
+litt&eacute;rature, o&ugrave; ils seront les premiers &agrave;
+d&eacute;couvrir, parmi les jeunes &eacute;crivains - alors
+incompris et moqu&eacute;s - ceux qui deviendront les grands noms
+de notre &eacute;poque: Claudel, P&eacute;guy, Val&eacute;ry,
+etc. En juin 1905, Henri avait rencontr&eacute; celle qui, sous
+le nom d'Yvonne de Galais sera l'h&eacute;ro&iuml;ne du Grand
+Meaulnes. Br&egrave;ve rencontre, unique conversation le long des
+quais de la Seine, d'o&ugrave; est n&eacute; en lui, cependant,
+ce qui sera le grand amour de sa vie. Il ne retrouvera qu'en
+1913, apr&egrave;s huit ans de recherches et de souffrances, pour
+une deuxi&egrave;me courte rencontre, "La Belle Jeune Fille",
+alors mari&eacute;e et m&egrave;re de deux enfants.</i></p>
+
+<p><i>Ses &eacute;tudes ayant &eacute;t&eacute; interrompues en
+1907 par les deux ans de son service militaire, il ne les avait
+pas reprises. Il avait tenu alors quelque temps un Courrier
+litt&eacute;raire, publi&eacute; divers po&egrave;mes, essais,
+contes (r&eacute;unis plus tard sous le titre Miracles),
+cependant que s'&eacute;laborait lentement l'oeuvre qui l'a rendu
+c&eacute;l&egrave;bre.</i></p>
+
+<p><i>Et c'est quelques mois apr&egrave;s la deuxi&egrave;me
+rencontre - la derni&egrave;re - que parut Le Grand Meaulnes
+commenc&eacute; presque au lendemain de la premi&egrave;re,
+patiemment b&acirc;ti, remani&eacute;, transform&eacute; au long
+de ces huit ann&eacute;es, et qui est l'histoire, &agrave; peine
+transpos&eacute;e, de tout ce qu'il avait v&eacute;cu
+jusqu'alors, et du grand douloureux amour qui a domin&eacute; sa
+vie.</i></p>
+
+<p><i>Un an plus tard, il &eacute;tait tu&eacute; aux Eparges, le
+22 septembre 1914.</i></p>
+
+<p><i>Sa soeur Isabelle, &agrave; qui est d&eacute;di&eacute; le
+roman, apr&egrave;s la mort de son mari, Jacques Rivi&egrave;re,
+en 1925, publia l'abondante Correspondance des deux amis; ensuite
+les Lettres au Petit B. (Ren&eacute; Bichet, un gentil camarade
+de Lakanal) et les Lettres d'Alain-Fournier &agrave; sa Famille,
+puis des souvenirs sur son fr&egrave;re: Images d'Alain-Fournier,
+etc.</i></p>
+
+<p><i>A ma soeur Isabelle.</i></p>
+
+<p> </p>
+
+<h1>PREMI&Egrave;RE PARTIE</h1>
+
+<h2>CHAPITRE PREMIER</h2>
+
+<h3>Le Pensionnaire.</h3>
+
+<p>Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189...</p>
+
+<p>Je continue &agrave; dire "chez nous", bien que la maison ne
+nous appartienne plus. Nous avons quitt&eacute; le pays depuis
+bient&ocirc;t quinze ans et nous n'y reviendrons certainement
+jamais.</p>
+
+<p>Nous habitions les b&acirc;timents du Cour Sup&eacute;rieur de
+Sainte-Agathe. Mon p&egrave;re, que j'appelais M. Seurel, comme
+les autres &eacute;l&egrave;ves, y dirigeait &agrave; la fois le
+Cours sup&eacute;rieur, o&ugrave; l'on pr&eacute;parait le brevet
+d'instituteur, et le Cours moyen. Ma m&egrave;re faisait la
+petite classe.</p>
+
+<p>Une longue maison rouge, avec cinq portes vitr&eacute;es, sous
+des vignes vierges, &agrave; l'extr&eacute;mit&eacute; du bourg;
+une cour immense avec pr&eacute;aux et buanderie, qui ouvrait en
+avant sur le village par un grand portail; sur le
+c&ocirc;t&eacute; nord, la route o&ugrave; donnait une petite
+grille et qui menait vers La Gare, &agrave; trois
+kilom&egrave;tres; au sud et par derri&egrave;re, des champs, des
+jardins et des pr&eacute;s qui rejoignaient les faubourgs... tel
+est le plan sommaire de cette demeure o&ugrave;
+s'&eacute;coul&egrave;rent les jours les plus tourment&eacute;s
+et les plus chers de ma vie - demeure d'o&ugrave; partirent et
+o&ugrave; revinrent se briser, comme des vagues sur un rocher
+d&eacute;sert, nos aventures.</p>
+
+<p>Le hasard des "changements", une d&eacute;cision d'inspecteur
+ou de pr&eacute;fet nous avaient conduits l&agrave;. Vers la fin
+des vacances, il y a bien longtemps, une voiture de paysan, qui
+pr&eacute;c&eacute;dait notre m&eacute;nage, nous avait
+d&eacute;pos&eacute;s, ma m&egrave;re et moi, devant la petite
+grille rouill&eacute;e. Des gamins qui volaient des p&ecirc;ches
+dans le jardin s'&eacute;taient enfuis silencieusement par les
+trous de la haie... Ma m&egrave;re, que nous appelions Millie, et
+qui &eacute;tait bien la m&eacute;nag&egrave;re la plus
+m&eacute;thodique que j'aie jamais connue, &eacute;tait
+entr&eacute;e aussit&ocirc;t dans les pi&egrave;ces remplies de
+paille poussi&eacute;reuse, et tout de suite elle avait
+constat&eacute; avec d&eacute;sespoir, comma &agrave; chaque
+"d&eacute;placement", que nos meubles ne tiendraient jamais dans
+une maison si mal construite... Elle &eacute;tait sortie pour me
+confier sa d&eacute;tresse. Tout en me parlant, elle avait
+essuy&eacute; doucement avec son mouchoir ma figure d'enfant
+noircie par le voyage. Puis elle &eacute;tait rentr&eacute;e
+faire le compte de toutes les ouvertures qu'il allait falloir
+condamner pour rendre le logement habitable... Quant &agrave;
+moi, coiff&eacute; d'un grand chapeau de paille &agrave; rubans,
+j'&eacute;tais rest&eacute; l&agrave;, sur le gravier de cette
+cour &eacute;trang&egrave;re, &agrave; attendre, &agrave; fureter
+petitement autour du puits et sous le hangar.</p>
+
+<p>C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui notre
+arriv&eacute;e. Car aussit&ocirc;t que je veux retrouver le
+lointain souvenir de cette premi&egrave;re soir&eacute;e
+d'attente dans notre cour de Sainte-Agathe, d&eacute;j&agrave; ce
+sont d'autres attentes que je me rappelle; d&eacute;j&agrave;,
+les deux mains appuy&eacute;es aux barreaux du portail, je me
+vois &eacute;piant avec anxi&eacute;t&eacute; quelqu'un qui va
+descendre la grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer la
+premi&egrave;re nuit que je dus passer dans ma mansarde, au
+milieu des greniers du premier &eacute;tage, d&eacute;j&agrave;
+ce sont d'autres nuits que je me rappelle; je ne suis plus seul
+dans cette chambre; une grande ombre inqui&egrave;te et amie
+passe le long des murs et se prom&egrave;ne. Tout ce paysage
+paisible - l'&eacute;cole, le champ du p&egrave;re Martin, avec
+ses trois noyers, le jardin d&egrave;s quatre heures envahi
+chaque jour par des femmes en visite - est &agrave; jamais, dans
+ma m&eacute;moire, agit&eacute;, transform&eacute; par la
+pr&eacute;sence de celui qui bouleversa toute notre adolescence
+et dont la fuite m&ecirc;me ne nous a pas laiss&eacute; de
+repos.<br>
+ Nous &eacute;tions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque
+Meaulnes arriva.</p>
+
+<p>J'avais quinze ans. C'&eacute;tait un froid dimanche de
+novembre, le premier jour d'automne qui f&icirc;t songer &agrave;
+l'hiver. Toute la journ&eacute;e, Millie avait attendu une
+voiture de La Gare qui devait lui apporter un chapeau pour la
+mauvaise saison. Le matin, elle avait manqu&eacute; la messe; et
+jusqu'au sermon, assis dans le choeur avec les autres enfants,
+j'avais regard&eacute; anxieusement du c&ocirc;t&eacute; des
+cloches, pour la voir entrer avec son chapeau neuf.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s midi, je dus partir seul &agrave;
+v&ecirc;pres.</p>
+
+<p>"D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa
+main mon costume d'enfant, m&ecirc;me s'il &eacute;tait
+arriv&eacute;, ce chapeau, il aurait bien fallu sans doute, que
+je passe mon dimanche &agrave; le refaire".</p>
+
+<p>Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi. D&egrave;s
+le matin, mon p&egrave;re s'en allait au loin, sur le bord de
+quelque &eacute;tang couvert de brume, p&ecirc;cher le brochet
+dans une barque; et ma m&egrave;re, retir&eacute;e jusqu'&agrave;
+la nuit dans sa chambre obscure, rafistolait d'humbles toilettes.
+Elle s'enfermait ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi
+pauvre qu'elle mais aussi fi&egrave;re, v&icirc;nt la surprendre.
+Et moi, les v&ecirc;pres finies, j'attendais, en lisant dans la
+froide salle &agrave; manger, qu'elle ouvr&icirc;t la porte pour
+me montrer comment &ccedil;a lui allait.</p>
+
+<p>Ce dimanche-l&agrave;, quelque animation devant
+l'&eacute;glise me retint dehors apr&egrave;s v&ecirc;pres. Un
+bapt&ecirc;me, sous le porche, avait attroup&eacute; des gamins.
+Sur la place, plusieurs hommes du bourg avaient rev&ecirc;tu
+leurs vareuses de pompiers; et, les faisceaux form&eacute;s,
+transis et battant la semelle, ils &eacute;coutaient Boujardon,
+le brigadier, s'embrouiller dans la th&eacute;orie...</p>
+
+<p>Le carillon du bapt&ecirc;me s'arr&ecirc;ta soudain, comme une
+sonnerie de f&ecirc;te qui se serait tromp&eacute;e de jour et
+d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme en bandouli&egrave;re
+emmen&egrave;rent la pompe au petit trot; et je les vis
+dispara&icirc;tre au premier tournant, suivis de quatre gamins
+silencieux, &eacute;crasant de leurs grosses semelles les
+brindilles de la route givr&eacute;e o&ugrave; je n'osais pas les
+suivre.</p>
+
+<p>Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant que le
+caf&eacute; Daniel, o&ugrave; j'entendais sourdement monter puis
+s'apaiser les discussions des buveurs. Et, fr&ocirc;lant le mur
+bas de la grande cour qui isolait notre maison du village,
+j'arrivai un peu anxieux de mon retard, &agrave; la petite
+grille.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait entr'ouverte et je vis aussit&ocirc;t qu'il
+se passait quelque chose d'insolite.</p>
+
+<p>En effet, &agrave; la porte de la salle &agrave; manger - la
+plus rapproch&eacute;e des cinq portes vitr&eacute;es qui
+donnaient sur la cour - une femme aux cheveux gris,
+pench&eacute;e, cherchait &agrave; voir au travers des rideaux.
+Elle &eacute;tait petite, coiff&eacute;e d'une capote de velours
+noir &agrave; l'ancienne mode. Elle avait un visage maigre et
+fin, mais ravag&eacute; par l'inqui&eacute;tude; et je ne sais
+quelle appr&eacute;hension, &agrave; sa vue, m'arr&ecirc;ta sur
+la premi&egrave;re marche, devant la grille.</p>
+
+<p>"O&ugrave; est-il pass&eacute;? mon Dieu! disait-elle &agrave;
+mi-voix. Il &eacute;tait avec moi tout &agrave; l'heure. Il a
+d&eacute;j&agrave; fait le tour de la maison. Il s'est
+peut-&ecirc;tre sauv&eacute;..."</p>
+
+<p>Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits
+coups &agrave; peine perceptibles.</p>
+
+<p>Personne ne venait ouvrir &agrave; la visiteuse inconnue.
+Millie, sans doute, avait re&ccedil;u le chapeau de La Gare, et
+sans rien entendre, au fond de la chambre rouge, devant un lit
+sem&eacute; de vieux rubans et de plumes d&eacute;fris&eacute;es,
+elle cousait, d&eacute;cousait, reb&acirc;tissait sa
+m&eacute;diocre coiffure... En effet, lorsque j'eus
+p&eacute;n&eacute;tr&eacute; dans la salle &agrave; manger,
+imm&eacute;diatement suivi de la visiteuse, ma m&egrave;re
+apparut tenant &agrave; deux mains sur la t&ecirc;te des fils de
+laiton, des rubans et des plumes, qui n'&eacute;taient pas encore
+parfaitement &eacute;quilibr&eacute;s... Elle me sourit, de ses
+yeux bleus fatigu&eacute;s d'avoir travaill&eacute; &agrave; la
+chute du jour, et s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>"Regarde! Je t'attendais pour te montrer..."</p>
+
+<p>Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au
+fond de la salle, elle s'arr&ecirc;ta, d&eacute;concert&eacute;e.
+Bien vite, elle enleva sa coiffure, et, durant toute la
+sc&egrave;ne qui suivit, elle la tint contre sa poitrine,
+renvers&eacute;e comme un nid dans son bras droit
+repli&eacute;.</p>
+
+<p>La femme &agrave; la capote, qui gardait, entre ses genoux, un
+parapluie et un sac de cuir, avait commenc&eacute; de
+s'expliquer, en balan&ccedil;ant l&eacute;g&egrave;rement la
+t&ecirc;te et en faisant claquer sa langue comme une femme en
+visite. Elle avait repris tout son aplomb. Elle eut m&ecirc;me,
+d&egrave;s qu'elle parla de son fils, un air sup&eacute;rieur et
+myst&eacute;rieux qui nous intrigua.</p>
+
+<p>Ils &eacute;taient venus tous les deux, en voiture, de La
+Fert&eacute;-d'Angillon, &agrave; quatorze kilom&egrave;tres de
+Sainte-Agathe. Veuve - et fort riche, &agrave; ce qu'elle nous
+fit comprendre - elle avait perdu le cadet de ses deux enfants,
+Antoine, qui &eacute;tait mort un soir au retour de
+l'&eacute;cole, pour s'&ecirc;tre baign&eacute; avec son
+fr&egrave;re dans un &eacute;tang malsain. Elle avait
+d&eacute;cid&eacute; de mettre l'a&icirc;n&eacute;, Augustin, en
+pension chez nous pour qu'il p&ucirc;t suivre le Cours
+Sup&eacute;rieur.</p>
+
+<p>Et aussit&ocirc;t elle fit l'&eacute;loge de ce pensionnaire
+qu'elle nous amenait. Je ne reconnaissais plus la femme aux
+cheveux gris, que j'avais vue courb&eacute;e devant la porte, une
+minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard de poule qui
+aurait perdu l'oiseau sauvage de sa couv&eacute;e.</p>
+
+<p>Ce qu'elle contait de son fils avec admiration &eacute;tait
+fort surprenant: il aimait &agrave; lui faire plaisir, et parfois
+il suivait le bord de la rivi&egrave;re, jambes nues, pendant des
+kilom&egrave;tres, pour lui rapporter des oeufs de poules d'eau,
+de canards sauvages, perdus dans les ajoncs... Il tendait aussi
+des nasses... L'autre nuit, il avait d&eacute;couvert dans le
+bois une faisane prise au collet...</p>
+
+<p>Moi qui n'osais plus rentrer &agrave; la maison quand j'avais
+un accroc &agrave; ma blouse, je regardais Millie avec
+&eacute;tonnement.</p>
+
+<p>Mais ma m&egrave;re n'&eacute;coutait plus. Elle fit
+m&ecirc;me signe &agrave; la dame de se taire; et,
+d&eacute;posant avec pr&eacute;caution son "nid" sur la table,
+elle se leva silencieusement comme pour aller surprendre
+quelqu'un...</p>
+
+<p>Au-dessus de nous, en effet, dans un r&eacute;duit o&ugrave;
+s'entassaient les pi&egrave;ces d'artifice noircies du dernier
+Quatorze Juillet, un pas inconnu, assur&eacute;, allait et
+venait, &eacute;branlant le plafond, traversait les immenses
+greniers t&eacute;n&eacute;breux du premier &eacute;tage, et se
+perdait enfin vers les chambres d'adjoints abandonn&eacute;es
+o&ugrave; l'on mettait s&eacute;cher le tilleul et m&ucirc;rir
+les pommes.</p>
+
+<p>"D&eacute;j&agrave;, tout &agrave; l'heure, j'avais entendu ce
+bruit dans les chambres du bas, dit Millie &agrave; mi-voix, et
+je croyais que c'&eacute;tait toi, Fran&ccedil;ois, qui
+&eacute;tais rentr&eacute;..."</p>
+
+<p>Personne ne r&eacute;pondit. Nous &eacute;tions debout tous
+les trois, le coeur battant, lorsque la porte des greniers qui
+donnait sur l'escalier de la cuisine s'ouvrit; quelqu'un
+descendit les marches, traversa la cuisine, et se pr&eacute;senta
+dans l'entr&eacute;e obscure de la salle &agrave; manger.</p>
+
+<p>"C'est toi, Augustin?" dit la dame.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un grand gar&ccedil;on de dix-sept ans environ.
+Je ne vis d'abord de lui, dans la nuit tombante, que son chapeau
+de feutre paysan coiff&eacute; en arri&egrave;re et sa blouse
+noire sangl&eacute;e d'une ceinture comme en portent les
+&eacute;coliers. Je pus distinguer aussi qu'il souriait...</p>
+
+<p>Il m'aper&ccedil;ut, et, avant que personne e&ucirc;t pu lui
+demander aucune explication:</p>
+
+<p>"Viens-tu dans la cour?" dit-il.</p>
+
+<p>J'h&eacute;sitai une seconde. Puis, comme Millie ne me
+retenait pas, je pris ma casquette et j'allai vers lui. Nous
+sort&icirc;mes par la porte de la cuisine et nous all&acirc;mes
+au pr&eacute;au, que l'obscurit&eacute; envahissait
+d&eacute;j&agrave;. A la lueur de la fin du jour, je regardais,
+en marchant, sa face anguleuse au nez droit, &agrave; la
+l&egrave;vre duvet&eacute;e.</p>
+
+<p>"Tiens, dit-il, j'ai trouv&eacute; &ccedil;a dans ton grenier.
+Tu n'y avais donc jamais regard&eacute;?"</p>
+
+<p>Il tenait &agrave; la main une petite roue en bois noirci; un
+cordon de fus&eacute;es d&eacute;chiquet&eacute;es courait tout
+autour; &ccedil;'avait d&ucirc; &ecirc;tre le soleil ou la lune
+au feu d'artifice du Quatorze Juillet.</p>
+
+<p>"Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous allons toujours
+les allumer", dit-il d'un ton tranquille et de l'air de quelqu'un
+qui esp&egrave;re bien trouver mieux par la suite.</p>
+
+<p>Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait les
+cheveux compl&egrave;tement ras comme un paysan. Il me montra les
+deux fus&eacute;es avec leurs bouts de m&egrave;che en papier que
+la flamme avait coup&eacute;s, noircis, puis abandonn&eacute;s.
+Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira de sa poche -
+&agrave; mon grand &eacute;tonnement, car cela nous &eacute;tait
+formellement interdit - une bo&icirc;te d'allumettes. Se baissant
+avec pr&eacute;caution, il mit le feu &agrave; la m&egrave;che.
+Puis, me prenant par la main, il m'entra&icirc;na vivement en
+arri&egrave;re.</p>
+
+<p>Un instant apr&egrave;s, ma m&egrave;re qui sortait sur le pas
+de la porte, avec la m&egrave;re de Meaulnes, apr&egrave;s avoir
+d&eacute;battu et fix&eacute; le prix de pension, vit jaillir
+sous le pr&eacute;au, avec un bruit de soufflet, deux gerbes
+d'&eacute;toiles rouges et blanches; et elle put m'apercevoir,
+l'espace d'une seconde, dress&eacute; dans la lueur magique,
+tenant par la main le grand gars nouveau venu et ne bronchant
+pas...</p>
+
+<p>Cette fois encore, elle n'osa rien dire.</p>
+
+<p>Et le soir, au d&icirc;ner, il y eut, &agrave; la table de
+famille, un compagnon silencieux, qui mangeait, la t&ecirc;te
+basse, sans se soucier de nos trois regards fix&eacute;s sur
+lui.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE II</h2>
+
+<h3>Apr&egrave;s quatre heures.</h3>
+
+<p>Je n'avais gu&egrave;re &eacute;t&eacute;, jusqu'alors, courir
+dans les rues avec les gamins du bourg. Une coxalgie, dont j'ai
+souffert jusque vers cette ann&eacute;e 189... m'avait rendu
+craintif et malheureux. Je me vois encore poursuivant les
+&eacute;coliers alertes dans les ruelles qui entouraient la
+maison, en sautillant mis&eacute;rablement sur une jambe...</p>
+
+<p>Aussi ne me laissait-on gu&egrave;re sortir. Et je me rappelle
+que Millie, qui &eacute;tait tr&egrave;s fi&egrave;re de moi, me
+ramena plus d'une fois &agrave; la maison, avec force taloches,
+pour m'avoir ainsi rencontr&eacute;, sautant &agrave;
+cloche-pied, avec les garnements du village.</p>
+
+<p>L'arriv&eacute;e d'Augustin Meaulnes, qui co&iuml;ncida avec
+ma gu&eacute;rison, fut le commencement d'une vie nouvelle.</p>
+
+<p>Avant sa venue, lorsque le cours &eacute;tait fini, &agrave;
+quatre heures, une longue soir&eacute;e de solitude
+commen&ccedil;ait pour moi. Mon p&egrave;re transportait le feu
+du po&ecirc;le de la classe dans la chemin&eacute;e de notre
+salle &agrave; manger; et peu &agrave; peu les derniers gamins
+attard&eacute;s abandonnaient l'&eacute;cole refroidie o&ugrave;
+roulaient des tourbillons de fum&eacute;e. Il y avait encore
+quelques jeux, des galopades dans la cour; puis la nuit venait;
+les deux &eacute;l&egrave;ves qui avaient balay&eacute; la classe
+cherchaient sous le hangar leurs capuchons et leurs
+p&egrave;lerines, et ils partaient bien vite, leur panier au
+bras, en laissant le grand portail ouvert...</p>
+
+<p>Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je restais au
+fond de la mairie, enferm&eacute; dans le cabinet des archives
+plein de mouches mortes, d'affiches battant au vent, et je lisais
+assis sur une vieille bascule, aupr&egrave;s d'une fen&ecirc;tre
+qui donnait sur le jardin.</p>
+
+<p>Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme voisine
+commen&ccedil;aient &agrave; hurler et que le carreau de notre
+petite cuisine s'illuminait, je rentrais enfin. Ma m&egrave;re
+avait commenc&eacute; de pr&eacute;parer le repas. Je montais
+trois marches de l'escalier du grenier; je m'asseyais sans rien
+dire et, la t&ecirc;te appuy&eacute;e aux barreaux froids de la
+rampe, je la regardais allumer son feu dans l'&eacute;troite
+cuisine o&ugrave; vacillait la flamme d'une bougie.</p>
+
+<p>Mais quelqu'un est venu qui m'a enlev&eacute; &agrave; tous
+ces plaisirs d'enfant paisible. Quelqu'un a souffl&eacute; la
+bougie qui &eacute;clairait pour moi le doux visage maternel
+pench&eacute; sur le repas du soir. Quelqu'un a &eacute;teint la
+lampe autour de laquelle nous &eacute;tions une famille heureuse,
+&agrave; la nuit, lorsque mon p&egrave;re avait accroch&eacute;
+les volets de bois aux portes vitr&eacute;es. Et celui-l&agrave;,
+ce fut Augustin Meaulnes, que les autres &eacute;l&egrave;ves
+appel&egrave;rent bient&ocirc;t le grand Meaulnes.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'il fut pensionnaire chez nous,
+c'est-&agrave;-dire d&egrave;s les premiers jours de
+d&eacute;cembre, l'&eacute;cole cessa d'&ecirc;tre
+d&eacute;sert&eacute;e le soir, apr&egrave;s quatre heures.
+Malgr&eacute; le froid de la porte battante, les cris des
+balayeurs et leurs seaux d'eau, il y avait toujours, apr&egrave;s
+le cours, dans la classe, une vingtaine de grands
+&eacute;l&egrave;ves, tant de la campagne que du bourg,
+serr&eacute;s autour de Meaulnes. Et c'&eacute;taient de longues
+discussions, des disputes interminables, au milieu desquelles je
+me glissais avec inqui&eacute;tude et plaisir.</p>
+
+<p>Meaulnes ne disait rien; mais c'&eacute;tait pour lui
+qu'&agrave; chaque instant l'un des plus bavards
+s'avan&ccedil;ait au milieu du groupe, et, prenant &agrave;
+t&eacute;moin tour &agrave; tour chacun de ses compagnons, qui
+l'approuvaient bruyamment, racontait quelque longue histoire de
+maraude, que tous les autres suivaient, le bec ouvert, en riant
+silencieusement.</p>
+
+<p>Assis sur un pupitre, en balan&ccedil;ant les jambes, Meaulnes
+r&eacute;fl&eacute;chissait. Aux bons moments, il riait aussi,
+mais doucement, comme s'il e&ucirc;t r&eacute;serv&eacute; ses
+&eacute;clats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de
+lui seul. Puis, &agrave; la nuit tombante, lorsque la lueur des
+carreaux de la classe n'&eacute;clairait plus le groupe confus de
+jeunes gens, Meaulnes se levait soudain et, traversant le cercle
+press&eacute;:</p>
+
+<p>"Allons, en route!" criait-il.</p>
+
+<p>Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs cris
+jusqu'&agrave; la nuit noire, dans le haut du bourg...</p>
+
+<p>Il m'arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes,
+j'allais &agrave; la porte des &eacute;curies des faubourgs,
+&agrave; l'heure o&ugrave; l'on trait les vaches... Nous entrions
+dans les boutiques, et, du fond de l'obscurit&eacute;, entre deux
+craquements de son m&eacute;tier, le tisserand disait:</p>
+
+<p>"Voil&agrave; les &eacute;tudiants!"</p>
+
+<p>G&eacute;n&eacute;ralement, &agrave; l'heur du d&icirc;ner,
+nous nous trouvions tout pr&egrave;s du Cours, chez Desnoues, le
+charron, qui &eacute;tait aussi mar&eacute;chal. Sa boutique
+&eacute;tait une ancienne auberge, avec de grandes portes
+&agrave; deux battants qu'on laissait ouvertes. De la rue on
+entendait grincer le soufflet de la forge et l'on apercevait
+&agrave; la lueur du brasier, dans ce lieu obscur et tintant,
+parfois des gens de campagne qui avaient arr&ecirc;t&eacute; leur
+voiture pour causer un instant, parfois un &eacute;colier comme
+nous, adoss&eacute; &agrave; une porte, qui regardait sans rien
+dire.</p>
+
+<p>Et c'est l&agrave; que tout commen&ccedil;a, environ huit
+jours avant No&euml;l.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE III</h2>
+
+<h3>"Je fr&eacute;quentais la boutique d'un vannier".</h3>
+
+<p>La pluie &eacute;tait tomb&eacute;e tout le jour, pour ne
+cesser qu'au soir. La journ&eacute;e avait &eacute;t&eacute;
+mortellement ennuyeuse. Aux r&eacute;cr&eacute;ations, personne
+ne sortait. Et l'on entendait mon p&egrave;re, M. Seurel, crier
+&agrave; chaque minute, dans la classe:</p>
+
+<p>"Ne sabotez donc pas comme &ccedil;a, les gamins!"</p>
+
+<p>Apr&egrave;s la derni&egrave;re r&eacute;cr&eacute;ation de la
+journ&eacute;e, ou, comme nous disions, apr&egrave;s le dernier
+"quart d'heure", M. Seurel, qui depuis un instant marchait le
+long en large pensivement, s'arr&ecirc;ta, frappa un grand coup
+de r&egrave;gle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement
+confus des fins de classe o&ugrave; l'on s'ennuie, et, dans le
+silence attentif, demanda:</p>
+
+<p>"Qui est-ce qui ira demain en voiture &agrave; La Gare avec
+Fran&ccedil;ois, pour chercher M. et Mme Charpentier?"</p>
+
+<p>C'&eacute;taient mes grands-parents: grand-p&egrave;re
+Charpentier, l'homme au grand burnous de laine grise, le vieux
+garde forestier en retraite, avec son bonnet de poil de lapin
+qu'il appelait son k&eacute;pi... Les petits gamins le
+connaissaient bien. Les matins, pour se d&eacute;barbouiller, il
+tirait un seau d'eau, dans lequel il barbotait, &agrave; la
+fa&ccedil;on des vieux soldats en se frottant vaguement la
+barbiche. Un cercle d'enfants, les mains derri&egrave;re le dos,
+l'observaient avec une curiosit&eacute; respectueuse... Et ils
+connaissaient aussi grand'm&egrave;re Charpentier, la petite
+paysanne, avec sa capote tricot&eacute;e, parce que Millie
+l'amenait, au moins une fois, dans la classe des plus petits.</p>
+
+<p>Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avant
+No&euml;l, &agrave; la Gare, au train de 4 h 2. Ils avaient, pour
+nous voir, travers&eacute; tout le d&eacute;partement,
+charg&eacute;s de ballots de ch&acirc;taignes et de victuailles
+pour No&euml;l envelopp&eacute;es dans des serviettes. D&egrave;s
+qu'ils avaient pass&eacute;, tous les deux, emmitoufl&eacute;s,
+souriants et un peu interdits, le seuil de la maison, nous
+fermions sur eux toutes les portes, et c'&eacute;tait une grande
+semaine de plaisir qui commen&ccedil;ait...</p>
+
+<p>Il fallait, pour conduire avec moi la voiture qui devait les
+ramener, il fallait quelqu'un de s&eacute;rieux qui ne nous
+vers&acirc;t pas dans un foss&eacute;, et d'assez
+d&eacute;bonnaire aussi, car le grand-p&egrave;re Charpentier
+jurait facilement et la grand-m&egrave;re &eacute;tait un peu
+bavarde.</p>
+
+<p>A la question de M. Seurel, une dizaine de voix
+r&eacute;pondirent, criant ensemble:</p>
+
+<p>"Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes!"</p>
+
+<p>Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre.</p>
+
+<p>Alors ils cri&egrave;rent:</p>
+
+<p>"Fromentin!"</p>
+
+<p>D'autres:</p>
+
+<p>"Jasmin Delouche!"</p>
+
+<p>Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs mont&eacute; sur
+sa truie au triple galop, criait: "Moi! Moi!" d'une voix
+per&ccedil;ante.</p>
+
+<p>Dutremblay et Moucheboeuf se contentaient de lever timidement
+la main.</p>
+
+<p>J'aurais voulu que ce fut Meaulnes. Ce petit voyage en voiture
+&agrave; &acirc;ne serait devenu un &eacute;v&eacute;nement plus
+important. Il le d&eacute;sirait aussi, mais il affectait de se
+taire d&eacute;daigneusement. Tous les grands
+&eacute;l&egrave;ves s'&eacute;taient assis comme lui sur la
+table, &agrave; revers, les pieds sur le banc, ainsi que nous
+faisions dans les moments de grand r&eacute;pit et de
+r&eacute;jouissance. Coffin, sa blouse relev&eacute;e et
+roul&eacute;e autour de la ceinture, embrassait la colonne de fer
+qui soutenait la poutre de la classe et commen&ccedil;ait de
+grimper en signe d'all&eacute;gresse. Mais M. Seurel refroidit
+tout le monde en disant:</p>
+
+<p>"Allons! Ce sera Moucheboeuf".</p>
+
+<p>Et chacun regagna sa place en silence.</p>
+
+<p>A quatre heures, dans la grande cour glac&eacute;e,
+ravin&eacute;e par la pluie, je me trouvai seul avec Meaulnes.
+Tous deux, sans rien dire, nous regardions le bourg luisant que
+s&eacute;chait la bourrasque. Bient&ocirc;t, le petit Coffin, en
+capuchon, un morceau de pain &agrave; la main, sortit de chez lui
+et, rasant les murs, se pr&eacute;senta en sifflant &agrave; la
+porte du charron. Meaulnes ouvrit le portail, le h&eacute;la et,
+tous les trois, un instant apr&egrave;s, nous &eacute;tions
+install&eacute;s au fond de la boutique rouge et chaude,
+brusquement travers&eacute;e par de glacials coups de vent:
+Coffin et moi, assis aupr&egrave;s de la forge, nos pieds boueux
+dans les copeaux blancs; Meaulnes, les mains aux poches,
+silencieux, adoss&eacute; au battant de la porte d'entr&eacute;e.
+De temps &agrave; autre, dans la rue, passait une dame de
+village, la t&ecirc;te baiss&eacute;e &agrave; cause du vent, qui
+revenait de chez le boucher, et nous levions le nez pour regarder
+qui c'&eacute;tait.</p>
+
+<p>Personne ne disait rien. Le mar&eacute;chal et son ouvrier,
+l'un soufflant la forge, l'autre battant le fer, jetaient sur le
+mur de grandes ombres brusques... Je me rappelle ce
+soir-l&agrave; comme un des grands soirs de mon adolescence.
+C'&eacute;tait en moi un m&eacute;lange de plaisir et
+d'anxi&eacute;t&eacute;: je craignais que mon compagnon ne
+m'enlev&acirc;t cette pauvre joie d'aller &agrave; La Gare en
+voiture; et pourtant j'attendais de lui, sans oser me l'avouer,
+quelque entreprise extraordinaire qui v&icirc;nt tout
+bouleverser.</p>
+
+<p>De temps &agrave; autre, le travail paisible et
+r&eacute;gulier de la boutique s'interrompait pour un instant. Le
+mar&eacute;chal laissait &agrave; petits coups pesants et clairs
+retomber son marteau sur l'enclume. Il regardait, en l'approchant
+de son tablier de cuir, le morceau de fer qu'il avait
+travaill&eacute;. Et, redressant la t&ecirc;te, il nous disait,
+histoire de souffler un peu:</p>
+
+<p>"Eh bien, &ccedil;a va, la jeunesse?"</p>
+
+<p>L'ouvrier restait la main en l'air &agrave; la cha&icirc;ne du
+soufflet, mettait son poing gauche sur la hanche et nous
+regardait en riant.</p>
+
+<p>Puis le travail sourd et bruyant reprenait.</p>
+
+<p>Durant une de ces pauses, on aper&ccedil;ut, par la porte
+battante, Millie dans le grand vent, serr&eacute;e dans un fichu,
+qui passait charg&eacute;e de petits paquets.</p>
+
+<p>Le mar&eacute;chal demanda:</p>
+
+<p>"C'est-il que M. Charpentier va bient&ocirc;t venir?</p>
+
+<p>- Demain, r&eacute;pondis je, avec ma grand'm&egrave;re,
+j'irai les chercher en voiture au train de 4 h 2.</p>
+
+<p>- Dans la voiture &agrave; Fromentin, peut-&ecirc;tre?"</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis bien vite:</p>
+
+<p>"Non, dans celle du p&egrave;re Martin.</p>
+
+<p>- Oh! alors, vous n'&ecirc;tes pas revenus".</p>
+
+<p>Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent &agrave;
+rire.</p>
+
+<p>L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque
+chose:</p>
+
+<p>"Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher
+&agrave; Vierzon. Il y a une heure d'arr&ecirc;t. C'est &agrave;
+quinze kilom&egrave;tres. On aurait &eacute;t&eacute; de retour
+avant m&ecirc;me que l'&acirc;ne &agrave; Martin f&ucirc;t
+attel&eacute;.</p>
+
+<p>- &Ccedil;&agrave;, dit l'autre, c'est une jument qui
+marche!...</p>
+
+<p>- Et je crois bien que Fromentin la pr&ecirc;terait
+facilement".</p>
+
+<p>La conversation finit l&agrave;. De nouveau la boutique fut un
+endroit plein d'&eacute;tincelles et de bruit, o&ugrave; chacun
+ne pensa que pour soi.</p>
+
+<p>Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que je me levai
+pour faire signe au grand Meaulnes, il ne m'aper&ccedil;ut pas
+d'abord. Adoss&eacute; &agrave; la porte et la t&ecirc;te
+pench&eacute;e, il semblait profond&eacute;ment absorb&eacute;
+par ce qui venait d'&ecirc;tre dit. En le voyant ainsi, perdu
+dans ses r&eacute;flexions, regardant, comme &agrave; travers des
+lieus de brouillard, ces gens paisibles qui travaillaient, je
+pensai soudain &agrave; cette image de Robinson Cruso&eacute;,
+o&ugrave; l'on voit l'adolescent anglais, avant son grand
+d&eacute;part, "fr&eacute;quentant la boutique d'un
+vannier"...</p>
+
+<p>Et j'y ai souvent repens&eacute; depuis.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE IV</h2>
+
+<h3>L'&Eacute;vasion.</h3>
+
+<p>A une heure de l'apr&egrave;s-midi, le lendemain, la classe du
+Cours sup&eacute;rieur est claire, au milieu du paysage
+gel&eacute;, comme une barque sur l'Oc&eacute;an. On n'y sent pas
+la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de p&ecirc;che,
+mais les harengs grill&eacute;s sur le po&ecirc;le et la laine
+roussie de ceux qui, en rentrant, se sont chauff&eacute;s de trop
+pr&egrave;s.</p>
+
+<p>On a distribu&eacute;, car la fin de l'ann&eacute;e approche,
+les cahiers de compositions. Et, pendant que M. Seurel
+&eacute;crit au tableau l'&eacute;nonc&eacute; des
+probl&egrave;mes, un silence imparfait s'&eacute;tablit,
+m&ecirc;l&eacute; de conversations &agrave; voix basse,
+coup&eacute; de petits cris &eacute;touff&eacute;s et de phrases
+dont on ne dit que les premiers mots pour effrayer son
+voisin:</p>
+
+<p>"Monsieur! Un tel me..."</p>
+
+<p>M. Seurel, en copiant ses probl&egrave;mes, pense &agrave;
+autre chose. Il se retourne de temps &agrave; autre, en regardant
+tout le monde d'un air &agrave; la fois s&eacute;v&egrave;re et
+absent. Et ce remue-m&eacute;nage sournois cesse
+compl&egrave;tement, une seconde, pour reprendre ensuite, tout
+doucement d'abord, comme un ronronnement.</p>
+
+<p>Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout
+d'une des tables de la division des plus jeunes, pr&egrave;s des
+grandes vitres, je n'ai qu'&agrave; me redresser un peu pour
+apercevoir le jardin, le ruisseau dans le bas, puis les
+champs.</p>
+
+<p>De temps &agrave; autre, je me soul&egrave;ve sur la pointe
+des pieds et je regarde anxieusement du c&ocirc;t&eacute; de la
+ferme de la Belle-Etoile. D&egrave;s le d&eacute;but de la
+classe, je me suis aper&ccedil;u que Meaulnes n'&eacute;tait pas
+rentr&eacute; apr&egrave;s la r&eacute;cr&eacute;ation de midi.
+Son voisin de table a bien d&ucirc; s'en apercevoir aussi. Il n'a
+rien dit encore, pr&eacute;occup&eacute; par sa composition.
+Mais, d&egrave;s qu'il aura lev&eacute; la t&ecirc;te, la
+nouvelle courra par toute la classe, et quelqu'un, comme c'est
+l'usage, ne manquera par de crier &agrave; haute voix les
+premiers mots de la phrase:</p>
+
+<p>"Monsieur! Meaulnes..."</p>
+
+<p>Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le
+soup&ccedil;onne de s'&ecirc;tre &eacute;chapp&eacute;.
+Sit&ocirc;t le d&eacute;jeuner termin&eacute;, il a d&ucirc;
+sauter le petit mur et filer &agrave; travers champs, en passant
+le ruisseau &agrave; la Vieille-Planche, jusqu'&agrave; la
+Belle-Etoile. Il aura demand&eacute; la jument pour aller
+chercher M. et Mme Charpentier. Il fait atteler en ce moment.</p>
+
+<p>La Belle-Etoile est, l&agrave;-bas, de l'autre
+c&ocirc;t&eacute; du ruisseau, sur le versant de la c&ocirc;te,
+une grande ferme, que les ormes, les ch&ecirc;nes de la cour et
+les haies vives cachent en &eacute;t&eacute;. Elle est
+plac&eacute;e sur un petit chemin qui rejoint d'un
+c&ocirc;t&eacute; la route de La Gare, de l'autre un faubourg du
+pays. Entour&eacute;e de hauts murs soutenus par des contreforts
+dont le pied baigne dans le fumier, la grande b&acirc;tisse
+f&eacute;odale est au mois de juin enfouie sous les feuilles, et,
+de l'&eacute;cole, on entend seulement, &agrave; la tomb&eacute;e
+de la nuit, le roulement des charrois et les cris des vachers.
+Mais aujourd'hui, j'aper&ccedil;ois par la vitre, entre les
+arbres d&eacute;pouill&eacute;s, le haut mur gris&acirc;tre de la
+cour, la porte d'entr&eacute;e, puis, entre des tron&ccedil;ons
+de haie, un bande du chemin blanchi de givre, parall&egrave;le au
+ruisseau, qui m&egrave;ne &agrave; la route de La Gare.</p>
+
+<p>Rien ne bouge encore dans ce clair paysage d'hiver. Rien n'est
+chang&eacute; encore.</p>
+
+<p>Ici, M. Seurel ach&egrave;ve de copier le deuxi&egrave;me
+probl&egrave;me. Il en donne trois d'habitude. Si aujourd'hui par
+hasard, il n'en donnait que deux... Il remonterait aussit&ocirc;t
+dans sa chaire et s'apercevait de l'absence de Meaulnes. Il
+enverrait pour le chercher &agrave; travers le bourg deux gamins
+qui parviendraient certainement &agrave; le d&eacute;couvrir
+avant que la jument ne soit attel&eacute;e...</p>
+
+<p>M. Seurel, le deuxi&egrave;me probl&egrave;me copi&eacute;,
+laisse un instant retomber son bras fatigu&eacute;... Puis,
+&agrave; mon grand soulagement, il va &agrave; la ligne et
+recommence &agrave; &eacute;crire en disant:</p>
+
+<p>"Ceci, maintenant, n'est plus qu'un jeu d'enfant!"</p>
+
+<p>... Deux petits traits noirs, qui d&eacute;passaient le mur de
+la Belle-Etoile et qui devaient &ecirc;tre les deux brancards
+dress&eacute;s d'une voiture, ont disparu. Je suis s&ucirc;r
+maintenant qu'on fait l&agrave;-bas les pr&eacute;paratifs du
+d&eacute;part de Meaulnes. Voici la jument qui passe la
+t&ecirc;te et le poitrail entre les deux pilastres de
+l'entr&eacute;e, puis s'arr&ecirc;te, tandis qu'on fixe sans
+doute, &agrave; l'arri&egrave;re de la voiture un second
+si&egrave;ge pour les voyageurs que Meaulnes pr&eacute;tend
+ramener. Enfin tout l'&eacute;quipage sort lentement de la cour,
+dispara&icirc;t un instant derri&egrave;re la haie, et repasse
+avec la m&ecirc;me lenteur sur le bout de chemin blanc qu'on
+aper&ccedil;oit entre deux tron&ccedil;ons de la cl&ocirc;ture.
+Je reconnais alors, dans cette forme noire qui tient les guides,
+un coude nonchalamment appuy&eacute; sur le c&ocirc;t&eacute; de
+la voiture, &agrave; la fa&ccedil;on paysanne, mon compagnon
+Augustin Meaulnes.</p>
+
+<p>Un instant encore tout dispara&icirc;t derri&egrave;re la
+haie. Deux hommes qui sont rest&eacute;s au portail de la
+Belle-Etoile, &agrave; regarder partir la voiture, se concertent
+maintenant avec une animation croissante. L'un d'eux ce
+d&eacute;cide enfin &agrave; mettre sa main en porte-voix
+pr&egrave;s de sa bouche et &agrave; appeler Meaulnes, puis
+&agrave; courir quelques pas, dans sa direction, sur le chemin...
+Mais alors, dans la voiture qui est lentement arriv&eacute;e sur
+la route de La Gare et que du petit chemin on ne doit plus
+apercevoir, Meaulnes change soudain d'attitude. Un pied sur le
+devant, dress&eacute; comme un conducteur de char romain,
+secouant &agrave; deux mains les guides, il lance sa b&ecirc;te
+&agrave; fond de train et dispara&icirc;t en un instant de
+l'autre c&ocirc;t&eacute; de la mont&eacute;e. Sur le chemin,
+l'homme qui appelait s'est repris &agrave; courir; l'autre s'est
+lanc&eacute; au galop &agrave; travers champs et semble venir
+vers nous.</p>
+
+<p>En quelques minutes, et au moment m&ecirc;me o&ugrave; M.
+Seurel, quittant le tableau, se frotte les mains pour en enlever
+la craie, au moment o&ugrave; trois voix &agrave; la fois crient
+du fond de la classe:</p>
+
+<p>"Monsieur! Le grand Meaulnes est parti!"</p>
+
+<p>L'homme en blouse bleue est &agrave; la porte, qu'il ouvre
+soudain toute grande, et, levant son chapeau, il demande sur le
+seuil:</p>
+
+<p>"Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui avez autoris&eacute;
+cet &eacute;l&egrave;ve &agrave; demander la voiture pour aller
+&agrave; Vierzon chercher vos parents? Il nous est venu des
+soup&ccedil;ons...</p>
+
+<p>- Mais pas du tout!" r&eacute;pond M. Seurel.</p>
+
+<p>Et aussit&ocirc;t c'est dans la classe un d&eacute;sarroi
+effroyable. Les trois premiers, pr&egrave;s de la sortie,
+ordinairement charg&eacute;s de pourchasser &agrave; coups de
+pierres les ch&egrave;vres ou les porcs qui viennent brouter dans
+la cour les corbeilles d'argent, se sont pr&eacute;cipit&eacute;s
+&agrave; la porte. Au violent pi&eacute;tinement de leurs sabots
+ferr&eacute;s sur les dalles de l'&eacute;cole a
+succ&eacute;d&eacute;, dehors, le bruit &eacute;touff&eacute; de
+leurs pas pr&eacute;cipit&eacute;s qui m&acirc;chent le sable de
+la cour et d&eacute;rapent au virage de la petite grille ouverte
+sur la route. Tout le reste de la classe s'entasse aux
+fen&ecirc;tres du jardin. Certains ont grimp&eacute; sur les
+tables pour mieux voir...</p>
+
+<p>Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est
+&eacute;vad&eacute;.</p>
+
+<p>"Tu iras tout de m&ecirc;me &agrave; La Gare avec Moucheboeuf,
+me dit M. Seurel. Meaulnes ne conna&icirc;t pas le chemin de
+Vierzon. Il se perdra aux carrefours. Il ne sera pas au train
+pour trois heures".</p>
+
+<p>Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pour
+demander:</p>
+
+<p>"Mais qu'y a-t-il donc?"</p>
+
+<p>Dans la rue du bourg, les gens commencent &agrave;
+s'attrouper. Le paysan est toujours l&agrave;, immobile,
+ent&ecirc;t&eacute;, son chapeau &agrave; la main, comme
+quelqu'un qui demande justice.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE V</h2>
+
+<h3>La voiture qui revient.</h3>
+
+<p>Lorsque j'eus ramen&eacute; de La Gare les grands-parents,
+lorsqu'apr&egrave;s le d&icirc;ner, assis devant la haute
+chemin&eacute;e, ils commenc&egrave;rent &agrave; raconter par le
+menu d&eacute;tail tout ce qui leur &eacute;tait arriv&eacute;
+depuis les derni&egrave;res vacances, je m'aper&ccedil;us
+bient&ocirc;t que je ne les &eacute;coutais pas.</p>
+
+<p>La petite grille de la cour &eacute;tait tout pr&egrave;s de
+la porte de la salle &agrave; manger. Elle grin&ccedil;ait en
+s'ouvrant. D'ordinaire, au d&eacute;but de la nuit, pendant nos
+veill&eacute;es de campagne, j'attendais secr&egrave;tement ce
+grincement de la grille. Il &eacute;tait suivi d'un bruit de
+sabots claquant ou s'essuyant sur le seuil, parfois d'un
+chuchotement comme de personnes qui se concertent avant d'entrer.
+Et l'on frappait. C'&eacute;tait un voisin, les institutrices,
+quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la longue
+veill&eacute;e.</p>
+
+<p>Or, ce soir-l&agrave;, je n'avais plus rien &agrave;
+esp&eacute;rer du dehors, puisque tous ceux que j'aimais
+&eacute;taient r&eacute;unis dans notre maison; et pourtant je ne
+cessais d'&eacute;pier tous les bruits de la nuit et d'attendre
+qu'on ouvr&icirc;t notre porte.</p>
+
+<p>Le vieux grand-p&egrave;re, avec son air broussailleux de
+grand berger gascon, ses deux pieds lourdement pos&eacute;s
+devant lui, son b&acirc;ton entre les jambes, inclinant
+l'&eacute;paule pour cogner sa pipe contre son soulier,
+&eacute;tait l&agrave;. Il approuvait de ses yeux mouill&eacute;s
+et bons ce que disait la grand'm&egrave;re, de son voyage et de
+ses poules et de ses voisins et des paysans qui n'avaient pas
+encore pay&eacute; leur fermage. Mais je n'&eacute;tais plus avec
+eux.</p>
+
+<p>J'imaginais le roulement de voiture qui s'arr&ecirc;terait
+soudain devant la porte. Meaulnes sauterait de la carriole et
+entrerait comme si rien ne s'&eacute;tait pass&eacute;... Ou
+peut-&ecirc;tre irait-il d'abord reconduire la jument &agrave; la
+Belle-Etoile; et j'entendrais bient&ocirc;t son pas sonner sur la
+route et la grille s'ouvrir...</p>
+
+<p>Mais rien. Le grand-p&egrave;re regardait fixement devant lui
+et ses paupi&egrave;res en battant s'arr&ecirc;taient longuement
+sur ses yeux comme &agrave; l'approche du sommeil. La
+grand'm&egrave;re r&eacute;p&eacute;tait avec embarras sa
+derni&egrave;re phrase, que personne n'&eacute;coutait.</p>
+
+<p>"C'est de ce gar&ccedil;on que vous &ecirc;tes en peine?"
+dit-elle enfin.</p>
+
+<p>A La Gare, en effet, je l'avais questionn&eacute;e vainement.
+Elle n'avait vu personne, &agrave; l'arr&ecirc;t de Vierzon, qui
+ressembl&acirc;t au grand Meaulnes. Mon compagnon avait d&ucirc;
+s'attarder en chemin. Sa tentative &eacute;tait manqu&eacute;e.
+Pendant le retour, en voiture, j'avais rumin&eacute; ma
+d&eacute;ception, tandis que ma grand'm&egrave;re causait avec
+Moucheboeuf. Sur la route blanchie de givre, les petits oiseaux
+tourbillonnaient autour des pieds de l'&acirc;ne trottinant. De
+temps &agrave; autre, sur le grand calme de l'apr&egrave;s-midi
+gel&eacute;, montait l'appel lointain d'une berg&egrave;re ou
+d'un gamin h&eacute;lant son compagnon d'un bosquet de sapins
+&agrave; l'autre. Et chaque fois, ce long cri sur les coteaux
+d&eacute;serts me faisait tressaillir, comme si c'e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; la voix de Meaulnes me conviant &agrave; le
+suivre au loin...</p>
+
+<p>Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l'heure
+arriva de se coucher. D&eacute;j&agrave; le grand-p&egrave;re
+&eacute;tait entr&eacute; dans la chambre rouge, la
+chambre-salon, tout humide et glac&eacute;e d'&ecirc;tre close
+depuis l'autre hiver. On avait enlev&eacute;, pour qu'il s'y
+install&acirc;t, les t&ecirc;ti&egrave;res en dentelle des
+fauteuils, relev&eacute; les tapis et mis de c&ocirc;t&eacute;
+les objets fragiles. Il avait pos&eacute; son b&acirc;ton sur un
+chaise, ses gros souliers sous un fauteuil; il venait de souffler
+sa bougie, et nous &eacute;tions debout, nous disant bonsoir,
+pr&ecirc;ts &agrave; nous s&eacute;parer pour la nuit, lorsqu'un
+bruit de voitures nous fit taire.</p>
+
+<p>On e&ucirc;t dit deux &eacute;quipages se suivant lentement au
+tr&egrave;s petit trot. Cela ralentit le pas et finalement vint
+s'arr&ecirc;ter sous la fen&ecirc;tre de la salle &agrave; manger
+qui donnait sur la route, mais qui &eacute;tait
+condamn&eacute;e.</p>
+
+<p>Mon p&egrave;re avait pris la lampe et, sans attendre, il
+ouvrait la porte qu'on avait d&eacute;j&agrave; ferm&eacute;e
+&agrave; clef. Puis, poussant la grille, s'avan&ccedil;ant sur le
+bord des marches, il leva la lumi&egrave;re au-dessus de sa
+t&ecirc;te pour voir ce qui se passait.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient bien deux voitures arr&ecirc;t&eacute;es, le
+cheval de l'une attach&eacute; derri&egrave;re l'autre. Un homme
+avait saut&eacute; &agrave; terre et h&eacute;sitait...</p>
+
+<p>"C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant? Pourriez-vous
+m'indiquer M. Fromentin, m&eacute;tayer &agrave; la Belle-Etoile?
+J'ai trouv&eacute; sa voiture et sa jument qui s'en allaient sans
+conducteur, le long d'un chemin pr&egrave;s de la route de
+Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et son
+adresse sur la plaque. Comme c'&eacute;tait sur mon chemin, j'ai
+ramen&eacute; son attelage par ici, afin d'&eacute;viter des
+accidents, mais &ccedil;a m'a rudement retard&eacute; quand
+m&ecirc;me".</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions l&agrave;, stup&eacute;faits. Mon
+p&egrave;re s'approcha. Il &eacute;claira la carriole avec sa
+lampe.</p>
+
+<p>"Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit l'homme. Pas
+m&ecirc;me une couverture. La b&ecirc;te est fatigu&eacute;e;
+elle boitille un peu".</p>
+
+<p>Je m'&eacute;tais approch&eacute; jusqu'au premier rang et je
+regardais avec les autres cet attelage perdu qui nous revenait,
+telle une &eacute;pave qu'e&ucirc;t ramen&eacute;e la haute mer -
+la premi&egrave;re &eacute;pave et la derni&egrave;re,
+peut-&ecirc;tre, de l'aventure de Meaulnes.</p>
+
+<p>"Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit l'homme, je vais vous
+laisser la voiture. J'ai perdu beaucoup de temps et l'on doit
+s'inqui&eacute;ter, chez moi".</p>
+
+<p>Mon p&egrave;re accepta. De cette fa&ccedil;on nous pourrions
+d&egrave;s ce soir reconduire l'attelage &agrave; la Belle-Etoile
+sans dire ce qui s'&eacute;tait pass&eacute;. Ensuite, on
+d&eacute;ciderait de ce qu'il faudrait raconter aux gens du pays
+et &eacute;crire &agrave; la m&egrave;re de Meaulnes... Et
+l'homme fouetta sa b&ecirc;te, en refusant le verre de vin que
+nous lui offrions.</p>
+
+<p>Du fond de sa chambre o&ugrave; il avait rallum&eacute; la
+bougie, tandis que nous rentrions sans rien dire et que mon
+p&egrave;re conduisait la voiture &agrave; la ferme, mon
+grand-p&egrave;re appelait:</p>
+
+<p>"Alors? Est-il rentr&eacute;, ce voyageur?"</p>
+
+<p>Les femmes se concert&egrave;rent du regard, une seconde:</p>
+
+<p>"Mais oui, il a &eacute;t&eacute; chez sa m&egrave;re. Allons,
+dors. Ne t'inqui&egrave;te pas!</p>
+
+<p>- Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je pensais",
+dit-il.</p>
+
+<p>Et, satisfait, il &eacute;teignit sa lumi&egrave;re et se
+tourna dans son lit pour dormir.</p>
+
+<p>Ce fut la m&ecirc;me explication que nous donn&acirc;mes aux
+gens du bourg. Quant &agrave; la m&egrave;re du fugitif, il fut
+d&eacute;cid&eacute; qu'on attendrait pour lui &eacute;crire. Et
+nous gard&acirc;mes pour nous seuls notre inqui&eacute;tude qui
+dura trois grands jours. Je vois encore mon p&egrave;re rentrant
+de la ferme vers onze heures, sa moustache mouill&eacute;e par la
+nuit, discutant avec Millie d'une voix tr&egrave;s basse,
+angoiss&eacute;e et col&egrave;re...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE VI</h2>
+
+<h3>On frappe au carreau.</h3>
+
+<p>Le quatri&egrave;me jour fut un des plus froids de cet
+hiver-l&agrave;. De grand matin, les premiers arriv&eacute;s dans
+la cour se r&eacute;chauffaient en glissant autour du puits. Ils
+attendaient que le po&ecirc;le f&ucirc;t allum&eacute; dans
+l'&eacute;cole pour s'y pr&eacute;cipiter.</p>
+
+<p>Derri&egrave;re le portail, nous &eacute;tions plusieurs
+&agrave; guetter la venue des gars de la campagne. Ils arrivaient
+tout &eacute;blouis encore d'avoir travers&eacute; des paysages
+de givre, d'avoir vu les &eacute;tangs glac&eacute;s, les taillis
+o&ugrave; les li&egrave;vres d&eacute;talent... Il y avait dans
+leurs blouses un go&ucirc;t de foin et d'&eacute;curie qui
+alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient autour
+du po&ecirc;le rouge. Et, ce matin-l&agrave;, l'un d'eux avait
+apport&eacute; dans un panier un &eacute;cureuil gel&eacute;
+qu'il avait d&eacute;couvert en route. Il essayait, je me
+souviens, d'accrocher par ses griffes, au poteau du pr&eacute;au,
+la longue b&ecirc;te raidie...</p>
+
+<p><br>
+ Puis la pesante classe d'hiver commen&ccedil;a...</p>
+
+<p>Un coup brusque au carreau nous fit lever la t&ecirc;te.
+Dress&eacute; contre la porte, nous aper&ccedil;&ucirc;mes le
+grand Meaulnes secouant avant d'entrer le givre de sa blouse, la
+t&ecirc;te haute et comme &eacute;bloui!</p>
+
+<p>Les deux &eacute;l&egrave;ves du banc le plus rapproch&eacute;
+de la porte se pr&eacute;cipit&egrave;rent pour l'ouvrir: il y
+eut &agrave; l'entr&eacute;e comme un vague conciliabule, que
+nous n'entend&icirc;mes pas, et le fugitif se d&eacute;cida enfin
+&agrave; p&eacute;n&eacute;trer dans l'&eacute;cole.</p>
+
+<p>Cette bouff&eacute;e d'air frais venue de la cour
+d&eacute;serte, les brindilles de paille qu'on voyait
+accroch&eacute;es aux habits du grand Meaulnes, et surtout son
+air de voyageur fatigu&eacute;, affam&eacute;, mais
+&eacute;merveill&eacute;, tout cela fit passer en nous un
+&eacute;trange sentiment de plaisir et de curiosit&eacute;.</p>
+
+<p>M. Seurel &eacute;tait descendu du petit bureau &agrave; deux
+marches o&ugrave; il &eacute;tait en train de nous faire la
+dict&eacute;e, et Meaulnes marchait vers lui d'un air agressif.
+Je me rappelle combien je le trouvai beau, &agrave; cet instant,
+le grand compagnon, malgr&eacute; son air &eacute;puis&eacute; et
+ses yeux rougis par les nuits pass&eacute;es au dehors, sans
+doute.</p>
+
+<p>Il s'avan&ccedil;a jusqu'&agrave; la chaire et dit, du ton
+tr&egrave;s assur&eacute; de quelqu'un qui rapporte un
+renseignement:</p>
+
+<p>"Je suis rentr&eacute;, monsieur."</p>
+
+<p>- Je le vois bien, r&eacute;pondit M. Seurel, en le
+consid&eacute;rant avec curiosit&eacute;... Allez vous asseoir
+&agrave; votre place".</p>
+
+<p>Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courb&eacute;,
+souriant d'un air moqueur, comme font les grands
+&eacute;l&egrave;ves indisciplin&eacute;s lorsqu'ils sont punis,
+et, saisissant d'une main le bout de la table, il se laissa
+glisser sur son banc.</p>
+
+<p>"Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le
+ma&icirc;tre - toutes les t&ecirc;tes &eacute;taient alors
+tourn&eacute;es vers Meaulnes - pendant que vos camarades
+finiront la dict&eacute;e".</p>
+
+<p>Et la classe reprit comme auparavant. De temps &agrave; autre
+le grand Meaulnes se tournait de mon c&ocirc;t&eacute;, puis il
+regardait par les fen&ecirc;tres, d'o&ugrave; l'on apercevait le
+jardin blanc, cotonneux, immobile, et les champs d&eacute;serts,
+ou parfois descendait un corbeau. Dans la classe, la chaleur
+&eacute;tait lourde, aupr&egrave;s du po&ecirc;le rougi. Mon
+camarade, la t&ecirc;te dans les mains, s'accouda pour lire:
+&agrave; deux reprises je vis ses paupi&egrave;res se fermer et
+je crus qu'il allait s'endormir.</p>
+
+<p>"Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, en
+levant le bras &agrave; demi. Voici trois nuits que je ne dors
+pas.</p>
+
+<p>- Allez!" dit M. Seurel, d&eacute;sireux surtout
+d'&eacute;viter un incident.</p>
+
+<p>Toutes les t&ecirc;tes lev&eacute;es, toutes les plumes en
+l'air, &agrave; regret nous le regard&acirc;mes partir, avec sa
+blouse frip&eacute;e dans le dos et ses souliers terreux.</p>
+
+<p>Que la matin&eacute;e fut lente &agrave; traverser! Aux
+approches de midi, nous entend&icirc;mes l&agrave;-haut, dans la
+mansarde, le voyageur s'appr&ecirc;ter pour descendre. Au
+d&eacute;jeuner, je le retrouvai assis devant le feu, pr&egrave;s
+des grands-parents interdits, pendant qu'aux douze coups de
+l'horloge, les grands &eacute;l&egrave;ves et les gamins
+&eacute;parpill&eacute;s dans la cour neigeuse filaient comme des
+ombres devant la porte de la salle &agrave; manger.</p>
+
+<p>De ce d&eacute;jeuner je ne me rappelle qu'un grand silence et
+une grande g&ecirc;ne. Tout &eacute;tait glac&eacute;: la toile
+cir&eacute;e sans nappe, le vin froid dans les verres, le carreau
+rougi sur lequel nous posions les pieds... On avait
+d&eacute;cid&eacute;, pour ne pas le pousser &agrave; la
+r&eacute;volte, de ne rien demander au fugitif. Et il profita de
+cette tr&ecirc;ve pour ne pas dire un mot.</p>
+
+<p>Enfin, le dessert termin&eacute;, nous p&ucirc;mes tous les
+deux bondir dans la cour. Cour d'&eacute;cole, apr&egrave;s midi,
+o&ugrave; les sabots avaient enlev&eacute; la neige... cour
+noircie o&ugrave; le d&eacute;gel faisait d&eacute;goutter les
+toits du pr&eacute;au... cour pleine de jeux et de cris
+per&ccedil;ants! Meaulnes et moi, nous longe&acirc;mes en courant
+les b&acirc;timents. D&eacute;j&agrave; deux ou trois de nos amis
+du bourg laissaient la partie et accouraient vers nous en criant
+de joie, faisant gicler la boue sous leurs sabots, les mains aux
+poches, le cache-nez d&eacute;roul&eacute;. Mais mon compagnon se
+pr&eacute;cipita dans la grande classe, o&ugrave; je le suivis,
+et referma la porte vitr&eacute;e juste &agrave; temps pour
+supporter l'assaut de ceux qui nous poursuivaient. Il y eut un
+fracas clair et violent de vitres secou&eacute;es, de sabots
+claquant sur le seuil; une pouss&eacute;e qui fit plier la tige
+de fer maintenant les deux battants de la porte; mais
+d&eacute;j&agrave; Meaulnes, au risque de se blesser &agrave; son
+anneau bris&eacute;, avait tourn&eacute; la petite clef qui
+fermait la serrure.</p>
+
+<p>Nous avions accoutum&eacute; de juger tr&egrave;s vexante une
+pareille conduite. En &eacute;t&eacute;, ceux qu'on laissait
+ainsi &agrave; la porte couraient au galop dans le jardin et
+parvenaient souvent &agrave; grimper par une fen&ecirc;tre avant
+qu'on e&ucirc;t pu les fermer toutes. Mais nous &eacute;tions en
+d&eacute;cembre et tout &eacute;tait clos. Un instant on fit au
+dehors des pes&eacute;es sur la porte; on nous cria des injures;
+puis, un &agrave; un, ils tourn&egrave;rent le dos et s'en
+all&egrave;rent, la t&ecirc;te basse, en rajustant leurs
+cache-nez.</p>
+
+<p>Dans la classe qui sentait les ch&acirc;taignes et la
+piquette, il n'y avait que deux balayeurs, qui
+d&eacute;pla&ccedil;aient les tables. Je m'approchai du
+po&ecirc;le pour m'y chauffer paresseusement en attendant la
+rentr&eacute;e, tandis qu'Augustin Meaulnes cherchait dans le
+bureau du ma&icirc;tre et dans les pupitres. Il d&eacute;couvrit
+bient&ocirc;t un petit atlas, qu'il se mit &agrave;
+&eacute;tudier avec passion debout sur l'estrade, les coudes sur
+le bureau, la t&ecirc;te entre les mains.</p>
+
+<p>Je me disposais &agrave; aller pr&egrave;s de lui; je lui
+aurais mis la main sur l'&eacute;paule et nous aurions sans doute
+suivi ensemble sur la carte le trajet qu'il avait fait, lorsque
+soudain la porte de communication avec la petite classe s'ouvrit
+toute battante sous une violente pouss&eacute;e, et Jasmin
+Delouche, suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la
+campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une des fen&ecirc;tres
+de la petite classe &eacute;tait sans doute mal ferm&eacute;e ils
+avaient d&ucirc; la pousser et sauter par l&agrave;.</p>
+
+<p>Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, &eacute;tait l'un des
+plus &acirc;g&eacute;s du Cours Sup&eacute;rieur. Il &eacute;tait
+fort jaloux du grand Meaulnes, bien qu'il se donnait comme son
+ami. Avant l'arriv&eacute;e de notre pensionnaire, c'&eacute;tait
+lui, Jasmin, le coq de la classe. Il avait une figure p&acirc;le,
+assez fade, et les cheveux pommad&eacute;s. Fils unique de la
+veuve Delouche, aubergiste, il faisait l'homme; il
+r&eacute;p&eacute;tait avec vanit&eacute; ce qu'il entendait dire
+aux joueurs de billard, aux buveurs de vermouth.</p>
+
+<p>A son entr&eacute;e, Meaulnes leva la t&ecirc;te et, les
+sourcils fronc&eacute;s, cria aux gars qui se
+pr&eacute;cipitaient sur le po&ecirc;le, en se bousculant:</p>
+
+<p>"On ne peut donc pas &ecirc;tre tranquille une minute,
+ici!"</p>
+
+<p>- Si tu n'es pas content, il fallait rester o&ugrave; tu
+&eacute;tais", r&eacute;pondit, sans lever la t&ecirc;te, Jasmin
+Delouche qui se sentait appuy&eacute; par ses compagnons.</p>
+
+<p>Je pense qu'Augustin &eacute;tait dans cet &eacute;tat de
+fatigue o&ugrave; la col&egrave;re monte et vous surprend sans
+qu'on puisse la contenir.</p>
+
+<p>"Toi, dit-il, en se redressant et en fermant son livre, un peu
+p&acirc;le, tu vas commencer par sortir d'ici!"</p>
+
+<p>L'autre ricana:</p>
+
+<p>"Oh! cria-t-il. Parce que tu es rest&eacute; trois jours
+&eacute;chapp&eacute;, tu crois que tu vas &ecirc;tre le
+ma&icirc;tre maintenant?"</p>
+
+<p>Et, associant les autres &agrave; sa querelle:</p>
+
+<p>"Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu sais!"</p>
+
+<p>Mais d&eacute;j&agrave; Meaulnes &eacute;tait sur lui. Il y
+eut d'abord une bousculade; les manches des blouses
+craqu&egrave;rent et se d&eacute;cousirent. Seul, Martin, un des
+gars de la campagne entr&eacute;s avec Jasmin, s'interposa:</p>
+
+<p>"Tu vas te laisser!" dit-il, les narines gonfl&eacute;es,
+secouant la t&ecirc;te comme un b&eacute;lier.</p>
+
+<p>D'une pouss&eacute;e violente, Meaulnes le jeta, titubant, les
+bras ouverts, au milieu de la classe; puis, saisissant d'une man
+Delouche par le cou, de l'autre ouvrant la porte, il tenta de le
+jeter dehors. Jasmin s'agrippait aux tables et tra&icirc;nait les
+pieds sur les dalles, faisant crisser ses souliers ferr&eacute;s,
+tandis que Martin, ayant repris son &eacute;quilibre revenait
+&agrave; pas compt&eacute;s, la t&ecirc;te en avant, furieux.
+Meaulnes l&acirc;cha Delouche pour se colleter avec cet
+imb&eacute;cile, et il allait peut-&ecirc;tre se trouver en
+mauvaise posture, lorsque la porte des appartements s'ouvrit
+&agrave; demi. M. Seurel parut la t&ecirc;te tourn&eacute;e vers
+la cuisine, terminant, avant d'entrer, une conversation avec
+quelqu'un...</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t la bataille s'arr&ecirc;ta. Les uns se
+rang&egrave;rent autour du po&ecirc;le, la t&ecirc;te basse,
+ayant &eacute;vit&eacute; jusqu'au bout de prendre parti.
+Meaulnes s'assit &agrave; sa place, le haut de ses manches
+d&eacute;cousu et d&eacute;fronc&eacute;. Quant &agrave; Jasmin,
+tout congestionn&eacute;, on l'entendit crier durant les quelques
+secondes qui pr&eacute;c&eacute;d&egrave;rent le coup de
+r&egrave;gle du d&eacute;but de la classe:</p>
+
+<p>"Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin.
+Il s'imagine peut-&ecirc;tre qu'on ne sait pas o&ugrave; il a
+&eacute;t&eacute;!"</p>
+
+<p>- Imb&eacute;cile! Je ne le sais pas moi-m&ecirc;me",
+r&eacute;pondit Meaulnes, dans le silence d&eacute;j&agrave;
+grand.</p>
+
+<p>Puis, haussant les &eacute;paules, la t&ecirc;te dans les
+mains, il se mit &agrave; apprendre ses le&ccedil;ons.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE VII</h2>
+
+<h3>Le gilet de soie.</h3>
+
+<p>Notre chambre &eacute;tait, comme je l'ai dit, une grande
+mansarde. A moiti&eacute; mansarde, &agrave; moiti&eacute;
+chambre. Il y avait des fen&ecirc;tres aux autres logis
+d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci &eacute;tait
+&eacute;clair&eacute; par une lucarne. Il &eacute;tait impossible
+de fermer compl&egrave;tement la porte, qui frottait sur le
+plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant de la main
+notre bougie que mena&ccedil;aient tous les courants d'air de la
+grande demeure, chaque fois nous essayions de fermer cette porte,
+chaque fois nous &eacute;tions oblig&eacute;s d'y renoncer. Et,
+toute le nuit, nous sentions autour de nous,
+p&eacute;n&eacute;trant jusque dans notre chambre, le silence des
+trois greniers.</p>
+
+<p>C'est l&agrave; que nous nous retrouv&acirc;mes, Augustin et
+moi, le soir de ce m&ecirc;me jour d'hiver.</p>
+
+<p>Tandis qu'en un tour de main j'avais quitt&eacute; tous mes
+v&ecirc;tements et les avais jet&eacute;s en tas sur une chaise
+au chevet de mon lit, mon compagnon, sans rien dire,
+commen&ccedil;ait lentement &agrave; se d&eacute;shabiller. Du
+lit de fer aux rideaux de cretonne d&eacute;cor&eacute;s de
+pampres, o&ugrave; j'&eacute;tais mont&eacute;
+d&eacute;j&agrave;, je le regardais faire. Tant&ocirc;t il
+s'asseyait sur son lit bas et sans rideaux. Tant&ocirc;t il se
+levait et marchait de long en large, tout en se
+d&eacute;v&ecirc;tant. La bougie, qu'il avait pos&eacute;e sur
+une petite table d'osier tress&eacute;e par des boh&eacute;miens,
+jetait sur le mur son ombre errante et gigantesque.</p>
+
+<p>Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, d'un air
+distrait et amer, mais avec soin, ses habits d'&eacute;colier. Je
+le revois plaquant sur une chaise sa lourde ceinture; pliant sur
+le dossier sa blouse noire extraordinairement frip&eacute;e et
+salie; retirant une esp&egrave;ce de paletot gros bleu qu'il
+avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos, pour
+l'&eacute;taler sur le pied de son lit... Mais lorsqu'il se
+redressa et se retourna vers moi, je vis qu'il portait, au lieu
+du petit gilet &agrave; boutons de cuivre, qui &eacute;tait
+d'uniforme sous le paletot, un &eacute;trange gilet de soie,
+tr&egrave;s ouvert, que fermait dans le bas un rang serr&eacute;
+de petits boutons de nacre.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un v&ecirc;tement d'une fantaisie charmante,
+comme devaient en porter les jeunes gens qui dansaient avec nos
+grand'm&egrave;res, dans les bals de mil huit cent trente.</p>
+
+<p>Je me rappelle, en cet instant, le grand &eacute;colier
+paysan, nu-t&ecirc;te, car il avait soigneusement pos&eacute; sa
+casquette sur ses autres habits - visage si jeune, si vaillant et
+si durci d&eacute;j&agrave;. Il avait repris sa marche &agrave;
+travers la chambre lorsqu'il se mit &agrave; d&eacute;boutonner
+cette pi&egrave;ce myst&eacute;rieuse d'un costume qui
+n'&eacute;tait pas le sien. Et il &eacute;tait &eacute;trange de
+le voir, en bras de chemise, avec son pantalon trop court, ses
+souliers boueux, mettant la main sur ce gilet de marquis.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'il l'eut touch&eacute;, sortant brusquement de
+sa r&ecirc;verie il tourna la t&ecirc;te vers moi et me regarda
+d'un oeil inquiet. J'avais un peu envie de rire. Il sourit en
+m&ecirc;me temps que moi et son visage s'&eacute;claira.</p>
+
+<p>"Oh! dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, &agrave; voix
+basse. O&ugrave; l'as-tu pris?"</p>
+
+<p>Mais son sourire s'&eacute;teignit aussit&ocirc;t. Il passa
+deux fois sur ses cheveux ras sa main lourde, et tout soudain,
+comme quelqu'un qui ne peut plus r&eacute;sister &agrave; son
+d&eacute;sir, il r&eacute;endossa sur le fin jabot sa vareuse
+qu'il boutonna solidement et sa blouse frip&eacute;e; puis il
+h&eacute;sita un instant, en me regardant de c&ocirc;t&eacute;...
+Finalement, il s'assit sur le bord de son lit, quitta ses
+souliers qui tomb&egrave;rent bruyamment sur le plancher; et,
+tout habill&eacute; comme un soldat au cantonnement d'alerte, il
+s'&eacute;tendit sur son lit et souffla la bougie.</p>
+
+<p>Vers le milieu de la nuit je m'&eacute;veillai soudain.
+Meaulnes &eacute;tait au milieu de la chambre, debout, sa
+casquette sur la t&ecirc;te, et il cherchait au portemanteau
+quelque chose - une p&egrave;lerine qu'il se mit sur le dos... La
+chambre &eacute;tait tr&egrave;s obscure. Pas m&ecirc;me la
+clart&eacute; que donne parfois le reflet de la neige. Un vent
+noir et glac&eacute; soufflait dans le jardin mort et sur le
+toit.</p>
+
+<p>Je me dressai un peu et je lui criai tout bas:</p>
+
+<p>"Meaulnes! tu repars?"</p>
+
+<p>Il ne r&eacute;pondit pas. Alors, tout &agrave; fait
+affol&eacute;, je dis:</p>
+
+<p>"Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu
+m'emm&egrave;nes".</p>
+
+<p>Et je sautai &agrave; bas.</p>
+
+<p>Il s'approcha, me saisit par le bras, me for&ccedil;ant
+&agrave; m'asseoir sur le rebord du lit, et il me dit:</p>
+
+<p>"Je ne puis pas t'emmener, Fran&ccedil;ois. Si je connaissais
+bien mon chemin, tu m'accompagnerais. Mais il faut d'abord que je
+le retrouve sur le plan, et je n'y parviens pas.</p>
+
+<p>- Alors, tu ne peux pas repartir non plus?</p>
+
+<p>- C'est vrai, c'est bien inutile... fit-il avec
+d&eacute;couragement. Allons, recouche-toi. Je te promets de ne
+par repartir sans toi".</p>
+
+<p>Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. Je
+n'osais plus rien dire. Il marchait, s'arr&ecirc;tait, repartait
+plus vite, comme quelqu'un qui, dans sa t&ecirc;te, recherche ou
+repasse des souvenirs, les confronte, les compare, calcule, et
+soudain pense avoir trouv&eacute;; puis de nouveau l&acirc;che le
+fil et recommence &agrave; chercher...</p>
+
+<p>Ce ne fut pas la seule nuit o&ugrave;, r&eacute;veill&eacute;
+par le bruit de ses pas, je le trouvai ainsi, vers une heure du
+matin, d&eacute;ambulant &agrave; travers la chambre et les
+greniers - comme ces marins qui n'ont pu se d&eacute;shabituer de
+faire le quart et qui, au fond de leurs propri&eacute;t&eacute;s
+bretonnes, se l&egrave;vent et s'habillent &agrave; l'heure
+r&eacute;glementaire pour surveiller la nuit terrienne.</p>
+
+<p>A deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et la
+premi&egrave;re quinzaine de f&eacute;vrier, je fus ainsi
+tir&eacute; de mon sommeil. Le grand Meaulnes &eacute;tait
+l&agrave;, dress&eacute;, tout &eacute;quip&eacute;, sa
+p&egrave;lerine sur le dos, pr&ecirc;t &agrave; partir, et chaque
+fois, au bord de ce pays myst&eacute;rieux o&ugrave; une fois
+dj&agrave; il s'&eacute;tait &eacute;vad&eacute;, il
+s'arr&ecirc;tait, h&eacute;sitait. Au moment de lever le loquet
+de la porte de l'escalier et de filer par la porte de la cuisine
+qu'il e&ucirc;t facilement ouverte sans que personne l'entendit,
+il reculait une fois encore... Puis, durant les longues heures du
+milieu de la nuit, fi&eacute;vreusement, il arpentait, en
+r&eacute;fl&eacute;chissant, les greniers abandonn&eacute;s.</p>
+
+<p>Enfin une nuit, vers le 15 f&eacute;vrier, ce fut
+lui-m&ecirc;me qui m'&eacute;veilla en me posant doucement la
+main sur l'&eacute;paule.</p>
+
+<p>La journ&eacute;e avait &eacute;t&eacute; fort agit&eacute;e.
+Meaulnes, qui d&eacute;laissait compl&egrave;tement tous les jeux
+de ses anciens camarades, &eacute;tait rest&eacute;, durant la
+derni&egrave;re r&eacute;cr&eacute;ation du soir, assis sur son
+banc, tout occup&eacute; &agrave; &eacute;tablir un
+myst&eacute;rieux petit plan, en suivant du doigt, et en
+calculant longuement, sur l'atlas du Cher. Un va-et-vient
+incessant se produisait entre la cour et la salle de classe. Les
+sabots claquaient. On se pourchassait de table en table,
+franchissant les bancs et l'estrade d'un saut... On savait qu'il
+ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il travaillait
+ainsi; cependant, comme la r&eacute;cr&eacute;ation se
+prolongeait, deux ou trois gamins du bourg, par mani&egrave;re de
+jeu, s'approch&egrave;rent &agrave; pas de loup et
+regard&egrave;rent par-dessus son &eacute;paule. L'un d'eux
+s'enhardit jusqu'&agrave; pousser les autres sur Meaulnes... Il
+ferma brusquement son atlas, cacha sa feuille et empoigna le
+dernier des trois gars, tandis que les deux autres avaient pu
+s'&eacute;chapper.</p>
+
+<p>... C'&eacute;tait ce hargneux Giraudat, qui prit un ton
+pleurard, essaya de donner des coups de pied, et, en fin de
+compte, fut mis dehors par le grand Meaulnes, &agrave; qui il
+cria rageusement:</p>
+
+<p>"Grand l&acirc;che! &ccedil;a ne m'&eacute;tonne pas qu'ils
+sont tous contre toi, qu'ils veulent te faire la guerre!..." et
+une foule d'injures auxquelles nous r&eacute;pond&icirc;mes, sans
+avoir bien compris ce qu'il avait voulu dire. C'est moi qui
+criais le plus fort, car j'avais pris le parti du grand Meaulnes.
+Il y avait maintenant comme un pacte entre nous. La promesse
+qu'il m'avait faite de m'emmener avec lui, sans me dire, comme
+tout le monde, "que je ne pourrais pas marcher", m'avait
+li&eacute; &agrave; lui pour toujours. Et je ne cessais de penser
+&agrave; son myst&eacute;rieux voyage. Je m'&eacute;tais
+persuad&eacute; qu'il avait d&ucirc; rencontrer une jeune fille.
+Elle &eacute;tait sans doute infiniment plus belle que toutes
+celles du pays, plus belle que Jeanne, qu'on apercevait dans le
+jardin des religieuses par le trou de la serrure; et que
+Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et toute blonde; et
+que Jenny, la fille de la ch&acirc;telaine, qui &eacute;tait
+admirable, mais folle et toujours enferm&eacute;e. C'est &agrave;
+une jeune fille certainement qu'il pensait la nuit, comme un
+h&eacute;ros de roman. Et j'avais d&eacute;cid&eacute; de lui en
+parler, bravement, la premi&egrave;re fois qu'il
+m'&eacute;veillerait...</p>
+
+<p>Le soir de cette nouvelle bataille, apr&egrave;s quatre
+heures, nous &eacute;tions tous les deux occup&eacute;s &agrave;
+rentrer des outils du jardin, des pics et des pelles qui avaient
+servi &agrave; creuser des trous, lorsque nous entend&icirc;mes
+des cris sur la route. C'&eacute;tait une bande de jeunes gens et
+de gamins, en colonne par quatre, au pas gymnastique,
+&eacute;voluant comme une compagnie parfaitement
+organis&eacute;e, conduits par Delouche, Daniel, Giraudat, et un
+autre que nous ne conn&ucirc;mes point. Ils nous avaient
+aper&ccedil;us et ils nous huaient de la belle fa&ccedil;on.
+Ainsi tout le bourg &eacute;tait contre nous, et l'on
+pr&eacute;parait je ne sais quel jeu guerrier dont nous
+&eacute;tions exclus.</p>
+
+<p>Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la b&ecirc;che
+et la pioche qu'il avait sur l'&eacute;paule...</p>
+
+<p>Mais, &agrave; minuit, je sentais sa main sur mon bras, et je
+m'&eacute;veillais en sursaut.</p>
+
+<p>"L&egrave;ve-toi, dit-il, nous partons.</p>
+
+<p>- Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au bout?</p>
+
+<p>- J'en connais une bonne partie. Et il faudra bien que nous
+trouvions le reste! r&eacute;pondit-il, les dents
+serr&eacute;es.</p>
+
+<p>- Ecoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon s&eacute;ant.
+Ecoute-moi: nous n'avons qu'une chose &agrave; faire; c'est de
+chercher tous les deux en plein jour, en nous servant de ton
+plan, la partie du chemin qui nous manque.</p>
+
+<p>- Mais cette portion-l&agrave; est tr&egrave;s loin d'ici.</p>
+
+<p>- Eh bien, nous irons en voiture, cet &eacute;t&eacute;,
+d&egrave;s que les journ&eacute;es seront longues".</p>
+
+<p>Il y eut un silence prolong&eacute; qui voulait dire qu'il
+acceptait.</p>
+
+<p>"Puisque nous t&acirc;cherons ensemble de retrouver la jeune
+fille que tu aimes, Meaulnes, ajoutai-je enfin, dis-moi qui elle
+est, parle-moi d'elle".</p>
+
+<p>Il s'assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans l'ombre sa
+t&ecirc;te pench&eacute;e, ses bras crois&eacute;s et ses genoux.
+Puis il aspira l'air fortement, comme quelqu'un qui a eu gros
+coeur longtemps et qui va enfin confier son secret...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE VIII</h2>
+
+<h3>L'Aventure.</h3>
+
+<p>Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-l&agrave; tout ce qui
+lui &eacute;tait arriv&eacute; sur la route. Et m&ecirc;me
+lorsqu'il se fut d&eacute;cid&eacute; &agrave; me tout confier,
+durant des jours de d&eacute;tresse dont je reparlerai, ce resta
+longtemps le grand secret de nos adolescences. Mais aujourd'hui
+que tout est fini, maintenant qu'il ne reste plus que
+poussi&egrave;re</p>
+
+<p>de tant de mal, de tant de bien,</p>
+
+<p>je puis raconter son &eacute;trange aventure.</p>
+
+<p>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+. . . . . . .</p>
+
+<p>A une heure et demie de l'apr&egrave;s-midi, sur la route de
+Vierzon, par ce temps glacial, Meaulnes fit marcher la b&ecirc;te
+bon train car il savait n'&ecirc;tre pas en avance. Il ne songea
+d'abord, pour s'en amuser, qu'&agrave; notre surprise &agrave;
+tous, lorsqu'il ram&egrave;nerait dans la carriole, &agrave;
+quatre heures, le grand-p&egrave;re et la grand'-m&egrave;re
+Charpentier. Car, &agrave; ce moment-l&agrave;, certes, il
+n'avait pas d'autre intention.</p>
+
+<p>Peu &agrave; peu, le froid le p&eacute;n&eacute;trant, il
+s'enveloppa les jambes dans une couverture qu'il avait d'abord
+refus&eacute;e et que les gens de la Belle-Etoile avaient mise de
+force dans la voiture.</p>
+
+<p>A deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il
+n'&eacute;tait jamais pass&eacute; dans un petit pays aux heures
+de classe et s'amusa de voir celui-l&agrave; aussi d&eacute;sert,
+aussi endormi. C'est &agrave; peine si, de loin en loin, un
+rideau se leva, montrant une t&ecirc;te curieuse de bonne
+femme.</p>
+
+<p>A la sortie de La Motte, aussit&ocirc;t apr&egrave;s la maison
+d'&eacute;cole, il h&eacute;sita entre deux routes et crut se
+rappeler qu'il fallait tourner &agrave; gauche pour aller
+&agrave; Vierzon Personne n'&eacute;tait l&agrave; pour le
+renseigner. Il remit sa jument au trot sur la route
+d&eacute;sormais plus &eacute;troite et mal empierr&eacute;e. Il
+longea quelque temps un bois de sapins et rencontra enfin un
+roulier &agrave; qui il demanda, mettant sa main en porte-voix,
+s'il &eacute;tait bien l&agrave; sur la route de Vierzon. La
+jument, tirant sur les guides, continuait &agrave; trotter;
+l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on lui demandait; il cria
+quelque chose en faisant un geste vague, et, &agrave; tout
+hasard, Meaulnes poursuivit sa route.</p>
+
+<p>De nouveau se fut la vaste campagne gel&eacute;e, sans
+accident ni distraction aucune; parfois seulement une pie
+s'envolait, effray&eacute;e par la voiture, pour aller se percher
+plus loin sur un orme sans t&ecirc;te. Le voyageur avait
+enroul&eacute; autour de ses &eacute;paules, comme une cape, sa
+grande couverture. Les jambes allong&eacute;es, accoud&eacute;
+sur un c&ocirc;t&eacute; de la carriole, il dut somnoler un assez
+long moment...</p>
+
+<p>... Lorsque, gr&acirc;ce au froid, qui traversait maintenant
+la couverture, Meaulnes eut repris ses esprits, il
+s'aper&ccedil;ut que le paysage avait chang&eacute;. Ce
+n'&eacute;taient plus ces horizons lointains, ce grand ciel blanc
+o&ugrave; se perdait le regard, mais de petits pr&eacute;s encore
+verts avec de hautes cl&ocirc;tures. A droite et &agrave; gauche,
+l'eau des foss&eacute;s coulait sous la glace. Tout faisait
+pressentir l'approche d'une rivi&egrave;re. Et, entre les hautes
+haies, la route n'&eacute;tait plus qu'un &eacute;troit chemin
+d&eacute;fonc&eacute;.</p>
+
+<p>La jument, depuis un instant, avait cess&eacute; de trotter.
+D'un coup de fouet, Meaulnes voulut lui faire reprendre sa vive
+allure, mais elle continua &agrave; marcher au pas avec une
+extr&ecirc;me lenteur, et le grand &eacute;colier, regardant de
+c&ocirc;t&eacute;, les mains appuy&eacute;es sur le devant de la
+voiture, s'aper&ccedil;ut qu'elle boitait d'une jambe de
+derri&egrave;re. Aussit&ocirc;t il sauta &agrave; terre,
+tr&egrave;s inquiet.</p>
+
+<p>"Jamais nous n'arriverons &agrave; Vierzon pour le train",
+dit-il &agrave; mi-voix.</p>
+
+<p>Et il n'osait pas s'avouer sa pens&eacute;e la plus
+inqui&eacute;tante, &agrave; savoir que peut-&ecirc;tre il
+s'&eacute;tait tromp&eacute; de chemin et qu'il n'&eacute;tait
+plus l&agrave; sur la route de Vierzon.</p>
+
+<p>Il examina longuement le pied de la b&ecirc;te et n'y
+d&eacute;couvrit aucune trace de blessure. Tr&egrave;s craintive,
+la jument levait la patte d&egrave;s que Meaulnes voulait la
+toucher et grattait le sol de son sabot lourd et maladroit. Il
+comprit enfin qu'elle avait tout simplement un caillou dans le
+sabot. En gars expert au maniement du b&eacute;tail, il
+s'accroupit, tenta de lui saisir le pied droit avec sa main
+gauche et de le placer entre ses genoux, mais il fut
+g&ecirc;n&eacute; par la voiture. A deux reprises, la jument se
+d&eacute;roba et avan&ccedil;a de quelques m&egrave;tres. Le
+marchepied vint le frapper &agrave; la t&ecirc;te et la roue le
+blessa au genou. Il s'obstina et finit par triompher de la
+b&ecirc;te peureuse; mais le caillou se trouvait si bien
+enfonc&eacute; que Meaulnes dut sortir son couteau de paysan pour
+en venir &agrave; bout.</p>
+
+<p>Lorsqu'il eut termin&eacute; sa besogne, et qu'il releva enfin
+la t&ecirc;te, &agrave; demi &eacute;tourdit et les yeux
+troubles, il s'aper&ccedil;ut avec stupeur que la nuit
+tombait...</p>
+
+<p>Tout autre que Meaulnes e&ucirc;t imm&eacute;diatement
+rebrouss&eacute; chemin. C'&eacute;tait le seul moyen de ne pas
+s'&eacute;garer davantage. Mais il r&eacute;fl&eacute;chit qu'il
+devait &ecirc;tre maintenant fort loin de la Motte. En outre la
+jument pouvait avoir pris un chemin transversal pendant qu'il
+dormait. Enfin, ce chemin-l&agrave; devait bien &agrave; la
+longue mener vers quelque village... Ajoutez &agrave; toutes ces
+raisons que le grand gars, en remontant sur le marche-pied,
+tandis que la b&ecirc;te impatiente tirait d&eacute;j&agrave; sur
+les guides, sentait grandir en lui le d&eacute;sir
+exasp&eacute;r&eacute; d'aboutir &agrave; quelque chose et
+d'arriver quelque part, en d&eacute;pit de tous les
+obstacles!</p>
+
+<p>Il fouetta la jument qui fit un &eacute;cart et se remit au
+grand trot. L'obscurit&eacute; croissait. Dans le sentier
+ravin&eacute;, il y avait maintenant tout juste passage pour la
+voiture. Parfois une branche morte de la haie se prenait dans la
+roue et se cassait avec un bruit sec... Lorsqu'il fit tout
+&agrave; fait noir, Meaulnes songea soudain, avec un serrement de
+coeur, &agrave; la salle &agrave; manger de Sainte-Agathe,
+o&ugrave; nous devions, &agrave; cette heure, &ecirc;tre tous
+r&eacute;unis. Puis la col&egrave;re le prit; puis l'orgueil et
+la joie profonde de s'&ecirc;tre ainsi &eacute;vad&eacute;, sans
+avoir voulu...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE IX</h2>
+
+<h3>Une halte.</h3>
+
+<p>Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied
+avait but&eacute; dans l'ombre; Meaulnes vit sa t&ecirc;te
+plonger et se relever par deux fois; puis elle s'arr&ecirc;ta
+net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose. Autour des
+pieds de la b&ecirc;te, on entendait comme un clapotis d'eau. Un
+ruisseau coupait le chemin. En &eacute;t&eacute;, ce devait
+&ecirc;tre un gu&eacute;. Mais &agrave; cette &eacute;poque le
+courant &eacute;tait si fort que la glace n'avait pas pris et
+qu'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; dangereux de pousser plus
+avant.</p>
+
+<p>Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de
+quelques pas et, tr&egrave;s perplexe, se dressa dans la voiture.
+C'est alors qu'il aper&ccedil;ut, entre les branches, une
+lumi&egrave;re. Deux ou trois pr&eacute;s seulement devaient la
+s&eacute;parer du chemin...</p>
+
+<p>L'&eacute;colier descendit de voiture et ramena la jument en
+arri&egrave;re, en lui parlant pour la calmer, pour arr&ecirc;ter
+ses brusques coups de t&ecirc;te effray&eacute;s:</p>
+
+<p>"Allons, ma vieille! Allons! Maintenant nous n'irons pas plus
+loin. Nous saurons bient&ocirc;t o&ugrave; nous sommes
+arriv&eacute;s".</p>
+
+<p>Et, poussant la barri&egrave;re entrouverte d'un petit
+pr&eacute; qui donnait sur le chemin, il fit entrer l&agrave; son
+&eacute;quipage. Ses pieds enfon&ccedil;aient dans l'herbe molle.
+La voiture cahotait silencieusement. Sa t&ecirc;te contre celle
+de la b&ecirc;te, il sentait sa chaleur et le souffle dur de son
+haleine... Il la conduisit tout au bout du pr&eacute;, lui mit
+sur le dos la couverture; puis, &eacute;cartant les branches de
+la cl&ocirc;ture du fond, il aper&ccedil;ut de nouveau la
+lumi&egrave;re, qui &eacute;tait celle d'une maison
+isol&eacute;e.</p>
+
+<p>Il lui fallut bien, tout de m&ecirc;me, traverser trois
+pr&eacute;s, sauter un tra&icirc;tre petit ruisseau, o&ugrave; il
+faillit plonger les deux pieds &agrave; la fois... Enfin,
+apr&egrave;s un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva
+dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon grognait dans
+son t&ecirc;t. Au bruit des pas sur la terre gel&eacute;e, un
+chien se mit &agrave; aboyer avec fureur.</p>
+
+<p>Le volet de la porte &eacute;tait ouvert, et la lueur que
+Meaulnes avait aper&ccedil;ue &eacute;tait celle d'un feu de
+fagots allum&eacute; dans la chemin&eacute;e. Il n'y avait pas
+d'autre lumi&egrave;re que celle du feu. Une bonne femme, dans la
+maison, se leva et s'approcha de la porte, sans para&icirc;tre
+autrement effray&eacute;e. L'horloge &agrave; poids, juste
+&agrave; cet instant, sonna la demie de sept heures.</p>
+
+<p>"Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand gar&ccedil;on, je
+crois bien que j'ai mis le pied dans vos
+chrysanth&egrave;mes".</p>
+
+<p>Arr&ecirc;t&eacute;e, un bol &agrave; la main, elle le
+regardait.</p>
+
+<p>"Il est vrai, dit-elle, qu'il fait noir dans la cour &agrave;
+ne pas s'y conduire".</p>
+
+<p>Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, debout, regarda
+les murs de la pi&egrave;ce tapiss&eacute;e de journaux
+illustr&eacute;s comme une auberge, et la table, sur laquelle un
+chapeau d'homme &eacute;tait pos&eacute;.</p>
+
+<p>"Il n'est pas l&agrave;, le patron? dit-il en s'asseyant.</p>
+
+<p>- Il va revenir, r&eacute;pondit la femme, mise en confiance.
+Il est all&eacute; chercher un fagot.</p>
+
+<p>- Ce n'est pas que j'aie besoin de lui, poursuivit le jeune
+homme en rapprochant sa chaise du feu. Mais nous sommes l&agrave;
+plusieurs chasseurs &agrave; l'aff&ucirc;t. Je suis venu vous
+demander de nous c&eacute;der un peu de pain".</p>
+
+<p>Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens de campagne,
+et surtout dans une ferme isol&eacute;e, il faut parler avec
+beaucoup de discr&eacute;tion, de politique m&ecirc;me, et
+surtout ne jamais montrer qu'on n'est pas du pays.</p>
+
+<p>"Du pain? dit-elle. Nous ne pourrons gu&egrave;re vous en
+donner. Le boulanger qui passe pourtant tous les mardis n'est pas
+venu aujourd'hui".</p>
+
+<p>Augustin, qui avait esp&eacute;r&eacute; un instant se trouver
+&agrave; proximit&eacute; d'un village, s'effraya.</p>
+
+<p>"Le boulanger de quel pays? demanda-t-il.</p>
+
+<p>- Eh bien, le boulanger du Vieux-Nan&ccedil;ay,
+r&eacute;pondit la femme avec &eacute;tonnement.</p>
+
+<p>- C'est &agrave; quelle distance d'ici, au juste, Le
+Vieux-Nan&ccedil;ay? poursuivit Meaulnes tr&egrave;s inquiet.</p>
+
+<p>- Par la route, je ne saurais pas vous dire au juste; mais par
+la traverse il y a trois lieues et demie".</p>
+
+<p>Et elle se mit &agrave; raconter qu'elle y avait sa fille en
+place, qu'elle venait &agrave; pied pour la voir tous les
+premiers dimanches du mois et que ses patrons...</p>
+
+<p>Mais Meaulnes, compl&egrave;tement d&eacute;rout&eacute;,
+l'interrompit pour dire:</p>
+
+<p>"Le Vieux-Nan&ccedil;ay serait-il le bourg le plus
+rapproch&eacute; d'ici?"</p>
+
+<p>- Non, c'est Les Landes, &agrave; cinq kilom&egrave;tres. Mais
+il n'y a pas de marchands ni de boulanger. Il y a tout juste une
+petite assembl&eacute;e, chaque ann&eacute;e, &agrave; la
+Saint-Martin".</p>
+
+<p>Meaulnes n'avait jamais entendu parler des Landes. Il se vit
+&agrave; tel point &eacute;gar&eacute; qu'il en fut presque
+amus&eacute;. Mais la femme, qui &eacute;tait occup&eacute;e
+&agrave; laver son bol sur l'&eacute;vier, se retourna, curieuse
+&agrave; son tour, et elle dit lentement, en le regardant bien
+droit:</p>
+
+<p>"C'est-il que vous n'&ecirc;tes pas du pays?..."</p>
+
+<p>A ce moment, un paysan &acirc;g&eacute; se pr&eacute;senta
+&agrave; la porte, avec une brass&eacute;e de bois, qu'il jeta
+sur le carreau. La femme lui expliqua, tr&egrave;s fort, comme
+s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; sourd, ce que demandait le jeune
+homme.</p>
+
+<p>"Eh bien, c'est facile, dit-il simplement. Mais approchez-vous
+monsieur. Vous ne vous chauffez pas".</p>
+
+<p>Tous les deux, un instant plus tard, ils &eacute;taient
+install&eacute;s pr&egrave;s des chenets: le vieux cassant son
+bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes mangeant un bol de lait
+avec du pain qu'on lui avait offert. Notre voyageur, ravi de se
+trouver dans cette humble maison apr&egrave;s tant
+d'inqui&eacute;tudes, pensant que sa bizarre aventure
+&eacute;tait termin&eacute;e, faisait d&eacute;j&agrave; le
+projet de revenir plus tard avec des camarades revoir ces braves
+gens. Il ne savait pas que c'&eacute;tait l&agrave; seulement une
+halte, et qu'il allait tout &agrave; l'heure reprendre son
+chemin.</p>
+
+<p>Il demanda bient&ocirc;t qu'on le remit sur la route de La
+Motte. Et, revenant peu &agrave; peu &agrave; la
+v&eacute;rit&eacute;, il raconta qu'avec sa voiture il
+s'&eacute;tait s&eacute;par&eacute; des autres chasseurs et se
+trouvait maintenant compl&egrave;tement &eacute;gar&eacute;.</p>
+
+<p>Alors l'homme et la femme insist&egrave;rent si longtemps pour
+qu'il rest&acirc;t coucher et repartit seulement au grand jour,
+que Meaulnes finit par accepter et sortit chercher sa jument pour
+la rentrer &agrave; l'&eacute;curie.</p>
+
+<p>"Vous prendrez garde aux trous de la sente", lui dit
+l'homme.</p>
+
+<p>Meaulnes n'osa pas avouer qu'il n'&eacute;tait pas venu par la
+"sente". Il fut sur le point de demander au brave homme de
+l'accompagner. Il h&eacute;sita une seconde sur le seuil et si
+grande &eacute;tait son ind&eacute;cision qu'il faillit
+chanceler. Puis il sortit dans la cour obscure.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE X</h2>
+
+<h3>La Bergerie.</h3>
+
+<p>Pour s'y reconna&icirc;tre, il grimpa sur le talus d'o&ugrave;
+il avait saut&eacute;.</p>
+
+<p>Lentement et difficilement, comme &agrave; l'aller, il se
+guida entre les herbes et les eaux, &agrave; travers les
+cl&ocirc;tures de saules, et s'en fut chercher sa voiture dans le
+fond du pr&eacute; o&ugrave; il l'avait laiss&eacute;e. La
+voiture n'y &eacute;tait plus... Immobile, la t&ecirc;te
+battante, il s'effor&ccedil;a d'&eacute;couter tous les bruits de
+la nuit, croyant &agrave; chaque seconde entendre sonner tout
+pr&egrave;s le collier de la b&ecirc;te. Rien... Il fit le tour
+du pr&eacute;; la barri&egrave;re &eacute;tait &agrave; demi
+ouverte, &agrave; demi renvers&eacute;e, comme si une roue de
+voiture avait pass&eacute; dessus. La jument avait d&ucirc;, par
+l&agrave;, s'&eacute;chapper toute seule.</p>
+
+<p>Remontant le chemin, il fit quelques pas et s'embarrassa les
+pieds dans la couverture qui sans doute avait gliss&eacute; de la
+jument &agrave; terre. Il en conclut que la b&ecirc;te
+s'&eacute;tait enfuie dans cette direction. Il se prit &agrave;
+courir.</p>
+
+<p>Sans autre id&eacute;e que la volont&eacute; tenace et folle
+de rattraper sa voiture, tout le sang au visage, en proie
+&agrave; ce d&eacute;sir panique qui ressemblait &agrave; la
+peur, il courait... Parfois son pied butait dans les
+orni&egrave;res. Aux tournants, dans l'obscurit&eacute; totale,
+il se jetait contre les cl&ocirc;tures, et, d&eacute;j&agrave;
+trop fatigu&eacute; pour s'arr&ecirc;ter &agrave; temps,
+s'abattait sur les &eacute;pines, les bras en avant, se
+d&eacute;chirant les mains pour se prot&eacute;ger le visage.
+Parfois, il s'arr&ecirc;tait, &eacute;coutait - et repartait. Un
+instant, il crut entendre un bruit de voiture; mais ce
+n'&eacute;tait qu'un tombereau cahotant qui passait tr&egrave;s
+loin, sur une route, &agrave; gauche...</p>
+
+<p>Vint un moment o&ugrave; son genou, bless&eacute; au
+marche-pied, lui fit si mal qu'il dut s'arr&ecirc;ter, la jambe
+raidie. Alors il r&eacute;fl&eacute;chit que si sa jument ne
+n'&eacute;tait pas sauv&eacute;e au grand galop, il l'aurait
+depuis longtemps rejointe. Il se dit aussi qu'une voiture ne se
+perdait pas ainsi et que quelqu'un la retrouverait bien. Enfin il
+revint sur ses pas, &eacute;puis&eacute;, col&egrave;re, se
+tra&icirc;nant &agrave; peine.</p>
+
+<p>A la longue, il crut se retrouver dans les parages qu'il avait
+quitt&eacute;s et bient&ocirc;t il aper&ccedil;ut la
+lumi&egrave;re de la maison qu'il cherchait. Un sentier profond
+s'ouvrait dans la haie:</p>
+
+<p>"Voil&agrave; la sente dont le vieux m'a parl&eacute;", se dit
+Augustin.</p>
+
+<p>Et il s'engagea dans ce passage, heureux de n'avoir plus
+&agrave; franchir les haies et les talus. Au bout d'un instant,
+le sentier d&eacute;viant &agrave; gauche, la lumi&egrave;re
+parut glisser &agrave; droite, et, parvenu &agrave; un croisement
+de chemins, Meaulnes, dans sa h&acirc;te &agrave; regagner le
+pauvre logis, suivit sans r&eacute;fl&eacute;chir un sentier qui
+paraissait directement y conduire. Mais &agrave; peine avait-il
+fait dix pas dans cette direction que la lumi&egrave;re disparut,
+soit qu'elle fut cach&eacute;e par une haie, soit que les
+paysans, fatigu&eacute;s d'attendre, eussent ferm&eacute; leurs
+volets. Courageusement, l'&eacute;colier sauta &agrave; travers
+champs, marcha tout droit dans la direction o&ugrave; la
+lumi&egrave;re avait brill&eacute; tout &agrave; l'heure. Puis,
+franchissant encore une cl&ocirc;ture, il retomba dans un nouveau
+sentier...</p>
+
+<p>Ainsi peu &agrave; peu, s'embrouillait la piste du grand
+Meaulnes et se brisait le lien qui l'attachait &agrave; ceux
+qu'il avait quitt&eacute;s.</p>
+
+<p>D&eacute;courag&eacute;, presque &agrave; bout de forces, il
+r&eacute;solut, dans son d&eacute;sespoir, de suive ce sentier
+jusqu"au bout.</p>
+
+<p>A cent pas de l&agrave;, il d&eacute;bouchait dans une grande
+prairie grise, o&ugrave; l'on distinguait de loin en loin des
+ombres qui devaient &ecirc;tre des gen&eacute;vriers, et une
+b&acirc;tisse obscure dans un repli de terrain. Meaulnes s'en
+approcha. Ce n'&eacute;tait l&agrave; qu'une sorte de grand parc
+&agrave; b&eacute;tail ou de bergerie abandonn&eacute;e. La porte
+c&eacute;da avec un g&eacute;missement. La lueur de la lune,
+quand le grand vent chassait les nuages, passait &agrave; travers
+les fentes des cloisons. Une odeur de moisi r&eacute;gnait.</p>
+
+<p>Sans chercher plus avant, Meaulnes s'&eacute;tendit sur la
+paille humide, le coude &agrave; terre, la t&ecirc;te dans la
+main. Ayant retir&eacute; sa ceinture, il se recroquevilla dans
+sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors &agrave; la
+couverture de la jument qu'il avait laiss&eacute;e dans le
+chemin, et il se sentit si malheureux, si f&acirc;ch&eacute;
+contre lui-m&ecirc;me qu'il lui prit une forte envie de
+pleurer...</p>
+
+<p>Aussi s'effor&ccedil;a-t-il de penser &agrave; autre chose.
+Glac&eacute; jusqu'aux moelles, il se rappela un r&ecirc;ve - une
+vision plut&ocirc;t, qu'il avait eue tout enfant, et dont il
+n'avait jamais parl&eacute; &agrave; personne: un matin, au lieu
+de s'&eacute;veiller dans sa chambre, o&ugrave; pendaient ses
+culottes et ses paletots, il s'&eacute;tait trouv&eacute; dans
+une longue pi&egrave;ce verte, aux tentures pareilles &agrave;
+des feuillages. En ce lieu coulait une lumi&egrave;re si douce
+qu'on e&ucirc;t cru pouvoir la go&ucirc;ter. Pr&egrave;s de la
+premi&egrave;re fen&ecirc;tre, une jeune fille cousait, le dos
+tourn&eacute;, semblant attendre son r&eacute;veil... Il n'avait
+pas eu la force de se glisser hors de son lit pour marcher dans
+cette demeure enchant&eacute;e. Il s'&eacute;tait rendormi...
+Mais la prochaine fois, il jurait bien de se lever. Demain matin,
+peut-&ecirc;tre!...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE XI</h2>
+
+<h3>Le domaine myst&eacute;rieux.</h3>
+
+<p>D&egrave;s le petit jour, il se reprit &agrave; marcher. Mais
+son genou enfl&eacute; lui faisait mal; il lui fallait
+s'arr&ecirc;ter et s'asseoir &agrave; chaque moment tant la
+douleur &eacute;tait vive. L'endroit o&ugrave; il se trouvait
+&eacute;tait d'ailleurs le plus d&eacute;sol&eacute; de la
+Sologne. De toute la matin&eacute;e, il ne vit qu'une
+berg&egrave;re, &agrave; l'horizon, qui ramenait son troupeau. Il
+eut beau la h&eacute;ler, essayer de courir, elle disparut sans
+l'entendre.</p>
+
+<p>Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une
+d&eacute;solante lenteur... Pas un toit, pas une &acirc;me. Pas
+m&ecirc;me le cri d'un courlis dans les roseaux des marais. Et,
+sur cette solitude parfaite, brillait un soleil de
+d&eacute;cembre, clair et glacial.</p>
+
+<p>Il pouvait &ecirc;tre trois heures de l'apr&egrave;s-midi
+lorsqu'il aper&ccedil;ut enfin, au-dessus d'un bois de sapins, la
+fl&egrave;che d'une tourelle grise.</p>
+
+<p>"Quelque vieux manoir abandonn&eacute;, se dit-il, quelque
+pigeonnier d&eacute;sert!..."</p>
+
+<p>Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du
+bois d&eacute;bouchait, entre deux poteaux blancs, une
+all&eacute;e o&ugrave; Meaulnes s'engagea. Il y fit quelques pas
+et s'arr&ecirc;ta, plein de surprise, trouble d'une
+&eacute;motion inexplicable. Il marchait pourtant du m&ecirc;me
+pas fatigu&eacute;, le vent glac&eacute; lui ger&ccedil;ait les
+l&egrave;vres, le suffoquait par instants; et pourtant un
+contentement extra-ordinaire le soulevait, une
+tranquillit&eacute; parfaite et presque enivrante, la certitude
+que son but &eacute;tait atteint et qu'il n'y avait plus
+maintenant que du bonheur &agrave; esp&eacute;rer. C'est ainsi
+que, jadis, la veille des grandes f&ecirc;tes d'&eacute;t&eacute;
+il se sentait d&eacute;faillir, lorsqu'&agrave; la tomb&eacute;e
+de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que
+la fen&ecirc;tre de sa chambre &eacute;tait obstru&eacute;e par
+les branches.</p>
+
+<p>"Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive &agrave; ce vieux
+pigeonnier, plein de hiboux et de courants d'air!..."</p>
+
+<p>Et, f&acirc;ch&eacute; contre lui-m&ecirc;me, il
+s'arr&ecirc;ta, se demandant s'il ne valait pas mieux rebrousser
+chemin et continuer jusqu'au prochain village. Il
+r&eacute;fl&eacute;chissait depuis un instant, la t&ecirc;te
+basse, lorsqu'il s'aper&ccedil;ut soudain que l'all&eacute;e
+&eacute;tait balay&eacute;e &agrave; grands ronds
+r&eacute;guliers comme on faisait chez lui pour les f&ecirc;tes.
+Il se trouvait dans un chemin pareil &agrave; la grand'rue de La
+Fert&eacute;, le matin de l'Assomption!... Il e&ucirc;t
+aper&ccedil;u au d&eacute;tour de l'all&eacute;e une troupe de
+gens en f&ecirc;te soulevant la poussi&egrave;re comme au mois de
+juin, qu'il n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; surpris
+davantage.</p>
+
+<p>"Y aurait-il une f&ecirc;te dans cette solitude?" se
+demanda-t-il.</p>
+
+<p>Avan&ccedil;ant jusqu'au premier d&eacute;tour, il entendit un
+bruit de voix qui s'approchaient. Il se jeta de c&ocirc;t&eacute;
+dans les jeunes sapins touffus, s'accroupit et
+&eacute;cout&eacute; en retenant son souffle. C'&eacute;taient
+des voix enfantines. Une troupe d'enfants passa tout pr&egrave;s
+de lui. L'un d'eux, probablement une petite fille, parlait d'un
+ton si sage et si entendu que Meaulnes, bien qu'il ne comprit
+gu&egrave;re le sens de ses paroles, ne put s'emp&ecirc;cher de
+sourire.</p>
+
+<p>"Une seule chose m'inqui&egrave;te, disait-elle, c'est la
+question des chevaux. On n'emp&ecirc;chera jamais Daniel, par
+exemple, de monter sur le grand poney jaune!</p>
+
+<p>- Jamais on ne m'en emp&ecirc;chera r&eacute;pondit une voix
+moqueuse de jeune gar&ccedil;on. Est-ce que nous n'avons pas
+toutes les permissions?... M&ecirc;me celle de nous faire mal,
+s'il nous pla&icirc;t..."</p>
+
+<p>Et les voix s'&eacute;loign&egrave;rent, au moment o&ugrave;
+s'approchait d&eacute;j&agrave; un autre groupe d'enfants.</p>
+
+<p>"Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous
+irons en bateau.</p>
+
+<p>- Mais nous le permettra-t-on? dit une autre.</p>
+
+<p>- Vous savez bien que nous organisons la f&ecirc;te &agrave;
+notre guise.</p>
+
+<p>- Et si Frantz rentrait d&egrave;s ce soir, avec sa
+fianc&eacute;e?</p>
+
+<p>- Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!..."</p>
+
+<p>"Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce
+sont les enfants qui font la loi, ici?... Etrange domaine!"</p>
+
+<p>Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander o&ugrave;
+l'on trouverait &agrave; boire et &agrave; manger. Il se dressa
+et vit le dernier groupe qui s'&eacute;loignait. C'&eacute;taient
+trois fillettes avec des robes droites qui s'arr&ecirc;taient aux
+genoux. Elles avaient de jolis chapeaux &agrave; brides. Une
+plume blanche leur tra&icirc;nait dans le cou, &agrave; toutes
+les trois. L'une d'elles, &agrave; demi retourn&eacute;e, un peu
+pench&eacute;e, &eacute;coutait sa compagne qui lui donnait de
+grandes explications, le doigt lev&eacute;.</p>
+
+<p>"Je leur ferais peur", se dit Meaulnes, en regardant sa blouse
+paysanne d&eacute;chir&eacute;e et son ceinturon baroque de
+coll&eacute;gien de Sainte-Agathe.</p>
+
+<p>Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par
+l'all&eacute;e, il continua son chemin &agrave; travers les
+sapins dans la direction du "pigeonnier", sans trop
+r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ce qu'il pourrait demander
+l&agrave;-bas. Il fut bient&ocirc;t arr&ecirc;t&eacute; &agrave;
+la lisi&egrave;re du bois, par un petit mur moussu. De l'autre
+c&ocirc;t&eacute;, entre le mur et les annexes du domaine,
+c'&eacute;tait une longue cour &eacute;troite toute remplie de
+voitures, comme une cour d'auberge un jour de foire. Il y en
+avait de tous les genres et de toutes les formes: de fines
+petites voitures &agrave; quatre places, les brancards en l'air;
+des chars &agrave; bancs; des bourbonnaises
+d&eacute;mod&eacute;es avec des galeries &agrave; moulures, et
+m&ecirc;me de vieilles berlines dont les glaces &eacute;taient
+lev&eacute;es.</p>
+
+<p>Meaulnes, cach&eacute; derri&egrave;re les sapins, de crainte
+qu'on ne l'aper&ccedil;ut, examinait le d&eacute;sordre du lieu,
+lorsqu'il avisa, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la cour, juste
+au-dessus du si&egrave;ge d'un haut char &agrave; bancs, une
+fen&ecirc;tre des annexes &agrave; demi ouverte. Deux barreaux de
+fer, comme on en voit derri&egrave;re les domaines aux volets
+toujours ferm&eacute;s des &eacute;curies, avaient d&ucirc; clore
+cette ouverture. Mais le temps les avait descell&eacute;s.</p>
+
+<p>"Je vais entrer l&agrave;, se dit l'&eacute;colier, je
+dormirai dans le foin et je partirai au petit jour, sans avoir
+fait peur &agrave; ces belles petites filles".</p>
+
+<p>Il franchit le mur, p&eacute;niblement, &agrave; cause de son
+genou bless&eacute;, et, passant d'une voiture sur l'autre, du
+si&egrave;ge d'un char &agrave; bancs sur le toit d'une berline,
+il arriva &agrave; la hauteur de la fen&ecirc;tre, qu'il poussa
+sans bruit comme une porte.</p>
+
+<p>Il se trouvait non pas dans un grenier &agrave; foin, mais
+dans une vaste pi&egrave;ce au plafond bas qui devait &ecirc;tre
+une chambre &agrave; coucher. On distinguait, dans la
+demi-obscurit&eacute; du soir d'hiver, que la table, la
+chemin&eacute;e et m&ecirc;me les fauteuils &eacute;taient
+charg&eacute;s de grands vases, d'objets de prix, d'armes
+anciennes. Au fond de la pi&egrave;ce des rideaux tombaient, qui
+devaient cacher une alc&ocirc;ve.</p>
+
+<p>Meaulnes avait ferm&eacute; la fen&ecirc;tre, tant &agrave;
+cause du froid que par crainte d'&ecirc;tre aper&ccedil;u du
+dehors. Il alla soulever le rideau du fond et d&eacute;couvrit un
+grand lit bas, couvert de vieux livres dor&eacute;s, de luths aux
+cordes cass&eacute;es et de cand&eacute;labres jet&eacute;s
+p&ecirc;le-m&ecirc;le. Il repoussa toutes ces choses dans le fond
+de l'alc&ocirc;ve, puis s'&eacute;tendit sur cette couche pour
+s'y reposer et r&eacute;fl&eacute;chir un peu &agrave;
+l'&eacute;trange aventure dans laquelle il s'&eacute;tait
+jet&eacute;.</p>
+
+<p>Un silence profond r&eacute;gnait sur ce domaine. Par instants
+seulement on entendait g&eacute;mir le grand vent de
+d&eacute;cembre.</p>
+
+<p>Et Meaulnes, &eacute;tendu, en venait &agrave; se demander si,
+malgr&eacute; ces &eacute;tranges rencontres, malgr&eacute; la
+voix des enfants dans l'all&eacute;e, malgr&eacute; les voitures
+entass&eacute;es, ce n'&eacute;tait pas l&agrave; simplement,
+comme il l'avait pens&eacute; d'abord, une vieille b&acirc;tisse
+abandonn&eacute;e dans la solitude de l'hiver.</p>
+
+<p>Il lui sembla bient&ocirc;t que le vent lui portait le son
+d'une musique perdue. C'&eacute;tait comme un souvenir plein de
+charme et de regret. Il se rappela le temps o&ugrave; sa
+m&egrave;re, jeune encore, se mettait au piano
+l'apr&egrave;s-midi dans le salon, et lui, sans rien dire,
+derri&egrave;re la porte qui donnait sur le jardin, il
+l'&eacute;coutait jusqu'&agrave; la nuit...</p>
+
+<p>"On dirait que quelqu'un joue du piano quelque part?
+pensa-t-il.</p>
+
+<p>Mais laissant sa question sans r&eacute;ponse, harass&eacute;
+de fatigue, il ne tarda pas &agrave; s'endormir...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE XII</h2>
+
+<h3>La chambre de Wellington.</h3>
+
+<p>Il faisait nuit, lorsqu'il s'&eacute;veilla. Transi de froid,
+il se tourna et retourna sur sa couche, fripant et roulant sous
+lui sa blouse noire. Une faible clart&eacute; glauque baignait
+les rideaux de l'alc&ocirc;ve.</p>
+
+<p>S'asseyant sur le lit, il glissa sa t&ecirc;te entre les
+rideaux. Quelqu'un avait ouvert la fen&ecirc;tre et l'on avait
+attach&eacute; dans l'embrasure deux lanternes v&eacute;nitiennes
+vertes.</p>
+
+<p>Mais &agrave; peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup d'oeil,
+qu'il entendit sur le palier un bruit de pas
+&eacute;touff&eacute; et de conversation &agrave; voix basse. Il
+se rejeta dans l'alc&ocirc;ve et ses souliers ferr&eacute;s
+firent sonner un des objets de bronze qu'il avait
+repouss&eacute;s contre le mur. Un instant, tr&egrave;s inquiet,
+il retint son souffle. Les pas se rapproch&egrave;rent et deux
+ombres gliss&egrave;rent dans la chambre.</p>
+
+<p>Ne fais pas de bruit, disait l'un.</p>
+
+<p>- Ah! r&eacute;pondait l'autre, il est toujours bien temps
+qu'il s'&eacute;veille!</p>
+
+<p>- As-tu garni sa chambre?</p>
+
+<p>- Mais oui, comme celles des autres".</p>
+
+<p>Le vent fit battre la fen&ecirc;tre ouverte.</p>
+
+<p>"Tiens, dit le premier, tu n'as pas m&ecirc;me ferm&eacute; la
+fen&ecirc;tre. Le vent a d&eacute;j&agrave; &eacute;teint une des
+lanternes. Il va falloir la rallumer.</p>
+
+<p>- Bah! r&eacute;pondit l'autre, pris d'une paresse et d'un
+d&eacute;couragement soudain. A quoi bon ces illuminations du
+c&ocirc;t&eacute; de la campagne, du c&ocirc;t&eacute; du
+d&eacute;sert, autant dire? Il n'y a personne pour les voir.</p>
+
+<p>- Personne? Mais il arrivera encore des gens pendant une
+partie de la nuit. L&agrave;-bas, sur la route, dans leurs
+voitures, ils seront bien contents d'apercevoir nos
+lumi&egrave;res!"</p>
+
+<p>Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui qui avait
+parl&eacute; le dernier, et qui paraissait &ecirc;tre le chef,
+reprit d'une voix tra&icirc;nante, &agrave; la fa&ccedil;on d'un
+fossoyeur de Shakespeare:</p>
+
+<p>"Tu mets des lanternes vertes &agrave; la chambre de
+Wellington. T'en mettrais aussi bien des rouges... Tu ne t'y
+connais pas plus que moi!"</p>
+
+<p>Un silence.</p>
+
+<p>"... Wellington, c'&eacute;tait un Am&eacute;ricain? Eh bien,
+c'est-il une couleur am&eacute;ricaine, le vert? Toi, le
+com&eacute;dien qui as voyag&eacute;, tu devrais savoir
+&ccedil;a.</p>
+
+<p>- O! l&agrave; l&agrave;! r&eacute;pondit le
+"com&eacute;dien", voyag&eacute;? Oui, j'ai voyag&eacute;! Mais
+je n'ai rien vu! Que veux-tu voir dans une roulotte?"</p>
+
+<p>Meaulnes avec pr&eacute;caution regarda entre les rideaux.</p>
+
+<p>Celui qui commandait la manoeuvre &eacute;tait un gros homme
+nu-t&ecirc;te, enfonc&eacute; dans un &eacute;norme paletot. Il
+tenait &agrave; la main une longue perche garnie de lanternes
+multicolores, et il regardait paisiblement, une jambe
+crois&eacute;e sur l'autre, travailler son compagnon.</p>
+
+<p>Quant au com&eacute;dien, c'&eacute;tait le corps le plus
+lamentable qu'on puisse imaginer. Grand, maigre, grelottant, ses
+yeux glauques et louches, sa moustache retombant sur sa bouche
+&eacute;dent&eacute;e faisaient songer &agrave; la face d'un
+noy&eacute; qui ruisselle sur une dalle. Il &eacute;tait en
+manches de chemise, et ses dents claquaient. Il montrait dans ses
+paroles et ses gestes le m&eacute;pris le plus parfait pour sa
+propre personne.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s un moment de r&eacute;flexion am&egrave;re et
+risible &agrave; la fois, il s'approcha de son partenaire et lui
+confia, les deux bras &eacute;cart&eacute;s:</p>
+
+<p>"Veux-tu que je te dise?... Je ne peux pas comprendre qu'on
+soit all&eacute; chercher des d&eacute;go&ucirc;tants comme nous,
+pour servir dans une f&ecirc;te pareille! Voil&agrave;, mon
+gars!..."</p>
+
+<p>Mais sans prendre garde &agrave; ce grand &eacute;lan du
+coeur, le gros homme continua de regarder son travail, les jambes
+crois&eacute;es, b&acirc;illa, renifla tranquillement, puis,
+tournant le dos, s'en fut, sa perche sur l'&eacute;paule, en
+disant:</p>
+
+<p>"Allons, en route! Il est temps de s'habiller pour le
+d&icirc;ner".</p>
+
+<p>Le boh&eacute;mien le suivit, mais, en passant devant
+l'alc&ocirc;ve:</p>
+
+<p>"Monsieur l'Endormi, fit-il avec des r&eacute;v&eacute;rences
+et des inflexions de voix gouailleuses, vous n'avez plus
+qu'&agrave; vous &eacute;veiller, &agrave; vous habiller en
+marquis, m&ecirc;me si vous &ecirc;tes un marmiteux comme je
+suis; et vous descendrez &agrave; la f&ecirc;te costum&eacute;e,
+puisque c'est le bon plaisir de ces petits messieurs et de ces
+petites demoiselles".</p>
+
+<p>Il ajouta, sur le ton d'un boniment forain, avec une
+derni&egrave;re r&eacute;v&eacute;rence:</p>
+
+<p>"Notre camarade Maloyau, attach&eacute; aux cuisines, vous
+pr&eacute;sentera le personnage d'Arlequin, et votre serviteur,
+celui du grand Pierrot".</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE XIII</h2>
+
+<h3>La f&ecirc;te &eacute;trange.</h3>
+
+<p>D&egrave;s qu'ils eurent disparu l'&eacute;colier sortit de sa
+cachette. Il avait les pieds glac&eacute;s, les articulations
+raides; mais il &eacute;tait repos&eacute; et son genou
+paraissait gu&eacute;ri.</p>
+
+<p>"Descendre au d&icirc;ner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de
+le faire. Je serai simplement un invit&eacute; dont tout le monde
+a oubli&eacute; le nom. D'ailleurs, je ne suis pas un intrus ici.
+Il est hors de doute que M. Maloyau et son compagnon
+m'attendaient..."</p>
+
+<p>Au sortir de l'obscurit&eacute; totale de l'alc&ocirc;ve, il
+put y voir assez distinctement dans la chambre
+&eacute;clair&eacute;e par les lanternes vertes.</p>
+
+<p>Le boh&eacute;mien l'avait "garnie". Des manteaux
+&eacute;taient accroch&eacute;s aux pat&egrave;res. Sur une
+lourde table &agrave; toilette, au marbre bris&eacute;, on avait
+dispos&eacute; de quoi transformer en muscadin tel gar&ccedil;on
+qui e&ucirc;t pass&eacute; la nuit pr&eacute;c&eacute;dente dans
+une bergerie abandonn&eacute;e. Il y avait, sur la
+chemin&eacute;e, des allumettes aupr&egrave;s d'un grand
+flambeau. Mais on avait omis de cirer le parquet; et Meaulnes
+sentit rouler sous ses souliers du sable et des gravats. De
+nouveau il eut l'impression d'&ecirc;tre dans une maison depuis
+longtemps abandonn&eacute;e... En allant vers la chemin&eacute;e,
+il faillit buter contre une pile de grands cartons et de petites
+bo&icirc;tes: il &eacute;tendit le bras, alluma la bougie, puis
+souleva les couvercles et se pencha pour regarder.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient des costumes de jeunes gens d'il y a
+longtemps, des redingotes &agrave; hauts cols de velours, de fins
+gilets tr&egrave;s ouverts, d'interminables cravates blanches et
+des souliers vernis du d&eacute;but de ce si&egrave;cle. Il
+n'osait rien toucher du bout du doigt, mais apr&egrave;s
+s'&ecirc;tre nettoy&eacute; en frissonnant, il endossa sur sa
+blouse d'&eacute;colier un des grands manteaux dont il releva le
+collet pliss&eacute;, rempla&ccedil;a ses souliers ferr&eacute;s
+par de fins escarpins vernis et se pr&eacute;para &agrave;
+descendre nu-t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Il arriva, sans rencontrer personne, au bas d'un escalier de
+bois, dans un recoin de cour obscur. L'haleine glac&eacute;e de
+la nuit vint lui souffler au visage et soulever un pan de son
+manteau.</p>
+
+<p>Il fit quelques pas et, gr&acirc;ce &agrave; la vague
+clart&eacute; du ciel, il put se rendre compte aussit&ocirc;t de
+la configuration des lieux. Il &eacute;tait dans une petite cour
+form&eacute;e par des b&acirc;timents des d&eacute;pendances.
+Tout y paraissait vieux et ruin&eacute;. Les ouvertures au bas
+des escaliers &eacute;taient b&eacute;antes, car les portes
+depuis longtemps avaient &eacute;t&eacute; enlev&eacute;es; on
+n'avait pas non plus remplac&eacute; les carreaux des
+fen&ecirc;tres qui faisaient des trous noirs dans les murs. Et
+pourtant toutes ces b&acirc;tisses avaient un myst&eacute;rieux
+air de f&ecirc;te. Une sorte de reflet color&eacute; flottait
+dans les chambres basses o&ugrave; l'on avait d&ucirc; allumer
+aussi, du c&ocirc;t&eacute; de la campagne, des lanternes. La
+terre &eacute;tait balay&eacute;e; on avait arrach&eacute;
+l'herbe envahissante. Enfin, en pr&ecirc;tant l'oreille, Meaulnes
+crut entendre comme un chant, comme des voix d'enfants et de
+jeunes filles, l&agrave;-bas, vers les b&acirc;timents confus
+o&ugrave; le vent secouait des branches devant les ouvertures
+roses, vertes et bleues des fen&ecirc;tres.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait l&agrave;, dans son grand manteau, comme un
+chasseur, &agrave; demi pench&eacute;, pr&ecirc;tant l'oreille,
+lorsqu'un extraordinaire petit jeune homme sortit du
+b&acirc;timent voisin, qu'on aurait cru d&eacute;sert.</p>
+
+<p>Il avait un chapeau haut de forme tr&egrave;s cintr&eacute;
+qui brillait dans la nuit comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+d'argent; un habit dont le col lui montait dans les cheveux, un
+gilet tr&egrave;s ouvert, un pantalon &agrave; sous-pieds... Cet
+&eacute;l&eacute;gant, qui pouvait avoir quinze ans, marchait sur
+la pointe des pieds comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+soulev&eacute; par les &eacute;lastiques de son pantalon, mais
+avec une rapidit&eacute; extraordinaire. Il salua Meaulnes au
+passage sans s'arr&ecirc;ter, profond&eacute;ment,
+automatiquement, et disparut dans l'obscurit&eacute;, vers le
+b&acirc;timent central, ferme, ch&acirc;teau ou abbaye, dont la
+tourelle avait guid&eacute; l'&eacute;colier au d&eacute;but de
+l'apr&egrave;s-midi.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s un instant d'h&eacute;sitations, notre
+h&eacute;ros embo&icirc;ta le pas au curieux petit personnage.
+Ils travers&egrave;rent une sorte de grande cour-jardin,
+pass&egrave;rent entre des massifs, contourn&egrave;rent un
+vivier enclos de palissades, un puits, et se trouv&egrave;rent
+enfin au seuil de la demeure centrale.</p>
+
+<p>Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et
+clout&eacute;e comme une porte de presbyt&egrave;re, &eacute;tait
+&agrave; demi ouverte. L'&eacute;l&eacute;gant s'y engouffra.
+Meaulnes le suivit, et, d&egrave;s ses premiers pas dans le
+corridor, il se trouva, sans voir personne, entour&eacute; de
+rires, de chants, d'appels et de poursuites.</p>
+
+<p>Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal.
+Meaulnes h&eacute;sitait s'il allait pousser jusqu'au fond ou
+bien ouvrir une des portes derri&egrave;re lesquelles il
+entendait un bruit de voix, lorsqu'il vit passer dans le fond
+deux fillettes qui se poursuivaient. Il courut pour les voir et
+les rattraper, &agrave; pas de loup, sur ses escarpins. Un bruit
+de portes qui s'ouvrent, deux visages de quinze ans que la
+fra&icirc;cheur du soir et la poursuite ont rendus tout roses,
+sous de grands cabriolets &agrave; brides, et tout va
+dispara&icirc;tre dans un brusque &eacute;clat de
+lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>Une seconde, elles tournent sur elles-m&ecirc;mes, par jeu;
+leurs amples jupes l&eacute;g&egrave;res se soul&egrave;vent et
+se gonflent; on aper&ccedil;oit la dentelle de leurs longs,
+amusants pantalons; puis, ensemble, apr&egrave;s cette pirouette,
+elles bondissent dans la pi&egrave;ce et referment la porte.</p>
+
+<p>Meaulnes reste un moment &eacute;bloui et titubant dans ce
+corridor noir. Il craint maintenant d'&ecirc;tre surpris. Son
+allure h&eacute;sitante et gauche le ferait, sans doute, prendre
+pour un voleur. Il va s'en retourner
+d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment vers la sortie, lorsque de
+nouveau il entend dans le fond du corridor un bruit de pas et des
+voix d'enfants. Ce sont deux petits gar&ccedil;ons qui
+s'approch&egrave;rent en parlant.</p>
+
+<p>"Est-ce qu'on va bient&ocirc;t d&icirc;ner, leur demande
+Meaulnes avec aplomb.</p>
+
+<p>- Viens avec nous, r&eacute;pond le plus grand, on va t'y
+conduire".</p>
+
+<p>Et avec cette confiance et ce besoin d'amiti&eacute; qu'ont
+les enfants, la veille d'une grande f&ecirc;te, ils le prennent
+chacun par la main. Ce sont probablement deux petits
+gar&ccedil;ons de paysans. On leur a mis leurs plus beaux habits:
+de petites culottes coup&eacute;es &agrave; mi-jambe qui laissent
+voir leurs gros bas de laine et leurs galoches, un petit
+justaucorps de velours bleu, une casquette de m&ecirc;me couleur
+et un noeud de cravate blanc.</p>
+
+<p>"La connais-tu, toi? demande l'un des enfants.</p>
+
+<p>- Moi, fait le plus petit, qui a une t&ecirc;te ronde et des
+yeux na&iuml;fs, maman m'a dit qu'elle avait une robe noire et
+une collerette et qu'elle ressemblait &agrave; un joli
+pierrot.</p>
+
+<p>- Qui donc? demande Meaulnes.</p>
+
+<p>- Eh bien, la fianc&eacute;e que Franz est all&eacute;
+chercher..."</p>
+
+<p>Avant que le jeune homme ait rien pu dire, ils sont tous les
+trois arriv&eacute;s &agrave; la porte d'une grande salle
+o&ugrave; flambe un beau feu. Des planches, en guise de table,
+ont &eacute;t&eacute; pos&eacute;es sur des tr&eacute;teaux; on a
+&eacute;tendu des nappes blanches, et des gens de toutes sortes
+d&icirc;nent avec c&eacute;r&eacute;monie.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE XIV</h2>
+
+<h3>La f&ecirc;te &eacute;trange (suite).</h3>
+
+<p>C'&eacute;tait, dans une grande salle au plafond bas, un repas
+comme ceux que l'on offre, la veille des noces de campagne, aux
+parents qui sont venus de tr&egrave;s loin.</p>
+
+<p>Les deux enfants avaient l&acirc;ch&eacute; les mains de
+l'&eacute;colier et s'&eacute;taient pr&eacute;cipit&eacute;s
+dans une chambre attenante o&ugrave; l'on entendait des voix
+pu&eacute;riles et des bruits de cuillers battant les assiettes.
+Meaulnes, avec audace et sans s'&eacute;mouvoir, enjamba un banc
+et se trouva assis aupr&egrave;s de deux vieilles paysannes. Il
+se mit aussit&ocirc;t &agrave; manger avec un app&eacute;tit
+f&eacute;roce; et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva
+la t&ecirc;te pour regarder les convives et les
+&eacute;couter.</p>
+
+<p>On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient &agrave; peine
+se conna&icirc;tre. Ils devaient venir, les uns, du fond de la
+campagne, les autres, de villes lointaines. Il y avait,
+&eacute;pars le long des tables, quelques vieillards avec des
+favoris, et d'autres compl&egrave;tement ras&eacute;s qui
+pouvaient &ecirc;tre d'anciens marins. Pr&egrave;s d'eux
+d&icirc;naient d'autres vieux qui leur ressemblaient: m&ecirc;me
+face tann&eacute;e, m&ecirc;mes yeux vifs sous des sourcils en
+broussaille, m&ecirc;mes cravates &eacute;troites comme des
+cordons de souliers... Mais il &eacute;tait ais&eacute; de voir
+que ceux-ci n'avaient jamais navigu&eacute; plus loin que le bout
+du canton; et s'ils avaient tangu&eacute;, roul&eacute; plus de
+mille fois sous les averses et dans le vent, c'&eacute;tait pour
+ce dur voyage sans p&eacute;ril qui consiste &agrave; creuser le
+sillon jusqu'au bout de son champ et &agrave; retourner ensuite
+la charrue... On voyait peu de femmes; quelques vieilles
+paysannes avec de rondes figures rid&eacute;es comme des pommes,
+sous des bonnets tuyaut&eacute;s.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas un seul de ces convives avec qui Meaulnes ne
+se sentit &agrave; l'aise et en confiance. Il expliquait ainsi
+plus tard cette impression: quand on a, disait-il, commis quelque
+lourde faute impardonnable, on songe parfois, au milieu d'une
+grande amertume: "Il y a pourtant par le monde des gens qui me
+pardonneraient". On imagine de vieilles gens, des grands-parents
+pleins d'indulgence, qui sont persuad&eacute;s &agrave; l'avance
+que tout ce que vous faites est bien fait. Certainement parmi ces
+bonnes gens-l&agrave; les convives de cette salle avaient
+&eacute;t&eacute; choisis. Quant aux autres, c'&eacute;taient des
+adolescents et des enfants...</p>
+
+<p>Cependant, aupr&egrave;s de Meaulnes, les deux vieilles femmes
+causaient:</p>
+
+<p>"En mettant tout pour le mieux, disait la plus
+&acirc;g&eacute;e, d'une voix cocasse et suraigu&euml; qu'elle
+cherchait vainement &agrave; adoucir, les fianc&eacute;s ne
+seront pas l&agrave;, demain, avant trois heures.</p>
+
+<p>- Tais-toi, tu me ferais mettre en col&egrave;re",
+r&eacute;pondait l'autre du ton le plus tranquille.</p>
+
+<p>Celle-ci portait sur le front une capeline tricot&eacute;e.
+'Comptons! reprit la premi&egrave;re sans s'&eacute;mouvoir. Une
+heure et demie de chemin de fer de Bourges &agrave; Vierzon, et
+sept lieues de voiture, de Vierzon jusqu'ici..."</p>
+
+<p>La discussion continua. Meaulnes n'en perdait pas une parole.
+Gr&acirc;ce &agrave; cette paisible prise de bec, la situation
+s'&eacute;clairait faiblement: Frantz de Galais, le fils du
+ch&acirc;teau - qui &eacute;tait &eacute;tudiant ou marin ou
+peut-&ecirc;tre aspirant de marine, on ne savait pas... -
+&eacute;tait all&eacute; &agrave; Bourges pour y chercher une
+jeune fille et l'&eacute;pouser. Chose &eacute;trange, ce
+gar&ccedil;on, qui devait &ecirc;tre tr&egrave;s jeune et
+tr&egrave;s fantasque, r&eacute;glait tout &agrave; sa guise dans
+le Domaine. Il avait voulu que la maison o&ugrave; sa
+fianc&eacute;e entrerait ressembl&acirc;t &agrave; un palais en
+f&ecirc;te. Et pour c&eacute;l&eacute;brer la venue de la jeune
+fille, il avait invit&eacute; lui-m&ecirc;me ces enfants et ces
+vieilles gens d&eacute;bonnaires. Tels &eacute;taient les points
+que la discussion des deux femmes pr&eacute;cisait. Elles
+laissaient tout le reste dans le myst&egrave;re, et reprenaient
+sans cesse la question du retour des fianc&eacute;s. L'une tenait
+pour le matin du lendemain. L'autre pour l'apr&egrave;s-midi.</p>
+
+<p>"Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la
+plus jeune avec calme.</p>
+
+<p>- Et toi, ma pauvre Ad&egrave;le, toujours aussi
+ent&ecirc;t&eacute;e. Il y a quatre ans que je ne t'avais vue, tu
+n'as pas chang&eacute;", r&eacute;pondait l'autre en haussant les
+&eacute;paules, mais de sa voix la plus paisible.</p>
+
+<p>Et elles continuaient ainsi &agrave; se tenir t&ecirc;te sans
+la moindre humeur. Meaulnes intervint dans l'espoir d'en
+apprendre davantage:</p>
+
+<p>"Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fianc&eacute;e de
+Frantz?"</p>
+
+<p>Elles le regard&egrave;rent, interloqu&eacute;es. Personne
+d'autre que Frantz n'avait vu la jeune fille. Lui-m&ecirc;me, en
+revenant de Toulon, l'avait rencontr&eacute;e un soir,
+d&eacute;sol&eacute;e, dans un de ces jardins de Bourges qu'on
+appelle les Marais. Son p&egrave;re, un tisserand, l'avait
+chass&eacute;e de chez lui. Elle &eacute;tait fort jolie et
+Frantz avait d&eacute;cid&eacute; aussit&ocirc;t de
+l'&eacute;pouser. C'&eacute;tait une &eacute;trange histoire;
+mais son p&egrave;re, M. de Galais, et sa soeur Yvonne ne lui
+avaient-ils pas toujours tout accord&eacute;!...</p>
+
+<p>Meaulnes, avec pr&eacute;caution, allait poser d'autres
+questions, lorsque parut &agrave; la porte un couple charmant:
+une enfant de seize ans avec corsage de velours et jupe &agrave;
+grands volants; un jeune personnage en habit &agrave; haut col et
+pantalon &agrave; &eacute;lastiques. Ils travers&egrave;rent la
+salle, esquissant un pas de deux; d'autres les suivirent; puis
+d'autres pass&egrave;rent en courant, poussant des cris,
+poursuivis par un grand pierrot blafard, aux manches trop
+longues, coiff&eacute; d'un bonnet noir et riant d'une bouche
+&eacute;dent&eacute;e. Il courait &agrave; grandes
+enjamb&eacute;es maladroites, comme si, &agrave; chaque pas, il
+e&ucirc;t d&ucirc; faire un saut, et il agitait ses longues
+manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur; les
+jeunges gens lui serraient la main et il paraissait faire la joie
+des enfants qui le poursuivaient avec des cris per&ccedil;ants.
+Au passage il regarda Meaulnes de ses yeux vitreux, et
+l'&eacute;colier crut reconna&icirc;tre, compl&egrave;tement
+ras&eacute;, le compagnon de M. Maloyau, le boh&eacute;mien qui
+tout &agrave; l'heure accrochait les lanternes.</p>
+
+<p>Le repas &eacute;tait termin&eacute;. Chacun se levait.</p>
+
+<p>Dans les couloirs s'organisaient des rondes et des farandoles.
+Une musique, quelque part, jouait un pas de menuet... Meaulnes,
+la t&ecirc;te &agrave; demi cach&eacute;e dans le collet de son
+manteau, comme dans une fraise, se sentait un autre personnage.
+Lui aussi, gagn&eacute; par le plaisir, se mit &agrave;
+poursuivre le grand pierrot &agrave; travers les couloirs du
+Domaine, comme dans les coulisses d'un th&eacute;&acirc;tre
+o&ugrave; la pantomime, de la sc&egrave;ne, se f&ucirc;t partout
+r&eacute;pandue. Il se trouva ainsi m&ecirc;l&eacute;
+jusqu'&agrave; la fin de la nuit &agrave; une foule joyeuse aux
+costumes extravagants. Parfois il ouvrait une porte, et se
+trouvait dans une chambre o&ugrave; l'on montrait la lanterne
+magique. Des enfants applaudissaient &agrave; grand bruit...
+Parfois, dans un coin de salon o&ugrave; l'on dansait, il
+engageait conversation avec quelque dandy et se renseignait
+h&acirc;tivement sur les costumes que l'on porterait les jours
+suivants...</p>
+
+<p>Un peu angoiss&eacute; &agrave; la longue par tout ce plaisir
+qui s'offrait &agrave; lui, craignant &agrave; chaque instant que
+son manteau entr'ouvert ne laiss&acirc;t voir sa blousse de
+coll&eacute;gien, il alla se r&eacute;fugier un instant dans la
+partie la plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n'y
+entendait que le bruit &eacute;touff&eacute; d'un piano.</p>
+
+<p>Il entra dans une pi&egrave;ce silencieuse qui &eacute;tait
+une salle &agrave; manger &eacute;clair&eacute;e par une lampe
+&agrave; suspension. L&agrave; aussi c'&eacute;tait f&ecirc;te,
+mais f&ecirc;te pour les petits enfants.</p>
+
+<p>Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouverts
+sur leurs genoux; d'autres &eacute;taient accroupis par terre
+devant une chaise et, gravement, ils faisaient sur le
+si&egrave;ge un &eacute;talage d'images; d'autres, aupr&egrave;s
+du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils
+&eacute;coutaient au loin, dans l'immense demeure, la rumeur de
+la f&ecirc;te.</p>
+
+<p>Une porte de cette salle &agrave; manger &eacute;tait grande
+ouverte. On entendait dans la pi&egrave;ce attenante jouer du
+piano. Meaulnes avan&ccedil;a curieusement la t&ecirc;te.
+C'&eacute;tait une sorte de petit salon-parloir; une femme ou une
+jeune fille, un grand manteau marron jet&eacute; sur ses
+&eacute;paules, tournait le dos, jouant tr&egrave;s doucement des
+airs de rondes ou de chansonnettes. Sur le divan, tout &agrave;
+c&ocirc;t&eacute;, six ou sept petits gar&ccedil;ons et petites
+filles rang&eacute;s comme sur une image, sages comme le sont les
+enfants lorsqu'il se fait tard, &eacute;coutaient. De temps en
+temps seulement, l'un d'eux, arc-bout&eacute; sur les poignets,
+se soulevait, glissait &agrave; terre et passait dans la salle
+&agrave; manger: un de ceux qui avaient fini de regarder les
+images venait prendre sa place.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s cette f&ecirc;te o&ugrave; tout &eacute;tait
+charmant, mais fi&eacute;vreux et fou, o&ugrave; lui-m&ecirc;me
+avait si follement poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se
+trouvait l&agrave; plong&eacute; dans le bonheur le plus calme du
+monde.</p>
+
+<p>Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait &agrave;
+jouer, il retourna s'asseoir dans la salle &agrave; manger, et,
+ouvrant un des gros livres rouges &eacute;pars sur la table, il
+commen&ccedil;a distraitement &agrave; lire.</p>
+
+<p>Presque aussit&ocirc;t un des petits qui &eacute;taient par
+terre s'approcha, se pendit &agrave; son bras et grimpa sur son
+genou pour regarder en m&ecirc;me temps que lui; un autre en fit
+autant de l'autre c&ocirc;t&eacute;. Alors ce fut un r&ecirc;ve
+comme son r&ecirc;ve de jadis. Il put imaginer longuement qu'il
+&eacute;tait dans sa propre maison, mari&eacute;, un beau soir,
+et que cet &ecirc;tre charmant et inconnu qui jouait du piano,
+pr&egrave;s de lui, c'&eacute;tait sa femme...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE XV</h2>
+
+<h3>La rencontre.</h3>
+
+<p>Le lendemain matin, Meaulnes fut pr&ecirc;t un des premiers.
+Comme on le lui avait conseill&eacute;, il rev&ecirc;tit un
+simple costume noir, de mode pass&eacute;e, une jaquette
+serr&eacute;e &agrave; la taille avec des manches bouffant aux
+&eacute;paules, un gilet crois&eacute;, un pantalon &eacute;largi
+du bas jusqu'&agrave; cacher ses fines chaussures, et un chapeau
+haut de forme.</p>
+
+<p>La cour &eacute;tait d&eacute;serte encore lorsqu'il
+descendit. Il fit quelques pas et se trouva comme
+transport&eacute; dans une journ&eacute;e de printemps. Ce fut en
+effet le matin le plus doux de cet hiver-l&agrave;. Il faisait du
+soleil comme aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et
+l'herbe mouill&eacute;e brillait comme humect&eacute;e de
+ros&eacute;e. Dans les arbres, plusieurs petits oiseaux
+chantaient et de temps &agrave; autre une brise ti&eacute;die
+coulait sur le visage du promeneur.</p>
+
+<p>Il fit comme les invit&eacute;s qui se sont
+&eacute;veill&eacute;s avant le ma&icirc;tre de la maison. Il
+sortit dans la cour du Domaine, pensant &agrave; chaque instant
+qu'une voix cordiale et joyeuse allait crier derri&egrave;re
+lui:</p>
+
+<p>"D&eacute;j&agrave; r&eacute;veill&eacute;, Augustin?..."</p>
+
+<p>Mais il se promena longtemps seul &agrave; travers le jardin
+et la cour. L&agrave;-bas, dans le b&acirc;timent principal, rien
+ne remuait, ni aux fen&ecirc;tres, ni &agrave; la tourelle. On
+avait ouvert d&eacute;j&agrave;, cependant, les deux battants de
+la ronde porte de bois. Et, dans une des fen&ecirc;tres du haut,
+un rayon de soleil donnait, comme en &eacute;t&eacute;, aux
+premi&egrave;res heures du matin.</p>
+
+<p>Meaulnes, pour la premi&egrave;re fois, regardait en plein
+jour l'int&eacute;rieur de la propri&eacute;t&eacute;. Les
+vestiges d'un mur s&eacute;paraient le jardin
+d&eacute;labr&eacute; de la cour, o&ugrave; l'on avait, depuis
+peu, vers&eacute; du sable et pass&eacute; le r&acirc;teau. A
+l'extr&eacute;mit&eacute; des d&eacute;pendances qu'il habitait,
+c'&eacute;taient des &eacute;curies b&acirc;ties dans un amusant
+d&eacute;sordre, qui multipliait les recoins garnis d'arbrisseaux
+fous et de vigne vierge. Jusque sur le Domaine d&eacute;ferlaient
+des bois de sapins qui le cachaient &agrave; tout le pays plat,
+sauf vers l'est, o&ugrave; l'on apercevait des collines bleues
+couvertes de rochers et de sapins encore.</p>
+
+<p>Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la
+branlante barri&egrave;re de bois qui entourait le vivier; vers
+les bords il restait un peu de glace mince et pliss&eacute;e
+comme une &eacute;cume. Il s'aper&ccedil;ut lui-m&ecirc;me
+refl&eacute;t&eacute; dans l'eau, comme inclin&eacute; sur le
+ciel, dans son costume d'&eacute;tudiant romantique. Et il crut
+voir un autre Meaulnes; non plus l'&eacute;colier qui
+s'&eacute;tait &eacute;vad&eacute; dans une carriole de paysan,
+mais un &ecirc;tre charmant et romanesque, au milieu d'un beau
+livre de prix...</p>
+
+<p>Il se h&acirc;ta vers le b&acirc;timent principal, car il
+avait faim. Dans la grande salle o&ugrave; il avait
+d&icirc;n&eacute; la veille, une paysanne mettait le couvert.
+D&egrave;s que Meaulnes se fut assis devant un des bols
+align&eacute;s sur la nappe, elle lui versa le caf&eacute; en
+disant:</p>
+
+<p>"Vous &ecirc;tes le premier, monsieur".</p>
+
+<p>Il ne voulut rien r&eacute;pondre, tant il craignait
+d'&ecirc;tre soudain reconnu comme un &eacute;tranger. Il demanda
+seulement &agrave; quelle heure partirait le bateau pour la
+promenade matinale qu'on avait annonc&eacute;e.</p>
+
+<p>"Pas avant une demi-heure, monsieur: personne n'est descendu
+encore", fut la r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>Il continua donc d'errer en cherchant le lieu de
+l'embarcad&egrave;re, autour de la longue maison ch&acirc;telaine
+aux ailes in&eacute;gales, comme une &eacute;glise. Lorsqu'il eut
+contourn&eacute; l'aile sud, il aper&ccedil;ut soudain les
+roseaux, &agrave; perte de vue, qui formaient tout le paysage.
+L'eau des &eacute;tangs venait de ce c&ocirc;t&eacute; mouiller
+le pied des murs, et il y avait, devant plusieurs portes, de
+petits balcons de bois qui surplombaient les vagues
+clapotantes.</p>
+
+<p>D&eacute;soeuvr&eacute;, le promeneur erra un long moment sur
+la rive sabl&eacute;e comme un chemin de halage. Il examinait
+curieusement les grandes portes aux vitres poussi&eacute;reuses
+qui donnaient sur des pi&egrave;ces d&eacute;labr&eacute;es ou
+abandonn&eacute;es, sur des d&eacute;barras encombr&eacute;s de
+brouettes, d'outils rouill&eacute;s et de pots de fleurs
+bris&eacute;s, lorsque soudain, &agrave; l'autre bout des
+b&acirc;timents, il entendit des pas grincer sur le sable.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient deux femmes, l'une tr&egrave;s vieille et
+courb&eacute;e; l'autre, une jeune fille, blonde,
+&eacute;lanc&eacute;e, dont le charmant costume, apr&egrave;s
+tous les d&eacute;guisements de la veille, parut d'abord &agrave;
+Meaulnes extraordinaire.</p>
+
+<p>Elles s'arr&ecirc;t&egrave;rent un instant pour regarder le
+paysage, tandis que Meaulnes se disait, avec un &eacute;tonnement
+qui lui parut plus tard bien grossier:</p>
+
+<p>"Voil&agrave; sans doute ce qu'on appelle une jeune fille
+excentrique - peut-&ecirc;tre une actrice qu'on a mand&eacute;e
+pour la f&ecirc;te".</p>
+
+<p>Cependant, les deux femmes passaient pr&egrave;s de lui et
+Meaulnes, immobile, regarda la jeune fille. Souvent, plus tard,
+lorsqu'il s'endormait apr&egrave;s avoir
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment essay&eacute; de se rappeler
+le beau visage effac&eacute;, il voyait en r&ecirc;ve passer des
+rang&eacute;es de jeunes femmes qui ressemblaient &agrave;
+celle-ci. L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son air un
+peu pench&eacute;; l'autre son regard si pur; l'autre encore sa
+taille fine, et l'autre avait aussi ses yeux bleus: mais aucune
+de ces femmes n'&eacute;tait jamais la grande jeune fille.</p>
+
+<p>Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure
+blonde, un visage aux traits un peu courts, mais dessin&eacute;s
+avec une finesse presque douloureuse. Et comme d&eacute;j&agrave;
+elle &eacute;tait pass&eacute;e devant lui, il regarda sa
+toilette, qui &eacute;tait bien la plus simple et la plus sage
+des toilettes...</p>
+
+<p>Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, lorsque
+la jeune fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit
+&agrave; sa compagne:</p>
+
+<p>"Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense?..."</p>
+
+<p>Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cass&eacute;e,
+tremblante, ne cessait de causer gaiement et de rire. La jeune
+fille r&eacute;pondait doucement. Et lorsqu'elles descendirent
+sur l'embarcad&egrave;re, elle eut ce m&ecirc;me regard innocent
+et grave, qui semblait dire:</p>
+
+<p>"Qui &ecirc;tes-vous? Que faites-vous ici? Je ne vous connais
+pas. Et pourtant il me semble que je vous connais".</p>
+
+<p>D'autres invit&eacute;s &eacute;taient maintenant &eacute;pars
+entre les arbres, attendant. Et trois bateaux de plaisance
+accostaient, pr&ecirc;ts &agrave; recevoir les promeneurs. Un
+&agrave; un, sur le passage des dames, qui paraissaient
+&ecirc;tre la ch&acirc;telaine et sa fille, les jeunes gens
+saluaient profond&eacute;ment, et les demoiselles s'inclinaient.
+Etrange matin&eacute;e! Etrange partie de plaisir! Il faisait
+froid malgr&eacute; le soleil d'hiver, et les femmes enroulaient
+autour de leur cou ces boas de plumes qui &eacute;taient alors
+&agrave; la mode...</p>
+
+<p>La vieille dame resta sur la rive, et, sans savoir comment,
+Meaulnes se trouva dans le m&ecirc;me yacht que la jeune
+ch&acirc;telaine. Il s'accouda sur le pont, tenant d'une main
+d'une main son chapeau battu par le grand vent, et il put
+regarder &agrave; l'aise le jeune fille, qui s'&eacute;tait
+assise &agrave; l'abri. Elle aussi le regardait. Elle
+r&eacute;pondait &agrave; ses compagnes, souriait, puis posait
+doucement ses yeux bleus sur lui, en tenant sa l&egrave;vre un
+peu mordue.</p>
+
+<p>Un grand silence r&eacute;gnait sur les berges prochaines. Le
+bateau filait avec un brui calme de machine et d'eau. On
+e&ucirc;t pu se croire au coeur de l'&eacute;t&eacute;. On allait
+aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque maison de
+campagne. La jeune fille s'y prom&egrave;nerait sous une ombrelle
+blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles
+g&eacute;mir... Mais soudain une rafale glac&eacute;e venait
+rappeler d&eacute;cembre aux invit&eacute;s de cette
+&eacute;trange f&ecirc;te.</p>
+
+<p>On aborda devant un bois de sapins. Sur le
+d&eacute;barcad&egrave;re, les passages durent attendre un
+instant, serr&eacute;s les uns contre les autres, qu'un des
+bateliers e&ucirc;t ouvert le cadenas de la barri&egrave;re...
+Avec quel &eacute;moi Meaulnes se rappelait dans la suite cette
+minute o&ugrave;, sur le bord de l'&eacute;tang, il avait eu
+tr&egrave;s pr&egrave;s du sien le visage d&eacute;sormais perdu
+de la jeune fille! Il avait regard&eacute; ce profil si pur, de
+tous ses yeux, jusqu'&agrave; ce qu'ils fussent pr&egrave;s de
+s'emplir de larmes. Et il se rappelait avoir vu, comme un secret
+d&eacute;licat qu'elle lui e&ucirc;t confi&eacute;, un peu de
+poudre rest&eacute;e sur sa joue...</p>
+
+<p>A terre, tout s'arrangea comme dans un r&ecirc;ve. Tandis que
+les enfants couraient avec des cris de joie, que des groupes se
+formaient et s'&eacute;parpillaient &agrave; travers bois,
+Meaulnes s'avan&ccedil;a dans une all&eacute;e, o&ugrave;, dix
+pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva pr&egrave;s
+d'elle sans avoir eu le temps de r&eacute;fl&eacute;chir:</p>
+
+<p>"Vous &ecirc;tes belle", dit-il simplement.</p>
+
+<p>Mais elle h&acirc;ta le pas et, sans r&eacute;pondre, prit une
+all&eacute;e transversale. D'autres promeneurs couraient,
+jouaient &agrave; travers les avenues, chacun errant &agrave; sa
+guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune homme
+se reprocha vivement ce qu'il appelait sa balourdise, sa
+grossi&egrave;ret&eacute;, sa sottise. Il errait au hasard,
+persuad&eacute; qu'il ne reverrait plus cette gracieuse
+cr&eacute;ature, lorsqu'il l'aper&ccedil;ut soudain venant
+&agrave; sa rencontre et forc&eacute;e de passer pr&egrave;s de
+lui dans l'&eacute;troit sentier. Elle &eacute;cartait de ses
+deux mains nues les plis de son grand manteau. Elle avait des
+souliers noirs tr&egrave;s d&eacute;couverts. Ses chevilles
+&eacute;taient si fines qu'elles pliaient par instants et qu'on
+craignait de les voir se briser.</p>
+
+<p>Cette fois, le jeune homme salua, en disant tr&egrave;s
+bas:</p>
+
+<p>"Voulez-vous me pardonner?</p>
+
+<p>- Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je
+rejoigne les enfants, puisqu'ils sont les ma&icirc;tres
+aujourd'hui. Adieu".</p>
+
+<p>Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui
+parlait avec gaucherie, mais d'un ton si troubl&eacute;, si plein
+de d&eacute;sarroi, qu'elle marcha plus lentement et
+l'&eacute;couta.</p>
+
+<p>"Je ne sais m&ecirc;me pas qui vous &ecirc;tes", dit-elle
+enfin. Elle pronon&ccedil;ait chaque mot d'un ton uniforme, en
+appuyant de la m&ecirc;me fa&ccedil;on sur chacun, mais en disant
+plus doucement le dernier... Ensuite elle reprenait son visage
+immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient
+fixement au loin.</p>
+
+<p>"Je ne sais pas non plus votre nom", r&eacute;pondit
+Meaulnes.</p>
+
+<p>Ils suivaient maintenant un chemin d&eacute;couvert, et l'on
+voyait &agrave; quelque distance les invit&eacute;s se presser
+autour d'une maison isol&eacute;e dans la pleine campagne.</p>
+
+<p>"Voici la 'maison de Frantz'", dit la jeune fille; il faut que
+je vous quitte..."</p>
+
+<p>Elle h&eacute;sita, le regarda un instant en souriant et
+dit:</p>
+
+<p>"Mon nom?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais..."</p>
+
+<p>Et elle s'&eacute;chappa.</p>
+
+<p>La "maison de Frantz' &eacute;tait alors inhabit&eacute;e.
+Mais Meaulnes la trouva envahie jusqu'aux greniers par la foule
+des invit&eacute;s. Il n'e&ucirc;t gu&egrave;re le loisir
+d'ailleurs d'examiner le lieu o&ugrave; il se trouvait: on
+d&eacute;jeuna en h&acirc;te d'un repas froid emport&eacute; dans
+les bateaux, ce qui &eacute;tait fort peu de saison, mais les
+enfants en avaient d&eacute;cid&eacute; ainsi, sans doute; et
+l'on repartit. Meaulnes s'approcha de Mlle de Galais d&egrave;s
+qu'il la vit sortir et, r&eacute;pondant &agrave; ce qu'elle
+avait dit tout &agrave; l'heure:</p>
+
+<p>"Le nom que je vous donnais &eacute;tait plus beau,
+dit-il.</p>
+
+<p>- Comment? Quel &eacute;tait ce nom?" fit-elle, toujours avec
+la m&ecirc;me gravit&eacute;.</p>
+
+<p>Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne r&eacute;pondit
+rien.</p>
+
+<p>"Mon nom &agrave; moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et
+je suis &eacute;tudiant.</p>
+
+<p>- Oh! vous &eacute;tudiez?" dit-elle. Et ils parl&egrave;rent
+un instant encore. Ils parl&egrave;rent lentement, avec bonheur,
+- avec amiti&eacute;. Puis l'attitude de la jeune fille changea.
+Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle parut aussi plus
+inqui&egrave;te. On e&ucirc;t dit qu'elle redoutait ce que
+Meaulnes allait dire et s'en effarouchait &agrave; l'avance. Elle
+&eacute;tait aupr&egrave;s de lui toute fr&eacute;missante, comme
+une hirondelle un instant pos&eacute;e &agrave; terre et qui
+d&eacute;j&agrave; tremble du d&eacute;sir de reprendre son
+vol.</p>
+
+<p>"A quoi bon? A quoi bon?" r&eacute;pondait-elle doucement aux
+projets que faisait Meaulnes.</p>
+
+<p>Mais lorsqu'enfin il osa lui demander la permission de revenir
+un jour vers ce beau domaine:</p>
+
+<p>"Je vous attendrai", r&eacute;pondit-elle simplement.</p>
+
+<p>Ils arrivaient en vue de l'embarcad&egrave;re. Elle
+s'arr&ecirc;ta soudain et dit pensivement:</p>
+
+<p>"Nous sommes deux enfants; nous avons fait une folie. Il ne
+faut pas que nous montions cette fois dans le m&ecirc;me bateau.
+Adieu, ne me suivez pas".</p>
+
+<p>Meaulnes resta un instant interdit, la regardant partir. Puis
+il se reprit &agrave; marcher. Et alors le jeune fille, dans le
+lointain, au moment de se perdre &agrave; nouveau dans la foule
+des invit&eacute;s, s'arr&ecirc;ta et, se tournant vers lui, pour
+la premi&egrave;re fois le regarda longuement. Etait-ce un
+dernier signe d'adieu? Etait-ce pour lui d&eacute;fendre de
+l'accompagner? Ou peut-&ecirc;tre avait-elle quelque chose encore
+&agrave; lui dire?...</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'on fut rentr&eacute; au Domaine,
+commen&ccedil;a, derri&egrave;re la ferme, dans une grande
+prairie en pente, la course des poneys. C'&eacute;tait la
+derni&egrave;re partie de la f&ecirc;te. D'apr&egrave;s toutes
+les pr&eacute;visions, les fianc&eacute;s devaient arriver
+&agrave; temps pour y assister et ce serait Frantz qui dirigeait
+tout.</p>
+
+<p>On dut pourtant commencer sans lui. Les gar&ccedil;ons en
+costumes de jockeys, les fillettes en &eacute;cuy&egrave;res,
+amenaient les uns, de fringants poneys enrubann&eacute;s, les
+autres, de tr&egrave;s vieux chevaux dociles. Au milieu des cris,
+des rires enfantins, des paris et des longs coups de cloche, on
+se f&ucirc;t cru transport&eacute; sur la pelouse verte et
+taill&eacute;e de quelque champ de courses en miniature.</p>
+
+<p>Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles aux chapeaux
+&agrave; plumes, qu'il avait entendus la veille dans
+l'all&eacute;e du bois... Le reste du spectacle lui
+&eacute;chappa, tant il &eacute;tait anxieux de retrouver dans la
+foule le gracieux chapeau de roses et le grand manteau marron.
+Mais Mlle de Galais ne parut pas. Il la cherchait encore
+lorsqu'une vol&eacute;e de coups de cloche et des cris de joie
+annonc&egrave;rent la fin des courses. Une petite fille sur une
+vieille jument blanche avait remport&eacute; la victoire. Elle
+passait triomphalement sur sa monture et le panache de son
+chapeau flottait au vent.</p>
+
+<p>Puis soudain tout se tut. Les jeux &eacute;taient finis et
+Frantz n'&eacute;tait pas de retour. On h&eacute;sita un instant;
+on se concerta avec embarras. Enfin, par groupes, on regagna les
+appartements, pour attendre, dans l'inqui&eacute;tude et le
+silence, le retour des fianc&eacute;s.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE XVI</h2>
+
+<h3>Frantz de Galais.</h3>
+
+<p>La course avait fini trop t&ocirc;t. Il &eacute;tait quatre
+heures et demie et il faisait jour encore, lorsque Meaulnes se
+retrouva dans sa chambre, la t&ecirc;te pleine des
+&eacute;v&eacute;nements de son extraordinaire journ&eacute;e. Il
+s'assit devant la table, d&eacute;soeuvr&eacute;, attendant le
+d&icirc;ner et la f&ecirc;te qui devait suivre.</p>
+
+<p>De nouveau soufflait le grand vent du premier soir. On
+l'entendait gronder comme un torrent ou passer avec le sifflement
+appuy&eacute; d'une chute d'eau. Le tablier de la chemin&eacute;e
+battait de temps &agrave; autre.</p>
+
+<p>Pour la premi&egrave;re fois, Meaulnes sentit en lui cette
+l&eacute;g&egrave;re angoisse qui vous saisit &agrave; la fin des
+trop belles journ&eacute;es. Un instant il pensa &agrave; allumer
+du feu; mais il essaya vainement de lever le tablier
+rouill&eacute; de la chemin&eacute;e. Alors il se prit &agrave;
+ranger dans la chambre; il accrocha ses beaux habits aux
+portemanteaux, disposa le long du mur les chaises
+boulevers&eacute;es, comme s'il e&ucirc;t tout voulu
+pr&eacute;parer l&agrave; pour un long s&eacute;jour.</p>
+
+<p>Cependant songeant qu'il devait se tenir toujours pr&ecirc;t
+&agrave; partir, il plia soigneusement sur le dossier d'une
+chaise, comme un costume de voyage, sa blouse et ses autres
+v&ecirc;tements de coll&eacute;gien; sous la chaise, il mit ses
+souliers ferr&eacute;s pleins de terre encore.</p>
+
+<p>Puis il revint s'asseoir et regarda autour de lui, plus
+tranquille, sa demeure qu'il avait mise en ordre.</p>
+
+<p>De temps &agrave; autre une goutte de pluie venait rayer la
+vitre qui donnait sur la cour aux voitures et sur le bois de
+sapins. Apais&eacute;, depuis qu'il avait rang&eacute; son
+appartement, le grand gar&ccedil;on se sentit parfaitement
+heureux. Il &eacute;tait l&agrave;, myst&eacute;rieux,
+&eacute;tranger, au milieu de ce monde inconnu, dans la chambre
+qu'il avait choisie. Ce qu'il avait obtenu d&eacute;passait
+toutes ses esp&eacute;rances. Et il suffisait maintenant &agrave;
+sa joie de se rappeler ce visage de jeune fille, dans le grand
+vent, qui se tournait vers lui...</p>
+
+<p>Durant cette r&ecirc;verie, la nuit &eacute;tait tomb&eacute;e
+sans qu'il songe&acirc;t m&ecirc;me &agrave; allumer les
+flambeaux. Un coup de vent fit battre la porte de
+l'arri&egrave;re-chambre qui communiquait avec la sienne et dont
+la fen&ecirc;tre donnait aussi sur la cour aux voitures. Meaulnes
+allait la refermer, lorsqu'il aper&ccedil;ut dans cette
+pi&egrave;ce une lueur, comme celle d'une bougie allum&eacute;e
+sur la table. Il avan&ccedil;a la t&ecirc;te dans
+l'entreb&acirc;illement de la porte. Quelqu'un &eacute;tait
+entr&eacute; l&agrave;, par la fen&ecirc;tre sans doute, et se
+promenait de long en large, &agrave; pas silencieux. Autant qu'on
+pouvait voir, c'&eacute;tait un tr&egrave;s jeune homme.
+Nu-t&ecirc;te, une p&egrave;lerine de voyage sur les
+&eacute;paules, il marchait sans arr&ecirc;t, comme affol&eacute;
+par une douleur insupportable. Le vent de la fen&ecirc;tre qu'il
+avait laiss&eacute;e grande ouverte faisait flotter sa
+p&egrave;lerine et, chaque fois qu'il passait pr&egrave;s de la
+lumi&egrave;re, on voyait luire des boutons dor&eacute;s sur sa
+fine redingote.</p>
+
+<p>Il sifflait quelque chose entre ses dents, une esp&egrave;ce
+d'air marin, comme en chantent, pour s'&eacute;gayer le coeur,
+les matelots et les filles dans les cabarets des ports...</p>
+
+<p>Un instant, au milieu de sa promenade agit&eacute;e, il
+s'arr&ecirc;ta et se pencha sur la table, chercha dans une
+bo&icirc;te, en sortit plusieurs feuilles de papier... Meaulnes
+vit, de profil, dans la lueur de la bougie, un tr&egrave;s fin,
+tr&egrave;s aquilin visage sans moustache sous une abondante
+chevelure que partageait une raie de c&ocirc;t&eacute;. Il avait
+cess&eacute; de siffler. Tr&egrave;s p&acirc;le, les
+l&egrave;vres entr'ouvertes, il paraissait &agrave; bout de
+souffle, comme s'il avait re&ccedil;u au coeur un coup
+violent.</p>
+
+<p>Meaulnes h&eacute;sitait s'il allait, par discr&eacute;tion,
+se retirer, ou s'avancer, lui mettre doucement, en camarade, la
+main sur l'&eacute;paule, et lui parler. Mais l'autre leva la
+t&ecirc;te et l'aper&ccedil;ut. Il le consid&eacute;ra une
+seconde, puis, sans s'&eacute;tonner, s'approcha et dit,
+affermissant sa voix:</p>
+
+<p>"Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je suis content de
+vous voir. Puisque vous voici, c'est &agrave; vous que je vais
+expliquer... Voil&agrave;!..."</p>
+
+<p>Il paraissait compl&egrave;tement d&eacute;sempar&eacute;.
+Lorsqu'il eut dit: "Voil&agrave;", il prit Meaulnes par le revers
+de sa jaquette, comme pour fixer son attention. Puis il tourna la
+t&ecirc;te vers la fen&ecirc;tre, comme pour
+r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ce qu'il allait dire, cligna des
+yeux - et Meaulnes comprit qu'il avait une forte envie de
+pleurer.</p>
+
+<p>Il ravala d'un coup toute cette peine d'enfant, puis,
+regardant toujours fixement la fen&ecirc;tre, il reprit d'une
+voix alt&eacute;r&eacute;e:</p>
+
+<p>"Eh bien, voil&agrave;: c'est fini; la f&ecirc;te est finie.
+Vous pouvez descendre le leur dire. Je suis rentr&eacute; tout
+seul. Ma fianc&eacute;e ne viendra pas. Par scrupule, par
+crainte, par manque de foi... d'ailleurs, monsieur, je vais vous
+expliquer..."</p>
+
+<p>Mais il ne put continuer; tout son visage se plissa. Il
+n'expliqua rien. Se d&eacute;tournant soudain, il s'en alla dans
+l'ombre ouvrir et refermer des tiroirs pleins de v&ecirc;tements
+et de livres.</p>
+
+<p>"Je vais m'appr&ecirc;ter pour repartir, dit-il. Qu'on ne me
+d&eacute;range pas".</p>
+
+<p>Il pla&ccedil;a sur la table divers objets, un
+n&eacute;cessaire de toilette, un pistolet...</p>
+
+<p>Et Meaulnes, plein de d&eacute;sarroi, sortit sans oser lui
+dire un mot ni lui serrer la main.</p>
+
+<p>En bas, d&eacute;j&agrave;, tout le monde semblait avoir
+pressenti quelque chose. Presque toutes les jeunes filles avaient
+chang&eacute; de robe. Dans le b&acirc;timent principal le
+d&icirc;ner avait commenc&eacute;, mais h&acirc;tivement, dans le
+d&eacute;sordre, comme &agrave; l'instant d'un d&eacute;part.</p>
+
+<p>Il se faisait un continuel va-et-vient de cette grande
+cuisine-salle &agrave; manger aux chambres du haut et aux
+&eacute;curies. Ceux qui avaient fini formaient des groupes
+o&ugrave; l'on se disait au revoir.</p>
+
+<p>"Que se passe-t-il? demanda Meaulnes &agrave; un gar&ccedil;on
+de campagne, qui se h&acirc;tait de terminer son repas, son
+chapeau de feutre sur la t&ecirc;te et sa serviette fix&eacute;e
+&agrave; son gilet.</p>
+
+<p>- Nous partons, r&eacute;pondit-il. Cela s'est
+d&eacute;cid&eacute; tout d'un coup. A cinq heures, nous nous
+sommes trouv&eacute;s seuls, tous les invit&eacute;s ensemble.
+Nous avions attendu jusqu'&agrave; la derni&egrave;re limite. Les
+fianc&eacute;s ne pouvaient plus venir? Quelqu'un a dit: "Si nous
+partions..." Et tout le monde s'est appr&ecirc;t&eacute; pour le
+d&eacute;part".</p>
+
+<p>Meaulnes ne r&eacute;pondit pas. Il lui &eacute;tait
+&eacute;gal de s'en aller maintenant. N'avait-il pas
+&eacute;t&eacute; jusqu'au bout de son aventure?... N'avait-il
+pas obtenu cette fois tout ce qu'il d&eacute;sirait? C'est
+&agrave; peine s'il avait eu le temps de repasser &agrave; l'aise
+dans sa m&eacute;moire toute la belle conversation du matin. Pour
+l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et bient&ocirc;t, il
+reviendrait - sans tricherie, cette fois...</p>
+
+<p>"Si vous voulez venir avec nous, continua l'autre, qui
+&eacute;tait un gar&ccedil;on de son &acirc;ge, h&acirc;tez-vous
+d'aller vous mettre en tenue. Nous attelons dans un instant".</p>
+
+<p>Il partit au galop, laissant l&agrave; son repas
+commenc&eacute; et n&eacute;gligeant de dire aux invit&eacute;s
+ce qu'il savait. Le parc, le jardin et la cour &eacute;taient
+plong&eacute;s dans une obscurit&eacute; profonde. Il n'y avait
+pas, ce soir-l&agrave;, de lanternes aux fen&ecirc;tres. Mais
+comme, apr&egrave;s tout, ce d&icirc;ner ressemblait au dernier
+repas des fins de noces, les moins bons de invit&eacute;s, qui
+peut-&ecirc;tre avaient bu, s'&eacute;taient mis &agrave;
+chanter. A mesure qu'il s'&eacute;loignait, Meaulnes entendait
+monter leurs airs de cabaret, dans ce parc qui depuis deux jours
+avait tenu tant de gr&acirc;ce et de merveilles. Et
+c'&eacute;tait le commencement du d&eacute;sarroi et de la
+d&eacute;vastation. Il passa pr&egrave;s du vivier o&ugrave; le
+matin m&ecirc;me il s'&eacute;tait mir&eacute;. Comme tout
+paraissait chang&eacute; d&eacute;j&agrave;... - avec cette
+chanson, reprise en choeur, qui arrivait par bribes:</p>
+
+<p class="Pcursief">D'o&ugrave; donc que tu reviens, petite
+libertine?<br>
+ Ton bonnet est d&eacute;chir&eacute;<br>
+ Tu es bien mal coiff&eacute;e...</p>
+
+<p>et cet autre encore:</p>
+
+<p class="Pcursief">Mes souliers sont rouges...<br>
+ Adieu, mes amours...<br>
+ Mes souliers sont rouges...<br>
+ Adieu, sans retour!</p>
+
+<p>Comme il arrivait au pied de l'escalier de sa demeure
+isol&eacute;e, quelqu'un en descendait qui le heurta dans l'ombre
+et lui dit:</p>
+
+<p>"Adieu, monsieur!"</p>
+
+<p>et, s'enveloppant dans sa p&egrave;lerine comme s'il avait
+tr&egrave;s froid, disparut. C'&eacute;tait Franz Galais.</p>
+
+<p>La bougie que Frantz avait laiss&eacute;e dans sa chambre
+br&ucirc;lait encore. Rien n'avait &eacute;t&eacute;
+d&eacute;rang&eacute;. Il y avait seulement, &eacute;crits sur
+une feuille de papier &agrave; lettres plac&eacute;e en
+&eacute;vidence, ces mots:</p>
+
+<p>Ma fianc&eacute;e a disparu, me faisant dire qu'elle ne
+pouvait pas &ecirc;tre ma femme; qu'elle &eacute;tait une
+couturi&egrave;re et non pas une princesse. Je ne sais que
+devenir. Je m'en vais. Je n'ai plus envie de vivre. Qu'Yvonne me
+pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne pourrait rien
+pour moi...</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la fin de la bougie, dont la flamme vacilla,
+rampa une seconde et s'&eacute;teignit. Meaulnes rentra dans sa
+propre chambre et ferma la porte. Malgr&eacute;
+l'obscurit&eacute;, il reconnut chacune des choses qu'il avait
+rang&eacute;es en plein jour, en plein bonheur, quelques heures
+auparavant. Pi&egrave;ce par pi&egrave;ce, fid&egrave;le, il
+retrouva tout son vieux v&ecirc;tement mis&eacute;rable, depuis
+ses godillots jusqu'&agrave; sa grossi&egrave;re ceinture
+&agrave; boucle de cuivre. Il se d&eacute;shabilla et se rhabilla
+vivement, mais, distraitement, d&eacute;posa sur une chaise ses
+habits d'emprunt, se trompant de gilet.</p>
+
+<p>Sous les fen&ecirc;tres, dans la cour aux voitures, un
+remue-m&eacute;nage avait commenc&eacute;. On tirait, on
+appelait, on poussait, chacun voulant d&eacute;faire sa voiture
+de l'inextricable fouillis o&ugrave; elle &eacute;tait prise. De
+temps en temps un homme grimpait sur le si&egrave;ge d'une
+charrette, sur la b&acirc;che d'une grande carriole et faisait
+tourner sa lanterne. La lueur du falot venait frapper la
+fen&ecirc;tre: un instant, autour de Meaulnes, la chambre
+maintenant famili&egrave;re, o&ugrave; toutes choses avaient
+&eacute;t&eacute; pour lui si amicales, palpitait, revivait... Et
+c'est ainsi qu'il quitta, refermant soigneusement la porte, ce
+myst&eacute;rieux endroit qu'il ne devait sans doute jamais
+revoir.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE XVII</h2>
+
+<h3>La f&ecirc;te &eacute;trange (fin).</h3>
+
+<p>D&eacute;j&agrave;, dans la nuit, une file de voitures roulait
+lentement vers la grille du bois. En t&ecirc;te, un homme
+rev&ecirc;tu d'une peau de ch&egrave;vre, une lanterne &agrave;
+la main, conduisait par la bride le cheval du premier
+attelage.</p>
+
+<p>Meaulnes avait h&acirc;te de trouver quelqu'un qui
+voul&ucirc;t bien se charger de lui. Il avait h&acirc;te de
+partir. Il appr&eacute;hendait, au fond du coeur, de se trouver
+soudain seul dans le Domaine, et que sa supercherie f&ucirc;t
+d&eacute;couverte.</p>
+
+<p>Lorsqu'il arriva devant le b&acirc;timent principal les
+conducteurs &eacute;quilibraient la charge des derni&egrave;res
+voitures. On faisait lever tous les voyageurs pour rapprocher ou
+reculer les si&egrave;ges, et les jeunes filles
+envelopp&eacute;es dans des fichus se levaient avec embarras, les
+couvertures tombaient &agrave; leurs pieds et l'on voyait les
+figures inqui&egrave;tes de celles qui baissaient leur t&ecirc;te
+du c&ocirc;t&eacute; des falots.</p>
+
+<p>Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le jeune paysan
+qui tout &agrave; l'heure avait offert de l'emmener:</p>
+
+<p>"Puis-je monter? lui cria-t-il.</p>
+
+<p>- O&ugrave; vas-tu, mon gar&ccedil;on? r&eacute;pondit l'autre
+qui ne le reconnaissait plus.</p>
+
+<p>- Du c&ocirc;t&eacute; de Sainte-Agathe.</p>
+
+<p>- Alors il faut demander une place &agrave; Maritain" Et
+voil&agrave; le grand &eacute;colier cherchant parmi les
+voyageurs attard&eacute;s ce Maritain inconnu. On le lui indiqua
+parmi les buveurs qui chantaient dans la cuisine.</p>
+
+<p>"C'est un 'amusard', lui dit-on. Il sera encore l&agrave;
+&agrave; trois heures du matin".</p>
+
+<p>Meaulnes songea un instant &agrave; la jeune fille
+inqui&egrave;te, pleine de fi&egrave;vre et de chagrin, qui
+entendrait chanter dans le Domaine, jusqu'au milieu de la nuit,
+ces paysans avin&eacute;s. Dans quelle chambre &eacute;tait-elle?
+O&ugrave; &eacute;tait sa fen&ecirc;tre, parmi ces
+b&acirc;timents myst&eacute;rieux? Mais rien ne servirait
+&agrave; l'&eacute;colier de s'attarder. Il fallut partir. Une
+fois rentr&eacute; &agrave; Sainte-Agathe, tout deviendrait plus
+clair; il cesserait d'&ecirc;tre un &eacute;colier
+&eacute;vad&eacute;; de nouveau il pourrait songer &agrave; la
+jeune ch&acirc;telaine.</p>
+
+<p>Une &agrave; une, les voitures s'en allaient; les roues
+grin&ccedil;aient sur le sable de la grande all&eacute;e. Et,
+dans la nuit, on les voyait tourner et dispara&icirc;tre,
+charg&eacute;es de femmes emmitoufl&eacute;es, d'enfants dans des
+fichus, qui d&eacute;j&agrave; s'endormaient. Une grande carriole
+encore; un char &agrave; bancs, o&ugrave; les femmes
+&eacute;taient serr&eacute;es &eacute;paule contre &eacute;paule,
+passa, laissant Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. Il
+n'allait plus rester bient&ocirc;t qu'une vieille berline que
+conduisait un paysan en blouse.</p>
+
+<p>"Vous pouvez monter, r&eacute;pondit-il aux explications
+d'Augustin, nous allons dans cette direction".</p>
+
+<p>P&eacute;niblement Meaulnes ouvrit la porti&egrave;re de la
+vieille guimbarde, dont la vitre trembla et les gonds
+cri&egrave;rent. Sur la banquette, dans un coin de la voiture,
+deux tout petits enfants, un gar&ccedil;on et une fille,
+dormaient. Ils s'&eacute;veill&egrave;rent au bruit et au froid,
+se d&eacute;tendirent, regard&egrave;rent vaguement, puis en
+frissonnant se renfonc&egrave;rent dans leur coin et se
+rendormirent.</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave; la vieille voiture partait. Meaulnes
+referma plus doucement la porti&egrave;re et s'installa avec
+pr&eacute;caution dans l'autre coin; puis, avidement,
+s'effor&ccedil;a de distinguer &agrave; travers la vitre les
+lieux qu'il allait quitter et la route par o&ugrave; il
+&eacute;tait venu: il devina, malgr&eacute; la nuit, que la
+voiture traversait la cour et le jardin, passait devant
+l'escalier de sa chambre, franchissait la grille et sortait du
+Domaine pour entrer dans les bois. Fuyant le long de la vitre, on
+distinguait vaguement les troncs des vieux sapins.</p>
+
+<p>"Peut-&ecirc;tre rencontrerons-nous Frantz de Galais", se
+disait Meaulnes, le coeur battant.</p>
+
+<p>Brusquement, dans le chemin &eacute;troit, la voiture fit un
+&eacute;cart pour ne pas heurter un obstacle. C'&eacute;tait,
+autant qu'on pouvait deviner dans la nuit &agrave; ses formes
+massives, une roulotte arr&ecirc;t&eacute;e presque au milieu du
+chemin et qui avait d&ucirc; rester l&agrave;, &agrave;
+proximit&eacute; de la f&ecirc;te, durant ces derniers jours.</p>
+
+<p>Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au trot, Meaulnes
+commen&ccedil;ait &agrave; se fatiguer de regarder &agrave; la
+vitre, s'effor&ccedil;ant vainement de percer l'obscurit&eacute;
+environnante, lorsque soudain, dans la profondeur du bois, il y
+eut un &eacute;clair, suivi d'une d&eacute;tonation. Les chevaux
+partirent au galop et Meaulnes ne sut pas d'abord si le cocher en
+blouse s'effor&ccedil;ait de les retenir ou, au contraire, les
+excitait &agrave; fuir. Il voulut ouvrir la porti&egrave;re.
+Comme la poign&eacute;e se trouvait &agrave; l'ext&eacute;rieur,
+il essaya vainement de baisser la glace, la secoua... Les
+enfants, r&eacute;veill&eacute;s en peur, se serraient l'un
+contre l'autre, sans rien dire. Et tandis qu'il secouait la
+vitre, le visage coll&eacute; au carreau, il aper&ccedil;ut,
+gr&acirc;ce &agrave; un coude du chemin, une forme blanche qui
+courait. C'&eacute;tait, hagard et affol&eacute;, le grand
+pierrot de la f&ecirc;te, le boh&eacute;mien en tenue de
+mascarade, qui portait dans ses bras un corps humain serr&eacute;
+contre sa poitrine. Puis tout disparut.</p>
+
+<p>Dans la voiture qui fuyait au grand galop &agrave; travers la
+nuit, les deux enfants s'&eacute;taient rendormis. Personne
+&agrave; qui parler des &eacute;v&eacute;nements
+myst&eacute;rieux de ces deux jours. Apr&egrave;s avoir longtemps
+repass&eacute; dans son esprit tout ce qu'il avait vu et entendu,
+plein de fatigue et le coeur gros, le jeune homme lui aussi
+s'abandonna au sommeil, comme un enfant triste...</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas encore le petit jour lorsque, la voiture
+s'&eacute;tant arr&ecirc;t&eacute;e sur la route, Meaulnes fut
+r&eacute;veill&eacute; par quelqu'un qui cognait &agrave; la
+vitre. Le conducteur ouvrit p&eacute;niblement la porti&egrave;re
+et cria, tandis que le vent froid de la nuit gla&ccedil;ait
+l'&eacute;colier jusqu'aux os:</p>
+
+<p>"Il va falloir descendre ici. Le jour se l&egrave;ve. Nous
+allons prendre la traverse. Vous &ecirc;tes tout pr&egrave;s de
+Sainte-Agathe".</p>
+
+<p>A demi repli&eacute;, Meaulnes ob&eacute;it, chercha
+vaguement, d'un geste inconscient, sa casquette, qui avait
+roul&eacute; sous les pieds des deux enfants endormis, dans le
+coin le plus sombre de la voiture, puis il sortit en se
+baissant.</p>
+
+<p>"Allons, au revoir, dit l'homme en remontant sur son
+si&egrave;ge. Vous n'avez plus que six kilom&egrave;tres &agrave;
+faire. Tenez, la borne est l&agrave;, au bord du chemin".</p>
+
+<p>Meaulnes, qui ne s'&eacute;tait pas encore arrach&eacute; de
+son sommeil, marcha courb&eacute; en avant, d'un pas lourd,
+jusqu'&agrave; la borne et s'y assit, les bras crois&eacute;s, la
+t&ecirc;te inclin&eacute;e, comme pour se rendormir.</p>
+
+<p>"Ah! non, cria le voiturier. Il ne faut pas vous endormir
+l&agrave;. Il fait trop froid. Allons, debout, marchez un
+peu..."</p>
+
+<p>Vacillant comme un homme ivre, le grand gar&ccedil;on, les
+mains dans ses poches, les &eacute;paules rentr&eacute;es, s'en
+alla lentement sur le chemin de Sainte-Agathe; tandis que,
+dernier vestige de la f&ecirc;te myst&eacute;rieuse, la vieille
+berline quittait le gravier de la route et s'&eacute;loignait,
+cahotant en silence, sur l'herbe de la traverse. On ne voyait
+plus que le chapeau du conducteur, dansant au-dessus des
+cl&ocirc;tures...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h1>DEUXI&Egrave;ME PARTIE</h1>
+
+<h2>CHAPITRE PREMIER</h2>
+
+<h3>Le Grand Jeu.</h3>
+
+<p>Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige,
+l'impossibilit&eacute; o&ugrave; nous &eacute;tions de mener
+&agrave; bien de longues recherches nous
+emp&ecirc;ch&egrave;rent, Meaulnes et moi de reparler du Pays
+perdu avant la fin de l'hiver. Nous ne pouvions rien commencer de
+s&eacute;rieux, durant ces br&egrave;ves journ&eacute;es de
+f&eacute;vrier, ces jeudis sillonn&eacute;s de bourrasques, qui
+finissaient r&eacute;guli&egrave;rement vers cinq heures par une
+morne pluie glac&eacute;e.</p>
+
+<p>Rien ne nous rappelait l'aventure de Meaulnes sinon ce fait
+&eacute;trange que depuis l'apr&egrave;s-midi de son retour nous
+n'avions plus d'amis. Aux r&eacute;cr&eacute;ations, les
+m&ecirc;mes jeux qu'autrefois s'organisaient, mais Jasmin ne
+parlait jamais plus au grand Meaulnes. Le soir, aussit&ocirc;t la
+classe balay&eacute;e, la cour se vidait comme au temps o&ugrave;
+j'&eacute;tais seul, et je voyais errer mon compagnon, du jardin
+au hangar et de la cour &agrave; la salle &agrave; manger.</p>
+
+<p>Les jeudis matins, chacun de nous install&eacute; sur le
+bureau d'une des deux salles de classe, nous lisions Rousseau et
+Paul-Louis Courier que nous avions d&eacute;nich&eacute;s dans
+les placards, entre des m&eacute;thodes d'anglais et des cahiers
+de musique finement recopi&eacute;s. L'apr&egrave;s-midi,
+c'&eacute;tait quelque visite qui nous faisait fuir
+l'appartement; et nous regagnions l'&eacute;cole... Nous
+entendions parfois des groupes de grands &eacute;l&egrave;ves qui
+s'arr&ecirc;taient un instant, comme par hasard, devant le grand
+portail, le heurtaient en jouant &agrave; des jeux militaires
+incompr&eacute;hensibles et puis s'en allaient... Cette triste
+vie se poursuivit jusqu'&agrave; la fin de f&eacute;vrier. Je
+commen&ccedil;ais &agrave; croire que Meaulnes avait tout
+oubli&eacute;, lorsqu'une aventure, plus &eacute;trange que les
+autres, vint me prouver que je m'&eacute;tais tromp&eacute; et
+qu'une crise violente se pr&eacute;parait sous la surface morne
+de cette vie d'hiver.</p>
+
+<p>Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la
+premi&egrave;re nouvelle du Domaine &eacute;trange, la
+premi&egrave;re vague de cette aventure dont nous ne reparlions
+pas arriva jusqu') nous. Nous &eacute;tions en pleine
+veill&eacute;e. Mes grands-parents repartis, restaient seulement
+avec nous Millie et mon p&egrave;re, qui ne se doutaient
+nullement de la sourde f&acirc;cherie par quoi toute la classe
+&eacute;tait divis&eacute;e en deux clans.</p>
+
+<p>A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeter
+dehors les miettes du repas fit:</p>
+
+<p>"Ah!"</p>
+
+<p>d'une voix si claire que nous nous approch&acirc;mes pour
+regarder. Il y avait sur le seuil une couche de neige... Comme il
+faisait tr&egrave;s sombre, je m'avan&ccedil;ai de quelques pas
+dans la cour pour voir si la couche &eacute;tait profonde. Je
+sentis des flocons l&eacute;gers qui me glissaient sur la figure
+et fondaient aussit&ocirc;t. On me fit rentrer tr&egrave;s vite
+et Millie ferma la porte frileusement.</p>
+
+<p>A neuf heures nous nous disposions &agrave; monter nous
+coucher; ma m&egrave;re avait d&eacute;j&agrave; la lampe
+&agrave; la main, lorsque nous entend&icirc;mes tr&egrave;s
+nettement deux grands coups lanc&eacute;s &agrave; toute
+vol&eacute;e dans le portail, &agrave; l'autre bout de la cour.
+Elle repla&ccedil;a la lampe sur la table et nous rest&acirc;mes
+tous debout, aux aguets, l'oreille tendue.</p>
+
+<p>Il ne fallait pas songer &agrave; aller voir ce qui se
+passait. Avant d'avoir travers&eacute; seulement la moiti&eacute;
+de la cour, la lampe e&ucirc;t &eacute;t&eacute; &eacute;teinte
+et le verre bris&eacute;. Il y eut un cour silence et mon
+p&egrave;re commen&ccedil;ait &agrave; dire que "c'&eacute;tait
+sans doute...", lorsque, tout juste sous la fen&ecirc;tre de la
+salle &agrave; manger, qui donnait, je l'ai dit, sur la route de
+La Gare, un coup de sifflet partit, strident et tr&egrave;s
+prolong&eacute;, qui dut s'entendre jusque dans la rue de
+l'&eacute;glise. Et, imm&eacute;diatement, derri&egrave;re la
+fen&ecirc;tre, &agrave; peine voil&eacute;s par les carreaux,
+pouss&eacute;s par des gens qui devaient &ecirc;tre mont&eacute;s
+&agrave; la force des poignets sur l'appui ext&eacute;rieur,
+&eacute;clat&egrave;rent des cris per&ccedil;ants.</p>
+
+<p>"Amenez-le! Amenez-le!"</p>
+
+<p>A l'autre extr&eacute;mit&eacute; du b&acirc;timent, les
+m&ecirc;mes cris r&eacute;pondirent. Ceux-l&agrave; avaient
+d&ucirc; passer par le champ du p&egrave;re Martin; ils devaient
+&ecirc;tre grimp&eacute;s sur le mur bas qui s&eacute;parait le
+champ de notre cour.</p>
+
+<p>Puis, vocif&eacute;r&eacute;s &agrave; chaque endroit par huit
+ou dix inconnus aux voix d&eacute;guis&eacute;es, les cris de:
+"Amenez-le!" &eacute;clat&egrave;rent successivement - sur le
+toit du cellier qu'ils avaient d&ucirc; atteindre en escaladant
+un tas de fagots adoss&eacute; au mur ext&eacute;rieur - sur un
+petit mur qui joignait le hangar au portail et dont la
+cr&ecirc;te arrondie permettait de se mettre commod&eacute;ment
+&agrave; cheval - sur le mur grill&eacute; de la route de La Gare
+o&ugrave; l'on pouvait facilement monter... Enfin, par
+derri&egrave;re, dans le jardin, une troupe retardataire arriva,
+qui fit la m&ecirc;me sarabande, criant cette fois:</p>
+
+<p>"A l'abordage!"</p>
+
+<p>Et nous entendions l'&eacute;cho de leurs cris r&eacute;sonner
+dans les salles de classe vides, dont ils avaient ouvert les
+fen&ecirc;tres.</p>
+
+<p>Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les d&eacute;tours
+et les passages de la grande demeure, que nous voyions
+tr&egrave;s nettement, comme sur un plan, tous les points
+o&ugrave; ces gens inconnus &eacute;taient en train de
+l'attaquer.</p>
+
+<p>A vrai dire, ce fut seulement au tout premier instant que nous
+e&ucirc;mes de l'effroi. Le coup de sifflet nous fit penser tous
+les quatre &agrave; une attaque de r&ocirc;deurs et de
+boh&eacute;miens. Justement il y avait depuis une quinzaine, sur
+la place, derri&egrave;re l'&eacute;glise, un grand malandrin et
+un jeune gar&ccedil;on &agrave; la t&ecirc;te serr&eacute;e dans
+des bandages. Il y avait aussi, chez les charrons et les
+mar&eacute;chaux, des ouvriers qui n'&eacute;taient pas du
+pays.</p>
+
+<p>Mais, d&egrave;s que nous e&ucirc;mes entendu les assaillants
+crier, nous f&ucirc;mes persuad&eacute;s que nous avions affaire
+&agrave; des gens - et probablement &agrave; des jeunes gens - du
+bourg. Il y avait m&ecirc;me certainement des gamins - on
+reconnaissait leurs voix suraigu&euml;s - dans la troupe qui se
+jetait &agrave; l'assaut de notre demeure comme &agrave;
+l'abordage d'un navire.</p>
+
+<p>"Ah! bien, par exemple..." s'&eacute;cria mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>Et Millie demanda &agrave; mi-voix:</p>
+
+<p>"Mais qu'est-ce que cela veut dire?" lorsque soudain les voix
+du portail et du mur grill&eacute; - puis celle de la
+fen&ecirc;tre - s'arr&ecirc;t&egrave;rent. Deux coups de sifflet
+partirent derri&egrave;re la crois&eacute;e. Les cris des gens
+grimp&eacute;s sur le cellier, comme ceux des assaillants du
+jardin, d&eacute;crurent progressivement, puis cess&egrave;rent;
+nous entend&icirc;mes, le long du mur de la salle &agrave; manger
+le fr&ocirc;lement de toute la troupe qui se retirait en
+h&acirc;te et dont les pas &eacute;taient amortis par la
+neige.</p>
+
+<p>Quelqu'un &eacute;videmment les d&eacute;rangeait. A cette
+heure o&ugrave; tout dormait, ils avaient pens&eacute; mener en
+paix leur assaut contre cette maison isol&eacute;e &agrave; la
+sortie du bourg. Mais voici qu'on troublait leur plan de
+campagne.</p>
+
+<p>A peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir - car
+l'attaque avait &eacute;t&eacute; soudaine comme un abordage bien
+conduit - et nous disposions-nous &agrave; sortir, que nous
+entend&icirc;mes une voix connue appeler &agrave; la petite
+grille:</p>
+
+<p>"Monsieur Seurel! Monsieur Seurel!"</p>
+
+<p>C'&eacute;tait M. Pasquier, le boucher. Le gros petit homme
+racla ses sabots sur le seuil, secoua sa courte blouse
+saupoudr&eacute;e de neige et entra. Il se donnait l'air finaud
+et effar&eacute; de quelqu'un qui a surpris tout le secret d'une
+myst&eacute;rieuse affaire:</p>
+
+<p>"J'&eacute;tais dans ma cour, qui donne sur la place des
+Quatre-Routes. J'allais fermer l'&eacute;table des chevaux. Tout
+d'un coup; dress&eacute;s sur la neige, qu'est-ce que je vois:
+deux grands gars qui semblaient faire sentinelle ou guetter
+quelque chose. Ils &eacute;taient vers la croix. Je m'avance: je
+fais deux pas - Hip! les voil&agrave; partis au grand galop du
+c&ocirc;t&eacute; de chez vous. Ah! je n'ai pas
+h&eacute;sit&eacute;, j'ai pris mon falot et j'ai dit: Je vais
+aller raconter &ccedil;a &agrave; M. Seurel..."</p>
+
+<p>Et le voil&agrave; qui recommence son histoire:</p>
+
+<p>"J'&eacute;tais dans la cour derri&egrave;re chez moi..." Sur
+ce, on lui offre une liqueur, qu'il accepte, et on lui demande
+des d&eacute;tails qu'il est incapable de fournir.</p>
+
+<p>Il n'avait rien vu en arrivant &agrave; la maison. Toutes les
+troupes mises en &eacute;veil par les deux sentinelles qu'il
+avait d&eacute;rang&eacute;es s'&eacute;taient
+&eacute;clips&eacute;es aussit&ocirc;t. Quant &agrave; dire qui
+ces estafettes pouvaient &ecirc;tre...</p>
+
+<p>"&Ccedil;a pourrait bien &ecirc;tre des boh&eacute;miens,
+avan&ccedil;ait-il. Depuis bient&ocirc;t un mois qu'ils sont sur
+la place, &agrave; attendre le beau temps pour jouer la
+com&eacute;die, ils ne sont pas sans avoir organis&eacute;
+quelque mauvais coup".</p>
+
+<p>Tout cela ne nous avan&ccedil;ait gu&egrave;re et nous
+restions debout, fort perplexes tandis que l'homme sirotait la
+liqueur et de nouveau mimait son histoire, lorsque Meaulnes, qui
+avait &eacute;cout&eacute; jusque-l&agrave; fort attentivement,
+prit par terre le falot du boucher et d&eacute;cida:</p>
+
+<p>"Il faut aller voir!"</p>
+
+<p>Il ouvrit la porte et nous le suiv&icirc;mes, M. Seurel, M.
+Pasquier et moi.</p>
+
+<p>Millie, d&eacute;j&agrave; rassur&eacute;e, puisque les
+assaillants &eacute;taient partis, et, comme tous les gens
+ordonn&eacute;s et m&eacute;ticuleux, fort peu curieuse de sa
+nature, d&eacute;clara:</p>
+
+<p>"Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte et prenez la
+clef. Moi, je vais me coucher. Je laisserai la lampe
+allum&eacute;e".</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE II</h2>
+
+<h3>Nous tombons dans une embuscade.</h3>
+
+<p>Nous part&icirc;mes sur la neige, dans un silence absolu.
+Meaulnes marchait en avant, projetant la lueur en &eacute;ventail
+de sa lanterne grillag&eacute;e... A peine sortions-nous par le
+grand portail que, derri&egrave;re la bascule municipale, qui
+s'adossait au mur de notre pr&eacute;au, partirent d'un seul
+coup, comme perdreaux surpris, deux individus
+encapuchonn&eacute;s. Soit moquerie, soit plaisir caus&eacute;
+par l'&eacute;trange jeu qu'ils jouaient l&agrave;, soit
+excitation nerveuse et peur d'&ecirc;tre rejoints, ils dirent en
+courant deux ou trois paroles coup&eacute;es de rires.</p>
+
+<p>Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la neige, en me
+criant:</p>
+
+<p>"Suis-moi, Fran&ccedil;ois!..."</p>
+
+<p>Et laissant l&agrave; les deux hommes &acirc;g&eacute;s
+incapables de soutenir une pareille course, nous nous
+lan&ccedil;&acirc;mes &agrave; la poursuite des deux ombres, qui,
+apr&egrave;s avoir un instant contourn&eacute; le bas du bourg,
+en suivant le chemin de la Vieille-Planche, remont&egrave;rent
+d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment vers l'&eacute;glise. Ils
+couraient r&eacute;guli&egrave;rement sans trop de h&acirc;te et
+nous n'avions pas de peine &agrave; les suivre. Ils
+travers&egrave;rent la rue de l'&eacute;glise o&ugrave; tout
+&eacute;tait endormi et silencieux, et s'engag&egrave;rent
+derri&egrave;re le cimeti&egrave;re dans un d&eacute;dale de
+petites ruelles et d'impasses.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l&agrave; un quartier de journaliers, de
+couturi&egrave;res et de tisserands, qu'on nommait les
+Petits-Coins. Nous le connaissons assez mal et nous n'y
+&eacute;tions jamais venu la nuit. L'endroit &eacute;tait
+d&eacute;sert le jour: les journaliers absents, les tisserands
+enferm&eacute;s; et durant cette nuit de grand silence il
+paraissait plus abandonn&eacute;, plus endormi encore que les
+autres quartiers du bourg. Il n'y avait donc aucune chance pour
+que quelqu'un surv&icirc;nt et nous pr&ecirc;t&acirc;t
+main-forte.</p>
+
+<p>Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites maisons
+pos&eacute;es au hasard comme des bo&icirc;tes en carton,
+c'&eacute;tait celui qui menait chez la couturi&egrave;re qu'on
+surnommait "la Muette". On descendait d'abord une pente assez
+raide, dall&eacute;e de place en place, puis apr&egrave;s avoir
+tourn&eacute; deux ou trois fois, entre des petites cours de
+tisserands ou des &eacute;curies vides, on arrivait dans une
+large impasse ferm&eacute;e par une cour de ferme depuis
+longtemps abandonn&eacute;e. Chez la Muette, tandis qu'elle
+engageait avec ma m&egrave;re une conversation silencieuse, les
+doigts fr&eacute;tillants, coup&eacute;e seulement de petits cris
+d'infirme, je pouvais voir par la crois&eacute;e le grand mur de
+la ferme, qui &eacute;tait la derni&egrave;re maison de ce
+c&ocirc;t&eacute; du faubourg, et la barri&egrave;re toujours
+ferm&eacute;e de la cour s&egrave;che, sans paille, o&ugrave;
+jamais rien ne passait plus...</p>
+
+<p>C'est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. A
+chaque tournant nous craignons de les perdre, mais &agrave; ma
+surprise, nous arrivions toujours au d&eacute;tour de la ruelle
+suivante avant qu'ils l'eussent quitt&eacute;e. Je dis: &agrave;
+ma surprise, car le fait n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute;
+possible, tant ces ruelles &eacute;taient courtes, s'ils
+n'avaient pas, chaque fois, tandis que nous les avions perdus de
+vue, ralenti leur allure.</p>
+
+<p>Enfin, sans h&eacute;siter, ils s'engag&egrave;rent dans la
+rue qui menait chez la Muette, et je criai &agrave; Meaulnes:</p>
+
+<p>"Nous les tenons, c'est une impasse!"</p>
+
+<p>A vrai dire, c'&eacute;taient eux qui nous tenaient... Ils
+nous avaient conduits l&agrave; o&ugrave; ils avaient voulu.
+Arriv&eacute;s au mur, ils se retourn&egrave;rent vers nous
+r&eacute;solument et l'un des deux lan&ccedil;a le m&ecirc;me
+coup de sifflet que nous avions d&eacute;j&agrave; par deux fois
+entendu, ce soir-l&agrave;.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t une dizaine de gars sortirent de la cour de la
+ferme abandonn&eacute;e o&ugrave; ils semblaient avoir
+&eacute;t&eacute; post&eacute;s pour nous attendre. Ils
+&eacute;taient tous encapuchonn&eacute;s, le visage
+enfonc&eacute; dans leurs cache-nez...</p>
+
+<p>Qui c'&eacute;tait, nous le savions d'avance, mais nous
+&eacute;tions bien r&eacute;solus &agrave; n'en rien dire
+&agrave; M. Seurel, que nos affaires ne regardaient pas. Il y
+avait Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. Nous
+reconn&ucirc;mes dans la lutte leur fa&ccedil;on de se battre et
+leurs voix entrecoup&eacute;es. Mais un point demeurait
+inqui&eacute;tant et semblait presque effrayer Meaulnes: il y
+avait l&agrave; quelqu'un que nous ne connaissons pas et qui
+paraissait &ecirc;tre le chef...</p>
+
+<p>Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait manoeuvrer ses
+soldats qui avaient fort &agrave; faire et qui,
+tra&icirc;n&eacute;s dans la neige, d&eacute;guenill&eacute;s du
+haut en bas, s'acharnaient contre le grand gars essouffl&eacute;.
+Deux d'entre eux s'&eacute;taient occup&eacute;s de moi,
+m'avaient immobilis&eacute; avec peine, car je me
+d&eacute;battais comme un diable. J'&eacute;tais par terre, les
+genoux pli&eacute;s, assis sur les talons; on me tenait les bras
+joints par derri&egrave;re, et je regardais la sc&egrave;ne avec
+une intense curiosit&eacute; m&ecirc;l&eacute;e d'effroi.</p>
+
+<p>Meaulnes s'&eacute;tait d&eacute;barrass&eacute; de quatre
+gar&ccedil;ons du Cours qu'il avait d&eacute;graf&eacute;s de sa
+blouse en tournant vivement sur lui-m&ecirc;me et en les jetant
+&agrave; toute vol&eacute;e dans la neige... Bien droit sur ses
+deux jambes, le personnage inconnu suivait avec
+int&eacute;r&ecirc;t, mais tr&egrave;s calme, la bataille,
+r&eacute;p&eacute;tant de temps &agrave; autre d'une voix
+nette:</p>
+
+<p>"Allez... Courage... Revenez-y... Go on my boys..."</p>
+
+<p>C'&eacute;tait &eacute;videmment lui qui commandait...
+D'o&ugrave; venait-il? O&ugrave; et comment les avait-il
+entra&icirc;n&eacute;s &agrave; la bataille! Voil&agrave; qui
+restait un myst&egrave;re pour nous. Il avait, comme les autres,
+le visage envelopp&eacute; dans un cache-nez, mais lorsque
+Meaulnes, d&eacute;barrass&eacute; de ses adversaires,
+s'avan&ccedil;a vers lui, mena&ccedil;ant, le mouvement qu'il fit
+pour y voir bien clair et faire face &agrave; la situation
+d&eacute;couvrit un morceau de linge blanc qui lui enveloppait la
+t&ecirc;te &agrave; la fa&ccedil;on d'un bandage.</p>
+
+<p>C'est &agrave; ce moment que je criai &agrave; Meaulnes:</p>
+
+<p>"Prends garde par derri&egrave;re! Il y en a un autre".</p>
+
+<p>Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la
+barri&egrave;re &agrave; laquelle il tournait le dos, un grand
+diable avait surgi et, passant habilement son cache-nez autour du
+cou de mon ami, le renversait en arri&egrave;re. Aussit&ocirc;t
+les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient piqu&eacute; le
+nez dans la neige revenaient &agrave; la charge pour lui
+immobiliser bras et jambes, lui liaient les bras avec une corde,
+les jambes avec un cache-nez, et le jeune personnage &agrave; la
+t&ecirc;te band&eacute;e fouillait dans ses poches... Le dernier
+venu, l'homme au lasso, avait allum&eacute; une petite bougie
+qu'il prot&eacute;geait de la main, et chaque fois qu'il
+d&eacute;couvrait un papier nouveau, le chef allait aupr&egrave;s
+de ce lumignon examiner ce qu'il contenait. Il d&eacute;plia
+enfin cette esp&egrave;ce de carte couverte d'inscriptions
+&agrave; laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et
+s'&eacute;cria avec joie:</p>
+
+<p>"Cette fois nous l'avons. Voil&agrave; le plan! Voil&agrave;
+le guide! Nous allons voir si ce monsieur est bien all&eacute;
+o&ugrave; je l'imagine..."</p>
+
+<p>Son acolyte &eacute;teignit la bougie. Chacun ramassa sa
+casquette ou sa ceinture. Et tous disparurent silencieusement
+comme ils &eacute;taient venus, me laissant libre de
+d&eacute;lier en h&acirc;te mon compagnon.</p>
+
+<p>"Il n'ira pas tr&egrave;s loin avec ce plan-l&agrave;", dit
+Meaulnes en se levant.</p>
+
+<p>Et nous repart&icirc;mes lentement, car il boitait un peu.
+Nous retrouv&acirc;mes sur le chemin de l'&eacute;glise M. Seurel
+et le p&egrave;re Pasquier:</p>
+
+<p>"Vous n'avez rien vu? dirent-ils... Nous non plus!"</p>
+
+<p>Gr&acirc;ce &agrave; la nuit profonde ils ne
+s'aper&ccedil;urent de rien. Le boucher nous quitta et M. Seurel
+rentra bien vite se coucher.</p>
+
+<p>Mais nous deux, dans notre chambre, &agrave; la lueur de la
+lampe que Millie nous avait laiss&eacute;e, nous rest&acirc;mes
+longtemps &agrave; rafistoler nos blouses d&eacute;cousues,
+discutant &agrave; voix basse sur ce qui nous &eacute;tait
+arriv&eacute;, comme deux compagnons d'armes le soir d'une
+bataille perdue...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE III</h2>
+
+<h3>Le Boh&eacute;mien &agrave; l'&eacute;cole.</h3>
+
+<p>Le r&eacute;veil du lendemain fut p&eacute;nible. A huit
+heures et demie, &agrave; l'instant o&ugrave; M. Seurel allait
+donner le signal d'entrer, nous arriv&acirc;mes tout
+essouffl&eacute;s pour nous mettre sur les rangs. Comme nous
+&eacute;tions en retard, nous nous gliss&acirc;mes n'importe
+o&ugrave;, mais d'ordinaire le grand Meaulnes &eacute;tait le
+premier de la longue file d'&eacute;l&egrave;ves, coude &agrave;
+coude, charg&eacute;s de livres, de cahiers et de porte-plume,
+que M. Seurel inspectait.</p>
+
+<p>Je fus surpris de l'empressement silencieux que l'on mit
+&agrave; nous faire place vers le milieu de la file; et tandis
+que M. Seurel, retardant de quelques secondes l'entr&eacute;e au
+cours, inspectait le grand Meaulnes, j'avan&ccedil;ai
+curieusement la t&ecirc;te, regardant &agrave; droite et &agrave;
+gauche pour voir les visages de nos ennemis de la veille.</p>
+
+<p>Le premier que j'aper&ccedil;us &eacute;tait celui-l&agrave;
+m&ecirc;me auquel je ne cessais de penser, mais le dernier que
+j'eusse pu m'attendre &agrave; voir en ce lieu. Il &eacute;tait
+&agrave; la place habituelle de Meaulnes, le premier de tous, un
+pied sur la marche de pierre une &eacute;paule et le coin du sac
+qu'il avait sur le dos accot&eacute;s au chambranle de la porte.
+Son visage fin, tr&egrave;s p&acirc;le, un peu piqu&eacute; de
+rousseur, &eacute;tait pench&eacute; et tourn&eacute; vers nous
+avec une sorte de curiosit&eacute; m&eacute;prisante et
+amus&eacute;e. Il avait la t&ecirc;te et tout un
+c&ocirc;t&eacute; de la figure band&eacute;s de linge blanc. Je
+reconnaissais le chef de bande, le jeune boh&eacute;mien qui nous
+avait vol&eacute;s la nuit pr&eacute;c&eacute;dente.</p>
+
+<p>Mais d&eacute;j&agrave; nous entrions dans la classe et chacun
+prenait sa place. Le nouvel &eacute;l&egrave;ve s'assit
+pr&egrave;s du poteau, &agrave; la gauche du long banc dont
+Meaulnes occupait, &agrave; droite, la premi&egrave;re place.
+Giraudat, Delouche et les trois autres du premier banc
+s'&eacute;taient serr&eacute;s les uns contre les autres pour lui
+faire place, comme si tout e&ucirc;t &eacute;t&eacute; convenu
+d'avance...</p>
+
+<p>Souvent, l'hiver, passaient ainsi parmi nous des
+&eacute;l&egrave;ves de hasard, mariniers pris par les glaces
+dans le canal, apprentis, voyageurs immobilis&eacute;s par la
+neige. Ils restaient au cours deux jours, un mois, rarement
+plus... Objets de curiosit&eacute; durant la premi&egrave;re
+heure, ils &eacute;taient aussit&ocirc;t n&eacute;glig&eacute;s
+et disparaissaient bien vite dans la foule des
+&eacute;l&egrave;ves ordinaires.</p>
+
+<p>ais celui-ci ne devait pas se faire aussit&ocirc;t oublier. Je
+me rappelle encore cet &ecirc;tre singulier et tous les
+tr&eacute;sors &eacute;tranges apport&eacute;s dans ce cartable
+qu'il s'accrochait au dos. Ce furent d'abord les porte-plume
+"&agrave; vue" qu'il tira pour &eacute;crire sa dict&eacute;e.
+Dans un oeillet du manche, en fermant un oeil, on voyait
+appara&icirc;tre, trouble et grossie, la basilique de Lourdes ou
+quelque monument inconnu. Il en choisit un et les autres
+aussit&ocirc;t pass&egrave;rent de main en main. Puis ce fut un
+plumier chinois rempli de compas et d'instruments amusants qui
+s'en all&egrave;rent par le banc de gauche, glissant
+silencieusement, sournoisement, de main en main, sous les
+cahiers, pour que M. Seurel ne p&ucirc;t rien voir.</p>
+
+<p>Pass&egrave;rent aussi des livres tout neufs, dont j'avais,
+avec convoitise, lu les titres derri&egrave;re la couverture des
+rares bouquins de notre biblioth&egrave;que: La Teppe aux Merles,
+La Roche aux Mouettes, Mon ami Benoist... Les uns feuilletaient
+d'une main sur leurs genoux ces volumes, venus on ne savait
+d'o&ugrave;, vol&eacute;s peut-&ecirc;tre, et &eacute;crivaient
+la dict&eacute;e de l'autre main. D'autres faisaient tourner le
+compas au fond de leurs casiers. D'autres brusquement, tandis que
+M. Seurel tournant le dos continuait la dict&eacute;e en marchant
+du bureau &agrave; la fen&ecirc;tre, fermaient un oeil et se
+collaient sur l'autre la vue glauque et trou&eacute;e de
+Notre-Dame de Paris. Et l'&eacute;l&egrave;ve &eacute;tranger, la
+plume &agrave; la main, son fin profil contre le poteau gris,
+clignait des yeux, content de tout ce jeu furtif qui s'organisait
+autour de lui.</p>
+
+<p>Peu &agrave; peu cependant toute la classe s'inqui&eacute;ta:
+les objets, qu'on "faisait passer" &agrave; mesure, arrivaient
+l'un apr&egrave;s l'autre dans les mains du grand Meaulnes qui,
+n&eacute;gligemment, sans les regarder, les posait aupr&egrave;s
+de lui. Il y en eut bient&ocirc;t un tas, math&eacute;matique et
+diversement color&eacute;, comme aux pieds de la femme qui
+repr&eacute;sente la Science, dans les compositions
+all&eacute;goriques. Fatalement M. Seurel allait d&eacute;couvrir
+ce d&eacute;ballage insolite et s'apercevoir du man&egrave;ge. Il
+devait songer, d'ailleurs, &agrave; faire une enqu&ecirc;te sur
+les &eacute;v&eacute;nements de la nuit. La pr&eacute;sence du
+boh&eacute;mien allait faciliter sa besogne...</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t, en effet, il s'arr&ecirc;tait, surpris, devant
+le grand Meaulnes.</p>
+
+<p>"A qui appartient tout cela? demanda-t-il en d&eacute;signant
+"tout cela" du dos de son livre referm&eacute; sur son index.</p>
+
+<p>- Je n'en sais rien", r&eacute;pondit Meaulnes d'un ton
+bourru, sans lever la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Mais l'&eacute;colier inconnu intervint:</p>
+
+<p>"C'est &agrave; moi", dit-il.</p>
+
+<p>Et il ajouta aussit&ocirc;t, avec un geste large et
+&eacute;l&eacute;gant de jeune seigneur auquel le vieil
+instituteur ne sut pas r&eacute;sister:</p>
+
+<p>"Mais je les mets &agrave; votre disposition, monsieur, si
+vous voulez regarder".</p>
+
+<p>Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme pour ne pas
+troubler le nouvel &eacute;tat de choses qui venait de se
+cr&eacute;er, toute la classe se glissa curieusement autour du
+ma&icirc;tre qui penchait sur ce tr&eacute;sor sa t&ecirc;te
+demi-chauve, demi-fris&eacute;e, et du jeune personnage
+bl&ecirc;me qui donnait avec un air de triomphe tranquille les
+explications n&eacute;cessaires. Cependant, silencieux &agrave;
+son banc, compl&egrave;tement d&eacute;laiss&eacute;, le grand
+Meaulnes avait ouvert son cahier de brouillons et,
+fron&ccedil;ant le sourcil, s'absorbait dans un probl&egrave;e
+difficile.</p>
+
+<p>Le "quart d'heure" nous surprit dans ces occupations. La
+dict&eacute;e n'&eacute;tait pas finie et le d&eacute;sordre
+r&eacute;gnait dans la classe. A vrai dire, depuis le matin la
+r&eacute;cr&eacute;ation durait.</p>
+
+<p>A dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse
+fut envahie par les &eacute;l&egrave;ves, on s'aper&ccedil;ut
+bien vite qu'un nouveau ma&icirc;tre r&eacute;gnait sur les
+jeux.</p>
+
+<p>De tous les plaisirs nouveaux que le boh&eacute;mien,
+d&egrave;s ce matin-l&agrave;, introduisit chez nous, je ne me
+rappelle que le plus sanglant: c'&eacute;tait une esp&egrave;ce
+de tournoi o&ugrave; les chevaux &eacute;taient les grands
+&eacute;l&egrave;ves charg&eacute;s des plus jeunes
+grimp&eacute;s sur leurs &eacute;paules.</p>
+
+<p>Partag&eacute;s en deux groupes qui partaient des deux bouts
+de la cour, ils fondaient les uns sur les autres, cherchant
+&agrave; terrasser l'adversaire par la violence du choc, et les
+cavaliers, usant de cache-nez comme de lassos, ou de leurs bras
+tendus comme de lances, s'effor&ccedil;aient de
+d&eacute;sar&ccedil;onner leurs rivaux. Il y en eut dont on
+esquivait le choc et qui, perdant l'&eacute;quilibre, allaient
+s'&eacute;taler dans la boue, le cavalier roulant sous sa
+monture. Il y eut des &eacute;coliers &agrave; moiti&eacute;
+d&eacute;sar&ccedil;onn&eacute;s que le cheval rattrapait par les
+jambes et qui, de nouveau acharn&eacute;s &agrave; la lutte,
+regrimpaient sur ses &eacute;paules. Mont&eacute; sur le grand
+Delage qui avait des membres d&eacute;mesur&eacute;s, le poil
+roux et les oreilles d&eacute;coll&eacute;es, le mince cavalier
+&agrave; la t&ecirc;te band&eacute;e excitait les deux troupes
+rivales et dirigeait malignement sa monture en riant aux
+&eacute;clats.</p>
+
+<p>Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d'abord
+avec mauvaise humeur s'organiser ces jeux. Et j'&eacute;tais
+aupr&egrave;s de lui, ind&eacute;cis.</p>
+
+<p>"C'est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les
+poches. Venir ici, d&egrave;s ce matin, c'&eacute;tait le seul
+moyen de n'&ecirc;tre pas soup&ccedil;onn&eacute;. Et M. Seurel
+s'y est laiss&eacute; prendre!"</p>
+
+<p>Il resta l&agrave; un long moment, sa t&ecirc;te rase au vent,
+&agrave; maugr&eacute;er contre ce com&eacute;dien qui allait
+faire assommer tous ces gars dont il avait &eacute;t&eacute; peu
+de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que
+j'&eacute;tais, je ne manquais pas de l'approuver.</p>
+
+<p>Partout, dans tous les coins, en l'absence du ma&icirc;tre, se
+poursuivait la lutte: les plus petits avaient fini par grimper
+les uns sur les autres; ils couraient et culbutaient avant
+m&ecirc;me d'avoir re&ccedil;u le choc de l'adversaire...
+Bient&ocirc;t il ne resta plus debout, au milieu de la cour,
+qu'un groupe acharn&eacute; et tourbillonnant d'o&ugrave;
+surgissait par moments le bandeau blanc du nouveau chef.</p>
+
+<p>Alors le grand Meaulnes ne sut plus r&eacute;sister. Il baissa
+la t&ecirc;te, mit ses mains sur ces cuisses et me cria:</p>
+
+<p>"Allons-y, Fran&ccedil;ois!"</p>
+
+<p>Surpris par cette d&eacute;cision soudaine, je sautai pourtant
+sans h&eacute;siter sur ses &eacute;paules et en une seconde nous
+&eacute;tions au fort de la m&ecirc;l&eacute;e, tandis que la
+plupart des combattants, &eacute;perdus, fuyaient en criant:</p>
+
+<p>"Voil&agrave; Meaulnes! Voil&agrave; le grand Meaulnes!"</p>
+
+<p>Au milieu de ceux qui restaient il se mit &agrave; tourner sur
+lui-m&ecirc;me en me disant:</p>
+
+<p>"Etends les bras: empoigne-les comme j'ai fait cette
+nuit".</p>
+
+<p>Et moi, gris&eacute; par la bataille, certain du triomphe,
+j'agrippais au passage les gamins qui se d&eacute;battaient,
+oscillaient un instant sur les &eacute;paules des grands et
+tombaient dans la boue. En moins de rien il ne resta debout que
+le nouveau venu mont&eacute; sur Delage; mais celui-ci, peu
+d&eacute;sireux d'engager la lutte avec Augustin, d'un violent
+coup de reins en arri&egrave;re se redressa et fit descendre le
+cavalier blanc.</p>
+
+<p>La main &agrave; l'&eacute;paule de sa monture, comme un
+capitaine tient le mors de son cheval, le jeune gar&ccedil;on
+debout par terre regarda le grand Meaulnes avec un peu de
+saisissement et une immense admiration:</p>
+
+<p>"A la bonne heure!" dit-il.</p>
+
+<p>Mais aussit&ocirc;t la cloche sonna, dispersant les
+&eacute;l&egrave;ves qui s'&eacute;taient rassembl&eacute;s
+autour de nous dans l'attente d'une sc&egrave;ne curieuse. Et
+Meaulnes, d&eacute;pit&eacute; de n'avoir pu jeter &agrave; terre
+son ennemi, tourna le dos en disant, avec mauvaise humeur:</p>
+
+<p>"Ce sera pour une autre fois!"</p>
+
+<p>Jusqu'&agrave; midi la classe continua comme &agrave;
+l'approche des vacances, m&ecirc;l&eacute;e d'interm&egrave;des
+amusants et de conversations dont
+l'&eacute;colier-com&eacute;dien &eacute;tait le centre.</p>
+
+<p>Il expliquait comment, immobilis&eacute;s par le froid sur la
+place, ne songeant pas m&ecirc;me &agrave; organiser des
+repr&eacute;sentations nocturnes, o&ugrave; personne ne
+viendrait, ils avaient d&eacute;cid&eacute; que lui-m&ecirc;me
+irait au cours pour se distraire pendant la journ&eacute;e,
+tandis que son compagnon soignerait les oiseaux des Iles et la
+ch&egrave;vre savante. Puis il racontait leurs voyages dans le
+pays environnant, alors que l'averse tombe sur le mauvais toit de
+zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux c&ocirc;tes pour
+pousser &agrave; la roue. Les &eacute;l&egrave;ves du fond
+quittaient leur table pour venir &eacute;couter de plus
+pr&egrave;s. Les moins romanesques profitaient de cette occasion
+pour se chauffer autour du po&ecirc;le. Mais bient&ocirc;t la
+curiosit&eacute; les gagnait et ils se rapprochaient du groupe
+bavard en tendant l'oreille, laissant une main pos&eacute;e sur
+le couvercle du po&ecirc;le pour y garder leur place.</p>
+
+<p>"Et de quoi vivez-vous?" demanda M. Seurel, qui suivait tout
+cela avec sa curiosit&eacute; un peu pu&eacute;rile de
+ma&icirc;tre d'&eacute;cole et qui posait une foule de
+questions.</p>
+
+<p>Le gar&ccedil;on h&eacute;sita un instant, comme si jamais il
+ne s'&eacute;tait inqui&eacute;t&eacute; de ce d&eacute;tail.</p>
+
+<p>"Mais, r&eacute;pondit-il, de ce que nous avons gagn&eacute;
+l'automne pr&eacute;c&eacute;dent, je pense. C'est Ganache qui
+r&egrave;gle les comptes".</p>
+
+<p>Personne ne lui demanda qui &eacute;tait Ganache. Mais moi je
+pensai au grand diable qui, tra&icirc;treusement, la veille au
+soir, avait attaqu&eacute; Meaulnes par derri&egrave;re et
+l'avait renvers&eacute;...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE IV</h2>
+
+<h3>O&ugrave; il est question du domaine myst&eacute;rieux.</h3>
+
+<p>L'apr&egrave;s-midi ramena les m&ecirc;mes plaisirs et, tout
+le long du cours, le m&ecirc;me d&eacute;sordre et la m&ecirc;me
+fraude. Le boh&eacute;mien avait apport&eacute; d'autres objets
+pr&eacute;cieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'&agrave; un
+petit singe qui griffait sourdement l'int&eacute;rieur de sa
+gibeci&egrave;re... A chaque instant il fallait que M. Seurel
+s'interrompit pour examiner ce que le malin gar&ccedil;on venait
+de tirer de son sac... Quatre heures arriv&egrave;rent et
+Meaulnes &eacute;tait le seul &agrave; avoir fini ses
+probl&egrave;mes.</p>
+
+<p>Ce fut sans h&acirc;te que tout le monde sortit. Il n'y avait
+plus, semblait-il, entre les heures de cours et de
+r&eacute;cr&eacute;ation, cette dure d&eacute;marcation qui
+faisait la vie scolaire simple et r&eacute;gl&eacute;e comme par
+la succession de la nuit et du jour. Nous en oubli&acirc;mes
+m&ecirc;me de d&eacute;signer comme d'ordinaire &agrave; M.
+Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux
+&eacute;l&egrave;ves qui devaient rester pour balayer la classe.
+Or, nous n'y manquions jamais car c'&eacute;tait une fa&ccedil;on
+d'annoncer et de h&acirc;ter la sortie du cours.</p>
+
+<p>Le hasard voulut que ce f&ucirc;t ce jour-l&agrave; te tour du
+grand Meaulnes; et d&egrave;s le matin j'avais, en causant avec
+lui, averti le boh&eacute;mien que les nouveaux &eacute;taient
+toujours d&eacute;sign&eacute;s d'office pour faire le second
+balayeur, le jour de leur arriv&eacute;e.</p>
+
+<p>Meaulnes revint en classe d&egrave;s qu'il eut
+&eacute;t&eacute; chercher le pain de son go&ucirc;ter. Quant au
+boh&eacute;mien, il se fit longtemps attendre et arriva le
+dernier, en courant, comme la nuit commen&ccedil;ait de
+tomber...</p>
+
+<p>"Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon compagnon, et
+pendant que je le tiendrai, tu lui reprendras le plan qu'il m'a
+vol&eacute;".</p>
+
+<p>Je m'&eacute;tais donc assis sur une petite table,
+aupr&egrave;s de la fen&ecirc;tre, lisant &agrave; la
+derni&egrave;re lueur du jour, et je les vis tous les deux
+d&eacute;placer en silence les bancs de l'&eacute;cole - le grand
+Meaulnes, taciturne et l'air dur, sa blouse noire
+boutonn&eacute;e &agrave; trois boutons en arri&egrave;re et
+sangl&eacute;e &agrave; la ceinture; l'autre, d&eacute;licat,
+nerveux, la t&ecirc;te band&eacute;e comme un bless&eacute;. Il
+&eacute;tait v&ecirc;tu d'un mauvais paletot, avec des
+d&eacute;chirures que je n'avais pas remarqu&eacute;es pendant le
+jour. Plein d'une ardeur presque sauvage, il soulevait et
+poussait les tables avec une pr&eacute;cipitation folle, en
+souriant un peu. On e&ucirc;t dit qu'il jouait l&agrave; quelque
+jeu extraordinaire dont nous ne connaissons pas le fin mot.</p>
+
+<p>Ils arriv&egrave;rent ainsi dans le coin le plus obscur de la
+salle, pour d&eacute;placer la derni&egrave;re table.</p>
+
+<p>En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait renverser
+son adversaire, sans que personne du dehors e&ucirc;t chance de
+les apercevoir ou de les entendre par les fen&ecirc;tres. Je ne
+comprenais pas qu'il laiss&acirc;t &eacute;chapper une pareille
+occasion. L'autre, revenu pr&egrave;s de la porte, allait
+s'enfuir d'un instant &agrave; l'autre, pr&eacute;textant que la
+besogne &eacute;tait termin&eacute;e, et nous ne le reverrions
+plus. Le plan et tous les renseignements que Meaulnes avait mis
+si longtemps &agrave; retrouver, &agrave; concilier, &agrave;
+r&eacute;unir, seraient perdus pour nous...</p>
+
+<p>A chaque seconde j'attendais de mon camarade un signe, un
+mouvement, qui m'annon&ccedil;&acirc;t le d&eacute;but de la
+bataille, mais le grand gar&ccedil;on ne bronchait pas. Par
+instants, seulement, il regardait avec une fixit&eacute;
+&eacute;trange et d'un air interrogatif le bandeau du
+boh&eacute;mien, qui, dans la p&eacute;nombre de la tomb&eacute;e
+de la nuit, paraissait largement tach&eacute; de noir.</p>
+
+<p>La derni&egrave;re table fut d&eacute;plac&eacute;e sans que
+rien arriv&acirc;t.</p>
+
+<p>Mais au moment o&ugrave;, remontant tous les deux vers le haut
+de la classe, ils allaient donner sur le seuil un dernier coup de
+balai, Meaulnes, baissant la t&ecirc;te et sans regarder notre
+ennemi, dit &agrave; mi-voix:</p>
+
+<p>"Votre bandeau est rouge de sang et vos habits sont
+d&eacute;chir&eacute;s".</p>
+
+<p>L'autre le regarda un instant, non pas surpris de ce qu'il
+disait, mais profond&eacute;ment &eacute;mu de le lui entendre
+dire.</p>
+
+<p>"Ils ont voulu, r&eacute;pondit-il, m'arracher votre plan tout
+&agrave; l'heure, sur la place. Quand ils ont su que je voulais
+revenir ici balayer la classe, ils ont compris que j'allais faire
+la paix avec vous, ils se sont r&eacute;volt&eacute;s contre moi.
+Mais je l'ai tout de m&ecirc;me sauv&eacute;", ajouta-t-il
+fi&egrave;rement, en tendant &agrave; Meaulnes le pr&eacute;cieux
+papier pli&eacute;.<br>
+ Meaulnes se tourna lentement vers moi:</p>
+
+<p>"Tu entends? dit-il. Il vient de se battre et de se faire
+blesser pour nous, tandis que nous lui tendions un
+pi&egrave;ge!"</p>
+
+<p>Puis cessant d'employer ce "vous" insolite chez des
+&eacute;coliers de Sainte-Agathe:</p>
+
+<p>"Tu es un vrai camarade", dit-il, et il lui tendit la
+main.</p>
+
+<p>Le com&eacute;dien la saisit et demeura sans parole une
+seconde, tr&egrave;s troubl&eacute;, la voix coup&eacute;e...
+Mais bient&ocirc;t avec une curiosit&eacute; ardente il
+poursuivit:</p>
+
+<p>"Ainsi vous me tendiez un pi&egrave;ge! Que c'est amusant! Je
+l'avais devin&eacute; et je me disais: ils vont &ecirc;tre bien
+&eacute;tonn&eacute;s, quand m'ayant repris ce plan, ils
+s'apercevront que je l'ai compl&eacute;t&eacute;...</p>
+
+<p>- Compl&eacute;t&eacute;?</p>
+
+<p>- Oh! attendez! Pas enti&egrave;rement..."</p>
+
+<p>Quittant ce ton enjou&eacute;, il ajouta gravement et
+lentement, se rapprochant de nous:</p>
+
+<p>"Meaulnes, il est temps que je vous le dise: moi aussi je suis
+all&eacute; l&agrave; o&ugrave; vous avez &eacute;t&eacute;.
+J'assistais &agrave; cette f&ecirc;te extraordinaire. J'ai bien
+pens&eacute;, quand les gar&ccedil;ons du Cours m'ont
+parl&eacute; de votre aventure myst&eacute;rieuse, qu'il
+s'agissait du vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer je vous ai
+vol&eacute; votre carte... Mais je suis comme vous: j'ignore le
+nom de ce ch&acirc;teau; je ne saurais pas y retourner; je ne
+connais pas en entier le chemin qui d'ici vous y conduirait".</p>
+
+<p>Avec quel &eacute;lan, avec quelle intense curiosit&eacute;,
+avec quelle amiti&eacute; nous nous press&acirc;mes contre lui!
+Avidement Meaulnes lui posait des questions... Il nous semblait
+&agrave; tous deux qu'en insistant ardemment aupr&egrave;s de
+notre nouvel ami, nous lui ferions dire cela m&ecirc;me qu'il
+pr&eacute;tendait ne pas savoir.</p>
+
+<p>"Vous verrez, vous verrez, r&eacute;pondait le jeune
+gar&ccedil;on avec un peu d'ennui et d'embarras, je vous ai mis
+sur le plan quelques indications que vous n'aviez pas... C'est
+tout ce que je pouvais faire".</p>
+
+<p>Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme:</p>
+
+<p>"Oh! dit-il tristement et fi&egrave;rement, je
+pr&eacute;f&egrave;re vous avertir: je ne suis pas un
+gar&ccedil;on comme les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me
+tirer une balle dans la t&ecirc;te et c'est ce qui vous explique
+ce bandeau sur le front, comme un mobile de la Seine, en
+1870...</p>
+
+<p>- Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est rouverte", dit
+Meaulnes avec amiti&eacute;.</p>
+
+<p>Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit d'un ton
+l&eacute;g&egrave;rement emphatique:</p>
+
+<p>- Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas r&eacute;ussi, je
+ne continuerai &agrave; vivre que pour l'amusement, comme un
+enfant, comme un boh&eacute;mien. J'ai tout abandonn&eacute;. Je
+n'ai plus ni p&egrave;re, ni soeur, ni maison, ni amour... Plus
+rien, que des compagnons de jeux.</p>
+
+<p>- Ces compagnons-l&agrave; vous ont d&eacute;j&agrave; trahi,
+dis-je.</p>
+
+<p>- Oui, r&eacute;pondit-il avec animation. C'est la faute d'un
+certain Delouche. Il a devin&eacute; que j'allais faire cause
+commune avec vous. Il a d&eacute;moralis&eacute; ma troupe qui
+&eacute;tait si bien en main. Vous avez vu cet abordage, hier au
+soir, comme c'&eacute;tait conduit, comme &ccedil;a marchait!
+Depuis mon enfance, je n'avais rien organis&eacute; d'aussi
+r&eacute;ussi..."</p>
+
+<p>Il resta songeur un instant, et il ajouta pour nous
+d&eacute;sabuser tout &agrave; fait sur son compte:</p>
+
+<p>"Si je suis venu vers vous deux, ce soir, c'est que - je m'en
+suis aper&ccedil;u ce matin - il y a plus de plaisir &agrave;
+prendre avec vous qu'avec la bande de tous les autres. C'est ce
+Delouche surtout qui me d&eacute;pla&icirc;t. Quelle id&eacute;e
+de faire l'homme &agrave; dix-sept ans! Rien ne me
+d&eacute;go&ucirc;te davantage... Pensez-vous que nous puissions
+le repincer?</p>
+
+<p>- Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous longtemps avec
+nous?</p>
+
+<p>- Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis terriblement
+seul. Je n'ai que Ganache..."</p>
+
+<p>Toute sa fi&egrave;vre, tout son enjouement &eacute;taient
+tomb&eacute;s soudain. Un instant, il plongea dans ce m&ecirc;me
+d&eacute;sespoir o&ugrave; sans doute, un jour, l'id&eacute;e de
+se tuer l'avait surpris.</p>
+
+<p>"Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez: je connais votre
+secret et je l'ai d&eacute;fendu contre tous. Je puis vous
+remettre sur la trace que vous avez perdue..."</p>
+
+<p>Et il ajouta presque solennellement:</p>
+
+<p>"Soyez mes amis pour le jour o&ugrave; je serais encore
+&agrave; deux doigts de l'enfer comme une fois
+d&eacute;j&agrave;... Jurez-moi que vous r&eacute;pondrez quand
+je vous appellerai - quand je vous appellerai ainsi... (et il
+poussa une sorte de cri &eacute;trange: Hou-ou!...) Vous,
+Meaulnes, jurez d'abord!"</p>
+
+<p>Et nous jur&acirc;mes, car, enfants que nous &eacute;tions,
+tout ce qui &eacute;tait plus solennel et plus s&eacute;rieux que
+nature nous s&eacute;duisait.</p>
+
+<p>"En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que je puis vous
+dire: je vous indiquerai la maison de Paris o&ugrave; la jeune
+fille du ch&acirc;teau avait l'habitude de passer les
+f&ecirc;tes: P&acirc;ques et la Pentec&ocirc;te, le mois de juin
+et quelquefois une partie de l'hiver".</p>
+
+<p>A ce moment une voix inconnue appela du grand portail,
+&agrave; plusieurs reprises, dans la nuit. Nous devin&acirc;mes
+que c'&eacute;tait Ganache, le boh&eacute;mien, qui n'osait pas
+ou ne savait comment traverser la cour. D'une voix pressante,
+anxieuse, il appelait tant&ocirc;t tr&egrave;s haut, tant&ocirc;t
+presque bas:</p>
+
+<p>"Hou-ou! Hou-ou!</p>
+
+<p>-Dites! Dites vite!" cria Meaulnes au jeune boh&eacute;mien
+qui avait tressailli et qui rajustait ses habits pour partir.</p>
+
+<p>Le jeune gar&ccedil;on nous donna rapidement une adresse
+&agrave; Paris, que nous r&eacute;p&eacute;t&acirc;mes &agrave;
+mi-voix. Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son compagnon
+&agrave; la grille, nous laissant dans un &eacute;tat de trouble
+inexprimable.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE V</h2>
+
+<h3>L'Homme aux espadrilles.</h3>
+
+<p>Cette nuit-l&agrave;, vers trois heures du matin, la veuve
+Delouche, l'aubergiste, qui habitait dans le milieu du bourg, se
+leva pour allumer son feu. Dumas, son beau-fr&egrave;re, qui
+habitait chez elle, devait partir en route &agrave; quatre
+heures, et la triste bonne femme, dont la main droite
+&eacute;tait recroquevill&eacute;e par une br&ucirc;lure
+ancienne, se h&acirc;tait dans la cuisine obscure pour
+pr&eacute;parer le caf&eacute;. Il faisait froid. Elle mit sur sa
+camisole un vieux fichu, puis tenant d'une main sa bougie
+allum&eacute;e, abritant la flamme de l'autre main - la mauvaise
+- avec son tablier lev&eacute;, elle traversa la cour
+encombr&eacute;e de bouteilles vides et de caisses &agrave;
+savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la porte du
+b&ucirc;cher qui servait de cabane aux poules... Mais &agrave;
+peine avait-elle pouss&eacute; la porte que, d'un coup de
+casquette si violent qu'il fit ronfler l'air, un individu
+surgissant de l'obscurit&eacute; profonde &eacute;teignit la
+chandelle, abattit du m&ecirc;me coup la bonne femme et s'enfuit
+&agrave; toutes jambes, tandis que les poules et les coqs
+affol&eacute;s menaient un tapage infernal.</p>
+
+<p>L'homme emportait dans un sac - comme la veuve Delouche
+retrouvant son aplomb s'en aper&ccedil;ut un instant plus tard -
+une douzaine de ses poulets les plus beaux.</p>
+
+<p>Aux cris de sa belle-soeur, Dumas &eacute;tait accouru. Il
+constata que le chenapan, pour entrer, avait d&ucirc; ouvrir avec
+une fausse clef la porte de la petite cour et qu'il
+s'&eacute;tait enfui, sans la fermer, par le m&ecirc;me chemin.
+Aussit&ocirc;t, en homme habitu&eacute; aux braconniers et aux
+chapardeurs, il alluma le falot de sa voiture, et le prenant
+d'une main, son fusil charg&eacute; de l'autre, il
+s'effor&ccedil;a de suivre la trace du voleur, trace tr&egrave;s
+impr&eacute;cise - l'individu devait &ecirc;tre chauss&eacute;
+d'espadrilles - qui le mena sur la route de La Gare puis se
+perdit devant la barri&egrave;re d'un pr&eacute;. Forc&eacute;
+d'arr&ecirc;ter l&agrave; ses recherches, il releva la
+t&ecirc;te, s'arr&ecirc;ta... et entendit au loin, sur la
+m&ecirc;me route, le bruit d'une voiture lanc&eacute;e au grand
+galop, qui s'enfuyait...</p>
+
+<p>De son c&ocirc;t&eacute;, Jasmin Delouche, le fils de la
+veuve, s'&eacute;tait lev&eacute; et, jetant en h&acirc;te un
+capuchon sur ses &eacute;paules, il &eacute;tait sorti en
+chaussons pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout
+&eacute;tait plong&eacute; dans l'obscurit&eacute; et le silence
+profond qui pr&eacute;c&egrave;dent les premi&egrave;res lueurs
+du jour. Arriv&eacute; aux Quatre-Routes, il entendit seulement -
+comme son oncle - tr&egrave;s loin, sur la colline des Riaudes,
+le bruit d'une voiture dont le cheval devait galoper les quatre
+pieds lev&eacute;s. Gar&ccedil;on malin en fanfaron, il se dit
+alors, comme il nous le r&eacute;p&eacute;ta par la suite avec
+l'insupportable grasseyement des faubourgs de
+Montlu&ccedil;on:</p>
+
+<p>"Ceux-l&agrave; sont partis vers La Gare, mais il n'est pas
+dit que je n'en "chaufferai" pas d'autres, de l'autre
+c&ocirc;t&eacute; du bourg".</p>
+
+<p>Et il rebroussa chemin vers l'&eacute;glise, dans le
+m&ecirc;me silence nocturne.</p>
+
+<p>Sur la place, dans la roulotte des boh&eacute;miens, il y
+avait une lumi&egrave;re. Quelqu'un de malade sans doute. Il
+allait s'approcher, pour demander ce qui &eacute;tait
+arriv&eacute;, lorsqu'une ombre silencieuse, une ombre
+chauss&eacute;e d'espadrilles, d&eacute;boucha des Petits-Coins
+et accourut au galop, sans rien voir, vers le marchepied de la
+voiture...</p>
+
+<p>Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache, s'avan&ccedil;a
+soudain dans la lumi&egrave;re et demanda &agrave; mi-voix:</p>
+
+<p>"Eh bien! Qu'y a-t-il?</p>
+
+<p>Hagard, &eacute;chevel&eacute;, &eacute;dent&eacute;, l'autre
+s'arr&ecirc;ta, le regarda, avec un rictus mis&eacute;rable
+caus&eacute; par l'effroi et la suffocation, et r&eacute;pondit
+d'une haleine hach&eacute;e:</p>
+
+<p>"C'est le compagnon qui est malade... Il s'est battu hier soir
+et sa blessure s'est rouverte... Je viens d'aller chercher la
+soeur".</p>
+
+<p>En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigu&eacute;,
+rentrait chez lui pour se recoucher, il rencontra, vers le milieu
+du bourg, une religieuse qui se h&acirc;tait.</p>
+
+<p>Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur
+le seuil de leurs portes avec les m&ecirc;mes yeux bouffis et
+meurtris par une nuit sans sommeil. Ce fut, chez tous, un cri
+d'indignation et, par le bourg, comme une tra&icirc;n&eacute;e de
+poudre.</p>
+
+<p>Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures du matin,
+une carriole qui s'arr&ecirc;tait et dans laquelle on chargeait
+en h&acirc;te des paquets qui tombaient mollement. Il n'y avait,
+dans la maison, que deux femmes et elles n'avaient pas os&eacute;
+bouger. Au jour, elles avaient compris, en ouvrant la basse-cour,
+que les paquets en question &eacute;taient les lapins et la
+volaille... Millie, durant la premi&egrave;re
+r&eacute;cr&eacute;ation, trouva devant la porte de la buanderie
+plusieurs allumettes &agrave; demi br&ucirc;l&eacute;es. On en
+conclut qu'ils &eacute;taient mal renseign&eacute;s sur notre
+demeure et n'avaient pu entrer... Chez Perreux, chez Boujardon et
+chez Cl&eacute;ment, on crut d'abord qu'ils avaient vol&eacute;
+aussi les cochons, mais on les retrouva dans la matin&eacute;e,
+occup&eacute;s &agrave; d&eacute;terrer des salades, dans
+diff&eacute;rents jardins. Tout le troupeau avait profit&eacute;
+de l'occasion et de la porte ouverte pour faire une petite
+promenade nocturne... Presque partout on avait enlev&eacute; la
+volaille; mais on s'en &eacute;tait tenu l&agrave;. Mme Pignot,
+la boulang&egrave;re, qui ne faisait pas d'&eacute;levage, cria
+bien toute la journ&eacute;e qu'on lui avait vol&eacute; son
+battoir et une livre d'indigo, mais le fait ne fut jamais
+prouv&eacute;, ni inscrit sur le proc&egrave;s-verbal...</p>
+
+<p>Cet affolement, cette crainte, ce bavardage dur&egrave;rent
+tout le matin. En classe, Jasmin raconta son aventure de la
+nuit:</p>
+
+<p>"Ah! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle en avait
+rencontr&eacute; un, il l'a bien dit: Je le fusillais comme un
+lapin!"</p>
+
+<p>Et il ajoutait en nous regardant:</p>
+
+<p>"C'est heureux qu'il n'ait pas rencontr&eacute; Ganache, il
+&eacute;tait capable de tirer dessus. C'est tous la m&ecirc;me
+race, qu'il dit, et Dessaigne le disait aussi".</p>
+
+<p>Personne cependant ne songeait &agrave; inqui&eacute;ter nos
+nouveaux amis. C'est le lendemain soir seulement que Jasmin fit
+remarquer &agrave; son oncle que Ganache, comme leur voleur,
+&eacute;tait chauss&eacute; d'espadrilles. Ils furent d'accord
+pour trouver qu'il valait la peine de dire cela aux gendarmes.
+Ils d&eacute;cid&egrave;rent donc, en grand secret, d'aller
+d&egrave;s leur premier loisir au chef-lieu de canton
+pr&eacute;venir le brigadier de la gendarmerie.</p>
+
+<p>Durant les jours qui suivirent, le jeune boh&eacute;mien,
+malade de sa blessure l&eacute;g&egrave;rement rouverte, ne parut
+pas.</p>
+
+<p>Sur la place de l'&eacute;glise, le soir, nous allions
+r&ocirc;der, rien que pour voir sa lampe derri&egrave;re le
+rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse et de
+fi&egrave;vre, nous restions l&agrave;, sans oser approcher de
+l'humble bicoque, qui nous paraissait &ecirc;tre le
+myst&eacute;rieux passage et l'anti-chambre du Pays dont nous
+avions perdu le chemin.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE VI</h2>
+
+<h3>Une dispute dans la coulisse.</h3>
+
+<p>Tant d'anxi&eacute;t&eacute;s et de troubles divers, durant
+ces jours pass&eacute;s, nous avaient emp&ecirc;ch&eacute;s de
+prendre garde que mars &eacute;tait venu en que le vent avait
+molli. Mais le troisi&egrave;me jour apr&egrave;s cette aventure,
+en descendant, le matin, dans la cour, brusquement je compris que
+c'&eacute;tait le printemps. Une brise d&eacute;licieuse comme
+une eau ti&eacute;die coulait par-dessus le mur, une pluie
+silencieuse avait mouill&eacute; la nuit les feuilles des
+pivoines; la terre remu&eacute;e du jardin avait un go&ucirc;t
+puissant, et j'entendais, dans l'arbre voisin de la
+fen&ecirc;tre, un oiseau qui essayait d'apprendre la
+musique...</p>
+
+<p>Meaulnes, &agrave; la premi&egrave;re
+r&eacute;cr&eacute;ation, parla d'essayer tout de suite
+l'itin&eacute;raire qu'avait pr&eacute;cis&eacute;
+l'&eacute;colier-boh&eacute;mien. A grand peine je lui persuadai
+d'attendre que nous eussions revu notre ami, que le temps
+f&ucirc;t s&eacute;rieusement au beau... que tous les pruniers de
+Sainte-Agathe fussent en fleur. Appuy&eacute;s contre le mur bas
+de la petite ruelle, les mains aux poches et nu-t&ecirc;te, nous
+parlions et le vent tant&ocirc;t nous faisait frissonner de
+froid, tant&ocirc;t, par bouff&eacute;es de ti&eacute;deur,
+r&eacute;veillait en nous je ne sais quel vieil enthousiasme
+profond. Ah! fr&egrave;re, compagnon, voyageur, comme nous
+&eacute;tions persuad&eacute;s, tous deux, que le bonheur
+&eacute;tait proche, et qu'il allait suffire de se mettre en
+chemin pour l'atteindre!...</p>
+
+<p>A midi et demi, pendant le d&eacute;jeuner, nous
+entend&icirc;mes un roulement de tambour sur la place des
+Quatre-Routes. En un clin d'oeil, nous &eacute;tions sur le seuil
+de la petite grille, nos serviettes &agrave; la main...
+C'&eacute;tait Ganache qui annon&ccedil;ait pour le soir,
+&agrave; huit heures, "vu le beau temps", une grande
+repr&eacute;sentation sur la place de l'&eacute;glise. A tout
+hasard, "pour se pr&eacute;munir contre la pluie", une tente
+serait dress&eacute;e. Suivait un long programma des attractions,
+que le vent emporta, mais o&ugrave; nous p&ucirc;mes distinguer
+vaguement "pantomimes... chansons... fantaisies
+&eacute;questres...", le tout scand&eacute; par de nouveaux
+roulements de tambour.</p>
+
+<p>Pendant le d&icirc;ner du soir, la grosse caisse, pour
+annoncer la s&eacute;ance, tonna sous nos fen&ecirc;tres et fit
+trembler les vitres. Bient&ocirc;t apr&egrave;s,
+pass&egrave;rent, avec un bourdonnement de conversation, les gens
+des faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient vers la
+place de l'&eacute;glise. Et nous &eacute;tions l&agrave;, tous
+deux, forc&eacute;s de rester &agrave; table, tr&eacute;pignant
+d'impatience!</p>
+
+<p>Vers neuf heures, enfin, nous entend&icirc;mes des frottements
+de pieds et des rires &eacute;touff&eacute;s &agrave; la petite
+grille: les institutrices venaient nous chercher. Dans
+l'obscurit&eacute; compl&egrave;te nous part&icirc;mes en bande
+vers le lieu de la com&eacute;die. Nous apercevions de loin le
+mur de l'&eacute;glise illumin&eacute; comme par un grand feu.
+Deux quinquets allum&eacute;s devant la porte de la baraque
+ondulaient au vent...</p>
+
+<p>A l'int&eacute;rieur, des gradins &eacute;taient
+am&eacute;nag&eacute;s comme dans un cirque. M. Seurel, les
+institutrices, Meaulnes et moi, nous nous install&acirc;mes sur
+les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait &ecirc;tre
+fort &eacute;troit, comme un cirque v&eacute;ritable, avec de
+grandes nappes d'ombre o&ugrave; s'&eacute;tageaient Mme Pignot,
+la boulang&egrave;re, et Fernande, l'&eacute;pici&egrave;re, les
+filles du bourg, les ouvriers mar&eacute;chaux, des dames, des
+gamins, des paysans, d'autres gens encore.</p>
+
+<p>La repr&eacute;sentation &eacute;tait avanc&eacute;e plus
+qu'&agrave; moiti&eacute;. On voyait sur la piste une petite
+ch&egrave;vre savante qui bien docilement mettait ses pieds sur
+quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'&eacute;tait
+Ganache qui la commandait doucement, &agrave; petits coups de
+baguette, en regardant vers nous d'un air inquiet, la bouche
+ouverte les yeux morts.</p>
+
+<p>Assis sur un tabouret pr&egrave;s de deux autres quinquets,
+&agrave; l'endroit o&ugrave; la piste communiquait avec la
+roulotte nous reconn&ucirc;mes, en fin maillot noir, front
+band&eacute; le meneur de jeu, notre ami.</p>
+
+<p>A peine &eacute;tions-nous assis que bondissait sur la piste
+un poney tout harnach&eacute; &agrave; qui le jeune personnage
+bless&eacute; fit faire plusieurs tours, et qui s'arr&ecirc;tait
+toujours devant l'un de nous lorsqu'il fallait d&eacute;signer la
+personne la plus aimable ou la plus brave de la
+soci&eacute;t&eacute;; mais toujours devant Mme Pignot lorsqu'il
+s'agissait de d&eacute;couvrir la plus menteuse, la plus avare ou
+"la plus amoureuse..." Et c'&eacute;taient autour d'elle des
+rires, de cris et des coin-coin, comme dans un troupeau d'oies
+que pourchasse un &eacute;pagneul!...</p>
+
+<p>A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir un instant
+avec M. Seurel, qui n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; plus fier
+d'avoir parl&eacute; &agrave; Talma ou &agrave; L&eacute;otard;
+et nous, nous &eacute;coutions avec un int&eacute;r&ecirc;t
+passionn&eacute; tout ce qu'il disait: de sa blessure -
+referm&eacute;e; de ce spectacle - pr&eacute;par&eacute; durant
+les longues journ&eacute;es d'hiver; de leur d&eacute;part - qui
+ne serait pas avant la fin du mois, car ils pensaient donner
+jusque-l&agrave; des repr&eacute;sentations vari&eacute;es et
+nouvelles.</p>
+
+<p>Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime.</p>
+
+<p>Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta, et, pour
+regagner l'entr&eacute;e de la roulotte, fut oblig&eacute; de
+traverser un groupe qui avait envahi la piste et au milieu duquel
+nous aper&ccedil;&ucirc;mes soudain Jasmin Delouche. Les femmes
+et les filles s'&eacute;cart&egrave;rent. Ce costume noir, cet
+air bless&eacute;, &eacute;trange et brave, les avaient toutes
+s&eacute;duites. Quant &agrave; Jasmin, qui paraissait revenir
+&agrave; cet instant d'un voyage, et qui s'entretenait &agrave;
+voix basse mais anim&eacute;e avec Mme Pignot, il &eacute;tait
+&eacute;vident qu'une cordeli&egrave;re, un col bas et des
+pantalons-&eacute;l&eacute;phant eussent fait plus s&ucirc;rement
+sa conqu&ecirc;te... Il se tenait les pouces au revers de son
+veston, dans une attitude &agrave; la fois tr&egrave;s fate et
+tr&egrave;s g&ecirc;n&eacute;e. Au passage du boh&eacute;mien,
+dans un mouvement de d&eacute;pit, il dit &agrave; haute voix
+&agrave; Mme Pignot quelque chose que je n'entendis pas, mais
+certainement une injure, un mot provocant &agrave; l'adresse de
+notre ami. Ce devait &ecirc;tre une menace grave et inattendue,
+car le jeune homme ne put s'emp&ecirc;cher de se retourner et de
+regarder l'autre, qui, pour ne pas perdre contenance, ricanait,
+poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son
+c&ocirc;t&eacute;... Tout ceci se passa d'ailleurs en quelques
+secondes. Je fus sans doute le seul de mon banc &agrave; m'en
+apercevoir.</p>
+
+<p>Le meneur de jeu rejoignit son compagnon derri&egrave;re le
+rideau qui masquait l'entr&eacute;e de la roulotte. Chacun
+regagna sa place sur les gradins, croyant que la deuxi&egrave;me
+partie du spectacle allait aussit&ocirc;t commencer, et un grand
+silence s'&eacute;tablit. Alors, derri&egrave;re le rideau,
+tandis que s'apaisaient les derni&egrave;res conversations
+&agrave; voix basse, un bruit de dispute monta. Nous n'entendions
+pas ce qui &eacute;tait dit, mais nous reconn&ucirc;mes les deux
+voix, celle du grand gars et celle du jeune homme - la
+premi&egrave;re qui expliquait qui se justifiait, l'autre qui
+gourmandait, avec indignation et tristesse &agrave; la fois:</p>
+
+<p>"Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi ne m'avoir pas
+dit..."</p>
+
+<p>Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde
+pr&ecirc;t&acirc;t l'oreille. Puis tout se tut soudainement.
+L'altercation se poursuivit &agrave; voix basse; et les gamins
+des hauts gradins commenc&egrave;rent &agrave; crier:</p>
+
+<p>"Les lampions, le rideau!"</p>
+
+<p>et &agrave; frapper du pied.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE VII</h2>
+
+<h3>Le Boh&eacute;mien enl&egrave;ve son bandeau.</h3>
+
+<p>Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face -
+sillonn&eacute;e de rides, tout &eacute;carquill&eacute;e
+tant&ocirc;t par la gaiet&eacute; tant&ocirc;t par la
+d&eacute;tresse, et sem&eacute;e de pains &agrave; cacheter! -
+d'un long pierrot en trois pi&egrave;ces mal articul&eacute;es,
+recroquevill&eacute; sur son ventre come par une colique,
+marchant sur la pointe des pieds comme par exc&egrave;s de
+prudence et de crainte, les mains emp&ecirc;tr&eacute;es dans des
+manches trop longues qui balayaient la piste.</p>
+
+<p>Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le sujet de sa
+pantomime. Je me rappelle seulement que d&egrave;s son
+arriv&eacute;e dans le cirque, apr&egrave;s s'&ecirc;tre
+vainement et d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment retenu sur les
+pieds, il tomba. Il eut beau se relever; c'&eacute;tait plus fort
+que lui: il tombait. Il ne cessait pas de tomber. Il
+s'embarrassait dans quatre chaises &agrave; la fois. Il
+entra&icirc;nait dans sa chute une table &eacute;norme qu'on
+avait apport&eacute;e sur la piste. Il finit par aller
+s'&eacute;taler par del&agrave; la barri&egrave;re du cirque
+jusque sur les pieds des spectateurs. Deux aides, racol&eacute;s
+dans le public &agrave; grand'peine, le tiraient par les pieds et
+le remettaient debout apr&egrave;s d'inconcevables efforts. Et
+chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit cri, vari&eacute;
+chaque fois, un petit cri insupportable, o&ugrave; la
+d&eacute;tresse et la satisfaction se m&ecirc;laient &agrave;
+doses &eacute;gales. Au d&eacute;nouement, grimp&eacute; sur un
+&eacute;chafaudage de chaises, il fit une chute immense et
+tr&egrave;s lente, et son ululement de triomphe strident et
+mis&eacute;rable durait aussi longtemps que sa chute,
+accompagn&eacute; par les cris d'effroi des femmes.</p>
+
+<p>Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien
+m'en rappeler la raison, "le pauvre pierrot qui tombe" sortant
+d'une de ses manches une petite poup&eacute;e bourr&eacute;e de
+son et mimant avec elle toute une sc&egrave;ne tragi-comique. En
+fin de compte, il lui faisait sortir par la bouche tout le son
+qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits cris
+pitoyables, il la remplissait de bouillie et, au moment de la
+plus grande attention, tandis que tous les spectateurs, la
+l&egrave;vre pendante, avaient les yeux fix&eacute;s sur la fille
+visqueuse et crev&eacute;e du pauvre pierrot, il la saisit
+soudain par un bras et la lan&ccedil;a &agrave; toute
+vol&eacute;e, &agrave; travers les spectateurs, sur la figure de
+Jasmin Delouche, dont elle ne fit que mouiller l'oreille, pour
+aller ensuite s'aplatir sur l'estomac de Mme Pignot, juste
+au-dessous du menton. La boulang&egrave;re poussa un tel cri,
+elle se renversa si fort en arri&egrave;re et toutes ses voisines
+l'imit&egrave;rent si bien que le banc se rompit, et la
+boulang&egrave;re, Fernande, la triste veuve Delouche et vingt
+autres s'effondr&egrave;rent, les jambes en l'air, au milieu des
+rires, des cris et des applaudissements, tandis que le grand
+clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et
+dire:</p>
+
+<p>"Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur de vous
+remercier!"</p>
+
+<p>Mais &agrave; ce moment m&ecirc;me et au milieu de l'immense
+brouhaha, le grand Meaulnes, silencieux depuis le d&eacute;but de
+la pantomime et qui semblait plus absorb&eacute; de minute en
+minute, se leva brusquement, me saisit par le bras, comme
+incapable de se contenir, et me cria:</p>
+
+<p>"Regarde le boh&eacute;mien! Regarde! Je l'ai enfin
+reconnu".</p>
+
+<p>Avant m&ecirc;me d'avoir regard&eacute;, comme si depuis
+longtemps, inconsciemment, cette pens&eacute;e couvait en moi et
+n'attendait que l'instant d'&eacute;clore, j'avais devin&eacute;!
+Debout apr&egrave;s d'un quinquet, &agrave; l'entre de la
+roulotte, le jeune personnage inconnu avait d&eacute;fait son
+bandeau et jet&eacute; sur les &eacute;paules une
+p&egrave;lerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme
+nagu&egrave;re &agrave; la lumi&egrave;re de la bougie, dans la
+chambre du Domaine, un tr&egrave;s fin, tr&egrave;s aquilin
+visage sans moustache. P&acirc;le, les l&egrave;vres
+entr'ouvertes, il feuilletait h&acirc;tivement une sorte de petit
+album rouge qui devait &ecirc;tre un atlas de poche. Sauf une
+cicatrice qui lui barrait la tempe et disparaissait sous la masse
+des cheveux, c'&eacute;tait, tel que me l'avait d&eacute;crit
+minutieusement le grand Meaulnes, le fianc&eacute; du Domaine
+inconnu.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait &eacute;vident qu'il avait enlev&eacute; son
+bandage pour &ecirc;tre reconnu de nous. Mais &agrave; peine le
+grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et pouss&eacute; ce
+cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, apr&egrave;s
+nous avoir jet&eacute; un coup d'oeil d'entente et nous avoir
+souri, avec une vague tristesse, comme il souriait
+d'ordinaire.</p>
+
+<p>"Et l'autre! disait Meaulnes avec fi&egrave;vre, comment ne
+l'ai-je pas reconnu tout de suite! C'est le pierrot de la
+f&ecirc;te, l&agrave;-bas..."</p>
+
+<p>Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais
+d&eacute;j&agrave; Ganache avait coup&eacute; toutes les
+communications avec la piste; un &agrave; un il &eacute;teignait
+les quatre quinquets du cirque, et nous &eacute;tions
+oblig&eacute;s de suivre la foule qui<br>
+ s'&eacute;coulait tr&egrave;s lentement, canalis&eacute;e entre
+les bancs parall&egrave;les, dans l'ombre o&ugrave; nous
+pi&eacute;tinions d'impatience.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se
+pr&eacute;cipita vers la roulotte, escalada le marchepied, frappa
+&agrave; la porte, mais tout &eacute;tait clos
+d&eacute;j&agrave;. D&eacute;j&agrave; sans doute, dans la
+voiture &agrave; rideaux, comme dans celle du poney, de la
+ch&egrave;vre et des oiseaux savants, tout le monde &eacute;tait
+rentr&eacute; et commen&ccedil;ait &agrave; dormir.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE VIII</h2>
+
+<h3>Les gendarmes!</h3>
+
+<p>Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames
+qui revenaient vers le Cours Sup&eacute;rieur, par les rues
+obscures. Cette fois nous comprenions tout. Cette grande
+silhouette blanche que Meaulnes avait vue, le dernier soir de la
+f&ecirc;te, filer entre les arbres, c'&eacute;tait Ganache, qui
+avait recueilli le fianc&eacute; d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;
+et s'&eacute;tait enfui avec lui. L'autre avait accept&eacute;
+cette existence sauvage, pleine de risques, de jeux et
+d'aventures. Il lui avait sembl&eacute; recommencer son
+enfance...</p>
+
+<p>Frantz de Galais nous avait jusqu'ici cach&eacute; son nom et
+il avait feint d'ignorer le chemin du Domaine, par peur sans
+doute d'&ecirc;tre forc&eacute; de rentrer chez ses parents; mais
+pourquoi, ce soir-l&agrave;, lui avait-il plu soudain de se faire
+conna&icirc;tre &agrave; nous et de nous laisser deviner la
+v&eacute;rit&eacute; tout enti&egrave;re?...</p>
+
+<p>Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la
+troupe des spectateurs s'&eacute;coulait lentement &agrave;
+travers le bourg. Il d&eacute;cida que, d&egrave;s le lendemain
+matin, qui &eacute;tait un jeudi, il irait trouver Frantz. Et,
+tous les deux, ils partiraient pour l&agrave;-bas! Quel voyage
+sur la route mouill&eacute;e! Frantz expliquerait tout; tout
+s'arrangeait, et la merveilleuse aventure allait reprendre
+l&agrave; o&ugrave; elle s'&eacute;tait interrompue...</p>
+
+<p>Quant &agrave; moi je marchais dans l'obscurit&eacute; avec un
+gonflement de coeur ind&eacute;finissable. Tout se m&ecirc;lait
+pour contribuer &agrave; ma joie, depuis le faible plaisir que
+donnait l'attente du jeudi jusqu'&agrave; la tr&egrave;s grande
+d&eacute;couverte que nous venions de faire, jusqu'&agrave; la
+tr&egrave;s grande chance qui nous &eacute;tait &eacute;chue. Et
+je me souviens que, dans ma soudaine
+g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; de coeur, je m'approchai de la
+plus laide des filles du notaire &agrave; qui l'on m'imposait
+parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontan&eacute;ment je
+lui donnai la main.</p>
+
+<p>Amers souvenirs! Vains espoirs &eacute;cras&eacute;s!</p>
+
+<p>Le lendemain, d&egrave;s huit heures, lorsque nous
+d&eacute;bouch&acirc;mes tous les deux sur la place de
+l'&eacute;glise, avec nos souliers bien cir&eacute;s, nos plaques
+de ceinturons bien astiqu&eacute;es et nos casquettes neuves,
+Meaulnes, qui jusque-l&agrave; se retenait de sourire en me
+regardant, poussa un cri et s'&eacute;lan&ccedil;a vers la place
+vide... Sur l'emplacement de la baraque et des voitures, il n'y
+avait plus qu'un pot cass&eacute; et des chiffons. Les
+boh&eacute;miens &eacute;taient partis...</p>
+
+<p>Un petit vent qui nous parut glac&eacute; soufflait. Il me
+semblait qu'&agrave; chaque pas nous allions buter sur le sol
+caillouteux et dur de la place et que nous allions tomber.
+Meaulnes, affol&eacute;, fit deux fois le mouvement de
+s'&eacute;lancer, d'abord sur la route du Vieux-Nancay, puis sur
+la route de Saint-Loup-des-Bois. Il mit sa main au-dessus de ses
+yeux, esp&eacute;rant un instant que nos gens venaient seulement
+de partir. Mais que faire? Dix traces de voitures
+s'embrouillaient sur la place, puis s'effa&ccedil;aient sur la
+route dure. Il fallut rester l&agrave;, inertes.</p>
+
+<p>Et tandis que nous revenions, &agrave; travers le village
+o&ugrave; la matin&eacute;e du jeudi commen&ccedil;ait, quatre
+gendarmes &agrave; cheval, avertis par Delouche la veille au
+soir, d&eacute;bouch&egrave;rent au galop sur la place et
+s'&eacute;parpill&egrave;rent &agrave; travers les rues pour
+garder toutes les issues, comme des dragons qui font la
+reconnaissance d'un village... Mais il &eacute;tait trop tard.
+Ganache, le voleur de poulets, avait fuit avec son compagnon. Les
+gendarmes ne retrouv&egrave;rent personne, ni lui, ni
+ceux-l&agrave; qui chargeaient dans des voitures les chapons
+qu'il &eacute;tranglait. Pr&eacute;venu &agrave; temps par le mot
+imprudent de Jasmin, Frantz avait d&ucirc; comprendre soudain de
+quel m&eacute;tier son compagnon et lui vivaient, quand la caisse
+de la roulotte &eacute;tait vide; plein de honte et de fureur, il
+avait arr&ecirc;t&eacute; aussi-t&ocirc;t un itin&eacute;raire et
+d&eacute;cid&eacute; de prendre du champ avant l'arriv&eacute;e
+des gendarmes. Mais, ne craignant plus d&eacute;sormais qu'on
+tent&acirc;t de le ramener au domaine de son p&egrave;re, il
+avait voulu se montrer &agrave; nous sans bandage, avant de
+dispara&icirc;tre.</p>
+
+<p>Un seul point resta toujours obscur: comment Ganache avait-il
+pu &agrave; la fois d&eacute;valiser les basses-cours et
+qu&eacute;rir la bonne soeur pour la fi&egrave;vre de son ami?
+Mais n'&eacute;tait-ce pas l&agrave; toute l'histoire du pauvre
+diable? Voleur et chemineau d'un c&ocirc;t&eacute;, bonne
+cr&eacute;ature de l'autre...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE IX</h2>
+
+<h3>A la recherche du sentier perdu.</h3>
+
+<p>Comme nous rentrions, le soleil dissipait la
+l&eacute;g&egrave;re brume du matin; les m&eacute;nag&egrave;res
+sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou bavardaient;
+et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg,
+commen&ccedil;ait la plus radieuse matin&eacute;e de printemps
+qui soit rest&eacute;e dans ma m&eacute;moire.</p>
+
+<p>Tous les grands &eacute;l&egrave;ves du cours devaient arriver
+vers huit heures, ce jeudi-l&agrave;, pour pr&eacute;parer,
+durant la matin&eacute;e, les uns le Certificat d'Etudes
+Sup&eacute;rieurs, les autres le concours de l'Ecole Normale.
+Lorsque nous arriv&acirc;mes tous les deux. Meaulnes plein d'un
+regret et d'une agitation qui ne lui permettaient pas de rester
+immobile, moi tr&egrave;s abattu, l'&eacute;cole &eacute;tait
+vide... Un rayon de frais soleil glissait sur la poussi&egrave;re
+d'un banc vermoulu, et sur le vernis &eacute;caill&eacute; d'un
+planisph&egrave;re.</p>
+
+<p>Comment rester l&agrave;, devant un livre, &agrave; ruminer
+notre d&eacute;ception, tandis que tout nous appelait au-dehors:
+les poursuites des oiseaux dans les branches pr&egrave;s des
+fen&ecirc;tres, la fuite des autres &eacute;l&egrave;ves vers les
+pr&eacute;s et les bois, et surtout le fi&eacute;vreux
+d&eacute;sir d'essayer au plus vite l'itin&eacute;raire incomplet
+v&eacute;rifi&eacute; par le boh&eacute;mien - derni&egrave;re
+ressource de notre sac presque vide, derni&egrave;re clef du
+trousseau, apr&egrave;s avoir essay&eacute; toutes les autres?...
+Cela &eacute;tait au-dessus de nos forces! Meaulnes marchait de
+long en large, allait aupr&egrave;s des fen&ecirc;tres, regardait
+dans le jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme
+s'il e&ucirc;t attendu quelqu'un qui ne viendrait certainement
+pas.</p>
+
+<p>"J'ai l'id&eacute;e, me dit-il enfin, j'ai l'id&eacute;e que
+ce n'est peut-&ecirc;tre pas aussi loin que nous l'imaginions...
+Frantz a supprim&eacute; sur mon plan toute une portion de la
+route que j'avais indiqu&eacute;e.<br>
+ Cela veut dire, peut-&ecirc;tre, que la jument a fait, pendant
+mon sommeil, un long d&eacute;tour inutile..."</p>
+
+<p>J'&eacute;tais &agrave; moiti&eacute; assis sur le coin d'une
+grande table, un pied par terre, l'autre ballant, l'air
+d&eacute;courag&eacute; et d&eacute;soeuvr&eacute;, la t&ecirc;te
+basse.</p>
+
+<p>"Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage a
+dur&eacute; toute la nuit.</p>
+
+<p>- Nous &eacute;tions partis &agrave; minuit,
+r&eacute;pondit-il vivement. On m'a d&eacute;pos&eacute; &agrave;
+quatre heures du matin, &agrave; environ six kilom&egrave;tres
+&agrave; l'ouest de Sainte-Agathe, tandis que j'&eacute;tais
+parti par la route de La Gare &agrave; l'est. Il faut donc
+compter ces six kilom&egrave;tres en moins entre Sainte-Agathe et
+le pays perdu.</p>
+
+<p>"Vraiment, il me semble qu'en sortant du bois des Communaux,
+on ne doit pas &ecirc;tre &agrave; plus de deux lieues de ce que
+nous cherchons."</p>
+
+<p>- Ce sont pr&eacute;cis&eacute;ment ces deux lieues-l&agrave;
+qui manquent sur ta carte.</p>
+
+<p>- C'est vrai. Et la sortie du bois est bien &agrave; une lieue
+et demie d'ici, mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en
+une matin&eacute;e..."</p>
+
+<p>A cet instant Moucheboeuf arriva. Il avait une tendance
+irritante &agrave; se faire passer pour bon &eacute;l&egrave;ve,
+non pas en travaillant mieux que les autres, mais en se signalant
+dans des circonstances comme celle-ci.</p>
+
+<p>"Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux.
+Tous les autres sont partis pour le bois des Communaux. En
+t&ecirc;te: Jasmin Delouche qui conna&icirc;t les nids".</p>
+
+<p>Et, voulant faire le bon ap&ocirc;tre, il commen&ccedil;a
+&agrave; raconter tout ce qu'ils avaient dit pour narguer le
+Cours, M. Seurel et nous, en d&eacute;cidant cette
+exp&eacute;dition.</p>
+
+<p>"S'ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, dit
+Meaulnes, car je m'en vais aussi. Je serai de retour vers midi et
+demi".</p>
+
+<p>Moucheboeuf resta &eacute;bahi.</p>
+
+<p>"Ne viens-tu pas?" me demanda Augustin, s'arr&ecirc;tant une
+seconde sur le seuil de la porte entr'ouverte - ce qui fit entrer
+dans la pi&egrave;ce grise, en une bouff&eacute;e d'air
+ti&eacute;di par le soleil, un fouillis de cris, d'appels, de
+p&eacute;piements, le bruit d'un seau sur la margelle du puits et
+le claquement d'un fouet au loin.</p>
+
+<p>"Non, dis-je, bien que la tentation f&ucirc;t forte, je ne
+puis pas, &agrave; cause de M. Seurel. Mais h&acirc;te-toi. Je
+t'attendrai avec impatience".</p>
+
+<p>Il fit un geste vague et partit, tr&egrave;s vite, plein
+d'espoir.</p>
+
+<p>Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait
+quitt&eacute; sa veste d'alpaga noir, rev&ecirc;tu un paletot de
+p&ecirc;cheur aux vastes poches boutonn&eacute;es, un chapeau de
+paille et de courtes jambi&egrave;res vernies pour serrer le bas
+de son pantalon. Je crois bien qu'il ne fut gu&egrave;re surpris
+de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendre Moucheboeuf qui
+lui r&eacute;p&eacute;ta trois fois que les gars avaient dit:</p>
+
+<p>"S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous chercher!"</p>
+
+<p>Et il commanda:</p>
+
+<p>"Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, et nous allons
+les d&eacute;nicher &agrave; notre tour... Pourras-tu marcher
+jusque-l&agrave;, Fran&ccedil;ois?"</p>
+
+<p>J'affirmai que oui et nous part&icirc;mes.</p>
+
+<p>Il fut entendu que Moucheboeuf conduirait M. Seurel et lui
+servirait d'appeau... C'est-&agrave;-dire que, connaissant les
+futaies o&ugrave; se trouvaient les d&eacute;nicheurs, il devait
+de temps &agrave; autre crier &agrave; toute voix:</p>
+
+<p>"Hop! Hola! Giraudat! Delouche! O&ugrave; &ecirc;tes-vous?...
+Y en a-t-il?... En avez-vous trouv&eacute;?..."</p>
+
+<p>Quant &agrave; moi, je fus charg&eacute;, &agrave; mon vif
+plaisir, de suivre la lisi&egrave;re est du bois, pour le cas
+o&ugrave; les &eacute;coliers fugitifs chercheraient &agrave;
+s'&eacute;chapper de ce c&ocirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>Or dans le plan rectifi&eacute; par le boh&eacute;mien et que
+nous avions maintes fois &eacute;tudi&eacute; avec Meaulnes, il
+semblait qu'un chemin &agrave; un trait, un chemin de terre,
+partit de cette lisi&egrave;re du bois pour aller dans la
+direction du Domaine. Si j'allais le d&eacute;couvrir ce
+matin!... Je commen&ccedil;ai &agrave; me persuader que, avant
+midi, je me trouverais sur le chemin du manoir perdu...</p>
+
+<p>La merveilleuse promenade!... D&egrave;s que nous e&ucirc;mes
+pass&eacute; le Glacis et contourn&eacute; le Moulin, je quittai
+mes deux compagnons, M. Seurel dont on e&ucirc;t dit qu'il
+partait en guerre - je crois bien qu'il avait mis dans sa poche
+un vieux pistolet - et ce tra&icirc;tre de Moucheboeuf.</p>
+
+<p>Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bient&ocirc;t
+&agrave; la lisi&egrave;re du bois - seul &agrave; travers la
+campagne pour la premi&egrave;re fois de ma vie comme une
+patrouille que son caporal a perdue.</p>
+
+<p>Me voici, j'imagine, pr&egrave;s de ce bonheur
+myst&eacute;rieux que Meaulnes a entrevu un jour. Toute la
+matin&eacute;e est &agrave; moi pour explorer la lisi&egrave;re
+du bois, l'endroit le plus frais et le plus cach&eacute; du pays,
+tandis que mon grand fr&egrave;re aussi est parti &agrave; la
+d&eacute;couverte. C'est comme un ancien lit de ruisseau. Je
+passe sous les basses branches d'arbres dont je ne sais pas le
+nom mais qui doivent &ecirc;tre des aulnes. J'ai saut&eacute;
+tout &agrave; l'heure un &eacute;chalier au bout de la sente, et
+je me suis trouv&eacute; dans cette grande voie d'herbe verte qui
+coule sous les feuilles, foulant par endroits les orties,
+&eacute;crasant les hautes val&eacute;rianes.</p>
+
+<p>Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, sur un banc de
+sable fin. Et dans le silence, j'entends un oiseau - je m'imagine
+que c'est un rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils
+ne chantent que le soir - un oiseau qui r&eacute;p&egrave;te
+obstin&eacute;ment la m&ecirc;me phrase: voix de la
+matin&eacute;e, parole dite sous l'ombrage, invitation
+d&eacute;licieuse au voyage entre les aulnes. Invisible,
+ent&ecirc;t&eacute;, il semble m'accompagner sous la feuille.</p>
+
+<p>Pour la premi&egrave;re fois me voil&agrave;, moi aussi, sur
+le chemin de l'aventure. Ce ne sont plus des coquilles
+abandonn&eacute;es par les eaux que je cherche, sous la direction
+de M. Seurel, ni les orchis que le ma&icirc;tre d'&eacute;cole ne
+connaisse pas, ni m&ecirc;me, comme cela nous arrivait souvent
+dans le champ du p&egrave;re Martin, cette fontaine profonde et
+tarie, couverte d'un grillage, enfouie sous tant d'herbes folles
+qu'il fallait chaque fois plus de temps pour la retrouver... Je
+cherche quelque chose de plus myst&eacute;rieux encore. C'est le
+passage dont il est question dans les livres, l'ancien chemin
+obstru&eacute;, celui dont le prince harass&eacute; de fatigue
+n'a pu trouver l'entr&eacute;e. Cela se d&eacute;couvre &agrave;
+l'heure la plus perdue de la matin&eacute;e, quand on a depuis
+longtemps oubli&eacute; qu'il va &ecirc;tre onze heures, midi...
+Et soudain, en &eacute;cartant, dans le feuillage profond, les
+branches, avec ce geste h&eacute;sitant des mains &agrave;
+hauteur du visage in&eacute;galement &eacute;cart&eacute;es, on
+l'aper&ccedil;oit comme une longue avenue sombre dont la sortie
+est un rond de lumi&egrave;re tout petit.</p>
+
+<p>Mais tandis que j'esp&egrave;re et m'enivre ainsi, voici que
+brusquement je d&eacute;bouche dans une sorte de
+clairi&egrave;re, qui se trouve &ecirc;tre tout simplement un
+pr&eacute;. Je suis arriv&eacute; sans y penser &agrave;
+l'extr&eacute;mit&eacute; des Communaux, que j'avais toujours
+imagin&eacute;e infiniment loin. Et voici &agrave; ma droite,
+entre des piles de bois, toute bourdonnante dans l'ombre, la
+maison du garde. Deux paires de bas s&egrave;chent sur l'appui de
+la fen&ecirc;tre. Les ann&eacute;es pass&eacute;es, lorsque nous
+arrivions &agrave; l'entr&eacute;e du bois, nous disions
+toujours, en montrant un point de lumi&egrave;re tout au bout de
+l'immense all&eacute;e noire: "C'est l&agrave;-bas la maison du
+garde; la maison de Baladier". Mais jamais nous n'avions
+pouss&eacute; jusque l&agrave;. Nous entendions dire quelquefois,
+comme s'il se f&ucirc;t agi d'une exp&eacute;dition
+extraordinaire: "Il a &eacute;t&eacute; jusqu'&agrave; la maison
+du garde!..."</p>
+
+<p>Cette fois, je suis all&eacute; jusqu'&agrave; la maison de
+Baladier, et je n'ai rien trouv&eacute;.</p>
+
+<p>Je commen&ccedil;ais &agrave; souffrir de ma jambe
+fatigu&eacute;e et de la chaleur que je n'avais pas sentie
+jusque-l&agrave;; je craignais de faire tout seul le chemin du
+retour, lorsque j'entendis pr&egrave;s de moi l'appeau de M.
+Seurel, la voix de Moucheboeuf, puis d'autres voix qui
+m'appelaient...</p>
+
+<p>Il y avait l&agrave; une troupe de six grands gamins,
+o&ugrave;, seul, le tra&icirc;tre Moucheboeuf avait l'air
+triomphant. C'&eacute;tait Giraudat, Auberger, Delage et
+d'autres... Gr&acirc;ce &agrave; l'appeau, on avait pris les uns
+grimp&eacute;s dans un merisier isol&eacute; au milieu d'une
+clairi&egrave;re; les autres en train de d&eacute;nicher des
+pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, &agrave; la
+blouse crasseuse, avait cach&eacute; les petits dans son estomac,
+entre sa chemise et sa peau. Deux de leurs compagnons
+s'&eacute;taient enfuis &agrave; l'approche de M. Seurel: ce
+devait &ecirc;tre Delouche et le petit Coffin. Ils avaient
+d'abord r&eacute;pondu par des plaisanteries &agrave; l'adresse
+de "Mouchevache!", que r&eacute;p&eacute;taient les &eacute;chos
+des bois, et celui-ci, maladroitement, se croyant s&ucirc;r de
+son affaire, avait r&eacute;pondu, vex&eacute;:</p>
+
+<p>"Vous n'avez qu'&agrave; descendre, vous savez! M. Seurel est
+l&agrave;..."</p>
+
+<p>Alors tout s'&eacute;tait tu subitement; &ccedil;'avait
+&eacute;t&eacute; une fuite silencieuse &agrave; travers le bois.
+Et comme ils le connaissaient &agrave; fond, il ne fallait pas
+songer &agrave; les rejoindre. On ne savait pas non plus
+o&ugrave; le grand Meaulnes &eacute;tait pass&eacute;. On n'avait
+pas entendu sa voix; et l'on dut renoncer &agrave; poursuivre les
+recherches.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait plus de midi lorsque nous repr&icirc;mes la
+route de Sainte-Agathe, lentement, la t&ecirc;te basse,
+fatigu&eacute;s, terreux. A la sortie du bois, lorsque nous
+e&ucirc;mes frott&eacute; et secou&eacute; la boue de nos
+souliers sur la route s&egrave;che, le soleil commen&ccedil;a de
+frapper dur. D&eacute;j&agrave; ce n'&eacute;tait plus ce matin
+de printemps si frais et si luisant. Les bruits de
+l'apr&egrave;s-midi avaient commenc&eacute;. De loin en loin un
+cop criait, cri d&eacute;sol&eacute;! dans les fermes
+d&eacute;sertes aux alentours de la route. A la descente du
+Glacis, nous nous arr&ecirc;t&acirc;mes un instant pour causer
+avec des ouvriers des champs qui avaient repris leur travail
+apr&egrave;s le d&eacute;jeuner. Ils &eacute;taient
+accoud&eacute;s &agrave; la barri&egrave;re, et M. Seurel leur
+disait:</p>
+
+<p>"De fameux galopins! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les
+oisillons dans sa chemise. Ils ont fait l&agrave; dedans ce
+qu'ils ont voulu. C'est du propre!..."</p>
+
+<p>Il me semblait que c'&eacute;tait de ma d&eacute;b&acirc;cle
+aussi que les ouvriers riaient. Ils riaient en hochant la
+t&ecirc;te, mais ils ne donnaient pas tout &agrave; fait tort aux
+jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils nous confi&egrave;rent
+m&ecirc;me, lorsque M. Seurel eut repris la t&ecirc;te de la
+colonne:</p>
+
+<p>"Il y en a un autre qui est pass&eacute;, un grand, vous savez
+bien... Il a d&ucirc; rencontrer, en revenant, la voiture des
+Granges, et on l'a fait monter, il est descendu, plein de terre,
+tout d&eacute;chir&eacute;, ici, &agrave; l'entr&eacute;e du
+chemin des Granges! Nous lui avons dit que nous vous avions vus
+passer ce matin, mais que vous n'&eacute;tiez pas de retour
+encore. Et il a continu&eacute; tout doucement sa route vers
+Sainte-Agathe".</p>
+
+<p>En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous
+attendait le grand Meaulnes, l'air bris&eacute; de fatigue. Aux
+questions de M. Seurel, il r&eacute;pondit que lui aussi
+&eacute;tait parti &agrave; la recherche des &eacute;coliers
+buissonniers. Et &agrave; celle que je lui posai tout bas, il dit
+seulement en hochant la t&ecirc;te avec d&eacute;couragement:</p>
+
+<p>"Non! rien! rien qui ressemble &agrave; &ccedil;a".</p>
+
+<p>Apr&egrave;s d&eacute;jeuner, dans la classe ferm&eacute;e,
+noire et vide, au milieu du pays radieux, il s'assit &agrave;
+l'une des grandes tables et, la t&ecirc;te dans les bras, il
+dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd. Vers le soir,
+apr&egrave;s un long instant de r&eacute;flexion, comme s'il
+venait de prendre une d&eacute;cision importante, il
+&eacute;crivit une lettre &agrave; sa m&egrave;re. Et c'est tout
+ce que je me rappelle de cette morne fin d'un grand jour de
+d&eacute;faite.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE X</h2>
+
+<h3>La lessive.</h3>
+
+<p>Nous avions escompt&eacute; trop t&ocirc;t la venue du
+printemps.</p>
+
+<p>Le lundi soir, nous voul&ucirc;mes faire nos devoirs
+aussit&ocirc;t apr&egrave;s quatre heures comme en plein
+&eacute;t&eacute;, et pour y voir plus clair nous sort&icirc;mes
+deux grandes tables dans la cour. Mais le temps s'assombrit tout
+de suite; une goutte de pluie tomba sur un cahier; nous
+rentr&acirc;mes en h&acirc;te. Et de la grande salle obscurcie,
+par les larges fen&ecirc;tres, nous regardions silencieusement
+dans le ciel gris la d&eacute;route des nuages.</p>
+
+<p>Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la main sur une
+poign&eacute;e de crois&eacute;e, ne put s'emp&ecirc;cher de
+dire, comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; f&acirc;ch&eacute;
+de sentir monter en lui tant de regret:</p>
+
+<p>"Ah! ils filaient autrement que cela les nuages, lorsque
+j'&eacute;tais sur la route, dans la voiture de la
+Belle-Etoile.</p>
+
+<p>- Sur quelle route?" demanda Jasmin.</p>
+
+<p>Mais Meaulnes ne r&eacute;pondit pas.</p>
+
+<p>"Moi, dis-je, pour faire diversion, j'aurais aim&eacute;
+voyager comme cela en voiture, par la pluie battante,
+abrit&eacute; sous un grand parapluie.</p>
+
+<p>- Et lire tout le long du chemin comme dans une maison, ajouta
+un autre.</p>
+
+<p>- Il ne pleuvait pas et je n'avais pas envie de lire,
+r&eacute;pondit Meaulnes, je ne pensais qu'&agrave; regarder le
+pays".</p>
+
+<p>Mais lorsque Giraudat, &agrave; son tour, demanda de quel pays
+il s'agissait, Meaulnes de nouveau resta muet. Et Jasmin dit:</p>
+
+<p>"Je sais... Toujours la fameuse aventure!..."</p>
+
+<p>Il avait dit ces mots d'un ton conciliant et important, comme
+s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; lui-m&ecirc;me un peu dans le
+secret. Ce fut peine perdue; ses avances lui rest&egrave;rent
+pour compte; et comme la nuit tombait chacun s'en fut au galop,
+la blouse relev&eacute;e sur la t&ecirc;te, sous la froide
+averse.</p>
+
+<p>Jusqu'au jeudi suivant le temps resta &agrave; la pluie. Et ce
+jeudi-l&agrave; fut plus triste encore que le
+pr&eacute;c&eacute;dent. Toute la campagne &eacute;tait
+baign&eacute;e dans une sorte de brume glac&eacute;e comme aux
+plus mauvais jours de l'hiver.</p>
+
+<p>Millie, tromp&eacute;e par le beau soleil de l'autre semaine,
+avait fait faire la lessive, mais il ne fallait pas songer
+&agrave; mettre s&eacute;cher le linge sur les haies du jardin,
+ni m&ecirc;me sur des cordes dans le grenier, tant l'air
+&eacute;tait humide et froid.</p>
+
+<p>En discutant avec M. Seurel, il lui vint l'id&eacute;e
+d'&eacute;tendre sa lessive dans les classes, puisque
+c'&eacute;tait jeudi, et de chauffer le po&ecirc;le &agrave;
+blanc. Pour &eacute;conomiser les feux de la cuisine et de la
+salle &agrave; manger, on ferait cuire les repas sur le
+po&ecirc;le et nous nous tiendrions toute la journ&eacute;e dans
+la grande salle du Cours.</p>
+
+<p>Au premier instant, - j'&eacute;tais si jeune encore! - je
+consid&eacute;rai cette nouveaut&eacute; comme une
+f&ecirc;te.</p>
+
+<p>Morne f&ecirc;te!... Toute la chaleur du po&ecirc;le
+&eacute;tait prise par la lessive et il faisait grand froid. Dans
+la cour, tombait interminablement et mollement une petite pluie
+d'hiver. C'est l&agrave; pourtant que d&egrave;s neuf heures du
+matin, d&eacute;vor&eacute; d'ennui, je retrouvai le grand
+Meaulnes. Par les barreaux du grand portail, o&ugrave; nous
+regard&acirc;mes, au haut du bourg, sur les Quatre-Routes, le
+cort&egrave;ge d'un enterrement venu du fond de la campagne. Le
+cercueil, amen&eacute; dans une charrette &agrave; boeufs,
+&eacute;tait d&eacute;charg&eacute; et pos&eacute; sur une dalle,
+au pied de la grande croix o&ugrave; le boucher avait
+aper&ccedil;u nagu&egrave;re les sentinelles du boh&eacute;mien!
+O&ugrave; &eacute;tait-il maintenant, le jeune capitaine qui si
+bien menait l'abordage?... Le cur&eacute; et les chantres vinrent
+comme c'&eacute;tait l'usage au-devant du cercueil pos&eacute;
+l&agrave;, et les tristes chants arrivaient jusqu'&agrave; nous.
+Ce serait l&agrave;, nous le savions, le seul spectacle de la
+journ&eacute;e, qui s'&eacute;coulerait tout enti&egrave;re comme
+une eau jaunie dans un caniveau.</p>
+
+<p>"Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je vais pr&eacute;parer
+mon bagage. Apprends-le, Seurel: j'ai &eacute;crit &agrave; ma
+m&egrave;re jeudi dernier, pour lui demander de finir mes
+&eacute;tudes &agrave; Paris. C'est aujourd'hui que je pars".</p>
+
+<p>Il continuait &agrave; regarder vers le bourg, les mains
+appuy&eacute;es aux barreaux, &agrave; la hauteur de sa
+t&ecirc;te. Inutile de demander si sa m&egrave;re, qui
+&eacute;tait riche et lui passait toutes ses volont&eacute;s, lui
+avait pass&eacute; celle-l&agrave;. Inutile aussi de demander
+pourquoi soudainement il d&eacute;sirait s'en aller &agrave;
+Paris!...</p>
+
+<p>Mais il y avait en lui, certainement, le regret et la crainte
+de quitter ce cher pays de Sainte-Agathe d'o&ugrave; il
+&eacute;tait parti pour son aventure. Quant &agrave; moi, je
+sentais monter une d&eacute;solation violente que je n'avais pas
+sentie d'abord.</p>
+
+<p>"P&acirc;ques approche! dit-il pour m'expliquer, avec un
+soupir.</p>
+
+<p>- D&egrave;s que tu l'auras trouv&eacute;e l&agrave;-bas, tu
+m'&eacute;criras, n'est-ce pas? demandai-je.</p>
+
+<p>- C'est promis, bien s&ucirc;r. N'es-tu pas mon compagnon et
+mon fr&egrave;re?..."</p>
+
+<p>Et il me posa la main sur l'&eacute;paule.</p>
+
+<p>Peu &agrave; peu je comprenais que c'&eacute;tait bien fini,
+puisqu'il voulait terminer ses &eacute;tudes &agrave; Paris;
+jamais plus je n'aurais avec moi mon grand camarade.</p>
+
+<p>Il n'y avait d'espoir, pour nous r&eacute;unir, qu'en cette
+maison de Paris o&ugrave; devait se retrouver la trace de
+l'aventure perdue... Mais de voir Meaulnes lui-m&ecirc;me si
+triste, quel pauvre espoir c'&eacute;tait l&agrave; pour moi!</p>
+
+<p>Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra tr&egrave;s
+&eacute;tonn&eacute;, mais se rendit bien vite aux raisons
+d'Augustin; Millie, femme d'int&eacute;rieur, se d&eacute;sola
+surtout &agrave; la pens&eacute;e que la m&egrave;re de Meaulnes
+verrait notre maison dans un d&eacute;sordre
+inaccoutum&eacute;... La malle, h&eacute;las! fut bient&ocirc;t
+faite. Nous cherch&acirc;mes sous l'escalier ses souliers des
+dimanches; dans l'armoire, un peu de linge; puis ses papiers et
+ses livres d'&eacute;cole - tout ce qu'un jeune homme de dix-huit
+ans poss&egrave;de au monde.</p>
+
+<p>A midi, Mme Meaulnes arrivait avec sa voiture. Elle
+d&eacute;jeuna au caf&eacute; Daniel en compagnie d'Augustin, et
+l'emmena sans donner presque aucune explication, d&egrave;s que
+le cheval fut affen&eacute; et attel&eacute;. Sur le seuil, nous
+leur d&icirc;mes au revoir; et la voiture disparut au tournant
+des Quatre-Routes.</p>
+
+<p>Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra dans la
+froide salle &agrave; manger, remettre en ordre ce qui avait
+&eacute;t&eacute; d&eacute;rang&eacute;. Quant &agrave; moi, je
+me trouvai, pour la premi&egrave;re fois depuis de longs mois,
+seul en face d'une longue soir&eacute;e de jeudi - avec
+l'impression que, dans cette vieille voiture, mon adolescence
+venait de s'en aller pour toujours.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE XI</h2>
+
+<h3>Je trahis...</h3>
+
+<p>Que faire?</p>
+
+<p>Le temps s'&eacute;levait un peu. On e&ucirc;t dit que le
+soleil allait se montrer.</p>
+
+<p>Une porte claquait dans la grande maison. Puis le silence
+retombait. De temps &agrave; autre mon p&egrave;re traversait la
+cour, pour remplir un seau de charbon dont il bourrait le
+po&ecirc;le. J'apercevais les linges blancs pendus aux cordes et
+je n'avais aucune envie de rentrer dans le triste endroit
+transform&eacute; en s&eacute;choir, pour m'y trouver en
+t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te avec l'examen de la fin de
+l'ann&eacute;e, ce concours de l'Ecole Normale qui devait
+&ecirc;tre d&eacute;sormais ma seule pr&eacute;occupation.</p>
+
+<p>Chose &eacute;trange: &agrave; cet ennui qui me
+d&eacute;solait se m&ecirc;lait comme une sensation de
+libert&eacute;. Meaulnes parti, toute cette aventure
+termin&eacute;e et manqu&eacute;e, il me semblait du moins que
+j'&eacute;tais lib&eacute;r&eacute; de cet &eacute;trange souci,
+de cette occupation myst&eacute;rieuse, qui ne me permettaient
+plus d'agir comme tout le monde. Meaulnes parti, je
+n'&eacute;tais plus son compagnon d'aventures, le fr&egrave;re de
+ce chasseur de pistes; je redevenais un gamin du bourg pareil aux
+autres. Et cela &eacute;tait facile et je n'avais qu'&agrave;
+suivre pour cela mon inclination la plus naturelle.</p>
+
+<p>Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, faisant tourner au
+bout d'un ficelle, puis l&acirc;chant en l'air trois marrons
+attach&eacute;s qui retomb&egrave;rent dans la cour. Mon
+d&eacute;soeuvrement &eacute;tait si grand que je pris plaisir
+&agrave; lui relancer deux ou trois fois ses marrons de l'autre
+c&ocirc;t&eacute; du mur.</p>
+
+<p>Soudain je le vis abandonner ce jeu pu&eacute;ril pour courir
+vers un tombereau qui venait par le chemin de la Vieille-Planche.
+Il eut vite fait de grimper par derri&egrave;re sans m&ecirc;me
+que la voiture s'arr&ecirc;t&acirc;t. Je reconnaissais le petit
+tombereau de Delouche et son cheval. Jasmin conduisait; le gros
+Boujardon &eacute;tait debout. Ils revenaient du pr&eacute;.</p>
+
+<p>"Viens avec nous, Fran&ccedil;ois!" cria Jasmin, qui devait
+savoir d&eacute;j&agrave; que Meaulnes &eacute;tait parti.</p>
+
+<p>Ma foi! sans avertir personne, j'escaladai la voiture
+cahotante et me tins comme les autres, debout, appuy&eacute;
+contre un des montants du tombereau. Il nous conduisit chez la
+veuve Delouche...</p>
+
+<p>Nous sommes maintenant dans l'arri&egrave;re-boutique, chez la
+bonne femme qui est en m&ecirc;me temps &eacute;pici&egrave;re et
+aubergiste. Un rayon de soleil glisse &agrave; travers la
+fen&ecirc;tre basse sur les bo&icirc;tes en fer-blanc et sur les
+tonneaux de vinaigre. Le gros Boujardon s'assoit sur l'appui de
+la fen&ecirc;tre et tourn&eacute; vers nous, avec un gros rire
+d'homme p&acirc;teux, il mange des biscuits &agrave; la cuiller.
+A la port&eacute;e de la main, sur un tonneau, la bo&icirc;te est
+ouverte et entam&eacute;e. Le petit Roy pousse des cris de
+plaisir. Une sorte d'intimit&eacute; de mauvais aloi s'est
+&eacute;tablie entre nous. Jasmin et Boujardon seront maintenant
+mes camarades, je le vois. Le cours de ma vie a chang&eacute;
+tout d'un coup. Il me semble que Meaulnes est parti depuis
+tr&egrave;s longtemps et que son aventure est une vieille
+histoire triste, mais finie.</p>
+
+<p>Le petit Roy a d&eacute;nich&eacute; sous une planche une
+bouteille de liqueur entam&eacute;e. Delouche nous offre &agrave;
+chacun la goutte, mais il n'y a qu'un verre et nous buvons tous
+dans le m&ecirc;me. On me sert le premier avec un peu de
+condescendance, comme si je n'&eacute;tais pas habitu&eacute;
+&agrave; ces moeurs de chasseurs et de paysans... Cela me
+g&ecirc;ne un peu. Et comme on vient &agrave; parler de Meaulnes,
+l'envie me prend, pour dissiper cette g&ecirc;ne et retrouver mon
+aplomb, de montrer que je connais son histoire et de la raconter
+un peu. En quoi cela pourrait-il lui nuire puisque tout est fini
+maintenant de ses aventures ici?...</p>
+
+<p>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+. . . . . . .</p>
+
+<p>Est-ce que je raconte mal cette histoire? Elle ne produit pas
+l'effet que j'attendais.</p>
+
+<p>Mes compagnons, en bons villageois que rien n'&eacute;tonne,
+ne sont pas surpris pour si peu.</p>
+
+<p>"C'&eacute;tait une noce, quoi!" dit Boujardon.</p>
+
+<p>Delouche en a vu une, &agrave; Pr&eacute;veranges, qui
+&eacute;tait plus curieuse encore.</p>
+
+<p>Le ch&acirc;teau? On trouverait certainement des gens du pays
+qui en ont entendu parler.</p>
+
+<p>Le jeune fille? Meaulnes se mariera avec elle quand il aura
+fait son ann&eacute;e de service.</p>
+
+<p>"Il aurait d&ucirc;, ajoute l'un d'eux, nous en parler et nous
+montrer son plan au lieu de confier cela &agrave; un
+boh&eacute;mien!..."</p>
+
+<p>Emp&ecirc;tr&eacute; dans mon insucc&egrave;s, je veux
+profiter de l'occasion pour exciter leur curiosit&eacute;: je me
+d&eacute;cide &agrave; expliquer qui &eacute;tait ce
+boh&eacute;mien; d'o&ugrave; il venait; son &eacute;trange
+destin&eacute;e... Boujardon et Delouche ne veulent rien
+entendre: "C'est celui-l&agrave; qui a tout fait. C'est lui qui a
+rendu Meaulnes insociable, Meaulnes qui &eacute;tait un si brave
+camarade! C'est lui qui a organis&eacute; toutes ces sottises
+d'abordages et d'attaques nocturnes, apr&egrave;s nous avoir tous
+embrigad&eacute;s comme un bataillon scolaire..."</p>
+
+<p>"Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, et en secouant
+la t&ecirc;te &agrave; petits coups, j'ai rudement bien fait de
+le d&eacute;noncer aux gendarmes. En voil&agrave; un qui a fait
+du mal au pays et qui en aurait fait encore!..."</p>
+
+<p>Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans doute
+autrement tourn&eacute; si nous n'avions pas
+consid&eacute;r&eacute; l'affaire d'une fa&ccedil;on si
+myst&eacute;rieuse et si tragique. C'est l'influence de ce Frantz
+qui a tout perdu...</p>
+
+<p>Mais soudain, tandis que je suis absorb&eacute; dans ces
+r&eacute;flexions, il se fait du bruit dans la boutique. Jasmin
+Delouche cache rapidement son flacon de goutte derri&egrave;re un
+tonneau; le gros Boujardon d&eacute;gringole du haut de sa
+fen&ecirc;tre, met le pied sur une bouteille vide et
+poussi&eacute;reuse qui roule, et manque deux fois de
+s'&eacute;taler. Le petit Roy les pousse par derri&egrave;re,
+pour sortir plus vite, &agrave; demi suffoqu&eacute; de rire.</p>
+
+<p>Sans bien comprendre ce qui se passe je m'enfuis avec eux,
+nous traversons la cour et nous grimpons par une &eacute;chelle
+dans un grenier &agrave; foin. J'entends une voix de femme qui
+nous traite de propres-&agrave;-rien!...</p>
+
+<p>"Je n'aurais pas cru qu'elle serait rentr&eacute;e si
+t&ocirc;t", dit Jasmin tout bas.</p>
+
+<p>Je comprends, maintenant seulement, que nous &eacute;tions
+l&agrave; en fraude, &agrave; voler des g&acirc;teaux et de la
+liqueur. Je suis d&eacute;&ccedil;u comme ce naufrag&eacute; qui
+croyait causer avec un homme et qui reconnut soudain que
+c'&eacute;tait un singe. Je ne songe plus qu'&agrave; quitter ce
+grenier, tant ces aventures-l&agrave; me d&eacute;plaisent.
+D'ailleurs la nuit tombe... On me fait passer par
+derri&egrave;re, traverser deux jardins, contourner une mare; je
+me retrouve dans la rue mouill&eacute;e, boueuse, o&ugrave; se
+refl&egrave;te la lueur du caf&eacute; Daniel.</p>
+
+<p>Je ne suis pas fier de ma soir&eacute;e. Me voici aux
+Quatre-Routes. Malgr&eacute; moi, tout d'un coup, je revois, au
+tournant, un visage dur et fraternel qui me sourit, un dernier
+signe de la main - et la voiture dispara&icirc;t...</p>
+
+<p>Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au vent de cet
+hiver qui &eacute;tait si tragique et si beau. D&eacute;j&agrave;
+tout me para&icirc;t moins facile. Dans la grande classe
+o&ugrave; l'on m'attend pour d&icirc;ner, de brusques courants
+d'air traversent la maigre ti&eacute;deur que r&eacute;pand le
+po&ecirc;le. Je grelotte, tandis qu'on me reproche mon
+apr&egrave;s-midi de vagabondage. Je n'ai pas m&ecirc;me, pour
+rentrer dans la r&eacute;guli&egrave;re vie pass&eacute;e, la
+consolation de prendre place &agrave; table et de retrouver mon
+si&egrave;ge habituel. On n'a pas mis la table ce soir-l&agrave;;
+chacun d&icirc;ne sur ses genoux, o&ugrave; il peut, dans la
+salle de classe obscure. Je mange silencieusement la galette
+cuite sur le po&ecirc;le, qui devait &ecirc;tre la
+r&eacute;compense de ce jeudi pass&eacute; dans l'&eacute;cole,
+et qui a br&ucirc;l&eacute; sur les cercles rougis.</p>
+
+<p>Le soir, tout seul dans ma chambre, je me couche bien vite
+pour &eacute;touffer le remords que je sens monter du fond de ma
+tristesse. Mais par deux fois je me suis &eacute;veill&eacute;,
+au milieu de la nuit, croyant entendre, la premi&egrave;re fois,
+le craquement du lit voisin, o&ugrave; Meaulnes avait coutume de
+se retourner brusquement d'une seule pi&egrave;ce, et, l'autre
+fois, son pas l&eacute;ger de chasseur aux aguets, &agrave;
+travers les greniers du fond...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE XII</h2>
+
+<h3>Les trois lettres de Meaulnes.</h3>
+
+<p>De toute ma vie je n'ai re&ccedil;u que trois lettres de
+Meaulnes. Elles ont encore chez moi dans un tiroir de commode. Je
+retrouve chaque fois que je les relis la m&ecirc;me tristesse que
+nagu&egrave;re.</p>
+
+<p>La premi&egrave;re m'arriva d&egrave;s le surlendemain de son
+d&eacute;part.</p>
+
+<p class="Pcursief">"Mon cher Fran&ccedil;ois,</p>
+
+<p class="Pcursief">"Aujourd'hui, d&egrave;s mon arriv&eacute;e
+&agrave; Paris, je suis all&eacute; devant la maison
+indiqu&eacute;e. Je n'ai rien vu. Il n'y avait personne. Il n'y
+aura jamais personne.</p>
+
+<p class="Pcursief">"La maison que disait Frantz est un petit
+h&ocirc;tel &agrave; un &eacute;tage. La chambre de Mlle de
+Galais doit &ecirc;tre au premier. Les fen&ecirc;tres du haut
+sont les plus cach&eacute;es par les arbres. Mais en passant sur
+le trottoir on les voit tr&egrave;s bien. Tous les rideaux sont
+ferm&eacute;s et il faudrait &ecirc;tre fou pour esp&eacute;rer
+qu'un jour, entre ces rideaux tir&eacute;s, le visage d'Yvonne de
+Galais puisse appara&icirc;tre.</p>
+
+<p class="Pcursief">"C'est sur un boulevard... Il pleuvait un peu
+dans les arbres d&eacute;j&agrave; verts. On entendait les
+cloches claires des tramways qui passaient
+ind&eacute;finiment.</p>
+
+<p class="Pcursief">"Pendant pr&egrave;s de deux heures, je me
+suis promen&eacute; de long en large sous les fen&ecirc;tres. Il
+y a un marchand de vins chez qui je me suis arr&ecirc;t&eacute;
+pour boire, de fa&ccedil;on &agrave; n'&ecirc;tre pas pris pour
+un bandit qui veut faire un mauvais coup. Puis j'ai repris ce
+guet sans espoir.</p>
+
+<p class="Pcursief">"La nuit est venue. Les fen&ecirc;tres se
+sont allum&eacute;es un peu partout mais non pas dans cette
+maison. Il n'y a certainement personne. Et pourtant P&acirc;ques
+approche.</p>
+
+<p class="Pcursief">"Au moment o&ugrave; j'allais partir une
+jeune fille, ou une jeune femme - je ne sais - est venue
+s'asseoir sur un des bancs mouill&eacute;s de pluie. Elle
+&eacute;tait v&ecirc;tue de noir avec une petite collerette
+blanche. Lorsque je suis parti, elle &eacute;tait encore
+l&agrave;, immobile malgr&eacute; le froid du soir, &agrave;
+attendre je ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris est
+plein de fous comme moi.</p>
+
+<p class="Pcursief">Augustin"</p>
+
+<p>Le temps passa. Vainement j'attendis un mot d'Augustin le
+lundi de P&acirc;ques et durant tous les jours qui suivirent -
+jours o&ugrave; il semble, tant ils sont calmes apr&egrave;s la
+grande fi&egrave;vre de P&acirc;ques, qu'il n'y ait plus
+qu'&agrave; attendre l'&eacute;t&eacute;. Juin ramena le temps
+des examens et une terrible chaleur dont la bu&eacute;e
+suffocante planait sur le pays sans qu'un souffle de vent la
+v&icirc;nt dissiper. La nuit n'apportait aucune fra&icirc;cheur
+et par cons&eacute;quent aucun r&eacute;pit &agrave; ce supplice.
+C'est durant cet insupportable mois de juin que je re&ccedil;us
+la deuxi&egrave;me lettre du grand Meaulnes.</p>
+
+<p class="Pcursief">"Juin 189...</p>
+
+<p class="Pcursief">"Mon cher ami,</p>
+
+<p class="Pcursief">"Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais
+depuis hier soir. La douleur, que je n'avais presque pas sentie
+tout de suite, monte depuis ce temps.</p>
+
+<p class="Pcursief">"Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce
+banc, guettant, r&eacute;fl&eacute;chissant, esp&eacute;rant
+malgr&eacute; tout.</p>
+
+<p class="Pcursief">"Hier apr&egrave;s d&icirc;ner, la nuit
+&eacute;tait noire et &eacute;touffante. Des gens causaient sur
+le trottoir, sous les arbres. Au-dessus des noirs feuillages,
+verdis par les lumi&egrave;res, les appartements des seconds, des
+troisi&egrave;mes &eacute;tages &eacute;taient
+&eacute;clair&eacute;s. &Ccedil;&agrave; et l&agrave;, une
+fen&ecirc;tre que l'&eacute;t&eacute; avait ouverte toute
+grande... On voyait la lampe allum&eacute;e sur la table,
+refoulant &agrave; peine autour d'elle la chaude obscurit&eacute;
+de juin; on voyait presque jusqu'au fond de la pi&egrave;ce...
+Ah! si la fen&ecirc;tre noire d'Yvonne de Galais s'&eacute;tait
+allum&eacute;e aussi, j'aurais os&eacute;, je crois, monter
+l'escalier, frapper, entrer...</p>
+
+<p class="Pcursief">"La jeune fille de qui je t'ai parl&eacute;
+&eacute;tait l&agrave; encore, attendant comme moi. Je pensai
+qu'elle devait conna&icirc;tre la maison et je l'interrogeai:</p>
+
+<p class="Pcursief">"- Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans
+cette maison, une jeune fille et son fr&egrave;re venaient passer
+les vacances. Mais j'ai appris que le fr&egrave;re avait fui le
+ch&acirc;teau de ses parents sans qu'on puisse jamais le
+retrouver, et le jeune fille s'est mari&eacute;e. C'est ce qui
+vous explique que l'appartement soit ferm&eacute;".</p>
+
+<p class="Pcursief">"Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds
+butaient sur le trottoir et je manquais tomber. La nuit -
+c'&eacute;tait la nuit derni&egrave;re - lorsqu'enfin les enfants
+et les femmes se sont tus, dans les cours, pour me laisser
+dormir, j'ai commenc&eacute; d'entendre rouler les fiacres dans
+la rue. Ils ne passaient que loin en loin. Mais quand l'un
+&eacute;tait pass&eacute;, malgr&eacute; moi, j'attendais
+l'autre: le grelot, les pas du cheval qui claquaient sur
+l'asphalte... Et cela r&eacute;p&eacute;tait: c'est la ville
+d&eacute;serte, ton amour perdu, la nuit interminable,
+l'&eacute;t&eacute;, la fi&egrave;vre...</p>
+
+<p class="Pcursief">"Seurel, mon ami, je suis dans une grande
+d&eacute;tresse.</p>
+
+<p class="Pcursief">Augustin"</p>
+
+<p>Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse! Meaulnes ne
+me disait ni pourquoi il &eacute;tait rest&eacute; si longtemps
+silencieux, ni ce qu'il comptait faire maintenant. J'eus
+l'impression qu'il rompait avec moi, parce que son aventure
+&eacute;tait finie, comme il rompait avec son pass&eacute;. J'eus
+beau lui &eacute;crire, en effet, je ne re&ccedil;us plus de
+r&eacute;ponse. Un mot de f&eacute;licitations seulement, lorsque
+j'obtins mon Brevet Simple. En septembre je sus par un camarade
+d'&eacute;cole qu'il &eacute;tait venu en vacances chez sa
+m&egrave;re &agrave; La Fert&eacute;-d'Angillon. Mais nous
+d&ucirc;mes, cette ann&eacute;e l&agrave;, invit&eacute;s par mon
+oncle Florentin du Vieux-Nan&ccedil;ay, passer chez lui les
+vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans que j'eusse pu le
+voir.</p>
+
+<p>A la rentr&eacute;e, exactement vers la fin de novembre,
+tandis que je m'&eacute;tais remis avec une morne ardeur &agrave;
+pr&eacute;parer le Brevet Sup&eacute;rieur, dans l'espoir
+d'&ecirc;tre nomm&eacute; instituteur l'ann&eacute;e suivante,
+sans passer par l'Ecole Normale de Bourges, je re&ccedil;us la
+derni&egrave;re des trois lettres que j'aie jamais re&ccedil;ues
+d'Augustin:</p>
+
+<p class="Pcursief">"Je passe encore sous cette fen&ecirc;tre,
+&eacute;crivait-il. J'attends encore, sans le moindre espoir, par
+folie. A la fin de ces froids dimanches d'automne, au moment
+o&ugrave; il va faire nuit, je ne puis me d&eacute;cider &agrave;
+rentrer, &agrave; fermer les volets de ma chambre, sans
+&ecirc;tre retourn&eacute; l&agrave;-bas, dans la rue
+gel&eacute;e.</p>
+
+<p class="Pcursief">"Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe
+qui sortait &agrave; chaque minute sur le pas de la porte et
+regardait, la main sur les yeux, du c&ocirc;t&eacute; de La Gare,
+pour voir si son fils qui &eacute;tait mort ne venait pas.</p>
+
+<p class="Pcursief">"Assis sur le banc, grelottant,
+mis&eacute;rable, je me plais &agrave; imaginer que quelqu'un va
+me prendre doucement par le bras... Je me retournerais. Ce
+serait-elle. "Je me suis un peu attard&eacute;e", dirait-elle
+simplement. Et toute peine et toute d&eacute;mence
+s'&eacute;vanouissent. Nous entrons dans notre maison. Ses
+fourrures sont toutes glac&eacute;es, sa voilette
+mouill&eacute;e; elle apporte avec elle le go&ucirc;t de brume du
+dehors; et tandis qu'elle s'approche du feu, je vois ses cheveux
+blonds givr&eacute;s, son beau profil au dessin si doux
+pench&eacute; vers la flamme...</p>
+
+<p class="Pcursief">"H&eacute;las! la vitre reste blanchie par le
+rideau qui est derri&egrave;re. Et la jeune fille du Domaine
+perdu l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant plus rien &agrave;
+lui dire.</p>
+
+<p class="Pcursief">"Notre aventure est finie. L'hiver de cette
+ann&eacute;e est mort comme la tombe. Peut-&ecirc;tre quand nous
+mourrons, peut-&ecirc;tre la mort seule nous donnera la clef et
+la suite et la fin de cette aventure manqu&eacute;e.</p>
+
+<p class="Pcursief">"Seurel, je te demandais l'autre jour de
+penser &agrave; moi. Maintenant, au contraire, il vaut mieux
+m'oublier. Il vaudrait mieux tout oublier.</p>
+
+<p class="Pcursief">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+. . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="Pcursief">A.M."</p>
+
+<p>Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le
+pr&eacute;c&eacute;dent avait &eacute;t&eacute; vivant d'une
+myst&eacute;rieuse vie: la place de l'&eacute;glise sans
+boh&eacute;miens; la cour d'&eacute;cole que les gamins
+d&eacute;sertaient &agrave; quatre heures... la salle de classe
+o&ugrave; j'&eacute;tudiais seul et sans go&ucirc;t... En
+f&eacute;vrier, pour la premi&egrave;re fois de l'hiver, la neige
+tomba, ensevelissant d&eacute;finitivement notre roman
+d'aventures de l'an pass&eacute;, brouillant toute piste,
+effa&ccedil;ant les derni&egrave;res traces. Et je
+m'effor&ccedil;ai, comme Meaulnes me l'avait demand&eacute; dans
+sa lettre, de tout oublier.</p>
+
+<p> </p>
+
+<p> </p>
+
+<h1>TROISI&Egrave;ME PARTIE</h1>
+
+<h2>CHAPITRE PREMIER</h2>
+
+<h3>La baignade.</h3>
+
+<p>Fumer la cigarette, se mettre de l'eau sucr&eacute;e sur les
+cheveux pour qu'ils frisent, embrasser les filles du Cours
+Compl&eacute;mentaire dans les chemins et crier "A la cornette!"
+derri&egrave;re la haie pour narguer la religieuse qui passe,
+c'&eacute;tait la joie de tous les mauvais dr&ocirc;les du pays.
+A vingt ans, d'ailleurs, les mauvais dr&ocirc;les de cette
+esp&egrave;ce peuvent tr&egrave;s bien s'amender et deviennent
+parfois des jeunes gens fort sensibles. Le cas est plus grave
+lorsque le dr&ocirc;le en question a la figure d&eacute;j&agrave;
+vieillotte et fan&eacute;e, lorsqu'il s'occupe des histoires
+louches des femmes du pays, lorsqu'il dit de Gilberte Poquelin
+mille b&ecirc;tises pour faire rire les autres. Mais enfin le cas
+n'est pas encore d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;...</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, je ne
+sais pourquoi, mais certainement sans aucun d&eacute;sir de
+passer les examens, &agrave; suivre le Cour Sup&eacute;rieur que
+tout le monde aurait voulu lui voir abandonner. Entre temps, il
+apprenait avec son oncle Dumas le m&eacute;tier de
+pl&acirc;trier. Et bient&ocirc;t ce Jasmin Delouche, avec
+Boujardon et un autre gar&ccedil;on tr&egrave;s doux, le fils de
+l'adjoint qui s'appelait Denis, furent les seuls grands
+&eacute;l&egrave;ves que j'aimasse &agrave; fr&eacute;quenter,
+parce qu'ils &eacute;taient "du temps de Meaulnes".</p>
+
+<p>Il y avait d'ailleurs, chez Delouche, un d&eacute;sir
+tr&egrave;s sinc&egrave;re d'&ecirc;tre mon ami. Pour tout dire,
+lui qui avait &eacute;t&eacute; l'ennemi du grand Meaulnes, il
+e&ucirc;t voulu devenir le grand Meaulnes de l'&eacute;cole: tout
+au moins regrettait-il peut-&ecirc;tre de n'avoir pas
+&eacute;t&eacute; son lieutenant. Moins lourd que Boujardon, il
+avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes avait apport&eacute;,
+dans notre vie, d'extraordinaire. Et souvent je l'entendais
+r&eacute;p&eacute;ter:</p>
+
+<p>"Il le disait bien, le grand Meaulnes..." ou encore: "Ah!
+disait le grand Meaulnes..."</p>
+
+<p>Outre que Jasmin &eacute;tait plus homme que nous, le vieux
+petit gars disposait de tr&eacute;sors d'amusements qui
+consacraient sur nous sa sup&eacute;riorit&eacute;: un chien de
+race m&ecirc;l&eacute;e, aux longs poils blancs, qui
+r&eacute;pondait au nom aga&ccedil;ant de B&eacute;cali et
+rapportait les pierres qu'on lan&ccedil;ait au loin, sans avoir
+d'aptitude bien nette pour aucun autre sport; une vieille
+bicyclette achet&eacute;e d'occasion et sur quoi Jasmin nous
+faisait quelquefois monter, le soir apr&egrave;s le cours, mais
+avec laquelle il pr&eacute;f&eacute;rait exercer les filles du
+pays; enfin et surtout un &acirc;ne blanc et aveugle qui pouvait
+s'atteler &agrave; tous les v&eacute;hicules.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l'&acirc;ne de Dumas, mais il le pr&ecirc;tait
+&agrave; Jasmin quand nous allions nous baigner au Cher, en
+&eacute;t&eacute;. Sa m&egrave;re, &agrave; cette occasion,
+donnait une bouteille de limonade que nous mettions sous le
+si&egrave;ge, parmi les cale&ccedil;ons de bains
+dess&eacute;ch&eacute;s. Et nous partions, huit ou dix grands
+&eacute;l&egrave;ves du Cours, accompagn&eacute;s de M. Seurel,
+les uns &agrave; pied, les autres grimp&eacute;s dans la voiture
+&agrave; &acirc;ne, qu'on laissait &agrave; la ferme de
+Grand'Fons, au moment o&ugrave; le chemin du Cher devenait trop
+ravin&eacute;.</p>
+
+<p>J'ai lieu de me rappeler jusqu'en ses moindres d&eacute;tails
+une promenade de ce genre, o&ugrave; l'&acirc;ne de Jasmin
+conduisit au Cher nos cale&ccedil;ons, nos bagages, la limonade
+et M. Seurel, tandis que nous suivions &agrave; pied par
+derri&egrave;re. On &eacute;tait au mois d'ao&ucirc;t. Nous
+venions de passer les examens. D&eacute;livr&eacute;s de ce
+souci, il nous semblait que tout l'&eacute;t&eacute;, tout le
+bonheur nous appartenait, et nous marchions sur la route en
+chantant, sans savoir quoi ni pourquoi, au d&eacute;but d'un bel
+apr&egrave;s-midi de jeudi.</p>
+
+<p>Il n'y eut, &agrave; l'aller, qu'une ombre &agrave; ce tableau
+innocent. Nous aper&ccedil;&ucirc;mes, marchant devant nous,
+Gilberte Poquelin. Elle avait la taille bien prise, une jupe
+demi-longue, des souliers hauts, l'air doux et effront&eacute;
+d'une gamine qui devient jeune fille. Elle quitta la route et
+prit un chemin d&eacute;tourn&eacute;, pour aller chercher du
+lait sans doute. Le petit Coffin proposa aussit&ocirc;t &agrave;
+Jasmin de la suivre.</p>
+
+<p>"Ce ne serait pas la premi&egrave;re fois que j'irais
+l'embrasser...", dit l'autre.</p>
+
+<p>Et il se mit &agrave; raconter sur elle et ses amies plusieurs
+histoires grivoises, tandis que toute la troupe, par
+fanfaronnade, s'engageait dans le chemin, laissant M. Seurel
+continuer en avant, sur la route, dans la voiture &agrave;
+&acirc;ne. Une fois l&agrave;, pourtant, la bande commen&ccedil;a
+&agrave; s'&eacute;grener. Delouche lui-m&ecirc;me paraissait peu
+soucieux de s'attaquer devant nous &agrave; la gamine qui filait,
+et il ne l'approcha pas &agrave; plus de cinquante m&egrave;tres.
+Il y eut quelques cris de coqs et de poules, des petits coups de
+sifflet galants, puis nous rebrouss&acirc;mes chemin, un peu mal
+&agrave; l'aise, abandonnant la partie. Sur la route, en plein
+soleil, il fallut courir. Nous ne chantions plus.</p>
+
+<p>Nous nous d&eacute;shabill&acirc;mes et rhabill&acirc;mes dans
+les saulaies arides qui bordent le Cher. Les saules nous
+abritaient des regards, mais non pas du soleil. Les pieds dans le
+sable et la vase dess&eacute;ch&eacute;e, nous ne pensions
+qu'&agrave; la bouteille de limonade de la veuve Delouche, qui
+fra&icirc;chissait dans la fontaine de Grand'Fons, une fontaine
+creus&eacute;e dans la rive m&ecirc;me du Cher. Il y avait
+toujours, dans le fond, des herbes glauques et deux ou trois
+b&ecirc;tes pareilles &agrave; des cloportes; mais l'eau
+&eacute;tait si claire, si transparente, que les p&ecirc;cheurs
+n'h&eacute;sitaient pas &agrave; s'agenouiller, les deux mains
+sur chaque bord, pour y boire.</p>
+
+<p>H&eacute;las! ce fut ce jour-l&agrave; comme les autres
+fois...</p>
+
+<p>Lorsque, tous habill&eacute;s, nous nous mettions en rond, les
+jambes crois&eacute;es en tailleur, pour nous partager, dans deux
+gros verres sans pied, la limonade rafra&icirc;chie, il ne
+revenait gu&egrave;re &agrave; chacun, lorsqu'on avait
+pri&eacute; M. Seurel de prendre sa part, qu'un peu de mousse qui
+piquait le gosier et ne faisait qu'irriter la soif. Alors,
+&agrave; tour de r&ocirc;le, nous allions &agrave; la fontaine
+que nous avions d'abord m&eacute;pris&eacute;e, et nous
+approchions lentement le visage de la surface de l'eau pure. Mais
+tous n'&eacute;taient pas habitu&eacute;s &agrave; ces moeurs
+d'hommes des champs. Beaucoup, comme moi, n'arrivaient pas
+&agrave; se d&eacute;salt&eacute;rer: les uns, parce qu'ils
+n'aimaient pas l'eau, d'autres, parce qu'ils avaient le gosier
+serr&eacute; par la peur d'avaler un cloporte, d'autres,
+tromp&eacute;s par la grande transparence de l'eau immobile et
+n'en sachant pas calculer exactement la surface, s'y baignaient
+la moiti&eacute; du visage en m&ecirc;me temps que la bouche et
+aspiraient &acirc;crement par le nez une eau qui leur semblait
+br&ucirc;lante, d'autres enfin pour toutes ces raisons &agrave;
+la fois... N'importe! il nous semblait, sur ces bords arides du
+Cher, que toute la fra&icirc;cheur terrestre &eacute;tait enclose
+en ce lieu. Et maintenant encore, au seul mot de fontaine,
+prononc&eacute; n'importe o&ugrave;, c'est &agrave;
+celle-l&agrave;, pendant longtemps, que je pense.</p>
+
+<p>Le retour se fit &agrave; la brune, avec insouciance d'abord,
+comme l'aller. Le chemin de Grand'Fons, qui remontait vers la
+route, &eacute;tait un ruisseau l'hiver et, l'&eacute;t&eacute;,
+un ravin impraticable, coup&eacute; de trous et de grosses
+racines, qui montait dans l'ombre entre de grandes haies
+d'arbres. Une partie des baigneurs s'y engagea par jeu. Mais nous
+suiv&icirc;mes, avec M. Seurel, Jasmin et plusieurs camarades, un
+sentier doux et sablonneux, parall&egrave;le &agrave;
+celui-l&agrave;, qui longeait la terre voisine. Nous entendions
+causer et rire les autres, pr&egrave;s de nous, au-dessous de
+nous, invisibles dans l'ombre, tandis que Delouche racontait ses
+histoires d'homme... Au fa&icirc;te des arbres de la grande haie
+gr&eacute;sillaient les insectes du soir qu'on voyait, sur le
+clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle des feuillages.
+Parfois il en d&eacute;gringolait un, brusquement, dont le
+bourdonnement grin&ccedil;ait tout &agrave; coup. - Beau soir
+d'&eacute;t&eacute; calme!... Retour, sans espoir mais sans
+d&eacute;sir, d'une pauvre partie de campagne... Ce fut encore
+Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler cette
+qui&eacute;tude...</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; nous arrivions au sommet de la c&ocirc;te,
+&agrave; l'endroit o&ugrave; il reste deux grosse vieilles
+pierres qu'on dit &ecirc;tre les vestiges d'un ch&acirc;teau
+fort, il en vint &agrave; parler des domaines qu'il avait
+visit&eacute;s et sp&eacute;cialement d'un domaine &agrave; demi
+abandonn&eacute; aux environs du Vieux-Nan&ccedil;ay: le domaine
+des Sablonni&egrave;res. Avec cet accent de l'Allier qui arrondit
+vaniteusement certains mots et abr&egrave;ge avec
+pr&eacute;cocit&eacute; les autres, il racontait avoir vu
+quelques ann&eacute;es auparavant, dans la chapelle en ruine de
+cette vieille propri&eacute;t&eacute;, une pierre tombale sur
+laquelle &eacute;taient grav&eacute;s ces mots:</p>
+
+<p class="Pcursief">Ci-g&icirc;t le chevalier Galois<br>
+ Fid&egrave;le &agrave; son Dieu, &agrave; son Roi, &agrave; sa
+Belle</p>
+
+<p>"Ah! Bah! Tiens!" disait M. Seurel, avec un l&eacute;ger
+haussement d'&eacute;paules, un peu g&ecirc;n&eacute; du ton que
+prenait la conversation, mais d&eacute;sireux cependant de nous
+laisser parler comme des hommes.</p>
+
+<p>Alors Jasmin continua de d&eacute;crire ce ch&acirc;teau,
+comme s'il y avait pass&eacute; sa vie.</p>
+
+<p>Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nan&ccedil;ay, Dumas et
+lui avaient &eacute;t&eacute; intrigu&eacute;s par la vieille
+tourelle grise qu'on apercevait au-dessus des sapins. Il y avait
+l&agrave;, au milieu des bois, tout un d&eacute;dale de
+b&acirc;timents ruin&eacute;s que l'on pouvait visiter en
+l'absence des ma&icirc;tres. Un jour, un garde de l'endroit,
+qu'ils avaient fait monter dans leur voiture, les avait conduits
+dans le domaine &eacute;trange. Mais depuis lors on avait fait
+tout abattre; il ne restait plus gu&egrave;re, disait-on, que la
+ferme et une petite maison de plaisance. Les habitants
+&eacute;taient toujours les m&ecirc;mes: un vieil officier
+retrait&eacute;, demi-ruin&eacute;, et sa fille.</p>
+
+<p>Il parlait... Il parlait... J'&eacute;coutai attentivement,
+sentant sans m'en rendre compte qu'il s'agissait l&agrave; d'une
+chose bien connue de moi, lorsque soudain, tout simplement, comme
+se font les choses extraordinaires, Jasmin se tourna vers moi et,
+me touchant le bras, frapp&eacute; d'une id&eacute;e qui ne lui
+&eacute;tait jamais venue:</p>
+
+<p>Tiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est l&agrave; que Meaulnes -
+tu sais, le grand Meaulnes? - avait d&ucirc; aller.</p>
+
+<p>"Mais oui, ajouta-t-il, car je ne r&eacute;pondais pas, et je
+me rappelle que le garde parlait du fils de la maison, un
+excentrique, qui avait des id&eacute;es extraordinaires..."</p>
+
+<p>Je ne l'&eacute;coutais plus, persuad&eacute; d&egrave;s le
+d&eacute;but qu'il avait devin&eacute; juste et que devant moi,
+loin de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de s'ouvrir, net et
+facile comme une route famili&egrave;re, le chemin du Domaine
+sans nom.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE II</h2>
+
+<h3>Chez Florentin.</h3>
+
+<p>Autant j'avais &eacute;t&eacute; un enfant malheureux et
+r&ecirc;veur et ferm&eacute;, autant je devins r&eacute;solu et,
+comme on dit chez nous, "d&eacute;cid&eacute;", lorsque je sentis
+que d&eacute;pendait de moi l'issue de cette grave aventure.</p>
+
+<p>Ce fut, je crois bien, &agrave; dater de ce soir-l&agrave; que
+mon genou cessa d&eacute;finitivement de me faire mal.</p>
+
+<p>Au Vieux-Nan&ccedil;ay, qui &eacute;tait la commune du domaine
+des Sablonni&egrave;res, habitait toute la famille de M. Seurel
+et en particulier mon oncle Florentin, un commer&ccedil;ant chez
+qui nous passions quelquefois la fin de septembre.
+Lib&eacute;r&eacute; de tout examen, je ne voulus pas attendre et
+j'obtins d'aller imm&eacute;diatement voir mon oncle. Mais je
+d&eacute;cidai de ne rien faire savoir &agrave; Meaulnes aussi
+longtemps que je ne serais pas certain de pouvoir lui annoncer
+quelque bonne nouvelle. A quoi bon en effet l'arracher &agrave;
+son d&eacute;sespoir pour l'y replonger ensuite plus
+profond&eacute;ment peut-&ecirc;tre?</p>
+
+<p>Le Vieux-Nan&ccedil;ay fut pendant tr&egrave;s longtemps le
+lieu du monde que je pr&eacute;f&eacute;rais, le pays des fins de
+vacances, o&ugrave; nous n'allions que bien rarement, lorsqu'il
+se trouvait une voiture &agrave; louer pour nous y conduire. Il y
+avait eu, jadis, quelque brouille avec la branche de la famille
+qui habitait l&agrave;-bas, et c'est pourquoi sans doute Millie
+se faisait tant prier chaque fois pour monter en voiture. Mais
+moi, je me souciais bien de ces f&acirc;cheries!... Et
+sit&ocirc;t arriv&eacute;, je me perdais et m'&eacute;battais
+parmi les oncles, les cousines et les cousins, dans une existence
+faite de mille occupations amusantes et de plaisirs qui me
+ravissaient.</p>
+
+<p>Nous descendions chez l'oncle Florentin et la tante Julie, qui
+avaient un gar&ccedil;on de mon &acirc;ge, le cousin Firmin, et
+huit filles, dont les a&icirc;n&eacute;es, Marie-Louise,
+Charlotte, pouvaient avoir dix-sept et quinze ans. Ils tenaient
+un tr&egrave;s grand magasin &agrave; l'une des entr&eacute;es de
+ce bourg de Sologne, devant l'&eacute;glise - un magasin
+universel, auquel s'approvisionnaient tous les
+ch&acirc;telains-chasseurs de la r&eacute;gion, isol&eacute;s
+dans la contr&eacute;e perdue, &agrave; trente kilom&egrave;tres
+de toute gare.</p>
+
+<p>Ce magasin, avec ses comptoirs d'&eacute;picerie et de
+rouennerie, donnait par de nombreuses fen&ecirc;tres sur la route
+et, par la porte vitr&eacute;e, sur la grande place de
+l'&eacute;glise. Mais, chose &eacute;trange, quoiqu'assez
+ordinaire dans ce pays pauvre, la terre battue dans toute la
+boutique tenait lieu de plancher.</p>
+
+<p>Par derri&egrave;re c'&eacute;taient six chambres, chacune
+remplie d'une seule et m&ecirc;me marchandise: la chambre aux
+chapeaux, la chambre au jardinage, la chambre aux lampes... que
+sais-je? Il me semblait, lorsque j'&eacute;tais enfant et que je
+traversais ce d&eacute;dale d'objets de bazar, que je n'en
+&eacute;puiserais jamais du regard toutes les merveilles. Et,
+&agrave; cette &eacute;poque encore, je trouvais qu'il n'y avait
+de vraies vacances que pass&eacute;es en ce lieu.</p>
+
+<p>La famille vivait dans une grande cuisine dont la porte
+s'ouvrait sur le magasin - cuisine o&ugrave; brillaient aux fins
+de septembre de grandes flamb&eacute;es de chemin&eacute;e,
+o&ugrave; les chasseurs et les braconniers qui vendaient du
+gibier &agrave; Florentin venaient de grand matin se faire servir
+&agrave; boire, tandis que les petites filles, d&eacute;j&agrave;
+lev&eacute;es, couraient, criaient, se passaient les unes aux
+autres du "sent-y-bon" sur leurs cheveux liss&eacute;s. Aux murs,
+de vieilles photographies, de vieux groupes scolaires jaunis
+montraient mon p&egrave;re - on mettait longtemps &agrave; le
+reconna&icirc;tre en uniforme - au milieu de ses camarades
+d'Ecole Normale...</p>
+
+<p>C'est l&agrave; que se passaient nos matin&eacute;es; et aussi
+dans la cour o&ugrave; Florentin faisait pousser des dahlias et
+&eacute;levait des pintades; o&ugrave; l'on torr&eacute;fiait le
+caf&eacute;, assis sur des bo&icirc;tes &agrave; savon; o&ugrave;
+nous d&eacute;ballions des caisses remplies d'objets divers
+pr&eacute;cieusement envelopp&eacute;s et dont nous ne savions
+pas toujours le nom...</p>
+
+<p>Toute la journ&eacute;e, le magasin &eacute;tait envahi par
+des paysans ou par les cochers des ch&acirc;teaux voisins. A la
+porte vitr&eacute;e s'arr&ecirc;taient et s'&eacute;gouttaient,
+dans le brouillard de septembre, des charrettes, venues du fond
+de la campagne. Et de la cuisine nous &eacute;coutions ce que
+disaient les paysannes, curieux de toutes leurs histoires...</p>
+
+<p>Mais le soir, apr&egrave;s huit heures, lorsqu'avec des
+lanternes on portait le foin aux chevaux dont la peau fumait dans
+l'&eacute;curie - tout le magasin nous appartenait!</p>
+
+<p>Marie-Louise, qui &eacute;tait l'a&icirc;n&eacute;e de mes
+cousines mais une des plus petites, achevait de plier et de
+ranger les piles de drap dans la boutique; elle nous encourageait
+&agrave; venir la distraire. Alors, Firmin et moi avec toutes les
+filles, nous faisions irruption dans la grande boutique, sous les
+lampes d'auberge, tournant les moulins &agrave; caf&eacute;,
+faisant des tours de force sur les comptoirs; et parfois Firmin
+allait chercher dans les greniers, car la terre battue invitait
+&agrave; la danse, quelque vieux trombone plein de
+vert-de-gris...</p>
+
+<p>Je rougis encore &agrave; l'id&eacute;e que, les ann&eacute;es
+pr&eacute;c&eacute;dentes, Mlle de Galais e&ucirc;t pu venir
+&agrave; cette heure et nous surprendre au milieu de ces
+enfantillages... Mais ce fut un peu avant la tomb&eacute;e de la
+nuit, un soir de ce mois d'ao&ucirc;t, tandis que je causais
+tranquillement avec Marie-Louise et Firmin, que je la vis pour la
+premi&egrave;re fois...</p>
+
+<p>D&egrave;s le soir de mon arriv&eacute;e au
+Vieux-Nan&ccedil;ay, j'avais interrog&eacute; mon oncle Firmin
+sur le Domaine des Sablonni&egrave;res.</p>
+
+<p>"Ce n'est plus un Domaine, avait-il dit. On a tout vendu, et
+les acqu&eacute;reurs, des chasseurs, ont fait abattre les vieux
+b&acirc;timents pour agrandir leurs terrains de chasse; la cour
+d'honneur n'est plus maintenant qu'une lande de bruy&egrave;res
+et d'ajoncs. Les anciens possesseurs n'ont gard&eacute; qu'une
+petite maison d'un &eacute;tage et la ferme. Tu auras bien
+l'occasion de voir ici mademoiselle de Galais; c'est
+elle-m&ecirc;me qui vient faire ses provisions, tant&ocirc;t en
+selle, tant&ocirc;t en voiture, mais toujours avec le m&ecirc;me
+cheval, le vieux B&eacute;lisaire... C'est un dr&ocirc;le
+d'&eacute;quipage!"</p>
+
+<p>J'&eacute;tais si troubl&eacute; que je ne savais plus quelle
+question poser pour en apprendre davantage.</p>
+
+<p>"Ils &eacute;taient riches, pourtant?"</p>
+
+<p>- Oui, Monsieur de Galais donnait des f&ecirc;tes pour amuser
+son fils, un gar&ccedil;on &eacute;trange, plein d'id&eacute;es
+extraordinaires. Pour le distraire, il imaginait ce qu'il
+pouvait. On faisait venir des Parisiennes... des gars de Paris et
+d'ailleurs...</p>
+
+<p>"Toutes les Sablonni&egrave;res &eacute;taient en ruine,
+madame de Galais pr&egrave;s de sa fin, qu'ils cherchaient encore
+&agrave; l'amuser et lui passaient toutes ses fantaisies. C'est
+l'hiver dernier - non, l'autre hiver, qu'ils ont fait leur plus
+grande f&ecirc;te costum&eacute;e. Ils avaient invit&eacute;
+moiti&eacute; gens de Paris et moiti&eacute; gens de campagne.
+Ils avaient achet&eacute; ou lou&eacute; des quantit&eacute;s
+d'habits merveilleux, des jeux, des chevaux, des bateaux.
+Toujours pour amuser Frantz de Galais. On disait qu'il allait se
+marier et qu'on f&ecirc;tait l&agrave; ses fian&ccedil;ailles.
+Mais il &eacute;tait bien trop jeune. Et tout a cass&eacute; d'un
+coup; il s'est sauv&eacute;; on ne l'a jamais revu... La
+ch&acirc;telaine morte, mademoiselle de Galais est rest&eacute;e
+soudain toute seule avec son p&egrave;re, le vieux capitaine de
+vaisseau.</p>
+
+<p>- N'est-elle pas mari&eacute;e? demandai-je enfin.</p>
+
+<p>- Non, dit-il, je n'ai entendu parler de rien. Serais-tu un
+pr&eacute;tendant?"</p>
+
+<p>Tout d&eacute;concert&eacute;, je lui avouai aussi
+bri&egrave;vement, aussi discr&egrave;tement que possible, que
+mon meilleur ami, Augustin Meaulnes, peut-&ecirc;tre, en serait
+un.</p>
+
+<p>"Ah! dit Florentin, en souriant, s'il ne tient pas &agrave; la
+fortune, c'est un joli parti... Faudra-t-il que j'en parle
+&agrave; monsieur de Galais? Il vient encore quelquefois
+jusqu'ici chercher du petit plomb pour la chasse. Je lui fais
+toujours go&ucirc;ter ma vieille eau-de-vie de marc".</p>
+
+<p>Mais je le priai bien vite de n'en rien faire, d'attendre. Et
+moi-m&ecirc;me je ne me h&acirc;tai pas de pr&eacute;venir
+Meaulnes. Tant d'heureuses chances accumul&eacute;es
+m'inqui&eacute;taient un peu. Et cette inqui&eacute;tude me
+commandait de ne rien annoncer &agrave; Meaulnes que je n'eusse
+au moins vu la jeune fille.</p>
+
+<p>Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, un peu avant le
+d&icirc;ner, la nuit commen&ccedil;ait &agrave; tomber; une brume
+fra&icirc;che, plut&ocirc;t de septembre que d'ao&ucirc;t,
+descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant le magasin
+vide d'acheteurs un instant, nous &eacute;tions venus voir
+Marie-Louise et Charlotte. Je leur avais confi&eacute; le secret
+qui m'amenait au Vieux-Nan&ccedil;ay &agrave; cette date
+pr&eacute;matur&eacute;e. Accoud&eacute;s sur le comptoir ou
+assis les deux mains &agrave; plat sur le bois cir&eacute;, nous
+nous racontions mutuellement ce que nous savions de la
+myst&eacute;rieuse jeune fille - et cela se r&eacute;duisait
+&agrave; fort peu de chose - lorsqu'un bruit de roues nous fit
+tourner la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>"La voici, c'est elle", dirent-ils &agrave; voix basse.</p>
+
+<p>Quelques secondes apr&egrave;s, devant la porte vitr&eacute;e,
+s'arr&ecirc;tait l'&eacute;trange &eacute;quipage. Une vieille
+voiture de ferme, aux panneaux arrondis, avec de petites galeries
+moul&eacute;es, comme nous n'en avons jamais vu dans cette
+contr&eacute;e; un vieux cheval blanc qui semblait toujours
+vouloir brouter quelque herbe sur la route, tant il baissait la
+t&ecirc;te pour marcher; et sur le si&egrave;ge - je le dis dans
+la simplicit&eacute; de mon coeur, mais sachant bien ce que je
+dis - la jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-&ecirc;tre
+jamais eu au monde.</p>
+
+<p>Jamais je ne vis tant de gr&acirc;ce s'unir &agrave; tant de
+gravit&eacute;. Son costume lui faisait la taille si mince
+qu'elle semblait fragile. Un grand manteau marron, qu'elle enleva
+en entrant, &eacute;tait jet&eacute; sur ses &eacute;paules.
+C'&eacute;tait la plus grave des jeunes filles, la plus
+fr&ecirc;le des femmes. Une lourde chevelure blonde pesait sur
+son front et sur son visage, d&eacute;licatement dessin&eacute;,
+finement model&eacute;. Sur son teint tr&egrave;s pur,
+l'&eacute;t&eacute; avait pos&eacute; deux taches de rousseur...
+Je ne remarquai qu'un d&eacute;faut &agrave; tant de
+beaut&eacute;: aux moments de tristesse, de d&eacute;couragement
+ou seulement de r&eacute;flexion profonde, ce visage si pur se
+marbrait l&eacute;g&egrave;rement de rouge, comme il arrive chez
+certains malades gravement atteints sans qu'on le sache. Alors
+toute l'admiration de celui qui la regardait faisait place
+&agrave; une sorte de piti&eacute; d'autant plus
+d&eacute;chirante qu'elle surprenait davantage.</p>
+
+<p>Voil&agrave; du moins ce que je d&eacute;couvrais, tandis
+qu'elle descendait lentement de voiture et qu'enfin Marie-Louise,
+me pr&eacute;sentant avec aisance &agrave; la jeune fille,
+m'engageait &agrave; lui parler.</p>
+
+<p>On lui avan&ccedil;a une chaise cir&eacute;e et elle s'assit,
+adoss&eacute;e au comptoir, tandis que nous restions debout. Elle
+paraissait bien conna&icirc;tre et aimer le magasin. Ma tante
+Julie, aussit&ocirc;t pr&eacute;venue, arriva, et, le temps
+quelle parla, sagement, les mains crois&eacute;es sur son ventre,
+hochant doucement sa t&ecirc;te de paysanne-commer&ccedil;ante
+coiff&eacute;e d'un bonnet blanc, retarda le moment - qui me
+faisait trembler un peu - o&ugrave; la conversation s'engagerait
+avec moi...</p>
+
+<p>Ce fut tr&egrave;s simple.</p>
+
+<p>"Ainsi, dit Mlle de Galais, vous serez bient&ocirc;t
+instituteur?"</p>
+
+<p>Ma tante allumait au-dessus de nos t&ecirc;tes la lampe de
+porcelaine qui &eacute;clairait faiblement le magasin. Je voyais
+le doux visage enfantin de la jeune fille, ses yeux bleus si
+ing&eacute;nus, et j'&eacute;tais d'autant plus surpris de sa
+voix si nette, si s&eacute;rieuse. Lorsqu'elle cessait de parler,
+ses yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant la
+r&eacute;ponse, et elle tenait sa l&egrave;vre un peu mordue.</p>
+
+<p>"J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galais voulait!
+J'enseignerais les petits gar&ccedil;ons, comme votre
+m&egrave;re..."</p>
+
+<p>Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient
+parl&eacute; de moi.</p>
+
+<p>"C'est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avec
+moi polis, doux et serviables. Et je les aime beaucoup. Mais
+aussi quel m&eacute;rite ai-je &agrave; les aimer?...</p>
+
+<p>"Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce pas?
+chicaniers et avares. Il y a sans cesse des histoires de
+porte-plume perdus, de cahiers trop chers ou d'enfants qui
+n'apprennent pas... Eh bien, je me d&eacute;battrais avec eux et
+ils m'aimeraient tout de m&ecirc;me. Ce serait beaucoup plus
+difficile..."</p>
+
+<p>Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine,
+son regard bleu, immobile.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions g&ecirc;n&eacute;s tous les trois par cette
+aisance &agrave; parler des choses d&eacute;licates, de ce qui
+est secret, subtil, et dont on ne parle bien que dans les livres.
+Il y eut un instant de silence; et lentement une discussion
+s'engagea...</p>
+
+<p>Mais avec une sorte de regret et d'animosit&eacute; contre je
+ne sais quoi de myst&eacute;rieux dans sa vie, la jeune
+demoiselle poursuivit:</p>
+
+<p>"Et puis j'apprendrais aux gar&ccedil;ons &agrave; &ecirc;tre
+sages, d'une sagesse que je sais. Je ne leur donnerais pas le
+d&eacute;sir de courir le monde, comme vous le ferez sans doute,
+monsieur Seurel, quand vous serez sous-ma&icirc;tre. Je leur
+enseignerais &agrave; trouver le bonheur qui est tout pr&egrave;s
+d'eux et qui n'en a pas l'air..."</p>
+
+<p>Marie-Louise et Firmin &eacute;taient interdits comme moi.
+Nous restions sans mot dire. Elle sentit notre g&ecirc;ne et
+s'arr&ecirc;ta, se mordit la l&egrave;vre, baissa la t&ecirc;te
+et puis elle sourit comme si elle se moquait de nous:</p>
+
+<p>"Ainsi, dit-elle, il y a peut-&ecirc;tre quelque grand jeune
+homme fou qui me cherche au bout du monde, pendant que je suis
+ici, dans le magasin de madame Florentin, sous cette lampe, et
+que mon vieux cheval m'attend &agrave; la porte. Si ce jeune
+homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, sans doute?..."</p>
+
+<p>De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis qu'il
+&eacute;tait temps de dire, en riant aussi:</p>
+
+<p>"Et peut-&ecirc;tre que ce grand jeune homme fou, je le
+connais, moi?"</p>
+
+<p>Elle me regardait vivement.</p>
+
+<p>A ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmes
+entr&egrave;rent avec des paniers:</p>
+
+<p>"Venez dans la 'salle &agrave; manger', vous serez en paix",
+nous dit ma tante en poussant la porte de la cuisine.</p>
+
+<p>Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir
+aussit&ocirc;t, ma tante ajouta:</p>
+
+<p>"Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin,
+aupr&egrave;s du feu".</p>
+
+<p>Il y avait toujours, m&ecirc;me au mois d'ao&ucirc;t, dans la
+grande cuisine, un &eacute;ternel fagot de sapins qui flambait et
+craquait. L&agrave; aussi une lampe de porcelaine &eacute;tait
+allum&eacute;e et un vieillard au doux visage, creus&eacute; et
+ras&eacute;, presque toujours silencieux comme un homme
+accabl&eacute; par l'&acirc;ge et les souvenirs, &eacute;tait
+assis aupr&egrave;s de Florentin devant deux verres de marc.</p>
+
+<p>Florentin salua:</p>
+
+<p>"Fran&ccedil;ois! cria-t-il de sa forte voix de marchand
+forain, comme s'il y avait eu entre nous une rivi&egrave;re ou
+plusieurs hectares de terrain, je viens d'organiser un
+apr&egrave;s-midi de plaisir au bord du Cher pour jeudi prochain.
+Les uns chasseront, les autres p&ecirc;cheront, les autres
+danseront, les autres se baigneront!... Mademoiselle, vous
+viendrez &agrave; cheval; c'est entendu avec monsieur de Galais.
+J'ai tout arrang&eacute;...</p>
+
+<p>"Et, Fran&ccedil;ois! ajouta-t-il comme s'il y e&ucirc;t
+seulement pens&eacute;, tu pourras amener ton ami, monsieur
+Meaulnes... C'est bien Meaulnes qu'il s'appelle?"</p>
+
+<p>Mlle de Galais s'&eacute;tait lev&eacute;e, soudain devenue
+tr&egrave;s p&acirc;le. Et, &agrave; ce moment pr&eacute;cis, je
+me rappelai que Meaulnes, autrefois, dans le Domaine singulier,
+pr&egrave;s de l'&eacute;tang, lui avait dit son nom...</p>
+
+<p>Lorsqu'elle me tendit la main, pour partir, il y avait entre
+nous, plus clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles,
+une entente secr&egrave;te que la mort seule devait briser et une
+amiti&eacute; plus path&eacute;tique qu'un grand amour.</p>
+
+<p>... A quatre heures, le lendemain matin, Firmin frappait
+&agrave; la porte de la petite chambre que j'habitais dans la
+cour aux pintades. Il faisait nuit encore et j'eus grand'peine
+&agrave; retrouver mes affaires sur la table encombr&eacute;e de
+chandeliers de cuivre et de statuettes de bons saints toutes
+neuves, choisies au magasin pour meubler mon logis la veille de
+mon arriv&eacute;e. Dans la cour, j'entendais Firmin gonfler ma
+bicyclette, et ma tante dans la cuisine souffler le feu. Le
+soleil se levait &agrave; peine lorsque je partis. Mais ma
+journ&eacute;e devait &ecirc;tre longue: j'allais d'abord
+d&eacute;jeuner &agrave; Sainte-Agathe pour expliquer mon absence
+prolong&eacute;e et, poursuivant ma course, je devais arriver
+avant le soir &agrave; la Fert&eacute;-d'Angillon, chez mon ami
+Augustin Meaulnes.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE III</h2>
+
+<h3>Une apparition.</h3>
+
+<p>Je n'avais jamais fait de longue course &agrave; bicyclette.
+Celle-ci &eacute;tait la premi&egrave;re. Mais, depuis longtemps,
+malgr&eacute; mon mauvais genou, en cachette, Jasmin m'avait
+appris &agrave; monter. Si d&eacute;j&agrave; pour un jeune homme
+ordinaire la bicyclette est un instrument bien amusant, que ne
+devait-elle pas sembler &agrave; un pauvre gar&ccedil;on comme
+moi, qui nagu&egrave;re encore tra&icirc;nais
+mis&eacute;rablement la jambe, tremp&eacute; de sueur, d&egrave;s
+le quatri&egrave;me kilom&egrave;tre!... Du haut des c&ocirc;tes,
+descendre et s'enfoncer dans le creux des paysages;
+d&eacute;couvrir comme &agrave; coups d'ailes les lointains de la
+route qui s'&eacute;cartent et fleurissent &agrave; votre
+approche, traverser un village dans l'espace d'un instant et
+l'emporter tout entier d'un coup d'oeil... En r&ecirc;ve
+seulement j'avais connu jusque-l&agrave; course aussi charmante,
+aussi l&eacute;g&egrave;re. Les c&ocirc;tes m&ecirc;mes me
+trouvaient plein d'entrain. Car c'&eacute;tait, il faut le dire,
+le chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi...</p>
+
+<p>"Un peu avant l'entr&eacute;e du bourg, me disait Meaulnes,
+lorsque jadis il d&eacute;crivait son village, on voit une grande
+roue &agrave; palettes que le vent fait tourner..." Il ne savait
+pas &agrave; quoi elle servait, ou peut-&ecirc;tre feignait-il de
+n'en rien savoir pour piquer ma curiosit&eacute; davantage.</p>
+
+<p>C'est seulement au d&eacute;clin de cette journ&eacute;e de
+fin d'ao&ucirc;t que j'aper&ccedil;us, tournant au vent dans une
+immense prairie, la grande roue qui devait monter l'eau pour une
+m&eacute;tairie voisine. Derri&egrave;re les peupliers du
+pr&eacute; se d&eacute;couvraient d&eacute;j&agrave; les premiers
+faubourgs. A mesure que je suivais le grand d&eacute;tour que
+faisait la route pour contourner le ruisseau, le paysage
+s'&eacute;panouissait et s'ouvrait... Arriv&eacute; sur le pont,
+je d&eacute;couvris enfin la grand'rue du village.</p>
+
+<p>Des vaches paissaient, cach&eacute;es dans les roseaux de la
+prairie et j'entendais leurs cloches, tandis que, descendu de
+bicyclette, les deux mains sur mon guidon, je regardais le pays
+o&ugrave; j'allais porter une si grave nouvelle. Les maisons,
+o&ugrave; l'on entrait en passant sur un petit pont de bois,
+&eacute;taient toutes align&eacute;es au bord d'un foss&eacute;
+qui descendait la rue, comme autant de barques, voiles
+cargu&eacute;es, amarr&eacute;es dans le calme du soir.
+C'&eacute;tait l'heure o&ugrave; dans chaque cuisine on allume un
+feu.</p>
+
+<p>Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir
+troubler tant de paix commenc&egrave;rent &agrave; m'enlever tout
+courage. A point pour aggraver ma soudaine faiblesse, je me
+rappelai que la tante Moinel habitait l&agrave;, sur une petite
+place de La Fert&eacute;-d'Angillon.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une de mes grand'tantes. Tous ses enfants
+&eacute;taient morts et j'avais bien connu Ernest, le dernier de
+tous, un grand gar&ccedil;on qui allait &ecirc;tre instituteur.
+Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier, l'avait suivi de
+pr&egrave;s. Et ma tante &eacute;tait rest&eacute;e toute seule
+dans sa bizarre petite maison o&ugrave; les tapis &eacute;taient
+faits d'&eacute;chantillons cousus, les tables couvertes de coqs,
+de poules et de chats en papier - mais o&ugrave; les murs
+&eacute;taient tapiss&eacute;s de vieux dipl&ocirc;mes, de
+portraits de d&eacute;funts, de m&eacute;daillons en boucles de
+cheveux morts.</p>
+
+<p>Avec tant de regrets et de deuil, elle &eacute;tait la
+bizarrerie et la bonne humeur m&ecirc;mes. Lorsque j'eus
+d&eacute;couvert la petite place o&ugrave; se tenait sa maison,
+je l'appelai bien fort par la porte entr'ouverte, et je
+l'entendis tout au bout des trois pi&egrave;ces en enfilade
+pousser un petit cri suraigu:</p>
+
+<p>"Eh l&agrave;! Mon Dieu!"</p>
+
+<p>Elle renversa son caf&eacute; dans le feu - &agrave; cette
+heure-l&agrave; comment pouvait-elle faire du caf&eacute;? - et
+elle apparut... Tr&egrave;s cambr&eacute;e en arri&egrave;re,
+elle portait une sorte de chapeau-capote-capeline sur le
+fa&icirc;te de la t&ecirc;te, tout en haut de son front immense
+et caboss&eacute; o&ugrave; il y avait de la femme mongole et de
+la Hottentote; et elle riait &agrave; petits coups, montrant le
+reste de ses dents tr&egrave;s fines.</p>
+
+<p>Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit maladroitement,
+h&acirc;tivement, une main que j'avais derri&egrave;re le dos.
+Avec un myst&egrave;re parfaitement inutile puisque nous
+&eacute;tions tous les deux seuls, elle me glissa une petite
+pi&egrave;ce que je n'osai pas regarder et qui devait &ecirc;tre
+de un franc... Puis comme je faisais mine de demander des
+explications ou de la remercier, elle me donna une bourrade en
+criant:</p>
+
+<p>"Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est!"</p>
+
+<p>Elle avait toujours &eacute;t&eacute; pauvre, toujours
+empruntant, toujours d&eacute;pensant.</p>
+
+<p>"J'ai toujours &eacute;t&eacute; b&ecirc;te et toujours
+malheureuse", disait-elle sans amertume mais de sa voix de
+fausset.</p>
+
+<p>Persuad&eacute;e que les sous me pr&eacute;occupaient comme
+elle, la brave femme n'attendait pas que j'eusse souffl&eacute;
+pour me cacher dans la main ses tr&egrave;s minces
+&eacute;conomies de la journ&eacute;e. Et par la suite c'est
+toujours ainsi qu'elle m'accueillit.</p>
+
+<p>Le d&icirc;ner fut aussi &eacute;trange - &agrave; la fois
+triste et bizarre - que l'avait &eacute;t&eacute; la
+r&eacute;ception. Toujours une bougie &agrave; port&eacute;e de
+la main, tant&ocirc;t elle l'enlevait, me laissant dans l'ombre,
+et tant&ocirc;t la posait sur la petite table couverte de plats
+et de vases &eacute;br&eacute;ch&eacute;s ou fendus.</p>
+
+<p>"Celui-l&agrave;, disait-elle, les Prussiens lui ont
+cass&eacute; les anses, en soixante-dix, parce qu'ils ne
+pouvaient pas l'emporter".</p>
+
+<p>Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase
+&agrave; la tragique histoire, que nous avions d&icirc;n&eacute;
+et couch&eacute; l&agrave; jadis. Mon p&egrave;re m'emmenait dans
+l'Yonne, chez un sp&eacute;cialiste qui devait gu&eacute;rir mon
+genou. Il fallait prendre un grand express qui passait avant le
+jour... Je me souvins du triste d&icirc;ner de jadis, de toutes
+les histoires du vieux greffier accoud&eacute; devant sa
+bouteille de boisson rose.</p>
+
+<p>Et je me souvenais aussi de mes terreurs... Apr&egrave;s le
+d&icirc;ner, assise devant le feu, ma grand'tante avait pris mon
+p&egrave;re &agrave; part pour lui raconter une histoire de
+revenants: "Je me retourne... Ah! mon pauvre Louis, qu'est-ce que
+je vois, une petite femme grise..." Elle passait pour avoir la
+t&ecirc;te farcie de ces sornettes terrifiantes.</p>
+
+<p>Et voici que ce soir-l&agrave;, le d&icirc;ner fini, lorsque,
+fatigu&eacute; par la bicyclette, je fus couch&eacute; dans la
+grande chambre avec une chemin&eacute;e de nuit &agrave; carreaux
+de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir &agrave; mon chevet et
+commen&ccedil;a de sa voix la plus myst&eacute;rieuse et la plus
+pointue:</p>
+
+<p>"Mon pauvre Fran&ccedil;ois, il faut que je te raconte
+&agrave; toi ce que je n'ai jamais dit &agrave; personne..."</p>
+
+<p>Je pensai:</p>
+
+<p>"Mon affaire est bonne, me voil&agrave; terroris&eacute; pour
+toute la nuit, comme il y a dix ans!..."</p>
+
+<p>Et j'&eacute;coutai. Elle hochait la t&ecirc;te, regardant
+droit devant soi comme si elle se f&ucirc;t racont&eacute;
+l'histoire &agrave; elle-m&ecirc;me:</p>
+
+<p>"Je revenais d'une f&ecirc;te avec Moinel. C'&eacute;tait le
+premier mariage o&ugrave; nous allions tous les deux, depuis la
+mort de notre pauvre Ernest; et j'y avais rencontr&eacute; ma
+soeur Ad&egrave;le que je n'avais pas vue depuis quatre ans! Un
+vieil ami de Moinel, tr&egrave;s riche, l'avait invit&eacute;
+&agrave; la noce de son fils, au domaine des Sablonni&egrave;res.
+Nous avions lou&eacute; une voiture. Cela nous avait
+co&ucirc;t&eacute; bien cher. Nous revenions sur la route vers
+sept heures du matin, en plein hiver. Le soleil se levait. Il n'y
+avait absolument personne. Qu'est-ce que je vois tout d'un coup
+devant nous, sur la route? Un petit homme, un petit jeune homme
+arr&ecirc;t&eacute;, beau comme le jour, qui ne bougeait pas, qui
+nous regardait venir. A mesure que nous approchions, nous
+distinguions sa jolie figure, si blanche, si jolie que cela
+faisait peur!...</p>
+
+<p>"Je prends le bras de Moinel; je tremblais comme la feuille;
+je croyais que c'&eacute;tait le Bon Dieu!... Je lui dis:</p>
+
+<p>" - Regarde! C'est une apparition!</p>
+
+<p>"Il me r&eacute;pond tout bas, furieux:</p>
+
+<p>" - Je l'ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde..."</p>
+
+<p>"Il ne savait que faire; lorsque le cheval s'est
+arr&ecirc;t&eacute;... De pr&egrave;s, cela avait une figure
+p&acirc;le, le front en sueur, un b&eacute;ret sale et un
+pantalon long. Nous entend&icirc;mes sa voix, qui disait:</p>
+
+<p>" - Je ne suis pas un homme, je suis une jeune fille. Je me
+suis sauv&eacute;e et je n'en puis plus. Voulez-vous bien me
+prendre dans votre voiture, monsieur et madame?"</p>
+
+<p>"Aussit&ocirc;t nous l'avons fait monter. A peine assise, elle
+a perdu connaissance. Et devines-tu &agrave; qui nous avions
+affaire? C'&eacute;tait la fianc&eacute;e du jeune homme des
+Sablonni&egrave;res, Frantz de Galais, chez qui nous
+&eacute;tions invit&eacute;s aux noces!</p>
+
+<p>- Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque la
+fianc&eacute;e s'est sauv&eacute;e!</p>
+
+<p>- Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me regardant. Il n'y
+a pas eu de noces. Puisque cette pauvre folle s'&eacute;tait mis
+dans la t&ecirc;te mille folies qu'elle nous a expliqu&eacute;es.
+C'&eacute;tait une des filles d'un pauvre tisserand. Elle
+&eacute;tait persuad&eacute;e que tant de bonheur &eacute;tait
+impossible, que le jeune homme &eacute;tait trop jeune pour elle;
+que toutes les merveilles qu'il lui d&eacute;crivait
+&eacute;taient imaginaires, et lorsqu'enfin Frantz est venu la
+chercher, Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa
+soeur dans le jardin de l'Archev&ecirc;ch&eacute; &agrave;
+Bourges, malgr&eacute; le froid et le grand vent. Le jeune homme,
+par d&eacute;licatesse certainement en parce qu'il aimait la
+cadette, &eacute;tait plein d'attentions pour
+l'a&icirc;n&eacute;e. Alors ma folle s'est imagin&eacute; je ne
+sais quoi; elle a dit qu'elle allait chercher un fichu &agrave;
+la maison; et l&agrave;, pour &ecirc;tre s&ucirc;re de
+n'&ecirc;tre pas suivie, elle a rev&ecirc;tu des habits d'homme
+et s'est enfuie &agrave; pied sur la route de Paris.</p>
+
+<p>"Son fianc&eacute; a re&ccedil;u d'elle une lettre o&ugrave;
+elle lui d&eacute;clarait qu'elle allait rejoindre un jeune homme
+qu'elle aimait. Et ce n'&eacute;tait pas vrai...</p>
+
+<p>" - Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me disait-elle,
+que si j'&eacute;tais sa femme". Oui, mon imb&eacute;cile, mais
+en attendant, il n'avait pas du tout l'id&eacute;e
+d'&eacute;pouser sa soeur: il s'est tir&eacute; une balle de
+pistolet; on a vu le sang dans le bois; mais on n'a jamais
+retrouv&eacute; son corps.</p>
+
+<p>- Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse fille?</p>
+
+<p>- Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord. Puis nous lui
+avons donn&eacute; &agrave; manger et elle a dormi aupr&egrave;s
+du feu quand nous avons &eacute;t&eacute; de retour. Elle est
+rest&eacute;e chez nous une bonne partie de l'hiver. Tout le
+jour, tant qu'il faisait clair, elle taillait, cousait des robes,
+arrangeait des chapeaux et nettoyait la maison avec rage. C'est
+elle qui a recoll&eacute; toute la tapisserie que tu vois
+l&agrave;. Et depuis son passage les hirondelles nichent dehors.
+Mais, le soir, &agrave; la tomb&eacute;e de la nuit, son ouvrage
+fini, elle trouvait toujours un pr&eacute;texte pour aller dans
+la cour, dans le jardin, ou sur le devant de la porte, m&ecirc;me
+quand il gelait &agrave; pierre fendre. Et on la
+d&eacute;couvrait l&agrave;, debout, pleurant de tout son
+coeur.</p>
+
+<p>" - Eh bien, qu'avez-vous encore? Voyons?</p>
+
+<p>" - Rien, madame Moinel!"</p>
+
+<p>" - Et elle rentrait.</p>
+
+<p>"Les voisins disaient:</p>
+
+<p>" - Vous avez trouv&eacute; un bien petit jolie petite bonne,
+madame Moinel.</p>
+
+<p>"Malgr&eacute; nos supplications, elle a voulu continuer son
+chemin sur Paris, au mois de mars; je lui ai donn&eacute; des
+robes qu'elle a retaill&eacute;es, Moinel lui a pris son billet
+&agrave; la gare et donn&eacute; un peu d'argent.</p>
+
+<p>"Elle ne nous a pas oubli&eacute;s; elle est couturi&egrave;re
+&agrave; Paris aupr&egrave;s de Notre-Dame; elle nous
+&eacute;crit encore pour nous demander si nous ne savons rien des
+Sablonni&egrave;res. Une bonne fois, pour la d&eacute;livrer de
+cette id&eacute;e, je lui ai r&eacute;pondu que le domaine
+&eacute;tait vendu, abattu, le jeune homme disparu pour toujours
+et la jeune fille mari&eacute;e. Tout cela doit &ecirc;tre vrai,
+je pense. Depuis ce temps ma Valentine &eacute;crit bien moins
+souvent..."</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas une histoire de revenants que racontait
+la tante Moinel de sa petite voix stridente si bien faite pour
+les raconter. J'&eacute;tais cependant au comble du malaise.
+C'est que nous avions jur&eacute; &agrave; Frantz le
+boh&eacute;mien de le servir comme des fr&egrave;res et voici que
+l'occasion m'en &eacute;tait donn&eacute;e...</p>
+
+<p>Or, &eacute;tait-ce le moment de g&acirc;ter la joie que
+j'allais porter &agrave; Meaulnes le lendemain matin, et de lui
+dire ce que je venais d'apprendre? A quoi bon le lancer dans une
+entreprise mille fois impossible? Nous avions en effet l'adresse
+de la jeune fille; mais o&ugrave; chercher le boh&eacute;mien qui
+courait le monde?... Laissons les fous avec les fous, pensai-je.
+Delouche et Boujardon n'avaient pas tort. Que de mal nous a fait
+ce Frantz romanesque! Et je r&eacute;solus de ne rien dire tant
+que je n'aurais pas vu mari&eacute;s Augustin Meaulnes et Mlle de
+Galais.</p>
+
+<p>Cette r&eacute;solution prise, il me restait encore
+l'impression p&eacute;nible d'un mauvais pr&eacute;sage -
+impression absurde que je chassai bien vite.</p>
+
+<p>La chandelle &eacute;tait presque au bout; un moustique
+vibrait; mais la tante Moinel, la t&ecirc;te pench&eacute;e sous
+sa capote de velours qu'elle ne quittait que pour dormir, les
+coudes appuy&eacute;s sur ses genoux, recommen&ccedil;ait son
+histoire... Par moments elle relevait brusquement la t&ecirc;te
+et me regardait pour conna&icirc;tre mes impressions, ou
+peut-&ecirc;tre pour voir si je ne m'endormais pas. A la fin,
+sournoisement, la t&ecirc;te sur l'oreiller, je fermai les yeux,
+faisant semblant de m'assoupir.</p>
+
+<p>"Allons! tu dors...", fit-elle d'un ton plus sourd et un peu
+d&eacute;&ccedil;u.</p>
+
+<p>J'eus piti&eacute; d'elle et je protestai:</p>
+
+<p>"Mais non, ma tante, je vous assure...</p>
+
+<p>- Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs que tout
+cela ne t'int&eacute;resse gu&egrave;re. Je te parle l&agrave; de
+gens que tu n'as pas connus..."</p>
+
+<p>Et l&acirc;chement, cette fois, je ne r&eacute;pondis pas.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE IV</h2>
+
+<h3>La grande nouvelle.</h3>
+
+<p>Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai dans la
+grand'rue, un si beau temps de vacances, un si grand calme, et
+sur tout le bourg passaient des bruits si paisibles, si
+familiers, que j'avais retrouv&eacute; toute la joyeuse assurance
+d'un porteur de bonne nouvelle...</p>
+
+<p>Augustin et sa m&egrave;re habitaient l'ancienne maison
+d'&eacute;cole. A la mort de son p&egrave;re, retrait&eacute;
+depuis longtemps, et qu'un h&eacute;ritage avait enrichi,
+Meaulnes avait voulu qu'on achet&acirc;t l'&eacute;cole o&ugrave;
+le vieil instituteur avait enseign&eacute; pendant vingt
+ann&eacute;es, o&ugrave; lui-m&ecirc;me avait appris &agrave;
+lire. Non pas qu'elle f&ucirc;t d'aspect fort aimable:
+c'&eacute;tait une grosse maison carr&eacute;e comme une mairie
+qu'elle avait &eacute;t&eacute;; les fen&ecirc;tres du
+rez-de-chauss&eacute;e qui donnaient sur la rue &eacute;taient si
+hautes que personne n'y regardait jamais; et la cour de
+derri&egrave;re, o&ugrave; il n'y avait pas un arbre et dont un
+haut pr&eacute;au barrait la vue sur la campagne, &eacute;tait
+bien la plus s&egrave;che et la plus d&eacute;sol&eacute;e cour
+d'&eacute;cole abandonn&eacute;e que j'aie jamais vue...</p>
+
+<p>Dans le couloir compliqu&eacute; o&ugrave; se trouvaient
+quatre portes, je trouvai la m&egrave;re de Meaulnes rapportant
+du jardin un gros paquet de linge, qu'elle avait d&ucirc; mettre
+s&eacute;cher d&egrave;s la premi&egrave;re heure de cette longue
+matin&eacute;e de vacances. Ses cheveux gris &eacute;taient
+&agrave; demi d&eacute;faits; des m&egrave;ches lui battaient la
+figure; son visage r&eacute;gulier sous sa coiffure ancienne
+&eacute;tait bouffi et fatigu&eacute;, comme par une nuit de
+veille; et elle baissait tristement la t&ecirc;te d'un air
+songeur.</p>
+
+<p>Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut et sourit:</p>
+
+<p>"Vous arrivez &agrave; temps, dit-elle. Voyez, je rentre le
+linge que j'ai fait s&eacute;cher pour le d&eacute;part
+d'Augustin. J'ai pass&eacute; la nuit &agrave; r&eacute;gler ses
+comptes et &agrave; pr&eacute;parer ses affaires. Le train part
+&agrave; cinq heures, mais nous arriverons &agrave; tout
+appr&ecirc;ter..."</p>
+
+<p>On e&ucirc;t dit, tant elle montrait d'assurance,
+qu'elle-m&ecirc;me avait pris cette d&eacute;cision. Or, sans
+doute ignorait-elle m&ecirc;me o&ugrave; Meaulnes devait
+aller.</p>
+
+<p>"Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en train
+d'&eacute;crire".</p>
+
+<p>En h&acirc;te je grimpai l'escalier, ouvris la porte de droite
+o&ugrave; l'on avait laiss&eacute; l'&eacute;criteau Mairie, et
+me trouvait dans une grande salle &agrave; quatre fen&ecirc;tres,
+deux sur le bourg, deux sur la campagne, orn&eacute;e aux murs
+des portraits jaunis des pr&eacute;sidents Gr&eacute;vy et
+Carnot. Sur une longue estrade qui tenait tout le fond de la
+salle, il y avait encore, devant une table &agrave; tapis vert,
+les chaises des conseillers municipaux. Au centre, assis sur un
+vieux fauteuil qui &eacute;tait celui du maire, Meaulnes
+&eacute;crivait, trempant sa plume au fond d'un encrier de
+fa&iuml;ence d&eacute;mod&eacute;, en forme de coeur. Dans ce
+lieu qui semblait fait pour quelque rentier de village, Meaulnes
+se retirait, quand il ne battait pas la contr&eacute;e, durant
+les longues vacances...</p>
+
+<p>Il se leva, d&egrave;s qu'il m'eut reconnu, mais non pas avec
+la pr&eacute;cipitation que j'avais imagin&eacute;e:</p>
+
+<p>"Seurel!" dit-il seulement, d'un air de profond
+&eacute;tonnement.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le m&ecirc;me grand gars au visage osseux,
+&agrave; la t&ecirc;te ras&eacute;e. Une moustache inculte
+commen&ccedil;ait &agrave; lui tra&icirc;ner sur les
+l&egrave;vres. Toujours ce m&ecirc;me regard loyal... Mais sur
+l'ardeur des ann&eacute;es pass&eacute;es on croyait voir comme
+une voile de brume, que par instants sa grande passion de jadis
+dissipait...</p>
+
+<p>Il paraissait tr&egrave;s troubl&eacute; de me voir. D'un bond
+j'&eacute;tais mont&eacute; sur l'estrade. Mais, chose
+&eacute;trange &agrave; dire, il ne songea pas m&ecirc;me
+&agrave; me tendre la main. Il s'&eacute;tait tourn&eacute; vers
+moi, les mains derri&egrave;re le dos, appuy&eacute; contre la
+table, renvers&eacute; en arri&egrave;re, et l'air
+profond&eacute;ment g&ecirc;n&eacute;. D&eacute;j&agrave;, me
+regardant sans me voir, il &eacute;tait absorb&eacute; par ce
+qu'il allait me dire. Comme autrefois et comme toujours, homme
+lent &agrave; commencer de parler, ainsi que sont les solitaires,
+les chasseurs et les hommes d'aventures, il avait pris une
+d&eacute;cision sans se soucier des mots qu'il faudrait pour
+l'expliquer. Et maintenant que j'&eacute;tais devant lui, il
+commen&ccedil;ait seulement &agrave; ruminer p&eacute;niblement
+les paroles n&eacute;cessaires.</p>
+
+<p>Cependant, je lui racontais avec gaiet&eacute; comment
+j'&eacute;tais venu, o&ugrave; j'avais pass&eacute; la nuit et
+que j'avais &eacute;t&eacute; bien surpris de voir Mme Meaulnes
+pr&eacute;parer le d&eacute;part de son fils...</p>
+
+<p>"Ah! elle t'a dit?... demanda-t-il.</p>
+
+<p>- Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long voyage?</p>
+
+<p>- Si, un tr&egrave;s long voyage".</p>
+
+<p>Un instant d&eacute;contenanc&eacute;, sentant que j'allais
+tout &agrave; l'heure, d'un mot, r&eacute;duire &agrave;
+n&eacute;ant cette d&eacute;cision que je ne comprenais pas, je
+n'osais plus rien dire et ne savais pas par o&ugrave; commencer
+ma mission.</p>
+
+<p>Mais lui-m&ecirc;me parla enfin, comme quelqu'un qui veut se
+justifier.</p>
+
+<p>"Seurel! dit-il, tu sais ce qu'&eacute;tait pour moi mon
+&eacute;trange aventure de Sainte-Agathe. C'&eacute;tait ma
+raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet espoir-l&agrave;
+perdu, que pouvais-je devenir?... Comment vivre &agrave; la
+fa&ccedil;on de tout le monde!</p>
+
+<p>"Eh bien j'ai essay&eacute; de vivre l&agrave;-bas, &agrave;
+Paris, quand j'ai vu que tout &eacute;tait fini et qu'il ne
+valait plus m&ecirc;me la peine de chercher le Domaine perdu...
+Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis,
+comment pourrait-il s'accommoder ensuite de la vie de tout le
+monde? Ce qui est le bonheur des autres m'a paru d&eacute;rision.
+Et lorsque, sinc&egrave;rement,
+d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment, j'ai d&eacute;cid&eacute; un
+jour de faire comme les autres, ce jour-l&agrave; j'ai
+amass&eacute; du remords pour longtemps..."</p>
+
+<p>Assis sur une chaise de l'estrade, la t&ecirc;te basse,
+l'&eacute;coutant sans le regarder je ne savais que penser de ces
+explications obscures:</p>
+
+<p>"Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux! Pourquoi ce long
+voyage? As-tu quelque faute &agrave; r&eacute;parer? Une promesse
+&agrave; tenir?</p>
+
+<p>- Eh bien, oui, r&eacute;pondit-il. Tu te souviens de cette
+promesse que j'avais faite &agrave; Frantz?...</p>
+
+<p>- Ah! fis-je soulag&eacute;, il ne s'agit que de cela?...</p>
+
+<p>- De cela. Et peut-&ecirc;tre aussi d'une faute &agrave;
+r&eacute;parer. Les deux en m&ecirc;me temps..."</p>
+
+<p>Suivit un moment de silence pendant lequel je d&eacute;cidai
+de commencer &agrave; parler et pr&eacute;parai mes mots.</p>
+
+<p>"Il n'y a qu'une explication &agrave; laquelle je croie,
+dit-il encore. Certes, j'aurais voulu revoir une fois
+mademoiselle de Galais, seulement la revoir... Mais, j'en suis
+persuad&eacute; maintenant, lorsque j'avais d&eacute;couvert le
+Domaine sans nom, j'&eacute;tais &agrave; une hauteur, &agrave;
+un degr&eacute; de perfection et de puret&eacute; que je
+n'atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme je te
+l'&eacute;crivais un jour, je retrouverai peut-&ecirc;tre la
+beaut&eacute; de ce temps-l&agrave;..."</p>
+
+<p>Il changea de ton pour reprendre avec une animation
+&eacute;trange, en se rapprochant de moi:</p>
+
+<p>"Mais, &eacute;coute, Seurel! Cette intrigue nouvelle et ce
+grand voyage, cette faute que j'ai commise et qu'il faut
+r&eacute;parer, c'est, en un sens, mon ancienne aventure qui se
+poursuit..."</p>
+
+<p>Un temps, pendant lequel p&eacute;niblement il essaya de
+ressaisir ses souvenirs. J'avais manqu&eacute; l'occasion
+pr&eacute;c&eacute;dente. Je ne voulais pour rien au monde
+laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai - trop vite,
+car je regrettai am&egrave;rement plus tard, de n'avoir pas
+attendu ses aveux.</p>
+
+<p>Je pronon&ccedil;ai donc ma phrase, qui &eacute;tait
+pr&eacute;par&eacute;e pour l'instant d'avant, mais qu'il
+n'allait plus maintenant. Je dis, sans un geste, &agrave; peine
+en soulevant un peu la t&ecirc;te:</p>
+
+<p>"Et si je venais t'annoncer que tout espoir n'est pas
+perdu?..."</p>
+
+<p>Il me regarda, puis, d&eacute;tournant brusquement les yeux,
+rougit comme je n'ai jamais vu quelqu'un rougir: une
+mont&eacute;e de sang qui devait lui cogner &agrave; grands coups
+dans les tempes...</p>
+
+<p>"Que veux-tu dire?" demanda-t-il enfin, &agrave; peine
+distinctement.</p>
+
+<p>Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je savais, ce que
+j'avais fait, et comment, la face des choses ayant tourn&eacute;,
+il semblait presque que ce f&ucirc;t Yvonne de Galais qui
+m'envoyait vers lui.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait maintenant affreusement p&acirc;le.</p>
+
+<p>Durant tout ce r&eacute;cit, qu'il &eacute;coutait en silence,
+la t&ecirc;te un peu rentr&eacute;e, dans l'attitude de quelqu'un
+qu'on a surpris et qui ne sait comment se d&eacute;fendre, se
+cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit, je me rappelle, qu'une
+seule fois. Je lui racontais, en passant, que toutes les
+Sablonni&egrave;res avaient &eacute;t&eacute; d&eacute;molies et
+que le Domaine d'autrefois n'existait plus:</p>
+
+<p>"Ah! dit-il, tu vois... (comme s'il e&ucirc;t guett&eacute;
+une occasion de justifier sa conduite et le d&eacute;sespoir
+o&ugrave; il avait sombr&eacute;) tu vois: il n'y a plus
+rien..."</p>
+
+<p>Pour terminer, persuad&eacute; qu'enfin l'assurance de tant de
+facilit&eacute; emporterait le reste de sa peine, je lui racontai
+qu'une partie de campagne &eacute;tait organis&eacute;e par mon
+oncle Florentin, que Mlle de Galais devait y venir &agrave;
+cheval et que lui-m&ecirc;me &eacute;tait invit&eacute;... Mais
+il paraissait compl&egrave;tement d&eacute;sempar&eacute; et
+continuait &agrave; ne rien r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>"Il faut tout de suite d&eacute;commander ton voyage, dis-je
+avec impatience. Allons avertir ta m&egrave;re..."</p>
+
+<p>"Cette partie de campagne?... me demanda-t-il avec
+h&eacute;sitation. Alors, vraiment, il faut que j'y aille?...</p>
+
+<p>- Mais voyons, r&eacute;pliquai-je, cela ne se demande
+pas".</p>
+
+<p>Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les
+&eacute;paules.</p>
+
+<p>En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je
+d&eacute;jeunerais avec eux, d&icirc;nerais, coucherais l&agrave;
+et que, le lendemain, lui-m&ecirc;me louerait une bicyclette et
+me suivrait au Vieux-Nan&ccedil;ay.</p>
+
+<p>"Ah! tr&egrave;s bien", fit-elle, en hochant la t&ecirc;te,
+comme si ces nouvelles eussent confirm&eacute; toutes ses
+pr&eacute;visions.</p>
+
+<p>Je m'assis dans la petite salle &agrave; manger, sous les
+calendriers illustr&eacute;s, les poignards ornement&eacute;s et
+les outres soudanaises qu'un fr&egrave;re de M. Meaulnes, ancien
+soldat d'infanterie de marine, avait rapport&eacute;s de ses
+lointains voyages.</p>
+
+<p>Augustin me laissa l&agrave; un instant, avant le repas, et,
+dans la chambre voisine, o&ugrave; sa m&egrave;re avait
+pr&eacute;par&eacute; ses bagages, je l'entendis qui lui disait,
+en baissant un peu la voix, de ne pas d&eacute;faire sa malle, -
+car son voyage pouvait &ecirc;tre seulement retard&eacute;...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE V</h2>
+
+<h3>La partie de plaisir.</h3>
+
+<p>J'eus peine &agrave; suivre Augustin sur la route du
+Vieux-Nan&ccedil;ay. Il allait comme un coureur de bicyclette. Il
+ne descendait pas aux c&ocirc;tes. A son inexplicable
+h&eacute;sitation de la veille avaient succ&eacute;d&eacute; une
+fi&egrave;vre, une nervosit&eacute;, un d&eacute;sir d'arriver au
+plus vite, qui ne laissaient pas de m'effrayer un peu. Chez mon
+oncle il montra la m&ecirc;me impatience, il parut incapable de
+s'int&eacute;resser &agrave; rien jusqu'au moment o&ugrave; nous
+f&ucirc;mes tous install&eacute;s en voiture, vers dix heures, le
+lendemain matin, et pr&ecirc;ts &agrave; partir pour les bords de
+la rivi&egrave;re.</p>
+
+<p>On &eacute;tait &agrave; la fin du mois d'ao&ucirc;t, au
+d&eacute;clin de l'&eacute;t&eacute;. D&eacute;j&agrave; les
+fourreaux vides des ch&acirc;taigniers jaunis commen&ccedil;aient
+&agrave; joncher les routes blanches. Le trajet n'&eacute;tait
+pas long; la ferme des Aubiers, pr&egrave;s du Cher o&ugrave;
+nous allions, ne se trouvait gu&egrave;re qu'&agrave; deux
+kilom&egrave;tres au del&agrave; des Sablonni&egrave;res. De loin
+en loin, nous rencontrions d'autres invit&eacute;s en voiture, et
+m&ecirc;me des jeunes gens &agrave; cheval, que Florentin avait
+convi&eacute;s audacieusement au nom de M. de Galais... On
+s'&eacute;tait efforc&eacute; comme jadis de m&ecirc;ler riches
+et pauvres, ch&acirc;telains et paysans. C'est ainsi que nous
+v&icirc;mes arriver &agrave; bicyclette Jasmin Delouche, qui,
+gr&acirc;ce au garde Baladier, avait fait nagu&egrave;re la
+connaissance de mon oncle.</p>
+
+<p>"Et voil&agrave;, dit Meaulnes en l'apercevant, celui qui
+tenait la clef de tout, pendant que nous cherchions
+jusqu'&agrave; Paris. C'est &agrave;
+d&eacute;sesp&eacute;rer!"</p>
+
+<p>Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en &eacute;tait
+augment&eacute;e. L'autre, qui s'imaginait au contraire avoir
+droit &agrave; toute notre reconnaissance, escorta notre voiture
+de tr&egrave;s pr&egrave;s, jusqu'au bout. On voyait qu'il avait
+fait, mis&eacute;rablement, sans grand r&eacute;sultat, des frais
+de toilette, et les pans de sa jaquette &eacute;lim&eacute;e
+battaient le garde crotte de son v&eacute;locip&egrave;de...</p>
+
+<p>Malgr&eacute; la contrainte qu'il s'imposait pour &ecirc;tre
+aimable, sa figure vieillotte ne parvenait pas &agrave; plaire.
+Il m'inspirait plut&ocirc;t &agrave; moi une vague piti&eacute;.
+Mais de qui n'aurais-je pas eu piti&eacute; durant cette
+journ&eacute;e-l&agrave;?...</p>
+
+<p>Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un
+obscur regret, comme une sorte d'&eacute;touffement. Je
+m'&eacute;tais fait de ce jour tant de joie &agrave; l'avance!
+Tout paraissait si parfaitement concert&eacute; pour que nous
+soyons heureux. Et nous l'avons &eacute;t&eacute; si peu!...</p>
+
+<p>Que les bords du Cher &eacute;taient beaux, pourtant! Sur la
+rive o&ugrave; l'on s'arr&ecirc;ta, le coteau venait finir en
+pente douce et la terre se divisait en petits pr&eacute;s verts,
+en saulaies s&eacute;par&eacute;es par des cl&ocirc;tures, comme
+autant de jardins minuscules. De l'autre c&ocirc;t&eacute; de la
+rivi&egrave;re les bords &eacute;taient form&eacute;s de collines
+grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus lointaines on
+d&eacute;couvrait, parmi les sapins, de petits ch&acirc;teaux
+romantiques avec une tourelle. Au loin, par instants, on
+entendait aboyer la meute du ch&acirc;teau de
+Pr&eacute;veranges.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions arriv&eacute;s en ce lieu par un
+d&eacute;dale de petits chemins, tant&ocirc;t
+h&eacute;riss&eacute;s de cailloux blancs, tant&ocirc;t remplis
+de sable - chemins qu'aux abords de la rivi&egrave;re les sources
+vives transformaient en ruisseaux. Au passage, les branches des
+groseilliers sauvages nous agrippaient par la manche. Et
+tant&ocirc;t nous &eacute;tions plong&eacute;s dans la
+fra&icirc;che obscurit&eacute; des fonds de ravins, tant&ocirc;t
+au contraire, les haies interrompues, nous baignions dans la
+claire lumi&egrave;re de toute la vall&eacute;e. Au loin sur
+l'autre rive, quand nous approch&acirc;mes, un homme
+accroch&eacute; aux rocs, d'un geste lent, tendait des cordes
+&agrave; poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu!</p>
+
+<p>Nous nous install&acirc;mes sur une pelouse, dans le retrait
+que formait un taillis de bouleaux. C'&eacute;tait une grande
+pelouse rase, o&ugrave; il semblait qu'il y e&ucirc;t place pour
+des jeux sans fin.</p>
+
+<p>Les voitures furent d&eacute;tel&eacute;es; les chevaux
+conduits &agrave; la ferme des Aubiers. On commen&ccedil;a
+&agrave; d&eacute;baller les provisions dans le bois, et &agrave;
+dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncle
+avait apport&eacute;es.</p>
+
+<p>Il fallut, &agrave; ce moment, des gens de bonne
+volont&eacute;, pour aller &agrave; l'entr&eacute;e du grand
+chemin voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer
+o&ugrave; nous &eacute;tions. Je m'offris aussit&ocirc;t;
+Meaulnes me suivit, et nous all&acirc;mes nous poster pr&egrave;s
+du pont suspendu, au carrefour de plusieurs sentiers et du chemin
+qui venait des Sablonni&egrave;res.</p>
+
+<p>Marchant de long en large, parlant du pass&eacute;,
+t&acirc;chant tant bien que mal de nous distraire, nous
+attendions. Il arriva encore une voiture du Vieux-Nan&ccedil;ay,
+des paysans inconnus avec une grande fille enrubann&eacute;e.
+Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture &agrave;
+&acirc;ne, les enfants de l'ancien jardinier des
+Sablonni&egrave;res.</p>
+
+<p>"Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux,
+je crois bien, qui m'ont pris par la main jadis, le premier soir
+de la f&ecirc;te, et m'ont conduit au d&icirc;ner..."</p>
+
+<p>Mais &agrave; ce moment, l'&acirc;ne ne voulant plus marcher,
+les enfants descendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui
+tant qu'ils purent; alors Meaulnes, d&eacute;&ccedil;u,
+pr&eacute;tendit s'&ecirc;tre tromp&eacute;...</p>
+
+<p>Je leur demandai s'ils avaient rencontr&eacute; sur la route
+M. et Mlle de Galais. L'un d'eux r&eacute;pondit qu'il ne savait
+pas; l'autre: "Je pense que oui, monsieur". Et nous ne
+f&ucirc;mes pas plus avanc&eacute;s. Ils descendirent enfin vers
+la pelouse, les uns tirant l'&acirc;non par la bride, les autres
+poussant derri&egrave;re la voiture. Nous repr&icirc;mes notre
+attente. Meaulnes regardait fixement le d&eacute;tour du chemin
+des Sablonni&egrave;res, guettant avec une sorte d'effroi la
+venue de la jeune fille qu'il avait tant cherch&eacute;e jadis.
+Un &eacute;nervement bizarre et presque comique, qu'il passait
+sur Jasmin, s'&eacute;tait empar&eacute; de lui. Du petit talus
+o&ugrave; nous &eacute;tions grimp&eacute;s pour voir au loin le
+chemin, nous apercevions sur la pelouse, en contrebas, un groupe
+d'invit&eacute;s o&ugrave; Delouche essayait de faire bonne
+figure.</p>
+
+<p>"Regarde-le p&eacute;rorer, cet imb&eacute;cile", me disait
+Meaulnes.</p>
+
+<p>Et je lui r&eacute;pondais:</p>
+
+<p>"Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre
+gar&ccedil;on".</p>
+
+<p>Augustin ne d&eacute;sarmait pas. L&agrave;-bas, un
+li&egrave;vre ou un &eacute;cureuil avait d&ucirc;
+d&eacute;boucher d'un fourr&eacute;. Jasmin, pour assurer sa
+contenance, fit mine de le poursuivre:</p>
+
+<p>"Allons, bon! Il court, maintenant...", fit Meaulnes, comme si
+vraiment cette audace-l&agrave; d&eacute;passait toutes les
+autres!</p>
+
+<p>Et cette fois je ne pus m'emp&ecirc;cher de rire. Meaulnes
+aussi; mais ce ne fut qu'un &eacute;clair.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s un nouveau quart d'heure:</p>
+
+<p>"Si elle ne venait pas?..." dit-il.</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis:</p>
+
+<p>"Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus patient!"</p>
+
+<p>Il recommen&ccedil;a de guetter. Mais, &agrave; la fin,
+incapable de supporter plus longtemps cette attente
+intol&eacute;rable:</p>
+
+<p>"Ecoute-moi, dit-il. Je redescends avec les autres. Je ne sais
+ce qu'il y a maintenant contre moi: mais si je reste l&agrave;,
+je sens qu'elle ne viendra jamais - qu'il est impossible qu'au
+bout de ce chemin, tout &agrave; l'heure, elle apparaisse".</p>
+
+<p>Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout seul. Je fis
+quelque cent m&egrave;tres sur la petite route, pour passer le
+temps. Et au premier d&eacute;tour j'aper&ccedil;us Yvonne de
+Galais, mont&eacute;e en amazone sur son vieux cheval blanc, si
+fringant ce matin-l&agrave; qu'elle &eacute;tait oblig&eacute;e
+de tirer sur les r&ecirc;nes pour l'emp&ecirc;cher de trotter. A
+la t&ecirc;te du cheval, p&eacute;niblement, en silence, marchait
+M. de Galais. Sans doute ils avaient d&ucirc; se relayer sur la
+route, chacun &agrave; tour de r&ocirc;le se servant de la
+vieille monture.</p>
+
+<p>Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, sauta
+prestement &agrave; terre, et confiant les r&ecirc;nes &agrave;
+son p&egrave;re se dirigea vers moi qui accourais:</p>
+
+<p>"Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car je
+ne veux montrer &agrave; personne qu'&agrave; vous le vieux
+B&eacute;lisaire, ni le mettre avec les autres chevaux. Il est
+trop laid et trop vieux d'abord; puis je crains toujours qu'il ne
+soit bless&eacute; par un autre. Or, je n'ose monter que lui, et,
+quand il sera mort, je n'irai plus &agrave; cheval".</p>
+
+<p>Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous
+cette animation charmante, sous cette gr&acirc;ce en apparence si
+paisible, de l'impatience et presque de l'anxi&eacute;t&eacute;.
+Elle parlait plus vite qu'&agrave; l'ordinaire. Malgr&eacute; ses
+joues et ses pommettes roses, il y avait autour de ses yeux,
+&agrave; son front, par endroits, une p&acirc;leur violente
+o&ugrave; se lisait tout son trouble.</p>
+
+<p>Nous conv&icirc;nmes d'attacher B&eacute;lisaire &agrave; un
+arbre dans un petit bois, proche de la route. Le vieux M. de
+Galais, sans mot dire comme toujours, sortit le licol des fontes
+et attacha la b&ecirc;te - un peu bas &agrave; ce qu'il me
+sembla. De la ferme je promis d'envoyer tout &agrave; l'heure du
+foin, de l'avoine, de la paille...</p>
+
+<p>Et Mlle de Galais arriva sur la pelouse comme jadis, je
+l'imagine, elle descendit vers la berge du lac, lorsque Meaulnes
+l'aper&ccedil;ut pour la premi&egrave;re fois.</p>
+
+<p>Donnant le bras &agrave; son p&egrave;re, &eacute;cartant de
+sa main gauche le pan du grand manteau l&eacute;ger qui
+l'enveloppait, elle s'avan&ccedil;ait vers les invit&eacute;s, de
+son air &agrave; la fois si s&eacute;rieux et si enfantin. Je
+marchais aupr&egrave;s d'elle. Tous les invit&eacute;s
+&eacute;parpill&eacute;s ou jouant au loin s'&eacute;taient
+dress&eacute;s et rassembl&eacute;s pour l'accueillir; il y eut
+un bref instant de silence pendant lequel chacun la regarda
+s'approcher.</p>
+
+<p>Meaulnes s'&eacute;tait m&ecirc;l&eacute; au groupe des jeunes
+hommes et rien ne pouvait le distinguer de ses compagnons, sinon
+sa haute taille: encore y avait-il l&agrave; des jeunes gens
+presque aussi grands que lui. Il ne fit rien qui p&ucirc;t le
+d&eacute;signer &agrave; l'attention, pas un geste ni un pas en
+avant. Je le voyais, v&ecirc;tu de gris, immobile, regardant
+fixement, comme tous les autres, la si belle jeune fille qui
+venait. A la fin, pourtant, d'un mouvement inconscient et
+g&ecirc;n&eacute;, il avait pass&eacute; sa main sur sa
+t&ecirc;te nue, comme pour cacher, au milieu de ses compagnons
+aux cheveux bien peign&eacute;s, sa rude t&ecirc;te ras&eacute;e
+de paysan.</p>
+
+<p>Puis le groupe entoura Mlle de Galais. On lui pr&eacute;senta
+les jeunes filles et les jeunes gens qu'elle ne connaissait
+pas... Le tour allait venir de mon compagnon; et je me sentais
+aussi anxieux qu'il pouvait l'&ecirc;tre. Je me disposais
+&agrave; faire moi-m&ecirc;me cette pr&eacute;sentation.</p>
+
+<p>Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune fille
+s'avan&ccedil;ait vers lui avec une d&eacute;cision et une
+gravit&eacute; surprenantes:</p>
+
+<p>"Je reconnais Augustin Meaulnes", dit-elle.</p>
+
+<p>Et elle lui tendit la main.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE VI</h2>
+
+<h3>La partie de plaisir (fin).</h3>
+
+<p>De nouveaux venus s'approch&egrave;rent presque aussit&ocirc;t
+pour saluer Yvonne de Galais, et les deux jeunes gens se
+trouv&egrave;rent s&eacute;par&eacute;s. Un malheureux hasard
+voulut qu'ils ne fussent point r&eacute;unis pour le
+d&eacute;jeuner &agrave; la m&ecirc;me petite table. Mais
+Meaulnes semblait avoir repris confiance et courage. A plusieurs
+reprises, comme je me trouvais isol&eacute; entre Delouche et M.
+de Galais, je vis de loin mon compagnon qui me faisait, de la
+main, un signe d'amiti&eacute;.</p>
+
+<p>C'est vers la fin de la soir&eacute;e seulement, lorsque les
+jeux, la baignade, les conversations, les promenades en bateau
+dans l'&eacute;tang voisin se furent un peu partout
+organis&eacute;s, que Meaulnes, de nouveau, se trouva en
+pr&eacute;sence de la jeune fille. Nous &eacute;tions &agrave;
+causer avec Delouche, assis sur des chaises de jardin que nous
+avions apport&eacute;es lorsque, quittant
+d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment un groupe de jeune gens ou elle
+paraissait s'ennuyer, Mlle de Galais s'approcha de nous. Elle
+nous demanda, je me rappelle pourquoi nous ne canotions pas sur
+le lac des Aubiers, comme les autres.</p>
+
+<p>"Nous avions fait quelques tours cet apr&egrave;s-midi,
+r&eacute;pondis-je. Mais cela est bien monotone et nous avons
+&eacute;t&eacute; vite fatigu&eacute;s.</p>
+
+<p>- Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la rivi&egrave;re?
+dit-elle.</p>
+
+<p>- Le courant est trop fort, nous risquerions d'&ecirc;tre
+emport&eacute;s.</p>
+
+<p>- Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot &agrave;
+p&eacute;trole ou un bateau &agrave; vapeur comme celui
+d'autrefois.</p>
+
+<p>- Nous ne l'avons plus, dit-elle presque &agrave; voix basse,
+nous l'avons vendu".</p>
+
+<p>Et il se fit un silence g&ecirc;n&eacute;.</p>
+
+<p>Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait rejoindre M. de
+Galais.</p>
+
+<p>"Je saurai bien, dit-il, o&ugrave; le trouver".</p>
+
+<p>Bizarrerie du hasard! Ces deux &ecirc;tres si parfaitement
+dissemblables s'&eacute;taient plu et depuis le matin ne se
+quittaient gu&egrave;re. M. de Galais m'avait pris &agrave; part
+un instant, au d&eacute;but de la soir&eacute;e, pour me dire que
+j'avais l&agrave; un ami plein de tact, de
+d&eacute;f&eacute;rence et de qualit&eacute;s. Peut-&ecirc;tre
+m&ecirc;me avait-il &eacute;t&eacute; jusqu'&agrave; lui confier
+le secret de l'existence de B&eacute;lisaire et le lieu de sa
+cachette.</p>
+
+<p>Je pensai moi aussi &agrave; m'&eacute;loigner, mais je
+sentais les deux jeunes gens si g&ecirc;n&eacute;s, si anxieux
+l'un en face de l'autre, que je jugeai prudent de ne pas le
+faire...</p>
+
+<p>Tant de discr&eacute;tion de la part de Jasmin, tant de
+pr&eacute;caution de la mienne servirent &agrave; peu de chose.
+Ils parl&egrave;rent. Mais invariablement, avec un
+ent&ecirc;tement dont il ne se rendait certainement pas compte,
+Meaulnes en revenait &agrave; toutes les merveilles de jadis. Et
+chaque fois la jeune fille au supplice devait lui
+r&eacute;p&eacute;ter que tout &eacute;tait disparu: la vieille
+demeure si &eacute;trange et si compliqu&eacute;e, abattue; le
+grand &eacute;tang, ass&eacute;ch&eacute;, combl&eacute;; et
+dispers&eacute;s, les enfants aux charmants costumes...</p>
+
+<p>"Ah!" faisait simplement Meaulnes avec d&eacute;sespoir et
+comme si chacune de ces disparitions lui e&ucirc;t donn&eacute;
+raison contre la jeune fille ou contre moi...</p>
+
+<p>Nous marchions c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te... Vainement
+j'essayais de faire diversion &agrave; la tristesse qui nous
+gagnait tous les trois. D'une question abrupte, Meaulnes, de
+nouveau, c&eacute;dait &agrave; son id&eacute;e fixe. Il
+demandait des renseignements sur tout ce qu'il avait vu
+autrefois: les petites filles, le conducteur de la vieille
+berline, les poneys de la course. "Les poneys sont vendus aussi?
+Il n'y a plus de chevaux au Domaine?..."</p>
+
+<p>Elle r&eacute;pondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne parla
+pas de B&eacute;lisaire.</p>
+
+<p>Alors il &eacute;voqua les objets de sa chambre: les
+cand&eacute;labres, la grande glace, le vieux luth
+bris&eacute;... Il s'enqu&eacute;rait de tout cela, avec une
+passion insolite, comme s'il e&ucirc;t voulu se persuader que
+rien ne subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne
+lui rapporterait pas une &eacute;pave capable de prouver qu'ils
+n'avaient pas r&ecirc;v&eacute; tous les deux, comme le plongeur
+rapporte du fond de l'eau un caillou et des algues.</p>
+
+<p>Mlle de Galais et moi, nous ne p&ucirc;mes nous emp&ecirc;cher
+de sourire tristement: elle se d&eacute;cida &agrave; lui
+expliquer:</p>
+
+<p>"Vous ne reverrez pas le beau ch&acirc;teau que nous avions
+arrang&eacute;, monsieur de Galais et moi, pour le pauvre
+Frantz.<br>
+ "Nous passions notre vie &agrave; faire ce qu'il demandait.
+C'&eacute;tait un &ecirc;tre si &eacute;trange, si charmant! Mais
+tout a disparu avec lui le soir de ses fian&ccedil;ailles
+manqu&eacute;es.<br>
+ "D&eacute;j&agrave; monsieur de Galais &eacute;tait ruin&eacute;
+sans que nous le sachions. Frantz avait fait des dettes et ses
+anciens camarades - apprenant sa disparition - ont aussit&ocirc;t
+r&eacute;clam&eacute; aupr&egrave;s de nous. Nous sommes devenus
+pauvres; madame de Galais est morte et nous avons perdu tous nos
+amis en quelques jours.<br>
+ "Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il retrouve ses
+amis et sa fianc&eacute;e; que la noce interrompue se fasse et
+peut-&ecirc;tre tout reviendra-t-il comme c'&eacute;tait
+autrefois. Mais le pass&eacute; peut-il rena&icirc;tre?</p>
+
+<p>- Qui sait!" dit Meaulnes pensif. Et il ne demanda plus
+rien.</p>
+
+<p>Sur l'herbe courte et l&eacute;g&egrave;rement jaune
+d&eacute;j&agrave;, nous marchions tous les trois sans bruit:
+Augustin avait &agrave; sa droite pr&egrave;s de lui la jeune
+fille qu'il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait une
+de ces dures questions, elle tournait vers lui lentement, pour
+lui r&eacute;pondre, son charmant visage inquiet; et une fois, en
+lui parlant, elle avait pos&eacute; doucement sa main sur son
+bras, d'un geste plein de confiance et de faiblesse. Pourquoi le
+grand Meaulnes &eacute;tait-il l&agrave; comme un
+&eacute;tranger, comme quelqu'un qui n'a pas trouv&eacute; ce
+qu'il cherchait et que rien d'autre ne peut int&eacute;resser? Ce
+bonheur-l&agrave;, trois ans plus t&ocirc;t, il n'e&ucirc;t pu le
+supporter sans effroi, sans folie, peut-&ecirc;tre. D'o&ugrave;
+venait donc ce vide, cet &eacute;loignement, cette impuissance
+&agrave; &ecirc;tre heureux, qu'il y avait en lui, &agrave; cette
+heure?</p>
+
+<p>Nous approchions du petit bois o&ugrave; le matin M. de Galais
+avait attach&eacute; B&eacute;lisaire; le soleil vers son
+d&eacute;clin allongeait nos ombres sur l'herbe; &agrave; l'autre
+bout de la pelouse, nous entendions, assourdis par
+l'&eacute;loignement, comme un bourdonnement heureux, les voix
+des joueurs et des fillettes, et nous restions silencieux dans ce
+calme admirable, lorsque nous entend&icirc;mes chanter de l'autre
+c&ocirc;t&eacute; du bois, dans la direction des Aubiers, la
+ferme du bord de l'eau. C'&eacute;tait la voix jeune et lointaine
+de quelqu'un qui m&egrave;ne ses b&ecirc;tes &agrave;
+l'abreuvoir, un air rythm&eacute; comme un air de danse, mais que
+l'homme &eacute;tirait et alanguissait comme une vieille ballade
+triste:</p>
+
+<p class="Pcursief">Mes souliers sont rouges...<br>
+ Adieu, mes amours...<br>
+ Mes souliers sont rouges...<br>
+ Adieu, sans retour!...</p>
+
+<p>Meaulnes avait lev&eacute; la t&ecirc;te et &eacute;coutait.
+Ce n'&eacute;tait rien qu'un de ces airs que chantaient les
+paysans attard&eacute;s, au Domaine sans nom, le dernier soir de
+la f&ecirc;te, quand d&eacute;j&agrave; tout s'&eacute;tait
+&eacute;croul&eacute;... Rien qu'un souvenir - le plus
+mis&eacute;rable - de ces beaux jours qui ne reviendraient
+plus.</p>
+
+<p>"Mais vous l'entendez? dit Meaulnes &agrave; mi-voix. Oh! je
+vais aller voir qui c'est". Et, tout de suite, il s'engagea dans
+le petit bois. Presque aussit&ocirc;t la voix se tut; on entendit
+encore une seconde l'homme siffler ses b&ecirc;tes en
+s'&eacute;loignant; puis plus rien...</p>
+
+<p>Je regardai la jeune fille. Pensive et accabl&eacute;e, elle
+avait les yeux fix&eacute;s sur le taillis o&ugrave; Meaulnes
+venait de dispara&icirc;tre. Que de fois, plus tard, elle devait
+regarder ainsi, pensivement, le passage par o&ugrave; s'en irait
+&agrave; jamais le grand Meaulnes!</p>
+
+<p>Elle se tourna vers moi:</p>
+
+<p>"Il n'est pas heureux", dit-elle douloureusement.</p>
+
+<p>Elle ajouta:</p>
+
+<p>"Et peut-&ecirc;tre que je ne puis rien pour lui?..."</p>
+
+<p>J'h&eacute;sitais &agrave; r&eacute;pondre, craignant que
+Meaulnes, qui devait d'un saut avoir gagn&eacute; la ferme et qui
+maintenant revenait par le bois, ne surpr&icirc;t notre
+conversation. Mais j'allais l'encourager cependant; lui dire de
+ne pas craindre de brusquer le grand gars; qu'un secret sans
+doute le d&eacute;sesp&eacute;rait et que jamais de
+lui-m&ecirc;me il ne se confierait &agrave; elle ni &agrave;
+personne - lorsque soudain, de l'autre c&ocirc;t&eacute; du bois,
+partit un cri; puis nous entend&icirc;mes un pi&eacute;tinement
+comme d'un cheval qui p&eacute;tarade et le bruit d'une dispute
+&agrave; voix entrecoup&eacute;es... Je compris tout de suite
+qu'il &eacute;tait arriv&eacute; un accident au vieux
+B&eacute;lisaire et je courus vers l'endroit d'o&ugrave; venait
+tout le tapage. Mlle de Galais me suivit de loin. Du fond de la
+pelouse on avait d&ucirc; remarquer notre mouvement, car
+j'entendis, au moment o&ugrave; j'entrai dans le taillis, les
+cris des gens qui accouraient.</p>
+
+<p>Le vieux B&eacute;lisaire, attach&eacute; trop bas,
+s'&eacute;tait pris une patte de devant dans sa longe; il n'avait
+pas boug&eacute; jusqu'au moment o&ugrave; M. de Galais et
+Delouche, au cours de leur promenade, s'&eacute;taient
+approch&eacute;s de lui; effray&eacute;, excit&eacute; par
+l'avoine insolite qu'on lui avait donn&eacute;e, il
+s'&eacute;tait d&eacute;battu furieusement; les deux hommes
+avaient essay&eacute; de le d&eacute;livrer, mais si
+maladroitement qu'ils avaient r&eacute;ussi &agrave;
+l'emp&ecirc;trer davantage, tout en risquant d'essuyer de
+dangereux coups de sabots. C'est &agrave; ce moment que par
+hasard Meaulnes, revenant des Aubiers, &eacute;tait tomb&eacute;
+sur le groupe. Furieux de tant de gaucherie, il avait
+bouscul&eacute; les deux hommes au risque de les envoyer rouler
+dans le buisson. Avec pr&eacute;caution mais en un tour de main
+il avait d&eacute;livr&eacute; B&eacute;lisaire. Trop tard, car
+le mal &eacute;tait d&eacute;j&agrave; fait; le cheval devait
+avoir un nerf foul&eacute;, quelque chose de bris&eacute;
+peut-&ecirc;tre, car il se tenait piteusement la t&ecirc;te
+basse, sa selle &agrave; demi dessangl&eacute;e sur le dos, une
+patte repli&eacute;e sous son ventre et toute tremblante.
+Meaulnes, pench&eacute;, le t&acirc;tait et l'examinait sans rien
+dire.</p>
+
+<p>Lorsqu'il releva la t&ecirc;te, presque tout le monde
+&eacute;tait l&agrave; rassembl&eacute;, mais il ne vit personne.
+Il &eacute;tait f&acirc;ch&eacute; rouge.</p>
+
+<p>"Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu l'attacher de la
+sorte! Et lui laisser sa selle sur le dos toute la
+journ&eacute;e? Et qui a eu l'audace de seller ce vieux cheval,
+bon tout au plus pour une carriole".</p>
+
+<p>Delouche voulut dire quelque chose - tout prendre sur lui.</p>
+
+<p>"Tais-toi donc! C'est ta faute encore. Je t'ai vu tirer
+b&ecirc;tement sur sa longe pour le d&eacute;gager".</p>
+
+<p>Et se baissant de nouveau, il se remit &agrave; frotter le
+jarret du cheval avec le plat de la main.</p>
+
+<p>M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le tort de
+vouloir sortir de sa r&eacute;serve. Il b&eacute;gaya:</p>
+
+<p>"Les officiers de marine ont l'habitude... Mon cheval...</p>
+
+<p>- Ah! il est &agrave; vous?" dit Meaulnes un peu calm&eacute;,
+tr&egrave;s rouge, en tournant la t&ecirc;te de c&ocirc;t&eacute;
+vers le vieillard.</p>
+
+<p>Je crus qu'il allait changer de ton, faire des excuses. Il
+souffla un instant. Et je vis alors qu'il prenait un plaisir amer
+et d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; &agrave; aggraver la situation,
+&agrave; tout briser &agrave; jamais, en disant avec
+insolence:</p>
+
+<p>"Eh bien je ne vous fais pas mon compliment".</p>
+
+<p>Quelqu'un sugg&eacute;ra:</p>
+
+<p>"Peut-&ecirc;tre que de l'eau fra&icirc;che... En le baignant
+dans le gu&eacute;...</p>
+
+<p>- Il faut, dit Meaulnes sans r&eacute;pondre, emmener tout de
+suite ce vieux cheval, pendant qu'il peut encore marcher, - et il
+n'y a pas de temps &agrave; perdre! - le mettre &agrave;
+l'&eacute;curie et ne jamais plus l'en sortir".</p>
+
+<p>Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussit&ocirc;t. Mais Mlle de
+Galais les remercia vivement. Le visage en feu, pr&ecirc;te
+&agrave; fondre en larmes, elle dit au revoir &agrave; tout le
+monde, et m&ecirc;me &agrave; Meaulnes
+d&eacute;contenanc&eacute;, qui n'osa pas la regarder. Elle prit
+la b&ecirc;te par les r&ecirc;nes, comme on donne &agrave;
+quelqu'un la main, plut&ocirc;t pour s'approcher d'elle davantage
+que pour la conduire... Le vent de cette fin d'&eacute;t&eacute;
+&eacute;tait si ti&egrave;de sur le chemin des
+Sablonni&egrave;res qu'on se serait cru au mois de mai, et les
+feuilles des haies tremblaient &agrave; la brise du sud... Nous
+la v&icirc;mes partir ainsi, son bras a demi sorti du manteau,
+tenant dans sa main &eacute;troite la grosse-r&ecirc;ne de cuir.
+Son p&egrave;re marchait p&eacute;niblement &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; d'elle...</p>
+
+<p>Triste fin de soir&eacute;e! Peu &agrave; peu, chacun ramassa
+ses paquets, ses couverts; on plia les chaises, on d&eacute;monta
+les tables; une &agrave; une, les voitures charg&eacute;es de
+bagages et de gens partirent, avec des chapeaux lev&eacute;s et
+des mouchoirs agit&eacute;s. Les derniers nous rest&acirc;mes sur
+le terrain avec mon oncle Florentin, qui ruminait comme nous,
+sans rien dire, ses regrets et sa grosse d&eacute;ception.</p>
+
+<p>Nous aussi, nous part&icirc;mes, emport&eacute;s vivement,
+dans notre voiture bien suspendue, par notre beau cheval alezan.
+La roue grin&ccedil;a au tournant dans le sable et bient&ocirc;t,
+Meaulnes et moi, qui &eacute;tions assis sur le si&egrave;ge de
+derri&egrave;re, nous v&icirc;mes dispara&icirc;tre sur la petite
+route l'entr&eacute;e du chemin de traverse que le vieux
+B&eacute;lisaire et ses ma&icirc;tres avaient pris...</p>
+
+<p>Mais alors mon compagnon - l'&ecirc;tre que je sache au monde
+le plus incapable de pleurer - tourna soudain vers moi son visage
+boulevers&eacute; par une irr&eacute;sistible mont&eacute;e de
+larmes.</p>
+
+<p>"Arr&ecirc;tez, voulez-vous? dit-il en mettant la main sur
+l'&eacute;paule de Florentin. Ne vous occupez pas de moi? Je
+reviendrai tout seul, &agrave; pied".</p>
+
+<p>Et d'un bond, la main au garde-boue de la voiture, il sauta
+&agrave; terre. A notre stup&eacute;faction, rebroussant chemin,
+il se prit &agrave; courir, et courut jusqu'au petit chemin que
+nous venions de passer, les chemin des Sablonni&egrave;res. Il
+dut arriver au Domaine par cette all&eacute;e de sapins qu'il
+avait suivie jadis, o&ugrave; il avait entendu, vagabond
+cach&eacute; dans les basses branches, la conversation
+myst&eacute;rieuse des beaux enfants inconnus...</p>
+
+<p>Et c'est ce soir-l&agrave;, avec des sanglots, qu'il demanda
+en mariage Mlle de Galais.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE VII</h2>
+
+<h3>Le jour des noces.</h3>
+
+<p>C'est un jeudi, au commencement de f&eacute;vrier, un beau
+jeudi soir glac&eacute;, o&ugrave; le grand vent souffle. Il est
+trois heures et demie, quatre heures... Sur les haies,
+aupr&egrave;s des bourgs, les lessives sont &eacute;tendues
+depuis midi et s&egrave;chent &agrave; la bourrasque. Dans chaque
+maison, le feu de la salle &agrave; manger fait luire tout un
+reposoir de joujoux vernis. Fatigu&eacute; de jouer, l'enfant
+s'est assis aupr&egrave;s de sa m&egrave;re et il lui fait
+raconter la journ&eacute;e de son mariage...</p>
+
+<p>Pour celui qui ne veut pas &ecirc;tre heureux, il n'a
+qu'&agrave; monter dans son grenier et il entendra, jusqu'au
+soir, siffler et g&eacute;mir les naufrages; il n'a qu'&agrave;
+s'en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son
+foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera
+pleurer. Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, au bord
+d'un chemin boueux, la maison des Sablonni&egrave;res, o&ugrave;
+mon ami Meaulnes est rentr&eacute; avec Yvonne de Galais, qui est
+sa femme depuis midi.</p>
+
+<p>Les fian&ccedil;ailles ont dur&eacute; cinq mois. Elles ont
+&eacute;t&eacute; paisibles, aussi paisibles que la
+premi&egrave;re entrevue avait &eacute;t&eacute;
+mouvement&eacute;e. Meaulnes est venu tr&egrave;s souvent aux
+Sablonni&egrave;res, &agrave; bicyclette ou en voiture. Plus de
+deux fois par semaine, cousant ou lisant pr&egrave;s de la grande
+fen&ecirc;tre qui donne sur la lande et les sapins, Mlle de
+Galais a vu tout d'un coup sa haute silhouette rapide passer
+derri&egrave;re le rideau, car il vient toujours par
+l'all&eacute;e d&eacute;tourn&eacute;e qu'il a prise autrefois.
+Mais c'est la seule allusion - tacite - qu'il fasse au
+pass&eacute;. Le bonheur semble avoir endormi son &eacute;trange
+tourment.</p>
+
+<p>De petits &eacute;v&eacute;nements ont fait date pendant ces
+cinq calmes mois. On m'a nomm&eacute; instituteur au hameau de
+Saint-Benoist-des-Champs. Saint-Benoist n'est pas un village. Ce
+sont des fermes diss&eacute;min&eacute;es &agrave; travers la
+campagne, et la maison d'&eacute;cole est compl&egrave;tement
+isol&eacute;e sur une c&ocirc;te au bord de la route. Je
+m&egrave;ne une vie bien solitaire; mais, en passant par les
+champs, il ne faut que trois quarts d'heure de marche pour gagner
+les Sablonni&egrave;res.</p>
+
+<p>Delouche est maintenant chez son oncle, qui est entrepreneur
+de ma&ccedil;onnerie au Vieux-Nan&ccedil;ay. Ce sera
+bient&ocirc;t lui le patron. Il vient souvent me voir. Meaulnes,
+sur la pri&egrave;re de Mlle de Galais, est maintenant
+tr&egrave;s aimable avec lui.</p>
+
+<p>Et ceci explique comment nous sommes l&agrave; tous deux
+&agrave; r&ocirc;der, vers quatre heures de l'apr&egrave;s-midi,
+alors que les gens de la noce sont d&eacute;j&agrave; tous
+repartis.</p>
+
+<p>Le mariage s'est fait &agrave; midi, avec le plus de silence
+possible, dans l'ancienne chapelle des Sablonni&egrave;res qu'on
+n'a pas abattue et que les sapins cachent &agrave; moiti&eacute;
+sur le versant de la c&ocirc;te prochaine. Apr&egrave;s un
+d&eacute;jeuner rapide, la m&egrave;re de Meaulnes, M. Seurel et
+Millie, Florentin et les autres sont remont&eacute;s en voiture.
+Il n'est rest&eacute; que Jasmin et moi...</p>
+
+<p>Nous errons &agrave; la lisi&egrave;re des bois qui sont
+derri&egrave;re la maison des Sablonni&egrave;res, au bord du
+grand terrain en friche, emplacement ancien du Domaine
+aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer et sans savoir
+pourquoi, nous sommes remplis d'inqui&eacute;tude. En vain nous
+essayons de distraire nos pens&eacute;es et de tromper notre
+angoisse en nous montrant, au cours de notre promenade errante,
+les bauges des li&egrave;vres et les petits sillons de sable
+o&ugrave; les lapins ont gratt&eacute; fra&icirc;chement... un
+collet tendu... la trace d'un braconnier... Mais sans cesse nous
+revenons &agrave; ce bord du taillis, d'ou l'on d&eacute;couvre
+la maison silencieuse et ferm&eacute;e...</p>
+
+<p>Au bas de la grande crois&eacute;e qui donne sur les sapins,
+il y a un balcon de bois, envahi par les herbes folles, que
+couche le vent. Une lueur comme d'un feu allum&eacute; se
+refl&egrave;te sur les carreaux de la fen&ecirc;tre. De temps
+&agrave; autre, une ombre passe. Tout autour, dans les champs
+environnants, dans le potager, dans le seule ferme qui reste des
+anciennes d&eacute;pendances, silence et solitude. Les
+m&eacute;tayers sont partis au bourg pour f&ecirc;ter le bonheur
+de leurs ma&icirc;tres.</p>
+
+<p>De temps &agrave; autre, le vent charg&eacute; d'une
+bu&eacute;e qui est presque de la pluie nous mouille la figure et
+nous apporte la parole perdue d'un piano. L&agrave;-bas, dans la
+maison ferm&eacute;e, quelqu'un joue. Je m'arr&ecirc;te un
+instant pour &eacute;couter en silence. C'est d'abord comme une
+voix tremblante qui, de tr&egrave;s loin, ose &agrave; peine
+chanter sa joie... C'est comme le rire d'une petite fille qui,
+dans sa chambre, a &eacute;t&eacute; chercher tous ses jouets et
+les r&eacute;pand devant son ami. Je pense aussi &agrave; la joie
+craintive encore d'une femme qui a &eacute;t&eacute; mettre une
+belle robe et qui vient la montrer et ne sait pas si elle
+plaira... Cet air que je ne connais pas, c'est aussi une
+pri&egrave;re, une supplication au bonheur de ne pas &ecirc;tre
+trop cruel, un salut et comme un agenouillement devant le
+bonheur...</p>
+
+<p>Je pense: "Ils sont heureux enfin. Meaulnes est l&agrave;-bas
+pr&egrave;s d'elle..."</p>
+
+<p>Et savoir cela, en &ecirc;tre s&ucirc;r, suffit au
+contentement parfait du brave enfant que je suis.</p>
+
+<p>A ce moment, tout absorb&eacute;, le visage mouill&eacute; par
+le vent de la plaine comme par l'embrun de la mer, je sens qu'on
+me touche l'&eacute;paule:</p>
+
+<p>"Ecoute!" dit Jasmin tout bas.</p>
+
+<p>Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger; et,
+lui-m&ecirc;me, la t&ecirc;te inclin&eacute;e, le sourcil
+fronc&eacute;, il &eacute;coute...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE VIII</h2>
+
+<h3>L'appel de Frantz.</h3>
+
+<p>"Hou-ou!"</p>
+
+<p>Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel sur deux
+notes, haute et basse, que j'ai d&eacute;j&agrave; entendu
+jadis... Ah! je me souviens: c'est le cri du grand
+com&eacute;dien lorsqu'il h&eacute;lait son jeune compagnon
+&agrave; la grille de l'&eacute;cole. C'est l'appel &agrave; quoi
+Frantz nous avait fait jurer de nous rendre, n'importe o&ugrave;
+et n'importe quand. Mais que demande-t-il ici, aujourd'hui,
+celui-l&agrave;?</p>
+
+<p>"Cela vient de la grande sapini&egrave;re &agrave; gauche,
+dis-je &agrave; mi-voix. C'est un braconnier sans doute".</p>
+
+<p>Jasmin secoua la t&ecirc;te:</p>
+
+<p>"Tu sais bien que non", dit-il?</p>
+
+<p>Puis, plus bas:</p>
+
+<p>"Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis ce matin. J'ai
+surpris Ganache &agrave; onze heures en train de guetter dans un
+champ aupr&egrave;s de la chapelle. Il a d&eacute;tal&eacute; en
+m'apercevant. Ils sont venus de loin peut-&ecirc;tre &agrave;
+bicyclette, car il &eacute;tait couvert de boue jusqu'au milieu
+du dos...</p>
+
+<p>- Mais que cherchent-ils?</p>
+
+<p>- Je n'en sais rien. Mais &agrave; coup s&ucirc;r il faut que
+nous les chassions. Il ne faut pas les laisser r&ocirc;der aux
+alentours. Ou bien toutes les folies vont recommencer..."</p>
+
+<p>Je suis de cet avis, sans l'avouer.</p>
+
+<p>"Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de voir ce qu'ils
+veulent et de leur faire entendre raison..."</p>
+
+<p>Lentement, silencieusement, nous nous glissons donc en nous
+baissant &agrave; travers le taillis jusqu'&agrave; la grande
+sapini&egrave;re, d'o&ugrave; part, &agrave; intervalles
+r&eacute;guliers, ce cri prolong&eacute; qui n'est pas en soi
+plus triste qu'autre chose, mais qui nous semble &agrave; tous
+les deux de sinistre augure.</p>
+
+<p>Il est difficile, dans cette partie du bois de sapins,
+o&ugrave; le regard s'enfonce entre les troncs
+r&eacute;guli&egrave;rement plant&eacute;s, de surprendre
+quelqu'un et de s'avancer sans &ecirc;tre vu. Nous n'essayons
+m&ecirc;me pas. Je me poste &agrave; l'angle du bois. Jasmin va
+ce placer &agrave; l'angle oppos&eacute;, de fa&ccedil;on
+&agrave; commander comme moi, de l'ext&eacute;rieur, deux des
+c&ocirc;t&eacute;s du rectangle et &agrave; ne pas laisser fuir
+l'un des boh&eacute;miens sans le h&eacute;ler. Ces dispositions
+prises, je commence &agrave; jouer mon r&ocirc;le
+d'&eacute;claireur pacifique et j'appelle:</p>
+
+<p>"Frantz!...</p>
+
+<p>"...Frantz! Ne craignez rien. C'est moi, Seurel; je voudrais
+vous parler..."</p>
+
+<p>Un instant de silence; je vais me d&eacute;cider &agrave;
+crier encore, lorsque, au coeur m&ecirc;me de la
+sapini&egrave;re, o&ugrave; mon regard n'atteint pas tout
+&agrave; fait, une voix commande:</p>
+
+<p>"Restez o&ugrave; vous &ecirc;tes: il va venir vous
+trouver".</p>
+
+<p>Peu &agrave; peu, entre les grands sapins que
+l'&eacute;loignement fait para&icirc;tre serr&eacute;s, je
+distingue la silhouette du jeune homme qui s'approche. Il
+para&icirc;t couvert de boue et mal v&ecirc;tu; des
+&eacute;pingles de bicyclette serrent le bas de son pantalon, une
+vieille casquette &agrave; ancre est plaqu&eacute;e sur ses
+cheveux trop longs; je vois maintenant sa figure amaigrie. Il
+semble avoir pleur&eacute;.</p>
+
+<p>S'approchant de moi, r&eacute;solument:</p>
+
+<p>"Que voulez-vous? demande-t-il d'un air tr&egrave;s
+insolent.</p>
+
+<p>- Et vous-m&ecirc;me, Frantz, que faites-vous ici? Pourquoi
+venez-vous troubler ceux qui sont heureux? Qu'avez-vous &agrave;
+demander? Dites-le".</p>
+
+<p>Ainsi interrog&eacute; directement, il rougit un peu,
+balbutie, r&eacute;pond seulement:</p>
+
+<p>"Je suis malheureux, moi, je suis malheureux".</p>
+
+<p>Puis, la t&ecirc;te dans le bras, appuy&eacute; &agrave; un
+tronc d'arbre, il se prend &agrave; sangloter am&egrave;rement.
+Nous avons fait quelques pas dans la sapini&egrave;re. L'endroit
+est parfaitement silencieux. Pas m&ecirc;me la voix du vent que
+les grands sapins de la lisi&egrave;re arr&ecirc;tent. Entre les
+troncs r&eacute;guliers se r&eacute;p&egrave;te et
+s'&eacute;teint le bruit des sanglots &eacute;touff&eacute;s du
+jeune homme. J'attendis que cette crise s'apaise et je dis, en
+lui mettant la main sur l'&eacute;paule:</p>
+
+<p>"Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous m&egrave;nerai
+aupr&egrave;s d'eux. Ils vous accueilleront comme un enfant perdu
+qu'on a retrouv&eacute; et toute sera fini".</p>
+
+<p>Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix assourdie par les
+larmes, malheureux, ent&ecirc;t&eacute;, col&egrave;re, il
+reprenait:</p>
+
+<p>"Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi? Pourquoi ne
+r&eacute;pond-il pas quand je l'appelle? Pourquoi ne tient-il pas
+sa promesse?</p>
+
+<p>- Voyons, Frantz, r&eacute;pondis-je, le temps des
+fantasmagories et des enfantillages est pass&eacute;. Ne troublez
+pas avec des folies le bonheur de ceux que vous aimez; de votre
+soeur et d'Augustin Meaulnes.</p>
+
+<p>- Mais lui seul peut me sauver, vous le savez bien. Lui seul
+est capable de retrouver la trace que je cherche. Voil&agrave;
+bient&ocirc;t trois ans que Ganache et moi nous battons toute la
+France sans r&eacute;sultat. Je n'avais plus confiance qu'en
+votre ami. Et voici qu'il ne r&eacute;pond plus. Il a
+trouv&eacute; son amour, lui. Pourquoi maintenant, ne pense-t-il
+pas &agrave; moi? Il faut qu'il se mette en route. Yvonne le
+laissera bien partir... Elle ne m'a jamais rien
+refus&eacute;".</p>
+
+<p>Il me montrait un visage o&ugrave;, dans la poussi&egrave;re
+et la boue, les larmes avaient trac&eacute; des sillons sales, un
+visage de vieux gamin &eacute;puis&eacute; et battu. Ses yeux
+&eacute;taient cern&eacute;s de taches de rousseur; son menton,
+mal ras&eacute;; ses cheveux trop longs tra&icirc;naient sur son
+col sale. Les mains dans les poches, il grelottait. Ce
+n'&eacute;tait plus ce royal enfant en guenilles des
+ann&eacute;es pass&eacute;es. De coeur, sans doute, il
+&eacute;tait plus enfant que jamais: imp&eacute;rieux, fantasque
+et tout de suite d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;. Mais cet
+enfantillage &eacute;tait p&eacute;nible &agrave; supporter chez
+ce gar&ccedil;on d&eacute;j&agrave; l&eacute;g&egrave;rement
+vieilli... Nagu&egrave;re, il y avait en lui tant d'orgueilleuse
+jeunesse que toute folie au monde lui paraissait permise. A
+pr&eacute;sent, on &eacute;tait d'abord tent&eacute; de le
+plaindre pour n'avoir pas r&eacute;ussi sa vie; puis de lui
+reprocher ce r&ocirc;le absurde de jeune h&eacute;ros romantique
+o&ugrave; je le voyais s'ent&ecirc;ter... Et enfin je pensais
+malgr&eacute; moi que notre beau Frantz aux belles amours avait
+d&ucirc; se mettre &agrave; voler pour vivre, tout comme son
+compagnon Ganache... Tant d'orgueil avait abouti &agrave;
+cela!</p>
+
+<p>"Si je vous promets, dis-je enfin, apr&egrave;s avoir
+r&eacute;fl&eacute;chi, que dans quelques jours Meaulnes se
+mettra en campagne pour vous, rien que pour vous?...</p>
+
+<p>- Il r&eacute;ussira, n'est-ce pas? Vous en &ecirc;tes
+s&ucirc;r? me demanda-t-il en claquant des dents.</p>
+
+<p>- Je le pense. Tout devient possible avec lui!</p>
+
+<p>- Et comment le saurai-je? Qui me le dira?</p>
+
+<p>- Vous reviendrez ici dans un an exactement, &agrave; cette
+m&ecirc;me heure: vous trouverez la jeune fille que vous
+aimez".</p>
+
+<p>Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler les nouveaux
+&eacute;poux, mais m'enqu&eacute;rir aupr&egrave;s de la tante
+Moinel et faire diligence moi-m&ecirc;me pour trouver la jeune
+fille.</p>
+
+<p>Le boh&eacute;mien me regardait dans les yeux avec une
+volont&eacute; de confiance vraiment admirable. Quinze ans, il
+avait encore et tout de m&ecirc;me quinze ans! - l'&acirc;ge que
+nous avions &agrave; Sainte-Agathe, le soir du balayage des
+classes, quand nous f&icirc;mes tous les trois ce terrible
+serment enfantin.</p>
+
+<p>Le d&eacute;sespoir le reprit lorsqu'il fut oblig&eacute; de
+dire:</p>
+
+<p>"Eh bien, nous allons partir".</p>
+
+<p>Il regarda, certainement avec un grand serrement de coeur,
+tous ces bois d'alentour qu'il allait de nouveau quitter.</p>
+
+<p>"Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les routes
+d'Allemagne. Nous avons laiss&eacute; nos voitures au loin. Et
+depuis trente heures, nous marchions sans arr&ecirc;t. Nous
+pensions arriver &agrave; temps pour emmener Meaulnes avant le
+mariage et chercher avec lui ma fianc&eacute;e, comme il a
+cherch&eacute; le Domaine des Sablonni&egrave;res".</p>
+
+<p>Puis, repris par sa terrible pu&eacute;rilit&eacute;:</p>
+
+<p>"Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant, parce que si
+je le rencontrais ce serait affreux".</p>
+
+<p>Peu &agrave; peu, entre les sapins, je vis dispara&icirc;tre
+sa silhouette grise. J'appelai Jasmin et nous all&acirc;mes
+reprendre notre faction. Mais presque aussit&ocirc;t, nous
+aper&ccedil;&ucirc;mes, l&agrave;-bas, Augustin qui fermait les
+volets de la maison et nous f&ucirc;mes frapp&eacute;s par
+l'&eacute;tranget&eacute; de son allure.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE IX</h2>
+
+<h3>Les gens heureux.</h3>
+
+<p>Plus tard, j'ai su par le menu d&eacute;tail tout ce qui
+s'&eacute;tait pass&eacute; l&agrave;-bas...</p>
+
+<p>Dans le salon des Sablonni&egrave;res, d&egrave;s le
+d&eacute;but de l'apr&egrave;s-midi, Meaulnes et sa femme, que
+j'appelle encore Mlle de Galais, sont rest&eacute;s
+compl&egrave;tement seuls. Tous les invit&eacute;s partis, le
+vieux M. de Galais a ouvert la porte, laissant une seconde le
+grand vent p&eacute;n&eacute;trer dans la maison et g&eacute;mir;
+puis il s'est dirig&eacute; vers le Vieux-Nan&ccedil;ais et ne
+reviendra qu'&agrave; l'heure du d&icirc;ner, pour fermer tout
+&agrave; clef et donner des ordres &agrave; la m&eacute;tairie.
+Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant jusqu'aux jeunes
+gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans feuilles qui
+cogne la vitre, du c&ocirc;t&eacute; de la lande. Comme deux
+passagers dans un bateau &agrave; la d&eacute;rive, ils sont,
+dans le grand vent d'hiver, deux amants enferm&eacute;s avec le
+bonheur.</p>
+
+<p>"Le feu menace de s'&eacute;teindre" dit Mlle de Galais, et
+elle voulut prendre une b&ucirc;che dans le coffre.</p>
+
+<p>Mais Meaulnes se pr&eacute;cipita et pla&ccedil;a
+lui-m&ecirc;me le bois dans le feu.</p>
+
+<p>Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils
+rest&egrave;rent l&agrave;, debout, l'un devant l'autre,
+&eacute;touff&eacute;s comme par une grande nouvelle qui ne
+pouvait pas se dire.</p>
+
+<p>Le vent roulait avec le bruit d'une rivi&egrave;re
+d&eacute;bord&eacute;e. De temps &agrave; autre une goutte d'eau,
+diagonalement, comme sur la porti&egrave;re d'un train, rayait la
+vitre.</p>
+
+<p>Alors la jeune fille s'&eacute;chappa. Elle ouvrit la porte du
+couloir et disparut avec un sourire myst&eacute;rieux. Un
+instant, dans la demi-obscurit&eacute;, Augustin resta seul... Le
+tic tac d'une petite pendule faisait penser &agrave; la salle
+&agrave; manger de Sainte-Agathe... Il songea sans doute: "C'est
+donc ici la maison tant cherch&eacute;e, le couloir jadis plein
+de chuchotements et de passages &eacute;tranges..."</p>
+
+<p>C'est &agrave; ce moment qu'il dut entendre - Mlle de Galais
+me dit plus tard l'avoir entendu aussi - le premier cri de
+Frantz, tout pr&egrave;s de la maison.</p>
+
+<p>La jeune femme, alors, eut beau lui montrer les choses
+merveilleuses dont elle &eacute;tait charg&eacute;e: ses jouets
+de petite fille, toutes ses photographies d'enfant: elle en
+cantini&egrave;re, elle et Frantz sur les genoux de leur
+m&egrave;re, qui &eacute;tait si jolie... puis tout ce qui
+restait de ses sages petites robes de jadis: "jusqu'&agrave;
+celle-ci que je portais, voyez, vers le temps o&ugrave; vous
+alliez bient&ocirc;t me conna&icirc;tre, o&ugrave; vous arriviez,
+je crois, au cours de Sainte-Agathe...", Meaulnes ne voyait plus
+rien et n'entendait plus rien.</p>
+
+<p>Un instant pourtant il parut ressaisi par la pens&eacute;e de
+son extraordinaire, inimaginable bonheur:</p>
+
+<p>"Vous &ecirc;tes l&agrave; - dit-il sourdement, comme si le
+dire seulement donnait le vertige - vous passez aupr&egrave;s de
+la table et votre main s'y pose un instant..."</p>
+
+<p>Et encore:</p>
+
+<p>"Ma m&egrave;re, lorsqu'elle &eacute;tait jeune femme,
+penchait ainsi l&eacute;g&egrave;rement son buste sur sa taille
+pour me parler... Et quand elle se mettait au piano..."</p>
+
+<p>Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne
+v&icirc;nt. Mais il faisait sombre dans ce coin du salon et l'on
+fut oblig&eacute; d'allumer une bougie. L'abat-jour rose, sur le
+visage de la jeune fille, augmentait ce rouge dont elle
+&eacute;tait marqu&eacute;e aux pommettes et qui &eacute;tait le
+signe d'une grande anxi&eacute;t&eacute;.</p>
+
+<p>L&agrave;-bas, &agrave; la lisi&egrave;re du bois, je
+commen&ccedil;ai d'entendre cette chanson tremblante que nous
+apportait le vent, coup&eacute;e bient&ocirc;t par le second cri
+des deux fous, qui s'&eacute;taient rapproch&eacute;s de nous
+dans les sapins.</p>
+
+<p>Longtemps Meaulnes &eacute;couta la jeune fille en regardant
+silencieusement par une fen&ecirc;tre. Plusieurs fois il se
+tourna vers le doux visage plein de faiblesse et d'angoisse. Puis
+il s'approcha d'Yvonne et, tr&egrave;s l&eacute;g&egrave;rement,
+il mit sa main sur son &eacute;paule. Elle sentit doucement peser
+aupr&egrave;s de son cou cette caresse &agrave; laquelle il
+aurait fallu savoir r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>"Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer les volets. Mais
+ne cessez pas de jouer..."</p>
+
+<p>Que se passe-t-il alors dans ce coeur obscur et sauvage? Je me
+le suis souvent demand&eacute; et je ne l'ai su que lorsqu'il fut
+trop tard. Remords ignor&eacute;s? Regrets inexplicables? Peur de
+voir s'&eacute;vanouir bient&ocirc;t entre ses mains ce bonheur
+inou&iuml; qu'il tenait si serr&eacute;? Et alors tentation
+terrible de jeter irr&eacute;m&eacute;diablement &agrave; terre,
+tout de suite, cette merveille qu'il avait conquise?</p>
+
+<p>Il sortit lentement, silencieusement apr&egrave;s avoir
+regard&eacute; sa jeune femme une fois encore. Nous le
+v&icirc;mes, de la lisi&egrave;re du bois, fermer d'abord avec
+h&eacute;sitation un volet, puis regarder vaguement vers nous, en
+fermer un autre, et soudain s'enfuir &agrave; toutes jambes dans
+notre direction. Il arriva pr&egrave;s de nous avant que nous
+eussions pu songer &agrave; nous dissimuler davantage. Il nous
+aper&ccedil;ut, comme il allait franchir une petite haie
+r&eacute;cemment plant&eacute;e et qui formait la limite d'un
+pr&eacute;. Il fit un &eacute;cart. Je me rappelle son allure
+hagarde, son air de b&ecirc;te traqu&eacute;e... Il fit mine de
+revenir sur ses pas pour franchir la haie du c&ocirc;t&eacute; du
+petit ruisseau.</p>
+
+<p>Je l'appelai.</p>
+
+<p>"Meaulnes!... Augustin!..."</p>
+
+<p>Mais il ne tournait pas m&ecirc;me la t&ecirc;te. Alors,
+persuad&eacute; que cela seulement pourrait le retenir:</p>
+
+<p>"Frantz est l&agrave;, criai-je. Arr&ecirc;te!"</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta enfin. Haletant et sans me laisser le temps
+de pr&eacute;parer ce que je pourrais dire:</p>
+
+<p>"Il est l&agrave;! dit-il. Que r&eacute;clame-t-il?</p>
+
+<p>- Il est malheureux, r&eacute;pondis-je. Il venait te demander
+de l'aide, pour retrouver ce qu'il a perdu.</p>
+
+<p>- Ah! fit-il, baissant la t&ecirc;te. Je m'en doutais bien.
+J'avais beau essayer d'endormir cette pens&eacute;e-l&agrave;...
+Mais o&ugrave; est-il? Raconte vite".</p>
+
+<p>Je dis que Frantz venait de partir et que certainement on ne
+le rejoindrait plus maintenant. Ce fut pour Meaulnes une grande
+d&eacute;ception. Il h&eacute;sita, fit deux ou trois pas,
+s'arr&ecirc;ta. Il paraissait au comble de l'ind&eacute;cision et
+du chagrin. Je lui racontai ce que j'avais promis en son nom au
+jeune homme. Je dis que je lui avais donn&eacute; rendez-vous
+dans un an &agrave; la m&ecirc;me place.</p>
+
+<p>Augustin, si calme en g&eacute;n&eacute;ral, &eacute;tait
+maintenant dans un &eacute;tat de nervosit&eacute; et
+d'impatience extraordinaires:</p>
+
+<p>"Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais oui, sans doute,
+je puis le sauver. Mais il faut que ce soit tout de suite. Il
+faut que je le voie, que je lui parle, qu'il me pardonne et que
+je r&eacute;pare tout... Autrement je ne peux plus me
+pr&eacute;senter l&agrave;-bas..."</p>
+
+<p>Et il se tourna vers la maison des Sablonni&egrave;res.</p>
+
+<p>"Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine que tu lui as
+faite, tu es en train de d&eacute;truire ton bonheur.</p>
+
+<p>- Ah! si ce n'&eacute;tait que cette promesse", fit-il. Et
+ainsi je connus qu'autre chose liait les deux jeunes hommes, mais
+sans pouvoir deviner quoi.</p>
+
+<p>"En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de courir. Ils sont
+maintenant en route pour l'Allemagne".</p>
+
+<p>Il allait r&eacute;pondre, lorsqu'une figure
+&eacute;chevel&eacute;e, hagarde, se dressa entre nous.
+C'&eacute;tait Mlle de Galais. Elle avait d&ucirc; courir, car
+elle avait le visage baign&eacute; de sueur. Elle avait d&ucirc;
+tomber et se blesser, car elle avait le front
+&eacute;corch&eacute; au-dessus de l'oeil droit et du sang
+fig&eacute; dans les cheveux.</p>
+
+<p>Il m'est arriv&eacute;, dans les quartiers pauvres de Paris,
+de voir soudain, descendue dans la rue, s&eacute;par&eacute; par
+des agents intervenus dans la bataille, un m&eacute;nage qu'on
+croyait heureux, uni, honn&ecirc;te. Le scandale a
+&eacute;clat&eacute; tout d'un coup, n'importe quand, &agrave;
+l'instant de se mettre &agrave; table, le dimanche avant de
+sortir, au moment de souhaiter la f&ecirc;te du petit
+gar&ccedil;on.... et maintenant tout est oubli&eacute;,
+saccag&eacute;. L'homme et la femme, au milieu du tumulte, ne
+sont plus que deux d&eacute;mons pitoyables et les enfants en
+larmes se jettent contre eux, les embrassent &eacute;troitement,
+les supplient de se taire et de ne plus se battre.</p>
+
+<p>Mlle de Galais, quand elle arriva pr&egrave;s de Meaulnes, me
+fit penser &agrave; un de ces enfants-l&agrave;, &agrave; un de
+ces pauvres enfants affol&eacute;s. Je crois que tous ses amis,
+tout un village, tout un monde l'e&ucirc;t regard&eacute;e,
+qu'elle f&ucirc;t accourue tout de m&ecirc;me, qu'elle f&ucirc;t
+tomb&eacute;e de la m&ecirc;me fa&ccedil;on,
+&eacute;chevel&eacute;e, pleurante, salie.</p>
+
+<p>Mais quand elle eut compris que Meaulnes &eacute;tait bien
+l&agrave;, que cette fois du moins, il ne l'abandonnerait pas,
+alors elles passa son bras sous le sien, puis elle ne put
+s'emp&ecirc;cher de rire au milieu de ses larmes comme un petit
+enfant. Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme elle
+avait tir&eacute; son mouchoir, Meaulnes le lui prit doucement
+des mains: avec pr&eacute;caution et application, il essuya le
+sang qui tachait la chevelure de la jeune fille.</p>
+
+<p>"Il faut rentrer, maintenant, dit-il.</p>
+
+<p>Et je les lassai retourner tous les deux, dans le beau grand
+vent du soir d'hiver qui leur fouettait le visage, - lui,
+l'aidant de la main aux passages difficiles; elle, souriant et se
+h&acirc;tant - vers leur demeure pour un instant
+abandonn&eacute;e.</p>
+
+<h2> </h2>
+
+<h2>CHAPITRE X</h2>
+
+<h3>La "Maison de Frantz".</h3>
+
+<p>Mal rassur&eacute;, en proie &agrave; une sourde
+inqui&eacute;tude, que l'heureux d&eacute;nouement du tumulte de
+la veille n'avait pas suffi &agrave; dissiper, il me fallut
+rester enferm&eacute; dans l'&eacute;cole pendant toute la
+journ&eacute;e du lendemain. Sit&ocirc;t apr&egrave;s l'heure
+"d'&eacute;tude" qui suit la classe du soir, je pris le chemin
+des Sablonni&egrave;res. La nuit tombait quand j'arrivai dans
+l'all&eacute;e de sapins qui menait &agrave; la maison. Tous les
+volets &eacute;taient d&eacute;j&agrave; clos. Je craignis
+d'&ecirc;tre importun, en me pr&eacute;sentant &agrave; cette
+heure tardive, le lendemain d'un mariage. Je restai fort tard
+&agrave; r&ocirc;der sur la lisi&egrave;re du jardin et dans les
+terres avoisinantes, esp&eacute;rant toujours voir sortir
+quelqu'un de la maison ferm&eacute;e... Mais mon espoir fut
+d&eacute;&ccedil;u. Dans la m&eacute;tairie voisine
+elle-m&ecirc;me, rien ne bougeait. Et je dus rentrer chez moi,
+hant&eacute; par les imaginations les plus sombres.</p>
+
+<p>Le lendemain samedi, m&ecirc;mes incertitudes. Le soir, je
+pris en h&acirc;te ma p&egrave;lerine, mon b&acirc;ton, un
+morceau de pain, pour manger en route, et j'arrivai, quand la
+nuit tombait d&eacute;j&agrave;, pour trouver tout ferm&eacute;
+aux Sablonni&egrave;res, comme la veille... Un peu de
+lumi&egrave;re au premier &eacute;tage; mais aucun bruit; pas un
+mouvement... Pourtant, de la cour de la m&eacute;tairie je vis
+cette fois la porte de la ferme ouverte, le feu allum&eacute;
+dans la grande cuisine et j'entendis le bruit habituel des voix
+et des pas &agrave; l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me
+renseigner. Je ne pouvais rien dire ni rien demander &agrave; ces
+gens. Et je retournai guetter encore, attendre en vain, pensant
+toujours voir la porte s'ouvrir et surgir enfin la haute
+silhouette d'Augustin.</p>
+
+<p>C'est le dimanche seulement, dans l'apr&egrave;s-midi, que je
+r&eacute;solus de sonner &agrave; la porte des
+Sablonni&egrave;res. Tandis que je grimpais les coteaux
+d&eacute;nud&eacute;s, j'entendais sonner au loin les
+v&ecirc;pres du dimanche d'hiver. Je me sentais solitaire et
+d&eacute;sol&eacute;. Je ne sais quel pressentiment triste
+m'envahissait. Et je ne fus qu'&agrave; demi surpris lorsque,
+&agrave; mon coup de sonnette, je vis M. de Galais tout seul
+para&icirc;tre et me parler &agrave; voix basse: Yvonne de Galais
+&eacute;tait alit&eacute;e, avec une fi&egrave;vre violente;
+Meaulnes avait d&ucirc; partir d&egrave;s vendredi matin pour un
+long voyage; on ne sait quand il reviendrait...</p>
+
+<p>Et comme le vieillard, tr&egrave;s embarrass&eacute;,
+tr&egrave;s triste, ne m'offrait pas d'entrer, je pris
+aussit&ocirc;t cong&eacute; de lui. La porte referm&eacute;e, je
+restai un instant sur le perron, le coeur serr&eacute;, dans un
+d&eacute;sarroi absolu, &agrave; regarder sans savoir pourquoi
+une branche de glycine dess&eacute;ch&eacute;e que le vent
+balan&ccedil;ait tristement dans un rayon de soleil.</p>
+
+<p>Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait depuis son
+s&eacute;jour &agrave; Paris avait fini par &ecirc;tre le plus
+fort. Il avait fallu que mon grand compagnon
+&eacute;chapp&acirc;t &agrave; la fin &agrave; son bonheur
+tenace...</p>
+
+<p>Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins demander des
+nouvelles d'Yvonne de Galais, jusqu'au soir o&ugrave;,
+convalescente enfin, elle me fit prier d'entrer. Je la trouvai,
+assise aupr&egrave;s du feu, dans le salon dont la grande
+fen&ecirc;tre basse donnait sur la terre et les bois. Elle
+n'&eacute;tait point p&acirc;le comme je l'avais imagin&eacute;,
+mais tout enfi&eacute;vr&eacute;e, au contraire, avec de vives
+taches rouges sous les yeux, et dans un &eacute;tat d'agitation
+extr&ecirc;me. Bien qu'elle par&ucirc;t tr&egrave;s faible
+encore, elle s'&eacute;tait habill&eacute;e comme pour sortir.
+Elle parlait peu, mais elle disait chaque phrase avec une
+animation extraordinaire, comme si elle e&ucirc;t voulu se
+persuader &agrave; elle-m&ecirc;me que le bonheur n'&eacute;tait
+pas &eacute;vanoui encore... Je n'ai pas gard&eacute; le souvenir
+de ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que j'en vins
+&agrave; demander avec h&eacute;sitation quand Meaulnes serait de
+retour.</p>
+
+<p>"Je ne sais pas quand il reviendra", r&eacute;pondit-elle
+vivement.</p>
+
+<p>Il y avait une supplication dans ses yeux, et je me gardai
+d'en demander davantage.</p>
+
+<p>Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai avec elle
+aupr&egrave;s du feu, dans ce salon bas o&ugrave; la nuit venait
+plus vite que partout ailleurs. Jamais elle ne parlait
+d'elle-m&ecirc;me ni de sa peine cach&eacute;e. Mais elle ne se
+lassait pas de me faire conter par le d&eacute;tail notre
+existence d'&eacute;coliers de Sainte-Agathe.</p>
+
+<p>Elle &eacute;coutait gravement, tendrement, avec un
+int&eacute;r&ecirc;t quasi maternel, le r&eacute;cit de nos
+mis&egrave;res de grands enfants. Elle ne paraissait jamais
+surprise, pas m&ecirc;me de nos enfantillages les plus audacieux,
+les plus dangereux. Cette tendresse attentive qu'elle tenait de
+M. de Galais, les aventures d&eacute;plorables de son
+fr&egrave;re ne l'avaient point lass&eacute;e. Le seul regret que
+lui inspir&acirc;t le pass&eacute;, c'&eacute;tait, je pense, de
+n'avoir point encore &eacute;t&eacute; pour son fr&egrave;re une
+confidente assez intime, puisque, au moment de sa grande
+d&eacute;b&acirc;cle, il n'avait rien os&eacute; lui dire non
+plus qu'&agrave; personne et s'&eacute;tait jug&eacute; perdu
+sans recours. Et c'&eacute;tait l&agrave;, quand j'y songe, une
+lourde t&acirc;che qu'avait assum&eacute;e la jeune femme -
+t&acirc;che p&eacute;rilleuse, de seconder un esprit follement
+chim&eacute;rique comme son fr&egrave;re; t&acirc;che
+&eacute;crasante, quand il s'agissait de lier partie avec ce
+coeur aventureux qu'&eacute;tait mon ami le grand Meaulnes.</p>
+
+<p>De cette foi qu'elle gardait dans les r&ecirc;ves enfantins de
+son fr&egrave;re, de ce soin qu'elle apportait &agrave; lui
+conserver au moins des bribes de ce r&ecirc;ve dans lequel il
+avait v&eacute;cu jusqu'&agrave; vingt ans, elle me donna un jour
+la preuve la plus touchante et je dirai presque la plus
+myst&eacute;rieuse.</p>
+
+<p>Ce fut par une soir&eacute;e d'avril d&eacute;sol&eacute;e
+comme une fin d'automne. Depuis pr&egrave;s d'un mois nous
+vivions dans un doux printemps pr&eacute;matur&eacute;, et la
+jeune femme avait repris en compagnie de M. de Galais les longues
+promenades qu'elle aimait. Mais ce jour-l&agrave;, se vieillard
+se trouvant fatigu&eacute; et moi-m&ecirc;me libre, elle me
+demanda de l'accompagner malgr&eacute; le temps mena&ccedil;ant.
+A plus d'une demi-lieue des Sablonni&egrave;res, en longeant
+l'&eacute;tang, l'orage, la pluie, la gr&ecirc;le nous
+surprirent. Sous le hangar o&ugrave; nous nous &eacute;tions
+abrit&eacute;s contre l'averse interminable, le vent nous
+gla&ccedil;ait, debout l'un pr&egrave;s de l'autre, pensifs,
+devant le paysage noirci. Je la revois, dans sa douce robe
+s&eacute;v&egrave;re, toute p&acirc;lie, toute
+tourment&eacute;e.</p>
+
+<p>"Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes partis depuis si
+longtemps. Qu'a-t-il pu se passer?"</p>
+
+<p>Mais, &agrave; mon &eacute;tonnement, lorsqu'il nous fut
+possible enfin de quitter notre abri, la jeune femme, au lieu de
+revenir vers les Sablonni&egrave;res, continua son chemin et me
+demanda de la suivre. Nous arriv&acirc;mes, apr&egrave;s avoir
+longtemps march&eacute;, devant une maison que je ne connaissais
+pas, isol&eacute;e, au bord d'un chemin d&eacute;fonc&eacute; qui
+devait aller vers Pr&eacute;veranges. C'&eacute;tait une petite
+maison bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien ne
+distinguait du type usuel dans ce pays, sinon son
+&eacute;loignement et son isolement.</p>
+
+<p>A voir Yvonne de Galais, on e&ucirc;t dit que cette maison
+nous appartenait et que nous l'avions abandonn&eacute;e durant un
+long voyage. Elle ouvrit, en se penchant, une petite grille, et
+se h&acirc;ta d'inspecter avec inqui&eacute;tude le lieu
+solitaire. Une grande cour herbeuse, o&ugrave; des enfants
+avaient d&ucirc; venir jouer pendant les longues et lentes
+soir&eacute;es de la fin de l'hiver, &eacute;tait ravin&eacute;e
+par l'orage. Un cerceau trempait dans une flaque d'eau. Dans les
+jardinets o&ugrave; les enfants avaient sem&eacute; des fleurs et
+des pois, la grande pluie n'avait laiss&eacute; que des
+tra&icirc;n&eacute;es de gravier blanc. Et enfin nous
+d&eacute;couvr&icirc;mes, blottie contre le seuil d'une des
+portes mouill&eacute;es, toute une couv&eacute;e de poussins
+transperc&eacute;e par l'averse. Presque tous &eacute;taient
+morts sous les ailes raidies et les plumes frip&eacute;es de la
+m&egrave;re.</p>
+
+<p>A ce spectacle pitoyable, le jeune femme eut un cri
+&eacute;touff&eacute;. Elle se pencha et, sans souci de l'eau ni
+de la boue, triant les poussins vivants d'entre les morts, elle
+les mit dans un pan de son manteau. Puis nous entr&acirc;mes dans
+la maison dont elle avait la clef. Quatre portes ouvraient sur un
+&eacute;troit couloir o&ugrave; le vent s'engouffra en sifflant.
+Yvonne de Galais ouvrit la premi&egrave;re &agrave; notre droite
+et me fit p&eacute;n&eacute;trer dans une chambre sombre, ou je
+distinguai, apr&egrave;s un moment d'h&eacute;sitation, une
+grande glace et un petit lit recouvert, &agrave; la mode
+campagnarde, d'un &eacute;dredon de soie rouge. Quant &agrave;
+elle, apr&egrave;s avoir cherch&eacute; un instant dans le reste
+de l'appartement, elle revint, portant la couv&eacute;e malade
+dans une corbeille garnie de duvet, qu'elle glissa
+pr&eacute;cieusement sous l'&eacute;dredon. Et, tandis qu'un
+rayon de soleil languissant, le premier et le dernier de la
+journ&eacute;e, faisait plus p&acirc;les nos visages et plus
+obscure la tomb&eacute;e de la nuit, nous &eacute;tions
+l&agrave;, debout, glac&eacute;s et tourment&eacute;s, dans la
+maison &eacute;trange!</p>
+
+<p>D'instant en instant, elle allait regarder dans le nid
+fi&eacute;vreux, enlever un nouveau poussin mort pour
+l'emp&ecirc;cher de faire mourir les autres. Et chaque fois il
+nous semblait que quelque chose comme un grand vent par les
+carreaux cass&eacute;s du grenier, comme un chagrin
+myst&eacute;rieux d'enfants inconnus, se lamentait
+silencieusement.</p>
+
+<p>"C'&eacute;tait ici, me dit enfin ma compagne, la maison de
+Frantz quand il &eacute;tait petit. Il avait voulu une maison
+pour lui tout seul, loin de tout le monde, dans laquelle il
+p&ucirc;t aller jouer, s'amuser et vivre quand cela lui plairait.
+Mon p&egrave;re avait trouv&eacute; cette fantaisie si
+extraordinaire, si dr&ocirc;le, qu'il n'avait pas refus&eacute;.
+Et quand cela lui plaisait, un jeudi, un dimanche, n'importe
+quand, Frantz partait habiter dans sa maison comme un homme. Les
+enfants des fermes d'alentour venaient jouer avec lui, l'aider
+&agrave; faire son m&eacute;nage, travailler dans le jardin.
+C'&eacute;tait un jeu merveilleux! Et le soir venu, il n'avait
+pas peur de coucher tout seul. Quant &agrave; nous, nous
+l'admirions tellement que nous ne pensions pas m&ecirc;me
+&agrave; &ecirc;tre inquiets.</p>
+
+<p>"Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec un
+soupir, la maison est vide. Monsieur de Galais, frapp&eacute; par
+l'&acirc;ge et le chagrin, n'a jamais rien fait pour retrouver ni
+rappeler mon fr&egrave;re. Et que pourrait-il tenter?</p>
+
+<p>"Moi je passe ici bien souvent. Les petits paysans des
+environs viennent jouer dans la cour comme autrefois. Et je me
+plais &agrave; imaginer que ce sont les anciens amis de Frantz;
+que lui-m&ecirc;me est encore un enfant et qu'il va revenir
+bient&ocirc;t avec la fianc&eacute;e qu'il s'&eacute;tait
+choisie.</p>
+
+<p>"Ces enfants-l&agrave; me connaissent bien. Je joue avec eux.
+Cette couv&eacute;e de petits poulets &eacute;tait &agrave;
+nous..."</p>
+
+<p>Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais rien dit, ce
+grand regret d'avoir perdu son fr&egrave;re si fou, si charmant
+et si admir&eacute;, il avait fallu cette averse et cette
+d&eacute;b&acirc;cle enfantine pour qu'elle me les confi&acirc;t.
+Et je l'&eacute;coutais sans rien r&eacute;pondre, le coeur tout
+gonfl&eacute; de sanglots....</p>
+
+<p>Les portes et la grille referm&eacute;es, les poussins remis
+dans la cabane en planches qu'il y avait derri&egrave;re la
+maison, elle reprit tristement mon bras et je la reconduisis.</p>
+
+<p>Des semaines, des mois pass&egrave;rent. Epoque pass&eacute;e!
+Bonheur perdu! De celle qui avait &eacute;t&eacute; la
+f&eacute;e, la princesse et l'amour myst&eacute;rieux de toute
+notre adolescence, c'est &agrave; moi qu'il &eacute;tait
+&eacute;chu de prendre le bras et de dire ce qu'il fallait pour
+adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon avait fui. De cette
+&eacute;poque, de ces conversations, le soir, apr&egrave;s la
+classe que je faisais sur la c&ocirc;te de
+Saint-Benoist-des-Champs, de ces promenades o&ugrave; la seule
+chose dont il e&ucirc;t fallu parler &eacute;tait la seule sur
+laquelle nous &eacute;tions d&eacute;cid&eacute;s &agrave; nous
+taire, que pourrais-je dire &agrave; pr&eacute;sent? Je n'ai pas
+gard&eacute; d'autre souvenir que celui, &agrave; demi
+effac&eacute; d&eacute;j&agrave;, d'un beau visage amaigri, de
+deux yeux dont les paupi&egrave;res s'abaissent lentement tandis
+qu'ils me regardent, comme pour d&eacute;j&agrave; ne plus voir
+qu'un monde int&eacute;rieur.</p>
+
+<p>Et je suis demeur&eacute; son compagnon fid&egrave;le -
+compagnon d'une attente dont nous ne parlions pas - durant tout
+un printemps et tout un &eacute;t&eacute; comme il n'y en aura
+jamais plus. Plusieurs fois, nous retourn&acirc;mes,
+l'apr&egrave;s-midi, &agrave; la maison de Frantz. Elle ouvrait
+les portes pour donner de l'air, pour que rien ne f&ucirc;t moisi
+quand le jeune m&eacute;nage reviendrait. Elle s'occupait de la
+volaille &agrave; demi sauvage qui g&icirc;tait dans la
+basse-cour. Et le jeudi o&ugrave; le dimanche, nous encouragions
+les jeux des petits campagnards d'alentour, dont les cris et les
+rires, dans le site solitaire, faisaient para&icirc;tre plus
+d&eacute;serte et plus vide encore la petite maison
+abandonn&eacute;e.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE XI</h2>
+
+<h3>Conversation sous la pluie.</h3>
+
+<p>Le mois d'ao&ucirc;t, &eacute;poque des vacances,
+m'&eacute;loigna des Sablonni&egrave;res et de la jeune femme. Je
+dus aller passer &agrave; Sainte-Agathe mes deux mois de
+cong&eacute;. Je revis la grande cour s&egrave;che, le
+pr&eacute;au, la classe vide... Tout parlait du grand Meaulnes.
+Tout &eacute;tait rempli des souvenirs de notre adolescence
+d&eacute;j&agrave; finie. Pendant ces longues journ&eacute;es
+jaunies, je m'enfermais comme jadis, avant la venue de Meaulnes,
+dans le cabinet des archives, dans les classes d&eacute;sertes.
+Je lisais, j'&eacute;crivais, je me souvenais... Mon p&egrave;re
+&eacute;tait &agrave; la p&ecirc;che au loin. Millie dans le
+salon cousait ou jouait du piano comme jadis... Et dans le
+silence absolu de la classe, o&ugrave; les couronnes de papier
+vert d&eacute;chir&eacute;es, les enveloppes des livres de prix,
+les tableaux &eacute;pong&eacute;s, tout disait que
+l'ann&eacute;e &eacute;tait finie, les r&eacute;compenses
+distribu&eacute;es, tout attendais l'automne, la rentr&eacute;e
+d'octobre et le nouvel effort -je pensais de m&ecirc;me que notre
+jeunesse &eacute;tait finie et le bonheur manqu&eacute;; moi
+aussi j'attendais la rentr&eacute;e aux Sablonni&egrave;res et le
+retour d'Augustin qui peut-&ecirc;tre ne reviendrait
+jamais...</p>
+
+<p>Il y avait cependant une nouvelle heureuse que
+j'annon&ccedil;ai &agrave; Millie, lorsqu'elle se d&eacute;cida
+&agrave; m'interroger sur la nouvelle mari&eacute;e. Je redoutais
+ses questions, sa fa&ccedil;on &agrave; la fois tr&egrave;s
+innocente et tr&egrave;s maligne de vous plonger soudain dans
+l'embarras, en mettant le doigt sur votre pens&eacute;e la plus
+secr&egrave;te. Je coupai court &agrave; tout en annon&ccedil;ant
+que la jeune femme de mon ami Meaulnes serait m&egrave;re au mois
+d'octobre.</p>
+
+<p>A part moi, je me rappelai le jour o&ugrave; Yvonne de Galais
+m'avait fait comprendre cette grande nouvelle. Il y avait eut un
+silence; de ma part, un l&eacute;ger embarras de jeune homme. Et
+j'avais dit tout de suite, inconsid&eacute;r&eacute;ment, pour le
+dissiper - songeant trop tard &agrave; tout le drame que je
+remuais ainsi:</p>
+
+<p>"Vous devez &ecirc;tre bien heureuse?"</p>
+
+<p>Mais elle, sans arri&egrave;re-pens&eacute;e, sans regret, ni
+remords, ni rancune, elle avait r&eacute;pondu avec un beau
+sourire de bonheur:</p>
+
+<p>"Oui, bien heureuse".</p>
+
+<p>Durant cette derni&egrave;re semaine des vacances, qui est en
+g&eacute;n&eacute;ral la plus belle et la plus romantique,
+semaine de grandes pluies, semaine o&ugrave; l'on commence
+&agrave; allumer les feux, et que je passais d'ordinaire &agrave;
+chasser dans les sapins noirs et mouill&eacute;s du Vieux-Nancay,
+je fis mes pr&eacute;paratifs pour rentrer directement &agrave;
+Saint-Benoist-des-Champs. Firmin, ma tante Julie et mes cousines
+du Vieux-Nancay m'eussent pos&eacute; trop de questions
+auxquelles je ne voulais pas r&eacute;pondre. Je renon&ccedil;ai
+pour cette fois &agrave; mener durant huit jours la vie enivrante
+de chasseur campagnard et je regagnai ma maison d'&eacute;cole
+quatre jours avant la rentr&eacute;e des classes.</p>
+
+<p>J'arrivai avant la nuit dans la cour d&eacute;j&agrave;
+tapiss&eacute;e de feuilles jaunies. Le voiturier parti, je
+d&eacute;ballai tristement dans la salle &agrave; manger, sonore
+et "renferm&eacute;e" le paquet de provisions que m'avait fait
+maman... Apr&egrave;s un l&eacute;ger repas du bout des dents,
+impatient, anxieux, je mis ma p&egrave;lerine et partis pour une
+fi&eacute;vreuse promenade qui me mena tout droit aux abords des
+Sablonni&egrave;res.</p>
+
+<p>Je ne voulus pas m'y introduire en intrus d&egrave;s le
+premier soir de mon arriv&eacute;e. Cependant, plus hardi qu'en
+f&eacute;vrier, apr&egrave;s avoir tourn&eacute; tout autour du
+Domaine o&ugrave; brillait seule la fen&ecirc;tre de la jeune
+femme, je franchis, derri&egrave;re la maison, la cl&ocirc;ture
+du jardin et m'assis sur un banc, contre la haie, dans l'ombre
+commen&ccedil;ante, heureux simplement d'&ecirc;tre l&agrave;,
+tout pr&egrave;s de ce qui me passionnait et m'inqui&eacute;tait
+le plus au monde.</p>
+
+<p>La nuit venait. Une pluie fine commen&ccedil;ait &agrave;
+tomber. La t&ecirc;te basse, je regardais, sans y songer, mes
+souliers se mouiller peu &agrave; peu et luire d'eau. L'ombre
+m'entourait lentement et la fra&icirc;cheur me gagnait sans
+troubler ma r&ecirc;verie. Tendrement, tristement, je
+r&ecirc;vais aux chemins boueux de Sainte-Agathe, par ce
+m&ecirc;me soir de septembre; j'imaginais la place pleine de
+brume, le gar&ccedil;on boucher qui siffle en allant &agrave; la
+pompe, le caf&eacute; illumin&eacute;, la joyeuse voitur&eacute;e
+avec sa carapace de parapluies ouverts qui arrivait avant la fin
+des vacances, chez l'oncle Florentin... Et je me disais
+tristement: "Qu'importe tout ce bonheur, puisque Meaulnes, mon
+compagnon, ne peut pas y &ecirc;tre, ni sa jeune femme..."</p>
+
+<p>C'est alors que, levant la t&ecirc;te, je la vis &agrave; deux
+pas de moi. Ses souliers, dans le sable, faisaient un bruit
+l&eacute;ger que j'avais confondu avec celui des gouttes d'eau de
+la haie. Elle avait sur la t&ecirc;te et les &eacute;paules un
+grand fichu de laine noire, et la pluie fine poudrait sur son
+front ses cheveux. Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle
+aper&ccedil;u par la fen&ecirc;tre qui donnait sur le jardin. Et
+elle venait vers moi. Ainsi ma m&egrave;re, autrefois,
+s'inqui&eacute;tait et me cherchait pour me dire: "Il faut
+rentrer", mais ayant pris go&ucirc;t &agrave; cette promenade
+sous la pluie et dans la nuit, elle disait seulement avec
+douceur: "Tu vas prendre froid!" et restait en ma compagnie
+&agrave; causer longuement...</p>
+
+<p>Yvonne de Galais me tendit une main br&ucirc;lante, et,
+renon&ccedil;ant &agrave; me faire entrer aux
+Sablonni&egrave;res, elle s'assit sur le banc moussu et
+vert-de-gris&eacute;, du c&ocirc;t&eacute; le moins
+mouill&eacute;, tandis que debout, appuy&eacute; du genou
+&agrave; ce m&ecirc;me banc, je me penchais vers elle pour
+l'entendre.</p>
+
+<p>Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir ainsi
+&eacute;court&eacute; mes vacances:</p>
+
+<p>"Il fallait bien, r&eacute;pondis-je, que je vinsse au plus
+t&ocirc;t pour vout tenir compagnie.</p>
+
+<p>- Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je
+suis seule encore. Augustin n'est pas revenu..."</p>
+
+<p>Prenant ce soupir pour un regret, un reproche
+&eacute;touff&eacute;, je commen&ccedil;ais &agrave; dire
+lentement:</p>
+
+<p>"Tant de folies dans une si noble t&ecirc;te! Peut-&ecirc;tre
+le go&ucirc;t des aventures plus fort que tout..."</p>
+
+<p>Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut en ce lieu, ce
+soir-l&agrave;, que pour la premi&egrave;re et la derni&egrave;re
+fois, elle me parla de Meaulnes.</p>
+
+<p>"Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, Fran&ccedil;ois
+Seurel, mon ami. Il n'y a que nous - il n'y a que moi de
+coupable. Songez &agrave; ce que nous avons fait...</p>
+
+<p>"Nous lui avons dit: "Voici le bonheur, voici ce que tu as
+cherch&eacute; pendant toute ta jeunesse, voici le jeune fille
+qui &eacute;tait &agrave; la fin de tous tes r&ecirc;ves!"</p>
+
+<p>"Comment celui que nous poussions ainsi par les &eacute;paules
+n'aurait-il pas &eacute;t&eacute; saisi d'h&eacute;sitation, puis
+de crainte, puis d'&eacute;pouvante, et n'aurait-il pas
+c&eacute;d&eacute; &agrave; la tentation de s'enfuir!</p>
+
+<p>- Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous
+&eacute;tiez ce bonheur-l&agrave;, cette jeune
+fille-l&agrave;.</p>
+
+<p>- Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoir cette
+pens&eacute;e orgueilleuse. C'est cette pens&eacute;e-l&agrave;
+qui est cause de tout.</p>
+
+<p>"Je vous disais: "Peut-&ecirc;tre que je ne puis rien faire
+pour lui". Et au fond de moi, je pensais: Puisqu'il m'a tant
+cherch&eacute;e et puisque je l'aime il faudra bien que je fasse
+son bonheur". Mais quand je l'ai vu pr&egrave;s de moi, avec
+toute sa fi&egrave;vre, son inqui&eacute;tude, son remords
+myst&eacute;rieux, j'ai compris que je n'&eacute;tais qu'une
+pauvre femme comme les autres...</p>
+
+<p>" - Je ne suis pas digne de vous", r&eacute;p&eacute;tait-il,
+quand ce fut le petit jour et la fin de la nuit de nos noces.</p>
+
+<p>"Et j'essayais de le consoler, de le rassurer. Rien ne calmait
+son angoisse. Alors j'ai dit: "S'il faut que vous partiez, si je
+suis venue vers vous au moment o&ugrave; rien ne pouvait vous
+rendre heureux, s'il faut que vous m'abandonniez un temps pour
+ensuite revenir apais&eacute; pr&egrave;s de moi, c'est moi qui
+vous demande de partir..."</p>
+
+<p>Dans l'ombre je vis qu'elle avait lev&eacute; les yeux sur
+moi. C'&eacute;tait comme une confession qu'elle m'avait faite,
+et elle attendait, anxieusement, que je l'approuve ou la
+condamne. Mais que pouvais-je dire? Certes, au fond de moi, je
+revoyais le grand Meaulnes de jadis, gauche et sauvage, qui se
+faisait toujours punir plut&ocirc;t que de s'excuser ou de
+demander une permission qu'on lui e&ucirc;t certainement
+accord&eacute;e. Sans doute aurait-il fallu qu'Yvonne de Galais
+lui fit violence, et lui prenant la t&ecirc;te entre ses mains,
+lui dit: "Qu'importe ce que vous avez fait; je vous aime; tous
+les hommes ne sont-ils pas des p&eacute;cheurs?" Sans doute
+avait-elle eu grand tort, par g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;,
+par esprit de sacrifice, de le rejeter ainsi sur la route des
+aventures... Mais comment aurais-je pu d&eacute;sapprouver tant
+de bont&eacute;, tant d'amour!...</p>
+
+<p>Il y eut un long moment de silence, pendant lequel,
+troubl&eacute;s jusques au fond du coeur, nous entendions la
+pluie froide d&eacute;goutter dans les haies et sous les branches
+des arbres.</p>
+
+<p>"Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. Plus rien ne
+nous s&eacute;parait d&eacute;sormais. Et il m'a
+embrass&eacute;e, simplement, comme un mari qui laisse sa jeune
+femme, avant un long voyage..."</p>
+
+<p>Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main
+fi&eacute;vreuse, puis son bras, et nous remont&acirc;mes
+l'all&eacute;e dans l'obscurit&eacute; profonde.</p>
+
+<p>"Pourtant il ne vous a jamais &eacute;crit? demandai-je.</p>
+
+<p>- Jamais", r&eacute;pondit-elle.</p>
+
+<p>Et alors, la pens&eacute;e nous venant &agrave; tous deux de
+la vie aventureuse qu'il menait &agrave; cette heure sur les
+routes de France ou d'Allemagne, nous commen&ccedil;&acirc;mes
+&agrave; parler de lui comme nous ne l'avions jamais fait.
+D&eacute;tails oubli&eacute;s, impressions anciennes nous
+revenaient en m&eacute;moire, tandis que lentement nous
+regagnions la maison, faisant &agrave; chaque pas de longues
+stations pour mieux &eacute;changer nos souvenirs... Longtemps -
+jusqu'aux barri&egrave;res du jardin - dans l'ombre, j'entendis
+la pr&eacute;cieuse voix basse de la jeune femme; et moi, repris
+par mon vieil enthousiasme, je lui parlais sans me lasser, avec
+une amiti&eacute; profonde, de celui qui nous avait
+abandonn&eacute;s...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE XII</h2>
+
+<h3>Le fardeau.</h3>
+
+<p>La classe devait commencer le lundi. Le samedi soir, vers cinq
+heures, une femme du Domaine entra dans la cour de l'&eacute;cole
+o&ugrave; j'&eacute;tais occup&eacute; &agrave; scier du bois
+pour l'hiver. Elle venait m'annoncer qu'une petite fille
+&eacute;tait n&eacute;e aux Sablonni&egrave;res. L'accouchement
+avait &eacute;t&eacute; difficile. A neuf heures du soir il avait
+fallu demander la sage-femme de Pr&eacute;veranges. A minuit, on
+avait attel&eacute; de nouveau pour aller chercher le
+m&eacute;decin de Vierzon. Il avait d&ucirc; appliquer les fers.
+La petite fille avait la t&ecirc;te bless&eacute;e et criait
+beaucoup mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de Galais
+&eacute;tait maintenant tr&egrave;s affaiss&eacute;e , mais elle
+avait souffert et r&eacute;sist&eacute; avec une vaillance
+extraordinaire.</p>
+
+<p>Je laissai l&agrave; mon travail, courus rev&ecirc;tir un
+autre paletot, et content, en somme, de ces nouvelles, je suivis
+la bonne femme jusqu'aux Sablonni&egrave;res. Avec
+pr&eacute;caution, de crainte que l'une des deux bless&eacute;es
+ne f&ucirc;t endormie, je montai par l'&eacute;troit escalier de
+bois qui menait au premier &eacute;tage. Et l&agrave;, M. de
+Galais, le visage fatigu&eacute; mais heureux me fit entrer dans
+la chambre o&ugrave; l'on avait provisoirement install&eacute; le
+berceau entour&eacute; de rideaux.</p>
+
+<p>Je n'&eacute;tais jamais entr&eacute; dans une maison
+o&ugrave; f&ucirc;t n&eacute; le jour m&ecirc;me un petit enfant.
+Que cela me paraissait bizarre et myst&eacute;rieux et bon! Il
+faisait un soir si beau - un v&eacute;ritable soir
+d'&eacute;t&eacute; - que M. de Galais n'avait pas craint
+d'ouvrir la fen&ecirc;tre qui donnait sur la cour. Accoud&eacute;
+pr&egrave;s de moi sur l'appui de la crois&eacute;e, il me
+racontait, avec &eacute;puisement et bonheur, le drame de la
+nuit; et moi qui l'&eacute;coutais, je sentais obscur&eacute;ment
+que quelqu'un d'&eacute;tranger &eacute;tait maintenant avec nous
+dans la chambre...</p>
+
+<p>Sous les rideaux, cela se mit &agrave; crier, un petit cri
+aigre et prolong&eacute;... Alors M. de Galais me dit &agrave;
+demi-voix:</p>
+
+<p>"C'est cette blessure &agrave; la t&ecirc;te qui la fait
+crier".</p>
+
+<p>Machinalement - on sentait qu'il faisait cela depuis le matin
+et que d&eacute;j&agrave; il en avait pris l'habitude - il se mit
+&agrave; bercer le petit paquet de rideaux.</p>
+
+<p>"Elle a ri d&eacute;j&agrave;, dit-il, et elle prend le doigt.
+Mais vous ne l'avez pas vue?"</p>
+
+<p>Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure
+bouffie, un petit cr&acirc;ne allong&eacute; et
+d&eacute;form&eacute; par les fers:</p>
+
+<p>"Ce n'est rien, dit M. de Galais, le m&eacute;decin a dit que
+tout cela s'arrangerait de soi-m&ecirc;me... Donnez-lui votre
+doigt, elle va le serrer".</p>
+
+<p>Je d&eacute;couvrais l&agrave; comme un monde ignor&eacute;.
+Je me sentais le coeur gonfl&eacute; d'une joie &eacute;trange
+que je ne connaissais pas auparavant...</p>
+
+<p>M. de Galais entr'ouvrit avec pr&eacute;caution la porte de la
+chambre de la jeune femme. Elle ne dormait pas.</p>
+
+<p>"Vous pouvez entrer", dit-il.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait &eacute;tendue, le visage
+enfi&eacute;vr&eacute;, au milieu de ses cheveux blonds
+&eacute;pars. Elle me tendit la main en souriant d'un air las. Je
+lui fis compliment de sa fille. D'une voix un peu rauque, et avec
+une rudesse inaccoutum&eacute;e - la rudesse de quelqu'un qui
+revient du combat:</p>
+
+<p>"Oui, mais on me l'a ab&icirc;m&eacute;e", dit-elle en
+souriant.</p>
+
+<p>Il fallut bient&ocirc;t partir pour ne pas la fatiguer.</p>
+
+<p>Le lendemain dimanche, dans l'apr&egrave;s-midi, je me rendis
+avec une h&acirc;te presque joyeuse aux Sablonni&egrave;res. A la
+porte, un &eacute;criteau fix&eacute; avec des &eacute;pingles
+arr&ecirc;ta le geste que je faisais d&eacute;j&agrave;:</p>
+
+<p>Pri&egrave;re de ne pas sonner</p>
+
+<p>Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai assez
+fort. J'entendis dans l'int&eacute;rieur des pas
+&eacute;touff&eacute;s qui accouraient. Quelqu'un que je ne
+connaissais pas - et qui &eacute;tait le m&eacute;decin de
+Vierzon - m'ouvrit:</p>
+
+<p>"Eh bien, qu'y a-t-il? fis-je vivement.</p>
+
+<p>- Chut! chut! - me r&eacute;pondit-il tout bas, l'air
+f&acirc;ch&eacute;. La petite fille a failli mourir cette nuit.
+Et la m&egrave;re est tr&egrave;s mal".</p>
+
+<p>Compl&egrave;tement d&eacute;concert&eacute;, je le suivis sur
+la pointe des pieds jusqu'au premier &eacute;tage. La petite
+fille endormie dans son berceau &eacute;tait toute p&acirc;le,
+toute blanche, comme un petit enfant mort. Le m&eacute;decin
+pensait la sauver. Quant &agrave; la m&egrave;re, il m'affirmait
+rien... Il me donna de longues explications comme au seul ami de
+la famille. Il parla de congestion pulmonaire, d'embolie. Il
+h&eacute;sitait, il n'&eacute;tait pas s&ucirc;r... M. de Galais
+entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard et
+tremblant.</p>
+
+<p>Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir ce qu'il
+faisait:</p>
+
+<p>"Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit pas
+effray&eacute;e; il faut, a ordonn&eacute; le m&eacute;decin, lui
+persuader que cela va bien".</p>
+
+<p>Tout le sang &agrave; la figure, Yvonne de Galais &eacute;tait
+&eacute;tendue, la t&ecirc;te renvers&eacute;e comme la veille.
+Les joues et le front rouge sombre, les yeux par instants
+r&eacute;vuls&eacute;s, comme quelqu'un qui &eacute;touffe, elle
+se d&eacute;fendait contre la mort avec un courage et une douceur
+indicibles.</p>
+
+<p>Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa main en feu,
+avec tant d'amiti&eacute; que je faillis &eacute;clater en
+sanglots.</p>
+
+<p>"Eh bien, eh bien, dit M. de Galais tr&egrave;s fort, avec un
+enjouement affreux, qui semblait de folie, vous voyez que pour
+une malade elle n'a pas trop mauvaise mine!"</p>
+
+<p>Et je ne savais que r&eacute;pondre, mais je gardais dans la
+mienne la main horriblement chaude de la jeune femme
+mourante...</p>
+
+<p>Elle voulut faire un effort pour me dire quelque chose, me
+demander je ne sais quoi; elle tourna les yeux vers moi, puis
+vers la fen&ecirc;tre, comme pour me faire signe d'aller dehors
+chercher Quelqu'un... Mais alors une affreuse crise
+d'&eacute;touffement la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un
+instant, m'avaient appel&eacute; si tragiquement, se
+r&eacute;vuls&egrave;rent; ses joues et son front noircirent, et
+elle se d&eacute;battit doucement cherchant &agrave; contenir
+jusqu'&agrave; la fin son &eacute;pouvante et son
+d&eacute;sespoir. On se pr&eacute;cipita - le m&eacute;decin et
+les femmes - avec un ballon d'oxyg&egrave;ne, des serviettes, des
+flacons; tandis que le vieillard pench&eacute; sur elle criait -
+criait comme si d&eacute;j&agrave; elle e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; loin de lui, de sa voix rude et tremblante:</p>
+
+<p>"N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu n'as pas besoin
+d'avoir peur!"</p>
+
+<p>Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu, mais elle
+continua &agrave; suffoquer &agrave; demi, les yeux blancs, la
+t&ecirc;te renvers&eacute;e, luttant toujours, mais incapable,
+f&ucirc;t-ce un instant, pour me regarder et me parler, de sortir
+du gouffre o&ugrave; elle &eacute;tait d&eacute;j&agrave;
+plong&eacute;e.</p>
+
+<p>... Et comme je n'&eacute;tais utile &agrave; rien, je dus me
+d&eacute;cider &agrave; partir. Sans doute, j'aurais pu rester un
+instant encore; et &agrave; cette pens&eacute;e je me sens
+&eacute;treint par un affreux regret. Mais quoi?
+J'esp&eacute;rais encore. Je me persuadais que tout
+n'&eacute;tait pas si proche.</p>
+
+<p>En arrivant &agrave; la lisi&egrave;re des sapins,
+derri&egrave;re la maison, songeant au regard de la jeune femme
+tourn&eacute; vers la fen&ecirc;tre, j'examinai avec l'attention
+d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la profondeur de ce
+bois par o&ugrave; Augustin &eacute;tait venu jadis et par
+o&ugrave; il avait fui l'hiver pr&eacute;c&eacute;dent.
+H&eacute;las! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte; pas une
+branche qui remue. Mais, &agrave; la longue, l&agrave;-bas, vers
+l'all&eacute;e qui venait de Pr&eacute;veranges, j'entendis le
+son tr&egrave;s fin d'une clochette; bient&ocirc;t parut au
+d&eacute;tour du sentier un enfant avec une calotte rouge et une
+blouse d'&eacute;colier que suivait un pr&ecirc;tre... Et je
+partis, d&eacute;vorant mes larmes.</p>
+
+<p>Le lendemain &eacute;tait le jour de la rentr&eacute;e des
+classes. A sept heures, il y avait d&eacute;j&agrave; deux ou
+trois gamins dans la cour. J'h&eacute;sitai longuement &agrave;
+descendre, &agrave; me montrer. Et lorsque je parus enfin,
+tournant la clef de la classe moisie, qui &eacute;tait
+ferm&eacute;e depuis deux mois, ce que je redoutais le plus au
+monde arriva: je vis le plus grand des &eacute;coliers se
+d&eacute;tacher du groupe qui jouait sous le pr&eacute;au et
+s'approcher de moi. Il venait me dire que "le jeune dame des
+Sablonni&egrave;res &eacute;tait morte hier &agrave; la
+tomb&eacute;e de la nuit".</p>
+
+<p>Tout se m&ecirc;le pour moi, tout se confond dans cette
+douleur. Il me semble maintenant que jamais plus je n'aurai le
+courage de recommencer la classe. Rien que traverser la cour
+aride de l'&eacute;cole c'est une fatigue qui va me briser les
+genoux. Tout est p&eacute;nible, tout est amer puisqu'elle est
+morte. Le monde est vide, les vacances sont finies. Finies, les
+longues courses perdues en voiture; finie, la f&ecirc;te
+myst&eacute;rieuse... Tout redevient la peine que
+c'&eacute;tait.</p>
+
+<p>J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de classe ce matin.
+Ils s'en vont, par petits groupes, porter cette nouvelle aux
+autres &agrave; travers la campagne. Quant &agrave; moi, je
+prends mon chapeau noir, une jaquette bord&eacute;e que j'ai, et
+je m'en vais mis&eacute;rablement vers les
+Sablonni&egrave;res...</p>
+
+<p>... Me voici devant la maison que nous avions tant
+cherch&eacute;e il y a trois ans! C'est dans cette maison
+qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin Meaulnes, est morte hier
+soir. Un &eacute;tranger la prendrait pour une chapelle, tant il
+s'est fait de silence depuis hier dans ce lieu
+d&eacute;sol&eacute;.</p>
+
+<p>Voil&agrave; donc ce que nous r&eacute;servait ce beau matin
+de rentr&eacute;e, ce perfide soleil d'automne qui glisse sous
+les branches. Comment lutterais-je contre cette affreuse
+r&eacute;volte, cette suffocante mont&eacute;e de larmes! Nous
+avions retrouv&eacute; la belle jeune fille. Nous l'avions
+conquise. Elle &eacute;tait la femme de mon compagnon et moi je
+l'aimais de cette amiti&eacute; profonde et secr&egrave;te qui ne
+se dit jamais. Je la regardais et j'&eacute;tais content, comme
+un petit enfant. J'aurais un jour peut-&ecirc;tre
+&eacute;pous&eacute; une autre jeune fille, et c'est &agrave;
+elle la premi&egrave;re que j'aurais confi&eacute; la grande
+nouvelle secr&egrave;te...</p>
+
+<p>Pr&egrave;s de la sonnette, au coin de la porte, on a
+laiss&eacute; l'&eacute;criteau d'hier. On a d&eacute;j&agrave;
+apport&eacute; le cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la
+chambre du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui
+m'accueille, qui me raconte la fin et qui entr'ouvre doucement la
+porte... La voici. Plus de fi&egrave;vre ni de combats. Plus de
+rougeur, ni d'attente... Rien que le silence, et, entour&eacute;
+d'ouate, un dur visage insensible et blanc, un front mort
+d'o&ugrave; sortent les cheveux drus et durs.</p>
+
+<p>M. de Galais, accroupi dans un coin, nous tournant le dos, est
+en chaussettes, sans souliers, et il fouille avec une terrible
+obstination dans des tiroirs en d&eacute;sordre, arrach&eacute;s
+d'une armoire. Il en sort de temps &agrave; autre, avec une crise
+de sanglots qui lui secoue les &eacute;paules comme une crise de
+rire, une photographie ancienne, d&eacute;j&agrave; jaunie, de sa
+fille.</p>
+
+<p>L'enterrement est pour midi. Le m&eacute;decin craint la
+d&eacute;composition rapide, qui suit parfois les embolies. C'est
+pourquoi le visage, comme tout le corps d'ailleurs, est
+entour&eacute; d'ouate imbib&eacute;e de ph&eacute;nol.</p>
+
+<p>L'habillage termin&eacute; - on lui a mis son admirable robe
+de velours bleu sombre, sem&eacute;e par endroits de petites
+&eacute;toiles d'argent, mais il a fallu aplatir et friper les
+belles manches &agrave; gigot maintenant d&eacute;mod&eacute;es -
+au moment de faire monter le cercueil, on s'est aper&ccedil;u
+qu'il ne pourrait pas tourner dans le couloir trop &eacute;troit.
+Il faudrait avec une corde le hisser dehors par la fen&ecirc;tre
+et de la m&ecirc;me fa&ccedil;on le faire descendre ensuite...
+Mais M. de Galais, toujours pench&eacute; sur de vieilles choses
+parmi lesquelles il cherche on ne sait quels souvenirs perdus,
+intervient alors avec une v&eacute;h&eacute;mence terrible.</p>
+
+<p>"Plut&ocirc;t, dit-il d'une voix coup&eacute;e par les larmes
+et la col&egrave;re, plut&ocirc;t que de laisser faire une chose
+aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai et la descendrai dans
+mes bras..."</p>
+
+<p>Et il ferait ainsi, au risque de tomber en faiblesse, &agrave;
+mi-chemin, et de s'&eacute;crouler avec elle!</p>
+
+<p>Mais alors je m'avance, je prends le seul parti possible: avec
+l'aide du m&eacute;decin et d'une femme, passant un bras sous le
+dos de la morte &eacute;tendue, l'autre sous ses jambes, je la
+charge contre ma poitrine. Assise sur mon bras gauche, les
+&eacute;paules appuy&eacute;es contre mon bras droit, sa
+t&ecirc;te retombante retourn&eacute;e sous mon menton, elle
+p&egrave;se terriblement sur mon coeur. Je descends lentement,
+marche par marche, le long escalier raide, tandis qu'en bas on
+appr&ecirc;te tout.</p>
+
+<p>J'ai bient&ocirc;t les deux bras cass&eacute;s par la fatigue.
+A chaque marche, avec ce poids sur la poitrine, je suis un peu
+essouffl&eacute;. Agripp&eacute; au corps inerte et pesant, je
+baisse la t&ecirc;te sur la t&ecirc;te de celle que j'emporte, je
+respire fortement et ses cheveux blonds aspir&eacute;s m'entrent
+dans la bouche - des cheveux morts qui ont un go&ucirc;t de
+terre. Ce go&ucirc;t de terre et de mort, ce poids sur le coeur,
+c'est tout ce qui reste pour moi de la grande aventure, et de
+vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant cherch&eacute;e - tant
+aim&eacute;e...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE XIII</h2>
+
+<h3>Le cahier de devoirs mensuels.</h3>
+
+<p>Dans la maison pleine de tristes souvenirs, o&ugrave; des
+femmes, tout le jour, ber&ccedil;aient et consolaient un tout
+petit enfant malade, le vieux M. de Galais ne tarda pas &agrave;
+s'aliter. Aux premiers grands froids de l'hiver il
+s'&eacute;teignit paisiblement et je ne pus me tenir de verser
+des larmes au chevet de ce vieil homme charmant, dont la
+pens&eacute;e indulgente et la fantaisie alli&eacute;e &agrave;
+celle de son fils avaient &eacute;t&eacute; la cause de toute
+notre aventure. Il mourut, fort heureusement, dans une
+incompr&eacute;hension compl&egrave;te de tout ce qui
+s'&eacute;tait pass&eacute; et, d'ailleurs, dans un silence
+presque absolu. Comme il n'avait plus depuis longtemps ni parents
+ni amis dans cette r&eacute;gion de la France, il m'institua par
+testament son l&eacute;gataire universel jusqu'au retour de
+Meaulnes, a qui je devais rendre compte de tout, s'il revenait
+jamais... Et c'est au Sablonni&egrave;res d&eacute;sormais que
+j'habitai. Je n'allais plus &agrave; Saint-Benoist que pour y
+faire la classe, partant le matin de bonne heure,
+d&eacute;jeunant &agrave; midi d'un repas pr&eacute;par&eacute;
+au Domaine, que je faisais chauffer sur le po&ecirc;le, et
+rentrant le soir aussit&ocirc;t apr&egrave;s l'&eacute;tude.
+Ainsi je pus garder pr&egrave;s de moi l'enfant que les servantes
+de la ferme soignaient. Surtout j'augmentais mes chances de
+rencontrer Augustin, s'il rentrait un jour aux
+Sablonni&egrave;res.</p>
+
+<p>Je ne d&eacute;sesp&eacute;rais pas, d'ailleurs, de
+d&eacute;couvrir &agrave; la longue dans les meubles, dans les
+tiroirs de la maison, quelque papier, quelque indice qui me
+permit de conna&icirc;tre l'emploi de son temps, durant le long
+silence des ann&eacute;es pr&eacute;c&eacute;dentes - et
+peut-&ecirc;tre ainsi de saisir les raisons de sa fuite ou tout
+au moins de retrouver sa trace... J'avais d&eacute;j&agrave;
+vainement inspect&eacute; je ne sais combien de placards et
+d'armoires, ouvert, dans les cabinets de d&eacute;barras, une
+quantit&eacute; d'anciens cartons de toutes formes, qui se
+trouvaient tant&ocirc;t remplis de liasses de vieilles lettres et
+de photographies jaunies de la famille de Galais, tant&ocirc;t
+bond&eacute;s de fleurs artificielles, de plumes, d'aigrettes et
+d'oiseaux d&eacute;mod&eacute;s. Il s'&eacute;chappait de ces
+bo&icirc;tes je ne sais quelle odeur fan&eacute;e, quel parfum
+&eacute;teint, qui, soudain, r&eacute;veillaient en moi pour tout
+un jour les souvenirs, les regrets, et arr&ecirc;taient mes
+recherches...</p>
+
+<p>Un jour de cong&eacute;, enfin, j'avisai au grenier une
+vieille petite malle longue et basse, couverte de poils de porc
+&agrave; demi rong&eacute;s, et que je reconnus pour &ecirc;tre
+la malle d'&eacute;colier d'Augustin. Je me reprochai de n'avoir
+point commenc&eacute; par l&agrave; mes recherches. J'en fis
+sauter facilement la serrure rouill&eacute;e. La malle
+&eacute;tait pleine jusqu'au bord des cahiers et des livres de
+Sainte-Agathe. Arithm&eacute;tiques, litt&eacute;ratures, cahiers
+de probl&egrave;mes, que sais-je?... Avec attendrissement
+plut&ocirc;t que par curiosit&eacute;, je me mis &agrave;
+fouiller dans tout cela, relisant les dict&eacute;es que je
+savais encore par coeur, tant de fois nous les avions
+recopi&eacute;es! "L'Aqueduc" de Rousseau, "Une aventure en
+Calabre" de P.L. Courier, "Lettre de George Sand &agrave; son
+fils"...</p>
+
+<p>Il y avait aussi un "Cahier de Devoirs Mensuels". J'en fus
+surpris, car ces cahiers restaient au Cours et les
+&eacute;l&egrave;ves ne les emportaient jamais au dehors.
+C'&eacute;tait un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de
+l'&eacute;l&egrave;ve, Augustin Meaulnes, &eacute;tait
+&eacute;crit sur la couverture en ronde magnifique. Je l'ouvris.
+A la date des devoirs, avril 189... je reconnus que Meaulnes
+l'avait commenc&eacute; peu de jours avant de quitter
+Sainte-Agathe. Les premi&egrave;res pages &eacute;taient tenues
+avec le soin religieux qui &eacute;tait de r&egrave;gle lorsqu'on
+travaillait sur ce cahier de compositions. Mais il n'y avait pas
+plus de trois pages &eacute;crites, le reste &eacute;tait blanc
+et voil&agrave; pourquoi Meaulnes l'avait emport&eacute;.</p>
+
+<p>Tout en r&eacute;fl&eacute;chissant, agenouill&eacute; par
+terre, &agrave; ces coutumes, &agrave; ces r&egrave;gles
+pu&eacute;riles qui avaient tenu tant de place dans notre
+adolescence, je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages
+du cahier inachev&eacute;. Et c'est ainsi que je d&eacute;couvris
+de l'&eacute;criture sur d'autres feuillets. Apr&egrave;s quatre
+pages laiss&eacute;es en blanc on avait recommenc&eacute;
+&agrave; &eacute;crire.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait encore l'&eacute;criture de Meaulnes, mais
+rapide, mal form&eacute;e, &agrave; peine lisible; de petits
+paragraphes de largeurs in&eacute;gales, s&eacute;par&eacute;s
+par des lignes blanches. Parfois ce n'&eacute;tait qu'une phrase
+inachev&eacute;e. Quelquefois une date. D&egrave;s la
+premi&egrave;re ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir l&agrave;
+des renseignements sur la vie pass&eacute;e de Meaulnes &agrave;
+Paris, des indices sur la piste que je cherchais, et je descendis
+dans la salle &agrave; manger pour parcourir &agrave; loisir,
+&agrave; la lumi&egrave;re du jour, l'&eacute;trange document. Il
+faisait un jour d'hiver clair et agit&eacute;. Tant&ocirc;t le
+soleil vif dessinait les croix des carreaux sur les rideaux
+blancs de la fen&ecirc;tre, tant&ocirc;t un vent brusque jetait
+aux vitres une averse glac&eacute;e. Et c'est devant cette
+fen&ecirc;tre, aupr&egrave;s du feu, que je lus ces lignes qui
+m'expliqu&egrave;rent tant de choses et dont voici la copie
+tr&egrave;s exacte...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE XIV</h2>
+
+<h3>Le secret.</h3>
+
+<p>Je suis pass&eacute; une fois encore sous la fen&ecirc;tre. La
+vitre est toujours poussi&eacute;reuse et blanchie par le double
+rideau qui est derri&egrave;re. Yvonne de Galais l'ouvrirait-elle
+que je n'aurais rien &agrave; lui dire puisqu'elle est
+mari&eacute;e... Que faire, maintenant? Comment vivre?...</p>
+
+<p>Samedi 13 f&eacute;vrier. - J'ai rencontr&eacute;, sur le
+quai, cette jeune fille qui m'avait renseign&eacute; au mois de
+juin, qui attendait comme moi devant la maison ferm&eacute;e...
+Je lui ai parl&eacute;. Tandis qu'elle marchait, je regardais de
+c&ocirc;t&eacute; les l&eacute;gers d&eacute;fauts de son visage:
+une petite ride au coin des l&egrave;vres, un peu d'affaissement
+aux joues, et de la poudre accumul&eacute;e aux ailes du nez.
+Elle c'est retourn&eacute;e tout d'un coup et me regardant bien
+en face, peut-&ecirc;tre parce qu'elle est plus belle de face que
+de profil, elle m'a dit d'une voix br&egrave;ve:</p>
+
+<p>"Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez un jeune homme qui
+me faisait la cour, autrefois, &agrave; Bourges. Il &eacute;tait
+m&ecirc;me mon fianc&eacute;..."</p>
+
+<p>Cependant &agrave; la nuit pleine, sur le trottoir
+d&eacute;sert et mouill&eacute; qui refl&egrave;te la lueur d'un
+bec de gaz, elle s'est approch&eacute;e de moi tout d'un coup,
+pour me demander de l'emmener ce soir au th&eacute;&acirc;tre
+avec sa soeur. Je remarque pour la premi&egrave;re fois qu'elle
+est habill&eacute;e de deuil, avec un chapeau de dame trop vieux
+pour sa jeune figure, un haut parapluie fin, pareil &agrave; une
+canne. Et comme je suis tout pr&egrave;s d'elle, quand je fais un
+geste mes ongles griffent le cr&ecirc;pe de son corsage... Je
+fais des difficult&eacute;s pour accorder ce qu'elle demande.
+F&acirc;ch&eacute;e, elle veut partir tout de suite. Et c'est
+moi, maintenant qui la retiens et la prie. Alors un ouvrier qui
+passe dans l'obscurit&eacute; plaisante &agrave; mi-voix:</p>
+
+<p>"N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!"</p>
+
+<p>Et nous sommes rest&eacute;s, tous les deux, interdits.</p>
+
+<p>Au th&eacute;&acirc;tre. - Les deux jeunes filles, mon amie
+qui s'appelle Valentine Blondeau et sa soeur, sont
+arriv&eacute;es avec de pauvres &eacute;charpes.</p>
+
+<p>Valentine est plac&eacute;e devant moi. A chaque instant elle
+se retourne, inqui&egrave;te, comme se demandant ce que je lui
+veux. Et moi, je me sens pr&egrave;s d'elle, presque heureux; je
+lui r&eacute;ponds chaque fois par un sourire.</p>
+
+<p>Tout autour de nous, il y avait des femmes trop
+d&eacute;collet&eacute;es. Et nous plaisantions. Elle souriait
+d'abord, puis elle dit: "Il ne faut pas que je rie. Moi aussi je
+suis trop d&eacute;collet&eacute;e". Et elle s'est
+envelopp&eacute;e dans son &eacute;charpe. En effet sous le
+carr&eacute; de dentelle noire, on voyait que, dans sa h&acirc;te
+&agrave; changer de toilette, elle avait refoul&eacute; le haut
+de sa simple chemise montante.</p>
+
+<p>Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de pu&eacute;ril;
+il y a dans son regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux
+qui m'attire. Pr&egrave;s d'elle, le seul &ecirc;tre au monde qui
+ait pu me renseigner sur les gens du Domaine, je ne cesse de
+penser &agrave; mon &eacute;trange aventure de jadis... J'ai
+voulu l'interroger de nouveau sur le petit h&ocirc;tel du
+boulevard. Mais &agrave; son tour, elle m'a pos&eacute; des
+questions si g&ecirc;nantes que je n'ai su rien r&eacute;pondre.
+Je sens que d&eacute;sormais nous serons, tous les deux, muets
+sur ce sujet. Et pourtant je sais aussi que je la reverrai. A
+quoi bon? Et pourquoi?... Suis-je condamn&eacute; maintenant
+&agrave; suivre &agrave; la trace tout &ecirc;tre qui portera en
+soi le plus vague, le plus lointain relent de mon aventure
+manqu&eacute;e?...</p>
+
+<p>A minuit, seul, dans la rue d&eacute;serte, je me demande ce
+que me veut cette nouvelle et bizarre histoire? Je marche le long
+des maisons pareilles &agrave; des bo&icirc;tes en carton
+align&eacute;es, dans lesquelles tout un peuple dort. Et je me
+souviens tout &agrave; coup d'une d&eacute;cision que j'avais
+prise l'autre mois: j'avais r&eacute;solu d'aller l&agrave;-bas
+en pleine nuit, vers une heure du matin, de contourner
+l'h&ocirc;tel, d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer comme un
+voleur et de chercher un indice quelconque qui me permit de
+retrouver le Domaine perdu, pour la revoir, seulement la
+revoir... Mais je suis fatigu&eacute;. J'ai faim. Moi aussi je me
+suis h&acirc;t&eacute; de changer de costume, avant le
+th&eacute;&acirc;tre, et je n'ai pas d&icirc;n&eacute;...
+Agit&eacute;, inquiet pourtant, je reste longtemps assis sur le
+bord de mon lit, avant de me coucher, en proie &agrave; un vague
+remords. Pourquoi?</p>
+
+<p>Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni que je les
+reconduise, ni me dire o&ugrave; elles demeuraient. Mais je les
+ai suivies aussi longtemps que j'ai pu. Je sais qu'elles habitent
+une petite rue qui tourne aux environs de Notre-Dame. Mais
+&agrave; quel num&eacute;ro?... J'ai devin&eacute; qu'elles
+&eacute;taient couturi&egrave;res ou modistes.</p>
+
+<p>En se cachant de sa soeur, Valentine m'a donn&eacute;
+rendez-vous pour jeudi, &agrave; quatre heures, devant le
+m&ecirc;me th&eacute;&acirc;tre o&ugrave; nous sommes
+all&eacute;s.</p>
+
+<p>"Si je n'&eacute;tais pas l&agrave; jeudi, a-t-elle dit,
+revenez vendredi &agrave; la m&ecirc;me heure, puis samedi, et
+ainsi de suite, tous les jours".</p>
+
+<p>Jeudi 18 f&eacute;vrier. - Je suis parti pour l'attendre dans
+le grand vent qui charrie de la pluie. On se disait &agrave;
+chaque instant: il va finir par pleuvoir...</p>
+
+<p>Je marche dans la demi-obscurit&eacute; des rues, un poids sur
+le coeur. Il tombe une goutte d'eau. Je crains qu'il ne pleuve:
+une averse peut l'emp&ecirc;cher de venir. Mais le vent se
+reprend &agrave; souffler et la pluie ne tombe pas cette fois
+encore. L&agrave;-haut, dans le gris apr&egrave;s-midi du ciel -
+tant&ocirc;t gris et tant&ocirc;t &eacute;clatant - un grand
+nuage a d&ucirc; c&eacute;der au vent. Et je suis ici
+terr&eacute; dans une attente mis&eacute;rable...</p>
+
+<p>Devant le th&eacute;&acirc;tre. - Au bout d'un quart d'heure
+je suis certain qu'elle ne viendra pas. Du quai o&ugrave; je
+suis, je surveille au loin, sur le pont par lequel elle aurait
+d&ucirc; venir, le d&eacute;fil&eacute; des gens qui passent.
+J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes en deuil que je
+vois venir et je me sens presque de la reconnaissance pour celles
+qui, le plus longtemps, le plus pr&egrave;s de moi, lui ont
+ressembl&eacute; et m'ont fait esp&eacute;rer...</p>
+
+<p>Une heure d'attente. - Je suis las. A la tomb&eacute;e de la
+nuit, un gardien de la paix tra&icirc;ne au poste voisin un voyou
+qui lui jette d'une voix &eacute;touff&eacute;e toutes les
+injures, toutes les ordures qu'il sait. L'agent est furieux,
+p&acirc;le, muet... D&egrave;s le couloir il commence &agrave;
+cogner, puis il referme sur eux la porte pour battre le
+mis&eacute;rable tout &agrave; l'aise... Il me vient cette
+pens&eacute;e affreuse que j'ai renonc&eacute; au paradis et que
+je suis en train de pi&eacute;tiner aux portes de l'enfer.</p>
+
+<p>De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne cette rue
+&eacute;troite et basse, entre la Seine et Notre-Dame, o&ugrave;
+je connais &agrave; peu pr&egrave;s la place de leur maison. Tout
+seul, je vais et viens. De temps &agrave; autre une bonne ou une
+m&eacute;nag&egrave;re sort sous la petite pluie pour faire avant
+la nuit ses emplettes... Il n'y a rien, ici, pour moi, et je m'en
+vais... Je repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit, sur
+la place o&ugrave; nous devions nous attendre. Il y a plus de
+monde que tout &agrave; l'heure -une foule noire...</p>
+
+<p>Suppositions - D&eacute;sespoir - Fatigue. Je me raccroche
+&agrave; cette pens&eacute;e: demain. Demain, &agrave; la
+m&ecirc;me heure, en ce m&ecirc;me endroit, je reviendrai
+l'attendre. Et j'ai grand'h&acirc;te que demain soit
+arriv&eacute;. Avec ennui j'imagine la soir&eacute;e
+d'aujourd'hui, puis la matin&eacute;e du lendemain, que je vais
+passer dans le d&eacute;soeuvrement... Mais d&eacute;j&agrave;
+cette journ&eacute;e n'est-elle pas presque finie?...
+Rentr&eacute; chez moi, pr&egrave;s du feu, j'entends crier les
+journaux du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque part
+dans la ville, aupr&egrave;s de Notre-Dame, elle les entend
+aussi.</p>
+
+<p>Elle... Je veux dire: Valentine.</p>
+
+<p>Cette soir&eacute;e que j'avais voulu escamoter me p&egrave;se
+&eacute;trangement. Tandis que l'heure avance, que ce
+jour-l&agrave; va bient&ocirc;t finir et que d&eacute;j&agrave;
+je le voudrai fini, il y a des hommes qui lui ont confi&eacute;
+tout leur espoir, tout leur amour et leurs derni&egrave;res
+forces. Il y a des hommes mourants, d'autres qui attendent une
+&eacute;ch&eacute;ance, et qui voudraient que ce ne soit jamais
+demain. Il y en a d'autres pour qui demain pointera comme un
+remords. D'autres qui sont fatigu&eacute;s, et cette nuit ne sera
+jamais assez longue pour leur donner tout le repos qu'il
+faudrait. Et moi, moi qui a perdu ma journ&eacute;e, de quel
+droit est-ce que j'ose appeler demain?</p>
+
+<p>Vendredi soir. - J'avais pens&eacute; &eacute;crire &agrave;
+la suite: "Je ne l'ai pas revue". Et tout aurait
+&eacute;t&eacute; fini.</p>
+
+<p>Mais en arrivant ce soir, &agrave; quatre heures, au coin du
+th&eacute;&acirc;tre: la voici. Fine et grave, v&ecirc;tue de
+noir, mais avec de la poudre au visage et une collerette qui lui
+donne l'air d'un pierrot coupable. Un air &agrave; la fois
+douloureux et malicieux.</p>
+
+<p>C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout de suite,
+qu'elle ne viendra plus.</p>
+
+<p>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+. . . . . . .</p>
+
+<p>Et pourtant, &agrave; la tomb&eacute;e de la nuit, nous voici
+encore tous les deux, marchant lentement l'un pr&egrave;s de
+l'autre, sur le gravier des Tuileries. Elle me raconte son
+histoire mais d'une fa&ccedil;on si envelopp&eacute;e que je
+comprends mal. Elle dit: "mon amant" en parlant de ce
+fianc&eacute; qu'elle n'a pas &eacute;pous&eacute;. Elle le fait
+expr&egrave;s, je pense, pour me choquer et pour que je ne
+m'attache point &agrave; elle.</p>
+
+<p>Il y a des phrases d'elle que je transcris de mauvaise
+gr&acirc;ce:</p>
+
+<p>"N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n'ai jamais fait
+que des folies.</p>
+
+<p>"J'ai couru des chemins, toute seule.</p>
+
+<p>"J'ai d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; mon fianc&eacute;. Je
+l'ai abandonn&eacute; parce qu'il m'admirait trop; il ne me
+voyait qu'en imagination et non point telle que j'&eacute;tais.
+Or, je suis pleine de d&eacute;fauts. Nous aurions
+&eacute;t&eacute; tr&egrave;s malheureux".</p>
+
+<p>A chaque instant, je la surprends en train de se faire plus
+mauvaise qu'elle n'est. Je pense qu'elle veut se prouver &agrave;
+elle-m&ecirc;me qu'elle a eu raison jadis de faire la sottise
+dont elle parle, qu'elle n'a rien &agrave; regretter et
+n'&eacute;tait pas digne du bonheur qui s'offrait &agrave;
+elle.</p>
+
+<p>Une autre fois:</p>
+
+<p>"Ce qui me pla&icirc;t en vous, m'a-t-elle dit en me regardant
+longuement, ce qui me pla&icirc;t en vous, je ne puis savoir
+pourquoi, ce sont mes souvenirs..."</p>
+
+<p>Une autre fois:</p>
+
+<p>"Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous ne pensez".</p>
+
+<p>Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement:</p>
+
+<p>"Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce que vous m'aimez,
+vous aussi? Vous aussi, vous allez me demander ma main?..."</p>
+
+<p>J'ai balbuti&eacute;. Je ne sais pas ce que j'ai
+r&eacute;pondu. Peut-&ecirc;tre ai-je dit: "Oui".</p>
+
+<p>Cette esp&egrave;ce de journal s'interrompait l&agrave;.
+Commen&ccedil;aient alors des brouillons de lettres illisibles,
+informes, ratur&eacute;s. Pr&eacute;caire fian&ccedil;ailles!...
+La jeune fille, sur la pri&egrave;re de Meaulnes, avait
+abandonn&eacute; son m&eacute;tier. Lui s'&eacute;tait
+occup&eacute; des pr&eacute;paratifs du mariage. Mais sans cesse
+repris par le d&eacute;sir de chercher encore, de partir encore
+sur la trace de son amour perdu, il avait d&ucirc;, sans doute,
+plusieurs fois dispara&icirc;tre; et, dans ces lettres, avec un
+embarras tragique, il cherchait &agrave; se justifier devant
+Valentine.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE XV</h2>
+
+<h3>Le secret (suite).</h3>
+
+<p>Puis le journal reprenait.</p>
+
+<p>Il avait not&eacute; des souvenirs sur un s&eacute;jour qu'ils
+avaient fait tous les deux &agrave; la campagne, je ne sais
+o&ugrave;. Mais, chose &eacute;trange, &agrave; partir de cet
+instant, peut-&ecirc;tre par un sentiment de pudeur
+secr&egrave;te, le journal &eacute;tait r&eacute;dig&eacute; de
+fa&ccedil;on si hach&eacute;e, si informe, griffonn&eacute; si
+h&acirc;tivement aussi, que j'ai d&ucirc; reprendre moi
+m&ecirc;me et reconstituer toute cette partie de son
+histoire.</p>
+
+<p>14 juin. - Lorsqu'il s'&eacute;veilla de grand matin dans la
+chambre de l'auberge, le soleil avait allum&eacute; les dessins
+rouges du rideau noir. Des ouvriers agricoles, dans la salle du
+bas, parlaient fort en prenant le caf&eacute; du matin: ils
+s'indignaient, en phrases rudes et paisibles, contre un de leurs
+patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes entendait, dans son
+sommeil, ce calme bruit. Car il n'y prit point garde d'abord. Ce
+rideau sem&eacute; de grappes rougies par le soleil, ces voix
+matinales montant dans la chambre silencieuse, tout cela se
+confondait dans l'impression unique d'un r&eacute;veil &agrave;
+la campagne, au d&eacute;but de d&eacute;licieuses grandes
+vacances.</p>
+
+<p>Il se leva, frappa doucement &agrave; la porte voisine, sans
+obtenir de r&eacute;ponse, et l'entr'ouvrit sans bruit. Il
+aper&ccedil;ut alors Valentine et comprit d'ou lui venait tant de
+paisible bonheur. Elle dormait, absolument immobile et
+silencieuse, sans qu'on l'entendit respirer, comme un oiseau doit
+dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant aux yeux
+ferm&eacute;s, ce visage si quiet qu'on e&ucirc;t souhait&eacute;
+ne l'&eacute;veiller et ne le troubler jamais.</p>
+
+<p>Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer qu'elle ne
+dormait plus que d'ouvrir les yeux et de regarder.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'elle fut habill&eacute;e, Meaulnes revint
+pr&egrave;s de la jeune fille.</p>
+
+<p>"Nous sommes en retard", dit-elle.</p>
+
+<p>Et ce fut aussit&ocirc;t comme une m&eacute;nag&egrave;re dans
+sa demeure.</p>
+
+<p>Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa les habits que
+Meaulnes avait port&eacute;s la veille et quand elle en vint au
+pantalon se d&eacute;sola. Le bas des jambes &eacute;tait couvert
+d'une boue &eacute;paisse. Elle h&eacute;sita, puis,
+soigneusement, avec pr&eacute;caution, avant de le brosser, elle
+commen&ccedil;a par r&acirc;per la premi&egrave;re
+&eacute;paisseur de terre avec un couteau.</p>
+
+<p>"C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les gamins de
+Sainte-Agathe quand ils &eacute;taient flanqu&eacute;s dans la
+boue.</p>
+
+<p>- Moi, c'est ma m&egrave;re qui m'a enseign&eacute; cela", dit
+Valentine.</p>
+
+<p>... Et telle &eacute;tait bien la compagne que devait
+souhaiter, avant son aventure myst&eacute;rieuse, le chasseur et
+le paysan qu'&eacute;tait le grand Meaulnes.</p>
+
+<p>15 juin. - A ce d&icirc;ner, &agrave; la ferme, o&ugrave;
+gr&acirc;ce &agrave; leurs amis qui les avaient
+pr&eacute;sent&eacute;s comme mari et femme, ils furent
+convi&eacute;s, &agrave; leur grand ennui, elle se montra timide
+comme une nouvelle mari&eacute;e.</p>
+
+<p>On avait allum&eacute; les bougies de deux cand&eacute;labres,
+&agrave; chaque bout de la table couverte de toile blanche, comme
+&agrave; une paisible noce de campagne. Les visages, d&egrave;s
+qu'ils se penchaient, sous cette faible clart&eacute;, baignaient
+dans l'ombre.</p>
+
+<p>Il y avait &agrave; la droite de Patrice (le fils du fermier)
+Valentine puis Meaulnes, qui demeura taciturne jusqu'au bout,
+bien qu'on s'adress&acirc;t presque toujours &agrave; lui. Depuis
+qu'il avait r&eacute;solu, dans ce village perdu, afin
+d'&eacute;viter les commentaires, de faire passer Valentine pour
+sa femme, un m&ecirc;me regret, un m&ecirc;me remords le
+d&eacute;solaient. Et tandis que Patrice, &agrave; la
+fa&ccedil;on d'un gentilhomme campagnard, dirigeait le
+d&icirc;ner:</p>
+
+<p>"C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce soir, dans une
+salle basse comme celle-ci, une belle salle que je connais bien,
+pr&eacute;sider le repas de mes noces".</p>
+
+<p>Pr&egrave;s de lui, Valentine refusait timidement tout ce
+qu'on lui offrait. On e&ucirc;t dit une jeune paysanne. A chaque
+tentative nouvelle, elle regardait son ami et semblait vouloir se
+r&eacute;fugier contre lui. Depuis longtemps, Patrice insistait
+vainement pour qu'elle vid&acirc;t son verre, lorsqu'enfin
+Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement:</p>
+
+<p>"Il faut boire, ma petite Valentine".</p>
+
+<p>Alors, docilement, elle but. Et Patrice f&eacute;licita en
+souriant le jeune homme d'avoir une femme aussi
+ob&eacute;issante.</p>
+
+<p>Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient
+silencieux et pensifs. Ils &eacute;taient fatigu&eacute;s,
+d'abord; leurs pieds tremp&eacute;s par la boue de la promenade
+&eacute;taient glac&eacute;s sur les carreaux lav&eacute;s de la
+cuisine. Et puis, de temps &agrave; autre, le jeune homme
+&eacute;tait oblig&eacute; de dire:</p>
+
+<p>"Ma femme, Valentine, ma femme..."</p>
+
+<p>Et chaque fois, en pronon&ccedil;ant sourdement ce mot, devant
+ces paysans inconnus, dans cette salle obscure, il avait
+l'impression de commettre une faute.</p>
+
+<p>17 juin. - L'apr&egrave;s-midi de ce dernier jour
+commen&ccedil;a mal.</p>
+
+<p>Patrice et sa femme les accompagn&egrave;rent &agrave; la
+promenade. Peu &agrave; peu, sur la pente in&eacute;gale couverte
+de bruy&egrave;res, les deux couples se trouv&egrave;rent
+s&eacute;par&eacute;s.</p>
+
+<p>Meaulnes et Valentine s'assirent entre les gen&eacute;vriers,
+dans un petit taillis.</p>
+
+<p>Le vent portait des gouttes de pluie et le temps &eacute;tait
+bas. La soir&eacute;e avait un go&ucirc;t amer, semblait-il, le
+go&ucirc;t d'un tel ennui que l'amour m&ecirc;me ne le pouvait
+distraire.</p>
+
+<p>Longtemps ils rest&egrave;rent l&agrave;, dans leur cachette,
+abrit&eacute;s sous les branches, parlant peu. Puis le temps se
+leva. Il fit beau. Ils crurent que, maintenant, tout irait
+bien.</p>
+
+<p>Et ils commenc&egrave;rent &agrave; parler d'amour, Valentine
+parlait, parlait...</p>
+
+<p>"Voici, disait-elle, ce que me promettait mon fianc&eacute;,
+comme un enfant qu'il &eacute;tait: tout de suite nous aurions eu
+une maison, comme une chaumi&egrave;re perdue dans la campagne.
+Elle &eacute;tait toute pr&ecirc;te, disait-il. Nous y serions
+arriv&eacute;s comme au retour d'un grand voyage, le soir de
+notre mariage, vers cette heure-ci qui est proche de la nuit. Et
+par les chemins, dans la cour, cach&eacute;s dans les bosquets,
+des enfants inconnus nous auraient fait f&ecirc;te, criant: "Vive
+la mari&eacute;e!"... Quelles folies! n'est-ce pas?"</p>
+
+<p>Meaulnes, interdit, soucieux, l'&eacute;coutait. Il
+retrouvait, dans tout cela, comme l'&eacute;cho d'une voix
+d&eacute;j&agrave; entendue. Et il y avait aussi, dans le ton de
+la jeune fille, lorsqu'elle contait cette histoire, un vague
+regret.</p>
+
+<p>Mais elle eut peur de l'avoir bless&eacute;. Elle se retourna
+vers lui, avec &eacute;lan, avec douceur.</p>
+
+<p>"A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que j'ai: quelque
+chose qui ait &eacute;t&eacute; pour moi plus pr&eacute;cieux que
+tout..., et vous le br&ucirc;lerez!"</p>
+
+<p>Alors, en le regardant fixement, d'un air anxieux, elle sortit
+de sa poche un petit paquet de lettres qu'elle lui tendit, les
+lettres de son fianc&eacute;.</p>
+
+<p>Ah! tout de suite, il reconnut la fine &eacute;criture.
+Comment n'y avait-il jamais pens&eacute; plus t&ocirc;t!
+C'&eacute;tait l'&eacute;criture de Franz le boh&eacute;mien,
+qu'il avait vue jadis sur le billet
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; laiss&eacute; dans la chambre du
+Domaine...</p>
+
+<p>Ils marchaient maintenant sur une petite route &eacute;troite
+entre les p&acirc;querettes et les foins &eacute;clair&eacute;s
+obliquement par le soleil de cinq heures. Si grande &eacute;tait
+sa stupeur que Meaulnes ne comprenait pas encore quelle
+d&eacute;route pour lui tout cela signifiait. Il lisait parce
+qu'elle lui avait demand&eacute; de lire. Des phrases enfantines,
+sentimentales, path&eacute;tiques... Celle-ci, dans la
+derni&egrave;re lettre:</p>
+
+<p>... Ah! vous avez perdu le petit coeur, impardonnable petite
+Valentine. Que va-t-il nous arriver? Enfin je ne suis pas
+superstitieux...</p>
+
+<p>Meaulnes lisait, &agrave; demie aveugl&eacute; de regret et de
+col&egrave;re, le visage immobile, mais tout p&acirc;le, avec des
+fr&eacute;missements sous les yeux. Valentine, inqui&egrave;te de
+le voir ainsi, regarda o&ugrave; il en &eacute;tait, et ce qui le
+f&acirc;chait ainsi.</p>
+
+<p>"C'est, expliqua-t-elle tr&egrave;s vite, un bijou qu'il
+m'avait donn&eacute; en me faisant jurer de le regarder toujours.
+C'&eacute;taient l&agrave; de ses id&eacute;es folles".</p>
+
+<p>Mais elle ne fit qu'exasp&eacute;rer Meaulnes.</p>
+
+<p>"Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa poche. Pourquoi
+r&eacute;p&eacute;ter ce mot? Pourquoi n'avoir jamais voulu
+croire en lui? Je l'ai connu, c'&eacute;tait le gar&ccedil;on le
+plus merveilleux du monde!</p>
+
+<p>- Vous l'avez connu, dit-elle au comble de l'&eacute;moi, vous
+avez connu Frantz de Galais?</p>
+
+<p>- C'&eacute;tait mon ami le meilleur, c'&eacute;tait mon
+fr&egrave;re d'aventures, et voil&agrave; que je lui ai pris sa
+fianc&eacute;e!</p>
+
+<p>"Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous nous avez fait,
+vous qui n'avez croire &agrave; rien. Vous &ecirc;tes cause de
+tout. C'est vous qui avez tout perdu! tout perdu!"</p>
+
+<p>Elle voulut lui parler, lui prendre la main, mais il la
+repoussa brutalement.</p>
+
+<p>"Allez-vous-en. Laissez-moi.</p>
+
+<p>- Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage en feu,
+b&eacute;gayant et pleurant &agrave; demi, je partirai en effet.
+Je rentrerai &agrave; Bourges, chez nous, avec ma soeur. Et si
+vous ne revenez pas me chercher, vous savez, n'est-ce pas? que
+mon p&egrave;re est trop pauvre pour me garder; eh bien! je
+repartirai pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai
+d&eacute;j&agrave; fait une fois, je deviendrai certainement une
+fille perdue, moi qui n'ai plus de m&eacute;tier..."</p>
+
+<p>Et elle s'en alla chercher ses paquets pour prendre le train,
+tandis que Meaulnes, sans m&ecirc;me la regarder partir,
+continuait &agrave; marcher au hasard.</p>
+
+<p>Le journal s'interrompait de nouveau.</p>
+
+<p>Suivaient encore des brouillons de lettres, lettres d'un homme
+ind&eacute;cis, &eacute;gar&eacute;. Rentr&eacute; &agrave; La
+Fert&eacute;-d'Angillon, Meaulnes &eacute;crivait &agrave;
+Valentine en apparence pour lui affirmer sa r&eacute;solution de
+ne jamais la revoir et lui en donner des raisons pr&eacute;cises,
+mais en r&eacute;alit&eacute;, peut-&ecirc;tre, pour qu'elle lui
+r&eacute;pond&icirc;t. Dans une de ces lettres, il lui demandait
+ce que, dans son d&eacute;sarroi, il n'avait pas m&ecirc;me
+song&eacute; d'abord &agrave; lui demander: savait-elle o&ugrave;
+se trouvait le Domaine tant cherch&eacute;? Dans une autre, il la
+suppliait de se r&eacute;concilier avec Frantz de Galais.
+Lui-m&ecirc;me se chargeait de le retrouver... Toutes les lettres
+dont je voyais les brouillons n'avaient pas d&ucirc; &ecirc;tre
+envoy&eacute;es. Mais il avait d&ucirc; &eacute;crire deux ou
+trois fois, sans jamais obtenir de r&eacute;ponse. &Ccedil;'avait
+&eacute;t&eacute; pour lui une p&eacute;riode de combats affreux
+et mis&eacute;rables, dans un isolement absolu. L'espoir de
+revoir jamais Yvonne de Galais s'&eacute;tant compl&egrave;tement
+&eacute;vanoui, il avait d&ucirc; peu &agrave; peu sentir sa
+grande r&eacute;solution faiblir. Et d'apr&egrave;s les pages qui
+vont suivre - les derni&egrave;res de son journal - j'imagine
+qu'il dut, un beau matin du d&eacute;but des vacances, louer une
+bicyclette pour aller &agrave; Bourges, visiter la
+cath&eacute;drale.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait parti &agrave; la premi&egrave;re heure, par
+la belle route droite entre les bois, inventant en chemin mille
+pr&eacute;textes &agrave; se pr&eacute;senter dignement, sans
+demander une r&eacute;conciliation, devant celle qu'il avait
+chass&eacute;e.</p>
+
+<p>Les quatre derni&egrave;res pages, que j'ai pu reconstituer
+racontaient ce voyage et cette derni&egrave;re faute...</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>CHAPITRE XVI</h2>
+
+<h3>Le secret (fin).</h3>
+
+<p>25 ao&ucirc;t. - De l'autre c&ocirc;t&eacute; de Bourges,
+&agrave; l'extr&eacute;mit&eacute; des nouveaux faubourgs, il
+d&eacute;couvrit, apr&egrave;s avoir longtemps cherch&eacute;, la
+maison de Valentine Blondeau. Une femme - la m&egrave;re de
+Valentine - sur le pas de la porte, semblait l'attendre.
+C'&eacute;tait une bonne figure de m&eacute;nag&egrave;re,
+lourde, frip&eacute;e, mais belle encore. Elle le regardai venir
+avec curiosit&eacute;, et lorsqu'il lui demanda: "si Mlles
+Blondeau &eacute;taient ici", elle lui expliqua doucement, avec
+bienveillance, qu'elles &eacute;taient rentr&eacute;es &agrave;
+Paris depuis le 15 ao&ucirc;t.</p>
+
+<p>"Elles m'ont d&eacute;fendu de dire o&ugrave; elles allaient,
+ajouta-t-elle, mais en &eacute;crivant &agrave; leur ancienne
+adresse on ferait suivre leurs lettres".</p>
+
+<p>En revenant sur ses pas, sa bicyclette &agrave; la main,
+&agrave; travers le jardinet, il pensait:</p>
+
+<p>"Elle est partie... Tout est fini comme je l'ai voulu... C'est
+moi qui l'ai forc&eacute;e &agrave; cela. "Je deviendrai
+certainement une fille perdue", disait-elle. Et c'est moi qui
+l'ai jet&eacute;e l&agrave;! C'est moi qui ai perdu la
+fianc&eacute;e de Frantz!"</p>
+
+<p>Et tout bas il se r&eacute;p&eacute;tait avec folie: "Tant
+mieux! Tant mieux!" avec la certitude que c'&eacute;tait bien
+"tant pis" au contraire et que, sous les yeux de cette femme,
+avant d'arriver &agrave; la grille, il allait buter des deux
+pieds et tomber sur les genoux.</p>
+
+<p>Il ne pensa pas &agrave; d&eacute;jeuner et s'arr&ecirc;ta
+dans un caf&eacute; o&ugrave; il &eacute;crivit longuement
+&agrave; Valentine, rien que pour crier, pour se d&eacute;livrer
+du cri d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; qui l'&eacute;touffait. Sa
+lettre r&eacute;p&eacute;tait ind&eacute;finiment: "Vous avez pu!
+Vous avez pu!... Vous avez pu vous r&eacute;signer &agrave; cela!
+Vous avez pu vous perdre ainsi!"</p>
+
+<p>Pr&egrave;s de lui des officiers buvaient. L'un d'eux
+racontait bruyamment une histoire de femme qu'on entendait par
+bribes: "... Je lui ai dit... Vous devez bien me
+conna&icirc;tre... Je fais la partie avec votre mari tous les
+soirs!" Les autres riaient et, d&eacute;tournant la t&ecirc;te,
+crachaient derri&egrave;re les banquettes. H&acirc;ve et
+poussi&eacute;reux, Meaulnes les regardait comme un mendiant. Il
+les imagina tenant Valentine sur leurs genoux.</p>
+
+<p>Longtemps, &agrave; bicyclette, il erra autour de la
+cath&eacute;drale, se disant obscur&eacute;ment: "En somme, c'est
+pour la cath&eacute;drale que j'&eacute;tais venu". Au bout de
+toutes les rues, sur la place d&eacute;serte, on la voyait monter
+&eacute;norme et indiff&eacute;rente. Ces rues &eacute;taient
+&eacute;troites et souill&eacute;es comme les ruelles qui
+entourent les &eacute;glises de village. Il y avait
+&ccedil;&agrave; et l&agrave; l'enseigne d'une maison louche, une
+lanterne rouge... Meaulnes sentait sa douleur perdue, dans ce
+quartier malpropre, vicieux, r&eacute;fugi&eacute;, comme aux
+anciens &acirc;ges, sous les arcs-boutants de la
+cath&eacute;drale. Il lui venait une crainte de paysan, une
+r&eacute;pulsion pour cette &eacute;glise de la ville, o&ugrave;
+tous les vices sont sculpt&eacute;s dans des cachettes, qui est
+b&acirc;tie entre les mauvais lieux et qui n'a pas de
+rem&egrave;de pour les plus douleurs d'amour.</p>
+
+<p>Deux filles vinrent &agrave; passer, se tenant par la taille
+et le regardant effront&eacute;ment. Par d&eacute;go&ucirc;t ou
+par jeu, pour se venger de son amour ou pour l'ab&icirc;mer,
+Meaulnes les suivit lentement &agrave; bicyclette et l'une
+d'elles, une mis&eacute;rable fille dont les rares cheveux blonds
+&eacute;taient tir&eacute;s en arri&egrave;re par un faux
+chignon, lui donna rendez-vous pour six heures au jardin de
+l'Archev&ecirc;ch&eacute;, le jardin o&ugrave; Frantz, dans une
+de ses lettres, donnait rendez-vous &agrave; la pauvre
+Valentine.</p>
+
+<p>Il ne dit pas non, sachant qu'&agrave; cette heure il aurait
+depuis longtemps quitt&eacute; la ville. Et de sa fen&ecirc;tre
+basse, dans la rue en pente, elle resta longtemps &agrave; lui
+faire des signes vagues.</p>
+
+<p>Il avait h&acirc;te de reprendre son chemin.</p>
+
+<p>Avant de partir, il ne peut r&eacute;sister au morne
+d&eacute;sir de passer une derni&egrave;re fois devant la maison
+de Valentine. Il regarda de tous ses yeux et put faire provision
+de tristesse. C'&eacute;tait une des derni&egrave;res maisons du
+faubourg et la rue devenait une route &agrave; partir de cet
+endroit... En face, une sorte de terrain vague formait comme une
+petite place. Il n'y avait personne aux fen&ecirc;tres, ni dans
+la cour, nulle part. Seule, le long d'un mur, tra&icirc;nant deux
+gamins en guenilles, une sale fille poudr&eacute;e passa.</p>
+
+<p>C'est l&agrave; que l'enfance de Valentine s'&eacute;tait
+&eacute;coul&eacute;e, l&agrave; qu'elle avait commenc&eacute;
+&agrave; regarder le monde de ses yeux confiants et sages. Elle
+avait travaill&eacute;, cousu, derri&egrave;re ces
+fen&ecirc;tres. Et Frantz &eacute;tait pass&eacute; pour la voir,
+lui sourire, dans cette rue de faubourg. Mais maintenant il n'y
+avait plus rien, rien... La triste soir&eacute;e durait et
+Meaulnes savait seulement que quelque part, perdue, durant ce
+m&ecirc;me apr&egrave;s-midi, Valentine regardait passer dans son
+souvenir cette place morne o&ugrave; jamais elle ne viendrait
+plus.</p>
+
+<p>Le long voyage qu'il lui restait &agrave; faire pour rentrer
+devait &ecirc;tre son dernier recours contre sa peine, sa
+derni&egrave;re distraction forc&eacute;e avant de s'y enfoncer
+tout entier.</p>
+
+<p>Il partit. Aux environs de la route, dans la vall&eacute;e, de
+d&eacute;licieuses maisons fermi&egrave;res, entre les arbres, au
+bord de l'eau, montraient leurs pignons pointus garnis de
+treillis verts. Sans doute, l&agrave;-bas, sur les pelouses, des
+jeunes filles attentives parlaient de l'amour. On imaginait,
+l&agrave;-bas, des &acirc;mes, de belles &acirc;mes...</p>
+
+<p>Mais, pour Meaulnes, &agrave; ce moment, il n'existait plus
+qu'un seul amour, cet amour mal satisfait qu'on venait de
+souffleter si cruellement, et la jeune fille entre toutes qu'il
+e&ucirc;t d&ucirc; prot&eacute;ger, sauvegarder, &eacute;tait
+justement celle-l&agrave; qu'il venait d'envoyer &agrave; sa
+perte.</p>
+
+<p>Quelques lignes h&acirc;tives du journal m'apprenaient encore
+qu'il avait form&eacute; le projet de retrouver Valentine
+co&ucirc;te que co&ucirc;te avant qu'il f&ucirc;t trop tard. Une
+date, dans un coin de page, me faisait croire que c'&eacute;tait
+l&agrave; ce long voyage pour lequel Mme Meaulnes faisait des
+pr&eacute;paratifs, lorsque j'&eacute;tais venu &agrave; La
+Fert&eacute;-d'Angillon pour tout d&eacute;ranger. Dans la marie
+abandonn&eacute;e, Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets
+par un beau matin de la fin du mois d'ao&ucirc;t - lorsque
+j'avais pouss&eacute; la porte et lui avait apport&eacute; la
+grande nouvelle qu'il n'attendait plus. Il avait
+&eacute;t&eacute; repris, immobilis&eacute;, par son ancienne
+aventure, sans oser rien faire ni rien avouer. Alors avaient
+commenc&eacute; le remords, le regret et la peine, tant&ocirc;t
+&eacute;touff&eacute;s, tant&ocirc;t triomphants, jusqu'au jour
+des noces o&ugrave; le cri du boh&eacute;mien dans les sapins lui
+avait th&eacute;&acirc;tralement rappel&eacute; son premier
+serment de jeune homme.</p>
+
+<p>Sur ce m&ecirc;me cahier de devoirs mensuels, il avait encore
+griffonn&eacute; quelques mots en h&acirc;te, &agrave; l'aube,
+avant de quitter, avec sa permission - mais pour toujours -
+Yvonne de Galais, son &eacute;pouse depuis la veille:</p>
+
+<p>"Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste des deux
+boh&eacute;miens qui sont venus hier dans la sapini&egrave;re et
+qui sont partis vers l'est &agrave; bicyclette. Je ne reviendrai
+pr&egrave;s d'Yvonne que si je puis ramener avec moi et installer
+dans la "maison de Frantz" Frantz et Valentine mari&eacute;s.</p>
+
+<p>"Ce manuscrit, que j'avais commenc&eacute; comme un journal
+secret et qui est devenu ma confession, sera, si je ne reviens
+pas, la propri&eacute;t&eacute; de mon ami Fran&ccedil;ois
+Seurel".</p>
+
+<p>Il avait d&ucirc; glisser le cahier en h&acirc;te sous les
+autres, refermer &agrave; clef son ancienne petite malle
+d'&eacute;tudiant, et dispara&icirc;tre.</p>
+
+<p> </p>
+
+<h2>&Eacute;PILOGUE</h2>
+
+<p>Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir jamais mon
+compagnon, et de mornes jours s'&eacute;coulaient dans
+l'&eacute;cole paysanne, de tristes jours dans la maison
+d&eacute;serte. Frantz ne vint pas au rendez-vous que je lui
+avais fix&eacute;, et d'ailleurs ma tante Moinel ne savait plus
+depuis longtemps o&ugrave; habitait Valentine.</p>
+
+<p>La seule joie des Sablonni&egrave;res, ce fut bient&ocirc;t la
+petite fille qu'on avait pu sauver. A la fin de septembre, elle
+s'annon&ccedil;ait m&ecirc;me comme une solide et jolie petite
+fille. Elle allait avoir un an. Cramponn&eacute;e aux barreaux
+des chaises, elle les poussait toute seule, s'essayant &agrave;
+marcher sans prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre
+qui r&eacute;veillait longuement les &eacute;chos sourds de la
+demeure abandonn&eacute;e. Lorsque je la tenais dans mes bras,
+elle ne souffrait jamais que je lui donne un baiser. Elle avait
+une fa&ccedil;on sauvage et charmante en m&ecirc;me temps de
+fr&eacute;tiller et de me repousser la figure avec sa petite main
+ouverte, en riant aux &eacute;clats. De toute sa gaiet&eacute;,
+de toute sa violence enfantine, on e&ucirc;t dit qu'elle allait
+chasser le chagrin qui pesait sur la maison depuis sa naissance.
+Je me disais parfois: "Sans doute, malgr&eacute; cette
+sauvagerie, sera-t-elle un peu mon enfant". Mais une fois encore
+la Providence en d&eacute;cida autrement.</p>
+
+<p>Un dimanche matin de la fin de septembre, je m'&eacute;tais
+lev&eacute; de fort bonne heure, avant m&ecirc;me la paysanne qui
+avait la garde de la petite fille. Je devais aller p&ecirc;cher
+au Cher avec deux hommes de Saint-Benoist et Jasmin Delouche.
+Souvent ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec moi
+pour de grandes parties de braconnage: p&ecirc;ches &agrave; la
+main, la nuit, p&ecirc;ches aux &eacute;perviers
+prohib&eacute;s... Tout le temps de l'&eacute;t&eacute;, nous
+partions les jours de cong&eacute;, d&egrave;s l'aube, et nous ne
+rentrions qu'&agrave; midi. C'&eacute;tait le gagne-pain de
+presque tous ces hommes. Quant &agrave; moi, c'&eacute;tait mon
+seul passe-temps; les seules aventures qui me rappelassent les
+&eacute;quip&eacute;es de jadis. Et j'avais fini par prendre
+go&ucirc;t &agrave; ces randonn&eacute;es, &agrave; ces longues
+p&ecirc;ches le long de la rivi&egrave;re ou dans les roseaux de
+l'&eacute;tang.</p>
+
+<p>Ce matin-l&agrave;, j'&eacute;tais donc debout, &agrave; cinq
+heures et demie, devant la maison, sous un petit hangar
+adoss&eacute; au mur qui s&eacute;parait le jardin anglais des
+Sablonni&egrave;res du jardin potager de la ferme. J'&eacute;tais
+occup&eacute; &agrave; d&eacute;m&ecirc;ler mes filets que
+j'avais jet&eacute;s en tas, le jeudi d'avant.</p>
+
+<p>Il ne faisait pas jour tout &agrave; fait; c'&eacute;tait le
+cr&eacute;puscule d'un beau matin de septembre; et le hangar
+o&ugrave; je d&eacute;m&ecirc;lais &agrave; la h&acirc;te mes
+engins se trouvait &agrave; demi plong&eacute; dans la nuit.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais l&agrave; silencieux et affair&eacute; lorsque
+soudain j'entendis la grille s'ouvrir, un pas crier sur le
+gravier.</p>
+
+<p>"Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus t&ocirc;t que je
+n'aurais cru. Et moi qui ne suis pas pr&ecirc;t!..."</p>
+
+<p>Mais l'homme qui entrait dans la cour m'&eacute;tait inconnu.
+C'&eacute;tait, autant que je pus distinguer, un grand gaillard
+barbu habill&eacute; comme un chasseur ou un braconnier. Au lieu
+de venir me trouver l&agrave; o&ugrave; les autres savaient que
+j'&eacute;tais toujours, &agrave; l'heure de nos rendez-vous, il
+gagna directement la porte d'entr&eacute;e.</p>
+
+<p>"Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs amis qu'ils auront
+convi&eacute; sans me le dire et ils l'auront envoy&eacute; en
+&eacute;claireur".</p>
+
+<p>L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la
+porte. Mais je l'avais referm&eacute;e, aussit&ocirc;t sorti. Il
+fit de m&ecirc;me &agrave; l'entr&eacute;e de la cuisine. Puis,
+h&eacute;sitant un instant, il tourna vers moi,
+&eacute;clair&eacute;e par le demi-jour, sa figure
+inqui&egrave;te. Et c'est alors seulement que je reconnus le
+grand Meaulnes.</p>
+
+<p>Un long moment je restai l&agrave;, effray&eacute;,
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, repris soudain par toute la
+douleur qu'avait r&eacute;veill&eacute;e son retour. Il avait
+disparu derri&egrave;re la maison, en avait fait le tour, et il
+revenait, h&eacute;sitant.</p>
+
+<p>Alors je m'avan&ccedil;ai vers lui, et sans rien dire, je
+l'embrassai en sanglotant. Tout de suite, il comprit:</p>
+
+<p>"Ah! dit-il d'une voix br&egrave;ve, elle est morte, n'est-ce
+pas?"</p>
+
+<p>Et il resta l&agrave;, debout, sourd, immobile et terrible. Je
+le pris par le bras et doucement je l'entra&icirc;nai vers la
+maison. Il faisait jour maintenant. Tout de suite, pour que le
+plus dur f&ucirc;t accompli, je lui fis monter l'escalier qui
+menait vers la chambre de la morte. Sit&ocirc;t entr&eacute;; il
+tomba &agrave; deux genoux devant le lit et, longtemps, resta la
+t&ecirc;te enfouie dans ses deux bras.</p>
+
+<p>Il se releva enfin, les yeux &eacute;gar&eacute;s, titubant,
+ne sachant o&ugrave; il &eacute;tait. Et, toujours le guidant par
+le bras, j'ouvris la porte qui faisait communiquer cette chambre
+avec celle de la petite fille. Elle s'&eacute;tait
+&eacute;veill&eacute;e toute seule - pendant que sa nourrice
+&eacute;tait en bas - et, d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment,
+s'&eacute;tait assise dans son berceau. On voyait tout juste sa
+t&ecirc;te &eacute;tonn&eacute;e, tourn&eacute;e vers nous.</p>
+
+<p>"Voici ta fille", dis-je.</p>
+
+<p>Il eut un sursaut et me regarda.</p>
+
+<p>Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il ne put pas
+bien la voir d'abord, parce qu'il pleurait. Alors, pour
+d&eacute;tourner un peu ce grand attendrissement et ce flot de
+larmes, tout en la tenant tr&egrave;s serr&eacute;e contre lui,
+assise sur son bras droit, il tourna vers moi sa t&ecirc;te
+baiss&eacute;e et me dit:</p>
+
+<p>"Je les ai ramen&eacute;s, les deux autres... Tu iras les voir
+dans leur maison".</p>
+
+<p>Et en effet, au d&eacute;but de la matin&eacute;e, lorsque je
+m'en allai, tout pensif et presque heureux vers la maison de
+Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait jadis montr&eacute;e
+d&eacute;serte, j'aper&ccedil;us de loin une mani&egrave;re de
+jeune m&eacute;nag&egrave;re en collerette, qui balayait le pas
+de sa porte, objet de curiosit&eacute; et d'enthousiasme pour
+plusieurs petits vachers endimanch&eacute;s qui s'en allaient
+&agrave; la messe...</p>
+
+<p>Cependant la petite fille commen&ccedil;ait &agrave; s'ennuyer
+d'&ecirc;tre serr&eacute;e ainsi, et comme Augustin, la
+t&ecirc;te pench&eacute;e de c&ocirc;t&eacute; pour cacher et
+arr&ecirc;ter ses larmes continuait &agrave; ne pas la regarder,
+elle lui flanqua une grande tape de sa petite main sur sa bouche
+barbue et mouill&eacute;e.</p>
+
+<p>Cette fois le p&egrave;re leva bien haut sa fille, la fit
+sauter au bout de ses bras et la regarda avec une esp&egrave;ce
+de rire. Satisfaite, elle battit des mains...</p>
+
+<p>Je m'&eacute;tais l&eacute;g&egrave;rement recul&eacute; pour
+mieux les voir. Un peu d&eacute;&ccedil;u et pourtant
+&eacute;merveill&eacute;, je comprenais que la petite fille avait
+enfin trouv&eacute; l&agrave; le compagnon qu'elle attendait
+obscur&eacute;ment. La seule joie que m'e&ucirc;t laiss&eacute;e
+le grand Meaulnes, je sentais bien qu'il &eacute;tait revenu pour
+me la prendre. Et d&eacute;j&agrave; je l'imaginais, la nuit,
+enveloppant sa fille dans un manteau, et partant avec elle pour
+de nouvelles aventures.</p>
+
+<p class="P2">TABLE</p>
+
+<p>Premi&egrave;re Partie.</p>
+
+<p>I. - Le Pensionnaire.<br>
+ II. - Apr&egrave;s quatre heures.<br>
+ III. - "Je fr&eacute;quentais la boutique d'un vannier".<br>
+ IV. - L'&Eacute;vasion.<br>
+ V. - La Voiture qui revient.<br>
+ VI. - On frappe au carreau.<br>
+ VII. - Le Gilet de soie.<br>
+ VIII.- L'Aventure.<br>
+ IX. - Une Halte.<br>
+ X. - La Bergerie.<br>
+ XI. - Le Domaine myst&eacute;rieux.<br>
+ XII. - La Chambre de Wellington.<br>
+ XIII.- La F&ecirc;te &eacute;trange.<br>
+ XIV. - La F&ecirc;te &eacute;trange (suite).<br>
+ XV. - La Rencontre.<br>
+ XVI. - Frantz de Galais.<br>
+ XVII - La F&ecirc;te &eacute;trange (fin).</p>
+
+<p>Deuxi&egrave;me Partie.</p>
+
+<p>I. - Le grand Jeu.<br>
+ II. - Nous tombons dans une embuscade.<br>
+ III. - Les Boh&eacute;miens &agrave; l'&eacute;cole.<br>
+ IV. - O&ugrave; il est question du Domaine
+myst&eacute;rieux.<br>
+ V. - L'Homme aux espadrilles.<br>
+ VI. - Une Dispute dans la coulisse.<br>
+ VII. - Le Boh&eacute;mien enl&egrave;ve son bandeau.<br>
+ VIII.- Les Gendarmes!<br>
+ IX. - A la recherche du sentier perdu.<br>
+ X. - La Lessive.<br>
+ XI. - Je trahis.<br>
+ XII. - Les trois lettres de Meaulnes.</p>
+
+<p>Troisi&egrave;me Partie.</p>
+
+<p>I. - La Baignade.<br>
+ II. - Chez Florentin.<br>
+ III. - Une Apparition.<br>
+ IV. - La grande Nouvelle.<br>
+ V. - La Partie de Plaisir.<br>
+ VI. - La Partie de Plaisir (fin).<br>
+ VII. - Le Jour des Noces.<br>
+ VIII.- L'Appel de Frantz.<br>
+ IX. - Les Gens heureux.<br>
+ X. - La "Maison de Frantz".<br>
+ XI. - Conversation sous la Pluie.<br>
+ XII. - Le Fardeau.<br>
+ XIII.- Le Cahier de Devoirs mensuels.<br>
+ XIV. - Le Secret.<br>
+ XV. - Le Secret (suite).<br>
+ XVI. - Le Secret (fin).<br>
+ Epilogue.</p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES ***
+
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+
+Produced by Walter Debeuf
+
+Project Gutenberg eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US
+unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not
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+
+We are now trying to release all our eBooks one year in advance
+of the official release dates, leaving time for better editing.
+Please be encouraged to tell us about any error or corrections,
+even years after the official publication date.
+
+Please note neither this listing nor its contents are final til
+midnight of the last day of the month of any such announcement.
+The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at
+Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A
+preliminary version may often be posted for suggestion, comment
+and editing by those who wish to do so.
+
+Most people start at our Web sites at:
+http://gutenberg.net or
+http://promo.net/pg
+
+These Web sites include award-winning information about Project
+Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new
+eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!).
+
+
+Those of you who want to download any eBook before announcement
+can get to them as follows, and just download by date. This is
+also a good way to get them instantly upon announcement, as the
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