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Images made available by The -Internet Archive. - - - - - - - PRÉTEXTES - - - - - _DU MÊME AUTEUR_ - - - ANDRÉ WALTER (Les cahiers; Les Poésies)..... épuisé - - LE VOYAGE D'URIEN........................... épuisé - - PALUDES..................................... épuisé - - - AU MERCURE DE FRANCE - - - PRÉTEXTES................................... 1 vol. - - NOUVEAUX PRÉTEXTES.......................... 1 vol. - - L'IMMORALISTE, récit........................ 1 vol. - - LA PORTE ÉTROITE, récit..................... 1 vol. - - OSCAR WILDE................................. 1 vol. - - - A LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE - - - LES NOURRITURES TERRESTRES.................. 1 vol. - - ISABELLE, récit............................. 1 vol. - - LE RETOUR DE L'ENFANT PRODIGUE.............. 1 vol. - - LE ROI DE CANDAULE, suivi de SAUL........... 1 vol. - - LE PROMÉTHÉE MAL ENCHAÎNÉ................... 1 vol. - - LES CAVES DU VATICAN........................ 1 vol. - - - * * * * * - - ANDRÉ GIDE - - - Prétextes - - - Réflexions - - sur quelques points de littérature - - et de morale - - - Septième édition - - PARIS - - MERCVRE DE FRANCE - - XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI - - MCMXIX - - - * * * * * - -[Pg 4] - - - JUSTIFICATION DU TIRAGE - - Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés - pour tous pays - - -[Pg 5] - - TABLE DES MATIÈRES - - - =Deux conférences.= - - - De l'influence en Littérature.......................... 7 - - Les Limites de L'Art................................... 35 - - - =Autour de M. Barrès.= - - - A propos des _Déracinés_............................... 51 - - La querelle du peuplier (_Réponse à M. Maurras_)....... 61 - - La Normandie et le Bas-Languedoc....................... 71 - - - =Lettres à Angèle.= - - - I.--Mirbeau; Curel; Hauptmann....................... 81 - - II.--Signoret; Jammes................................ 88 - - III.--Les Naturistes.................................. 99 - - IV.--Barrès; Maeterlinck............................. 102 - - V.--Verhaeren, Pierre Louys......................... 107 - - VI.--Stevenson et _du nationalisme en littérature_... 113 - - VII.--De quelques récentes idolâtries................. 124 - - VIII.--Sada Yacco...................................... 135 - - IX.--De quelques jeunes gens du Midi................. 142 - - X.--Les Mille Nuits et une Nuit du Dr Mardrus....... 151 - - XI.--Max Stirner et l'individualisme................. 160 - - XII.--Nietzsche....................................... 166 - - - =Quelques livres.= - - - Villiers de l'Isle-Adam................................ 185 - - Maurice Léon........................................... 192 - - Camille Mauclair....................................... 197 - - Henri de Régnier....................................... 203 - - Dr J. C. Mardrus (_Les Mille Nuits et une Nuit_)....... 211 - - Saint-Georges de Bouhélier............................. 225 - - _Lettre à M. Saint-Georges de Bouhélier_............. 235 - - - =Supplément.= - - - Francis Jammes......................................... 241 - - Saint-Georges de Bouhélier............................. 242 - - Henri de Régnier....................................... 244 - - Octave Mirbeau......................................... 246 - - - =In Memoriam.= - - - Stéphane Mallarmé...................................... 251 - - Emmanuel Signoret...................................... 260 - - Oscar Wilde............................................ 265 - - -[Pg 6] - - DEUX CONFÉRENCES - -[Pg 7] - - - - DE L'INFLUENCE EN LITTÉRATURE - -_Conférence faite à la_ LIBRE ESTHÉTIQUE _de Bruxelles le 29 Mars 1900._ - - -_A Théo Van Rysselberghe._ - - -MESDAMES, MESSIEURS, - -Je viens ici faire l'apologie de l'influence. - - -On convient généralement qu'il y a de bonnes et de mauvaises -influences. Je ne me charge pas de les distinguer. J'ai la prétention -de faire l'apologie de toutes les influences. - -J'estime qu'il y a de très bonnes influences qui ne paraissent pas -telles aux yeux de tous. - -J'estime qu'une influence n'est pas bonne ou mauvaise -[Pg 8] -d'une manière absolue, mais simplement par rapport à qui la subit. - -J'estime surtout qu'il y a de mauvaises natures pour qui tout est -guignon, et à qui tout fait tort. D'autres au contraire pour qui -tout est heureuse nourriture, qui changent les cailloux en pain: «Je -dévorais, dit Gœthe, TOUT ce que Herder voulait bien m'enseigner.» - -L'apologie de l'influencé d'abord; l'apologie de l'influenceur ensuite; -ce seront là les deux points de notre causerie. - - -Gœthe, dans ses Mémoires, parle avec émotion de cette période -de jeunesse où, s'abandonnant au monde extérieur, il laissait -indistinctement chaque créature agir sur lui, chacune à sa -manière. «Une merveilleuse parenté avec chaque objet en résultait, -écrit-il,--une si parfaite harmonie avec toute la nature, que tout -changement de lieu, d'heure, de saison, m'affectait intimement.» Avec -délices il subissait la plus fugitive influence. - -Les influences sont de maintes sortes--et si je vous ai rappelé ce -passage de Gœthe, c'est parce que je voudrais pouvoir parler de -_toutes_ les influences, chacune -[Pg 9] -ayant son importance,--commençant par les plus vagues, les plus -naturelles, gardant pour les dernières les influences des hommes et -celles des œuvres des hommes; les gardant pour les dernières parce -que ce sont celles dont il est le plus difficile de parler--et contre -lesquelles on tente le plus, ou l'on prétend tenter le plus, de -regimber.--Comme ma prétention est de faire l'apologie de celles-ci -aussi, je voudrais préparer cette apologie de mon mieux,--c'est-à-dire -lentement. - -Il n'est pas possible à l'homme de se soustraire aux influences; -l'homme le plus préservé, le plus muré en sent encore. Les influences -risquent même d'être d'autant plus fortes qu'elles sont moins -nombreuses. Si nous n'avions rien pour nous distraire du mauvais temps, -la moindre averse nous ferait inconsolables. - -Il est tellement impossible d'imaginer un homme complètement échappé -de toutes les influences naturelles et humaines, que, lorsqu'il s'est -présenté des héros qui paraissaient ne rien devoir à l'extérieur, -dont on ne pouvait expliquer la marche, dont les actions, subites, et -incompréhensibles aux profanes, étaient telles qu'aucun mobile humain -ne les semblait déterminer--on préférait, après leur réussite, croire à -l'influence -[Pg 10] -des _astres_, tant il est impossible d'imaginer quelque chose d'humain -qui soit complètement, profondément, foncièrement spontané. - -En général on peut dire, je crois, que ceux qui avaient la glorieuse -réputation de n'obéir qu'à leur étoile étaient ceux sur qui les -influences personnelles, les influences d'élection agissaient plus -puissamment que les influences générales--je veux dire celles qui -agissent sur tout un peuple, du moins sur tous les habitants d'une même -ville, à la fois. - -Donc deux classes d'influences, les influences communes, les influences -particulières; celles que toute une famille, un groupement d'hommes, un -pays subit à la fois; celles que dans sa famille, dans sa ville, dans -son pays, l'on est seul à subir (volontairement ou non, consciemment ou -inconsciemment, qu'on les ait choisies ou qu'elles vous aient choisi). -Les premières tendent à réduire l'individu au type commun; les secondes -à opposer l'individu à la communauté.--Taine s'est occupé presque -exclusivement des premières; elle flattaient son déterminisme mieux que -les autres... - -Mais comme on ne peut inventer rien de neuf pour soi tout seul, ces -influences que je dis personnelles -[Pg 11] -parce qu'elles sépareront en quelque sorte la personne qui les subit, -l'individu, de sa famille, de sa société, seront aussi bien celles qui -le rapprocheront de tel inconnu qui les subit ou les a subies comme -lui,--qui forme ainsi des groupements nouveaux--et crée comme une -nouvelle famille, aux membres parfois très épars, tisse des liens, -fonde des parentés--qui peut pousser à la même pensée tel homme de -Moscou et moi-même, et qui, à travers le temps, apparente Jammes à -Virgile--et à ce poète chinois dont il vous lisait jeudi dernier le -charmant, modeste et ridicule poème. - -Les influences _communes_ sont forcément les plus _grossières_--ce -n'est pas par hasard que le mot GROSSIER est devenu synonyme de -COMMUN.--J'aurais presque honte à parler de l'influence de la -nourriture si Nietzsche par exemple, paradoxalement je veux le croire, -ne prétendait que la boisson a une influence considérable sur les -mœurs et sur la pensée d'un peuple en général: que les Allemands par -exemple, en buvant de la bière, s'interdisent à jamais de prétendre à -cette légèreté, cette acuité d'esprit que Nietzsche prête aux Français -buveurs de vin. Passons. - -Mais, je le répète: moins une influence est grossière, -[Pg 12] -plus elle agit d'une manière particulière. Et déjà l'influence du -temps, celle des saisons, bien qu'agissant sur de grandes foules à la -fois, agit sur elles de manière plus délicate et plus nerveuse, et -provoque des réactions très diverses.--Tel est exténué, tel autre est -exalté par la chaleur. Keats ne pouvait travailler bien qu'en été, -Shelley qu'en automne. Et Diderot disait: «J'ai l'esprit fou dans les -grands vents.» On pourrait citer encore, citer beaucoup... Passons. - -L'influence d'un climat cesse d'être générale, et par là devient -sensible, à celui qui la subit en étranger.--Ici nous arrivons aux -influences particulières;--à vrai dire, les seules qui aient droit de -nous occuper ici. - -Lorsque Gœthe, arrivant à Rome, s'écrie: «Nun bin ich endlich geboren!» -Enfin je suis né!... Lorsqu'il nous dit dans sa correspondance -qu'entrant en Italie il lui sembla pour la première fois prendre -conscience de lui-même et _exister_ ... voilà certes de quoi -nous faire juger l'influence d'un pays étranger comme des plus -importantes.--C'est, de plus, une _influence d'élection_: je veux -dire qu'à part de malheureuses exceptions, voyages forcés ou exils, -on choisit d'ordinaire la terre où l'on veut voyager; la choisir est -preuve que déjà l'on est un peu influencé par elle.--Enfin -[Pg 13] -l'on choisit tel pays précisément parce que l'on sait que l'on va -être influencé par lui, parce qu'on espère, que l'on souhaite cette -influence. On choisit précisément les lieux que l'on croit capables de -vous influencer le plus.--Quand Delacroix partait pour le Maroc, ce -n'était pas pour devenir orientaliste, mais bien, par la compréhension -qu'il devait avoir d'harmonies plus vives, plus délicates et plus -subtiles, pour «prendre conscience» plus parfaite de lui-même, du -coloriste qu'il était. - -J'ai presque honte à citer ici le mot de Lessing, repris par Gœthe -dans les _Affinités Electives_, mot si connu qu'il fait sourire: «Es -wandelt niemand unbestraft unter Palmen», et que l'on ne peut traduire -en français qu'assez banalement par: «Nul ne se promène impunément sous -les palmes.» Qu'entendre par là? sinon qu'on a beau sortir de leur -ombre, on ne se retrouve plus tel qu'avant. - -J'ai lu tel livre; et après l'avoir lu je l'ai fermé; je l'ai remis -sur ce rayon de ma bibliothèque,--mais dans ce livre il y avait telle -parole que je ne peux pas oublier. Elle est descendue en moi si avant, -que je ne la distingue plus de moi-même. Désormais je ne suis plus -comme si je ne l'avais pas connue.--Que j'oublie -[Pg 14] -le livre où j'ai lu cette parole: que j'oublie même que je l'ai -lue; que je ne me souvienne d'elle que d'une manière imparfaite ... -n'importe! Je ne peux plus redevenir celui que j'étais avant de l'avoir -lue.--Comment expliquer sa puissance? - -Sa puissance vient de ceci qu'elle n'a fait que me révéler quelque -partie de moi encore inconnue à moi-même; elle n'a été pour moi qu'une -explication--oui, qu'une explication de moi-même. On l'a dit déjà: les -influences agissent par ressemblance. On les a comparées à des sortes -de miroirs qui nous montreraient, non point ce que nous sommes déjà -effectivement, mais ce que nous sommes d'une façon latente. - - Ce frère intérieur que tu n'es pas encore, - -disait Henri de Regnier,--Je les comparerai plus précisément à ce -prince d'une pièce de Mæterlinck, qui vient réveiller des princesses. -Combien de sommeillantes princesses nous portons en nous, ignorées, -attendant qu'un contact, qu'un accord, qu'un mot les réveille! - -Que m'importe, auprès de cela, tout ce que j'apprends par la tête, ce -qu'à grand renfort de mémoire j'arrive -[Pg 15] -à retenir?--Par instruction, ainsi, je peux accumuler en moi de lourds -trésors, toute une encombrante richesse, une fortune, précieuse certes -comme instrument, mais qui restera _différente_ de moi jusqu'à la -consommation des siècles.--L'avare met ses pièces d'or dans un coffre; -mais, sitôt le coffre fermé, c'est comme si le coffre était vide. - -Rien de pareil avec cette intime connaissance, qui n'est plutôt qu'une -reconnaissance mêlée d'amour--de reconnaissance, vraiment; qui est -comme le sentiment d'une parenté retrouvée. - -A Rome, près de la solitaire petite tombe de Keats, quand je lus ses -vers admirables, combien naïvement je laissai sa douce influence entrer -en moi, tendrement me toucher, me reconnaître, s'apparenter à mes plus -douteuses, à mes plus incertaines pensées.--A ce point que lorsque, -malade, il s'écrie dans _l'Ode au Rossignol:_ - -_Oh! qui me donnera une gorgée d'un vin--longtemps refroidi dans la -terre profonde,--d'un vin qui sente Flora et la campagne verte, la -danse et les chansons provençales, et la joie que brûle le soleil?_ - -_--Oh! qui me donnera une coupe pleine de chaud Midi?_ - -[Pg 16] -Il me semblait, que, de mes propres lèvres, j'entendisse jaillir cette -plainte admirable. - -S'éduquer, s'épanouir dans le monde, il semble vraiment que ce soit se -retrouver des parents. - - -Je sens bien qu'ici nous sommes arrivés au point sensible, dangereux, -et qu'il va devenir plus difficile et délicat de parler. Il ne s'agit -plus à présent des influences--dirai-je: naturelles--mais bien des -influences humaines.--Comment expliquer, tandis que _l'influence_ -nous apparaissait jusqu'ici comme un heureux moyen d'enrichissement -personnel--ou du moins semblable à cette baguette de coudre des -sorciers qui permettrait de découvrir en soi des richesses,--comment -expliquer que brusquement ici l'on entre en garde, que l'on ait peur -(surtout de nos jours, disons-le bien), que l'on se défie. L'influence, -ici, est considérée comme une chose néfaste, une sorte d'attentat -envers soi-même, de crime de lèse-personnalité. - -C'est que précisément aujourd'hui, même sans faire profession -d'individualisme, nous prétendons avoir chacun notre _personnalité_, -et que, sitôt que cette personnalité n'est plus très robuste, sitôt -qu'elle paraît, -[Pg 17] -à nous-mêmes ou aux autres, un peu indécise, chancelante ou débile, la -peur de la perdre nous poursuit et risque de gâter nos plus réelles -joies. - -La peur de perdre sa personnalité! - -Nous avons pu, dans notre bienheureux monde des lettres, connaître -et rencontrer bien des peurs: la peur du neuf, la peur du vieux--ces -derniers temps la peur des langues étrangères, etc. ... mais de toutes, -la plus vilaine, la plus sotte, la plus ridicule, c'est bien la peur de -perdre sa personnalité. - -«Je ne veux pas lire Gœthe, me disait un jeune littérateur (ne craignez -rien, je ne nomme que quand je loue),--je ne veux pas lire Gœthe parce -que cela pourrait m'impressionner.» - -Il faut, n'est-ce pas, être arrivé à un point de perfection rare, pour -croire que l'on ne peut changer qu'en mal. - -La personnalité d'un écrivain, cette personnalité délicate, -choyée, celle qu'on a peur de perdre, non tant parce qu'on la sait -précieuse, que parce qu'on la croit sans cesse sur le point d'être -perdue--consiste trop souvent à n'avoir jamais fait telle ou telle -chose. C'est ce qu'on pourrait appeler une personnalité privative. La -perdre, c'est avoir envie de faire, ce -[Pg 18] -qu'on s'était promis de ne pas faire.--Il a paru, il y a quelque dix -ans, un volume de nouvelles que l'auteur avait intitulé: _Contes sans -qui ni que_. L'auteur s'était fait une manière d'originalité, un style -spécial, une personnalité, à n'employer jamais un pronom conjonctif. -(Comme si les _qui_ et les _que_ ne continuaient pas quand même -d'exister!)--Combien d'auteurs, d'artistes, n'ont d'autre personnalité -que celle-là, qui, le jour où ils consentiraient à employer les qui et -les que, comme tout le monde, se confondraient tout simplement dans la -masse banale et infiniment nuancée de l'humanité. - -Et pourtant, il faut bien avouer que la personnalité des plus grands -hommes est faite aussi de leurs incompréhensions. L'accentuation même -de leurs traits exige une limitation violente. Aucun grand homme ne -nous laisse de lui une image vague, mais précise et très définie. On -peut même dire que ses incompréhensions font la _définition_ du grand -homme. - -Que Voltaire n'ait compris Homère ni la Bible; qu'il éclate de rire -devant Pindare; est-ce que cela ne dessine pas la figure de Voltaire? -comme le peintre qui, traçant le contour d'un visage, dirait à ce -visage: Tu n'iras pas plus loin. - -[Pg 19] -Que Gœthe, le plus intelligent des êtres, n'ait pas compris -Beethoven--Beethoven, qui, après avoir joué devant lui la sonate en ut -dièze mineur (celle qu'on a coutume de nommer la _Sonate au clair de -lune_), comme Gœthe demeurait froidement silencieux, poussait vers lui -ce cri de détresse: «Mais, Maître, si vous, vous ne me dites rien--qui -donc alors me comprendra?» est-ce que cela ne définit pas d'un coup -Gœthe--et Beethoven? - -Ces incompréhensions s'expliquent, voici comment: elles ne sont certes -point sottise; elles sont _éblouissement_.--Ainsi tout grand amour -est exclusif, et l'admiration d'un amant pour sa maîtresse le rend -insensible à toute beauté différente.--C'est _l'amour_ qu'il avait pour -l'esprit, qui rendait Voltaire insensible au lyrisme. C'est l'adoration -de Gœthe pour la Grèce, pour la pure et souriante tendresse de Mozart, -qui lui faisait craindre le déchaînement passionné de Beethoven--et -dire à Mendelssohn qui lui jouait le début de la symphonie en ut -mineur: «Je ne ressens que de l'étonnement.» - -Peut-être peut-on dire que tout grand producteur, tout créateur, -a coutume de projeter _sur le point qu'il veut opérer_ une telle -abondance de lumière spirituelle, -[Pg 20] -un tel faisceau de rayons--que tout le reste autour en paraît sombre. -Le contraire de cela, n'est-ce pas le dilettante? qui comprend tout, -précisément parce qu'il n'aime rien _passionnément_, c'est-à-dire -_exclusivement_. - -Mais combien celui qui, sans avoir une personnalité fatale, toute -d'ombre et d'éblouissement, tâche de se créer une personnalité -restreinte et combinée, en se privant de certaines influences, en se -mettant l'esprit au régime, comme un malade dont l'estomac débile ne -saurait supporter qu'un choix de nourritures peu variées (mais qu'alors -il digère si bien!)--combien celui-là me fait aimer le dilettante, qui, -ne pouvant être producteur et parler, prend le charmant parti d'être -_attentif_ et se fait une carrière vraiment de savoir admirablement -_écouter_. (On manque d'écouteurs aujourd'hui, de même que l'on manque -_d'écoles_--c'est un des résultats de ce besoin d'originalité à tout -prix.) - -La peur de ressembler à tous fait dès lors chercher à celui-ci quels -traits bizarres, uniques (incompréhensibles souvent par la même), il -peut bien montrer--qui lui apparaissent aussitôt d'une principale -importance, qu'il croit devoir exagérer, fût-ce aux dépens -[Pg 21] -de tout le reste. J'en sais un qui ne veut pas lire Ibsen parce que, -dit-il, «il a peur de le trop bien comprendre». Un autre s'est promis -de ne jamais lire les poètes étrangers, de crainte de perdre «le sens -pur de sa langue»... - -Ceux qui craignent les influences et s'y dérobent font le tacite aveu -de la pauvreté de leur âme. Rien de bien neuf en eux à découvrir, -puisqu'ils ne veulent prêter la main à rien de ce qui peut guider leur -découverte. Et s'ils sont si peu soucieux de se retrouver des parents, -c'est, je pense, qu'il se pressentent fort mal apparentés. - -Un grand homme n'a qu'un souci: devenir le plus humain -possible,---disons mieux: _devenir banal_. Devenir banal, Shakespeare, -banal Gœthe, Molière, Balzac, Tolstoï... Et, chose admirable, c'est -ainsi qu'il devient le plus personnel. Tandis que celui qui fuit -l'humanité pour lui-même, n'arrive qu'à devenir particulier, bizarre, -défectueux... Dois-je citer le mot de l'Evangile? Oui, car je ne pense -pas le détourner de son sens: «Celui qui veut sauver sa vie (sa vie -personnelle) la perdra; mais qui veut la donner la sauvera (ou pour -traduire plus exactement le texte grec: «_la rendra vraiment vivante_»), - -[Pg 22] -Voilà pourquoi nous voyons les grands esprits ne jamais craindre les -influences, mais au contraire les rechercher avec une sorte d'avidité -qui est comme l'avidité d'ÊTRE. - -Quelles richesses ne devait pas sentir en lui un Gœthe, pour ne -s'être refusé,--ou, selon le mot de Nietzsche, «n'avoir dit _non_»--à -rien! Il semble que la biographie de Gœthe soit l'histoire de ses -influences--(nationales avec Gœtz; moyenâgeuses avec Faust; grecques -avec les Iphigénies; italiennes avec le Tasse, etc.; enfin vers la fin -de sa vie encore, l'influence orientale, à travers le divan de Hafiz, -que venait de traduire Hammer--influence si puissante que, à plus de 70 -ans, il apprend le persan et écrit lui aussi un Divan). - -La même frénésie désireuse qui poussait Gœthe vers l'Italie, poussait -le Dante vers la France. C'est parce qu'il ne trouvait plus en Italie -d'influences suffisantes, qu'il accourait jusqu'à Paris se soumettre à -celle de notre Université. - -Il faudrait pourtant se convaincre que la peur dont je parle est une -peur toute moderne, dernier effet de l'anarchie des lettres et des -arts; avant, on ne connaissait pas cette crainte-là. Dans toute grande -époque on se -[Pg 23] -contentait d'être personnel, sans chercher à l'être, de sorte qu'un -admirable fonds commun semble unir les artistes des grandes époques, -et, par la réunion de leurs figures involontairement diverses, créer -une sorte de société, admirable presque autant par elle-même, que l'est -chaque figure isolée. Un Racine se préoccupait-il de ne ressembler -à nul autre? Sa Phèdre est-elle diminuée parce qu'elle naquit, -prétend-on, d'une influence janséniste? Le XVIIe siècle français est-il -moins grand pour avoir été dominé par Descartes? Shakespeare a-t-il -rougi de mettre en scène les héros de Plutarque; de reprendre les -pièces de ses prédécesseurs ou de ses contemporains? - -Je conseillais un jour à un jeune littérateur un sujet qui me -paraissait à ce point fait pour lui, que je m'étonnais presque qu'il -n'eût pas déjà songé à le prendre. Huit jours après, je le revis, -navré. Qu'avait-il? Je m'inquiétai... «Eh! me dit-il amèrement, je ne -veux vous faire aucun reproche, parce que je pense que le motif qui -vous faisait me conseiller était bon,--mais pour l'amour de Dieu, cher -ami, ne me donnez plus de conseils! Voici qu'à présent je viens _de -moi-même_ au sujet dont vous m'avez parlé l'autre jour. Que diable -voulez-vous que j'en fasse à présent? C'est -[Pg 24] -_vous_ qui me l'avez conseillé; je ne pourrai jamais plus croire que -je l'ai trouvé tout seul.»--Ah! je n'invente pas!--j'avoue que je fus -quelque temps sans comprendre:--le malheureux craignait de ne pas être -_personnel_. - -On raconte que Pouchkine un jour dit à Gogol: «Mon jeune ami, il -m'est venu en tête, l'autre jour, un sujet--une idée que je crois -admirable--mais dont je sens bien que moi, je ne pourrai rien tirer. -Vous devriez la prendre; il me semble, tel que je vous connais, que -vous en feriez quelque chose.»--Quelque chose!--en effet--Gogol n'en -fit rien moins que les _Ames mortes_, à quoi il dut sa gloire, de ce -petit sujet, de ce germe que Pouchkine un jour posait dans son esprit. - - -Il faut aller plus loin et dire: les grandes époques de création -artistique, les époques fécondes, ont été les époques les plus -profondément influencées.--Telle la période d'Auguste, par les lettres -grecques; la renaissance anglaise, italienne, française par l'invasion -de l'antiquité, etc. - -La contemplation de ces grandes époques où, par suite de conjonctures -heureuses, grandit, s'épanouit, -[Pg 25] -éclate, tout ce qui, depuis longtemps semé, germinait et restait dans -l'attente--peut nous emplir aujourd'hui de regrets et de tristesse. -A notre époque, que j'admire et que j'aime, il est bon, je crois, de -chercher d'où vient cette régnante anarchie, qui peut nous exalter un -instant en nous faisant prendre la fièvre qu'elle nous donne pour une -surabondance de vie;--il est utile de comprendre que ce qui fait, dans -sa plantureuse diversité, l'unité malgré tout d'une grande époque, -c'est que tous les esprits qui la composent se viennent abreuver aux -mêmes eaux... - -Aujourd'hui nous ne savons plus à quelle source boire--nous croyons -trop d'eaux salutaires, et tel va boire ici, tel va là. - -C'est aussi qu'aucune grande source unique, ne jaillit, mais que les -eaux, surgies de toutes parts, sans élan, sourdent à peine, puis -restent sur le sol, stagnantes--et que l'aspect du sol littéraire, -aujourd'hui, est assez proprement celui d'un marécage. - -Plus de puissant courant, plus de canal, plus de grande influence -générale qui groupe et unisse les esprits en les soumettant à quelque -grande croyance commune, à quelque grande idée dominatrice--plus -d'ÉCOLE, en un mot--mais, par crainte de se ressembler, -[Pg 26] -par horreur d'avoir à se soumettre, par incertitude aussi, par -scepticisme, complexité, une multitude de petites croyances -particulières, pour le triomphe des bizarres petits particuliers. - -Si donc les grands esprits cherchent avidement les influences, c'est -que, sûrs de leurs propres richesses, pleins du sentiment intuitif, -_ingénu_ de l'abondance immanente de leur être, ils vivent dans une -attente joyeuse de leurs nouvelles éclosions.--Ceux, au contraire, qui -n'ont pas en eux grande ressource, semblent garder toujours la crainte -de voir se vérifier pour eux le mot tragique de l'Evangile: «Il sera -donné à celui qui a; mais à celui qui n'a pas, on ôtera même ce qu'il -a.» Ici encore la vie est sans pitié pour les faibles.--Est-ce une -raison pour fuir les influences?--Non.--Mais les faibles y perdront le -peu d'originalité à laquelle ils peuvent prétendre... Messieurs: TANT -MIEUX! C'est là ce qui permet une Ecole. - - -Une Ecole est composée toujours de quelques rares grands esprits -directeurs--et de toute une série d'autres subordonnés, qui forment -comme le terrain neutre sur lequel ces quelques grands esprits peuvent -s'élever. -[Pg 27] -Nous y reconnaissons d'abord une subordination, une sorte de soumission -tacite, inconsciente, à quelques grandes idées que quelques grands -esprits proposent, que les esprits moins grands prennent pour -_Vérités_.--Et, s'ils _suivent_ ces grands esprits, peu m'importe! car -ces grands esprits les mèneront plus loin qu'ils n'eussent su aller par -eux-mêmes. Nous ne pouvons savoir ce qu'eût été Jordaens sans Rubens. -Grâce à Rubens, Jordaens s'est élevé parfois si haut, qu'il semble -que mon exemple soit mal choisi et qu'il faille placer Jordaens au -contraire parmi les grands esprits directeurs.--Et que serait ce si je -parlais de Van Dyck, qui, à son tour, crée et domine l'école anglaise? - -Autre chose: souvent une grande idée n'a pas assez d'un seul grand -homme pour l'exprimer, pour l'exagérer tout entière; un grand homme -n'y suffit pas; il faut que plusieurs s'y emploient, reprennent -cette idée première, la redisent, la réfractent en fassent valoir -une dernière beauté.--La grandeur, qui paraissait démesurée, de -Shakespeare, a longtemps empêché de voir, mais ne nous empêche -plus aujourd'hui d'admirer, l'admirable pléiade de dramaturges qui -l'entourent.--_L'idée_ qu'exalte l'école hollandaise -[Pg 28] -s'est-elle satisfaite d'un Terburg, d'un Metsu, d'un Pieter de Hooch? -Non, non, il fallait chacun de ceux-là, et combien d'autres! - -Enfin, disons que si toute une suite de grands esprits se dévouent pour -exalter une grande idée, il en faut d'autres, qui se dévouent aussi, -pour l'exténuer, la compromettre et la détruire.--Je ne parle pas de -ceux qui s'acharnent contre--non--ceux-là d'ordinaire servent l'idée -qu'ils combattent, la fortifient de leur inimitié.--Mais je parle de -ceux qui croient la servir, de cette malheureuse descendance en qui -s'épuise enfin l'idée.--Et, comme l'humanité fait et doit faire une -consommation effroyable d'idées, il faut être reconnaissant à ceux-ci -qui, en épuisant enfin ce qu'une idée avait encore de généreux en elle, -en la faisant redevenir IDÉE, de VÉRITÉ qu'elle semblait, la vident -enfin de tout suc, et forcent ceux qui viennent à chercher une idée -nouvelle,--idée qui, à son tour, paraisse pour un temps Vérité. - -Bénis soient les Miéris et les Philippe Van Dyck pour achever de ruiner -la moribonde école hollandaise, pour venir à bout de ses dernières -dominations. - -En littérature, croyez bien que ce sont pas les -[Pg 29] -«verslibristes», pas même les plus grands, les Vielé-Griffin, les -Verhaeren, qui viendraient à bout du Parnasse; c'est le Parnasse -lui-même qui se supprime, se compromet en ses derniers lamentables -représentants. - -Disons encore ceci: ceux qui craignent les influences et s'y refusent -en sont punis de cette manière admirable: dès qu'on signale un -pasticheur, c'est parmi eux qu'il faut chercher.--_Ils ne se tiennent -pas bien_ devant les œuvres d'art d'autrui. La crainte qu'ils ont -les fait s'arrêter à la surface de l'œuvre; ils y goûtent du bout -des lèvres.--Ce qu'ils y cherchent, c'est le secret tout extérieur -(croient-ils) de la matière, du métier--ce qui précisément n'existe -qu'en relation intime et profonde avec la personnalité même de -l'artiste, ce qui demeure le plus inaliénable de ses biens.--Ils ont, -pour la raison d'être de l'œuvre d'art, une incompréhension totale. -Ils semblent croire qu'on peut prendre la peau des statues, puis qu'en -soufflant dedans, cela redonnera quelque chose. - -L'artiste véritable, avide des influences profondes, se penchera sur -l'œuvre d'art, tâchant de l'oublier et de pénétrer plus arrière. Il -considérera l'œuvre d'art -[Pg 30] -accomplie, comme un point d'arrêt, de frontière; pour aller plus loin -ou ailleurs, il nous faut changer de manteau.--L'artiste véritable -cherchera, derrière l'œuvre, l'homme, et c'est de lui qu'il apprendra. - -La franche imitation n'a rien à faire avec le pastiche qui toujours -reste besogne sournoise et cachée. Par quelle aberration aujourd'hui -n'osons-nous plus _imiter_, c'est ce qu'il serait trop long de -dire--d'ailleurs tout cela se tient et si l'on m'a suivi jusqu'ici l'on -me comprendra sans peine.--Les grands artistes n'ont jamais craint -d'imiter. - -Michel-Ange imita d'abord si résolument les antiques que, certaines de -ses statues--entre autres un Cupidon endormi--il s'amusa de les faire -passer pour des statues retrouvées dans des fouilles.--Une autre statue -de l'amour fut, raconte-t-on, enterrée par lui, puis exhumée comme -marbre grec. - -Montaigne, dans sa fréquentation des anciens, se compare aux abeilles -qui «pillottent de çà de là les fleurs», mais qui en font après -le miel, «_qui est tout leur_»--ce n'est plus, dit-il, «thym ne -marjoleine». - ---Non: c'est du Montaigne, et tant mieux. - - -[Pg 31] -Mesdames et Messieurs, - - -Je m'étais promis de faire, après l'apologie de l'influencé, celle -de l'influenceur. A présent elle ne m'apparaît plus bien utile. -L'apologie de l'influenceur--ne serait-ce pas celle du «grand homme»? -Tout grand homme est un influenceur.--Artiste, ses écrits, ses -tableaux, ne sont qu'une part de son œuvre; son influence l'explique, -la continue. Descartes n'est pas seulement l'auteur du _Discours de -la Méthode_, de la _Dioptrique et des Méditations_; il est l'auteur -aussi du _Cartésianisme_.--Parfois même l'influence de l'homme est plus -importante que son œuvre; parfois elle s'en détache et ne semble la -suivre que de très loin;--telle est, à travers des siècles d'inaction, -celle de la Poétique d'Aristote sur le XVIIe siècle français. Parfois -enfin, l'influence est l'œuvre unique, comme il advint pour ces deux -uniques figures, que j'ose à peine citer, de _Socrate_ et du _Christ_. - -On a souvent parlé de la responsabilité des grands hommes.--On n'a -point tant reproché au Christ tous les martyrs que le Christianisme -avait faits (car l'idée de salut s'y mêlait)--qu'on ne reproche encore -à tel -[Pg 32] -écrivain le retentissement parfois tragique de ses idées.--Après -Werther, on dit qu'il y eut une épidémie de suicides. De même en -Russie, après un poème de Lermontof. «Après ce livre, disait Mme de -Sévigné en parlant des Maximes de La Rochefoucauld,--il n'y a plus qu'à -se tuer ou qu'à se faire chrétien.» (Elle disait cela croyant sûrement -qu'il ne se trouverait personne qui ne préférât une conversion à la -mort).--Ceux que la littérature a tués, je pense qu'ils portaient déjà -la mort en eux; ceux qui se sont faits chrétiens étaient admirablement -prêts pour l'être; l'influence, disais-je, ne crée rien: elle éveille. - -Mais je me garderai, d'ailleurs, de chercher à diminuer la -responsabilité des grands hommes; pour leur plus grande gloire, il faut -la croire même la plus lourde, la plus effrayante possible. Je ne sache -pas qu'elle ait fait reculer aucun d'eux. Au contraire, ils cherchent -de l'assumer toujours plus grande. Ils font, tout autour d'eux, que -l'on s'en doute ou non, une consommation de vie formidable. - -Mais ce n'est pas toujours un besoin de domination qui les mène: Chez -l'artiste, souvent, la soumission d'autrui qu'il obtient a des causes -très différentes. Un mot pourrait, je crois, les résumer: _il ne se -suffit pas à -[Pg 33] -lui-même_. La conscience qu'il a de l'importance de l'idée qu'il -porte le tourmente. Il en est _responsable_, il le sent. Cette -responsabilité lui paraît la plus importante; l'autre ne passera -qu'après. Que peut-il? Seul!--Il est débordé. Il n'a pas assez de ses -cinq sens pour palper le monde; de ses vingt-quatre heures par jour, -pour vivre, penser, s'exprimer. Il n'y suffit pas, il le sent. Il a -besoin d'adjoints, de substituts, de secrétaires.--«Un grand homme, dit -Nietzsche, n'a pas seulement _son_ esprit, mais aussi celui de tous ses -amis.»--Chaque ami lui prêtera ses sens; bien plus: vivra pour lui. -Lui se fait centre (oh! malgré lui), il regarde et profite de tout. Il -influence: d'autres vivront et joueront pour lui ses idées; risqueront -le danger de les expérimenter à sa place. - -Il est difficile parfois de faire l'apologie des grands hommes. Je ne -veux donc point dire ici que j'approuve _cela_; je dis seulement que -sans _cela_ le grand homme n'est guère possible.--S'il voulait œuvrer -sans influencer, il serait d'abord mal renseigné, n'ayant pu voir -opérer ses idées; puis il ne serait pas intéressant; car cela seul qui -nous influence nous importe.--Voilà pourquoi j'ai eu soin de faire -d'abord l'apologie des influencés,--pour pouvoir à -[Pg 34] -présent oser dire qu'ils sont indispensables aux grands hommes. - - -Mesdames et Messieurs, - - -Je vous ai dit à présent à peu près ce que je désirais vous dire. -Peut-être les quelques idées que j'ai tenté d'exposer ici vous -paraîtront-elles soit paradoxales, soit fausses.--Je me tiendrai -pourtant pour satisfait si, fût-ce par protestation contre elles, j'ai -pu faire naître en vous--je veux dire: éveiller--quelques idées que -vous jugerez justes et belles.--C'est ce que nous pourrons appeler de -l'influence par réaction. - -_Bruxelles, le 29 mars 1900._ - - -[Pg 35] - -LES LIMITES DE L'ART - - -_Conférence._ - -_A Maurice Denis,_ - - -MESDAMES ET MESSIEURS[1] - - -Si je viens vous parler ici des limites de l'art, ce n'est point, -soyez-en d'avance convaincus, que j'aie quelque prétention à les -reculer ou à les rapprocher, fût-ce durant le temps de cette causerie; -et si le titre que j'y ai laissé donner paraît un peu bien général, ma -hardiesse, je vous l'affirme, n'est pourtant point d'avoir choisi ce -titre: elle est de parler à des peintres. - -[Pg 36] -Nous ne sommes plus au temps où quelques échappés de l'atelier Rouault -pouvaient redire avec Gautier le: _ut pictura poesis_ d'Horace; mais -si les littérateurs d'aujourd'hui ont compris le danger, le non-sens -tout au moins, de prétendre se servir de la plume comme d'un pinceau, -les peintres n'ont pas moins compris de leur côté que le _ut poesis -pictura_ serait pour eux théorie plus funeste encore. Littérature -et peinture se sont heureusement désalliées, et je ne viens pas ici -pour m'en plaindre; au contraire. Il est d'avance bien reconnu que je -n'entends rien à votre métier et que vous n'entendez rien au mien. Vous -cultivez votre jardin, nous le nôtre; nous voisinons un peu parfois; -c'est tout. - -Pourtant, si vous m'avez amicalement convié à venir aujourd'hui vous -parler, et si je le fais avec joie, ce n'est pas pour de simples -raisons de voisinage; nous sommes quelques-uns à penser qu'il n'est -pas bon que les artistes d'un même pays, absorbés chacun dans leur -art, méconnaissent qu'au-dessus des questions particulières à la -littérature et à la peinture, il y a telles questions d'esthétique plus -générale,--de celles qui, résolues, firent Poussin frère de Racine, par -exemple,--et devant lesquelles nous pouvons -[Pg 37] -ensemble oublier un instant, vous, Messieurs, que vous êtes peintres, -moi que je suis littérateur, pour nous souvenir mieux que nous sommes, -et malgré toutes les différences de métier, les uns et l'autre des -artistes. - -Voilà pourquoi, si j'aborde aujourd'hui devant vous de telles -généralités, je dis que ce n'est point hardiesse, mais modeste crainte, -au contraire, de n'avoir pas, pour tout sujet plus spécial, la -compétence nécessaire. - - -Il y a quelques jours, plutôt feuilletant que lisant un des épais -volumes du «Cours de philosophie positive», je fus frappé par un -curieux passage. Il s'y agit de louer la science; Auguste Comte -s'entend à cela et loue bien--peu le passé, plus le présent, presque -infiniment l'avenir,--je dis «presque», car tout aussitôt, par saine -horreur de l'hyperbole et souci de précision, Comte, après avoir -vaguement esquissé ce que, de la science, l'avenir paraît pouvoir -espérer et prétendre, ajoute que prétentions et espérances ne sauraient -être infinies. Il est, écrit-il (à peu près, car je cite de mémoire), -presque aisé d'en prévoir dès à présent les limites et d'indiquer -quelles -[Pg 38] -terres lui resteront toujours fermées; on sait par exemple que la -science n'atteindra jamais... Savez-vous l'exemple qu'il cite?--la -composition chimique des astres. Une génération s'écoulait, puis -simplement, sans bruit, l'analyse spectrale s'emparait de ces mêmes -astres, et la science franchissait les bornes assignées. - -De cette page du positiviste, où je trouve malgré tout plus à admirer -qu'à sourire, est née, avec le titre et l'idée de cette causerie, une -défiance de moi plus grande encore, comme l'étrange avertissement que -prétendre fixer d'avance des limites au pouvoir de l'intelligence -humaine était folie--folie aussi présomptueuse en son genre que -prétendre prévoir et dessiner d'avance les futures manifestations de ce -pouvoir, et que de les croire infinies. - -Sans cesse des moyens nouveaux permettent au savant des investigations -et des précisions nouvelles, chaque nouvelle découverte servant de -moyen à son tour; mais précisément pour cela, et parce qu'ainsi chaque -effort nouveau s'additionne, chaque effort ancien s'y confond et -s'anonymise, de sorte que l'on n'y considère jamais en chaque partie -que la plus récente victoire;--l'on peut donc dire (et c'est presque -une tautologie) que les limites de la science se reculent -[Pg 39] -toujours dans le sens même de son progrès. La question est: jusqu'où -ira-t-elle? - -En art, la question se pose d'une manière très différente. Le mot -«progrès» y perd tout sens, et, comme l'écrivait naguère Ingres: on ne -peut entendre dire de sang-froid et lire que «la génération présente -jouit, en les voyant, des immenses progrès que la peinture a faits -depuis la Renaissance jusqu'à nos jours». La question ne sera donc -plus: _jusqu'où_ la peinture, la musique, la littérature iront-elles? -mais, plus vaguement encore: _où_ iront-elles? et l'on y peut encore -moins oser donner une réponse. - -Il ne s'agit plus, pour l'artiste de valeur, de prendre appui sur l'art -d'hier pour tâcher d'aller au delà, et de reculer des limites, mais de -changer le sens même de l'art et d'inventer à son effort une nouvelle -direction. Et si, par contre, l'œuvre des artistes passés conserve sa -parfaite valeur, à ce point que chacun semble à neuf chaque fois avoir -presque inventé et comme défini son art, chaque génie nouveau semble -d'abord errer, tant il tourne résolument le dos aux autres; chaque -génie nouveau semble remettre le problème de l'art même en question. -Après un Jean-Sébastien Bach, on pense: telle est la musique; survient -[Pg 40] -un Mozart, un Beethoven, après lesquels on peut encore dire: Voilà -donc la musique--à moins que, déjà prévenu, l'on ne pense: Qu'est-ce -que la musique? et que l'on ne comprenne enfin que la musique n'est ni -Bach, ni Mozart, ni Beethoven; que chacun d'eux ne saurait limiter que -lui-même et que la musique, pour continuer d'être, doit être sans cesse -autre chose que ce qu'elle n'était que par eux. - -Cependant, méconnaissant qu'il n'y a plus rien à tenter de son côté et -que l'artiste de génie n'indique la direction que de lui-même, semble -guider mais ne guide qu'à lui, et se dresse devant l'élan de qui le -suit comme une toile de fond devant la marche de l'acteur, certains -pensent découvrir d'après lui quelque secret du beau, quelque recette, -ou plutôt pensent que la réussite du maître va les dispenser d'un -effort et que, puisque le maître trouve, il n'importe plus de chercher; -ce n'est pas précisément qu'ils l'imitent, ils s'en défendent bien du -moins, mais ils suivent sa direction; c'est un remous puissant qui les -entraîne en son sillage; et bien mieux, le maître s'étant tu avant eux, -ils espèrent le dépasser, aller plus loin que lui, prenant pour de -l'audace leur folie, et le grand empêchement où ils restent d'essayer -d'un autre côté. C'est -[Pg 41] -par eux que la forme d'un maître devient formule, aucune intérieure -nécessité ne la motivant plus. C'est par eux, c'est sur eux que la nuit -se fait sans qu'ils s'en doutent, car leurs yeux, éblouis par le soleil -couché, voient encore l'astre au lieu du couchant obscurci--quand déjà -derrière eux, à l'autre pôle de l'art, un soleil rajeuni, radieux, se -relève. - -La vérité (c'est-à-dire la ressource) se trouve toujours en deçà, -jamais au delà du génie. - -Ce territoire qu'en allant toucher ses frontières, le génie laisse -derrière lui, cette contrée, d'où chacun doit partir, quelle est-elle? -quel est le lieu commun des chefs-d'œuvre? là chose toujours disponible? - -Dois-je m'excuser ici, Messieurs, de ne m'apprêter à vous dire rien -que de banal et de simple? Comment choses si délibérément générales ne -seraient-elles pas très simples et connues? Et, si j'ose pourtant les -redire, c'est que, en art, il est bon, je crois, que chaque génération -nouvelle se pose à nouveau le problème; qu'elle n'accepte jamais toute -trouvée la solution que ceux d'avant-hier et d'hier lui en apportent, -et qu'elle n'oublie point que tous ceux du passé, qu'elle admire, sont -précisément ceux qui l'ont eux-mêmes d'abord et péniblement recherchée. -Le -[Pg 42] -Laocoon de Lessing est œuvre qu'il est bon tous les trente ans de -redire ou de contredire. Une grande clairvoyance fut toujours aux -grandes époques; elle semble encore souvent nous manquer; trop amoureux -souvent de ce que nous possédons déjà, nous perdons l'aigu sentiment de -ce qui nous manque, de nos défauts; et je vois hélas! aujourd'hui plus -d'artistes que _d'œuvres d'art_, car le goût de celles-ci s'est perdu, -et l'artiste trop souvent croit avoir fait suffisamment quand, dans sa -peinture ou ses vers, il a montré qu'il est artiste, considérant la -part de la raison, de l'intelligence et de la volonté, la composition -en un mot, comme négligeable et banalisante--car l'abominable discrédit -où la médiocrité des grands faiseurs a jeté ce que l'on appelait, -ce que l'on n'ose plus appeler sans sourire, «les grands genres», -est cause que les peintres n'osent plus faire de _tableaux_, que les -littérateurs ne savent plus porter un sujet un peu plus d'un an dans -leur tête, que triomphe en littérature, en peinture, en musique, -l'impressionnisme, la poésie d'occasion. - -Ce terrain neutre vers lequel, faisant volte-face, il nous faut -toujours à nouveau retourner, vous savez bien, Messieurs, que c'est -simplement la Nature... -[Pg 43] -Vais-je donc vous parler, moi aussi, de ce fameux retour à la nature? -dont il semble, à entendre certains, que ce soit l'unique secret de -tout art, et que l'on ait tout dit, disant cela! - -Retour à la nature!... mais qu'est-ce dite? À quoi d'autre peut-on -retourner? Que trouver hors de soi, sinon sans cesse et partout la -nature? Mais que trouver en soi, sinon la nature aussi bien? - -Le vrai retour à la nature, c'est le définitif retour aux éléments: la -mort. Mais, tant qu'il reste à l'homme encore un peu de volonté de vie, -un peu d'être, n'est-ce donc pas pour lutter contre? et n'est-ce pas, -artiste, pour s'opposer à la nature et s'affirmer? - -Comment, pourquoi, ne pas comprendre que ces deux «naturels»--extérieur -et intime--s'opposent? et que c'est selon celui-ci que celui-là se -façonne et s'informe? Ce naturel intime a-t-il donc moins de valeur que -l'autre et va-t-on lui refuser ce droit, ou lui dénier ce pouvoir sans -lequel l'œuvre d'art n'est plus?--ou prétend-on que tout l'art ne soit -donc plus que réalisme? - -Cette opinion, formulée en tout son excès, n'a personne pour la -défendre, je l'espère; mais n'est-ce pas là qu'on en vient en disant -que l'artiste doit être absent -[Pg 44] -de son œuvre, que l'objectivation est une des conditions de l'art; -de sorte que s'il était possible d'atteindre le but proposé, toute -personnalité s'effaçant devant la chose représentée, une œuvre ne -différerait plus d'une autre que par le sujet relaté, et l'artiste -se serait enfin satisfait pour avoir assuré la durée à quelque vaine -contingence--à moins que, trop peu désireux d'éterniser n'importe quoi, -il choisisse ... mais de quel droit même choisir? Et qu'appelle-t-on -«interprétation», sinon ensuite un choix encore, plus subtil et plus -détaillé, qui, comme le choix du «sujet», vient toujours indiquer, -sinon ma volonté, du moins ma préférence?... - -Et ne pensez-vous pas précisément, qu'il convient de faire de ce choix -même, de cette instinctive puis volontaire préférence, l'affirmation -même de l'art,--de l'art qui n'est point dans la nature, de l'art qui -n'est point naturel, l'art que l'artiste seul impose à la nature, -impose difficilement? - -Mais ici précisons encore: - -Car il ne suffit pas dès lors de dire, comme vous savez qu'on a fait: -l'œuvre d'art, c'est un morceau de nature vu à travers un tempérament. -Dans cette spécieuse formule, ni l'intelligence, ni la volonté de -l'artiste -[Pg 45] -n'entre en jeu. Cette formule ne saurait donc me satisfaire. - -L'œuvre d'art est œuvre volontaire. L'œuvre d'art est œuvre de raison. -Car elle doit trouver en soi sa suffisance, sa fin et sa raison -parfaite; formant un tout, elle doit pouvoir s'isoler et reposer, comme -hors de l'espace et du temps, dans une satisfaite et satisfaisante -harmonie. Que si, peinture, elle s'arrête au cadre, ce n'est point -parce que cadre il y a, mais, tout au contraire, il y a cadre parce -qu'ici elle s'arrête. Et le cadre n'est là, soulignant cet arrêt, que -pour faire cette isolation plus marquée. - -Dans la nature, rien ne peut s'isoler ni s'arrêter; tout continue. -L'homme y peut essayer, proposer la beauté; la nature aussitôt -s'en rend maîtresse et en dispose. Et voici bien l'opposition que -je disais: Ici, l'homme est soumis à la nature; dans l'œuvre d'art -au contraire, il soumet la nature à lui.--«L'homme propose et Dieu -dispose», nous a-t-on dit; ceci est vrai dans la nature;--mais je vais -résumer l'opposition que j'indique en disant que, dans l'œuvre d'art, -au contraire, _Dieu propose et l'homme dispose_; et tout prétendu -producteur d'œuvres d'art qui n'est pas conscient de ceci est tout ce -que l'on veut; pas un artiste. - -[Pg 46] -Coupez la phrase en deux, ne prenez pour credo qu'un des deux membres -de la formule, et vous aurez les deux grandes hérésies artistiques qui -toujours à neuf s'entrecombattent pour ne vouloir comprendre que c'est -de leur union même et de leur compromission seulement que l'art peut -naître. - -_Dieu propose_: c'est le naturalisme, l'objectivisme, appelez-le comme -il vous plaît. - -_L'homme dispose_: c'est l'à-priorisme, l'idéalisme... - -_Dieu propose et l'homme dispose_: c'est l'œuvre d'art. - -Pourquoi faut-il qu'à chaque nouvelle fausse «école» l'intransigeance -absurde des partis vienne voir le salut dans l'adoration exclusive -d'une des deux parties de la formule? Hier: _l'homme dispose_; -aujourd'hui; _Dieu propose_... Et tantôt l'on semble ignorer que -l'artiste a tous droits pour _disposer_; tantôt _qu'il ne doit disposer -que de ce que la nature lui propose._ - -Car, si je parlais tout à l'heure de l'artiste comme faisant opposition -à la nature, et semblais voir en l'œuvre d'art tout d'abord une -affirmation,--serait-ce pour prôner à présent l'individualisme, et ne -nous serons-nous arrachés d'un excès que pour nous précipiter vers un -autre? qu'est-ce qu'un artiste individualiste? Qu'est-ce qu'un artiste -anti-individualiste? Qu'il laisse -[Pg 47] -à d'autres les «convictions». Elles lui coûtent trop cher à lui et -elles le déforment trop. L'artiste n'est ni d'un camp ni de l'autre; il -est à tout point de conflit. - -L'art est une chose tempérée. Et certes je ne veux non plus dire par -là que l'œuvre d'art la plus accomplie serait celle qui se tiendrait -à la plus égale distance de l'idéalisme et du réalisme; non certes! -et l'artiste peut bien se rapprocher autant qu'il osera d'un des deux -pôles, mais à condition qu'il ne quittera pas du talon le second; un -sursaut de plus, il perd pied. - -«On ne montre pas sa grandeur, disait Pascal, pour être à une -extrémité, mais en touchant les deux à la fois et en remplissant -l'entre-deux.» - -Et les limites de l'art que nous renoncions vite à chercher tant que -nous les demandions extérieures, ses limites, Messieurs, qui ne sont -point obstacles ni défi, nous les découvrons tout intimes: ce sont -limites d'extension. - -Il est un point d'extrême tension, passé lequel l'œuvre brusquement -cède et se décompose,--on n'a jamais été composée.--Les _limites_ ne -sont qu'en l'artiste; heureux celui qui les élargit en lui, les recule -et qui, -[Pg 48] -comme devrait vouloir chacun d'eux, _soumet le plus possible à lui, le -plus possible de nature._ - - -Mesdames et Messieurs, - - -Si, malgré que vous sachiez déjà tout cela, je me suis permis de le -redire, c'est que, vous qui pensez cela, vous restez en très petit -nombre, c'est que le nombre des faux artistes et des hérétiques est -grand. - -_Été 1901._ - - -[1] La conférence annoncée sous ce titre fut préparée pour l'exposition -des artistes indépendants de 1901; un contretemps subit m'empêcha, à -mon grand regret, de la prononcer. J'en donne ici simplement l'esquisse. - - -[Pg 49] - - AUTOUR DE M. BARRÈS - -[Pg 50] - - -[Pg 51] - - A PROPOS DES DÉRACINÉS - - -Né à Paris, d'un père Uzétien et d'une mère Normande, où voulez-vous, -Monsieur Barrès, que je m'enracine? - -J'ai donc pris le parti de voyager. - -En ayant éprouvé beaucoup d'agrément (pour employer une de vos -exquises expressions de jadis) et surtout, j'ose le croire, beaucoup -de profit, je me suis permis de conseiller aux autres le voyage; j'ai -même fait plus: j'ai poussé, j'ai contraint d'autres au voyage; il en -est qui n'avaient jamais navigué et qui m'ont rejoint sur des terres -assez lointaines; il en est que j'ai mis en wagon; il en est que j'ai -accompagnés. J'ai fait plus encore; j'ai écrit tout un livre, d'une -folie très méditée, pour exalter la beauté du voyage, m'efforçant, -peut-être par manie de prosélytisme, d'enseigner la joie qu'il y aurait -à ne plus se sentir -[Pg 52] -d'attaches, de _racines_ si vous préférez (vous aviez bien écrit -l'_Homme libre_,--mais _libre_ un peu différemment).--Et c'est en -voyage que j'ai lu votre livre.--Rien d'étonnant donc si, à ma grande -admiration, je ne peux m'empêcher de mêler la critique: excusez ce -préambule; il n'est là que pour montrer combien je suis désigné pour la -faire, ceux pour vous louer étant légion. - -Pourtant je voudrais commencer par dire combien j'admire votre livre; -certes vos œuvres précédentes nous permettaient d'attendre de vous -les plus exquises délicatesses, et bien des pages datées d'Espagne -ou d'Italie ne le cédaient pas de beaucoup au merveilleux récit de -Mme Aravian; nous connaissions la netteté de votre vue, la clarté de -vos jugements, votre vaillance, votre prudence, l'excellence de vos -conseils; et malgré tout cela les _Déracinés_ ont surpris même vos plus -chauds admirateurs; il y a là (non assez concentré peut-être), maintenu -sans inquiétude, un si sérieux travail, une si autoritaire affirmation, -que le respect de vous s'impose et que même vos plus entêtés ennemis -sont forcés à présent de vous considérer. Sous des noms affreux comme -ceux de l'_Education Sentimentale_, vous avez créé des types, pénibles, -mais que -[Pg 53] -l'on ne peut plus oublier; vous avez fait plus: vous les avez groupés, -hiérarchisés, ou plutôt et mieux: vous avez montré la fatalité de -cette hiérarchie, comme un professeur de physique montre le «Vase des -quatre éléments». La fondation du journal, son âpre vie, la façon dont -Sturel s'en tire, tout cela, pesant, est d'une remarquable tenue, d'une -absence de fantaisie parfaite.--Pourquoi, ce dessin si bon, avoir -cru devoir le boursoufler inartistiquement d'une thèse électorale, -intéressante certes en elle-même (sans souci même qu'elle soit juste -ou non), mais dont presque toutes les pages s'empèsent et qui en -épaissit les moindres mouvements?--Si vous venez, à chacun de ceux-ci, -ergoter et, à renfort de raisonnements, le rattacher à votre thèse -générale, c'est donc que ces événements n'étaient pas assez éloquents -par eux-mêmes? c'est donc que vous craigniez que l'on n'en pensât pas -tout ce que vous en pensez? c'est donc que, peut-être, si vous aviez -laissé l'esprit du lecteur libre, il en aurait conclu différemment?--Et -le résultat de votre habileté oratoire c'est que les événements que -vous dites, après que vous en avez parlé, semblent, pris hors du livre, -moins éloquents que vous-même, ou ne pas persuader toujours comme vous -voudriez -[Pg 54] -qu'ils persuadent. Car enfin Suret-Lefort, Renaudin, Sturel, -Rœmerspacher réussissent; s'il avait plus d'argent, on peut croire -que Racadot réussirait. D'ailleurs je consens que, _si_ Racadot n'eût -jamais quitté la Lorraine, il n'eût jamais assassiné; mais alors il -ne m'intéresserait plus du tout; tandis que, grâce aux circonstances -étranges qui l'acculent, c'est lui, vous le savez, sur qui se concentre -l'intérêt dramatique du livre; de sorte que, soucieux aussi de vérité -psychologique, votre livre, comme malgré vous, semble ne prouver -rien tant que ceci: «dans une situation où il se trouve souvent et -qui pour beaucoup est la même, l'organisme agit d'une façon banale; -dans une situation qui s'offre à lui pour la première fois, il fera -preuve d'originalité, s'il ne peut y échapper»[1]. _Le déracinement -contraignant Racadot à l'originalité_: on peut dire, en souriant, que -c'est là le sujet de votre livre. - -Car votre affirmation trop constante nous fait désirer contredire; -désirer affirmer ceci: le déracinement peut être une école de -vertu.--C'est seulement lors d'un sensible apport de nouveauté -extérieure qu'un organisme, pour en moins souffrir, est amené à inventer -[Pg 55] -une modification propre permettant une appropriation plus sûre[2]. -Faute d'être appelées par _de l'étrange_, les plus rares vertus -pourront rester latentes; irrévélées pour l'être même qui les possède, -n'être pour lui que cause de vague inquiétude, germe d'anarchie. - -Par contre, plus l'être est faible, plus il répugne à _l'étrange_, -au changement; car la plus légère idée nouvelle, la plus petite -modification de régime nécessite de lui une vertu, un effort -d'adaptation qu'il ne va peut-être pas pouvoir fournir. Mais qu'est-ce -à dire? sinon qu'il est trop faible; allons! tant pis! qu'il s'enracine -et que ce soit tant mieux pour lui. - -Mais ne cherchez pas non plus à l'instruire. Toute instruction est -un déracinement par la tête. Plus l'être est faible, moins il peut -supporter d'instruction. N'est-ce pas là ce qui vous fait dire: -«Beaucoup de femmes et d'enfants ne sont que d'un seul paysage»? -Traduisez: l'instruction n'est bonne que pour les -[Pg 56] -forts. Soignez le faible; protégez-le; mais par pitié pour nous, -n'établissez pas sur lui notre règle. - -L'instruction, apport d'éléments étrangers, ne peut être bonne qu'en -tant que l'être à qui elle s'adresse trouvera en lui de quoi y faire -face; ce qu'il ne surmonte pas risque de l'accabler. L'instruction -accable le faible. - -Oui, mais le fort en est fortifié. - -S'il ne faut donc avoir en vue que le bien-être du plus grand nombre, -j'admets que c'est en ne bougeant pas de chez soi qu'on l'obtient -avec le moindre effort, n'y ayant là qu'à poursuivre d'ordinaire un -élan hérité...--Mais ne peut-il nous plaire de voir un homme exiger -de soi la plus grande valeur possible?--Dans le bien-être s'étiole -toute vertu; les routes neuves, ardues, la nécessitent. J'aime -(pardonnez-moi) tout ce qui met l'homme en demeure, ou de périr, ou -d'être grand. Les événements historiques qui nous ont le plus dépaysés -sont certes ceux qui ont fait le plus de victimes, mais aussi ceux qui -ont échauffé, éclairé le plus grand nombre de héros; c'est un tri; dans -le calme du coutumier, toutes les ailes inétendues, sans besoin d'être -grandes, oublient de l'être; plus le vent du dehors s'élève et plus se -nécessite une forte envergure. - -[Pg 57] -Oui, mais les faibles y périront. - -Faut-il s'en consoler, disant: c'étaient des faibles?--Disons -plutôt: aux forts seuls la véritable instruction. Aux faibles -l'enracinement, l'encroûtement dans les habitudes héréditaires qui -les empêcheront d'avoir froid.--Mais à ceux qui, non plus faibles, ne -cherchent pas, avant tout, leur confort, à ceux-ci, le déracinement, -proportionné autant qu'il se peut à leur force, à leur vertu--la -recherche du dépaysement qui exigera d'eux la plus grande vertu -possible. Et peut-être pourrait-on mesurer la valeur d'un homme au -degré de dépaysement (physique ou intellectuel) qu'il est capable de -maîtriser.--Oui, dépaysement; ce qui exige de l'homme une gymnastique -d'adaptation, un rétablissement sur du neuf: voilà l'éducation que -réclame l'homme fort,--dangereuse il est vrai, éprouvante; c'est -une lutte contre _l'étranger_; mais il n'y a éducation que dès que -l'instruction modifie.--Quant aux faibles: enracinez! enracinez! - -Instruction, dépaysement, déracinement[3],--il -[Pg 58] -faudrait pouvoir en user selon les forces de chacun; on y trouve danger -sitôt que ce n'est plus profit; et que les faibles y agonisent, c'est -là ce que montrent -[Pg 59] -_les Déracinés_; mais pour préserver du danger le faible, nous -aveuglerons-nous sur le profit du fort? et que les forts s'y -fortifient, c'est là ce que ne montrent pas _les Déracinés_--ou du -moins ce qu'ils ne montrent que malgré vous. - -Car se posait alors devant vous ce dilemme: ou, pour favoriser votre -thèse et montrer le danger du déracinement, peindre des êtres si -faibles et médiocres, qu'on eût crié: tant pis pour eux;--ou, pour -favoriser votre roman, peindre des êtres assez forts pour -[Pg 60] -qu'ils ne souffrent plus du dépaysement, assez importants pour -invalider votre thèse. - -Il est beaucoup de ces points, je le sais bien, où l'on pourrait -infiniment contredire; aussi n'aurais-je point tant affirmé si vous -n'aviez si fort affirmé le contraire. - -Ce qui reste pourtant certain, c'est que, si les sept Lorrains dont -vous donnez l'histoire n'étaient pas venus à Paris, vous n'eussiez -pas écrit _les Déracinés_; que vous n'eussiez pas écrit ce livre si -vous-même n'étiez pas venu à Paris;--et cela eût été extrêmement -regrettable, car, à cause de ses préoccupations mêmes, ce pesant livre -d'une excédente mais admirable tension, remet à leur médiocre place -tant de romans négligeables dont, faute de mieux, nous risquions de -nous occuper. - -_Décembre 1897_. - - -[1] La formule est de Nordau. - -[2] Le bien-être n'engendre que l'inertie; la gêne est le principe du -mouvement. - -Renan (_Dialogues_). - -ou encore: - -«On acquiert rarement les qualités dont on peut se passer.» - -Laclos (_Les liaisons dangereuses_). - - -[3] Ici une note de M. Charles Maurras: - -«M. Doumic, dans la _Revue des Deux-Mondes_, admet la thèse des -Déracinés, mais sous la réserve suivante: Le propre de l'éducation est -d'arracher l'homme à son milieu formateur. Il faut qu'elle le déracine. -C'est le sens étymologique du mot «élever»... En quoi ce professeur se -moque de nous. M. Barrès n'aurait qu'à lui demander à quel moment un -peuplier, si haut qu'il s'élève, peut être contraint au déracinement...» - ---Non, M. Maurras; j'en suis bien désolé, mais celui qui se moque de -nous ici, ce n'est pas M. Doumic, c'est vous; et pour peu que M. Doumic -ne soit pas aussi ignorant en arboriculture que vous paraissez l'être, -il vous aura répondu, je suppose, que le peuplier dont vous parlez, -pour être beau et bien fait, n'était sans doute pas né sur le sol -qu'il ombrageait à présent, mais venait tout vraisemblablement d'une -pépinière,--comme celle sur le catalogue de laquelle je copie pour -votre édification cette phrase: - - _Nos arbres ont été_ TRANSPLANTÉS (le mot est en gros caractères dans - le texte) _2, 3, 4 fois et plus, suivant leur force_ (ce qui veut dire - ici: suivant leur âge), _opération qui favorise la reprise_; ILS SONT - DISTANCÉS CONVENABLEMENT, AFIN D'OBTENIR DES TÊTES BIEN FAITES (ici - c'est moi qui souligne, car voici un des côtés de la question dont - vous ne parlez pas, et qui importe). - - Catalogue des pépinières Croux (63e année, p. 72). - -Ignorez-vous aussi l'opération qu'en culture on appelle REPIQUAGE? -Permettez que pour vous, je copie encore ces quelques phrases -instructives: - - _Dès que les plants ont quelques feuilles, on doit, selon les espèces - et les soins particuliers qu'elles exigent, ou les_ ÉCLAIRCIR _ou les_ - REPIQUER. - - _Le repiquage est de la plus haute importance pour la plus grande - majorité des plantes.--Et, en note: Toutes les plantes pourraient à la - rigueur être repiquées._ - - VILMORIN-ANDRIEUX, _Les fleurs de pleine terre_, p. 3. - -Ou _repiquer_, ou _éclaircir_. Voici l'affreux dilemme que vous -proposent vos savants co-partisans MM. Croux et Vilmorin-Andrieux. -Renoncez à chercher vos exemples dans leur domaine. Et si cela ne -suffit pas à invalider la thèse de M. Barrès, vous m'accorderez tout au -moins que cela ne la renforce pas non plus... - -(Le passage de M. Maurras que je cite est cité par M. Barrès dans les -_Scènes et doctrine du Nationalisme_.) - - -[Pg 61] - - LA QUERELLE DU PEUPLIER[1] - - (RÉPONSE A M. MAURRAS) - - -Lorsque, en 1897, parut dans l'_Ermitage_ mon article sur _les -Déracinés_, l'on n'y fit pas grande attention. L'an dernier, ayant -à réunir en volume quelques pages de critique, je relus cet article -oublié; ne le trouvant pas trop mauvais, je le joignis aux autres, tel -quel--avec l'addition pourtant d'une note, et voici pourquoi: - -Entre 1897 et 1902, un article de M. Doumic avait paru, auquel avait -aussitôt répondu M. Maurras. De l'article et de la réponse, j'eus -connaissance par une note des «Scènes et Doctrines» de M. Barrès. Cette -note a depuis été tant de fois citée, que j'ai honte à la citer encore; -on la saura par cœur; tant pis: - -[Pg 62] -«M. Doumic, dans la _Revue des Deux-Mondes_, admet la thèse des -Déracinés, mais sous la réserve suivante: «Le propre de l'éducation est -d'arracher l'homme à son milieu formateur. Il faut qu'elle le déracine: -c'est le sens étymologique du mot «élever...» En quoi ce professeur se -moque de nous. M. Barrès n'aurait qu'à lui demander à quel moment un -peuplier, si haut qu'il s'élève, peut être contraint au déracinement...» - -Il coulait à ce moment, à propos de déracinement, des flots d'encre; -j'ai trouvé que celle de M. Maurras n'avait pas bien belle couleur. -Je me permis de lui faire observer l'imprudence de sa question; il -était en effet plus qu'aisé de répondre que ces peupliers exemplaires -sortaient d'une pépinière, tout vraisemblablement--comme celle, -ajoutai-je, sur le catalogue de laquelle je copie cette phrase: - - «_Nos arbres ont été_ TRANSPLANTÉS (le mot est en gros caractères - dans le texte), 2, 3, 4 _fois et plus, suivant leur force, opération - qui favorise la reprise_; ILS SONT DISTANCÉS CONVENABLEMENT, AFIN - D'OBTENIR DES TÊTES BIEN FAITES (ici c'est moi qui soulignais).» - -M. Maurras, ayant écrit naguère: «Je proteste publiquement que M. Gide -n'est pas justifiable de la critique», -[Pg 63] -s'apprêtait à ne rien répondre. «Son esprit, son talent, son tour -d'imagination, affirme-t-il encore, sont d'une coquette achevée; -ils perdent donc à être connus de toutes parts. Ils ne peuvent être -soufferts qu'à la faveur d'une pénombre officieuse et d'un propice -clair obscur.» Donc, par égard pour moi, il fallait me laisser dans -l'ombre. - -C'est ce que MM. Faguet, Blum et Remy de Gourmont n'eurent pas la -délicatesse de comprendre. A l'impertinence de me lire, ils ajoutèrent -celle de parler de mon livre et d'en parler excellemment; bien plus, -ils citèrent ma note. - -M. Maurras alors n'y tint plus et me supprima durant dix-huit colonnes -de la _Gazette_. - -Mes articles sur M. Barrès, que j'écoute toujours, que j'admire -souvent, et pour qui je garderais l'affection la plus vive s'il ne m'en -empêchait pas quelquefois---mes articles sont des plus modérés contre -une thèse dont je ne blâme que l'outrance et à qui j'en yeux de gâter -bien des pages d'un de nos meilleurs écrivains. - -Cette doctrine de l'enracinement qu'il préconise, je la crois bonne en -effet pour les faibles, la masse; j'accorde que c'est d'eux qu'il se -faut occuper, car -[Pg 64] -les individus qui s'en échappent s'occupent très suffisamment -d'eux-mêmes, et l'on ne peut tabler sur eux. Mais je prétends que -ceux-ci trouvent profit au déracinement, et que l'enracinement, -tout au contraire, les empêche. Eux aussi sont nécessaires au pays. -«Instruction, dépaysement, déracinement, dis-je à la fin de mon premier -article--il faudrait pouvoir en user selon les forces de chacun; on -y trouve danger sitôt que ce n'est plus profit; et que les faibles -y agonisent, c'est là ce que montrent _les Déracinés_; mais pour -préserver du danger le faible, nous aveuglerons-nous sur le profit du -fort?[2]. Et que les forts s'y fortifient, c'est là ce que ne montrent -pas _les Déracinés_--ou du moins ce qu'ils ne montrent que malgré M. -Barrès.» - -«De ce que les sept Lorrains du roman de M. Barrès ont eu tort de venir -à Paris, puisqu'ils s'y sont tous plus ou moins noyés, il ne s'en suit -pas qu'un -[Pg 65] -huitième Lorrain aura tort de suivre leur exemple; car ce huitième -Lorrain, ce sera peut-être un Barrès», écrit M. de Gourmont, résumant -ma conclusion. «Ainsi finit par un compliment cette dispute», -conclut-il à son tour. - -M. Maurras ne l'entend pas ainsi. Il a les conciliations en horreur. -L'huile qu'on apportait pour les blessures, c'est sur le feu qu'il la -renverse. Je doute qu'il ait lu nos articles. Du moins n'est-ce pas -à eux qu'il répond, mais tout simplement à la note où son nom s'est -trouvé cité. Et la querelle qu'il ravive, n'est pas sur le fond même du -sujet; lui-même la baptise: c'est «la querelle du peuplier». Il ne faut -pas qu'il ait eu tort de prendre le peuplier comme exemple. Ce n'est -pas facile à prouver. Il va parler fort et longtemps. Dix-huit colonnes -contre vingt lignes. Je suis vaincu. - -«Cette leçon d'arboriculture a fait mon bonheur, lit-on dans la -_Gazette de France_ du 14 septembre 1903 après citation de ma -note. M. André Gide a découvert le repiquage dans le traité de M. -Vilmorin-Andrieux, et la transplantation dans le catalogue des -pépinières Croux.» - -Je passe là-dessus. M. Maurras n'est nullement tenu -[Pg 66] -de savoir, et ses lecteurs encore moins, que je vis neuf mois sur douze -à la campagne, où je regarde plus mon jardin que mes livres--ni même -que la Société des Agriculteurs de Normandie accordait à ma pépinière -une première médaille, il y a quelques années--il faut vraiment une -occasion comme celle-ci pour l'avouer... - -«L'étonnement naïf que fait paraître M. Gide--continue M. Maurras--en -nous révélant repiquage et transplantation est sans aucun doute -absolument étranger à ceux d'entre nous qui ..., etc ...; mais si cette -émotion merveilleuse leur manque, ils sont aussi gardés d'introduire -dans le langage d'aussi honnêtes gens que MM. Emile Faguet et Remy -de Gourmont ... une confusion ridicule entre _transplantation_ et -_déracinement_. A la place de M. André Gide, écrivain délicat, critique -difficile, on ne se consolerait pas de la mésaventure.»--Merci des -compliments--mais décidément, M. Maurras, vous êtes par trop sûr que -vos lecteurs ne seront pas les nôtres: Voici le début de l'article de -M. Gourmont: - -«Au mot imaginé par M. Barrès «les Déracinés», il faudrait, je pense, -_en opposer un autre_, qui exprimerait la même idée matérielle, et une -idée psychologique -[Pg 67] -toute différente: les transplantés. On emploierait l'un ou l'autre -selon que l'on parlerait d'un homme à qui le changement de milieu a été -mauvais, ou d'un homme qui a trouvé une nouvelle vigueur par le fait -même de sa transplantation en un terrain nouveau. - -«Cette insinuation m'est suggérée par la lecture de quelques pages du -nouveau livre de M. Gide... Esprit très logique, il a été choqué de -la thèse de M. Barrès en tant que thèse absolue. Il reconnaît que le -déracinement est défavorable aux natures faibles, qu'il est bon que -la plupart des hommes vivent et meurent là où ils sont nés; mais il -croit que la transplantation est heureuse pour les forts et qu'elle les -fortifie encore.» Là-dessus, exemples à l'appui de cette thèse;--je ne -puis citer tout l'article[3]; il est parfait. - -Mais revenons au peuplier. M. Maurras, n'ayant pas sous la main son -«vieux jardinier Marius», appelle à la rescousse «quelqu'un de ces -grands amateurs de jardinage qui allient les plaisirs de leur art à la -haute culture intellectuelle». Tenons-nous! - -[Pg 68] -«... Quand ces boutures (de peuplier) ont des feuilles et paraissent -pourvues de racines...» dit le grand amateur. - ---On les déracine? interrompt M. Maurras. - ---Mais non! _On éclaircit le plan, c'est-à-dire qu'on enlève à volonté -les plus forts pour en faire des arbres de choix_ (c'est moi qui -souligne), ou les plus nombreux et les plus délicats pour les repiquer -en rayons moins serrés, afin de permettre aux racines de se bien -développer. - ---Et si l'on expédie? - ---On enveloppe les racines avec beaucoup de soin pour qu'elles ne se -sèchent pas en route.» - -Eh! parbleu, prétendis-je rien d'autre? - -Mais, plus loin, ceci nous éclaire: - -«En somme, continue M. Maurras, relever, dépiquer, repiquer, replanter, -même arracher sont des opérations qui n'ont rien de commun avec le -déracinement. On ne déracine que des arbres morts ou ceux qu'on -sacrifie.» Et plus loin: - -«J'expliquai alors à mon jardinier ce qu'on appelle maintenant, selon -la forte et juste expression de Barrès, _un déraciné_... Je dis comment -la mauvaise éducation avait chez ces jeunes gens _tranché les racines_ -(ici c'est -[Pg 69] -M. Maurras qui souligue) qui les attachaient à leur Lorraine..., etc., -etc.» - -Nous y voilà! «_Déracinés_» signifie pour M. Maurras «dont on a tranché -les racines». Que ne le disait-il plus tôt? J'aurais laissé son -peuplier tranquille.[4] - -On comprenait sans peine la métaphore de M. Barrès, et ses écrits -l'éclairaient d'un bon jour; mais quelque éloquente que cette métaphore -demeure, il est très fâcheux qu'en arboriculture, le seul domaine où ce -mot _déraciné_ ait _un sens précis_, ce sens soit différent de celui -qu'est appelé à lui donner M. Barrès, sous peine de voir presque tous -les exemples qu'il y chercherait, contredire en plein sa théorie. Le -grand tort de M. Maurras aujourd'hui, par cette absurde querelle de -mots, est de rendre sensible une faute -[Pg 70] -qu'on n'avait pas bien remarquée,--en prétendant faire passer ce -nouveau sens du mot _déraciné_: _dont les racines ont été tranchées_, -en arboriculture où le mot déraciné n'a jamais voulu dire et ne voudra -jamais dire que: _dont les racines ont été arrachées de terre_. C'est -le seul sens que donne et qu'ait à donner Littré. - ---Mais qu'importe le mot, dira-t-on, si la chose... - ---Le mot n'importe point, peut-être; mais derrière la faute de mot, -accourt et s'abrite la faute de pensée. Et si M. Maurras ne la sentait -ici très grave, il n'emploierait pas tant d'âpres soins, ni ne -trouverait tant de difficultés, à la défendre. - - -[1] Cet article a paru dans l'_Ermitage_, n° de novembre 1903. - -[2] «L'instruction, disais-je plus haut, apport d'éléments étrangers, -ne peut être bonne qu'en tant que l'être à qui elle s'adresse trouvera -en lui de quoi y faire face; ce qu'il ne surmonte pas risque de -l'accabler» ... etc... Je ne peux pourtant pas citer tout mon article! -Si M. Maurras ne l'a pas lu, je n'y peux rien. Mais alors pourquoi en -parle-t-il? - -[3] Weekly Critical Review, 30 juillet. - -[4] N'en déplaise à M. Maurras il arrive même souvent que ces racines, -au moment de la replantation, d'un coup de serpe, on les coupe, -_afin d'assurer mieux la reprise_; car il s'en forme aussitôt de -nouvelles et l'arbre reprend d'autant mieux, que les vieilles racines -ont été coupées. Les catalogues des pépiniéristes et les traités -d'arboriculture nous enseignent que c'est surtout la racine centrale, -pivotante (celle même de «la terre et les morts») qu'il importe de -trancher. - - -[Pg 71] - - LA NORMANDIE ET LE BAS-LANGUEDOC[1] - - -Il est d'autres terres plus belles et que je crois que j'eusse -préférées. Mais de celles-ci je suis né. Si j'avais pu, je me serais -fait naître en Bretagne à Locmariaquer la dévote, ou, près de Brest, -à Camaret ou à Morgat, mais on ne choisit pas ses parents; et même ce -désir je l'héritai, je pense, avec le sang catholique et normand de la -famille de ma mère, le sang languedocien protestant de mon père. Entre -la Normandie et le Midi je ne voudrais ni ne pourrais choisir, et me -sens d'autant plus Français que je ne le suis pas d'un seul morceau de -France, que je ne peux penser et sentir spécialement en Normand ou en -Méridional, en catholique ou en protestant, mais en Français, et que, né -[Pg 72] -à Paris, je comprends à la fois l'Oc et l'Oïl, l'épais jargon normand, -le parler chantant du midi, que je garde à la fois le goût du vin, le -goût du cidre, l'amour des bois profonds, celui de la garrigue, du -pommier blanc et du blanc amandier, - -Je ne choisis non plus ici: taire un des deux pays serait ingratitude, -et, puisque vous me pressez de parler, souffrez que je parle des deux. - - - I - - -Du bord des bois normands j'évoque une roche brûlante--un air tout -embaumé, tournoyant de soleil, et roulant à la fois confondus les -parfums des thyms, des lavandes et le chant strident des cigales. -J'évoque à mes pieds, car la roche est abrupte, dans l'étroite vallée -qui fuit, un moulin, des laveuses, une eau plus fraîche encore d'avoir -été plus désirée. J'évoque un peu plus loin la roche de nouveau, mais -moins abrupte, plus clémente, des enclos, des jardins, puis des toits, -une petite ville riante: Uzès. C'est là qu'est né mon père et que je -suis venu tout enfant. - -On y venait de Nîmes en voiture; on traversait au -[Pg 73] -pont Saint-Nicolas le Gardon. Ses bords au mois de mai se couvrent -d'asphodèles comme les bords de l'Anapo. Là vivent des dieux de la -Grèce. Le pont du Gard est tout auprès... - -Plus tard je connus Arles, Avignon, Vaucluse... Terre presque latine, -de rire grave, de poésie lucide et de belle sévérité. Nulle mollesse -ici. La ville naît du roc et garde ses tons chauds. Dans la dureté de -ce roc l'âme antique reste fixée; inscrite en la chair vive et dure -de la race, elle fait la beauté des femmes, l'éclat de leur rire, la -gravité de leur démarche, la sévérité de leurs yeux; elle fait la -fierté des hommes, cette assurance un peu facile de ceux qui, s'étant -déjà dits dans le passé, n'ont plus qu'à se redire sans effort et ne -trouvent plus rien de bien neuf à chercher;--j'entends cette âme encore -dans le cri micacé des cigales, je la respire avec les aromates, je la -vois dans le feuillage aigu des chênes verts, dans les rameaux grêles -des oliviers... - - -Du bord de la garrigue enflammée, j'évoque une herbe épaisse et sans -cesse mouillée, des rameaux flexueux, des chemins creux ombrés; -j'évoque un bois où ils s'enfoncent... Mais d'autres ont chanté déjà la -verdoyante -[Pg 74] -terre du Calvados. Là nul chant de cigales; tout est mollesse et luxe; -sous la plante, le roc franc n'apparaît jamais. Là vivent d'autres -dieux, d'autres hommes; les dieux sont beaux, je crois; les hommes -laids. La race, alourdie de bien-être et ne songeant pourtant qu'à -l'augmenter, s'est déformée. Incapable de chant, de musique, elle -n'occupe plus qu'à boire, ses plus belles heures oisives. Ici l'amour -du gain vient seul à bout de la paresse; l'homme indolent laisse fuir -de ses mains les biens les plus précieux, les plus rares... - -Mais, peut-être les qualités de la race normande, moins apparentes -que celles des méridionaux, prennent-elles chez ceux qui en restent -dépositaires une force d'autant plus grande qu'une chair plus lourde -les contraint plus, et gagnent-elles en gravité, en profondeur ce -qu'elles perdent d'éclat et de superficie. - -Dès le pays de Caux tout change; les grands champs remplacent les -prés; l'homme plus travailleur est plus sobre; les femmes sont moins -déformées. Et ce quinze juillet, où j'écris ceci, près d'Etretat, -tantôt assis, tantôt marchant sous le plein soleil de midi, jamais -cette campagne ne m'a paru plus belle. Quelques lins sont encore en -fleur. On coupe les colzas; -[Pg 75] -les seigles sont fauchés. Les blés en quelques jours ont blondi. La -moisson s'annonce admirable. De ci de là, par places, partout, de -grands coquelicots posent une rougeur sur la terre. - - - II - - -Les quelques lieux dont je parle ne sont pas plus toute la Normandie et -tout le Midi, que le Midi et la Normandie toute la France. - - -Je songe avec tristesse que si quelque hasard les rapprochait, le -paysan normand que je connais et l'homme du midi que je connais, -non seulement ne s'aimeraient pas, mais ne pourraient même pas se -comprendre. Pourtant ils sont Français tous deux. - -Aux yeux d'un Allemand, d'un Italien, d'un Russe, qu'est-ce qui -représente «une ville française»?--Je ne sais pas. Je n'ai pas assez de -recul pour le comprendre. Je vois une Bretagne, une Normandie, un pays -basque, une Lorraine, et de leur addition je fais ma France. En Savoie -je sais que je suis en France; et je sais qu'un peu plus loin je n'y -suis plus. Je le sais -[Pg 76] -et je veux le sentir. Mais est-ce une simple annexion qui va faire une -terre française? Non; pas plus qu'un triste traité ne suffirait à faire -de l'Alsace-Lorraine une terre allemande; l'Allemagne l'a bien compris. -Pour que se forme et s'affermisse le sentiment d'unité d'un pays, il -faut que les divers éléments qui le composent se mêlent, se croisent -et fusionnent. La doctrine de l'enracinement, trop rigoureusement -appliquée, risquerait, en protégeant et en accentuant l'hétérogénéité -des divers éléments français, de les faire à jamais se mésentendre, -de former des bretons, des normands, des lorrains, des basques, plus -bretons, normands, lorrains et basques ... que français. Rien de plus -particulier que l'esprit de province; de moins particulier que le génie -français. Il est bon qu'il naisse des Français comme Hugo - - ... d'un sang breton et lorrain à la fois, - -qui, portant en eux tout à la fois les richesses les plus extrêmes de -la France, les organisent et les contraignent à l'unité. - -Disons encore: Il y a des landes plus âpres que celles de Bretagne; des -pacages plus verts que ceux de -[Pg 77] -Normandie; des rocs plus chauds que ceux de la campagne d'Arles; des -plages plus glauques que nos plages de la Manche, plus azurées que -celles de notre midi--mais la France a cela _tout à la fois_. Et le -génie français n'est, pour cela même, ni tout landes, ni tout cultures, -ni tout forêts, ni tout ombre, ni tout lumière--mais organise et tient -en harmonieux équilibre ces divers éléments proposés. C'est ce qui -fait de la terre française la plus classique des terres; de même que -les éléments si divers: ionien, dorien, béotien, attique, firent la -classique terre grecque. - -_Juillet (1902)_ - - -[1] L'_Occident_ ayant cru intéressant de demander à plusieurs de -raconter les aspects de la terre Occidentale, cet article fut le -premier d'une série consacrée à nos provinces. - -[Pg 78] - -[Pg 79] - - LETTRES A ANGÈLE - - 1898-1900 - -Nous ne faisons que nous entregloser. Tout formille de commentaires; -d'aucteurs il en est grand'cherté. - -MONTAIGNE, III, 13. - -[Pg 80] -Ces chroniques ont paru irrégulièrement dans l'_Ermitage_, au cours des -années 1898, 1899 et 1900. - -[Pg 81] - - - I - -Non, chère Angèle; j'y suis bien décidé; je ne recommanderai pas votre -livre au _Mercure_; d'abord parce que ma voix n'y a pas l'importance -que vous croyez, et puis parce que, si elle y avait plus d'importance, -j'en userais d'abord pour d'autres que pour vous.--Quelle drôle d'idée -vous avez eue d'écrire! Ne pouviez-vous vraiment vous empêcher? Ce -n'est pas certes que votre livre ne soit plein des qualités exquises -de votre âme, et de celles de beaucoup d'autres;--mais qui ne les -connaît, Angèle?--Vous m'écrivez que je dois les aimer, puisque déjà -je les aimais en d'autres;--mais c'est précisément pour cela, chère -amie.--Vous manifestez pour me plaire un anormal amour de la Nature, -comme si là gisait le salut assuré;--mais le salut n'est pas dans la -Nature, il est dans l'amour, chère amie... Et puis, vous n'aimez pas -tant que ça -[Pg 82] -la Nature; je me souviens de notre course à Suresnes: vous crachiez les -peaux des raisins... - -Ah! si vous récrivez, n'ayez donc pas souci de me plaire; et c'est -ainsi que vous plairez vraiment; c'est ainsi que vous intéresserez. Ah! -quand donc, chère amie, saurez-vous, oserez-vous me déplaire un peu -puissamment!--Je suis sûr que vous n'avez jamais songé aux permissions -que donne la blancheur des pages. Mais, avant de prendre la plume, -la page s'assombrit déjà de quels compliqués esclavages!--Chaque -sympathie, chaque théorie, chaque réprobation vous enchaîne; et combien -le champ blanc se rétrécit! Vous ne vous affirmez jamais. Vous vous -laissez tracer votre figure. Vous n'occupez (en souriant toujours!) que -la place que l'on vous laisse. Tout vous dicte, et vous ne protestez -pas!--Des amis vous ont dit qu'il fallait à tout prix de la joie: c'est -fâcheux; vous étiez née pour être heureuse; mais vous voilà contrainte, -et votre sourire est forcé. On blâme autour de vous les intrigues; on -rêve des récits sans événements: c'est fâcheux; vous vous entendiez -aux intrigues; dans votre livre il n'y en a plus l'ombre; on y marche -comme en plein champ. Chaque page en soi est charmante; je sais, je -sais;--mais en soi le livre -[Pg 83] -n'existe pas; de sorte qu'il faudrait alors chaque page encore plus -charmante, ou bien un tempérament stupéfiant, ou bien un style ... et -ne me poussez pas, chère Angèle, sinon je finirais par vous dire que -rien ne m'intéresse dans un livre, que la révélation d'une attitude -nouvelle devant la vie. - -J'exagère... - -Mais je sais que je voudrais pouvoir considérer l'œuvre d'un artiste -comme un microcosme complet, _étrange_ tout entier, où pourtant -toute la complexité de la vie se retrouve. Je voudrais y sentir une -philosophie spéciale, une morale spéciale, une langue spéciale, une -plaisanterie spéciale... Cieux! à propos de votre livre délicat, où -m'égarai-je?... - -Et n'est-ce pas une calamité de notre époque, au contraire, cette peur -de paraître banal, ce désir de génie, ce dédain du talent.--Voyez M. -Mirbeau... Vous qui le connaissez et qui avez quelque influence sur -lui, vous devriez bien tâcher de lui lire un peu ses articles. Ils sont -stupides. Certainement c'est parce qu'il a du génie; mais c'est fâcheux -qu'il n'ait pas plus de talent. Il faut terriblement de talent, chère -amie, pour rendre un peu de génie supportable. - -Dans son dernier article, un Monsieur compte les -[Pg 84] -étamines d'une fleur; il compte: «une, deux, quatre, huit, dix, -vingt...» Il est lancé quoi!--C'est tout Mirbeau.--Dites-lui donc -que ce n'est pas vrai; que tout cela c'est de la rhétorique; que -compter sérieusement, c'est compter difficilement.--Mais voilà: s'il -était plus vrai, M. Mirbeau serait moins brutal, et s'il était moins -brutal, il ne serait plus rien du tout. Non, chère Angèle, s'il avait -seulement un peu de talent, je crois qu'il n'oserait plus écrire.--Ah! -souhaitons-lui du talent, chère Angèle[1]! - -Parlons plutôt de M. de Curel. Car M. de Curel manque surtout de génie. -Ses pièces sont, comme il sied alors, d'une grande hardiesse de pensée -et d'une grande timidité de présentation. Après M. Mirbeau cette -timidité paraît presque une politesse, exquise vraiment; M. de Curel -vous laisse la parole sans cesse, par chacun de ses personnages--de -sorte que, de quelque côté qu'on se tourne, on est contraint d'être -de son avis. L'effet dramatique de ses pièces reste donc à peu près -complètement subordonné à l'exposition des idées:--il faut dire qu'elle -est excellente;--mais l'erreur dramatique est que l'idée devienne plus -importante en -[Pg 85] -elle-même que le personnage qui l'exprime; les _idées_ ne devraient -être exprimées que par _l'action_--ou, autrement dit, il ne devrait -pas y avoir d'idées; ou, autrement dit encore, une _idée_, au théâtre, -ce devrait être un caractère, une situation, les pseudo-idées que l'on -prête à la bouche des personnages ne sont jamais que des opinions et -doivent être subordonnées aux personnages; ce n'est pas par elles -_surtout_ qu'ils s'expriment; elles ne doivent être que le contenu -conscient de leurs actes. Le soutien inconscient plus intéressant, plus -important, plus fort, c'est le caractère lui-même. - -D'ailleurs, l'on peut dire que, dans l'œuvre de M. de Curel, les -caractères sont fort bien observés; on sent surtout qu'il y a très -soigneusement pris garde et que ses pièces sont consciencieusement -travaillées. Tout bas je vous avoue que je préfère _Ubu_; mais au -_Repas du Lion_, à la _Nouvelle Idole_ j'applaudis de toutes mes -forces; j'y retourne plusieurs fois: j'y entraîne les autres; car -telles qu'elles sont, ces pièces restent beaucoup au-dessus des -stupidités auxquelles les théâtres nous accoutument; et j'applaudis -pour ne pas donner gain de cause aux imbéciles, car certainement le -rôle des intelligents est ici d'applaudir--quitte à dire ensuite tout -ce qu'ils veulent, en fait de restrictions. - -[Pg 86] -Je ne crois pas pourtant que de telles pièces puissent durer; il n'y -a pas de _beauté_ en elles; leur aristocratie intellectuelle nous -flatte (vous du moins, chère Angèle--moi je préfère la grossièreté); -elle fait dire aux délicats: «que cela est bien écrit!» précisément là -où le style cesse complètement d'être un style de rampe, sans fournir -pour cela de phrases vraiment belles. Il y a (comme il me souvient -qu'il y avait dans l'_Invitée_) des comparaisons prolongées qui sont -pénibles... Malgré toutes ces réserves, j'aime en M. de Curel une très -grande, une parfaite honnêteté artistique, une bonne foi qui, souvent, -m'émouvait plus que le drame... - -J'eusse voulu vous parler aussi des _Tisserands_: c'est une forte -pièce que j'admire et qui m'exaspère; je ne décolère pas de toute -la représentation. Je voudrais protester, crier que je m'en f..., -car enfin ces gens-là ne m'intéressent que parce qu'ils ont faim; -s'ils cessaient de crever de faim, ils ne m'intéresseraient plus du -tout;--aussi soyez bien sûre qu'il ne mangeront pas durant cinq actes; -et nous voilà contraints d'être émus.--Oserais-je écrire que, de -toutes les façons de mourir au théâtre, celle «de faim» est la moins -_intéressante_,--car enfin, quand nous regardons cela, c'est toujours -au sortir de table... etc. - -[Pg 87] -Et certes, la signification des situations est ce qu'au théâtre -devient l'éloquence; mais la lumière qu'elle apporte ici n'y est, -volontairement, pas propagée; elle est subite et s'arrête, à la -scène même; elle n'éclaire rien à l'entour; elle n'éclaire pas; elle -aveugle ... et si ceux qui assistent, si les spectateurs n'avaient -pas suffisamment dîné, s'ils avaient faim, s'ils étaient pauvres, les -voici chauds pour tous les crimes, grisés et ne voyant plus que _cela_: -l'auteur leur a bandé les yeux avec du feu.--C'est un miroir qu'ils -brisent (admirable, le bruit du verre cassé sur la scène!) mais c'est -que ça serait tout aussi bien une œuvre d'art ... oh! qu'elles sont -loin de cette pièce, les œuvres d'art! oh! combien Hauptmann les a -prudemment écartées! - -Qu'elle est habile, cette grossière et fruste pièce!--Tenez, chère -Angèle, un seul trait:--pour garder l'anonymat de la foule malgré la -précision des misères particulières, remarquez qu'à chaque acte ce -sont des _représentants_ différents qui paraissent--et qu'on ne s'en -aperçoit presque pas, tant leur passion est la même ... tant ils sont -peu intéressants. «L'important, dit quelqu'un près de moi--l'important, -c'est que ça fasse peur au bourgeois.»--Evidemment, ça y arrive. - - -[1] V. p. 246. - -[Pg 88] - - - II - -Parler des autres est bien malaisé, chère Angèle. - -On reproche à M. Maurras de ne dire du bien que de ses amis; cela est -désagréable à penser; et puis on peut répondre qu'ils ne sont ses amis -que parce qu'il en pensait du bien. Ce n'est pas mal répondre, mais les -amitiés ne se choisissent pas tant que ça; certaines, au contraire, -s'imposent fâcheusement. Pour moi, qui les choisis pourtant le plus -possible, j'ai la pudeur contraire exagérée: l'amitié que je voue à -certains et celle qu'ils veulent bien m'offrir relient l'expression -de mon éloge; il peut m'en retourner quelque chose et, pour un peu, -les louant, je me paraîtrais immodeste. C'est ainsi que l'amitié de -Jammes m'a souvent empêché de crier combien je l'admire; et peut-être -ne l'eussè-je pas encore fait, sans la petite plaquette rare qu'il -m'apporte, où vous lirez quatorze de ses plus -[Pg 89] -belles _Prières_ qui paraîtront bientôt en volume[1]. - -Ce sont d'autres raisons qui rendent la louange de Signoret difficile; -d'abord parce que le parti qu'il en tire l'exagère et risque de la -dénaturer; ensuite parce que l'admiration qu'il proclame pompeusement -pour mes écrits risque de donner à mes éloges l'allure fâcheuse d'une -réciproque; enfin parce que tous les éloges qu'on y pourrait faire -ne vaudront jamais ceux qu'il se converse à lui-même. Ils frémissent -immodestement en chaque page; son œuvre en est remplie, encombrée; -souvent l'œuvre est comme mangée et remplacée par sa propre louange; -celle-ci devient alors parfaite, sonore à souhait, et complètement -désintéressée--forcément. - -J'allais pourtant oser parler de Signoret lorsque voici que me parvient -le dernier numéro du _Saint-Graal_. J'y vois que M. Signoret trouve -plus simple de publier directement des fragments, choisis élogieux, de -ce qu'on lui écrivait en des lettres particulières; autant alors vous y -renvoyer simplement n'ayant d'ailleurs rien d'autre à vous dire sur lui -que ce que je lui disais à lui-même. Mais pour permettre dans -[Pg 90] -le prochain _Saint-Graal_ plus de place à l'œuvre propre de Signoret, -mieux vaut que je publie aussitôt ici la lettre que je lui adressais -hier pour le remercier de l'envoi du premier livre de ses Sonnets[2]. -Parcourez-la si -[Pg 91] -cela vous amuse, puis redisons ensemble son _Chant d'amour_ dont -j'appris comme malgré moi ces beaux vers: - - Que sous tes seins un cœur de gloire en toi bondisse - Clair et s'enflant comme la lune sur les flots! - Délivre-nous de toute ton ombre, Eurydice. - Vers toi nos luths sont tout soulevés de sanglots! - - . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Pg 92] - - Eurydice, Eurydice, Eurydice, regarde: - Nous tordons ta couronne à genoux dans les fleurs. - -Lyrisme orgueilleux et rapide; absorption des sens dans l'exaltation de -la pensée: - - Enivrez les cieux bleus de vos profonds murmures, - O vents spirituels de la sainte raison! - - . . . . . . . . . . . . . . . . . - - Quand ma nef passera près des plages obscures, - A l'heure délicate où dorment les troupeaux, - Jetez au vent des nuits, ô vierges, vos ceintures, - Sombres bergers, jetez aux torrents vos pipeaux! - - Et courez vers la vague où traînant l'aube grave - Le grand Vaisseau tonnant de musique s'accroît; - --La mer engloutira la plage où dort l'esclave, - --Le fruit de vie est mûr dans les jardins du Roi. - -Il faut, après ces vers dignes d'être cités auprès des plus splendides, -rouvrir le livre à peine fermé de Jammes pour comprendre aussitôt et -comme instinctivement les positions réciproques de ces deux poètes; ils -se limitent l'un par l'autre. Tout le faste d'Emmanuel Signoret fait -mieux sentir encore la fraîche -[Pg 93] -nouveauté de ce dernier; car il y a là quelque chose d'autre, quelque -chose de neuf, quelque chose de jamais encore entendu. Là, plus de -sonorité, ni d'éclat; une voix souvent presque fausse, mais à la façon -de celles que troublent les larmes--et je comprends que M. Signoret -n'aime pas Francis Jammes, car devant une voix si orgueilleusement -simple, toute la rumeur rhétorique et la belle sonorité ne paraît plus, -comme dit l'Evangile, «qu'un airain qui résonne, qu'une cymbale qui -retentit».--Même il n'est pas intéressant de marquer les différences -de ces deux esprits; ils ne vivent pas dans le même monde et regardent -opposément. L'impersonnalité du premier est si grande que ce que l'on -admire ici, il semble que ce soit la langue française elle-même; M. -Signoret n'est personnel que parce qu'il parle de lui. La personnalité -de Francis Jammes déconcerte; mais ce n'est qu'au premier abord; jamais -une plus complète absence de recherche extérieure n'avait permis encore -recherche d'union plus intime des mots avec l'émotion, des sensations -entre elles-mêmes. On n'imagine pas beauté plus fièrement déparée de -tout fard. Sa seule coquetterie, si c'en est une, est la montre presque -involontaire de sensations plus subtiles et plus subtilement associées -qu'on ne le pouvait supposer jusqu'alors. -[Pg 94] -Elles se touchent, se continuent, s'appellent et se marient, à ce point -que parfois elles font à l'émotion qu'elles entourent un vêtement sans -couture. - -Francis Jammes est un grand poète; il a l'audace la plus noble: celle -de la simplicité. Il existe assez réellement lui-même pour pouvoir se -passer d'adjuvants, des communes ressources littéraires; de sorte qu'on -s'étonne d'abord, tant sa littérature emprunte peu à celle des autres. - -L'amour de la simplicité est tel, chez lui, qu'il va parfois jusqu'à -certaine affectation de dénuement; - - Redescends, redescends dans ta simplicité. - Je viens de voir les guêpes travailler dans le sable. - Fais comme elles, à mon cœur malade et tendre: sois sage, - Accomplis ton devoir comme Dieu l'a dicté. - - . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - - Faites qu'en me levant, ce matin, de ma table, - Je sois pareil à ceux qui, par ce beau Dimanche, - Vont répandre à vos pieds dans l'humble église blanche, - L'aveu modeste et pur de leur simple ignorance. - -Patient dénuement de pensée pour permettre un accueil plus vaste et -plus surpris à tout émoi vibrant, à toute sensation éparse autour de -lui. Chaque soupir errant trouve en lui son écho disponible. Sa poésie -[Pg 95] -fluide et pure est comme le ruisseau sous les bois, où chaque oiseau -vient boire, où tremble chaque feuille mirée, où l'eau se plaint à -chaque roche. Aucune abondance inutile; cette eau vaut par sa pureté; -savez-vous ce qui la fait si grande? C'est que pas une eau étrangère -n'en est venue grossir, en le troublant, le cours; c'est qu'il se -résigne à lui-même, pour aliment n'espérant que du ciel les abondantes -eaux des averses. - - Mon Dieu, calmez mon cœur, calmez mon pauvre cœur, - Et faites qu'en ce jour d'été où la torpeur - S'étend comme de l'eau sur les choses égales, - J'aie le courage encor, comme cette cigale, - Dont éclate le cri dans le sommeil du pin, - De vous louer, mon Dieu, modestement et bien. - -Et parfois la pureté de cette eau devient telle qu'elle n'est plus que -murmure, transparence, et reflet, et fraîcheur. - - Mon Dieu, c'est le matin, et, déjà, la prière - Monte vers vous avec ces papillons fleuris, - Le cri du coq et le choc des casseurs de pierres. - Sous les platanes dont les palmes vertes luisent, - - Dans ce mois de juillet où la terre se craquèle, [Pg 96] - On entend, sans les voir, les cigales grinçantes - Chanter assidûment votre Toute-Puissance. - Le merle inquiet, dans les noirs feuillages des eaux, - Essaie de siffler un peu longtemps, mais n'ose... - -Ces prières sont belles et, presque toutes, parmi les plus belles -pièces de Jammes. Elles marqueront pour cet involontaire esprit non un -repos, mais au contraire une période d'inquiétude. Il semble parler -beaucoup de Dieu pour tâcher de se prouver qu'il y croit. Peut-être en -parlait-il mieux en ne le nommant pas, mais simplement, comme avant, -délicieusement chaque chose. Prendre Dieu à partie sans cesse, comme -ici, donnerait à entendre qu'on en attend encore en vain une réponse. -Je sens en ces _Prières_ une âme excessivement affectueuse et désolée. -La prière n'est souvent que le besoin, quand on se sent seul, de -parler _à la seconde personne_.--Ces prières sont l'œuvre d'une crise, -inquiète et passionnée. J'attends avec confiance que ce sensuel si peu -mystique, ressentant à nouveau chaque émotion en soi suffisante, se -plaisant à _l'aspect_ et le disant dès lors divin tant qu'il lui plaît, -laisse de nouveau Dieu tranquille et le fasse seulement entrevoir sous -la terre très habitée. Nul -[Pg 97] -doute alors que le grand mouvement de ses prières, plus plein et -soulevé qu'il ne l'avait encore jamais été chez Jammes, gonfle -admirablement de longues pièces d'une allure assez différente--comme -voici qu'il fait cette délicieuse élégie que vous lirez dans le -prochain numéro du _Mercure_[3]. - -C'est près des bois épais qu'elle fut composée, dans cette Normandie -ruisselante et penchée où je m'attarde encore, où nous vîmes approcher -l'automne, ensemble avec Henri Ghéon dont il faut aussi que je vous -parle; j'aime à placer ce nom près de celui de Jammes; leurs livres -sont voisins dans ma bibliothèque; ils vivent dans une même atmosphère, -cela leur fait, par sympathie, une espèce de ressemblance; mais c'est -par où devraient se ressembler tous les poètes: l'entente à demi-mot -de la nature. Ceci dit, il est difficile d'imaginer deux esprits de -nature plus différente. Celui-là, tout le trouble; son émoi, c'est la -contagion d'une tristesse; pour motiver mieux sa pitié, il imagine une -souffrance en chaque chose; il explique ainsi sa tendresse.--En Ghéon, -aucune tristesse; c'est une âme de cristal et d'or, pleine de sonorités -merveilleuses. -[Pg 98] -Tout ce qui la touche y retentit; rien ne la laisse indifférente; -pourtant, à travers tout, elle reste la même. Tout l'émeut et rien ne -la trouble; le monde se revoit en elle dans une charmante, vibrante et -souriante harmonie[4]. - -Je suis heureux que vous ayez pu parler à M. Mirbeau; je remarquais -bien en effet que ses derniers articles devenaient meilleurs... - -_La Roque, 15 octobre 1898_. - - -[1] V. _Le Deuil des Primevères_ (_Mercure de France_). - -[2] - - CHER SIGNORET, - - Vos sonnets paraissent plus beaux à la seconde lecture qu'à la - première. L'égalité de leur éclat trompe d'abord; on doute d'une - clarté sans étincelles; on ne comprend que peu à peu qu'elles sont - toutes dévorées. Voilà pourquoi je crus d'abord vos belles élégies - préférables: leur morbidesse est moins cachée et mon esprit s'étonne - encore d'une beauté sans renoncement ni faiblesse, comme si sa - perfection n'était due qu'aux dépens de son humanité. C'est aussi - que nous sommes en un temps où il semble que la trop pure beauté ait - besoin de faire pardonner sa _présence_; on ne l'accepte, semble-t-il, - que venue de loin et passée; on prend aisément son parti que la - Renaissance italienne et la Pléïade qu'était Ronsard, en la démontrant - de manière si glorieuse, l'aient comme monopolisée. - - Je pense que le souvenir de cette Renaissance admirée vous hante; - vous y cherchez non seulement le secret de votre forme, mais encore - un modèle de vie, franche jusqu'à l'orgueil, superbement extérieure, - aventurée. J'ai peu lu, je l'avoue, les lettres de ce temps, qui - m'hallucine moins que vous, et ne sais si les Donatello et les - Brunelleschi que vous citez oseraient porter leur orgueil aussi - sonorement devant eux. N'importe; je m'amuse trop de cela pour m'en - plaindre et n'en souffre que lorsque cet orgueil vient pour boucher - les vides de l'esprit, que lorsque l'affirmation de votre génie tend - à remplacer sa manifestation effective. Au reste, je conviens que le - public est si bête que c'est surtout en lui affirmant que vous avez - du génie que vous le forcerez de le croire ... mais vous n'écrivez - pas pour ce public, et les gens intelligents que vous prétendez que - nous sommes savent comprendre la beauté de vos vers sans que vous - l'affirmiez à l'avance. - - J'admire aussi votre riante audace de publier les lettres qu'on vous - écrit: si je vous estimais assez peu pour vous croire capable d'une - habileté, je dirais qu'elle est excellente; mais non: j'y veux voir - seulement l'exigence d'une franchise et m'y plaire; tel qui louerait - secrètement par flatterie va se croire contraint de rester fidèle - à lui-même et continuer à vous louer; vous innovez une coutume, et - certes rien n'est moins facile, car certes sans vous on ne l'eût pas - choisie. Les lettres des littérateurs sont trop aisément ténébreuses; - il est bon d'illuminer cela. Créons des précédents. J'y veux aider - aussi, et laissez-moi trouver plus simple de publier déjà moi-même - cette lettre à vous adressée. - - Au revoir, etc. - - A. G. - -[3] V. p. 241. - -[4] _Les Chansons d'Aube_ et _La Solitude de l'Eté_ (Mercure de France). - -[Pg 99] - - - III - ---Quand donc pourrons-nous parler librement, tranquillement, du -Naturisme? A chaque fois quelque nouvel éclat nous empêche.--Naguère -quelques critiques mal renseignés (ou du moins renseignés trop -exclusivement par M. de Bouhélier lui-même) voulurent bien, dans -l'ignorance des dates, me croire adepte d'une école qui simplement -avait le goût naissant de m'approuver. Affamé de plus bruyante gloire, -M. de Bouhélier entraînait mon nom à sa suite jusque dans les colonnes -du _Figaro_; l'admiration que je manifestais pour son jeune talent -trouvait ainsi sa récompense. Mon admiration n'en fut pas précisément -modifiée, mais du coup je la manifestai moins.--Ce n'est non plus une -mauvaise pièce de théâtre qu'un médiocre volume de vers qui peuvent -faire oublier l'extraordinaire don de prosateur que montraient ses -premiers écrits; -[Pg 100] -nulle composition; une redondance souvent vaine, aidant une plus grande -sonorité; un lyrisme souvent imité, mais sincère (je vous assure que -cela se peut): tout cela, la pensée même, ou l'apparence de pensée, -complètement subordonné au rythme sûr, plein, riche, harmonieux de -la phrase; et souvent on n'y sentait rien d'autre--comme on ne sent -souvent rien d'autre chez Hugo que le vers.--Et je comprends que -l'orgueil de M. de Bouhélier puisse déplaire; mais c'est tant qu'il -n'est pas plus grandement justifié. Quelqu'un qui sent en lui des -œuvres grandes (comme je pense que fait M. de Bouhélier) peut prendre -des allures modestes, mais c'est en attendant et par hypocrisie. Chez -M. de Bouhélier, l'orgueil de l'œuvre précède l'œuvre; mais j'espère -que l'œuvre suivra[1]. - -Le talent de M. Monfort semble plus personnel et plus particulier; -c'est peut-être parce qu'il est plus restreint. Il est bien difficile -de jauger sa future valeur d'après ses deux premiers écrits. L'émotion, -qu'aucun -[Pg 101] -souci de composition non plus ne contrefait, trouve souvent pour se -chanter les exclamations les plus justes; il semble parfois qu'il y -ait là comme le bruissement même de la vie, le battement léger des -artères sans même un doigt posé dessus pour le sentir et pour y imposer -un unique lien. D'où quelque chose d'éperdu, qui charme mais qui -déconcerte; une fuite dans le temps, mais une telle absence d'espace -que les émotions se succèdent sans parvenir à voisiner. Que deviendra -tant de fluidité? Que donnera ce don d'expression si immédiate, mais si -exclusivement passionnée? - -Les articles de M. Mirbeau deviennent bons. - - -[1] Malgré que, depuis notre article, la _Route Noire_ et _Le Nouveau -Christ_ aient parus, nos espérances veulent rester aussi vivaces, -puisque l'orgueil de M. de Bouhélier reste aussi grand. V. p. 224 et -241. - -[Pg 102] - - - IV - -CHÈRE AMIE, - -Monsieur Mirbeau fait comme tant d'autres devraient faire: il change. -Dans un article de _l'Aurore_ du 15 novembre, intitulé «Palinodies», -il écrit: «Aujourd'hui, j'aime des personnes, des choses, des idées -qu'autrefois je détestais, et je déteste des idées, des choses et -des personnes que j'ai aimées jadis...» Que M. Mirbeau nous permette -donc de faire comme lui; de l'aimer aujourd'hui d'autant plus que -nous l'aimions moins naguère et qu'il en est plus revenu.--Parlant du -suicide de Gérard de Nerval, Baudelaire ou Gautier, je ne sais plus -lequel, revendique deux libertés que l'on refuse volontiers aux hommes: -celle de se tuer, celle de se contredire. Aux yeux de certains, c'est -presque la même chose. C'est presque -[Pg 103] -le contraire, aux yeux de certains autres, et seuls, pensent-ils, ceux -qui sont morts, ou presque, ne se contredisent jamais. C'est l'avis de -M. Mirbeau qui tient à vivre, et c'est le mien. - -Se contredire! Si seulement M. Barrès l'osait ... quelle belle -carrière!--Au lieu de cela il tâche de faire se contredire M. France -et ne réussit à rien, sinon montrer que M. France a été sincère deux -fois. La politique est désastreuse pour cela; le parti que l'on sert -emprisonne; on ne s'en dégage pas sans apparence de désertion; la -franchise y perd, il est vrai, mais c'est pour que le parti y gagne... -J'ai la terreur des partis pris. Songez donc: c'est de vingt à trente -ans qu'une carrière se décide; est-ce de quinze à vingt que l'on aura -pu réfléchir! Qu'y faire? car c'est une fatalité. L'action seule vous -éduque; on ne l'apprend qu'en agissant; un premier acte vous engage; il -éduque, mais compromet; dût-on l'avoir trouvé mauvais, c'est le même -qu'on va refaire. Les co-partisans vous déplaisent? on ne se sent que -mal avec eux? n'importe, il faut continuer: d'autres comptent déjà sur -vous; changer ce serait les trahir. A trente-cinq ans vous n'avez fait -que des écoles; mais vous apportez un passé qui dictera votre avenir. - -[Pg 104] -La vie d'un «homme libre» est décidément difficile et terriblement -motivée. - ---Au moins, vous dites-vous, chère Angèle, en art, tout cela -n'existe pas!--Oh! sous une autre forme, si pourtant. De toutes les -fidélités, celle à soi-même est la plus sotte--dès qu'elle n'est plus -spontanée.--Fidélité à quoi, grand Apollon?--à ses principes; on se -fait de cela sa personnalité. - -Par une affirmation prématurée, que de sincérités compromises? Mais on -veut se manifester précocement.--Passe encore, lorsqu'on écrit roman ou -drame, ou que l'on se raconte, simplement; parler de soi n'est pas un -mal; on s'y aide à changer; que raconter de soi, sinon des changements? -«Le _Moi_ est haïssable», dit Pascal; le _Moi_ d'hier, par celui -d'aujourd'hui. - ---Non, le danger, c'est d'exprimer précocement des opinions, des -idées. M. Mæterlinck le sait bien. M. Mæterlinck a changé, mais reste -esclave d'un premier livre. Je ne parle pas, vous le pensez, de ses -drames--mais bien du «Trésor des Humbles».--Là tentait de se fixer sa -pensée; c'était un livre de morale. - -Chère Angèle, vous savez si je les aime, moi, les livres de morale; si -je ne me retenais, chère Angèle, j'en écrirais -[Pg 105] -un tous les mois; mais un tous les trois ans, ah! non!--ou seulement -passé cinquantaine; on ne sait pas, avant, ce qui peut arriver... -Maurice Mæterlinck est encore jeune; il peut créer, _mais_ il raisonne: -il écrit _Sagesse et Destinée_ au lieu d'écrire d'autres _Maleine_, -des _Intérieur_, des _Mélisande_. Combien peu de temps pense-t-il -vivre encore? N'attend-il donc plus rien de la vie? Un livre comme -ce dernier[1] me fait l'effet d'un testament. J'aime, comme Pascal, -attendre d'être mort pour livrer mes pensées. Qu'elles vivent, -après! Ça les regarde; mais c'est parce que soi l'on est mort.--M. -Mæterlinck, lui, n'est pas mort; et je vous dis qu'il a changé. Depuis -le _Trésor des Humbles_, qu'a-t-il donc rencontré sur sa route?--La -vie et Nietzsche;--quoi de plus pour bouleverser?--Mais le _Trésor -des Humbles_ étant écrit, il a voulu rester fidèle à ce qu'il y -disait si bien, relier au nouveau moi l'ancien. Etrange mariage de -l'individualisme et de l'humilité; un peu de mysticisme rend tout -possible. - -M. Mæterlinck est un fort, et sa pensée continuera; déjà bien des -phrases de ce livre n'eussent pu être -[Pg 106] -écrites dans le _Trésor des Humbles_. Espérons que nous connaîtrons -plus tard de lui bien des phrases qui n'eussent pu être écrites dans -celui-ci. Plus un tel livre engage la pensée, plus une âme aussi -sincère que la sienne se sent le devoir de redonner un nouveau livre, -sitôt que celui-ci n'en est plus le portrait fidèle. «Nées douces, les -pensées, elles vieillissent féroces»,--dit votre ami Vielé-Griffin dans -la très belle lettre qu'il nous adresse[2]; «belles d'hier, les voici -ridées, flétries, hideuses à faire pleurer qui les mit au monde...»--«O -mes pensées d'hier! O mes belles pensées! s'écriait Nietzsche, qu'ai-je -donc fait de vous? qu'est-ce que vous voilà devenues?» - -Que M. Vielé-Griffin se rassure: même avec des précautions, je n'ose -encore guider personne.--Qui veut se promener, qu'il me suive! -Mais vers quoi guiderais-je les autres? moi qui ne sais pas où je -vais.--Allons-y--mais doucement, ma chère Angèle. _Léo est in via_, dit -Salomon. Et _errare humanum est_ ... mais il y a quelque charme à cela. - -_Paris, 15 novembre 1898._ - - -[1] _La Sagesse et la Destinée_. - -[2] _Ermitage_ de novembre 1898. - -[Pg 107] - - - V - -CHÈRE ANGÈLE, - -Pardonnez-moi, je ne suis pas parti, je ne pars pas. Je ne sais plus -partir.--Le petit appartement que nous prîmes à frais communs, si petit -qu'on n'y peut tenir ensemble, et que vous n'y venez que lorsque je -cède la place, je ne le quitterai qu'au printemps. Paris me retient, me -possède; j'y vis, j'y revis, j'y voyage; j'y regarde inlassablement. A -force de le fuir naguère, j'ai trouvé le secret d'y vivre comme en une -ville étrangère, c'est-à-dire d'y admirer tout. Non! Rome et le grave -Palatin, les quais argentés de Venise, Naples et ses tièdes aurores -n'ont pas eu pour moi plus de charmes. Quand je regrette (car je me -plais à regretter parfois), c'est plus lointainement encore, Kairouan, -Tunis, Touggourt, le mirage infini du désert, l'oasis -[Pg 108] -pleine de colombes... Que n'y allez vous à présent, tandis que je -m'attarde ici? Vous m'écririez: Il fait un temps affreux; depuis -trois jours nous suffoquons sous une tempête de sable. Je répondrais: -Il fait un temps charmant, gris et tiède, et de sourire entre les -larmes; l'alternance de brefs soleils et de passagères ondées fait un -étonnement pour chaque heure, et les travaux des quais renouvellent -les paysages.--Paris est merveilleux, chère amie, et défoncé de -toutes parts: vous savez que ce n'est pas seulement à l'Exposition -qu'on travaille; on perce tous les boulevards; on sape, on creuse, on -lance et fait rôder sous terre des projets ténébreux d'égouts et de -chemins de fer. Le travail souterrain crève par places la surface; on -se penche au-dessus; on suppose des cavités inexplorables où tout un -peuple harassé travaille le jour et la nuit.--Car la nuit, le travail -continue; sur les quais, dès la tombée du soir, de fantastiques -fanaux éclatent. Passé minuit, dans le silence d'alentour, les abords -de l'ex-Cour des Comptes sont lyriques. Il y a, près du pont Royal, -d'énormes arbres; leurs branches s'allongent et baignent dans cette -lumière factice, et, derrière eux, les murs semblent incendiés. Plus -loin des palais naissent, comme poussés par en bas. - - Les ponts, les tours, les arches [Pg 109] - Tremblent au fond du sol profond. - La multitude et ses brusques poussées - Semblent faire éclater les villes oppressées... - -Ces vers sont de Verhaeren; je vous envoie son dernier volume[1]. -Citerai-je encore? - - Un vaste espoir, venu de l'inconnu, déplace - L'équilibre ancien dont les âmes sont lasses, - La nature paraît sculpter - Un visage nouveau à son éternité; - Tout bouge--et l'on dirait les horizons en marche. - -Et ceci me permet d'ajouter que je ne suis pas de ceux qui regrettent -la Cour des Comptes. Par principe, je veux avoir toutes les ruines en -horreur. Certes, si c'est pour construire un aussi terrible monument -que le nouvel Opéra-Comique qu'on les enlève, je préférerai toujours -ce qui pouvait se trouver à la place.--Mais quel terrible aveu -d'impuissance que cette crainte du neuf, que ce respect du vieux. Les -époques créatrices n'avaient pas tant de scrupules et se plaisaient à -démolir--pour avoir plus à reconstruire après--soucieuses -[Pg 110] -surtout d'imposer au dehors des formes à leur ressemblance. La première -condition pour cela, c'est de ne pas ressembler au passé. L'admiration -de l'antiquité qu'avait la grande Renaissance ne me contredit point; -c'était pour elle une ferveur de plus, une émulation, une excitation -à produire.--Mais l'archéologie, le contemplatif regret du passé ne -créent pas les œuvres nouvelles. - -M. Louys nous le prouve surabondamment et plus délicieusement que -jamais dans le conte qu'il donne au _Mercure_, où il s'excuse de ne -parvenir plus à rien inventer de bien neuf[2].--Il m'est difficile, je -l'avoue, de suivre une discussion où l'on veut faire le mot «histoire» -synonyme du mot «progrès», surtout lorsqu'on entend par progrès -simplement augmentation de confort, perfectionnement des voluptés. Il -m'est difficile et désagréable de considérer l'histoire de l'humanité -comme une marche, de sensualités en sensualités plus charmantes, et -rien dans ce monde ne me convainc que ce soit de volupté que le monde -doive mourir. - -Constater que l'antiquité tissait déjà la soie ne -[Pg 111] -déprécie pas la soie à mes yeux. La ramie ne me semble pas d'une -textilité plus parfaite, la pomme de terre d'un goût plus délicat -pour avoir été découvertes hier. Si l'on n'a pas inventé, comme il -est déploré dans ce conte, de nouvelles pierres précieuses, c'est -peut-être qu'on n'en avait pas grand besoin et que celles d'avant -contentaient.--Que M. Louys trouve la vie antique parfaite, j'y -consens; mais alors il ne devrait pas regretter que l'homme ne l'ait -point perfectionnée--s'extasier sur la beauté d'antiques marbres et -déplorer tout à la fois que l'homme n'ait pas trouvé depuis «une pierre -naturelle, un alliage chimique plus digne de reproduire la figure -humaine»,--c'est peut-être une inconséquence. L'idée de _perfection_ -exclut celle de _progrès_; on parle de la _perfection_ de l'art et des -_progrès_ de l'industrie; cela M. Louys le sait bien,--mais je vous le -dis à vous, chère Angèle, pour que vous compreniez qu'il est dangereux -de refaire l'œuvre d'autrui, fût-ce en vue de la perfectionner, et -surtout lorsqu'elle est déjà parfaite; on risquerait sinon, par -bienveillance envers soi-même, de préférer le Guide à Raphaël, le -plafond du palais Farnèse à celui de la Sixtine, et _Une volupté -nouvelle_ au _Dialogue avec une momie_ d'Edgar Poe. - -[Pg 112] -Certes, nos temps sont laids; le temple de Pœstum reste plus -immuablement beau que tout ce qu'on fit dans la suite,--mais -l'admirable aujourd'hui, chère Angèle, c'est, malgré la vieillesse des -temps, de sentir sa propre jeunesse, d'imposer, malgré tout, celle-ci; -c'est là ce qui fait ce qu'on appelle les «renaissances». - -_15 février 1899._ - - -[1] _Les visages de la Vie_. - -[2] _Une Volupté nouvelle, Mercure_ de février (paru depuis en volume). - -[Pg 113] - - - VI - -CHÈRE AMIE, - -Je relève de voyage. Excusez mon trop long silence. Je vous écris -sitôt rentré, et, si ma lettre d'aujourd'hui marque encore un peu de -fatigue, n'en accusez que le voyage: c'est une grave maladie qui laisse -les facultés éblouies, et dont je fais maintenant à Paris une heureuse -convalescence. - -J'ai vu des villes et des villes encore; croyez un voyageur: Paris est -merveilleux. Si parfois je pouvais souhaiter être étranger, ce serait -pour le découvrir.--Mais vous l'aimez autant que moi, je le sais, et -m'en parliez dans vos dernières lettres de façon à me faire déplorer -encore plus mon absence; aussi maintenant c'est fini, je ne voyage -plus, chère amie.--Les voyages, d'ailleurs, n'ont qu'un temps; non -qu'on se lasse de courir -[Pg 114] -les routes, mais parce qu'on les sent plus longues que la vie; et -parce qu'on se dit que la vie n'est point faite uniquement pour voir, -mais aussi pour se souvenir d'avoir vu. Il est un temps pour jeter des -pierres, dit l'Ecclésiaste, et un temps pour les ramasser... - -Pourtant, si vous partez, prévenez-moi--et surtout n'allez pas en -Algérie sans moi! j'en serais malade. - -Pourquoi me reprocher encore de ne pas vous écrire des lettres de -_là-bas_? Je vous l'ai dit vingt fois: en voyage, je ne peux pas -écrire; cela m'empêche de regarder; et puis je ne veux pas brusquer mes -souvenirs, ni les empailler tout vivants. Pourquoi vous obstiner à vous -en plaindre? Me faut-il vous citer votre cher Stevenson? - -«Ecrire m'est impossible en voyage, dit-il (la lettre est datée -d'Avignon). C'est un défaut, mais qu'y faire? Il me faut, pour pouvoir -écrire, me sentir un peu chez moi, et ma tête doit avoir le loisir de -se mettre en ordre. Les images nouvelles m'oppressent et puis j'ai -une fièvre de mouvement...» Et plus loin; «J'aimerais à rester plus -longtemps ici; je ne peux pas. Je suis poussé devant moi par une -inquiétude invincible...» Ces lignes, ainsi détachées, se fanent comme -une fleur coupée; je me doute, en les transcrivant, qu'elles ne -[Pg 115] -vous diront pas grand'chose; mais songez à cette délicate figure de -malade sans cesse exilé, et ces mots «me sentir un peu chez moi» -prendront pour vous une saveur singulière. - -Je ne professe point pour Stevenson une de ces admirations sans -mesure; mais c'est un excellent auteur. Je n'aime pas beaucoup son -_Prince Othon_, que des maladroits veulent faire passer pour son -chef-d'œuvre, mais dans ses _Nouvelles Mille et une nuits_ il y a des -inventions merveilleuses. Bien des gens ignorent que le _Dynamiteur_ -est traduit,--ou bien qu'attendent-ils donc pour le lire? Et _l'Ile -au Trésor_ ou même _le Club du suicide_?--L'absence de pensée est -là volontaire et charmante; à l'excellence du récit, l'intelligence -fine et vive de Stevenson est uniquement employée; et quel choix de -détails! quel tact! quelle aristocratie de moyens! Cela est fin, -spécieux, délicat, extrêmement civilisé. Lui reste correct et discret; -toujours conteur, acteur jamais; la vie le grise, mais comme un très -léger champagne; rien de dionysiaque en cette ivresse, rien de divin; -son ivresse est toujours lucide et n'excite que son cerveau; ivresse -de salon, de causeur;--vous savez que ce n'est pas la mienne; et je -souffre souvent, le lisant, de sentir -[Pg 116] -que toujours il est resté _devant_ les choses, un peu distant, voyeur -amusé, non viveur; je lui voudrais de moins bons yeux et qu'il eût dû -s'approcher pour bien voir; il ne se compromet jamais dans quoi que ce -soit qu'il raconte; actions hâtives, forcenées, trépidantes, mais sans -chaleur; c'est un pirate de cabinet, Kipling, depuis, nous a montré de -la sauvagerie plus réelle. - -Louons les patients traducteurs! A quelle reconnaissance notre -native ignorance des langues étrangères ne nous oblige-t-elle -pas envers eux! Peu de jours passent sans que je rende grâces à -quelqu'un d'eux;--et principalement à votre excellent ami Davray, qui -comble mes vœux en ouvrant une bibliothèque d'auteurs étrangers, au -_Mercure_. Combien de livres sont restés sans lecteurs parce que les -lecteurs ne savaient où trouver ces livres! L'ignorance, faute de -renseignements, est déplorable; il serait si facile d'y remédier, sinon -par une centralisation des livres de même famille, du moins par une -bibliographie bien faite. - ---Je sais que la question de nationalité littéraire a passionné quelque -temps «toute la presse». J'ai peu suivi, je vous l'avoue, cette -querelle qui ne m'intéressait -[Pg 117] -pas grandement. Certains nationalistes, m'a-t-on dit, contestaient -jusqu'au droit de traduire ou de lire les étrangers, sous prétexte -que ce qui s'y trouvait de non français, d'exotique, était fait pour -intoxiquer la France; que la France ne se pouvait assimiler rien qui -ne fût déjà français par avance, et que ce qui, dans ces fâcheux -auteurs, se pouvait absorber sans péril, c'était toutes qualités que -nous n'avions pas su reconnaître en nous-mêmes; que les voisins nous -servaient tout bonnement notre bien propre et que si l'on recherchait -mieux on trouverait, à tout ce que nous admirons chez eux, toujours -une origine française.--La détestable infatuation d'une pareille -thèse ne peut pourtant me faire la rejeter trop vite en entier. Je -crois en effet que notre littérature est très imparfaitement connue -de nous-mêmes, et que les étrangers la connaissent beaucoup mieux que -nous ne connaissons la leur. Gœthe, Heine, Schopenhauer, Nietzsche, -Ibsen, Dostoïevsky, Tolstoï, tous les grands esprits étrangers ont -tenu leurs regards sans cesse tournés vers la France, et beaucoup ont -trouvé dans les recoins de notre bibliothèque les germes de pensées -qui, développées, exagérées par eux, vont revenir à nous comme de vieux -parents reviennent d'Amérique, -[Pg 118] -partis pauvres, jadis, depuis presque oubliés, maintenant étonnamment -riches, mais ne parlant plus notre langue. Il est entendu que c'est un -caractère de notre race, de courir trop vite et de laisser tomber en -courant toutes les pommes d'or d'Hippomène, dont les nations voisines -aussitôt vont s'emparer, comme Atalante... Longtemps avant Jules -Lemaître, Viollet-le-Duc disait cela, et je ne pense pas que nul l'ait -mieux dit dans la suite:--«Nous cherchons, nous entrevoyons, nous -poursuivons le bien, mais nous ne tenons pas à le fixer ... et ainsi -courant, haletant, notre jouissance est sans cesse ajournée... Cette -disposition, chez nous, amène dans l'étude des arts les plus étranges -bévues. Nous émettons un principe qui en fait naître un autre, et ainsi -de suite; nous ne poursuivons pas l'application et les développements -du premier, nous allons en avant, laissant inachevée l'œuvre commencée; -pendant ce temps, un peuple plus calme, ou plus attaché aux intérêts -du moment, s'empare du premier principe abandonné par nous, il le -développe, l'étudie, en perfectionne les conséquences: or il arrive un -jour que ces développements perfectionnés par d'autres se rencontrent -sur notre route; nous voilà ravis d'admiration, et -[Pg 119] -nous mettons autant d'ardeur à imiter les conséquences souvent mal -déduites, des principes abandonnés jadis par nous, que nous avions -mis d'empressement à en poursuivre de nouveaux. On conçoit combien -ces retours étranges amènent de confusion dans les idées, combien -il devient difficile de démêler le vrai du faux, l'inspiration de -l'imitation au milieu de ces éléments divers. C'est pourquoi nous avons -aujourd'hui tant de peine à savoir ce que nous voulons et ce qui nous -convient en fait d'art[1].» - -Il y a des gens pour s'étonner sans cesse que l'art et la pensée soient -de domaine public. Tous les protectionnismes du monde ne pourront -empêcher les paroles, les formes et les sons, de voler par-dessus -les frontières comme les oiseaux par-dessus les murs. Toutes les -considérations les plus admirablement patriotiques ne me retiendront -pas d'être à l'affût de tout ce qui peut paraître d'étrange. J'attends -toujours je ne sais quoi d'inconnu, nouvelles formes d'art et nouvelles -pensées et quand elles devraient venir de la planète Mars, nul Lemaître -ne me persuadera qu'elles doivent m'être nuisibles ou me demeurer -inconnues. -[Pg 120] -Nous sommes loin du temps où La Bruyère disait que tout est déjà -dit; nos littératures modernes diffèrent extraordinairement des -antiques ... imaginez un Balzac chez les Grecs! un Whitman! un -Dostoïevsky!--Qu'est-ce qui va venir après?--ô richesses insoupçonnées! -Je vous propose, chère amie, une belle définition du génie: Le génie, -c'est le sentiment de la ressource. - -Celle de notre race est loin d'être épuisée. - - -Je vous envoie, avec cette lettre, tout un bouquet de beaux poèmes: -lisez-les; une jeunesse active, amoureuse et fervente y respire. Si -ce n'est pas là une renaissance, alors, qu'appelle t-on ainsi?--Cela -m'emplit de confiance; on lit en eux comme une certitude d'avenir. Et -vous verrez que le vieil alexandrin n'est pas mort, quoi que vous en -disiez.--Vous me demandez mon opinion sur le vers libre.--En ai-je -seulement? On vit si bien sans opinions. A cause des autres, j'ai dû -m'en faire quelques-unes; mais c'est à peine si j'y crois; elles me -gênent; quand je suis seul, je les renie. - -André Beaunier faisait habilement remarquer, dans une conférence -récente, comment la poésie, passant -[Pg 121] -de la littérature grecque à la latine, avait pris soin de remplacer -par l'observation stricte des règles, le sentiment poétique qui lui -manquait. Peut-être y a-t-il lieu de dire aussi que la rigidité même -de notre vers classique et de nos lois prosodiques est la conséquence -et le signe du caractère si médiocrement poétique de notre peuple et -de notre langue. Il n'y avait poésie qu'à conditions strictes, et -de là vint dès lors que ce qu'on appelait «génie poétique» n'était -souvent qu'un génie tout verbal, et métaphorique, et rhéteur. En une -période comme la nôtre, où le sentiment poétique semble surabonder, -et surabonde, c'est parce que les règles prosodiques _ne sont plus_ -nécessaires pour soutenir la poésie que certains poètes, suffisamment -poètes pour s'en passer, s'en passent.--Le danger vient de ce que -peut-être notre langue ne le supportera pas; on ne peut le savoir -encore. Peut-être des poètes aussi clairs que Vielé-Griffin, aussi -robustes que Verhaeren, nous donnent-ils inconsciemment le change; -peut-être n'admirons-nous en leurs nouvelles formes qu'eux-mêmes; -peut-être donnent-ils sans le vouloir le coup de grâce à la _poésie_ -vraiment française et leur génie, pour un dernier éclat, la -détériore-t-il à jamais; peut-être, ne -[Pg 122] -laissant après eux plus aucune forme banale, aucune forme métrique -fixe, arbitraire, disponible, indépendante de l'émotion qui l'emplit, -contraindront-ils les faux et médiocres poètes à ne plus oser écrire -en vers; et peut-être les vrais poètes eux-mêmes n'écriront-ils -plus nécessairement en vers, et le mot poésie ne sera-t-il plus -nécessairement synonyme de vers, quand déjà celui de vers est si -rarement, en France, synonyme de poésie.--Et peut-être cela sera-t-il -très heureux, si la prose d'autant y gagne, si les poètes à venir, -héritiers d'aucune forme, mais de la très riche ferveur, de l'intense -et diverse émotion de la pléiade d'aujourd'hui, trouvent, plastique à -souhait, une langue, prose tant qu'on voudra, mais si belle, si souple, -et nombreuse et rythmique enfin, si hardie, sensuelle et soucieuse -d'émotion, que le plus poétique génie pourra s'y dire, tandis que -les mauvais poètes seuls demanderont encore aux formes surannées la -protection, le support et le déguisement de leur débilité lyrique... - -Je dis «peut-être» pour ne froisser personne; car l'alexandrin n'est -pas mort; mais «la France est le pays de la prose», dit Michelet--et -puis je vous ai dit que je n'avais pas d'opinion. - -... Mais, je vous en prie, chère amie, ne confondez -[Pg 123] -pas Art et Vie; certes cela n'est pas le contraire, comme on nous l'a -fait croire trop longtemps au Parnasse; mais ça n'est pas non plus la -même chose... J'y reviendrai dans ma prochaine lettre. Au revoir. - -_Paris, 10 mai 1899._ - - -[1] Septième entretien sur l'architecture. - -[Pg 124] - - - VII - -Non, chère amie, je ne discuterai pas avec vous. Il fait trop chaud. -Je m'irriterais, et je ne vous persuaderais point.--Vous me demandez, -sur le téméraire engagement que je prenais en vous quittant le mois -dernier, de différencier Art et Vie. Vous me le demandez parce que vous -savez très bien que je n'y arriverai pas. - -Par instants on peut croire que l'on se fait des idées nettes sur ces -choses, c'est d'ordinaire au sortir de médiocres lectures; on sent -alors fort bien de quelles funestes théories le médiocre auteur est -victime; par charité, pour excuser l'auteur, on accuse les théories; -on feint d'oublier un instant que certains auteurs naissent victimes, -et que ceux que précisément n'importe quelle théorie écrase, écrasera, -doit écraser, sont aussi ceux-là mêmes qui s'en chargent le plus -volontiers, -[Pg 125] -par une sorte d'instinctif talent de portefaix,--comme si de s'en -décharger leur faisait trop froid aux épaules ou comme s'il leur -fallait un faix pour marcher droit. - -Par instants l'on n'y comprend plus rien du tout.--Ces instants sont -les bons.--Si ces questions supportaient une solution définitive, -la littérature en mourrait; elle vit d'une confusion momentanée, -volontaire ou charmante de ces choses. On se donne beaucoup de mal pour -tâcher de fixer et de délimiter ses idées, par une manie toute latine. -Les idées nettes sont les plus dangereuses, parce qu'alors on n'ose -plus en changer; et c'est une anticipation de la mort. - -Il y a eu l'idolâtrie de la mort. S'il nous faut une idolâtrie, -préférons celle de la vie.--Mais pourquoi des idolâtries? Notre ferveur -est-elle donc si languissante qu'elle ait besoin de se construire -des autels? Pourquoi des autels à la Vie? Que signifie la Vie, par -elle-même? Pourquoi lui subordonner l'art? comme si l'art était, en -face de la vie, un dangereux ennemi à soumettre, qui sinon réduirait la -vie. Un rancunier souvenir du Parnasse nous fait-il oublier la médiocre -utopie des Goncourt? L'art des Goncourt, autant que celui du Parnasse, -est signe d'une diminution -[Pg 126] -de vie. Ce n'est que lorsque la vie d'un peuple baisse comme une eau -se retire, que l'art de ce peuple s'isole, ou qu'il prétend doubler -et redire la vie.--Opposer l'art à la vie est absurde, parce que l'on -ne peut faire de l'art qu'avec la vie. Mais ce n'est que là où la vie -surabonde que l'art a chance de commencer. L'art naît par surcroît, par -pression de surabondance; il commence là où _vivre_ ne suffit plus à -exprimer la vie. L'œuvre d'art est une œuvre de distillation; l'artiste -est un bouilleur de cru. Pour une goutte de ce fin alcool, il faut une -somme énorme de vie, qui s'y concentre. - -Il y a eu l'idolâtrie de la tristesse. S'il nous faut une idolâtrie, -préférons celle de la joie. On disait, il y a cinquante ans: - - _Les plus désespérés sont les chants les plus beaux._ - -Beaucoup alors n'osèrent pas être joyeux, ce qui est triste. Le mot -d'ordre aujourd'hui vaut mieux, bien que ce soit un mot d'ordre. Les -vrais tristes n'en seront pas plus joyeux, mais les joyeux sauront -mieux le paraître; et un grand nombre de douteux n'oseront pas paraître -tristes,--ce qui leur apprendra le bonheur. - -[Pg 127] -Je vous ai déjà dit ce que je pensais de l'idolâtrie de la Nature. Ceux -qui l'idolâtrent croient trop qu'on sort de la nature sitôt qu'on sort -des champs de blé. Laissons cela... Une idolâtrie bien plus grave, que -certains enseignent aujourd'hui, c'est celle du peuple, de la foule. -Certains voudraient nous persuader qu'il y a profit à se laisser -mener par elle, et qu'elle est belle. Marc Lafargue compromet son nom -délicieux à louanger le populaire. C'est un poète fort et délicat; -sans doute sa naturelle générosité le leurre; je ne puis m'expliquer -autrement son erreur. La terre riche et riante où il a le bonheur de -vivre nourrit sans doute un peuple confiant et joyeux. Pour moi qui -passe depuis mon enfance de longs morceaux d'année dans une pluvieuse -province, où le presque unique souci des hommes qui l'habitent est de -changer l'abondante eau du ciel en alcool, je ne peux penser comme -lui.--Vous parlez d'éduquer la foule; essayez-le; si vous sentez -que c'est votre métier, je vais vous trouver admirable, car c'est -extrêmement peu le mien. Vous parlez de récitations populaires; certes, -l'entreprise est curieuse et vaut la peine qu'on la loue: gloire à -MM. Mendès et Kahn, gloire à Sarah Bernhardt, de la tenter! Et je ne -m'étonne pas trop que, -[Pg 128] -dans une société aussi prétentieuse que celle de Paris, on puisse -hebdomadairement trouver de quoi remplir une vaste salle de spectacle, -avec des gens qui viennent _voir_ réciter, par nos plus illustres -acteurs, des vers qu'ils n'ont jamais l'idée de lire; ils trouvent que -paraître goûter l'Œuvre d'Art vaut bien quelques heures d'ennui. - -O Marc Lafargue! vous dont j'aimais les vers, défiez-vous des foules! -Pour aimer bien chacun, séparez-le de tous. Réunis, les hommes perdent -ce qu'ils ont de précieusement personnel; ils n'additionnent et ne -renforcent que ce qu'ils ont «de même nature»; il n'y a bientôt plus -qu'un total monstrueux.--Vous parlez d'émotions propagées et de -contagions admirables... Les maladies seules sont contagieuses, et rien -d'exquis ne se propage par contact. La communion ne s'obtient ici que -sur les points les plus communs, les plus grossiers et les plus vils. -Sympathiser avec la foule c'est déchoir. - -Je comprends que vous admiriez en la foule le trouble réservoir des -énergies futures, mais vous, dont tout l'effort a été de sortir de -cette foule et de vous différencier d'elle assez pour pouvoir vous -opposer à elle et pour _la voir_,--que vous veniez vous incliner devant -[Pg 129] -elle, lui apporter votre œuvre d'art comme un présent, comme un -hommage, la lui soumettre ... ô malheureux! - -Je hais la foule; elle ne respecte rien; toute tendresse, toute -délicatesse, toute justesse, toute beauté s'y faussent, s'y brisent, -s'y mortifient; houle mobile, inconsciente, sans cesse à la merci du -souffle d'un tribun qui la mène, quand elle est belle, c'est comme une -mer en démence; quand je l'admire, c'est du balcon--_e terra_. - -Je hais la foule;--ne voyez pas d'orgueil dans mes paroles: quand je -suis dans la foule, j'en fais partie, et c'est parce que je sais ce que -j'y deviens que je hais la foule. - -Et c'est ce qui rend la question théâtrale si passionnante; c'est -que l'œuvre dramatique est, comme nous nous plaisons tous à dire: -«faite pour être jouée», pour être livrée à la foule; c'est-à-dire -que, dans le livre, elle demeure comme une symphonie sur le papier, -virtuelle, lisible seulement pour quelques initiés. C'est, avec toutes -les prétentions qu'on voudra, une œuvre qui ne trouve pas sa fin en -elle-même, qui vit entre les acteurs et le public et qui n'existe qu'à -l'aide de lui... Et pourtant je ne peux considérer le drame -[Pg 130] -comme soumis au public; non jamais; je le considère comme une lutte -au contraire, ou mieux comme un duel contre lui--duel où le mépris du -public est un des principaux éléments du triomphe. La grande erreur -de nos dramaturges modernes est de ne pas mépriser suffisamment leur -public. Il ne faut pas chercher à l'acquérir, mais à le vaincre. Un -duel, vous dis-je, et d'où le public sorte et battu, et content. - -Je ne vais pas souvent au théâtre; l'ennui que j'y goûte est souvent -infini. Rarement, surtout quand je n'ai près de moi personne avec qui -causer, rarement je peux prendre sur moi d'attendre jusqu'à la fin du -spectacle, où je ne sais ce qui me gêne le plus: de l'admiration benête -de mes voisins, du jeu factice et sans art des acteurs, ou des informes -pièces qu'on nous sert aujourd'hui.--Pourtant, grâce à vos conseils -toujours bons, j'ai voulu voir _Hamlet_ ... je n'ai vu que Sarah -Bernhardt. - -Des artistes dont je respecte la science sûre et le goût fin m'avaient -tant dit et répété que Sarah était excellente, etc.,--que pendant -quelques jours, plutôt que de n'être pas de leur avis, j'ai préféré -croire que j'étais, par un malchanceux hasard, tombé sur une de ces -représentations extraordinaires où les acteurs jouent -[Pg 131] -comme si vous n'étiez pas là... Mais non; tout était volontaire et -appris. Causant depuis avec les uns et les autres, j'ai dû comprendre -que la grande Sarah n'était pas différente pour exalter les uns et pour -m'exaspérer. - -Je sais qu'il se produit dans une salle de spectacle des zones torrides -et des îlots de froideur. Peut-être, auprès de moi, eussiez-vous donc -trouvé Sarah moins bonne; peut-être auprès de vous l'eussè-je donc -trouvée moins détestable. Combien de fois la crainte d'être appelé à -donner mon avis en sortant m'a-t-elle fait fuir théâtres ou concerts. - ---Comment trouvez-vous que *** ait dirigé la 9e? - ---Ne préfériez-vous pas X ou Z? - -Ces questions tuent. Mon cerveau a ceci de cruel qu'il ne fonctionne -jamais si peu que devant une pure œuvre d'art. L'enthousiasme ou la -contemplation ont pour premier effet chez moi l'inhibition délicieuse -et vraisemblablement divine de mes facultés critiques... Je dois vous -avouer que devant Sarah Bernhardt il n'y a pas eu d'inhibition du tout. -Au contraire, mes facultés critiques ont seules profité de la pièce, -et, vous l'avouerai-je, mon amie, malgré la remarquable traduction de -Schwob, _Hamlet_ m'a ennuyé à périr, et je -[Pg 132] -n'y ai quasiment plus rien compris. Il me paraît même possible que je -n'y eusse plus vu qu'un médiocre mélodrame, si, Dieu merci, je n'avais -pas connu la pièce par avance.--Telle que la joue Sarah, la pièce, -dès le troisième acte, change de sujet... Eh quoi? n'aimez-vous pas -_Hamlet_? Ou quelle étrange idée vous faites-vous de ce rôle pour avoir -pu vous satisfaire d'une telle interprétation?--Je vous en parlerai -longuement, mais le temps aujourd'hui me manque; j'y reviendrai. - -Au revoir, je vous laisse Paris. S'il en paraît de bons, envoyez-moi -des livres. - - _Paris, 15 Juin 1899._ - - En post-scriptum à cette lettre, et simplement pour opposer une - interprétation, que je crois juste, à beaucoup d'interprétations - récentes, que je crois fausses, et tout particulièrement à celle de la - grande Sarah, qui prétend ne voir dans Hamlet que le type de «l'homme - résolu»--je transcris ici quelques notes prises au lendemain de la - représentation: - - --«Un caractère résolu» prétend-elle trouver dans Hamlet ... «résolu», - oui; _mais_ réfléchi. Et tandis qu'Othello agit avant de penser, - celui-ci pense avant d'agir. Il pense au lieu d'agir; il est distrait - de l'action par la pensée. - - Au début du drame que voyons-nous?--Un homme inscrire sur les - tablettes de son carnet et au plus profond de son - [Pg 133] - cerveau _qu'il a quelque chose à faire_: venger son père. «Oui, pauvre - ombre, je veux du registre de ma mémoire effacer tous les souvenirs - vulgaires et frivoles, toutes les maximes des livres, toutes les - formes, toutes les impressions ... et ton ordre vivant remplira seul - les feuillets du livre de mon cerveau, fermé à ces vils sujets.» - - Va-t-il agir?--Non. Il réfléchira: - - Doit-il se fier au récit d'un fantôme? Il s'agit de contrôler - d'abord.--Et dès lors l'action (j'entends: la vengeance) passe au - second plan, se recule. Ce qu'il cherche, ce n'est pas l'action, c'est - une raison d'agir. Il invente l'épreuve du spectacle. Il expérimente; - il essaie: et le voilà qui, peu à peu, _se distrait de l'action - par les moyens mêmes qu'il employait pour se pousser à agir_. A ce - point que, dans le quatrième acte, à peine est-il question de père à - venger, mais bien d'Ophélie, de Laërte, et de généralités vagues où - toute décision se perd. C'est là ce qui vous faisait dire qu'Hamlet - avait «changé de sujet».--Non; car le sujet c'est: _la distraction de - Hamlet_. - - Et il faudrait alors que, par une habile gradation, _qui est dans la - pièce_, l'acteur force le spectateur de penser: Mais le malheureux! - il oublie ce qu'il _devait_ faire! il oublie!--Oui: et l'action sinon - le sujet bifurque, et l'intérêt semble changer. Les moyens d'action - ont pris la place de l'action même, à ce point qu'il ne faut rien - moins que l'angoisse d'une mort imminente pour rappeler à Hamlet _son - devoir_. Alors, soudain, de nouveau, tout disparaît. «J'avais _une_ - chose à faire; je ne l'ai pas faite,--et je meurs!...» Monnet, qui - certes ne nous satisfaisait pas toujours durant le cours de la pièce, - devenait alors, et brusquement, superbe. Chez cet homme qui, durant - quatre actes, balançait et ne pouvait se décider à tuer il y avait une - soudaine rage atroce, une ruée, comme une fringale d'action après ces - quatre actes de jeûne; il agissait: il agissait soudain beaucoup trop: - il tuait - [Pg 134] - le roi trois fois, oui, trois fois de suite, en forcené qui ne tuera - jamais assez. Il le crevait de coups d'épée: il lui enfonçait dans - la bouche le bord de son hanap empoisonné; il l'écrasait à coups de - bottes.--Réfléchir quatre actes durant, pour en arriver là!... C'était - une action stupide, irraisonnée, frénétique, et maladroite encore, - autant que celle qui tuait Polonius, affolait Ophélie, torturait - inutilement la reine et démoralisait Laërte. Oh non! pas l'action d'un - «homme résolu», mais celle de quelqu'un qui n'était pas né pour agir, - et à qui Horatio saura dire: «Vous auriez pu naître poète.» - -[Pg 135] - - - VIII - -CHÈRE ANGÈLE, - -J'aurais plus de plaisir à vous parler de l'Exposition si déjà -M. Verhaeren n'en avait si excellemment parlé dans le _Mercure_. -J'aime son optimisme flagrant; il a parbleu le goût tout aussi fin -qu'un autre, que M. de Gourmont par exemple, et sait être choqué -par les hideurs; mais tandis que celui-ci s'y attarde et leur donne -précisément l'importance de ses sarcasmes, celui-là passe (ce qui est -la plus simple façon de mépriser) et réserve sa vie pour admirer ce -qui pourtant reste admirable. Affaire de tempéraments. - -De tout ce que j'ai vu dans cette foire, un souvenir domine. Près de -lui pâlissent les autres, et si je vous en parle aujourd'hui, c'est -pour, le ravivant par ma parole, le mieux défendre contre mon propre -oubli;--aussi -[Pg 136] -pour que vous regrettiez un peu de n'avoir pas parfois épousé ma -folie, surtout lorsqu'elle me menait, comme elle fit souvent, au -théâtre de la Loïe Fuller, pour y voir jouer la troupe japonaise. De -ne l'avoir pas vue, je comprendrais que vous fussiez inconsolable, si -elle ne nous avait déjà donné l'espoir de reparaître à Paris dans deux -ans. - -Elle n'a guère joué que deux pièces: «la Geisha et le Chevalier», -puis «Kesa». Il s'ajoutait à l'excellence de l'interprétation cet -intérêt bizarre: l'actrice unique de la troupe, Sada Yacco, était, -prétendait-on, la première femme qui jamais au Japon eût monté sur les -planches. Bien mieux: certains très renseignés affirmaient que jamais -encore elle n'avait paru au Japon même, mais que dès son retour là-bas -on la présenterait à l'empereur. Sa carrière se serait décidée d'une -façon subite: durant une tournée que la troupe faisait, en Amérique je -crois, un soir, tout brusquement, le jeune acteur chargé du rôle de la -Geisha tomba malade. Allait-il falloir désappointer la salle? la femme -de l'acteur principal, Kawa Kamy, se proposa; elle savait le rôle, -disait-elle, elle le jouerait sans erreurs, et le public non averti ne -s'apercevrait même pas du scandale; sur la scène, une femme tenir un -rôle de femme!... - -[Pg 137] -Qu'elle eût été d'abord admirable, c'est ce qu'on ne saurait affirmer, -tant son jeu semble appris, modéré, retenu. Il offre, avec le jeu des -coacteurs, une adaptation si parfaite, que le geste de l'un semble -mourir toujours où commence le geste de l'autre, de sorte que, dans -le dialogue, aucun aléa n'est laissé et que l'expansion de chacun -se tempère selon celle de tous les autres et la limite à son tour -strictement. Une perpétuelle vision de l'ensemble ne permet à chacun -que son temps, que sa place, de même que dans un concert, tout le -lyrisme du soliste se soumet au besoin précis de la mesure. - -Aussi ne puis-je dire que c'est Sada Yacco que je trouve uniquement -admirable, mais bien toute la troupe, vraiment. - -Le rideau s'ouvre. On est je ne sais où, dans le Japon. Une toile de -fond montre le faîte des maisons d'une rue dont les arbres fleuris -font un square. On est dans un quartier de plaisir que les courtisanes -habitent. - -Un seigneur se paie le spectacle d'un mime; il s'évente distraitement, -tandis que le mime s'évertue devant lui. Le mime est excellent, le -seigneur excellent; nous verrons plus pathétique ensuite, nous ne -verrons rien de meilleur. - -[Pg 138] -Quand la danse du mime est finie, la Geisha passe; elle est vêtue -à la façon des courtisanes, richement, mais avec un goût délicat. -Sa démarche est gênée et sa taille grandie par de hauts souliers de -bois, que d'ailleurs elle n'aura plus à son apparition prochaine. Le -désœuvré seigneur s'empresse, offre son bras, veut le faire accepter -de force. La courtisane le repousse, et passe, et se retourne en -souriant. - ---Je suis retourné six fois voir cette pièce, à des intervalles assez -grands: ce sourire est un des rares gestes dont la fine et presque -imperceptible détérioration progressive montre, à qui sait bien voir, -le mal que fait à l'œuvre d'art un sot public, ses incompréhensions et -surtout ses louanges. - -La Geisha revient bientôt au bras de son amant de cœur. Il tient une -branche d'amandier fleuri; il paraît heureux autant qu'elle.--Le -seigneur repoussé les voit, les arrête, les sépare; il insulte, -provoque l'amant. Une courte lutte s'engage; les sabres sont au -clair;--le rideau tombe. - -Il se relève sur l'antichambre d'un temple. L'amant du premier acte -est, paraît-il, fiancé; la Geisha le poursuit; c'est pour éviter sa -colère amoureuse qu'il a fui dans le pays jusqu'à ce temple; il arrive -avec sa -[Pg 139] -fiancée; elle et lui vont y prendre refuge.--La scène, après qu'ils -sont entrés dans l'intérieur du temple, reste occupée par cinq bonzes -bizarres, types, je pense, traditionnels comme les apothicaires au -temps de Molière. Ils sont oisifs, niais, couards et fantoches assez -pour ne pouvoir, à cinq, garder la porte du temple lorsque la Geisha -tout à l'heure va venir pour y pénétrer. Car elle a découvert la -retraite de l'amant et de la rivale. Et d'abord elle s'y prend par -la douceur; et repoussée d'abord, demande aux bonzes la faveur de -danser devant eux pour le dieu.--Cette danse commence lente et grave; -puis s'anime; la Geisha tout entière y paraît, avec ses docilités -langoureuses, ses souplesses de courtisane, avec aussi les sursauts -brusques, les élans de l'amante passionnée. Cependant les gardiens, -séduits au début, se reprennent, et devant sa croissante insistance, -la repoussent enfin assez brutalement. Elle revient; sa passion -fait sa force; elle envoie, en quelques coups de reins culbuter les -gardiens du temple, et pénètre tragiquement. - -Dans cette scène, où, dépouillant de minces robes superposées, trois -fois elle se métamorphose, Sada Yacco est merveilleuse. Elle l'est -plus encore lorsqu'au bout d'un instant, parmi le désarroi que vient -[Pg 140] -de causer sa violence, elle reparaît, pâle, les vêtements défaits, -les cheveux tombants, les yeux fous. La pauvre fiancée cependant a pu -réoccuper la scène; les bonzes la protègent, l'entourent, et, dans -son égarement, la Geisha ne la voit pas d'abord. Mais, dès qu'elle -l'a vue, sa fureur, l'acharnement contre cette victime misérable, -que défendent en vain les gardiens, sa lutte enfin contre le prêtre -survenu, ses efforts insensés où sa passion et sa vie s'exténuent ... -je n'irai pas chercher comparaison bien loin, chère Angèle: ce fut -beau comme de l'Eschyle. - -Oui, Sada Yacco nous donna, dans son emportement rythmique et mesuré, -l'émotion sacrée des grands drames antiques, celles que nous cherchons -et ne trouvons plus sur nos scènes. Car aucune inharmonie dans ses -gestes que scande et rythme un lyrisme constant; aucune nuance -inutile, aucun détail; ce fut d'un paroxysme très sobre, comme celui -des hautes œuvres d'art, que domine et que se soumet une supérieure -idée de beauté, Sada Yacco ne cesse jamais d'être belle; elle l'est -d'une manière continue et continuellement accrue; elle ne l'est jamais -plus que dans sa mort, toute droite et toute raidie, dans les bras de -l'amant qu'un si farouche amour a reconquis, et qui la touche et qui -la presse, -[Pg 141] -mais qu'elle ne reconnaît pas d'abord, tant la tendresse et la -douceur ont déjà déserté son âme; mais quand elle comprend à la fin -que c'est lui qui la tient dans ses bras, tandis que déjà la mort -les sépare, elle pousse un grand cri d'étonnement d'amour, puis -retombe épuisée, ayant fini de haïr et d'aimer.--C'est à vrai dire -le seul cri qu'elle pousse dans toute la pièce; et même ce suprême -cri d'amour est _tempéré_; il arrive admirablement et simplement -satisfait une attente, une attente très préparée. (Les acteurs, même -dans les instants de plus grande fureur tragique, parlent à voix -très maintenue; ils ne donnent jamais toute leur voix; jamais ils ne -«donnent de la voix».)--Et je me réjouissais qu'il soit encore ici -bien prouvé que: _l'œuvre d'art ne s'obtient que par contrainte, et -par la soumission du réalisme à l'idée de beauté préconçue._ - -C'est pour vous redire cela que je vous écris cette lettre; mais je -vous connais bien; vous lirez peut-être ma lettre, mais sauterez par -là-dessus. Tant pis. - -[Pg 142] - - - IX - -CHÈRE ANGÈLE, - -Excusez mon silence de deux mois; je voudrais le prolonger encore, -en prolongeant l'été qui le causa. Et je m'attarde où il s'attarde, -dans un petit repli des Cévennes; après le temps affreux de Normandie, -la chaleur y paraît plus belle, et je ne croirais pas à l'hiver sans -la chute des feuilles lassées, sans l'abandon des champs et sans mon -désir de la ville. - -J'ai pu revoir, avant de m'exiler ici, les grands champs plats de la -Seine-Inférieure, qui, fauchés, nous rappelèrent le désert, à cause -aussi des oasis qu'y forment au loin les hêtraies. - -Est-ce à ces vastes horizons, à des conditions économiques -différentes, que l'on doit le repos de voir à quelque cent kilomètres -à peine du Calvados d'où je -[Pg 143] -revenais attristé, des paysans, de même race je suppose, mais non plus -perdus de richesse et de paresse et d'alcool, mais laborieux, graves, -décents et prolifiques, Sous le ciel léger du Midi, la différence est -bien plus grande encore; je comprends volontiers ceux de Toulouse -ou d'Aix, qui, n'ayant point quitté leur soleil radieux, parlent -du peuple comme j'en parlerais, je pense, si je vivais toujours au -milieu d'eux.--Oui certes, je crois le _théâtre du peuple_ possible; -mais cela dépend des contrées. Le malheur est que là où il pourrait -faire le plus de bien, c'est là que son établissement est le plus -difficile.--Riante terre du Midi, donne-nous de nouveaux exemples! De -loin on peut traiter cela de chimères: on se rapproche et l'on y croit. - -Dans la campagne des environs de Nîmes, je retrouve un simple -jardinier qui baptise sa chienne _Corinne_ par enthousiasme pour le -livre de Madame de Staël.--En Normandie, on ne se réjouit de rien -d'humain sans être dupe. Votre ami Raymond Bonheur vint m'y voir: - ---Quelle excellente idée vous eûtes, me dit-il, de nommer votre -poulain _Chopin_. Comme cela convient à sa grâce! - -[Pg 144] ---Oh! lui dis-je, ne m'attristez pas. Je ne fus pour rien au baptême, -et ne peux rien à rien, ici. S'il s'appelle _Chopin_, c'est que sa -mère s'appelait _Chopine_; voilà tout. - ---A Magny, dit Bonheur, je m'émus d'un petit garçon, parce qu'il -s'appelait Virgile. Qui t'a nommé ainsi, lui demandai-je?--C'est ma -marraine.--Et pourquoi?--Parce qu'elle s'appelle Virginie.--Ne vous -plaignez donc pas; vous voyez que c'est partout la même chose. - ---Eh bien, non! cher Bonheur: dans le Midi, ce n'est pas la même -chose; c'est pourquoi j'aime le Midi.--Vous pensez bien qu'il m'est -assez indifférent que cette chienne ou cette jument près de moi -s'appelle ou Corinne ou Chopine; mais un pays où l'homme ne songe pas -uniquement à s'enrichir et s'alcooliser me paraîtra toujours un beau -pays, et que j'envie.--Que des fêtes comme celles de Béziers y aient -été possibles, voilà qui dit un pays admirable. Verrons-nous donc -revivre enfin, ailleurs qu'en des musées, l'art pour qui nous vivons, -mais de qui nous portions le deuil? De peur de trop me désoler après, -je doute encore, et retiens encore ma joie. Le seul récit des belles -fêtes de la Grèce nous a laissé de si mortels regrets!... - - * * * * * - -[Pg 145] -Je reçois le _Pays de France_, l'_Effort_, et je m'attriste; il y a -là un malentendu. M. Nadi s'indigne de ce que j'écrive: «Sympathiser -avec la foule, c'est déchoir.»--Où j'écrivais _foule_ il a cru lire -_peuple_, je pense; pourtant, entre foule de peuple et foule de -bourgeois, ma sympathie irait plutôt vers la première; vous le savez, -vous du moins, chère amie, et cela me console.--_C'est en elle_ (la -foule), dit M. Nadi[1], _que nous chercherons le démenti le plus -éclatant à de telles paroles; ... notre œuvre, nous avons la certitude -qu'elle la comprend, l'aime et l'attend._--Je suis tout au contraire -heureux de faire partie de cette foule qui attend l'œuvre de M. Nadi. - -Mais ce n'est pas ce malentendu que je veux dire. L'autre est plus -grave, car il n'est pas à mon sujet. Et -[Pg 146] -ce n'est pas non plus de M. Nadi seul qu'il s'agit; si je parle de lui -plus que d'un autre, c'est qu'aussi bien son article est meilleur, et -que lui-même semble riche de promesses; il le dit un peu fort,--mais -comment ne pas croire pleins de promesses des jeunes gens qui écrivent -si exactement comme nous eussions pu écrire à vingt ans? - -Tant que M. Nadi parlera, passe encore; il parle bien; mais quand ce -sera quelqu'un d'autre... Ecoutez d'abord M. Nadi: - -_Elle_ (la Race) _connaîtra le frisson de notre foi. Elle appellera -avec nous les délices d'un jour nouveau. Nous l'entraînerons dans -cette adoration consciente de l'Univers, depuis l'atome jusqu'à -l'Humanité._--Cela va bien, oui; mais cela va bientôt se gâter.--Je -continue?... - -_Oh! devant Elle_ (la Race), _nous éprouverons avec puissance -l'ivresse de posséder la Vérité._--Cela va se gâter, vous -dis-je.--_Nous célébrerons l'Essence, la Forme éternelle et -universelle_, etc., etc... Tout cela c'est de M. Nadi. - -_Ah! l'on s'étonnera peut-être de la puissance de notre -lyrisme!..._--Non, M. Nadi, non; au contraire, j'ai peur qu'il n'ait -pas de puissance, votre lyrisme. Il faut -[Pg 147] -tant de lyrisme pour faire une œuvre d'art,--et tant d'autres choses -avec! J'ai peur que, loin de faire œuvre d'art, votre lyrisme -n'enfante ceci, par exemple, que je m'en vais vous lire, dans -l'_Effort_ de Toulouse: - -_La Raison n'est qu'une forme, mais par elle l'homme devient Dieu, -ou plutôt s'achemine vers Dieu, car il le sera un jour, il faut le -croire, alors que son cerveau omniscient embrassera le monde entier et -que, d'un geste, il guidera les phénomènes de Vie et de Mort. Et sur -ce point je vous renvoie à Ernest Renan et à Joachim Gasquet_(_?_). -_Prisonnières de notre substance nerveuse, les sensations acceptent -l'ordre que leur imprime Dieu. Avec un arsenal de méthodes, l'homme -s'empare de l'Univers. Il faut relire Descartes_ (Le délicieux -Descartes, disait Bouhélier). _Il faut relire Taine et Claude Bernard_ -(Plus loin l'auteur l'appellera Bernard tout court). _Je lisais -récemment la Synthèse chimique de Berthelot et le livre de Duclaux sur -Pasteur... Quel merveilleux monument que celui des sciences chimiques! -Analyse, décomposition des éléments et des principes immédiats, -isométrie, analyse par décomposition graduelle, synthèse._--Et -l'auteur ajoute: _Les autres méthodes de Dieu sont plus connues._ Vous -me permettrez donc d'en sauter. Je reprends plus -[Pg 148] -loin: _Depuis longtemps Aristote a dit que la beauté est l'ordre. -Dès lors l'art est frère de la science et ne se sépare plus -d'elle..._--Plus loin cette note effarante: _Il y a beaucoup à dire -là-dessus; j'y reviendrai dans mon prochain article._--Et plus loin: -_En tout et pour tout il s'agit de méthode. Ainsi de la politique. -Le citoyen, la République, autant de mots très beaux qui viennent -confirmer notre thèse. Imprimez donc un rythme à la Société. Ne -négligez aucune puissance._--Et plus loin encore: _Permettez-moi de -rêver un peu._--Mais je vous en prie, faites donc. - -S'imaginer qu'au bout de tout cela va poindre une œuvre d'art, voilà -le malentendu, chère amie. Certes j'applaudis de toutes mes forces -à l'entreprise d'un théâtre populaire (quand ce ne serait que pour -nous tirer de la médiocrité des autres),--mais gare aux pièces que -l'on va nous écrire _pour_ lui! Les théories humanitaires nous -préparent, je le crains, une littérature déplorable.--Pourquoi?--Parce -que «méfiez-vous, dit Diderot, de celui qui veut mettre de l'ordre. -Ordonner, c'est toujours se rendre le maître des autres en les -gênant.» C'est _son œuvre_ que l'artiste doit ordonner, et non le -monde qui l'entoure; car l'ordre extérieur rend celui de l'œuvre -dramatique impossible. - - * * * * * - -[Pg 149] -Mais que sert de parler? Ils n'écouteront pas.--Et c'est moi qui -les écouterai m'appeler, moi et d'autres, _esprits craintifs, âmes -pondérées, n'ayant eu jusque-là aucun contact avec nous_,--et cela -au nom de la Vie, de la Joie dont ils se disent déjà dispensateurs. -Les poèmes de Griffin, les Nourritures Terrestres, les poèmes de -Henri Ghéon, etc., ont pourtant précédé, non suivi leurs dires; s'ils -le savaient un peu plus, peut-être écouteraient-ils un peu plus -nos paroles et comprendraient-ils mieux que, si nous leur crions: -fausse-route! c'est au nom même des dieux qu'ils nomment et dont aussi -la religion délaissée nous réunit à quelques-uns dans l'_Ermitage_. Et -c'est au nom de l'œuvre d'art qu'ils veulent faire--et qu'il faudra -réinventer complètement, car notre littérature a désappris le goût du -beau et en a perdu le souci. - -Pour la musique et la peinture, nous sommes certes moins à -plaindre--et pourtant combien le ciel s'assombrit de la seule mort -d'un Puvis!--Le ciel de notre littérature est resté sombre assez -longtemps. Du côté de l'occident, plus rien n'y luit beaucoup; mais -l'orient -[Pg 150] -s'emplit de lueurs. Un extraordinaire silence semble creuser l'espace -entre le siècle mort et celui qui commence, comme il se fit entre le -XVIIe siècle et le suivant. Malgré son œuvre déjà grande, Verhaeren -pas plus que Moréas ni que Griffin n'est de la génération passée, -sans quoi je n'eusse pas dit que notre ciel était si sombre. Régnier, -plus différent de nous peut-être, maintient le goût d'une langue si -pure, que c'est à lui que je voudrais aller comme à un maître, s'il -était plus âgé, ou si j'étais plus jeune.--Chère Angèle, dites aux -jeunes gens du _Pays de France_ et de l'_Effort_ que nous, tout autant -qu'eux, c'est l'œuvre d'art que nous voulons: que c'est vers elle que -nous marchons, et qu'ils se trompent en croyant notre but opposé ou -nos routes divergentes. Répétez-leur ce vers du Dante: - - _Noi sem peregrin, como voi sete._ - -Adieu. - - -[1] Comme je le montre plus loin, ce n'est pas procès de personnes, -mais de tendances que je veux faire. M. Nadi nous a écrit, sitôt après -cet article, la plus aimable des lettres; si notre modestie se refuse -à la citer en ce lieu, je veux au moins que nul ne mette en doute -l'_impersonnalité_ de mes accusations. - -[Pg 151] - - - X - -CHÈRE ANGÈLE, - -Aujourd'hui, je ne vous enverrai qu'un livre; et ce livre en vaudra -beaucoup: Voici les Mille et une Nuits, que le Dr Mardrus vient de -traduire, et de rebaptiser avec une pointe d'arabisme: _Les Mille -Nuits et une Nuit._ - -Vous savez mon admiration pour ce livre. Mon père qui l'admirait -aussi le mit entre mes mains de si bonne heure que c'est, je crois, -avec la Bible le premier livre que j'ai lu.--Mais je pense que, si, -seule, la traduction de Mardrus eût alors existé, mon père eût choisi, -pour m'y apprendre à lire, un autre livre. A peine osai-je vous le -donner. Il faut bien, pour m'y décider, la tranquille assurance de la -préface, dans laquelle le traducteur se fait garant de la naïveté et -de l'ingénuité du conteur. - -On m'avait mis en garde contre Galland, dit et redit -[Pg 152] -qu'il prenait dans sa traduction toutes les libertés qu'il enlevait -aux contes; à défaut de Burton, dont j'ai l'ennui de ne comprendre pas -la langue, j'avais pu lire la version allemande de Weil et me rendre -compte que celle de Galland respectait bien plus Louis XIV que le -grand sultan Schahriar; que Galland omettait systématiquement (entre -autres choses) les citations poétiques qui surabondent dans le récit, -en sont une des particularités merveilleuses, et pourraient, réunies, -former une très importante anthologie. - -Les critiques contre la traduction de Galland sont faciles. Elles sont -inutiles aussi. Il s'agissait à cette époque de réduire au bon goût -français les ouvrages qu'on prétendait traduire. Près de cinquante -ans plus tard, l'abbé Prévost écrivait en préface de sa traduction de -_Grandison_: «J'ai supprimé ou réduit aux usages communs de l'Europe -ce que ceux de l'Angleterre peuvent avoir de choquant pour les autres -nations.» Et le biographe de Prévost ajoute: «Son goût était trop -sûr pour se borner à traduire son original.» Galland avait aussi «le -goût trop sûr».--Ces phrases font sourire aujourd'hui; mais on oublie -trop que, sous Louis XIV, les Français avaient plus de droit que nous -n'avons d'être infatués de la France. - -[Pg 153] -La langue de Galland est plaisante, douce à lire, classique encore -et souvent non sans grâce. Son orientalisme affaibli garde un -charme. Enfin peut être sa traduction n'était-elle pas inutile à -titre d'initiation préparatoire. Celle de Mardrus[1] d'abord eût pu -surprendre et rebuter. Galland fut comme l'étuve tiède qui précède, -dans un Hammam, la salle torride. Et, tandis que Galland, à la manière -de son siècle, recherchait dans ses contes avant tout l'émotion -générale et la part qu'il croyait être commune à tous parce qu'il la -sentait être semblable à lui, Mardrus, lui, se plaît au contraire (et -nous nous plaisons avec lui), à l'étrange, à la différence; ou mieux, -il ne se plaît à rien qu'à une traduction très fidèle, et, si la vie -de ces contes va différer de notre vie, c'est par toute l'ardeur et -la saveur orientale qu'il leur laisse. Ah! l'habile Mardrus! Ah! vive -Mardrus! Ah! merci! Ici l'on exulte; on éclate; on s'enivre par tous -les sens. - -Que la sensualité de Galland paraît pâle! Le bol «plein de grains -de grenade apprêtés au sucre, aux amandes décortiquées, et parfumés -délicieusement et juste à point» que le faux pâtissier Hassan prépare -[Pg 154] -pour le petit Agib, et auquel il ajoute encore, lorsqu'on lui -redemande de ce plat, «un peu de musc et d'eau de roses»; ce plat -exquis par lequel Hassan se laisse inespérément reconnaître, devient -chez Galland «une tarte à la crème», bonnement. Et dire que déjà -les «confitures sèches» qu'on y goûte me faisaient rêver! qu'eût-ce -été si j'avais ouï parler de la «boisson délicieuse et parfumée aux -fleurs»? si j'avais lu: «Elle m'offrit à boire du sirop au musc»?--Car -ce qui ressort avant tout de cette traduction si nouvelle, ce n'est -pas l'invention prodigieuse de ces contes, pour laquelle je garde une -inlassable _curiosité_ mais que, plus ou moins, nous connaissions -déjà,--c'est la sensualité splendide, persistante, indécente, et mêlée -de rires. Permettez-vous que je cite? «. . . . . . . . . . . . . . . . -. . . . .» - -Non; décidément, je n'ose pas citer.--Mais il y a d'autres passages; -par exemple ces vers si moqueurs et charmants «sur l'excellence des -pâtisseries arabes», ces vers que le troisième calender (il s'appelle -ici: _saalouk_), métamorphosé en singe, écrit pour révéler qu'il est -un homme,--et l'on ne saura ce dont on doit s'étonner le plus: ou de -son lyrisme subit, ou de la subtilité de sa gourmandise: - -[Pg 155] -«_O pâtisseries, douces, fines et sublimes; pâtisseries enroulées par -les doigts! Vous êtes la thériaque, antidote de tout poison! En dehors -de vous, pâtisseries, je ne saurais aimer jamais rien; et vous êtes -mon seul espoir, toute ma passion!_ - -_O frémissements de mon cœur à la vue d'une nappe tendue ou, en son -milieu, s'aromatise une Kenafa_ (ici une note nous apprend que la -Kenafa est «une sorte de pâtisserie faite avec des filets très fins de -vermicelle») _nageant au milieu du beurre et du miel, dans le grand -plateau!_ - -_O Kenafa! Kenafa amincie en une chevelure appétissante, réjouissante! -mon désir, le cri de mon désir vers toi, ô Kenafa, est extrême! Et je -ne pourrais, au risque de mourir, passer un jour de ma vie sans toi -sur ma nappe, ô Kenafa, ya Kenafa_! - -_Et ton sirop! ton adorable, délicieux sirop! Haï! en mangerais-je, en -boirais-je jour et nuit, que j'en reprendrais dans la vie future!_» - ---Je ne sais pas, chère amie, ce que ces strophes valent dans le -texte; dans la traduction de Mardrus, je les trouve parfaitement -merveilleuses. - -Cette traduction abonde d'ailleurs en passages exquis. Écoutez cette -courte phrase: «Par Allah! notre nuit va être une nuit bénie, une nuit -de blancheur!»--Mais -[Pg 156] -c'est de sensualité que je voulais vous parler. Le mot «sensualité» -est devenu chez nous de signification si vilaine que vous n'osez -plus l'employer; c'est un tort; il faudra réformer cela. Sachez que -Coleridge, à propos de Millon, fait de la sensualité une des trois -vertus du poète. La sensualité, chère amie, consiste simplement _à -considérer comme une fin et non comme un moyen l'objet présent et -la minute présente._ C'est là ce que j'admire aussi dans la poésie -persane; c'est là ce que j'y admire surtout.--Car la littérature -persane presque entière m'apparaît pareille à ce palais doré, dont il -est raconté, dans le récit d'un des trois saalouks, que les quarante -portes ouvrent, la première sur un verger plein de fruits, la seconde -sur un jardin de fleurs, la troisième sur une volière, la quatrième -sur des joyaux entassés ... mais dont la quarantième défendue, ferme -une salle très obscure dont l'atmosphère saturée d'une sorte de parfum -très subtil vous soûle et vous fait défaillir; une salle où l'on entre -pourtant, où l'on trouve un cheval très noir, qui n'a l'air qu'étrange -et que beau, mais qui, dès qu'on l'enfourche, déploie des ailes, des -ailes «qu'on n'avait pas d'abord remarquées»,--qui bondit avec vous, -vous enlève au plus haut d'un ciel inconnu; puis brusquement -[Pg 157] -s'abat, vous désarçonne, et puis vous crève un œil avec la pointe -de son aile, comme pour marquer mieux l'éblouissement que laisse -ce rapide voyage en plein ciel.--C'est ce cheval noir que les -commentateurs d'Omar et de Hafiz appellent «le sens mystique des -poètes persans». Car on affirme qu'il y est. Pour moi qui n'apprécie -que peu cette équitation aérienne, ni surtout la demi-cécité qui la -suit, plus sage que le troisième saalouk, je n'ouvre pas la porte -défendue et préfère m'attarder encore dans les vergers, et les jardins -et les volières. Je trouve là quelques voluptés si intenses qu'elles -suffisent pour désaltérer mes désirs et pour endormir ma pensée. - - -Ne lisez pas Omar Kheyam dans la traduction française de Nicolas: elle -est littérale, il le dit; mais la traduction anglaise de Fitz-Gérald -est bien autre chose et bien plus: elle est belle. Dans son texte -excessivement resserré, chaque quatrain prend un sens et un poids -admirable. Aussi déçu que l'Ecclésiaste, lyrique à la façon du -Cantique de Salomon, et pondéré comme ses Proverbes, Omar Kheyam, à -travers Fitz-Gérald, paraît un poète admirable[2]. - -[Pg 158] -Pour Hafiz, si vous ne pouvez vous procurer la très rare de -Rosenzweig, lisez-le dans la traduction de Hammer; c'est celle qui, en -1812, révélait l'Orient au grand Gœthe. Voyez dans ses _Annales_ avec -quelle admiration il en parle.--Plutôt que de vous en parler à mon -tour, laissez-moi vous transcrire un de ces courts ghazels: le voici -tout entier: - - Echanson! viens. Les tulipes ont rempli de vin leurs calices, - Depuis assez longtemps j'étais religieux! - A d'autres les fiertés, les soins d'un renom considérable! - Où sont les empereurs de Grèce? de Sina? - Comprends! et quand l'oiseau lui-même s'enivre - Veille, car te guette le sommeil du néant. - Ramures du printemps dans l'azur que vos courbes sont belles! - La bourrasque d'hiver ne vous tourmente plus. - Croyez-moi, mes amis, les promesses de bonheur sont trompeuses, - Malheur à celui qui se repose sur elles. - Demain sur les pelouses d'Eden, demain les houris nous attendent - Mais aujourd'hui, l'échanson et la coupe, les voici. - Le souvenir de la reine Balkis dans le vent d'Orient flotte encore; - Que ce vin en guérisse notre âme! - Ne t'attarde pas devant l'émerveillement d'une rose; - - [Pg 159] - Au souffle du soir ses pétales sont dispersés. - Mais ce vin de couleur rouge, de goût exquis, - Fait plus exquise la rougeur de l'ami. - Apportez ces coussins dehors, étendez-les sur la prairie; - Les cyprès et les flûtes nous attendent... - Ces chanteurs, que la plaine entende! accordent déjà - Le barbitos avec les flûtes. - Et les chants délicieux, ô Hafiz, se répandent - Du pays de Grèce au Sina[3]. - -Il est assurément très ridicule de traduire une traduction: mais que -ne savez-vous l'allemand?--ou que ne sais-je le persan? - -Vous pouvez lire en français le Gulistan de Sadi et Firdousy tout -entier;--je ne vous cache pas que je préfère Omar et Hafiz. - -Pardonnez-moi d'oser parler ainsi d'une littérature que, malgré tout -mon amour pour elle, je connais peu. Je la connais peu, mais je l'aime -beaucoup; que cela me serve d'excuse. Et puis j'écris pour qui la -connaît encore moins. - - -[1] _Le livre des Mille Nuits et une Nuit_. Traduction complète par le -D. J. C. Mardrus.--Fasquelle. - -[2] Une remarquable traduction d'Omar a paru l'an passé chez -Carrington. Elle est de M. Ch. Grolleau. - -[3] HAMMER, II, p. 426. - - -[Pg 160] - - XI - -CHÈRE ANGÈLE, - -Que votre palais délicat excuse un tel pâté d'arêtes: Voici le livre -de Stirner _l'Unique et sa propriété_[1], que M. Lasvignes vient de -traduire,--avec quelle patience, vous en jugerez par celle qu'il faut -pour le lire. - -Du temps de Jean-Paul Richter, ce qu'on appelait _l'Unique_, c'était -lui--lui Jean-Paul, et c'était assez.--Vous souvient-il qu'en le -lisant, nous nous disions: quelle chance qu'il soit Unique! S'il -devait y en avoir beaucoup comme lui, le monde des lettres ne serait -plus tenable... Hélas! ô mon unique Angèle! _l'Unique_ de M. Max -Stirner est légion!--Unique, il ne l'est -[Pg 161] -plus d'ailleurs que pour lui-même: c'est sa seule «propriété»; -l'_Unique_, c'est moi, vous, Tityre; l'_Unique_, c'est chacun pour soi. - -Voilà ce que M. Stirner expose en un livre de près de 500 pages; et -il ne faut pas dire: l'Egoïsme, nous le connaissions déjà; ce serait -mal entendre le jeu du philosophe: nomenclateur, sa mission n'est pas -d'inventer; n'en déplaise au grand Nietzsche, le philosophe ne crée ni -ne déplace les valeurs: simplement il légitime et enrôle ce que des -tempéraments neufs et robustes lui proposaient. L'homme propose; le -philosophe dispose. L'_Unique et sa propriété_, c'est l'égoïsme bien -disposé. - -Au cours des 500 pages, pas un accroc, pas un trouble, pas une -rencontre; le livre est laid, ressasseur, comble et vide. C'est un -livre de ruminant. - -Et je ne vous en parlerais même pas, chère Angèle, si, par un procédé -digne des _lois scélérates_, certains ne voulaient à présent lier le -sort de Nietzsche à celui de Stirner, juger l'un avec l'autre pour -les englober mieux tous deux dans une admiration ou une réprobation -plus facile. Il serait trop long aujourd'hui de chercher avec vous en -quoi l'un de l'autre diffère, diffère jusqu'à s'opposer; la question -demeurera si grave que -[Pg 162] -plus d'une fois nous y reviendrons, je suppose. En attendant, -indignez-vous tout simplement en entendant dire: «Stirner et -Nietzsche» comme Nietzsche lui-même s'indignait en entendant dire: -«Gœthe _et_ Schiller». - -C'est à propos de Stirner, non de Nietzsche qu'il me plaît de vous -parler un peu des «dangers de l'individualisme». Je crains, Angèle, -je crains les ratés de l'individualisme, autant que tous les autres -ratés. Ratés et médiocres, laissons-les donc aux religions établies; -ils s'en trouveront mieux; nous aussi. Ne poussons donc pas vers -l'individualisme ce qui n'a rien d'individuel; le résultat serait -piteux. Ou mieux: - -Pourquoi formuler l'individualisme? Il n'y a pas d'individualisme qui -tienne; les grands individus n'ont nul besoin des théories qui les -protègent: ils sont vainqueurs. Laissons donc aux médiocres et aux -faibles la joie de les pouvoir condamner, et vaincus, écrasés par eux, -de prendre une innocente revanche en les vainquant en effigie[2]. - -[Pg 163] -Il me plaît, à Moi, l'unique, que le «grand homme» continue à me -paraître un grand coupable. Et puisque Max Stirner ose encore employer -le mot de lâcheté, je dirai que je trouve lâche, Moi, de l'innocenter. -Eh quoi! pour disculper sa grandeur, rétablirez-vous donc la notion -du bien et du mal? Aurez-vous peur du crime encore, Monsieur Stirner? -Vous n'êtes qu'un théoricien, non un vrai criminel. Sous votre -apparence logique, vous souhaitez encore mon estime. Eh bien! vous -ne l'aurez pas! précisément, vous ne l'aurez pas. Je ne m'accorde la -mienne que lorsque je ne pense plus comme vous. - -O Stirner! allez-vous à nouveau nous rendre le «Moi, haïssable»? Nous -espérions n'y plus penser!... - -Mais c'est qu'il faudrait mieux s'entendre et ne pas illustrer un -tel livre avec l'image d'un Gœthe, d'un Beethoven, d'un Balzac, d'un -Nietzsche ou d'un Napoléon (ces grandes et altières figures furent -admirablement dévouées à quelque grande idée projetée devant eux, -au-dessus d'eux); car il faut encore dire ceci d'admirable, c'est que -plus les individus sont grands, -[Pg 164] -moins il y en a. En sorte qu'une théorie qui chercherait à produire -le plus grand nombre possible d'individus diminuerait chacun pour -tous, et tendrait à se rapprocher du socialisme. Tous individus: plus -d'individu. Ah! pour l'amour de Moi! pas d'individualisme!!! - -Retenez-les! Angèle! Retenez-les! Ne favorisons pas ces éclosions -malheureuses; continuons à honnir, à bannir, à lapider l'individu. -Ceux que ne retiendra ni le respect d'autrui, ni la crainte, ni la -pitié, ni la pudeur, ni le mépris ou la haine d'autrui, ceux-là ce -sont les vrais; nous pouvons espérer qu'ils vaudront quelque chose. -Et ils s'inquiètent peu qu'un Stirner les approuve, ou que les -désapprouve un Tolstoï. S'ils sont grands, c'est qu'ils sont en petit -nombre; ils sont triés. Et rien n'a pu contre eux, pas même _mon_ -épouvante: voilà pourquoi je les admire, je les aime, je les trouve -grands. Il faut, pour en obtenir quelques-uns, forcer à la médiocrité -beaucoup d'autres et tâcher d'y contraindre même celui-là. - -Pourquoi le disculper?--Il faut que tout s'acharne contre le grand -homme, car le grand homme est l'ennemi de beaucoup[3]. - -[Pg 165] -Pourquoi le plaindre?--C'est un grand homme. Et, s'il est authentique, -il saura toujours bien s'en tirer. - -Pourquoi le protéger?--Ses épreuves mêmes et son isolement feront sa -force--ou du moins celui-là seul qui les supporte et qui en sort était -puissant. - -Par pitié, pas d'individualisme! par pitié pour les individus. -N'encouragez jamais les grands hommes; et pour les autres: découragez! -découragez!... - -_10 décembre 1899._ - - -[1] 1 vol. in-8° carré (Editions de la _Revue blanche_). - -[2] C'est aussi ce que M. Lasvignes exprime excellemment à la fin -de son intéressante préface: «Les masses humaines, dit-il, ne -seront jamais plus conscientes de la puissance formidable qu'elles -représentent en face de la poignée d'hommes qui les tient asservies, -que les forces naturelles ne le sont de l'infinie faiblesse de l'homme -qui les gouverne.» (Page XXIX.) - -[3] ... «Nous sommes accablés par les esprits sublimes. Pour qu'un -homme soit au-dessus de l'humanité, il en coûte trop cher à tous les -autres.» - -MONTESQUIEU. - -[Pg 166] - - - XII - -CHÈRE ANGÈLE, - -Vous recevrez par le même courrier deux gros livres de Nietzsche. Vous -ne les lirez probablement pas; mais je veux que vous les ayez quand -même. C'est mon petit cadeau de janvier. - -Et je préférerais, il est vrai, du fond de l'Algérie, vous envoyer des -dattes, ainsi que je faisais si joliment, les ans passés. Hélas! Paris -me tient encore et, si j'y pensais trop, l'approche ici d'un nouvel an -me rendrait triste.--Que ne puis-je parler des sables et des palmes! -je m'y connais, et mieux qu'à la philosophie... Mais j'en suis loin, -et voici Nietzsche, chère amie; si je suis grave, excusez-moi. - -Grâces soient rendues à M. Henri Albert qui nous donne enfin _notre_ -Nietzsche, et dans une fort bonne -[Pg 167] -traduction. Depuis si longtemps nous l'attendions! L'impatience nous -le faisait épeler déjà dans le texte--mais nous lisons si mal les -étrangers! - -Et peut-être valait-il mieux que cette traduction ait mis tant de -temps à paraître: grâce à cette cruelle lenteur, l'influence de -Nietzsche a précédé chez nous l'apparition de son œuvre; celle-ci -tombe en terrain préparé; elle eût risqué sinon de ne pas _prendre_; -à présent elle ne surprend plus, elle confirme; ce qu'elle apprend -surtout, c'est sa splendide et enthousiasmante vigueur;--mais elle -n'était presque plus indispensable; car l'on peut presque dire que -l'influence de Nietzsche importe plus que son œuvre, ou même que son -œuvre est d'influence seulement. - -Encore et malgré tout l'œuvre importe, car son influence, on -commençait de la fausser.--Il faut, pour bien comprendre Nietzsche, -s'en éprendre, et seuls le peuvent comme il faut les cerveaux -préparés à lui depuis longtemps par une sorte de protestantisme ou de -jansénisme natif; des cerveaux qui n'ont rien tant en horreur que le -scepticisme, ou chez qui le scepticisme, nouvelle forme de croyance -qui mue amour en haine, garde toute la chaleur d'une foi.--Voilà -pourquoi tels esprits ingénieux et souples comme -[Pg 168] -celui de M. de Wyzewa s'y trompèrent: peu d'études sur Nietzsche (je -ne parle que des plus remarquables) trahissent autant Nietzsche que la -sienne[1]. Il voulut voir en lui un pessimiste: Nietzsche est avant -tout un croyant. Il ne sut voir en son œuvre que démolitions et que -ruines: elles y sont, mais loués soient ceux-là qui nous permettent de -construire! Seuls ceux-là ruinent qui découragent et diminuent notre -croyance en la vie...: - -_Je veux l'homme le plus orgueilleux, le plus vivant, le plus -affirmatif; je veux le monde, et le veux_ TEL QUEL, _et le veux -encore, le veux éternellement, et je crie insatiablement: Bis! et -non seulement pour moi seul, mais pour toute la pièce, et pour tout -le spectacle; et non pour tout le spectacle seul, mais au fond pour -moi, parce que le spectacle m'est nécessaire--parce qu'il me rend -nécessaire--parce que je lui suis nécessaire--et parce que je le rends -nécessaire._ - -Oui, Nietzsche démolit; il sape, mais ce n'est point en découragé, -c'est en féroce; c'est noblement, glorieusement, surhumainement, comme -un conquérant neuf violente des choses vieillies. La ferveur qu'il -[Pg 169] -y met, il la redonne à d'autres pour construire. L'horreur du repos, -du confort, de tout ce qui propose à la vie une diminution, un -engourdissement, un sommeil, c'est là ce qui lui fait crever murailles -et voûtes: _On ne produit qu'à condition d'être riche en antagonismes, -dit-il; on ne reste jeune qu'à condition que l'âme ne se détende pas, -n'aspire pas au repos_. Il sape les œuvres fatiguées et n'en forme -pas de nouvelles, lui--mais il fait plus: il forme des ouvriers. Il -démolit pour exiger plus d'eux; les accule. - -L'admirable, c'est qu'il les gonfle en même temps de vie joyeuse, -c'est qu'avec eux il rit au milieu des décombres, c'est qu'il y sème à -tour de bras. Il n'est jamais plus rouge de vie que quand c'est pour -ruiner les choses mortelles ou tristes. Chaque page est alors saturée -d'une énergie créatrice; d'indistinctes nouveautés s'y agitent; -il prévoit, il pressent, il appelle--et il rit.--Œuvre admirable? -non--mais préface d'œuvres admirables. Démolir, Nietzsche? Allons -donc! Il construit,--il construit, vous dis-je! il construit à bras -raccourcis. - -Je voudrais pouvoir louer plus le petit livre de Lichtenberger sur -Nietzsche. A défaut de Nietzsche même, c'est là, chère Angèle, ce que -je vous conseillerais -[Pg 170] -de lire. Je le ferais plus volontiers si certaine timidité d'esprit -n'avait fait l'auteur traiter son sujet avec presque trop de -conscience. Oui, pour bien parler de Nietzsche, il faut plus de -passion et moins d'école; plus de passion surtout, et partant moins -de crainte. Le dernier chapitre, en guise de conclusion, étudiant -Nietzsche dans son ensemble, cherche en quoi il est bon, en quoi -mauvais--etc.; il pondère, limite, sauvegarde. Nietzsche entraîne tant -d'effrayantes choses après lui! Si donc la peur domine, je préfère -entendre bannir Nietzsche en entier plutôt que d'en voir approuver -seulement les parties rassurantes. Ce sont parties d'un tout. La -modération le supprime. Et je comprends que Nietzsche fasse peur; mais -les idées qui ne heurtent rien d'abord ne sont en rien réformatrices. - -Tout cela ne suffirait pas à me faire critiquer ce petit livre, je lui -en veux un peu pour de plus particulières raisons: certaines de vos -amies, chrétiennes il est vrai, ont pu à travers lui se représenter -Nietzsche comme «quelqu'un d'excessivement triste». Et c'est vraiment -contrariant, vous l'avouerez, cherchant la joie jusque dans la folie -et la glorifiant à travers toutes les souffrances, martyr vraiment -dans le sens plein du -[Pg 171] -mot, d'arriver aux yeux de certains à représenter «Quelqu'un -d'excessivement triste»!--Mais la joie chrétienne admet malaisément -d'autre forme de joie que la sienne: ne pouvant réduire celle-là, elle -la nie. - -«Œuvre profondément triste», dit aussi M. de Wyzewa, et diront encore -long temps d'autres. Décidément il était temps que cette traduction -parût! - -Ces deux livres[2] font connaître Nietzsche autant que le pourra faire -l'œuvre entière--d'une admirable monotonie. Douze volumes; de l'un à -l'autre aucune nouveauté; le ton seul change, devient plus lyrique et -plus âpre, plus forcené. - -Dès le premier ouvrage (la Naissance de la Tragédie), l'un des plus -beaux, Nietzsche s'affirme et se montre tel qu'il sera: tous ses -futurs écrits sont là en germe. Dès lors une ferveur l'habite qui va -toucher à tout en lui, réduire en cendres ou vitrifier tout ce qui ne -supporte pas tant de chaleur. - -L'œuvre des philosophes est fatalement monotone; nulle surprise en -eux; une appliquée conséquence à soi-même; aucune contradiction qui ne -soit dès lors -[Pg 172] -une erreur.--«L'esprit fait sa maison, dit Emerson, puis la maison -enferme l'esprit.»--Système clos; la solidité des murs d'enceinte -en fait la force; on ne les perd jamais de vue ... ou sinon ce sont -des transes: on croit être sorti du système, s'être trompé.--Se -tromper!--Comment me tromperais-je? «Qui trompe-t-on ici?»--Un -philosophe ne trompe jamais que les autres... On ne trompe jamais que -les autres. - -Et Nietzsche lui-même s'emprisonne; ce passionné, ce créateur, se -débat dans son système qui se replie de toutes parts sur lui comme un -rets; il le sait et rugit de le savoir, mais n'en sort pas; c'est un -lion dans une cage d'écureuil. Quoi de plus dramatique que cela: cet -antirationnel veut prouver. Ses moyens sont autres, mais qu'importe? -Artiste, il ne crée pas; il prouve; il prouve passionnément. Il nie -la raison et raisonne. Il nie avec une ferveur de martyr.--De part en -part son œuvre n'est qu'une polémique: douze volumes de cela; on ouvre -au hasard; on lit n'importe quoi; d'une page à l'autre, c'est tout de -même; la ferveur seule se renouvelle et la maladie l'alimente; aucun -calme; il y souffle sans cesse une colère, une passion enflammée. -Etait-ce donc là que devait aboutir le protestantisme?--Je -[Pg 173] -le crois--et voilà pourquoi je l'admire;--à la plus grande libération. - -Je suis trop protestant moi-même, et pour cela j'admire trop Nietzsche -pour oser parler en mon nom propre. J'aime mieux laisser parler M. -Fouillée. En 1895, il écrivait dans la _Revue des Deux Mondes_[3]: - - «Le protestantisme, après avoir été plus réactionnaire que le - catholicisme lui-même, s'avisa d'opposer à l'immobilité catholique - l'idée du libre examen. Quand ils eurent trouvé cela, les protestants - eurent cause gagnée--et aussi perdue. Ils avaient trouvé l'arrêt de - mort de leurs adversaires; car en face d'une religion enchaînée par - elle-même et engagée dans son passé comme un terme dans une gaine, ils - dressaient une religion libre, progressive, capable de tout ce que la - libre recherche scientifique lui apporterait. Le leur: car, n'y ayant - pas de limite au libre examen, ils créaient une religion illimitée, - donc indéfinie, donc indéfinissable, qui ne saurait pas, le jour où - le libre examen lui apporterait l'athéisme, si l'athéisme fait partie - d'elle-même ou non; une religion destinée à s'évanouir dans le cercle - indéfini du philosophisme - [Pg 174] - qu'elle a ouvert. Toute la libre pensée, tout le philosophisme, toute - l'anarchie intellectuelle étaient contenus, dans le protestantisme dès - qu'il cesserait d'être un catholicisme radical.» - -Certes, cela n'apporte pas de repos, et rien n'y est plus opposé. Rien -n'est plus opposé à ces phrases (magistrales certes) de Bossuet, dans -ses lettres pastorales: - - Nous n'avons jamais condamné nos prédécesseurs et nous laissons la - foi des Eglises telle que nous l'avons trouvée... Dieu a voulu que la - vérité vînt à nous de pasteur en pasteur et de main en main sans que - jamais on n'aperçût d'innovation. C'est par là qu'on reconnaît ce qui - a toujours été cru et par conséquent ce que l'on doit toujours croire. - C'est pour ainsi dire dans ce _toujours_ que paraît la force de la - vérité et de la promesse, et on le perd tout entier dès qu'on trouve - de l'interruption en un seul endroit[4].» - -Mais Nietzsche ne cherchait pas le repos, lui qui disait encore: - - [Pg 175] - _Rien ne nous est devenu plus étranger que ce desideratum du passé, - la paix de l'âme, desideratum chrétien. Rien ne nous fait moins envie - que la Morale de ruminant et l'épais bonheur d'une bonne conscience._ - Et ailleurs: _La plus belle vie, pour le héros, est de mûrir pour la - mort, dans le combat._ - -J'espère par ces quelques citations vous éclairer un peu le débat, -vous faire comprendre pourquoi Nietzsche paraît et continuera de -paraître à certains «quelqu'un d'excessivement malheureux».--Je vous -satisferais trop maladroitement en disant que ce n'est pas le «bonheur» -qu'il recherche, car précisément c'est «ce que l'on recherche» que -l'on appelle «bonheur»;--mais il est difficile toujours de continuer à -appeler «bonheur» ce dont on ne voudrait pas pour soi-même. Tant pis! -J'en tiens pour le bonheur de Nietzsche, chère amie. - -Que de choses sur lui j'aurais donc à vous dire! Mais le temps -presse; j'écris presque au hasard, hâtivement. Excusez-moi. J'y -reviendrai.--Comment ne pas y revenir? Je suis entré dans Nietzsche -malgré moi, je l'attendais avant de le connaître--de le connaître -fût-ce de nom. Une sorte de fatalité charmante me conduisait aux lieux -qu'il avait traversés, en Suisse, -[Pg 176] -en Italie,--me faisait choisir pour y vivre un hiver précisément ce -Sils-Maria de la Haute Engadine, où j'appris ensuite qu'il avait -agonisé plus doucement. Et pas à pas ensuite, le lisant, il me semblait -qu'il excitait _mes_ pensées. - -Nous devons tous à Nietzsche une reconnaissance mûrie: sans lui, des -générations peut-être se seraient employées à insinuer timidement ce -qu'il affirme avec hardiesse, avec maîtrise, avec folie. Nous-mêmes, -plus personnellement, nous risquions de laisser s'encombrer toute -notre œuvre par d'informes mouvements de pensées--de pensées qui -maintenant sont dites. C'est _à partir de là_ qu'il faut créer, et -que l'œuvre d'art est possible.--Voilà ce qui me faisait considérer -plus haut l'œuvre entière de Nietzsche comme une préface, on pourrait -dire: Préface à toute dramaturgie future.--Nietzsche le sait, le -montre sans cesse. Il semble, anachroniquement, que toute son œuvre -soit sous-entendue en celle d'un Shakespeare, d'un Beethoven, d'un -Michel-Ange. Nietzsche est infus dans tout cela. Il est même plus -simple de dire que tout grand créateur, tout grand affirmateur de Vie -est forcément un Nietzschéen. - -«_Voyez enfin quelle naïveté il y a à dire: l'homme devrait -[Pg 177] -être tel ou tel. La réalité nous montre une richesse enivrante de -types, une multiplicité de formes, d'une exubérance et d'une profusion -inouïes»..._ - -Nietzsche, tout comme un créateur de types, est _enivré_ par la -contemplation de la ressource humaine; mais, tandis que les autres -créateurs échappent à la folie de leur génie par la continuelle -purgation qu'est pour eux la création artistique, la fiction de leurs -passions Nietzsche, prisonnier dans sa cage de philosophe, dans son -hérédité protestante, y devient fou. - -J'ai dit que nous attendions Nietzsche bien avant de le connaître: -c'est que le Nietzschéisme a commencé bien avant Nietzsche; le -Nietzschéisme est à la fois une manifestation de vie surabondante qui -s'était exprimée déjà dans l'œuvre des plus grands artistes, et une -tendance aussi qui, suivant les époques, s'est baptisée «jansénisme», -ou «protestantisme», et qu'on nommera maintenant Nietzschéisme, parce -que Nietzsche a osé formuler jusqu'au bout tout ce qui murmurait de -latent encore en elle. - -Si j'eusse eu plus de temps, je me fusse amusé à vous montrer le -Nietzschéisme d'avant Nietzsche. Par des citations habilement choisies -j'eusse pu circonvenir presque de toutes parts sa figure; mais ce serait -[Pg 178] -trop long pour aujourd'hui; puis ce qu'il eût fallu citer surtout, ce -sont des phrases des dernières œuvres de Beethoven. J'y reviendrai. -Laissez-moi seulement en passant vous montrer ce passage de -Dostoievsky. Nul plus que Dostoievsky n'a _aidé_ Nietzsche.--Je -cite, puis passe; et si vous ne comprenez pas, dites-le-moi; je vous -expliquerai cela dans la suite,--Cela se lit presque à la fin des -_Possédés_: - -Celui qui parle (Kiriloff) est à moitié fou. Il _doit_ se suicider -dans un quart d'heure. Celui qui l'écoute compte profiter du suicide; -il s'agit de faire endosser à Kiriloff un crime que lui, l'écouteur, a -commis. Kiriloff, avant de se tuer, _doit_ signer un papier où il se -déclare coupable. A l'instant précis où nous sommes, la conversation -entre eux a dévié; Kiriloff hésite, n'est plus capable de rien, pas -même d'un suicide; il risque de redevenir raisonnable; tout est perdu -pour Pierre, l'écouteur, s'il ne remet pas Kiriloff _en état_ de se -tuer. (Tant il est vrai que tout état pathologique inconscient peut -proposer à l'individu des actes neufs, que sa raison s'ingéniera -aussitôt à admettre, à soutenir, à systématiser). Il faut que toute une -philosophie, toute une morale subitement improvisée, paraisse motiver -cet acte qui, réciproquement, motive cette -[Pg 179] -philosophie. Voici ce que, poussé par Pierre, Kiriloff arrive à -dire, superuomo d'un instant,--un instant seulement, s'il vous -plaît,--simplement le temps de se tuer: - -... «Enfin tu m'as compris! s'écria Kiriloff enthousiasmé.---Tu -comprends maintenant que le salut pour l'humanité consiste à lui -prouver cette pensée[5]. Qui la prouvera?--Moi. Je ne comprends pas -comment jusqu'à présent l'athée a pu savoir qu'il n'y a pas de Dieu -et ne pas se tuer tout de suite! Sentir que Dieu n'existe pas, et ne -pas sentir du même coup qu'on est soi-même devenu Dieu, c'est une -absurdité..... Si tu sens cela, toi, tu es un tzar, et, loin de te -tuer, tu vivras au comble de ta gloire - -»Mais celui-là seul, qui est le premier, doit absolument se tuer; -sans cela, qui donc commencera et prouvera? C'est moi qui me tuerai -absolument, pour commencer, et pour prouver. Je ne suis encore Dieu que -par force, et je suis malheureux, car je suis _obligé_ d'affirmer ma -liberté. Tous sont malheureux parce que tous ont peur d'affirmer leur -liberté. Si l'homme jusqu'à -[Pg 180] -présent a été si malheureux et si pauvre, c'est parce qu'il n'osait -pas se montrer libre dans la plus haute acception du mot et qu'il -se contentait d'une insubordination d'écolier... La crainte est la -malédiction de l'homme... Mais je manifesterai mon indépendance, je -finirai et j'ouvrirai la porte. Et je sauverai. Cela seul sauvera -tous les hommes et transformera physiquement la génération suivante; -car autant que j'en puis juger, sous sa forme physique actuelle il -est impossible à l'homme de se passer de l'ancien Dieu. J'ai cherché -pendant trois ans l'attribut de ma divinité, c'est _l'indépendance_! -C'est tout ce par quoi je puis montrer au plus haut degré mon -insubordination, ma nouvelle et terrible liberté. Car elle est -terrible. Je me tuerai pour affirmer mon insubordination, ma nouvelle -et terrible liberté!» - -Kiriloff se tue, Pierre «devient tzar».--Nietzsche sombre dans la -folie, vive à présent son superuomo! - -Je sais bien que Dostoievsky met ces paroles dans la bouche d'un -fou; mais peut-être une certaine folie est-elle _nécessaire_ pour -faire dire une première fois certaines choses;--peut-être Nietzsche -l'a-t-il senti. L'important, c'est que ces choses-là soient dites; car -maintenant il n'est plus besoin d'être fou pour les penser. - -[Pg 181] -Mais lorsque des raisonnables viennent dire: c'est un malade; des -orthodoxes: sa folie finale condamne son système--je proteste et dis -que ce sont les mêmes qui criaient au Christ sur la croix: «Si tu es -le Christ, sauve-toi toi-même.» Il y a là une grave incompréhension. -Je ne veux plus savoir ici ce qui est cause et ce qui est effet; et je -préfère dire que Nietzsche _s'est fait fou_. Et pour écrire de telles -pages, peut-être fallait-il consentir d'être malade[6]: c'est une forme -de dévouement. Les livres de Lombroso ne gênent que les sots.--La -raison de Nietzsche au début de la vie s'y propose une tragique partie -dont sa raison même est l'enjeu. Il joue contre lui-même, perd la -raison,--mais gagne la partie; il a gagné, _puisqu'il_ est fou. - -Nietzsche a voulu savoir, et jusqu'à la folie; sa clairvoyance fut de -plus en plus aiguë, cruelle, délibérée. A mesure qu'il voyait plus -clair, il prônait davantage l'inconscience. Nietzsche voulait la joie -à tout prix. De toute la force de sa raison il se poussait à la folie, -comme vers un refuge. Que son génie surmené -[Pg 182] -s'y repose!--L'an passé, j'ai lu, dans _les Débats_ je crois, un court -article où l'on parlait de Nietzsche. On le montrait près de sa sœur, -distrait, insouciant, point triste.--«Il cause avec moi, disait sa -sœur, et s'intéresse à tout autour de lui, tout comme s'il n'était -pas fou--seulement il ne sait plus qu'il est Nietzsche. Parfois, le -regardant, je ne peux retenir mes larmes; il dit alors: _Pourquoi -pleures-tu? Est-ce que nous ne sommes pas heureux?_» - -Au revoir, chère amie!--Dieu vous mesure le bonheur! - -_Paris, 10 décembre 1893._ - - -[1] Wyzewa.--_Revue bleue_ du 7 novembre 1891. Wyzewa.--_Ecrivains -Etrangers_ (Perrin), février 1896. - -[2] _Par delà le bien et le mal; Ainsi parlait Zarathustra_ (Mercure de -France). - -[3] _Etude sur Auguste Comte_, 1er août 1895. - -[4] Lettre pastorale aux nouveaux catholiques de son diocèse, II. - -[5] «Si Dieu existe, tout dépend de lui, et je ne peux rien en dehors -de sa volonté. S'il n'existe pas, tout dépend de moi, et je suis tenu -d'affirmer mon indépendance.»] - -[6] Guéri! je ne veux pas l'être! Mon esprit est puissant! Je serais -alors abject comme les autres.» - -(Faust, _Apostrophe à Chiron_.) - -[Pg 183] - - - QUELQUES LIVRES - - -[Pg 184] -Ces articles ont paru dans la _Revue Blanche_, au cours de l'an 1901. - -[Pg 185] - - - VILLIERS DE L'ISLE-ADAM - - =Histoires souveraines= - - -Pour la plus grande joie d'un petit nombre, M. Deman en libraire -amateur riche de loisirs et en artiste de haut goût, parachève -parfois une impression nouvelle qu'orne précieusement un Redon, un -Van Rysselberghe, un Renoir. Les livres qu'il nous offre alors avec -lenteur sont beaux, comme furent presque tous ceux de Verhaeren, ou -la récente réédition des poésies de Stéphane Mallarmé; mais jamais la -réussite de M. Deman ne fut plus heureuse que pour cette anthologie de -Villiers.--Sur le papier de moire vert foncé qui la couvre, au-dessus -d'un grand ornement noir, on lit, en caractères d'or: _Histoires -Souveraines_. Ce sont là, prédit l'éditeur, «les vingt meilleurs -contes» de l'inimitable conteur. - -[Pg 186] -Je n'ai pu apprendre précisément comment se décida le choix de ces -contes; on parle d'une enquête: ceux des littérateurs qui furent jugés -dignes de s'y connaître auraient envoyé des listes selon leur goût; -ce choix représenterait donc à peu près celui du meilleur public;--on -parle aussi de Mallarmé tout seul... Quoi qu'il en soit, le choix est -bon. Je regrette, il est vrai, pour ma part, l'absence du délicieux -_Sentimentalisme_, de _Sombre récit, conteur plus sombre_, la présence -de _la Voix du Passé_, du _Meilleur Amour_, de _Impatience de la -Foule_--mais j'indique un goût personnel; je préfère le taire ici, -prendre ce livre tel que si ce choix était celui du temps lui-même et -que ce fussent là les _opera quæ supersunt_ de tout Villiers. Aussi -bien, ces vingt contes suffisent-ils pour le connaître; il est là très -entier, tour à tour mystique et passionné, grandiloquent, courtois, -lyrique, oriental, ironique surtout, «cruel», avec toutes les nuances -de la haine, du dédain,--un et divers, satisfaisant enfin et ne nous -déconcertant plus. - -Le recul s'est fait vite, ces dernières années; les influences -violentes se succèdent fièvreusement, nous créant _ad hoc_ une espèce -de petit passé provisoire, comme pour donner plus d'élan et plus -d'apparente -[Pg 187] -jeunesse à la nouvelle croyance de l'instant; Villiers qui, tant que -vivait Mallarmé, pouvait inquiéter encore, semble à présent déjà -si loin de nous que je crois en pouvoir parler sans injustice et, -comme l'on dit alors: historiquement. Et peu m'importe alors qu'il -n'apparaisse plus, peut-être, comme une étoile de première grandeur: il -a tiré vers lui d'étroites marées d'enthousiasme; il eut ses fervents, -ses disciples, tout ce qu'il faut pour qu'on le considère comme un -maître; intéressant peut-être d'autant plus qu'il n'y eut pas chez lui -grande invention personnelle, qu'il est lui-même un résultat, mais -qu'en lui convergent en faisceau, s'unissent des influences assez -diverses (faux hégélianisme, wagnérisme, morale hindoue, etc.) et que -des idées flottantes, et pour cela gênantes, se sont trouvées par lui -_artificiées_, poussées à bout et portées à leur point de perfection -littéraire, sinon de maturité réelle. - -Oui vraiment: perfection littéraire. Je sais, dans notre langue, peu -de choses aussi belles que le début d'_Amour Suprême_,--et pourquoi ne -pas dire: que le conte tout entier?--Quel juste et délicat mélange de -frivolité, de politesse et d'esprit dans le _Tsar et les grands-ducs_! -la proportion de chaque élément est parfaite--et -[Pg 188] -dans d'autres contes quelle sûreté de _diction_!--Parfois une -insistance inutile et charmante; car les plus belles phrases de -Villiers sont d'ordinaire des phrases de pure _insistance_, savamment -préparées, annoncées, et dont la surprise n'est plus que presque -exclusivement verbale. Souvent deux ou trois pages s'y emploient, -nuançant, graduant l'émotion d'une même idée; la dernière phrase vient, -sans heurt, comme la résolution d'une suite d'accords. L'art littéraire -ne peut être poussé plus loin.--Nulle violence, nulle perturbation de -l'instinct, nulle indiscrétion de la chair; le sang qui rougit aisément -la pâleur de ses très chastes héroïnes coule paisiblement; chaque -passion assagie n'est peinte, chaque mot, chaque cri n'est amené qu'en -vue de l'effet artistique. Le mot _factice_ ici devient éloge, mais -c'est lui qu'il faut qu'on emploie. - -Car la phrase ne paraît pas chez lui profondément nécessitée; née -plutôt d'un besoin de parure et de luxe où s'affirme à la fois tout son -amour et tout son mépris de l'_aspect_, elle ne s'identifie jamais avec -l'idée, mais reste comme sa projection sensible, et semble parfois, -postiche, n'être que son prestigieux et chatoyant faire-valoir; -factice--autant, pas plus -[Pg 189] -que ne l'était pour lui toute apparence, tout le rideau diapré de notre -monde phénoménal. «_Sic indutus et ornatus_», citera-t-il.--Parfois, -souvent, le mot limite l'évocation de l'objet qu'il désigne, à sa seule -signification décorative. Non seulement il n'y croit pas, à l'objet, -mais encore veut nous faire sentir qu'il n'y croit pas. Le réel, pour -nous, dira-t-il, est seulement ce qui touche soit nos sens, soit notre -esprit. «Les objets se transfigurent selon le magnétisme des personnes -qui les approchent, toutes choses n'ayant d'autre signification, -pour chacun, que celle que chacun _peut_ leur prêter.--Pour nous ces -candélabres _étaient_, nécessairement, d'un or vierge, etc...» Et -encore: «Nul ne peut posséder d'une chose que ce qu'il en éprouve.» Et -plus subtilement: «Le seul contrôle que nous ayons de la _réalité_, -c'est l'_idée_.» Voilà, plus ou moins déguisé, le sujet même de la -plupart de ces contes, et d'_Axel_, de l'_Eve future_, et de _Tribulat -Bonhomet_. - -Est-ce son subjectivisme quasi religieux qui impose à Villiers sa -méconnaissance, quasi religieuse aussi, de la vie? ou au contraire -cette méconnaissance précède-t-elle, lui dicte-t-elle le subjectivisme, -comme pour se justifier? Je ne sais.--La même question -[Pg 190] -peut d'ailleurs se poser, et vainement, pour tous les «écrivains -catholiques». Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, Hello, Bloy, Huysmans, -c'est là leur trait commun: méconnaissance de la vie, et même haine de -la vie,--mépris, honte, peur, dédain, il y a toutes les nuances,--une -sorte de religieuse rancune contre la vie. L'ironie de Villiers s'y -ramène. - -Villiers parle de «ceux qui portent, dans l'âme, un exil»; «tant que -traîna le simulacre de sa vie», dit Mallarmé, parlant précisément de -Villiers;--car la vie devient alors aisément une sorte de parade, -ironique et déclamatoire, parfois cabotine; et le rôle de l'artiste -est, n'y croyant pas, de jeter sur son néant un prestige,--ou mieux, -d'opposer à ce néant, avoué, une autre vie, un autre monde, monde créé -par lui, _factice_, qu'il prétendra révélateur de l'_idée_ pure que -bientôt il appellera le vrai monde--l'œuvre d'art[1]. - -Dans un de ses plus beaux contes, dans _Vera_ (quelle intention -déjà dans ce titre!), Villiers nous dit l'histoire d'un jeune homme -surhumainement amoureux de sa femme. Celle-ci meurt. Il n'admet pas que -la -[Pg 191] -mort la lui enlève; il rejette par-dessus la grille du caveau la clef -du caveau où repose Vera. Rentré dans la demeure en deuil, il s'occupe -de son amour; il commence à jouer pour lui-même une amoureuse et -persuadante comédie, feint un dialogue, suppose sans cesse la présence -de la morte; bientôt rien ne manquera plus, qu'elle-même; il parvient, -à force d'amour, à imaginer--bien plus: à forcer, à nécessiter sa -présence. «Le comte avait creusé dans l'air la forme de son amour, et -il fallait bien que ce vide fut comblé par le seul être qui lui était -homogène, autrement l'Univers aurait croulé.» «_Et comme il ne manquait -plus que Vera elle-même_, tangible, extérieure, il fallut bien qu'elle -s'y trouvât.» - -Magnificence de l'artiste! L'art suprême supplante l'inexistante -réalité. L'imaginaire Vera devient plus vraie que la vraie Vera -morte.--Ce conte, le premier des _Histoires Souveraines_, est -l'histoire même de l'artiste Villiers.--S'il est vrai que Vera soit -morte et que ce monde est imposteur: vive Villiers!--Mais on peut -estimer que le monde extérieur existe et que Vera ne meurt que parce -que c'est Villiers qui la tue: son art n'apparaît plus alors qu'une -admirable et éblouissante imposture. - - -[1] «L'auteur a dû modifier un peu le personnage même du Duc de -Portland--puisqu'il écrit cette histoire _telle qu'elle aurait dû se -passer_», dit Villiers en note du _Duke of Portland_. - -[Pg 192] - - - MAURICE LÉON - - =Le livre du Petit Gendelettre= - - -Inconnu d'hier, le très jeune Maurice Léon arrivera-t-il à la célébrité -par ce livre?--Il a pris, sinon la meilleure, du moins la route la plus -courte; il s'est tué. - -Autant dire qu'il est mort de ce livre; car nulle cause extérieure à -son suicide, nulle maladie, nulle intrigue, nulle complicité d'amour: -il reste responsable seul, avec ceux qui l'ont fait ainsi, et c'est -dans sa seule pensée, qu'ici minutieusement il expose, qu'il sied -de découvrir la cause de sa mort lente et compliquée, qu'un coup de -pistolet achève. Triste autopsie! qui peut-être n'intéressera que les -spécialistes, psychologues et psychothérapeutes, mais qui intéressera -ceux-là passionnément. A chaque page de ce livre on réfléchit, on -pense: qu'y a-t-il donc de mortel là-dedans?--Et -[Pg 193] -cela seul suffit à dramatiser tout le livre. - -Une robuste préface de Paul Adam nous avertit (nul, je pense, ne -pouvait être plus désigné pour antidoter un tel livre) et par des -phrases habilement choisies au cours du livre, nous prépare; puis -commencent sans ordre apparent, et continuent sans gradation sensible, -ces 300 pages où Maurice Léon ne parlera strictement que de lui: «Me -commenter, m'expliquer moi-même, me critiquer si profondément que l'on -n'ait _plus rien à dire_ de moi» ... et si, les 300 pages écrites, le -«petit Gendelettre» s'est tu, c'est qu'il n'aura trouvé sur lui _plus -rien à dire._ - -De ces pages, excellentes souvent, il est peu dont je n'eusse voulu -souligner quelques lignes; il en est d'assez remarquables pour mériter -de n'ennuyer que les esprits superficiels et que les sots: il en -est qui se juxtaposent, se répètent et font, semble-t-il, double -emploi; mais cette obsédante rétrospection est précisément un des -plus étonnants caractères du livre; il en est dont la forme sèche, -non abstraite pourtant, sans hypocrite attrait, étonne lorsqu'on les -songe écrites avant vingt ans, et leur aiguë pénétration inquiète; -l'intelligence de Léon fut un instrument délicat, un instrument de -précision. - -[Pg 194] -«Mon autobiographie, dira-t-il, je la veux froide, méticuleuse; elle -sera douloureuse au fond, douloureuse par l'effort--jamais sûre de -son résultat, doutant de sa sincérité même--vers la vérité nue.»--Une -biographie cela!--Pas un fait, pas une émotion--j'allais dire: pas -une pensée, tant l'étude ou la critique de la pensée tient lieu de la -pensée nouvelle. C'est là l'effort d'Orphée pour apercevoir Eurydice, -et son étonnement déçu de n'en saisir jamais que le cadavre. «La pensée -que j'étudie ne vit pas dans la même atmosphère que ma pensée»; autant -dire: ma pensée, dès que je l'étudie, est morte. - -Qu'Orphée n'avançait-il simplement et sans regarder en arrière? -Eurydice suivait si bien!--Que Léon n'écrivait-il simplement, sans -souci de se voir écrire?--Ecrire!--mais écrire quoi? Maurice Léon -n'avait _rien à dire_. Son active pensée fonctionne à vide. Il eut -tôt fait de le comprendre, et dès lors c'est ceci même que de page -en page il dira. Il s'observera, tentera d'observer sa pensée, son -fonctionnement délicat, pour raconter après, non point la première -pensée (encore une fois il n'en a pas), mais l'observation de cette -pensée et tout son travail désœuvré. «Je veux faire le livre où l'on se -fige, où l'on se momifie pour ne pas -[Pg 195] -mourir tout... Je ne pourrai pas être sincère; ce n'est pas moi que je -momifierai pour l'éternité.» - -Et dès lors ce souci concomitant l'habite: _être sincère_. Il importe -de constater que ce souci n'habite et ne peut habiter que ceux -précisément qui n'ont _rien à dire_; comprenne qui voudra pourquoi... -Ces quelques phrases de Léon éclairent un peu ce que j'avance: «Je -ne sais si je mens ou si je dis vrai; j'écris, voilà tout...» voici -comment parle l'artiste qui a quelque chose à dire--mais Léon ajoute: -«Suis-je sincère? Eh oui! je suis sincère _comme lorsque j'ai peur de -la mort: peur verbale_, qui ne peut pas se traduire par le plus léger -battement de cœur.»--Peur verbale, émotions verbales ... tout ce que -je dirais ici ne pourrait qu'affaiblir _ses paroles_; aussi bien cette -jeune voix qui s'est tue, je voudrais qu'elle parlât encore: «Le mot, -dit Maurice Léon, ne dérive jamais chez moi de mon émotion, de ma -vision; il paraît par une _spontanéité acquise_ en venir parfois; en -réalité, c'est la nécessité d'écrire, l'habitude qui l'appellent... -Pour l'âme artiste, le mot ne fait que rendre imparfaitement -l'impression ressentie; pour moi il la crée presque; je dis plus que je -n'éprouve.»--Et ailleurs: «Réfléchissez sur votre bonheur, sur votre -jeunesse, et vous -[Pg 196] -n'en jouirez plus qu'en paroles.»--Enfin je veux encore citer cette -si clairvoyante phrase, qui désormais prend un accent d'adieu: «Un -caractère n'existe pas; il n'y a que des sensations et des réactions; -les plus fréquentes ne sont même pas les plus essentielles.--Que -reste-t-il? Les balbutiements de l'auteur, et la bonne volonté du -lecteur.» - -Comprendre tout, ne rien sentir... De nouveau la question se pose: -qu'y a-t-il de mortel là-dedans?--Oh! rien, peut-être--car enfin, des -générations l'ont prouvé: on peut bien vivre ainsi sans en mourir, -sans en trop souffrir même, surtout sans s'en douter. La conscience -d'un mal, plus que le mal lui-même, fait le suicide, et l'on prend -sans vertu son parti des souffrances très partagées. Mais le monde en -tournant change un peu; une souffrance, commune hier, devient plus rare -et solitaire, s'exagère par comparaison. Pour beaucoup l'intelligence -a suffi; si Léon est mort, c'est donc qu'_elle commence à ne plus -suffire_. Le suicide de Léon est important; il y a peu de temps encore -on ne se serait pas tué pour cela... Hélas! Léon n'avait pas moins à -dire que plusieurs autres d'aujourd'hui _et_ qui vivent.--Léon fut plus -consciencieux. - -[Pg 197] - - - CAMILLE MAUCLAIR - - =L'Ennemie des Rêves= - - -Certes M. Mauclair est bien de la famille intelligente des Léon; mais -une sorte de ferveur l'anime. Sa pensée, pour n'être pas toujours -très autochtone, est véhémente: tout ce qu'il prend s'émeut en lui et -se réchauffe; il fusionne passionnément. Bellement soucieux de tout -ce qu'il découvre, il consent de s'instruire encore et se complète -incessamment; mais son cerveau modeleur achève vite; Mauclair ne se -critique pas, mais passe; à la fois penseur et lyrique il semble -procéder par bonds. - -Parfois quelque excellent article de revue nous fait douter dans quels -parages ne poussera-t-il point sa pensée;--réunis prochainement, je -l'espère, en volume ces essais paraîtront peut-être la partie la -[Pg 198] -meilleure de l'œuvre de M. Mauclair, et me seront occasion de louer son -esprit généralisateur. - -J'avoue que M. Mauclair me plaît moins lorsqu'il généralise ses -propres sentiments, comme il fait dans la préface de l'_Ennemie des -Rêves_.--Ses sentiments, il les prête à une génération tout entière. -Par horreur de l'égoïsme, croit-il, il ne dit jamais Je, mais Nous. -L'expérience, peut-être maladroite, qu'il fit de la vie, il aime à la -croire celle de tous; c'est comme telle qu'il la condamne. D'autres -peut-être se seront pu reconnaître dans le portrait qu'il fait de -«Nous»; moi pas; et qui j'y reconnais surtout, c'est M. Mauclair. - -Habile aux avatars, il condamne ce qu'il était au nom de ce qu'il -est aujourd'hui; sa nature généreuse et crédule l'y pousse. Depuis -la première _Eleusis_, quel chemin parcouru! Ses regards sur son moi -d'hier sont hostiles; mais ses erreurs d'hier, il les généralise et -s'en échappe; il les met au présent d'autrui. Il écrit: «Il _leur_ -faudrait apprendre d'abord à ne plus tant s'analyser eux-mêmes...» -etc.; ou bien: «Le vice essentiel de l'éducation actuelle est d'avoir -trop habitué les jeunes hommes à s'occuper constamment d'eux-mêmes, de -ce qu'ils sentent.» Ne -[Pg 199] -pouvant reconnaître moi ni les miens dans ce portrait, je préférerais -lire: «Le vice essentiel de mon éducation était de m'avoir trop habitué -à m'occuper constamment de moi-même.»--M. Mauclair continue: «Ils -ne sortent de cette étude que pour rêver à ce qu'ils devraient ou -pourraient éprouver encore...» Je préférerais lire: «Je ne suis sorti -d'_Eleusis_, causerie sur la cité intérieure, que pour écrire _Couronne -de Clarté_.» - -Au demeurant, peut-être l'extraordinaire malléabilité de M. Camille -Mauclair, en nuisant à l'affirmation de sa propre personnalité -indécise, lui a-t-elle permis mieux de comprendre, d'adopter et de -représenter une génération anonyme. Ce que je lui reproche donc, ce -n'est pas de changer, non certes: c'est, prenant chaque changement -pour un état définitif, de renier son état de la veille, sans songer -que le présent sort du passé, et qu'il dut, à ce qu'il était, d'être -ce qu'il est aujourd'hui. Il peut paraître beau de voir un fervent -converti renier et brûler l'idole de la veille, mais M. Mauclair est -trop intelligent pour avoir fini de changer; il demeure catéchumène, et -si cette ferveur crédule lui fait prendre pour vérité chaque idée qu'il -traverse, chaque route qu'il suit pour chemin de Damas, son demain -risque -[Pg 200] -fort de renier son aujourd'hui,--comme son aujourd'hui, son hier. - -Aujourd'hui, vive le féminisme! L'«Ennemie des rêves», c'est la -femme; et M. Mauclair louera Marthe d'avoir délivré Maxime Hersent de -ses rêves; aussi bien les rêves du pauvre garçon tournaient-ils au -cauchemar. Mais comme il n'a guère rien en lui que ses «rêves», il y -tient.--Maxime Hersent préférera-t-il ses rêves à sa femme, sa femme à -ses rêves? incertitude, drame et option, c'est ce que le livre raconte. -La femme en veut aux rêves; les rêves en veulent à la femme. Maxime -Hersent, qui craint d'être dépossédé, commence par haïr la femme. -«Marthe l'irritait par une constante pesée de son regard amoureux. Il -s'en devinait suivi et s'en croyait harcelé... Il était appris par -cœur.» Plus loin, cette excellente remarque: «Et comme il ne savait au -juste ce qu'il désirait, ne se donnant ni raison ni tort, il piétinait -entre deux regrets. _En réalité il était heureux._» - -La figure de Marthe est assez belle et délicatement tracée: «Elle -n'avait pas eu de printemps et ne s'en était pas aperçue.»--Mais -pourquoi, dès qu'elle parle, dit-elle: «Que faites-vous donc tous? -Qu'est-il, votre art? Un fétichisme de subtilité, un nœud -[Pg 201] -gordien fait de toutes les contorsions nerveuses d'une époque -hystérisée.»--Pourquoi dit-il: «J'obéis à la tradition éternelle -des artistes, qui est de craindre la femme... Oh! oui, vous êtes -dangereuses, ... mais malgré tout nous avons notre domaine, nous -fermons la porte derrière nous, nous sommes seuls, quand il nous -plaît, face à face, avec notre torture et notre ivresse, humant dans -la solitude le poison divin, la plante d'oubli pour la chair vilement -vautrée dans le désir de l'éternelle Circé, etc.»--Cela n'est pas -naturel. - -Les rêves de ce pauvre Hersent paraissent, à travers ces déclamations, -si médiocres, qu'on lui pardonne mal d'y tenir. L'ennui c'est qu'aussi -l'on pardonne mal à la femme de tenir à Maxime Hersent... Et pourtant -le problème existe et si M. Mauclair eût accepté de n'y donner qu'une -solution particulière, il nous aurait plus vivement intéressés. Les -problèmes psychologiques ne comportent peut-être pas de solutions -générales, et la préoccupation de leur en donner une, nuit à la -peinture des caractères.--Si l'homme est supérieur, la femme aura tort; -si l'homme est médiocre, elle aura raison (le plus simple alors serait -de le plaquer). Si tous les deux sont «supérieurs», ils auront -[Pg 202] -tous les deux raison; avec beaucoup d'amour c'est le paradis; avec -un peu moins d'amour c'est l'enfer; question de dosage. S'ils sont -médiocres tous les deux,--alors ce sont des discussions infinies, c'est -le roman de M. Mauclair.--Ne pas craindre de peindre un héros médiocre, -et le peindre sans ironie; preuve d'un grand courage littéraire. - -[Pg 203] - - - HENRI DE RÉGNIER - - =La Double Maîtresse= - - -M. Henri de Régnier est aujourd'hui l'un des seuls qui _écrivent_; il -a l'amour et le souci de notre langue; français très exclusivement, -il le prouve jusqu'en ses défauts mêmes, si bien que, même de -ceux-là, on peut trouver à le louer. Et, certes, le dernier livre -de M. de Régnier ne m'empêchera pas de dire le grand cas que je -fais de son incontestable talent, l'admiration même que parfois je -lui porte,--mais, ayant à parler pour la première fois ici de M. de -Régnier, je regrette que ce soit au sujet de _la Double Maîtresse_. - -Non point que _la Double Maîtresse_ ne soit, en son genre et somme -toute, réussi,--et peut-être ce livre montre-t-il d'aussi nombreuses -qualités que nous pouvions croire et attendre,--mais ces qualités -extrinsèques -[Pg 204] -ne semblent cultivées et poussées qu'en vue d'un effet plus connu; nous -regrettons alors des défauts plus charmants; nous cherchons tristement -en vain ce que tant nous aimions dans _Hertulie_ et les délicates -merveilles du _Trèfle blanc_, ce souci, cette grâce morose, cette tenue -un peu guindée mais digne et donnant plus d'attrait encore au lieu des -sensations ingénues. - -Mais il importe de situer le livre dans l'œuvre, de comprendre la -personnalité de M. de Régnier tout entière et d'admettre que l'auteur -de _Tel qu'en songe_ soit aussi l'auteur de _la Double Maîtresse_. -Aussi bien saurais-je montrer que M. de Régnier seul pouvait l'écrire, -et que ce livre était en lui tout préparé.--«Je ne sais trop, pour dire -vrai, confesse-t-il dans sa préface, d'où j'ai été conduit à écrire -ce singulier roman, ni par où il m'est venu à l'esprit. Ce qui est -certain, c'est qu'il y trouva presque à mon insu de quoi m'imposer -son autorité et me contraindre à faire droit à ses exigences.»--On -peut donc aimer ou n'aimer point ce livre, le critiquer ou le louer, -l'admirer ou le déplorer au contraire, mais pour s'en étonner, il faut -avoir mal compris tous les autres. Voilà pourquoi, bien qu'ayant lu _la -Double Maîtresse_ avec plus de -[Pg 205] -curiosité que d'intérêt,--d'abord parce que les anecdotes piquantes -dont la suite immotivée fait le livre sont plus curieuses -qu'intéressantes, puis surtout parce que j'estime qu'il était plus -curieux qu'intéressant que M. de Régnier l'écrivit--je n'en fus pas -autrement étonné. - -Qui connaissait M. de Régnier n'ignorait pas qu'il réservait en lui, -avec particulière intelligence, un don, sinon de psychologue, au sens -plutôt russe du mot, du moins d'observateur à la manière française, -et qu'il collectionnait misanthropiquement, comme La Bruyère ses -_Caractères_, tout ce que la mouvante nature humaine pouvait lui -présenter de bizarre, de fantasque, de maniaque ou de disconvenu. -L'effet lui importait, plus que la cause; chercher d'y remonter, -n'était-ce pas risquer de réduire une diversité qui par elle-même -amusait; plus peintre que musicien, son esprit se refusait toute -synthèse; par raison d'art sa connaissance restait extérieure et -pour cela très variée.--C'est ce don qui dans _la Double Maîtresse_ -s'exagère avec minutie, mais c'est à lui déjà que nous dûmes ce -chef-d'œuvre qu'est l'historiette des _Petits Messieurs de Nèvres_ et -certaines pages de _Monsieur d'Amercœur_, la moins bonne des œuvres de -M. de Régnier, mais une des -[Pg 206] -plus significatives. La grâce d'une mythologie de quinconces et la -poudre du siècle dernier s'y mêlaient; les petits dieux et les déesses -luttaient encore, marbre ou chair, et cette lutte, qu'ils livraient -bien un peu je pense en l'esprit même de l'auteur, faisait presque le -sujet du livre; et parfois le contact était exquis, du marbre ou de la -chair faunesque avec une costumerie, qui pourrait bien être historique, -mais qui paraît seulement surannée. Ici les culottes courtes et les -tabatières à vignette ont complètement chassé ce qui restait encore de -divin; une licence polissonne remplace cette sorte de demi-chasteté qui -peut-être devait sa décence à ce qu'elle gardait d'irréel. - -Le libertinage obstiné des romans du XVIIIe siècle avait pour excuse, -pour prétexte ou pour raison d'être les mœurs du temps qu'ils -représentent (si tant est qu'il n'ait pas contribué à les faire); je ne -vois pas ce qu'il «représente» ici. Ce livre est un amusement d'auteur -admirablement doué pour décrire. Le récit est trop objectif, trop -parfait pour qu'on soupçonne un seul instant une satire; le charme, ou -le brillant du moins, en est si vif qu'il ferait presque naître des -regrets pour ces mœurs un peu disparues--regrets fâcheux je pense, car -il y eut à cette époque et dans tous ces petits -[Pg 207] -romans pour la peindre, et dans ce livre enfin, habile à la -ressusciter, plus de goût que d'intelligence, plus d'esprit que -d'émotion, plus de débauche que de sensualité profonde, de gourmandise -que d'appétit réel.--Cette époque, de grands et graves esprits la -sauvèrent. Que resterait-il d'elle, sans eux? On les accuse d'avoir -fait la Révolution; mais c'était empêcher une dissolution. Dans ce -roman galant, rien ne l'empêche; que dis-je? tout y porte et tout la -favorise; le cynique Lamparelli, cardinal romain, l'épicurien Hubertet, -abbé de France, vilainement ou délicatement y travaillent; elle emplit -le livre, l'émeut, en fait le principal délice, elle y est peinte avec -beaucoup d'attrait. - -Que Nicolas de Galandot, à Pont-aux-Belles d'abord, avec sa cousine -Julie, puis à Rome, avec la belle et très facile Olympia, se soit -appris piteusement qu'il était peu fait pour l'amour, c'est ce qui -donne son titre au livre, comme l'explique vers la fin cette phrase: -«Qui eût pensé que le pauvre gentilhomme servait, en une _double -maîtresse_, le fantôme d'un amour unique et deux fois vain?»--Mais -l'histoire de Galandot ne tient que la moitié du volume; celle de M. de -Portebize s'y mêle de la façon la plus inattendue,--ou -[Pg 208] -plutôt ne s'y mêle pas, mais la coupe; et les deux histoires, qui se -passent à quelque cinquante ans de distance, alternent; les chapitres -II et IV sont consacrés à Nicolas de Galandot; les chapitres I, III -et V à François de Portebize, son neveu et son héritier. Le neveu n'a -pas connu l'oncle, et c'est pourquoi l'on nous raconte son histoire; -mais comme il n'apprend l'existence de son oncle qu'en apprenant aussi -sa mort, aucun rapprochement n'est possible; les deux histoires ne -se rejoignent pas. Un seul des personnages passe de l'une à l'autre; -c'est l'abbé Hubertet qui, vers 1730, s'occupait de l'éducation du -petit Nicolas, tout en mangeant les savoureuses poires de madame de -Galandot; François de Portebize plus tard le retrouve à Paris, où il -élève, pour les ballets de l'Opéra et pour les plaisirs de François, -la jeune et charmante Fanchon. Et sinon, d'une histoire à l'autre, à -peine un rappel, un écho, comme une très lointaine résonnance; et gêne -et plaisir à la fois naissent de cette juxtaposition si spécieusement -délicate.--J'oubliais l'urne de bronze vert que Galandot d'abord envoie -de Rome à son vieux maître; Hubertet mort, Portebize l'hérite; dans -sa fraîche Folie de Feuilly, les colombes de Fanchon s'y posent; «On -entendait sur le métal le grincement -[Pg 209] -des pattes écailleuses ou le frottement du bec de corne. Puis l'oiseau -s'envolait, et le vase seul restait debout.» - - -Je ne raconte point ce livre; ce serait tâche trop ardue. Les petits -événements qui s'y suivent sont presque d'égale importance; le récit -en est si bien fait qu'on n'en pourrait rien supprimer. L'amusement -que j'y pris fut vif, mais successif; chaque perle de ce collier me -plut parce qu'elle fut charmante déformé ou brillante, mais je n'en -pus saisir fortement le lien; c'était plutôt de l'une à l'autre la -fine attache d'une convenance esthétique, qu'une intime nécessitation; -de sorte que, le livre lu, je n'en aurais pu rien retenir qu'un -miroitement de parure, si chaque figure d'acteur et chaque événement -du récit n'était décrit de manière si vive, qu'il imposât sa vision -précise à l'esprit. C'est le pauvre M. de Galandot, qui promène au -soleil de Rome son impuissance résignée; c'est Julie de Mausseuil que -corrompt le vieux Portebize; c'est le ménage du Fresnay, c'est ... -le roman ne se raconte pas, il s'énumère... C'est le vieux Galandot, -le père, qu'on ne fait qu'entrevoir mais dont il nous est dit qu'«il -n'avait guère de goût que pour le jeu, -[Pg 210] -moins ceux de cartes que tels autres, non les échecs par exemple -dont la difficulté le fatiguait vite, mais les jonchets qui le -divertissaient infiniment. De sa belle main sortant des dentelles de -la manchette, il débrouillait l'enchevêtrement capricieux des petites -figures taillées dans l'os ou l'ivoire et mettait à cette tactique une -patience et une dextérité remarquables.» Et si je cite cette phrase -charmante c'est que l'intrigue même du livre aux délicates figures -m'apparaît, patiemment et dextrement débrouillée, comme le jeu de -jonchets de l'auteur. - -Voilà donc ce singulier livre, à la fois déplorable et plaisant. Que si -celui qui vient de lire ces lignes hésite et doute si je l'aime ou non, -c'est bien que je doute moi-même.--Sur un de ses tout premiers livres, -M. de Régnier a mis en épigraphe cette parole des Goncourt: «On n'écrit -pas les livres qu'on veut.» Quand je me souviens bien de ce mot, j'ose -aimer _la Double Maîtresse_[1]. - - -[1] V. p. 244. - -[Pg 211] - - - Dr J. C. MARDRUS - - =Le Livre des Mille Nuits et une Nuit=, tome IV, traduction littérale - et complète du texte arabe. - - -On peut aimer ou ne comprendre point la Bible, aimer ou ne comprendre -point _les Mille Nuits et une Nuit_, mais, s'il vous plaît, je -partagerai la foule des pensants en deux classes, à cause de deux -formes inconciliables d'esprit: ceux qui devant ces deux livres -s'émeuvent; ceux devant qui ces livres restent et resteront fermés. -Faut-il les plaindre? non; sans doute qu'ils ont d'autres joies. Mais -avec eux je ne saurais bien m'entendre; ce qui les intéresse surtout, -ne m'intéresse pas beaucoup, et, réciproquement, quand ils m'écoutent -c'est qu'ils se trompent; je commence un malentendu. - -Par la grâce de quelles conjonctures heureuses, le -[Pg 212] -Dr Mardrus, à la fois oriental et roumi, arabisant d'enfance et sûr -lettré français, se trouve-t-il, avec les droits d'unique héritier -légitime, naître pour nous montrer cette littérature admirable; moi -naître juste à temps pour l'écouter et pour le lire ... c'est ce dont -je ne me lasserai point de nous féliciter tous deux. - -Dans les _Mille Nuits et une Nuit_, comme dans la Bible, un monde, -un peuple entier s'expose et se révèle; le récit n'a plus rien de -personnellement littéraire, et seules les parties lyriques sont pour -nous dire qu'un homme était là, qui chantait. Le récit est de la -voix même du peuple; c'est _son_ livre, et c'est tous ses livres, sa -littérature, sa Somme; il n'a produit rien d'autre que cela.--Que -m'importe dès lors que le conte ici parfois traîne, qu'une souplesse -manque à ce contour, que parfois tel sanglot soit trop bref; que tel -rire paraisse un peu rauque; il ne s'agit plus de la Grèce et de sa -souriante eurythmie, de Rome et de sévérité latine; c'est une autre -race qui parle; il faut la prendre telle, ou ne pas l'écouter du -tout; on lit ce livre comme on voyage; partons-nous, que ce soit sans -bagages; il faut n'emporter rien, oublier tout; ici comme à Baghdad -l'habit européen fait tache; si -[Pg 213] -l'on ne peut d'abord s'y vêtir à l'arabe, alors il faut y entrer nu. - -J'eus la chance d'entrer nu dans ce livre: je veux dire que c'est, je -crois, avec la Bible, le premier livre que j'ai lu. Contes charmants! -Je racontais ailleurs l'enchantement de ma première enfance... Pourtant -qu'en connaissais-je! que ce qu'une première traduction, apprêtée à -l'excès, réformée, voulait bien m'en laisser connaître. Heureusement! -car cette traduction de Galland devait laisser à celle de Mardrus sa -fleur, toute son authentique saveur et comme sa virginité. Je retrouve -à la lire aujourd'hui une surprise aussi parfaite et tout mon enfantin -plaisir. - -D'abord j'entrai nu dans ce livre; à présent je m'y vêts à l'arabe. -J'oublie passé, futur, lois, religion, morale et littérature, et -contrainte; j'emplis de moi la minute présente, et, comme je fais en -voyage, j'ai soin surtout de ne pas me faire remarquer,--pour ne plus -trop me remarquer moi-même. Au bout de peu de temps je m'aperçois que -c'est sans peine; je n'ai pour ressembler à tout, ici, qu'à me laisser -aller à moi-même, jusqu'à redevenir _naturel_. Non point que je me -découvre des goûts très particulièrement arabes, mais bien parce que -les us de chacun sont ici très -[Pg 214] -généralement et naturellement humains. Ici,--non plus comme en la -Bible,--aucune menace divine n'y contrefait l'homme à plaisir. Ici -l'instinct seul, charmant ou vil, propose ce qu'Allah favorise ou non. - ---Un seul récit, dans ces quatre volumes, un court récit de quatre -pages, qui semble de tradition différente et comme une importation, -donne un exemple d'abstinence: Un berger très pieux, dans une Thébaïde, -est tenté. Allah, pour l'éprouver, permet que le visite une riante -adolescente «qui pouvait bien passer aussi pour un adolescent». La -grotte en est du coup parfumée, et le berger sent «sa vieille chair -frissonner», mais résiste; l'adolescente insiste; Le berger résiste -toujours, puis enfin se retourne «entièrement du coté du mur», -c'est-à-dire, je pense, du côté de Dieu,--de sorte que l'adolescente -presque à bout de charmes s'écrie: «O saint berger! bois le lait de -tes brebis; et habille-toi de leur laine, et prie ton Soigneur dans la -solitude et dans la paix de ton cœur!»--puis disparaît. Et le vieux -Sultan Schahriar, que cette morale imprévue déconcerte, s'écrie, un -instant alarmé: «En vérité, Schahrazade, l'exemple du berger me donne à -réfléchir! Et je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux pour moi me retirer -aussi dans -[Pg 215] -une grotte...» Heureusement que bien vite il ajoute: «Mais je -veux d'abord entendre la suite de l'Histoire des Animaux et des -Oiseaux!»--de sorte que le cours un instant troublé du récit continue -et que Schahriar, à la nuit suivante, peut dire: «O Schahrazade, les -paroles ne font que me confirmer dans le retour vers des pensers -moins farouches.»--Schahriar, sultan luxurieux, que vous avez raison -d'écouter plus longtemps les histoires! quel mauvais saint vous eussiez -fait! - -Aussi bien les «paroles des animaux et des oiseaux» sont charmantes. - ---«Mais que peuvent bien dire les animaux et les oiseaux? questionnait -d'abord Schahriar; dans quelle langue parlent-ils?--En prose et en -vers, dans le pur arabe», répond Schahrazade aussitôt. Et quand les -animaux ont parlé: - -«Que leurs propos sont admirables! ne peut se retenir de crier -Schahriar,--et que ces animaux sont bien doués!»--Pourtant le paon -et la paonne, l'oie, le chameau, le cheval, l'âne ont parlé si -_naturellement_ que l'on ne peut imaginer pour eux d'autres paroles, et -que ces seyantes paroles on ne peut les prêter qu'à eux. - -[Pg 216] -Entre tous leurs propos, ceux de l'âne sont remarquables. Il conte ce -qu'a fait de lui l'homme; il se plaint: - -«Sache, en effet, dit-il au jeune lion,--sache que je lui sers -de monture!» puis il décrit au lion chaque pièce de son pauvre -harnachement. «Et c'est alors, ajoute-t-il, que lui me monte, et que, -pour me faire aller plus vite que je ne peux, il me pique le cou et -le derrière avec un aiguillon. Et si, fourbu, je fais mine d'aller -moins vite, il me lance d'effroyables malédictions et des jurons qui -me font frissonner, tout âne que je suis, car devant tout le monde -il m'appelle: «E...! f... de p...! f... d'e...! le c... de t. s...! -coureur de femmes!!»--M. Mardrus écrit les mots en toutes lettres. On -le lui reprocha. C'est absurde.--On lui dit (ce fut spécieux) que ces -mots, si gros dans notre langue polie, n'ont plus là-bas même valeur; -qu'ils sont d'usage si courant que personne ne s'en étonne (et le peu -que je sais d'arabe me permit de les reconnaître, en effet, sur les -lèvres de petits et purs enfants); qu'il s'agit pour le traducteur -de trouver des équivalents; qu'il fallait traduire par exemple: f... -de p... par: «bouffi!» et: le c... de t. s... par: «chameau!» C'est -absurde! Car l'âne alors se serait-il -[Pg 217] -scandalisé? Tant pis pour eux si les critiques sont des ânes. - -D'après eux il aurait fallu, sous prétexte qu'un vocable «courait», -enlever à la langue arabe toute sa spéciale saveur. Il est certain que -chaque langue est farcie de métaphores si «courantes» qu'on n'en peut -rattraper le premier sens; l'image sous le mot se recule, s'éteint -enfin complètement; le costume élégant et rare devient habit de -chaque jour. C'est pourquoi bien des phrases ici, qui nous paraissent -de goût puissant ou de grâce plaisante, ne sont plus que banales -formules là-bas.--Si Mardrus, comme on s'en est plaint, redonne à -chaque locution sa complète valeur, son relief, faut-il l'en blâmer? -Certes pas! S'il traduisait l'œuvre d'un homme, il pourrait avoir tort -parfois, et prêter à l'auteur, ce faisant, trop d'intentions et de -sens;--mais ici l'œuvre est anonyme; encore un coup c'est un peuple qui -parle; sa langue il l'a lui seul formée: en redonnant à chaque mot sa -valeur complète et native, le Dr Mardrus à la fois nous permet d'entrer -mieux dans la pensée même du peuple, dans sa pensée _en formation,_--et -fait œuvre de bon écrivain. - -«A un monde faire connaître un autre monde», -[Pg 218] -telle est sa légitime prétention. C'est là ce qu'il promet et que nous -désirons. Par des _équivalents_, fussent-ils très exacts, qu'eût-il -montré de tout cela? Tout au plus eussions-nous pu juger, lisant ces -contes en une telle adaptation, de leur «vraie valeur littéraire»; -précisément ils n'en ont point; ou du moins ce n'est pas par là qu'ils -importent. - -Et voilà comment et pourquoi le Dr Mardrus, d'un texte arabe parfois -de langue très banale et lâchée, nous donne une version sans cesse -prestigieuse. - -J'aurais à dire, de ce dernier volume et des trois autres, des choses -en grand nombre encore,--mais douze volumes doivent suivre et je -voudrais me réserver, craignant d'avoir à louer plus que je ne saurai -de louanges. - - -=Le livre des Mille Nuits et Une Nuit=, tome VI. Traduction littérale -et complète du texte arabe, par le Dr J-C. MARDRUS. - - -Cinq volumes ont déjà paru. Aujourd'hui voici le sixième et nous -gardons, comme nous garderons encore pour les dix autres, un étonnement -non lassé. - -Ici, pour la première fois, nous voyons apparaître -[Pg 219] -enfin la figure d'Abou-Nowas, de cet extraordinaire poète, ivrogne, -pédéraste, libertin, demi-fou de Haroun Al-Rachid, aussi connu par -ses bons mots, ses facéties, que par ses vers--dont, aux échoppes des -libraires, pour deux sous, les petits enfants de Tunis achètent la -scabreuse et populaire histoire, comme les petits enfants sages, ici, -celle de Duguesclin ou Bayard. C'est Abou-Nowas qui disait, comme -Haroun Al-Rachid lui demandait, à lui qui la pratiquait si bien, de -parler un peu de l'ivresse: - ---«Sire, comment le ferais-je: mon ivresse, je ne la peux point voir; -et quant à celle des autres comment la connaîtrais-je?--Sur la natte -de la taverne, je suis toujours le premier ivre et le dernier.» Mais -l'aventure qu'aujourd'hui rapporte de lui la sultane ne satisfait -pas Schahriar: c'est, je crois, la première nuit qu'il se fâche, et, -tandis que la petite Doniazade enfonce son visage dans le tapis pour -tâcher d'y étouffer son rire, le roi s'écrie: «Je n'aime pas du tout -cet Abou-Nowas-là! Si tu tiens absolument à avoir la tête coupée sur -l'heure, tu n'as qu'à continuer le récit de ses aventures. Sinon, et -pour achever de nous faire passer cette nuit, hâte-toi de me raconter -une histoire de voyages; car depuis le jour où, avec mon frère -[Pg 220] -Schahzamân, roi de Samarkand Al-Ajam, j'ai entrepris une excursion aux -pays lointains, à la suite de l'aventure avec ma femme maudite, dont -j'ai fait couper la tête, j'ai pris goût à tout ce qui a rapport aux -_voyages instructifs._» Suit le célèbre récit de _Sindbad le Marin_. - -D'autres discuteront, diront si ce conte est d'une tradition -différente. Dans une brève et mordante réponse à quelques impertinents -chamailleurs, le docteur Mardrus nous annonce qu'il «se réserve, une -fois tout son ouvrage publié, de faire paraître une vue d'ensemble -sur les Mille Nuits et Une Nuit, en un volume pesant, documenté et -suffisamment indigeste pour faire le bonheur des vénérables savants». -C'est nous engager sagement à prendre d'ici là un plaisir purement -artistique. Faisons ainsi. Nous ergoterons après. - -Aussi bien, de toutes celles des Nuits, la figure vieillie de Sindbad -est-elle une des plus admirables. Nulle obscénité dans ce récit; cela -change. C'est donc celui qui nous surprend le moins dans sa traduction -nouvelle; mais c'est aussi celui, je crois, dont cette nouvelle -traduction fait le plus négliger toutes les traduction précédentes. Je -veux dire que, dans quelques -[Pg 221] -récits d'intrigue plus amoureuse et plaintive, certaine grâce atténuée -que, facticement, laissait traîner Galland, pouvait y plaire. Ici plus -rien de doux, de languissant n'était possible: le récit de Mardrus se -superpose point par point au récit de Galland, le remplace absolument, -le supprime. - -Je ne peux raconter à neuf ces aventures que chacun connaissait déjà, -que les lecteurs de cette revue[1] ont eu le plaisir de goûter avec -toute leur saveur nouvelle, ici même. Cette saveur persiste dans -l'esprit, l'embrume et l'engourdit comme fait la vapeur subtile et -capiteuse de certains aromates d'Orient. Que nous sommes loin de la -Grèce! ici même où, par l'Odyssée, nous en pourrions le plus approcher. -Mais Sindbad, πολυτλας comme Ulysse, n'a pour l'attendre aucune -Ithaque, aucune femme, aucun fils, aucun chien. Ce ne sont pas non plus -les sentiments qui le gênent. Nul être plus libre, plus détaché de -tout, plus flottant. Même il n'a, semble-il, d'autre «figure» que celle -que ces aventures vont lui faire; il paraîtrait sans caractère aucun, -n'était cette passion unique qui précisément le précipite à l'aventure: -une inlassable curiosité.--Cette -[Pg 222] -passion tient, non seulement dans l'histoire de Sindbad, mais dans -tous ces récits arabes, tant déplacé qu'il semble, par comparaison, -qu'elle n'en tienne aucune dans notre littérature, dans nos mythes, -ou dans nos récits populaires. La curiosité de Pandore, celle d'Eve, -celle de Psyché est de nature si différente! Combien elle est ... -occidentale--il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Orientale serait -celle de l'épouse de Barbe-Bleue, celle de la Marienkind des contes -populaires allemands, mais combien pâle elle apparaît, et tremblante, -et doutant de soi, auprès de celle de Sindbad, des trois saâlik, -de Kamaralzamân. Remarquons d'ailleurs que, dans la tradition de -l'occident, la curiosité est réservée aux femmes, et que les hommes n'y -ont pas droit. C'est qu'ici la curiosité est faiblesse. Elle est toute -audace là-bas. C'est une sorte d'avidité de l'esprit et des sens qui -détériore le goût du présent au profit de la plus chanceuse aventure; -c'est un désir de risque qui devient d'autant plus aigu que le confort -où l'on vit est plus grand. Sindbad possède de nombreux biens; il les -dissipe plus vite encore qu'il ne s'en lasse; il semble ne goûter dans -le luxe et dans l'abondance qu'un sentiment de satiété, d'ennui, qui -précisément le dispose à partir. Ses aventures, -[Pg 223] -sept fois, sont cruelles; sept fois il se repent d'être parti; chaque -fois que s'offre à lui une façon de mourir nouvelle, celle qu'il venait -d'éviter lui paraît aussitôt maintes fois préférable; n'importe! rien -ne peut le lasser, quand il possède, de risquer, quand il n'a rien, -de conquérir. Rien du guerrier d'ailleurs; il reste commerçant dans -l'âme; pas plutôt échappé à la mort, il trafique; son courage est -tout négatif; c'est une résistance simplement; il se défend très bien -et s'obstine à ne pas mourir avec grande ingéniosité. «Mon premier -mouvement, dira-t-il après une nouvelle épreuve, fut d'aller me jeter -à la mer pour en finir avec une vie misérable et pleine d'alarmes plus -terribles les unes que les autres; mais je m'arrêtai en route, _car mon -âme n'y consentit pas, étant donné que l'âme est une chose précieuse_; -et même elle me suggéra une idée à laquelle je dus mon salut.» - -De sorte que sans cesse les deux états se succèdent; de sorte qu'il -dira tantôt: «Dans la délicieuse vie que je menais depuis mon retour de -voyage, au milieu des richesses et de l'épanouissement, je finis par -perdre complètement le souvenir des maux éprouvés et des danger courus, -et par m'ennuyer de l'oisiveté monotone de mon existence à Baghdad.--Et -tantôt, au -[Pg 224] -milieu des tribulations: «Tu mérites bien ton sort, Sindbad à l'âme -insatiable!... Qu'avais-tu donc besoin, misérable, de voyager encore, -alors qu'à Baghdad tu vivais dans les délices?... Que manquait-il à ton -bonheur...» Il y manquait précisément d'être risqué... - -J'eusse voulu parler aussi de l'autre Sindbad, du «terrien», qui dans -Galland s'appelle Hindbad, du portefaix, de l'écouteur des récits -merveilleux que le marin Sindbad lui fait, pour lui montrer (avec -quelle prudence amusée!) qu'il n'a pas à lui envier ses richesses, car -elles sont le fruit d'extraordinaires labeurs; mais ces labeurs sont -si surprenants, inouïs, ils sont contés si joliment, qu'on se prend à -les envier plus encore que les richesses.--J'eusse voulu rapprocher la -figure du pauvre Sindbad de celle du porteur des premiers contes, de -celle du dormeur éveillé et de celles de plusieurs autres--pour parler -du sentiment des classes sociales particulier à tous ces contes, de -la pénétrabilité (si j'ose ainsi parler) de ces classes, de l'amour -de ce que Nietzsche appellera: les mauvaises fréquentations»... Mais -j'attends que de nouveaux volumes aient paru. - - -[1] Le conte de Sindbad avait paru, ainsi que cet article, dans la -_Revue Blanche_. - -[Pg 225] - - - SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER - - =La Route Noire.= - - -L'orgueil des grands m'offusque moins que ne m'irrite la sottise -de celui qui le leur reproche. On voudrait, semble-t-il, qu'ils -s'ignorent, ou qu'ils feignent de s'ignorer. L'étonnement que cause -leur génie, on ne veut pas qu'ils le partagent; on leur sait gré -pourtant d'admettre que le génie procède du Divin, etc. Leur attitude -est difficile.--A ceux à qui leur orgueil ne plaît point, j'aime redire -le mot de Gœthe: «Il n'y a que les gueux pour être modestes.»--Hélas! -pourquoi n'y a-t-il pas que les gens de génie pour être orgueilleux? - -Lorsque M. de Bouhélier naissant voulut bien annoncer à la France qu'il -allait faire une renaissance -[Pg 226] -littéraire, je me suis immodérément réjoui. Ses premiers écrits -étaient beaux, sonores, pleins de sublime vague et de précis orgueil. -L'abondante négligence de presque tous les écrivains d'aujourd'hui me -fit apprécier d'autant plus, chez un si jeune, une phrase toujours -formée, souvent plus mûre que la pensée, mais véhémente, de charme -grave et de nombreuse eurythmie.--M. de Bouhélier s'avança comme un -dieu. Tous ceux qui l'approchaient devenaient aussitôt ses disciples. -Il parlait peu, mais semblait écrire à voix haute; on n'attendait de -lui rien que de déclamé. Le vent qu'il respirait s'enflait autour de -lui de promesses. Romans, drames, poèmes ... on attendait. Il annonçait -toujours.--On attendait. - -Et _la Route Noire_ a paru... Je voudrais parler doucement de ce -livre.--J'eusse eu réel plaisir à le louer, et déjà ma louange était -prête ... mais, hélas! je voulus d'abord lire le livre, et, vite, dus -me rendre à cette pénible évidence: M. de Bouhélier ne sait plus le -français. - -Je dis: _plus_--car, chose bizarre, en ses premiers écrits, rien de -bien alarmant encore. On imputait plutôt l'imprécision des épithètes, -qui surtout pouvait étonner, au vague de la vision, à l'imprécision des -[Pg 227] -idées. Procédé, me disais-je souvent; au moins croyais-je cela -conscient et volontaire. La phrase n'était pas _châtiée_, mais elle -paraissait solide. Et peut-être un disciple instruit avait-il pris -le soin de revoir d'abord les épreuves ... toujours est-il que les -quelques fautes, noyées, pouvaient passer inaperçues. Là où désormais -l'on s'écrie: quelle ignorance! on pouvait dire encore: quelle -hardiesse!--et tant qu'il n'avait pas écrit: «des épices secs» (p. 72), -on pouvait prendre les «branches rubicondes» (p. 270) pour une audace, -les «plumages coloriés» (p. 273) pour une négligence. - -Mais tout cela s'additionne, s'aggrave, encourage notre blâme naissant. -La faute d'orthographe promet la faute de syntaxe, qui promet à son -tour bien pis. Fautes de relation, de coordination, de rapport... M. -de Bouhélier tient ses promesses, et l'illogisme de cet esprit devient -flagrant. - -Il écrit: «J'en ai vues» (p. 50), «J'en ai eues» (p. 167), «Ne te -récries pas» (p. 176), «Ne vas pas croire» (p. [180), et, par contre, -«suppose-tu que...» (p. 187). - -J'avais passé légèrement sur «Si j'eus nié les talents de ce poète» -dans _l'Hiver en méditation_, et sur «ces -[Pg 228] -méditations ne seront pas sans quelque prix si de jeunes auteurs _lui_ -en trouvent assez» (p. 272); mais dans _la Route Noire_ je retrouve: -«Quand je débouchai près du quai, _leur_ couleur, _leur_ tohu-bohu me -saisirent fort» (p. 265). Il n'y a pas là simple erreur, inadvertence -ou négligence; il y a illogisme, vague, incoordination des sensations, -des sentiments et des pensées. Celui qui fait dire à une femme: «Il -n'en est pas un seul qui m'ait _compris_» (p. 106) est aussi bien -celui qui écrira: «Aucun des quolibets ne parvint jusqu'à lui. Les -écailles de poisson pourri, les fruits en décomposition, les bouts de -paille et de fumier que lui jetaient les boutiquières, rien ne réussit -à l'atteindre» (p. 158).--Le même indiscernement, le même illogisme -lui feront dire: «Quel mal faisait ce perroquet? _En revanche_, il -mettait partout la gaîté» (p. 229). Et, quand sa maîtresse l'abandonne: -«J'aurais pu la croire en promenade. Je n'en eus pas même l'idée. Je ne -sais quel pressentiment m'avertissait _du contraire_» (p. 257). Faut-il -citer encore? «Rien ne m'avait ému _hors de_ moi-même» (p. 180). «Le -scorbut, la fièvre, les luttes ne les avaient pas épargnés _les uns -les autres_» (p. 216). O notre belle langue! école de pensée... M. de -Bouhélier ne sait pas le français. - -[Pg 229] -L'ignorance des mots reflète l'inconnaissance des objets. «Il y a -ainsi bien des mots, avoue-t-il, dont la forme, le volume, le taux, la -densité ne nous sont aucunement connus, quoique nous les utilisions -à tout propos «(p. 200). Tel le mot «conjoncture» qu'il emploie à -trois reprises dans le sens «d'événement»; le mot «dilection» (pour -«délectation», je suppose): «Te presser sur mon cœur n'en est pas -moins une profonde dilection» (p. 180). «Je goûtais moins de dilection -à voir Lénore, que...» (p. 85). Déjà dans _l'Hiver en Méditation_ il -écrivait: «L'insufflation des dieux l'inspire», et nous n'y prêtions -pas grande attention,--«des précipices, par interstices, découpent -d'épaisses grottes grondantes de glaciers», et nous passions,--mais à -présent, de plus belle, il écrit: «Puis il se produisit soudain une -circonstance» (p. 231); sur les quais de Paris il entend «des tonnes -bombées qui sonnaient en heurtant _la pierre des estacades_» (p. 266). -«Elle entrait dans une sombre extase quand je lui disais que nulle -femme n'était plus belle, que son souvenir resterait intact... _que je -lui garderais son contour_» (p. 225). - ---«Si j'insiste sur ces choses (dit-il, et dis-je avec lui), c'est -qu'elles ont une grande importance à mon -[Pg 230] -avis.--. Nous ne nous comprenons si peu les uns les autres que -parce que nous utilisons une infinité d'adjectifs, de verbes, de -conjonctions, de noms propres et communs, dont nous n'avons pu établir -la vraie valeur» (p. 200). Aussi écrira-t-il sans gêne: «Je gardais -mon air restreint»; «l'air était strict et mat; «son teint était rouge -et compact»; «ces lieux autrefois si placides étaient pétulants et -commerciaux» (p. 265); «ma course a été frénétique et mouvementée» (p. -_ibid_.).--Une femme reste-t-elle assise pendant qu'on lui raconte un -voyage, elle dira: «De cette manière je m'intruisis en restant stable» -(p. 216). On lui parlera de «sites polaires _ou_ antarctiques» (p. -226). «Au Midi ou dans les régions de l'Antarctique, elle avance» (p. -226); etc., etc. - ---Vous cherchez les puces du lion. - ---Non, monsieur! je cherche un lion sous des puces. - -Assez longtemps je crus au lion;--j'ai besoin de croire aux grands -hommes. Je me réjouissais d'abord de voir M. de Bouhélier tomber -le naturalisme,--écrire: «Comme l'on était au printemps les arbres -pliaient sous le poids des poires[1].» Nous n'avions -[Pg 231] -pas de répugnance foncière à voir Edmond, son héros, sortant dans les -premiers jours de printemps, être ému par «l'incarnat d'une pomme -ou d'un coquelicot» (p. 45). Nous nous plaisions à imaginer, avec -l'auteur, des marchandes ambulantes promenant au mois de juillet «des -pommes d'api» (p. 131) et des «bananes» (p. 195); je ne m'irritais -pas non plus de voir sur les quais du «port» de Paris «les steamers -charger du charbon» ou décharger «les toiles précieuses des colonies, -le minerai et les houilles brillantes, les graines rapportées des -tropiques, les pâtes _curatives et utiles_, etc., etc. (p. 226),--j'ai -bien écrit _le Voyage d'Urien_;--enfin je suis trop convaincu de la -fausseté des théories naturalistes pour ne pas lire avec joie telle -description à la manière épique: «Des voitures chargées de bananes, de -tomates, de noix de coco encombraient la voie populaire et rocailleuse. -(Nous sommes à Paris au mois de juillet.) Autour bavardaient des -commères au teint de pourpre ... de figure encarminée et écaillée. En -piétinant elles écrasaient des céréales. Elles broyaient des fraises -sous leurs pas sur le trottoir... _Des melons tombaient dans des sacs. -Des bonds de noix et d'abricots produisaient un sonore grondement_ sur -le pavé. On entendait rouler des poires noires et -[Pg 232] -opaques» (p. 196).--Mais quand j'entends parler d'un «chardonneret -vert», appeler un perroquet «l'oiseau au bec rouge» (p. 10), je -proteste et ne sens plus qu'une chose: l'auteur n'a jamais rien su -voir, rien regardé que son génie. - -Cependant M. de Bouhélier ose écrire, dans _la Revue naturiste_ de -décembre dernier: - - Apprendre la chimie, la physique, l'astronomie, l'algébre, - Hydraulique, la médecine et la géologie, afin d'en appliquer les - lois à l'esthétique, c'est bien, mais ce n'est pas tout. Ne jamais - cesser de s'instruire dans toutes les matières possibles, étudier - la dialectique ... faire des voyages, voir des contrées, accomplir - le périple du monde, aller sans cesse d'un pôle à l'autre, observer - les mœurs des contrées les plus lointaines, comparer les flores, - les parfums, les lumières et les aromates du sud au nord, voilà - quelques-uns des devoirs qui nous incombent (J'en ai sauté). - - Si nombreux qu'ils soient, ils ne sont pas tout... - -En effet, monsieur de Bouhélier, il reste encore _celui_ d'apprendre le -français. - -Peut-être, après, sentant vous-même le vide affreux de votre pompeux -pathétique, rougirez-vous d'écrire des dialogues comme celui-ci: - - [Pg 233] - «Mes récits t'ennuient?--Pas du tout.--Tu parais fâché!--Je - n'ai rien.--Allons donc, Edmond.--Je t'assure.--T'ai-je fait du - chagrin?--Toi! aucun.--De quel ton furieux tu me dis cela!--Ce - n'est pas ma faute.--Tu es las peut-être? [Ils ont passé la nuit - ensemble.]--Qu'ai-je donc fait pour l'être?--Oh! oh! tu veux - rire...»--«Pourquoi te montres-tu si cruel? Et toi, pourquoi es-tu si - fausse?--Tu me mets au désespoir!--Moi j'y suis depuis longtemps.--Ne - te souviens-tu plus de rien?--Souhaite plutôt que j'oublie tout.--En - quoi t'ai-je déplu?--En voulant me plaire.--Comme tu es changé! Tu me - hais.--Que veux tu? Tout casse et tout lasse.--Tu dois bien souffrir - pour dire de pareilles choses!--Mais non, je t'assure.--Que tu es - méchant!--Je pourrais l'être bien davantage.--Oh! Edmond, quel mal tu - me fais! etc.» (p. 79)[2]. - -Peut-être rirez-vous vous-même de ces phrases saugrenues contre -lesquelles on butte à chaque pas, dans ce volume: «Juliette est douce, -disait Lénore. De la voir entre une branche de rose et une feuille -[Pg 234] -cuite(!), je me sens toute réconfortée au-dedans de moi» (p. 247). - ---Mais que me font, direz-vous, ces erreurs si _le livre lui-même_ -est bon?--Mais, monsieur, comment voulez-vous que cela soit? L'auteur -n'a pas changé, pour penser ce livre et pour écrire ces phrases. Le -livre, l'auteur et _cela_, c'est tout un.--J'y mets de l'acharnement, -direz-vous.--Oui certes! le plus possible; et je défends MON BIEN. -Notre admirable langue française, des gâcheurs sont en train de la -dénaturer et de la perdre: parfois, malgré mon espérance, m'envahit -une grande tristesse ... je pense alors que nous n'avons pas trop d'un -Pierre Louys, d'un Francis Jammes, d'un Régnier, d'un Marcel Schwob[3], -pour assurer à chaque mot français «sa forme, son volume, son taux, sa -densité», comme dit sans rougir notre auteur. - -Mal rugi! jeune lion Bouhélier, mal rugi!--Reprenez; reprenez. - -Peu de temps après cet article, M. de Bouhélier, avec une grande -courtoisie, voulut bien écrire sur ma conférence: _de l'influence en -Littérature_ qui venait de -[Pg 235] -paraître, quelques phrases de grand éloge que, disait-il, l'injuste -violence de mon article ne savait lui faire modifier. A cette occasion, -me reprochant de n'avoir point voulu reconnaître la beauté de son -livre, il établissait que la beauté de ce livre était telle que seuls -quelques griefs personnels pouvaient m'empêcher de la voir. Par la -même occasion M. de Bouhélier me reprochait mon «sourire», indice d'un -«esprit léger». Je redonne ici la lettre que je lui répondis, telle -qu'elle parut dans l'_Ermitage_ d'Août 1900. - - - LETTRE A M. SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER - - -Je conviens, Monsieur, que vous avez pris le beau rôle, et que je -vous l'avais laissé. Plus que l'accent de la critique, l'accent de la -louange est délectable; que si mon modeste opuscule vous donne occasion -de le prendre, j'en suis heureux. Vous forcez mon remercîment; je vous -l'adresse sans gêne aucune.--La véhémence de mon article sur vous ne -saurait, dites-vous, influencer votre jugement sur mes œuvres, ni vous -faire trouver ma conférence moins excellente. Je -[Pg 236] -vous estime assez pour le croire. La gentillesse de votre éloge, de -même, ne saurait, hélas, me faire trouver _La Route Noire_ moins -mauvaise.--Vous me forcez d'y revenir; sachez bien que j'en suis désolé. - -Vous posez que, pour n'aimer point un tel livre il faut être ou -aveugle, ou de mauvaise foi, et (car vous m'octroyez de la finesse) -vous parlez donc de griefs personnels. Je vous affirme qu'il n'en est -point. Tout me portait vers vous, au contraire; et bien des sentiments -m'y porteraient encore; mais deux choses m'écartent, que je ne puis -aimer, que je ne peux souffrir--ou du moins souffrir réunies:--_La -suffisance_--qui, à peine passé vingt ans, vous fait écrire: «J'ai -longtemps cru que la douleur devait être exclue de l'étude de l'art»[4] -et l'_ignorance_. - -Vous prétendez donner cet exemple impossible d'un grand artiste qui ne -sache pas son métier. - -Vous abîmez notre langue, Monsieur; voilà mon «grief personnel». Vous -citez (dans une extraordinaire phrase[5], que je relis encore avec un -étonnement -[Pg 237] -grandissant)--les hardiesses de Saint-Simon, Hugo «chez qui fourmillent -tant d'erreurs». Je ne reconnais pas les erreurs de Hugo--et, -quand vous écrivez, comme dans votre dernière revue[6]: «Le grand -perfectionnement que Rodin a apporté à la statuaire a été de substituer -à l'étude de la dynamique l'étude de la statique», je prétends que ce -n'est pas par «hardiesse» que vous dites strictement le contraire de ce -que vous voulez dire--comme le montre la fin de votre phrase: «Je veux -dire par là, à la science de l'équilibre stable, celle de l'équilibre -mobile.» - -Parce que je souriais souvent (c'est le plus gros de vos reproches) -vous m'avez cru sans passion. Vous vous trompez. Le rire n'empêche pas -la haine, et ni le sourire l'amour.--Mais je veux, ici, puisque mon -rire vous déplaît, cesser de rire et parler franc:--C'est parce que -j'aime mon art que je hais le journalisme _qui le détruit_. Par le mot -_journalisme_, j'entends -[Pg 238] -beaucoup, j'entends trop; j'entends aussi le mal écrire, quand il -devient le fait d'un écrivain-né, tel que vous.--Au revoir, Monsieur; -j'attends les livres que vous annoncez avec faste; croyez bien que, -s'ils sont meilleurs, nul ne sera plus heureux de le reconnaître que - -Votre cordial serviteur - -A. G. - -_10 août 1900._ - - -[1] Je m'excuse de citer de mémoire et peut-être imparfaitement cette -phrase. - -[2] Que le lecteur me pardonne une si longue citation; je ne l'eusse -point faite si je ne lisais à l'instant dans la Revue de M. de -Bouhélier que nous ne saurions trouver dans «Werther, Adolphe ou les -Confessions d'un enfant du siècle ... une page d'un goût plus âcre -et plus pénétrant.» Plus loin le même disciple comparera cela à du -Dostoïevsky. - -[3] Ecrit en 1901. - -[4] _Revue Naturiste_ de juillet (Etude sur Rodin) - -[5] Textuellement: «Tous les arguments possibles tirés de -l'éthnographie, de la botanique et de la grammaire, ne feront jamais -que Hugo, chez qui fourmillent tant d'erreurs, que Saint-Simon, si -hardi dans la construction expressive de toutes ses phrases, sans que -toutes sortes d'autres hommes ne soient des poètes parfaits et des -génies véritables.» _Revue Naturiste_ de juillet, p. 38. - -[6] _Ibid._, p. 5. - -[Pg 239] - - - SUPPLÉMENTS - - -[Pg 240] -Des quelques notices bibliographiques parues en revue de fin d'année -dans l'_Ermitage_ de décembre 1901, je ne redonne ici que celles -concernant des auteurs dont il a été question dans ce livre. Trop peu -importantes par elles-mêmes, elles ne valent que supplémentairement. - -[Pg 241] - - - FRANCIS JAMMES - - =Almaïde d'Etremont= - - -On ne lit pas le Francis Jammes; on le respire; on le hume; il pénètre -en vous par les sens. Il rappelle ces balsamines d'Espagne, de qui, -non seulement la fleur est parfumée, mais aussi la feuille et la tige; -émotion, volonté, pensée, tout, en M. Jammes, n'est que poésie et -parfum. _Clara d'Ellébeuse_ sentait le buis et la pervenche; _Almaïde_ -est plus sauvagement et plus voluptueusement embaumée. De ces deux -petits livres, je ne sais lequel je préfère et ne pourrais choisir -entre eux; et l'on ne peut avec eux restreindre sa louange ou limiter -son blâme; autant ne les aimer pas du tout, que de ne les aimer qu'à -demi. Sitôt que l'on veut critiquer, on hésite: défauts ou qualités se -fondent; il n'y a plus défaut ni qualité. Sitôt que l'on veut louer, -il faut louer tout Francis Jammes. Dès qu'on se laisse aller à lui, il -semble que lui seul soit poète. - -[Pg 242] - - - SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER - - =La Tragédie du Nouveau Christ= - - -J'estime M. de Bouhélier; c'est pourquoi je voudrais qu'il me fut -permis de ne parler point de sa nouvelle tragédie; évidemment elle -le trahit. Mais les fervents dont il s'entoure, et lui-même il faut -l'avouer, ne nous permettent pas le silence; car loin d'en savoir gré, -ils l'appellent «conspiration». - -Que l'œuvre d'art soit chose ardue, et qu'il ne suffise pas pour la -faire de s'en croire infiniment capable, c'est ce que M. de Bouhélier -semble désirer n'apprendre qu'à ses dépens. Je ne veux point douter -encore qu'avec ses remarquables dons, il ne soit à la fin capable de -tenir ce qu'il nous promet. J'avoue pourtant, hélas! qu'à chaque œuvre -nouvelle, ma confiance diminue. En effet, loin de reconnaître que -jusqu'à présent ses promesses restent ce qu'il nous a -[Pg 243] -donné de plus fameux, M. de Bouhélier et la majeure partie de ses -naturistes semblent se refuser à comprendre que n'ait pas cessé notre -attente, s'étonner que _la Route Noire, la Victoire_, et _le Nouveau -Christ_, ne nous aient pas rassasiés. - -Vraiment M. de Bouhélier n'exige-t-il pas plus de lui? Ne s'estime-t-il -donc pas autant qu'il nous avait appris à faire?--Que ne reconnaît-il -simplement que son roman ne valait pas grand'chose, que ses deux drames -ne valent rien. Je pourrais penser aussitôt: Bah! qu'importe! Flaubert -n'a-t-il pas déchiré cinq livres avant d'avoir écrit la _Bovary_? - -[Pg 244] - - - HENRI DE RÉGNIER - - =Les Amants Singuliers= - - -Que la «Double Maîtresse» de M. de Régnier m'ait au premier abord assez -fâcheusement surpris, peut-être ma prédilection pour la grave Hertulie -des premiers contes l'expliquait-elle; mais le temps passe; la belle -figure du poète plus minutieusement et plus complètement se dessine; -certains traits indistincts d'abord, ou inexpliqués, s'accentuent, et -l'on comprend enfin qu'on ne pourrait supprimer, ou même souhaiter -différente, aucune ligne de son œuvre sans fausser aussitôt toute -l'expression du visage,--dont un des plus mystérieux attraits est de -sembler toujours morose et grave lorsqu'il parle au présent, toujours -souriant et bizarre lorsqu'il s'occupe du passé--comme s'il indiquait -par là qu'il ne restera rien des -[Pg 245] -plus hautains soucis, qu'une plus ou moins belle apparence, que les -peines les plus profondes, ne se manifestant jamais qu'à la surface, -pourront sembler plus tard peu sérieuses, et que tout aboutit enfin à -un assez plaisant mirage. - -«Cette fièvre appelée vivre», comme disait Edgar Poe, et tant -d'angoisse passionnée, se vêt de drame puis se retire, n'abandonnant -au souvenir qu'une dépouille diaprée, comme le flot abandonne à la -plage les belles coquilles vidées. Des drames les plus surprenants -nous ne touchons que l'apparence; le reste est supposition. _Balthazar -Aldramin_, _la Femme de Marbre_, _le Rival_, les trois contes qui -composent ce dernier livre, sont des coquilles merveilleuses d'éclat, -de ligne, de coloration; chacune concrétise un drame, en devient la -forme parfaite, et en garde une tache de sang. Pourquoi souhaiterait-on -que l'angoisse et la fièvre les viennent habiter de nouveau? - -[Pg 246] - - - OCTAVE MIRBEAU - - =Les Vingt-et-un jours d'un Neurasthénique= - - -Je ne me plaindrai pas que, d'un bout à l'autre de l'œuvre de -M. Mirbeau, il n'y ait pas un honnête homme; je m'en passe très -volontiers. Si M. Mirbeau n'en peint point, c'est apparemment qu'il -saurait mal les peindre; c'est aussi qu'il ne s'y intéresse pas.--M. -Mirbeau est fait de la curieuse étoile de ces satiristes, qui semblent -n'exister qu'en raison de ce qu'ils attaquent. Les monstres leur -sont absolument indispensables. Que feraient-ils sans eux?--Ils en -inventeraient à plaisir.--C'est ce que fait M. Mirbeau. Il s'arc-boute -contre sa lance; ce dont il a besoin, c'est de motiver sa posture: peu -lui chaut que l'ennemi soit vrai. Il a bien plus beau jeu avec ceux -qu'il invente. Ah! comme il les ridiculise! Comme il s'irrite -[Pg 247] -bien des bosses qu'il leur met! Il semble s'y piper lui-même. Son -têtu procédé d'outrance lui fournit des guignols qui ne manquent pas -de laideur. Quand il leur prête un nom connu, les baptise Sarcey, -Emile Ollivier, Leygues, et nous les veut bailler pour portraits, il -irrite: il ne sait pas _voir ressemblant_. Dès qu'il ne les nomme plus -que Fistule, que Chomassus, Tarte ou Portpierre, il devient vraiment -amusant: peu nous importe alors qu'il imagine, ou s'imagine copier. -Les dialogues sont nets, inégaux, mais parfois très bons; les récits -parfois vigoureux. Si tout le chapitre de _Fistule_ est stupide -péniblement, tout le chapitre de _Portpierre_, l'épisode du hérisson, -certains des récits chez Triceps, d'autres encore sont bien menés, -curieux et pressants.[1] - - -[1] La nouvelle pièce de M. Mirbeau: _Les Affaires sont les affaires_, -paraît, comme achève de s'imprimer ce volume. J'eusse voulu exprimer -mieux que dans une note tout le bien que je pense de cette belle œuvre, -excellente en plus d'un endroit. - -[Pg 248] - - -[Pg 249] - - - IN MEMORIAM - - -[Pg 250] - - -[Pg 251] - - - STÉPHANE MALLARMÉ - - -Octobre 1898. - -Stéphane Mallarmé est mort.--Notre cœur est empli de tristesse. -Comment parlerais-je aujourd'hui de rien d'autre? La figure si belle -qui disparaît vit presque encore; nous sentons encore plus à présent -combien elle était unique; c'est d'elle, avant qu'elle soit plus -écartée, que je voudrais parler surtout, et de son exemple admirable. -On a tout le temps désormais pour parler de son œuvre; ceux qui -viendront après nous pourront mieux en parler encore; elle couvre ce -nom très aimé d'une gloire sans rumeur, mais pure; tout y est d'une -beauté sans tristesse et presque sans humain émoi; d'une tranquillité -déjà et d'une sérénité immortelle;--la plus belle des gloires,--la plus -belle et la plus amère des gloires. - -[Pg 252] -Car même devant la mort, les moqueries et les mauvais vouloirs n'ont -pas désarmé; et il est à penser que longtemps encore la sottise, la -légèreté d'esprit, la suffisance ne pardonneront pas à ce qui par son -éclat seul, et simplement en paraissant, les humilie[1]. - -Par une sorte de fierté cruelle, mais plutôt encore naturellement -et par la seule pureté de sa belle pensée, Stéphane Mallarmé avait -préservé son œuvre de la vie; celle-ci coulait autour de lui comme -s'écoule un fleuve, aux côtés d'un navire à l'ancre; il n'était jamais -entraîné. L'inopportunité même de son œuvre fera qu'elle ne sera pas -passagère. Déjà d'avance hors du -[Pg 253] -présent, elle apparaissait bien comme une œuvre lointaine, éprouvée -déjà par le temps, sur quoi le temps n'a plus de prise. Et je crois -fermement que l'œuvre de Mallarmé durera presque tout entière.--Quel -éloge plus rare faire à ce rare esprit, isolé dans une société de gens -de lettres qui spéculent, confondent gloire et succès, n'acquièrent -l'un qu'au mépris de l'autre et ne doivent qu'à l'apparente actualité -de l'œuvre, la bruyance des applaudissements immédiats, la vulgarité -de leur public sans choix, puis l'immortel mépris ou l'immortel oubli -qui va suivre. Le public croit choisir ses auteurs; mais non: c'est -l'artiste qui choisit son public; l'un est toujours digne de l'autre. -Certains, peu désireux des faveurs triviales, trouvent dans une foule -énorme et affairée bien peu de lecteurs dignes d'eux; il leur faut -plus de choix, dans une foule plus vaste encore et plus lointainement -répartie. Mépriser le public vulgaire, c'est estimer d'autant plus -quelques-uns. Où les trouver? Ce n'est que dans la longue suite des -temps qu'ils peuvent se choisir eux-mêmes; un ici, l'autre là, chacun -d'eux solitaire; et que se forme lentement, à travers les générations -survenues, un public qui soit lui de même admirable[2]. - -[Pg 254] -La fuite du temps entraîne tout ce qui s'attachait à lui; c'est hors -du temps que pose l'ancre; assuré contre les dérives, depuis longtemps -Mallarmé s'était immobilisé hors du monde; voilà pourquoi, ne recevant -plus aucun aliment du dehors, son œuvre tout abstraite, jaillissante de -soi et ne se servant plus du monde que comme d'un moyen représentatif, -peut paraître vaine tout entière à qui cherche ses rapports avec «son -temps»--mais s'illumine tout entière à qui veut bien la pénétrer -intimement, lentement, pas à pas, comme on entre dans le système clos -d'un Spinoza, d'un Laplace, ou dans une géométrie[3]. - -[Pg 255] -Il importe que nous puissions avoir bientôt une édition complète -des œuvres de Stéphane Mallarmé. A part quelques poèmes admirables -isolément (presque tous d'une ancienne époque), l'œuvre de Mallarmé -demande, pour être comprise, une très lente et progressive initiation. -Les derniers écrits déconcertent ceux qui n'y sont pas parvenus -par l'étude des précédents. Les mots n'y révèlent qu'à l'étude -très attentive l'effrayante densité que leur laisse la méditation -intérieure, et comme ils ne valent plus ni par pittoresque ni -par pathétique direct, mais seulement par _cela_, tout échappe à -l'impatient qui veut que l'écrit parle vite; il ne tient plus rien -devant lui,--rien qu'un peu de noir sur du blanc: «Words! words! words!» - -Mais l'attention qu'on refuse aux vivants, on l'accorde plus volontiers -aux morts. - -Nous ne nous flattons pas, certes, d'avoir «compris» tout Mallarmé. -Bien des passages restent à l'étude. Puis notre esprit souvent se -rebute, refuse de -[Pg 256] -pourchasser plus longtemps une pensée si différente de la sienne;--(car -il semble souvent que le secret ici ne se livre que comme récompense -d'une poursuite très assidue). Mais je sais que jamais la poursuite -ne fut vaine, et que, plus elle fut patiente, plus le repos, après, -dans la contemplation de cette imagination pure et belle, fut profond, -joyeux, fécond, plein de délices. - -J'avoue par contre l'irritation que me causent certains -pseudo-admirateurs du poète, qui vraiment «comprennent» avec une -facilité qui fait croire plus à la légèreté de leur esprit qu'à sa -force. Ceux-là, d'ordinaire écrivains eux-mêmes, non contents de -comprendre, imitent. Un Mallarmé subit revit en eux.--Pour l'un d'eux -Mallarmé eut une ironie très douce et à peine attristée, si discrète -que celui qui me la rapportait, l'auteur même à qui furent dites ces -paroles, les répétait comme un éloge: «Ce que j'admire surtout ici, -disait le Maître, c'est que, ce que j'ai mis trente ans à chercher, -vous, avec vos vingt ans, en un an l'ayez découvert.» - -Imiter Mallarmé, c'est folie!--Tout au plus pourrait-on, pour d'autres -résultats, employer sa patiente méthode, mais imiter le résultat de -cette méthode -[Pg 257] -dans la bizarrerie extérieure qu'elle lui doit parfois, c'est aussi -sot que de se promener en scaphandre dans les rues, ou d'écrire à -l'envers sous prétexte qu'on admire les manuscrits du Vinci. Mallarmé, -sous ce rapport, fit beaucoup de bien et beaucoup de mal, comme fait -toujours tout puissant esprit. Beaucoup de bien, parce qu'il désigna -certains sots plagiaires à une risée méritée; beaucoup de mal parce que -l'autorité de ce magique esprit, son despotisme involontaire, d'autant -plus redoutable qu'il était plus voilé de douceur, put incliner -quelques esprits non négligeables, mais trop flexibles, ou trop -jeunes, pas assez formés, les plier en des postures peu sincères, leur -faire adopter une syntaxe, une manière d'écrire qui supposait et que -nécessitait une méthode, mais qui sans elle n'était plus que manière et -que pure affectation. - -Comment en eût-il été autrement? Ceux qui viendront, ceux qui sont -venus depuis trois ans ne peuvent assez se rendre compte de la -déconvenue qui attendait un jeune esprit avide d'art et des émotions -de l'esprit à son entrée dans la «Société littéraire» d'alors. Renan, -Leconte de Lisle et Banville étaient morts; Rimbaud perdu; Verlaine -hagard, impossible à saisir; -[Pg 258] -la conversation de Heredia, toute de verve, nourrissait peu: -Sully-Prudhomme se méprenait; certaine méprisante infatuation empêchait -de reconnaître en Moréas ses qualités de vrai poète; Régnier, Griffin -naissaient à peine... Auprès de qui aller? Qui admirer, grands dieux? - ---On entrait chez Mallarmé; c'était le soir; on trouvait là d'abord -enfin un grand silence; à la porte, tous les bruits de la rue -mouraient; Mallarmé commençait à parler d'une voix douce, musicale, -inoubliable,--hélas! à jamais étouffée. Chose étrange: IL PENSAIT AVANT -DE PARLER! - -Et pour la première fois, près de lui, on sentait, on touchait la -réalité de la pensée: ce que nous cherchions, ce que nous voulions, -ce que nous adorions dans la vie, existait; un homme, ici, avait tout -sacrifié à _cela_. - -Pour Mallarmé, la littérature était le but, oui la fin même de la vie; -on la sentait ici, authentique et réelle. Pour y sacrifier tout comme -il fit, il fallait bien y croire uniquement. Je ne pense pas qu'il y -ait, dans notre histoire littéraire, exemple de plus intransigeante -conviction. - -Ne pouvant écouter nul autre, on ne sut point voir en lui le -représentant dernier et le plus parfait du -[Pg 259] -Parnasse, son sommet, son accomplissement et sa consommation; on -y vit un initiateur. Voilà pourquoi peut-être la réaction, ces -dernières années, fut si vive, si follement passionnée. On eût cru -la revendication d'une liberté compromise, tant cet esprit calme et -retrait avait soumis à lui de pensées, avait contraint les autres -à l'admirer. On regimba; on fit semblant de le haïr; et jamais sa -domination ne fut plus affirmée que par ceux qui s'en délivrèrent; ils -ne le purent faire qu'à grand éclat; ils réclamèrent le droit de vivre; -comme si Mallarmé leur défendait d'exister dans quelque autre monde -que le sien--par la seule manifestation tranquille d'une beauté morale -hors du monde, éblouissante comme celle du solitaire dont il parle, qui -_nie_ le monde extérieur par la puissance de sa foi. - -Et je consens que la violence et la passion des réactions récentes vint -aussi de la violence et de la passion de certains admirateurs, dont -nous fûmes. - -En un âge où nous avions besoin d'admirer, Mallarmé seul motivait une -admiration légitime: comment n'eût-elle pas été violente et passionnée? - -_Été 1898._ - - -[1] Citons, en regard de l'indécent article du _Temps_, le respectueux -et sérieux hommage de M. Lalo dans les _Débats_; peut-être pour -racheter le sot et vil article que ce même journal osait faire paraître -naguère, qui s'appelait «le Coup du père Verlaine»; c'était signé -Georges Clément. Il faut se souvenir de ces choses. - -Quant à _l'Aurore_, on ne peut lui demander de comprendre une figure -aussi inactuelle; elle eût mieux fait de n'en pas parler du tout. -Rien ne paraît plus vain qu'une occupation dont on ne pénètre pas -les motifs; sans l'invention du pratique feu grégeois, le mépris des -Syracusains pour Archimède eût été sans bornes; surtout quand il se -laissa tuer. Le mépris tend ici à devenir même de la haine; le savant -n'indiquait-il pas par là que ce qui l'occupait et que ne pouvaient -apercevoir les autres, était plus important que Syracuse, plus -important même que sa vie? - -[2] Je sais que l'on peut citer bien des noms et parmi les plus -grands, pour qui la faveur populaire n'empêcha pas les faveurs plus -choisies, dont le succès ne tua pas la gloire, et dont la gloire pour -être populaire d'abord, ne fut ni moins belle ni moins parfaitement -prolongée;--mais c'est que l'œuvre de ces admirables génies sans murs -d'enceinte pour ainsi dire, se prolongeait au loin sur le terrain -public; de sorte que, ce que la foule admire en eux n'est pas le centre -même de l'œuvre, le dieu dans le secret du temple, mais bien les -dépendances d'accès facile et le terrain banal où l'on peut aisément -se retrouver.--D'ailleurs pas de règle à cela; et quand mille exemples -audacieux protesteraient, ce que je dis plus haut peut se redire. - -[3] Littérature d'à prioriste, par conséquent française entre toutes, -cartésienne,--mais de forme plus concise que ne le supporte d'ordinaire -l'esprit un peu coureur des Français et d'apparence plutôt latine, -pour sa concision, sa syntaxe,--à ce point que certains passages de -l'_Après-Midi d'un Faune_ ont pu nous redonner une émotion poétique -très semblable à celle que nous cherchons dans les Eglogues de Virgile. - - -[Pg 260] - - - EMMANUEL SIGNORET - - Je ne veux pas mourir, la vie est douce et grande: - J'ai vu sur l'amandier verdir la jeune amande - Et les fruits du pêcher s'enfler comme des seins. - Muses! vous soutenez mes plus hardis desseins: - Ma parole de feu vous l'avez enfantée - Pour qu'elle soit enfin des races écoutée. - - -Ces vers, que publiait la _Revue Blanche_ du 1er janvier dernier, sont -à peu près les derniers d'Emmanuel Signoret. Le 20 décembre 1900, à -Cannes, où, longtemps, des soins vigilants et une sorte d'inspiration -latente la prolongèrent encore, s'acheva enfin sa triste lutte contre -la nuit et la misère. La mort vint, non comme une étrangère, et non -comme une amie, mais comme une fatale attendue qui ne _devait_ trouver -en lui plus rien à prendre, qu'une souffrante dépouille épuisée--tant -l'effort du poète avait été de poser, en -[Pg 261] -des vers qu'elle ne put toucher, la part exquise de lui-même--de sorte -que, reculé et comme disparu derrière son œuvre, son absence n'importât -plus. - -Oui, tout l'effort de Signoret, sachant de loin la mort venir, fut -l'effort propre de l'artiste: la nier. Fixer sa propre gloire et sa -pensée en des lignes si belles, si pures, que le temps n'y pût rien -enlever.--Qu'eût été l'œuvre d'art sans la mort, contre laquelle elle -proteste? - -L'imperfection de certains poètes rassure. Il semble, tant leur -effort satisfait peu, qu'ils aient encore beaucoup à dire, parce que -jusqu'alors ils ont mal dit. Un long temps de vie leur est dû pour -mener à mieux leur pauvre œuvre.--Par sa beauté, parfaite trop vite, -accomplie, l'œuvre de Signoret inquiétait: elle empiétait sur sa vie. -La satisfaction de ses vers ne lui laissait, nous semblait-il, plus -rien à dire. Hélas! C'étaient--beauté, vie, œuvres--choses disons-nous: -_accomplies_. La mort ne changera rien à ses vers. La vie n'y eût rien -ajouté. - -Il était, pour les choses terrestres, sinon aveugle comme Homère, -du moins d'une si extraordinaire myopie, que jamais la laideur ou -l'infirmité du réel ne vint heurter, comme elle fait si douloureusement -[Pg 262] -chez Baudelaire, la poétique vision dans laquelle il avançait en rêve. -Autant sa marche dans les rues était gauche, tâtonnante et gênée, -autant son essor était là robuste, tranquille, assuré. Ce que d'autres -appellent inspiration, visitation de la Muse, dont tels poètes sortent -las et boiteux comme Jacob d'une lutte avec l'ange, c'était pour -lui l'état constant, normal--à ce point qu'au contraire ce qui l'en -distrayait, les soins matériels et urgents de la vie devenaient pour -lui causes de maladie, de ruine. - -La misère, parfois, arracha d'un Léopardi, d'un Verlaine des chants si -inespérément beaux qu'on doute s'il sied bien d'accuser de sa cruauté -pour eux la Nature. Ici point: la douleur, la misère n'arrachèrent -d'Emmanuel Signoret pas un chant, pas un cri personnel. Les cordes -métalliques de sa lyre ne se détendirent jamais. Il n'y eut là, ni -pose, ni affectation d'impassibilité, mais _isolation_ naturelle et -complète de sa faculté poétique. De sorte que cette grande misère où -vécut, dont mourut Signoret n'a servi de rien pour son art et reste -simplement lamentable. - -Un jour je le vis, à Cannes; je me plaignis à lui de ce qu'il ne -produisait pas davantage.--«Moi, je suis toujours prêt, répondit-il; -j'attends que l'on me commande -[Pg 263] -quelque chose.»--A la façon de Malherbe, de Pindare, Signoret se -sentait _poète officiel_; tout comme eux, sur commande, à propos de -n'importe quoi, il eût fait des vers admirables; il eût su couronner -d'un laurier neuf chaque victoire... Et comme aucune commande -officielle ne lui venait, Signoret, n'ayant rien de _particulier_ à -dire, satisfaisait son lyrisme en se chantant. Il se chantait lui-même -sans repos et sans lassitude; il chantait Puget-Théniers, Lançon, -villages immortels de ce qu'il les avait habités; il chantait la plage -de Cannes comme Ronsart avait chanté les bords du Loir. Comme Ronsart -chantait: - - Quelqu'un après mil ans, de mes vers étonné - Voudra dedans mon Loir comme en Permesse boire,-- - -il chantait, en non moins beaux vers: - - O Cannes! jamais l'œil véridique des Muses - Ne t'avait éclairé pour l'immortalité.-- - Tremblez sur ses deux mers, belles strophes confuses, - Comme oscille un brouillard au clair des nuits d'été. - -Et puisque aucune gloire extérieure et matérielle ne descendait, il -posait sur son propre front, le tressant lui-même en couronne, le -laurier que lui-même et solitaire -[Pg 264] -avait cueilli. Et dans l'orgueil, dans l'infatuation même du -geste, rien de bassement égoïste ni d'intéressé ne restait. Rien -d'impersonnel, de général, d'officiel dirai-je, comme la figure qu'il -évoque de lui-même en ses vers. Il parle de lui-même comme _d'une autre -divinité_. - -Une poésie si déshumanisée étonne aujourd'hui, déconcerte. Les âmes -trop sceptiques et trop peu dévouées méconnaissent la divine et païenne -ferveur qui peut, sur l'autel d'Apollon, consumer sans laisser de -cendres. Le profane n'estime la passion qu'à ce qu'elle a laissé de -déchets. La pureté du sacrifice est telle, ici, qu'il se méprend. -Qu'importe! si, sur la pierre lisse où, par le feu, tout ce qui restait -de charnel fut dévoré, la flamme intense et sans vacillement de cette -glorieuse consomption se reflète. - - Nous mettrons aux bergers un flambeau dans les mains; - Nous leur dirons: «Versez, par torrents, aux chemins - La lumière opulente! Assez d'âmes sont mortes! - De la maison sans joie, allez! brisez les portes! - L'œil de l'homme a du ciel les charmantes couleurs! - Les membres parfumés des enfants sont des fleurs - Où, du pollen des dieux, l'homme vrai fructifie. - Des sépulcres brisés jaillit l'aube de vie!» - - _Girgenti, janvier 1902._ - -[Pg 265] - - - OSCAR WILDE - - -Il y a un an, à même époque[1], c'est à Biskra que j'appris par -les journaux la lamentable fin d'Oscar Wilde. L'éloignement ne me -permit pas, hélas! de me joindre au maigre cortège qui suivit sa -dépouille jusqu'au cimetière de ***; en vain me désolai-je que mon -absence semblât diminuer encore le nombre si petit des amis demeurés -fidèles;--du moins les pages que voici, je voulus aussitôt les écrire; -mais durant un assez long temps, de nouveau, le nom de Wilde sembla -devenir la propriété des journaux... A présent que toute indiscrète -rumeur autour de ce nom si tristement fameux s'est calmée, que la foule -enfin s'est lassée, après avoir loué, de s'étonner, puis de maudire, -peut-être un ami pourra-t-il exprimer une -[Pg 266] -tristesse qui dure, apporter, comme une couronne sur une tombe -délaissée, ces pages d'affection, d'admiration et de respectueuse pitié. - -Lorsque le scandaleux procès, qui passionna l'opinion anglaise, menaça -de briser sa vie, quelques littérateurs et quelques artistes tentèrent -une sorte de sauvetage au nom de la littérature et de l'art. On espéra -qu'en louant l'écrivain on allait faire excuser l'homme. Hélas! un -malentendu s'établit; car, il faut bien le reconnaître: Wilde n'est -pas un grand écrivain. La bouée de plomb qu'on lui jeta ne fit donc -qu'achever de le perdre; ses œuvres, loin de le soutenir, semblèrent -foncer avec lui. En vain quelques mains se tendirent. Le flot du monde -se referma; tout fut fini. - -On ne pouvait alors songer à tout différemment le défendre. Au -lieu de chercher à cacher l'homme derrière son œuvre, il fallait -montrer l'homme d'abord admirable, comme je vais essayer de faire -aujourd'hui--puis l'œuvre même en devenant illuminée.--«J'ai mis tout -mon génie dans ma vie; je n'ai mis que mon talent dans mes œuvres», -disait Wilde.--Grand écrivain non pas, mais grand _viveur_, si l'on -permet au mot de prendre son plein sens. Pareil aux philosophes de la -Grèce, Wilde n'écrivait pas mais -[Pg 267] -causait et vivait sa sagesse, la confiant imprudemment à la mémoire -fluide des hommes, et comme l'inscrivant sur de l'eau. Que ceux qui -l'ont plus longuement connu racontent sa biographie; un de ceux qui -l'auront le plus avidement écouté rapporte simplement ici quelques -souvenirs personnels: - -[Pg 268] - - - I - -Ceux qui n'ont approché Wilde que dans les derniers temps de sa vie, -imaginent mal, d'après l'être affaibli, défait, que nous avait rendu la -prison, l'être prodigieux qu'il fut d'abord. - -C'est en 1891 que je le rencontrai pour la première fois. Wilde avait -alors ce que Thackeray appelle «le principal don des grands hommes»: -le succès. Son geste, son regard triomphaient. Son succès était si -certain qu'il semblait qu'il précédât Wilde et que lui n'eût qu'à -s'avancer. Ses livres étonnaient, charmaient. Ses pièces allaient faire -courir Londres. Il était riche; il était grand; il était beau; gorgé de -bonheurs et d'honneurs. Certains le comparaient à un Bacchus asiatique; -d'autres à quelque empereur romain; d'autres à Apollon lui-même--et le -fait est qu'il rayonnait. - -A Paris, sitôt qu'il y vint, son nom courut de -[Pg 269] -bouche en bouche; on rapportait sur lui quelques absurdes anecdotes: -Wilde n'était encore que celui qui fumait des cigarettes à bout d'or et -qui se promenait dans les rues une fleur de tournesol à la main. Car, -habile à piper ceux qui font la mondaine gloire, Wilde avait su créer, -par devant son vrai personnage, un amusant fantôme dont il jouait avec -esprit. - -J'entendis parler de lui chez Mallarmé: on le peignit brillant causeur, -et je souhaitai le connaître, tout en n'espérant pas d'y arriver. Un -hasard heureux, ou plutôt un ami, me servit, à qui j'avais dit mon -désir. On invita Wilde à dîner. Ce fut au restaurant. Nous étions -quatre, mais Wilde fut le seul qui parla. - -Wilde ne causait pas: il contait. Durant presque tout le repas, il -n'arrêta pas de conter. Il contait doucement, lentement; sa voix -même était merveilleuse. Il savait admirablement le français, mais -feignait de chercher un peu les mots qu'il voulait faire attendre. Il -n'avait presque pas d'accent, ou du moins que ce qu'il lui plaisait -d'en garder, et qui pouvait donner aux mots un aspect parfois neuf et -étrange. Il prononçait volontiers, pour scepticisme: _skepticisme_... -Les contes qu'il nous dit interminablement ce soir-là étaient confus et -pas de ses meilleurs; Wilde, incertain -[Pg 270] -de nous, nous essayait. De sa sagesse ou bien de sa folie, il ne -livrait jamais que ce qu'il croyait qu'en pourrait goûter l'auditeur; -il servait à chacun, selon son appétit, sa pâture; ceux qui -n'attendaient rien de lui n'avaient rien, ou qu'un peu de mousse -légère; et comme il s'occupait d'abord d'amuser, beaucoup de ceux qui -crurent le connaître n'auront connu de lui que l'amuseur. - -Le repas fini, nous sortîmes. Mes deux amis marchant ensemble, Wilde me -prit à part: - ---«Vous écoutez avec les yeux, me dit-il assez brusquement. Voilà -pourquoi je vous raconterai cette histoire: - -»Quand Narcisse fut mort, les fleurs des champs se désolèrent et -demandèrent à la rivière des gouttes d'eau pour le pleurer.--Oh! leur -répondit la rivière, quand toutes mes gouttes d'eau seraient des -larmes, je n'en aurais pas assez pour pleurer moi-même Narcisse: je -l'aimais.--Oh! reprirent les fleurs des champs, comment n'aurais-tu pas -aimé Narcisse? Il était beau.--Etait-il beau? dit la rivière.--Et qui -mieux que toi le saurait? Chaque jour penché sur ta rive, il mirait -dans tes eaux sa beauté...» - -Wilde s'arrêtait un instant... - -[Pg 271] ---«Si je l'aimais, répondit la rivière, c'est que, lorsqu'il se -penchait sur mes eaux, je voyais le reflet de mes eaux dans ses yeux.» - -Puis Wilde, se rengorgeant avec un bizarre éclat de rire, ajoutait: - ---«Cela s'appelle: _Le Disciple._» - -Nous étions arrivés devant sa porte et le quittâmes. Il m'invita à le -revoir. Cette année et l'année suivante je le vis souvent et partout. - - -Devant les autres, je l'ai dit, Wilde montrait un masque de parade, -fait pour étonner, amuser ou pour exaspérer parfois. Il n'écoutait -jamais et prenait peu souci de la pensée dès que ce n'était plus la -sienne. Dès qu'il ne brillait plus tout seul, il s'effaçait. On ne le -retrouvait alors qu'en se retrouvant seul avec lui. - -Mais, sitôt seuls, il commençait: - ---«Qu'avez-vous fait depuis hier?» - -Et comme alors ma vie coulait sans heurts, le récit que j'en pouvais -faire ne présentait nul intérêt. Je redisais docilement de menus faits, -observant, tandis que je parlais, le front de Wilde se rembrunir. - ---«C'est vraiment là ce que vous avez fait? - ---Oui, répondais-je. - -[Pg 272] ---Et ce que vous dites est vrai! - ---Oui, bien vrai. - ---Mais alors pourquoi le redire? Vous voyez bien: cela n'est pas du -tout intéressant.--Comprenez qu'il y a deux mondes: celui qui _est_ -sans qu'on en parle; on l'appelle _le monde réel_, parce qu'il n'est -nul besoin d'en parler pour le voir. Et l'autre, c'est le monde de -l'art; c'est celui dont il faut parler, parce qu'il n'existerait pas -sans cela. - -»Il y avait un jour un homme que dans son village on aimait parce -qu'il racontait des histoires. Tous les matins il sortait du village, -et quand le soir il y rentrait, tous les travailleurs du village, -après avoir peiné tout le jour, s'assemblaient tout autour de lui et -disaient: Allons! Raconte: Qu'est-ce que tu as vu aujourd'hui?--Il -racontait: J'ai vu dans la forêt un faune qui jouait de la flûte, et -qui faisait danser une ronde de petits sylvains.--Raconte encore: -qu'as-tu vu? disaient les hommes.--Quand je suis arrivé sur le bord de -la mer, j'ai vu trois sirènes, au bord des vagues, et qui peignaient -avec un peigne d'or leurs cheveux verts.--Et les hommes l'aimaient -parce qu'il leur racontait des histoires. - -»Un matin il quitta comme tous les matins son -[Pg 273] -village--mais quand il arriva sur le bord de la mer, voici qu'il -aperçut trois sirènes, trois sirènes au bord des vagues, et qui -peignaient avec un peigne d'or leurs cheveux verts. Et comme il -continuait sa promenade, il vit, arrivant près du bois, un faune qui -jouait de la flûte à une ronde de sylvains... Ce soir-là, quand il -rentra dans son village et qu'on lui demanda comme les autres soirs: -Allons! raconte: Qu'as-tu vu? Il répondit:--Je n'ai rien vu.» - -Wilde s'arrêtait un peu, laissait descendre en moi l'effet du conte: -puis reprenait: - -«Je n'aime pas vos lèvres; elles sont droites comme celles de quelqu'un -qui n'a jamais menti. Je veux vous apprendre à mentir, pour que vos -lèvres deviennent belles et tordues comme celles d'un masque antique. - -»Savez-vous ce qui fait l'œuvre d'art et ce qui fait l'œuvre de la -nature? Savez-vous ce qui fait leur différence? Car enfin la fleur du -narcisse est aussi belle qu'une œuvre d'art--et ce qui les distingue -ce ne peut être la beauté. Savez-vous ce qui les distingue?--L'œuvre -d'art est toujours _unique_. La nature, qui ne fait rien de durable, se -répète toujours, afin que rien de ce qu'elle fait ne soit perdu. Il y a -beaucoup de -[Pg 274] -fleurs de narcisse; voilà pourquoi chacune peut ne vivre qu'un jour. -Et chaque fois que la nature invente une forme nouvelle elle la répète -aussitôt. Un monstre marin dans une mer sait qu'il est dans une autre -mer un monstre marin, son semblable. Quand Dieu crée un Néron, un -Borgia ou un Napoléon dans l'histoire, il en met un autre à côté; on ne -le connaît pas, peu importe; l'important c'est qu'_un_ réussisse; car -Dieu invente l'homme, et l'homme invente l'œuvre d'art. - -»Oui, je sais ... un jour il se fit sur la terre un grand malaise, -comme si enfin la nature allait créer quelque chose d'unique, quelque -chose d'unique vraiment--et le Christ naquit sur la terre. Oui, je sais -bien ... mais écoutez: - -«Quand Joseph d'Arimathie, au soir, descendit du mont du Calvaire où -venait de mourir Jésus, il vit sur une pierre blanche un jeune homme -assis, qui pleurait. Et Joseph s'approcha de lui et lui dit:--Je -comprends que ta douleur soit grande, car certainement cet homme-là -était un juste.--Mais le jeune homme lui répondit:--Oh! ce n'est pas -pour cela que je pleure! Je pleure parce que moi aussi j'ai fait des -miracles! Moi aussi j'ai rendu la vue aux aveugles, j'ai guéri des -paralytiques et j'ai ressuscité des morts. Moi aussi j'ai -[Pg 275] -séché le figuier stérile et j'ai changé de l'eau en vin... Et les -hommes ne m'ont pas crucifié.» - -Et qu'Oscar Wilde fût convaincu de sa mission représentative, c'est ce -qui m'apparut plus d'un jour. - -L'Évangile inquiétait et tourmentait le païen Wilde. Il ne lui -pardonnait pas ses miracles. Le miracle païen, c'est l'œuvre d'art: le -Christianisme empiétait. Tout irréalisme artistique robuste, exige un -réalisme convaincu dans la vie. - -Ses apologues les plus ingénieux, ses plus inquiétantes ironies étaient -pour confronter les deux morales, je veux dire le naturalisme païen et -l'idéalisme chrétien, et décontenancer celui-ci de tout sens. - ---«Quand Jésus voulut rentrer dans Nazareth, racontait-il, Nazareth -était si changée, qu'il ne reconnut plus sa ville. La Nazareth où il -avait vécu était pleine de lamentations et de larmes; cette ville -nouvelle, pleine d'éclats de rire et de chants. Et le Christ, entrant -dans la ville, vit des esclaves chargés de fleurs, qui s'empressaient -vers l'escalier de marbre d'une maison de marbre blanc. Le Christ entra -dans la maison, et au fond d'une salle de jaspe, couché sur une couche -de pourpre, il vit un homme dont les cheveux -[Pg 276] -défaits étaient mêlés aux roses rouges et dont les lèvres étaient -rouges de vin. Le Christ s'approcha de lui, lui toucha l'épaule et lui -dit:--Pourquoi mènes-tu cette vie?--L'homme se retourna, le reconnut -et répondit:--J'étais lépreux; tu m'as guéri. Pourquoi mènerais-je une -autre vie? - -»Le Christ sortit de cette maison. Et voici que dans la rue, il vit -une femme dont le visage et les vêtements étaient peints, et dont les -pieds étaient chaussés de perles; et derrière elle, marchait un homme -dont l'habit était de deux couleurs et dont les yeux se chargeaient -de désirs. Et le Christ s'approcha de l'homme, lui toucha l'épaule -et lui dit:--Pourquoi donc suis-tu cette femme et la regardes-tu -ainsi?--L'homme se retournant le reconnut et répondit:--J'étais -aveugle; tu m'as guéri. Que ferais-je d'autre de ma vue? - -»Et le Christ s'approcha de la femme:--Cette route que tu suis, lui -dit-il, est celle du péché; pourquoi la suivre?--La femme le reconnut -et lui dit en riant:--La route que je suis est agréable et tu m'as -pardonné tous mes péchés. - -»Alors le Christ sentit son cœur plein de tristesse et voulut quitter -cette ville. Mais comme il en sortait, -[Pg 277] -il vit enfin, au bord des fossés de la ville, un jeune homme assis qui -pleurait. Le Christ s'approcha de lui, et touchant les boucles de ses -cheveux, il lui dit:--Mon ami, pourquoi pleures-tu? - -»Et Lazare leva les yeux, le reconnut et répondit: - ---J'étais mort et tu m'as ressuscité; que ferais-je d'autre de ma vie?» - ---«Voulez-vous que je vous dise un secret? commençait Wilde, un autre -jour;--c'était chez Heredia; il m'avait pris à part au milieu du salon -plein de monde--un secret ... mais promettez-moi de ne le redire à -personne.... Savez-vous pourquoi le Christ n'aimait pas sa mère?--Cela -était dit à l'oreille, à voix basse et comme honteusement. Il faisait -une courte pause, saisissait mon bras, se reculait, puis, éclatant de -rire, brusquement: - ---C'est parce qu'elle était vierge!!...» - -Qu'on me laisse encore citer ce conte, un des plus étranges où se -puisse achopper l'esprit--et comprenne qui peut la contradiction que -semble à peine inventer Wilde: - -«... Puis il se fit un grand silence dans la Chambre de la Justice de -Dieu.--Et l'âme du pécheur s'avança toute nue devant Dieu. - -[Pg 278] -Et Dieu ouvrit le livre de la vie du pécheur: - ---Certainement ta vie a été très mauvaise: Tu as... (suivait une -prodigieuse, merveilleuse énumération de péchés)[2].--Puisque tu as -fait tout cela, certainement je vais t'envoyer en Enfer. - ---Tu ne peux pas m'envoyer en Enfer. - ---Et pourquoi est-ce que je ne puis pas t'envoyer en Enfer? - ---Parce que j'y ai vécu toute ma vie. - -Alors il se fit un grand silence dans la Chambre de la Justice de Dieu. - ---Eh bien! puisque je ne puis pas t'envoyer en Enfer, je m'en vais -t'envoyer au Ciel. - ---Tu ne peux pas m'envoyer au Ciel. - ---Et pourquoi est-ce que je ne puis pas t'envoyer au Ciel? - ---Parce que je n'ai jamais pu l'imaginer. - -Et il se fit un grand silence dans la Chambre de la Justice de Dieu[3].» - -[Pg 279] -Un matin, Wilde me tendit à lire un article où un critique assez épais -le félicitait de «savoir inventer de jolis contes pour habiller mieux -sa pensée». - ---«Ils croient, commença Wilde, que toutes les pensées naissent nues... -Ils ne comprennent pas que _je ne peux pas_ penser autrement qu'en -contes. Le sculpteur ne cherche pas à traduire en marbre sa pensée; _il -pense en marbre_, directement. - -»Il y avait un homme qui ne pouvait penser qu'en bronze. Et cet homme, -un jour, eut une idée, l'idée de la joie, de la joie qui habite -l'instant. Et il sentit qu'il lui fallait la dire. Mais dans le monde -tout entier il ne restait plus un seul morceau de bronze; car les -hommes avaient tout employé. Et cet homme sentit qu'il deviendrait fou, -s'il ne disait pas son idée. - -»Et il songeait à un morceau de bronze, sur la tombe de sa femme, à -une statue qu'il avait faite pour orner la tombe de sa femme, de la -seule femme qu'il eût aimée; c'était la statue de la tristesse, de la -tristesse qui habite la vie. Et l'homme sentit qu'il devenait fou s'il -ne disait pas son idée. - -«Alors il prit cette statue de la tristesse, de la tristesse qui habite -la vie; il la brisa; il la fondit, et il en -[Pg 280] -fit la statue de la joie, de la joie qui n'habite que dans l'instant.» - -Wilde croyait à quelque fatalité de l'artiste, et que l'idée est plus -forte que l'homme. - ---«Il y a, disait-il, deux espèces d'artistes: les uns apportent des -réponses, et les autres, des questions. Il faut savoir si l'on est -de ceux qui répondent ou bien de ceux qui interrogent; car celui -qui interroge n'est jamais celui qui répond. Il y a des œuvres qui -attendent, et qu'on ne comprend pas pendant longtemps; c'est qu'elles -apportaient des réponses à des questions qu'on n'avait pas encore -posées; car la question arrive souvent terriblement longtemps après la -réponse.» - -Et il disait encore: - ---«L'âme naît vieille dans le corps; c'est pour la rajeunir que -celui-ci vieillit. Platon, c'est la jeunesse de Socrate...» - - -Puis je restai trois ans sans le revoir. - -[Pg 281] - - - II - - -Ici commencent les souvenirs tragiques. - -Une persistante rumeur, grandissant avec celle de ses succès (à Londres -on le jouait à la fois sur trois théâtres), prêtait à Wilde d'étranges -mœurs, dont certains voulaient bien encore ne s'indigner qu'avec -sourire, et d'autres ne s'indigner point; on prétendait d'ailleurs que -ces mœurs, il les cachait peu, souvent les affichait au contraire, -certains disaient: avec courage; d'autres: avec cynisme; d'autres: -avec affectation. J'écoutais, plein d'étonnement, cette rumeur. -Rien, depuis que je fréquentais Wilde, ne m'avait jamais pu rien -faire soupçonner.--Mais déjà, par prudence, nombre d'anciens amis le -désertaient. On ne le reniait pas nettement encore, mais on ne tenait -plus à l'avoir rencontré. - -Un extraordinaire hasard croisa de nouveau nos -[Pg 282] -deux routes. C'est en janvier 1895. Je voyageais; une humeur chagrine -m'y poussait, et plus en quête de solitude que de la nouveauté des -lieux. Le temps était affreux; j'avais fui d'Alger vers Blidah; -j'allais laisser Blidah pour Biskra. Au moment de quitter l'hôtel, -par curiosité désœuvrée, je regardai le tableau noir où les noms des -voyageurs sont inscrits. Qu'y vis-je?--A côté de mon nom, le touchant, -celui de Wilde... J'ai dit que j'avais soif de solitude: je pris -l'éponge et j'effaçai mon nom. - -Avant d'avoir atteint la gare, je n'étais plus bien sûr qu'un peu de -lâcheté ne se fut pas cachée dans cet acte; aussitôt, revenant sur mes -pas, je fis remonter ma valise, et récrivis mon nom sur le tableau. - -Depuis trois ans que je ne l'avais vu (car je ne puis compter pour un -revoir, l'an d'avant, une courte rencontre à Florence), Wilde était -certainement changé. On sentait dans son regard moins de mollesse, -quelque chose de rauque en son rire et de forcené dans sa joie, Il -semblait à la fois plus sûr de plaire et moins ambitieux d'y réussir; -il était enhardi, affermi, grandi. Chose étrange, il ne parlait plus -par apologues; durant les quelques jours que je m'attardai près de lui, -je ne pus arracher de lui le moindre conte. - -[Pg 283] -Je m'étonnai d'abord de le trouver en Algérie.--«Oh! me dit-il, c'est -que maintenant je fuis l'œuvre d'art. Je ne veux plus adorer que le -soleil... Avez-vous remarqué que le soleil déteste la pensée; il la -fait reculer toujours, et se réfugier dans l'ombre. Elle habitait -d'abord l'Égypte; le soleil a conquis l'Égypte. Elle a vécu longtemps -en Grèce, le soleil a conquis la Grèce; puis l'Italie et puis la -France. A présent toute la pensée se trouve repoussée jusqu'en Norvège -et en Russie, là où ne vient jamais le soleil. Le soleil est jaloux de -l'œuvre d'art.» - -Adorer le soleil, ah! c'était adorer la vie. L'adoration lyrique de -Wilde devenait farouche et terrible. Une fatalité le menait; il ne -pouvait pas et ne voulait pas s'y soustraire. Il semblait mettre tout -son soin, sa vertu, à s'exagérer son destin et à s'exaspérer lui-même. -Il allait au plaisir comme on marche au devoir.--«Mon devoir à moi, -disait-il, c'est de terriblement m'amuser.»--Nietzsche m'étonna moins -plus tard, parce que j'avais entendu Wilde dire; - ---«Pas le bonheur! Surtout pas le bonheur. Le plaisir! Il faut vouloir -toujours le plus tragique...» - -Il marchait dans les rues d'Alger précédé, escorté, suivi d'une -extraordinaire bande de maraudeurs; il -[Pg 284] -conversait avec chacun; il les regardait tous avec joie et leur jetait -son argent au hasard. - ---«J'espère, me disait-il, avoir bien démoralisé cette ville.» - -Je songeais au mot de Flaubert, qui lorsqu'on lui demandait quelle -sorte de gloire il ambitionnait le plus, répondait: - ---«Celle de démoralisateur.» - -Je restais devant tout cela plein d'étonnement, d'admiration et de -crainte. Je savais sa situation ébranlée, les hostilités, les attaques -et quelle sombre inquiétude il cachait sous sa joie hardie[4]. Il -parlait de rentrer -[Pg 285] -à Londres; le marquis de Q... l'insultait, l'appelait, l'accusait de -fuir. - ---«Mais si vous retournez là-bas, qu'adviendra-t-il? lui demandai-je. -Savez-vous ce que vous risquez? - ---Il ne faut jamais le savoir... Ils sont extraordinaires, mes amis; -ils me conseillent la prudence. La prudence! Mais est-ce que je peux en -avoir? Ce serait -[Pg 286] -revenir en arrière. Il faut que j'aille aussi loin que possible... Je -ne peux pas aller plus loin... Il faut qu'il arrive quelque chose, -quelque chose d'autre...» - -Wilde s'embarqua le lendemain. - -Le reste de l'histoire, on le sait. Ce «quelque chose d'autre» ce fut -le _hard labour_[5]. - -[Pg 287] - - - III - - -Dès qu'il fut sorti de prison, Oscar Wilde revint en France. A -Berneval, discret petit village aux environs de Dieppe, un nommé -Sébastien Melmoth s'établit; c'était lui. De ses amis français, comme -j'avais été le dernier à le voir, à le revoir je voulus être le -premier. Dès que je pus connaître son adresse, j'accourus. - -J'arrivai vers le milieu du jour. J'arrivais sans m'être annoncé. -Melmoth que la bonne cordialité de T*** appelait assez souvent à -Dieppe, ne devait rentrer que le soir. Il ne rentra qu'au milieu de la -nuit. - -C'était presque encore l'hiver. Il faisait froid; il faisait laid. Tout -le jour je rôdai sur la plage déserte, découragé et plein d'ennui. -Comment Wilde avait-il pu choisir Berneval pour y vivre? C'était -lugubre. - -La nuit vint. Je rentrai retenir une chambre à l'hôtel, celui même où -vivait Melmoth, et d'ailleurs le -[Pg 288] -seul de l'endroit. L'hôtel, propre, agréablement situé, n'hébergeait -que quelques êtres de second plan, d'inoffensifs comparses auprès de -qui je dus dîner. Triste société pour Melmoth! - -Heureusement j'avais un livre. Lugubre soir! onze heures... J'allais -renoncer à attendre, quand j'entends le roulement d'une voiture... M. -Melmoth est arrivé. - -M. Melmoth est tout transi. Il a perdu en route son pardessus. Une -plume de paon que, la veille, lui apporta son domestique (affreux -présage) lui avait bien annoncé un malheur; il est heureux que ce ne -soit que cela. Mais il grelotte et tout l'hôtel s'agite pour lui faire -chauffer un grog. A peine s'il m'a dit bonjour. Devant les autres tout -au moins, il ne veut pas paraître ému. Et mon émotion presque aussitôt -retombe, à trouver Sébastien Melmoth si simplement pareil à l'Oscar -Wilde qu'il était: non plus le lyrique forcené d'Algérie, mais le doux -Wilde d'avant la crise; et je me trouvais reporté non pas de deux ans, -mais de quatre ou cinq ans en arrière; même regard rompu, même rire -amusé, même voix... - -Il occupe deux chambres, les deux meilleures de l'hôtel, et se les est -fait aménager avec goût. Beaucoup -[Pg 289] -de livres sur sa table, et parmi lesquels il me montre mes _Nourritures -Terrestres_ qui avaient paru depuis peu. Une jolie vierge gothique, sur -un grand piédestal, dans l'ombre... - -A présent nous sommes assis près de la lampe et Wilde boit son grog à -petits coups. Je remarque, à présent qu'il est mieux éclairé, que la -peau du visage est devenue rouge et commune; celle des mains encore -plus, qui pourtant ont repris les mêmes bagues; une à laquelle il tient -beaucoup porte en chaton mobile un scarabée d'Égypte en lapis-lazuli. -Ses dents sont atrocement abîmées. - -Nous causons. Je lui reparle de notre dernière rencontre à Alger. Je -lui demande s'il se souvient qu'alors je lui prédisais presque la -catastrophe. - ---«N'est-ce pas, dis-je, que vous saviez à peu près ce qui vous -attendait en Angleterre; vous aviez prévu le danger et vous y êtes -précipité?... - -(Ici je ne crois pas pouvoir mieux faire que recopier les feuilles où -je transcrivis peu après tout ce que je pus me rappeler de ses paroles). - ---«Oh! naturellement! naturellement, je savais qu'il y aurait une -catastrophe--celle-là, ou une autre, je l'attendais. Il fallait que -cela finisse ainsi. Songez -[Pg 290] -donc: Aller plus loin, ce n'était pas possible; et cela ne pouvait plus -durer. C'est pourquoi vous comprenez qu'il faut que cela soit fini. La -prison m'a complètement changé. Je comptais sur elle pour cela--Bosy[6] -est terrible; il ne peut pas comprendre cela; il ne peut pas comprendre -que je ne reprenne pas la même existence; il accuse les autres de -m'avoir changé... Mais il ne faut jamais reprendre la même existence... -Ma vie est comme une œuvre d'art; un artiste ne recommence jamais deux -fois la même chose ... ou bien c'est qu'il n'avait pas réussi. Ma vie -d'avant la prison a été aussi réussie que possible. Maintenant c'est -une chose achevée.» - -Il allume une cigarette. - ---«Le public est tellement terrible qu'il ne connaît jamais un homme -que par la dernière chose qu'il a faite. Si je revenais à Paris -maintenant, on ne voudrait voir en moi que le ... condamné. Je ne veux -pas reparaître avant d'avoir écrit un drame. Il faut jusque-là qu'on me -laisse tranquille.»--Et il ajoute brusquement:--«N'est-ce pas que j'ai -bien fait de venir ici? Mes amis voulaient que j'aille dans le Midi pour -[Pg 291] -me reposer; parce que, au commencement, j'étais très fatigué. Mais je -leur ai demandé de chercher pour moi, dans le Nord de la France, une -très petite plage, où je ne voie personne, où il fasse bien froid, -où il n'y ait presque jamais de soleil... Oh! n'est-ce pas que j'ai -bien fait de venir habiter à Berneval? (Dehors il faisait un temps -épouvantable.) - -»Ici tout le monde est très bon pour moi. Le curé surtout. J'aime -tellement la petite église! Croiriez-vous qu'elle s'appelle Notre-Dame -de Liesse! Aoh! n'est-ce pas que c'est charmant?--Et maintenant je sais -que je ne vais plus jamais pouvoir quitter Berneval, parce que le curé -m'a offert ce matin une stalle perpétuelle dans le chœur! - -»Et les douaniers! Ils s'ennuyaient tellement, ici! alors je leur ai -demandé s'ils n'avaient rien à lire; et maintenant je leur apporte tous -les romans de Dumas père... N'est-ce pas qu'il faut que je reste ici? - -»Et les enfants! aoh! ils m'adorent! Le jour du jubilé de la reine, -j'ai donné une grande fête, un grand dîner, où j'avais quarante enfants -de l'école--tous! tous! avec le maître! pour fêter la reine! N'est-ce -pas que c'est absolument charmant?... Vous savez que j'aime beaucoup la -reine. J'ai toujours son portrait -[Pg 292] -avec moi.»--Et il me montre, épinglé au mur, le portrait caricatural de -Nicholson. - -Je me lève pour le regarder; une petite bibliothèque est auprès; je -regarde un instant les livres. Je voudrais amener Wilde à me parler -plus gravement. Je me rassieds, et avec un peu de crainte je lui -demande s'il a lu les _Souvenirs de la Maison des Morts_. Il ne répond -pas directement, mais commence: - ---«Les écrivains de la Russie sont extraordinaires. Ce qui rend leurs -livres si grands, c'est la pitié qu'ils y ont mise. N'est-ce pas, avant -j'aimais beaucoup _Madame Bovary_; mais Flaubert n'a pas voulu de -pitié dans son œuvre, et c'est pourquoi elle a l'air petite et fermée; -la pitié, c'est le côté par où est ouverte une œuvre, par où elle -paraît infinie... Savez-vous, dear, que c'est la pitié qui m'a empêché -de me tuer? Oh! pendant les six premiers mois j'ai été terriblement -malheureux; si malheureux que je voulais me tuer; mais ce qui m'a -retenu de le faire, ç'a été de regarder _les autre_s, de voir qu'ils -étaient aussi malheureux que moi, et d'avoir pitié. O dear! c'est une -chose admirable, que la pitié; et je ne la connaissais pas! (Il parlait -à voix presque basse, sans exaltation aucune.)--Est-ce que vous avez -bien compris combien -[Pg 293] -la pitié est une chose admirable? Pour moi je remercie Dieu chaque -soir--oui, à genoux, je remercie Dieu de me l'avoir fait connaître. -Car je suis entré dans la prison avec un cœur de pierre et ne songeant -qu'à mon plaisir, mais maintenant mon cœur s'est complètement brisé; la -pitié est entrée dans mon cœur; j'ai compris maintenant que la pitié -est la plus grande, la plus belle chose qu'il y ait au monde... Et -voilà pourquoi je ne peux pas en vouloir à ceux qui m'ont condamné, ni -à personne, parce que, sans eux, je n'aurais pas connu tout cela.--Bosy -m'écrit des lettres terribles; il me dit qu'il ne me comprend pas; -qu'il ne comprend pas que je n'en veuille pas à tout le monde; que -tout le monde a été odieux pour moi... Non, il ne me comprend pas; il -ne peut plus me comprendre. Mais je le lui répète dans chaque lettre; -nous ne pouvons pas suivre la même route; il a la sienne; elle est très -belle; j'ai la mienne. La sienne, c'est celle d'Alcibiade; la mienne -est maintenant celle de saint François d'Assise... Connaissez-vous -saint François d'Assise? aoh! admirable! admirable! Voulez-vous me -faire un grand plaisir? Envoyez-moi la meilleure vie de saint François -que vous connaissiez...» - -[Pg 294] -Je le lui promets, il reprend: - ---«Oui--ensuite nous avons eu un directeur de prison charmant, aoh! -tout à fait charmant! mais les six premiers mois, j'ai été terriblement -malheureux. Il y avait un gouverneur de prison très méchant, un juif, -qui était très cruel, parce qu'il manquait complètement d'imagination.» -Cette dernière phrase, dite très vite, était irrésistiblement comique; -et comme j'éclate de rire, il rit aussi, la répète, puis continue: - ---«Il ne savait quoi imaginer pour nous faire souffrir:--Vous allez -voir comme il manquait d'imagination... Il faut que vous sachiez que, -dans la prison, on ne vous laisse sortir qu'une heure par jour; alors -on marche dans une cour, en rond, les uns derrière les autres, et il -est absolument défendu de se parler. Des gardes vous surveillent et il -y a de terribles punitions pour celui qu'on surprend--Ceux qui sont -pour la première fois en prison se reconnaissent à ce qu'ils ne savent -pas parler sans remuer les lèvres.., Il y avait déjà six semaines que -j'étais enfermé, et que je n'avais dit un mot à personne--à personne. -Un soir, nous marchions comme cela les uns derrière les autres pendant -l'heure de la promenade, et tout d'un coup, -[Pg 295] -derrière moi, j'entends prononcer mon nom: c'était le prisonnier qui -était derrière moi, qui disait: «Oscar Wilde, je vous plains, parce -que vous devez souffrir plus que nous.» Alors j'ai fait un énorme -effort pour ne pas être remarqué (je croyais que j'allais m'évanouir) -et j'ai dit sans me retourner: «Non, mon ami; nous souffrons tous -également.»--Et ce jour-là je n'ai plus du tout eu envie de me tuer. - -»Nous avons parlé comme cela plusieurs jours. J'ai su son nom, et ce -qu'il faisait. Il s'appelait P***; c'était un excellent garçon; aoh! -excellent!... Mais je ne savais pas encore parler sans remuer les -lèvres, et un soir: «C. 33! (C. 33 c'était moi)--C. 33 et C. 48, sortez -des rangs!» Alors nous sortons des rangs et le gardien dit: «Vous allez -comparaître devant Monsieur le Dirrrecteur!»--Et comme la pitié était -déjà entrée dans mon cœur, je ne m'effrayais absolument que pour lui; -j'étais, au contraire, heureux de souffrir à cause de lui.--Mais le -directeur était tout à fait terrible. Il a fait passer P*** le premier; -il voulait nous interroger séparément,--parce qu'il faut vous dire que -la peine n'est pas la même pour celui qui a commencé à parler que pour -celui qui a répondu; la peine de -[Pg 296] -celui qui a parlé le premier est le double de celle de l'autre; -d'ordinaire le premier a quinze jours de cachot, le second seulement -huit; alors le directeur voulait savoir qui de nous deux avait -parlé le premier. Et, naturellement, P***, qui était un excellent -garçon, a dit que c'était lui. Et quand, après, le directeur m'a fait -venir pour m'interroger, naturellement, j'ai dit que c'était moi. -Alors le directeur est devenu très rouge, parce qu'il ne comprenait -plus.--«Mais P*** dit aussi que c'est lui qui a commencé! Je ne peux -pas comprendre...» - -«Pensez-vous, dear!! Il ne pouvait pas comprendre! Il était très -embarrassé; il disait: «Mais je lui ai déjà donné quinze jours -à lui...» et puis il a ajouté: «Enfin! si c'est comme ça, je -m'en vais vous donner quinze jours à tous les deux.» N'est-ce -pas que c'est extraordinaire! Cet homme-là n'avait aucune espèce -d'imagination.»--Wilde s'amuse énormément de ce qu'il dit; il rit; il -est heureux de raconter: - ---«Et naturellement, après les quinze jours, nous avions beaucoup -plus envie qu'auparavant, de nous parler. Vous ne savez pas combien -cela pouvait paraître doux, de sentir que l'on souffrait l'un pour -l'autre.--Peu à peu, comme on n'occupait pas tous les jours -[Pg 297] -le même rang, peu à peu j'ai pu parler à chacun des autres; à tous! à -tous!... J'ai su le nom de chacun d'eux, l'histoire de chacun, et quand -il devait sortir de prison.... Et à chacun d'eux je disais: En sortant -de prison, la première chose que vous ferez ce sera d'aller à la poste; -il y aura une lettre pour vous avec de l'argent.--De sorte que, comme -cela, je continue à les connaître, parce que je les aime beaucoup. Et -il y en a de tout à fait délicieux. Croiriez-vous qu'il y en a déjà -trois qui sont venus me voir ici! N'est-ce pas que c'est tout à fait -admirable?... - -«Celui qui a remplacé le méchant directeur était un très charmant -homme, aoh! remarquable! tout à fait aimable avec moi... Et vous ne -pouvez pas imaginer quel bien m'a fait dans la prison la _Salomé_ -que l'on a jouée à Paris, précisément à cette époque. Ici, on avait -complètement oublié que j'étais littérateur! Quand on a vu ici que -ma pièce avait du succès à Paris, on s'est dit: Tiens! mais, c'est -étrange! il a donc du talent. Et à partir de ce moment on m'a laissé -lire tous les livres que je désirais. - -«J'ai pensé d'abord que ce qui me plairait le plus ce serait la -littérature grecque. J'ai demandé Sophocle; -[Pg 298] -mais je n'ai pu y prendre goût. Alors j'ai pensé aux Pères de l'Eglise; -mais eux non plus ne m'intéressaient pas. Et tout d'un coup j'ai pensé -à Dante... oh! Dante! J'ai lu le Dante tous les jours; en italien; -je l'ai lu tout entier; mais ni le _Purgatoire_ ni le _Paradis_ ne -me semblaient écrits pour moi. C'est son _Inferno_ surtout que j'ai -lu; comment ne l'aurais-je pas aimé? Comprenez-vous? L'Enfer, nous y -étions. L'Enfer, c'était la prison...» - ---Ce même soir il me raconte son projet de drame sur Pharaon et un -ingénieux conte sur Judas. - - -Le lendemain il me mène dans une charmante petite maison, à deux cents -mètres de l'hôtel, qu'il a louée et commence à faire meubler. C'est là -qu'il veut écrire ses drames; son _Pharaon_ d'abord, puis un _Achab et -Jésabel_ (il prononce: _Isabelle_) qu'il raconte merveilleusement. - -La voiture qui m'emmène est attelée. Wilde y monte avec moi, pour -m'accompagner un instant. Il me reparle de mon livre, le loue, mais -avec je ne sais quelle réticence. Enfin la voiture s'arrête. Il me -dit adieu, va descendre, mais, tout à coup:--«Ecoutez, dear, il faut -maintenant que vous me fassiez une promesse. -[Pg 299] -_Les Nourritures Terestres_, c'est bien... c'est très bien... Mais -dear, promettez-moi: maintenant n'écrivez plus jamais JE.» - -Et comme je paraissais ne pas suffisamment comprendre, il -reprenait:--«En art, voyez-vous, il n'y a pas de _première_ personne.» - -[Pg 300] - - - IV - - -De retour à Paris, j'allai donner de ses nouvelles à Lord Alfred -Douglas. Celui-ci me dit: - ---«Mais tout cela est tout à fait ridicule. Wilde est tout à fait -incapable de supporter l'ennui. Je le sais très bien: il m'écrit tous -les jours; et moi aussi je suis d'avis qu'il faut d'abord qu'il termine -sa pièce; mais, après, il me reviendra; il n'a jamais rien fait de bon -dans la solitude; il a besoin d'être tout le temps distrait. C'est -près de moi qu'il a écrit tout ce qu'il a écrit de meilleur.--Voyez -d'ailleurs sa dernière lettre...» Lord Alfred me la montre et me -la lit.--Elle supplie Bosy de le laisser finir tranquillement son -_Pharaon_, mais dit en effet que, sitôt cette pièce écrite, il -reviendra, le retrouvera,--et termine par cette phrase glorieuse: «... -et alors je serai de nouveau _le Roi de la Vie_ (the King of Life).» - -[Pg 301] - - - V - - -Et peu de temps après Wilde revint à Paris[7]. Sa pièce n'était pas -écrite; elle ne le sera jamais. La société sait bien s'y prendre quand -elle veut supprimer un homme, et connaît des moyens plus subtils que -la mort... Wilde avait trop souffert depuis deux ans et d'une façon -trop passive. Sa volonté avait été brisée. Les premiers mois, il put se -faire illusion encore, mais bientôt il s'abandonna. Ce fut comme une -abdication. Rien ne resta dans sa vie effondrée qu'un douloureux relent -de ce qu'il avait été naguère; un besoin par instants de prouver qu'il -pensait encore; de l'esprit, mais -[Pg 302] -cherché, contraint, fripé. Je ne le revis plus que deux fois: - -Un soir, sur les boulevards où je me promenais avec G***, je m'entendis -appeler par mon nom. Je me retournai: c'était Wilde. Ah! combien il -était changé!... «Si je reparais avant d'avoir écrit mon drame, le -monde ne voudra voir en moi que le forçat», m'avait-il dit. Il était -reparu sans drame et, comme devant lui quelques portes s'étaient -fermées, il ne cherchait plus de rentier nulle part; il rôdait. Des -amis, à plusieurs reprises, avaient tenté de le sauver; on s'ingéniait; -on l'emmenait en Italie... Wilde échappait bientôt; retombait. Parmi -ceux demeurés le plus longtemps fidèles, quelques-uns m'avaient -tant redit que «Wilde n'était plus visible...», je fus un peu gêné, -je l'avoue, de le revoir et dans un lieu où pouvait passer tant de -monde.--Wilde était attablé sur la terrasse d'un café. Il commanda pour -G*** et pour moi deux cocktails... J'allais m'asseoir en face de lui, -c'est-à-dire de manière à tourner le dos aux passants, mais Wilde, -s'affectant de ce geste qu'il crut causé par une absurde honte (il ne -se trompait, hélas! pas tout à fait): - ---«Oh! mettez-vous donc là, près de moi, dit-il, -[Pg 303] -en m'indiquant, à côté de lui, une chaise; je suis tellement seul à -présent!» - -Wilde était encore bien mis; mais son chapeau n'était plus si brillant; -son faux-col avait même forme, mais il n'était plus aussi propre; les -manches de sa redingote étaient légèrement frangées» - ---«Quand, jadis, je rencontrais Verlaine, je ne rougissais pas de lui, -reprit-il, avec un essai de fierté. J'étais riche, joyeux, couvert -de gloire, mais je sentais que d'être vu près de lui m'honorait, -même quand Verlaine était ivre...» Puis craignant d'ennuyer G***, je -pense, il changea brusquement de ton, essaya d'avoir de l'esprit, de -plaisanter, devint lugubre. Mon souvenir ici reste abominablement -douloureux. Enfin, G*** et moi nous nous levâmes. Wilde tint à payer -les consommations. J'allais lui dire adieu quand il me prit à part et, -confusément, à voix basse: - ---«Ecoutez, me dit-il, il faut que vous sachiez...: je suis absolument -sans ressources...» - - -Quelques jours après, pour la dernière fois, je le revis. Je ne -veux citer de notre conversation qu'un mot. Il m'avait dit sa gêne, -l'impossibilité de continuer, de commencer même un travail. Tristement -je lui rappelais -[Pg 304] -la promesse qu'il s'était faite de ne reparaître à Paris qu'avec une -pièce achevée: - ---«Ah! pourquoi, commençais-je, avoir si tôt quitté Berneval, où vous -vous étiez promis de rester si longtemps? Je ne puis pas dire que je -vous en veuille, mais...» - -Il m'interrompit, mit sa main sur la mienne, me regarda de son plus -douloureux regard: - ---«Il ne faut pas en vouloir, me dit-il, à _quelqu'un qui a été -frappé_.» - - -Oscar Wilde mourut dans un misérable petit hôtel de la rue des -Beaux-Arts. Sept personnes suivirent l'enterrement; encore -n'accompagnèrent-elles pas toutes jusqu'au bout le funèbre convoi. Sur -la bière, des fleurs, des couronnes; une seule m'a-t-on dit portait une -inscription: c'était celle du propriétaire de l'hôtel; on y lisait ces -mots: _A MON LOCATAIRE_. - - -[1] Ecrit en Décembre 1901. - -[2] La rédaction qu'il fit plus tard de ce conte est, par -extraordinaire, excellente--par conséquent aussi la traduction qu'en -donna notre ami H. Davray, dans la _Revue Blanche_. - -[3] Depuis que Villiers de l'Isle-Adam l'a trahi, tout le monde sait, -hélas! le grand secret de l'Eglise: _Il n'y a pas de purgatoire._ - -[4] Un de ces derniers soirs d'Alger, Wilde semblait s'être promis de -ne rien dire de sérieux. Enfin je m'irritai quelque peu de ses trop -spirituels paradoxes: - ---«Vous avez mieux à dire que des plaisanteries, commençai-je; vous me -parlez ce soir comme si j'étais le public. Vous devriez plutôt parler -au public comme vous savez parler à vos amis. Pourquoi vos pièces -ne sont-elles pas meilleures? Le meilleur de vous, vous le parlez; -pourquoi ne l'écrivez-vous pas? - ---Oh! mais, s'écria-t-il aussitôt,--mes pièces ne sont pas du tout -bonnes! et je n'y tiens pas du tout... Mais si vous saviez comme -elles amusent!... Elles sont presque toutes le résultat d'un pari. -_Dorian Grey_ aussi; je l'ai écrit en quelques jours, parce qu'un de -mes amis prétendait que je ne pourrais jamais écrire de romans. Cela -m'ennuie tellement d'écrire!»--Puis se penchant brusquement vers moi: -«Voulez-vous savoir le grand drame de ma vie?--C'est que j'ai mis mon -génie dans ma vie; je n'ai mis que mon talent dans mes œuvres.» - -Il n'était que trop vrai. Le meilleur de son écriture n'est qu'un pâle -reflet de sa brillante conversation. Ceux qui l'ont entendu parler -trouvent décevant de le lire. _Dorian Grey_, tout d'abord, était une -admirable histoire, combien supérieure à la _Peau de Chagrin_! combien -plus _significative_! Hélas! écrit, quel chef-d'œuvre manqué!--Dans -ses contes les plus charmants trop de littérature se mêle, si gracieux -qu'ils soient on y sent trop l'apprêt; la préciosité, l'euphuisme y -cachent la beauté de la première invention; on y sent, on ne peut -cesser d'y sentir les trois moments de leur genèse; l'idée première -en est fort belle, simple, profonde et de retentissement certain; une -sorte de nécessité latente en relient fixement les parties; mais dès -ici le don s'arrête; le développement des parties se fait de manière -factice; elles ne s'organisent pas bien; et quand, après, Wilde -travaille ses phrases, s'occupe de mettre en valeur, c'est par une -prodigieuse surcharge de concettis, de menues inventions plaisantes -et bizarres où l'émotion s'arrête de sorte que le chatoiement de la -surface fait perdre de vue et d'esprit la profonde émotion centrale. - -[5] Je n'ai rien inventé, rien arrangé, dans les derniers propos que -je cite. Les paroles de Wilde sont présentes à mon esprit, et j'allais -dire à mon oreille. Je ne prétends pas que Wilde vit nettement se -dresser devant lui la prison; mais j'affirme que le grand coup de -théâtre qui surprit et bouleversa Londres, transformant brusquement -Oscar Wilde d'accusateur en accusé, ne lui causa pas à proprement -parler de surprise. Les journaux, qui ne voulaient plus voir en lui -qu'un pitre, ont dénaturé de leur mieux l'attitude de sa défense, -jusqu'à lui enlever tout sens. Peut-être, quelque jour lointain, -siéra-t-il de relever de la fange cet abominable procès... - -[6] Lord Alfred Douglas. - -[7] Les représentants de sa famille assuraient à Wilde une fort belle -situation s'il consentait à prendre certains engagements, entre autres -celui de ne jamais revoir Lord Alfred. Il ne put ou ne voulut pas les -prendre. - - - * * * * * - - - _ACHEVÉ D'IMPRIMER_ - - Le vingt novembre mil neuf cent dix-neuf - - PAR - - BUSSIÈRE - - A SAINT-AMAND (CHER) - - pour le - - MERCVRE - - DE - - FRANCE - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Prétextes, by André Gide - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PRÉTEXTES *** - -***** This file should be named 54393-0.txt or 54393-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/4/3/9/54393/ - -Produced by Winston Smith. Images made available by The -Internet Archive. - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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