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-The Project Gutenberg EBook of Prétextes, by André Gide
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
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-
-Title: Prétextes
- Réflexions sur quelques points de littérature et de morale
-
-Author: André Gide
-
-Release Date: March 20, 2017 [EBook #54393]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PRÉTEXTES ***
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-
-Produced by Winston Smith. Images made available by The
-Internet Archive.
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-
- PRÉTEXTES
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-
- _DU MÊME AUTEUR_
-
-
- ANDRÉ WALTER (Les cahiers; Les Poésies)..... épuisé
-
- LE VOYAGE D'URIEN........................... épuisé
-
- PALUDES..................................... épuisé
-
-
- AU MERCURE DE FRANCE
-
-
- PRÉTEXTES................................... 1 vol.
-
- NOUVEAUX PRÉTEXTES.......................... 1 vol.
-
- L'IMMORALISTE, récit........................ 1 vol.
-
- LA PORTE ÉTROITE, récit..................... 1 vol.
-
- OSCAR WILDE................................. 1 vol.
-
-
- A LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
-
-
- LES NOURRITURES TERRESTRES.................. 1 vol.
-
- ISABELLE, récit............................. 1 vol.
-
- LE RETOUR DE L'ENFANT PRODIGUE.............. 1 vol.
-
- LE ROI DE CANDAULE, suivi de SAUL........... 1 vol.
-
- LE PROMÉTHÉE MAL ENCHAÎNÉ................... 1 vol.
-
- LES CAVES DU VATICAN........................ 1 vol.
-
-
- * * * * *
-
- ANDRÉ GIDE
-
-
- Prétextes
-
-
- Réflexions
-
- sur quelques points de littérature
-
- et de morale
-
-
- Septième édition
-
- PARIS
-
- MERCVRE DE FRANCE
-
- XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI
-
- MCMXIX
-
-
- * * * * *
-
-[Pg 4]
-
-
- JUSTIFICATION DU TIRAGE
-
- Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés
- pour tous pays
-
-
-[Pg 5]
-
- TABLE DES MATIÈRES
-
-
- =Deux conférences.=
-
-
- De l'influence en Littérature.......................... 7
-
- Les Limites de L'Art................................... 35
-
-
- =Autour de M. Barrès.=
-
-
- A propos des _Déracinés_............................... 51
-
- La querelle du peuplier (_Réponse à M. Maurras_)....... 61
-
- La Normandie et le Bas-Languedoc....................... 71
-
-
- =Lettres à Angèle.=
-
-
- I.--Mirbeau; Curel; Hauptmann....................... 81
-
- II.--Signoret; Jammes................................ 88
-
- III.--Les Naturistes.................................. 99
-
- IV.--Barrès; Maeterlinck............................. 102
-
- V.--Verhaeren, Pierre Louys......................... 107
-
- VI.--Stevenson et _du nationalisme en littérature_... 113
-
- VII.--De quelques récentes idolâtries................. 124
-
- VIII.--Sada Yacco...................................... 135
-
- IX.--De quelques jeunes gens du Midi................. 142
-
- X.--Les Mille Nuits et une Nuit du Dr Mardrus....... 151
-
- XI.--Max Stirner et l'individualisme................. 160
-
- XII.--Nietzsche....................................... 166
-
-
- =Quelques livres.=
-
-
- Villiers de l'Isle-Adam................................ 185
-
- Maurice Léon........................................... 192
-
- Camille Mauclair....................................... 197
-
- Henri de Régnier....................................... 203
-
- Dr J. C. Mardrus (_Les Mille Nuits et une Nuit_)....... 211
-
- Saint-Georges de Bouhélier............................. 225
-
- _Lettre à M. Saint-Georges de Bouhélier_............. 235
-
-
- =Supplément.=
-
-
- Francis Jammes......................................... 241
-
- Saint-Georges de Bouhélier............................. 242
-
- Henri de Régnier....................................... 244
-
- Octave Mirbeau......................................... 246
-
-
- =In Memoriam.=
-
-
- Stéphane Mallarmé...................................... 251
-
- Emmanuel Signoret...................................... 260
-
- Oscar Wilde............................................ 265
-
-
-[Pg 6]
-
- DEUX CONFÉRENCES
-
-[Pg 7]
-
-
-
- DE L'INFLUENCE EN LITTÉRATURE
-
-_Conférence faite à la_ LIBRE ESTHÉTIQUE _de Bruxelles le 29 Mars 1900._
-
-
-_A Théo Van Rysselberghe._
-
-
-MESDAMES, MESSIEURS,
-
-Je viens ici faire l'apologie de l'influence.
-
-
-On convient généralement qu'il y a de bonnes et de mauvaises
-influences. Je ne me charge pas de les distinguer. J'ai la prétention
-de faire l'apologie de toutes les influences.
-
-J'estime qu'il y a de très bonnes influences qui ne paraissent pas
-telles aux yeux de tous.
-
-J'estime qu'une influence n'est pas bonne ou mauvaise
-[Pg 8]
-d'une manière absolue, mais simplement par rapport à qui la subit.
-
-J'estime surtout qu'il y a de mauvaises natures pour qui tout est
-guignon, et à qui tout fait tort. D'autres au contraire pour qui
-tout est heureuse nourriture, qui changent les cailloux en pain: «Je
-dévorais, dit Gœthe, TOUT ce que Herder voulait bien m'enseigner.»
-
-L'apologie de l'influencé d'abord; l'apologie de l'influenceur ensuite;
-ce seront là les deux points de notre causerie.
-
-
-Gœthe, dans ses Mémoires, parle avec émotion de cette période
-de jeunesse où, s'abandonnant au monde extérieur, il laissait
-indistinctement chaque créature agir sur lui, chacune à sa
-manière. «Une merveilleuse parenté avec chaque objet en résultait,
-écrit-il,--une si parfaite harmonie avec toute la nature, que tout
-changement de lieu, d'heure, de saison, m'affectait intimement.» Avec
-délices il subissait la plus fugitive influence.
-
-Les influences sont de maintes sortes--et si je vous ai rappelé ce
-passage de Gœthe, c'est parce que je voudrais pouvoir parler de
-_toutes_ les influences, chacune
-[Pg 9]
-ayant son importance,--commençant par les plus vagues, les plus
-naturelles, gardant pour les dernières les influences des hommes et
-celles des œuvres des hommes; les gardant pour les dernières parce
-que ce sont celles dont il est le plus difficile de parler--et contre
-lesquelles on tente le plus, ou l'on prétend tenter le plus, de
-regimber.--Comme ma prétention est de faire l'apologie de celles-ci
-aussi, je voudrais préparer cette apologie de mon mieux,--c'est-à-dire
-lentement.
-
-Il n'est pas possible à l'homme de se soustraire aux influences;
-l'homme le plus préservé, le plus muré en sent encore. Les influences
-risquent même d'être d'autant plus fortes qu'elles sont moins
-nombreuses. Si nous n'avions rien pour nous distraire du mauvais temps,
-la moindre averse nous ferait inconsolables.
-
-Il est tellement impossible d'imaginer un homme complètement échappé
-de toutes les influences naturelles et humaines, que, lorsqu'il s'est
-présenté des héros qui paraissaient ne rien devoir à l'extérieur,
-dont on ne pouvait expliquer la marche, dont les actions, subites, et
-incompréhensibles aux profanes, étaient telles qu'aucun mobile humain
-ne les semblait déterminer--on préférait, après leur réussite, croire à
-l'influence
-[Pg 10]
-des _astres_, tant il est impossible d'imaginer quelque chose d'humain
-qui soit complètement, profondément, foncièrement spontané.
-
-En général on peut dire, je crois, que ceux qui avaient la glorieuse
-réputation de n'obéir qu'à leur étoile étaient ceux sur qui les
-influences personnelles, les influences d'élection agissaient plus
-puissamment que les influences générales--je veux dire celles qui
-agissent sur tout un peuple, du moins sur tous les habitants d'une même
-ville, à la fois.
-
-Donc deux classes d'influences, les influences communes, les influences
-particulières; celles que toute une famille, un groupement d'hommes, un
-pays subit à la fois; celles que dans sa famille, dans sa ville, dans
-son pays, l'on est seul à subir (volontairement ou non, consciemment ou
-inconsciemment, qu'on les ait choisies ou qu'elles vous aient choisi).
-Les premières tendent à réduire l'individu au type commun; les secondes
-à opposer l'individu à la communauté.--Taine s'est occupé presque
-exclusivement des premières; elle flattaient son déterminisme mieux que
-les autres...
-
-Mais comme on ne peut inventer rien de neuf pour soi tout seul, ces
-influences que je dis personnelles
-[Pg 11]
-parce qu'elles sépareront en quelque sorte la personne qui les subit,
-l'individu, de sa famille, de sa société, seront aussi bien celles qui
-le rapprocheront de tel inconnu qui les subit ou les a subies comme
-lui,--qui forme ainsi des groupements nouveaux--et crée comme une
-nouvelle famille, aux membres parfois très épars, tisse des liens,
-fonde des parentés--qui peut pousser à la même pensée tel homme de
-Moscou et moi-même, et qui, à travers le temps, apparente Jammes à
-Virgile--et à ce poète chinois dont il vous lisait jeudi dernier le
-charmant, modeste et ridicule poème.
-
-Les influences _communes_ sont forcément les plus _grossières_--ce
-n'est pas par hasard que le mot GROSSIER est devenu synonyme de
-COMMUN.--J'aurais presque honte à parler de l'influence de la
-nourriture si Nietzsche par exemple, paradoxalement je veux le croire,
-ne prétendait que la boisson a une influence considérable sur les
-mœurs et sur la pensée d'un peuple en général: que les Allemands par
-exemple, en buvant de la bière, s'interdisent à jamais de prétendre à
-cette légèreté, cette acuité d'esprit que Nietzsche prête aux Français
-buveurs de vin. Passons.
-
-Mais, je le répète: moins une influence est grossière,
-[Pg 12]
-plus elle agit d'une manière particulière. Et déjà l'influence du
-temps, celle des saisons, bien qu'agissant sur de grandes foules à la
-fois, agit sur elles de manière plus délicate et plus nerveuse, et
-provoque des réactions très diverses.--Tel est exténué, tel autre est
-exalté par la chaleur. Keats ne pouvait travailler bien qu'en été,
-Shelley qu'en automne. Et Diderot disait: «J'ai l'esprit fou dans les
-grands vents.» On pourrait citer encore, citer beaucoup... Passons.
-
-L'influence d'un climat cesse d'être générale, et par là devient
-sensible, à celui qui la subit en étranger.--Ici nous arrivons aux
-influences particulières;--à vrai dire, les seules qui aient droit de
-nous occuper ici.
-
-Lorsque Gœthe, arrivant à Rome, s'écrie: «Nun bin ich endlich geboren!»
-Enfin je suis né!... Lorsqu'il nous dit dans sa correspondance
-qu'entrant en Italie il lui sembla pour la première fois prendre
-conscience de lui-même et _exister_ ... voilà certes de quoi
-nous faire juger l'influence d'un pays étranger comme des plus
-importantes.--C'est, de plus, une _influence d'élection_: je veux
-dire qu'à part de malheureuses exceptions, voyages forcés ou exils,
-on choisit d'ordinaire la terre où l'on veut voyager; la choisir est
-preuve que déjà l'on est un peu influencé par elle.--Enfin
-[Pg 13]
-l'on choisit tel pays précisément parce que l'on sait que l'on va
-être influencé par lui, parce qu'on espère, que l'on souhaite cette
-influence. On choisit précisément les lieux que l'on croit capables de
-vous influencer le plus.--Quand Delacroix partait pour le Maroc, ce
-n'était pas pour devenir orientaliste, mais bien, par la compréhension
-qu'il devait avoir d'harmonies plus vives, plus délicates et plus
-subtiles, pour «prendre conscience» plus parfaite de lui-même, du
-coloriste qu'il était.
-
-J'ai presque honte à citer ici le mot de Lessing, repris par Gœthe
-dans les _Affinités Electives_, mot si connu qu'il fait sourire: «Es
-wandelt niemand unbestraft unter Palmen», et que l'on ne peut traduire
-en français qu'assez banalement par: «Nul ne se promène impunément sous
-les palmes.» Qu'entendre par là? sinon qu'on a beau sortir de leur
-ombre, on ne se retrouve plus tel qu'avant.
-
-J'ai lu tel livre; et après l'avoir lu je l'ai fermé; je l'ai remis
-sur ce rayon de ma bibliothèque,--mais dans ce livre il y avait telle
-parole que je ne peux pas oublier. Elle est descendue en moi si avant,
-que je ne la distingue plus de moi-même. Désormais je ne suis plus
-comme si je ne l'avais pas connue.--Que j'oublie
-[Pg 14]
-le livre où j'ai lu cette parole: que j'oublie même que je l'ai
-lue; que je ne me souvienne d'elle que d'une manière imparfaite ...
-n'importe! Je ne peux plus redevenir celui que j'étais avant de l'avoir
-lue.--Comment expliquer sa puissance?
-
-Sa puissance vient de ceci qu'elle n'a fait que me révéler quelque
-partie de moi encore inconnue à moi-même; elle n'a été pour moi qu'une
-explication--oui, qu'une explication de moi-même. On l'a dit déjà: les
-influences agissent par ressemblance. On les a comparées à des sortes
-de miroirs qui nous montreraient, non point ce que nous sommes déjà
-effectivement, mais ce que nous sommes d'une façon latente.
-
- Ce frère intérieur que tu n'es pas encore,
-
-disait Henri de Regnier,--Je les comparerai plus précisément à ce
-prince d'une pièce de Mæterlinck, qui vient réveiller des princesses.
-Combien de sommeillantes princesses nous portons en nous, ignorées,
-attendant qu'un contact, qu'un accord, qu'un mot les réveille!
-
-Que m'importe, auprès de cela, tout ce que j'apprends par la tête, ce
-qu'à grand renfort de mémoire j'arrive
-[Pg 15]
-à retenir?--Par instruction, ainsi, je peux accumuler en moi de lourds
-trésors, toute une encombrante richesse, une fortune, précieuse certes
-comme instrument, mais qui restera _différente_ de moi jusqu'à la
-consommation des siècles.--L'avare met ses pièces d'or dans un coffre;
-mais, sitôt le coffre fermé, c'est comme si le coffre était vide.
-
-Rien de pareil avec cette intime connaissance, qui n'est plutôt qu'une
-reconnaissance mêlée d'amour--de reconnaissance, vraiment; qui est
-comme le sentiment d'une parenté retrouvée.
-
-A Rome, près de la solitaire petite tombe de Keats, quand je lus ses
-vers admirables, combien naïvement je laissai sa douce influence entrer
-en moi, tendrement me toucher, me reconnaître, s'apparenter à mes plus
-douteuses, à mes plus incertaines pensées.--A ce point que lorsque,
-malade, il s'écrie dans _l'Ode au Rossignol:_
-
-_Oh! qui me donnera une gorgée d'un vin--longtemps refroidi dans la
-terre profonde,--d'un vin qui sente Flora et la campagne verte, la
-danse et les chansons provençales, et la joie que brûle le soleil?_
-
-_--Oh! qui me donnera une coupe pleine de chaud Midi?_
-
-[Pg 16]
-Il me semblait, que, de mes propres lèvres, j'entendisse jaillir cette
-plainte admirable.
-
-S'éduquer, s'épanouir dans le monde, il semble vraiment que ce soit se
-retrouver des parents.
-
-
-Je sens bien qu'ici nous sommes arrivés au point sensible, dangereux,
-et qu'il va devenir plus difficile et délicat de parler. Il ne s'agit
-plus à présent des influences--dirai-je: naturelles--mais bien des
-influences humaines.--Comment expliquer, tandis que _l'influence_
-nous apparaissait jusqu'ici comme un heureux moyen d'enrichissement
-personnel--ou du moins semblable à cette baguette de coudre des
-sorciers qui permettrait de découvrir en soi des richesses,--comment
-expliquer que brusquement ici l'on entre en garde, que l'on ait peur
-(surtout de nos jours, disons-le bien), que l'on se défie. L'influence,
-ici, est considérée comme une chose néfaste, une sorte d'attentat
-envers soi-même, de crime de lèse-personnalité.
-
-C'est que précisément aujourd'hui, même sans faire profession
-d'individualisme, nous prétendons avoir chacun notre _personnalité_,
-et que, sitôt que cette personnalité n'est plus très robuste, sitôt
-qu'elle paraît,
-[Pg 17]
-à nous-mêmes ou aux autres, un peu indécise, chancelante ou débile, la
-peur de la perdre nous poursuit et risque de gâter nos plus réelles
-joies.
-
-La peur de perdre sa personnalité!
-
-Nous avons pu, dans notre bienheureux monde des lettres, connaître
-et rencontrer bien des peurs: la peur du neuf, la peur du vieux--ces
-derniers temps la peur des langues étrangères, etc. ... mais de toutes,
-la plus vilaine, la plus sotte, la plus ridicule, c'est bien la peur de
-perdre sa personnalité.
-
-«Je ne veux pas lire Gœthe, me disait un jeune littérateur (ne craignez
-rien, je ne nomme que quand je loue),--je ne veux pas lire Gœthe parce
-que cela pourrait m'impressionner.»
-
-Il faut, n'est-ce pas, être arrivé à un point de perfection rare, pour
-croire que l'on ne peut changer qu'en mal.
-
-La personnalité d'un écrivain, cette personnalité délicate,
-choyée, celle qu'on a peur de perdre, non tant parce qu'on la sait
-précieuse, que parce qu'on la croit sans cesse sur le point d'être
-perdue--consiste trop souvent à n'avoir jamais fait telle ou telle
-chose. C'est ce qu'on pourrait appeler une personnalité privative. La
-perdre, c'est avoir envie de faire, ce
-[Pg 18]
-qu'on s'était promis de ne pas faire.--Il a paru, il y a quelque dix
-ans, un volume de nouvelles que l'auteur avait intitulé: _Contes sans
-qui ni que_. L'auteur s'était fait une manière d'originalité, un style
-spécial, une personnalité, à n'employer jamais un pronom conjonctif.
-(Comme si les _qui_ et les _que_ ne continuaient pas quand même
-d'exister!)--Combien d'auteurs, d'artistes, n'ont d'autre personnalité
-que celle-là, qui, le jour où ils consentiraient à employer les qui et
-les que, comme tout le monde, se confondraient tout simplement dans la
-masse banale et infiniment nuancée de l'humanité.
-
-Et pourtant, il faut bien avouer que la personnalité des plus grands
-hommes est faite aussi de leurs incompréhensions. L'accentuation même
-de leurs traits exige une limitation violente. Aucun grand homme ne
-nous laisse de lui une image vague, mais précise et très définie. On
-peut même dire que ses incompréhensions font la _définition_ du grand
-homme.
-
-Que Voltaire n'ait compris Homère ni la Bible; qu'il éclate de rire
-devant Pindare; est-ce que cela ne dessine pas la figure de Voltaire?
-comme le peintre qui, traçant le contour d'un visage, dirait à ce
-visage: Tu n'iras pas plus loin.
-
-[Pg 19]
-Que Gœthe, le plus intelligent des êtres, n'ait pas compris
-Beethoven--Beethoven, qui, après avoir joué devant lui la sonate en ut
-dièze mineur (celle qu'on a coutume de nommer la _Sonate au clair de
-lune_), comme Gœthe demeurait froidement silencieux, poussait vers lui
-ce cri de détresse: «Mais, Maître, si vous, vous ne me dites rien--qui
-donc alors me comprendra?» est-ce que cela ne définit pas d'un coup
-Gœthe--et Beethoven?
-
-Ces incompréhensions s'expliquent, voici comment: elles ne sont certes
-point sottise; elles sont _éblouissement_.--Ainsi tout grand amour
-est exclusif, et l'admiration d'un amant pour sa maîtresse le rend
-insensible à toute beauté différente.--C'est _l'amour_ qu'il avait pour
-l'esprit, qui rendait Voltaire insensible au lyrisme. C'est l'adoration
-de Gœthe pour la Grèce, pour la pure et souriante tendresse de Mozart,
-qui lui faisait craindre le déchaînement passionné de Beethoven--et
-dire à Mendelssohn qui lui jouait le début de la symphonie en ut
-mineur: «Je ne ressens que de l'étonnement.»
-
-Peut-être peut-on dire que tout grand producteur, tout créateur,
-a coutume de projeter _sur le point qu'il veut opérer_ une telle
-abondance de lumière spirituelle,
-[Pg 20]
-un tel faisceau de rayons--que tout le reste autour en paraît sombre.
-Le contraire de cela, n'est-ce pas le dilettante? qui comprend tout,
-précisément parce qu'il n'aime rien _passionnément_, c'est-à-dire
-_exclusivement_.
-
-Mais combien celui qui, sans avoir une personnalité fatale, toute
-d'ombre et d'éblouissement, tâche de se créer une personnalité
-restreinte et combinée, en se privant de certaines influences, en se
-mettant l'esprit au régime, comme un malade dont l'estomac débile ne
-saurait supporter qu'un choix de nourritures peu variées (mais qu'alors
-il digère si bien!)--combien celui-là me fait aimer le dilettante, qui,
-ne pouvant être producteur et parler, prend le charmant parti d'être
-_attentif_ et se fait une carrière vraiment de savoir admirablement
-_écouter_. (On manque d'écouteurs aujourd'hui, de même que l'on manque
-_d'écoles_--c'est un des résultats de ce besoin d'originalité à tout
-prix.)
-
-La peur de ressembler à tous fait dès lors chercher à celui-ci quels
-traits bizarres, uniques (incompréhensibles souvent par la même), il
-peut bien montrer--qui lui apparaissent aussitôt d'une principale
-importance, qu'il croit devoir exagérer, fût-ce aux dépens
-[Pg 21]
-de tout le reste. J'en sais un qui ne veut pas lire Ibsen parce que,
-dit-il, «il a peur de le trop bien comprendre». Un autre s'est promis
-de ne jamais lire les poètes étrangers, de crainte de perdre «le sens
-pur de sa langue»...
-
-Ceux qui craignent les influences et s'y dérobent font le tacite aveu
-de la pauvreté de leur âme. Rien de bien neuf en eux à découvrir,
-puisqu'ils ne veulent prêter la main à rien de ce qui peut guider leur
-découverte. Et s'ils sont si peu soucieux de se retrouver des parents,
-c'est, je pense, qu'il se pressentent fort mal apparentés.
-
-Un grand homme n'a qu'un souci: devenir le plus humain
-possible,---disons mieux: _devenir banal_. Devenir banal, Shakespeare,
-banal Gœthe, Molière, Balzac, Tolstoï... Et, chose admirable, c'est
-ainsi qu'il devient le plus personnel. Tandis que celui qui fuit
-l'humanité pour lui-même, n'arrive qu'à devenir particulier, bizarre,
-défectueux... Dois-je citer le mot de l'Evangile? Oui, car je ne pense
-pas le détourner de son sens: «Celui qui veut sauver sa vie (sa vie
-personnelle) la perdra; mais qui veut la donner la sauvera (ou pour
-traduire plus exactement le texte grec: «_la rendra vraiment vivante_»),
-
-[Pg 22]
-Voilà pourquoi nous voyons les grands esprits ne jamais craindre les
-influences, mais au contraire les rechercher avec une sorte d'avidité
-qui est comme l'avidité d'ÊTRE.
-
-Quelles richesses ne devait pas sentir en lui un Gœthe, pour ne
-s'être refusé,--ou, selon le mot de Nietzsche, «n'avoir dit _non_»--à
-rien! Il semble que la biographie de Gœthe soit l'histoire de ses
-influences--(nationales avec Gœtz; moyenâgeuses avec Faust; grecques
-avec les Iphigénies; italiennes avec le Tasse, etc.; enfin vers la fin
-de sa vie encore, l'influence orientale, à travers le divan de Hafiz,
-que venait de traduire Hammer--influence si puissante que, à plus de 70
-ans, il apprend le persan et écrit lui aussi un Divan).
-
-La même frénésie désireuse qui poussait Gœthe vers l'Italie, poussait
-le Dante vers la France. C'est parce qu'il ne trouvait plus en Italie
-d'influences suffisantes, qu'il accourait jusqu'à Paris se soumettre à
-celle de notre Université.
-
-Il faudrait pourtant se convaincre que la peur dont je parle est une
-peur toute moderne, dernier effet de l'anarchie des lettres et des
-arts; avant, on ne connaissait pas cette crainte-là. Dans toute grande
-époque on se
-[Pg 23]
-contentait d'être personnel, sans chercher à l'être, de sorte qu'un
-admirable fonds commun semble unir les artistes des grandes époques,
-et, par la réunion de leurs figures involontairement diverses, créer
-une sorte de société, admirable presque autant par elle-même, que l'est
-chaque figure isolée. Un Racine se préoccupait-il de ne ressembler
-à nul autre? Sa Phèdre est-elle diminuée parce qu'elle naquit,
-prétend-on, d'une influence janséniste? Le XVIIe siècle français est-il
-moins grand pour avoir été dominé par Descartes? Shakespeare a-t-il
-rougi de mettre en scène les héros de Plutarque; de reprendre les
-pièces de ses prédécesseurs ou de ses contemporains?
-
-Je conseillais un jour à un jeune littérateur un sujet qui me
-paraissait à ce point fait pour lui, que je m'étonnais presque qu'il
-n'eût pas déjà songé à le prendre. Huit jours après, je le revis,
-navré. Qu'avait-il? Je m'inquiétai... «Eh! me dit-il amèrement, je ne
-veux vous faire aucun reproche, parce que je pense que le motif qui
-vous faisait me conseiller était bon,--mais pour l'amour de Dieu, cher
-ami, ne me donnez plus de conseils! Voici qu'à présent je viens _de
-moi-même_ au sujet dont vous m'avez parlé l'autre jour. Que diable
-voulez-vous que j'en fasse à présent? C'est
-[Pg 24]
-_vous_ qui me l'avez conseillé; je ne pourrai jamais plus croire que
-je l'ai trouvé tout seul.»--Ah! je n'invente pas!--j'avoue que je fus
-quelque temps sans comprendre:--le malheureux craignait de ne pas être
-_personnel_.
-
-On raconte que Pouchkine un jour dit à Gogol: «Mon jeune ami, il
-m'est venu en tête, l'autre jour, un sujet--une idée que je crois
-admirable--mais dont je sens bien que moi, je ne pourrai rien tirer.
-Vous devriez la prendre; il me semble, tel que je vous connais, que
-vous en feriez quelque chose.»--Quelque chose!--en effet--Gogol n'en
-fit rien moins que les _Ames mortes_, à quoi il dut sa gloire, de ce
-petit sujet, de ce germe que Pouchkine un jour posait dans son esprit.
-
-
-Il faut aller plus loin et dire: les grandes époques de création
-artistique, les époques fécondes, ont été les époques les plus
-profondément influencées.--Telle la période d'Auguste, par les lettres
-grecques; la renaissance anglaise, italienne, française par l'invasion
-de l'antiquité, etc.
-
-La contemplation de ces grandes époques où, par suite de conjonctures
-heureuses, grandit, s'épanouit,
-[Pg 25]
-éclate, tout ce qui, depuis longtemps semé, germinait et restait dans
-l'attente--peut nous emplir aujourd'hui de regrets et de tristesse.
-A notre époque, que j'admire et que j'aime, il est bon, je crois, de
-chercher d'où vient cette régnante anarchie, qui peut nous exalter un
-instant en nous faisant prendre la fièvre qu'elle nous donne pour une
-surabondance de vie;--il est utile de comprendre que ce qui fait, dans
-sa plantureuse diversité, l'unité malgré tout d'une grande époque,
-c'est que tous les esprits qui la composent se viennent abreuver aux
-mêmes eaux...
-
-Aujourd'hui nous ne savons plus à quelle source boire--nous croyons
-trop d'eaux salutaires, et tel va boire ici, tel va là.
-
-C'est aussi qu'aucune grande source unique, ne jaillit, mais que les
-eaux, surgies de toutes parts, sans élan, sourdent à peine, puis
-restent sur le sol, stagnantes--et que l'aspect du sol littéraire,
-aujourd'hui, est assez proprement celui d'un marécage.
-
-Plus de puissant courant, plus de canal, plus de grande influence
-générale qui groupe et unisse les esprits en les soumettant à quelque
-grande croyance commune, à quelque grande idée dominatrice--plus
-d'ÉCOLE, en un mot--mais, par crainte de se ressembler,
-[Pg 26]
-par horreur d'avoir à se soumettre, par incertitude aussi, par
-scepticisme, complexité, une multitude de petites croyances
-particulières, pour le triomphe des bizarres petits particuliers.
-
-Si donc les grands esprits cherchent avidement les influences, c'est
-que, sûrs de leurs propres richesses, pleins du sentiment intuitif,
-_ingénu_ de l'abondance immanente de leur être, ils vivent dans une
-attente joyeuse de leurs nouvelles éclosions.--Ceux, au contraire, qui
-n'ont pas en eux grande ressource, semblent garder toujours la crainte
-de voir se vérifier pour eux le mot tragique de l'Evangile: «Il sera
-donné à celui qui a; mais à celui qui n'a pas, on ôtera même ce qu'il
-a.» Ici encore la vie est sans pitié pour les faibles.--Est-ce une
-raison pour fuir les influences?--Non.--Mais les faibles y perdront le
-peu d'originalité à laquelle ils peuvent prétendre... Messieurs: TANT
-MIEUX! C'est là ce qui permet une Ecole.
-
-
-Une Ecole est composée toujours de quelques rares grands esprits
-directeurs--et de toute une série d'autres subordonnés, qui forment
-comme le terrain neutre sur lequel ces quelques grands esprits peuvent
-s'élever.
-[Pg 27]
-Nous y reconnaissons d'abord une subordination, une sorte de soumission
-tacite, inconsciente, à quelques grandes idées que quelques grands
-esprits proposent, que les esprits moins grands prennent pour
-_Vérités_.--Et, s'ils _suivent_ ces grands esprits, peu m'importe! car
-ces grands esprits les mèneront plus loin qu'ils n'eussent su aller par
-eux-mêmes. Nous ne pouvons savoir ce qu'eût été Jordaens sans Rubens.
-Grâce à Rubens, Jordaens s'est élevé parfois si haut, qu'il semble
-que mon exemple soit mal choisi et qu'il faille placer Jordaens au
-contraire parmi les grands esprits directeurs.--Et que serait ce si je
-parlais de Van Dyck, qui, à son tour, crée et domine l'école anglaise?
-
-Autre chose: souvent une grande idée n'a pas assez d'un seul grand
-homme pour l'exprimer, pour l'exagérer tout entière; un grand homme
-n'y suffit pas; il faut que plusieurs s'y emploient, reprennent
-cette idée première, la redisent, la réfractent en fassent valoir
-une dernière beauté.--La grandeur, qui paraissait démesurée, de
-Shakespeare, a longtemps empêché de voir, mais ne nous empêche
-plus aujourd'hui d'admirer, l'admirable pléiade de dramaturges qui
-l'entourent.--_L'idée_ qu'exalte l'école hollandaise
-[Pg 28]
-s'est-elle satisfaite d'un Terburg, d'un Metsu, d'un Pieter de Hooch?
-Non, non, il fallait chacun de ceux-là, et combien d'autres!
-
-Enfin, disons que si toute une suite de grands esprits se dévouent pour
-exalter une grande idée, il en faut d'autres, qui se dévouent aussi,
-pour l'exténuer, la compromettre et la détruire.--Je ne parle pas de
-ceux qui s'acharnent contre--non--ceux-là d'ordinaire servent l'idée
-qu'ils combattent, la fortifient de leur inimitié.--Mais je parle de
-ceux qui croient la servir, de cette malheureuse descendance en qui
-s'épuise enfin l'idée.--Et, comme l'humanité fait et doit faire une
-consommation effroyable d'idées, il faut être reconnaissant à ceux-ci
-qui, en épuisant enfin ce qu'une idée avait encore de généreux en elle,
-en la faisant redevenir IDÉE, de VÉRITÉ qu'elle semblait, la vident
-enfin de tout suc, et forcent ceux qui viennent à chercher une idée
-nouvelle,--idée qui, à son tour, paraisse pour un temps Vérité.
-
-Bénis soient les Miéris et les Philippe Van Dyck pour achever de ruiner
-la moribonde école hollandaise, pour venir à bout de ses dernières
-dominations.
-
-En littérature, croyez bien que ce sont pas les
-[Pg 29]
-«verslibristes», pas même les plus grands, les Vielé-Griffin, les
-Verhaeren, qui viendraient à bout du Parnasse; c'est le Parnasse
-lui-même qui se supprime, se compromet en ses derniers lamentables
-représentants.
-
-Disons encore ceci: ceux qui craignent les influences et s'y refusent
-en sont punis de cette manière admirable: dès qu'on signale un
-pasticheur, c'est parmi eux qu'il faut chercher.--_Ils ne se tiennent
-pas bien_ devant les œuvres d'art d'autrui. La crainte qu'ils ont
-les fait s'arrêter à la surface de l'œuvre; ils y goûtent du bout
-des lèvres.--Ce qu'ils y cherchent, c'est le secret tout extérieur
-(croient-ils) de la matière, du métier--ce qui précisément n'existe
-qu'en relation intime et profonde avec la personnalité même de
-l'artiste, ce qui demeure le plus inaliénable de ses biens.--Ils ont,
-pour la raison d'être de l'œuvre d'art, une incompréhension totale.
-Ils semblent croire qu'on peut prendre la peau des statues, puis qu'en
-soufflant dedans, cela redonnera quelque chose.
-
-L'artiste véritable, avide des influences profondes, se penchera sur
-l'œuvre d'art, tâchant de l'oublier et de pénétrer plus arrière. Il
-considérera l'œuvre d'art
-[Pg 30]
-accomplie, comme un point d'arrêt, de frontière; pour aller plus loin
-ou ailleurs, il nous faut changer de manteau.--L'artiste véritable
-cherchera, derrière l'œuvre, l'homme, et c'est de lui qu'il apprendra.
-
-La franche imitation n'a rien à faire avec le pastiche qui toujours
-reste besogne sournoise et cachée. Par quelle aberration aujourd'hui
-n'osons-nous plus _imiter_, c'est ce qu'il serait trop long de
-dire--d'ailleurs tout cela se tient et si l'on m'a suivi jusqu'ici l'on
-me comprendra sans peine.--Les grands artistes n'ont jamais craint
-d'imiter.
-
-Michel-Ange imita d'abord si résolument les antiques que, certaines de
-ses statues--entre autres un Cupidon endormi--il s'amusa de les faire
-passer pour des statues retrouvées dans des fouilles.--Une autre statue
-de l'amour fut, raconte-t-on, enterrée par lui, puis exhumée comme
-marbre grec.
-
-Montaigne, dans sa fréquentation des anciens, se compare aux abeilles
-qui «pillottent de çà de là les fleurs», mais qui en font après
-le miel, «_qui est tout leur_»--ce n'est plus, dit-il, «thym ne
-marjoleine».
-
---Non: c'est du Montaigne, et tant mieux.
-
-
-[Pg 31]
-Mesdames et Messieurs,
-
-
-Je m'étais promis de faire, après l'apologie de l'influencé, celle
-de l'influenceur. A présent elle ne m'apparaît plus bien utile.
-L'apologie de l'influenceur--ne serait-ce pas celle du «grand homme»?
-Tout grand homme est un influenceur.--Artiste, ses écrits, ses
-tableaux, ne sont qu'une part de son œuvre; son influence l'explique,
-la continue. Descartes n'est pas seulement l'auteur du _Discours de
-la Méthode_, de la _Dioptrique et des Méditations_; il est l'auteur
-aussi du _Cartésianisme_.--Parfois même l'influence de l'homme est plus
-importante que son œuvre; parfois elle s'en détache et ne semble la
-suivre que de très loin;--telle est, à travers des siècles d'inaction,
-celle de la Poétique d'Aristote sur le XVIIe siècle français. Parfois
-enfin, l'influence est l'œuvre unique, comme il advint pour ces deux
-uniques figures, que j'ose à peine citer, de _Socrate_ et du _Christ_.
-
-On a souvent parlé de la responsabilité des grands hommes.--On n'a
-point tant reproché au Christ tous les martyrs que le Christianisme
-avait faits (car l'idée de salut s'y mêlait)--qu'on ne reproche encore
-à tel
-[Pg 32]
-écrivain le retentissement parfois tragique de ses idées.--Après
-Werther, on dit qu'il y eut une épidémie de suicides. De même en
-Russie, après un poème de Lermontof. «Après ce livre, disait Mme de
-Sévigné en parlant des Maximes de La Rochefoucauld,--il n'y a plus qu'à
-se tuer ou qu'à se faire chrétien.» (Elle disait cela croyant sûrement
-qu'il ne se trouverait personne qui ne préférât une conversion à la
-mort).--Ceux que la littérature a tués, je pense qu'ils portaient déjà
-la mort en eux; ceux qui se sont faits chrétiens étaient admirablement
-prêts pour l'être; l'influence, disais-je, ne crée rien: elle éveille.
-
-Mais je me garderai, d'ailleurs, de chercher à diminuer la
-responsabilité des grands hommes; pour leur plus grande gloire, il faut
-la croire même la plus lourde, la plus effrayante possible. Je ne sache
-pas qu'elle ait fait reculer aucun d'eux. Au contraire, ils cherchent
-de l'assumer toujours plus grande. Ils font, tout autour d'eux, que
-l'on s'en doute ou non, une consommation de vie formidable.
-
-Mais ce n'est pas toujours un besoin de domination qui les mène: Chez
-l'artiste, souvent, la soumission d'autrui qu'il obtient a des causes
-très différentes. Un mot pourrait, je crois, les résumer: _il ne se
-suffit pas à
-[Pg 33]
-lui-même_. La conscience qu'il a de l'importance de l'idée qu'il
-porte le tourmente. Il en est _responsable_, il le sent. Cette
-responsabilité lui paraît la plus importante; l'autre ne passera
-qu'après. Que peut-il? Seul!--Il est débordé. Il n'a pas assez de ses
-cinq sens pour palper le monde; de ses vingt-quatre heures par jour,
-pour vivre, penser, s'exprimer. Il n'y suffit pas, il le sent. Il a
-besoin d'adjoints, de substituts, de secrétaires.--«Un grand homme, dit
-Nietzsche, n'a pas seulement _son_ esprit, mais aussi celui de tous ses
-amis.»--Chaque ami lui prêtera ses sens; bien plus: vivra pour lui.
-Lui se fait centre (oh! malgré lui), il regarde et profite de tout. Il
-influence: d'autres vivront et joueront pour lui ses idées; risqueront
-le danger de les expérimenter à sa place.
-
-Il est difficile parfois de faire l'apologie des grands hommes. Je ne
-veux donc point dire ici que j'approuve _cela_; je dis seulement que
-sans _cela_ le grand homme n'est guère possible.--S'il voulait œuvrer
-sans influencer, il serait d'abord mal renseigné, n'ayant pu voir
-opérer ses idées; puis il ne serait pas intéressant; car cela seul qui
-nous influence nous importe.--Voilà pourquoi j'ai eu soin de faire
-d'abord l'apologie des influencés,--pour pouvoir à
-[Pg 34]
-présent oser dire qu'ils sont indispensables aux grands hommes.
-
-
-Mesdames et Messieurs,
-
-
-Je vous ai dit à présent à peu près ce que je désirais vous dire.
-Peut-être les quelques idées que j'ai tenté d'exposer ici vous
-paraîtront-elles soit paradoxales, soit fausses.--Je me tiendrai
-pourtant pour satisfait si, fût-ce par protestation contre elles, j'ai
-pu faire naître en vous--je veux dire: éveiller--quelques idées que
-vous jugerez justes et belles.--C'est ce que nous pourrons appeler de
-l'influence par réaction.
-
-_Bruxelles, le 29 mars 1900._
-
-
-[Pg 35]
-
-LES LIMITES DE L'ART
-
-
-_Conférence._
-
-_A Maurice Denis,_
-
-
-MESDAMES ET MESSIEURS[1]
-
-
-Si je viens vous parler ici des limites de l'art, ce n'est point,
-soyez-en d'avance convaincus, que j'aie quelque prétention à les
-reculer ou à les rapprocher, fût-ce durant le temps de cette causerie;
-et si le titre que j'y ai laissé donner paraît un peu bien général, ma
-hardiesse, je vous l'affirme, n'est pourtant point d'avoir choisi ce
-titre: elle est de parler à des peintres.
-
-[Pg 36]
-Nous ne sommes plus au temps où quelques échappés de l'atelier Rouault
-pouvaient redire avec Gautier le: _ut pictura poesis_ d'Horace; mais
-si les littérateurs d'aujourd'hui ont compris le danger, le non-sens
-tout au moins, de prétendre se servir de la plume comme d'un pinceau,
-les peintres n'ont pas moins compris de leur côté que le _ut poesis
-pictura_ serait pour eux théorie plus funeste encore. Littérature
-et peinture se sont heureusement désalliées, et je ne viens pas ici
-pour m'en plaindre; au contraire. Il est d'avance bien reconnu que je
-n'entends rien à votre métier et que vous n'entendez rien au mien. Vous
-cultivez votre jardin, nous le nôtre; nous voisinons un peu parfois;
-c'est tout.
-
-Pourtant, si vous m'avez amicalement convié à venir aujourd'hui vous
-parler, et si je le fais avec joie, ce n'est pas pour de simples
-raisons de voisinage; nous sommes quelques-uns à penser qu'il n'est
-pas bon que les artistes d'un même pays, absorbés chacun dans leur
-art, méconnaissent qu'au-dessus des questions particulières à la
-littérature et à la peinture, il y a telles questions d'esthétique plus
-générale,--de celles qui, résolues, firent Poussin frère de Racine, par
-exemple,--et devant lesquelles nous pouvons
-[Pg 37]
-ensemble oublier un instant, vous, Messieurs, que vous êtes peintres,
-moi que je suis littérateur, pour nous souvenir mieux que nous sommes,
-et malgré toutes les différences de métier, les uns et l'autre des
-artistes.
-
-Voilà pourquoi, si j'aborde aujourd'hui devant vous de telles
-généralités, je dis que ce n'est point hardiesse, mais modeste crainte,
-au contraire, de n'avoir pas, pour tout sujet plus spécial, la
-compétence nécessaire.
-
-
-Il y a quelques jours, plutôt feuilletant que lisant un des épais
-volumes du «Cours de philosophie positive», je fus frappé par un
-curieux passage. Il s'y agit de louer la science; Auguste Comte
-s'entend à cela et loue bien--peu le passé, plus le présent, presque
-infiniment l'avenir,--je dis «presque», car tout aussitôt, par saine
-horreur de l'hyperbole et souci de précision, Comte, après avoir
-vaguement esquissé ce que, de la science, l'avenir paraît pouvoir
-espérer et prétendre, ajoute que prétentions et espérances ne sauraient
-être infinies. Il est, écrit-il (à peu près, car je cite de mémoire),
-presque aisé d'en prévoir dès à présent les limites et d'indiquer
-quelles
-[Pg 38]
-terres lui resteront toujours fermées; on sait par exemple que la
-science n'atteindra jamais... Savez-vous l'exemple qu'il cite?--la
-composition chimique des astres. Une génération s'écoulait, puis
-simplement, sans bruit, l'analyse spectrale s'emparait de ces mêmes
-astres, et la science franchissait les bornes assignées.
-
-De cette page du positiviste, où je trouve malgré tout plus à admirer
-qu'à sourire, est née, avec le titre et l'idée de cette causerie, une
-défiance de moi plus grande encore, comme l'étrange avertissement que
-prétendre fixer d'avance des limites au pouvoir de l'intelligence
-humaine était folie--folie aussi présomptueuse en son genre que
-prétendre prévoir et dessiner d'avance les futures manifestations de ce
-pouvoir, et que de les croire infinies.
-
-Sans cesse des moyens nouveaux permettent au savant des investigations
-et des précisions nouvelles, chaque nouvelle découverte servant de
-moyen à son tour; mais précisément pour cela, et parce qu'ainsi chaque
-effort nouveau s'additionne, chaque effort ancien s'y confond et
-s'anonymise, de sorte que l'on n'y considère jamais en chaque partie
-que la plus récente victoire;--l'on peut donc dire (et c'est presque
-une tautologie) que les limites de la science se reculent
-[Pg 39]
-toujours dans le sens même de son progrès. La question est: jusqu'où
-ira-t-elle?
-
-En art, la question se pose d'une manière très différente. Le mot
-«progrès» y perd tout sens, et, comme l'écrivait naguère Ingres: on ne
-peut entendre dire de sang-froid et lire que «la génération présente
-jouit, en les voyant, des immenses progrès que la peinture a faits
-depuis la Renaissance jusqu'à nos jours». La question ne sera donc
-plus: _jusqu'où_ la peinture, la musique, la littérature iront-elles?
-mais, plus vaguement encore: _où_ iront-elles? et l'on y peut encore
-moins oser donner une réponse.
-
-Il ne s'agit plus, pour l'artiste de valeur, de prendre appui sur l'art
-d'hier pour tâcher d'aller au delà, et de reculer des limites, mais de
-changer le sens même de l'art et d'inventer à son effort une nouvelle
-direction. Et si, par contre, l'œuvre des artistes passés conserve sa
-parfaite valeur, à ce point que chacun semble à neuf chaque fois avoir
-presque inventé et comme défini son art, chaque génie nouveau semble
-d'abord errer, tant il tourne résolument le dos aux autres; chaque
-génie nouveau semble remettre le problème de l'art même en question.
-Après un Jean-Sébastien Bach, on pense: telle est la musique; survient
-[Pg 40]
-un Mozart, un Beethoven, après lesquels on peut encore dire: Voilà
-donc la musique--à moins que, déjà prévenu, l'on ne pense: Qu'est-ce
-que la musique? et que l'on ne comprenne enfin que la musique n'est ni
-Bach, ni Mozart, ni Beethoven; que chacun d'eux ne saurait limiter que
-lui-même et que la musique, pour continuer d'être, doit être sans cesse
-autre chose que ce qu'elle n'était que par eux.
-
-Cependant, méconnaissant qu'il n'y a plus rien à tenter de son côté et
-que l'artiste de génie n'indique la direction que de lui-même, semble
-guider mais ne guide qu'à lui, et se dresse devant l'élan de qui le
-suit comme une toile de fond devant la marche de l'acteur, certains
-pensent découvrir d'après lui quelque secret du beau, quelque recette,
-ou plutôt pensent que la réussite du maître va les dispenser d'un
-effort et que, puisque le maître trouve, il n'importe plus de chercher;
-ce n'est pas précisément qu'ils l'imitent, ils s'en défendent bien du
-moins, mais ils suivent sa direction; c'est un remous puissant qui les
-entraîne en son sillage; et bien mieux, le maître s'étant tu avant eux,
-ils espèrent le dépasser, aller plus loin que lui, prenant pour de
-l'audace leur folie, et le grand empêchement où ils restent d'essayer
-d'un autre côté. C'est
-[Pg 41]
-par eux que la forme d'un maître devient formule, aucune intérieure
-nécessité ne la motivant plus. C'est par eux, c'est sur eux que la nuit
-se fait sans qu'ils s'en doutent, car leurs yeux, éblouis par le soleil
-couché, voient encore l'astre au lieu du couchant obscurci--quand déjà
-derrière eux, à l'autre pôle de l'art, un soleil rajeuni, radieux, se
-relève.
-
-La vérité (c'est-à-dire la ressource) se trouve toujours en deçà,
-jamais au delà du génie.
-
-Ce territoire qu'en allant toucher ses frontières, le génie laisse
-derrière lui, cette contrée, d'où chacun doit partir, quelle est-elle?
-quel est le lieu commun des chefs-d'œuvre? là chose toujours disponible?
-
-Dois-je m'excuser ici, Messieurs, de ne m'apprêter à vous dire rien
-que de banal et de simple? Comment choses si délibérément générales ne
-seraient-elles pas très simples et connues? Et, si j'ose pourtant les
-redire, c'est que, en art, il est bon, je crois, que chaque génération
-nouvelle se pose à nouveau le problème; qu'elle n'accepte jamais toute
-trouvée la solution que ceux d'avant-hier et d'hier lui en apportent,
-et qu'elle n'oublie point que tous ceux du passé, qu'elle admire, sont
-précisément ceux qui l'ont eux-mêmes d'abord et péniblement recherchée.
-Le
-[Pg 42]
-Laocoon de Lessing est œuvre qu'il est bon tous les trente ans de
-redire ou de contredire. Une grande clairvoyance fut toujours aux
-grandes époques; elle semble encore souvent nous manquer; trop amoureux
-souvent de ce que nous possédons déjà, nous perdons l'aigu sentiment de
-ce qui nous manque, de nos défauts; et je vois hélas! aujourd'hui plus
-d'artistes que _d'œuvres d'art_, car le goût de celles-ci s'est perdu,
-et l'artiste trop souvent croit avoir fait suffisamment quand, dans sa
-peinture ou ses vers, il a montré qu'il est artiste, considérant la
-part de la raison, de l'intelligence et de la volonté, la composition
-en un mot, comme négligeable et banalisante--car l'abominable discrédit
-où la médiocrité des grands faiseurs a jeté ce que l'on appelait,
-ce que l'on n'ose plus appeler sans sourire, «les grands genres»,
-est cause que les peintres n'osent plus faire de _tableaux_, que les
-littérateurs ne savent plus porter un sujet un peu plus d'un an dans
-leur tête, que triomphe en littérature, en peinture, en musique,
-l'impressionnisme, la poésie d'occasion.
-
-Ce terrain neutre vers lequel, faisant volte-face, il nous faut
-toujours à nouveau retourner, vous savez bien, Messieurs, que c'est
-simplement la Nature...
-[Pg 43]
-Vais-je donc vous parler, moi aussi, de ce fameux retour à la nature?
-dont il semble, à entendre certains, que ce soit l'unique secret de
-tout art, et que l'on ait tout dit, disant cela!
-
-Retour à la nature!... mais qu'est-ce dite? À quoi d'autre peut-on
-retourner? Que trouver hors de soi, sinon sans cesse et partout la
-nature? Mais que trouver en soi, sinon la nature aussi bien?
-
-Le vrai retour à la nature, c'est le définitif retour aux éléments: la
-mort. Mais, tant qu'il reste à l'homme encore un peu de volonté de vie,
-un peu d'être, n'est-ce donc pas pour lutter contre? et n'est-ce pas,
-artiste, pour s'opposer à la nature et s'affirmer?
-
-Comment, pourquoi, ne pas comprendre que ces deux «naturels»--extérieur
-et intime--s'opposent? et que c'est selon celui-ci que celui-là se
-façonne et s'informe? Ce naturel intime a-t-il donc moins de valeur que
-l'autre et va-t-on lui refuser ce droit, ou lui dénier ce pouvoir sans
-lequel l'œuvre d'art n'est plus?--ou prétend-on que tout l'art ne soit
-donc plus que réalisme?
-
-Cette opinion, formulée en tout son excès, n'a personne pour la
-défendre, je l'espère; mais n'est-ce pas là qu'on en vient en disant
-que l'artiste doit être absent
-[Pg 44]
-de son œuvre, que l'objectivation est une des conditions de l'art;
-de sorte que s'il était possible d'atteindre le but proposé, toute
-personnalité s'effaçant devant la chose représentée, une œuvre ne
-différerait plus d'une autre que par le sujet relaté, et l'artiste
-se serait enfin satisfait pour avoir assuré la durée à quelque vaine
-contingence--à moins que, trop peu désireux d'éterniser n'importe quoi,
-il choisisse ... mais de quel droit même choisir? Et qu'appelle-t-on
-«interprétation», sinon ensuite un choix encore, plus subtil et plus
-détaillé, qui, comme le choix du «sujet», vient toujours indiquer,
-sinon ma volonté, du moins ma préférence?...
-
-Et ne pensez-vous pas précisément, qu'il convient de faire de ce choix
-même, de cette instinctive puis volontaire préférence, l'affirmation
-même de l'art,--de l'art qui n'est point dans la nature, de l'art qui
-n'est point naturel, l'art que l'artiste seul impose à la nature,
-impose difficilement?
-
-Mais ici précisons encore:
-
-Car il ne suffit pas dès lors de dire, comme vous savez qu'on a fait:
-l'œuvre d'art, c'est un morceau de nature vu à travers un tempérament.
-Dans cette spécieuse formule, ni l'intelligence, ni la volonté de
-l'artiste
-[Pg 45]
-n'entre en jeu. Cette formule ne saurait donc me satisfaire.
-
-L'œuvre d'art est œuvre volontaire. L'œuvre d'art est œuvre de raison.
-Car elle doit trouver en soi sa suffisance, sa fin et sa raison
-parfaite; formant un tout, elle doit pouvoir s'isoler et reposer, comme
-hors de l'espace et du temps, dans une satisfaite et satisfaisante
-harmonie. Que si, peinture, elle s'arrête au cadre, ce n'est point
-parce que cadre il y a, mais, tout au contraire, il y a cadre parce
-qu'ici elle s'arrête. Et le cadre n'est là, soulignant cet arrêt, que
-pour faire cette isolation plus marquée.
-
-Dans la nature, rien ne peut s'isoler ni s'arrêter; tout continue.
-L'homme y peut essayer, proposer la beauté; la nature aussitôt
-s'en rend maîtresse et en dispose. Et voici bien l'opposition que
-je disais: Ici, l'homme est soumis à la nature; dans l'œuvre d'art
-au contraire, il soumet la nature à lui.--«L'homme propose et Dieu
-dispose», nous a-t-on dit; ceci est vrai dans la nature;--mais je vais
-résumer l'opposition que j'indique en disant que, dans l'œuvre d'art,
-au contraire, _Dieu propose et l'homme dispose_; et tout prétendu
-producteur d'œuvres d'art qui n'est pas conscient de ceci est tout ce
-que l'on veut; pas un artiste.
-
-[Pg 46]
-Coupez la phrase en deux, ne prenez pour credo qu'un des deux membres
-de la formule, et vous aurez les deux grandes hérésies artistiques qui
-toujours à neuf s'entrecombattent pour ne vouloir comprendre que c'est
-de leur union même et de leur compromission seulement que l'art peut
-naître.
-
-_Dieu propose_: c'est le naturalisme, l'objectivisme, appelez-le comme
-il vous plaît.
-
-_L'homme dispose_: c'est l'à-priorisme, l'idéalisme...
-
-_Dieu propose et l'homme dispose_: c'est l'œuvre d'art.
-
-Pourquoi faut-il qu'à chaque nouvelle fausse «école» l'intransigeance
-absurde des partis vienne voir le salut dans l'adoration exclusive
-d'une des deux parties de la formule? Hier: _l'homme dispose_;
-aujourd'hui; _Dieu propose_... Et tantôt l'on semble ignorer que
-l'artiste a tous droits pour _disposer_; tantôt _qu'il ne doit disposer
-que de ce que la nature lui propose._
-
-Car, si je parlais tout à l'heure de l'artiste comme faisant opposition
-à la nature, et semblais voir en l'œuvre d'art tout d'abord une
-affirmation,--serait-ce pour prôner à présent l'individualisme, et ne
-nous serons-nous arrachés d'un excès que pour nous précipiter vers un
-autre? qu'est-ce qu'un artiste individualiste? Qu'est-ce qu'un artiste
-anti-individualiste? Qu'il laisse
-[Pg 47]
-à d'autres les «convictions». Elles lui coûtent trop cher à lui et
-elles le déforment trop. L'artiste n'est ni d'un camp ni de l'autre; il
-est à tout point de conflit.
-
-L'art est une chose tempérée. Et certes je ne veux non plus dire par
-là que l'œuvre d'art la plus accomplie serait celle qui se tiendrait
-à la plus égale distance de l'idéalisme et du réalisme; non certes!
-et l'artiste peut bien se rapprocher autant qu'il osera d'un des deux
-pôles, mais à condition qu'il ne quittera pas du talon le second; un
-sursaut de plus, il perd pied.
-
-«On ne montre pas sa grandeur, disait Pascal, pour être à une
-extrémité, mais en touchant les deux à la fois et en remplissant
-l'entre-deux.»
-
-Et les limites de l'art que nous renoncions vite à chercher tant que
-nous les demandions extérieures, ses limites, Messieurs, qui ne sont
-point obstacles ni défi, nous les découvrons tout intimes: ce sont
-limites d'extension.
-
-Il est un point d'extrême tension, passé lequel l'œuvre brusquement
-cède et se décompose,--on n'a jamais été composée.--Les _limites_ ne
-sont qu'en l'artiste; heureux celui qui les élargit en lui, les recule
-et qui,
-[Pg 48]
-comme devrait vouloir chacun d'eux, _soumet le plus possible à lui, le
-plus possible de nature._
-
-
-Mesdames et Messieurs,
-
-
-Si, malgré que vous sachiez déjà tout cela, je me suis permis de le
-redire, c'est que, vous qui pensez cela, vous restez en très petit
-nombre, c'est que le nombre des faux artistes et des hérétiques est
-grand.
-
-_Été 1901._
-
-
-[1] La conférence annoncée sous ce titre fut préparée pour l'exposition
-des artistes indépendants de 1901; un contretemps subit m'empêcha, à
-mon grand regret, de la prononcer. J'en donne ici simplement l'esquisse.
-
-
-[Pg 49]
-
- AUTOUR DE M. BARRÈS
-
-[Pg 50]
-
-
-[Pg 51]
-
- A PROPOS DES DÉRACINÉS
-
-
-Né à Paris, d'un père Uzétien et d'une mère Normande, où voulez-vous,
-Monsieur Barrès, que je m'enracine?
-
-J'ai donc pris le parti de voyager.
-
-En ayant éprouvé beaucoup d'agrément (pour employer une de vos
-exquises expressions de jadis) et surtout, j'ose le croire, beaucoup
-de profit, je me suis permis de conseiller aux autres le voyage; j'ai
-même fait plus: j'ai poussé, j'ai contraint d'autres au voyage; il en
-est qui n'avaient jamais navigué et qui m'ont rejoint sur des terres
-assez lointaines; il en est que j'ai mis en wagon; il en est que j'ai
-accompagnés. J'ai fait plus encore; j'ai écrit tout un livre, d'une
-folie très méditée, pour exalter la beauté du voyage, m'efforçant,
-peut-être par manie de prosélytisme, d'enseigner la joie qu'il y aurait
-à ne plus se sentir
-[Pg 52]
-d'attaches, de _racines_ si vous préférez (vous aviez bien écrit
-l'_Homme libre_,--mais _libre_ un peu différemment).--Et c'est en
-voyage que j'ai lu votre livre.--Rien d'étonnant donc si, à ma grande
-admiration, je ne peux m'empêcher de mêler la critique: excusez ce
-préambule; il n'est là que pour montrer combien je suis désigné pour la
-faire, ceux pour vous louer étant légion.
-
-Pourtant je voudrais commencer par dire combien j'admire votre livre;
-certes vos œuvres précédentes nous permettaient d'attendre de vous
-les plus exquises délicatesses, et bien des pages datées d'Espagne
-ou d'Italie ne le cédaient pas de beaucoup au merveilleux récit de
-Mme Aravian; nous connaissions la netteté de votre vue, la clarté de
-vos jugements, votre vaillance, votre prudence, l'excellence de vos
-conseils; et malgré tout cela les _Déracinés_ ont surpris même vos plus
-chauds admirateurs; il y a là (non assez concentré peut-être), maintenu
-sans inquiétude, un si sérieux travail, une si autoritaire affirmation,
-que le respect de vous s'impose et que même vos plus entêtés ennemis
-sont forcés à présent de vous considérer. Sous des noms affreux comme
-ceux de l'_Education Sentimentale_, vous avez créé des types, pénibles,
-mais que
-[Pg 53]
-l'on ne peut plus oublier; vous avez fait plus: vous les avez groupés,
-hiérarchisés, ou plutôt et mieux: vous avez montré la fatalité de
-cette hiérarchie, comme un professeur de physique montre le «Vase des
-quatre éléments». La fondation du journal, son âpre vie, la façon dont
-Sturel s'en tire, tout cela, pesant, est d'une remarquable tenue, d'une
-absence de fantaisie parfaite.--Pourquoi, ce dessin si bon, avoir
-cru devoir le boursoufler inartistiquement d'une thèse électorale,
-intéressante certes en elle-même (sans souci même qu'elle soit juste
-ou non), mais dont presque toutes les pages s'empèsent et qui en
-épaissit les moindres mouvements?--Si vous venez, à chacun de ceux-ci,
-ergoter et, à renfort de raisonnements, le rattacher à votre thèse
-générale, c'est donc que ces événements n'étaient pas assez éloquents
-par eux-mêmes? c'est donc que vous craigniez que l'on n'en pensât pas
-tout ce que vous en pensez? c'est donc que, peut-être, si vous aviez
-laissé l'esprit du lecteur libre, il en aurait conclu différemment?--Et
-le résultat de votre habileté oratoire c'est que les événements que
-vous dites, après que vous en avez parlé, semblent, pris hors du livre,
-moins éloquents que vous-même, ou ne pas persuader toujours comme vous
-voudriez
-[Pg 54]
-qu'ils persuadent. Car enfin Suret-Lefort, Renaudin, Sturel,
-Rœmerspacher réussissent; s'il avait plus d'argent, on peut croire
-que Racadot réussirait. D'ailleurs je consens que, _si_ Racadot n'eût
-jamais quitté la Lorraine, il n'eût jamais assassiné; mais alors il
-ne m'intéresserait plus du tout; tandis que, grâce aux circonstances
-étranges qui l'acculent, c'est lui, vous le savez, sur qui se concentre
-l'intérêt dramatique du livre; de sorte que, soucieux aussi de vérité
-psychologique, votre livre, comme malgré vous, semble ne prouver
-rien tant que ceci: «dans une situation où il se trouve souvent et
-qui pour beaucoup est la même, l'organisme agit d'une façon banale;
-dans une situation qui s'offre à lui pour la première fois, il fera
-preuve d'originalité, s'il ne peut y échapper»[1]. _Le déracinement
-contraignant Racadot à l'originalité_: on peut dire, en souriant, que
-c'est là le sujet de votre livre.
-
-Car votre affirmation trop constante nous fait désirer contredire;
-désirer affirmer ceci: le déracinement peut être une école de
-vertu.--C'est seulement lors d'un sensible apport de nouveauté
-extérieure qu'un organisme, pour en moins souffrir, est amené à inventer
-[Pg 55]
-une modification propre permettant une appropriation plus sûre[2].
-Faute d'être appelées par _de l'étrange_, les plus rares vertus
-pourront rester latentes; irrévélées pour l'être même qui les possède,
-n'être pour lui que cause de vague inquiétude, germe d'anarchie.
-
-Par contre, plus l'être est faible, plus il répugne à _l'étrange_,
-au changement; car la plus légère idée nouvelle, la plus petite
-modification de régime nécessite de lui une vertu, un effort
-d'adaptation qu'il ne va peut-être pas pouvoir fournir. Mais qu'est-ce
-à dire? sinon qu'il est trop faible; allons! tant pis! qu'il s'enracine
-et que ce soit tant mieux pour lui.
-
-Mais ne cherchez pas non plus à l'instruire. Toute instruction est
-un déracinement par la tête. Plus l'être est faible, moins il peut
-supporter d'instruction. N'est-ce pas là ce qui vous fait dire:
-«Beaucoup de femmes et d'enfants ne sont que d'un seul paysage»?
-Traduisez: l'instruction n'est bonne que pour les
-[Pg 56]
-forts. Soignez le faible; protégez-le; mais par pitié pour nous,
-n'établissez pas sur lui notre règle.
-
-L'instruction, apport d'éléments étrangers, ne peut être bonne qu'en
-tant que l'être à qui elle s'adresse trouvera en lui de quoi y faire
-face; ce qu'il ne surmonte pas risque de l'accabler. L'instruction
-accable le faible.
-
-Oui, mais le fort en est fortifié.
-
-S'il ne faut donc avoir en vue que le bien-être du plus grand nombre,
-j'admets que c'est en ne bougeant pas de chez soi qu'on l'obtient
-avec le moindre effort, n'y ayant là qu'à poursuivre d'ordinaire un
-élan hérité...--Mais ne peut-il nous plaire de voir un homme exiger
-de soi la plus grande valeur possible?--Dans le bien-être s'étiole
-toute vertu; les routes neuves, ardues, la nécessitent. J'aime
-(pardonnez-moi) tout ce qui met l'homme en demeure, ou de périr, ou
-d'être grand. Les événements historiques qui nous ont le plus dépaysés
-sont certes ceux qui ont fait le plus de victimes, mais aussi ceux qui
-ont échauffé, éclairé le plus grand nombre de héros; c'est un tri; dans
-le calme du coutumier, toutes les ailes inétendues, sans besoin d'être
-grandes, oublient de l'être; plus le vent du dehors s'élève et plus se
-nécessite une forte envergure.
-
-[Pg 57]
-Oui, mais les faibles y périront.
-
-Faut-il s'en consoler, disant: c'étaient des faibles?--Disons
-plutôt: aux forts seuls la véritable instruction. Aux faibles
-l'enracinement, l'encroûtement dans les habitudes héréditaires qui
-les empêcheront d'avoir froid.--Mais à ceux qui, non plus faibles, ne
-cherchent pas, avant tout, leur confort, à ceux-ci, le déracinement,
-proportionné autant qu'il se peut à leur force, à leur vertu--la
-recherche du dépaysement qui exigera d'eux la plus grande vertu
-possible. Et peut-être pourrait-on mesurer la valeur d'un homme au
-degré de dépaysement (physique ou intellectuel) qu'il est capable de
-maîtriser.--Oui, dépaysement; ce qui exige de l'homme une gymnastique
-d'adaptation, un rétablissement sur du neuf: voilà l'éducation que
-réclame l'homme fort,--dangereuse il est vrai, éprouvante; c'est
-une lutte contre _l'étranger_; mais il n'y a éducation que dès que
-l'instruction modifie.--Quant aux faibles: enracinez! enracinez!
-
-Instruction, dépaysement, déracinement[3],--il
-[Pg 58]
-faudrait pouvoir en user selon les forces de chacun; on y trouve danger
-sitôt que ce n'est plus profit; et que les faibles y agonisent, c'est
-là ce que montrent
-[Pg 59]
-_les Déracinés_; mais pour préserver du danger le faible, nous
-aveuglerons-nous sur le profit du fort? et que les forts s'y
-fortifient, c'est là ce que ne montrent pas _les Déracinés_--ou du
-moins ce qu'ils ne montrent que malgré vous.
-
-Car se posait alors devant vous ce dilemme: ou, pour favoriser votre
-thèse et montrer le danger du déracinement, peindre des êtres si
-faibles et médiocres, qu'on eût crié: tant pis pour eux;--ou, pour
-favoriser votre roman, peindre des êtres assez forts pour
-[Pg 60]
-qu'ils ne souffrent plus du dépaysement, assez importants pour
-invalider votre thèse.
-
-Il est beaucoup de ces points, je le sais bien, où l'on pourrait
-infiniment contredire; aussi n'aurais-je point tant affirmé si vous
-n'aviez si fort affirmé le contraire.
-
-Ce qui reste pourtant certain, c'est que, si les sept Lorrains dont
-vous donnez l'histoire n'étaient pas venus à Paris, vous n'eussiez
-pas écrit _les Déracinés_; que vous n'eussiez pas écrit ce livre si
-vous-même n'étiez pas venu à Paris;--et cela eût été extrêmement
-regrettable, car, à cause de ses préoccupations mêmes, ce pesant livre
-d'une excédente mais admirable tension, remet à leur médiocre place
-tant de romans négligeables dont, faute de mieux, nous risquions de
-nous occuper.
-
-_Décembre 1897_.
-
-
-[1] La formule est de Nordau.
-
-[2] Le bien-être n'engendre que l'inertie; la gêne est le principe du
-mouvement.
-
-Renan (_Dialogues_).
-
-ou encore:
-
-«On acquiert rarement les qualités dont on peut se passer.»
-
-Laclos (_Les liaisons dangereuses_).
-
-
-[3] Ici une note de M. Charles Maurras:
-
-«M. Doumic, dans la _Revue des Deux-Mondes_, admet la thèse des
-Déracinés, mais sous la réserve suivante: Le propre de l'éducation est
-d'arracher l'homme à son milieu formateur. Il faut qu'elle le déracine.
-C'est le sens étymologique du mot «élever»... En quoi ce professeur se
-moque de nous. M. Barrès n'aurait qu'à lui demander à quel moment un
-peuplier, si haut qu'il s'élève, peut être contraint au déracinement...»
-
---Non, M. Maurras; j'en suis bien désolé, mais celui qui se moque de
-nous ici, ce n'est pas M. Doumic, c'est vous; et pour peu que M. Doumic
-ne soit pas aussi ignorant en arboriculture que vous paraissez l'être,
-il vous aura répondu, je suppose, que le peuplier dont vous parlez,
-pour être beau et bien fait, n'était sans doute pas né sur le sol
-qu'il ombrageait à présent, mais venait tout vraisemblablement d'une
-pépinière,--comme celle sur le catalogue de laquelle je copie pour
-votre édification cette phrase:
-
- _Nos arbres ont été_ TRANSPLANTÉS (le mot est en gros caractères dans
- le texte) _2, 3, 4 fois et plus, suivant leur force_ (ce qui veut dire
- ici: suivant leur âge), _opération qui favorise la reprise_; ILS SONT
- DISTANCÉS CONVENABLEMENT, AFIN D'OBTENIR DES TÊTES BIEN FAITES (ici
- c'est moi qui souligne, car voici un des côtés de la question dont
- vous ne parlez pas, et qui importe).
-
- Catalogue des pépinières Croux (63e année, p. 72).
-
-Ignorez-vous aussi l'opération qu'en culture on appelle REPIQUAGE?
-Permettez que pour vous, je copie encore ces quelques phrases
-instructives:
-
- _Dès que les plants ont quelques feuilles, on doit, selon les espèces
- et les soins particuliers qu'elles exigent, ou les_ ÉCLAIRCIR _ou les_
- REPIQUER.
-
- _Le repiquage est de la plus haute importance pour la plus grande
- majorité des plantes.--Et, en note: Toutes les plantes pourraient à la
- rigueur être repiquées._
-
- VILMORIN-ANDRIEUX, _Les fleurs de pleine terre_, p. 3.
-
-Ou _repiquer_, ou _éclaircir_. Voici l'affreux dilemme que vous
-proposent vos savants co-partisans MM. Croux et Vilmorin-Andrieux.
-Renoncez à chercher vos exemples dans leur domaine. Et si cela ne
-suffit pas à invalider la thèse de M. Barrès, vous m'accorderez tout au
-moins que cela ne la renforce pas non plus...
-
-(Le passage de M. Maurras que je cite est cité par M. Barrès dans les
-_Scènes et doctrine du Nationalisme_.)
-
-
-[Pg 61]
-
- LA QUERELLE DU PEUPLIER[1]
-
- (RÉPONSE A M. MAURRAS)
-
-
-Lorsque, en 1897, parut dans l'_Ermitage_ mon article sur _les
-Déracinés_, l'on n'y fit pas grande attention. L'an dernier, ayant
-à réunir en volume quelques pages de critique, je relus cet article
-oublié; ne le trouvant pas trop mauvais, je le joignis aux autres, tel
-quel--avec l'addition pourtant d'une note, et voici pourquoi:
-
-Entre 1897 et 1902, un article de M. Doumic avait paru, auquel avait
-aussitôt répondu M. Maurras. De l'article et de la réponse, j'eus
-connaissance par une note des «Scènes et Doctrines» de M. Barrès. Cette
-note a depuis été tant de fois citée, que j'ai honte à la citer encore;
-on la saura par cœur; tant pis:
-
-[Pg 62]
-«M. Doumic, dans la _Revue des Deux-Mondes_, admet la thèse des
-Déracinés, mais sous la réserve suivante: «Le propre de l'éducation est
-d'arracher l'homme à son milieu formateur. Il faut qu'elle le déracine:
-c'est le sens étymologique du mot «élever...» En quoi ce professeur se
-moque de nous. M. Barrès n'aurait qu'à lui demander à quel moment un
-peuplier, si haut qu'il s'élève, peut être contraint au déracinement...»
-
-Il coulait à ce moment, à propos de déracinement, des flots d'encre;
-j'ai trouvé que celle de M. Maurras n'avait pas bien belle couleur.
-Je me permis de lui faire observer l'imprudence de sa question; il
-était en effet plus qu'aisé de répondre que ces peupliers exemplaires
-sortaient d'une pépinière, tout vraisemblablement--comme celle,
-ajoutai-je, sur le catalogue de laquelle je copie cette phrase:
-
- «_Nos arbres ont été_ TRANSPLANTÉS (le mot est en gros caractères
- dans le texte), 2, 3, 4 _fois et plus, suivant leur force, opération
- qui favorise la reprise_; ILS SONT DISTANCÉS CONVENABLEMENT, AFIN
- D'OBTENIR DES TÊTES BIEN FAITES (ici c'est moi qui soulignais).»
-
-M. Maurras, ayant écrit naguère: «Je proteste publiquement que M. Gide
-n'est pas justifiable de la critique»,
-[Pg 63]
-s'apprêtait à ne rien répondre. «Son esprit, son talent, son tour
-d'imagination, affirme-t-il encore, sont d'une coquette achevée;
-ils perdent donc à être connus de toutes parts. Ils ne peuvent être
-soufferts qu'à la faveur d'une pénombre officieuse et d'un propice
-clair obscur.» Donc, par égard pour moi, il fallait me laisser dans
-l'ombre.
-
-C'est ce que MM. Faguet, Blum et Remy de Gourmont n'eurent pas la
-délicatesse de comprendre. A l'impertinence de me lire, ils ajoutèrent
-celle de parler de mon livre et d'en parler excellemment; bien plus,
-ils citèrent ma note.
-
-M. Maurras alors n'y tint plus et me supprima durant dix-huit colonnes
-de la _Gazette_.
-
-Mes articles sur M. Barrès, que j'écoute toujours, que j'admire
-souvent, et pour qui je garderais l'affection la plus vive s'il ne m'en
-empêchait pas quelquefois---mes articles sont des plus modérés contre
-une thèse dont je ne blâme que l'outrance et à qui j'en yeux de gâter
-bien des pages d'un de nos meilleurs écrivains.
-
-Cette doctrine de l'enracinement qu'il préconise, je la crois bonne en
-effet pour les faibles, la masse; j'accorde que c'est d'eux qu'il se
-faut occuper, car
-[Pg 64]
-les individus qui s'en échappent s'occupent très suffisamment
-d'eux-mêmes, et l'on ne peut tabler sur eux. Mais je prétends que
-ceux-ci trouvent profit au déracinement, et que l'enracinement,
-tout au contraire, les empêche. Eux aussi sont nécessaires au pays.
-«Instruction, dépaysement, déracinement, dis-je à la fin de mon premier
-article--il faudrait pouvoir en user selon les forces de chacun; on
-y trouve danger sitôt que ce n'est plus profit; et que les faibles
-y agonisent, c'est là ce que montrent _les Déracinés_; mais pour
-préserver du danger le faible, nous aveuglerons-nous sur le profit du
-fort?[2]. Et que les forts s'y fortifient, c'est là ce que ne montrent
-pas _les Déracinés_--ou du moins ce qu'ils ne montrent que malgré M.
-Barrès.»
-
-«De ce que les sept Lorrains du roman de M. Barrès ont eu tort de venir
-à Paris, puisqu'ils s'y sont tous plus ou moins noyés, il ne s'en suit
-pas qu'un
-[Pg 65]
-huitième Lorrain aura tort de suivre leur exemple; car ce huitième
-Lorrain, ce sera peut-être un Barrès», écrit M. de Gourmont, résumant
-ma conclusion. «Ainsi finit par un compliment cette dispute»,
-conclut-il à son tour.
-
-M. Maurras ne l'entend pas ainsi. Il a les conciliations en horreur.
-L'huile qu'on apportait pour les blessures, c'est sur le feu qu'il la
-renverse. Je doute qu'il ait lu nos articles. Du moins n'est-ce pas
-à eux qu'il répond, mais tout simplement à la note où son nom s'est
-trouvé cité. Et la querelle qu'il ravive, n'est pas sur le fond même du
-sujet; lui-même la baptise: c'est «la querelle du peuplier». Il ne faut
-pas qu'il ait eu tort de prendre le peuplier comme exemple. Ce n'est
-pas facile à prouver. Il va parler fort et longtemps. Dix-huit colonnes
-contre vingt lignes. Je suis vaincu.
-
-«Cette leçon d'arboriculture a fait mon bonheur, lit-on dans la
-_Gazette de France_ du 14 septembre 1903 après citation de ma
-note. M. André Gide a découvert le repiquage dans le traité de M.
-Vilmorin-Andrieux, et la transplantation dans le catalogue des
-pépinières Croux.»
-
-Je passe là-dessus. M. Maurras n'est nullement tenu
-[Pg 66]
-de savoir, et ses lecteurs encore moins, que je vis neuf mois sur douze
-à la campagne, où je regarde plus mon jardin que mes livres--ni même
-que la Société des Agriculteurs de Normandie accordait à ma pépinière
-une première médaille, il y a quelques années--il faut vraiment une
-occasion comme celle-ci pour l'avouer...
-
-«L'étonnement naïf que fait paraître M. Gide--continue M. Maurras--en
-nous révélant repiquage et transplantation est sans aucun doute
-absolument étranger à ceux d'entre nous qui ..., etc ...; mais si cette
-émotion merveilleuse leur manque, ils sont aussi gardés d'introduire
-dans le langage d'aussi honnêtes gens que MM. Emile Faguet et Remy
-de Gourmont ... une confusion ridicule entre _transplantation_ et
-_déracinement_. A la place de M. André Gide, écrivain délicat, critique
-difficile, on ne se consolerait pas de la mésaventure.»--Merci des
-compliments--mais décidément, M. Maurras, vous êtes par trop sûr que
-vos lecteurs ne seront pas les nôtres: Voici le début de l'article de
-M. Gourmont:
-
-«Au mot imaginé par M. Barrès «les Déracinés», il faudrait, je pense,
-_en opposer un autre_, qui exprimerait la même idée matérielle, et une
-idée psychologique
-[Pg 67]
-toute différente: les transplantés. On emploierait l'un ou l'autre
-selon que l'on parlerait d'un homme à qui le changement de milieu a été
-mauvais, ou d'un homme qui a trouvé une nouvelle vigueur par le fait
-même de sa transplantation en un terrain nouveau.
-
-«Cette insinuation m'est suggérée par la lecture de quelques pages du
-nouveau livre de M. Gide... Esprit très logique, il a été choqué de
-la thèse de M. Barrès en tant que thèse absolue. Il reconnaît que le
-déracinement est défavorable aux natures faibles, qu'il est bon que
-la plupart des hommes vivent et meurent là où ils sont nés; mais il
-croit que la transplantation est heureuse pour les forts et qu'elle les
-fortifie encore.» Là-dessus, exemples à l'appui de cette thèse;--je ne
-puis citer tout l'article[3]; il est parfait.
-
-Mais revenons au peuplier. M. Maurras, n'ayant pas sous la main son
-«vieux jardinier Marius», appelle à la rescousse «quelqu'un de ces
-grands amateurs de jardinage qui allient les plaisirs de leur art à la
-haute culture intellectuelle». Tenons-nous!
-
-[Pg 68]
-«... Quand ces boutures (de peuplier) ont des feuilles et paraissent
-pourvues de racines...» dit le grand amateur.
-
---On les déracine? interrompt M. Maurras.
-
---Mais non! _On éclaircit le plan, c'est-à-dire qu'on enlève à volonté
-les plus forts pour en faire des arbres de choix_ (c'est moi qui
-souligne), ou les plus nombreux et les plus délicats pour les repiquer
-en rayons moins serrés, afin de permettre aux racines de se bien
-développer.
-
---Et si l'on expédie?
-
---On enveloppe les racines avec beaucoup de soin pour qu'elles ne se
-sèchent pas en route.»
-
-Eh! parbleu, prétendis-je rien d'autre?
-
-Mais, plus loin, ceci nous éclaire:
-
-«En somme, continue M. Maurras, relever, dépiquer, repiquer, replanter,
-même arracher sont des opérations qui n'ont rien de commun avec le
-déracinement. On ne déracine que des arbres morts ou ceux qu'on
-sacrifie.» Et plus loin:
-
-«J'expliquai alors à mon jardinier ce qu'on appelle maintenant, selon
-la forte et juste expression de Barrès, _un déraciné_... Je dis comment
-la mauvaise éducation avait chez ces jeunes gens _tranché les racines_
-(ici c'est
-[Pg 69]
-M. Maurras qui souligue) qui les attachaient à leur Lorraine..., etc.,
-etc.»
-
-Nous y voilà! «_Déracinés_» signifie pour M. Maurras «dont on a tranché
-les racines». Que ne le disait-il plus tôt? J'aurais laissé son
-peuplier tranquille.[4]
-
-On comprenait sans peine la métaphore de M. Barrès, et ses écrits
-l'éclairaient d'un bon jour; mais quelque éloquente que cette métaphore
-demeure, il est très fâcheux qu'en arboriculture, le seul domaine où ce
-mot _déraciné_ ait _un sens précis_, ce sens soit différent de celui
-qu'est appelé à lui donner M. Barrès, sous peine de voir presque tous
-les exemples qu'il y chercherait, contredire en plein sa théorie. Le
-grand tort de M. Maurras aujourd'hui, par cette absurde querelle de
-mots, est de rendre sensible une faute
-[Pg 70]
-qu'on n'avait pas bien remarquée,--en prétendant faire passer ce
-nouveau sens du mot _déraciné_: _dont les racines ont été tranchées_,
-en arboriculture où le mot déraciné n'a jamais voulu dire et ne voudra
-jamais dire que: _dont les racines ont été arrachées de terre_. C'est
-le seul sens que donne et qu'ait à donner Littré.
-
---Mais qu'importe le mot, dira-t-on, si la chose...
-
---Le mot n'importe point, peut-être; mais derrière la faute de mot,
-accourt et s'abrite la faute de pensée. Et si M. Maurras ne la sentait
-ici très grave, il n'emploierait pas tant d'âpres soins, ni ne
-trouverait tant de difficultés, à la défendre.
-
-
-[1] Cet article a paru dans l'_Ermitage_, n° de novembre 1903.
-
-[2] «L'instruction, disais-je plus haut, apport d'éléments étrangers,
-ne peut être bonne qu'en tant que l'être à qui elle s'adresse trouvera
-en lui de quoi y faire face; ce qu'il ne surmonte pas risque de
-l'accabler» ... etc... Je ne peux pourtant pas citer tout mon article!
-Si M. Maurras ne l'a pas lu, je n'y peux rien. Mais alors pourquoi en
-parle-t-il?
-
-[3] Weekly Critical Review, 30 juillet.
-
-[4] N'en déplaise à M. Maurras il arrive même souvent que ces racines,
-au moment de la replantation, d'un coup de serpe, on les coupe,
-_afin d'assurer mieux la reprise_; car il s'en forme aussitôt de
-nouvelles et l'arbre reprend d'autant mieux, que les vieilles racines
-ont été coupées. Les catalogues des pépiniéristes et les traités
-d'arboriculture nous enseignent que c'est surtout la racine centrale,
-pivotante (celle même de «la terre et les morts») qu'il importe de
-trancher.
-
-
-[Pg 71]
-
- LA NORMANDIE ET LE BAS-LANGUEDOC[1]
-
-
-Il est d'autres terres plus belles et que je crois que j'eusse
-préférées. Mais de celles-ci je suis né. Si j'avais pu, je me serais
-fait naître en Bretagne à Locmariaquer la dévote, ou, près de Brest,
-à Camaret ou à Morgat, mais on ne choisit pas ses parents; et même ce
-désir je l'héritai, je pense, avec le sang catholique et normand de la
-famille de ma mère, le sang languedocien protestant de mon père. Entre
-la Normandie et le Midi je ne voudrais ni ne pourrais choisir, et me
-sens d'autant plus Français que je ne le suis pas d'un seul morceau de
-France, que je ne peux penser et sentir spécialement en Normand ou en
-Méridional, en catholique ou en protestant, mais en Français, et que, né
-[Pg 72]
-à Paris, je comprends à la fois l'Oc et l'Oïl, l'épais jargon normand,
-le parler chantant du midi, que je garde à la fois le goût du vin, le
-goût du cidre, l'amour des bois profonds, celui de la garrigue, du
-pommier blanc et du blanc amandier,
-
-Je ne choisis non plus ici: taire un des deux pays serait ingratitude,
-et, puisque vous me pressez de parler, souffrez que je parle des deux.
-
-
- I
-
-
-Du bord des bois normands j'évoque une roche brûlante--un air tout
-embaumé, tournoyant de soleil, et roulant à la fois confondus les
-parfums des thyms, des lavandes et le chant strident des cigales.
-J'évoque à mes pieds, car la roche est abrupte, dans l'étroite vallée
-qui fuit, un moulin, des laveuses, une eau plus fraîche encore d'avoir
-été plus désirée. J'évoque un peu plus loin la roche de nouveau, mais
-moins abrupte, plus clémente, des enclos, des jardins, puis des toits,
-une petite ville riante: Uzès. C'est là qu'est né mon père et que je
-suis venu tout enfant.
-
-On y venait de Nîmes en voiture; on traversait au
-[Pg 73]
-pont Saint-Nicolas le Gardon. Ses bords au mois de mai se couvrent
-d'asphodèles comme les bords de l'Anapo. Là vivent des dieux de la
-Grèce. Le pont du Gard est tout auprès...
-
-Plus tard je connus Arles, Avignon, Vaucluse... Terre presque latine,
-de rire grave, de poésie lucide et de belle sévérité. Nulle mollesse
-ici. La ville naît du roc et garde ses tons chauds. Dans la dureté de
-ce roc l'âme antique reste fixée; inscrite en la chair vive et dure
-de la race, elle fait la beauté des femmes, l'éclat de leur rire, la
-gravité de leur démarche, la sévérité de leurs yeux; elle fait la
-fierté des hommes, cette assurance un peu facile de ceux qui, s'étant
-déjà dits dans le passé, n'ont plus qu'à se redire sans effort et ne
-trouvent plus rien de bien neuf à chercher;--j'entends cette âme encore
-dans le cri micacé des cigales, je la respire avec les aromates, je la
-vois dans le feuillage aigu des chênes verts, dans les rameaux grêles
-des oliviers...
-
-
-Du bord de la garrigue enflammée, j'évoque une herbe épaisse et sans
-cesse mouillée, des rameaux flexueux, des chemins creux ombrés;
-j'évoque un bois où ils s'enfoncent... Mais d'autres ont chanté déjà la
-verdoyante
-[Pg 74]
-terre du Calvados. Là nul chant de cigales; tout est mollesse et luxe;
-sous la plante, le roc franc n'apparaît jamais. Là vivent d'autres
-dieux, d'autres hommes; les dieux sont beaux, je crois; les hommes
-laids. La race, alourdie de bien-être et ne songeant pourtant qu'à
-l'augmenter, s'est déformée. Incapable de chant, de musique, elle
-n'occupe plus qu'à boire, ses plus belles heures oisives. Ici l'amour
-du gain vient seul à bout de la paresse; l'homme indolent laisse fuir
-de ses mains les biens les plus précieux, les plus rares...
-
-Mais, peut-être les qualités de la race normande, moins apparentes
-que celles des méridionaux, prennent-elles chez ceux qui en restent
-dépositaires une force d'autant plus grande qu'une chair plus lourde
-les contraint plus, et gagnent-elles en gravité, en profondeur ce
-qu'elles perdent d'éclat et de superficie.
-
-Dès le pays de Caux tout change; les grands champs remplacent les
-prés; l'homme plus travailleur est plus sobre; les femmes sont moins
-déformées. Et ce quinze juillet, où j'écris ceci, près d'Etretat,
-tantôt assis, tantôt marchant sous le plein soleil de midi, jamais
-cette campagne ne m'a paru plus belle. Quelques lins sont encore en
-fleur. On coupe les colzas;
-[Pg 75]
-les seigles sont fauchés. Les blés en quelques jours ont blondi. La
-moisson s'annonce admirable. De ci de là, par places, partout, de
-grands coquelicots posent une rougeur sur la terre.
-
-
- II
-
-
-Les quelques lieux dont je parle ne sont pas plus toute la Normandie et
-tout le Midi, que le Midi et la Normandie toute la France.
-
-
-Je songe avec tristesse que si quelque hasard les rapprochait, le
-paysan normand que je connais et l'homme du midi que je connais,
-non seulement ne s'aimeraient pas, mais ne pourraient même pas se
-comprendre. Pourtant ils sont Français tous deux.
-
-Aux yeux d'un Allemand, d'un Italien, d'un Russe, qu'est-ce qui
-représente «une ville française»?--Je ne sais pas. Je n'ai pas assez de
-recul pour le comprendre. Je vois une Bretagne, une Normandie, un pays
-basque, une Lorraine, et de leur addition je fais ma France. En Savoie
-je sais que je suis en France; et je sais qu'un peu plus loin je n'y
-suis plus. Je le sais
-[Pg 76]
-et je veux le sentir. Mais est-ce une simple annexion qui va faire une
-terre française? Non; pas plus qu'un triste traité ne suffirait à faire
-de l'Alsace-Lorraine une terre allemande; l'Allemagne l'a bien compris.
-Pour que se forme et s'affermisse le sentiment d'unité d'un pays, il
-faut que les divers éléments qui le composent se mêlent, se croisent
-et fusionnent. La doctrine de l'enracinement, trop rigoureusement
-appliquée, risquerait, en protégeant et en accentuant l'hétérogénéité
-des divers éléments français, de les faire à jamais se mésentendre,
-de former des bretons, des normands, des lorrains, des basques, plus
-bretons, normands, lorrains et basques ... que français. Rien de plus
-particulier que l'esprit de province; de moins particulier que le génie
-français. Il est bon qu'il naisse des Français comme Hugo
-
- ... d'un sang breton et lorrain à la fois,
-
-qui, portant en eux tout à la fois les richesses les plus extrêmes de
-la France, les organisent et les contraignent à l'unité.
-
-Disons encore: Il y a des landes plus âpres que celles de Bretagne; des
-pacages plus verts que ceux de
-[Pg 77]
-Normandie; des rocs plus chauds que ceux de la campagne d'Arles; des
-plages plus glauques que nos plages de la Manche, plus azurées que
-celles de notre midi--mais la France a cela _tout à la fois_. Et le
-génie français n'est, pour cela même, ni tout landes, ni tout cultures,
-ni tout forêts, ni tout ombre, ni tout lumière--mais organise et tient
-en harmonieux équilibre ces divers éléments proposés. C'est ce qui
-fait de la terre française la plus classique des terres; de même que
-les éléments si divers: ionien, dorien, béotien, attique, firent la
-classique terre grecque.
-
-_Juillet (1902)_
-
-
-[1] L'_Occident_ ayant cru intéressant de demander à plusieurs de
-raconter les aspects de la terre Occidentale, cet article fut le
-premier d'une série consacrée à nos provinces.
-
-[Pg 78]
-
-[Pg 79]
-
- LETTRES A ANGÈLE
-
- 1898-1900
-
-Nous ne faisons que nous entregloser. Tout formille de commentaires;
-d'aucteurs il en est grand'cherté.
-
-MONTAIGNE, III, 13.
-
-[Pg 80]
-Ces chroniques ont paru irrégulièrement dans l'_Ermitage_, au cours des
-années 1898, 1899 et 1900.
-
-[Pg 81]
-
-
- I
-
-Non, chère Angèle; j'y suis bien décidé; je ne recommanderai pas votre
-livre au _Mercure_; d'abord parce que ma voix n'y a pas l'importance
-que vous croyez, et puis parce que, si elle y avait plus d'importance,
-j'en userais d'abord pour d'autres que pour vous.--Quelle drôle d'idée
-vous avez eue d'écrire! Ne pouviez-vous vraiment vous empêcher? Ce
-n'est pas certes que votre livre ne soit plein des qualités exquises
-de votre âme, et de celles de beaucoup d'autres;--mais qui ne les
-connaît, Angèle?--Vous m'écrivez que je dois les aimer, puisque déjà
-je les aimais en d'autres;--mais c'est précisément pour cela, chère
-amie.--Vous manifestez pour me plaire un anormal amour de la Nature,
-comme si là gisait le salut assuré;--mais le salut n'est pas dans la
-Nature, il est dans l'amour, chère amie... Et puis, vous n'aimez pas
-tant que ça
-[Pg 82]
-la Nature; je me souviens de notre course à Suresnes: vous crachiez les
-peaux des raisins...
-
-Ah! si vous récrivez, n'ayez donc pas souci de me plaire; et c'est
-ainsi que vous plairez vraiment; c'est ainsi que vous intéresserez. Ah!
-quand donc, chère amie, saurez-vous, oserez-vous me déplaire un peu
-puissamment!--Je suis sûr que vous n'avez jamais songé aux permissions
-que donne la blancheur des pages. Mais, avant de prendre la plume,
-la page s'assombrit déjà de quels compliqués esclavages!--Chaque
-sympathie, chaque théorie, chaque réprobation vous enchaîne; et combien
-le champ blanc se rétrécit! Vous ne vous affirmez jamais. Vous vous
-laissez tracer votre figure. Vous n'occupez (en souriant toujours!) que
-la place que l'on vous laisse. Tout vous dicte, et vous ne protestez
-pas!--Des amis vous ont dit qu'il fallait à tout prix de la joie: c'est
-fâcheux; vous étiez née pour être heureuse; mais vous voilà contrainte,
-et votre sourire est forcé. On blâme autour de vous les intrigues; on
-rêve des récits sans événements: c'est fâcheux; vous vous entendiez
-aux intrigues; dans votre livre il n'y en a plus l'ombre; on y marche
-comme en plein champ. Chaque page en soi est charmante; je sais, je
-sais;--mais en soi le livre
-[Pg 83]
-n'existe pas; de sorte qu'il faudrait alors chaque page encore plus
-charmante, ou bien un tempérament stupéfiant, ou bien un style ... et
-ne me poussez pas, chère Angèle, sinon je finirais par vous dire que
-rien ne m'intéresse dans un livre, que la révélation d'une attitude
-nouvelle devant la vie.
-
-J'exagère...
-
-Mais je sais que je voudrais pouvoir considérer l'œuvre d'un artiste
-comme un microcosme complet, _étrange_ tout entier, où pourtant
-toute la complexité de la vie se retrouve. Je voudrais y sentir une
-philosophie spéciale, une morale spéciale, une langue spéciale, une
-plaisanterie spéciale... Cieux! à propos de votre livre délicat, où
-m'égarai-je?...
-
-Et n'est-ce pas une calamité de notre époque, au contraire, cette peur
-de paraître banal, ce désir de génie, ce dédain du talent.--Voyez M.
-Mirbeau... Vous qui le connaissez et qui avez quelque influence sur
-lui, vous devriez bien tâcher de lui lire un peu ses articles. Ils sont
-stupides. Certainement c'est parce qu'il a du génie; mais c'est fâcheux
-qu'il n'ait pas plus de talent. Il faut terriblement de talent, chère
-amie, pour rendre un peu de génie supportable.
-
-Dans son dernier article, un Monsieur compte les
-[Pg 84]
-étamines d'une fleur; il compte: «une, deux, quatre, huit, dix,
-vingt...» Il est lancé quoi!--C'est tout Mirbeau.--Dites-lui donc
-que ce n'est pas vrai; que tout cela c'est de la rhétorique; que
-compter sérieusement, c'est compter difficilement.--Mais voilà: s'il
-était plus vrai, M. Mirbeau serait moins brutal, et s'il était moins
-brutal, il ne serait plus rien du tout. Non, chère Angèle, s'il avait
-seulement un peu de talent, je crois qu'il n'oserait plus écrire.--Ah!
-souhaitons-lui du talent, chère Angèle[1]!
-
-Parlons plutôt de M. de Curel. Car M. de Curel manque surtout de génie.
-Ses pièces sont, comme il sied alors, d'une grande hardiesse de pensée
-et d'une grande timidité de présentation. Après M. Mirbeau cette
-timidité paraît presque une politesse, exquise vraiment; M. de Curel
-vous laisse la parole sans cesse, par chacun de ses personnages--de
-sorte que, de quelque côté qu'on se tourne, on est contraint d'être
-de son avis. L'effet dramatique de ses pièces reste donc à peu près
-complètement subordonné à l'exposition des idées:--il faut dire qu'elle
-est excellente;--mais l'erreur dramatique est que l'idée devienne plus
-importante en
-[Pg 85]
-elle-même que le personnage qui l'exprime; les _idées_ ne devraient
-être exprimées que par _l'action_--ou, autrement dit, il ne devrait
-pas y avoir d'idées; ou, autrement dit encore, une _idée_, au théâtre,
-ce devrait être un caractère, une situation, les pseudo-idées que l'on
-prête à la bouche des personnages ne sont jamais que des opinions et
-doivent être subordonnées aux personnages; ce n'est pas par elles
-_surtout_ qu'ils s'expriment; elles ne doivent être que le contenu
-conscient de leurs actes. Le soutien inconscient plus intéressant, plus
-important, plus fort, c'est le caractère lui-même.
-
-D'ailleurs, l'on peut dire que, dans l'œuvre de M. de Curel, les
-caractères sont fort bien observés; on sent surtout qu'il y a très
-soigneusement pris garde et que ses pièces sont consciencieusement
-travaillées. Tout bas je vous avoue que je préfère _Ubu_; mais au
-_Repas du Lion_, à la _Nouvelle Idole_ j'applaudis de toutes mes
-forces; j'y retourne plusieurs fois: j'y entraîne les autres; car
-telles qu'elles sont, ces pièces restent beaucoup au-dessus des
-stupidités auxquelles les théâtres nous accoutument; et j'applaudis
-pour ne pas donner gain de cause aux imbéciles, car certainement le
-rôle des intelligents est ici d'applaudir--quitte à dire ensuite tout
-ce qu'ils veulent, en fait de restrictions.
-
-[Pg 86]
-Je ne crois pas pourtant que de telles pièces puissent durer; il n'y
-a pas de _beauté_ en elles; leur aristocratie intellectuelle nous
-flatte (vous du moins, chère Angèle--moi je préfère la grossièreté);
-elle fait dire aux délicats: «que cela est bien écrit!» précisément là
-où le style cesse complètement d'être un style de rampe, sans fournir
-pour cela de phrases vraiment belles. Il y a (comme il me souvient
-qu'il y avait dans l'_Invitée_) des comparaisons prolongées qui sont
-pénibles... Malgré toutes ces réserves, j'aime en M. de Curel une très
-grande, une parfaite honnêteté artistique, une bonne foi qui, souvent,
-m'émouvait plus que le drame...
-
-J'eusse voulu vous parler aussi des _Tisserands_: c'est une forte
-pièce que j'admire et qui m'exaspère; je ne décolère pas de toute
-la représentation. Je voudrais protester, crier que je m'en f...,
-car enfin ces gens-là ne m'intéressent que parce qu'ils ont faim;
-s'ils cessaient de crever de faim, ils ne m'intéresseraient plus du
-tout;--aussi soyez bien sûre qu'il ne mangeront pas durant cinq actes;
-et nous voilà contraints d'être émus.--Oserais-je écrire que, de
-toutes les façons de mourir au théâtre, celle «de faim» est la moins
-_intéressante_,--car enfin, quand nous regardons cela, c'est toujours
-au sortir de table... etc.
-
-[Pg 87]
-Et certes, la signification des situations est ce qu'au théâtre
-devient l'éloquence; mais la lumière qu'elle apporte ici n'y est,
-volontairement, pas propagée; elle est subite et s'arrête, à la
-scène même; elle n'éclaire rien à l'entour; elle n'éclaire pas; elle
-aveugle ... et si ceux qui assistent, si les spectateurs n'avaient
-pas suffisamment dîné, s'ils avaient faim, s'ils étaient pauvres, les
-voici chauds pour tous les crimes, grisés et ne voyant plus que _cela_:
-l'auteur leur a bandé les yeux avec du feu.--C'est un miroir qu'ils
-brisent (admirable, le bruit du verre cassé sur la scène!) mais c'est
-que ça serait tout aussi bien une œuvre d'art ... oh! qu'elles sont
-loin de cette pièce, les œuvres d'art! oh! combien Hauptmann les a
-prudemment écartées!
-
-Qu'elle est habile, cette grossière et fruste pièce!--Tenez, chère
-Angèle, un seul trait:--pour garder l'anonymat de la foule malgré la
-précision des misères particulières, remarquez qu'à chaque acte ce
-sont des _représentants_ différents qui paraissent--et qu'on ne s'en
-aperçoit presque pas, tant leur passion est la même ... tant ils sont
-peu intéressants. «L'important, dit quelqu'un près de moi--l'important,
-c'est que ça fasse peur au bourgeois.»--Evidemment, ça y arrive.
-
-
-[1] V. p. 246.
-
-[Pg 88]
-
-
- II
-
-Parler des autres est bien malaisé, chère Angèle.
-
-On reproche à M. Maurras de ne dire du bien que de ses amis; cela est
-désagréable à penser; et puis on peut répondre qu'ils ne sont ses amis
-que parce qu'il en pensait du bien. Ce n'est pas mal répondre, mais les
-amitiés ne se choisissent pas tant que ça; certaines, au contraire,
-s'imposent fâcheusement. Pour moi, qui les choisis pourtant le plus
-possible, j'ai la pudeur contraire exagérée: l'amitié que je voue à
-certains et celle qu'ils veulent bien m'offrir relient l'expression
-de mon éloge; il peut m'en retourner quelque chose et, pour un peu,
-les louant, je me paraîtrais immodeste. C'est ainsi que l'amitié de
-Jammes m'a souvent empêché de crier combien je l'admire; et peut-être
-ne l'eussè-je pas encore fait, sans la petite plaquette rare qu'il
-m'apporte, où vous lirez quatorze de ses plus
-[Pg 89]
-belles _Prières_ qui paraîtront bientôt en volume[1].
-
-Ce sont d'autres raisons qui rendent la louange de Signoret difficile;
-d'abord parce que le parti qu'il en tire l'exagère et risque de la
-dénaturer; ensuite parce que l'admiration qu'il proclame pompeusement
-pour mes écrits risque de donner à mes éloges l'allure fâcheuse d'une
-réciproque; enfin parce que tous les éloges qu'on y pourrait faire
-ne vaudront jamais ceux qu'il se converse à lui-même. Ils frémissent
-immodestement en chaque page; son œuvre en est remplie, encombrée;
-souvent l'œuvre est comme mangée et remplacée par sa propre louange;
-celle-ci devient alors parfaite, sonore à souhait, et complètement
-désintéressée--forcément.
-
-J'allais pourtant oser parler de Signoret lorsque voici que me parvient
-le dernier numéro du _Saint-Graal_. J'y vois que M. Signoret trouve
-plus simple de publier directement des fragments, choisis élogieux, de
-ce qu'on lui écrivait en des lettres particulières; autant alors vous y
-renvoyer simplement n'ayant d'ailleurs rien d'autre à vous dire sur lui
-que ce que je lui disais à lui-même. Mais pour permettre dans
-[Pg 90]
-le prochain _Saint-Graal_ plus de place à l'œuvre propre de Signoret,
-mieux vaut que je publie aussitôt ici la lettre que je lui adressais
-hier pour le remercier de l'envoi du premier livre de ses Sonnets[2].
-Parcourez-la si
-[Pg 91]
-cela vous amuse, puis redisons ensemble son _Chant d'amour_ dont
-j'appris comme malgré moi ces beaux vers:
-
- Que sous tes seins un cœur de gloire en toi bondisse
- Clair et s'enflant comme la lune sur les flots!
- Délivre-nous de toute ton ombre, Eurydice.
- Vers toi nos luths sont tout soulevés de sanglots!
-
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Pg 92]
-
- Eurydice, Eurydice, Eurydice, regarde:
- Nous tordons ta couronne à genoux dans les fleurs.
-
-Lyrisme orgueilleux et rapide; absorption des sens dans l'exaltation de
-la pensée:
-
- Enivrez les cieux bleus de vos profonds murmures,
- O vents spirituels de la sainte raison!
-
- . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
- Quand ma nef passera près des plages obscures,
- A l'heure délicate où dorment les troupeaux,
- Jetez au vent des nuits, ô vierges, vos ceintures,
- Sombres bergers, jetez aux torrents vos pipeaux!
-
- Et courez vers la vague où traînant l'aube grave
- Le grand Vaisseau tonnant de musique s'accroît;
- --La mer engloutira la plage où dort l'esclave,
- --Le fruit de vie est mûr dans les jardins du Roi.
-
-Il faut, après ces vers dignes d'être cités auprès des plus splendides,
-rouvrir le livre à peine fermé de Jammes pour comprendre aussitôt et
-comme instinctivement les positions réciproques de ces deux poètes; ils
-se limitent l'un par l'autre. Tout le faste d'Emmanuel Signoret fait
-mieux sentir encore la fraîche
-[Pg 93]
-nouveauté de ce dernier; car il y a là quelque chose d'autre, quelque
-chose de neuf, quelque chose de jamais encore entendu. Là, plus de
-sonorité, ni d'éclat; une voix souvent presque fausse, mais à la façon
-de celles que troublent les larmes--et je comprends que M. Signoret
-n'aime pas Francis Jammes, car devant une voix si orgueilleusement
-simple, toute la rumeur rhétorique et la belle sonorité ne paraît plus,
-comme dit l'Evangile, «qu'un airain qui résonne, qu'une cymbale qui
-retentit».--Même il n'est pas intéressant de marquer les différences
-de ces deux esprits; ils ne vivent pas dans le même monde et regardent
-opposément. L'impersonnalité du premier est si grande que ce que l'on
-admire ici, il semble que ce soit la langue française elle-même; M.
-Signoret n'est personnel que parce qu'il parle de lui. La personnalité
-de Francis Jammes déconcerte; mais ce n'est qu'au premier abord; jamais
-une plus complète absence de recherche extérieure n'avait permis encore
-recherche d'union plus intime des mots avec l'émotion, des sensations
-entre elles-mêmes. On n'imagine pas beauté plus fièrement déparée de
-tout fard. Sa seule coquetterie, si c'en est une, est la montre presque
-involontaire de sensations plus subtiles et plus subtilement associées
-qu'on ne le pouvait supposer jusqu'alors.
-[Pg 94]
-Elles se touchent, se continuent, s'appellent et se marient, à ce point
-que parfois elles font à l'émotion qu'elles entourent un vêtement sans
-couture.
-
-Francis Jammes est un grand poète; il a l'audace la plus noble: celle
-de la simplicité. Il existe assez réellement lui-même pour pouvoir se
-passer d'adjuvants, des communes ressources littéraires; de sorte qu'on
-s'étonne d'abord, tant sa littérature emprunte peu à celle des autres.
-
-L'amour de la simplicité est tel, chez lui, qu'il va parfois jusqu'à
-certaine affectation de dénuement;
-
- Redescends, redescends dans ta simplicité.
- Je viens de voir les guêpes travailler dans le sable.
- Fais comme elles, à mon cœur malade et tendre: sois sage,
- Accomplis ton devoir comme Dieu l'a dicté.
-
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
- Faites qu'en me levant, ce matin, de ma table,
- Je sois pareil à ceux qui, par ce beau Dimanche,
- Vont répandre à vos pieds dans l'humble église blanche,
- L'aveu modeste et pur de leur simple ignorance.
-
-Patient dénuement de pensée pour permettre un accueil plus vaste et
-plus surpris à tout émoi vibrant, à toute sensation éparse autour de
-lui. Chaque soupir errant trouve en lui son écho disponible. Sa poésie
-[Pg 95]
-fluide et pure est comme le ruisseau sous les bois, où chaque oiseau
-vient boire, où tremble chaque feuille mirée, où l'eau se plaint à
-chaque roche. Aucune abondance inutile; cette eau vaut par sa pureté;
-savez-vous ce qui la fait si grande? C'est que pas une eau étrangère
-n'en est venue grossir, en le troublant, le cours; c'est qu'il se
-résigne à lui-même, pour aliment n'espérant que du ciel les abondantes
-eaux des averses.
-
- Mon Dieu, calmez mon cœur, calmez mon pauvre cœur,
- Et faites qu'en ce jour d'été où la torpeur
- S'étend comme de l'eau sur les choses égales,
- J'aie le courage encor, comme cette cigale,
- Dont éclate le cri dans le sommeil du pin,
- De vous louer, mon Dieu, modestement et bien.
-
-Et parfois la pureté de cette eau devient telle qu'elle n'est plus que
-murmure, transparence, et reflet, et fraîcheur.
-
- Mon Dieu, c'est le matin, et, déjà, la prière
- Monte vers vous avec ces papillons fleuris,
- Le cri du coq et le choc des casseurs de pierres.
- Sous les platanes dont les palmes vertes luisent,
-
- Dans ce mois de juillet où la terre se craquèle, [Pg 96]
- On entend, sans les voir, les cigales grinçantes
- Chanter assidûment votre Toute-Puissance.
- Le merle inquiet, dans les noirs feuillages des eaux,
- Essaie de siffler un peu longtemps, mais n'ose...
-
-Ces prières sont belles et, presque toutes, parmi les plus belles
-pièces de Jammes. Elles marqueront pour cet involontaire esprit non un
-repos, mais au contraire une période d'inquiétude. Il semble parler
-beaucoup de Dieu pour tâcher de se prouver qu'il y croit. Peut-être en
-parlait-il mieux en ne le nommant pas, mais simplement, comme avant,
-délicieusement chaque chose. Prendre Dieu à partie sans cesse, comme
-ici, donnerait à entendre qu'on en attend encore en vain une réponse.
-Je sens en ces _Prières_ une âme excessivement affectueuse et désolée.
-La prière n'est souvent que le besoin, quand on se sent seul, de
-parler _à la seconde personne_.--Ces prières sont l'œuvre d'une crise,
-inquiète et passionnée. J'attends avec confiance que ce sensuel si peu
-mystique, ressentant à nouveau chaque émotion en soi suffisante, se
-plaisant à _l'aspect_ et le disant dès lors divin tant qu'il lui plaît,
-laisse de nouveau Dieu tranquille et le fasse seulement entrevoir sous
-la terre très habitée. Nul
-[Pg 97]
-doute alors que le grand mouvement de ses prières, plus plein et
-soulevé qu'il ne l'avait encore jamais été chez Jammes, gonfle
-admirablement de longues pièces d'une allure assez différente--comme
-voici qu'il fait cette délicieuse élégie que vous lirez dans le
-prochain numéro du _Mercure_[3].
-
-C'est près des bois épais qu'elle fut composée, dans cette Normandie
-ruisselante et penchée où je m'attarde encore, où nous vîmes approcher
-l'automne, ensemble avec Henri Ghéon dont il faut aussi que je vous
-parle; j'aime à placer ce nom près de celui de Jammes; leurs livres
-sont voisins dans ma bibliothèque; ils vivent dans une même atmosphère,
-cela leur fait, par sympathie, une espèce de ressemblance; mais c'est
-par où devraient se ressembler tous les poètes: l'entente à demi-mot
-de la nature. Ceci dit, il est difficile d'imaginer deux esprits de
-nature plus différente. Celui-là, tout le trouble; son émoi, c'est la
-contagion d'une tristesse; pour motiver mieux sa pitié, il imagine une
-souffrance en chaque chose; il explique ainsi sa tendresse.--En Ghéon,
-aucune tristesse; c'est une âme de cristal et d'or, pleine de sonorités
-merveilleuses.
-[Pg 98]
-Tout ce qui la touche y retentit; rien ne la laisse indifférente;
-pourtant, à travers tout, elle reste la même. Tout l'émeut et rien ne
-la trouble; le monde se revoit en elle dans une charmante, vibrante et
-souriante harmonie[4].
-
-Je suis heureux que vous ayez pu parler à M. Mirbeau; je remarquais
-bien en effet que ses derniers articles devenaient meilleurs...
-
-_La Roque, 15 octobre 1898_.
-
-
-[1] V. _Le Deuil des Primevères_ (_Mercure de France_).
-
-[2]
-
- CHER SIGNORET,
-
- Vos sonnets paraissent plus beaux à la seconde lecture qu'à la
- première. L'égalité de leur éclat trompe d'abord; on doute d'une
- clarté sans étincelles; on ne comprend que peu à peu qu'elles sont
- toutes dévorées. Voilà pourquoi je crus d'abord vos belles élégies
- préférables: leur morbidesse est moins cachée et mon esprit s'étonne
- encore d'une beauté sans renoncement ni faiblesse, comme si sa
- perfection n'était due qu'aux dépens de son humanité. C'est aussi
- que nous sommes en un temps où il semble que la trop pure beauté ait
- besoin de faire pardonner sa _présence_; on ne l'accepte, semble-t-il,
- que venue de loin et passée; on prend aisément son parti que la
- Renaissance italienne et la Pléïade qu'était Ronsard, en la démontrant
- de manière si glorieuse, l'aient comme monopolisée.
-
- Je pense que le souvenir de cette Renaissance admirée vous hante;
- vous y cherchez non seulement le secret de votre forme, mais encore
- un modèle de vie, franche jusqu'à l'orgueil, superbement extérieure,
- aventurée. J'ai peu lu, je l'avoue, les lettres de ce temps, qui
- m'hallucine moins que vous, et ne sais si les Donatello et les
- Brunelleschi que vous citez oseraient porter leur orgueil aussi
- sonorement devant eux. N'importe; je m'amuse trop de cela pour m'en
- plaindre et n'en souffre que lorsque cet orgueil vient pour boucher
- les vides de l'esprit, que lorsque l'affirmation de votre génie tend
- à remplacer sa manifestation effective. Au reste, je conviens que le
- public est si bête que c'est surtout en lui affirmant que vous avez
- du génie que vous le forcerez de le croire ... mais vous n'écrivez
- pas pour ce public, et les gens intelligents que vous prétendez que
- nous sommes savent comprendre la beauté de vos vers sans que vous
- l'affirmiez à l'avance.
-
- J'admire aussi votre riante audace de publier les lettres qu'on vous
- écrit: si je vous estimais assez peu pour vous croire capable d'une
- habileté, je dirais qu'elle est excellente; mais non: j'y veux voir
- seulement l'exigence d'une franchise et m'y plaire; tel qui louerait
- secrètement par flatterie va se croire contraint de rester fidèle
- à lui-même et continuer à vous louer; vous innovez une coutume, et
- certes rien n'est moins facile, car certes sans vous on ne l'eût pas
- choisie. Les lettres des littérateurs sont trop aisément ténébreuses;
- il est bon d'illuminer cela. Créons des précédents. J'y veux aider
- aussi, et laissez-moi trouver plus simple de publier déjà moi-même
- cette lettre à vous adressée.
-
- Au revoir, etc.
-
- A. G.
-
-[3] V. p. 241.
-
-[4] _Les Chansons d'Aube_ et _La Solitude de l'Eté_ (Mercure de France).
-
-[Pg 99]
-
-
- III
-
---Quand donc pourrons-nous parler librement, tranquillement, du
-Naturisme? A chaque fois quelque nouvel éclat nous empêche.--Naguère
-quelques critiques mal renseignés (ou du moins renseignés trop
-exclusivement par M. de Bouhélier lui-même) voulurent bien, dans
-l'ignorance des dates, me croire adepte d'une école qui simplement
-avait le goût naissant de m'approuver. Affamé de plus bruyante gloire,
-M. de Bouhélier entraînait mon nom à sa suite jusque dans les colonnes
-du _Figaro_; l'admiration que je manifestais pour son jeune talent
-trouvait ainsi sa récompense. Mon admiration n'en fut pas précisément
-modifiée, mais du coup je la manifestai moins.--Ce n'est non plus une
-mauvaise pièce de théâtre qu'un médiocre volume de vers qui peuvent
-faire oublier l'extraordinaire don de prosateur que montraient ses
-premiers écrits;
-[Pg 100]
-nulle composition; une redondance souvent vaine, aidant une plus grande
-sonorité; un lyrisme souvent imité, mais sincère (je vous assure que
-cela se peut): tout cela, la pensée même, ou l'apparence de pensée,
-complètement subordonné au rythme sûr, plein, riche, harmonieux de
-la phrase; et souvent on n'y sentait rien d'autre--comme on ne sent
-souvent rien d'autre chez Hugo que le vers.--Et je comprends que
-l'orgueil de M. de Bouhélier puisse déplaire; mais c'est tant qu'il
-n'est pas plus grandement justifié. Quelqu'un qui sent en lui des
-œuvres grandes (comme je pense que fait M. de Bouhélier) peut prendre
-des allures modestes, mais c'est en attendant et par hypocrisie. Chez
-M. de Bouhélier, l'orgueil de l'œuvre précède l'œuvre; mais j'espère
-que l'œuvre suivra[1].
-
-Le talent de M. Monfort semble plus personnel et plus particulier;
-c'est peut-être parce qu'il est plus restreint. Il est bien difficile
-de jauger sa future valeur d'après ses deux premiers écrits. L'émotion,
-qu'aucun
-[Pg 101]
-souci de composition non plus ne contrefait, trouve souvent pour se
-chanter les exclamations les plus justes; il semble parfois qu'il y
-ait là comme le bruissement même de la vie, le battement léger des
-artères sans même un doigt posé dessus pour le sentir et pour y imposer
-un unique lien. D'où quelque chose d'éperdu, qui charme mais qui
-déconcerte; une fuite dans le temps, mais une telle absence d'espace
-que les émotions se succèdent sans parvenir à voisiner. Que deviendra
-tant de fluidité? Que donnera ce don d'expression si immédiate, mais si
-exclusivement passionnée?
-
-Les articles de M. Mirbeau deviennent bons.
-
-
-[1] Malgré que, depuis notre article, la _Route Noire_ et _Le Nouveau
-Christ_ aient parus, nos espérances veulent rester aussi vivaces,
-puisque l'orgueil de M. de Bouhélier reste aussi grand. V. p. 224 et
-241.
-
-[Pg 102]
-
-
- IV
-
-CHÈRE AMIE,
-
-Monsieur Mirbeau fait comme tant d'autres devraient faire: il change.
-Dans un article de _l'Aurore_ du 15 novembre, intitulé «Palinodies»,
-il écrit: «Aujourd'hui, j'aime des personnes, des choses, des idées
-qu'autrefois je détestais, et je déteste des idées, des choses et
-des personnes que j'ai aimées jadis...» Que M. Mirbeau nous permette
-donc de faire comme lui; de l'aimer aujourd'hui d'autant plus que
-nous l'aimions moins naguère et qu'il en est plus revenu.--Parlant du
-suicide de Gérard de Nerval, Baudelaire ou Gautier, je ne sais plus
-lequel, revendique deux libertés que l'on refuse volontiers aux hommes:
-celle de se tuer, celle de se contredire. Aux yeux de certains, c'est
-presque la même chose. C'est presque
-[Pg 103]
-le contraire, aux yeux de certains autres, et seuls, pensent-ils, ceux
-qui sont morts, ou presque, ne se contredisent jamais. C'est l'avis de
-M. Mirbeau qui tient à vivre, et c'est le mien.
-
-Se contredire! Si seulement M. Barrès l'osait ... quelle belle
-carrière!--Au lieu de cela il tâche de faire se contredire M. France
-et ne réussit à rien, sinon montrer que M. France a été sincère deux
-fois. La politique est désastreuse pour cela; le parti que l'on sert
-emprisonne; on ne s'en dégage pas sans apparence de désertion; la
-franchise y perd, il est vrai, mais c'est pour que le parti y gagne...
-J'ai la terreur des partis pris. Songez donc: c'est de vingt à trente
-ans qu'une carrière se décide; est-ce de quinze à vingt que l'on aura
-pu réfléchir! Qu'y faire? car c'est une fatalité. L'action seule vous
-éduque; on ne l'apprend qu'en agissant; un premier acte vous engage; il
-éduque, mais compromet; dût-on l'avoir trouvé mauvais, c'est le même
-qu'on va refaire. Les co-partisans vous déplaisent? on ne se sent que
-mal avec eux? n'importe, il faut continuer: d'autres comptent déjà sur
-vous; changer ce serait les trahir. A trente-cinq ans vous n'avez fait
-que des écoles; mais vous apportez un passé qui dictera votre avenir.
-
-[Pg 104]
-La vie d'un «homme libre» est décidément difficile et terriblement
-motivée.
-
---Au moins, vous dites-vous, chère Angèle, en art, tout cela
-n'existe pas!--Oh! sous une autre forme, si pourtant. De toutes les
-fidélités, celle à soi-même est la plus sotte--dès qu'elle n'est plus
-spontanée.--Fidélité à quoi, grand Apollon?--à ses principes; on se
-fait de cela sa personnalité.
-
-Par une affirmation prématurée, que de sincérités compromises? Mais on
-veut se manifester précocement.--Passe encore, lorsqu'on écrit roman ou
-drame, ou que l'on se raconte, simplement; parler de soi n'est pas un
-mal; on s'y aide à changer; que raconter de soi, sinon des changements?
-«Le _Moi_ est haïssable», dit Pascal; le _Moi_ d'hier, par celui
-d'aujourd'hui.
-
---Non, le danger, c'est d'exprimer précocement des opinions, des
-idées. M. Mæterlinck le sait bien. M. Mæterlinck a changé, mais reste
-esclave d'un premier livre. Je ne parle pas, vous le pensez, de ses
-drames--mais bien du «Trésor des Humbles».--Là tentait de se fixer sa
-pensée; c'était un livre de morale.
-
-Chère Angèle, vous savez si je les aime, moi, les livres de morale; si
-je ne me retenais, chère Angèle, j'en écrirais
-[Pg 105]
-un tous les mois; mais un tous les trois ans, ah! non!--ou seulement
-passé cinquantaine; on ne sait pas, avant, ce qui peut arriver...
-Maurice Mæterlinck est encore jeune; il peut créer, _mais_ il raisonne:
-il écrit _Sagesse et Destinée_ au lieu d'écrire d'autres _Maleine_,
-des _Intérieur_, des _Mélisande_. Combien peu de temps pense-t-il
-vivre encore? N'attend-il donc plus rien de la vie? Un livre comme
-ce dernier[1] me fait l'effet d'un testament. J'aime, comme Pascal,
-attendre d'être mort pour livrer mes pensées. Qu'elles vivent,
-après! Ça les regarde; mais c'est parce que soi l'on est mort.--M.
-Mæterlinck, lui, n'est pas mort; et je vous dis qu'il a changé. Depuis
-le _Trésor des Humbles_, qu'a-t-il donc rencontré sur sa route?--La
-vie et Nietzsche;--quoi de plus pour bouleverser?--Mais le _Trésor
-des Humbles_ étant écrit, il a voulu rester fidèle à ce qu'il y
-disait si bien, relier au nouveau moi l'ancien. Etrange mariage de
-l'individualisme et de l'humilité; un peu de mysticisme rend tout
-possible.
-
-M. Mæterlinck est un fort, et sa pensée continuera; déjà bien des
-phrases de ce livre n'eussent pu être
-[Pg 106]
-écrites dans le _Trésor des Humbles_. Espérons que nous connaîtrons
-plus tard de lui bien des phrases qui n'eussent pu être écrites dans
-celui-ci. Plus un tel livre engage la pensée, plus une âme aussi
-sincère que la sienne se sent le devoir de redonner un nouveau livre,
-sitôt que celui-ci n'en est plus le portrait fidèle. «Nées douces, les
-pensées, elles vieillissent féroces»,--dit votre ami Vielé-Griffin dans
-la très belle lettre qu'il nous adresse[2]; «belles d'hier, les voici
-ridées, flétries, hideuses à faire pleurer qui les mit au monde...»--«O
-mes pensées d'hier! O mes belles pensées! s'écriait Nietzsche, qu'ai-je
-donc fait de vous? qu'est-ce que vous voilà devenues?»
-
-Que M. Vielé-Griffin se rassure: même avec des précautions, je n'ose
-encore guider personne.--Qui veut se promener, qu'il me suive!
-Mais vers quoi guiderais-je les autres? moi qui ne sais pas où je
-vais.--Allons-y--mais doucement, ma chère Angèle. _Léo est in via_, dit
-Salomon. Et _errare humanum est_ ... mais il y a quelque charme à cela.
-
-_Paris, 15 novembre 1898._
-
-
-[1] _La Sagesse et la Destinée_.
-
-[2] _Ermitage_ de novembre 1898.
-
-[Pg 107]
-
-
- V
-
-CHÈRE ANGÈLE,
-
-Pardonnez-moi, je ne suis pas parti, je ne pars pas. Je ne sais plus
-partir.--Le petit appartement que nous prîmes à frais communs, si petit
-qu'on n'y peut tenir ensemble, et que vous n'y venez que lorsque je
-cède la place, je ne le quitterai qu'au printemps. Paris me retient, me
-possède; j'y vis, j'y revis, j'y voyage; j'y regarde inlassablement. A
-force de le fuir naguère, j'ai trouvé le secret d'y vivre comme en une
-ville étrangère, c'est-à-dire d'y admirer tout. Non! Rome et le grave
-Palatin, les quais argentés de Venise, Naples et ses tièdes aurores
-n'ont pas eu pour moi plus de charmes. Quand je regrette (car je me
-plais à regretter parfois), c'est plus lointainement encore, Kairouan,
-Tunis, Touggourt, le mirage infini du désert, l'oasis
-[Pg 108]
-pleine de colombes... Que n'y allez vous à présent, tandis que je
-m'attarde ici? Vous m'écririez: Il fait un temps affreux; depuis
-trois jours nous suffoquons sous une tempête de sable. Je répondrais:
-Il fait un temps charmant, gris et tiède, et de sourire entre les
-larmes; l'alternance de brefs soleils et de passagères ondées fait un
-étonnement pour chaque heure, et les travaux des quais renouvellent
-les paysages.--Paris est merveilleux, chère amie, et défoncé de
-toutes parts: vous savez que ce n'est pas seulement à l'Exposition
-qu'on travaille; on perce tous les boulevards; on sape, on creuse, on
-lance et fait rôder sous terre des projets ténébreux d'égouts et de
-chemins de fer. Le travail souterrain crève par places la surface; on
-se penche au-dessus; on suppose des cavités inexplorables où tout un
-peuple harassé travaille le jour et la nuit.--Car la nuit, le travail
-continue; sur les quais, dès la tombée du soir, de fantastiques
-fanaux éclatent. Passé minuit, dans le silence d'alentour, les abords
-de l'ex-Cour des Comptes sont lyriques. Il y a, près du pont Royal,
-d'énormes arbres; leurs branches s'allongent et baignent dans cette
-lumière factice, et, derrière eux, les murs semblent incendiés. Plus
-loin des palais naissent, comme poussés par en bas.
-
- Les ponts, les tours, les arches [Pg 109]
- Tremblent au fond du sol profond.
- La multitude et ses brusques poussées
- Semblent faire éclater les villes oppressées...
-
-Ces vers sont de Verhaeren; je vous envoie son dernier volume[1].
-Citerai-je encore?
-
- Un vaste espoir, venu de l'inconnu, déplace
- L'équilibre ancien dont les âmes sont lasses,
- La nature paraît sculpter
- Un visage nouveau à son éternité;
- Tout bouge--et l'on dirait les horizons en marche.
-
-Et ceci me permet d'ajouter que je ne suis pas de ceux qui regrettent
-la Cour des Comptes. Par principe, je veux avoir toutes les ruines en
-horreur. Certes, si c'est pour construire un aussi terrible monument
-que le nouvel Opéra-Comique qu'on les enlève, je préférerai toujours
-ce qui pouvait se trouver à la place.--Mais quel terrible aveu
-d'impuissance que cette crainte du neuf, que ce respect du vieux. Les
-époques créatrices n'avaient pas tant de scrupules et se plaisaient à
-démolir--pour avoir plus à reconstruire après--soucieuses
-[Pg 110]
-surtout d'imposer au dehors des formes à leur ressemblance. La première
-condition pour cela, c'est de ne pas ressembler au passé. L'admiration
-de l'antiquité qu'avait la grande Renaissance ne me contredit point;
-c'était pour elle une ferveur de plus, une émulation, une excitation
-à produire.--Mais l'archéologie, le contemplatif regret du passé ne
-créent pas les œuvres nouvelles.
-
-M. Louys nous le prouve surabondamment et plus délicieusement que
-jamais dans le conte qu'il donne au _Mercure_, où il s'excuse de ne
-parvenir plus à rien inventer de bien neuf[2].--Il m'est difficile, je
-l'avoue, de suivre une discussion où l'on veut faire le mot «histoire»
-synonyme du mot «progrès», surtout lorsqu'on entend par progrès
-simplement augmentation de confort, perfectionnement des voluptés. Il
-m'est difficile et désagréable de considérer l'histoire de l'humanité
-comme une marche, de sensualités en sensualités plus charmantes, et
-rien dans ce monde ne me convainc que ce soit de volupté que le monde
-doive mourir.
-
-Constater que l'antiquité tissait déjà la soie ne
-[Pg 111]
-déprécie pas la soie à mes yeux. La ramie ne me semble pas d'une
-textilité plus parfaite, la pomme de terre d'un goût plus délicat
-pour avoir été découvertes hier. Si l'on n'a pas inventé, comme il
-est déploré dans ce conte, de nouvelles pierres précieuses, c'est
-peut-être qu'on n'en avait pas grand besoin et que celles d'avant
-contentaient.--Que M. Louys trouve la vie antique parfaite, j'y
-consens; mais alors il ne devrait pas regretter que l'homme ne l'ait
-point perfectionnée--s'extasier sur la beauté d'antiques marbres et
-déplorer tout à la fois que l'homme n'ait pas trouvé depuis «une pierre
-naturelle, un alliage chimique plus digne de reproduire la figure
-humaine»,--c'est peut-être une inconséquence. L'idée de _perfection_
-exclut celle de _progrès_; on parle de la _perfection_ de l'art et des
-_progrès_ de l'industrie; cela M. Louys le sait bien,--mais je vous le
-dis à vous, chère Angèle, pour que vous compreniez qu'il est dangereux
-de refaire l'œuvre d'autrui, fût-ce en vue de la perfectionner, et
-surtout lorsqu'elle est déjà parfaite; on risquerait sinon, par
-bienveillance envers soi-même, de préférer le Guide à Raphaël, le
-plafond du palais Farnèse à celui de la Sixtine, et _Une volupté
-nouvelle_ au _Dialogue avec une momie_ d'Edgar Poe.
-
-[Pg 112]
-Certes, nos temps sont laids; le temple de Pœstum reste plus
-immuablement beau que tout ce qu'on fit dans la suite,--mais
-l'admirable aujourd'hui, chère Angèle, c'est, malgré la vieillesse des
-temps, de sentir sa propre jeunesse, d'imposer, malgré tout, celle-ci;
-c'est là ce qui fait ce qu'on appelle les «renaissances».
-
-_15 février 1899._
-
-
-[1] _Les visages de la Vie_.
-
-[2] _Une Volupté nouvelle, Mercure_ de février (paru depuis en volume).
-
-[Pg 113]
-
-
- VI
-
-CHÈRE AMIE,
-
-Je relève de voyage. Excusez mon trop long silence. Je vous écris
-sitôt rentré, et, si ma lettre d'aujourd'hui marque encore un peu de
-fatigue, n'en accusez que le voyage: c'est une grave maladie qui laisse
-les facultés éblouies, et dont je fais maintenant à Paris une heureuse
-convalescence.
-
-J'ai vu des villes et des villes encore; croyez un voyageur: Paris est
-merveilleux. Si parfois je pouvais souhaiter être étranger, ce serait
-pour le découvrir.--Mais vous l'aimez autant que moi, je le sais, et
-m'en parliez dans vos dernières lettres de façon à me faire déplorer
-encore plus mon absence; aussi maintenant c'est fini, je ne voyage
-plus, chère amie.--Les voyages, d'ailleurs, n'ont qu'un temps; non
-qu'on se lasse de courir
-[Pg 114]
-les routes, mais parce qu'on les sent plus longues que la vie; et
-parce qu'on se dit que la vie n'est point faite uniquement pour voir,
-mais aussi pour se souvenir d'avoir vu. Il est un temps pour jeter des
-pierres, dit l'Ecclésiaste, et un temps pour les ramasser...
-
-Pourtant, si vous partez, prévenez-moi--et surtout n'allez pas en
-Algérie sans moi! j'en serais malade.
-
-Pourquoi me reprocher encore de ne pas vous écrire des lettres de
-_là-bas_? Je vous l'ai dit vingt fois: en voyage, je ne peux pas
-écrire; cela m'empêche de regarder; et puis je ne veux pas brusquer mes
-souvenirs, ni les empailler tout vivants. Pourquoi vous obstiner à vous
-en plaindre? Me faut-il vous citer votre cher Stevenson?
-
-«Ecrire m'est impossible en voyage, dit-il (la lettre est datée
-d'Avignon). C'est un défaut, mais qu'y faire? Il me faut, pour pouvoir
-écrire, me sentir un peu chez moi, et ma tête doit avoir le loisir de
-se mettre en ordre. Les images nouvelles m'oppressent et puis j'ai
-une fièvre de mouvement...» Et plus loin; «J'aimerais à rester plus
-longtemps ici; je ne peux pas. Je suis poussé devant moi par une
-inquiétude invincible...» Ces lignes, ainsi détachées, se fanent comme
-une fleur coupée; je me doute, en les transcrivant, qu'elles ne
-[Pg 115]
-vous diront pas grand'chose; mais songez à cette délicate figure de
-malade sans cesse exilé, et ces mots «me sentir un peu chez moi»
-prendront pour vous une saveur singulière.
-
-Je ne professe point pour Stevenson une de ces admirations sans
-mesure; mais c'est un excellent auteur. Je n'aime pas beaucoup son
-_Prince Othon_, que des maladroits veulent faire passer pour son
-chef-d'œuvre, mais dans ses _Nouvelles Mille et une nuits_ il y a des
-inventions merveilleuses. Bien des gens ignorent que le _Dynamiteur_
-est traduit,--ou bien qu'attendent-ils donc pour le lire? Et _l'Ile
-au Trésor_ ou même _le Club du suicide_?--L'absence de pensée est
-là volontaire et charmante; à l'excellence du récit, l'intelligence
-fine et vive de Stevenson est uniquement employée; et quel choix de
-détails! quel tact! quelle aristocratie de moyens! Cela est fin,
-spécieux, délicat, extrêmement civilisé. Lui reste correct et discret;
-toujours conteur, acteur jamais; la vie le grise, mais comme un très
-léger champagne; rien de dionysiaque en cette ivresse, rien de divin;
-son ivresse est toujours lucide et n'excite que son cerveau; ivresse
-de salon, de causeur;--vous savez que ce n'est pas la mienne; et je
-souffre souvent, le lisant, de sentir
-[Pg 116]
-que toujours il est resté _devant_ les choses, un peu distant, voyeur
-amusé, non viveur; je lui voudrais de moins bons yeux et qu'il eût dû
-s'approcher pour bien voir; il ne se compromet jamais dans quoi que ce
-soit qu'il raconte; actions hâtives, forcenées, trépidantes, mais sans
-chaleur; c'est un pirate de cabinet, Kipling, depuis, nous a montré de
-la sauvagerie plus réelle.
-
-Louons les patients traducteurs! A quelle reconnaissance notre
-native ignorance des langues étrangères ne nous oblige-t-elle
-pas envers eux! Peu de jours passent sans que je rende grâces à
-quelqu'un d'eux;--et principalement à votre excellent ami Davray, qui
-comble mes vœux en ouvrant une bibliothèque d'auteurs étrangers, au
-_Mercure_. Combien de livres sont restés sans lecteurs parce que les
-lecteurs ne savaient où trouver ces livres! L'ignorance, faute de
-renseignements, est déplorable; il serait si facile d'y remédier, sinon
-par une centralisation des livres de même famille, du moins par une
-bibliographie bien faite.
-
---Je sais que la question de nationalité littéraire a passionné quelque
-temps «toute la presse». J'ai peu suivi, je vous l'avoue, cette
-querelle qui ne m'intéressait
-[Pg 117]
-pas grandement. Certains nationalistes, m'a-t-on dit, contestaient
-jusqu'au droit de traduire ou de lire les étrangers, sous prétexte
-que ce qui s'y trouvait de non français, d'exotique, était fait pour
-intoxiquer la France; que la France ne se pouvait assimiler rien qui
-ne fût déjà français par avance, et que ce qui, dans ces fâcheux
-auteurs, se pouvait absorber sans péril, c'était toutes qualités que
-nous n'avions pas su reconnaître en nous-mêmes; que les voisins nous
-servaient tout bonnement notre bien propre et que si l'on recherchait
-mieux on trouverait, à tout ce que nous admirons chez eux, toujours
-une origine française.--La détestable infatuation d'une pareille
-thèse ne peut pourtant me faire la rejeter trop vite en entier. Je
-crois en effet que notre littérature est très imparfaitement connue
-de nous-mêmes, et que les étrangers la connaissent beaucoup mieux que
-nous ne connaissons la leur. Gœthe, Heine, Schopenhauer, Nietzsche,
-Ibsen, Dostoïevsky, Tolstoï, tous les grands esprits étrangers ont
-tenu leurs regards sans cesse tournés vers la France, et beaucoup ont
-trouvé dans les recoins de notre bibliothèque les germes de pensées
-qui, développées, exagérées par eux, vont revenir à nous comme de vieux
-parents reviennent d'Amérique,
-[Pg 118]
-partis pauvres, jadis, depuis presque oubliés, maintenant étonnamment
-riches, mais ne parlant plus notre langue. Il est entendu que c'est un
-caractère de notre race, de courir trop vite et de laisser tomber en
-courant toutes les pommes d'or d'Hippomène, dont les nations voisines
-aussitôt vont s'emparer, comme Atalante... Longtemps avant Jules
-Lemaître, Viollet-le-Duc disait cela, et je ne pense pas que nul l'ait
-mieux dit dans la suite:--«Nous cherchons, nous entrevoyons, nous
-poursuivons le bien, mais nous ne tenons pas à le fixer ... et ainsi
-courant, haletant, notre jouissance est sans cesse ajournée... Cette
-disposition, chez nous, amène dans l'étude des arts les plus étranges
-bévues. Nous émettons un principe qui en fait naître un autre, et ainsi
-de suite; nous ne poursuivons pas l'application et les développements
-du premier, nous allons en avant, laissant inachevée l'œuvre commencée;
-pendant ce temps, un peuple plus calme, ou plus attaché aux intérêts
-du moment, s'empare du premier principe abandonné par nous, il le
-développe, l'étudie, en perfectionne les conséquences: or il arrive un
-jour que ces développements perfectionnés par d'autres se rencontrent
-sur notre route; nous voilà ravis d'admiration, et
-[Pg 119]
-nous mettons autant d'ardeur à imiter les conséquences souvent mal
-déduites, des principes abandonnés jadis par nous, que nous avions
-mis d'empressement à en poursuivre de nouveaux. On conçoit combien
-ces retours étranges amènent de confusion dans les idées, combien
-il devient difficile de démêler le vrai du faux, l'inspiration de
-l'imitation au milieu de ces éléments divers. C'est pourquoi nous avons
-aujourd'hui tant de peine à savoir ce que nous voulons et ce qui nous
-convient en fait d'art[1].»
-
-Il y a des gens pour s'étonner sans cesse que l'art et la pensée soient
-de domaine public. Tous les protectionnismes du monde ne pourront
-empêcher les paroles, les formes et les sons, de voler par-dessus
-les frontières comme les oiseaux par-dessus les murs. Toutes les
-considérations les plus admirablement patriotiques ne me retiendront
-pas d'être à l'affût de tout ce qui peut paraître d'étrange. J'attends
-toujours je ne sais quoi d'inconnu, nouvelles formes d'art et nouvelles
-pensées et quand elles devraient venir de la planète Mars, nul Lemaître
-ne me persuadera qu'elles doivent m'être nuisibles ou me demeurer
-inconnues.
-[Pg 120]
-Nous sommes loin du temps où La Bruyère disait que tout est déjà
-dit; nos littératures modernes diffèrent extraordinairement des
-antiques ... imaginez un Balzac chez les Grecs! un Whitman! un
-Dostoïevsky!--Qu'est-ce qui va venir après?--ô richesses insoupçonnées!
-Je vous propose, chère amie, une belle définition du génie: Le génie,
-c'est le sentiment de la ressource.
-
-Celle de notre race est loin d'être épuisée.
-
-
-Je vous envoie, avec cette lettre, tout un bouquet de beaux poèmes:
-lisez-les; une jeunesse active, amoureuse et fervente y respire. Si
-ce n'est pas là une renaissance, alors, qu'appelle t-on ainsi?--Cela
-m'emplit de confiance; on lit en eux comme une certitude d'avenir. Et
-vous verrez que le vieil alexandrin n'est pas mort, quoi que vous en
-disiez.--Vous me demandez mon opinion sur le vers libre.--En ai-je
-seulement? On vit si bien sans opinions. A cause des autres, j'ai dû
-m'en faire quelques-unes; mais c'est à peine si j'y crois; elles me
-gênent; quand je suis seul, je les renie.
-
-André Beaunier faisait habilement remarquer, dans une conférence
-récente, comment la poésie, passant
-[Pg 121]
-de la littérature grecque à la latine, avait pris soin de remplacer
-par l'observation stricte des règles, le sentiment poétique qui lui
-manquait. Peut-être y a-t-il lieu de dire aussi que la rigidité même
-de notre vers classique et de nos lois prosodiques est la conséquence
-et le signe du caractère si médiocrement poétique de notre peuple et
-de notre langue. Il n'y avait poésie qu'à conditions strictes, et
-de là vint dès lors que ce qu'on appelait «génie poétique» n'était
-souvent qu'un génie tout verbal, et métaphorique, et rhéteur. En une
-période comme la nôtre, où le sentiment poétique semble surabonder,
-et surabonde, c'est parce que les règles prosodiques _ne sont plus_
-nécessaires pour soutenir la poésie que certains poètes, suffisamment
-poètes pour s'en passer, s'en passent.--Le danger vient de ce que
-peut-être notre langue ne le supportera pas; on ne peut le savoir
-encore. Peut-être des poètes aussi clairs que Vielé-Griffin, aussi
-robustes que Verhaeren, nous donnent-ils inconsciemment le change;
-peut-être n'admirons-nous en leurs nouvelles formes qu'eux-mêmes;
-peut-être donnent-ils sans le vouloir le coup de grâce à la _poésie_
-vraiment française et leur génie, pour un dernier éclat, la
-détériore-t-il à jamais; peut-être, ne
-[Pg 122]
-laissant après eux plus aucune forme banale, aucune forme métrique
-fixe, arbitraire, disponible, indépendante de l'émotion qui l'emplit,
-contraindront-ils les faux et médiocres poètes à ne plus oser écrire
-en vers; et peut-être les vrais poètes eux-mêmes n'écriront-ils
-plus nécessairement en vers, et le mot poésie ne sera-t-il plus
-nécessairement synonyme de vers, quand déjà celui de vers est si
-rarement, en France, synonyme de poésie.--Et peut-être cela sera-t-il
-très heureux, si la prose d'autant y gagne, si les poètes à venir,
-héritiers d'aucune forme, mais de la très riche ferveur, de l'intense
-et diverse émotion de la pléiade d'aujourd'hui, trouvent, plastique à
-souhait, une langue, prose tant qu'on voudra, mais si belle, si souple,
-et nombreuse et rythmique enfin, si hardie, sensuelle et soucieuse
-d'émotion, que le plus poétique génie pourra s'y dire, tandis que
-les mauvais poètes seuls demanderont encore aux formes surannées la
-protection, le support et le déguisement de leur débilité lyrique...
-
-Je dis «peut-être» pour ne froisser personne; car l'alexandrin n'est
-pas mort; mais «la France est le pays de la prose», dit Michelet--et
-puis je vous ai dit que je n'avais pas d'opinion.
-
-... Mais, je vous en prie, chère amie, ne confondez
-[Pg 123]
-pas Art et Vie; certes cela n'est pas le contraire, comme on nous l'a
-fait croire trop longtemps au Parnasse; mais ça n'est pas non plus la
-même chose... J'y reviendrai dans ma prochaine lettre. Au revoir.
-
-_Paris, 10 mai 1899._
-
-
-[1] Septième entretien sur l'architecture.
-
-[Pg 124]
-
-
- VII
-
-Non, chère amie, je ne discuterai pas avec vous. Il fait trop chaud.
-Je m'irriterais, et je ne vous persuaderais point.--Vous me demandez,
-sur le téméraire engagement que je prenais en vous quittant le mois
-dernier, de différencier Art et Vie. Vous me le demandez parce que vous
-savez très bien que je n'y arriverai pas.
-
-Par instants on peut croire que l'on se fait des idées nettes sur ces
-choses, c'est d'ordinaire au sortir de médiocres lectures; on sent
-alors fort bien de quelles funestes théories le médiocre auteur est
-victime; par charité, pour excuser l'auteur, on accuse les théories;
-on feint d'oublier un instant que certains auteurs naissent victimes,
-et que ceux que précisément n'importe quelle théorie écrase, écrasera,
-doit écraser, sont aussi ceux-là mêmes qui s'en chargent le plus
-volontiers,
-[Pg 125]
-par une sorte d'instinctif talent de portefaix,--comme si de s'en
-décharger leur faisait trop froid aux épaules ou comme s'il leur
-fallait un faix pour marcher droit.
-
-Par instants l'on n'y comprend plus rien du tout.--Ces instants sont
-les bons.--Si ces questions supportaient une solution définitive,
-la littérature en mourrait; elle vit d'une confusion momentanée,
-volontaire ou charmante de ces choses. On se donne beaucoup de mal pour
-tâcher de fixer et de délimiter ses idées, par une manie toute latine.
-Les idées nettes sont les plus dangereuses, parce qu'alors on n'ose
-plus en changer; et c'est une anticipation de la mort.
-
-Il y a eu l'idolâtrie de la mort. S'il nous faut une idolâtrie,
-préférons celle de la vie.--Mais pourquoi des idolâtries? Notre ferveur
-est-elle donc si languissante qu'elle ait besoin de se construire
-des autels? Pourquoi des autels à la Vie? Que signifie la Vie, par
-elle-même? Pourquoi lui subordonner l'art? comme si l'art était, en
-face de la vie, un dangereux ennemi à soumettre, qui sinon réduirait la
-vie. Un rancunier souvenir du Parnasse nous fait-il oublier la médiocre
-utopie des Goncourt? L'art des Goncourt, autant que celui du Parnasse,
-est signe d'une diminution
-[Pg 126]
-de vie. Ce n'est que lorsque la vie d'un peuple baisse comme une eau
-se retire, que l'art de ce peuple s'isole, ou qu'il prétend doubler
-et redire la vie.--Opposer l'art à la vie est absurde, parce que l'on
-ne peut faire de l'art qu'avec la vie. Mais ce n'est que là où la vie
-surabonde que l'art a chance de commencer. L'art naît par surcroît, par
-pression de surabondance; il commence là où _vivre_ ne suffit plus à
-exprimer la vie. L'œuvre d'art est une œuvre de distillation; l'artiste
-est un bouilleur de cru. Pour une goutte de ce fin alcool, il faut une
-somme énorme de vie, qui s'y concentre.
-
-Il y a eu l'idolâtrie de la tristesse. S'il nous faut une idolâtrie,
-préférons celle de la joie. On disait, il y a cinquante ans:
-
- _Les plus désespérés sont les chants les plus beaux._
-
-Beaucoup alors n'osèrent pas être joyeux, ce qui est triste. Le mot
-d'ordre aujourd'hui vaut mieux, bien que ce soit un mot d'ordre. Les
-vrais tristes n'en seront pas plus joyeux, mais les joyeux sauront
-mieux le paraître; et un grand nombre de douteux n'oseront pas paraître
-tristes,--ce qui leur apprendra le bonheur.
-
-[Pg 127]
-Je vous ai déjà dit ce que je pensais de l'idolâtrie de la Nature. Ceux
-qui l'idolâtrent croient trop qu'on sort de la nature sitôt qu'on sort
-des champs de blé. Laissons cela... Une idolâtrie bien plus grave, que
-certains enseignent aujourd'hui, c'est celle du peuple, de la foule.
-Certains voudraient nous persuader qu'il y a profit à se laisser
-mener par elle, et qu'elle est belle. Marc Lafargue compromet son nom
-délicieux à louanger le populaire. C'est un poète fort et délicat;
-sans doute sa naturelle générosité le leurre; je ne puis m'expliquer
-autrement son erreur. La terre riche et riante où il a le bonheur de
-vivre nourrit sans doute un peuple confiant et joyeux. Pour moi qui
-passe depuis mon enfance de longs morceaux d'année dans une pluvieuse
-province, où le presque unique souci des hommes qui l'habitent est de
-changer l'abondante eau du ciel en alcool, je ne peux penser comme
-lui.--Vous parlez d'éduquer la foule; essayez-le; si vous sentez
-que c'est votre métier, je vais vous trouver admirable, car c'est
-extrêmement peu le mien. Vous parlez de récitations populaires; certes,
-l'entreprise est curieuse et vaut la peine qu'on la loue: gloire à
-MM. Mendès et Kahn, gloire à Sarah Bernhardt, de la tenter! Et je ne
-m'étonne pas trop que,
-[Pg 128]
-dans une société aussi prétentieuse que celle de Paris, on puisse
-hebdomadairement trouver de quoi remplir une vaste salle de spectacle,
-avec des gens qui viennent _voir_ réciter, par nos plus illustres
-acteurs, des vers qu'ils n'ont jamais l'idée de lire; ils trouvent que
-paraître goûter l'Œuvre d'Art vaut bien quelques heures d'ennui.
-
-O Marc Lafargue! vous dont j'aimais les vers, défiez-vous des foules!
-Pour aimer bien chacun, séparez-le de tous. Réunis, les hommes perdent
-ce qu'ils ont de précieusement personnel; ils n'additionnent et ne
-renforcent que ce qu'ils ont «de même nature»; il n'y a bientôt plus
-qu'un total monstrueux.--Vous parlez d'émotions propagées et de
-contagions admirables... Les maladies seules sont contagieuses, et rien
-d'exquis ne se propage par contact. La communion ne s'obtient ici que
-sur les points les plus communs, les plus grossiers et les plus vils.
-Sympathiser avec la foule c'est déchoir.
-
-Je comprends que vous admiriez en la foule le trouble réservoir des
-énergies futures, mais vous, dont tout l'effort a été de sortir de
-cette foule et de vous différencier d'elle assez pour pouvoir vous
-opposer à elle et pour _la voir_,--que vous veniez vous incliner devant
-[Pg 129]
-elle, lui apporter votre œuvre d'art comme un présent, comme un
-hommage, la lui soumettre ... ô malheureux!
-
-Je hais la foule; elle ne respecte rien; toute tendresse, toute
-délicatesse, toute justesse, toute beauté s'y faussent, s'y brisent,
-s'y mortifient; houle mobile, inconsciente, sans cesse à la merci du
-souffle d'un tribun qui la mène, quand elle est belle, c'est comme une
-mer en démence; quand je l'admire, c'est du balcon--_e terra_.
-
-Je hais la foule;--ne voyez pas d'orgueil dans mes paroles: quand je
-suis dans la foule, j'en fais partie, et c'est parce que je sais ce que
-j'y deviens que je hais la foule.
-
-Et c'est ce qui rend la question théâtrale si passionnante; c'est
-que l'œuvre dramatique est, comme nous nous plaisons tous à dire:
-«faite pour être jouée», pour être livrée à la foule; c'est-à-dire
-que, dans le livre, elle demeure comme une symphonie sur le papier,
-virtuelle, lisible seulement pour quelques initiés. C'est, avec toutes
-les prétentions qu'on voudra, une œuvre qui ne trouve pas sa fin en
-elle-même, qui vit entre les acteurs et le public et qui n'existe qu'à
-l'aide de lui... Et pourtant je ne peux considérer le drame
-[Pg 130]
-comme soumis au public; non jamais; je le considère comme une lutte
-au contraire, ou mieux comme un duel contre lui--duel où le mépris du
-public est un des principaux éléments du triomphe. La grande erreur
-de nos dramaturges modernes est de ne pas mépriser suffisamment leur
-public. Il ne faut pas chercher à l'acquérir, mais à le vaincre. Un
-duel, vous dis-je, et d'où le public sorte et battu, et content.
-
-Je ne vais pas souvent au théâtre; l'ennui que j'y goûte est souvent
-infini. Rarement, surtout quand je n'ai près de moi personne avec qui
-causer, rarement je peux prendre sur moi d'attendre jusqu'à la fin du
-spectacle, où je ne sais ce qui me gêne le plus: de l'admiration benête
-de mes voisins, du jeu factice et sans art des acteurs, ou des informes
-pièces qu'on nous sert aujourd'hui.--Pourtant, grâce à vos conseils
-toujours bons, j'ai voulu voir _Hamlet_ ... je n'ai vu que Sarah
-Bernhardt.
-
-Des artistes dont je respecte la science sûre et le goût fin m'avaient
-tant dit et répété que Sarah était excellente, etc.,--que pendant
-quelques jours, plutôt que de n'être pas de leur avis, j'ai préféré
-croire que j'étais, par un malchanceux hasard, tombé sur une de ces
-représentations extraordinaires où les acteurs jouent
-[Pg 131]
-comme si vous n'étiez pas là... Mais non; tout était volontaire et
-appris. Causant depuis avec les uns et les autres, j'ai dû comprendre
-que la grande Sarah n'était pas différente pour exalter les uns et pour
-m'exaspérer.
-
-Je sais qu'il se produit dans une salle de spectacle des zones torrides
-et des îlots de froideur. Peut-être, auprès de moi, eussiez-vous donc
-trouvé Sarah moins bonne; peut-être auprès de vous l'eussè-je donc
-trouvée moins détestable. Combien de fois la crainte d'être appelé à
-donner mon avis en sortant m'a-t-elle fait fuir théâtres ou concerts.
-
---Comment trouvez-vous que *** ait dirigé la 9e?
-
---Ne préfériez-vous pas X ou Z?
-
-Ces questions tuent. Mon cerveau a ceci de cruel qu'il ne fonctionne
-jamais si peu que devant une pure œuvre d'art. L'enthousiasme ou la
-contemplation ont pour premier effet chez moi l'inhibition délicieuse
-et vraisemblablement divine de mes facultés critiques... Je dois vous
-avouer que devant Sarah Bernhardt il n'y a pas eu d'inhibition du tout.
-Au contraire, mes facultés critiques ont seules profité de la pièce,
-et, vous l'avouerai-je, mon amie, malgré la remarquable traduction de
-Schwob, _Hamlet_ m'a ennuyé à périr, et je
-[Pg 132]
-n'y ai quasiment plus rien compris. Il me paraît même possible que je
-n'y eusse plus vu qu'un médiocre mélodrame, si, Dieu merci, je n'avais
-pas connu la pièce par avance.--Telle que la joue Sarah, la pièce,
-dès le troisième acte, change de sujet... Eh quoi? n'aimez-vous pas
-_Hamlet_? Ou quelle étrange idée vous faites-vous de ce rôle pour avoir
-pu vous satisfaire d'une telle interprétation?--Je vous en parlerai
-longuement, mais le temps aujourd'hui me manque; j'y reviendrai.
-
-Au revoir, je vous laisse Paris. S'il en paraît de bons, envoyez-moi
-des livres.
-
- _Paris, 15 Juin 1899._
-
- En post-scriptum à cette lettre, et simplement pour opposer une
- interprétation, que je crois juste, à beaucoup d'interprétations
- récentes, que je crois fausses, et tout particulièrement à celle de la
- grande Sarah, qui prétend ne voir dans Hamlet que le type de «l'homme
- résolu»--je transcris ici quelques notes prises au lendemain de la
- représentation:
-
- --«Un caractère résolu» prétend-elle trouver dans Hamlet ... «résolu»,
- oui; _mais_ réfléchi. Et tandis qu'Othello agit avant de penser,
- celui-ci pense avant d'agir. Il pense au lieu d'agir; il est distrait
- de l'action par la pensée.
-
- Au début du drame que voyons-nous?--Un homme inscrire sur les
- tablettes de son carnet et au plus profond de son
- [Pg 133]
- cerveau _qu'il a quelque chose à faire_: venger son père. «Oui, pauvre
- ombre, je veux du registre de ma mémoire effacer tous les souvenirs
- vulgaires et frivoles, toutes les maximes des livres, toutes les
- formes, toutes les impressions ... et ton ordre vivant remplira seul
- les feuillets du livre de mon cerveau, fermé à ces vils sujets.»
-
- Va-t-il agir?--Non. Il réfléchira:
-
- Doit-il se fier au récit d'un fantôme? Il s'agit de contrôler
- d'abord.--Et dès lors l'action (j'entends: la vengeance) passe au
- second plan, se recule. Ce qu'il cherche, ce n'est pas l'action, c'est
- une raison d'agir. Il invente l'épreuve du spectacle. Il expérimente;
- il essaie: et le voilà qui, peu à peu, _se distrait de l'action
- par les moyens mêmes qu'il employait pour se pousser à agir_. A ce
- point que, dans le quatrième acte, à peine est-il question de père à
- venger, mais bien d'Ophélie, de Laërte, et de généralités vagues où
- toute décision se perd. C'est là ce qui vous faisait dire qu'Hamlet
- avait «changé de sujet».--Non; car le sujet c'est: _la distraction de
- Hamlet_.
-
- Et il faudrait alors que, par une habile gradation, _qui est dans la
- pièce_, l'acteur force le spectateur de penser: Mais le malheureux!
- il oublie ce qu'il _devait_ faire! il oublie!--Oui: et l'action sinon
- le sujet bifurque, et l'intérêt semble changer. Les moyens d'action
- ont pris la place de l'action même, à ce point qu'il ne faut rien
- moins que l'angoisse d'une mort imminente pour rappeler à Hamlet _son
- devoir_. Alors, soudain, de nouveau, tout disparaît. «J'avais _une_
- chose à faire; je ne l'ai pas faite,--et je meurs!...» Monnet, qui
- certes ne nous satisfaisait pas toujours durant le cours de la pièce,
- devenait alors, et brusquement, superbe. Chez cet homme qui, durant
- quatre actes, balançait et ne pouvait se décider à tuer il y avait une
- soudaine rage atroce, une ruée, comme une fringale d'action après ces
- quatre actes de jeûne; il agissait: il agissait soudain beaucoup trop:
- il tuait
- [Pg 134]
- le roi trois fois, oui, trois fois de suite, en forcené qui ne tuera
- jamais assez. Il le crevait de coups d'épée: il lui enfonçait dans
- la bouche le bord de son hanap empoisonné; il l'écrasait à coups de
- bottes.--Réfléchir quatre actes durant, pour en arriver là!... C'était
- une action stupide, irraisonnée, frénétique, et maladroite encore,
- autant que celle qui tuait Polonius, affolait Ophélie, torturait
- inutilement la reine et démoralisait Laërte. Oh non! pas l'action d'un
- «homme résolu», mais celle de quelqu'un qui n'était pas né pour agir,
- et à qui Horatio saura dire: «Vous auriez pu naître poète.»
-
-[Pg 135]
-
-
- VIII
-
-CHÈRE ANGÈLE,
-
-J'aurais plus de plaisir à vous parler de l'Exposition si déjà
-M. Verhaeren n'en avait si excellemment parlé dans le _Mercure_.
-J'aime son optimisme flagrant; il a parbleu le goût tout aussi fin
-qu'un autre, que M. de Gourmont par exemple, et sait être choqué
-par les hideurs; mais tandis que celui-ci s'y attarde et leur donne
-précisément l'importance de ses sarcasmes, celui-là passe (ce qui est
-la plus simple façon de mépriser) et réserve sa vie pour admirer ce
-qui pourtant reste admirable. Affaire de tempéraments.
-
-De tout ce que j'ai vu dans cette foire, un souvenir domine. Près de
-lui pâlissent les autres, et si je vous en parle aujourd'hui, c'est
-pour, le ravivant par ma parole, le mieux défendre contre mon propre
-oubli;--aussi
-[Pg 136]
-pour que vous regrettiez un peu de n'avoir pas parfois épousé ma
-folie, surtout lorsqu'elle me menait, comme elle fit souvent, au
-théâtre de la Loïe Fuller, pour y voir jouer la troupe japonaise. De
-ne l'avoir pas vue, je comprendrais que vous fussiez inconsolable, si
-elle ne nous avait déjà donné l'espoir de reparaître à Paris dans deux
-ans.
-
-Elle n'a guère joué que deux pièces: «la Geisha et le Chevalier»,
-puis «Kesa». Il s'ajoutait à l'excellence de l'interprétation cet
-intérêt bizarre: l'actrice unique de la troupe, Sada Yacco, était,
-prétendait-on, la première femme qui jamais au Japon eût monté sur les
-planches. Bien mieux: certains très renseignés affirmaient que jamais
-encore elle n'avait paru au Japon même, mais que dès son retour là-bas
-on la présenterait à l'empereur. Sa carrière se serait décidée d'une
-façon subite: durant une tournée que la troupe faisait, en Amérique je
-crois, un soir, tout brusquement, le jeune acteur chargé du rôle de la
-Geisha tomba malade. Allait-il falloir désappointer la salle? la femme
-de l'acteur principal, Kawa Kamy, se proposa; elle savait le rôle,
-disait-elle, elle le jouerait sans erreurs, et le public non averti ne
-s'apercevrait même pas du scandale; sur la scène, une femme tenir un
-rôle de femme!...
-
-[Pg 137]
-Qu'elle eût été d'abord admirable, c'est ce qu'on ne saurait affirmer,
-tant son jeu semble appris, modéré, retenu. Il offre, avec le jeu des
-coacteurs, une adaptation si parfaite, que le geste de l'un semble
-mourir toujours où commence le geste de l'autre, de sorte que, dans
-le dialogue, aucun aléa n'est laissé et que l'expansion de chacun
-se tempère selon celle de tous les autres et la limite à son tour
-strictement. Une perpétuelle vision de l'ensemble ne permet à chacun
-que son temps, que sa place, de même que dans un concert, tout le
-lyrisme du soliste se soumet au besoin précis de la mesure.
-
-Aussi ne puis-je dire que c'est Sada Yacco que je trouve uniquement
-admirable, mais bien toute la troupe, vraiment.
-
-Le rideau s'ouvre. On est je ne sais où, dans le Japon. Une toile de
-fond montre le faîte des maisons d'une rue dont les arbres fleuris
-font un square. On est dans un quartier de plaisir que les courtisanes
-habitent.
-
-Un seigneur se paie le spectacle d'un mime; il s'évente distraitement,
-tandis que le mime s'évertue devant lui. Le mime est excellent, le
-seigneur excellent; nous verrons plus pathétique ensuite, nous ne
-verrons rien de meilleur.
-
-[Pg 138]
-Quand la danse du mime est finie, la Geisha passe; elle est vêtue
-à la façon des courtisanes, richement, mais avec un goût délicat.
-Sa démarche est gênée et sa taille grandie par de hauts souliers de
-bois, que d'ailleurs elle n'aura plus à son apparition prochaine. Le
-désœuvré seigneur s'empresse, offre son bras, veut le faire accepter
-de force. La courtisane le repousse, et passe, et se retourne en
-souriant.
-
---Je suis retourné six fois voir cette pièce, à des intervalles assez
-grands: ce sourire est un des rares gestes dont la fine et presque
-imperceptible détérioration progressive montre, à qui sait bien voir,
-le mal que fait à l'œuvre d'art un sot public, ses incompréhensions et
-surtout ses louanges.
-
-La Geisha revient bientôt au bras de son amant de cœur. Il tient une
-branche d'amandier fleuri; il paraît heureux autant qu'elle.--Le
-seigneur repoussé les voit, les arrête, les sépare; il insulte,
-provoque l'amant. Une courte lutte s'engage; les sabres sont au
-clair;--le rideau tombe.
-
-Il se relève sur l'antichambre d'un temple. L'amant du premier acte
-est, paraît-il, fiancé; la Geisha le poursuit; c'est pour éviter sa
-colère amoureuse qu'il a fui dans le pays jusqu'à ce temple; il arrive
-avec sa
-[Pg 139]
-fiancée; elle et lui vont y prendre refuge.--La scène, après qu'ils
-sont entrés dans l'intérieur du temple, reste occupée par cinq bonzes
-bizarres, types, je pense, traditionnels comme les apothicaires au
-temps de Molière. Ils sont oisifs, niais, couards et fantoches assez
-pour ne pouvoir, à cinq, garder la porte du temple lorsque la Geisha
-tout à l'heure va venir pour y pénétrer. Car elle a découvert la
-retraite de l'amant et de la rivale. Et d'abord elle s'y prend par
-la douceur; et repoussée d'abord, demande aux bonzes la faveur de
-danser devant eux pour le dieu.--Cette danse commence lente et grave;
-puis s'anime; la Geisha tout entière y paraît, avec ses docilités
-langoureuses, ses souplesses de courtisane, avec aussi les sursauts
-brusques, les élans de l'amante passionnée. Cependant les gardiens,
-séduits au début, se reprennent, et devant sa croissante insistance,
-la repoussent enfin assez brutalement. Elle revient; sa passion
-fait sa force; elle envoie, en quelques coups de reins culbuter les
-gardiens du temple, et pénètre tragiquement.
-
-Dans cette scène, où, dépouillant de minces robes superposées, trois
-fois elle se métamorphose, Sada Yacco est merveilleuse. Elle l'est
-plus encore lorsqu'au bout d'un instant, parmi le désarroi que vient
-[Pg 140]
-de causer sa violence, elle reparaît, pâle, les vêtements défaits,
-les cheveux tombants, les yeux fous. La pauvre fiancée cependant a pu
-réoccuper la scène; les bonzes la protègent, l'entourent, et, dans
-son égarement, la Geisha ne la voit pas d'abord. Mais, dès qu'elle
-l'a vue, sa fureur, l'acharnement contre cette victime misérable,
-que défendent en vain les gardiens, sa lutte enfin contre le prêtre
-survenu, ses efforts insensés où sa passion et sa vie s'exténuent ...
-je n'irai pas chercher comparaison bien loin, chère Angèle: ce fut
-beau comme de l'Eschyle.
-
-Oui, Sada Yacco nous donna, dans son emportement rythmique et mesuré,
-l'émotion sacrée des grands drames antiques, celles que nous cherchons
-et ne trouvons plus sur nos scènes. Car aucune inharmonie dans ses
-gestes que scande et rythme un lyrisme constant; aucune nuance
-inutile, aucun détail; ce fut d'un paroxysme très sobre, comme celui
-des hautes œuvres d'art, que domine et que se soumet une supérieure
-idée de beauté, Sada Yacco ne cesse jamais d'être belle; elle l'est
-d'une manière continue et continuellement accrue; elle ne l'est jamais
-plus que dans sa mort, toute droite et toute raidie, dans les bras de
-l'amant qu'un si farouche amour a reconquis, et qui la touche et qui
-la presse,
-[Pg 141]
-mais qu'elle ne reconnaît pas d'abord, tant la tendresse et la
-douceur ont déjà déserté son âme; mais quand elle comprend à la fin
-que c'est lui qui la tient dans ses bras, tandis que déjà la mort
-les sépare, elle pousse un grand cri d'étonnement d'amour, puis
-retombe épuisée, ayant fini de haïr et d'aimer.--C'est à vrai dire
-le seul cri qu'elle pousse dans toute la pièce; et même ce suprême
-cri d'amour est _tempéré_; il arrive admirablement et simplement
-satisfait une attente, une attente très préparée. (Les acteurs, même
-dans les instants de plus grande fureur tragique, parlent à voix
-très maintenue; ils ne donnent jamais toute leur voix; jamais ils ne
-«donnent de la voix».)--Et je me réjouissais qu'il soit encore ici
-bien prouvé que: _l'œuvre d'art ne s'obtient que par contrainte, et
-par la soumission du réalisme à l'idée de beauté préconçue._
-
-C'est pour vous redire cela que je vous écris cette lettre; mais je
-vous connais bien; vous lirez peut-être ma lettre, mais sauterez par
-là-dessus. Tant pis.
-
-[Pg 142]
-
-
- IX
-
-CHÈRE ANGÈLE,
-
-Excusez mon silence de deux mois; je voudrais le prolonger encore,
-en prolongeant l'été qui le causa. Et je m'attarde où il s'attarde,
-dans un petit repli des Cévennes; après le temps affreux de Normandie,
-la chaleur y paraît plus belle, et je ne croirais pas à l'hiver sans
-la chute des feuilles lassées, sans l'abandon des champs et sans mon
-désir de la ville.
-
-J'ai pu revoir, avant de m'exiler ici, les grands champs plats de la
-Seine-Inférieure, qui, fauchés, nous rappelèrent le désert, à cause
-aussi des oasis qu'y forment au loin les hêtraies.
-
-Est-ce à ces vastes horizons, à des conditions économiques
-différentes, que l'on doit le repos de voir à quelque cent kilomètres
-à peine du Calvados d'où je
-[Pg 143]
-revenais attristé, des paysans, de même race je suppose, mais non plus
-perdus de richesse et de paresse et d'alcool, mais laborieux, graves,
-décents et prolifiques, Sous le ciel léger du Midi, la différence est
-bien plus grande encore; je comprends volontiers ceux de Toulouse
-ou d'Aix, qui, n'ayant point quitté leur soleil radieux, parlent
-du peuple comme j'en parlerais, je pense, si je vivais toujours au
-milieu d'eux.--Oui certes, je crois le _théâtre du peuple_ possible;
-mais cela dépend des contrées. Le malheur est que là où il pourrait
-faire le plus de bien, c'est là que son établissement est le plus
-difficile.--Riante terre du Midi, donne-nous de nouveaux exemples! De
-loin on peut traiter cela de chimères: on se rapproche et l'on y croit.
-
-Dans la campagne des environs de Nîmes, je retrouve un simple
-jardinier qui baptise sa chienne _Corinne_ par enthousiasme pour le
-livre de Madame de Staël.--En Normandie, on ne se réjouit de rien
-d'humain sans être dupe. Votre ami Raymond Bonheur vint m'y voir:
-
---Quelle excellente idée vous eûtes, me dit-il, de nommer votre
-poulain _Chopin_. Comme cela convient à sa grâce!
-
-[Pg 144]
---Oh! lui dis-je, ne m'attristez pas. Je ne fus pour rien au baptême,
-et ne peux rien à rien, ici. S'il s'appelle _Chopin_, c'est que sa
-mère s'appelait _Chopine_; voilà tout.
-
---A Magny, dit Bonheur, je m'émus d'un petit garçon, parce qu'il
-s'appelait Virgile. Qui t'a nommé ainsi, lui demandai-je?--C'est ma
-marraine.--Et pourquoi?--Parce qu'elle s'appelle Virginie.--Ne vous
-plaignez donc pas; vous voyez que c'est partout la même chose.
-
---Eh bien, non! cher Bonheur: dans le Midi, ce n'est pas la même
-chose; c'est pourquoi j'aime le Midi.--Vous pensez bien qu'il m'est
-assez indifférent que cette chienne ou cette jument près de moi
-s'appelle ou Corinne ou Chopine; mais un pays où l'homme ne songe pas
-uniquement à s'enrichir et s'alcooliser me paraîtra toujours un beau
-pays, et que j'envie.--Que des fêtes comme celles de Béziers y aient
-été possibles, voilà qui dit un pays admirable. Verrons-nous donc
-revivre enfin, ailleurs qu'en des musées, l'art pour qui nous vivons,
-mais de qui nous portions le deuil? De peur de trop me désoler après,
-je doute encore, et retiens encore ma joie. Le seul récit des belles
-fêtes de la Grèce nous a laissé de si mortels regrets!...
-
- * * * * *
-
-[Pg 145]
-Je reçois le _Pays de France_, l'_Effort_, et je m'attriste; il y a
-là un malentendu. M. Nadi s'indigne de ce que j'écrive: «Sympathiser
-avec la foule, c'est déchoir.»--Où j'écrivais _foule_ il a cru lire
-_peuple_, je pense; pourtant, entre foule de peuple et foule de
-bourgeois, ma sympathie irait plutôt vers la première; vous le savez,
-vous du moins, chère amie, et cela me console.--_C'est en elle_ (la
-foule), dit M. Nadi[1], _que nous chercherons le démenti le plus
-éclatant à de telles paroles; ... notre œuvre, nous avons la certitude
-qu'elle la comprend, l'aime et l'attend._--Je suis tout au contraire
-heureux de faire partie de cette foule qui attend l'œuvre de M. Nadi.
-
-Mais ce n'est pas ce malentendu que je veux dire. L'autre est plus
-grave, car il n'est pas à mon sujet. Et
-[Pg 146]
-ce n'est pas non plus de M. Nadi seul qu'il s'agit; si je parle de lui
-plus que d'un autre, c'est qu'aussi bien son article est meilleur, et
-que lui-même semble riche de promesses; il le dit un peu fort,--mais
-comment ne pas croire pleins de promesses des jeunes gens qui écrivent
-si exactement comme nous eussions pu écrire à vingt ans?
-
-Tant que M. Nadi parlera, passe encore; il parle bien; mais quand ce
-sera quelqu'un d'autre... Ecoutez d'abord M. Nadi:
-
-_Elle_ (la Race) _connaîtra le frisson de notre foi. Elle appellera
-avec nous les délices d'un jour nouveau. Nous l'entraînerons dans
-cette adoration consciente de l'Univers, depuis l'atome jusqu'à
-l'Humanité._--Cela va bien, oui; mais cela va bientôt se gâter.--Je
-continue?...
-
-_Oh! devant Elle_ (la Race), _nous éprouverons avec puissance
-l'ivresse de posséder la Vérité._--Cela va se gâter, vous
-dis-je.--_Nous célébrerons l'Essence, la Forme éternelle et
-universelle_, etc., etc... Tout cela c'est de M. Nadi.
-
-_Ah! l'on s'étonnera peut-être de la puissance de notre
-lyrisme!..._--Non, M. Nadi, non; au contraire, j'ai peur qu'il n'ait
-pas de puissance, votre lyrisme. Il faut
-[Pg 147]
-tant de lyrisme pour faire une œuvre d'art,--et tant d'autres choses
-avec! J'ai peur que, loin de faire œuvre d'art, votre lyrisme
-n'enfante ceci, par exemple, que je m'en vais vous lire, dans
-l'_Effort_ de Toulouse:
-
-_La Raison n'est qu'une forme, mais par elle l'homme devient Dieu,
-ou plutôt s'achemine vers Dieu, car il le sera un jour, il faut le
-croire, alors que son cerveau omniscient embrassera le monde entier et
-que, d'un geste, il guidera les phénomènes de Vie et de Mort. Et sur
-ce point je vous renvoie à Ernest Renan et à Joachim Gasquet_(_?_).
-_Prisonnières de notre substance nerveuse, les sensations acceptent
-l'ordre que leur imprime Dieu. Avec un arsenal de méthodes, l'homme
-s'empare de l'Univers. Il faut relire Descartes_ (Le délicieux
-Descartes, disait Bouhélier). _Il faut relire Taine et Claude Bernard_
-(Plus loin l'auteur l'appellera Bernard tout court). _Je lisais
-récemment la Synthèse chimique de Berthelot et le livre de Duclaux sur
-Pasteur... Quel merveilleux monument que celui des sciences chimiques!
-Analyse, décomposition des éléments et des principes immédiats,
-isométrie, analyse par décomposition graduelle, synthèse._--Et
-l'auteur ajoute: _Les autres méthodes de Dieu sont plus connues._ Vous
-me permettrez donc d'en sauter. Je reprends plus
-[Pg 148]
-loin: _Depuis longtemps Aristote a dit que la beauté est l'ordre.
-Dès lors l'art est frère de la science et ne se sépare plus
-d'elle..._--Plus loin cette note effarante: _Il y a beaucoup à dire
-là-dessus; j'y reviendrai dans mon prochain article._--Et plus loin:
-_En tout et pour tout il s'agit de méthode. Ainsi de la politique.
-Le citoyen, la République, autant de mots très beaux qui viennent
-confirmer notre thèse. Imprimez donc un rythme à la Société. Ne
-négligez aucune puissance._--Et plus loin encore: _Permettez-moi de
-rêver un peu._--Mais je vous en prie, faites donc.
-
-S'imaginer qu'au bout de tout cela va poindre une œuvre d'art, voilà
-le malentendu, chère amie. Certes j'applaudis de toutes mes forces
-à l'entreprise d'un théâtre populaire (quand ce ne serait que pour
-nous tirer de la médiocrité des autres),--mais gare aux pièces que
-l'on va nous écrire _pour_ lui! Les théories humanitaires nous
-préparent, je le crains, une littérature déplorable.--Pourquoi?--Parce
-que «méfiez-vous, dit Diderot, de celui qui veut mettre de l'ordre.
-Ordonner, c'est toujours se rendre le maître des autres en les
-gênant.» C'est _son œuvre_ que l'artiste doit ordonner, et non le
-monde qui l'entoure; car l'ordre extérieur rend celui de l'œuvre
-dramatique impossible.
-
- * * * * *
-
-[Pg 149]
-Mais que sert de parler? Ils n'écouteront pas.--Et c'est moi qui
-les écouterai m'appeler, moi et d'autres, _esprits craintifs, âmes
-pondérées, n'ayant eu jusque-là aucun contact avec nous_,--et cela
-au nom de la Vie, de la Joie dont ils se disent déjà dispensateurs.
-Les poèmes de Griffin, les Nourritures Terrestres, les poèmes de
-Henri Ghéon, etc., ont pourtant précédé, non suivi leurs dires; s'ils
-le savaient un peu plus, peut-être écouteraient-ils un peu plus
-nos paroles et comprendraient-ils mieux que, si nous leur crions:
-fausse-route! c'est au nom même des dieux qu'ils nomment et dont aussi
-la religion délaissée nous réunit à quelques-uns dans l'_Ermitage_. Et
-c'est au nom de l'œuvre d'art qu'ils veulent faire--et qu'il faudra
-réinventer complètement, car notre littérature a désappris le goût du
-beau et en a perdu le souci.
-
-Pour la musique et la peinture, nous sommes certes moins à
-plaindre--et pourtant combien le ciel s'assombrit de la seule mort
-d'un Puvis!--Le ciel de notre littérature est resté sombre assez
-longtemps. Du côté de l'occident, plus rien n'y luit beaucoup; mais
-l'orient
-[Pg 150]
-s'emplit de lueurs. Un extraordinaire silence semble creuser l'espace
-entre le siècle mort et celui qui commence, comme il se fit entre le
-XVIIe siècle et le suivant. Malgré son œuvre déjà grande, Verhaeren
-pas plus que Moréas ni que Griffin n'est de la génération passée,
-sans quoi je n'eusse pas dit que notre ciel était si sombre. Régnier,
-plus différent de nous peut-être, maintient le goût d'une langue si
-pure, que c'est à lui que je voudrais aller comme à un maître, s'il
-était plus âgé, ou si j'étais plus jeune.--Chère Angèle, dites aux
-jeunes gens du _Pays de France_ et de l'_Effort_ que nous, tout autant
-qu'eux, c'est l'œuvre d'art que nous voulons: que c'est vers elle que
-nous marchons, et qu'ils se trompent en croyant notre but opposé ou
-nos routes divergentes. Répétez-leur ce vers du Dante:
-
- _Noi sem peregrin, como voi sete._
-
-Adieu.
-
-
-[1] Comme je le montre plus loin, ce n'est pas procès de personnes,
-mais de tendances que je veux faire. M. Nadi nous a écrit, sitôt après
-cet article, la plus aimable des lettres; si notre modestie se refuse
-à la citer en ce lieu, je veux au moins que nul ne mette en doute
-l'_impersonnalité_ de mes accusations.
-
-[Pg 151]
-
-
- X
-
-CHÈRE ANGÈLE,
-
-Aujourd'hui, je ne vous enverrai qu'un livre; et ce livre en vaudra
-beaucoup: Voici les Mille et une Nuits, que le Dr Mardrus vient de
-traduire, et de rebaptiser avec une pointe d'arabisme: _Les Mille
-Nuits et une Nuit._
-
-Vous savez mon admiration pour ce livre. Mon père qui l'admirait
-aussi le mit entre mes mains de si bonne heure que c'est, je crois,
-avec la Bible le premier livre que j'ai lu.--Mais je pense que, si,
-seule, la traduction de Mardrus eût alors existé, mon père eût choisi,
-pour m'y apprendre à lire, un autre livre. A peine osai-je vous le
-donner. Il faut bien, pour m'y décider, la tranquille assurance de la
-préface, dans laquelle le traducteur se fait garant de la naïveté et
-de l'ingénuité du conteur.
-
-On m'avait mis en garde contre Galland, dit et redit
-[Pg 152]
-qu'il prenait dans sa traduction toutes les libertés qu'il enlevait
-aux contes; à défaut de Burton, dont j'ai l'ennui de ne comprendre pas
-la langue, j'avais pu lire la version allemande de Weil et me rendre
-compte que celle de Galland respectait bien plus Louis XIV que le
-grand sultan Schahriar; que Galland omettait systématiquement (entre
-autres choses) les citations poétiques qui surabondent dans le récit,
-en sont une des particularités merveilleuses, et pourraient, réunies,
-former une très importante anthologie.
-
-Les critiques contre la traduction de Galland sont faciles. Elles sont
-inutiles aussi. Il s'agissait à cette époque de réduire au bon goût
-français les ouvrages qu'on prétendait traduire. Près de cinquante
-ans plus tard, l'abbé Prévost écrivait en préface de sa traduction de
-_Grandison_: «J'ai supprimé ou réduit aux usages communs de l'Europe
-ce que ceux de l'Angleterre peuvent avoir de choquant pour les autres
-nations.» Et le biographe de Prévost ajoute: «Son goût était trop
-sûr pour se borner à traduire son original.» Galland avait aussi «le
-goût trop sûr».--Ces phrases font sourire aujourd'hui; mais on oublie
-trop que, sous Louis XIV, les Français avaient plus de droit que nous
-n'avons d'être infatués de la France.
-
-[Pg 153]
-La langue de Galland est plaisante, douce à lire, classique encore
-et souvent non sans grâce. Son orientalisme affaibli garde un
-charme. Enfin peut être sa traduction n'était-elle pas inutile à
-titre d'initiation préparatoire. Celle de Mardrus[1] d'abord eût pu
-surprendre et rebuter. Galland fut comme l'étuve tiède qui précède,
-dans un Hammam, la salle torride. Et, tandis que Galland, à la manière
-de son siècle, recherchait dans ses contes avant tout l'émotion
-générale et la part qu'il croyait être commune à tous parce qu'il la
-sentait être semblable à lui, Mardrus, lui, se plaît au contraire (et
-nous nous plaisons avec lui), à l'étrange, à la différence; ou mieux,
-il ne se plaît à rien qu'à une traduction très fidèle, et, si la vie
-de ces contes va différer de notre vie, c'est par toute l'ardeur et
-la saveur orientale qu'il leur laisse. Ah! l'habile Mardrus! Ah! vive
-Mardrus! Ah! merci! Ici l'on exulte; on éclate; on s'enivre par tous
-les sens.
-
-Que la sensualité de Galland paraît pâle! Le bol «plein de grains
-de grenade apprêtés au sucre, aux amandes décortiquées, et parfumés
-délicieusement et juste à point» que le faux pâtissier Hassan prépare
-[Pg 154]
-pour le petit Agib, et auquel il ajoute encore, lorsqu'on lui
-redemande de ce plat, «un peu de musc et d'eau de roses»; ce plat
-exquis par lequel Hassan se laisse inespérément reconnaître, devient
-chez Galland «une tarte à la crème», bonnement. Et dire que déjà
-les «confitures sèches» qu'on y goûte me faisaient rêver! qu'eût-ce
-été si j'avais ouï parler de la «boisson délicieuse et parfumée aux
-fleurs»? si j'avais lu: «Elle m'offrit à boire du sirop au musc»?--Car
-ce qui ressort avant tout de cette traduction si nouvelle, ce n'est
-pas l'invention prodigieuse de ces contes, pour laquelle je garde une
-inlassable _curiosité_ mais que, plus ou moins, nous connaissions
-déjà,--c'est la sensualité splendide, persistante, indécente, et mêlée
-de rires. Permettez-vous que je cite? «. . . . . . . . . . . . . . . .
-. . . . .»
-
-Non; décidément, je n'ose pas citer.--Mais il y a d'autres passages;
-par exemple ces vers si moqueurs et charmants «sur l'excellence des
-pâtisseries arabes», ces vers que le troisième calender (il s'appelle
-ici: _saalouk_), métamorphosé en singe, écrit pour révéler qu'il est
-un homme,--et l'on ne saura ce dont on doit s'étonner le plus: ou de
-son lyrisme subit, ou de la subtilité de sa gourmandise:
-
-[Pg 155]
-«_O pâtisseries, douces, fines et sublimes; pâtisseries enroulées par
-les doigts! Vous êtes la thériaque, antidote de tout poison! En dehors
-de vous, pâtisseries, je ne saurais aimer jamais rien; et vous êtes
-mon seul espoir, toute ma passion!_
-
-_O frémissements de mon cœur à la vue d'une nappe tendue ou, en son
-milieu, s'aromatise une Kenafa_ (ici une note nous apprend que la
-Kenafa est «une sorte de pâtisserie faite avec des filets très fins de
-vermicelle») _nageant au milieu du beurre et du miel, dans le grand
-plateau!_
-
-_O Kenafa! Kenafa amincie en une chevelure appétissante, réjouissante!
-mon désir, le cri de mon désir vers toi, ô Kenafa, est extrême! Et je
-ne pourrais, au risque de mourir, passer un jour de ma vie sans toi
-sur ma nappe, ô Kenafa, ya Kenafa_!
-
-_Et ton sirop! ton adorable, délicieux sirop! Haï! en mangerais-je, en
-boirais-je jour et nuit, que j'en reprendrais dans la vie future!_»
-
---Je ne sais pas, chère amie, ce que ces strophes valent dans le
-texte; dans la traduction de Mardrus, je les trouve parfaitement
-merveilleuses.
-
-Cette traduction abonde d'ailleurs en passages exquis. Écoutez cette
-courte phrase: «Par Allah! notre nuit va être une nuit bénie, une nuit
-de blancheur!»--Mais
-[Pg 156]
-c'est de sensualité que je voulais vous parler. Le mot «sensualité»
-est devenu chez nous de signification si vilaine que vous n'osez
-plus l'employer; c'est un tort; il faudra réformer cela. Sachez que
-Coleridge, à propos de Millon, fait de la sensualité une des trois
-vertus du poète. La sensualité, chère amie, consiste simplement _à
-considérer comme une fin et non comme un moyen l'objet présent et
-la minute présente._ C'est là ce que j'admire aussi dans la poésie
-persane; c'est là ce que j'y admire surtout.--Car la littérature
-persane presque entière m'apparaît pareille à ce palais doré, dont il
-est raconté, dans le récit d'un des trois saalouks, que les quarante
-portes ouvrent, la première sur un verger plein de fruits, la seconde
-sur un jardin de fleurs, la troisième sur une volière, la quatrième
-sur des joyaux entassés ... mais dont la quarantième défendue, ferme
-une salle très obscure dont l'atmosphère saturée d'une sorte de parfum
-très subtil vous soûle et vous fait défaillir; une salle où l'on entre
-pourtant, où l'on trouve un cheval très noir, qui n'a l'air qu'étrange
-et que beau, mais qui, dès qu'on l'enfourche, déploie des ailes, des
-ailes «qu'on n'avait pas d'abord remarquées»,--qui bondit avec vous,
-vous enlève au plus haut d'un ciel inconnu; puis brusquement
-[Pg 157]
-s'abat, vous désarçonne, et puis vous crève un œil avec la pointe
-de son aile, comme pour marquer mieux l'éblouissement que laisse
-ce rapide voyage en plein ciel.--C'est ce cheval noir que les
-commentateurs d'Omar et de Hafiz appellent «le sens mystique des
-poètes persans». Car on affirme qu'il y est. Pour moi qui n'apprécie
-que peu cette équitation aérienne, ni surtout la demi-cécité qui la
-suit, plus sage que le troisième saalouk, je n'ouvre pas la porte
-défendue et préfère m'attarder encore dans les vergers, et les jardins
-et les volières. Je trouve là quelques voluptés si intenses qu'elles
-suffisent pour désaltérer mes désirs et pour endormir ma pensée.
-
-
-Ne lisez pas Omar Kheyam dans la traduction française de Nicolas: elle
-est littérale, il le dit; mais la traduction anglaise de Fitz-Gérald
-est bien autre chose et bien plus: elle est belle. Dans son texte
-excessivement resserré, chaque quatrain prend un sens et un poids
-admirable. Aussi déçu que l'Ecclésiaste, lyrique à la façon du
-Cantique de Salomon, et pondéré comme ses Proverbes, Omar Kheyam, à
-travers Fitz-Gérald, paraît un poète admirable[2].
-
-[Pg 158]
-Pour Hafiz, si vous ne pouvez vous procurer la très rare de
-Rosenzweig, lisez-le dans la traduction de Hammer; c'est celle qui, en
-1812, révélait l'Orient au grand Gœthe. Voyez dans ses _Annales_ avec
-quelle admiration il en parle.--Plutôt que de vous en parler à mon
-tour, laissez-moi vous transcrire un de ces courts ghazels: le voici
-tout entier:
-
- Echanson! viens. Les tulipes ont rempli de vin leurs calices,
- Depuis assez longtemps j'étais religieux!
- A d'autres les fiertés, les soins d'un renom considérable!
- Où sont les empereurs de Grèce? de Sina?
- Comprends! et quand l'oiseau lui-même s'enivre
- Veille, car te guette le sommeil du néant.
- Ramures du printemps dans l'azur que vos courbes sont belles!
- La bourrasque d'hiver ne vous tourmente plus.
- Croyez-moi, mes amis, les promesses de bonheur sont trompeuses,
- Malheur à celui qui se repose sur elles.
- Demain sur les pelouses d'Eden, demain les houris nous attendent
- Mais aujourd'hui, l'échanson et la coupe, les voici.
- Le souvenir de la reine Balkis dans le vent d'Orient flotte encore;
- Que ce vin en guérisse notre âme!
- Ne t'attarde pas devant l'émerveillement d'une rose;
-
- [Pg 159]
- Au souffle du soir ses pétales sont dispersés.
- Mais ce vin de couleur rouge, de goût exquis,
- Fait plus exquise la rougeur de l'ami.
- Apportez ces coussins dehors, étendez-les sur la prairie;
- Les cyprès et les flûtes nous attendent...
- Ces chanteurs, que la plaine entende! accordent déjà
- Le barbitos avec les flûtes.
- Et les chants délicieux, ô Hafiz, se répandent
- Du pays de Grèce au Sina[3].
-
-Il est assurément très ridicule de traduire une traduction: mais que
-ne savez-vous l'allemand?--ou que ne sais-je le persan?
-
-Vous pouvez lire en français le Gulistan de Sadi et Firdousy tout
-entier;--je ne vous cache pas que je préfère Omar et Hafiz.
-
-Pardonnez-moi d'oser parler ainsi d'une littérature que, malgré tout
-mon amour pour elle, je connais peu. Je la connais peu, mais je l'aime
-beaucoup; que cela me serve d'excuse. Et puis j'écris pour qui la
-connaît encore moins.
-
-
-[1] _Le livre des Mille Nuits et une Nuit_. Traduction complète par le
-D. J. C. Mardrus.--Fasquelle.
-
-[2] Une remarquable traduction d'Omar a paru l'an passé chez
-Carrington. Elle est de M. Ch. Grolleau.
-
-[3] HAMMER, II, p. 426.
-
-
-[Pg 160]
-
- XI
-
-CHÈRE ANGÈLE,
-
-Que votre palais délicat excuse un tel pâté d'arêtes: Voici le livre
-de Stirner _l'Unique et sa propriété_[1], que M. Lasvignes vient de
-traduire,--avec quelle patience, vous en jugerez par celle qu'il faut
-pour le lire.
-
-Du temps de Jean-Paul Richter, ce qu'on appelait _l'Unique_, c'était
-lui--lui Jean-Paul, et c'était assez.--Vous souvient-il qu'en le
-lisant, nous nous disions: quelle chance qu'il soit Unique! S'il
-devait y en avoir beaucoup comme lui, le monde des lettres ne serait
-plus tenable... Hélas! ô mon unique Angèle! _l'Unique_ de M. Max
-Stirner est légion!--Unique, il ne l'est
-[Pg 161]
-plus d'ailleurs que pour lui-même: c'est sa seule «propriété»;
-l'_Unique_, c'est moi, vous, Tityre; l'_Unique_, c'est chacun pour soi.
-
-Voilà ce que M. Stirner expose en un livre de près de 500 pages; et
-il ne faut pas dire: l'Egoïsme, nous le connaissions déjà; ce serait
-mal entendre le jeu du philosophe: nomenclateur, sa mission n'est pas
-d'inventer; n'en déplaise au grand Nietzsche, le philosophe ne crée ni
-ne déplace les valeurs: simplement il légitime et enrôle ce que des
-tempéraments neufs et robustes lui proposaient. L'homme propose; le
-philosophe dispose. L'_Unique et sa propriété_, c'est l'égoïsme bien
-disposé.
-
-Au cours des 500 pages, pas un accroc, pas un trouble, pas une
-rencontre; le livre est laid, ressasseur, comble et vide. C'est un
-livre de ruminant.
-
-Et je ne vous en parlerais même pas, chère Angèle, si, par un procédé
-digne des _lois scélérates_, certains ne voulaient à présent lier le
-sort de Nietzsche à celui de Stirner, juger l'un avec l'autre pour
-les englober mieux tous deux dans une admiration ou une réprobation
-plus facile. Il serait trop long aujourd'hui de chercher avec vous en
-quoi l'un de l'autre diffère, diffère jusqu'à s'opposer; la question
-demeurera si grave que
-[Pg 162]
-plus d'une fois nous y reviendrons, je suppose. En attendant,
-indignez-vous tout simplement en entendant dire: «Stirner et
-Nietzsche» comme Nietzsche lui-même s'indignait en entendant dire:
-«Gœthe _et_ Schiller».
-
-C'est à propos de Stirner, non de Nietzsche qu'il me plaît de vous
-parler un peu des «dangers de l'individualisme». Je crains, Angèle,
-je crains les ratés de l'individualisme, autant que tous les autres
-ratés. Ratés et médiocres, laissons-les donc aux religions établies;
-ils s'en trouveront mieux; nous aussi. Ne poussons donc pas vers
-l'individualisme ce qui n'a rien d'individuel; le résultat serait
-piteux. Ou mieux:
-
-Pourquoi formuler l'individualisme? Il n'y a pas d'individualisme qui
-tienne; les grands individus n'ont nul besoin des théories qui les
-protègent: ils sont vainqueurs. Laissons donc aux médiocres et aux
-faibles la joie de les pouvoir condamner, et vaincus, écrasés par eux,
-de prendre une innocente revanche en les vainquant en effigie[2].
-
-[Pg 163]
-Il me plaît, à Moi, l'unique, que le «grand homme» continue à me
-paraître un grand coupable. Et puisque Max Stirner ose encore employer
-le mot de lâcheté, je dirai que je trouve lâche, Moi, de l'innocenter.
-Eh quoi! pour disculper sa grandeur, rétablirez-vous donc la notion
-du bien et du mal? Aurez-vous peur du crime encore, Monsieur Stirner?
-Vous n'êtes qu'un théoricien, non un vrai criminel. Sous votre
-apparence logique, vous souhaitez encore mon estime. Eh bien! vous
-ne l'aurez pas! précisément, vous ne l'aurez pas. Je ne m'accorde la
-mienne que lorsque je ne pense plus comme vous.
-
-O Stirner! allez-vous à nouveau nous rendre le «Moi, haïssable»? Nous
-espérions n'y plus penser!...
-
-Mais c'est qu'il faudrait mieux s'entendre et ne pas illustrer un
-tel livre avec l'image d'un Gœthe, d'un Beethoven, d'un Balzac, d'un
-Nietzsche ou d'un Napoléon (ces grandes et altières figures furent
-admirablement dévouées à quelque grande idée projetée devant eux,
-au-dessus d'eux); car il faut encore dire ceci d'admirable, c'est que
-plus les individus sont grands,
-[Pg 164]
-moins il y en a. En sorte qu'une théorie qui chercherait à produire
-le plus grand nombre possible d'individus diminuerait chacun pour
-tous, et tendrait à se rapprocher du socialisme. Tous individus: plus
-d'individu. Ah! pour l'amour de Moi! pas d'individualisme!!!
-
-Retenez-les! Angèle! Retenez-les! Ne favorisons pas ces éclosions
-malheureuses; continuons à honnir, à bannir, à lapider l'individu.
-Ceux que ne retiendra ni le respect d'autrui, ni la crainte, ni la
-pitié, ni la pudeur, ni le mépris ou la haine d'autrui, ceux-là ce
-sont les vrais; nous pouvons espérer qu'ils vaudront quelque chose.
-Et ils s'inquiètent peu qu'un Stirner les approuve, ou que les
-désapprouve un Tolstoï. S'ils sont grands, c'est qu'ils sont en petit
-nombre; ils sont triés. Et rien n'a pu contre eux, pas même _mon_
-épouvante: voilà pourquoi je les admire, je les aime, je les trouve
-grands. Il faut, pour en obtenir quelques-uns, forcer à la médiocrité
-beaucoup d'autres et tâcher d'y contraindre même celui-là.
-
-Pourquoi le disculper?--Il faut que tout s'acharne contre le grand
-homme, car le grand homme est l'ennemi de beaucoup[3].
-
-[Pg 165]
-Pourquoi le plaindre?--C'est un grand homme. Et, s'il est authentique,
-il saura toujours bien s'en tirer.
-
-Pourquoi le protéger?--Ses épreuves mêmes et son isolement feront sa
-force--ou du moins celui-là seul qui les supporte et qui en sort était
-puissant.
-
-Par pitié, pas d'individualisme! par pitié pour les individus.
-N'encouragez jamais les grands hommes; et pour les autres: découragez!
-découragez!...
-
-_10 décembre 1899._
-
-
-[1] 1 vol. in-8° carré (Editions de la _Revue blanche_).
-
-[2] C'est aussi ce que M. Lasvignes exprime excellemment à la fin
-de son intéressante préface: «Les masses humaines, dit-il, ne
-seront jamais plus conscientes de la puissance formidable qu'elles
-représentent en face de la poignée d'hommes qui les tient asservies,
-que les forces naturelles ne le sont de l'infinie faiblesse de l'homme
-qui les gouverne.» (Page XXIX.)
-
-[3] ... «Nous sommes accablés par les esprits sublimes. Pour qu'un
-homme soit au-dessus de l'humanité, il en coûte trop cher à tous les
-autres.»
-
-MONTESQUIEU.
-
-[Pg 166]
-
-
- XII
-
-CHÈRE ANGÈLE,
-
-Vous recevrez par le même courrier deux gros livres de Nietzsche. Vous
-ne les lirez probablement pas; mais je veux que vous les ayez quand
-même. C'est mon petit cadeau de janvier.
-
-Et je préférerais, il est vrai, du fond de l'Algérie, vous envoyer des
-dattes, ainsi que je faisais si joliment, les ans passés. Hélas! Paris
-me tient encore et, si j'y pensais trop, l'approche ici d'un nouvel an
-me rendrait triste.--Que ne puis-je parler des sables et des palmes!
-je m'y connais, et mieux qu'à la philosophie... Mais j'en suis loin,
-et voici Nietzsche, chère amie; si je suis grave, excusez-moi.
-
-Grâces soient rendues à M. Henri Albert qui nous donne enfin _notre_
-Nietzsche, et dans une fort bonne
-[Pg 167]
-traduction. Depuis si longtemps nous l'attendions! L'impatience nous
-le faisait épeler déjà dans le texte--mais nous lisons si mal les
-étrangers!
-
-Et peut-être valait-il mieux que cette traduction ait mis tant de
-temps à paraître: grâce à cette cruelle lenteur, l'influence de
-Nietzsche a précédé chez nous l'apparition de son œuvre; celle-ci
-tombe en terrain préparé; elle eût risqué sinon de ne pas _prendre_;
-à présent elle ne surprend plus, elle confirme; ce qu'elle apprend
-surtout, c'est sa splendide et enthousiasmante vigueur;--mais elle
-n'était presque plus indispensable; car l'on peut presque dire que
-l'influence de Nietzsche importe plus que son œuvre, ou même que son
-œuvre est d'influence seulement.
-
-Encore et malgré tout l'œuvre importe, car son influence, on
-commençait de la fausser.--Il faut, pour bien comprendre Nietzsche,
-s'en éprendre, et seuls le peuvent comme il faut les cerveaux
-préparés à lui depuis longtemps par une sorte de protestantisme ou de
-jansénisme natif; des cerveaux qui n'ont rien tant en horreur que le
-scepticisme, ou chez qui le scepticisme, nouvelle forme de croyance
-qui mue amour en haine, garde toute la chaleur d'une foi.--Voilà
-pourquoi tels esprits ingénieux et souples comme
-[Pg 168]
-celui de M. de Wyzewa s'y trompèrent: peu d'études sur Nietzsche (je
-ne parle que des plus remarquables) trahissent autant Nietzsche que la
-sienne[1]. Il voulut voir en lui un pessimiste: Nietzsche est avant
-tout un croyant. Il ne sut voir en son œuvre que démolitions et que
-ruines: elles y sont, mais loués soient ceux-là qui nous permettent de
-construire! Seuls ceux-là ruinent qui découragent et diminuent notre
-croyance en la vie...:
-
-_Je veux l'homme le plus orgueilleux, le plus vivant, le plus
-affirmatif; je veux le monde, et le veux_ TEL QUEL, _et le veux
-encore, le veux éternellement, et je crie insatiablement: Bis! et
-non seulement pour moi seul, mais pour toute la pièce, et pour tout
-le spectacle; et non pour tout le spectacle seul, mais au fond pour
-moi, parce que le spectacle m'est nécessaire--parce qu'il me rend
-nécessaire--parce que je lui suis nécessaire--et parce que je le rends
-nécessaire._
-
-Oui, Nietzsche démolit; il sape, mais ce n'est point en découragé,
-c'est en féroce; c'est noblement, glorieusement, surhumainement, comme
-un conquérant neuf violente des choses vieillies. La ferveur qu'il
-[Pg 169]
-y met, il la redonne à d'autres pour construire. L'horreur du repos,
-du confort, de tout ce qui propose à la vie une diminution, un
-engourdissement, un sommeil, c'est là ce qui lui fait crever murailles
-et voûtes: _On ne produit qu'à condition d'être riche en antagonismes,
-dit-il; on ne reste jeune qu'à condition que l'âme ne se détende pas,
-n'aspire pas au repos_. Il sape les œuvres fatiguées et n'en forme
-pas de nouvelles, lui--mais il fait plus: il forme des ouvriers. Il
-démolit pour exiger plus d'eux; les accule.
-
-L'admirable, c'est qu'il les gonfle en même temps de vie joyeuse,
-c'est qu'avec eux il rit au milieu des décombres, c'est qu'il y sème à
-tour de bras. Il n'est jamais plus rouge de vie que quand c'est pour
-ruiner les choses mortelles ou tristes. Chaque page est alors saturée
-d'une énergie créatrice; d'indistinctes nouveautés s'y agitent;
-il prévoit, il pressent, il appelle--et il rit.--Œuvre admirable?
-non--mais préface d'œuvres admirables. Démolir, Nietzsche? Allons
-donc! Il construit,--il construit, vous dis-je! il construit à bras
-raccourcis.
-
-Je voudrais pouvoir louer plus le petit livre de Lichtenberger sur
-Nietzsche. A défaut de Nietzsche même, c'est là, chère Angèle, ce que
-je vous conseillerais
-[Pg 170]
-de lire. Je le ferais plus volontiers si certaine timidité d'esprit
-n'avait fait l'auteur traiter son sujet avec presque trop de
-conscience. Oui, pour bien parler de Nietzsche, il faut plus de
-passion et moins d'école; plus de passion surtout, et partant moins
-de crainte. Le dernier chapitre, en guise de conclusion, étudiant
-Nietzsche dans son ensemble, cherche en quoi il est bon, en quoi
-mauvais--etc.; il pondère, limite, sauvegarde. Nietzsche entraîne tant
-d'effrayantes choses après lui! Si donc la peur domine, je préfère
-entendre bannir Nietzsche en entier plutôt que d'en voir approuver
-seulement les parties rassurantes. Ce sont parties d'un tout. La
-modération le supprime. Et je comprends que Nietzsche fasse peur; mais
-les idées qui ne heurtent rien d'abord ne sont en rien réformatrices.
-
-Tout cela ne suffirait pas à me faire critiquer ce petit livre, je lui
-en veux un peu pour de plus particulières raisons: certaines de vos
-amies, chrétiennes il est vrai, ont pu à travers lui se représenter
-Nietzsche comme «quelqu'un d'excessivement triste». Et c'est vraiment
-contrariant, vous l'avouerez, cherchant la joie jusque dans la folie
-et la glorifiant à travers toutes les souffrances, martyr vraiment
-dans le sens plein du
-[Pg 171]
-mot, d'arriver aux yeux de certains à représenter «Quelqu'un
-d'excessivement triste»!--Mais la joie chrétienne admet malaisément
-d'autre forme de joie que la sienne: ne pouvant réduire celle-là, elle
-la nie.
-
-«Œuvre profondément triste», dit aussi M. de Wyzewa, et diront encore
-long temps d'autres. Décidément il était temps que cette traduction
-parût!
-
-Ces deux livres[2] font connaître Nietzsche autant que le pourra faire
-l'œuvre entière--d'une admirable monotonie. Douze volumes; de l'un à
-l'autre aucune nouveauté; le ton seul change, devient plus lyrique et
-plus âpre, plus forcené.
-
-Dès le premier ouvrage (la Naissance de la Tragédie), l'un des plus
-beaux, Nietzsche s'affirme et se montre tel qu'il sera: tous ses
-futurs écrits sont là en germe. Dès lors une ferveur l'habite qui va
-toucher à tout en lui, réduire en cendres ou vitrifier tout ce qui ne
-supporte pas tant de chaleur.
-
-L'œuvre des philosophes est fatalement monotone; nulle surprise en
-eux; une appliquée conséquence à soi-même; aucune contradiction qui ne
-soit dès lors
-[Pg 172]
-une erreur.--«L'esprit fait sa maison, dit Emerson, puis la maison
-enferme l'esprit.»--Système clos; la solidité des murs d'enceinte
-en fait la force; on ne les perd jamais de vue ... ou sinon ce sont
-des transes: on croit être sorti du système, s'être trompé.--Se
-tromper!--Comment me tromperais-je? «Qui trompe-t-on ici?»--Un
-philosophe ne trompe jamais que les autres... On ne trompe jamais que
-les autres.
-
-Et Nietzsche lui-même s'emprisonne; ce passionné, ce créateur, se
-débat dans son système qui se replie de toutes parts sur lui comme un
-rets; il le sait et rugit de le savoir, mais n'en sort pas; c'est un
-lion dans une cage d'écureuil. Quoi de plus dramatique que cela: cet
-antirationnel veut prouver. Ses moyens sont autres, mais qu'importe?
-Artiste, il ne crée pas; il prouve; il prouve passionnément. Il nie
-la raison et raisonne. Il nie avec une ferveur de martyr.--De part en
-part son œuvre n'est qu'une polémique: douze volumes de cela; on ouvre
-au hasard; on lit n'importe quoi; d'une page à l'autre, c'est tout de
-même; la ferveur seule se renouvelle et la maladie l'alimente; aucun
-calme; il y souffle sans cesse une colère, une passion enflammée.
-Etait-ce donc là que devait aboutir le protestantisme?--Je
-[Pg 173]
-le crois--et voilà pourquoi je l'admire;--à la plus grande libération.
-
-Je suis trop protestant moi-même, et pour cela j'admire trop Nietzsche
-pour oser parler en mon nom propre. J'aime mieux laisser parler M.
-Fouillée. En 1895, il écrivait dans la _Revue des Deux Mondes_[3]:
-
- «Le protestantisme, après avoir été plus réactionnaire que le
- catholicisme lui-même, s'avisa d'opposer à l'immobilité catholique
- l'idée du libre examen. Quand ils eurent trouvé cela, les protestants
- eurent cause gagnée--et aussi perdue. Ils avaient trouvé l'arrêt de
- mort de leurs adversaires; car en face d'une religion enchaînée par
- elle-même et engagée dans son passé comme un terme dans une gaine, ils
- dressaient une religion libre, progressive, capable de tout ce que la
- libre recherche scientifique lui apporterait. Le leur: car, n'y ayant
- pas de limite au libre examen, ils créaient une religion illimitée,
- donc indéfinie, donc indéfinissable, qui ne saurait pas, le jour où
- le libre examen lui apporterait l'athéisme, si l'athéisme fait partie
- d'elle-même ou non; une religion destinée à s'évanouir dans le cercle
- indéfini du philosophisme
- [Pg 174]
- qu'elle a ouvert. Toute la libre pensée, tout le philosophisme, toute
- l'anarchie intellectuelle étaient contenus, dans le protestantisme dès
- qu'il cesserait d'être un catholicisme radical.»
-
-Certes, cela n'apporte pas de repos, et rien n'y est plus opposé. Rien
-n'est plus opposé à ces phrases (magistrales certes) de Bossuet, dans
-ses lettres pastorales:
-
- Nous n'avons jamais condamné nos prédécesseurs et nous laissons la
- foi des Eglises telle que nous l'avons trouvée... Dieu a voulu que la
- vérité vînt à nous de pasteur en pasteur et de main en main sans que
- jamais on n'aperçût d'innovation. C'est par là qu'on reconnaît ce qui
- a toujours été cru et par conséquent ce que l'on doit toujours croire.
- C'est pour ainsi dire dans ce _toujours_ que paraît la force de la
- vérité et de la promesse, et on le perd tout entier dès qu'on trouve
- de l'interruption en un seul endroit[4].»
-
-Mais Nietzsche ne cherchait pas le repos, lui qui disait encore:
-
- [Pg 175]
- _Rien ne nous est devenu plus étranger que ce desideratum du passé,
- la paix de l'âme, desideratum chrétien. Rien ne nous fait moins envie
- que la Morale de ruminant et l'épais bonheur d'une bonne conscience._
- Et ailleurs: _La plus belle vie, pour le héros, est de mûrir pour la
- mort, dans le combat._
-
-J'espère par ces quelques citations vous éclairer un peu le débat,
-vous faire comprendre pourquoi Nietzsche paraît et continuera de
-paraître à certains «quelqu'un d'excessivement malheureux».--Je vous
-satisferais trop maladroitement en disant que ce n'est pas le «bonheur»
-qu'il recherche, car précisément c'est «ce que l'on recherche» que
-l'on appelle «bonheur»;--mais il est difficile toujours de continuer à
-appeler «bonheur» ce dont on ne voudrait pas pour soi-même. Tant pis!
-J'en tiens pour le bonheur de Nietzsche, chère amie.
-
-Que de choses sur lui j'aurais donc à vous dire! Mais le temps
-presse; j'écris presque au hasard, hâtivement. Excusez-moi. J'y
-reviendrai.--Comment ne pas y revenir? Je suis entré dans Nietzsche
-malgré moi, je l'attendais avant de le connaître--de le connaître
-fût-ce de nom. Une sorte de fatalité charmante me conduisait aux lieux
-qu'il avait traversés, en Suisse,
-[Pg 176]
-en Italie,--me faisait choisir pour y vivre un hiver précisément ce
-Sils-Maria de la Haute Engadine, où j'appris ensuite qu'il avait
-agonisé plus doucement. Et pas à pas ensuite, le lisant, il me semblait
-qu'il excitait _mes_ pensées.
-
-Nous devons tous à Nietzsche une reconnaissance mûrie: sans lui, des
-générations peut-être se seraient employées à insinuer timidement ce
-qu'il affirme avec hardiesse, avec maîtrise, avec folie. Nous-mêmes,
-plus personnellement, nous risquions de laisser s'encombrer toute
-notre œuvre par d'informes mouvements de pensées--de pensées qui
-maintenant sont dites. C'est _à partir de là_ qu'il faut créer, et
-que l'œuvre d'art est possible.--Voilà ce qui me faisait considérer
-plus haut l'œuvre entière de Nietzsche comme une préface, on pourrait
-dire: Préface à toute dramaturgie future.--Nietzsche le sait, le
-montre sans cesse. Il semble, anachroniquement, que toute son œuvre
-soit sous-entendue en celle d'un Shakespeare, d'un Beethoven, d'un
-Michel-Ange. Nietzsche est infus dans tout cela. Il est même plus
-simple de dire que tout grand créateur, tout grand affirmateur de Vie
-est forcément un Nietzschéen.
-
-«_Voyez enfin quelle naïveté il y a à dire: l'homme devrait
-[Pg 177]
-être tel ou tel. La réalité nous montre une richesse enivrante de
-types, une multiplicité de formes, d'une exubérance et d'une profusion
-inouïes»..._
-
-Nietzsche, tout comme un créateur de types, est _enivré_ par la
-contemplation de la ressource humaine; mais, tandis que les autres
-créateurs échappent à la folie de leur génie par la continuelle
-purgation qu'est pour eux la création artistique, la fiction de leurs
-passions Nietzsche, prisonnier dans sa cage de philosophe, dans son
-hérédité protestante, y devient fou.
-
-J'ai dit que nous attendions Nietzsche bien avant de le connaître:
-c'est que le Nietzschéisme a commencé bien avant Nietzsche; le
-Nietzschéisme est à la fois une manifestation de vie surabondante qui
-s'était exprimée déjà dans l'œuvre des plus grands artistes, et une
-tendance aussi qui, suivant les époques, s'est baptisée «jansénisme»,
-ou «protestantisme», et qu'on nommera maintenant Nietzschéisme, parce
-que Nietzsche a osé formuler jusqu'au bout tout ce qui murmurait de
-latent encore en elle.
-
-Si j'eusse eu plus de temps, je me fusse amusé à vous montrer le
-Nietzschéisme d'avant Nietzsche. Par des citations habilement choisies
-j'eusse pu circonvenir presque de toutes parts sa figure; mais ce serait
-[Pg 178]
-trop long pour aujourd'hui; puis ce qu'il eût fallu citer surtout, ce
-sont des phrases des dernières œuvres de Beethoven. J'y reviendrai.
-Laissez-moi seulement en passant vous montrer ce passage de
-Dostoievsky. Nul plus que Dostoievsky n'a _aidé_ Nietzsche.--Je
-cite, puis passe; et si vous ne comprenez pas, dites-le-moi; je vous
-expliquerai cela dans la suite,--Cela se lit presque à la fin des
-_Possédés_:
-
-Celui qui parle (Kiriloff) est à moitié fou. Il _doit_ se suicider
-dans un quart d'heure. Celui qui l'écoute compte profiter du suicide;
-il s'agit de faire endosser à Kiriloff un crime que lui, l'écouteur, a
-commis. Kiriloff, avant de se tuer, _doit_ signer un papier où il se
-déclare coupable. A l'instant précis où nous sommes, la conversation
-entre eux a dévié; Kiriloff hésite, n'est plus capable de rien, pas
-même d'un suicide; il risque de redevenir raisonnable; tout est perdu
-pour Pierre, l'écouteur, s'il ne remet pas Kiriloff _en état_ de se
-tuer. (Tant il est vrai que tout état pathologique inconscient peut
-proposer à l'individu des actes neufs, que sa raison s'ingéniera
-aussitôt à admettre, à soutenir, à systématiser). Il faut que toute une
-philosophie, toute une morale subitement improvisée, paraisse motiver
-cet acte qui, réciproquement, motive cette
-[Pg 179]
-philosophie. Voici ce que, poussé par Pierre, Kiriloff arrive à
-dire, superuomo d'un instant,--un instant seulement, s'il vous
-plaît,--simplement le temps de se tuer:
-
-... «Enfin tu m'as compris! s'écria Kiriloff enthousiasmé.---Tu
-comprends maintenant que le salut pour l'humanité consiste à lui
-prouver cette pensée[5]. Qui la prouvera?--Moi. Je ne comprends pas
-comment jusqu'à présent l'athée a pu savoir qu'il n'y a pas de Dieu
-et ne pas se tuer tout de suite! Sentir que Dieu n'existe pas, et ne
-pas sentir du même coup qu'on est soi-même devenu Dieu, c'est une
-absurdité..... Si tu sens cela, toi, tu es un tzar, et, loin de te
-tuer, tu vivras au comble de ta gloire
-
-»Mais celui-là seul, qui est le premier, doit absolument se tuer;
-sans cela, qui donc commencera et prouvera? C'est moi qui me tuerai
-absolument, pour commencer, et pour prouver. Je ne suis encore Dieu que
-par force, et je suis malheureux, car je suis _obligé_ d'affirmer ma
-liberté. Tous sont malheureux parce que tous ont peur d'affirmer leur
-liberté. Si l'homme jusqu'à
-[Pg 180]
-présent a été si malheureux et si pauvre, c'est parce qu'il n'osait
-pas se montrer libre dans la plus haute acception du mot et qu'il
-se contentait d'une insubordination d'écolier... La crainte est la
-malédiction de l'homme... Mais je manifesterai mon indépendance, je
-finirai et j'ouvrirai la porte. Et je sauverai. Cela seul sauvera
-tous les hommes et transformera physiquement la génération suivante;
-car autant que j'en puis juger, sous sa forme physique actuelle il
-est impossible à l'homme de se passer de l'ancien Dieu. J'ai cherché
-pendant trois ans l'attribut de ma divinité, c'est _l'indépendance_!
-C'est tout ce par quoi je puis montrer au plus haut degré mon
-insubordination, ma nouvelle et terrible liberté. Car elle est
-terrible. Je me tuerai pour affirmer mon insubordination, ma nouvelle
-et terrible liberté!»
-
-Kiriloff se tue, Pierre «devient tzar».--Nietzsche sombre dans la
-folie, vive à présent son superuomo!
-
-Je sais bien que Dostoievsky met ces paroles dans la bouche d'un
-fou; mais peut-être une certaine folie est-elle _nécessaire_ pour
-faire dire une première fois certaines choses;--peut-être Nietzsche
-l'a-t-il senti. L'important, c'est que ces choses-là soient dites; car
-maintenant il n'est plus besoin d'être fou pour les penser.
-
-[Pg 181]
-Mais lorsque des raisonnables viennent dire: c'est un malade; des
-orthodoxes: sa folie finale condamne son système--je proteste et dis
-que ce sont les mêmes qui criaient au Christ sur la croix: «Si tu es
-le Christ, sauve-toi toi-même.» Il y a là une grave incompréhension.
-Je ne veux plus savoir ici ce qui est cause et ce qui est effet; et je
-préfère dire que Nietzsche _s'est fait fou_. Et pour écrire de telles
-pages, peut-être fallait-il consentir d'être malade[6]: c'est une forme
-de dévouement. Les livres de Lombroso ne gênent que les sots.--La
-raison de Nietzsche au début de la vie s'y propose une tragique partie
-dont sa raison même est l'enjeu. Il joue contre lui-même, perd la
-raison,--mais gagne la partie; il a gagné, _puisqu'il_ est fou.
-
-Nietzsche a voulu savoir, et jusqu'à la folie; sa clairvoyance fut de
-plus en plus aiguë, cruelle, délibérée. A mesure qu'il voyait plus
-clair, il prônait davantage l'inconscience. Nietzsche voulait la joie
-à tout prix. De toute la force de sa raison il se poussait à la folie,
-comme vers un refuge. Que son génie surmené
-[Pg 182]
-s'y repose!--L'an passé, j'ai lu, dans _les Débats_ je crois, un court
-article où l'on parlait de Nietzsche. On le montrait près de sa sœur,
-distrait, insouciant, point triste.--«Il cause avec moi, disait sa
-sœur, et s'intéresse à tout autour de lui, tout comme s'il n'était
-pas fou--seulement il ne sait plus qu'il est Nietzsche. Parfois, le
-regardant, je ne peux retenir mes larmes; il dit alors: _Pourquoi
-pleures-tu? Est-ce que nous ne sommes pas heureux?_»
-
-Au revoir, chère amie!--Dieu vous mesure le bonheur!
-
-_Paris, 10 décembre 1893._
-
-
-[1] Wyzewa.--_Revue bleue_ du 7 novembre 1891. Wyzewa.--_Ecrivains
-Etrangers_ (Perrin), février 1896.
-
-[2] _Par delà le bien et le mal; Ainsi parlait Zarathustra_ (Mercure de
-France).
-
-[3] _Etude sur Auguste Comte_, 1er août 1895.
-
-[4] Lettre pastorale aux nouveaux catholiques de son diocèse, II.
-
-[5] «Si Dieu existe, tout dépend de lui, et je ne peux rien en dehors
-de sa volonté. S'il n'existe pas, tout dépend de moi, et je suis tenu
-d'affirmer mon indépendance.»]
-
-[6] Guéri! je ne veux pas l'être! Mon esprit est puissant! Je serais
-alors abject comme les autres.»
-
-(Faust, _Apostrophe à Chiron_.)
-
-[Pg 183]
-
-
- QUELQUES LIVRES
-
-
-[Pg 184]
-Ces articles ont paru dans la _Revue Blanche_, au cours de l'an 1901.
-
-[Pg 185]
-
-
- VILLIERS DE L'ISLE-ADAM
-
- =Histoires souveraines=
-
-
-Pour la plus grande joie d'un petit nombre, M. Deman en libraire
-amateur riche de loisirs et en artiste de haut goût, parachève
-parfois une impression nouvelle qu'orne précieusement un Redon, un
-Van Rysselberghe, un Renoir. Les livres qu'il nous offre alors avec
-lenteur sont beaux, comme furent presque tous ceux de Verhaeren, ou
-la récente réédition des poésies de Stéphane Mallarmé; mais jamais la
-réussite de M. Deman ne fut plus heureuse que pour cette anthologie de
-Villiers.--Sur le papier de moire vert foncé qui la couvre, au-dessus
-d'un grand ornement noir, on lit, en caractères d'or: _Histoires
-Souveraines_. Ce sont là, prédit l'éditeur, «les vingt meilleurs
-contes» de l'inimitable conteur.
-
-[Pg 186]
-Je n'ai pu apprendre précisément comment se décida le choix de ces
-contes; on parle d'une enquête: ceux des littérateurs qui furent jugés
-dignes de s'y connaître auraient envoyé des listes selon leur goût;
-ce choix représenterait donc à peu près celui du meilleur public;--on
-parle aussi de Mallarmé tout seul... Quoi qu'il en soit, le choix est
-bon. Je regrette, il est vrai, pour ma part, l'absence du délicieux
-_Sentimentalisme_, de _Sombre récit, conteur plus sombre_, la présence
-de _la Voix du Passé_, du _Meilleur Amour_, de _Impatience de la
-Foule_--mais j'indique un goût personnel; je préfère le taire ici,
-prendre ce livre tel que si ce choix était celui du temps lui-même et
-que ce fussent là les _opera quæ supersunt_ de tout Villiers. Aussi
-bien, ces vingt contes suffisent-ils pour le connaître; il est là très
-entier, tour à tour mystique et passionné, grandiloquent, courtois,
-lyrique, oriental, ironique surtout, «cruel», avec toutes les nuances
-de la haine, du dédain,--un et divers, satisfaisant enfin et ne nous
-déconcertant plus.
-
-Le recul s'est fait vite, ces dernières années; les influences
-violentes se succèdent fièvreusement, nous créant _ad hoc_ une espèce
-de petit passé provisoire, comme pour donner plus d'élan et plus
-d'apparente
-[Pg 187]
-jeunesse à la nouvelle croyance de l'instant; Villiers qui, tant que
-vivait Mallarmé, pouvait inquiéter encore, semble à présent déjà
-si loin de nous que je crois en pouvoir parler sans injustice et,
-comme l'on dit alors: historiquement. Et peu m'importe alors qu'il
-n'apparaisse plus, peut-être, comme une étoile de première grandeur: il
-a tiré vers lui d'étroites marées d'enthousiasme; il eut ses fervents,
-ses disciples, tout ce qu'il faut pour qu'on le considère comme un
-maître; intéressant peut-être d'autant plus qu'il n'y eut pas chez lui
-grande invention personnelle, qu'il est lui-même un résultat, mais
-qu'en lui convergent en faisceau, s'unissent des influences assez
-diverses (faux hégélianisme, wagnérisme, morale hindoue, etc.) et que
-des idées flottantes, et pour cela gênantes, se sont trouvées par lui
-_artificiées_, poussées à bout et portées à leur point de perfection
-littéraire, sinon de maturité réelle.
-
-Oui vraiment: perfection littéraire. Je sais, dans notre langue, peu
-de choses aussi belles que le début d'_Amour Suprême_,--et pourquoi ne
-pas dire: que le conte tout entier?--Quel juste et délicat mélange de
-frivolité, de politesse et d'esprit dans le _Tsar et les grands-ducs_!
-la proportion de chaque élément est parfaite--et
-[Pg 188]
-dans d'autres contes quelle sûreté de _diction_!--Parfois une
-insistance inutile et charmante; car les plus belles phrases de
-Villiers sont d'ordinaire des phrases de pure _insistance_, savamment
-préparées, annoncées, et dont la surprise n'est plus que presque
-exclusivement verbale. Souvent deux ou trois pages s'y emploient,
-nuançant, graduant l'émotion d'une même idée; la dernière phrase vient,
-sans heurt, comme la résolution d'une suite d'accords. L'art littéraire
-ne peut être poussé plus loin.--Nulle violence, nulle perturbation de
-l'instinct, nulle indiscrétion de la chair; le sang qui rougit aisément
-la pâleur de ses très chastes héroïnes coule paisiblement; chaque
-passion assagie n'est peinte, chaque mot, chaque cri n'est amené qu'en
-vue de l'effet artistique. Le mot _factice_ ici devient éloge, mais
-c'est lui qu'il faut qu'on emploie.
-
-Car la phrase ne paraît pas chez lui profondément nécessitée; née
-plutôt d'un besoin de parure et de luxe où s'affirme à la fois tout son
-amour et tout son mépris de l'_aspect_, elle ne s'identifie jamais avec
-l'idée, mais reste comme sa projection sensible, et semble parfois,
-postiche, n'être que son prestigieux et chatoyant faire-valoir;
-factice--autant, pas plus
-[Pg 189]
-que ne l'était pour lui toute apparence, tout le rideau diapré de notre
-monde phénoménal. «_Sic indutus et ornatus_», citera-t-il.--Parfois,
-souvent, le mot limite l'évocation de l'objet qu'il désigne, à sa seule
-signification décorative. Non seulement il n'y croit pas, à l'objet,
-mais encore veut nous faire sentir qu'il n'y croit pas. Le réel, pour
-nous, dira-t-il, est seulement ce qui touche soit nos sens, soit notre
-esprit. «Les objets se transfigurent selon le magnétisme des personnes
-qui les approchent, toutes choses n'ayant d'autre signification,
-pour chacun, que celle que chacun _peut_ leur prêter.--Pour nous ces
-candélabres _étaient_, nécessairement, d'un or vierge, etc...» Et
-encore: «Nul ne peut posséder d'une chose que ce qu'il en éprouve.» Et
-plus subtilement: «Le seul contrôle que nous ayons de la _réalité_,
-c'est l'_idée_.» Voilà, plus ou moins déguisé, le sujet même de la
-plupart de ces contes, et d'_Axel_, de l'_Eve future_, et de _Tribulat
-Bonhomet_.
-
-Est-ce son subjectivisme quasi religieux qui impose à Villiers sa
-méconnaissance, quasi religieuse aussi, de la vie? ou au contraire
-cette méconnaissance précède-t-elle, lui dicte-t-elle le subjectivisme,
-comme pour se justifier? Je ne sais.--La même question
-[Pg 190]
-peut d'ailleurs se poser, et vainement, pour tous les «écrivains
-catholiques». Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, Hello, Bloy, Huysmans,
-c'est là leur trait commun: méconnaissance de la vie, et même haine de
-la vie,--mépris, honte, peur, dédain, il y a toutes les nuances,--une
-sorte de religieuse rancune contre la vie. L'ironie de Villiers s'y
-ramène.
-
-Villiers parle de «ceux qui portent, dans l'âme, un exil»; «tant que
-traîna le simulacre de sa vie», dit Mallarmé, parlant précisément de
-Villiers;--car la vie devient alors aisément une sorte de parade,
-ironique et déclamatoire, parfois cabotine; et le rôle de l'artiste
-est, n'y croyant pas, de jeter sur son néant un prestige,--ou mieux,
-d'opposer à ce néant, avoué, une autre vie, un autre monde, monde créé
-par lui, _factice_, qu'il prétendra révélateur de l'_idée_ pure que
-bientôt il appellera le vrai monde--l'œuvre d'art[1].
-
-Dans un de ses plus beaux contes, dans _Vera_ (quelle intention
-déjà dans ce titre!), Villiers nous dit l'histoire d'un jeune homme
-surhumainement amoureux de sa femme. Celle-ci meurt. Il n'admet pas que
-la
-[Pg 191]
-mort la lui enlève; il rejette par-dessus la grille du caveau la clef
-du caveau où repose Vera. Rentré dans la demeure en deuil, il s'occupe
-de son amour; il commence à jouer pour lui-même une amoureuse et
-persuadante comédie, feint un dialogue, suppose sans cesse la présence
-de la morte; bientôt rien ne manquera plus, qu'elle-même; il parvient,
-à force d'amour, à imaginer--bien plus: à forcer, à nécessiter sa
-présence. «Le comte avait creusé dans l'air la forme de son amour, et
-il fallait bien que ce vide fut comblé par le seul être qui lui était
-homogène, autrement l'Univers aurait croulé.» «_Et comme il ne manquait
-plus que Vera elle-même_, tangible, extérieure, il fallut bien qu'elle
-s'y trouvât.»
-
-Magnificence de l'artiste! L'art suprême supplante l'inexistante
-réalité. L'imaginaire Vera devient plus vraie que la vraie Vera
-morte.--Ce conte, le premier des _Histoires Souveraines_, est
-l'histoire même de l'artiste Villiers.--S'il est vrai que Vera soit
-morte et que ce monde est imposteur: vive Villiers!--Mais on peut
-estimer que le monde extérieur existe et que Vera ne meurt que parce
-que c'est Villiers qui la tue: son art n'apparaît plus alors qu'une
-admirable et éblouissante imposture.
-
-
-[1] «L'auteur a dû modifier un peu le personnage même du Duc de
-Portland--puisqu'il écrit cette histoire _telle qu'elle aurait dû se
-passer_», dit Villiers en note du _Duke of Portland_.
-
-[Pg 192]
-
-
- MAURICE LÉON
-
- =Le livre du Petit Gendelettre=
-
-
-Inconnu d'hier, le très jeune Maurice Léon arrivera-t-il à la célébrité
-par ce livre?--Il a pris, sinon la meilleure, du moins la route la plus
-courte; il s'est tué.
-
-Autant dire qu'il est mort de ce livre; car nulle cause extérieure à
-son suicide, nulle maladie, nulle intrigue, nulle complicité d'amour:
-il reste responsable seul, avec ceux qui l'ont fait ainsi, et c'est
-dans sa seule pensée, qu'ici minutieusement il expose, qu'il sied
-de découvrir la cause de sa mort lente et compliquée, qu'un coup de
-pistolet achève. Triste autopsie! qui peut-être n'intéressera que les
-spécialistes, psychologues et psychothérapeutes, mais qui intéressera
-ceux-là passionnément. A chaque page de ce livre on réfléchit, on
-pense: qu'y a-t-il donc de mortel là-dedans?--Et
-[Pg 193]
-cela seul suffit à dramatiser tout le livre.
-
-Une robuste préface de Paul Adam nous avertit (nul, je pense, ne
-pouvait être plus désigné pour antidoter un tel livre) et par des
-phrases habilement choisies au cours du livre, nous prépare; puis
-commencent sans ordre apparent, et continuent sans gradation sensible,
-ces 300 pages où Maurice Léon ne parlera strictement que de lui: «Me
-commenter, m'expliquer moi-même, me critiquer si profondément que l'on
-n'ait _plus rien à dire_ de moi» ... et si, les 300 pages écrites, le
-«petit Gendelettre» s'est tu, c'est qu'il n'aura trouvé sur lui _plus
-rien à dire._
-
-De ces pages, excellentes souvent, il est peu dont je n'eusse voulu
-souligner quelques lignes; il en est d'assez remarquables pour mériter
-de n'ennuyer que les esprits superficiels et que les sots: il en
-est qui se juxtaposent, se répètent et font, semble-t-il, double
-emploi; mais cette obsédante rétrospection est précisément un des
-plus étonnants caractères du livre; il en est dont la forme sèche,
-non abstraite pourtant, sans hypocrite attrait, étonne lorsqu'on les
-songe écrites avant vingt ans, et leur aiguë pénétration inquiète;
-l'intelligence de Léon fut un instrument délicat, un instrument de
-précision.
-
-[Pg 194]
-«Mon autobiographie, dira-t-il, je la veux froide, méticuleuse; elle
-sera douloureuse au fond, douloureuse par l'effort--jamais sûre de
-son résultat, doutant de sa sincérité même--vers la vérité nue.»--Une
-biographie cela!--Pas un fait, pas une émotion--j'allais dire: pas
-une pensée, tant l'étude ou la critique de la pensée tient lieu de la
-pensée nouvelle. C'est là l'effort d'Orphée pour apercevoir Eurydice,
-et son étonnement déçu de n'en saisir jamais que le cadavre. «La pensée
-que j'étudie ne vit pas dans la même atmosphère que ma pensée»; autant
-dire: ma pensée, dès que je l'étudie, est morte.
-
-Qu'Orphée n'avançait-il simplement et sans regarder en arrière?
-Eurydice suivait si bien!--Que Léon n'écrivait-il simplement, sans
-souci de se voir écrire?--Ecrire!--mais écrire quoi? Maurice Léon
-n'avait _rien à dire_. Son active pensée fonctionne à vide. Il eut
-tôt fait de le comprendre, et dès lors c'est ceci même que de page
-en page il dira. Il s'observera, tentera d'observer sa pensée, son
-fonctionnement délicat, pour raconter après, non point la première
-pensée (encore une fois il n'en a pas), mais l'observation de cette
-pensée et tout son travail désœuvré. «Je veux faire le livre où l'on se
-fige, où l'on se momifie pour ne pas
-[Pg 195]
-mourir tout... Je ne pourrai pas être sincère; ce n'est pas moi que je
-momifierai pour l'éternité.»
-
-Et dès lors ce souci concomitant l'habite: _être sincère_. Il importe
-de constater que ce souci n'habite et ne peut habiter que ceux
-précisément qui n'ont _rien à dire_; comprenne qui voudra pourquoi...
-Ces quelques phrases de Léon éclairent un peu ce que j'avance: «Je
-ne sais si je mens ou si je dis vrai; j'écris, voilà tout...» voici
-comment parle l'artiste qui a quelque chose à dire--mais Léon ajoute:
-«Suis-je sincère? Eh oui! je suis sincère _comme lorsque j'ai peur de
-la mort: peur verbale_, qui ne peut pas se traduire par le plus léger
-battement de cœur.»--Peur verbale, émotions verbales ... tout ce que
-je dirais ici ne pourrait qu'affaiblir _ses paroles_; aussi bien cette
-jeune voix qui s'est tue, je voudrais qu'elle parlât encore: «Le mot,
-dit Maurice Léon, ne dérive jamais chez moi de mon émotion, de ma
-vision; il paraît par une _spontanéité acquise_ en venir parfois; en
-réalité, c'est la nécessité d'écrire, l'habitude qui l'appellent...
-Pour l'âme artiste, le mot ne fait que rendre imparfaitement
-l'impression ressentie; pour moi il la crée presque; je dis plus que je
-n'éprouve.»--Et ailleurs: «Réfléchissez sur votre bonheur, sur votre
-jeunesse, et vous
-[Pg 196]
-n'en jouirez plus qu'en paroles.»--Enfin je veux encore citer cette
-si clairvoyante phrase, qui désormais prend un accent d'adieu: «Un
-caractère n'existe pas; il n'y a que des sensations et des réactions;
-les plus fréquentes ne sont même pas les plus essentielles.--Que
-reste-t-il? Les balbutiements de l'auteur, et la bonne volonté du
-lecteur.»
-
-Comprendre tout, ne rien sentir... De nouveau la question se pose:
-qu'y a-t-il de mortel là-dedans?--Oh! rien, peut-être--car enfin, des
-générations l'ont prouvé: on peut bien vivre ainsi sans en mourir,
-sans en trop souffrir même, surtout sans s'en douter. La conscience
-d'un mal, plus que le mal lui-même, fait le suicide, et l'on prend
-sans vertu son parti des souffrances très partagées. Mais le monde en
-tournant change un peu; une souffrance, commune hier, devient plus rare
-et solitaire, s'exagère par comparaison. Pour beaucoup l'intelligence
-a suffi; si Léon est mort, c'est donc qu'_elle commence à ne plus
-suffire_. Le suicide de Léon est important; il y a peu de temps encore
-on ne se serait pas tué pour cela... Hélas! Léon n'avait pas moins à
-dire que plusieurs autres d'aujourd'hui _et_ qui vivent.--Léon fut plus
-consciencieux.
-
-[Pg 197]
-
-
- CAMILLE MAUCLAIR
-
- =L'Ennemie des Rêves=
-
-
-Certes M. Mauclair est bien de la famille intelligente des Léon; mais
-une sorte de ferveur l'anime. Sa pensée, pour n'être pas toujours
-très autochtone, est véhémente: tout ce qu'il prend s'émeut en lui et
-se réchauffe; il fusionne passionnément. Bellement soucieux de tout
-ce qu'il découvre, il consent de s'instruire encore et se complète
-incessamment; mais son cerveau modeleur achève vite; Mauclair ne se
-critique pas, mais passe; à la fois penseur et lyrique il semble
-procéder par bonds.
-
-Parfois quelque excellent article de revue nous fait douter dans quels
-parages ne poussera-t-il point sa pensée;--réunis prochainement, je
-l'espère, en volume ces essais paraîtront peut-être la partie la
-[Pg 198]
-meilleure de l'œuvre de M. Mauclair, et me seront occasion de louer son
-esprit généralisateur.
-
-J'avoue que M. Mauclair me plaît moins lorsqu'il généralise ses
-propres sentiments, comme il fait dans la préface de l'_Ennemie des
-Rêves_.--Ses sentiments, il les prête à une génération tout entière.
-Par horreur de l'égoïsme, croit-il, il ne dit jamais Je, mais Nous.
-L'expérience, peut-être maladroite, qu'il fit de la vie, il aime à la
-croire celle de tous; c'est comme telle qu'il la condamne. D'autres
-peut-être se seront pu reconnaître dans le portrait qu'il fait de
-«Nous»; moi pas; et qui j'y reconnais surtout, c'est M. Mauclair.
-
-Habile aux avatars, il condamne ce qu'il était au nom de ce qu'il
-est aujourd'hui; sa nature généreuse et crédule l'y pousse. Depuis
-la première _Eleusis_, quel chemin parcouru! Ses regards sur son moi
-d'hier sont hostiles; mais ses erreurs d'hier, il les généralise et
-s'en échappe; il les met au présent d'autrui. Il écrit: «Il _leur_
-faudrait apprendre d'abord à ne plus tant s'analyser eux-mêmes...»
-etc.; ou bien: «Le vice essentiel de l'éducation actuelle est d'avoir
-trop habitué les jeunes hommes à s'occuper constamment d'eux-mêmes, de
-ce qu'ils sentent.» Ne
-[Pg 199]
-pouvant reconnaître moi ni les miens dans ce portrait, je préférerais
-lire: «Le vice essentiel de mon éducation était de m'avoir trop habitué
-à m'occuper constamment de moi-même.»--M. Mauclair continue: «Ils
-ne sortent de cette étude que pour rêver à ce qu'ils devraient ou
-pourraient éprouver encore...» Je préférerais lire: «Je ne suis sorti
-d'_Eleusis_, causerie sur la cité intérieure, que pour écrire _Couronne
-de Clarté_.»
-
-Au demeurant, peut-être l'extraordinaire malléabilité de M. Camille
-Mauclair, en nuisant à l'affirmation de sa propre personnalité
-indécise, lui a-t-elle permis mieux de comprendre, d'adopter et de
-représenter une génération anonyme. Ce que je lui reproche donc, ce
-n'est pas de changer, non certes: c'est, prenant chaque changement
-pour un état définitif, de renier son état de la veille, sans songer
-que le présent sort du passé, et qu'il dut, à ce qu'il était, d'être
-ce qu'il est aujourd'hui. Il peut paraître beau de voir un fervent
-converti renier et brûler l'idole de la veille, mais M. Mauclair est
-trop intelligent pour avoir fini de changer; il demeure catéchumène, et
-si cette ferveur crédule lui fait prendre pour vérité chaque idée qu'il
-traverse, chaque route qu'il suit pour chemin de Damas, son demain
-risque
-[Pg 200]
-fort de renier son aujourd'hui,--comme son aujourd'hui, son hier.
-
-Aujourd'hui, vive le féminisme! L'«Ennemie des rêves», c'est la
-femme; et M. Mauclair louera Marthe d'avoir délivré Maxime Hersent de
-ses rêves; aussi bien les rêves du pauvre garçon tournaient-ils au
-cauchemar. Mais comme il n'a guère rien en lui que ses «rêves», il y
-tient.--Maxime Hersent préférera-t-il ses rêves à sa femme, sa femme à
-ses rêves? incertitude, drame et option, c'est ce que le livre raconte.
-La femme en veut aux rêves; les rêves en veulent à la femme. Maxime
-Hersent, qui craint d'être dépossédé, commence par haïr la femme.
-«Marthe l'irritait par une constante pesée de son regard amoureux. Il
-s'en devinait suivi et s'en croyait harcelé... Il était appris par
-cœur.» Plus loin, cette excellente remarque: «Et comme il ne savait au
-juste ce qu'il désirait, ne se donnant ni raison ni tort, il piétinait
-entre deux regrets. _En réalité il était heureux._»
-
-La figure de Marthe est assez belle et délicatement tracée: «Elle
-n'avait pas eu de printemps et ne s'en était pas aperçue.»--Mais
-pourquoi, dès qu'elle parle, dit-elle: «Que faites-vous donc tous?
-Qu'est-il, votre art? Un fétichisme de subtilité, un nœud
-[Pg 201]
-gordien fait de toutes les contorsions nerveuses d'une époque
-hystérisée.»--Pourquoi dit-il: «J'obéis à la tradition éternelle
-des artistes, qui est de craindre la femme... Oh! oui, vous êtes
-dangereuses, ... mais malgré tout nous avons notre domaine, nous
-fermons la porte derrière nous, nous sommes seuls, quand il nous
-plaît, face à face, avec notre torture et notre ivresse, humant dans
-la solitude le poison divin, la plante d'oubli pour la chair vilement
-vautrée dans le désir de l'éternelle Circé, etc.»--Cela n'est pas
-naturel.
-
-Les rêves de ce pauvre Hersent paraissent, à travers ces déclamations,
-si médiocres, qu'on lui pardonne mal d'y tenir. L'ennui c'est qu'aussi
-l'on pardonne mal à la femme de tenir à Maxime Hersent... Et pourtant
-le problème existe et si M. Mauclair eût accepté de n'y donner qu'une
-solution particulière, il nous aurait plus vivement intéressés. Les
-problèmes psychologiques ne comportent peut-être pas de solutions
-générales, et la préoccupation de leur en donner une, nuit à la
-peinture des caractères.--Si l'homme est supérieur, la femme aura tort;
-si l'homme est médiocre, elle aura raison (le plus simple alors serait
-de le plaquer). Si tous les deux sont «supérieurs», ils auront
-[Pg 202]
-tous les deux raison; avec beaucoup d'amour c'est le paradis; avec
-un peu moins d'amour c'est l'enfer; question de dosage. S'ils sont
-médiocres tous les deux,--alors ce sont des discussions infinies, c'est
-le roman de M. Mauclair.--Ne pas craindre de peindre un héros médiocre,
-et le peindre sans ironie; preuve d'un grand courage littéraire.
-
-[Pg 203]
-
-
- HENRI DE RÉGNIER
-
- =La Double Maîtresse=
-
-
-M. Henri de Régnier est aujourd'hui l'un des seuls qui _écrivent_; il
-a l'amour et le souci de notre langue; français très exclusivement,
-il le prouve jusqu'en ses défauts mêmes, si bien que, même de
-ceux-là, on peut trouver à le louer. Et, certes, le dernier livre
-de M. de Régnier ne m'empêchera pas de dire le grand cas que je
-fais de son incontestable talent, l'admiration même que parfois je
-lui porte,--mais, ayant à parler pour la première fois ici de M. de
-Régnier, je regrette que ce soit au sujet de _la Double Maîtresse_.
-
-Non point que _la Double Maîtresse_ ne soit, en son genre et somme
-toute, réussi,--et peut-être ce livre montre-t-il d'aussi nombreuses
-qualités que nous pouvions croire et attendre,--mais ces qualités
-extrinsèques
-[Pg 204]
-ne semblent cultivées et poussées qu'en vue d'un effet plus connu; nous
-regrettons alors des défauts plus charmants; nous cherchons tristement
-en vain ce que tant nous aimions dans _Hertulie_ et les délicates
-merveilles du _Trèfle blanc_, ce souci, cette grâce morose, cette tenue
-un peu guindée mais digne et donnant plus d'attrait encore au lieu des
-sensations ingénues.
-
-Mais il importe de situer le livre dans l'œuvre, de comprendre la
-personnalité de M. de Régnier tout entière et d'admettre que l'auteur
-de _Tel qu'en songe_ soit aussi l'auteur de _la Double Maîtresse_.
-Aussi bien saurais-je montrer que M. de Régnier seul pouvait l'écrire,
-et que ce livre était en lui tout préparé.--«Je ne sais trop, pour dire
-vrai, confesse-t-il dans sa préface, d'où j'ai été conduit à écrire
-ce singulier roman, ni par où il m'est venu à l'esprit. Ce qui est
-certain, c'est qu'il y trouva presque à mon insu de quoi m'imposer
-son autorité et me contraindre à faire droit à ses exigences.»--On
-peut donc aimer ou n'aimer point ce livre, le critiquer ou le louer,
-l'admirer ou le déplorer au contraire, mais pour s'en étonner, il faut
-avoir mal compris tous les autres. Voilà pourquoi, bien qu'ayant lu _la
-Double Maîtresse_ avec plus de
-[Pg 205]
-curiosité que d'intérêt,--d'abord parce que les anecdotes piquantes
-dont la suite immotivée fait le livre sont plus curieuses
-qu'intéressantes, puis surtout parce que j'estime qu'il était plus
-curieux qu'intéressant que M. de Régnier l'écrivit--je n'en fus pas
-autrement étonné.
-
-Qui connaissait M. de Régnier n'ignorait pas qu'il réservait en lui,
-avec particulière intelligence, un don, sinon de psychologue, au sens
-plutôt russe du mot, du moins d'observateur à la manière française,
-et qu'il collectionnait misanthropiquement, comme La Bruyère ses
-_Caractères_, tout ce que la mouvante nature humaine pouvait lui
-présenter de bizarre, de fantasque, de maniaque ou de disconvenu.
-L'effet lui importait, plus que la cause; chercher d'y remonter,
-n'était-ce pas risquer de réduire une diversité qui par elle-même
-amusait; plus peintre que musicien, son esprit se refusait toute
-synthèse; par raison d'art sa connaissance restait extérieure et
-pour cela très variée.--C'est ce don qui dans _la Double Maîtresse_
-s'exagère avec minutie, mais c'est à lui déjà que nous dûmes ce
-chef-d'œuvre qu'est l'historiette des _Petits Messieurs de Nèvres_ et
-certaines pages de _Monsieur d'Amercœur_, la moins bonne des œuvres de
-M. de Régnier, mais une des
-[Pg 206]
-plus significatives. La grâce d'une mythologie de quinconces et la
-poudre du siècle dernier s'y mêlaient; les petits dieux et les déesses
-luttaient encore, marbre ou chair, et cette lutte, qu'ils livraient
-bien un peu je pense en l'esprit même de l'auteur, faisait presque le
-sujet du livre; et parfois le contact était exquis, du marbre ou de la
-chair faunesque avec une costumerie, qui pourrait bien être historique,
-mais qui paraît seulement surannée. Ici les culottes courtes et les
-tabatières à vignette ont complètement chassé ce qui restait encore de
-divin; une licence polissonne remplace cette sorte de demi-chasteté qui
-peut-être devait sa décence à ce qu'elle gardait d'irréel.
-
-Le libertinage obstiné des romans du XVIIIe siècle avait pour excuse,
-pour prétexte ou pour raison d'être les mœurs du temps qu'ils
-représentent (si tant est qu'il n'ait pas contribué à les faire); je ne
-vois pas ce qu'il «représente» ici. Ce livre est un amusement d'auteur
-admirablement doué pour décrire. Le récit est trop objectif, trop
-parfait pour qu'on soupçonne un seul instant une satire; le charme, ou
-le brillant du moins, en est si vif qu'il ferait presque naître des
-regrets pour ces mœurs un peu disparues--regrets fâcheux je pense, car
-il y eut à cette époque et dans tous ces petits
-[Pg 207]
-romans pour la peindre, et dans ce livre enfin, habile à la
-ressusciter, plus de goût que d'intelligence, plus d'esprit que
-d'émotion, plus de débauche que de sensualité profonde, de gourmandise
-que d'appétit réel.--Cette époque, de grands et graves esprits la
-sauvèrent. Que resterait-il d'elle, sans eux? On les accuse d'avoir
-fait la Révolution; mais c'était empêcher une dissolution. Dans ce
-roman galant, rien ne l'empêche; que dis-je? tout y porte et tout la
-favorise; le cynique Lamparelli, cardinal romain, l'épicurien Hubertet,
-abbé de France, vilainement ou délicatement y travaillent; elle emplit
-le livre, l'émeut, en fait le principal délice, elle y est peinte avec
-beaucoup d'attrait.
-
-Que Nicolas de Galandot, à Pont-aux-Belles d'abord, avec sa cousine
-Julie, puis à Rome, avec la belle et très facile Olympia, se soit
-appris piteusement qu'il était peu fait pour l'amour, c'est ce qui
-donne son titre au livre, comme l'explique vers la fin cette phrase:
-«Qui eût pensé que le pauvre gentilhomme servait, en une _double
-maîtresse_, le fantôme d'un amour unique et deux fois vain?»--Mais
-l'histoire de Galandot ne tient que la moitié du volume; celle de M. de
-Portebize s'y mêle de la façon la plus inattendue,--ou
-[Pg 208]
-plutôt ne s'y mêle pas, mais la coupe; et les deux histoires, qui se
-passent à quelque cinquante ans de distance, alternent; les chapitres
-II et IV sont consacrés à Nicolas de Galandot; les chapitres I, III
-et V à François de Portebize, son neveu et son héritier. Le neveu n'a
-pas connu l'oncle, et c'est pourquoi l'on nous raconte son histoire;
-mais comme il n'apprend l'existence de son oncle qu'en apprenant aussi
-sa mort, aucun rapprochement n'est possible; les deux histoires ne
-se rejoignent pas. Un seul des personnages passe de l'une à l'autre;
-c'est l'abbé Hubertet qui, vers 1730, s'occupait de l'éducation du
-petit Nicolas, tout en mangeant les savoureuses poires de madame de
-Galandot; François de Portebize plus tard le retrouve à Paris, où il
-élève, pour les ballets de l'Opéra et pour les plaisirs de François,
-la jeune et charmante Fanchon. Et sinon, d'une histoire à l'autre, à
-peine un rappel, un écho, comme une très lointaine résonnance; et gêne
-et plaisir à la fois naissent de cette juxtaposition si spécieusement
-délicate.--J'oubliais l'urne de bronze vert que Galandot d'abord envoie
-de Rome à son vieux maître; Hubertet mort, Portebize l'hérite; dans
-sa fraîche Folie de Feuilly, les colombes de Fanchon s'y posent; «On
-entendait sur le métal le grincement
-[Pg 209]
-des pattes écailleuses ou le frottement du bec de corne. Puis l'oiseau
-s'envolait, et le vase seul restait debout.»
-
-
-Je ne raconte point ce livre; ce serait tâche trop ardue. Les petits
-événements qui s'y suivent sont presque d'égale importance; le récit
-en est si bien fait qu'on n'en pourrait rien supprimer. L'amusement
-que j'y pris fut vif, mais successif; chaque perle de ce collier me
-plut parce qu'elle fut charmante déformé ou brillante, mais je n'en
-pus saisir fortement le lien; c'était plutôt de l'une à l'autre la
-fine attache d'une convenance esthétique, qu'une intime nécessitation;
-de sorte que, le livre lu, je n'en aurais pu rien retenir qu'un
-miroitement de parure, si chaque figure d'acteur et chaque événement
-du récit n'était décrit de manière si vive, qu'il imposât sa vision
-précise à l'esprit. C'est le pauvre M. de Galandot, qui promène au
-soleil de Rome son impuissance résignée; c'est Julie de Mausseuil que
-corrompt le vieux Portebize; c'est le ménage du Fresnay, c'est ...
-le roman ne se raconte pas, il s'énumère... C'est le vieux Galandot,
-le père, qu'on ne fait qu'entrevoir mais dont il nous est dit qu'«il
-n'avait guère de goût que pour le jeu,
-[Pg 210]
-moins ceux de cartes que tels autres, non les échecs par exemple
-dont la difficulté le fatiguait vite, mais les jonchets qui le
-divertissaient infiniment. De sa belle main sortant des dentelles de
-la manchette, il débrouillait l'enchevêtrement capricieux des petites
-figures taillées dans l'os ou l'ivoire et mettait à cette tactique une
-patience et une dextérité remarquables.» Et si je cite cette phrase
-charmante c'est que l'intrigue même du livre aux délicates figures
-m'apparaît, patiemment et dextrement débrouillée, comme le jeu de
-jonchets de l'auteur.
-
-Voilà donc ce singulier livre, à la fois déplorable et plaisant. Que si
-celui qui vient de lire ces lignes hésite et doute si je l'aime ou non,
-c'est bien que je doute moi-même.--Sur un de ses tout premiers livres,
-M. de Régnier a mis en épigraphe cette parole des Goncourt: «On n'écrit
-pas les livres qu'on veut.» Quand je me souviens bien de ce mot, j'ose
-aimer _la Double Maîtresse_[1].
-
-
-[1] V. p. 244.
-
-[Pg 211]
-
-
- Dr J. C. MARDRUS
-
- =Le Livre des Mille Nuits et une Nuit=, tome IV, traduction littérale
- et complète du texte arabe.
-
-
-On peut aimer ou ne comprendre point la Bible, aimer ou ne comprendre
-point _les Mille Nuits et une Nuit_, mais, s'il vous plaît, je
-partagerai la foule des pensants en deux classes, à cause de deux
-formes inconciliables d'esprit: ceux qui devant ces deux livres
-s'émeuvent; ceux devant qui ces livres restent et resteront fermés.
-Faut-il les plaindre? non; sans doute qu'ils ont d'autres joies. Mais
-avec eux je ne saurais bien m'entendre; ce qui les intéresse surtout,
-ne m'intéresse pas beaucoup, et, réciproquement, quand ils m'écoutent
-c'est qu'ils se trompent; je commence un malentendu.
-
-Par la grâce de quelles conjonctures heureuses, le
-[Pg 212]
-Dr Mardrus, à la fois oriental et roumi, arabisant d'enfance et sûr
-lettré français, se trouve-t-il, avec les droits d'unique héritier
-légitime, naître pour nous montrer cette littérature admirable; moi
-naître juste à temps pour l'écouter et pour le lire ... c'est ce dont
-je ne me lasserai point de nous féliciter tous deux.
-
-Dans les _Mille Nuits et une Nuit_, comme dans la Bible, un monde,
-un peuple entier s'expose et se révèle; le récit n'a plus rien de
-personnellement littéraire, et seules les parties lyriques sont pour
-nous dire qu'un homme était là, qui chantait. Le récit est de la
-voix même du peuple; c'est _son_ livre, et c'est tous ses livres, sa
-littérature, sa Somme; il n'a produit rien d'autre que cela.--Que
-m'importe dès lors que le conte ici parfois traîne, qu'une souplesse
-manque à ce contour, que parfois tel sanglot soit trop bref; que tel
-rire paraisse un peu rauque; il ne s'agit plus de la Grèce et de sa
-souriante eurythmie, de Rome et de sévérité latine; c'est une autre
-race qui parle; il faut la prendre telle, ou ne pas l'écouter du
-tout; on lit ce livre comme on voyage; partons-nous, que ce soit sans
-bagages; il faut n'emporter rien, oublier tout; ici comme à Baghdad
-l'habit européen fait tache; si
-[Pg 213]
-l'on ne peut d'abord s'y vêtir à l'arabe, alors il faut y entrer nu.
-
-J'eus la chance d'entrer nu dans ce livre: je veux dire que c'est, je
-crois, avec la Bible, le premier livre que j'ai lu. Contes charmants!
-Je racontais ailleurs l'enchantement de ma première enfance... Pourtant
-qu'en connaissais-je! que ce qu'une première traduction, apprêtée à
-l'excès, réformée, voulait bien m'en laisser connaître. Heureusement!
-car cette traduction de Galland devait laisser à celle de Mardrus sa
-fleur, toute son authentique saveur et comme sa virginité. Je retrouve
-à la lire aujourd'hui une surprise aussi parfaite et tout mon enfantin
-plaisir.
-
-D'abord j'entrai nu dans ce livre; à présent je m'y vêts à l'arabe.
-J'oublie passé, futur, lois, religion, morale et littérature, et
-contrainte; j'emplis de moi la minute présente, et, comme je fais en
-voyage, j'ai soin surtout de ne pas me faire remarquer,--pour ne plus
-trop me remarquer moi-même. Au bout de peu de temps je m'aperçois que
-c'est sans peine; je n'ai pour ressembler à tout, ici, qu'à me laisser
-aller à moi-même, jusqu'à redevenir _naturel_. Non point que je me
-découvre des goûts très particulièrement arabes, mais bien parce que
-les us de chacun sont ici très
-[Pg 214]
-généralement et naturellement humains. Ici,--non plus comme en la
-Bible,--aucune menace divine n'y contrefait l'homme à plaisir. Ici
-l'instinct seul, charmant ou vil, propose ce qu'Allah favorise ou non.
-
---Un seul récit, dans ces quatre volumes, un court récit de quatre
-pages, qui semble de tradition différente et comme une importation,
-donne un exemple d'abstinence: Un berger très pieux, dans une Thébaïde,
-est tenté. Allah, pour l'éprouver, permet que le visite une riante
-adolescente «qui pouvait bien passer aussi pour un adolescent». La
-grotte en est du coup parfumée, et le berger sent «sa vieille chair
-frissonner», mais résiste; l'adolescente insiste; Le berger résiste
-toujours, puis enfin se retourne «entièrement du coté du mur»,
-c'est-à-dire, je pense, du côté de Dieu,--de sorte que l'adolescente
-presque à bout de charmes s'écrie: «O saint berger! bois le lait de
-tes brebis; et habille-toi de leur laine, et prie ton Soigneur dans la
-solitude et dans la paix de ton cœur!»--puis disparaît. Et le vieux
-Sultan Schahriar, que cette morale imprévue déconcerte, s'écrie, un
-instant alarmé: «En vérité, Schahrazade, l'exemple du berger me donne à
-réfléchir! Et je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux pour moi me retirer
-aussi dans
-[Pg 215]
-une grotte...» Heureusement que bien vite il ajoute: «Mais je
-veux d'abord entendre la suite de l'Histoire des Animaux et des
-Oiseaux!»--de sorte que le cours un instant troublé du récit continue
-et que Schahriar, à la nuit suivante, peut dire: «O Schahrazade, les
-paroles ne font que me confirmer dans le retour vers des pensers
-moins farouches.»--Schahriar, sultan luxurieux, que vous avez raison
-d'écouter plus longtemps les histoires! quel mauvais saint vous eussiez
-fait!
-
-Aussi bien les «paroles des animaux et des oiseaux» sont charmantes.
-
---«Mais que peuvent bien dire les animaux et les oiseaux? questionnait
-d'abord Schahriar; dans quelle langue parlent-ils?--En prose et en
-vers, dans le pur arabe», répond Schahrazade aussitôt. Et quand les
-animaux ont parlé:
-
-«Que leurs propos sont admirables! ne peut se retenir de crier
-Schahriar,--et que ces animaux sont bien doués!»--Pourtant le paon
-et la paonne, l'oie, le chameau, le cheval, l'âne ont parlé si
-_naturellement_ que l'on ne peut imaginer pour eux d'autres paroles, et
-que ces seyantes paroles on ne peut les prêter qu'à eux.
-
-[Pg 216]
-Entre tous leurs propos, ceux de l'âne sont remarquables. Il conte ce
-qu'a fait de lui l'homme; il se plaint:
-
-«Sache, en effet, dit-il au jeune lion,--sache que je lui sers
-de monture!» puis il décrit au lion chaque pièce de son pauvre
-harnachement. «Et c'est alors, ajoute-t-il, que lui me monte, et que,
-pour me faire aller plus vite que je ne peux, il me pique le cou et
-le derrière avec un aiguillon. Et si, fourbu, je fais mine d'aller
-moins vite, il me lance d'effroyables malédictions et des jurons qui
-me font frissonner, tout âne que je suis, car devant tout le monde
-il m'appelle: «E...! f... de p...! f... d'e...! le c... de t. s...!
-coureur de femmes!!»--M. Mardrus écrit les mots en toutes lettres. On
-le lui reprocha. C'est absurde.--On lui dit (ce fut spécieux) que ces
-mots, si gros dans notre langue polie, n'ont plus là-bas même valeur;
-qu'ils sont d'usage si courant que personne ne s'en étonne (et le peu
-que je sais d'arabe me permit de les reconnaître, en effet, sur les
-lèvres de petits et purs enfants); qu'il s'agit pour le traducteur
-de trouver des équivalents; qu'il fallait traduire par exemple: f...
-de p... par: «bouffi!» et: le c... de t. s... par: «chameau!» C'est
-absurde! Car l'âne alors se serait-il
-[Pg 217]
-scandalisé? Tant pis pour eux si les critiques sont des ânes.
-
-D'après eux il aurait fallu, sous prétexte qu'un vocable «courait»,
-enlever à la langue arabe toute sa spéciale saveur. Il est certain que
-chaque langue est farcie de métaphores si «courantes» qu'on n'en peut
-rattraper le premier sens; l'image sous le mot se recule, s'éteint
-enfin complètement; le costume élégant et rare devient habit de
-chaque jour. C'est pourquoi bien des phrases ici, qui nous paraissent
-de goût puissant ou de grâce plaisante, ne sont plus que banales
-formules là-bas.--Si Mardrus, comme on s'en est plaint, redonne à
-chaque locution sa complète valeur, son relief, faut-il l'en blâmer?
-Certes pas! S'il traduisait l'œuvre d'un homme, il pourrait avoir tort
-parfois, et prêter à l'auteur, ce faisant, trop d'intentions et de
-sens;--mais ici l'œuvre est anonyme; encore un coup c'est un peuple qui
-parle; sa langue il l'a lui seul formée: en redonnant à chaque mot sa
-valeur complète et native, le Dr Mardrus à la fois nous permet d'entrer
-mieux dans la pensée même du peuple, dans sa pensée _en formation,_--et
-fait œuvre de bon écrivain.
-
-«A un monde faire connaître un autre monde»,
-[Pg 218]
-telle est sa légitime prétention. C'est là ce qu'il promet et que nous
-désirons. Par des _équivalents_, fussent-ils très exacts, qu'eût-il
-montré de tout cela? Tout au plus eussions-nous pu juger, lisant ces
-contes en une telle adaptation, de leur «vraie valeur littéraire»;
-précisément ils n'en ont point; ou du moins ce n'est pas par là qu'ils
-importent.
-
-Et voilà comment et pourquoi le Dr Mardrus, d'un texte arabe parfois
-de langue très banale et lâchée, nous donne une version sans cesse
-prestigieuse.
-
-J'aurais à dire, de ce dernier volume et des trois autres, des choses
-en grand nombre encore,--mais douze volumes doivent suivre et je
-voudrais me réserver, craignant d'avoir à louer plus que je ne saurai
-de louanges.
-
-
-=Le livre des Mille Nuits et Une Nuit=, tome VI. Traduction littérale
-et complète du texte arabe, par le Dr J-C. MARDRUS.
-
-
-Cinq volumes ont déjà paru. Aujourd'hui voici le sixième et nous
-gardons, comme nous garderons encore pour les dix autres, un étonnement
-non lassé.
-
-Ici, pour la première fois, nous voyons apparaître
-[Pg 219]
-enfin la figure d'Abou-Nowas, de cet extraordinaire poète, ivrogne,
-pédéraste, libertin, demi-fou de Haroun Al-Rachid, aussi connu par
-ses bons mots, ses facéties, que par ses vers--dont, aux échoppes des
-libraires, pour deux sous, les petits enfants de Tunis achètent la
-scabreuse et populaire histoire, comme les petits enfants sages, ici,
-celle de Duguesclin ou Bayard. C'est Abou-Nowas qui disait, comme
-Haroun Al-Rachid lui demandait, à lui qui la pratiquait si bien, de
-parler un peu de l'ivresse:
-
---«Sire, comment le ferais-je: mon ivresse, je ne la peux point voir;
-et quant à celle des autres comment la connaîtrais-je?--Sur la natte
-de la taverne, je suis toujours le premier ivre et le dernier.» Mais
-l'aventure qu'aujourd'hui rapporte de lui la sultane ne satisfait
-pas Schahriar: c'est, je crois, la première nuit qu'il se fâche, et,
-tandis que la petite Doniazade enfonce son visage dans le tapis pour
-tâcher d'y étouffer son rire, le roi s'écrie: «Je n'aime pas du tout
-cet Abou-Nowas-là! Si tu tiens absolument à avoir la tête coupée sur
-l'heure, tu n'as qu'à continuer le récit de ses aventures. Sinon, et
-pour achever de nous faire passer cette nuit, hâte-toi de me raconter
-une histoire de voyages; car depuis le jour où, avec mon frère
-[Pg 220]
-Schahzamân, roi de Samarkand Al-Ajam, j'ai entrepris une excursion aux
-pays lointains, à la suite de l'aventure avec ma femme maudite, dont
-j'ai fait couper la tête, j'ai pris goût à tout ce qui a rapport aux
-_voyages instructifs._» Suit le célèbre récit de _Sindbad le Marin_.
-
-D'autres discuteront, diront si ce conte est d'une tradition
-différente. Dans une brève et mordante réponse à quelques impertinents
-chamailleurs, le docteur Mardrus nous annonce qu'il «se réserve, une
-fois tout son ouvrage publié, de faire paraître une vue d'ensemble
-sur les Mille Nuits et Une Nuit, en un volume pesant, documenté et
-suffisamment indigeste pour faire le bonheur des vénérables savants».
-C'est nous engager sagement à prendre d'ici là un plaisir purement
-artistique. Faisons ainsi. Nous ergoterons après.
-
-Aussi bien, de toutes celles des Nuits, la figure vieillie de Sindbad
-est-elle une des plus admirables. Nulle obscénité dans ce récit; cela
-change. C'est donc celui qui nous surprend le moins dans sa traduction
-nouvelle; mais c'est aussi celui, je crois, dont cette nouvelle
-traduction fait le plus négliger toutes les traduction précédentes. Je
-veux dire que, dans quelques
-[Pg 221]
-récits d'intrigue plus amoureuse et plaintive, certaine grâce atténuée
-que, facticement, laissait traîner Galland, pouvait y plaire. Ici plus
-rien de doux, de languissant n'était possible: le récit de Mardrus se
-superpose point par point au récit de Galland, le remplace absolument,
-le supprime.
-
-Je ne peux raconter à neuf ces aventures que chacun connaissait déjà,
-que les lecteurs de cette revue[1] ont eu le plaisir de goûter avec
-toute leur saveur nouvelle, ici même. Cette saveur persiste dans
-l'esprit, l'embrume et l'engourdit comme fait la vapeur subtile et
-capiteuse de certains aromates d'Orient. Que nous sommes loin de la
-Grèce! ici même où, par l'Odyssée, nous en pourrions le plus approcher.
-Mais Sindbad, πολυτλας comme Ulysse, n'a pour l'attendre aucune
-Ithaque, aucune femme, aucun fils, aucun chien. Ce ne sont pas non plus
-les sentiments qui le gênent. Nul être plus libre, plus détaché de
-tout, plus flottant. Même il n'a, semble-il, d'autre «figure» que celle
-que ces aventures vont lui faire; il paraîtrait sans caractère aucun,
-n'était cette passion unique qui précisément le précipite à l'aventure:
-une inlassable curiosité.--Cette
-[Pg 222]
-passion tient, non seulement dans l'histoire de Sindbad, mais dans
-tous ces récits arabes, tant déplacé qu'il semble, par comparaison,
-qu'elle n'en tienne aucune dans notre littérature, dans nos mythes,
-ou dans nos récits populaires. La curiosité de Pandore, celle d'Eve,
-celle de Psyché est de nature si différente! Combien elle est ...
-occidentale--il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Orientale serait
-celle de l'épouse de Barbe-Bleue, celle de la Marienkind des contes
-populaires allemands, mais combien pâle elle apparaît, et tremblante,
-et doutant de soi, auprès de celle de Sindbad, des trois saâlik,
-de Kamaralzamân. Remarquons d'ailleurs que, dans la tradition de
-l'occident, la curiosité est réservée aux femmes, et que les hommes n'y
-ont pas droit. C'est qu'ici la curiosité est faiblesse. Elle est toute
-audace là-bas. C'est une sorte d'avidité de l'esprit et des sens qui
-détériore le goût du présent au profit de la plus chanceuse aventure;
-c'est un désir de risque qui devient d'autant plus aigu que le confort
-où l'on vit est plus grand. Sindbad possède de nombreux biens; il les
-dissipe plus vite encore qu'il ne s'en lasse; il semble ne goûter dans
-le luxe et dans l'abondance qu'un sentiment de satiété, d'ennui, qui
-précisément le dispose à partir. Ses aventures,
-[Pg 223]
-sept fois, sont cruelles; sept fois il se repent d'être parti; chaque
-fois que s'offre à lui une façon de mourir nouvelle, celle qu'il venait
-d'éviter lui paraît aussitôt maintes fois préférable; n'importe! rien
-ne peut le lasser, quand il possède, de risquer, quand il n'a rien,
-de conquérir. Rien du guerrier d'ailleurs; il reste commerçant dans
-l'âme; pas plutôt échappé à la mort, il trafique; son courage est
-tout négatif; c'est une résistance simplement; il se défend très bien
-et s'obstine à ne pas mourir avec grande ingéniosité. «Mon premier
-mouvement, dira-t-il après une nouvelle épreuve, fut d'aller me jeter
-à la mer pour en finir avec une vie misérable et pleine d'alarmes plus
-terribles les unes que les autres; mais je m'arrêtai en route, _car mon
-âme n'y consentit pas, étant donné que l'âme est une chose précieuse_;
-et même elle me suggéra une idée à laquelle je dus mon salut.»
-
-De sorte que sans cesse les deux états se succèdent; de sorte qu'il
-dira tantôt: «Dans la délicieuse vie que je menais depuis mon retour de
-voyage, au milieu des richesses et de l'épanouissement, je finis par
-perdre complètement le souvenir des maux éprouvés et des danger courus,
-et par m'ennuyer de l'oisiveté monotone de mon existence à Baghdad.--Et
-tantôt, au
-[Pg 224]
-milieu des tribulations: «Tu mérites bien ton sort, Sindbad à l'âme
-insatiable!... Qu'avais-tu donc besoin, misérable, de voyager encore,
-alors qu'à Baghdad tu vivais dans les délices?... Que manquait-il à ton
-bonheur...» Il y manquait précisément d'être risqué...
-
-J'eusse voulu parler aussi de l'autre Sindbad, du «terrien», qui dans
-Galland s'appelle Hindbad, du portefaix, de l'écouteur des récits
-merveilleux que le marin Sindbad lui fait, pour lui montrer (avec
-quelle prudence amusée!) qu'il n'a pas à lui envier ses richesses, car
-elles sont le fruit d'extraordinaires labeurs; mais ces labeurs sont
-si surprenants, inouïs, ils sont contés si joliment, qu'on se prend à
-les envier plus encore que les richesses.--J'eusse voulu rapprocher la
-figure du pauvre Sindbad de celle du porteur des premiers contes, de
-celle du dormeur éveillé et de celles de plusieurs autres--pour parler
-du sentiment des classes sociales particulier à tous ces contes, de
-la pénétrabilité (si j'ose ainsi parler) de ces classes, de l'amour
-de ce que Nietzsche appellera: les mauvaises fréquentations»... Mais
-j'attends que de nouveaux volumes aient paru.
-
-
-[1] Le conte de Sindbad avait paru, ainsi que cet article, dans la
-_Revue Blanche_.
-
-[Pg 225]
-
-
- SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER
-
- =La Route Noire.=
-
-
-L'orgueil des grands m'offusque moins que ne m'irrite la sottise
-de celui qui le leur reproche. On voudrait, semble-t-il, qu'ils
-s'ignorent, ou qu'ils feignent de s'ignorer. L'étonnement que cause
-leur génie, on ne veut pas qu'ils le partagent; on leur sait gré
-pourtant d'admettre que le génie procède du Divin, etc. Leur attitude
-est difficile.--A ceux à qui leur orgueil ne plaît point, j'aime redire
-le mot de Gœthe: «Il n'y a que les gueux pour être modestes.»--Hélas!
-pourquoi n'y a-t-il pas que les gens de génie pour être orgueilleux?
-
-Lorsque M. de Bouhélier naissant voulut bien annoncer à la France qu'il
-allait faire une renaissance
-[Pg 226]
-littéraire, je me suis immodérément réjoui. Ses premiers écrits
-étaient beaux, sonores, pleins de sublime vague et de précis orgueil.
-L'abondante négligence de presque tous les écrivains d'aujourd'hui me
-fit apprécier d'autant plus, chez un si jeune, une phrase toujours
-formée, souvent plus mûre que la pensée, mais véhémente, de charme
-grave et de nombreuse eurythmie.--M. de Bouhélier s'avança comme un
-dieu. Tous ceux qui l'approchaient devenaient aussitôt ses disciples.
-Il parlait peu, mais semblait écrire à voix haute; on n'attendait de
-lui rien que de déclamé. Le vent qu'il respirait s'enflait autour de
-lui de promesses. Romans, drames, poèmes ... on attendait. Il annonçait
-toujours.--On attendait.
-
-Et _la Route Noire_ a paru... Je voudrais parler doucement de ce
-livre.--J'eusse eu réel plaisir à le louer, et déjà ma louange était
-prête ... mais, hélas! je voulus d'abord lire le livre, et, vite, dus
-me rendre à cette pénible évidence: M. de Bouhélier ne sait plus le
-français.
-
-Je dis: _plus_--car, chose bizarre, en ses premiers écrits, rien de
-bien alarmant encore. On imputait plutôt l'imprécision des épithètes,
-qui surtout pouvait étonner, au vague de la vision, à l'imprécision des
-[Pg 227]
-idées. Procédé, me disais-je souvent; au moins croyais-je cela
-conscient et volontaire. La phrase n'était pas _châtiée_, mais elle
-paraissait solide. Et peut-être un disciple instruit avait-il pris
-le soin de revoir d'abord les épreuves ... toujours est-il que les
-quelques fautes, noyées, pouvaient passer inaperçues. Là où désormais
-l'on s'écrie: quelle ignorance! on pouvait dire encore: quelle
-hardiesse!--et tant qu'il n'avait pas écrit: «des épices secs» (p. 72),
-on pouvait prendre les «branches rubicondes» (p. 270) pour une audace,
-les «plumages coloriés» (p. 273) pour une négligence.
-
-Mais tout cela s'additionne, s'aggrave, encourage notre blâme naissant.
-La faute d'orthographe promet la faute de syntaxe, qui promet à son
-tour bien pis. Fautes de relation, de coordination, de rapport... M.
-de Bouhélier tient ses promesses, et l'illogisme de cet esprit devient
-flagrant.
-
-Il écrit: «J'en ai vues» (p. 50), «J'en ai eues» (p. 167), «Ne te
-récries pas» (p. 176), «Ne vas pas croire» (p. [180), et, par contre,
-«suppose-tu que...» (p. 187).
-
-J'avais passé légèrement sur «Si j'eus nié les talents de ce poète»
-dans _l'Hiver en méditation_, et sur «ces
-[Pg 228]
-méditations ne seront pas sans quelque prix si de jeunes auteurs _lui_
-en trouvent assez» (p. 272); mais dans _la Route Noire_ je retrouve:
-«Quand je débouchai près du quai, _leur_ couleur, _leur_ tohu-bohu me
-saisirent fort» (p. 265). Il n'y a pas là simple erreur, inadvertence
-ou négligence; il y a illogisme, vague, incoordination des sensations,
-des sentiments et des pensées. Celui qui fait dire à une femme: «Il
-n'en est pas un seul qui m'ait _compris_» (p. 106) est aussi bien
-celui qui écrira: «Aucun des quolibets ne parvint jusqu'à lui. Les
-écailles de poisson pourri, les fruits en décomposition, les bouts de
-paille et de fumier que lui jetaient les boutiquières, rien ne réussit
-à l'atteindre» (p. 158).--Le même indiscernement, le même illogisme
-lui feront dire: «Quel mal faisait ce perroquet? _En revanche_, il
-mettait partout la gaîté» (p. 229). Et, quand sa maîtresse l'abandonne:
-«J'aurais pu la croire en promenade. Je n'en eus pas même l'idée. Je ne
-sais quel pressentiment m'avertissait _du contraire_» (p. 257). Faut-il
-citer encore? «Rien ne m'avait ému _hors de_ moi-même» (p. 180). «Le
-scorbut, la fièvre, les luttes ne les avaient pas épargnés _les uns
-les autres_» (p. 216). O notre belle langue! école de pensée... M. de
-Bouhélier ne sait pas le français.
-
-[Pg 229]
-L'ignorance des mots reflète l'inconnaissance des objets. «Il y a
-ainsi bien des mots, avoue-t-il, dont la forme, le volume, le taux, la
-densité ne nous sont aucunement connus, quoique nous les utilisions
-à tout propos «(p. 200). Tel le mot «conjoncture» qu'il emploie à
-trois reprises dans le sens «d'événement»; le mot «dilection» (pour
-«délectation», je suppose): «Te presser sur mon cœur n'en est pas
-moins une profonde dilection» (p. 180). «Je goûtais moins de dilection
-à voir Lénore, que...» (p. 85). Déjà dans _l'Hiver en Méditation_ il
-écrivait: «L'insufflation des dieux l'inspire», et nous n'y prêtions
-pas grande attention,--«des précipices, par interstices, découpent
-d'épaisses grottes grondantes de glaciers», et nous passions,--mais à
-présent, de plus belle, il écrit: «Puis il se produisit soudain une
-circonstance» (p. 231); sur les quais de Paris il entend «des tonnes
-bombées qui sonnaient en heurtant _la pierre des estacades_» (p. 266).
-«Elle entrait dans une sombre extase quand je lui disais que nulle
-femme n'était plus belle, que son souvenir resterait intact... _que je
-lui garderais son contour_» (p. 225).
-
---«Si j'insiste sur ces choses (dit-il, et dis-je avec lui), c'est
-qu'elles ont une grande importance à mon
-[Pg 230]
-avis.--. Nous ne nous comprenons si peu les uns les autres que
-parce que nous utilisons une infinité d'adjectifs, de verbes, de
-conjonctions, de noms propres et communs, dont nous n'avons pu établir
-la vraie valeur» (p. 200). Aussi écrira-t-il sans gêne: «Je gardais
-mon air restreint»; «l'air était strict et mat; «son teint était rouge
-et compact»; «ces lieux autrefois si placides étaient pétulants et
-commerciaux» (p. 265); «ma course a été frénétique et mouvementée» (p.
-_ibid_.).--Une femme reste-t-elle assise pendant qu'on lui raconte un
-voyage, elle dira: «De cette manière je m'intruisis en restant stable»
-(p. 216). On lui parlera de «sites polaires _ou_ antarctiques» (p.
-226). «Au Midi ou dans les régions de l'Antarctique, elle avance» (p.
-226); etc., etc.
-
---Vous cherchez les puces du lion.
-
---Non, monsieur! je cherche un lion sous des puces.
-
-Assez longtemps je crus au lion;--j'ai besoin de croire aux grands
-hommes. Je me réjouissais d'abord de voir M. de Bouhélier tomber
-le naturalisme,--écrire: «Comme l'on était au printemps les arbres
-pliaient sous le poids des poires[1].» Nous n'avions
-[Pg 231]
-pas de répugnance foncière à voir Edmond, son héros, sortant dans les
-premiers jours de printemps, être ému par «l'incarnat d'une pomme
-ou d'un coquelicot» (p. 45). Nous nous plaisions à imaginer, avec
-l'auteur, des marchandes ambulantes promenant au mois de juillet «des
-pommes d'api» (p. 131) et des «bananes» (p. 195); je ne m'irritais
-pas non plus de voir sur les quais du «port» de Paris «les steamers
-charger du charbon» ou décharger «les toiles précieuses des colonies,
-le minerai et les houilles brillantes, les graines rapportées des
-tropiques, les pâtes _curatives et utiles_, etc., etc. (p. 226),--j'ai
-bien écrit _le Voyage d'Urien_;--enfin je suis trop convaincu de la
-fausseté des théories naturalistes pour ne pas lire avec joie telle
-description à la manière épique: «Des voitures chargées de bananes, de
-tomates, de noix de coco encombraient la voie populaire et rocailleuse.
-(Nous sommes à Paris au mois de juillet.) Autour bavardaient des
-commères au teint de pourpre ... de figure encarminée et écaillée. En
-piétinant elles écrasaient des céréales. Elles broyaient des fraises
-sous leurs pas sur le trottoir... _Des melons tombaient dans des sacs.
-Des bonds de noix et d'abricots produisaient un sonore grondement_ sur
-le pavé. On entendait rouler des poires noires et
-[Pg 232]
-opaques» (p. 196).--Mais quand j'entends parler d'un «chardonneret
-vert», appeler un perroquet «l'oiseau au bec rouge» (p. 10), je
-proteste et ne sens plus qu'une chose: l'auteur n'a jamais rien su
-voir, rien regardé que son génie.
-
-Cependant M. de Bouhélier ose écrire, dans _la Revue naturiste_ de
-décembre dernier:
-
- Apprendre la chimie, la physique, l'astronomie, l'algébre,
- Hydraulique, la médecine et la géologie, afin d'en appliquer les
- lois à l'esthétique, c'est bien, mais ce n'est pas tout. Ne jamais
- cesser de s'instruire dans toutes les matières possibles, étudier
- la dialectique ... faire des voyages, voir des contrées, accomplir
- le périple du monde, aller sans cesse d'un pôle à l'autre, observer
- les mœurs des contrées les plus lointaines, comparer les flores,
- les parfums, les lumières et les aromates du sud au nord, voilà
- quelques-uns des devoirs qui nous incombent (J'en ai sauté).
-
- Si nombreux qu'ils soient, ils ne sont pas tout...
-
-En effet, monsieur de Bouhélier, il reste encore _celui_ d'apprendre le
-français.
-
-Peut-être, après, sentant vous-même le vide affreux de votre pompeux
-pathétique, rougirez-vous d'écrire des dialogues comme celui-ci:
-
- [Pg 233]
- «Mes récits t'ennuient?--Pas du tout.--Tu parais fâché!--Je
- n'ai rien.--Allons donc, Edmond.--Je t'assure.--T'ai-je fait du
- chagrin?--Toi! aucun.--De quel ton furieux tu me dis cela!--Ce
- n'est pas ma faute.--Tu es las peut-être? [Ils ont passé la nuit
- ensemble.]--Qu'ai-je donc fait pour l'être?--Oh! oh! tu veux
- rire...»--«Pourquoi te montres-tu si cruel? Et toi, pourquoi es-tu si
- fausse?--Tu me mets au désespoir!--Moi j'y suis depuis longtemps.--Ne
- te souviens-tu plus de rien?--Souhaite plutôt que j'oublie tout.--En
- quoi t'ai-je déplu?--En voulant me plaire.--Comme tu es changé! Tu me
- hais.--Que veux tu? Tout casse et tout lasse.--Tu dois bien souffrir
- pour dire de pareilles choses!--Mais non, je t'assure.--Que tu es
- méchant!--Je pourrais l'être bien davantage.--Oh! Edmond, quel mal tu
- me fais! etc.» (p. 79)[2].
-
-Peut-être rirez-vous vous-même de ces phrases saugrenues contre
-lesquelles on butte à chaque pas, dans ce volume: «Juliette est douce,
-disait Lénore. De la voir entre une branche de rose et une feuille
-[Pg 234]
-cuite(!), je me sens toute réconfortée au-dedans de moi» (p. 247).
-
---Mais que me font, direz-vous, ces erreurs si _le livre lui-même_
-est bon?--Mais, monsieur, comment voulez-vous que cela soit? L'auteur
-n'a pas changé, pour penser ce livre et pour écrire ces phrases. Le
-livre, l'auteur et _cela_, c'est tout un.--J'y mets de l'acharnement,
-direz-vous.--Oui certes! le plus possible; et je défends MON BIEN.
-Notre admirable langue française, des gâcheurs sont en train de la
-dénaturer et de la perdre: parfois, malgré mon espérance, m'envahit
-une grande tristesse ... je pense alors que nous n'avons pas trop d'un
-Pierre Louys, d'un Francis Jammes, d'un Régnier, d'un Marcel Schwob[3],
-pour assurer à chaque mot français «sa forme, son volume, son taux, sa
-densité», comme dit sans rougir notre auteur.
-
-Mal rugi! jeune lion Bouhélier, mal rugi!--Reprenez; reprenez.
-
-Peu de temps après cet article, M. de Bouhélier, avec une grande
-courtoisie, voulut bien écrire sur ma conférence: _de l'influence en
-Littérature_ qui venait de
-[Pg 235]
-paraître, quelques phrases de grand éloge que, disait-il, l'injuste
-violence de mon article ne savait lui faire modifier. A cette occasion,
-me reprochant de n'avoir point voulu reconnaître la beauté de son
-livre, il établissait que la beauté de ce livre était telle que seuls
-quelques griefs personnels pouvaient m'empêcher de la voir. Par la
-même occasion M. de Bouhélier me reprochait mon «sourire», indice d'un
-«esprit léger». Je redonne ici la lettre que je lui répondis, telle
-qu'elle parut dans l'_Ermitage_ d'Août 1900.
-
-
- LETTRE A M. SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER
-
-
-Je conviens, Monsieur, que vous avez pris le beau rôle, et que je
-vous l'avais laissé. Plus que l'accent de la critique, l'accent de la
-louange est délectable; que si mon modeste opuscule vous donne occasion
-de le prendre, j'en suis heureux. Vous forcez mon remercîment; je vous
-l'adresse sans gêne aucune.--La véhémence de mon article sur vous ne
-saurait, dites-vous, influencer votre jugement sur mes œuvres, ni vous
-faire trouver ma conférence moins excellente. Je
-[Pg 236]
-vous estime assez pour le croire. La gentillesse de votre éloge, de
-même, ne saurait, hélas, me faire trouver _La Route Noire_ moins
-mauvaise.--Vous me forcez d'y revenir; sachez bien que j'en suis désolé.
-
-Vous posez que, pour n'aimer point un tel livre il faut être ou
-aveugle, ou de mauvaise foi, et (car vous m'octroyez de la finesse)
-vous parlez donc de griefs personnels. Je vous affirme qu'il n'en est
-point. Tout me portait vers vous, au contraire; et bien des sentiments
-m'y porteraient encore; mais deux choses m'écartent, que je ne puis
-aimer, que je ne peux souffrir--ou du moins souffrir réunies:--_La
-suffisance_--qui, à peine passé vingt ans, vous fait écrire: «J'ai
-longtemps cru que la douleur devait être exclue de l'étude de l'art»[4]
-et l'_ignorance_.
-
-Vous prétendez donner cet exemple impossible d'un grand artiste qui ne
-sache pas son métier.
-
-Vous abîmez notre langue, Monsieur; voilà mon «grief personnel». Vous
-citez (dans une extraordinaire phrase[5], que je relis encore avec un
-étonnement
-[Pg 237]
-grandissant)--les hardiesses de Saint-Simon, Hugo «chez qui fourmillent
-tant d'erreurs». Je ne reconnais pas les erreurs de Hugo--et,
-quand vous écrivez, comme dans votre dernière revue[6]: «Le grand
-perfectionnement que Rodin a apporté à la statuaire a été de substituer
-à l'étude de la dynamique l'étude de la statique», je prétends que ce
-n'est pas par «hardiesse» que vous dites strictement le contraire de ce
-que vous voulez dire--comme le montre la fin de votre phrase: «Je veux
-dire par là, à la science de l'équilibre stable, celle de l'équilibre
-mobile.»
-
-Parce que je souriais souvent (c'est le plus gros de vos reproches)
-vous m'avez cru sans passion. Vous vous trompez. Le rire n'empêche pas
-la haine, et ni le sourire l'amour.--Mais je veux, ici, puisque mon
-rire vous déplaît, cesser de rire et parler franc:--C'est parce que
-j'aime mon art que je hais le journalisme _qui le détruit_. Par le mot
-_journalisme_, j'entends
-[Pg 238]
-beaucoup, j'entends trop; j'entends aussi le mal écrire, quand il
-devient le fait d'un écrivain-né, tel que vous.--Au revoir, Monsieur;
-j'attends les livres que vous annoncez avec faste; croyez bien que,
-s'ils sont meilleurs, nul ne sera plus heureux de le reconnaître que
-
-Votre cordial serviteur
-
-A. G.
-
-_10 août 1900._
-
-
-[1] Je m'excuse de citer de mémoire et peut-être imparfaitement cette
-phrase.
-
-[2] Que le lecteur me pardonne une si longue citation; je ne l'eusse
-point faite si je ne lisais à l'instant dans la Revue de M. de
-Bouhélier que nous ne saurions trouver dans «Werther, Adolphe ou les
-Confessions d'un enfant du siècle ... une page d'un goût plus âcre
-et plus pénétrant.» Plus loin le même disciple comparera cela à du
-Dostoïevsky.
-
-[3] Ecrit en 1901.
-
-[4] _Revue Naturiste_ de juillet (Etude sur Rodin)
-
-[5] Textuellement: «Tous les arguments possibles tirés de
-l'éthnographie, de la botanique et de la grammaire, ne feront jamais
-que Hugo, chez qui fourmillent tant d'erreurs, que Saint-Simon, si
-hardi dans la construction expressive de toutes ses phrases, sans que
-toutes sortes d'autres hommes ne soient des poètes parfaits et des
-génies véritables.» _Revue Naturiste_ de juillet, p. 38.
-
-[6] _Ibid._, p. 5.
-
-[Pg 239]
-
-
- SUPPLÉMENTS
-
-
-[Pg 240]
-Des quelques notices bibliographiques parues en revue de fin d'année
-dans l'_Ermitage_ de décembre 1901, je ne redonne ici que celles
-concernant des auteurs dont il a été question dans ce livre. Trop peu
-importantes par elles-mêmes, elles ne valent que supplémentairement.
-
-[Pg 241]
-
-
- FRANCIS JAMMES
-
- =Almaïde d'Etremont=
-
-
-On ne lit pas le Francis Jammes; on le respire; on le hume; il pénètre
-en vous par les sens. Il rappelle ces balsamines d'Espagne, de qui,
-non seulement la fleur est parfumée, mais aussi la feuille et la tige;
-émotion, volonté, pensée, tout, en M. Jammes, n'est que poésie et
-parfum. _Clara d'Ellébeuse_ sentait le buis et la pervenche; _Almaïde_
-est plus sauvagement et plus voluptueusement embaumée. De ces deux
-petits livres, je ne sais lequel je préfère et ne pourrais choisir
-entre eux; et l'on ne peut avec eux restreindre sa louange ou limiter
-son blâme; autant ne les aimer pas du tout, que de ne les aimer qu'à
-demi. Sitôt que l'on veut critiquer, on hésite: défauts ou qualités se
-fondent; il n'y a plus défaut ni qualité. Sitôt que l'on veut louer,
-il faut louer tout Francis Jammes. Dès qu'on se laisse aller à lui, il
-semble que lui seul soit poète.
-
-[Pg 242]
-
-
- SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER
-
- =La Tragédie du Nouveau Christ=
-
-
-J'estime M. de Bouhélier; c'est pourquoi je voudrais qu'il me fut
-permis de ne parler point de sa nouvelle tragédie; évidemment elle
-le trahit. Mais les fervents dont il s'entoure, et lui-même il faut
-l'avouer, ne nous permettent pas le silence; car loin d'en savoir gré,
-ils l'appellent «conspiration».
-
-Que l'œuvre d'art soit chose ardue, et qu'il ne suffise pas pour la
-faire de s'en croire infiniment capable, c'est ce que M. de Bouhélier
-semble désirer n'apprendre qu'à ses dépens. Je ne veux point douter
-encore qu'avec ses remarquables dons, il ne soit à la fin capable de
-tenir ce qu'il nous promet. J'avoue pourtant, hélas! qu'à chaque œuvre
-nouvelle, ma confiance diminue. En effet, loin de reconnaître que
-jusqu'à présent ses promesses restent ce qu'il nous a
-[Pg 243]
-donné de plus fameux, M. de Bouhélier et la majeure partie de ses
-naturistes semblent se refuser à comprendre que n'ait pas cessé notre
-attente, s'étonner que _la Route Noire, la Victoire_, et _le Nouveau
-Christ_, ne nous aient pas rassasiés.
-
-Vraiment M. de Bouhélier n'exige-t-il pas plus de lui? Ne s'estime-t-il
-donc pas autant qu'il nous avait appris à faire?--Que ne reconnaît-il
-simplement que son roman ne valait pas grand'chose, que ses deux drames
-ne valent rien. Je pourrais penser aussitôt: Bah! qu'importe! Flaubert
-n'a-t-il pas déchiré cinq livres avant d'avoir écrit la _Bovary_?
-
-[Pg 244]
-
-
- HENRI DE RÉGNIER
-
- =Les Amants Singuliers=
-
-
-Que la «Double Maîtresse» de M. de Régnier m'ait au premier abord assez
-fâcheusement surpris, peut-être ma prédilection pour la grave Hertulie
-des premiers contes l'expliquait-elle; mais le temps passe; la belle
-figure du poète plus minutieusement et plus complètement se dessine;
-certains traits indistincts d'abord, ou inexpliqués, s'accentuent, et
-l'on comprend enfin qu'on ne pourrait supprimer, ou même souhaiter
-différente, aucune ligne de son œuvre sans fausser aussitôt toute
-l'expression du visage,--dont un des plus mystérieux attraits est de
-sembler toujours morose et grave lorsqu'il parle au présent, toujours
-souriant et bizarre lorsqu'il s'occupe du passé--comme s'il indiquait
-par là qu'il ne restera rien des
-[Pg 245]
-plus hautains soucis, qu'une plus ou moins belle apparence, que les
-peines les plus profondes, ne se manifestant jamais qu'à la surface,
-pourront sembler plus tard peu sérieuses, et que tout aboutit enfin à
-un assez plaisant mirage.
-
-«Cette fièvre appelée vivre», comme disait Edgar Poe, et tant
-d'angoisse passionnée, se vêt de drame puis se retire, n'abandonnant
-au souvenir qu'une dépouille diaprée, comme le flot abandonne à la
-plage les belles coquilles vidées. Des drames les plus surprenants
-nous ne touchons que l'apparence; le reste est supposition. _Balthazar
-Aldramin_, _la Femme de Marbre_, _le Rival_, les trois contes qui
-composent ce dernier livre, sont des coquilles merveilleuses d'éclat,
-de ligne, de coloration; chacune concrétise un drame, en devient la
-forme parfaite, et en garde une tache de sang. Pourquoi souhaiterait-on
-que l'angoisse et la fièvre les viennent habiter de nouveau?
-
-[Pg 246]
-
-
- OCTAVE MIRBEAU
-
- =Les Vingt-et-un jours d'un Neurasthénique=
-
-
-Je ne me plaindrai pas que, d'un bout à l'autre de l'œuvre de
-M. Mirbeau, il n'y ait pas un honnête homme; je m'en passe très
-volontiers. Si M. Mirbeau n'en peint point, c'est apparemment qu'il
-saurait mal les peindre; c'est aussi qu'il ne s'y intéresse pas.--M.
-Mirbeau est fait de la curieuse étoile de ces satiristes, qui semblent
-n'exister qu'en raison de ce qu'ils attaquent. Les monstres leur
-sont absolument indispensables. Que feraient-ils sans eux?--Ils en
-inventeraient à plaisir.--C'est ce que fait M. Mirbeau. Il s'arc-boute
-contre sa lance; ce dont il a besoin, c'est de motiver sa posture: peu
-lui chaut que l'ennemi soit vrai. Il a bien plus beau jeu avec ceux
-qu'il invente. Ah! comme il les ridiculise! Comme il s'irrite
-[Pg 247]
-bien des bosses qu'il leur met! Il semble s'y piper lui-même. Son
-têtu procédé d'outrance lui fournit des guignols qui ne manquent pas
-de laideur. Quand il leur prête un nom connu, les baptise Sarcey,
-Emile Ollivier, Leygues, et nous les veut bailler pour portraits, il
-irrite: il ne sait pas _voir ressemblant_. Dès qu'il ne les nomme plus
-que Fistule, que Chomassus, Tarte ou Portpierre, il devient vraiment
-amusant: peu nous importe alors qu'il imagine, ou s'imagine copier.
-Les dialogues sont nets, inégaux, mais parfois très bons; les récits
-parfois vigoureux. Si tout le chapitre de _Fistule_ est stupide
-péniblement, tout le chapitre de _Portpierre_, l'épisode du hérisson,
-certains des récits chez Triceps, d'autres encore sont bien menés,
-curieux et pressants.[1]
-
-
-[1] La nouvelle pièce de M. Mirbeau: _Les Affaires sont les affaires_,
-paraît, comme achève de s'imprimer ce volume. J'eusse voulu exprimer
-mieux que dans une note tout le bien que je pense de cette belle œuvre,
-excellente en plus d'un endroit.
-
-[Pg 248]
-
-
-[Pg 249]
-
-
- IN MEMORIAM
-
-
-[Pg 250]
-
-
-[Pg 251]
-
-
- STÉPHANE MALLARMÉ
-
-
-Octobre 1898.
-
-Stéphane Mallarmé est mort.--Notre cœur est empli de tristesse.
-Comment parlerais-je aujourd'hui de rien d'autre? La figure si belle
-qui disparaît vit presque encore; nous sentons encore plus à présent
-combien elle était unique; c'est d'elle, avant qu'elle soit plus
-écartée, que je voudrais parler surtout, et de son exemple admirable.
-On a tout le temps désormais pour parler de son œuvre; ceux qui
-viendront après nous pourront mieux en parler encore; elle couvre ce
-nom très aimé d'une gloire sans rumeur, mais pure; tout y est d'une
-beauté sans tristesse et presque sans humain émoi; d'une tranquillité
-déjà et d'une sérénité immortelle;--la plus belle des gloires,--la plus
-belle et la plus amère des gloires.
-
-[Pg 252]
-Car même devant la mort, les moqueries et les mauvais vouloirs n'ont
-pas désarmé; et il est à penser que longtemps encore la sottise, la
-légèreté d'esprit, la suffisance ne pardonneront pas à ce qui par son
-éclat seul, et simplement en paraissant, les humilie[1].
-
-Par une sorte de fierté cruelle, mais plutôt encore naturellement
-et par la seule pureté de sa belle pensée, Stéphane Mallarmé avait
-préservé son œuvre de la vie; celle-ci coulait autour de lui comme
-s'écoule un fleuve, aux côtés d'un navire à l'ancre; il n'était jamais
-entraîné. L'inopportunité même de son œuvre fera qu'elle ne sera pas
-passagère. Déjà d'avance hors du
-[Pg 253]
-présent, elle apparaissait bien comme une œuvre lointaine, éprouvée
-déjà par le temps, sur quoi le temps n'a plus de prise. Et je crois
-fermement que l'œuvre de Mallarmé durera presque tout entière.--Quel
-éloge plus rare faire à ce rare esprit, isolé dans une société de gens
-de lettres qui spéculent, confondent gloire et succès, n'acquièrent
-l'un qu'au mépris de l'autre et ne doivent qu'à l'apparente actualité
-de l'œuvre, la bruyance des applaudissements immédiats, la vulgarité
-de leur public sans choix, puis l'immortel mépris ou l'immortel oubli
-qui va suivre. Le public croit choisir ses auteurs; mais non: c'est
-l'artiste qui choisit son public; l'un est toujours digne de l'autre.
-Certains, peu désireux des faveurs triviales, trouvent dans une foule
-énorme et affairée bien peu de lecteurs dignes d'eux; il leur faut
-plus de choix, dans une foule plus vaste encore et plus lointainement
-répartie. Mépriser le public vulgaire, c'est estimer d'autant plus
-quelques-uns. Où les trouver? Ce n'est que dans la longue suite des
-temps qu'ils peuvent se choisir eux-mêmes; un ici, l'autre là, chacun
-d'eux solitaire; et que se forme lentement, à travers les générations
-survenues, un public qui soit lui de même admirable[2].
-
-[Pg 254]
-La fuite du temps entraîne tout ce qui s'attachait à lui; c'est hors
-du temps que pose l'ancre; assuré contre les dérives, depuis longtemps
-Mallarmé s'était immobilisé hors du monde; voilà pourquoi, ne recevant
-plus aucun aliment du dehors, son œuvre tout abstraite, jaillissante de
-soi et ne se servant plus du monde que comme d'un moyen représentatif,
-peut paraître vaine tout entière à qui cherche ses rapports avec «son
-temps»--mais s'illumine tout entière à qui veut bien la pénétrer
-intimement, lentement, pas à pas, comme on entre dans le système clos
-d'un Spinoza, d'un Laplace, ou dans une géométrie[3].
-
-[Pg 255]
-Il importe que nous puissions avoir bientôt une édition complète
-des œuvres de Stéphane Mallarmé. A part quelques poèmes admirables
-isolément (presque tous d'une ancienne époque), l'œuvre de Mallarmé
-demande, pour être comprise, une très lente et progressive initiation.
-Les derniers écrits déconcertent ceux qui n'y sont pas parvenus
-par l'étude des précédents. Les mots n'y révèlent qu'à l'étude
-très attentive l'effrayante densité que leur laisse la méditation
-intérieure, et comme ils ne valent plus ni par pittoresque ni
-par pathétique direct, mais seulement par _cela_, tout échappe à
-l'impatient qui veut que l'écrit parle vite; il ne tient plus rien
-devant lui,--rien qu'un peu de noir sur du blanc: «Words! words! words!»
-
-Mais l'attention qu'on refuse aux vivants, on l'accorde plus volontiers
-aux morts.
-
-Nous ne nous flattons pas, certes, d'avoir «compris» tout Mallarmé.
-Bien des passages restent à l'étude. Puis notre esprit souvent se
-rebute, refuse de
-[Pg 256]
-pourchasser plus longtemps une pensée si différente de la sienne;--(car
-il semble souvent que le secret ici ne se livre que comme récompense
-d'une poursuite très assidue). Mais je sais que jamais la poursuite
-ne fut vaine, et que, plus elle fut patiente, plus le repos, après,
-dans la contemplation de cette imagination pure et belle, fut profond,
-joyeux, fécond, plein de délices.
-
-J'avoue par contre l'irritation que me causent certains
-pseudo-admirateurs du poète, qui vraiment «comprennent» avec une
-facilité qui fait croire plus à la légèreté de leur esprit qu'à sa
-force. Ceux-là, d'ordinaire écrivains eux-mêmes, non contents de
-comprendre, imitent. Un Mallarmé subit revit en eux.--Pour l'un d'eux
-Mallarmé eut une ironie très douce et à peine attristée, si discrète
-que celui qui me la rapportait, l'auteur même à qui furent dites ces
-paroles, les répétait comme un éloge: «Ce que j'admire surtout ici,
-disait le Maître, c'est que, ce que j'ai mis trente ans à chercher,
-vous, avec vos vingt ans, en un an l'ayez découvert.»
-
-Imiter Mallarmé, c'est folie!--Tout au plus pourrait-on, pour d'autres
-résultats, employer sa patiente méthode, mais imiter le résultat de
-cette méthode
-[Pg 257]
-dans la bizarrerie extérieure qu'elle lui doit parfois, c'est aussi
-sot que de se promener en scaphandre dans les rues, ou d'écrire à
-l'envers sous prétexte qu'on admire les manuscrits du Vinci. Mallarmé,
-sous ce rapport, fit beaucoup de bien et beaucoup de mal, comme fait
-toujours tout puissant esprit. Beaucoup de bien, parce qu'il désigna
-certains sots plagiaires à une risée méritée; beaucoup de mal parce que
-l'autorité de ce magique esprit, son despotisme involontaire, d'autant
-plus redoutable qu'il était plus voilé de douceur, put incliner
-quelques esprits non négligeables, mais trop flexibles, ou trop
-jeunes, pas assez formés, les plier en des postures peu sincères, leur
-faire adopter une syntaxe, une manière d'écrire qui supposait et que
-nécessitait une méthode, mais qui sans elle n'était plus que manière et
-que pure affectation.
-
-Comment en eût-il été autrement? Ceux qui viendront, ceux qui sont
-venus depuis trois ans ne peuvent assez se rendre compte de la
-déconvenue qui attendait un jeune esprit avide d'art et des émotions
-de l'esprit à son entrée dans la «Société littéraire» d'alors. Renan,
-Leconte de Lisle et Banville étaient morts; Rimbaud perdu; Verlaine
-hagard, impossible à saisir;
-[Pg 258]
-la conversation de Heredia, toute de verve, nourrissait peu:
-Sully-Prudhomme se méprenait; certaine méprisante infatuation empêchait
-de reconnaître en Moréas ses qualités de vrai poète; Régnier, Griffin
-naissaient à peine... Auprès de qui aller? Qui admirer, grands dieux?
-
---On entrait chez Mallarmé; c'était le soir; on trouvait là d'abord
-enfin un grand silence; à la porte, tous les bruits de la rue
-mouraient; Mallarmé commençait à parler d'une voix douce, musicale,
-inoubliable,--hélas! à jamais étouffée. Chose étrange: IL PENSAIT AVANT
-DE PARLER!
-
-Et pour la première fois, près de lui, on sentait, on touchait la
-réalité de la pensée: ce que nous cherchions, ce que nous voulions,
-ce que nous adorions dans la vie, existait; un homme, ici, avait tout
-sacrifié à _cela_.
-
-Pour Mallarmé, la littérature était le but, oui la fin même de la vie;
-on la sentait ici, authentique et réelle. Pour y sacrifier tout comme
-il fit, il fallait bien y croire uniquement. Je ne pense pas qu'il y
-ait, dans notre histoire littéraire, exemple de plus intransigeante
-conviction.
-
-Ne pouvant écouter nul autre, on ne sut point voir en lui le
-représentant dernier et le plus parfait du
-[Pg 259]
-Parnasse, son sommet, son accomplissement et sa consommation; on
-y vit un initiateur. Voilà pourquoi peut-être la réaction, ces
-dernières années, fut si vive, si follement passionnée. On eût cru
-la revendication d'une liberté compromise, tant cet esprit calme et
-retrait avait soumis à lui de pensées, avait contraint les autres
-à l'admirer. On regimba; on fit semblant de le haïr; et jamais sa
-domination ne fut plus affirmée que par ceux qui s'en délivrèrent; ils
-ne le purent faire qu'à grand éclat; ils réclamèrent le droit de vivre;
-comme si Mallarmé leur défendait d'exister dans quelque autre monde
-que le sien--par la seule manifestation tranquille d'une beauté morale
-hors du monde, éblouissante comme celle du solitaire dont il parle, qui
-_nie_ le monde extérieur par la puissance de sa foi.
-
-Et je consens que la violence et la passion des réactions récentes vint
-aussi de la violence et de la passion de certains admirateurs, dont
-nous fûmes.
-
-En un âge où nous avions besoin d'admirer, Mallarmé seul motivait une
-admiration légitime: comment n'eût-elle pas été violente et passionnée?
-
-_Été 1898._
-
-
-[1] Citons, en regard de l'indécent article du _Temps_, le respectueux
-et sérieux hommage de M. Lalo dans les _Débats_; peut-être pour
-racheter le sot et vil article que ce même journal osait faire paraître
-naguère, qui s'appelait «le Coup du père Verlaine»; c'était signé
-Georges Clément. Il faut se souvenir de ces choses.
-
-Quant à _l'Aurore_, on ne peut lui demander de comprendre une figure
-aussi inactuelle; elle eût mieux fait de n'en pas parler du tout.
-Rien ne paraît plus vain qu'une occupation dont on ne pénètre pas
-les motifs; sans l'invention du pratique feu grégeois, le mépris des
-Syracusains pour Archimède eût été sans bornes; surtout quand il se
-laissa tuer. Le mépris tend ici à devenir même de la haine; le savant
-n'indiquait-il pas par là que ce qui l'occupait et que ne pouvaient
-apercevoir les autres, était plus important que Syracuse, plus
-important même que sa vie?
-
-[2] Je sais que l'on peut citer bien des noms et parmi les plus
-grands, pour qui la faveur populaire n'empêcha pas les faveurs plus
-choisies, dont le succès ne tua pas la gloire, et dont la gloire pour
-être populaire d'abord, ne fut ni moins belle ni moins parfaitement
-prolongée;--mais c'est que l'œuvre de ces admirables génies sans murs
-d'enceinte pour ainsi dire, se prolongeait au loin sur le terrain
-public; de sorte que, ce que la foule admire en eux n'est pas le centre
-même de l'œuvre, le dieu dans le secret du temple, mais bien les
-dépendances d'accès facile et le terrain banal où l'on peut aisément
-se retrouver.--D'ailleurs pas de règle à cela; et quand mille exemples
-audacieux protesteraient, ce que je dis plus haut peut se redire.
-
-[3] Littérature d'à prioriste, par conséquent française entre toutes,
-cartésienne,--mais de forme plus concise que ne le supporte d'ordinaire
-l'esprit un peu coureur des Français et d'apparence plutôt latine,
-pour sa concision, sa syntaxe,--à ce point que certains passages de
-l'_Après-Midi d'un Faune_ ont pu nous redonner une émotion poétique
-très semblable à celle que nous cherchons dans les Eglogues de Virgile.
-
-
-[Pg 260]
-
-
- EMMANUEL SIGNORET
-
- Je ne veux pas mourir, la vie est douce et grande:
- J'ai vu sur l'amandier verdir la jeune amande
- Et les fruits du pêcher s'enfler comme des seins.
- Muses! vous soutenez mes plus hardis desseins:
- Ma parole de feu vous l'avez enfantée
- Pour qu'elle soit enfin des races écoutée.
-
-
-Ces vers, que publiait la _Revue Blanche_ du 1er janvier dernier, sont
-à peu près les derniers d'Emmanuel Signoret. Le 20 décembre 1900, à
-Cannes, où, longtemps, des soins vigilants et une sorte d'inspiration
-latente la prolongèrent encore, s'acheva enfin sa triste lutte contre
-la nuit et la misère. La mort vint, non comme une étrangère, et non
-comme une amie, mais comme une fatale attendue qui ne _devait_ trouver
-en lui plus rien à prendre, qu'une souffrante dépouille épuisée--tant
-l'effort du poète avait été de poser, en
-[Pg 261]
-des vers qu'elle ne put toucher, la part exquise de lui-même--de sorte
-que, reculé et comme disparu derrière son œuvre, son absence n'importât
-plus.
-
-Oui, tout l'effort de Signoret, sachant de loin la mort venir, fut
-l'effort propre de l'artiste: la nier. Fixer sa propre gloire et sa
-pensée en des lignes si belles, si pures, que le temps n'y pût rien
-enlever.--Qu'eût été l'œuvre d'art sans la mort, contre laquelle elle
-proteste?
-
-L'imperfection de certains poètes rassure. Il semble, tant leur
-effort satisfait peu, qu'ils aient encore beaucoup à dire, parce que
-jusqu'alors ils ont mal dit. Un long temps de vie leur est dû pour
-mener à mieux leur pauvre œuvre.--Par sa beauté, parfaite trop vite,
-accomplie, l'œuvre de Signoret inquiétait: elle empiétait sur sa vie.
-La satisfaction de ses vers ne lui laissait, nous semblait-il, plus
-rien à dire. Hélas! C'étaient--beauté, vie, œuvres--choses disons-nous:
-_accomplies_. La mort ne changera rien à ses vers. La vie n'y eût rien
-ajouté.
-
-Il était, pour les choses terrestres, sinon aveugle comme Homère,
-du moins d'une si extraordinaire myopie, que jamais la laideur ou
-l'infirmité du réel ne vint heurter, comme elle fait si douloureusement
-[Pg 262]
-chez Baudelaire, la poétique vision dans laquelle il avançait en rêve.
-Autant sa marche dans les rues était gauche, tâtonnante et gênée,
-autant son essor était là robuste, tranquille, assuré. Ce que d'autres
-appellent inspiration, visitation de la Muse, dont tels poètes sortent
-las et boiteux comme Jacob d'une lutte avec l'ange, c'était pour
-lui l'état constant, normal--à ce point qu'au contraire ce qui l'en
-distrayait, les soins matériels et urgents de la vie devenaient pour
-lui causes de maladie, de ruine.
-
-La misère, parfois, arracha d'un Léopardi, d'un Verlaine des chants si
-inespérément beaux qu'on doute s'il sied bien d'accuser de sa cruauté
-pour eux la Nature. Ici point: la douleur, la misère n'arrachèrent
-d'Emmanuel Signoret pas un chant, pas un cri personnel. Les cordes
-métalliques de sa lyre ne se détendirent jamais. Il n'y eut là, ni
-pose, ni affectation d'impassibilité, mais _isolation_ naturelle et
-complète de sa faculté poétique. De sorte que cette grande misère où
-vécut, dont mourut Signoret n'a servi de rien pour son art et reste
-simplement lamentable.
-
-Un jour je le vis, à Cannes; je me plaignis à lui de ce qu'il ne
-produisait pas davantage.--«Moi, je suis toujours prêt, répondit-il;
-j'attends que l'on me commande
-[Pg 263]
-quelque chose.»--A la façon de Malherbe, de Pindare, Signoret se
-sentait _poète officiel_; tout comme eux, sur commande, à propos de
-n'importe quoi, il eût fait des vers admirables; il eût su couronner
-d'un laurier neuf chaque victoire... Et comme aucune commande
-officielle ne lui venait, Signoret, n'ayant rien de _particulier_ à
-dire, satisfaisait son lyrisme en se chantant. Il se chantait lui-même
-sans repos et sans lassitude; il chantait Puget-Théniers, Lançon,
-villages immortels de ce qu'il les avait habités; il chantait la plage
-de Cannes comme Ronsart avait chanté les bords du Loir. Comme Ronsart
-chantait:
-
- Quelqu'un après mil ans, de mes vers étonné
- Voudra dedans mon Loir comme en Permesse boire,--
-
-il chantait, en non moins beaux vers:
-
- O Cannes! jamais l'œil véridique des Muses
- Ne t'avait éclairé pour l'immortalité.--
- Tremblez sur ses deux mers, belles strophes confuses,
- Comme oscille un brouillard au clair des nuits d'été.
-
-Et puisque aucune gloire extérieure et matérielle ne descendait, il
-posait sur son propre front, le tressant lui-même en couronne, le
-laurier que lui-même et solitaire
-[Pg 264]
-avait cueilli. Et dans l'orgueil, dans l'infatuation même du
-geste, rien de bassement égoïste ni d'intéressé ne restait. Rien
-d'impersonnel, de général, d'officiel dirai-je, comme la figure qu'il
-évoque de lui-même en ses vers. Il parle de lui-même comme _d'une autre
-divinité_.
-
-Une poésie si déshumanisée étonne aujourd'hui, déconcerte. Les âmes
-trop sceptiques et trop peu dévouées méconnaissent la divine et païenne
-ferveur qui peut, sur l'autel d'Apollon, consumer sans laisser de
-cendres. Le profane n'estime la passion qu'à ce qu'elle a laissé de
-déchets. La pureté du sacrifice est telle, ici, qu'il se méprend.
-Qu'importe! si, sur la pierre lisse où, par le feu, tout ce qui restait
-de charnel fut dévoré, la flamme intense et sans vacillement de cette
-glorieuse consomption se reflète.
-
- Nous mettrons aux bergers un flambeau dans les mains;
- Nous leur dirons: «Versez, par torrents, aux chemins
- La lumière opulente! Assez d'âmes sont mortes!
- De la maison sans joie, allez! brisez les portes!
- L'œil de l'homme a du ciel les charmantes couleurs!
- Les membres parfumés des enfants sont des fleurs
- Où, du pollen des dieux, l'homme vrai fructifie.
- Des sépulcres brisés jaillit l'aube de vie!»
-
- _Girgenti, janvier 1902._
-
-[Pg 265]
-
-
- OSCAR WILDE
-
-
-Il y a un an, à même époque[1], c'est à Biskra que j'appris par
-les journaux la lamentable fin d'Oscar Wilde. L'éloignement ne me
-permit pas, hélas! de me joindre au maigre cortège qui suivit sa
-dépouille jusqu'au cimetière de ***; en vain me désolai-je que mon
-absence semblât diminuer encore le nombre si petit des amis demeurés
-fidèles;--du moins les pages que voici, je voulus aussitôt les écrire;
-mais durant un assez long temps, de nouveau, le nom de Wilde sembla
-devenir la propriété des journaux... A présent que toute indiscrète
-rumeur autour de ce nom si tristement fameux s'est calmée, que la foule
-enfin s'est lassée, après avoir loué, de s'étonner, puis de maudire,
-peut-être un ami pourra-t-il exprimer une
-[Pg 266]
-tristesse qui dure, apporter, comme une couronne sur une tombe
-délaissée, ces pages d'affection, d'admiration et de respectueuse pitié.
-
-Lorsque le scandaleux procès, qui passionna l'opinion anglaise, menaça
-de briser sa vie, quelques littérateurs et quelques artistes tentèrent
-une sorte de sauvetage au nom de la littérature et de l'art. On espéra
-qu'en louant l'écrivain on allait faire excuser l'homme. Hélas! un
-malentendu s'établit; car, il faut bien le reconnaître: Wilde n'est
-pas un grand écrivain. La bouée de plomb qu'on lui jeta ne fit donc
-qu'achever de le perdre; ses œuvres, loin de le soutenir, semblèrent
-foncer avec lui. En vain quelques mains se tendirent. Le flot du monde
-se referma; tout fut fini.
-
-On ne pouvait alors songer à tout différemment le défendre. Au
-lieu de chercher à cacher l'homme derrière son œuvre, il fallait
-montrer l'homme d'abord admirable, comme je vais essayer de faire
-aujourd'hui--puis l'œuvre même en devenant illuminée.--«J'ai mis tout
-mon génie dans ma vie; je n'ai mis que mon talent dans mes œuvres»,
-disait Wilde.--Grand écrivain non pas, mais grand _viveur_, si l'on
-permet au mot de prendre son plein sens. Pareil aux philosophes de la
-Grèce, Wilde n'écrivait pas mais
-[Pg 267]
-causait et vivait sa sagesse, la confiant imprudemment à la mémoire
-fluide des hommes, et comme l'inscrivant sur de l'eau. Que ceux qui
-l'ont plus longuement connu racontent sa biographie; un de ceux qui
-l'auront le plus avidement écouté rapporte simplement ici quelques
-souvenirs personnels:
-
-[Pg 268]
-
-
- I
-
-Ceux qui n'ont approché Wilde que dans les derniers temps de sa vie,
-imaginent mal, d'après l'être affaibli, défait, que nous avait rendu la
-prison, l'être prodigieux qu'il fut d'abord.
-
-C'est en 1891 que je le rencontrai pour la première fois. Wilde avait
-alors ce que Thackeray appelle «le principal don des grands hommes»:
-le succès. Son geste, son regard triomphaient. Son succès était si
-certain qu'il semblait qu'il précédât Wilde et que lui n'eût qu'à
-s'avancer. Ses livres étonnaient, charmaient. Ses pièces allaient faire
-courir Londres. Il était riche; il était grand; il était beau; gorgé de
-bonheurs et d'honneurs. Certains le comparaient à un Bacchus asiatique;
-d'autres à quelque empereur romain; d'autres à Apollon lui-même--et le
-fait est qu'il rayonnait.
-
-A Paris, sitôt qu'il y vint, son nom courut de
-[Pg 269]
-bouche en bouche; on rapportait sur lui quelques absurdes anecdotes:
-Wilde n'était encore que celui qui fumait des cigarettes à bout d'or et
-qui se promenait dans les rues une fleur de tournesol à la main. Car,
-habile à piper ceux qui font la mondaine gloire, Wilde avait su créer,
-par devant son vrai personnage, un amusant fantôme dont il jouait avec
-esprit.
-
-J'entendis parler de lui chez Mallarmé: on le peignit brillant causeur,
-et je souhaitai le connaître, tout en n'espérant pas d'y arriver. Un
-hasard heureux, ou plutôt un ami, me servit, à qui j'avais dit mon
-désir. On invita Wilde à dîner. Ce fut au restaurant. Nous étions
-quatre, mais Wilde fut le seul qui parla.
-
-Wilde ne causait pas: il contait. Durant presque tout le repas, il
-n'arrêta pas de conter. Il contait doucement, lentement; sa voix
-même était merveilleuse. Il savait admirablement le français, mais
-feignait de chercher un peu les mots qu'il voulait faire attendre. Il
-n'avait presque pas d'accent, ou du moins que ce qu'il lui plaisait
-d'en garder, et qui pouvait donner aux mots un aspect parfois neuf et
-étrange. Il prononçait volontiers, pour scepticisme: _skepticisme_...
-Les contes qu'il nous dit interminablement ce soir-là étaient confus et
-pas de ses meilleurs; Wilde, incertain
-[Pg 270]
-de nous, nous essayait. De sa sagesse ou bien de sa folie, il ne
-livrait jamais que ce qu'il croyait qu'en pourrait goûter l'auditeur;
-il servait à chacun, selon son appétit, sa pâture; ceux qui
-n'attendaient rien de lui n'avaient rien, ou qu'un peu de mousse
-légère; et comme il s'occupait d'abord d'amuser, beaucoup de ceux qui
-crurent le connaître n'auront connu de lui que l'amuseur.
-
-Le repas fini, nous sortîmes. Mes deux amis marchant ensemble, Wilde me
-prit à part:
-
---«Vous écoutez avec les yeux, me dit-il assez brusquement. Voilà
-pourquoi je vous raconterai cette histoire:
-
-»Quand Narcisse fut mort, les fleurs des champs se désolèrent et
-demandèrent à la rivière des gouttes d'eau pour le pleurer.--Oh! leur
-répondit la rivière, quand toutes mes gouttes d'eau seraient des
-larmes, je n'en aurais pas assez pour pleurer moi-même Narcisse: je
-l'aimais.--Oh! reprirent les fleurs des champs, comment n'aurais-tu pas
-aimé Narcisse? Il était beau.--Etait-il beau? dit la rivière.--Et qui
-mieux que toi le saurait? Chaque jour penché sur ta rive, il mirait
-dans tes eaux sa beauté...»
-
-Wilde s'arrêtait un instant...
-
-[Pg 271]
---«Si je l'aimais, répondit la rivière, c'est que, lorsqu'il se
-penchait sur mes eaux, je voyais le reflet de mes eaux dans ses yeux.»
-
-Puis Wilde, se rengorgeant avec un bizarre éclat de rire, ajoutait:
-
---«Cela s'appelle: _Le Disciple._»
-
-Nous étions arrivés devant sa porte et le quittâmes. Il m'invita à le
-revoir. Cette année et l'année suivante je le vis souvent et partout.
-
-
-Devant les autres, je l'ai dit, Wilde montrait un masque de parade,
-fait pour étonner, amuser ou pour exaspérer parfois. Il n'écoutait
-jamais et prenait peu souci de la pensée dès que ce n'était plus la
-sienne. Dès qu'il ne brillait plus tout seul, il s'effaçait. On ne le
-retrouvait alors qu'en se retrouvant seul avec lui.
-
-Mais, sitôt seuls, il commençait:
-
---«Qu'avez-vous fait depuis hier?»
-
-Et comme alors ma vie coulait sans heurts, le récit que j'en pouvais
-faire ne présentait nul intérêt. Je redisais docilement de menus faits,
-observant, tandis que je parlais, le front de Wilde se rembrunir.
-
---«C'est vraiment là ce que vous avez fait?
-
---Oui, répondais-je.
-
-[Pg 272]
---Et ce que vous dites est vrai!
-
---Oui, bien vrai.
-
---Mais alors pourquoi le redire? Vous voyez bien: cela n'est pas du
-tout intéressant.--Comprenez qu'il y a deux mondes: celui qui _est_
-sans qu'on en parle; on l'appelle _le monde réel_, parce qu'il n'est
-nul besoin d'en parler pour le voir. Et l'autre, c'est le monde de
-l'art; c'est celui dont il faut parler, parce qu'il n'existerait pas
-sans cela.
-
-»Il y avait un jour un homme que dans son village on aimait parce
-qu'il racontait des histoires. Tous les matins il sortait du village,
-et quand le soir il y rentrait, tous les travailleurs du village,
-après avoir peiné tout le jour, s'assemblaient tout autour de lui et
-disaient: Allons! Raconte: Qu'est-ce que tu as vu aujourd'hui?--Il
-racontait: J'ai vu dans la forêt un faune qui jouait de la flûte, et
-qui faisait danser une ronde de petits sylvains.--Raconte encore:
-qu'as-tu vu? disaient les hommes.--Quand je suis arrivé sur le bord de
-la mer, j'ai vu trois sirènes, au bord des vagues, et qui peignaient
-avec un peigne d'or leurs cheveux verts.--Et les hommes l'aimaient
-parce qu'il leur racontait des histoires.
-
-»Un matin il quitta comme tous les matins son
-[Pg 273]
-village--mais quand il arriva sur le bord de la mer, voici qu'il
-aperçut trois sirènes, trois sirènes au bord des vagues, et qui
-peignaient avec un peigne d'or leurs cheveux verts. Et comme il
-continuait sa promenade, il vit, arrivant près du bois, un faune qui
-jouait de la flûte à une ronde de sylvains... Ce soir-là, quand il
-rentra dans son village et qu'on lui demanda comme les autres soirs:
-Allons! raconte: Qu'as-tu vu? Il répondit:--Je n'ai rien vu.»
-
-Wilde s'arrêtait un peu, laissait descendre en moi l'effet du conte:
-puis reprenait:
-
-«Je n'aime pas vos lèvres; elles sont droites comme celles de quelqu'un
-qui n'a jamais menti. Je veux vous apprendre à mentir, pour que vos
-lèvres deviennent belles et tordues comme celles d'un masque antique.
-
-»Savez-vous ce qui fait l'œuvre d'art et ce qui fait l'œuvre de la
-nature? Savez-vous ce qui fait leur différence? Car enfin la fleur du
-narcisse est aussi belle qu'une œuvre d'art--et ce qui les distingue
-ce ne peut être la beauté. Savez-vous ce qui les distingue?--L'œuvre
-d'art est toujours _unique_. La nature, qui ne fait rien de durable, se
-répète toujours, afin que rien de ce qu'elle fait ne soit perdu. Il y a
-beaucoup de
-[Pg 274]
-fleurs de narcisse; voilà pourquoi chacune peut ne vivre qu'un jour.
-Et chaque fois que la nature invente une forme nouvelle elle la répète
-aussitôt. Un monstre marin dans une mer sait qu'il est dans une autre
-mer un monstre marin, son semblable. Quand Dieu crée un Néron, un
-Borgia ou un Napoléon dans l'histoire, il en met un autre à côté; on ne
-le connaît pas, peu importe; l'important c'est qu'_un_ réussisse; car
-Dieu invente l'homme, et l'homme invente l'œuvre d'art.
-
-»Oui, je sais ... un jour il se fit sur la terre un grand malaise,
-comme si enfin la nature allait créer quelque chose d'unique, quelque
-chose d'unique vraiment--et le Christ naquit sur la terre. Oui, je sais
-bien ... mais écoutez:
-
-«Quand Joseph d'Arimathie, au soir, descendit du mont du Calvaire où
-venait de mourir Jésus, il vit sur une pierre blanche un jeune homme
-assis, qui pleurait. Et Joseph s'approcha de lui et lui dit:--Je
-comprends que ta douleur soit grande, car certainement cet homme-là
-était un juste.--Mais le jeune homme lui répondit:--Oh! ce n'est pas
-pour cela que je pleure! Je pleure parce que moi aussi j'ai fait des
-miracles! Moi aussi j'ai rendu la vue aux aveugles, j'ai guéri des
-paralytiques et j'ai ressuscité des morts. Moi aussi j'ai
-[Pg 275]
-séché le figuier stérile et j'ai changé de l'eau en vin... Et les
-hommes ne m'ont pas crucifié.»
-
-Et qu'Oscar Wilde fût convaincu de sa mission représentative, c'est ce
-qui m'apparut plus d'un jour.
-
-L'Évangile inquiétait et tourmentait le païen Wilde. Il ne lui
-pardonnait pas ses miracles. Le miracle païen, c'est l'œuvre d'art: le
-Christianisme empiétait. Tout irréalisme artistique robuste, exige un
-réalisme convaincu dans la vie.
-
-Ses apologues les plus ingénieux, ses plus inquiétantes ironies étaient
-pour confronter les deux morales, je veux dire le naturalisme païen et
-l'idéalisme chrétien, et décontenancer celui-ci de tout sens.
-
---«Quand Jésus voulut rentrer dans Nazareth, racontait-il, Nazareth
-était si changée, qu'il ne reconnut plus sa ville. La Nazareth où il
-avait vécu était pleine de lamentations et de larmes; cette ville
-nouvelle, pleine d'éclats de rire et de chants. Et le Christ, entrant
-dans la ville, vit des esclaves chargés de fleurs, qui s'empressaient
-vers l'escalier de marbre d'une maison de marbre blanc. Le Christ entra
-dans la maison, et au fond d'une salle de jaspe, couché sur une couche
-de pourpre, il vit un homme dont les cheveux
-[Pg 276]
-défaits étaient mêlés aux roses rouges et dont les lèvres étaient
-rouges de vin. Le Christ s'approcha de lui, lui toucha l'épaule et lui
-dit:--Pourquoi mènes-tu cette vie?--L'homme se retourna, le reconnut
-et répondit:--J'étais lépreux; tu m'as guéri. Pourquoi mènerais-je une
-autre vie?
-
-»Le Christ sortit de cette maison. Et voici que dans la rue, il vit
-une femme dont le visage et les vêtements étaient peints, et dont les
-pieds étaient chaussés de perles; et derrière elle, marchait un homme
-dont l'habit était de deux couleurs et dont les yeux se chargeaient
-de désirs. Et le Christ s'approcha de l'homme, lui toucha l'épaule
-et lui dit:--Pourquoi donc suis-tu cette femme et la regardes-tu
-ainsi?--L'homme se retournant le reconnut et répondit:--J'étais
-aveugle; tu m'as guéri. Que ferais-je d'autre de ma vue?
-
-»Et le Christ s'approcha de la femme:--Cette route que tu suis, lui
-dit-il, est celle du péché; pourquoi la suivre?--La femme le reconnut
-et lui dit en riant:--La route que je suis est agréable et tu m'as
-pardonné tous mes péchés.
-
-»Alors le Christ sentit son cœur plein de tristesse et voulut quitter
-cette ville. Mais comme il en sortait,
-[Pg 277]
-il vit enfin, au bord des fossés de la ville, un jeune homme assis qui
-pleurait. Le Christ s'approcha de lui, et touchant les boucles de ses
-cheveux, il lui dit:--Mon ami, pourquoi pleures-tu?
-
-»Et Lazare leva les yeux, le reconnut et répondit:
-
---J'étais mort et tu m'as ressuscité; que ferais-je d'autre de ma vie?»
-
---«Voulez-vous que je vous dise un secret? commençait Wilde, un autre
-jour;--c'était chez Heredia; il m'avait pris à part au milieu du salon
-plein de monde--un secret ... mais promettez-moi de ne le redire à
-personne.... Savez-vous pourquoi le Christ n'aimait pas sa mère?--Cela
-était dit à l'oreille, à voix basse et comme honteusement. Il faisait
-une courte pause, saisissait mon bras, se reculait, puis, éclatant de
-rire, brusquement:
-
---C'est parce qu'elle était vierge!!...»
-
-Qu'on me laisse encore citer ce conte, un des plus étranges où se
-puisse achopper l'esprit--et comprenne qui peut la contradiction que
-semble à peine inventer Wilde:
-
-«... Puis il se fit un grand silence dans la Chambre de la Justice de
-Dieu.--Et l'âme du pécheur s'avança toute nue devant Dieu.
-
-[Pg 278]
-Et Dieu ouvrit le livre de la vie du pécheur:
-
---Certainement ta vie a été très mauvaise: Tu as... (suivait une
-prodigieuse, merveilleuse énumération de péchés)[2].--Puisque tu as
-fait tout cela, certainement je vais t'envoyer en Enfer.
-
---Tu ne peux pas m'envoyer en Enfer.
-
---Et pourquoi est-ce que je ne puis pas t'envoyer en Enfer?
-
---Parce que j'y ai vécu toute ma vie.
-
-Alors il se fit un grand silence dans la Chambre de la Justice de Dieu.
-
---Eh bien! puisque je ne puis pas t'envoyer en Enfer, je m'en vais
-t'envoyer au Ciel.
-
---Tu ne peux pas m'envoyer au Ciel.
-
---Et pourquoi est-ce que je ne puis pas t'envoyer au Ciel?
-
---Parce que je n'ai jamais pu l'imaginer.
-
-Et il se fit un grand silence dans la Chambre de la Justice de Dieu[3].»
-
-[Pg 279]
-Un matin, Wilde me tendit à lire un article où un critique assez épais
-le félicitait de «savoir inventer de jolis contes pour habiller mieux
-sa pensée».
-
---«Ils croient, commença Wilde, que toutes les pensées naissent nues...
-Ils ne comprennent pas que _je ne peux pas_ penser autrement qu'en
-contes. Le sculpteur ne cherche pas à traduire en marbre sa pensée; _il
-pense en marbre_, directement.
-
-»Il y avait un homme qui ne pouvait penser qu'en bronze. Et cet homme,
-un jour, eut une idée, l'idée de la joie, de la joie qui habite
-l'instant. Et il sentit qu'il lui fallait la dire. Mais dans le monde
-tout entier il ne restait plus un seul morceau de bronze; car les
-hommes avaient tout employé. Et cet homme sentit qu'il deviendrait fou,
-s'il ne disait pas son idée.
-
-»Et il songeait à un morceau de bronze, sur la tombe de sa femme, à
-une statue qu'il avait faite pour orner la tombe de sa femme, de la
-seule femme qu'il eût aimée; c'était la statue de la tristesse, de la
-tristesse qui habite la vie. Et l'homme sentit qu'il devenait fou s'il
-ne disait pas son idée.
-
-«Alors il prit cette statue de la tristesse, de la tristesse qui habite
-la vie; il la brisa; il la fondit, et il en
-[Pg 280]
-fit la statue de la joie, de la joie qui n'habite que dans l'instant.»
-
-Wilde croyait à quelque fatalité de l'artiste, et que l'idée est plus
-forte que l'homme.
-
---«Il y a, disait-il, deux espèces d'artistes: les uns apportent des
-réponses, et les autres, des questions. Il faut savoir si l'on est
-de ceux qui répondent ou bien de ceux qui interrogent; car celui
-qui interroge n'est jamais celui qui répond. Il y a des œuvres qui
-attendent, et qu'on ne comprend pas pendant longtemps; c'est qu'elles
-apportaient des réponses à des questions qu'on n'avait pas encore
-posées; car la question arrive souvent terriblement longtemps après la
-réponse.»
-
-Et il disait encore:
-
---«L'âme naît vieille dans le corps; c'est pour la rajeunir que
-celui-ci vieillit. Platon, c'est la jeunesse de Socrate...»
-
-
-Puis je restai trois ans sans le revoir.
-
-[Pg 281]
-
-
- II
-
-
-Ici commencent les souvenirs tragiques.
-
-Une persistante rumeur, grandissant avec celle de ses succès (à Londres
-on le jouait à la fois sur trois théâtres), prêtait à Wilde d'étranges
-mœurs, dont certains voulaient bien encore ne s'indigner qu'avec
-sourire, et d'autres ne s'indigner point; on prétendait d'ailleurs que
-ces mœurs, il les cachait peu, souvent les affichait au contraire,
-certains disaient: avec courage; d'autres: avec cynisme; d'autres:
-avec affectation. J'écoutais, plein d'étonnement, cette rumeur.
-Rien, depuis que je fréquentais Wilde, ne m'avait jamais pu rien
-faire soupçonner.--Mais déjà, par prudence, nombre d'anciens amis le
-désertaient. On ne le reniait pas nettement encore, mais on ne tenait
-plus à l'avoir rencontré.
-
-Un extraordinaire hasard croisa de nouveau nos
-[Pg 282]
-deux routes. C'est en janvier 1895. Je voyageais; une humeur chagrine
-m'y poussait, et plus en quête de solitude que de la nouveauté des
-lieux. Le temps était affreux; j'avais fui d'Alger vers Blidah;
-j'allais laisser Blidah pour Biskra. Au moment de quitter l'hôtel,
-par curiosité désœuvrée, je regardai le tableau noir où les noms des
-voyageurs sont inscrits. Qu'y vis-je?--A côté de mon nom, le touchant,
-celui de Wilde... J'ai dit que j'avais soif de solitude: je pris
-l'éponge et j'effaçai mon nom.
-
-Avant d'avoir atteint la gare, je n'étais plus bien sûr qu'un peu de
-lâcheté ne se fut pas cachée dans cet acte; aussitôt, revenant sur mes
-pas, je fis remonter ma valise, et récrivis mon nom sur le tableau.
-
-Depuis trois ans que je ne l'avais vu (car je ne puis compter pour un
-revoir, l'an d'avant, une courte rencontre à Florence), Wilde était
-certainement changé. On sentait dans son regard moins de mollesse,
-quelque chose de rauque en son rire et de forcené dans sa joie, Il
-semblait à la fois plus sûr de plaire et moins ambitieux d'y réussir;
-il était enhardi, affermi, grandi. Chose étrange, il ne parlait plus
-par apologues; durant les quelques jours que je m'attardai près de lui,
-je ne pus arracher de lui le moindre conte.
-
-[Pg 283]
-Je m'étonnai d'abord de le trouver en Algérie.--«Oh! me dit-il, c'est
-que maintenant je fuis l'œuvre d'art. Je ne veux plus adorer que le
-soleil... Avez-vous remarqué que le soleil déteste la pensée; il la
-fait reculer toujours, et se réfugier dans l'ombre. Elle habitait
-d'abord l'Égypte; le soleil a conquis l'Égypte. Elle a vécu longtemps
-en Grèce, le soleil a conquis la Grèce; puis l'Italie et puis la
-France. A présent toute la pensée se trouve repoussée jusqu'en Norvège
-et en Russie, là où ne vient jamais le soleil. Le soleil est jaloux de
-l'œuvre d'art.»
-
-Adorer le soleil, ah! c'était adorer la vie. L'adoration lyrique de
-Wilde devenait farouche et terrible. Une fatalité le menait; il ne
-pouvait pas et ne voulait pas s'y soustraire. Il semblait mettre tout
-son soin, sa vertu, à s'exagérer son destin et à s'exaspérer lui-même.
-Il allait au plaisir comme on marche au devoir.--«Mon devoir à moi,
-disait-il, c'est de terriblement m'amuser.»--Nietzsche m'étonna moins
-plus tard, parce que j'avais entendu Wilde dire;
-
---«Pas le bonheur! Surtout pas le bonheur. Le plaisir! Il faut vouloir
-toujours le plus tragique...»
-
-Il marchait dans les rues d'Alger précédé, escorté, suivi d'une
-extraordinaire bande de maraudeurs; il
-[Pg 284]
-conversait avec chacun; il les regardait tous avec joie et leur jetait
-son argent au hasard.
-
---«J'espère, me disait-il, avoir bien démoralisé cette ville.»
-
-Je songeais au mot de Flaubert, qui lorsqu'on lui demandait quelle
-sorte de gloire il ambitionnait le plus, répondait:
-
---«Celle de démoralisateur.»
-
-Je restais devant tout cela plein d'étonnement, d'admiration et de
-crainte. Je savais sa situation ébranlée, les hostilités, les attaques
-et quelle sombre inquiétude il cachait sous sa joie hardie[4]. Il
-parlait de rentrer
-[Pg 285]
-à Londres; le marquis de Q... l'insultait, l'appelait, l'accusait de
-fuir.
-
---«Mais si vous retournez là-bas, qu'adviendra-t-il? lui demandai-je.
-Savez-vous ce que vous risquez?
-
---Il ne faut jamais le savoir... Ils sont extraordinaires, mes amis;
-ils me conseillent la prudence. La prudence! Mais est-ce que je peux en
-avoir? Ce serait
-[Pg 286]
-revenir en arrière. Il faut que j'aille aussi loin que possible... Je
-ne peux pas aller plus loin... Il faut qu'il arrive quelque chose,
-quelque chose d'autre...»
-
-Wilde s'embarqua le lendemain.
-
-Le reste de l'histoire, on le sait. Ce «quelque chose d'autre» ce fut
-le _hard labour_[5].
-
-[Pg 287]
-
-
- III
-
-
-Dès qu'il fut sorti de prison, Oscar Wilde revint en France. A
-Berneval, discret petit village aux environs de Dieppe, un nommé
-Sébastien Melmoth s'établit; c'était lui. De ses amis français, comme
-j'avais été le dernier à le voir, à le revoir je voulus être le
-premier. Dès que je pus connaître son adresse, j'accourus.
-
-J'arrivai vers le milieu du jour. J'arrivais sans m'être annoncé.
-Melmoth que la bonne cordialité de T*** appelait assez souvent à
-Dieppe, ne devait rentrer que le soir. Il ne rentra qu'au milieu de la
-nuit.
-
-C'était presque encore l'hiver. Il faisait froid; il faisait laid. Tout
-le jour je rôdai sur la plage déserte, découragé et plein d'ennui.
-Comment Wilde avait-il pu choisir Berneval pour y vivre? C'était
-lugubre.
-
-La nuit vint. Je rentrai retenir une chambre à l'hôtel, celui même où
-vivait Melmoth, et d'ailleurs le
-[Pg 288]
-seul de l'endroit. L'hôtel, propre, agréablement situé, n'hébergeait
-que quelques êtres de second plan, d'inoffensifs comparses auprès de
-qui je dus dîner. Triste société pour Melmoth!
-
-Heureusement j'avais un livre. Lugubre soir! onze heures... J'allais
-renoncer à attendre, quand j'entends le roulement d'une voiture... M.
-Melmoth est arrivé.
-
-M. Melmoth est tout transi. Il a perdu en route son pardessus. Une
-plume de paon que, la veille, lui apporta son domestique (affreux
-présage) lui avait bien annoncé un malheur; il est heureux que ce ne
-soit que cela. Mais il grelotte et tout l'hôtel s'agite pour lui faire
-chauffer un grog. A peine s'il m'a dit bonjour. Devant les autres tout
-au moins, il ne veut pas paraître ému. Et mon émotion presque aussitôt
-retombe, à trouver Sébastien Melmoth si simplement pareil à l'Oscar
-Wilde qu'il était: non plus le lyrique forcené d'Algérie, mais le doux
-Wilde d'avant la crise; et je me trouvais reporté non pas de deux ans,
-mais de quatre ou cinq ans en arrière; même regard rompu, même rire
-amusé, même voix...
-
-Il occupe deux chambres, les deux meilleures de l'hôtel, et se les est
-fait aménager avec goût. Beaucoup
-[Pg 289]
-de livres sur sa table, et parmi lesquels il me montre mes _Nourritures
-Terrestres_ qui avaient paru depuis peu. Une jolie vierge gothique, sur
-un grand piédestal, dans l'ombre...
-
-A présent nous sommes assis près de la lampe et Wilde boit son grog à
-petits coups. Je remarque, à présent qu'il est mieux éclairé, que la
-peau du visage est devenue rouge et commune; celle des mains encore
-plus, qui pourtant ont repris les mêmes bagues; une à laquelle il tient
-beaucoup porte en chaton mobile un scarabée d'Égypte en lapis-lazuli.
-Ses dents sont atrocement abîmées.
-
-Nous causons. Je lui reparle de notre dernière rencontre à Alger. Je
-lui demande s'il se souvient qu'alors je lui prédisais presque la
-catastrophe.
-
---«N'est-ce pas, dis-je, que vous saviez à peu près ce qui vous
-attendait en Angleterre; vous aviez prévu le danger et vous y êtes
-précipité?...
-
-(Ici je ne crois pas pouvoir mieux faire que recopier les feuilles où
-je transcrivis peu après tout ce que je pus me rappeler de ses paroles).
-
---«Oh! naturellement! naturellement, je savais qu'il y aurait une
-catastrophe--celle-là, ou une autre, je l'attendais. Il fallait que
-cela finisse ainsi. Songez
-[Pg 290]
-donc: Aller plus loin, ce n'était pas possible; et cela ne pouvait plus
-durer. C'est pourquoi vous comprenez qu'il faut que cela soit fini. La
-prison m'a complètement changé. Je comptais sur elle pour cela--Bosy[6]
-est terrible; il ne peut pas comprendre cela; il ne peut pas comprendre
-que je ne reprenne pas la même existence; il accuse les autres de
-m'avoir changé... Mais il ne faut jamais reprendre la même existence...
-Ma vie est comme une œuvre d'art; un artiste ne recommence jamais deux
-fois la même chose ... ou bien c'est qu'il n'avait pas réussi. Ma vie
-d'avant la prison a été aussi réussie que possible. Maintenant c'est
-une chose achevée.»
-
-Il allume une cigarette.
-
---«Le public est tellement terrible qu'il ne connaît jamais un homme
-que par la dernière chose qu'il a faite. Si je revenais à Paris
-maintenant, on ne voudrait voir en moi que le ... condamné. Je ne veux
-pas reparaître avant d'avoir écrit un drame. Il faut jusque-là qu'on me
-laisse tranquille.»--Et il ajoute brusquement:--«N'est-ce pas que j'ai
-bien fait de venir ici? Mes amis voulaient que j'aille dans le Midi pour
-[Pg 291]
-me reposer; parce que, au commencement, j'étais très fatigué. Mais je
-leur ai demandé de chercher pour moi, dans le Nord de la France, une
-très petite plage, où je ne voie personne, où il fasse bien froid,
-où il n'y ait presque jamais de soleil... Oh! n'est-ce pas que j'ai
-bien fait de venir habiter à Berneval? (Dehors il faisait un temps
-épouvantable.)
-
-»Ici tout le monde est très bon pour moi. Le curé surtout. J'aime
-tellement la petite église! Croiriez-vous qu'elle s'appelle Notre-Dame
-de Liesse! Aoh! n'est-ce pas que c'est charmant?--Et maintenant je sais
-que je ne vais plus jamais pouvoir quitter Berneval, parce que le curé
-m'a offert ce matin une stalle perpétuelle dans le chœur!
-
-»Et les douaniers! Ils s'ennuyaient tellement, ici! alors je leur ai
-demandé s'ils n'avaient rien à lire; et maintenant je leur apporte tous
-les romans de Dumas père... N'est-ce pas qu'il faut que je reste ici?
-
-»Et les enfants! aoh! ils m'adorent! Le jour du jubilé de la reine,
-j'ai donné une grande fête, un grand dîner, où j'avais quarante enfants
-de l'école--tous! tous! avec le maître! pour fêter la reine! N'est-ce
-pas que c'est absolument charmant?... Vous savez que j'aime beaucoup la
-reine. J'ai toujours son portrait
-[Pg 292]
-avec moi.»--Et il me montre, épinglé au mur, le portrait caricatural de
-Nicholson.
-
-Je me lève pour le regarder; une petite bibliothèque est auprès; je
-regarde un instant les livres. Je voudrais amener Wilde à me parler
-plus gravement. Je me rassieds, et avec un peu de crainte je lui
-demande s'il a lu les _Souvenirs de la Maison des Morts_. Il ne répond
-pas directement, mais commence:
-
---«Les écrivains de la Russie sont extraordinaires. Ce qui rend leurs
-livres si grands, c'est la pitié qu'ils y ont mise. N'est-ce pas, avant
-j'aimais beaucoup _Madame Bovary_; mais Flaubert n'a pas voulu de
-pitié dans son œuvre, et c'est pourquoi elle a l'air petite et fermée;
-la pitié, c'est le côté par où est ouverte une œuvre, par où elle
-paraît infinie... Savez-vous, dear, que c'est la pitié qui m'a empêché
-de me tuer? Oh! pendant les six premiers mois j'ai été terriblement
-malheureux; si malheureux que je voulais me tuer; mais ce qui m'a
-retenu de le faire, ç'a été de regarder _les autre_s, de voir qu'ils
-étaient aussi malheureux que moi, et d'avoir pitié. O dear! c'est une
-chose admirable, que la pitié; et je ne la connaissais pas! (Il parlait
-à voix presque basse, sans exaltation aucune.)--Est-ce que vous avez
-bien compris combien
-[Pg 293]
-la pitié est une chose admirable? Pour moi je remercie Dieu chaque
-soir--oui, à genoux, je remercie Dieu de me l'avoir fait connaître.
-Car je suis entré dans la prison avec un cœur de pierre et ne songeant
-qu'à mon plaisir, mais maintenant mon cœur s'est complètement brisé; la
-pitié est entrée dans mon cœur; j'ai compris maintenant que la pitié
-est la plus grande, la plus belle chose qu'il y ait au monde... Et
-voilà pourquoi je ne peux pas en vouloir à ceux qui m'ont condamné, ni
-à personne, parce que, sans eux, je n'aurais pas connu tout cela.--Bosy
-m'écrit des lettres terribles; il me dit qu'il ne me comprend pas;
-qu'il ne comprend pas que je n'en veuille pas à tout le monde; que
-tout le monde a été odieux pour moi... Non, il ne me comprend pas; il
-ne peut plus me comprendre. Mais je le lui répète dans chaque lettre;
-nous ne pouvons pas suivre la même route; il a la sienne; elle est très
-belle; j'ai la mienne. La sienne, c'est celle d'Alcibiade; la mienne
-est maintenant celle de saint François d'Assise... Connaissez-vous
-saint François d'Assise? aoh! admirable! admirable! Voulez-vous me
-faire un grand plaisir? Envoyez-moi la meilleure vie de saint François
-que vous connaissiez...»
-
-[Pg 294]
-Je le lui promets, il reprend:
-
---«Oui--ensuite nous avons eu un directeur de prison charmant, aoh!
-tout à fait charmant! mais les six premiers mois, j'ai été terriblement
-malheureux. Il y avait un gouverneur de prison très méchant, un juif,
-qui était très cruel, parce qu'il manquait complètement d'imagination.»
-Cette dernière phrase, dite très vite, était irrésistiblement comique;
-et comme j'éclate de rire, il rit aussi, la répète, puis continue:
-
---«Il ne savait quoi imaginer pour nous faire souffrir:--Vous allez
-voir comme il manquait d'imagination... Il faut que vous sachiez que,
-dans la prison, on ne vous laisse sortir qu'une heure par jour; alors
-on marche dans une cour, en rond, les uns derrière les autres, et il
-est absolument défendu de se parler. Des gardes vous surveillent et il
-y a de terribles punitions pour celui qu'on surprend--Ceux qui sont
-pour la première fois en prison se reconnaissent à ce qu'ils ne savent
-pas parler sans remuer les lèvres.., Il y avait déjà six semaines que
-j'étais enfermé, et que je n'avais dit un mot à personne--à personne.
-Un soir, nous marchions comme cela les uns derrière les autres pendant
-l'heure de la promenade, et tout d'un coup,
-[Pg 295]
-derrière moi, j'entends prononcer mon nom: c'était le prisonnier qui
-était derrière moi, qui disait: «Oscar Wilde, je vous plains, parce
-que vous devez souffrir plus que nous.» Alors j'ai fait un énorme
-effort pour ne pas être remarqué (je croyais que j'allais m'évanouir)
-et j'ai dit sans me retourner: «Non, mon ami; nous souffrons tous
-également.»--Et ce jour-là je n'ai plus du tout eu envie de me tuer.
-
-»Nous avons parlé comme cela plusieurs jours. J'ai su son nom, et ce
-qu'il faisait. Il s'appelait P***; c'était un excellent garçon; aoh!
-excellent!... Mais je ne savais pas encore parler sans remuer les
-lèvres, et un soir: «C. 33! (C. 33 c'était moi)--C. 33 et C. 48, sortez
-des rangs!» Alors nous sortons des rangs et le gardien dit: «Vous allez
-comparaître devant Monsieur le Dirrrecteur!»--Et comme la pitié était
-déjà entrée dans mon cœur, je ne m'effrayais absolument que pour lui;
-j'étais, au contraire, heureux de souffrir à cause de lui.--Mais le
-directeur était tout à fait terrible. Il a fait passer P*** le premier;
-il voulait nous interroger séparément,--parce qu'il faut vous dire que
-la peine n'est pas la même pour celui qui a commencé à parler que pour
-celui qui a répondu; la peine de
-[Pg 296]
-celui qui a parlé le premier est le double de celle de l'autre;
-d'ordinaire le premier a quinze jours de cachot, le second seulement
-huit; alors le directeur voulait savoir qui de nous deux avait
-parlé le premier. Et, naturellement, P***, qui était un excellent
-garçon, a dit que c'était lui. Et quand, après, le directeur m'a fait
-venir pour m'interroger, naturellement, j'ai dit que c'était moi.
-Alors le directeur est devenu très rouge, parce qu'il ne comprenait
-plus.--«Mais P*** dit aussi que c'est lui qui a commencé! Je ne peux
-pas comprendre...»
-
-«Pensez-vous, dear!! Il ne pouvait pas comprendre! Il était très
-embarrassé; il disait: «Mais je lui ai déjà donné quinze jours
-à lui...» et puis il a ajouté: «Enfin! si c'est comme ça, je
-m'en vais vous donner quinze jours à tous les deux.» N'est-ce
-pas que c'est extraordinaire! Cet homme-là n'avait aucune espèce
-d'imagination.»--Wilde s'amuse énormément de ce qu'il dit; il rit; il
-est heureux de raconter:
-
---«Et naturellement, après les quinze jours, nous avions beaucoup
-plus envie qu'auparavant, de nous parler. Vous ne savez pas combien
-cela pouvait paraître doux, de sentir que l'on souffrait l'un pour
-l'autre.--Peu à peu, comme on n'occupait pas tous les jours
-[Pg 297]
-le même rang, peu à peu j'ai pu parler à chacun des autres; à tous! à
-tous!... J'ai su le nom de chacun d'eux, l'histoire de chacun, et quand
-il devait sortir de prison.... Et à chacun d'eux je disais: En sortant
-de prison, la première chose que vous ferez ce sera d'aller à la poste;
-il y aura une lettre pour vous avec de l'argent.--De sorte que, comme
-cela, je continue à les connaître, parce que je les aime beaucoup. Et
-il y en a de tout à fait délicieux. Croiriez-vous qu'il y en a déjà
-trois qui sont venus me voir ici! N'est-ce pas que c'est tout à fait
-admirable?...
-
-«Celui qui a remplacé le méchant directeur était un très charmant
-homme, aoh! remarquable! tout à fait aimable avec moi... Et vous ne
-pouvez pas imaginer quel bien m'a fait dans la prison la _Salomé_
-que l'on a jouée à Paris, précisément à cette époque. Ici, on avait
-complètement oublié que j'étais littérateur! Quand on a vu ici que
-ma pièce avait du succès à Paris, on s'est dit: Tiens! mais, c'est
-étrange! il a donc du talent. Et à partir de ce moment on m'a laissé
-lire tous les livres que je désirais.
-
-«J'ai pensé d'abord que ce qui me plairait le plus ce serait la
-littérature grecque. J'ai demandé Sophocle;
-[Pg 298]
-mais je n'ai pu y prendre goût. Alors j'ai pensé aux Pères de l'Eglise;
-mais eux non plus ne m'intéressaient pas. Et tout d'un coup j'ai pensé
-à Dante... oh! Dante! J'ai lu le Dante tous les jours; en italien;
-je l'ai lu tout entier; mais ni le _Purgatoire_ ni le _Paradis_ ne
-me semblaient écrits pour moi. C'est son _Inferno_ surtout que j'ai
-lu; comment ne l'aurais-je pas aimé? Comprenez-vous? L'Enfer, nous y
-étions. L'Enfer, c'était la prison...»
-
---Ce même soir il me raconte son projet de drame sur Pharaon et un
-ingénieux conte sur Judas.
-
-
-Le lendemain il me mène dans une charmante petite maison, à deux cents
-mètres de l'hôtel, qu'il a louée et commence à faire meubler. C'est là
-qu'il veut écrire ses drames; son _Pharaon_ d'abord, puis un _Achab et
-Jésabel_ (il prononce: _Isabelle_) qu'il raconte merveilleusement.
-
-La voiture qui m'emmène est attelée. Wilde y monte avec moi, pour
-m'accompagner un instant. Il me reparle de mon livre, le loue, mais
-avec je ne sais quelle réticence. Enfin la voiture s'arrête. Il me
-dit adieu, va descendre, mais, tout à coup:--«Ecoutez, dear, il faut
-maintenant que vous me fassiez une promesse.
-[Pg 299]
-_Les Nourritures Terestres_, c'est bien... c'est très bien... Mais
-dear, promettez-moi: maintenant n'écrivez plus jamais JE.»
-
-Et comme je paraissais ne pas suffisamment comprendre, il
-reprenait:--«En art, voyez-vous, il n'y a pas de _première_ personne.»
-
-[Pg 300]
-
-
- IV
-
-
-De retour à Paris, j'allai donner de ses nouvelles à Lord Alfred
-Douglas. Celui-ci me dit:
-
---«Mais tout cela est tout à fait ridicule. Wilde est tout à fait
-incapable de supporter l'ennui. Je le sais très bien: il m'écrit tous
-les jours; et moi aussi je suis d'avis qu'il faut d'abord qu'il termine
-sa pièce; mais, après, il me reviendra; il n'a jamais rien fait de bon
-dans la solitude; il a besoin d'être tout le temps distrait. C'est
-près de moi qu'il a écrit tout ce qu'il a écrit de meilleur.--Voyez
-d'ailleurs sa dernière lettre...» Lord Alfred me la montre et me
-la lit.--Elle supplie Bosy de le laisser finir tranquillement son
-_Pharaon_, mais dit en effet que, sitôt cette pièce écrite, il
-reviendra, le retrouvera,--et termine par cette phrase glorieuse: «...
-et alors je serai de nouveau _le Roi de la Vie_ (the King of Life).»
-
-[Pg 301]
-
-
- V
-
-
-Et peu de temps après Wilde revint à Paris[7]. Sa pièce n'était pas
-écrite; elle ne le sera jamais. La société sait bien s'y prendre quand
-elle veut supprimer un homme, et connaît des moyens plus subtils que
-la mort... Wilde avait trop souffert depuis deux ans et d'une façon
-trop passive. Sa volonté avait été brisée. Les premiers mois, il put se
-faire illusion encore, mais bientôt il s'abandonna. Ce fut comme une
-abdication. Rien ne resta dans sa vie effondrée qu'un douloureux relent
-de ce qu'il avait été naguère; un besoin par instants de prouver qu'il
-pensait encore; de l'esprit, mais
-[Pg 302]
-cherché, contraint, fripé. Je ne le revis plus que deux fois:
-
-Un soir, sur les boulevards où je me promenais avec G***, je m'entendis
-appeler par mon nom. Je me retournai: c'était Wilde. Ah! combien il
-était changé!... «Si je reparais avant d'avoir écrit mon drame, le
-monde ne voudra voir en moi que le forçat», m'avait-il dit. Il était
-reparu sans drame et, comme devant lui quelques portes s'étaient
-fermées, il ne cherchait plus de rentier nulle part; il rôdait. Des
-amis, à plusieurs reprises, avaient tenté de le sauver; on s'ingéniait;
-on l'emmenait en Italie... Wilde échappait bientôt; retombait. Parmi
-ceux demeurés le plus longtemps fidèles, quelques-uns m'avaient
-tant redit que «Wilde n'était plus visible...», je fus un peu gêné,
-je l'avoue, de le revoir et dans un lieu où pouvait passer tant de
-monde.--Wilde était attablé sur la terrasse d'un café. Il commanda pour
-G*** et pour moi deux cocktails... J'allais m'asseoir en face de lui,
-c'est-à-dire de manière à tourner le dos aux passants, mais Wilde,
-s'affectant de ce geste qu'il crut causé par une absurde honte (il ne
-se trompait, hélas! pas tout à fait):
-
---«Oh! mettez-vous donc là, près de moi, dit-il,
-[Pg 303]
-en m'indiquant, à côté de lui, une chaise; je suis tellement seul à
-présent!»
-
-Wilde était encore bien mis; mais son chapeau n'était plus si brillant;
-son faux-col avait même forme, mais il n'était plus aussi propre; les
-manches de sa redingote étaient légèrement frangées»
-
---«Quand, jadis, je rencontrais Verlaine, je ne rougissais pas de lui,
-reprit-il, avec un essai de fierté. J'étais riche, joyeux, couvert
-de gloire, mais je sentais que d'être vu près de lui m'honorait,
-même quand Verlaine était ivre...» Puis craignant d'ennuyer G***, je
-pense, il changea brusquement de ton, essaya d'avoir de l'esprit, de
-plaisanter, devint lugubre. Mon souvenir ici reste abominablement
-douloureux. Enfin, G*** et moi nous nous levâmes. Wilde tint à payer
-les consommations. J'allais lui dire adieu quand il me prit à part et,
-confusément, à voix basse:
-
---«Ecoutez, me dit-il, il faut que vous sachiez...: je suis absolument
-sans ressources...»
-
-
-Quelques jours après, pour la dernière fois, je le revis. Je ne
-veux citer de notre conversation qu'un mot. Il m'avait dit sa gêne,
-l'impossibilité de continuer, de commencer même un travail. Tristement
-je lui rappelais
-[Pg 304]
-la promesse qu'il s'était faite de ne reparaître à Paris qu'avec une
-pièce achevée:
-
---«Ah! pourquoi, commençais-je, avoir si tôt quitté Berneval, où vous
-vous étiez promis de rester si longtemps? Je ne puis pas dire que je
-vous en veuille, mais...»
-
-Il m'interrompit, mit sa main sur la mienne, me regarda de son plus
-douloureux regard:
-
---«Il ne faut pas en vouloir, me dit-il, à _quelqu'un qui a été
-frappé_.»
-
-
-Oscar Wilde mourut dans un misérable petit hôtel de la rue des
-Beaux-Arts. Sept personnes suivirent l'enterrement; encore
-n'accompagnèrent-elles pas toutes jusqu'au bout le funèbre convoi. Sur
-la bière, des fleurs, des couronnes; une seule m'a-t-on dit portait une
-inscription: c'était celle du propriétaire de l'hôtel; on y lisait ces
-mots: _A MON LOCATAIRE_.
-
-
-[1] Ecrit en Décembre 1901.
-
-[2] La rédaction qu'il fit plus tard de ce conte est, par
-extraordinaire, excellente--par conséquent aussi la traduction qu'en
-donna notre ami H. Davray, dans la _Revue Blanche_.
-
-[3] Depuis que Villiers de l'Isle-Adam l'a trahi, tout le monde sait,
-hélas! le grand secret de l'Eglise: _Il n'y a pas de purgatoire._
-
-[4] Un de ces derniers soirs d'Alger, Wilde semblait s'être promis de
-ne rien dire de sérieux. Enfin je m'irritai quelque peu de ses trop
-spirituels paradoxes:
-
---«Vous avez mieux à dire que des plaisanteries, commençai-je; vous me
-parlez ce soir comme si j'étais le public. Vous devriez plutôt parler
-au public comme vous savez parler à vos amis. Pourquoi vos pièces
-ne sont-elles pas meilleures? Le meilleur de vous, vous le parlez;
-pourquoi ne l'écrivez-vous pas?
-
---Oh! mais, s'écria-t-il aussitôt,--mes pièces ne sont pas du tout
-bonnes! et je n'y tiens pas du tout... Mais si vous saviez comme
-elles amusent!... Elles sont presque toutes le résultat d'un pari.
-_Dorian Grey_ aussi; je l'ai écrit en quelques jours, parce qu'un de
-mes amis prétendait que je ne pourrais jamais écrire de romans. Cela
-m'ennuie tellement d'écrire!»--Puis se penchant brusquement vers moi:
-«Voulez-vous savoir le grand drame de ma vie?--C'est que j'ai mis mon
-génie dans ma vie; je n'ai mis que mon talent dans mes œuvres.»
-
-Il n'était que trop vrai. Le meilleur de son écriture n'est qu'un pâle
-reflet de sa brillante conversation. Ceux qui l'ont entendu parler
-trouvent décevant de le lire. _Dorian Grey_, tout d'abord, était une
-admirable histoire, combien supérieure à la _Peau de Chagrin_! combien
-plus _significative_! Hélas! écrit, quel chef-d'œuvre manqué!--Dans
-ses contes les plus charmants trop de littérature se mêle, si gracieux
-qu'ils soient on y sent trop l'apprêt; la préciosité, l'euphuisme y
-cachent la beauté de la première invention; on y sent, on ne peut
-cesser d'y sentir les trois moments de leur genèse; l'idée première
-en est fort belle, simple, profonde et de retentissement certain; une
-sorte de nécessité latente en relient fixement les parties; mais dès
-ici le don s'arrête; le développement des parties se fait de manière
-factice; elles ne s'organisent pas bien; et quand, après, Wilde
-travaille ses phrases, s'occupe de mettre en valeur, c'est par une
-prodigieuse surcharge de concettis, de menues inventions plaisantes
-et bizarres où l'émotion s'arrête de sorte que le chatoiement de la
-surface fait perdre de vue et d'esprit la profonde émotion centrale.
-
-[5] Je n'ai rien inventé, rien arrangé, dans les derniers propos que
-je cite. Les paroles de Wilde sont présentes à mon esprit, et j'allais
-dire à mon oreille. Je ne prétends pas que Wilde vit nettement se
-dresser devant lui la prison; mais j'affirme que le grand coup de
-théâtre qui surprit et bouleversa Londres, transformant brusquement
-Oscar Wilde d'accusateur en accusé, ne lui causa pas à proprement
-parler de surprise. Les journaux, qui ne voulaient plus voir en lui
-qu'un pitre, ont dénaturé de leur mieux l'attitude de sa défense,
-jusqu'à lui enlever tout sens. Peut-être, quelque jour lointain,
-siéra-t-il de relever de la fange cet abominable procès...
-
-[6] Lord Alfred Douglas.
-
-[7] Les représentants de sa famille assuraient à Wilde une fort belle
-situation s'il consentait à prendre certains engagements, entre autres
-celui de ne jamais revoir Lord Alfred. Il ne put ou ne voulut pas les
-prendre.
-
-
- * * * * *
-
-
- _ACHEVÉ D'IMPRIMER_
-
- Le vingt novembre mil neuf cent dix-neuf
-
- PAR
-
- BUSSIÈRE
-
- A SAINT-AMAND (CHER)
-
- pour le
-
- MERCVRE
-
- DE
-
- FRANCE
-
-
-
-
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