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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Prétextes - Réflexions sur quelques points de littérature et de morale - -Author: André Gide - -Release Date: March 20, 2017 [EBook #54393] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PRÉTEXTES *** - - - - -Produced by Winston Smith. Images made available by The -Internet Archive. - - - - - - - PRÉTEXTES - - - - - _DU MÊME AUTEUR_ - - - ANDRÉ WALTER (Les cahiers; Les Poésies)..... épuisé - - LE VOYAGE D'URIEN........................... épuisé - - PALUDES..................................... épuisé - - - AU MERCURE DE FRANCE - - - PRÉTEXTES................................... 1 vol. - - NOUVEAUX PRÉTEXTES.......................... 1 vol. - - L'IMMORALISTE, récit........................ 1 vol. - - LA PORTE ÉTROITE, récit..................... 1 vol. - - OSCAR WILDE................................. 1 vol. - - - A LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE - - - LES NOURRITURES TERRESTRES.................. 1 vol. - - ISABELLE, récit............................. 1 vol. - - LE RETOUR DE L'ENFANT PRODIGUE.............. 1 vol. - - LE ROI DE CANDAULE, suivi de SAUL........... 1 vol. - - LE PROMÉTHÉE MAL ENCHAÎNÉ................... 1 vol. - - LES CAVES DU VATICAN........................ 1 vol. - - - * * * * * - - ANDRÉ GIDE - - - Prétextes - - - Réflexions - - sur quelques points de littérature - - et de morale - - - Septième édition - - PARIS - - MERCVRE DE FRANCE - - XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI - - MCMXIX - - - * * * * * - -[Pg 4] - - - JUSTIFICATION DU TIRAGE - - Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés - pour tous pays - - -[Pg 5] - - TABLE DES MATIÈRES - - - =Deux conférences.= - - - De l'influence en Littérature.......................... 7 - - Les Limites de L'Art................................... 35 - - - =Autour de M. Barrès.= - - - A propos des _Déracinés_............................... 51 - - La querelle du peuplier (_Réponse à M. Maurras_)....... 61 - - La Normandie et le Bas-Languedoc....................... 71 - - - =Lettres à Angèle.= - - - I.--Mirbeau; Curel; Hauptmann....................... 81 - - II.--Signoret; Jammes................................ 88 - - III.--Les Naturistes.................................. 99 - - IV.--Barrès; Maeterlinck............................. 102 - - V.--Verhaeren, Pierre Louys......................... 107 - - VI.--Stevenson et _du nationalisme en littérature_... 113 - - VII.--De quelques récentes idolâtries................. 124 - - VIII.--Sada Yacco...................................... 135 - - IX.--De quelques jeunes gens du Midi................. 142 - - X.--Les Mille Nuits et une Nuit du Dr Mardrus....... 151 - - XI.--Max Stirner et l'individualisme................. 160 - - XII.--Nietzsche....................................... 166 - - - =Quelques livres.= - - - Villiers de l'Isle-Adam................................ 185 - - Maurice Léon........................................... 192 - - Camille Mauclair....................................... 197 - - Henri de Régnier....................................... 203 - - Dr J. C. Mardrus (_Les Mille Nuits et une Nuit_)....... 211 - - Saint-Georges de Bouhélier............................. 225 - - _Lettre à M. Saint-Georges de Bouhélier_............. 235 - - - =Supplément.= - - - Francis Jammes......................................... 241 - - Saint-Georges de Bouhélier............................. 242 - - Henri de Régnier....................................... 244 - - Octave Mirbeau......................................... 246 - - - =In Memoriam.= - - - Stéphane Mallarmé...................................... 251 - - Emmanuel Signoret...................................... 260 - - Oscar Wilde............................................ 265 - - -[Pg 6] - - DEUX CONFÉRENCES - -[Pg 7] - - - - DE L'INFLUENCE EN LITTÉRATURE - -_Conférence faite à la_ LIBRE ESTHÉTIQUE _de Bruxelles le 29 Mars 1900._ - - -_A Théo Van Rysselberghe._ - - -MESDAMES, MESSIEURS, - -Je viens ici faire l'apologie de l'influence. - - -On convient généralement qu'il y a de bonnes et de mauvaises -influences. Je ne me charge pas de les distinguer. J'ai la prétention -de faire l'apologie de toutes les influences. - -J'estime qu'il y a de très bonnes influences qui ne paraissent pas -telles aux yeux de tous. - -J'estime qu'une influence n'est pas bonne ou mauvaise -[Pg 8] -d'une manière absolue, mais simplement par rapport à qui la subit. - -J'estime surtout qu'il y a de mauvaises natures pour qui tout est -guignon, et à qui tout fait tort. D'autres au contraire pour qui -tout est heureuse nourriture, qui changent les cailloux en pain: «Je -dévorais, dit Gœthe, TOUT ce que Herder voulait bien m'enseigner.» - -L'apologie de l'influencé d'abord; l'apologie de l'influenceur ensuite; -ce seront là les deux points de notre causerie. - - -Gœthe, dans ses Mémoires, parle avec émotion de cette période -de jeunesse où, s'abandonnant au monde extérieur, il laissait -indistinctement chaque créature agir sur lui, chacune à sa -manière. «Une merveilleuse parenté avec chaque objet en résultait, -écrit-il,--une si parfaite harmonie avec toute la nature, que tout -changement de lieu, d'heure, de saison, m'affectait intimement.» Avec -délices il subissait la plus fugitive influence. - -Les influences sont de maintes sortes--et si je vous ai rappelé ce -passage de Gœthe, c'est parce que je voudrais pouvoir parler de -_toutes_ les influences, chacune -[Pg 9] -ayant son importance,--commençant par les plus vagues, les plus -naturelles, gardant pour les dernières les influences des hommes et -celles des œuvres des hommes; les gardant pour les dernières parce -que ce sont celles dont il est le plus difficile de parler--et contre -lesquelles on tente le plus, ou l'on prétend tenter le plus, de -regimber.--Comme ma prétention est de faire l'apologie de celles-ci -aussi, je voudrais préparer cette apologie de mon mieux,--c'est-à-dire -lentement. - -Il n'est pas possible à l'homme de se soustraire aux influences; -l'homme le plus préservé, le plus muré en sent encore. Les influences -risquent même d'être d'autant plus fortes qu'elles sont moins -nombreuses. Si nous n'avions rien pour nous distraire du mauvais temps, -la moindre averse nous ferait inconsolables. - -Il est tellement impossible d'imaginer un homme complètement échappé -de toutes les influences naturelles et humaines, que, lorsqu'il s'est -présenté des héros qui paraissaient ne rien devoir à l'extérieur, -dont on ne pouvait expliquer la marche, dont les actions, subites, et -incompréhensibles aux profanes, étaient telles qu'aucun mobile humain -ne les semblait déterminer--on préférait, après leur réussite, croire à -l'influence -[Pg 10] -des _astres_, tant il est impossible d'imaginer quelque chose d'humain -qui soit complètement, profondément, foncièrement spontané. - -En général on peut dire, je crois, que ceux qui avaient la glorieuse -réputation de n'obéir qu'à leur étoile étaient ceux sur qui les -influences personnelles, les influences d'élection agissaient plus -puissamment que les influences générales--je veux dire celles qui -agissent sur tout un peuple, du moins sur tous les habitants d'une même -ville, à la fois. - -Donc deux classes d'influences, les influences communes, les influences -particulières; celles que toute une famille, un groupement d'hommes, un -pays subit à la fois; celles que dans sa famille, dans sa ville, dans -son pays, l'on est seul à subir (volontairement ou non, consciemment ou -inconsciemment, qu'on les ait choisies ou qu'elles vous aient choisi). -Les premières tendent à réduire l'individu au type commun; les secondes -à opposer l'individu à la communauté.--Taine s'est occupé presque -exclusivement des premières; elle flattaient son déterminisme mieux que -les autres... - -Mais comme on ne peut inventer rien de neuf pour soi tout seul, ces -influences que je dis personnelles -[Pg 11] -parce qu'elles sépareront en quelque sorte la personne qui les subit, -l'individu, de sa famille, de sa société, seront aussi bien celles qui -le rapprocheront de tel inconnu qui les subit ou les a subies comme -lui,--qui forme ainsi des groupements nouveaux--et crée comme une -nouvelle famille, aux membres parfois très épars, tisse des liens, -fonde des parentés--qui peut pousser à la même pensée tel homme de -Moscou et moi-même, et qui, à travers le temps, apparente Jammes à -Virgile--et à ce poète chinois dont il vous lisait jeudi dernier le -charmant, modeste et ridicule poème. - -Les influences _communes_ sont forcément les plus _grossières_--ce -n'est pas par hasard que le mot GROSSIER est devenu synonyme de -COMMUN.--J'aurais presque honte à parler de l'influence de la -nourriture si Nietzsche par exemple, paradoxalement je veux le croire, -ne prétendait que la boisson a une influence considérable sur les -mœurs et sur la pensée d'un peuple en général: que les Allemands par -exemple, en buvant de la bière, s'interdisent à jamais de prétendre à -cette légèreté, cette acuité d'esprit que Nietzsche prête aux Français -buveurs de vin. Passons. - -Mais, je le répète: moins une influence est grossière, -[Pg 12] -plus elle agit d'une manière particulière. Et déjà l'influence du -temps, celle des saisons, bien qu'agissant sur de grandes foules à la -fois, agit sur elles de manière plus délicate et plus nerveuse, et -provoque des réactions très diverses.--Tel est exténué, tel autre est -exalté par la chaleur. Keats ne pouvait travailler bien qu'en été, -Shelley qu'en automne. Et Diderot disait: «J'ai l'esprit fou dans les -grands vents.» On pourrait citer encore, citer beaucoup... Passons. - -L'influence d'un climat cesse d'être générale, et par là devient -sensible, à celui qui la subit en étranger.--Ici nous arrivons aux -influences particulières;--à vrai dire, les seules qui aient droit de -nous occuper ici. - -Lorsque Gœthe, arrivant à Rome, s'écrie: «Nun bin ich endlich geboren!» -Enfin je suis né!... Lorsqu'il nous dit dans sa correspondance -qu'entrant en Italie il lui sembla pour la première fois prendre -conscience de lui-même et _exister_ ... voilà certes de quoi -nous faire juger l'influence d'un pays étranger comme des plus -importantes.--C'est, de plus, une _influence d'élection_: je veux -dire qu'à part de malheureuses exceptions, voyages forcés ou exils, -on choisit d'ordinaire la terre où l'on veut voyager; la choisir est -preuve que déjà l'on est un peu influencé par elle.--Enfin -[Pg 13] -l'on choisit tel pays précisément parce que l'on sait que l'on va -être influencé par lui, parce qu'on espère, que l'on souhaite cette -influence. On choisit précisément les lieux que l'on croit capables de -vous influencer le plus.--Quand Delacroix partait pour le Maroc, ce -n'était pas pour devenir orientaliste, mais bien, par la compréhension -qu'il devait avoir d'harmonies plus vives, plus délicates et plus -subtiles, pour «prendre conscience» plus parfaite de lui-même, du -coloriste qu'il était. - -J'ai presque honte à citer ici le mot de Lessing, repris par Gœthe -dans les _Affinités Electives_, mot si connu qu'il fait sourire: «Es -wandelt niemand unbestraft unter Palmen», et que l'on ne peut traduire -en français qu'assez banalement par: «Nul ne se promène impunément sous -les palmes.» Qu'entendre par là? sinon qu'on a beau sortir de leur -ombre, on ne se retrouve plus tel qu'avant. - -J'ai lu tel livre; et après l'avoir lu je l'ai fermé; je l'ai remis -sur ce rayon de ma bibliothèque,--mais dans ce livre il y avait telle -parole que je ne peux pas oublier. Elle est descendue en moi si avant, -que je ne la distingue plus de moi-même. Désormais je ne suis plus -comme si je ne l'avais pas connue.--Que j'oublie -[Pg 14] -le livre où j'ai lu cette parole: que j'oublie même que je l'ai -lue; que je ne me souvienne d'elle que d'une manière imparfaite ... -n'importe! Je ne peux plus redevenir celui que j'étais avant de l'avoir -lue.--Comment expliquer sa puissance? - -Sa puissance vient de ceci qu'elle n'a fait que me révéler quelque -partie de moi encore inconnue à moi-même; elle n'a été pour moi qu'une -explication--oui, qu'une explication de moi-même. On l'a dit déjà: les -influences agissent par ressemblance. On les a comparées à des sortes -de miroirs qui nous montreraient, non point ce que nous sommes déjà -effectivement, mais ce que nous sommes d'une façon latente. - - Ce frère intérieur que tu n'es pas encore, - -disait Henri de Regnier,--Je les comparerai plus précisément à ce -prince d'une pièce de Mæterlinck, qui vient réveiller des princesses. -Combien de sommeillantes princesses nous portons en nous, ignorées, -attendant qu'un contact, qu'un accord, qu'un mot les réveille! - -Que m'importe, auprès de cela, tout ce que j'apprends par la tête, ce -qu'à grand renfort de mémoire j'arrive -[Pg 15] -à retenir?--Par instruction, ainsi, je peux accumuler en moi de lourds -trésors, toute une encombrante richesse, une fortune, précieuse certes -comme instrument, mais qui restera _différente_ de moi jusqu'à la -consommation des siècles.--L'avare met ses pièces d'or dans un coffre; -mais, sitôt le coffre fermé, c'est comme si le coffre était vide. - -Rien de pareil avec cette intime connaissance, qui n'est plutôt qu'une -reconnaissance mêlée d'amour--de reconnaissance, vraiment; qui est -comme le sentiment d'une parenté retrouvée. - -A Rome, près de la solitaire petite tombe de Keats, quand je lus ses -vers admirables, combien naïvement je laissai sa douce influence entrer -en moi, tendrement me toucher, me reconnaître, s'apparenter à mes plus -douteuses, à mes plus incertaines pensées.--A ce point que lorsque, -malade, il s'écrie dans _l'Ode au Rossignol:_ - -_Oh! qui me donnera une gorgée d'un vin--longtemps refroidi dans la -terre profonde,--d'un vin qui sente Flora et la campagne verte, la -danse et les chansons provençales, et la joie que brûle le soleil?_ - -_--Oh! qui me donnera une coupe pleine de chaud Midi?_ - -[Pg 16] -Il me semblait, que, de mes propres lèvres, j'entendisse jaillir cette -plainte admirable. - -S'éduquer, s'épanouir dans le monde, il semble vraiment que ce soit se -retrouver des parents. - - -Je sens bien qu'ici nous sommes arrivés au point sensible, dangereux, -et qu'il va devenir plus difficile et délicat de parler. Il ne s'agit -plus à présent des influences--dirai-je: naturelles--mais bien des -influences humaines.--Comment expliquer, tandis que _l'influence_ -nous apparaissait jusqu'ici comme un heureux moyen d'enrichissement -personnel--ou du moins semblable à cette baguette de coudre des -sorciers qui permettrait de découvrir en soi des richesses,--comment -expliquer que brusquement ici l'on entre en garde, que l'on ait peur -(surtout de nos jours, disons-le bien), que l'on se défie. L'influence, -ici, est considérée comme une chose néfaste, une sorte d'attentat -envers soi-même, de crime de lèse-personnalité. - -C'est que précisément aujourd'hui, même sans faire profession -d'individualisme, nous prétendons avoir chacun notre _personnalité_, -et que, sitôt que cette personnalité n'est plus très robuste, sitôt -qu'elle paraît, -[Pg 17] -à nous-mêmes ou aux autres, un peu indécise, chancelante ou débile, la -peur de la perdre nous poursuit et risque de gâter nos plus réelles -joies. - -La peur de perdre sa personnalité! - -Nous avons pu, dans notre bienheureux monde des lettres, connaître -et rencontrer bien des peurs: la peur du neuf, la peur du vieux--ces -derniers temps la peur des langues étrangères, etc. ... mais de toutes, -la plus vilaine, la plus sotte, la plus ridicule, c'est bien la peur de -perdre sa personnalité. - -«Je ne veux pas lire Gœthe, me disait un jeune littérateur (ne craignez -rien, je ne nomme que quand je loue),--je ne veux pas lire Gœthe parce -que cela pourrait m'impressionner.» - -Il faut, n'est-ce pas, être arrivé à un point de perfection rare, pour -croire que l'on ne peut changer qu'en mal. - -La personnalité d'un écrivain, cette personnalité délicate, -choyée, celle qu'on a peur de perdre, non tant parce qu'on la sait -précieuse, que parce qu'on la croit sans cesse sur le point d'être -perdue--consiste trop souvent à n'avoir jamais fait telle ou telle -chose. C'est ce qu'on pourrait appeler une personnalité privative. La -perdre, c'est avoir envie de faire, ce -[Pg 18] -qu'on s'était promis de ne pas faire.--Il a paru, il y a quelque dix -ans, un volume de nouvelles que l'auteur avait intitulé: _Contes sans -qui ni que_. L'auteur s'était fait une manière d'originalité, un style -spécial, une personnalité, à n'employer jamais un pronom conjonctif. -(Comme si les _qui_ et les _que_ ne continuaient pas quand même -d'exister!)--Combien d'auteurs, d'artistes, n'ont d'autre personnalité -que celle-là, qui, le jour où ils consentiraient à employer les qui et -les que, comme tout le monde, se confondraient tout simplement dans la -masse banale et infiniment nuancée de l'humanité. - -Et pourtant, il faut bien avouer que la personnalité des plus grands -hommes est faite aussi de leurs incompréhensions. L'accentuation même -de leurs traits exige une limitation violente. Aucun grand homme ne -nous laisse de lui une image vague, mais précise et très définie. On -peut même dire que ses incompréhensions font la _définition_ du grand -homme. - -Que Voltaire n'ait compris Homère ni la Bible; qu'il éclate de rire -devant Pindare; est-ce que cela ne dessine pas la figure de Voltaire? -comme le peintre qui, traçant le contour d'un visage, dirait à ce -visage: Tu n'iras pas plus loin. - -[Pg 19] -Que Gœthe, le plus intelligent des êtres, n'ait pas compris -Beethoven--Beethoven, qui, après avoir joué devant lui la sonate en ut -dièze mineur (celle qu'on a coutume de nommer la _Sonate au clair de -lune_), comme Gœthe demeurait froidement silencieux, poussait vers lui -ce cri de détresse: «Mais, Maître, si vous, vous ne me dites rien--qui -donc alors me comprendra?» est-ce que cela ne définit pas d'un coup -Gœthe--et Beethoven? - -Ces incompréhensions s'expliquent, voici comment: elles ne sont certes -point sottise; elles sont _éblouissement_.--Ainsi tout grand amour -est exclusif, et l'admiration d'un amant pour sa maîtresse le rend -insensible à toute beauté différente.--C'est _l'amour_ qu'il avait pour -l'esprit, qui rendait Voltaire insensible au lyrisme. C'est l'adoration -de Gœthe pour la Grèce, pour la pure et souriante tendresse de Mozart, -qui lui faisait craindre le déchaînement passionné de Beethoven--et -dire à Mendelssohn qui lui jouait le début de la symphonie en ut -mineur: «Je ne ressens que de l'étonnement.» - -Peut-être peut-on dire que tout grand producteur, tout créateur, -a coutume de projeter _sur le point qu'il veut opérer_ une telle -abondance de lumière spirituelle, -[Pg 20] -un tel faisceau de rayons--que tout le reste autour en paraît sombre. -Le contraire de cela, n'est-ce pas le dilettante? qui comprend tout, -précisément parce qu'il n'aime rien _passionnément_, c'est-à-dire -_exclusivement_. - -Mais combien celui qui, sans avoir une personnalité fatale, toute -d'ombre et d'éblouissement, tâche de se créer une personnalité -restreinte et combinée, en se privant de certaines influences, en se -mettant l'esprit au régime, comme un malade dont l'estomac débile ne -saurait supporter qu'un choix de nourritures peu variées (mais qu'alors -il digère si bien!)--combien celui-là me fait aimer le dilettante, qui, -ne pouvant être producteur et parler, prend le charmant parti d'être -_attentif_ et se fait une carrière vraiment de savoir admirablement -_écouter_. (On manque d'écouteurs aujourd'hui, de même que l'on manque -_d'écoles_--c'est un des résultats de ce besoin d'originalité à tout -prix.) - -La peur de ressembler à tous fait dès lors chercher à celui-ci quels -traits bizarres, uniques (incompréhensibles souvent par la même), il -peut bien montrer--qui lui apparaissent aussitôt d'une principale -importance, qu'il croit devoir exagérer, fût-ce aux dépens -[Pg 21] -de tout le reste. J'en sais un qui ne veut pas lire Ibsen parce que, -dit-il, «il a peur de le trop bien comprendre». Un autre s'est promis -de ne jamais lire les poètes étrangers, de crainte de perdre «le sens -pur de sa langue»... - -Ceux qui craignent les influences et s'y dérobent font le tacite aveu -de la pauvreté de leur âme. Rien de bien neuf en eux à découvrir, -puisqu'ils ne veulent prêter la main à rien de ce qui peut guider leur -découverte. Et s'ils sont si peu soucieux de se retrouver des parents, -c'est, je pense, qu'il se pressentent fort mal apparentés. - -Un grand homme n'a qu'un souci: devenir le plus humain -possible,---disons mieux: _devenir banal_. Devenir banal, Shakespeare, -banal Gœthe, Molière, Balzac, Tolstoï... Et, chose admirable, c'est -ainsi qu'il devient le plus personnel. Tandis que celui qui fuit -l'humanité pour lui-même, n'arrive qu'à devenir particulier, bizarre, -défectueux... Dois-je citer le mot de l'Evangile? Oui, car je ne pense -pas le détourner de son sens: «Celui qui veut sauver sa vie (sa vie -personnelle) la perdra; mais qui veut la donner la sauvera (ou pour -traduire plus exactement le texte grec: «_la rendra vraiment vivante_»), - -[Pg 22] -Voilà pourquoi nous voyons les grands esprits ne jamais craindre les -influences, mais au contraire les rechercher avec une sorte d'avidité -qui est comme l'avidité d'ÊTRE. - -Quelles richesses ne devait pas sentir en lui un Gœthe, pour ne -s'être refusé,--ou, selon le mot de Nietzsche, «n'avoir dit _non_»--à -rien! Il semble que la biographie de Gœthe soit l'histoire de ses -influences--(nationales avec Gœtz; moyenâgeuses avec Faust; grecques -avec les Iphigénies; italiennes avec le Tasse, etc.; enfin vers la fin -de sa vie encore, l'influence orientale, à travers le divan de Hafiz, -que venait de traduire Hammer--influence si puissante que, à plus de 70 -ans, il apprend le persan et écrit lui aussi un Divan). - -La même frénésie désireuse qui poussait Gœthe vers l'Italie, poussait -le Dante vers la France. C'est parce qu'il ne trouvait plus en Italie -d'influences suffisantes, qu'il accourait jusqu'à Paris se soumettre à -celle de notre Université. - -Il faudrait pourtant se convaincre que la peur dont je parle est une -peur toute moderne, dernier effet de l'anarchie des lettres et des -arts; avant, on ne connaissait pas cette crainte-là. Dans toute grande -époque on se -[Pg 23] -contentait d'être personnel, sans chercher à l'être, de sorte qu'un -admirable fonds commun semble unir les artistes des grandes époques, -et, par la réunion de leurs figures involontairement diverses, créer -une sorte de société, admirable presque autant par elle-même, que l'est -chaque figure isolée. Un Racine se préoccupait-il de ne ressembler -à nul autre? Sa Phèdre est-elle diminuée parce qu'elle naquit, -prétend-on, d'une influence janséniste? Le XVIIe siècle français est-il -moins grand pour avoir été dominé par Descartes? Shakespeare a-t-il -rougi de mettre en scène les héros de Plutarque; de reprendre les -pièces de ses prédécesseurs ou de ses contemporains? - -Je conseillais un jour à un jeune littérateur un sujet qui me -paraissait à ce point fait pour lui, que je m'étonnais presque qu'il -n'eût pas déjà songé à le prendre. Huit jours après, je le revis, -navré. Qu'avait-il? Je m'inquiétai... «Eh! me dit-il amèrement, je ne -veux vous faire aucun reproche, parce que je pense que le motif qui -vous faisait me conseiller était bon,--mais pour l'amour de Dieu, cher -ami, ne me donnez plus de conseils! Voici qu'à présent je viens _de -moi-même_ au sujet dont vous m'avez parlé l'autre jour. Que diable -voulez-vous que j'en fasse à présent? C'est -[Pg 24] -_vous_ qui me l'avez conseillé; je ne pourrai jamais plus croire que -je l'ai trouvé tout seul.»--Ah! je n'invente pas!--j'avoue que je fus -quelque temps sans comprendre:--le malheureux craignait de ne pas être -_personnel_. - -On raconte que Pouchkine un jour dit à Gogol: «Mon jeune ami, il -m'est venu en tête, l'autre jour, un sujet--une idée que je crois -admirable--mais dont je sens bien que moi, je ne pourrai rien tirer. -Vous devriez la prendre; il me semble, tel que je vous connais, que -vous en feriez quelque chose.»--Quelque chose!--en effet--Gogol n'en -fit rien moins que les _Ames mortes_, à quoi il dut sa gloire, de ce -petit sujet, de ce germe que Pouchkine un jour posait dans son esprit. - - -Il faut aller plus loin et dire: les grandes époques de création -artistique, les époques fécondes, ont été les époques les plus -profondément influencées.--Telle la période d'Auguste, par les lettres -grecques; la renaissance anglaise, italienne, française par l'invasion -de l'antiquité, etc. - -La contemplation de ces grandes époques où, par suite de conjonctures -heureuses, grandit, s'épanouit, -[Pg 25] -éclate, tout ce qui, depuis longtemps semé, germinait et restait dans -l'attente--peut nous emplir aujourd'hui de regrets et de tristesse. -A notre époque, que j'admire et que j'aime, il est bon, je crois, de -chercher d'où vient cette régnante anarchie, qui peut nous exalter un -instant en nous faisant prendre la fièvre qu'elle nous donne pour une -surabondance de vie;--il est utile de comprendre que ce qui fait, dans -sa plantureuse diversité, l'unité malgré tout d'une grande époque, -c'est que tous les esprits qui la composent se viennent abreuver aux -mêmes eaux... - -Aujourd'hui nous ne savons plus à quelle source boire--nous croyons -trop d'eaux salutaires, et tel va boire ici, tel va là. - -C'est aussi qu'aucune grande source unique, ne jaillit, mais que les -eaux, surgies de toutes parts, sans élan, sourdent à peine, puis -restent sur le sol, stagnantes--et que l'aspect du sol littéraire, -aujourd'hui, est assez proprement celui d'un marécage. - -Plus de puissant courant, plus de canal, plus de grande influence -générale qui groupe et unisse les esprits en les soumettant à quelque -grande croyance commune, à quelque grande idée dominatrice--plus -d'ÉCOLE, en un mot--mais, par crainte de se ressembler, -[Pg 26] -par horreur d'avoir à se soumettre, par incertitude aussi, par -scepticisme, complexité, une multitude de petites croyances -particulières, pour le triomphe des bizarres petits particuliers. - -Si donc les grands esprits cherchent avidement les influences, c'est -que, sûrs de leurs propres richesses, pleins du sentiment intuitif, -_ingénu_ de l'abondance immanente de leur être, ils vivent dans une -attente joyeuse de leurs nouvelles éclosions.--Ceux, au contraire, qui -n'ont pas en eux grande ressource, semblent garder toujours la crainte -de voir se vérifier pour eux le mot tragique de l'Evangile: «Il sera -donné à celui qui a; mais à celui qui n'a pas, on ôtera même ce qu'il -a.» Ici encore la vie est sans pitié pour les faibles.--Est-ce une -raison pour fuir les influences?--Non.--Mais les faibles y perdront le -peu d'originalité à laquelle ils peuvent prétendre... Messieurs: TANT -MIEUX! C'est là ce qui permet une Ecole. - - -Une Ecole est composée toujours de quelques rares grands esprits -directeurs--et de toute une série d'autres subordonnés, qui forment -comme le terrain neutre sur lequel ces quelques grands esprits peuvent -s'élever. -[Pg 27] -Nous y reconnaissons d'abord une subordination, une sorte de soumission -tacite, inconsciente, à quelques grandes idées que quelques grands -esprits proposent, que les esprits moins grands prennent pour -_Vérités_.--Et, s'ils _suivent_ ces grands esprits, peu m'importe! car -ces grands esprits les mèneront plus loin qu'ils n'eussent su aller par -eux-mêmes. Nous ne pouvons savoir ce qu'eût été Jordaens sans Rubens. -Grâce à Rubens, Jordaens s'est élevé parfois si haut, qu'il semble -que mon exemple soit mal choisi et qu'il faille placer Jordaens au -contraire parmi les grands esprits directeurs.--Et que serait ce si je -parlais de Van Dyck, qui, à son tour, crée et domine l'école anglaise? - -Autre chose: souvent une grande idée n'a pas assez d'un seul grand -homme pour l'exprimer, pour l'exagérer tout entière; un grand homme -n'y suffit pas; il faut que plusieurs s'y emploient, reprennent -cette idée première, la redisent, la réfractent en fassent valoir -une dernière beauté.--La grandeur, qui paraissait démesurée, de -Shakespeare, a longtemps empêché de voir, mais ne nous empêche -plus aujourd'hui d'admirer, l'admirable pléiade de dramaturges qui -l'entourent.--_L'idée_ qu'exalte l'école hollandaise -[Pg 28] -s'est-elle satisfaite d'un Terburg, d'un Metsu, d'un Pieter de Hooch? -Non, non, il fallait chacun de ceux-là, et combien d'autres! - -Enfin, disons que si toute une suite de grands esprits se dévouent pour -exalter une grande idée, il en faut d'autres, qui se dévouent aussi, -pour l'exténuer, la compromettre et la détruire.--Je ne parle pas de -ceux qui s'acharnent contre--non--ceux-là d'ordinaire servent l'idée -qu'ils combattent, la fortifient de leur inimitié.--Mais je parle de -ceux qui croient la servir, de cette malheureuse descendance en qui -s'épuise enfin l'idée.--Et, comme l'humanité fait et doit faire une -consommation effroyable d'idées, il faut être reconnaissant à ceux-ci -qui, en épuisant enfin ce qu'une idée avait encore de généreux en elle, -en la faisant redevenir IDÉE, de VÉRITÉ qu'elle semblait, la vident -enfin de tout suc, et forcent ceux qui viennent à chercher une idée -nouvelle,--idée qui, à son tour, paraisse pour un temps Vérité. - -Bénis soient les Miéris et les Philippe Van Dyck pour achever de ruiner -la moribonde école hollandaise, pour venir à bout de ses dernières -dominations. - -En littérature, croyez bien que ce sont pas les -[Pg 29] -«verslibristes», pas même les plus grands, les Vielé-Griffin, les -Verhaeren, qui viendraient à bout du Parnasse; c'est le Parnasse -lui-même qui se supprime, se compromet en ses derniers lamentables -représentants. - -Disons encore ceci: ceux qui craignent les influences et s'y refusent -en sont punis de cette manière admirable: dès qu'on signale un -pasticheur, c'est parmi eux qu'il faut chercher.--_Ils ne se tiennent -pas bien_ devant les œuvres d'art d'autrui. La crainte qu'ils ont -les fait s'arrêter à la surface de l'œuvre; ils y goûtent du bout -des lèvres.--Ce qu'ils y cherchent, c'est le secret tout extérieur -(croient-ils) de la matière, du métier--ce qui précisément n'existe -qu'en relation intime et profonde avec la personnalité même de -l'artiste, ce qui demeure le plus inaliénable de ses biens.--Ils ont, -pour la raison d'être de l'œuvre d'art, une incompréhension totale. -Ils semblent croire qu'on peut prendre la peau des statues, puis qu'en -soufflant dedans, cela redonnera quelque chose. - -L'artiste véritable, avide des influences profondes, se penchera sur -l'œuvre d'art, tâchant de l'oublier et de pénétrer plus arrière. Il -considérera l'œuvre d'art -[Pg 30] -accomplie, comme un point d'arrêt, de frontière; pour aller plus loin -ou ailleurs, il nous faut changer de manteau.--L'artiste véritable -cherchera, derrière l'œuvre, l'homme, et c'est de lui qu'il apprendra. - -La franche imitation n'a rien à faire avec le pastiche qui toujours -reste besogne sournoise et cachée. Par quelle aberration aujourd'hui -n'osons-nous plus _imiter_, c'est ce qu'il serait trop long de -dire--d'ailleurs tout cela se tient et si l'on m'a suivi jusqu'ici l'on -me comprendra sans peine.--Les grands artistes n'ont jamais craint -d'imiter. - -Michel-Ange imita d'abord si résolument les antiques que, certaines de -ses statues--entre autres un Cupidon endormi--il s'amusa de les faire -passer pour des statues retrouvées dans des fouilles.--Une autre statue -de l'amour fut, raconte-t-on, enterrée par lui, puis exhumée comme -marbre grec. - -Montaigne, dans sa fréquentation des anciens, se compare aux abeilles -qui «pillottent de çà de là les fleurs», mais qui en font après -le miel, «_qui est tout leur_»--ce n'est plus, dit-il, «thym ne -marjoleine». - ---Non: c'est du Montaigne, et tant mieux. - - -[Pg 31] -Mesdames et Messieurs, - - -Je m'étais promis de faire, après l'apologie de l'influencé, celle -de l'influenceur. A présent elle ne m'apparaît plus bien utile. -L'apologie de l'influenceur--ne serait-ce pas celle du «grand homme»? -Tout grand homme est un influenceur.--Artiste, ses écrits, ses -tableaux, ne sont qu'une part de son œuvre; son influence l'explique, -la continue. Descartes n'est pas seulement l'auteur du _Discours de -la Méthode_, de la _Dioptrique et des Méditations_; il est l'auteur -aussi du _Cartésianisme_.--Parfois même l'influence de l'homme est plus -importante que son œuvre; parfois elle s'en détache et ne semble la -suivre que de très loin;--telle est, à travers des siècles d'inaction, -celle de la Poétique d'Aristote sur le XVIIe siècle français. Parfois -enfin, l'influence est l'œuvre unique, comme il advint pour ces deux -uniques figures, que j'ose à peine citer, de _Socrate_ et du _Christ_. - -On a souvent parlé de la responsabilité des grands hommes.--On n'a -point tant reproché au Christ tous les martyrs que le Christianisme -avait faits (car l'idée de salut s'y mêlait)--qu'on ne reproche encore -à tel -[Pg 32] -écrivain le retentissement parfois tragique de ses idées.--Après -Werther, on dit qu'il y eut une épidémie de suicides. De même en -Russie, après un poème de Lermontof. «Après ce livre, disait Mme de -Sévigné en parlant des Maximes de La Rochefoucauld,--il n'y a plus qu'à -se tuer ou qu'à se faire chrétien.» (Elle disait cela croyant sûrement -qu'il ne se trouverait personne qui ne préférât une conversion à la -mort).--Ceux que la littérature a tués, je pense qu'ils portaient déjà -la mort en eux; ceux qui se sont faits chrétiens étaient admirablement -prêts pour l'être; l'influence, disais-je, ne crée rien: elle éveille. - -Mais je me garderai, d'ailleurs, de chercher à diminuer la -responsabilité des grands hommes; pour leur plus grande gloire, il faut -la croire même la plus lourde, la plus effrayante possible. Je ne sache -pas qu'elle ait fait reculer aucun d'eux. Au contraire, ils cherchent -de l'assumer toujours plus grande. Ils font, tout autour d'eux, que -l'on s'en doute ou non, une consommation de vie formidable. - -Mais ce n'est pas toujours un besoin de domination qui les mène: Chez -l'artiste, souvent, la soumission d'autrui qu'il obtient a des causes -très différentes. Un mot pourrait, je crois, les résumer: _il ne se -suffit pas à -[Pg 33] -lui-même_. La conscience qu'il a de l'importance de l'idée qu'il -porte le tourmente. Il en est _responsable_, il le sent. Cette -responsabilité lui paraît la plus importante; l'autre ne passera -qu'après. Que peut-il? Seul!--Il est débordé. Il n'a pas assez de ses -cinq sens pour palper le monde; de ses vingt-quatre heures par jour, -pour vivre, penser, s'exprimer. Il n'y suffit pas, il le sent. Il a -besoin d'adjoints, de substituts, de secrétaires.--«Un grand homme, dit -Nietzsche, n'a pas seulement _son_ esprit, mais aussi celui de tous ses -amis.»--Chaque ami lui prêtera ses sens; bien plus: vivra pour lui. -Lui se fait centre (oh! malgré lui), il regarde et profite de tout. Il -influence: d'autres vivront et joueront pour lui ses idées; risqueront -le danger de les expérimenter à sa place. - -Il est difficile parfois de faire l'apologie des grands hommes. Je ne -veux donc point dire ici que j'approuve _cela_; je dis seulement que -sans _cela_ le grand homme n'est guère possible.--S'il voulait œuvrer -sans influencer, il serait d'abord mal renseigné, n'ayant pu voir -opérer ses idées; puis il ne serait pas intéressant; car cela seul qui -nous influence nous importe.--Voilà pourquoi j'ai eu soin de faire -d'abord l'apologie des influencés,--pour pouvoir à -[Pg 34] -présent oser dire qu'ils sont indispensables aux grands hommes. - - -Mesdames et Messieurs, - - -Je vous ai dit à présent à peu près ce que je désirais vous dire. -Peut-être les quelques idées que j'ai tenté d'exposer ici vous -paraîtront-elles soit paradoxales, soit fausses.--Je me tiendrai -pourtant pour satisfait si, fût-ce par protestation contre elles, j'ai -pu faire naître en vous--je veux dire: éveiller--quelques idées que -vous jugerez justes et belles.--C'est ce que nous pourrons appeler de -l'influence par réaction. - -_Bruxelles, le 29 mars 1900._ - - -[Pg 35] - -LES LIMITES DE L'ART - - -_Conférence._ - -_A Maurice Denis,_ - - -MESDAMES ET MESSIEURS[1] - - -Si je viens vous parler ici des limites de l'art, ce n'est point, -soyez-en d'avance convaincus, que j'aie quelque prétention à les -reculer ou à les rapprocher, fût-ce durant le temps de cette causerie; -et si le titre que j'y ai laissé donner paraît un peu bien général, ma -hardiesse, je vous l'affirme, n'est pourtant point d'avoir choisi ce -titre: elle est de parler à des peintres. - -[Pg 36] -Nous ne sommes plus au temps où quelques échappés de l'atelier Rouault -pouvaient redire avec Gautier le: _ut pictura poesis_ d'Horace; mais -si les littérateurs d'aujourd'hui ont compris le danger, le non-sens -tout au moins, de prétendre se servir de la plume comme d'un pinceau, -les peintres n'ont pas moins compris de leur côté que le _ut poesis -pictura_ serait pour eux théorie plus funeste encore. Littérature -et peinture se sont heureusement désalliées, et je ne viens pas ici -pour m'en plaindre; au contraire. Il est d'avance bien reconnu que je -n'entends rien à votre métier et que vous n'entendez rien au mien. Vous -cultivez votre jardin, nous le nôtre; nous voisinons un peu parfois; -c'est tout. - -Pourtant, si vous m'avez amicalement convié à venir aujourd'hui vous -parler, et si je le fais avec joie, ce n'est pas pour de simples -raisons de voisinage; nous sommes quelques-uns à penser qu'il n'est -pas bon que les artistes d'un même pays, absorbés chacun dans leur -art, méconnaissent qu'au-dessus des questions particulières à la -littérature et à la peinture, il y a telles questions d'esthétique plus -générale,--de celles qui, résolues, firent Poussin frère de Racine, par -exemple,--et devant lesquelles nous pouvons -[Pg 37] -ensemble oublier un instant, vous, Messieurs, que vous êtes peintres, -moi que je suis littérateur, pour nous souvenir mieux que nous sommes, -et malgré toutes les différences de métier, les uns et l'autre des -artistes. - -Voilà pourquoi, si j'aborde aujourd'hui devant vous de telles -généralités, je dis que ce n'est point hardiesse, mais modeste crainte, -au contraire, de n'avoir pas, pour tout sujet plus spécial, la -compétence nécessaire. - - -Il y a quelques jours, plutôt feuilletant que lisant un des épais -volumes du «Cours de philosophie positive», je fus frappé par un -curieux passage. Il s'y agit de louer la science; Auguste Comte -s'entend à cela et loue bien--peu le passé, plus le présent, presque -infiniment l'avenir,--je dis «presque», car tout aussitôt, par saine -horreur de l'hyperbole et souci de précision, Comte, après avoir -vaguement esquissé ce que, de la science, l'avenir paraît pouvoir -espérer et prétendre, ajoute que prétentions et espérances ne sauraient -être infinies. Il est, écrit-il (à peu près, car je cite de mémoire), -presque aisé d'en prévoir dès à présent les limites et d'indiquer -quelles -[Pg 38] -terres lui resteront toujours fermées; on sait par exemple que la -science n'atteindra jamais... Savez-vous l'exemple qu'il cite?--la -composition chimique des astres. Une génération s'écoulait, puis -simplement, sans bruit, l'analyse spectrale s'emparait de ces mêmes -astres, et la science franchissait les bornes assignées. - -De cette page du positiviste, où je trouve malgré tout plus à admirer -qu'à sourire, est née, avec le titre et l'idée de cette causerie, une -défiance de moi plus grande encore, comme l'étrange avertissement que -prétendre fixer d'avance des limites au pouvoir de l'intelligence -humaine était folie--folie aussi présomptueuse en son genre que -prétendre prévoir et dessiner d'avance les futures manifestations de ce -pouvoir, et que de les croire infinies. - -Sans cesse des moyens nouveaux permettent au savant des investigations -et des précisions nouvelles, chaque nouvelle découverte servant de -moyen à son tour; mais précisément pour cela, et parce qu'ainsi chaque -effort nouveau s'additionne, chaque effort ancien s'y confond et -s'anonymise, de sorte que l'on n'y considère jamais en chaque partie -que la plus récente victoire;--l'on peut donc dire (et c'est presque -une tautologie) que les limites de la science se reculent -[Pg 39] -toujours dans le sens même de son progrès. La question est: jusqu'où -ira-t-elle? - -En art, la question se pose d'une manière très différente. Le mot -«progrès» y perd tout sens, et, comme l'écrivait naguère Ingres: on ne -peut entendre dire de sang-froid et lire que «la génération présente -jouit, en les voyant, des immenses progrès que la peinture a faits -depuis la Renaissance jusqu'à nos jours». La question ne sera donc -plus: _jusqu'où_ la peinture, la musique, la littérature iront-elles? -mais, plus vaguement encore: _où_ iront-elles? et l'on y peut encore -moins oser donner une réponse. - -Il ne s'agit plus, pour l'artiste de valeur, de prendre appui sur l'art -d'hier pour tâcher d'aller au delà, et de reculer des limites, mais de -changer le sens même de l'art et d'inventer à son effort une nouvelle -direction. Et si, par contre, l'œuvre des artistes passés conserve sa -parfaite valeur, à ce point que chacun semble à neuf chaque fois avoir -presque inventé et comme défini son art, chaque génie nouveau semble -d'abord errer, tant il tourne résolument le dos aux autres; chaque -génie nouveau semble remettre le problème de l'art même en question. -Après un Jean-Sébastien Bach, on pense: telle est la musique; survient -[Pg 40] -un Mozart, un Beethoven, après lesquels on peut encore dire: Voilà -donc la musique--à moins que, déjà prévenu, l'on ne pense: Qu'est-ce -que la musique? et que l'on ne comprenne enfin que la musique n'est ni -Bach, ni Mozart, ni Beethoven; que chacun d'eux ne saurait limiter que -lui-même et que la musique, pour continuer d'être, doit être sans cesse -autre chose que ce qu'elle n'était que par eux. - -Cependant, méconnaissant qu'il n'y a plus rien à tenter de son côté et -que l'artiste de génie n'indique la direction que de lui-même, semble -guider mais ne guide qu'à lui, et se dresse devant l'élan de qui le -suit comme une toile de fond devant la marche de l'acteur, certains -pensent découvrir d'après lui quelque secret du beau, quelque recette, -ou plutôt pensent que la réussite du maître va les dispenser d'un -effort et que, puisque le maître trouve, il n'importe plus de chercher; -ce n'est pas précisément qu'ils l'imitent, ils s'en défendent bien du -moins, mais ils suivent sa direction; c'est un remous puissant qui les -entraîne en son sillage; et bien mieux, le maître s'étant tu avant eux, -ils espèrent le dépasser, aller plus loin que lui, prenant pour de -l'audace leur folie, et le grand empêchement où ils restent d'essayer -d'un autre côté. C'est -[Pg 41] -par eux que la forme d'un maître devient formule, aucune intérieure -nécessité ne la motivant plus. C'est par eux, c'est sur eux que la nuit -se fait sans qu'ils s'en doutent, car leurs yeux, éblouis par le soleil -couché, voient encore l'astre au lieu du couchant obscurci--quand déjà -derrière eux, à l'autre pôle de l'art, un soleil rajeuni, radieux, se -relève. - -La vérité (c'est-à-dire la ressource) se trouve toujours en deçà, -jamais au delà du génie. - -Ce territoire qu'en allant toucher ses frontières, le génie laisse -derrière lui, cette contrée, d'où chacun doit partir, quelle est-elle? -quel est le lieu commun des chefs-d'œuvre? là chose toujours disponible? - -Dois-je m'excuser ici, Messieurs, de ne m'apprêter à vous dire rien -que de banal et de simple? Comment choses si délibérément générales ne -seraient-elles pas très simples et connues? Et, si j'ose pourtant les -redire, c'est que, en art, il est bon, je crois, que chaque génération -nouvelle se pose à nouveau le problème; qu'elle n'accepte jamais toute -trouvée la solution que ceux d'avant-hier et d'hier lui en apportent, -et qu'elle n'oublie point que tous ceux du passé, qu'elle admire, sont -précisément ceux qui l'ont eux-mêmes d'abord et péniblement recherchée. -Le -[Pg 42] -Laocoon de Lessing est œuvre qu'il est bon tous les trente ans de -redire ou de contredire. Une grande clairvoyance fut toujours aux -grandes époques; elle semble encore souvent nous manquer; trop amoureux -souvent de ce que nous possédons déjà, nous perdons l'aigu sentiment de -ce qui nous manque, de nos défauts; et je vois hélas! aujourd'hui plus -d'artistes que _d'œuvres d'art_, car le goût de celles-ci s'est perdu, -et l'artiste trop souvent croit avoir fait suffisamment quand, dans sa -peinture ou ses vers, il a montré qu'il est artiste, considérant la -part de la raison, de l'intelligence et de la volonté, la composition -en un mot, comme négligeable et banalisante--car l'abominable discrédit -où la médiocrité des grands faiseurs a jeté ce que l'on appelait, -ce que l'on n'ose plus appeler sans sourire, «les grands genres», -est cause que les peintres n'osent plus faire de _tableaux_, que les -littérateurs ne savent plus porter un sujet un peu plus d'un an dans -leur tête, que triomphe en littérature, en peinture, en musique, -l'impressionnisme, la poésie d'occasion. - -Ce terrain neutre vers lequel, faisant volte-face, il nous faut -toujours à nouveau retourner, vous savez bien, Messieurs, que c'est -simplement la Nature... -[Pg 43] -Vais-je donc vous parler, moi aussi, de ce fameux retour à la nature? -dont il semble, à entendre certains, que ce soit l'unique secret de -tout art, et que l'on ait tout dit, disant cela! - -Retour à la nature!... mais qu'est-ce dite? À quoi d'autre peut-on -retourner? Que trouver hors de soi, sinon sans cesse et partout la -nature? Mais que trouver en soi, sinon la nature aussi bien? - -Le vrai retour à la nature, c'est le définitif retour aux éléments: la -mort. Mais, tant qu'il reste à l'homme encore un peu de volonté de vie, -un peu d'être, n'est-ce donc pas pour lutter contre? et n'est-ce pas, -artiste, pour s'opposer à la nature et s'affirmer? - -Comment, pourquoi, ne pas comprendre que ces deux «naturels»--extérieur -et intime--s'opposent? et que c'est selon celui-ci que celui-là se -façonne et s'informe? Ce naturel intime a-t-il donc moins de valeur que -l'autre et va-t-on lui refuser ce droit, ou lui dénier ce pouvoir sans -lequel l'œuvre d'art n'est plus?--ou prétend-on que tout l'art ne soit -donc plus que réalisme? - -Cette opinion, formulée en tout son excès, n'a personne pour la -défendre, je l'espère; mais n'est-ce pas là qu'on en vient en disant -que l'artiste doit être absent -[Pg 44] -de son œuvre, que l'objectivation est une des conditions de l'art; -de sorte que s'il était possible d'atteindre le but proposé, toute -personnalité s'effaçant devant la chose représentée, une œuvre ne -différerait plus d'une autre que par le sujet relaté, et l'artiste -se serait enfin satisfait pour avoir assuré la durée à quelque vaine -contingence--à moins que, trop peu désireux d'éterniser n'importe quoi, -il choisisse ... mais de quel droit même choisir? Et qu'appelle-t-on -«interprétation», sinon ensuite un choix encore, plus subtil et plus -détaillé, qui, comme le choix du «sujet», vient toujours indiquer, -sinon ma volonté, du moins ma préférence?... - -Et ne pensez-vous pas précisément, qu'il convient de faire de ce choix -même, de cette instinctive puis volontaire préférence, l'affirmation -même de l'art,--de l'art qui n'est point dans la nature, de l'art qui -n'est point naturel, l'art que l'artiste seul impose à la nature, -impose difficilement? - -Mais ici précisons encore: - -Car il ne suffit pas dès lors de dire, comme vous savez qu'on a fait: -l'œuvre d'art, c'est un morceau de nature vu à travers un tempérament. -Dans cette spécieuse formule, ni l'intelligence, ni la volonté de -l'artiste -[Pg 45] -n'entre en jeu. Cette formule ne saurait donc me satisfaire. - -L'œuvre d'art est œuvre volontaire. L'œuvre d'art est œuvre de raison. -Car elle doit trouver en soi sa suffisance, sa fin et sa raison -parfaite; formant un tout, elle doit pouvoir s'isoler et reposer, comme -hors de l'espace et du temps, dans une satisfaite et satisfaisante -harmonie. Que si, peinture, elle s'arrête au cadre, ce n'est point -parce que cadre il y a, mais, tout au contraire, il y a cadre parce -qu'ici elle s'arrête. Et le cadre n'est là, soulignant cet arrêt, que -pour faire cette isolation plus marquée. - -Dans la nature, rien ne peut s'isoler ni s'arrêter; tout continue. -L'homme y peut essayer, proposer la beauté; la nature aussitôt -s'en rend maîtresse et en dispose. Et voici bien l'opposition que -je disais: Ici, l'homme est soumis à la nature; dans l'œuvre d'art -au contraire, il soumet la nature à lui.--«L'homme propose et Dieu -dispose», nous a-t-on dit; ceci est vrai dans la nature;--mais je vais -résumer l'opposition que j'indique en disant que, dans l'œuvre d'art, -au contraire, _Dieu propose et l'homme dispose_; et tout prétendu -producteur d'œuvres d'art qui n'est pas conscient de ceci est tout ce -que l'on veut; pas un artiste. - -[Pg 46] -Coupez la phrase en deux, ne prenez pour credo qu'un des deux membres -de la formule, et vous aurez les deux grandes hérésies artistiques qui -toujours à neuf s'entrecombattent pour ne vouloir comprendre que c'est -de leur union même et de leur compromission seulement que l'art peut -naître. - -_Dieu propose_: c'est le naturalisme, l'objectivisme, appelez-le comme -il vous plaît. - -_L'homme dispose_: c'est l'à-priorisme, l'idéalisme... - -_Dieu propose et l'homme dispose_: c'est l'œuvre d'art. - -Pourquoi faut-il qu'à chaque nouvelle fausse «école» l'intransigeance -absurde des partis vienne voir le salut dans l'adoration exclusive -d'une des deux parties de la formule? Hier: _l'homme dispose_; -aujourd'hui; _Dieu propose_... Et tantôt l'on semble ignorer que -l'artiste a tous droits pour _disposer_; tantôt _qu'il ne doit disposer -que de ce que la nature lui propose._ - -Car, si je parlais tout à l'heure de l'artiste comme faisant opposition -à la nature, et semblais voir en l'œuvre d'art tout d'abord une -affirmation,--serait-ce pour prôner à présent l'individualisme, et ne -nous serons-nous arrachés d'un excès que pour nous précipiter vers un -autre? qu'est-ce qu'un artiste individualiste? Qu'est-ce qu'un artiste -anti-individualiste? Qu'il laisse -[Pg 47] -à d'autres les «convictions». Elles lui coûtent trop cher à lui et -elles le déforment trop. L'artiste n'est ni d'un camp ni de l'autre; il -est à tout point de conflit. - -L'art est une chose tempérée. Et certes je ne veux non plus dire par -là que l'œuvre d'art la plus accomplie serait celle qui se tiendrait -à la plus égale distance de l'idéalisme et du réalisme; non certes! -et l'artiste peut bien se rapprocher autant qu'il osera d'un des deux -pôles, mais à condition qu'il ne quittera pas du talon le second; un -sursaut de plus, il perd pied. - -«On ne montre pas sa grandeur, disait Pascal, pour être à une -extrémité, mais en touchant les deux à la fois et en remplissant -l'entre-deux.» - -Et les limites de l'art que nous renoncions vite à chercher tant que -nous les demandions extérieures, ses limites, Messieurs, qui ne sont -point obstacles ni défi, nous les découvrons tout intimes: ce sont -limites d'extension. - -Il est un point d'extrême tension, passé lequel l'œuvre brusquement -cède et se décompose,--on n'a jamais été composée.--Les _limites_ ne -sont qu'en l'artiste; heureux celui qui les élargit en lui, les recule -et qui, -[Pg 48] -comme devrait vouloir chacun d'eux, _soumet le plus possible à lui, le -plus possible de nature._ - - -Mesdames et Messieurs, - - -Si, malgré que vous sachiez déjà tout cela, je me suis permis de le -redire, c'est que, vous qui pensez cela, vous restez en très petit -nombre, c'est que le nombre des faux artistes et des hérétiques est -grand. - -_Été 1901._ - - -[1] La conférence annoncée sous ce titre fut préparée pour l'exposition -des artistes indépendants de 1901; un contretemps subit m'empêcha, à -mon grand regret, de la prononcer. J'en donne ici simplement l'esquisse. - - -[Pg 49] - - AUTOUR DE M. BARRÈS - -[Pg 50] - - -[Pg 51] - - A PROPOS DES DÉRACINÉS - - -Né à Paris, d'un père Uzétien et d'une mère Normande, où voulez-vous, -Monsieur Barrès, que je m'enracine? - -J'ai donc pris le parti de voyager. - -En ayant éprouvé beaucoup d'agrément (pour employer une de vos -exquises expressions de jadis) et surtout, j'ose le croire, beaucoup -de profit, je me suis permis de conseiller aux autres le voyage; j'ai -même fait plus: j'ai poussé, j'ai contraint d'autres au voyage; il en -est qui n'avaient jamais navigué et qui m'ont rejoint sur des terres -assez lointaines; il en est que j'ai mis en wagon; il en est que j'ai -accompagnés. J'ai fait plus encore; j'ai écrit tout un livre, d'une -folie très méditée, pour exalter la beauté du voyage, m'efforçant, -peut-être par manie de prosélytisme, d'enseigner la joie qu'il y aurait -à ne plus se sentir -[Pg 52] -d'attaches, de _racines_ si vous préférez (vous aviez bien écrit -l'_Homme libre_,--mais _libre_ un peu différemment).--Et c'est en -voyage que j'ai lu votre livre.--Rien d'étonnant donc si, à ma grande -admiration, je ne peux m'empêcher de mêler la critique: excusez ce -préambule; il n'est là que pour montrer combien je suis désigné pour la -faire, ceux pour vous louer étant légion. - -Pourtant je voudrais commencer par dire combien j'admire votre livre; -certes vos œuvres précédentes nous permettaient d'attendre de vous -les plus exquises délicatesses, et bien des pages datées d'Espagne -ou d'Italie ne le cédaient pas de beaucoup au merveilleux récit de -Mme Aravian; nous connaissions la netteté de votre vue, la clarté de -vos jugements, votre vaillance, votre prudence, l'excellence de vos -conseils; et malgré tout cela les _Déracinés_ ont surpris même vos plus -chauds admirateurs; il y a là (non assez concentré peut-être), maintenu -sans inquiétude, un si sérieux travail, une si autoritaire affirmation, -que le respect de vous s'impose et que même vos plus entêtés ennemis -sont forcés à présent de vous considérer. Sous des noms affreux comme -ceux de l'_Education Sentimentale_, vous avez créé des types, pénibles, -mais que -[Pg 53] -l'on ne peut plus oublier; vous avez fait plus: vous les avez groupés, -hiérarchisés, ou plutôt et mieux: vous avez montré la fatalité de -cette hiérarchie, comme un professeur de physique montre le «Vase des -quatre éléments». La fondation du journal, son âpre vie, la façon dont -Sturel s'en tire, tout cela, pesant, est d'une remarquable tenue, d'une -absence de fantaisie parfaite.--Pourquoi, ce dessin si bon, avoir -cru devoir le boursoufler inartistiquement d'une thèse électorale, -intéressante certes en elle-même (sans souci même qu'elle soit juste -ou non), mais dont presque toutes les pages s'empèsent et qui en -épaissit les moindres mouvements?--Si vous venez, à chacun de ceux-ci, -ergoter et, à renfort de raisonnements, le rattacher à votre thèse -générale, c'est donc que ces événements n'étaient pas assez éloquents -par eux-mêmes? c'est donc que vous craigniez que l'on n'en pensât pas -tout ce que vous en pensez? c'est donc que, peut-être, si vous aviez -laissé l'esprit du lecteur libre, il en aurait conclu différemment?--Et -le résultat de votre habileté oratoire c'est que les événements que -vous dites, après que vous en avez parlé, semblent, pris hors du livre, -moins éloquents que vous-même, ou ne pas persuader toujours comme vous -voudriez -[Pg 54] -qu'ils persuadent. Car enfin Suret-Lefort, Renaudin, Sturel, -Rœmerspacher réussissent; s'il avait plus d'argent, on peut croire -que Racadot réussirait. D'ailleurs je consens que, _si_ Racadot n'eût -jamais quitté la Lorraine, il n'eût jamais assassiné; mais alors il -ne m'intéresserait plus du tout; tandis que, grâce aux circonstances -étranges qui l'acculent, c'est lui, vous le savez, sur qui se concentre -l'intérêt dramatique du livre; de sorte que, soucieux aussi de vérité -psychologique, votre livre, comme malgré vous, semble ne prouver -rien tant que ceci: «dans une situation où il se trouve souvent et -qui pour beaucoup est la même, l'organisme agit d'une façon banale; -dans une situation qui s'offre à lui pour la première fois, il fera -preuve d'originalité, s'il ne peut y échapper»[1]. _Le déracinement -contraignant Racadot à l'originalité_: on peut dire, en souriant, que -c'est là le sujet de votre livre. - -Car votre affirmation trop constante nous fait désirer contredire; -désirer affirmer ceci: le déracinement peut être une école de -vertu.--C'est seulement lors d'un sensible apport de nouveauté -extérieure qu'un organisme, pour en moins souffrir, est amené à inventer -[Pg 55] -une modification propre permettant une appropriation plus sûre[2]. -Faute d'être appelées par _de l'étrange_, les plus rares vertus -pourront rester latentes; irrévélées pour l'être même qui les possède, -n'être pour lui que cause de vague inquiétude, germe d'anarchie. - -Par contre, plus l'être est faible, plus il répugne à _l'étrange_, -au changement; car la plus légère idée nouvelle, la plus petite -modification de régime nécessite de lui une vertu, un effort -d'adaptation qu'il ne va peut-être pas pouvoir fournir. Mais qu'est-ce -à dire? sinon qu'il est trop faible; allons! tant pis! qu'il s'enracine -et que ce soit tant mieux pour lui. - -Mais ne cherchez pas non plus à l'instruire. Toute instruction est -un déracinement par la tête. Plus l'être est faible, moins il peut -supporter d'instruction. N'est-ce pas là ce qui vous fait dire: -«Beaucoup de femmes et d'enfants ne sont que d'un seul paysage»? -Traduisez: l'instruction n'est bonne que pour les -[Pg 56] -forts. Soignez le faible; protégez-le; mais par pitié pour nous, -n'établissez pas sur lui notre règle. - -L'instruction, apport d'éléments étrangers, ne peut être bonne qu'en -tant que l'être à qui elle s'adresse trouvera en lui de quoi y faire -face; ce qu'il ne surmonte pas risque de l'accabler. L'instruction -accable le faible. - -Oui, mais le fort en est fortifié. - -S'il ne faut donc avoir en vue que le bien-être du plus grand nombre, -j'admets que c'est en ne bougeant pas de chez soi qu'on l'obtient -avec le moindre effort, n'y ayant là qu'à poursuivre d'ordinaire un -élan hérité...--Mais ne peut-il nous plaire de voir un homme exiger -de soi la plus grande valeur possible?--Dans le bien-être s'étiole -toute vertu; les routes neuves, ardues, la nécessitent. J'aime -(pardonnez-moi) tout ce qui met l'homme en demeure, ou de périr, ou -d'être grand. Les événements historiques qui nous ont le plus dépaysés -sont certes ceux qui ont fait le plus de victimes, mais aussi ceux qui -ont échauffé, éclairé le plus grand nombre de héros; c'est un tri; dans -le calme du coutumier, toutes les ailes inétendues, sans besoin d'être -grandes, oublient de l'être; plus le vent du dehors s'élève et plus se -nécessite une forte envergure. - -[Pg 57] -Oui, mais les faibles y périront. - -Faut-il s'en consoler, disant: c'étaient des faibles?--Disons -plutôt: aux forts seuls la véritable instruction. Aux faibles -l'enracinement, l'encroûtement dans les habitudes héréditaires qui -les empêcheront d'avoir froid.--Mais à ceux qui, non plus faibles, ne -cherchent pas, avant tout, leur confort, à ceux-ci, le déracinement, -proportionné autant qu'il se peut à leur force, à leur vertu--la -recherche du dépaysement qui exigera d'eux la plus grande vertu -possible. Et peut-être pourrait-on mesurer la valeur d'un homme au -degré de dépaysement (physique ou intellectuel) qu'il est capable de -maîtriser.--Oui, dépaysement; ce qui exige de l'homme une gymnastique -d'adaptation, un rétablissement sur du neuf: voilà l'éducation que -réclame l'homme fort,--dangereuse il est vrai, éprouvante; c'est -une lutte contre _l'étranger_; mais il n'y a éducation que dès que -l'instruction modifie.--Quant aux faibles: enracinez! enracinez! - -Instruction, dépaysement, déracinement[3],--il -[Pg 58] -faudrait pouvoir en user selon les forces de chacun; on y trouve danger -sitôt que ce n'est plus profit; et que les faibles y agonisent, c'est -là ce que montrent -[Pg 59] -_les Déracinés_; mais pour préserver du danger le faible, nous -aveuglerons-nous sur le profit du fort? et que les forts s'y -fortifient, c'est là ce que ne montrent pas _les Déracinés_--ou du -moins ce qu'ils ne montrent que malgré vous. - -Car se posait alors devant vous ce dilemme: ou, pour favoriser votre -thèse et montrer le danger du déracinement, peindre des êtres si -faibles et médiocres, qu'on eût crié: tant pis pour eux;--ou, pour -favoriser votre roman, peindre des êtres assez forts pour -[Pg 60] -qu'ils ne souffrent plus du dépaysement, assez importants pour -invalider votre thèse. - -Il est beaucoup de ces points, je le sais bien, où l'on pourrait -infiniment contredire; aussi n'aurais-je point tant affirmé si vous -n'aviez si fort affirmé le contraire. - -Ce qui reste pourtant certain, c'est que, si les sept Lorrains dont -vous donnez l'histoire n'étaient pas venus à Paris, vous n'eussiez -pas écrit _les Déracinés_; que vous n'eussiez pas écrit ce livre si -vous-même n'étiez pas venu à Paris;--et cela eût été extrêmement -regrettable, car, à cause de ses préoccupations mêmes, ce pesant livre -d'une excédente mais admirable tension, remet à leur médiocre place -tant de romans négligeables dont, faute de mieux, nous risquions de -nous occuper. - -_Décembre 1897_. - - -[1] La formule est de Nordau. - -[2] Le bien-être n'engendre que l'inertie; la gêne est le principe du -mouvement. - -Renan (_Dialogues_). - -ou encore: - -«On acquiert rarement les qualités dont on peut se passer.» - -Laclos (_Les liaisons dangereuses_). - - -[3] Ici une note de M. Charles Maurras: - -«M. Doumic, dans la _Revue des Deux-Mondes_, admet la thèse des -Déracinés, mais sous la réserve suivante: Le propre de l'éducation est -d'arracher l'homme à son milieu formateur. Il faut qu'elle le déracine. -C'est le sens étymologique du mot «élever»... En quoi ce professeur se -moque de nous. M. Barrès n'aurait qu'à lui demander à quel moment un -peuplier, si haut qu'il s'élève, peut être contraint au déracinement...» - ---Non, M. Maurras; j'en suis bien désolé, mais celui qui se moque de -nous ici, ce n'est pas M. Doumic, c'est vous; et pour peu que M. Doumic -ne soit pas aussi ignorant en arboriculture que vous paraissez l'être, -il vous aura répondu, je suppose, que le peuplier dont vous parlez, -pour être beau et bien fait, n'était sans doute pas né sur le sol -qu'il ombrageait à présent, mais venait tout vraisemblablement d'une -pépinière,--comme celle sur le catalogue de laquelle je copie pour -votre édification cette phrase: - - _Nos arbres ont été_ TRANSPLANTÉS (le mot est en gros caractères dans - le texte) _2, 3, 4 fois et plus, suivant leur force_ (ce qui veut dire - ici: suivant leur âge), _opération qui favorise la reprise_; ILS SONT - DISTANCÉS CONVENABLEMENT, AFIN D'OBTENIR DES TÊTES BIEN FAITES (ici - c'est moi qui souligne, car voici un des côtés de la question dont - vous ne parlez pas, et qui importe). - - Catalogue des pépinières Croux (63e année, p. 72). - -Ignorez-vous aussi l'opération qu'en culture on appelle REPIQUAGE? -Permettez que pour vous, je copie encore ces quelques phrases -instructives: - - _Dès que les plants ont quelques feuilles, on doit, selon les espèces - et les soins particuliers qu'elles exigent, ou les_ ÉCLAIRCIR _ou les_ - REPIQUER. - - _Le repiquage est de la plus haute importance pour la plus grande - majorité des plantes.--Et, en note: Toutes les plantes pourraient à la - rigueur être repiquées._ - - VILMORIN-ANDRIEUX, _Les fleurs de pleine terre_, p. 3. - -Ou _repiquer_, ou _éclaircir_. Voici l'affreux dilemme que vous -proposent vos savants co-partisans MM. Croux et Vilmorin-Andrieux. -Renoncez à chercher vos exemples dans leur domaine. Et si cela ne -suffit pas à invalider la thèse de M. Barrès, vous m'accorderez tout au -moins que cela ne la renforce pas non plus... - -(Le passage de M. Maurras que je cite est cité par M. Barrès dans les -_Scènes et doctrine du Nationalisme_.) - - -[Pg 61] - - LA QUERELLE DU PEUPLIER[1] - - (RÉPONSE A M. MAURRAS) - - -Lorsque, en 1897, parut dans l'_Ermitage_ mon article sur _les -Déracinés_, l'on n'y fit pas grande attention. L'an dernier, ayant -à réunir en volume quelques pages de critique, je relus cet article -oublié; ne le trouvant pas trop mauvais, je le joignis aux autres, tel -quel--avec l'addition pourtant d'une note, et voici pourquoi: - -Entre 1897 et 1902, un article de M. Doumic avait paru, auquel avait -aussitôt répondu M. Maurras. De l'article et de la réponse, j'eus -connaissance par une note des «Scènes et Doctrines» de M. Barrès. Cette -note a depuis été tant de fois citée, que j'ai honte à la citer encore; -on la saura par cœur; tant pis: - -[Pg 62] -«M. Doumic, dans la _Revue des Deux-Mondes_, admet la thèse des -Déracinés, mais sous la réserve suivante: «Le propre de l'éducation est -d'arracher l'homme à son milieu formateur. Il faut qu'elle le déracine: -c'est le sens étymologique du mot «élever...» En quoi ce professeur se -moque de nous. M. Barrès n'aurait qu'à lui demander à quel moment un -peuplier, si haut qu'il s'élève, peut être contraint au déracinement...» - -Il coulait à ce moment, à propos de déracinement, des flots d'encre; -j'ai trouvé que celle de M. Maurras n'avait pas bien belle couleur. -Je me permis de lui faire observer l'imprudence de sa question; il -était en effet plus qu'aisé de répondre que ces peupliers exemplaires -sortaient d'une pépinière, tout vraisemblablement--comme celle, -ajoutai-je, sur le catalogue de laquelle je copie cette phrase: - - «_Nos arbres ont été_ TRANSPLANTÉS (le mot est en gros caractères - dans le texte), 2, 3, 4 _fois et plus, suivant leur force, opération - qui favorise la reprise_; ILS SONT DISTANCÉS CONVENABLEMENT, AFIN - D'OBTENIR DES TÊTES BIEN FAITES (ici c'est moi qui soulignais).» - -M. Maurras, ayant écrit naguère: «Je proteste publiquement que M. Gide -n'est pas justifiable de la critique», -[Pg 63] -s'apprêtait à ne rien répondre. «Son esprit, son talent, son tour -d'imagination, affirme-t-il encore, sont d'une coquette achevée; -ils perdent donc à être connus de toutes parts. Ils ne peuvent être -soufferts qu'à la faveur d'une pénombre officieuse et d'un propice -clair obscur.» Donc, par égard pour moi, il fallait me laisser dans -l'ombre. - -C'est ce que MM. Faguet, Blum et Remy de Gourmont n'eurent pas la -délicatesse de comprendre. A l'impertinence de me lire, ils ajoutèrent -celle de parler de mon livre et d'en parler excellemment; bien plus, -ils citèrent ma note. - -M. Maurras alors n'y tint plus et me supprima durant dix-huit colonnes -de la _Gazette_. - -Mes articles sur M. Barrès, que j'écoute toujours, que j'admire -souvent, et pour qui je garderais l'affection la plus vive s'il ne m'en -empêchait pas quelquefois---mes articles sont des plus modérés contre -une thèse dont je ne blâme que l'outrance et à qui j'en yeux de gâter -bien des pages d'un de nos meilleurs écrivains. - -Cette doctrine de l'enracinement qu'il préconise, je la crois bonne en -effet pour les faibles, la masse; j'accorde que c'est d'eux qu'il se -faut occuper, car -[Pg 64] -les individus qui s'en échappent s'occupent très suffisamment -d'eux-mêmes, et l'on ne peut tabler sur eux. Mais je prétends que -ceux-ci trouvent profit au déracinement, et que l'enracinement, -tout au contraire, les empêche. Eux aussi sont nécessaires au pays. -«Instruction, dépaysement, déracinement, dis-je à la fin de mon premier -article--il faudrait pouvoir en user selon les forces de chacun; on -y trouve danger sitôt que ce n'est plus profit; et que les faibles -y agonisent, c'est là ce que montrent _les Déracinés_; mais pour -préserver du danger le faible, nous aveuglerons-nous sur le profit du -fort?[2]. Et que les forts s'y fortifient, c'est là ce que ne montrent -pas _les Déracinés_--ou du moins ce qu'ils ne montrent que malgré M. -Barrès.» - -«De ce que les sept Lorrains du roman de M. Barrès ont eu tort de venir -à Paris, puisqu'ils s'y sont tous plus ou moins noyés, il ne s'en suit -pas qu'un -[Pg 65] -huitième Lorrain aura tort de suivre leur exemple; car ce huitième -Lorrain, ce sera peut-être un Barrès», écrit M. de Gourmont, résumant -ma conclusion. «Ainsi finit par un compliment cette dispute», -conclut-il à son tour. - -M. Maurras ne l'entend pas ainsi. Il a les conciliations en horreur. -L'huile qu'on apportait pour les blessures, c'est sur le feu qu'il la -renverse. Je doute qu'il ait lu nos articles. Du moins n'est-ce pas -à eux qu'il répond, mais tout simplement à la note où son nom s'est -trouvé cité. Et la querelle qu'il ravive, n'est pas sur le fond même du -sujet; lui-même la baptise: c'est «la querelle du peuplier». Il ne faut -pas qu'il ait eu tort de prendre le peuplier comme exemple. Ce n'est -pas facile à prouver. Il va parler fort et longtemps. Dix-huit colonnes -contre vingt lignes. Je suis vaincu. - -«Cette leçon d'arboriculture a fait mon bonheur, lit-on dans la -_Gazette de France_ du 14 septembre 1903 après citation de ma -note. M. André Gide a découvert le repiquage dans le traité de M. -Vilmorin-Andrieux, et la transplantation dans le catalogue des -pépinières Croux.» - -Je passe là-dessus. M. Maurras n'est nullement tenu -[Pg 66] -de savoir, et ses lecteurs encore moins, que je vis neuf mois sur douze -à la campagne, où je regarde plus mon jardin que mes livres--ni même -que la Société des Agriculteurs de Normandie accordait à ma pépinière -une première médaille, il y a quelques années--il faut vraiment une -occasion comme celle-ci pour l'avouer... - -«L'étonnement naïf que fait paraître M. Gide--continue M. Maurras--en -nous révélant repiquage et transplantation est sans aucun doute -absolument étranger à ceux d'entre nous qui ..., etc ...; mais si cette -émotion merveilleuse leur manque, ils sont aussi gardés d'introduire -dans le langage d'aussi honnêtes gens que MM. Emile Faguet et Remy -de Gourmont ... une confusion ridicule entre _transplantation_ et -_déracinement_. A la place de M. André Gide, écrivain délicat, critique -difficile, on ne se consolerait pas de la mésaventure.»--Merci des -compliments--mais décidément, M. Maurras, vous êtes par trop sûr que -vos lecteurs ne seront pas les nôtres: Voici le début de l'article de -M. Gourmont: - -«Au mot imaginé par M. Barrès «les Déracinés», il faudrait, je pense, -_en opposer un autre_, qui exprimerait la même idée matérielle, et une -idée psychologique -[Pg 67] -toute différente: les transplantés. On emploierait l'un ou l'autre -selon que l'on parlerait d'un homme à qui le changement de milieu a été -mauvais, ou d'un homme qui a trouvé une nouvelle vigueur par le fait -même de sa transplantation en un terrain nouveau. - -«Cette insinuation m'est suggérée par la lecture de quelques pages du -nouveau livre de M. Gide... Esprit très logique, il a été choqué de -la thèse de M. Barrès en tant que thèse absolue. Il reconnaît que le -déracinement est défavorable aux natures faibles, qu'il est bon que -la plupart des hommes vivent et meurent là où ils sont nés; mais il -croit que la transplantation est heureuse pour les forts et qu'elle les -fortifie encore.» Là-dessus, exemples à l'appui de cette thèse;--je ne -puis citer tout l'article[3]; il est parfait. - -Mais revenons au peuplier. M. Maurras, n'ayant pas sous la main son -«vieux jardinier Marius», appelle à la rescousse «quelqu'un de ces -grands amateurs de jardinage qui allient les plaisirs de leur art à la -haute culture intellectuelle». Tenons-nous! - -[Pg 68] -«... Quand ces boutures (de peuplier) ont des feuilles et paraissent -pourvues de racines...» dit le grand amateur. - ---On les déracine? interrompt M. Maurras. - ---Mais non! _On éclaircit le plan, c'est-à-dire qu'on enlève à volonté -les plus forts pour en faire des arbres de choix_ (c'est moi qui -souligne), ou les plus nombreux et les plus délicats pour les repiquer -en rayons moins serrés, afin de permettre aux racines de se bien -développer. - ---Et si l'on expédie? - ---On enveloppe les racines avec beaucoup de soin pour qu'elles ne se -sèchent pas en route.» - -Eh! parbleu, prétendis-je rien d'autre? - -Mais, plus loin, ceci nous éclaire: - -«En somme, continue M. Maurras, relever, dépiquer, repiquer, replanter, -même arracher sont des opérations qui n'ont rien de commun avec le -déracinement. On ne déracine que des arbres morts ou ceux qu'on -sacrifie.» Et plus loin: - -«J'expliquai alors à mon jardinier ce qu'on appelle maintenant, selon -la forte et juste expression de Barrès, _un déraciné_... Je dis comment -la mauvaise éducation avait chez ces jeunes gens _tranché les racines_ -(ici c'est -[Pg 69] -M. Maurras qui souligue) qui les attachaient à leur Lorraine..., etc., -etc.» - -Nous y voilà! «_Déracinés_» signifie pour M. Maurras «dont on a tranché -les racines». Que ne le disait-il plus tôt? J'aurais laissé son -peuplier tranquille.[4] - -On comprenait sans peine la métaphore de M. Barrès, et ses écrits -l'éclairaient d'un bon jour; mais quelque éloquente que cette métaphore -demeure, il est très fâcheux qu'en arboriculture, le seul domaine où ce -mot _déraciné_ ait _un sens précis_, ce sens soit différent de celui -qu'est appelé à lui donner M. Barrès, sous peine de voir presque tous -les exemples qu'il y chercherait, contredire en plein sa théorie. Le -grand tort de M. Maurras aujourd'hui, par cette absurde querelle de -mots, est de rendre sensible une faute -[Pg 70] -qu'on n'avait pas bien remarquée,--en prétendant faire passer ce -nouveau sens du mot _déraciné_: _dont les racines ont été tranchées_, -en arboriculture où le mot déraciné n'a jamais voulu dire et ne voudra -jamais dire que: _dont les racines ont été arrachées de terre_. C'est -le seul sens que donne et qu'ait à donner Littré. - ---Mais qu'importe le mot, dira-t-on, si la chose... - ---Le mot n'importe point, peut-être; mais derrière la faute de mot, -accourt et s'abrite la faute de pensée. Et si M. Maurras ne la sentait -ici très grave, il n'emploierait pas tant d'âpres soins, ni ne -trouverait tant de difficultés, à la défendre. - - -[1] Cet article a paru dans l'_Ermitage_, n° de novembre 1903. - -[2] «L'instruction, disais-je plus haut, apport d'éléments étrangers, -ne peut être bonne qu'en tant que l'être à qui elle s'adresse trouvera -en lui de quoi y faire face; ce qu'il ne surmonte pas risque de -l'accabler» ... etc... Je ne peux pourtant pas citer tout mon article! -Si M. Maurras ne l'a pas lu, je n'y peux rien. Mais alors pourquoi en -parle-t-il? - -[3] Weekly Critical Review, 30 juillet. - -[4] N'en déplaise à M. Maurras il arrive même souvent que ces racines, -au moment de la replantation, d'un coup de serpe, on les coupe, -_afin d'assurer mieux la reprise_; car il s'en forme aussitôt de -nouvelles et l'arbre reprend d'autant mieux, que les vieilles racines -ont été coupées. Les catalogues des pépiniéristes et les traités -d'arboriculture nous enseignent que c'est surtout la racine centrale, -pivotante (celle même de «la terre et les morts») qu'il importe de -trancher. - - -[Pg 71] - - LA NORMANDIE ET LE BAS-LANGUEDOC[1] - - -Il est d'autres terres plus belles et que je crois que j'eusse -préférées. Mais de celles-ci je suis né. Si j'avais pu, je me serais -fait naître en Bretagne à Locmariaquer la dévote, ou, près de Brest, -à Camaret ou à Morgat, mais on ne choisit pas ses parents; et même ce -désir je l'héritai, je pense, avec le sang catholique et normand de la -famille de ma mère, le sang languedocien protestant de mon père. Entre -la Normandie et le Midi je ne voudrais ni ne pourrais choisir, et me -sens d'autant plus Français que je ne le suis pas d'un seul morceau de -France, que je ne peux penser et sentir spécialement en Normand ou en -Méridional, en catholique ou en protestant, mais en Français, et que, né -[Pg 72] -à Paris, je comprends à la fois l'Oc et l'Oïl, l'épais jargon normand, -le parler chantant du midi, que je garde à la fois le goût du vin, le -goût du cidre, l'amour des bois profonds, celui de la garrigue, du -pommier blanc et du blanc amandier, - -Je ne choisis non plus ici: taire un des deux pays serait ingratitude, -et, puisque vous me pressez de parler, souffrez que je parle des deux. - - - I - - -Du bord des bois normands j'évoque une roche brûlante--un air tout -embaumé, tournoyant de soleil, et roulant à la fois confondus les -parfums des thyms, des lavandes et le chant strident des cigales. -J'évoque à mes pieds, car la roche est abrupte, dans l'étroite vallée -qui fuit, un moulin, des laveuses, une eau plus fraîche encore d'avoir -été plus désirée. J'évoque un peu plus loin la roche de nouveau, mais -moins abrupte, plus clémente, des enclos, des jardins, puis des toits, -une petite ville riante: Uzès. C'est là qu'est né mon père et que je -suis venu tout enfant. - -On y venait de Nîmes en voiture; on traversait au -[Pg 73] -pont Saint-Nicolas le Gardon. Ses bords au mois de mai se couvrent -d'asphodèles comme les bords de l'Anapo. Là vivent des dieux de la -Grèce. Le pont du Gard est tout auprès... - -Plus tard je connus Arles, Avignon, Vaucluse... Terre presque latine, -de rire grave, de poésie lucide et de belle sévérité. Nulle mollesse -ici. La ville naît du roc et garde ses tons chauds. Dans la dureté de -ce roc l'âme antique reste fixée; inscrite en la chair vive et dure -de la race, elle fait la beauté des femmes, l'éclat de leur rire, la -gravité de leur démarche, la sévérité de leurs yeux; elle fait la -fierté des hommes, cette assurance un peu facile de ceux qui, s'étant -déjà dits dans le passé, n'ont plus qu'à se redire sans effort et ne -trouvent plus rien de bien neuf à chercher;--j'entends cette âme encore -dans le cri micacé des cigales, je la respire avec les aromates, je la -vois dans le feuillage aigu des chênes verts, dans les rameaux grêles -des oliviers... - - -Du bord de la garrigue enflammée, j'évoque une herbe épaisse et sans -cesse mouillée, des rameaux flexueux, des chemins creux ombrés; -j'évoque un bois où ils s'enfoncent... Mais d'autres ont chanté déjà la -verdoyante -[Pg 74] -terre du Calvados. Là nul chant de cigales; tout est mollesse et luxe; -sous la plante, le roc franc n'apparaît jamais. Là vivent d'autres -dieux, d'autres hommes; les dieux sont beaux, je crois; les hommes -laids. La race, alourdie de bien-être et ne songeant pourtant qu'à -l'augmenter, s'est déformée. Incapable de chant, de musique, elle -n'occupe plus qu'à boire, ses plus belles heures oisives. Ici l'amour -du gain vient seul à bout de la paresse; l'homme indolent laisse fuir -de ses mains les biens les plus précieux, les plus rares... - -Mais, peut-être les qualités de la race normande, moins apparentes -que celles des méridionaux, prennent-elles chez ceux qui en restent -dépositaires une force d'autant plus grande qu'une chair plus lourde -les contraint plus, et gagnent-elles en gravité, en profondeur ce -qu'elles perdent d'éclat et de superficie. - -Dès le pays de Caux tout change; les grands champs remplacent les -prés; l'homme plus travailleur est plus sobre; les femmes sont moins -déformées. Et ce quinze juillet, où j'écris ceci, près d'Etretat, -tantôt assis, tantôt marchant sous le plein soleil de midi, jamais -cette campagne ne m'a paru plus belle. Quelques lins sont encore en -fleur. On coupe les colzas; -[Pg 75] -les seigles sont fauchés. Les blés en quelques jours ont blondi. La -moisson s'annonce admirable. De ci de là, par places, partout, de -grands coquelicots posent une rougeur sur la terre. - - - II - - -Les quelques lieux dont je parle ne sont pas plus toute la Normandie et -tout le Midi, que le Midi et la Normandie toute la France. - - -Je songe avec tristesse que si quelque hasard les rapprochait, le -paysan normand que je connais et l'homme du midi que je connais, -non seulement ne s'aimeraient pas, mais ne pourraient même pas se -comprendre. Pourtant ils sont Français tous deux. - -Aux yeux d'un Allemand, d'un Italien, d'un Russe, qu'est-ce qui -représente «une ville française»?--Je ne sais pas. Je n'ai pas assez de -recul pour le comprendre. Je vois une Bretagne, une Normandie, un pays -basque, une Lorraine, et de leur addition je fais ma France. En Savoie -je sais que je suis en France; et je sais qu'un peu plus loin je n'y -suis plus. Je le sais -[Pg 76] -et je veux le sentir. Mais est-ce une simple annexion qui va faire une -terre française? Non; pas plus qu'un triste traité ne suffirait à faire -de l'Alsace-Lorraine une terre allemande; l'Allemagne l'a bien compris. -Pour que se forme et s'affermisse le sentiment d'unité d'un pays, il -faut que les divers éléments qui le composent se mêlent, se croisent -et fusionnent. La doctrine de l'enracinement, trop rigoureusement -appliquée, risquerait, en protégeant et en accentuant l'hétérogénéité -des divers éléments français, de les faire à jamais se mésentendre, -de former des bretons, des normands, des lorrains, des basques, plus -bretons, normands, lorrains et basques ... que français. Rien de plus -particulier que l'esprit de province; de moins particulier que le génie -français. Il est bon qu'il naisse des Français comme Hugo - - ... d'un sang breton et lorrain à la fois, - -qui, portant en eux tout à la fois les richesses les plus extrêmes de -la France, les organisent et les contraignent à l'unité. - -Disons encore: Il y a des landes plus âpres que celles de Bretagne; des -pacages plus verts que ceux de -[Pg 77] -Normandie; des rocs plus chauds que ceux de la campagne d'Arles; des -plages plus glauques que nos plages de la Manche, plus azurées que -celles de notre midi--mais la France a cela _tout à la fois_. Et le -génie français n'est, pour cela même, ni tout landes, ni tout cultures, -ni tout forêts, ni tout ombre, ni tout lumière--mais organise et tient -en harmonieux équilibre ces divers éléments proposés. C'est ce qui -fait de la terre française la plus classique des terres; de même que -les éléments si divers: ionien, dorien, béotien, attique, firent la -classique terre grecque. - -_Juillet (1902)_ - - -[1] L'_Occident_ ayant cru intéressant de demander à plusieurs de -raconter les aspects de la terre Occidentale, cet article fut le -premier d'une série consacrée à nos provinces. - -[Pg 78] - -[Pg 79] - - LETTRES A ANGÈLE - - 1898-1900 - -Nous ne faisons que nous entregloser. Tout formille de commentaires; -d'aucteurs il en est grand'cherté. - -MONTAIGNE, III, 13. - -[Pg 80] -Ces chroniques ont paru irrégulièrement dans l'_Ermitage_, au cours des -années 1898, 1899 et 1900. - -[Pg 81] - - - I - -Non, chère Angèle; j'y suis bien décidé; je ne recommanderai pas votre -livre au _Mercure_; d'abord parce que ma voix n'y a pas l'importance -que vous croyez, et puis parce que, si elle y avait plus d'importance, -j'en userais d'abord pour d'autres que pour vous.--Quelle drôle d'idée -vous avez eue d'écrire! Ne pouviez-vous vraiment vous empêcher? Ce -n'est pas certes que votre livre ne soit plein des qualités exquises -de votre âme, et de celles de beaucoup d'autres;--mais qui ne les -connaît, Angèle?--Vous m'écrivez que je dois les aimer, puisque déjà -je les aimais en d'autres;--mais c'est précisément pour cela, chère -amie.--Vous manifestez pour me plaire un anormal amour de la Nature, -comme si là gisait le salut assuré;--mais le salut n'est pas dans la -Nature, il est dans l'amour, chère amie... Et puis, vous n'aimez pas -tant que ça -[Pg 82] -la Nature; je me souviens de notre course à Suresnes: vous crachiez les -peaux des raisins... - -Ah! si vous récrivez, n'ayez donc pas souci de me plaire; et c'est -ainsi que vous plairez vraiment; c'est ainsi que vous intéresserez. Ah! -quand donc, chère amie, saurez-vous, oserez-vous me déplaire un peu -puissamment!--Je suis sûr que vous n'avez jamais songé aux permissions -que donne la blancheur des pages. Mais, avant de prendre la plume, -la page s'assombrit déjà de quels compliqués esclavages!--Chaque -sympathie, chaque théorie, chaque réprobation vous enchaîne; et combien -le champ blanc se rétrécit! Vous ne vous affirmez jamais. Vous vous -laissez tracer votre figure. Vous n'occupez (en souriant toujours!) que -la place que l'on vous laisse. Tout vous dicte, et vous ne protestez -pas!--Des amis vous ont dit qu'il fallait à tout prix de la joie: c'est -fâcheux; vous étiez née pour être heureuse; mais vous voilà contrainte, -et votre sourire est forcé. On blâme autour de vous les intrigues; on -rêve des récits sans événements: c'est fâcheux; vous vous entendiez -aux intrigues; dans votre livre il n'y en a plus l'ombre; on y marche -comme en plein champ. Chaque page en soi est charmante; je sais, je -sais;--mais en soi le livre -[Pg 83] -n'existe pas; de sorte qu'il faudrait alors chaque page encore plus -charmante, ou bien un tempérament stupéfiant, ou bien un style ... et -ne me poussez pas, chère Angèle, sinon je finirais par vous dire que -rien ne m'intéresse dans un livre, que la révélation d'une attitude -nouvelle devant la vie. - -J'exagère... - -Mais je sais que je voudrais pouvoir considérer l'œuvre d'un artiste -comme un microcosme complet, _étrange_ tout entier, où pourtant -toute la complexité de la vie se retrouve. Je voudrais y sentir une -philosophie spéciale, une morale spéciale, une langue spéciale, une -plaisanterie spéciale... Cieux! à propos de votre livre délicat, où -m'égarai-je?... - -Et n'est-ce pas une calamité de notre époque, au contraire, cette peur -de paraître banal, ce désir de génie, ce dédain du talent.--Voyez M. -Mirbeau... Vous qui le connaissez et qui avez quelque influence sur -lui, vous devriez bien tâcher de lui lire un peu ses articles. Ils sont -stupides. Certainement c'est parce qu'il a du génie; mais c'est fâcheux -qu'il n'ait pas plus de talent. Il faut terriblement de talent, chère -amie, pour rendre un peu de génie supportable. - -Dans son dernier article, un Monsieur compte les -[Pg 84] -étamines d'une fleur; il compte: «une, deux, quatre, huit, dix, -vingt...» Il est lancé quoi!--C'est tout Mirbeau.--Dites-lui donc -que ce n'est pas vrai; que tout cela c'est de la rhétorique; que -compter sérieusement, c'est compter difficilement.--Mais voilà: s'il -était plus vrai, M. Mirbeau serait moins brutal, et s'il était moins -brutal, il ne serait plus rien du tout. Non, chère Angèle, s'il avait -seulement un peu de talent, je crois qu'il n'oserait plus écrire.--Ah! -souhaitons-lui du talent, chère Angèle[1]! - -Parlons plutôt de M. de Curel. Car M. de Curel manque surtout de génie. -Ses pièces sont, comme il sied alors, d'une grande hardiesse de pensée -et d'une grande timidité de présentation. Après M. Mirbeau cette -timidité paraît presque une politesse, exquise vraiment; M. de Curel -vous laisse la parole sans cesse, par chacun de ses personnages--de -sorte que, de quelque côté qu'on se tourne, on est contraint d'être -de son avis. L'effet dramatique de ses pièces reste donc à peu près -complètement subordonné à l'exposition des idées:--il faut dire qu'elle -est excellente;--mais l'erreur dramatique est que l'idée devienne plus -importante en -[Pg 85] -elle-même que le personnage qui l'exprime; les _idées_ ne devraient -être exprimées que par _l'action_--ou, autrement dit, il ne devrait -pas y avoir d'idées; ou, autrement dit encore, une _idée_, au théâtre, -ce devrait être un caractère, une situation, les pseudo-idées que l'on -prête à la bouche des personnages ne sont jamais que des opinions et -doivent être subordonnées aux personnages; ce n'est pas par elles -_surtout_ qu'ils s'expriment; elles ne doivent être que le contenu -conscient de leurs actes. Le soutien inconscient plus intéressant, plus -important, plus fort, c'est le caractère lui-même. - -D'ailleurs, l'on peut dire que, dans l'œuvre de M. de Curel, les -caractères sont fort bien observés; on sent surtout qu'il y a très -soigneusement pris garde et que ses pièces sont consciencieusement -travaillées. Tout bas je vous avoue que je préfère _Ubu_; mais au -_Repas du Lion_, à la _Nouvelle Idole_ j'applaudis de toutes mes -forces; j'y retourne plusieurs fois: j'y entraîne les autres; car -telles qu'elles sont, ces pièces restent beaucoup au-dessus des -stupidités auxquelles les théâtres nous accoutument; et j'applaudis -pour ne pas donner gain de cause aux imbéciles, car certainement le -rôle des intelligents est ici d'applaudir--quitte à dire ensuite tout -ce qu'ils veulent, en fait de restrictions. - -[Pg 86] -Je ne crois pas pourtant que de telles pièces puissent durer; il n'y -a pas de _beauté_ en elles; leur aristocratie intellectuelle nous -flatte (vous du moins, chère Angèle--moi je préfère la grossièreté); -elle fait dire aux délicats: «que cela est bien écrit!» précisément là -où le style cesse complètement d'être un style de rampe, sans fournir -pour cela de phrases vraiment belles. Il y a (comme il me souvient -qu'il y avait dans l'_Invitée_) des comparaisons prolongées qui sont -pénibles... Malgré toutes ces réserves, j'aime en M. de Curel une très -grande, une parfaite honnêteté artistique, une bonne foi qui, souvent, -m'émouvait plus que le drame... - -J'eusse voulu vous parler aussi des _Tisserands_: c'est une forte -pièce que j'admire et qui m'exaspère; je ne décolère pas de toute -la représentation. Je voudrais protester, crier que je m'en f..., -car enfin ces gens-là ne m'intéressent que parce qu'ils ont faim; -s'ils cessaient de crever de faim, ils ne m'intéresseraient plus du -tout;--aussi soyez bien sûre qu'il ne mangeront pas durant cinq actes; -et nous voilà contraints d'être émus.--Oserais-je écrire que, de -toutes les façons de mourir au théâtre, celle «de faim» est la moins -_intéressante_,--car enfin, quand nous regardons cela, c'est toujours -au sortir de table... etc. - -[Pg 87] -Et certes, la signification des situations est ce qu'au théâtre -devient l'éloquence; mais la lumière qu'elle apporte ici n'y est, -volontairement, pas propagée; elle est subite et s'arrête, à la -scène même; elle n'éclaire rien à l'entour; elle n'éclaire pas; elle -aveugle ... et si ceux qui assistent, si les spectateurs n'avaient -pas suffisamment dîné, s'ils avaient faim, s'ils étaient pauvres, les -voici chauds pour tous les crimes, grisés et ne voyant plus que _cela_: -l'auteur leur a bandé les yeux avec du feu.--C'est un miroir qu'ils -brisent (admirable, le bruit du verre cassé sur la scène!) mais c'est -que ça serait tout aussi bien une œuvre d'art ... oh! qu'elles sont -loin de cette pièce, les œuvres d'art! oh! combien Hauptmann les a -prudemment écartées! - -Qu'elle est habile, cette grossière et fruste pièce!--Tenez, chère -Angèle, un seul trait:--pour garder l'anonymat de la foule malgré la -précision des misères particulières, remarquez qu'à chaque acte ce -sont des _représentants_ différents qui paraissent--et qu'on ne s'en -aperçoit presque pas, tant leur passion est la même ... tant ils sont -peu intéressants. «L'important, dit quelqu'un près de moi--l'important, -c'est que ça fasse peur au bourgeois.»--Evidemment, ça y arrive. - - -[1] V. p. 246. - -[Pg 88] - - - II - -Parler des autres est bien malaisé, chère Angèle. - -On reproche à M. Maurras de ne dire du bien que de ses amis; cela est -désagréable à penser; et puis on peut répondre qu'ils ne sont ses amis -que parce qu'il en pensait du bien. Ce n'est pas mal répondre, mais les -amitiés ne se choisissent pas tant que ça; certaines, au contraire, -s'imposent fâcheusement. Pour moi, qui les choisis pourtant le plus -possible, j'ai la pudeur contraire exagérée: l'amitié que je voue à -certains et celle qu'ils veulent bien m'offrir relient l'expression -de mon éloge; il peut m'en retourner quelque chose et, pour un peu, -les louant, je me paraîtrais immodeste. C'est ainsi que l'amitié de -Jammes m'a souvent empêché de crier combien je l'admire; et peut-être -ne l'eussè-je pas encore fait, sans la petite plaquette rare qu'il -m'apporte, où vous lirez quatorze de ses plus -[Pg 89] -belles _Prières_ qui paraîtront bientôt en volume[1]. - -Ce sont d'autres raisons qui rendent la louange de Signoret difficile; -d'abord parce que le parti qu'il en tire l'exagère et risque de la -dénaturer; ensuite parce que l'admiration qu'il proclame pompeusement -pour mes écrits risque de donner à mes éloges l'allure fâcheuse d'une -réciproque; enfin parce que tous les éloges qu'on y pourrait faire -ne vaudront jamais ceux qu'il se converse à lui-même. Ils frémissent -immodestement en chaque page; son œuvre en est remplie, encombrée; -souvent l'œuvre est comme mangée et remplacée par sa propre louange; -celle-ci devient alors parfaite, sonore à souhait, et complètement -désintéressée--forcément. - -J'allais pourtant oser parler de Signoret lorsque voici que me parvient -le dernier numéro du _Saint-Graal_. J'y vois que M. Signoret trouve -plus simple de publier directement des fragments, choisis élogieux, de -ce qu'on lui écrivait en des lettres particulières; autant alors vous y -renvoyer simplement n'ayant d'ailleurs rien d'autre à vous dire sur lui -que ce que je lui disais à lui-même. Mais pour permettre dans -[Pg 90] -le prochain _Saint-Graal_ plus de place à l'œuvre propre de Signoret, -mieux vaut que je publie aussitôt ici la lettre que je lui adressais -hier pour le remercier de l'envoi du premier livre de ses Sonnets[2]. -Parcourez-la si -[Pg 91] -cela vous amuse, puis redisons ensemble son _Chant d'amour_ dont -j'appris comme malgré moi ces beaux vers: - - Que sous tes seins un cœur de gloire en toi bondisse - Clair et s'enflant comme la lune sur les flots! - Délivre-nous de toute ton ombre, Eurydice. - Vers toi nos luths sont tout soulevés de sanglots! - - . . . . . . . . . . . . . . . . . . [Pg 92] - - Eurydice, Eurydice, Eurydice, regarde: - Nous tordons ta couronne à genoux dans les fleurs. - -Lyrisme orgueilleux et rapide; absorption des sens dans l'exaltation de -la pensée: - - Enivrez les cieux bleus de vos profonds murmures, - O vents spirituels de la sainte raison! - - . . . . . . . . . . . . . . . . . - - Quand ma nef passera près des plages obscures, - A l'heure délicate où dorment les troupeaux, - Jetez au vent des nuits, ô vierges, vos ceintures, - Sombres bergers, jetez aux torrents vos pipeaux! - - Et courez vers la vague où traînant l'aube grave - Le grand Vaisseau tonnant de musique s'accroît; - --La mer engloutira la plage où dort l'esclave, - --Le fruit de vie est mûr dans les jardins du Roi. - -Il faut, après ces vers dignes d'être cités auprès des plus splendides, -rouvrir le livre à peine fermé de Jammes pour comprendre aussitôt et -comme instinctivement les positions réciproques de ces deux poètes; ils -se limitent l'un par l'autre. Tout le faste d'Emmanuel Signoret fait -mieux sentir encore la fraîche -[Pg 93] -nouveauté de ce dernier; car il y a là quelque chose d'autre, quelque -chose de neuf, quelque chose de jamais encore entendu. Là, plus de -sonorité, ni d'éclat; une voix souvent presque fausse, mais à la façon -de celles que troublent les larmes--et je comprends que M. Signoret -n'aime pas Francis Jammes, car devant une voix si orgueilleusement -simple, toute la rumeur rhétorique et la belle sonorité ne paraît plus, -comme dit l'Evangile, «qu'un airain qui résonne, qu'une cymbale qui -retentit».--Même il n'est pas intéressant de marquer les différences -de ces deux esprits; ils ne vivent pas dans le même monde et regardent -opposément. L'impersonnalité du premier est si grande que ce que l'on -admire ici, il semble que ce soit la langue française elle-même; M. -Signoret n'est personnel que parce qu'il parle de lui. La personnalité -de Francis Jammes déconcerte; mais ce n'est qu'au premier abord; jamais -une plus complète absence de recherche extérieure n'avait permis encore -recherche d'union plus intime des mots avec l'émotion, des sensations -entre elles-mêmes. On n'imagine pas beauté plus fièrement déparée de -tout fard. Sa seule coquetterie, si c'en est une, est la montre presque -involontaire de sensations plus subtiles et plus subtilement associées -qu'on ne le pouvait supposer jusqu'alors. -[Pg 94] -Elles se touchent, se continuent, s'appellent et se marient, à ce point -que parfois elles font à l'émotion qu'elles entourent un vêtement sans -couture. - -Francis Jammes est un grand poète; il a l'audace la plus noble: celle -de la simplicité. Il existe assez réellement lui-même pour pouvoir se -passer d'adjuvants, des communes ressources littéraires; de sorte qu'on -s'étonne d'abord, tant sa littérature emprunte peu à celle des autres. - -L'amour de la simplicité est tel, chez lui, qu'il va parfois jusqu'à -certaine affectation de dénuement; - - Redescends, redescends dans ta simplicité. - Je viens de voir les guêpes travailler dans le sable. - Fais comme elles, à mon cœur malade et tendre: sois sage, - Accomplis ton devoir comme Dieu l'a dicté. - - . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - - Faites qu'en me levant, ce matin, de ma table, - Je sois pareil à ceux qui, par ce beau Dimanche, - Vont répandre à vos pieds dans l'humble église blanche, - L'aveu modeste et pur de leur simple ignorance. - -Patient dénuement de pensée pour permettre un accueil plus vaste et -plus surpris à tout émoi vibrant, à toute sensation éparse autour de -lui. Chaque soupir errant trouve en lui son écho disponible. Sa poésie -[Pg 95] -fluide et pure est comme le ruisseau sous les bois, où chaque oiseau -vient boire, où tremble chaque feuille mirée, où l'eau se plaint à -chaque roche. Aucune abondance inutile; cette eau vaut par sa pureté; -savez-vous ce qui la fait si grande? C'est que pas une eau étrangère -n'en est venue grossir, en le troublant, le cours; c'est qu'il se -résigne à lui-même, pour aliment n'espérant que du ciel les abondantes -eaux des averses. - - Mon Dieu, calmez mon cœur, calmez mon pauvre cœur, - Et faites qu'en ce jour d'été où la torpeur - S'étend comme de l'eau sur les choses égales, - J'aie le courage encor, comme cette cigale, - Dont éclate le cri dans le sommeil du pin, - De vous louer, mon Dieu, modestement et bien. - -Et parfois la pureté de cette eau devient telle qu'elle n'est plus que -murmure, transparence, et reflet, et fraîcheur. - - Mon Dieu, c'est le matin, et, déjà, la prière - Monte vers vous avec ces papillons fleuris, - Le cri du coq et le choc des casseurs de pierres. - Sous les platanes dont les palmes vertes luisent, - - Dans ce mois de juillet où la terre se craquèle, [Pg 96] - On entend, sans les voir, les cigales grinçantes - Chanter assidûment votre Toute-Puissance. - Le merle inquiet, dans les noirs feuillages des eaux, - Essaie de siffler un peu longtemps, mais n'ose... - -Ces prières sont belles et, presque toutes, parmi les plus belles -pièces de Jammes. Elles marqueront pour cet involontaire esprit non un -repos, mais au contraire une période d'inquiétude. Il semble parler -beaucoup de Dieu pour tâcher de se prouver qu'il y croit. Peut-être en -parlait-il mieux en ne le nommant pas, mais simplement, comme avant, -délicieusement chaque chose. Prendre Dieu à partie sans cesse, comme -ici, donnerait à entendre qu'on en attend encore en vain une réponse. -Je sens en ces _Prières_ une âme excessivement affectueuse et désolée. -La prière n'est souvent que le besoin, quand on se sent seul, de -parler _à la seconde personne_.--Ces prières sont l'œuvre d'une crise, -inquiète et passionnée. J'attends avec confiance que ce sensuel si peu -mystique, ressentant à nouveau chaque émotion en soi suffisante, se -plaisant à _l'aspect_ et le disant dès lors divin tant qu'il lui plaît, -laisse de nouveau Dieu tranquille et le fasse seulement entrevoir sous -la terre très habitée. Nul -[Pg 97] -doute alors que le grand mouvement de ses prières, plus plein et -soulevé qu'il ne l'avait encore jamais été chez Jammes, gonfle -admirablement de longues pièces d'une allure assez différente--comme -voici qu'il fait cette délicieuse élégie que vous lirez dans le -prochain numéro du _Mercure_[3]. - -C'est près des bois épais qu'elle fut composée, dans cette Normandie -ruisselante et penchée où je m'attarde encore, où nous vîmes approcher -l'automne, ensemble avec Henri Ghéon dont il faut aussi que je vous -parle; j'aime à placer ce nom près de celui de Jammes; leurs livres -sont voisins dans ma bibliothèque; ils vivent dans une même atmosphère, -cela leur fait, par sympathie, une espèce de ressemblance; mais c'est -par où devraient se ressembler tous les poètes: l'entente à demi-mot -de la nature. Ceci dit, il est difficile d'imaginer deux esprits de -nature plus différente. Celui-là, tout le trouble; son émoi, c'est la -contagion d'une tristesse; pour motiver mieux sa pitié, il imagine une -souffrance en chaque chose; il explique ainsi sa tendresse.--En Ghéon, -aucune tristesse; c'est une âme de cristal et d'or, pleine de sonorités -merveilleuses. -[Pg 98] -Tout ce qui la touche y retentit; rien ne la laisse indifférente; -pourtant, à travers tout, elle reste la même. Tout l'émeut et rien ne -la trouble; le monde se revoit en elle dans une charmante, vibrante et -souriante harmonie[4]. - -Je suis heureux que vous ayez pu parler à M. Mirbeau; je remarquais -bien en effet que ses derniers articles devenaient meilleurs... - -_La Roque, 15 octobre 1898_. - - -[1] V. _Le Deuil des Primevères_ (_Mercure de France_). - -[2] - - CHER SIGNORET, - - Vos sonnets paraissent plus beaux à la seconde lecture qu'à la - première. L'égalité de leur éclat trompe d'abord; on doute d'une - clarté sans étincelles; on ne comprend que peu à peu qu'elles sont - toutes dévorées. Voilà pourquoi je crus d'abord vos belles élégies - préférables: leur morbidesse est moins cachée et mon esprit s'étonne - encore d'une beauté sans renoncement ni faiblesse, comme si sa - perfection n'était due qu'aux dépens de son humanité. C'est aussi - que nous sommes en un temps où il semble que la trop pure beauté ait - besoin de faire pardonner sa _présence_; on ne l'accepte, semble-t-il, - que venue de loin et passée; on prend aisément son parti que la - Renaissance italienne et la Pléïade qu'était Ronsard, en la démontrant - de manière si glorieuse, l'aient comme monopolisée. - - Je pense que le souvenir de cette Renaissance admirée vous hante; - vous y cherchez non seulement le secret de votre forme, mais encore - un modèle de vie, franche jusqu'à l'orgueil, superbement extérieure, - aventurée. J'ai peu lu, je l'avoue, les lettres de ce temps, qui - m'hallucine moins que vous, et ne sais si les Donatello et les - Brunelleschi que vous citez oseraient porter leur orgueil aussi - sonorement devant eux. N'importe; je m'amuse trop de cela pour m'en - plaindre et n'en souffre que lorsque cet orgueil vient pour boucher - les vides de l'esprit, que lorsque l'affirmation de votre génie tend - à remplacer sa manifestation effective. Au reste, je conviens que le - public est si bête que c'est surtout en lui affirmant que vous avez - du génie que vous le forcerez de le croire ... mais vous n'écrivez - pas pour ce public, et les gens intelligents que vous prétendez que - nous sommes savent comprendre la beauté de vos vers sans que vous - l'affirmiez à l'avance. - - J'admire aussi votre riante audace de publier les lettres qu'on vous - écrit: si je vous estimais assez peu pour vous croire capable d'une - habileté, je dirais qu'elle est excellente; mais non: j'y veux voir - seulement l'exigence d'une franchise et m'y plaire; tel qui louerait - secrètement par flatterie va se croire contraint de rester fidèle - à lui-même et continuer à vous louer; vous innovez une coutume, et - certes rien n'est moins facile, car certes sans vous on ne l'eût pas - choisie. Les lettres des littérateurs sont trop aisément ténébreuses; - il est bon d'illuminer cela. Créons des précédents. J'y veux aider - aussi, et laissez-moi trouver plus simple de publier déjà moi-même - cette lettre à vous adressée. - - Au revoir, etc. - - A. G. - -[3] V. p. 241. - -[4] _Les Chansons d'Aube_ et _La Solitude de l'Eté_ (Mercure de France). - -[Pg 99] - - - III - ---Quand donc pourrons-nous parler librement, tranquillement, du -Naturisme? A chaque fois quelque nouvel éclat nous empêche.--Naguère -quelques critiques mal renseignés (ou du moins renseignés trop -exclusivement par M. de Bouhélier lui-même) voulurent bien, dans -l'ignorance des dates, me croire adepte d'une école qui simplement -avait le goût naissant de m'approuver. Affamé de plus bruyante gloire, -M. de Bouhélier entraînait mon nom à sa suite jusque dans les colonnes -du _Figaro_; l'admiration que je manifestais pour son jeune talent -trouvait ainsi sa récompense. Mon admiration n'en fut pas précisément -modifiée, mais du coup je la manifestai moins.--Ce n'est non plus une -mauvaise pièce de théâtre qu'un médiocre volume de vers qui peuvent -faire oublier l'extraordinaire don de prosateur que montraient ses -premiers écrits; -[Pg 100] -nulle composition; une redondance souvent vaine, aidant une plus grande -sonorité; un lyrisme souvent imité, mais sincère (je vous assure que -cela se peut): tout cela, la pensée même, ou l'apparence de pensée, -complètement subordonné au rythme sûr, plein, riche, harmonieux de -la phrase; et souvent on n'y sentait rien d'autre--comme on ne sent -souvent rien d'autre chez Hugo que le vers.--Et je comprends que -l'orgueil de M. de Bouhélier puisse déplaire; mais c'est tant qu'il -n'est pas plus grandement justifié. Quelqu'un qui sent en lui des -œuvres grandes (comme je pense que fait M. de Bouhélier) peut prendre -des allures modestes, mais c'est en attendant et par hypocrisie. Chez -M. de Bouhélier, l'orgueil de l'œuvre précède l'œuvre; mais j'espère -que l'œuvre suivra[1]. - -Le talent de M. Monfort semble plus personnel et plus particulier; -c'est peut-être parce qu'il est plus restreint. Il est bien difficile -de jauger sa future valeur d'après ses deux premiers écrits. L'émotion, -qu'aucun -[Pg 101] -souci de composition non plus ne contrefait, trouve souvent pour se -chanter les exclamations les plus justes; il semble parfois qu'il y -ait là comme le bruissement même de la vie, le battement léger des -artères sans même un doigt posé dessus pour le sentir et pour y imposer -un unique lien. D'où quelque chose d'éperdu, qui charme mais qui -déconcerte; une fuite dans le temps, mais une telle absence d'espace -que les émotions se succèdent sans parvenir à voisiner. Que deviendra -tant de fluidité? Que donnera ce don d'expression si immédiate, mais si -exclusivement passionnée? - -Les articles de M. Mirbeau deviennent bons. - - -[1] Malgré que, depuis notre article, la _Route Noire_ et _Le Nouveau -Christ_ aient parus, nos espérances veulent rester aussi vivaces, -puisque l'orgueil de M. de Bouhélier reste aussi grand. V. p. 224 et -241. - -[Pg 102] - - - IV - -CHÈRE AMIE, - -Monsieur Mirbeau fait comme tant d'autres devraient faire: il change. -Dans un article de _l'Aurore_ du 15 novembre, intitulé «Palinodies», -il écrit: «Aujourd'hui, j'aime des personnes, des choses, des idées -qu'autrefois je détestais, et je déteste des idées, des choses et -des personnes que j'ai aimées jadis...» Que M. Mirbeau nous permette -donc de faire comme lui; de l'aimer aujourd'hui d'autant plus que -nous l'aimions moins naguère et qu'il en est plus revenu.--Parlant du -suicide de Gérard de Nerval, Baudelaire ou Gautier, je ne sais plus -lequel, revendique deux libertés que l'on refuse volontiers aux hommes: -celle de se tuer, celle de se contredire. Aux yeux de certains, c'est -presque la même chose. C'est presque -[Pg 103] -le contraire, aux yeux de certains autres, et seuls, pensent-ils, ceux -qui sont morts, ou presque, ne se contredisent jamais. C'est l'avis de -M. Mirbeau qui tient à vivre, et c'est le mien. - -Se contredire! Si seulement M. Barrès l'osait ... quelle belle -carrière!--Au lieu de cela il tâche de faire se contredire M. France -et ne réussit à rien, sinon montrer que M. France a été sincère deux -fois. La politique est désastreuse pour cela; le parti que l'on sert -emprisonne; on ne s'en dégage pas sans apparence de désertion; la -franchise y perd, il est vrai, mais c'est pour que le parti y gagne... -J'ai la terreur des partis pris. Songez donc: c'est de vingt à trente -ans qu'une carrière se décide; est-ce de quinze à vingt que l'on aura -pu réfléchir! Qu'y faire? car c'est une fatalité. L'action seule vous -éduque; on ne l'apprend qu'en agissant; un premier acte vous engage; il -éduque, mais compromet; dût-on l'avoir trouvé mauvais, c'est le même -qu'on va refaire. Les co-partisans vous déplaisent? on ne se sent que -mal avec eux? n'importe, il faut continuer: d'autres comptent déjà sur -vous; changer ce serait les trahir. A trente-cinq ans vous n'avez fait -que des écoles; mais vous apportez un passé qui dictera votre avenir. - -[Pg 104] -La vie d'un «homme libre» est décidément difficile et terriblement -motivée. - ---Au moins, vous dites-vous, chère Angèle, en art, tout cela -n'existe pas!--Oh! sous une autre forme, si pourtant. De toutes les -fidélités, celle à soi-même est la plus sotte--dès qu'elle n'est plus -spontanée.--Fidélité à quoi, grand Apollon?--à ses principes; on se -fait de cela sa personnalité. - -Par une affirmation prématurée, que de sincérités compromises? Mais on -veut se manifester précocement.--Passe encore, lorsqu'on écrit roman ou -drame, ou que l'on se raconte, simplement; parler de soi n'est pas un -mal; on s'y aide à changer; que raconter de soi, sinon des changements? -«Le _Moi_ est haïssable», dit Pascal; le _Moi_ d'hier, par celui -d'aujourd'hui. - ---Non, le danger, c'est d'exprimer précocement des opinions, des -idées. M. Mæterlinck le sait bien. M. Mæterlinck a changé, mais reste -esclave d'un premier livre. Je ne parle pas, vous le pensez, de ses -drames--mais bien du «Trésor des Humbles».--Là tentait de se fixer sa -pensée; c'était un livre de morale. - -Chère Angèle, vous savez si je les aime, moi, les livres de morale; si -je ne me retenais, chère Angèle, j'en écrirais -[Pg 105] -un tous les mois; mais un tous les trois ans, ah! non!--ou seulement -passé cinquantaine; on ne sait pas, avant, ce qui peut arriver... -Maurice Mæterlinck est encore jeune; il peut créer, _mais_ il raisonne: -il écrit _Sagesse et Destinée_ au lieu d'écrire d'autres _Maleine_, -des _Intérieur_, des _Mélisande_. Combien peu de temps pense-t-il -vivre encore? N'attend-il donc plus rien de la vie? Un livre comme -ce dernier[1] me fait l'effet d'un testament. J'aime, comme Pascal, -attendre d'être mort pour livrer mes pensées. Qu'elles vivent, -après! Ça les regarde; mais c'est parce que soi l'on est mort.--M. -Mæterlinck, lui, n'est pas mort; et je vous dis qu'il a changé. Depuis -le _Trésor des Humbles_, qu'a-t-il donc rencontré sur sa route?--La -vie et Nietzsche;--quoi de plus pour bouleverser?--Mais le _Trésor -des Humbles_ étant écrit, il a voulu rester fidèle à ce qu'il y -disait si bien, relier au nouveau moi l'ancien. Etrange mariage de -l'individualisme et de l'humilité; un peu de mysticisme rend tout -possible. - -M. Mæterlinck est un fort, et sa pensée continuera; déjà bien des -phrases de ce livre n'eussent pu être -[Pg 106] -écrites dans le _Trésor des Humbles_. Espérons que nous connaîtrons -plus tard de lui bien des phrases qui n'eussent pu être écrites dans -celui-ci. Plus un tel livre engage la pensée, plus une âme aussi -sincère que la sienne se sent le devoir de redonner un nouveau livre, -sitôt que celui-ci n'en est plus le portrait fidèle. «Nées douces, les -pensées, elles vieillissent féroces»,--dit votre ami Vielé-Griffin dans -la très belle lettre qu'il nous adresse[2]; «belles d'hier, les voici -ridées, flétries, hideuses à faire pleurer qui les mit au monde...»--«O -mes pensées d'hier! O mes belles pensées! s'écriait Nietzsche, qu'ai-je -donc fait de vous? qu'est-ce que vous voilà devenues?» - -Que M. Vielé-Griffin se rassure: même avec des précautions, je n'ose -encore guider personne.--Qui veut se promener, qu'il me suive! -Mais vers quoi guiderais-je les autres? moi qui ne sais pas où je -vais.--Allons-y--mais doucement, ma chère Angèle. _Léo est in via_, dit -Salomon. Et _errare humanum est_ ... mais il y a quelque charme à cela. - -_Paris, 15 novembre 1898._ - - -[1] _La Sagesse et la Destinée_. - -[2] _Ermitage_ de novembre 1898. - -[Pg 107] - - - V - -CHÈRE ANGÈLE, - -Pardonnez-moi, je ne suis pas parti, je ne pars pas. Je ne sais plus -partir.--Le petit appartement que nous prîmes à frais communs, si petit -qu'on n'y peut tenir ensemble, et que vous n'y venez que lorsque je -cède la place, je ne le quitterai qu'au printemps. Paris me retient, me -possède; j'y vis, j'y revis, j'y voyage; j'y regarde inlassablement. A -force de le fuir naguère, j'ai trouvé le secret d'y vivre comme en une -ville étrangère, c'est-à-dire d'y admirer tout. Non! Rome et le grave -Palatin, les quais argentés de Venise, Naples et ses tièdes aurores -n'ont pas eu pour moi plus de charmes. Quand je regrette (car je me -plais à regretter parfois), c'est plus lointainement encore, Kairouan, -Tunis, Touggourt, le mirage infini du désert, l'oasis -[Pg 108] -pleine de colombes... Que n'y allez vous à présent, tandis que je -m'attarde ici? Vous m'écririez: Il fait un temps affreux; depuis -trois jours nous suffoquons sous une tempête de sable. Je répondrais: -Il fait un temps charmant, gris et tiède, et de sourire entre les -larmes; l'alternance de brefs soleils et de passagères ondées fait un -étonnement pour chaque heure, et les travaux des quais renouvellent -les paysages.--Paris est merveilleux, chère amie, et défoncé de -toutes parts: vous savez que ce n'est pas seulement à l'Exposition -qu'on travaille; on perce tous les boulevards; on sape, on creuse, on -lance et fait rôder sous terre des projets ténébreux d'égouts et de -chemins de fer. Le travail souterrain crève par places la surface; on -se penche au-dessus; on suppose des cavités inexplorables où tout un -peuple harassé travaille le jour et la nuit.--Car la nuit, le travail -continue; sur les quais, dès la tombée du soir, de fantastiques -fanaux éclatent. Passé minuit, dans le silence d'alentour, les abords -de l'ex-Cour des Comptes sont lyriques. Il y a, près du pont Royal, -d'énormes arbres; leurs branches s'allongent et baignent dans cette -lumière factice, et, derrière eux, les murs semblent incendiés. Plus -loin des palais naissent, comme poussés par en bas. - - Les ponts, les tours, les arches [Pg 109] - Tremblent au fond du sol profond. - La multitude et ses brusques poussées - Semblent faire éclater les villes oppressées... - -Ces vers sont de Verhaeren; je vous envoie son dernier volume[1]. -Citerai-je encore? - - Un vaste espoir, venu de l'inconnu, déplace - L'équilibre ancien dont les âmes sont lasses, - La nature paraît sculpter - Un visage nouveau à son éternité; - Tout bouge--et l'on dirait les horizons en marche. - -Et ceci me permet d'ajouter que je ne suis pas de ceux qui regrettent -la Cour des Comptes. Par principe, je veux avoir toutes les ruines en -horreur. Certes, si c'est pour construire un aussi terrible monument -que le nouvel Opéra-Comique qu'on les enlève, je préférerai toujours -ce qui pouvait se trouver à la place.--Mais quel terrible aveu -d'impuissance que cette crainte du neuf, que ce respect du vieux. Les -époques créatrices n'avaient pas tant de scrupules et se plaisaient à -démolir--pour avoir plus à reconstruire après--soucieuses -[Pg 110] -surtout d'imposer au dehors des formes à leur ressemblance. La première -condition pour cela, c'est de ne pas ressembler au passé. L'admiration -de l'antiquité qu'avait la grande Renaissance ne me contredit point; -c'était pour elle une ferveur de plus, une émulation, une excitation -à produire.--Mais l'archéologie, le contemplatif regret du passé ne -créent pas les œuvres nouvelles. - -M. Louys nous le prouve surabondamment et plus délicieusement que -jamais dans le conte qu'il donne au _Mercure_, où il s'excuse de ne -parvenir plus à rien inventer de bien neuf[2].--Il m'est difficile, je -l'avoue, de suivre une discussion où l'on veut faire le mot «histoire» -synonyme du mot «progrès», surtout lorsqu'on entend par progrès -simplement augmentation de confort, perfectionnement des voluptés. Il -m'est difficile et désagréable de considérer l'histoire de l'humanité -comme une marche, de sensualités en sensualités plus charmantes, et -rien dans ce monde ne me convainc que ce soit de volupté que le monde -doive mourir. - -Constater que l'antiquité tissait déjà la soie ne -[Pg 111] -déprécie pas la soie à mes yeux. La ramie ne me semble pas d'une -textilité plus parfaite, la pomme de terre d'un goût plus délicat -pour avoir été découvertes hier. Si l'on n'a pas inventé, comme il -est déploré dans ce conte, de nouvelles pierres précieuses, c'est -peut-être qu'on n'en avait pas grand besoin et que celles d'avant -contentaient.--Que M. Louys trouve la vie antique parfaite, j'y -consens; mais alors il ne devrait pas regretter que l'homme ne l'ait -point perfectionnée--s'extasier sur la beauté d'antiques marbres et -déplorer tout à la fois que l'homme n'ait pas trouvé depuis «une pierre -naturelle, un alliage chimique plus digne de reproduire la figure -humaine»,--c'est peut-être une inconséquence. L'idée de _perfection_ -exclut celle de _progrès_; on parle de la _perfection_ de l'art et des -_progrès_ de l'industrie; cela M. Louys le sait bien,--mais je vous le -dis à vous, chère Angèle, pour que vous compreniez qu'il est dangereux -de refaire l'œuvre d'autrui, fût-ce en vue de la perfectionner, et -surtout lorsqu'elle est déjà parfaite; on risquerait sinon, par -bienveillance envers soi-même, de préférer le Guide à Raphaël, le -plafond du palais Farnèse à celui de la Sixtine, et _Une volupté -nouvelle_ au _Dialogue avec une momie_ d'Edgar Poe. - -[Pg 112] -Certes, nos temps sont laids; le temple de Pœstum reste plus -immuablement beau que tout ce qu'on fit dans la suite,--mais -l'admirable aujourd'hui, chère Angèle, c'est, malgré la vieillesse des -temps, de sentir sa propre jeunesse, d'imposer, malgré tout, celle-ci; -c'est là ce qui fait ce qu'on appelle les «renaissances». - -_15 février 1899._ - - -[1] _Les visages de la Vie_. - -[2] _Une Volupté nouvelle, Mercure_ de février (paru depuis en volume). - -[Pg 113] - - - VI - -CHÈRE AMIE, - -Je relève de voyage. Excusez mon trop long silence. Je vous écris -sitôt rentré, et, si ma lettre d'aujourd'hui marque encore un peu de -fatigue, n'en accusez que le voyage: c'est une grave maladie qui laisse -les facultés éblouies, et dont je fais maintenant à Paris une heureuse -convalescence. - -J'ai vu des villes et des villes encore; croyez un voyageur: Paris est -merveilleux. Si parfois je pouvais souhaiter être étranger, ce serait -pour le découvrir.--Mais vous l'aimez autant que moi, je le sais, et -m'en parliez dans vos dernières lettres de façon à me faire déplorer -encore plus mon absence; aussi maintenant c'est fini, je ne voyage -plus, chère amie.--Les voyages, d'ailleurs, n'ont qu'un temps; non -qu'on se lasse de courir -[Pg 114] -les routes, mais parce qu'on les sent plus longues que la vie; et -parce qu'on se dit que la vie n'est point faite uniquement pour voir, -mais aussi pour se souvenir d'avoir vu. Il est un temps pour jeter des -pierres, dit l'Ecclésiaste, et un temps pour les ramasser... - -Pourtant, si vous partez, prévenez-moi--et surtout n'allez pas en -Algérie sans moi! j'en serais malade. - -Pourquoi me reprocher encore de ne pas vous écrire des lettres de -_là-bas_? Je vous l'ai dit vingt fois: en voyage, je ne peux pas -écrire; cela m'empêche de regarder; et puis je ne veux pas brusquer mes -souvenirs, ni les empailler tout vivants. Pourquoi vous obstiner à vous -en plaindre? Me faut-il vous citer votre cher Stevenson? - -«Ecrire m'est impossible en voyage, dit-il (la lettre est datée -d'Avignon). C'est un défaut, mais qu'y faire? Il me faut, pour pouvoir -écrire, me sentir un peu chez moi, et ma tête doit avoir le loisir de -se mettre en ordre. Les images nouvelles m'oppressent et puis j'ai -une fièvre de mouvement...» Et plus loin; «J'aimerais à rester plus -longtemps ici; je ne peux pas. Je suis poussé devant moi par une -inquiétude invincible...» Ces lignes, ainsi détachées, se fanent comme -une fleur coupée; je me doute, en les transcrivant, qu'elles ne -[Pg 115] -vous diront pas grand'chose; mais songez à cette délicate figure de -malade sans cesse exilé, et ces mots «me sentir un peu chez moi» -prendront pour vous une saveur singulière. - -Je ne professe point pour Stevenson une de ces admirations sans -mesure; mais c'est un excellent auteur. Je n'aime pas beaucoup son -_Prince Othon_, que des maladroits veulent faire passer pour son -chef-d'œuvre, mais dans ses _Nouvelles Mille et une nuits_ il y a des -inventions merveilleuses. Bien des gens ignorent que le _Dynamiteur_ -est traduit,--ou bien qu'attendent-ils donc pour le lire? Et _l'Ile -au Trésor_ ou même _le Club du suicide_?--L'absence de pensée est -là volontaire et charmante; à l'excellence du récit, l'intelligence -fine et vive de Stevenson est uniquement employée; et quel choix de -détails! quel tact! quelle aristocratie de moyens! Cela est fin, -spécieux, délicat, extrêmement civilisé. Lui reste correct et discret; -toujours conteur, acteur jamais; la vie le grise, mais comme un très -léger champagne; rien de dionysiaque en cette ivresse, rien de divin; -son ivresse est toujours lucide et n'excite que son cerveau; ivresse -de salon, de causeur;--vous savez que ce n'est pas la mienne; et je -souffre souvent, le lisant, de sentir -[Pg 116] -que toujours il est resté _devant_ les choses, un peu distant, voyeur -amusé, non viveur; je lui voudrais de moins bons yeux et qu'il eût dû -s'approcher pour bien voir; il ne se compromet jamais dans quoi que ce -soit qu'il raconte; actions hâtives, forcenées, trépidantes, mais sans -chaleur; c'est un pirate de cabinet, Kipling, depuis, nous a montré de -la sauvagerie plus réelle. - -Louons les patients traducteurs! A quelle reconnaissance notre -native ignorance des langues étrangères ne nous oblige-t-elle -pas envers eux! Peu de jours passent sans que je rende grâces à -quelqu'un d'eux;--et principalement à votre excellent ami Davray, qui -comble mes vœux en ouvrant une bibliothèque d'auteurs étrangers, au -_Mercure_. Combien de livres sont restés sans lecteurs parce que les -lecteurs ne savaient où trouver ces livres! L'ignorance, faute de -renseignements, est déplorable; il serait si facile d'y remédier, sinon -par une centralisation des livres de même famille, du moins par une -bibliographie bien faite. - ---Je sais que la question de nationalité littéraire a passionné quelque -temps «toute la presse». J'ai peu suivi, je vous l'avoue, cette -querelle qui ne m'intéressait -[Pg 117] -pas grandement. Certains nationalistes, m'a-t-on dit, contestaient -jusqu'au droit de traduire ou de lire les étrangers, sous prétexte -que ce qui s'y trouvait de non français, d'exotique, était fait pour -intoxiquer la France; que la France ne se pouvait assimiler rien qui -ne fût déjà français par avance, et que ce qui, dans ces fâcheux -auteurs, se pouvait absorber sans péril, c'était toutes qualités que -nous n'avions pas su reconnaître en nous-mêmes; que les voisins nous -servaient tout bonnement notre bien propre et que si l'on recherchait -mieux on trouverait, à tout ce que nous admirons chez eux, toujours -une origine française.--La détestable infatuation d'une pareille -thèse ne peut pourtant me faire la rejeter trop vite en entier. Je -crois en effet que notre littérature est très imparfaitement connue -de nous-mêmes, et que les étrangers la connaissent beaucoup mieux que -nous ne connaissons la leur. Gœthe, Heine, Schopenhauer, Nietzsche, -Ibsen, Dostoïevsky, Tolstoï, tous les grands esprits étrangers ont -tenu leurs regards sans cesse tournés vers la France, et beaucoup ont -trouvé dans les recoins de notre bibliothèque les germes de pensées -qui, développées, exagérées par eux, vont revenir à nous comme de vieux -parents reviennent d'Amérique, -[Pg 118] -partis pauvres, jadis, depuis presque oubliés, maintenant étonnamment -riches, mais ne parlant plus notre langue. Il est entendu que c'est un -caractère de notre race, de courir trop vite et de laisser tomber en -courant toutes les pommes d'or d'Hippomène, dont les nations voisines -aussitôt vont s'emparer, comme Atalante... Longtemps avant Jules -Lemaître, Viollet-le-Duc disait cela, et je ne pense pas que nul l'ait -mieux dit dans la suite:--«Nous cherchons, nous entrevoyons, nous -poursuivons le bien, mais nous ne tenons pas à le fixer ... et ainsi -courant, haletant, notre jouissance est sans cesse ajournée... Cette -disposition, chez nous, amène dans l'étude des arts les plus étranges -bévues. Nous émettons un principe qui en fait naître un autre, et ainsi -de suite; nous ne poursuivons pas l'application et les développements -du premier, nous allons en avant, laissant inachevée l'œuvre commencée; -pendant ce temps, un peuple plus calme, ou plus attaché aux intérêts -du moment, s'empare du premier principe abandonné par nous, il le -développe, l'étudie, en perfectionne les conséquences: or il arrive un -jour que ces développements perfectionnés par d'autres se rencontrent -sur notre route; nous voilà ravis d'admiration, et -[Pg 119] -nous mettons autant d'ardeur à imiter les conséquences souvent mal -déduites, des principes abandonnés jadis par nous, que nous avions -mis d'empressement à en poursuivre de nouveaux. On conçoit combien -ces retours étranges amènent de confusion dans les idées, combien -il devient difficile de démêler le vrai du faux, l'inspiration de -l'imitation au milieu de ces éléments divers. C'est pourquoi nous avons -aujourd'hui tant de peine à savoir ce que nous voulons et ce qui nous -convient en fait d'art[1].» - -Il y a des gens pour s'étonner sans cesse que l'art et la pensée soient -de domaine public. Tous les protectionnismes du monde ne pourront -empêcher les paroles, les formes et les sons, de voler par-dessus -les frontières comme les oiseaux par-dessus les murs. Toutes les -considérations les plus admirablement patriotiques ne me retiendront -pas d'être à l'affût de tout ce qui peut paraître d'étrange. J'attends -toujours je ne sais quoi d'inconnu, nouvelles formes d'art et nouvelles -pensées et quand elles devraient venir de la planète Mars, nul Lemaître -ne me persuadera qu'elles doivent m'être nuisibles ou me demeurer -inconnues. -[Pg 120] -Nous sommes loin du temps où La Bruyère disait que tout est déjà -dit; nos littératures modernes diffèrent extraordinairement des -antiques ... imaginez un Balzac chez les Grecs! un Whitman! un -Dostoïevsky!--Qu'est-ce qui va venir après?--ô richesses insoupçonnées! -Je vous propose, chère amie, une belle définition du génie: Le génie, -c'est le sentiment de la ressource. - -Celle de notre race est loin d'être épuisée. - - -Je vous envoie, avec cette lettre, tout un bouquet de beaux poèmes: -lisez-les; une jeunesse active, amoureuse et fervente y respire. Si -ce n'est pas là une renaissance, alors, qu'appelle t-on ainsi?--Cela -m'emplit de confiance; on lit en eux comme une certitude d'avenir. Et -vous verrez que le vieil alexandrin n'est pas mort, quoi que vous en -disiez.--Vous me demandez mon opinion sur le vers libre.--En ai-je -seulement? On vit si bien sans opinions. A cause des autres, j'ai dû -m'en faire quelques-unes; mais c'est à peine si j'y crois; elles me -gênent; quand je suis seul, je les renie. - -André Beaunier faisait habilement remarquer, dans une conférence -récente, comment la poésie, passant -[Pg 121] -de la littérature grecque à la latine, avait pris soin de remplacer -par l'observation stricte des règles, le sentiment poétique qui lui -manquait. Peut-être y a-t-il lieu de dire aussi que la rigidité même -de notre vers classique et de nos lois prosodiques est la conséquence -et le signe du caractère si médiocrement poétique de notre peuple et -de notre langue. Il n'y avait poésie qu'à conditions strictes, et -de là vint dès lors que ce qu'on appelait «génie poétique» n'était -souvent qu'un génie tout verbal, et métaphorique, et rhéteur. En une -période comme la nôtre, où le sentiment poétique semble surabonder, -et surabonde, c'est parce que les règles prosodiques _ne sont plus_ -nécessaires pour soutenir la poésie que certains poètes, suffisamment -poètes pour s'en passer, s'en passent.--Le danger vient de ce que -peut-être notre langue ne le supportera pas; on ne peut le savoir -encore. Peut-être des poètes aussi clairs que Vielé-Griffin, aussi -robustes que Verhaeren, nous donnent-ils inconsciemment le change; -peut-être n'admirons-nous en leurs nouvelles formes qu'eux-mêmes; -peut-être donnent-ils sans le vouloir le coup de grâce à la _poésie_ -vraiment française et leur génie, pour un dernier éclat, la -détériore-t-il à jamais; peut-être, ne -[Pg 122] -laissant après eux plus aucune forme banale, aucune forme métrique -fixe, arbitraire, disponible, indépendante de l'émotion qui l'emplit, -contraindront-ils les faux et médiocres poètes à ne plus oser écrire -en vers; et peut-être les vrais poètes eux-mêmes n'écriront-ils -plus nécessairement en vers, et le mot poésie ne sera-t-il plus -nécessairement synonyme de vers, quand déjà celui de vers est si -rarement, en France, synonyme de poésie.--Et peut-être cela sera-t-il -très heureux, si la prose d'autant y gagne, si les poètes à venir, -héritiers d'aucune forme, mais de la très riche ferveur, de l'intense -et diverse émotion de la pléiade d'aujourd'hui, trouvent, plastique à -souhait, une langue, prose tant qu'on voudra, mais si belle, si souple, -et nombreuse et rythmique enfin, si hardie, sensuelle et soucieuse -d'émotion, que le plus poétique génie pourra s'y dire, tandis que -les mauvais poètes seuls demanderont encore aux formes surannées la -protection, le support et le déguisement de leur débilité lyrique... - -Je dis «peut-être» pour ne froisser personne; car l'alexandrin n'est -pas mort; mais «la France est le pays de la prose», dit Michelet--et -puis je vous ai dit que je n'avais pas d'opinion. - -... Mais, je vous en prie, chère amie, ne confondez -[Pg 123] -pas Art et Vie; certes cela n'est pas le contraire, comme on nous l'a -fait croire trop longtemps au Parnasse; mais ça n'est pas non plus la -même chose... J'y reviendrai dans ma prochaine lettre. Au revoir. - -_Paris, 10 mai 1899._ - - -[1] Septième entretien sur l'architecture. - -[Pg 124] - - - VII - -Non, chère amie, je ne discuterai pas avec vous. Il fait trop chaud. -Je m'irriterais, et je ne vous persuaderais point.--Vous me demandez, -sur le téméraire engagement que je prenais en vous quittant le mois -dernier, de différencier Art et Vie. Vous me le demandez parce que vous -savez très bien que je n'y arriverai pas. - -Par instants on peut croire que l'on se fait des idées nettes sur ces -choses, c'est d'ordinaire au sortir de médiocres lectures; on sent -alors fort bien de quelles funestes théories le médiocre auteur est -victime; par charité, pour excuser l'auteur, on accuse les théories; -on feint d'oublier un instant que certains auteurs naissent victimes, -et que ceux que précisément n'importe quelle théorie écrase, écrasera, -doit écraser, sont aussi ceux-là mêmes qui s'en chargent le plus -volontiers, -[Pg 125] -par une sorte d'instinctif talent de portefaix,--comme si de s'en -décharger leur faisait trop froid aux épaules ou comme s'il leur -fallait un faix pour marcher droit. - -Par instants l'on n'y comprend plus rien du tout.--Ces instants sont -les bons.--Si ces questions supportaient une solution définitive, -la littérature en mourrait; elle vit d'une confusion momentanée, -volontaire ou charmante de ces choses. On se donne beaucoup de mal pour -tâcher de fixer et de délimiter ses idées, par une manie toute latine. -Les idées nettes sont les plus dangereuses, parce qu'alors on n'ose -plus en changer; et c'est une anticipation de la mort. - -Il y a eu l'idolâtrie de la mort. S'il nous faut une idolâtrie, -préférons celle de la vie.--Mais pourquoi des idolâtries? Notre ferveur -est-elle donc si languissante qu'elle ait besoin de se construire -des autels? Pourquoi des autels à la Vie? Que signifie la Vie, par -elle-même? Pourquoi lui subordonner l'art? comme si l'art était, en -face de la vie, un dangereux ennemi à soumettre, qui sinon réduirait la -vie. Un rancunier souvenir du Parnasse nous fait-il oublier la médiocre -utopie des Goncourt? L'art des Goncourt, autant que celui du Parnasse, -est signe d'une diminution -[Pg 126] -de vie. Ce n'est que lorsque la vie d'un peuple baisse comme une eau -se retire, que l'art de ce peuple s'isole, ou qu'il prétend doubler -et redire la vie.--Opposer l'art à la vie est absurde, parce que l'on -ne peut faire de l'art qu'avec la vie. Mais ce n'est que là où la vie -surabonde que l'art a chance de commencer. L'art naît par surcroît, par -pression de surabondance; il commence là où _vivre_ ne suffit plus à -exprimer la vie. L'œuvre d'art est une œuvre de distillation; l'artiste -est un bouilleur de cru. Pour une goutte de ce fin alcool, il faut une -somme énorme de vie, qui s'y concentre. - -Il y a eu l'idolâtrie de la tristesse. S'il nous faut une idolâtrie, -préférons celle de la joie. On disait, il y a cinquante ans: - - _Les plus désespérés sont les chants les plus beaux._ - -Beaucoup alors n'osèrent pas être joyeux, ce qui est triste. Le mot -d'ordre aujourd'hui vaut mieux, bien que ce soit un mot d'ordre. Les -vrais tristes n'en seront pas plus joyeux, mais les joyeux sauront -mieux le paraître; et un grand nombre de douteux n'oseront pas paraître -tristes,--ce qui leur apprendra le bonheur. - -[Pg 127] -Je vous ai déjà dit ce que je pensais de l'idolâtrie de la Nature. Ceux -qui l'idolâtrent croient trop qu'on sort de la nature sitôt qu'on sort -des champs de blé. Laissons cela... Une idolâtrie bien plus grave, que -certains enseignent aujourd'hui, c'est celle du peuple, de la foule. -Certains voudraient nous persuader qu'il y a profit à se laisser -mener par elle, et qu'elle est belle. Marc Lafargue compromet son nom -délicieux à louanger le populaire. C'est un poète fort et délicat; -sans doute sa naturelle générosité le leurre; je ne puis m'expliquer -autrement son erreur. La terre riche et riante où il a le bonheur de -vivre nourrit sans doute un peuple confiant et joyeux. Pour moi qui -passe depuis mon enfance de longs morceaux d'année dans une pluvieuse -province, où le presque unique souci des hommes qui l'habitent est de -changer l'abondante eau du ciel en alcool, je ne peux penser comme -lui.--Vous parlez d'éduquer la foule; essayez-le; si vous sentez -que c'est votre métier, je vais vous trouver admirable, car c'est -extrêmement peu le mien. Vous parlez de récitations populaires; certes, -l'entreprise est curieuse et vaut la peine qu'on la loue: gloire à -MM. Mendès et Kahn, gloire à Sarah Bernhardt, de la tenter! Et je ne -m'étonne pas trop que, -[Pg 128] -dans une société aussi prétentieuse que celle de Paris, on puisse -hebdomadairement trouver de quoi remplir une vaste salle de spectacle, -avec des gens qui viennent _voir_ réciter, par nos plus illustres -acteurs, des vers qu'ils n'ont jamais l'idée de lire; ils trouvent que -paraître goûter l'Œuvre d'Art vaut bien quelques heures d'ennui. - -O Marc Lafargue! vous dont j'aimais les vers, défiez-vous des foules! -Pour aimer bien chacun, séparez-le de tous. Réunis, les hommes perdent -ce qu'ils ont de précieusement personnel; ils n'additionnent et ne -renforcent que ce qu'ils ont «de même nature»; il n'y a bientôt plus -qu'un total monstrueux.--Vous parlez d'émotions propagées et de -contagions admirables... Les maladies seules sont contagieuses, et rien -d'exquis ne se propage par contact. La communion ne s'obtient ici que -sur les points les plus communs, les plus grossiers et les plus vils. -Sympathiser avec la foule c'est déchoir. - -Je comprends que vous admiriez en la foule le trouble réservoir des -énergies futures, mais vous, dont tout l'effort a été de sortir de -cette foule et de vous différencier d'elle assez pour pouvoir vous -opposer à elle et pour _la voir_,--que vous veniez vous incliner devant -[Pg 129] -elle, lui apporter votre œuvre d'art comme un présent, comme un -hommage, la lui soumettre ... ô malheureux! - -Je hais la foule; elle ne respecte rien; toute tendresse, toute -délicatesse, toute justesse, toute beauté s'y faussent, s'y brisent, -s'y mortifient; houle mobile, inconsciente, sans cesse à la merci du -souffle d'un tribun qui la mène, quand elle est belle, c'est comme une -mer en démence; quand je l'admire, c'est du balcon--_e terra_. - -Je hais la foule;--ne voyez pas d'orgueil dans mes paroles: quand je -suis dans la foule, j'en fais partie, et c'est parce que je sais ce que -j'y deviens que je hais la foule. - -Et c'est ce qui rend la question théâtrale si passionnante; c'est -que l'œuvre dramatique est, comme nous nous plaisons tous à dire: -«faite pour être jouée», pour être livrée à la foule; c'est-à-dire -que, dans le livre, elle demeure comme une symphonie sur le papier, -virtuelle, lisible seulement pour quelques initiés. C'est, avec toutes -les prétentions qu'on voudra, une œuvre qui ne trouve pas sa fin en -elle-même, qui vit entre les acteurs et le public et qui n'existe qu'à -l'aide de lui... Et pourtant je ne peux considérer le drame -[Pg 130] -comme soumis au public; non jamais; je le considère comme une lutte -au contraire, ou mieux comme un duel contre lui--duel où le mépris du -public est un des principaux éléments du triomphe. La grande erreur -de nos dramaturges modernes est de ne pas mépriser suffisamment leur -public. Il ne faut pas chercher à l'acquérir, mais à le vaincre. Un -duel, vous dis-je, et d'où le public sorte et battu, et content. - -Je ne vais pas souvent au théâtre; l'ennui que j'y goûte est souvent -infini. Rarement, surtout quand je n'ai près de moi personne avec qui -causer, rarement je peux prendre sur moi d'attendre jusqu'à la fin du -spectacle, où je ne sais ce qui me gêne le plus: de l'admiration benête -de mes voisins, du jeu factice et sans art des acteurs, ou des informes -pièces qu'on nous sert aujourd'hui.--Pourtant, grâce à vos conseils -toujours bons, j'ai voulu voir _Hamlet_ ... je n'ai vu que Sarah -Bernhardt. - -Des artistes dont je respecte la science sûre et le goût fin m'avaient -tant dit et répété que Sarah était excellente, etc.,--que pendant -quelques jours, plutôt que de n'être pas de leur avis, j'ai préféré -croire que j'étais, par un malchanceux hasard, tombé sur une de ces -représentations extraordinaires où les acteurs jouent -[Pg 131] -comme si vous n'étiez pas là... Mais non; tout était volontaire et -appris. Causant depuis avec les uns et les autres, j'ai dû comprendre -que la grande Sarah n'était pas différente pour exalter les uns et pour -m'exaspérer. - -Je sais qu'il se produit dans une salle de spectacle des zones torrides -et des îlots de froideur. Peut-être, auprès de moi, eussiez-vous donc -trouvé Sarah moins bonne; peut-être auprès de vous l'eussè-je donc -trouvée moins détestable. Combien de fois la crainte d'être appelé à -donner mon avis en sortant m'a-t-elle fait fuir théâtres ou concerts. - ---Comment trouvez-vous que *** ait dirigé la 9e? - ---Ne préfériez-vous pas X ou Z? - -Ces questions tuent. Mon cerveau a ceci de cruel qu'il ne fonctionne -jamais si peu que devant une pure œuvre d'art. L'enthousiasme ou la -contemplation ont pour premier effet chez moi l'inhibition délicieuse -et vraisemblablement divine de mes facultés critiques... Je dois vous -avouer que devant Sarah Bernhardt il n'y a pas eu d'inhibition du tout. -Au contraire, mes facultés critiques ont seules profité de la pièce, -et, vous l'avouerai-je, mon amie, malgré la remarquable traduction de -Schwob, _Hamlet_ m'a ennuyé à périr, et je -[Pg 132] -n'y ai quasiment plus rien compris. Il me paraît même possible que je -n'y eusse plus vu qu'un médiocre mélodrame, si, Dieu merci, je n'avais -pas connu la pièce par avance.--Telle que la joue Sarah, la pièce, -dès le troisième acte, change de sujet... Eh quoi? n'aimez-vous pas -_Hamlet_? Ou quelle étrange idée vous faites-vous de ce rôle pour avoir -pu vous satisfaire d'une telle interprétation?--Je vous en parlerai -longuement, mais le temps aujourd'hui me manque; j'y reviendrai. - -Au revoir, je vous laisse Paris. S'il en paraît de bons, envoyez-moi -des livres. - - _Paris, 15 Juin 1899._ - - En post-scriptum à cette lettre, et simplement pour opposer une - interprétation, que je crois juste, à beaucoup d'interprétations - récentes, que je crois fausses, et tout particulièrement à celle de la - grande Sarah, qui prétend ne voir dans Hamlet que le type de «l'homme - résolu»--je transcris ici quelques notes prises au lendemain de la - représentation: - - --«Un caractère résolu» prétend-elle trouver dans Hamlet ... «résolu», - oui; _mais_ réfléchi. Et tandis qu'Othello agit avant de penser, - celui-ci pense avant d'agir. Il pense au lieu d'agir; il est distrait - de l'action par la pensée. - - Au début du drame que voyons-nous?--Un homme inscrire sur les - tablettes de son carnet et au plus profond de son - [Pg 133] - cerveau _qu'il a quelque chose à faire_: venger son père. «Oui, pauvre - ombre, je veux du registre de ma mémoire effacer tous les souvenirs - vulgaires et frivoles, toutes les maximes des livres, toutes les - formes, toutes les impressions ... et ton ordre vivant remplira seul - les feuillets du livre de mon cerveau, fermé à ces vils sujets.» - - Va-t-il agir?--Non. Il réfléchira: - - Doit-il se fier au récit d'un fantôme? Il s'agit de contrôler - d'abord.--Et dès lors l'action (j'entends: la vengeance) passe au - second plan, se recule. Ce qu'il cherche, ce n'est pas l'action, c'est - une raison d'agir. Il invente l'épreuve du spectacle. Il expérimente; - il essaie: et le voilà qui, peu à peu, _se distrait de l'action - par les moyens mêmes qu'il employait pour se pousser à agir_. A ce - point que, dans le quatrième acte, à peine est-il question de père à - venger, mais bien d'Ophélie, de Laërte, et de généralités vagues où - toute décision se perd. C'est là ce qui vous faisait dire qu'Hamlet - avait «changé de sujet».--Non; car le sujet c'est: _la distraction de - Hamlet_. - - Et il faudrait alors que, par une habile gradation, _qui est dans la - pièce_, l'acteur force le spectateur de penser: Mais le malheureux! - il oublie ce qu'il _devait_ faire! il oublie!--Oui: et l'action sinon - le sujet bifurque, et l'intérêt semble changer. Les moyens d'action - ont pris la place de l'action même, à ce point qu'il ne faut rien - moins que l'angoisse d'une mort imminente pour rappeler à Hamlet _son - devoir_. Alors, soudain, de nouveau, tout disparaît. «J'avais _une_ - chose à faire; je ne l'ai pas faite,--et je meurs!...» Monnet, qui - certes ne nous satisfaisait pas toujours durant le cours de la pièce, - devenait alors, et brusquement, superbe. Chez cet homme qui, durant - quatre actes, balançait et ne pouvait se décider à tuer il y avait une - soudaine rage atroce, une ruée, comme une fringale d'action après ces - quatre actes de jeûne; il agissait: il agissait soudain beaucoup trop: - il tuait - [Pg 134] - le roi trois fois, oui, trois fois de suite, en forcené qui ne tuera - jamais assez. Il le crevait de coups d'épée: il lui enfonçait dans - la bouche le bord de son hanap empoisonné; il l'écrasait à coups de - bottes.--Réfléchir quatre actes durant, pour en arriver là!... C'était - une action stupide, irraisonnée, frénétique, et maladroite encore, - autant que celle qui tuait Polonius, affolait Ophélie, torturait - inutilement la reine et démoralisait Laërte. Oh non! pas l'action d'un - «homme résolu», mais celle de quelqu'un qui n'était pas né pour agir, - et à qui Horatio saura dire: «Vous auriez pu naître poète.» - -[Pg 135] - - - VIII - -CHÈRE ANGÈLE, - -J'aurais plus de plaisir à vous parler de l'Exposition si déjà -M. Verhaeren n'en avait si excellemment parlé dans le _Mercure_. -J'aime son optimisme flagrant; il a parbleu le goût tout aussi fin -qu'un autre, que M. de Gourmont par exemple, et sait être choqué -par les hideurs; mais tandis que celui-ci s'y attarde et leur donne -précisément l'importance de ses sarcasmes, celui-là passe (ce qui est -la plus simple façon de mépriser) et réserve sa vie pour admirer ce -qui pourtant reste admirable. Affaire de tempéraments. - -De tout ce que j'ai vu dans cette foire, un souvenir domine. Près de -lui pâlissent les autres, et si je vous en parle aujourd'hui, c'est -pour, le ravivant par ma parole, le mieux défendre contre mon propre -oubli;--aussi -[Pg 136] -pour que vous regrettiez un peu de n'avoir pas parfois épousé ma -folie, surtout lorsqu'elle me menait, comme elle fit souvent, au -théâtre de la Loïe Fuller, pour y voir jouer la troupe japonaise. De -ne l'avoir pas vue, je comprendrais que vous fussiez inconsolable, si -elle ne nous avait déjà donné l'espoir de reparaître à Paris dans deux -ans. - -Elle n'a guère joué que deux pièces: «la Geisha et le Chevalier», -puis «Kesa». Il s'ajoutait à l'excellence de l'interprétation cet -intérêt bizarre: l'actrice unique de la troupe, Sada Yacco, était, -prétendait-on, la première femme qui jamais au Japon eût monté sur les -planches. Bien mieux: certains très renseignés affirmaient que jamais -encore elle n'avait paru au Japon même, mais que dès son retour là-bas -on la présenterait à l'empereur. Sa carrière se serait décidée d'une -façon subite: durant une tournée que la troupe faisait, en Amérique je -crois, un soir, tout brusquement, le jeune acteur chargé du rôle de la -Geisha tomba malade. Allait-il falloir désappointer la salle? la femme -de l'acteur principal, Kawa Kamy, se proposa; elle savait le rôle, -disait-elle, elle le jouerait sans erreurs, et le public non averti ne -s'apercevrait même pas du scandale; sur la scène, une femme tenir un -rôle de femme!... - -[Pg 137] -Qu'elle eût été d'abord admirable, c'est ce qu'on ne saurait affirmer, -tant son jeu semble appris, modéré, retenu. Il offre, avec le jeu des -coacteurs, une adaptation si parfaite, que le geste de l'un semble -mourir toujours où commence le geste de l'autre, de sorte que, dans -le dialogue, aucun aléa n'est laissé et que l'expansion de chacun -se tempère selon celle de tous les autres et la limite à son tour -strictement. Une perpétuelle vision de l'ensemble ne permet à chacun -que son temps, que sa place, de même que dans un concert, tout le -lyrisme du soliste se soumet au besoin précis de la mesure. - -Aussi ne puis-je dire que c'est Sada Yacco que je trouve uniquement -admirable, mais bien toute la troupe, vraiment. - -Le rideau s'ouvre. On est je ne sais où, dans le Japon. Une toile de -fond montre le faîte des maisons d'une rue dont les arbres fleuris -font un square. On est dans un quartier de plaisir que les courtisanes -habitent. - -Un seigneur se paie le spectacle d'un mime; il s'évente distraitement, -tandis que le mime s'évertue devant lui. Le mime est excellent, le -seigneur excellent; nous verrons plus pathétique ensuite, nous ne -verrons rien de meilleur. - -[Pg 138] -Quand la danse du mime est finie, la Geisha passe; elle est vêtue -à la façon des courtisanes, richement, mais avec un goût délicat. -Sa démarche est gênée et sa taille grandie par de hauts souliers de -bois, que d'ailleurs elle n'aura plus à son apparition prochaine. Le -désœuvré seigneur s'empresse, offre son bras, veut le faire accepter -de force. La courtisane le repousse, et passe, et se retourne en -souriant. - ---Je suis retourné six fois voir cette pièce, à des intervalles assez -grands: ce sourire est un des rares gestes dont la fine et presque -imperceptible détérioration progressive montre, à qui sait bien voir, -le mal que fait à l'œuvre d'art un sot public, ses incompréhensions et -surtout ses louanges. - -La Geisha revient bientôt au bras de son amant de cœur. Il tient une -branche d'amandier fleuri; il paraît heureux autant qu'elle.--Le -seigneur repoussé les voit, les arrête, les sépare; il insulte, -provoque l'amant. Une courte lutte s'engage; les sabres sont au -clair;--le rideau tombe. - -Il se relève sur l'antichambre d'un temple. L'amant du premier acte -est, paraît-il, fiancé; la Geisha le poursuit; c'est pour éviter sa -colère amoureuse qu'il a fui dans le pays jusqu'à ce temple; il arrive -avec sa -[Pg 139] -fiancée; elle et lui vont y prendre refuge.--La scène, après qu'ils -sont entrés dans l'intérieur du temple, reste occupée par cinq bonzes -bizarres, types, je pense, traditionnels comme les apothicaires au -temps de Molière. Ils sont oisifs, niais, couards et fantoches assez -pour ne pouvoir, à cinq, garder la porte du temple lorsque la Geisha -tout à l'heure va venir pour y pénétrer. Car elle a découvert la -retraite de l'amant et de la rivale. Et d'abord elle s'y prend par -la douceur; et repoussée d'abord, demande aux bonzes la faveur de -danser devant eux pour le dieu.--Cette danse commence lente et grave; -puis s'anime; la Geisha tout entière y paraît, avec ses docilités -langoureuses, ses souplesses de courtisane, avec aussi les sursauts -brusques, les élans de l'amante passionnée. Cependant les gardiens, -séduits au début, se reprennent, et devant sa croissante insistance, -la repoussent enfin assez brutalement. Elle revient; sa passion -fait sa force; elle envoie, en quelques coups de reins culbuter les -gardiens du temple, et pénètre tragiquement. - -Dans cette scène, où, dépouillant de minces robes superposées, trois -fois elle se métamorphose, Sada Yacco est merveilleuse. Elle l'est -plus encore lorsqu'au bout d'un instant, parmi le désarroi que vient -[Pg 140] -de causer sa violence, elle reparaît, pâle, les vêtements défaits, -les cheveux tombants, les yeux fous. La pauvre fiancée cependant a pu -réoccuper la scène; les bonzes la protègent, l'entourent, et, dans -son égarement, la Geisha ne la voit pas d'abord. Mais, dès qu'elle -l'a vue, sa fureur, l'acharnement contre cette victime misérable, -que défendent en vain les gardiens, sa lutte enfin contre le prêtre -survenu, ses efforts insensés où sa passion et sa vie s'exténuent ... -je n'irai pas chercher comparaison bien loin, chère Angèle: ce fut -beau comme de l'Eschyle. - -Oui, Sada Yacco nous donna, dans son emportement rythmique et mesuré, -l'émotion sacrée des grands drames antiques, celles que nous cherchons -et ne trouvons plus sur nos scènes. Car aucune inharmonie dans ses -gestes que scande et rythme un lyrisme constant; aucune nuance -inutile, aucun détail; ce fut d'un paroxysme très sobre, comme celui -des hautes œuvres d'art, que domine et que se soumet une supérieure -idée de beauté, Sada Yacco ne cesse jamais d'être belle; elle l'est -d'une manière continue et continuellement accrue; elle ne l'est jamais -plus que dans sa mort, toute droite et toute raidie, dans les bras de -l'amant qu'un si farouche amour a reconquis, et qui la touche et qui -la presse, -[Pg 141] -mais qu'elle ne reconnaît pas d'abord, tant la tendresse et la -douceur ont déjà déserté son âme; mais quand elle comprend à la fin -que c'est lui qui la tient dans ses bras, tandis que déjà la mort -les sépare, elle pousse un grand cri d'étonnement d'amour, puis -retombe épuisée, ayant fini de haïr et d'aimer.--C'est à vrai dire -le seul cri qu'elle pousse dans toute la pièce; et même ce suprême -cri d'amour est _tempéré_; il arrive admirablement et simplement -satisfait une attente, une attente très préparée. (Les acteurs, même -dans les instants de plus grande fureur tragique, parlent à voix -très maintenue; ils ne donnent jamais toute leur voix; jamais ils ne -«donnent de la voix».)--Et je me réjouissais qu'il soit encore ici -bien prouvé que: _l'œuvre d'art ne s'obtient que par contrainte, et -par la soumission du réalisme à l'idée de beauté préconçue._ - -C'est pour vous redire cela que je vous écris cette lettre; mais je -vous connais bien; vous lirez peut-être ma lettre, mais sauterez par -là-dessus. Tant pis. - -[Pg 142] - - - IX - -CHÈRE ANGÈLE, - -Excusez mon silence de deux mois; je voudrais le prolonger encore, -en prolongeant l'été qui le causa. Et je m'attarde où il s'attarde, -dans un petit repli des Cévennes; après le temps affreux de Normandie, -la chaleur y paraît plus belle, et je ne croirais pas à l'hiver sans -la chute des feuilles lassées, sans l'abandon des champs et sans mon -désir de la ville. - -J'ai pu revoir, avant de m'exiler ici, les grands champs plats de la -Seine-Inférieure, qui, fauchés, nous rappelèrent le désert, à cause -aussi des oasis qu'y forment au loin les hêtraies. - -Est-ce à ces vastes horizons, à des conditions économiques -différentes, que l'on doit le repos de voir à quelque cent kilomètres -à peine du Calvados d'où je -[Pg 143] -revenais attristé, des paysans, de même race je suppose, mais non plus -perdus de richesse et de paresse et d'alcool, mais laborieux, graves, -décents et prolifiques, Sous le ciel léger du Midi, la différence est -bien plus grande encore; je comprends volontiers ceux de Toulouse -ou d'Aix, qui, n'ayant point quitté leur soleil radieux, parlent -du peuple comme j'en parlerais, je pense, si je vivais toujours au -milieu d'eux.--Oui certes, je crois le _théâtre du peuple_ possible; -mais cela dépend des contrées. Le malheur est que là où il pourrait -faire le plus de bien, c'est là que son établissement est le plus -difficile.--Riante terre du Midi, donne-nous de nouveaux exemples! De -loin on peut traiter cela de chimères: on se rapproche et l'on y croit. - -Dans la campagne des environs de Nîmes, je retrouve un simple -jardinier qui baptise sa chienne _Corinne_ par enthousiasme pour le -livre de Madame de Staël.--En Normandie, on ne se réjouit de rien -d'humain sans être dupe. Votre ami Raymond Bonheur vint m'y voir: - ---Quelle excellente idée vous eûtes, me dit-il, de nommer votre -poulain _Chopin_. Comme cela convient à sa grâce! - -[Pg 144] ---Oh! lui dis-je, ne m'attristez pas. Je ne fus pour rien au baptême, -et ne peux rien à rien, ici. S'il s'appelle _Chopin_, c'est que sa -mère s'appelait _Chopine_; voilà tout. - ---A Magny, dit Bonheur, je m'émus d'un petit garçon, parce qu'il -s'appelait Virgile. Qui t'a nommé ainsi, lui demandai-je?--C'est ma -marraine.--Et pourquoi?--Parce qu'elle s'appelle Virginie.--Ne vous -plaignez donc pas; vous voyez que c'est partout la même chose. - ---Eh bien, non! cher Bonheur: dans le Midi, ce n'est pas la même -chose; c'est pourquoi j'aime le Midi.--Vous pensez bien qu'il m'est -assez indifférent que cette chienne ou cette jument près de moi -s'appelle ou Corinne ou Chopine; mais un pays où l'homme ne songe pas -uniquement à s'enrichir et s'alcooliser me paraîtra toujours un beau -pays, et que j'envie.--Que des fêtes comme celles de Béziers y aient -été possibles, voilà qui dit un pays admirable. Verrons-nous donc -revivre enfin, ailleurs qu'en des musées, l'art pour qui nous vivons, -mais de qui nous portions le deuil? De peur de trop me désoler après, -je doute encore, et retiens encore ma joie. Le seul récit des belles -fêtes de la Grèce nous a laissé de si mortels regrets!... - - * * * * * - -[Pg 145] -Je reçois le _Pays de France_, l'_Effort_, et je m'attriste; il y a -là un malentendu. M. Nadi s'indigne de ce que j'écrive: «Sympathiser -avec la foule, c'est déchoir.»--Où j'écrivais _foule_ il a cru lire -_peuple_, je pense; pourtant, entre foule de peuple et foule de -bourgeois, ma sympathie irait plutôt vers la première; vous le savez, -vous du moins, chère amie, et cela me console.--_C'est en elle_ (la -foule), dit M. Nadi[1], _que nous chercherons le démenti le plus -éclatant à de telles paroles; ... notre œuvre, nous avons la certitude -qu'elle la comprend, l'aime et l'attend._--Je suis tout au contraire -heureux de faire partie de cette foule qui attend l'œuvre de M. Nadi. - -Mais ce n'est pas ce malentendu que je veux dire. L'autre est plus -grave, car il n'est pas à mon sujet. Et -[Pg 146] -ce n'est pas non plus de M. Nadi seul qu'il s'agit; si je parle de lui -plus que d'un autre, c'est qu'aussi bien son article est meilleur, et -que lui-même semble riche de promesses; il le dit un peu fort,--mais -comment ne pas croire pleins de promesses des jeunes gens qui écrivent -si exactement comme nous eussions pu écrire à vingt ans? - -Tant que M. Nadi parlera, passe encore; il parle bien; mais quand ce -sera quelqu'un d'autre... Ecoutez d'abord M. Nadi: - -_Elle_ (la Race) _connaîtra le frisson de notre foi. Elle appellera -avec nous les délices d'un jour nouveau. Nous l'entraînerons dans -cette adoration consciente de l'Univers, depuis l'atome jusqu'à -l'Humanité._--Cela va bien, oui; mais cela va bientôt se gâter.--Je -continue?... - -_Oh! devant Elle_ (la Race), _nous éprouverons avec puissance -l'ivresse de posséder la Vérité._--Cela va se gâter, vous -dis-je.--_Nous célébrerons l'Essence, la Forme éternelle et -universelle_, etc., etc... Tout cela c'est de M. Nadi. - -_Ah! l'on s'étonnera peut-être de la puissance de notre -lyrisme!..._--Non, M. Nadi, non; au contraire, j'ai peur qu'il n'ait -pas de puissance, votre lyrisme. Il faut -[Pg 147] -tant de lyrisme pour faire une œuvre d'art,--et tant d'autres choses -avec! J'ai peur que, loin de faire œuvre d'art, votre lyrisme -n'enfante ceci, par exemple, que je m'en vais vous lire, dans -l'_Effort_ de Toulouse: - -_La Raison n'est qu'une forme, mais par elle l'homme devient Dieu, -ou plutôt s'achemine vers Dieu, car il le sera un jour, il faut le -croire, alors que son cerveau omniscient embrassera le monde entier et -que, d'un geste, il guidera les phénomènes de Vie et de Mort. Et sur -ce point je vous renvoie à Ernest Renan et à Joachim Gasquet_(_?_). -_Prisonnières de notre substance nerveuse, les sensations acceptent -l'ordre que leur imprime Dieu. Avec un arsenal de méthodes, l'homme -s'empare de l'Univers. Il faut relire Descartes_ (Le délicieux -Descartes, disait Bouhélier). _Il faut relire Taine et Claude Bernard_ -(Plus loin l'auteur l'appellera Bernard tout court). _Je lisais -récemment la Synthèse chimique de Berthelot et le livre de Duclaux sur -Pasteur... Quel merveilleux monument que celui des sciences chimiques! -Analyse, décomposition des éléments et des principes immédiats, -isométrie, analyse par décomposition graduelle, synthèse._--Et -l'auteur ajoute: _Les autres méthodes de Dieu sont plus connues._ Vous -me permettrez donc d'en sauter. Je reprends plus -[Pg 148] -loin: _Depuis longtemps Aristote a dit que la beauté est l'ordre. -Dès lors l'art est frère de la science et ne se sépare plus -d'elle..._--Plus loin cette note effarante: _Il y a beaucoup à dire -là-dessus; j'y reviendrai dans mon prochain article._--Et plus loin: -_En tout et pour tout il s'agit de méthode. Ainsi de la politique. -Le citoyen, la République, autant de mots très beaux qui viennent -confirmer notre thèse. Imprimez donc un rythme à la Société. Ne -négligez aucune puissance._--Et plus loin encore: _Permettez-moi de -rêver un peu._--Mais je vous en prie, faites donc. - -S'imaginer qu'au bout de tout cela va poindre une œuvre d'art, voilà -le malentendu, chère amie. Certes j'applaudis de toutes mes forces -à l'entreprise d'un théâtre populaire (quand ce ne serait que pour -nous tirer de la médiocrité des autres),--mais gare aux pièces que -l'on va nous écrire _pour_ lui! Les théories humanitaires nous -préparent, je le crains, une littérature déplorable.--Pourquoi?--Parce -que «méfiez-vous, dit Diderot, de celui qui veut mettre de l'ordre. -Ordonner, c'est toujours se rendre le maître des autres en les -gênant.» C'est _son œuvre_ que l'artiste doit ordonner, et non le -monde qui l'entoure; car l'ordre extérieur rend celui de l'œuvre -dramatique impossible. - - * * * * * - -[Pg 149] -Mais que sert de parler? Ils n'écouteront pas.--Et c'est moi qui -les écouterai m'appeler, moi et d'autres, _esprits craintifs, âmes -pondérées, n'ayant eu jusque-là aucun contact avec nous_,--et cela -au nom de la Vie, de la Joie dont ils se disent déjà dispensateurs. -Les poèmes de Griffin, les Nourritures Terrestres, les poèmes de -Henri Ghéon, etc., ont pourtant précédé, non suivi leurs dires; s'ils -le savaient un peu plus, peut-être écouteraient-ils un peu plus -nos paroles et comprendraient-ils mieux que, si nous leur crions: -fausse-route! c'est au nom même des dieux qu'ils nomment et dont aussi -la religion délaissée nous réunit à quelques-uns dans l'_Ermitage_. Et -c'est au nom de l'œuvre d'art qu'ils veulent faire--et qu'il faudra -réinventer complètement, car notre littérature a désappris le goût du -beau et en a perdu le souci. - -Pour la musique et la peinture, nous sommes certes moins à -plaindre--et pourtant combien le ciel s'assombrit de la seule mort -d'un Puvis!--Le ciel de notre littérature est resté sombre assez -longtemps. Du côté de l'occident, plus rien n'y luit beaucoup; mais -l'orient -[Pg 150] -s'emplit de lueurs. Un extraordinaire silence semble creuser l'espace -entre le siècle mort et celui qui commence, comme il se fit entre le -XVIIe siècle et le suivant. Malgré son œuvre déjà grande, Verhaeren -pas plus que Moréas ni que Griffin n'est de la génération passée, -sans quoi je n'eusse pas dit que notre ciel était si sombre. Régnier, -plus différent de nous peut-être, maintient le goût d'une langue si -pure, que c'est à lui que je voudrais aller comme à un maître, s'il -était plus âgé, ou si j'étais plus jeune.--Chère Angèle, dites aux -jeunes gens du _Pays de France_ et de l'_Effort_ que nous, tout autant -qu'eux, c'est l'œuvre d'art que nous voulons: que c'est vers elle que -nous marchons, et qu'ils se trompent en croyant notre but opposé ou -nos routes divergentes. Répétez-leur ce vers du Dante: - - _Noi sem peregrin, como voi sete._ - -Adieu. - - -[1] Comme je le montre plus loin, ce n'est pas procès de personnes, -mais de tendances que je veux faire. M. Nadi nous a écrit, sitôt après -cet article, la plus aimable des lettres; si notre modestie se refuse -à la citer en ce lieu, je veux au moins que nul ne mette en doute -l'_impersonnalité_ de mes accusations. - -[Pg 151] - - - X - -CHÈRE ANGÈLE, - -Aujourd'hui, je ne vous enverrai qu'un livre; et ce livre en vaudra -beaucoup: Voici les Mille et une Nuits, que le Dr Mardrus vient de -traduire, et de rebaptiser avec une pointe d'arabisme: _Les Mille -Nuits et une Nuit._ - -Vous savez mon admiration pour ce livre. Mon père qui l'admirait -aussi le mit entre mes mains de si bonne heure que c'est, je crois, -avec la Bible le premier livre que j'ai lu.--Mais je pense que, si, -seule, la traduction de Mardrus eût alors existé, mon père eût choisi, -pour m'y apprendre à lire, un autre livre. A peine osai-je vous le -donner. Il faut bien, pour m'y décider, la tranquille assurance de la -préface, dans laquelle le traducteur se fait garant de la naïveté et -de l'ingénuité du conteur. - -On m'avait mis en garde contre Galland, dit et redit -[Pg 152] -qu'il prenait dans sa traduction toutes les libertés qu'il enlevait -aux contes; à défaut de Burton, dont j'ai l'ennui de ne comprendre pas -la langue, j'avais pu lire la version allemande de Weil et me rendre -compte que celle de Galland respectait bien plus Louis XIV que le -grand sultan Schahriar; que Galland omettait systématiquement (entre -autres choses) les citations poétiques qui surabondent dans le récit, -en sont une des particularités merveilleuses, et pourraient, réunies, -former une très importante anthologie. - -Les critiques contre la traduction de Galland sont faciles. Elles sont -inutiles aussi. Il s'agissait à cette époque de réduire au bon goût -français les ouvrages qu'on prétendait traduire. Près de cinquante -ans plus tard, l'abbé Prévost écrivait en préface de sa traduction de -_Grandison_: «J'ai supprimé ou réduit aux usages communs de l'Europe -ce que ceux de l'Angleterre peuvent avoir de choquant pour les autres -nations.» Et le biographe de Prévost ajoute: «Son goût était trop -sûr pour se borner à traduire son original.» Galland avait aussi «le -goût trop sûr».--Ces phrases font sourire aujourd'hui; mais on oublie -trop que, sous Louis XIV, les Français avaient plus de droit que nous -n'avons d'être infatués de la France. - -[Pg 153] -La langue de Galland est plaisante, douce à lire, classique encore -et souvent non sans grâce. Son orientalisme affaibli garde un -charme. Enfin peut être sa traduction n'était-elle pas inutile à -titre d'initiation préparatoire. Celle de Mardrus[1] d'abord eût pu -surprendre et rebuter. Galland fut comme l'étuve tiède qui précède, -dans un Hammam, la salle torride. Et, tandis que Galland, à la manière -de son siècle, recherchait dans ses contes avant tout l'émotion -générale et la part qu'il croyait être commune à tous parce qu'il la -sentait être semblable à lui, Mardrus, lui, se plaît au contraire (et -nous nous plaisons avec lui), à l'étrange, à la différence; ou mieux, -il ne se plaît à rien qu'à une traduction très fidèle, et, si la vie -de ces contes va différer de notre vie, c'est par toute l'ardeur et -la saveur orientale qu'il leur laisse. Ah! l'habile Mardrus! Ah! vive -Mardrus! Ah! merci! Ici l'on exulte; on éclate; on s'enivre par tous -les sens. - -Que la sensualité de Galland paraît pâle! Le bol «plein de grains -de grenade apprêtés au sucre, aux amandes décortiquées, et parfumés -délicieusement et juste à point» que le faux pâtissier Hassan prépare -[Pg 154] -pour le petit Agib, et auquel il ajoute encore, lorsqu'on lui -redemande de ce plat, «un peu de musc et d'eau de roses»; ce plat -exquis par lequel Hassan se laisse inespérément reconnaître, devient -chez Galland «une tarte à la crème», bonnement. Et dire que déjà -les «confitures sèches» qu'on y goûte me faisaient rêver! qu'eût-ce -été si j'avais ouï parler de la «boisson délicieuse et parfumée aux -fleurs»? si j'avais lu: «Elle m'offrit à boire du sirop au musc»?--Car -ce qui ressort avant tout de cette traduction si nouvelle, ce n'est -pas l'invention prodigieuse de ces contes, pour laquelle je garde une -inlassable _curiosité_ mais que, plus ou moins, nous connaissions -déjà,--c'est la sensualité splendide, persistante, indécente, et mêlée -de rires. Permettez-vous que je cite? «. . . . . . . . . . . . . . . . -. . . . .» - -Non; décidément, je n'ose pas citer.--Mais il y a d'autres passages; -par exemple ces vers si moqueurs et charmants «sur l'excellence des -pâtisseries arabes», ces vers que le troisième calender (il s'appelle -ici: _saalouk_), métamorphosé en singe, écrit pour révéler qu'il est -un homme,--et l'on ne saura ce dont on doit s'étonner le plus: ou de -son lyrisme subit, ou de la subtilité de sa gourmandise: - -[Pg 155] -«_O pâtisseries, douces, fines et sublimes; pâtisseries enroulées par -les doigts! Vous êtes la thériaque, antidote de tout poison! En dehors -de vous, pâtisseries, je ne saurais aimer jamais rien; et vous êtes -mon seul espoir, toute ma passion!_ - -_O frémissements de mon cœur à la vue d'une nappe tendue ou, en son -milieu, s'aromatise une Kenafa_ (ici une note nous apprend que la -Kenafa est «une sorte de pâtisserie faite avec des filets très fins de -vermicelle») _nageant au milieu du beurre et du miel, dans le grand -plateau!_ - -_O Kenafa! Kenafa amincie en une chevelure appétissante, réjouissante! -mon désir, le cri de mon désir vers toi, ô Kenafa, est extrême! Et je -ne pourrais, au risque de mourir, passer un jour de ma vie sans toi -sur ma nappe, ô Kenafa, ya Kenafa_! - -_Et ton sirop! ton adorable, délicieux sirop! Haï! en mangerais-je, en -boirais-je jour et nuit, que j'en reprendrais dans la vie future!_» - ---Je ne sais pas, chère amie, ce que ces strophes valent dans le -texte; dans la traduction de Mardrus, je les trouve parfaitement -merveilleuses. - -Cette traduction abonde d'ailleurs en passages exquis. Écoutez cette -courte phrase: «Par Allah! notre nuit va être une nuit bénie, une nuit -de blancheur!»--Mais -[Pg 156] -c'est de sensualité que je voulais vous parler. Le mot «sensualité» -est devenu chez nous de signification si vilaine que vous n'osez -plus l'employer; c'est un tort; il faudra réformer cela. Sachez que -Coleridge, à propos de Millon, fait de la sensualité une des trois -vertus du poète. La sensualité, chère amie, consiste simplement _à -considérer comme une fin et non comme un moyen l'objet présent et -la minute présente._ C'est là ce que j'admire aussi dans la poésie -persane; c'est là ce que j'y admire surtout.--Car la littérature -persane presque entière m'apparaît pareille à ce palais doré, dont il -est raconté, dans le récit d'un des trois saalouks, que les quarante -portes ouvrent, la première sur un verger plein de fruits, la seconde -sur un jardin de fleurs, la troisième sur une volière, la quatrième -sur des joyaux entassés ... mais dont la quarantième défendue, ferme -une salle très obscure dont l'atmosphère saturée d'une sorte de parfum -très subtil vous soûle et vous fait défaillir; une salle où l'on entre -pourtant, où l'on trouve un cheval très noir, qui n'a l'air qu'étrange -et que beau, mais qui, dès qu'on l'enfourche, déploie des ailes, des -ailes «qu'on n'avait pas d'abord remarquées»,--qui bondit avec vous, -vous enlève au plus haut d'un ciel inconnu; puis brusquement -[Pg 157] -s'abat, vous désarçonne, et puis vous crève un œil avec la pointe -de son aile, comme pour marquer mieux l'éblouissement que laisse -ce rapide voyage en plein ciel.--C'est ce cheval noir que les -commentateurs d'Omar et de Hafiz appellent «le sens mystique des -poètes persans». Car on affirme qu'il y est. Pour moi qui n'apprécie -que peu cette équitation aérienne, ni surtout la demi-cécité qui la -suit, plus sage que le troisième saalouk, je n'ouvre pas la porte -défendue et préfère m'attarder encore dans les vergers, et les jardins -et les volières. Je trouve là quelques voluptés si intenses qu'elles -suffisent pour désaltérer mes désirs et pour endormir ma pensée. - - -Ne lisez pas Omar Kheyam dans la traduction française de Nicolas: elle -est littérale, il le dit; mais la traduction anglaise de Fitz-Gérald -est bien autre chose et bien plus: elle est belle. Dans son texte -excessivement resserré, chaque quatrain prend un sens et un poids -admirable. Aussi déçu que l'Ecclésiaste, lyrique à la façon du -Cantique de Salomon, et pondéré comme ses Proverbes, Omar Kheyam, à -travers Fitz-Gérald, paraît un poète admirable[2]. - -[Pg 158] -Pour Hafiz, si vous ne pouvez vous procurer la très rare de -Rosenzweig, lisez-le dans la traduction de Hammer; c'est celle qui, en -1812, révélait l'Orient au grand Gœthe. Voyez dans ses _Annales_ avec -quelle admiration il en parle.--Plutôt que de vous en parler à mon -tour, laissez-moi vous transcrire un de ces courts ghazels: le voici -tout entier: - - Echanson! viens. Les tulipes ont rempli de vin leurs calices, - Depuis assez longtemps j'étais religieux! - A d'autres les fiertés, les soins d'un renom considérable! - Où sont les empereurs de Grèce? de Sina? - Comprends! et quand l'oiseau lui-même s'enivre - Veille, car te guette le sommeil du néant. - Ramures du printemps dans l'azur que vos courbes sont belles! - La bourrasque d'hiver ne vous tourmente plus. - Croyez-moi, mes amis, les promesses de bonheur sont trompeuses, - Malheur à celui qui se repose sur elles. - Demain sur les pelouses d'Eden, demain les houris nous attendent - Mais aujourd'hui, l'échanson et la coupe, les voici. - Le souvenir de la reine Balkis dans le vent d'Orient flotte encore; - Que ce vin en guérisse notre âme! - Ne t'attarde pas devant l'émerveillement d'une rose; - - [Pg 159] - Au souffle du soir ses pétales sont dispersés. - Mais ce vin de couleur rouge, de goût exquis, - Fait plus exquise la rougeur de l'ami. - Apportez ces coussins dehors, étendez-les sur la prairie; - Les cyprès et les flûtes nous attendent... - Ces chanteurs, que la plaine entende! accordent déjà - Le barbitos avec les flûtes. - Et les chants délicieux, ô Hafiz, se répandent - Du pays de Grèce au Sina[3]. - -Il est assurément très ridicule de traduire une traduction: mais que -ne savez-vous l'allemand?--ou que ne sais-je le persan? - -Vous pouvez lire en français le Gulistan de Sadi et Firdousy tout -entier;--je ne vous cache pas que je préfère Omar et Hafiz. - -Pardonnez-moi d'oser parler ainsi d'une littérature que, malgré tout -mon amour pour elle, je connais peu. Je la connais peu, mais je l'aime -beaucoup; que cela me serve d'excuse. Et puis j'écris pour qui la -connaît encore moins. - - -[1] _Le livre des Mille Nuits et une Nuit_. Traduction complète par le -D. J. C. Mardrus.--Fasquelle. - -[2] Une remarquable traduction d'Omar a paru l'an passé chez -Carrington. Elle est de M. Ch. Grolleau. - -[3] HAMMER, II, p. 426. - - -[Pg 160] - - XI - -CHÈRE ANGÈLE, - -Que votre palais délicat excuse un tel pâté d'arêtes: Voici le livre -de Stirner _l'Unique et sa propriété_[1], que M. Lasvignes vient de -traduire,--avec quelle patience, vous en jugerez par celle qu'il faut -pour le lire. - -Du temps de Jean-Paul Richter, ce qu'on appelait _l'Unique_, c'était -lui--lui Jean-Paul, et c'était assez.--Vous souvient-il qu'en le -lisant, nous nous disions: quelle chance qu'il soit Unique! S'il -devait y en avoir beaucoup comme lui, le monde des lettres ne serait -plus tenable... Hélas! ô mon unique Angèle! _l'Unique_ de M. Max -Stirner est légion!--Unique, il ne l'est -[Pg 161] -plus d'ailleurs que pour lui-même: c'est sa seule «propriété»; -l'_Unique_, c'est moi, vous, Tityre; l'_Unique_, c'est chacun pour soi. - -Voilà ce que M. Stirner expose en un livre de près de 500 pages; et -il ne faut pas dire: l'Egoïsme, nous le connaissions déjà; ce serait -mal entendre le jeu du philosophe: nomenclateur, sa mission n'est pas -d'inventer; n'en déplaise au grand Nietzsche, le philosophe ne crée ni -ne déplace les valeurs: simplement il légitime et enrôle ce que des -tempéraments neufs et robustes lui proposaient. L'homme propose; le -philosophe dispose. L'_Unique et sa propriété_, c'est l'égoïsme bien -disposé. - -Au cours des 500 pages, pas un accroc, pas un trouble, pas une -rencontre; le livre est laid, ressasseur, comble et vide. C'est un -livre de ruminant. - -Et je ne vous en parlerais même pas, chère Angèle, si, par un procédé -digne des _lois scélérates_, certains ne voulaient à présent lier le -sort de Nietzsche à celui de Stirner, juger l'un avec l'autre pour -les englober mieux tous deux dans une admiration ou une réprobation -plus facile. Il serait trop long aujourd'hui de chercher avec vous en -quoi l'un de l'autre diffère, diffère jusqu'à s'opposer; la question -demeurera si grave que -[Pg 162] -plus d'une fois nous y reviendrons, je suppose. En attendant, -indignez-vous tout simplement en entendant dire: «Stirner et -Nietzsche» comme Nietzsche lui-même s'indignait en entendant dire: -«Gœthe _et_ Schiller». - -C'est à propos de Stirner, non de Nietzsche qu'il me plaît de vous -parler un peu des «dangers de l'individualisme». Je crains, Angèle, -je crains les ratés de l'individualisme, autant que tous les autres -ratés. Ratés et médiocres, laissons-les donc aux religions établies; -ils s'en trouveront mieux; nous aussi. Ne poussons donc pas vers -l'individualisme ce qui n'a rien d'individuel; le résultat serait -piteux. Ou mieux: - -Pourquoi formuler l'individualisme? Il n'y a pas d'individualisme qui -tienne; les grands individus n'ont nul besoin des théories qui les -protègent: ils sont vainqueurs. Laissons donc aux médiocres et aux -faibles la joie de les pouvoir condamner, et vaincus, écrasés par eux, -de prendre une innocente revanche en les vainquant en effigie[2]. - -[Pg 163] -Il me plaît, à Moi, l'unique, que le «grand homme» continue à me -paraître un grand coupable. Et puisque Max Stirner ose encore employer -le mot de lâcheté, je dirai que je trouve lâche, Moi, de l'innocenter. -Eh quoi! pour disculper sa grandeur, rétablirez-vous donc la notion -du bien et du mal? Aurez-vous peur du crime encore, Monsieur Stirner? -Vous n'êtes qu'un théoricien, non un vrai criminel. Sous votre -apparence logique, vous souhaitez encore mon estime. Eh bien! vous -ne l'aurez pas! précisément, vous ne l'aurez pas. Je ne m'accorde la -mienne que lorsque je ne pense plus comme vous. - -O Stirner! allez-vous à nouveau nous rendre le «Moi, haïssable»? Nous -espérions n'y plus penser!... - -Mais c'est qu'il faudrait mieux s'entendre et ne pas illustrer un -tel livre avec l'image d'un Gœthe, d'un Beethoven, d'un Balzac, d'un -Nietzsche ou d'un Napoléon (ces grandes et altières figures furent -admirablement dévouées à quelque grande idée projetée devant eux, -au-dessus d'eux); car il faut encore dire ceci d'admirable, c'est que -plus les individus sont grands, -[Pg 164] -moins il y en a. En sorte qu'une théorie qui chercherait à produire -le plus grand nombre possible d'individus diminuerait chacun pour -tous, et tendrait à se rapprocher du socialisme. Tous individus: plus -d'individu. Ah! pour l'amour de Moi! pas d'individualisme!!! - -Retenez-les! Angèle! Retenez-les! Ne favorisons pas ces éclosions -malheureuses; continuons à honnir, à bannir, à lapider l'individu. -Ceux que ne retiendra ni le respect d'autrui, ni la crainte, ni la -pitié, ni la pudeur, ni le mépris ou la haine d'autrui, ceux-là ce -sont les vrais; nous pouvons espérer qu'ils vaudront quelque chose. -Et ils s'inquiètent peu qu'un Stirner les approuve, ou que les -désapprouve un Tolstoï. S'ils sont grands, c'est qu'ils sont en petit -nombre; ils sont triés. Et rien n'a pu contre eux, pas même _mon_ -épouvante: voilà pourquoi je les admire, je les aime, je les trouve -grands. Il faut, pour en obtenir quelques-uns, forcer à la médiocrité -beaucoup d'autres et tâcher d'y contraindre même celui-là. - -Pourquoi le disculper?--Il faut que tout s'acharne contre le grand -homme, car le grand homme est l'ennemi de beaucoup[3]. - -[Pg 165] -Pourquoi le plaindre?--C'est un grand homme. Et, s'il est authentique, -il saura toujours bien s'en tirer. - -Pourquoi le protéger?--Ses épreuves mêmes et son isolement feront sa -force--ou du moins celui-là seul qui les supporte et qui en sort était -puissant. - -Par pitié, pas d'individualisme! par pitié pour les individus. -N'encouragez jamais les grands hommes; et pour les autres: découragez! -découragez!... - -_10 décembre 1899._ - - -[1] 1 vol. in-8° carré (Editions de la _Revue blanche_). - -[2] C'est aussi ce que M. Lasvignes exprime excellemment à la fin -de son intéressante préface: «Les masses humaines, dit-il, ne -seront jamais plus conscientes de la puissance formidable qu'elles -représentent en face de la poignée d'hommes qui les tient asservies, -que les forces naturelles ne le sont de l'infinie faiblesse de l'homme -qui les gouverne.» (Page XXIX.) - -[3] ... «Nous sommes accablés par les esprits sublimes. Pour qu'un -homme soit au-dessus de l'humanité, il en coûte trop cher à tous les -autres.» - -MONTESQUIEU. - -[Pg 166] - - - XII - -CHÈRE ANGÈLE, - -Vous recevrez par le même courrier deux gros livres de Nietzsche. Vous -ne les lirez probablement pas; mais je veux que vous les ayez quand -même. C'est mon petit cadeau de janvier. - -Et je préférerais, il est vrai, du fond de l'Algérie, vous envoyer des -dattes, ainsi que je faisais si joliment, les ans passés. Hélas! Paris -me tient encore et, si j'y pensais trop, l'approche ici d'un nouvel an -me rendrait triste.--Que ne puis-je parler des sables et des palmes! -je m'y connais, et mieux qu'à la philosophie... Mais j'en suis loin, -et voici Nietzsche, chère amie; si je suis grave, excusez-moi. - -Grâces soient rendues à M. Henri Albert qui nous donne enfin _notre_ -Nietzsche, et dans une fort bonne -[Pg 167] -traduction. Depuis si longtemps nous l'attendions! L'impatience nous -le faisait épeler déjà dans le texte--mais nous lisons si mal les -étrangers! - -Et peut-être valait-il mieux que cette traduction ait mis tant de -temps à paraître: grâce à cette cruelle lenteur, l'influence de -Nietzsche a précédé chez nous l'apparition de son œuvre; celle-ci -tombe en terrain préparé; elle eût risqué sinon de ne pas _prendre_; -à présent elle ne surprend plus, elle confirme; ce qu'elle apprend -surtout, c'est sa splendide et enthousiasmante vigueur;--mais elle -n'était presque plus indispensable; car l'on peut presque dire que -l'influence de Nietzsche importe plus que son œuvre, ou même que son -œuvre est d'influence seulement. - -Encore et malgré tout l'œuvre importe, car son influence, on -commençait de la fausser.--Il faut, pour bien comprendre Nietzsche, -s'en éprendre, et seuls le peuvent comme il faut les cerveaux -préparés à lui depuis longtemps par une sorte de protestantisme ou de -jansénisme natif; des cerveaux qui n'ont rien tant en horreur que le -scepticisme, ou chez qui le scepticisme, nouvelle forme de croyance -qui mue amour en haine, garde toute la chaleur d'une foi.--Voilà -pourquoi tels esprits ingénieux et souples comme -[Pg 168] -celui de M. de Wyzewa s'y trompèrent: peu d'études sur Nietzsche (je -ne parle que des plus remarquables) trahissent autant Nietzsche que la -sienne[1]. Il voulut voir en lui un pessimiste: Nietzsche est avant -tout un croyant. Il ne sut voir en son œuvre que démolitions et que -ruines: elles y sont, mais loués soient ceux-là qui nous permettent de -construire! Seuls ceux-là ruinent qui découragent et diminuent notre -croyance en la vie...: - -_Je veux l'homme le plus orgueilleux, le plus vivant, le plus -affirmatif; je veux le monde, et le veux_ TEL QUEL, _et le veux -encore, le veux éternellement, et je crie insatiablement: Bis! et -non seulement pour moi seul, mais pour toute la pièce, et pour tout -le spectacle; et non pour tout le spectacle seul, mais au fond pour -moi, parce que le spectacle m'est nécessaire--parce qu'il me rend -nécessaire--parce que je lui suis nécessaire--et parce que je le rends -nécessaire._ - -Oui, Nietzsche démolit; il sape, mais ce n'est point en découragé, -c'est en féroce; c'est noblement, glorieusement, surhumainement, comme -un conquérant neuf violente des choses vieillies. La ferveur qu'il -[Pg 169] -y met, il la redonne à d'autres pour construire. L'horreur du repos, -du confort, de tout ce qui propose à la vie une diminution, un -engourdissement, un sommeil, c'est là ce qui lui fait crever murailles -et voûtes: _On ne produit qu'à condition d'être riche en antagonismes, -dit-il; on ne reste jeune qu'à condition que l'âme ne se détende pas, -n'aspire pas au repos_. Il sape les œuvres fatiguées et n'en forme -pas de nouvelles, lui--mais il fait plus: il forme des ouvriers. Il -démolit pour exiger plus d'eux; les accule. - -L'admirable, c'est qu'il les gonfle en même temps de vie joyeuse, -c'est qu'avec eux il rit au milieu des décombres, c'est qu'il y sème à -tour de bras. Il n'est jamais plus rouge de vie que quand c'est pour -ruiner les choses mortelles ou tristes. Chaque page est alors saturée -d'une énergie créatrice; d'indistinctes nouveautés s'y agitent; -il prévoit, il pressent, il appelle--et il rit.--Œuvre admirable? -non--mais préface d'œuvres admirables. Démolir, Nietzsche? Allons -donc! Il construit,--il construit, vous dis-je! il construit à bras -raccourcis. - -Je voudrais pouvoir louer plus le petit livre de Lichtenberger sur -Nietzsche. A défaut de Nietzsche même, c'est là, chère Angèle, ce que -je vous conseillerais -[Pg 170] -de lire. Je le ferais plus volontiers si certaine timidité d'esprit -n'avait fait l'auteur traiter son sujet avec presque trop de -conscience. Oui, pour bien parler de Nietzsche, il faut plus de -passion et moins d'école; plus de passion surtout, et partant moins -de crainte. Le dernier chapitre, en guise de conclusion, étudiant -Nietzsche dans son ensemble, cherche en quoi il est bon, en quoi -mauvais--etc.; il pondère, limite, sauvegarde. Nietzsche entraîne tant -d'effrayantes choses après lui! Si donc la peur domine, je préfère -entendre bannir Nietzsche en entier plutôt que d'en voir approuver -seulement les parties rassurantes. Ce sont parties d'un tout. La -modération le supprime. Et je comprends que Nietzsche fasse peur; mais -les idées qui ne heurtent rien d'abord ne sont en rien réformatrices. - -Tout cela ne suffirait pas à me faire critiquer ce petit livre, je lui -en veux un peu pour de plus particulières raisons: certaines de vos -amies, chrétiennes il est vrai, ont pu à travers lui se représenter -Nietzsche comme «quelqu'un d'excessivement triste». Et c'est vraiment -contrariant, vous l'avouerez, cherchant la joie jusque dans la folie -et la glorifiant à travers toutes les souffrances, martyr vraiment -dans le sens plein du -[Pg 171] -mot, d'arriver aux yeux de certains à représenter «Quelqu'un -d'excessivement triste»!--Mais la joie chrétienne admet malaisément -d'autre forme de joie que la sienne: ne pouvant réduire celle-là, elle -la nie. - -«Œuvre profondément triste», dit aussi M. de Wyzewa, et diront encore -long temps d'autres. Décidément il était temps que cette traduction -parût! - -Ces deux livres[2] font connaître Nietzsche autant que le pourra faire -l'œuvre entière--d'une admirable monotonie. Douze volumes; de l'un à -l'autre aucune nouveauté; le ton seul change, devient plus lyrique et -plus âpre, plus forcené. - -Dès le premier ouvrage (la Naissance de la Tragédie), l'un des plus -beaux, Nietzsche s'affirme et se montre tel qu'il sera: tous ses -futurs écrits sont là en germe. Dès lors une ferveur l'habite qui va -toucher à tout en lui, réduire en cendres ou vitrifier tout ce qui ne -supporte pas tant de chaleur. - -L'œuvre des philosophes est fatalement monotone; nulle surprise en -eux; une appliquée conséquence à soi-même; aucune contradiction qui ne -soit dès lors -[Pg 172] -une erreur.--«L'esprit fait sa maison, dit Emerson, puis la maison -enferme l'esprit.»--Système clos; la solidité des murs d'enceinte -en fait la force; on ne les perd jamais de vue ... ou sinon ce sont -des transes: on croit être sorti du système, s'être trompé.--Se -tromper!--Comment me tromperais-je? «Qui trompe-t-on ici?»--Un -philosophe ne trompe jamais que les autres... On ne trompe jamais que -les autres. - -Et Nietzsche lui-même s'emprisonne; ce passionné, ce créateur, se -débat dans son système qui se replie de toutes parts sur lui comme un -rets; il le sait et rugit de le savoir, mais n'en sort pas; c'est un -lion dans une cage d'écureuil. Quoi de plus dramatique que cela: cet -antirationnel veut prouver. Ses moyens sont autres, mais qu'importe? -Artiste, il ne crée pas; il prouve; il prouve passionnément. Il nie -la raison et raisonne. Il nie avec une ferveur de martyr.--De part en -part son œuvre n'est qu'une polémique: douze volumes de cela; on ouvre -au hasard; on lit n'importe quoi; d'une page à l'autre, c'est tout de -même; la ferveur seule se renouvelle et la maladie l'alimente; aucun -calme; il y souffle sans cesse une colère, une passion enflammée. -Etait-ce donc là que devait aboutir le protestantisme?--Je -[Pg 173] -le crois--et voilà pourquoi je l'admire;--à la plus grande libération. - -Je suis trop protestant moi-même, et pour cela j'admire trop Nietzsche -pour oser parler en mon nom propre. J'aime mieux laisser parler M. -Fouillée. En 1895, il écrivait dans la _Revue des Deux Mondes_[3]: - - «Le protestantisme, après avoir été plus réactionnaire que le - catholicisme lui-même, s'avisa d'opposer à l'immobilité catholique - l'idée du libre examen. Quand ils eurent trouvé cela, les protestants - eurent cause gagnée--et aussi perdue. Ils avaient trouvé l'arrêt de - mort de leurs adversaires; car en face d'une religion enchaînée par - elle-même et engagée dans son passé comme un terme dans une gaine, ils - dressaient une religion libre, progressive, capable de tout ce que la - libre recherche scientifique lui apporterait. Le leur: car, n'y ayant - pas de limite au libre examen, ils créaient une religion illimitée, - donc indéfinie, donc indéfinissable, qui ne saurait pas, le jour où - le libre examen lui apporterait l'athéisme, si l'athéisme fait partie - d'elle-même ou non; une religion destinée à s'évanouir dans le cercle - indéfini du philosophisme - [Pg 174] - qu'elle a ouvert. Toute la libre pensée, tout le philosophisme, toute - l'anarchie intellectuelle étaient contenus, dans le protestantisme dès - qu'il cesserait d'être un catholicisme radical.» - -Certes, cela n'apporte pas de repos, et rien n'y est plus opposé. Rien -n'est plus opposé à ces phrases (magistrales certes) de Bossuet, dans -ses lettres pastorales: - - Nous n'avons jamais condamné nos prédécesseurs et nous laissons la - foi des Eglises telle que nous l'avons trouvée... Dieu a voulu que la - vérité vînt à nous de pasteur en pasteur et de main en main sans que - jamais on n'aperçût d'innovation. C'est par là qu'on reconnaît ce qui - a toujours été cru et par conséquent ce que l'on doit toujours croire. - C'est pour ainsi dire dans ce _toujours_ que paraît la force de la - vérité et de la promesse, et on le perd tout entier dès qu'on trouve - de l'interruption en un seul endroit[4].» - -Mais Nietzsche ne cherchait pas le repos, lui qui disait encore: - - [Pg 175] - _Rien ne nous est devenu plus étranger que ce desideratum du passé, - la paix de l'âme, desideratum chrétien. Rien ne nous fait moins envie - que la Morale de ruminant et l'épais bonheur d'une bonne conscience._ - Et ailleurs: _La plus belle vie, pour le héros, est de mûrir pour la - mort, dans le combat._ - -J'espère par ces quelques citations vous éclairer un peu le débat, -vous faire comprendre pourquoi Nietzsche paraît et continuera de -paraître à certains «quelqu'un d'excessivement malheureux».--Je vous -satisferais trop maladroitement en disant que ce n'est pas le «bonheur» -qu'il recherche, car précisément c'est «ce que l'on recherche» que -l'on appelle «bonheur»;--mais il est difficile toujours de continuer à -appeler «bonheur» ce dont on ne voudrait pas pour soi-même. Tant pis! -J'en tiens pour le bonheur de Nietzsche, chère amie. - -Que de choses sur lui j'aurais donc à vous dire! Mais le temps -presse; j'écris presque au hasard, hâtivement. Excusez-moi. J'y -reviendrai.--Comment ne pas y revenir? Je suis entré dans Nietzsche -malgré moi, je l'attendais avant de le connaître--de le connaître -fût-ce de nom. Une sorte de fatalité charmante me conduisait aux lieux -qu'il avait traversés, en Suisse, -[Pg 176] -en Italie,--me faisait choisir pour y vivre un hiver précisément ce -Sils-Maria de la Haute Engadine, où j'appris ensuite qu'il avait -agonisé plus doucement. Et pas à pas ensuite, le lisant, il me semblait -qu'il excitait _mes_ pensées. - -Nous devons tous à Nietzsche une reconnaissance mûrie: sans lui, des -générations peut-être se seraient employées à insinuer timidement ce -qu'il affirme avec hardiesse, avec maîtrise, avec folie. Nous-mêmes, -plus personnellement, nous risquions de laisser s'encombrer toute -notre œuvre par d'informes mouvements de pensées--de pensées qui -maintenant sont dites. C'est _à partir de là_ qu'il faut créer, et -que l'œuvre d'art est possible.--Voilà ce qui me faisait considérer -plus haut l'œuvre entière de Nietzsche comme une préface, on pourrait -dire: Préface à toute dramaturgie future.--Nietzsche le sait, le -montre sans cesse. Il semble, anachroniquement, que toute son œuvre -soit sous-entendue en celle d'un Shakespeare, d'un Beethoven, d'un -Michel-Ange. Nietzsche est infus dans tout cela. Il est même plus -simple de dire que tout grand créateur, tout grand affirmateur de Vie -est forcément un Nietzschéen. - -«_Voyez enfin quelle naïveté il y a à dire: l'homme devrait -[Pg 177] -être tel ou tel. La réalité nous montre une richesse enivrante de -types, une multiplicité de formes, d'une exubérance et d'une profusion -inouïes»..._ - -Nietzsche, tout comme un créateur de types, est _enivré_ par la -contemplation de la ressource humaine; mais, tandis que les autres -créateurs échappent à la folie de leur génie par la continuelle -purgation qu'est pour eux la création artistique, la fiction de leurs -passions Nietzsche, prisonnier dans sa cage de philosophe, dans son -hérédité protestante, y devient fou. - -J'ai dit que nous attendions Nietzsche bien avant de le connaître: -c'est que le Nietzschéisme a commencé bien avant Nietzsche; le -Nietzschéisme est à la fois une manifestation de vie surabondante qui -s'était exprimée déjà dans l'œuvre des plus grands artistes, et une -tendance aussi qui, suivant les époques, s'est baptisée «jansénisme», -ou «protestantisme», et qu'on nommera maintenant Nietzschéisme, parce -que Nietzsche a osé formuler jusqu'au bout tout ce qui murmurait de -latent encore en elle. - -Si j'eusse eu plus de temps, je me fusse amusé à vous montrer le -Nietzschéisme d'avant Nietzsche. Par des citations habilement choisies -j'eusse pu circonvenir presque de toutes parts sa figure; mais ce serait -[Pg 178] -trop long pour aujourd'hui; puis ce qu'il eût fallu citer surtout, ce -sont des phrases des dernières œuvres de Beethoven. J'y reviendrai. -Laissez-moi seulement en passant vous montrer ce passage de -Dostoievsky. Nul plus que Dostoievsky n'a _aidé_ Nietzsche.--Je -cite, puis passe; et si vous ne comprenez pas, dites-le-moi; je vous -expliquerai cela dans la suite,--Cela se lit presque à la fin des -_Possédés_: - -Celui qui parle (Kiriloff) est à moitié fou. Il _doit_ se suicider -dans un quart d'heure. Celui qui l'écoute compte profiter du suicide; -il s'agit de faire endosser à Kiriloff un crime que lui, l'écouteur, a -commis. Kiriloff, avant de se tuer, _doit_ signer un papier où il se -déclare coupable. A l'instant précis où nous sommes, la conversation -entre eux a dévié; Kiriloff hésite, n'est plus capable de rien, pas -même d'un suicide; il risque de redevenir raisonnable; tout est perdu -pour Pierre, l'écouteur, s'il ne remet pas Kiriloff _en état_ de se -tuer. (Tant il est vrai que tout état pathologique inconscient peut -proposer à l'individu des actes neufs, que sa raison s'ingéniera -aussitôt à admettre, à soutenir, à systématiser). Il faut que toute une -philosophie, toute une morale subitement improvisée, paraisse motiver -cet acte qui, réciproquement, motive cette -[Pg 179] -philosophie. Voici ce que, poussé par Pierre, Kiriloff arrive à -dire, superuomo d'un instant,--un instant seulement, s'il vous -plaît,--simplement le temps de se tuer: - -... «Enfin tu m'as compris! s'écria Kiriloff enthousiasmé.---Tu -comprends maintenant que le salut pour l'humanité consiste à lui -prouver cette pensée[5]. Qui la prouvera?--Moi. Je ne comprends pas -comment jusqu'à présent l'athée a pu savoir qu'il n'y a pas de Dieu -et ne pas se tuer tout de suite! Sentir que Dieu n'existe pas, et ne -pas sentir du même coup qu'on est soi-même devenu Dieu, c'est une -absurdité..... Si tu sens cela, toi, tu es un tzar, et, loin de te -tuer, tu vivras au comble de ta gloire - -»Mais celui-là seul, qui est le premier, doit absolument se tuer; -sans cela, qui donc commencera et prouvera? C'est moi qui me tuerai -absolument, pour commencer, et pour prouver. Je ne suis encore Dieu que -par force, et je suis malheureux, car je suis _obligé_ d'affirmer ma -liberté. Tous sont malheureux parce que tous ont peur d'affirmer leur -liberté. Si l'homme jusqu'à -[Pg 180] -présent a été si malheureux et si pauvre, c'est parce qu'il n'osait -pas se montrer libre dans la plus haute acception du mot et qu'il -se contentait d'une insubordination d'écolier... La crainte est la -malédiction de l'homme... Mais je manifesterai mon indépendance, je -finirai et j'ouvrirai la porte. Et je sauverai. Cela seul sauvera -tous les hommes et transformera physiquement la génération suivante; -car autant que j'en puis juger, sous sa forme physique actuelle il -est impossible à l'homme de se passer de l'ancien Dieu. J'ai cherché -pendant trois ans l'attribut de ma divinité, c'est _l'indépendance_! -C'est tout ce par quoi je puis montrer au plus haut degré mon -insubordination, ma nouvelle et terrible liberté. Car elle est -terrible. Je me tuerai pour affirmer mon insubordination, ma nouvelle -et terrible liberté!» - -Kiriloff se tue, Pierre «devient tzar».--Nietzsche sombre dans la -folie, vive à présent son superuomo! - -Je sais bien que Dostoievsky met ces paroles dans la bouche d'un -fou; mais peut-être une certaine folie est-elle _nécessaire_ pour -faire dire une première fois certaines choses;--peut-être Nietzsche -l'a-t-il senti. L'important, c'est que ces choses-là soient dites; car -maintenant il n'est plus besoin d'être fou pour les penser. - -[Pg 181] -Mais lorsque des raisonnables viennent dire: c'est un malade; des -orthodoxes: sa folie finale condamne son système--je proteste et dis -que ce sont les mêmes qui criaient au Christ sur la croix: «Si tu es -le Christ, sauve-toi toi-même.» Il y a là une grave incompréhension. -Je ne veux plus savoir ici ce qui est cause et ce qui est effet; et je -préfère dire que Nietzsche _s'est fait fou_. Et pour écrire de telles -pages, peut-être fallait-il consentir d'être malade[6]: c'est une forme -de dévouement. Les livres de Lombroso ne gênent que les sots.--La -raison de Nietzsche au début de la vie s'y propose une tragique partie -dont sa raison même est l'enjeu. Il joue contre lui-même, perd la -raison,--mais gagne la partie; il a gagné, _puisqu'il_ est fou. - -Nietzsche a voulu savoir, et jusqu'à la folie; sa clairvoyance fut de -plus en plus aiguë, cruelle, délibérée. A mesure qu'il voyait plus -clair, il prônait davantage l'inconscience. Nietzsche voulait la joie -à tout prix. De toute la force de sa raison il se poussait à la folie, -comme vers un refuge. Que son génie surmené -[Pg 182] -s'y repose!--L'an passé, j'ai lu, dans _les Débats_ je crois, un court -article où l'on parlait de Nietzsche. On le montrait près de sa sœur, -distrait, insouciant, point triste.--«Il cause avec moi, disait sa -sœur, et s'intéresse à tout autour de lui, tout comme s'il n'était -pas fou--seulement il ne sait plus qu'il est Nietzsche. Parfois, le -regardant, je ne peux retenir mes larmes; il dit alors: _Pourquoi -pleures-tu? Est-ce que nous ne sommes pas heureux?_» - -Au revoir, chère amie!--Dieu vous mesure le bonheur! - -_Paris, 10 décembre 1893._ - - -[1] Wyzewa.--_Revue bleue_ du 7 novembre 1891. Wyzewa.--_Ecrivains -Etrangers_ (Perrin), février 1896. - -[2] _Par delà le bien et le mal; Ainsi parlait Zarathustra_ (Mercure de -France). - -[3] _Etude sur Auguste Comte_, 1er août 1895. - -[4] Lettre pastorale aux nouveaux catholiques de son diocèse, II. - -[5] «Si Dieu existe, tout dépend de lui, et je ne peux rien en dehors -de sa volonté. S'il n'existe pas, tout dépend de moi, et je suis tenu -d'affirmer mon indépendance.»] - -[6] Guéri! je ne veux pas l'être! Mon esprit est puissant! Je serais -alors abject comme les autres.» - -(Faust, _Apostrophe à Chiron_.) - -[Pg 183] - - - QUELQUES LIVRES - - -[Pg 184] -Ces articles ont paru dans la _Revue Blanche_, au cours de l'an 1901. - -[Pg 185] - - - VILLIERS DE L'ISLE-ADAM - - =Histoires souveraines= - - -Pour la plus grande joie d'un petit nombre, M. Deman en libraire -amateur riche de loisirs et en artiste de haut goût, parachève -parfois une impression nouvelle qu'orne précieusement un Redon, un -Van Rysselberghe, un Renoir. Les livres qu'il nous offre alors avec -lenteur sont beaux, comme furent presque tous ceux de Verhaeren, ou -la récente réédition des poésies de Stéphane Mallarmé; mais jamais la -réussite de M. Deman ne fut plus heureuse que pour cette anthologie de -Villiers.--Sur le papier de moire vert foncé qui la couvre, au-dessus -d'un grand ornement noir, on lit, en caractères d'or: _Histoires -Souveraines_. Ce sont là, prédit l'éditeur, «les vingt meilleurs -contes» de l'inimitable conteur. - -[Pg 186] -Je n'ai pu apprendre précisément comment se décida le choix de ces -contes; on parle d'une enquête: ceux des littérateurs qui furent jugés -dignes de s'y connaître auraient envoyé des listes selon leur goût; -ce choix représenterait donc à peu près celui du meilleur public;--on -parle aussi de Mallarmé tout seul... Quoi qu'il en soit, le choix est -bon. Je regrette, il est vrai, pour ma part, l'absence du délicieux -_Sentimentalisme_, de _Sombre récit, conteur plus sombre_, la présence -de _la Voix du Passé_, du _Meilleur Amour_, de _Impatience de la -Foule_--mais j'indique un goût personnel; je préfère le taire ici, -prendre ce livre tel que si ce choix était celui du temps lui-même et -que ce fussent là les _opera quæ supersunt_ de tout Villiers. Aussi -bien, ces vingt contes suffisent-ils pour le connaître; il est là très -entier, tour à tour mystique et passionné, grandiloquent, courtois, -lyrique, oriental, ironique surtout, «cruel», avec toutes les nuances -de la haine, du dédain,--un et divers, satisfaisant enfin et ne nous -déconcertant plus. - -Le recul s'est fait vite, ces dernières années; les influences -violentes se succèdent fièvreusement, nous créant _ad hoc_ une espèce -de petit passé provisoire, comme pour donner plus d'élan et plus -d'apparente -[Pg 187] -jeunesse à la nouvelle croyance de l'instant; Villiers qui, tant que -vivait Mallarmé, pouvait inquiéter encore, semble à présent déjà -si loin de nous que je crois en pouvoir parler sans injustice et, -comme l'on dit alors: historiquement. Et peu m'importe alors qu'il -n'apparaisse plus, peut-être, comme une étoile de première grandeur: il -a tiré vers lui d'étroites marées d'enthousiasme; il eut ses fervents, -ses disciples, tout ce qu'il faut pour qu'on le considère comme un -maître; intéressant peut-être d'autant plus qu'il n'y eut pas chez lui -grande invention personnelle, qu'il est lui-même un résultat, mais -qu'en lui convergent en faisceau, s'unissent des influences assez -diverses (faux hégélianisme, wagnérisme, morale hindoue, etc.) et que -des idées flottantes, et pour cela gênantes, se sont trouvées par lui -_artificiées_, poussées à bout et portées à leur point de perfection -littéraire, sinon de maturité réelle. - -Oui vraiment: perfection littéraire. Je sais, dans notre langue, peu -de choses aussi belles que le début d'_Amour Suprême_,--et pourquoi ne -pas dire: que le conte tout entier?--Quel juste et délicat mélange de -frivolité, de politesse et d'esprit dans le _Tsar et les grands-ducs_! -la proportion de chaque élément est parfaite--et -[Pg 188] -dans d'autres contes quelle sûreté de _diction_!--Parfois une -insistance inutile et charmante; car les plus belles phrases de -Villiers sont d'ordinaire des phrases de pure _insistance_, savamment -préparées, annoncées, et dont la surprise n'est plus que presque -exclusivement verbale. Souvent deux ou trois pages s'y emploient, -nuançant, graduant l'émotion d'une même idée; la dernière phrase vient, -sans heurt, comme la résolution d'une suite d'accords. L'art littéraire -ne peut être poussé plus loin.--Nulle violence, nulle perturbation de -l'instinct, nulle indiscrétion de la chair; le sang qui rougit aisément -la pâleur de ses très chastes héroïnes coule paisiblement; chaque -passion assagie n'est peinte, chaque mot, chaque cri n'est amené qu'en -vue de l'effet artistique. Le mot _factice_ ici devient éloge, mais -c'est lui qu'il faut qu'on emploie. - -Car la phrase ne paraît pas chez lui profondément nécessitée; née -plutôt d'un besoin de parure et de luxe où s'affirme à la fois tout son -amour et tout son mépris de l'_aspect_, elle ne s'identifie jamais avec -l'idée, mais reste comme sa projection sensible, et semble parfois, -postiche, n'être que son prestigieux et chatoyant faire-valoir; -factice--autant, pas plus -[Pg 189] -que ne l'était pour lui toute apparence, tout le rideau diapré de notre -monde phénoménal. «_Sic indutus et ornatus_», citera-t-il.--Parfois, -souvent, le mot limite l'évocation de l'objet qu'il désigne, à sa seule -signification décorative. Non seulement il n'y croit pas, à l'objet, -mais encore veut nous faire sentir qu'il n'y croit pas. Le réel, pour -nous, dira-t-il, est seulement ce qui touche soit nos sens, soit notre -esprit. «Les objets se transfigurent selon le magnétisme des personnes -qui les approchent, toutes choses n'ayant d'autre signification, -pour chacun, que celle que chacun _peut_ leur prêter.--Pour nous ces -candélabres _étaient_, nécessairement, d'un or vierge, etc...» Et -encore: «Nul ne peut posséder d'une chose que ce qu'il en éprouve.» Et -plus subtilement: «Le seul contrôle que nous ayons de la _réalité_, -c'est l'_idée_.» Voilà, plus ou moins déguisé, le sujet même de la -plupart de ces contes, et d'_Axel_, de l'_Eve future_, et de _Tribulat -Bonhomet_. - -Est-ce son subjectivisme quasi religieux qui impose à Villiers sa -méconnaissance, quasi religieuse aussi, de la vie? ou au contraire -cette méconnaissance précède-t-elle, lui dicte-t-elle le subjectivisme, -comme pour se justifier? Je ne sais.--La même question -[Pg 190] -peut d'ailleurs se poser, et vainement, pour tous les «écrivains -catholiques». Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, Hello, Bloy, Huysmans, -c'est là leur trait commun: méconnaissance de la vie, et même haine de -la vie,--mépris, honte, peur, dédain, il y a toutes les nuances,--une -sorte de religieuse rancune contre la vie. L'ironie de Villiers s'y -ramène. - -Villiers parle de «ceux qui portent, dans l'âme, un exil»; «tant que -traîna le simulacre de sa vie», dit Mallarmé, parlant précisément de -Villiers;--car la vie devient alors aisément une sorte de parade, -ironique et déclamatoire, parfois cabotine; et le rôle de l'artiste -est, n'y croyant pas, de jeter sur son néant un prestige,--ou mieux, -d'opposer à ce néant, avoué, une autre vie, un autre monde, monde créé -par lui, _factice_, qu'il prétendra révélateur de l'_idée_ pure que -bientôt il appellera le vrai monde--l'œuvre d'art[1]. - -Dans un de ses plus beaux contes, dans _Vera_ (quelle intention -déjà dans ce titre!), Villiers nous dit l'histoire d'un jeune homme -surhumainement amoureux de sa femme. Celle-ci meurt. Il n'admet pas que -la -[Pg 191] -mort la lui enlève; il rejette par-dessus la grille du caveau la clef -du caveau où repose Vera. Rentré dans la demeure en deuil, il s'occupe -de son amour; il commence à jouer pour lui-même une amoureuse et -persuadante comédie, feint un dialogue, suppose sans cesse la présence -de la morte; bientôt rien ne manquera plus, qu'elle-même; il parvient, -à force d'amour, à imaginer--bien plus: à forcer, à nécessiter sa -présence. «Le comte avait creusé dans l'air la forme de son amour, et -il fallait bien que ce vide fut comblé par le seul être qui lui était -homogène, autrement l'Univers aurait croulé.» «_Et comme il ne manquait -plus que Vera elle-même_, tangible, extérieure, il fallut bien qu'elle -s'y trouvât.» - -Magnificence de l'artiste! L'art suprême supplante l'inexistante -réalité. L'imaginaire Vera devient plus vraie que la vraie Vera -morte.--Ce conte, le premier des _Histoires Souveraines_, est -l'histoire même de l'artiste Villiers.--S'il est vrai que Vera soit -morte et que ce monde est imposteur: vive Villiers!--Mais on peut -estimer que le monde extérieur existe et que Vera ne meurt que parce -que c'est Villiers qui la tue: son art n'apparaît plus alors qu'une -admirable et éblouissante imposture. - - -[1] «L'auteur a dû modifier un peu le personnage même du Duc de -Portland--puisqu'il écrit cette histoire _telle qu'elle aurait dû se -passer_», dit Villiers en note du _Duke of Portland_. - -[Pg 192] - - - MAURICE LÉON - - =Le livre du Petit Gendelettre= - - -Inconnu d'hier, le très jeune Maurice Léon arrivera-t-il à la célébrité -par ce livre?--Il a pris, sinon la meilleure, du moins la route la plus -courte; il s'est tué. - -Autant dire qu'il est mort de ce livre; car nulle cause extérieure à -son suicide, nulle maladie, nulle intrigue, nulle complicité d'amour: -il reste responsable seul, avec ceux qui l'ont fait ainsi, et c'est -dans sa seule pensée, qu'ici minutieusement il expose, qu'il sied -de découvrir la cause de sa mort lente et compliquée, qu'un coup de -pistolet achève. Triste autopsie! qui peut-être n'intéressera que les -spécialistes, psychologues et psychothérapeutes, mais qui intéressera -ceux-là passionnément. A chaque page de ce livre on réfléchit, on -pense: qu'y a-t-il donc de mortel là-dedans?--Et -[Pg 193] -cela seul suffit à dramatiser tout le livre. - -Une robuste préface de Paul Adam nous avertit (nul, je pense, ne -pouvait être plus désigné pour antidoter un tel livre) et par des -phrases habilement choisies au cours du livre, nous prépare; puis -commencent sans ordre apparent, et continuent sans gradation sensible, -ces 300 pages où Maurice Léon ne parlera strictement que de lui: «Me -commenter, m'expliquer moi-même, me critiquer si profondément que l'on -n'ait _plus rien à dire_ de moi» ... et si, les 300 pages écrites, le -«petit Gendelettre» s'est tu, c'est qu'il n'aura trouvé sur lui _plus -rien à dire._ - -De ces pages, excellentes souvent, il est peu dont je n'eusse voulu -souligner quelques lignes; il en est d'assez remarquables pour mériter -de n'ennuyer que les esprits superficiels et que les sots: il en -est qui se juxtaposent, se répètent et font, semble-t-il, double -emploi; mais cette obsédante rétrospection est précisément un des -plus étonnants caractères du livre; il en est dont la forme sèche, -non abstraite pourtant, sans hypocrite attrait, étonne lorsqu'on les -songe écrites avant vingt ans, et leur aiguë pénétration inquiète; -l'intelligence de Léon fut un instrument délicat, un instrument de -précision. - -[Pg 194] -«Mon autobiographie, dira-t-il, je la veux froide, méticuleuse; elle -sera douloureuse au fond, douloureuse par l'effort--jamais sûre de -son résultat, doutant de sa sincérité même--vers la vérité nue.»--Une -biographie cela!--Pas un fait, pas une émotion--j'allais dire: pas -une pensée, tant l'étude ou la critique de la pensée tient lieu de la -pensée nouvelle. C'est là l'effort d'Orphée pour apercevoir Eurydice, -et son étonnement déçu de n'en saisir jamais que le cadavre. «La pensée -que j'étudie ne vit pas dans la même atmosphère que ma pensée»; autant -dire: ma pensée, dès que je l'étudie, est morte. - -Qu'Orphée n'avançait-il simplement et sans regarder en arrière? -Eurydice suivait si bien!--Que Léon n'écrivait-il simplement, sans -souci de se voir écrire?--Ecrire!--mais écrire quoi? Maurice Léon -n'avait _rien à dire_. Son active pensée fonctionne à vide. Il eut -tôt fait de le comprendre, et dès lors c'est ceci même que de page -en page il dira. Il s'observera, tentera d'observer sa pensée, son -fonctionnement délicat, pour raconter après, non point la première -pensée (encore une fois il n'en a pas), mais l'observation de cette -pensée et tout son travail désœuvré. «Je veux faire le livre où l'on se -fige, où l'on se momifie pour ne pas -[Pg 195] -mourir tout... Je ne pourrai pas être sincère; ce n'est pas moi que je -momifierai pour l'éternité.» - -Et dès lors ce souci concomitant l'habite: _être sincère_. Il importe -de constater que ce souci n'habite et ne peut habiter que ceux -précisément qui n'ont _rien à dire_; comprenne qui voudra pourquoi... -Ces quelques phrases de Léon éclairent un peu ce que j'avance: «Je -ne sais si je mens ou si je dis vrai; j'écris, voilà tout...» voici -comment parle l'artiste qui a quelque chose à dire--mais Léon ajoute: -«Suis-je sincère? Eh oui! je suis sincère _comme lorsque j'ai peur de -la mort: peur verbale_, qui ne peut pas se traduire par le plus léger -battement de cœur.»--Peur verbale, émotions verbales ... tout ce que -je dirais ici ne pourrait qu'affaiblir _ses paroles_; aussi bien cette -jeune voix qui s'est tue, je voudrais qu'elle parlât encore: «Le mot, -dit Maurice Léon, ne dérive jamais chez moi de mon émotion, de ma -vision; il paraît par une _spontanéité acquise_ en venir parfois; en -réalité, c'est la nécessité d'écrire, l'habitude qui l'appellent... -Pour l'âme artiste, le mot ne fait que rendre imparfaitement -l'impression ressentie; pour moi il la crée presque; je dis plus que je -n'éprouve.»--Et ailleurs: «Réfléchissez sur votre bonheur, sur votre -jeunesse, et vous -[Pg 196] -n'en jouirez plus qu'en paroles.»--Enfin je veux encore citer cette -si clairvoyante phrase, qui désormais prend un accent d'adieu: «Un -caractère n'existe pas; il n'y a que des sensations et des réactions; -les plus fréquentes ne sont même pas les plus essentielles.--Que -reste-t-il? Les balbutiements de l'auteur, et la bonne volonté du -lecteur.» - -Comprendre tout, ne rien sentir... De nouveau la question se pose: -qu'y a-t-il de mortel là-dedans?--Oh! rien, peut-être--car enfin, des -générations l'ont prouvé: on peut bien vivre ainsi sans en mourir, -sans en trop souffrir même, surtout sans s'en douter. La conscience -d'un mal, plus que le mal lui-même, fait le suicide, et l'on prend -sans vertu son parti des souffrances très partagées. Mais le monde en -tournant change un peu; une souffrance, commune hier, devient plus rare -et solitaire, s'exagère par comparaison. Pour beaucoup l'intelligence -a suffi; si Léon est mort, c'est donc qu'_elle commence à ne plus -suffire_. Le suicide de Léon est important; il y a peu de temps encore -on ne se serait pas tué pour cela... Hélas! Léon n'avait pas moins à -dire que plusieurs autres d'aujourd'hui _et_ qui vivent.--Léon fut plus -consciencieux. - -[Pg 197] - - - CAMILLE MAUCLAIR - - =L'Ennemie des Rêves= - - -Certes M. Mauclair est bien de la famille intelligente des Léon; mais -une sorte de ferveur l'anime. Sa pensée, pour n'être pas toujours -très autochtone, est véhémente: tout ce qu'il prend s'émeut en lui et -se réchauffe; il fusionne passionnément. Bellement soucieux de tout -ce qu'il découvre, il consent de s'instruire encore et se complète -incessamment; mais son cerveau modeleur achève vite; Mauclair ne se -critique pas, mais passe; à la fois penseur et lyrique il semble -procéder par bonds. - -Parfois quelque excellent article de revue nous fait douter dans quels -parages ne poussera-t-il point sa pensée;--réunis prochainement, je -l'espère, en volume ces essais paraîtront peut-être la partie la -[Pg 198] -meilleure de l'œuvre de M. Mauclair, et me seront occasion de louer son -esprit généralisateur. - -J'avoue que M. Mauclair me plaît moins lorsqu'il généralise ses -propres sentiments, comme il fait dans la préface de l'_Ennemie des -Rêves_.--Ses sentiments, il les prête à une génération tout entière. -Par horreur de l'égoïsme, croit-il, il ne dit jamais Je, mais Nous. -L'expérience, peut-être maladroite, qu'il fit de la vie, il aime à la -croire celle de tous; c'est comme telle qu'il la condamne. D'autres -peut-être se seront pu reconnaître dans le portrait qu'il fait de -«Nous»; moi pas; et qui j'y reconnais surtout, c'est M. Mauclair. - -Habile aux avatars, il condamne ce qu'il était au nom de ce qu'il -est aujourd'hui; sa nature généreuse et crédule l'y pousse. Depuis -la première _Eleusis_, quel chemin parcouru! Ses regards sur son moi -d'hier sont hostiles; mais ses erreurs d'hier, il les généralise et -s'en échappe; il les met au présent d'autrui. Il écrit: «Il _leur_ -faudrait apprendre d'abord à ne plus tant s'analyser eux-mêmes...» -etc.; ou bien: «Le vice essentiel de l'éducation actuelle est d'avoir -trop habitué les jeunes hommes à s'occuper constamment d'eux-mêmes, de -ce qu'ils sentent.» Ne -[Pg 199] -pouvant reconnaître moi ni les miens dans ce portrait, je préférerais -lire: «Le vice essentiel de mon éducation était de m'avoir trop habitué -à m'occuper constamment de moi-même.»--M. Mauclair continue: «Ils -ne sortent de cette étude que pour rêver à ce qu'ils devraient ou -pourraient éprouver encore...» Je préférerais lire: «Je ne suis sorti -d'_Eleusis_, causerie sur la cité intérieure, que pour écrire _Couronne -de Clarté_.» - -Au demeurant, peut-être l'extraordinaire malléabilité de M. Camille -Mauclair, en nuisant à l'affirmation de sa propre personnalité -indécise, lui a-t-elle permis mieux de comprendre, d'adopter et de -représenter une génération anonyme. Ce que je lui reproche donc, ce -n'est pas de changer, non certes: c'est, prenant chaque changement -pour un état définitif, de renier son état de la veille, sans songer -que le présent sort du passé, et qu'il dut, à ce qu'il était, d'être -ce qu'il est aujourd'hui. Il peut paraître beau de voir un fervent -converti renier et brûler l'idole de la veille, mais M. Mauclair est -trop intelligent pour avoir fini de changer; il demeure catéchumène, et -si cette ferveur crédule lui fait prendre pour vérité chaque idée qu'il -traverse, chaque route qu'il suit pour chemin de Damas, son demain -risque -[Pg 200] -fort de renier son aujourd'hui,--comme son aujourd'hui, son hier. - -Aujourd'hui, vive le féminisme! L'«Ennemie des rêves», c'est la -femme; et M. Mauclair louera Marthe d'avoir délivré Maxime Hersent de -ses rêves; aussi bien les rêves du pauvre garçon tournaient-ils au -cauchemar. Mais comme il n'a guère rien en lui que ses «rêves», il y -tient.--Maxime Hersent préférera-t-il ses rêves à sa femme, sa femme à -ses rêves? incertitude, drame et option, c'est ce que le livre raconte. -La femme en veut aux rêves; les rêves en veulent à la femme. Maxime -Hersent, qui craint d'être dépossédé, commence par haïr la femme. -«Marthe l'irritait par une constante pesée de son regard amoureux. Il -s'en devinait suivi et s'en croyait harcelé... Il était appris par -cœur.» Plus loin, cette excellente remarque: «Et comme il ne savait au -juste ce qu'il désirait, ne se donnant ni raison ni tort, il piétinait -entre deux regrets. _En réalité il était heureux._» - -La figure de Marthe est assez belle et délicatement tracée: «Elle -n'avait pas eu de printemps et ne s'en était pas aperçue.»--Mais -pourquoi, dès qu'elle parle, dit-elle: «Que faites-vous donc tous? -Qu'est-il, votre art? Un fétichisme de subtilité, un nœud -[Pg 201] -gordien fait de toutes les contorsions nerveuses d'une époque -hystérisée.»--Pourquoi dit-il: «J'obéis à la tradition éternelle -des artistes, qui est de craindre la femme... Oh! oui, vous êtes -dangereuses, ... mais malgré tout nous avons notre domaine, nous -fermons la porte derrière nous, nous sommes seuls, quand il nous -plaît, face à face, avec notre torture et notre ivresse, humant dans -la solitude le poison divin, la plante d'oubli pour la chair vilement -vautrée dans le désir de l'éternelle Circé, etc.»--Cela n'est pas -naturel. - -Les rêves de ce pauvre Hersent paraissent, à travers ces déclamations, -si médiocres, qu'on lui pardonne mal d'y tenir. L'ennui c'est qu'aussi -l'on pardonne mal à la femme de tenir à Maxime Hersent... Et pourtant -le problème existe et si M. Mauclair eût accepté de n'y donner qu'une -solution particulière, il nous aurait plus vivement intéressés. Les -problèmes psychologiques ne comportent peut-être pas de solutions -générales, et la préoccupation de leur en donner une, nuit à la -peinture des caractères.--Si l'homme est supérieur, la femme aura tort; -si l'homme est médiocre, elle aura raison (le plus simple alors serait -de le plaquer). Si tous les deux sont «supérieurs», ils auront -[Pg 202] -tous les deux raison; avec beaucoup d'amour c'est le paradis; avec -un peu moins d'amour c'est l'enfer; question de dosage. S'ils sont -médiocres tous les deux,--alors ce sont des discussions infinies, c'est -le roman de M. Mauclair.--Ne pas craindre de peindre un héros médiocre, -et le peindre sans ironie; preuve d'un grand courage littéraire. - -[Pg 203] - - - HENRI DE RÉGNIER - - =La Double Maîtresse= - - -M. Henri de Régnier est aujourd'hui l'un des seuls qui _écrivent_; il -a l'amour et le souci de notre langue; français très exclusivement, -il le prouve jusqu'en ses défauts mêmes, si bien que, même de -ceux-là, on peut trouver à le louer. Et, certes, le dernier livre -de M. de Régnier ne m'empêchera pas de dire le grand cas que je -fais de son incontestable talent, l'admiration même que parfois je -lui porte,--mais, ayant à parler pour la première fois ici de M. de -Régnier, je regrette que ce soit au sujet de _la Double Maîtresse_. - -Non point que _la Double Maîtresse_ ne soit, en son genre et somme -toute, réussi,--et peut-être ce livre montre-t-il d'aussi nombreuses -qualités que nous pouvions croire et attendre,--mais ces qualités -extrinsèques -[Pg 204] -ne semblent cultivées et poussées qu'en vue d'un effet plus connu; nous -regrettons alors des défauts plus charmants; nous cherchons tristement -en vain ce que tant nous aimions dans _Hertulie_ et les délicates -merveilles du _Trèfle blanc_, ce souci, cette grâce morose, cette tenue -un peu guindée mais digne et donnant plus d'attrait encore au lieu des -sensations ingénues. - -Mais il importe de situer le livre dans l'œuvre, de comprendre la -personnalité de M. de Régnier tout entière et d'admettre que l'auteur -de _Tel qu'en songe_ soit aussi l'auteur de _la Double Maîtresse_. -Aussi bien saurais-je montrer que M. de Régnier seul pouvait l'écrire, -et que ce livre était en lui tout préparé.--«Je ne sais trop, pour dire -vrai, confesse-t-il dans sa préface, d'où j'ai été conduit à écrire -ce singulier roman, ni par où il m'est venu à l'esprit. Ce qui est -certain, c'est qu'il y trouva presque à mon insu de quoi m'imposer -son autorité et me contraindre à faire droit à ses exigences.»--On -peut donc aimer ou n'aimer point ce livre, le critiquer ou le louer, -l'admirer ou le déplorer au contraire, mais pour s'en étonner, il faut -avoir mal compris tous les autres. Voilà pourquoi, bien qu'ayant lu _la -Double Maîtresse_ avec plus de -[Pg 205] -curiosité que d'intérêt,--d'abord parce que les anecdotes piquantes -dont la suite immotivée fait le livre sont plus curieuses -qu'intéressantes, puis surtout parce que j'estime qu'il était plus -curieux qu'intéressant que M. de Régnier l'écrivit--je n'en fus pas -autrement étonné. - -Qui connaissait M. de Régnier n'ignorait pas qu'il réservait en lui, -avec particulière intelligence, un don, sinon de psychologue, au sens -plutôt russe du mot, du moins d'observateur à la manière française, -et qu'il collectionnait misanthropiquement, comme La Bruyère ses -_Caractères_, tout ce que la mouvante nature humaine pouvait lui -présenter de bizarre, de fantasque, de maniaque ou de disconvenu. -L'effet lui importait, plus que la cause; chercher d'y remonter, -n'était-ce pas risquer de réduire une diversité qui par elle-même -amusait; plus peintre que musicien, son esprit se refusait toute -synthèse; par raison d'art sa connaissance restait extérieure et -pour cela très variée.--C'est ce don qui dans _la Double Maîtresse_ -s'exagère avec minutie, mais c'est à lui déjà que nous dûmes ce -chef-d'œuvre qu'est l'historiette des _Petits Messieurs de Nèvres_ et -certaines pages de _Monsieur d'Amercœur_, la moins bonne des œuvres de -M. de Régnier, mais une des -[Pg 206] -plus significatives. La grâce d'une mythologie de quinconces et la -poudre du siècle dernier s'y mêlaient; les petits dieux et les déesses -luttaient encore, marbre ou chair, et cette lutte, qu'ils livraient -bien un peu je pense en l'esprit même de l'auteur, faisait presque le -sujet du livre; et parfois le contact était exquis, du marbre ou de la -chair faunesque avec une costumerie, qui pourrait bien être historique, -mais qui paraît seulement surannée. Ici les culottes courtes et les -tabatières à vignette ont complètement chassé ce qui restait encore de -divin; une licence polissonne remplace cette sorte de demi-chasteté qui -peut-être devait sa décence à ce qu'elle gardait d'irréel. - -Le libertinage obstiné des romans du XVIIIe siècle avait pour excuse, -pour prétexte ou pour raison d'être les mœurs du temps qu'ils -représentent (si tant est qu'il n'ait pas contribué à les faire); je ne -vois pas ce qu'il «représente» ici. Ce livre est un amusement d'auteur -admirablement doué pour décrire. Le récit est trop objectif, trop -parfait pour qu'on soupçonne un seul instant une satire; le charme, ou -le brillant du moins, en est si vif qu'il ferait presque naître des -regrets pour ces mœurs un peu disparues--regrets fâcheux je pense, car -il y eut à cette époque et dans tous ces petits -[Pg 207] -romans pour la peindre, et dans ce livre enfin, habile à la -ressusciter, plus de goût que d'intelligence, plus d'esprit que -d'émotion, plus de débauche que de sensualité profonde, de gourmandise -que d'appétit réel.--Cette époque, de grands et graves esprits la -sauvèrent. Que resterait-il d'elle, sans eux? On les accuse d'avoir -fait la Révolution; mais c'était empêcher une dissolution. Dans ce -roman galant, rien ne l'empêche; que dis-je? tout y porte et tout la -favorise; le cynique Lamparelli, cardinal romain, l'épicurien Hubertet, -abbé de France, vilainement ou délicatement y travaillent; elle emplit -le livre, l'émeut, en fait le principal délice, elle y est peinte avec -beaucoup d'attrait. - -Que Nicolas de Galandot, à Pont-aux-Belles d'abord, avec sa cousine -Julie, puis à Rome, avec la belle et très facile Olympia, se soit -appris piteusement qu'il était peu fait pour l'amour, c'est ce qui -donne son titre au livre, comme l'explique vers la fin cette phrase: -«Qui eût pensé que le pauvre gentilhomme servait, en une _double -maîtresse_, le fantôme d'un amour unique et deux fois vain?»--Mais -l'histoire de Galandot ne tient que la moitié du volume; celle de M. de -Portebize s'y mêle de la façon la plus inattendue,--ou -[Pg 208] -plutôt ne s'y mêle pas, mais la coupe; et les deux histoires, qui se -passent à quelque cinquante ans de distance, alternent; les chapitres -II et IV sont consacrés à Nicolas de Galandot; les chapitres I, III -et V à François de Portebize, son neveu et son héritier. Le neveu n'a -pas connu l'oncle, et c'est pourquoi l'on nous raconte son histoire; -mais comme il n'apprend l'existence de son oncle qu'en apprenant aussi -sa mort, aucun rapprochement n'est possible; les deux histoires ne -se rejoignent pas. Un seul des personnages passe de l'une à l'autre; -c'est l'abbé Hubertet qui, vers 1730, s'occupait de l'éducation du -petit Nicolas, tout en mangeant les savoureuses poires de madame de -Galandot; François de Portebize plus tard le retrouve à Paris, où il -élève, pour les ballets de l'Opéra et pour les plaisirs de François, -la jeune et charmante Fanchon. Et sinon, d'une histoire à l'autre, à -peine un rappel, un écho, comme une très lointaine résonnance; et gêne -et plaisir à la fois naissent de cette juxtaposition si spécieusement -délicate.--J'oubliais l'urne de bronze vert que Galandot d'abord envoie -de Rome à son vieux maître; Hubertet mort, Portebize l'hérite; dans -sa fraîche Folie de Feuilly, les colombes de Fanchon s'y posent; «On -entendait sur le métal le grincement -[Pg 209] -des pattes écailleuses ou le frottement du bec de corne. Puis l'oiseau -s'envolait, et le vase seul restait debout.» - - -Je ne raconte point ce livre; ce serait tâche trop ardue. Les petits -événements qui s'y suivent sont presque d'égale importance; le récit -en est si bien fait qu'on n'en pourrait rien supprimer. L'amusement -que j'y pris fut vif, mais successif; chaque perle de ce collier me -plut parce qu'elle fut charmante déformé ou brillante, mais je n'en -pus saisir fortement le lien; c'était plutôt de l'une à l'autre la -fine attache d'une convenance esthétique, qu'une intime nécessitation; -de sorte que, le livre lu, je n'en aurais pu rien retenir qu'un -miroitement de parure, si chaque figure d'acteur et chaque événement -du récit n'était décrit de manière si vive, qu'il imposât sa vision -précise à l'esprit. C'est le pauvre M. de Galandot, qui promène au -soleil de Rome son impuissance résignée; c'est Julie de Mausseuil que -corrompt le vieux Portebize; c'est le ménage du Fresnay, c'est ... -le roman ne se raconte pas, il s'énumère... C'est le vieux Galandot, -le père, qu'on ne fait qu'entrevoir mais dont il nous est dit qu'«il -n'avait guère de goût que pour le jeu, -[Pg 210] -moins ceux de cartes que tels autres, non les échecs par exemple -dont la difficulté le fatiguait vite, mais les jonchets qui le -divertissaient infiniment. De sa belle main sortant des dentelles de -la manchette, il débrouillait l'enchevêtrement capricieux des petites -figures taillées dans l'os ou l'ivoire et mettait à cette tactique une -patience et une dextérité remarquables.» Et si je cite cette phrase -charmante c'est que l'intrigue même du livre aux délicates figures -m'apparaît, patiemment et dextrement débrouillée, comme le jeu de -jonchets de l'auteur. - -Voilà donc ce singulier livre, à la fois déplorable et plaisant. Que si -celui qui vient de lire ces lignes hésite et doute si je l'aime ou non, -c'est bien que je doute moi-même.--Sur un de ses tout premiers livres, -M. de Régnier a mis en épigraphe cette parole des Goncourt: «On n'écrit -pas les livres qu'on veut.» Quand je me souviens bien de ce mot, j'ose -aimer _la Double Maîtresse_[1]. - - -[1] V. p. 244. - -[Pg 211] - - - Dr J. C. MARDRUS - - =Le Livre des Mille Nuits et une Nuit=, tome IV, traduction littérale - et complète du texte arabe. - - -On peut aimer ou ne comprendre point la Bible, aimer ou ne comprendre -point _les Mille Nuits et une Nuit_, mais, s'il vous plaît, je -partagerai la foule des pensants en deux classes, à cause de deux -formes inconciliables d'esprit: ceux qui devant ces deux livres -s'émeuvent; ceux devant qui ces livres restent et resteront fermés. -Faut-il les plaindre? non; sans doute qu'ils ont d'autres joies. Mais -avec eux je ne saurais bien m'entendre; ce qui les intéresse surtout, -ne m'intéresse pas beaucoup, et, réciproquement, quand ils m'écoutent -c'est qu'ils se trompent; je commence un malentendu. - -Par la grâce de quelles conjonctures heureuses, le -[Pg 212] -Dr Mardrus, à la fois oriental et roumi, arabisant d'enfance et sûr -lettré français, se trouve-t-il, avec les droits d'unique héritier -légitime, naître pour nous montrer cette littérature admirable; moi -naître juste à temps pour l'écouter et pour le lire ... c'est ce dont -je ne me lasserai point de nous féliciter tous deux. - -Dans les _Mille Nuits et une Nuit_, comme dans la Bible, un monde, -un peuple entier s'expose et se révèle; le récit n'a plus rien de -personnellement littéraire, et seules les parties lyriques sont pour -nous dire qu'un homme était là, qui chantait. Le récit est de la -voix même du peuple; c'est _son_ livre, et c'est tous ses livres, sa -littérature, sa Somme; il n'a produit rien d'autre que cela.--Que -m'importe dès lors que le conte ici parfois traîne, qu'une souplesse -manque à ce contour, que parfois tel sanglot soit trop bref; que tel -rire paraisse un peu rauque; il ne s'agit plus de la Grèce et de sa -souriante eurythmie, de Rome et de sévérité latine; c'est une autre -race qui parle; il faut la prendre telle, ou ne pas l'écouter du -tout; on lit ce livre comme on voyage; partons-nous, que ce soit sans -bagages; il faut n'emporter rien, oublier tout; ici comme à Baghdad -l'habit européen fait tache; si -[Pg 213] -l'on ne peut d'abord s'y vêtir à l'arabe, alors il faut y entrer nu. - -J'eus la chance d'entrer nu dans ce livre: je veux dire que c'est, je -crois, avec la Bible, le premier livre que j'ai lu. Contes charmants! -Je racontais ailleurs l'enchantement de ma première enfance... Pourtant -qu'en connaissais-je! que ce qu'une première traduction, apprêtée à -l'excès, réformée, voulait bien m'en laisser connaître. Heureusement! -car cette traduction de Galland devait laisser à celle de Mardrus sa -fleur, toute son authentique saveur et comme sa virginité. Je retrouve -à la lire aujourd'hui une surprise aussi parfaite et tout mon enfantin -plaisir. - -D'abord j'entrai nu dans ce livre; à présent je m'y vêts à l'arabe. -J'oublie passé, futur, lois, religion, morale et littérature, et -contrainte; j'emplis de moi la minute présente, et, comme je fais en -voyage, j'ai soin surtout de ne pas me faire remarquer,--pour ne plus -trop me remarquer moi-même. Au bout de peu de temps je m'aperçois que -c'est sans peine; je n'ai pour ressembler à tout, ici, qu'à me laisser -aller à moi-même, jusqu'à redevenir _naturel_. Non point que je me -découvre des goûts très particulièrement arabes, mais bien parce que -les us de chacun sont ici très -[Pg 214] -généralement et naturellement humains. Ici,--non plus comme en la -Bible,--aucune menace divine n'y contrefait l'homme à plaisir. Ici -l'instinct seul, charmant ou vil, propose ce qu'Allah favorise ou non. - ---Un seul récit, dans ces quatre volumes, un court récit de quatre -pages, qui semble de tradition différente et comme une importation, -donne un exemple d'abstinence: Un berger très pieux, dans une Thébaïde, -est tenté. Allah, pour l'éprouver, permet que le visite une riante -adolescente «qui pouvait bien passer aussi pour un adolescent». La -grotte en est du coup parfumée, et le berger sent «sa vieille chair -frissonner», mais résiste; l'adolescente insiste; Le berger résiste -toujours, puis enfin se retourne «entièrement du coté du mur», -c'est-à-dire, je pense, du côté de Dieu,--de sorte que l'adolescente -presque à bout de charmes s'écrie: «O saint berger! bois le lait de -tes brebis; et habille-toi de leur laine, et prie ton Soigneur dans la -solitude et dans la paix de ton cœur!»--puis disparaît. Et le vieux -Sultan Schahriar, que cette morale imprévue déconcerte, s'écrie, un -instant alarmé: «En vérité, Schahrazade, l'exemple du berger me donne à -réfléchir! Et je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux pour moi me retirer -aussi dans -[Pg 215] -une grotte...» Heureusement que bien vite il ajoute: «Mais je -veux d'abord entendre la suite de l'Histoire des Animaux et des -Oiseaux!»--de sorte que le cours un instant troublé du récit continue -et que Schahriar, à la nuit suivante, peut dire: «O Schahrazade, les -paroles ne font que me confirmer dans le retour vers des pensers -moins farouches.»--Schahriar, sultan luxurieux, que vous avez raison -d'écouter plus longtemps les histoires! quel mauvais saint vous eussiez -fait! - -Aussi bien les «paroles des animaux et des oiseaux» sont charmantes. - ---«Mais que peuvent bien dire les animaux et les oiseaux? questionnait -d'abord Schahriar; dans quelle langue parlent-ils?--En prose et en -vers, dans le pur arabe», répond Schahrazade aussitôt. Et quand les -animaux ont parlé: - -«Que leurs propos sont admirables! ne peut se retenir de crier -Schahriar,--et que ces animaux sont bien doués!»--Pourtant le paon -et la paonne, l'oie, le chameau, le cheval, l'âne ont parlé si -_naturellement_ que l'on ne peut imaginer pour eux d'autres paroles, et -que ces seyantes paroles on ne peut les prêter qu'à eux. - -[Pg 216] -Entre tous leurs propos, ceux de l'âne sont remarquables. Il conte ce -qu'a fait de lui l'homme; il se plaint: - -«Sache, en effet, dit-il au jeune lion,--sache que je lui sers -de monture!» puis il décrit au lion chaque pièce de son pauvre -harnachement. «Et c'est alors, ajoute-t-il, que lui me monte, et que, -pour me faire aller plus vite que je ne peux, il me pique le cou et -le derrière avec un aiguillon. Et si, fourbu, je fais mine d'aller -moins vite, il me lance d'effroyables malédictions et des jurons qui -me font frissonner, tout âne que je suis, car devant tout le monde -il m'appelle: «E...! f... de p...! f... d'e...! le c... de t. s...! -coureur de femmes!!»--M. Mardrus écrit les mots en toutes lettres. On -le lui reprocha. C'est absurde.--On lui dit (ce fut spécieux) que ces -mots, si gros dans notre langue polie, n'ont plus là-bas même valeur; -qu'ils sont d'usage si courant que personne ne s'en étonne (et le peu -que je sais d'arabe me permit de les reconnaître, en effet, sur les -lèvres de petits et purs enfants); qu'il s'agit pour le traducteur -de trouver des équivalents; qu'il fallait traduire par exemple: f... -de p... par: «bouffi!» et: le c... de t. s... par: «chameau!» C'est -absurde! Car l'âne alors se serait-il -[Pg 217] -scandalisé? Tant pis pour eux si les critiques sont des ânes. - -D'après eux il aurait fallu, sous prétexte qu'un vocable «courait», -enlever à la langue arabe toute sa spéciale saveur. Il est certain que -chaque langue est farcie de métaphores si «courantes» qu'on n'en peut -rattraper le premier sens; l'image sous le mot se recule, s'éteint -enfin complètement; le costume élégant et rare devient habit de -chaque jour. C'est pourquoi bien des phrases ici, qui nous paraissent -de goût puissant ou de grâce plaisante, ne sont plus que banales -formules là-bas.--Si Mardrus, comme on s'en est plaint, redonne à -chaque locution sa complète valeur, son relief, faut-il l'en blâmer? -Certes pas! S'il traduisait l'œuvre d'un homme, il pourrait avoir tort -parfois, et prêter à l'auteur, ce faisant, trop d'intentions et de -sens;--mais ici l'œuvre est anonyme; encore un coup c'est un peuple qui -parle; sa langue il l'a lui seul formée: en redonnant à chaque mot sa -valeur complète et native, le Dr Mardrus à la fois nous permet d'entrer -mieux dans la pensée même du peuple, dans sa pensée _en formation,_--et -fait œuvre de bon écrivain. - -«A un monde faire connaître un autre monde», -[Pg 218] -telle est sa légitime prétention. C'est là ce qu'il promet et que nous -désirons. Par des _équivalents_, fussent-ils très exacts, qu'eût-il -montré de tout cela? Tout au plus eussions-nous pu juger, lisant ces -contes en une telle adaptation, de leur «vraie valeur littéraire»; -précisément ils n'en ont point; ou du moins ce n'est pas par là qu'ils -importent. - -Et voilà comment et pourquoi le Dr Mardrus, d'un texte arabe parfois -de langue très banale et lâchée, nous donne une version sans cesse -prestigieuse. - -J'aurais à dire, de ce dernier volume et des trois autres, des choses -en grand nombre encore,--mais douze volumes doivent suivre et je -voudrais me réserver, craignant d'avoir à louer plus que je ne saurai -de louanges. - - -=Le livre des Mille Nuits et Une Nuit=, tome VI. Traduction littérale -et complète du texte arabe, par le Dr J-C. MARDRUS. - - -Cinq volumes ont déjà paru. Aujourd'hui voici le sixième et nous -gardons, comme nous garderons encore pour les dix autres, un étonnement -non lassé. - -Ici, pour la première fois, nous voyons apparaître -[Pg 219] -enfin la figure d'Abou-Nowas, de cet extraordinaire poète, ivrogne, -pédéraste, libertin, demi-fou de Haroun Al-Rachid, aussi connu par -ses bons mots, ses facéties, que par ses vers--dont, aux échoppes des -libraires, pour deux sous, les petits enfants de Tunis achètent la -scabreuse et populaire histoire, comme les petits enfants sages, ici, -celle de Duguesclin ou Bayard. C'est Abou-Nowas qui disait, comme -Haroun Al-Rachid lui demandait, à lui qui la pratiquait si bien, de -parler un peu de l'ivresse: - ---«Sire, comment le ferais-je: mon ivresse, je ne la peux point voir; -et quant à celle des autres comment la connaîtrais-je?--Sur la natte -de la taverne, je suis toujours le premier ivre et le dernier.» Mais -l'aventure qu'aujourd'hui rapporte de lui la sultane ne satisfait -pas Schahriar: c'est, je crois, la première nuit qu'il se fâche, et, -tandis que la petite Doniazade enfonce son visage dans le tapis pour -tâcher d'y étouffer son rire, le roi s'écrie: «Je n'aime pas du tout -cet Abou-Nowas-là! Si tu tiens absolument à avoir la tête coupée sur -l'heure, tu n'as qu'à continuer le récit de ses aventures. Sinon, et -pour achever de nous faire passer cette nuit, hâte-toi de me raconter -une histoire de voyages; car depuis le jour où, avec mon frère -[Pg 220] -Schahzamân, roi de Samarkand Al-Ajam, j'ai entrepris une excursion aux -pays lointains, à la suite de l'aventure avec ma femme maudite, dont -j'ai fait couper la tête, j'ai pris goût à tout ce qui a rapport aux -_voyages instructifs._» Suit le célèbre récit de _Sindbad le Marin_. - -D'autres discuteront, diront si ce conte est d'une tradition -différente. Dans une brève et mordante réponse à quelques impertinents -chamailleurs, le docteur Mardrus nous annonce qu'il «se réserve, une -fois tout son ouvrage publié, de faire paraître une vue d'ensemble -sur les Mille Nuits et Une Nuit, en un volume pesant, documenté et -suffisamment indigeste pour faire le bonheur des vénérables savants». -C'est nous engager sagement à prendre d'ici là un plaisir purement -artistique. Faisons ainsi. Nous ergoterons après. - -Aussi bien, de toutes celles des Nuits, la figure vieillie de Sindbad -est-elle une des plus admirables. Nulle obscénité dans ce récit; cela -change. C'est donc celui qui nous surprend le moins dans sa traduction -nouvelle; mais c'est aussi celui, je crois, dont cette nouvelle -traduction fait le plus négliger toutes les traduction précédentes. Je -veux dire que, dans quelques -[Pg 221] -récits d'intrigue plus amoureuse et plaintive, certaine grâce atténuée -que, facticement, laissait traîner Galland, pouvait y plaire. Ici plus -rien de doux, de languissant n'était possible: le récit de Mardrus se -superpose point par point au récit de Galland, le remplace absolument, -le supprime. - -Je ne peux raconter à neuf ces aventures que chacun connaissait déjà, -que les lecteurs de cette revue[1] ont eu le plaisir de goûter avec -toute leur saveur nouvelle, ici même. Cette saveur persiste dans -l'esprit, l'embrume et l'engourdit comme fait la vapeur subtile et -capiteuse de certains aromates d'Orient. Que nous sommes loin de la -Grèce! ici même où, par l'Odyssée, nous en pourrions le plus approcher. -Mais Sindbad, πολυτλας comme Ulysse, n'a pour l'attendre aucune -Ithaque, aucune femme, aucun fils, aucun chien. Ce ne sont pas non plus -les sentiments qui le gênent. Nul être plus libre, plus détaché de -tout, plus flottant. Même il n'a, semble-il, d'autre «figure» que celle -que ces aventures vont lui faire; il paraîtrait sans caractère aucun, -n'était cette passion unique qui précisément le précipite à l'aventure: -une inlassable curiosité.--Cette -[Pg 222] -passion tient, non seulement dans l'histoire de Sindbad, mais dans -tous ces récits arabes, tant déplacé qu'il semble, par comparaison, -qu'elle n'en tienne aucune dans notre littérature, dans nos mythes, -ou dans nos récits populaires. La curiosité de Pandore, celle d'Eve, -celle de Psyché est de nature si différente! Combien elle est ... -occidentale--il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Orientale serait -celle de l'épouse de Barbe-Bleue, celle de la Marienkind des contes -populaires allemands, mais combien pâle elle apparaît, et tremblante, -et doutant de soi, auprès de celle de Sindbad, des trois saâlik, -de Kamaralzamân. Remarquons d'ailleurs que, dans la tradition de -l'occident, la curiosité est réservée aux femmes, et que les hommes n'y -ont pas droit. C'est qu'ici la curiosité est faiblesse. Elle est toute -audace là-bas. C'est une sorte d'avidité de l'esprit et des sens qui -détériore le goût du présent au profit de la plus chanceuse aventure; -c'est un désir de risque qui devient d'autant plus aigu que le confort -où l'on vit est plus grand. Sindbad possède de nombreux biens; il les -dissipe plus vite encore qu'il ne s'en lasse; il semble ne goûter dans -le luxe et dans l'abondance qu'un sentiment de satiété, d'ennui, qui -précisément le dispose à partir. Ses aventures, -[Pg 223] -sept fois, sont cruelles; sept fois il se repent d'être parti; chaque -fois que s'offre à lui une façon de mourir nouvelle, celle qu'il venait -d'éviter lui paraît aussitôt maintes fois préférable; n'importe! rien -ne peut le lasser, quand il possède, de risquer, quand il n'a rien, -de conquérir. Rien du guerrier d'ailleurs; il reste commerçant dans -l'âme; pas plutôt échappé à la mort, il trafique; son courage est -tout négatif; c'est une résistance simplement; il se défend très bien -et s'obstine à ne pas mourir avec grande ingéniosité. «Mon premier -mouvement, dira-t-il après une nouvelle épreuve, fut d'aller me jeter -à la mer pour en finir avec une vie misérable et pleine d'alarmes plus -terribles les unes que les autres; mais je m'arrêtai en route, _car mon -âme n'y consentit pas, étant donné que l'âme est une chose précieuse_; -et même elle me suggéra une idée à laquelle je dus mon salut.» - -De sorte que sans cesse les deux états se succèdent; de sorte qu'il -dira tantôt: «Dans la délicieuse vie que je menais depuis mon retour de -voyage, au milieu des richesses et de l'épanouissement, je finis par -perdre complètement le souvenir des maux éprouvés et des danger courus, -et par m'ennuyer de l'oisiveté monotone de mon existence à Baghdad.--Et -tantôt, au -[Pg 224] -milieu des tribulations: «Tu mérites bien ton sort, Sindbad à l'âme -insatiable!... Qu'avais-tu donc besoin, misérable, de voyager encore, -alors qu'à Baghdad tu vivais dans les délices?... Que manquait-il à ton -bonheur...» Il y manquait précisément d'être risqué... - -J'eusse voulu parler aussi de l'autre Sindbad, du «terrien», qui dans -Galland s'appelle Hindbad, du portefaix, de l'écouteur des récits -merveilleux que le marin Sindbad lui fait, pour lui montrer (avec -quelle prudence amusée!) qu'il n'a pas à lui envier ses richesses, car -elles sont le fruit d'extraordinaires labeurs; mais ces labeurs sont -si surprenants, inouïs, ils sont contés si joliment, qu'on se prend à -les envier plus encore que les richesses.--J'eusse voulu rapprocher la -figure du pauvre Sindbad de celle du porteur des premiers contes, de -celle du dormeur éveillé et de celles de plusieurs autres--pour parler -du sentiment des classes sociales particulier à tous ces contes, de -la pénétrabilité (si j'ose ainsi parler) de ces classes, de l'amour -de ce que Nietzsche appellera: les mauvaises fréquentations»... Mais -j'attends que de nouveaux volumes aient paru. - - -[1] Le conte de Sindbad avait paru, ainsi que cet article, dans la -_Revue Blanche_. - -[Pg 225] - - - SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER - - =La Route Noire.= - - -L'orgueil des grands m'offusque moins que ne m'irrite la sottise -de celui qui le leur reproche. On voudrait, semble-t-il, qu'ils -s'ignorent, ou qu'ils feignent de s'ignorer. L'étonnement que cause -leur génie, on ne veut pas qu'ils le partagent; on leur sait gré -pourtant d'admettre que le génie procède du Divin, etc. Leur attitude -est difficile.--A ceux à qui leur orgueil ne plaît point, j'aime redire -le mot de Gœthe: «Il n'y a que les gueux pour être modestes.»--Hélas! -pourquoi n'y a-t-il pas que les gens de génie pour être orgueilleux? - -Lorsque M. de Bouhélier naissant voulut bien annoncer à la France qu'il -allait faire une renaissance -[Pg 226] -littéraire, je me suis immodérément réjoui. Ses premiers écrits -étaient beaux, sonores, pleins de sublime vague et de précis orgueil. -L'abondante négligence de presque tous les écrivains d'aujourd'hui me -fit apprécier d'autant plus, chez un si jeune, une phrase toujours -formée, souvent plus mûre que la pensée, mais véhémente, de charme -grave et de nombreuse eurythmie.--M. de Bouhélier s'avança comme un -dieu. Tous ceux qui l'approchaient devenaient aussitôt ses disciples. -Il parlait peu, mais semblait écrire à voix haute; on n'attendait de -lui rien que de déclamé. Le vent qu'il respirait s'enflait autour de -lui de promesses. Romans, drames, poèmes ... on attendait. Il annonçait -toujours.--On attendait. - -Et _la Route Noire_ a paru... Je voudrais parler doucement de ce -livre.--J'eusse eu réel plaisir à le louer, et déjà ma louange était -prête ... mais, hélas! je voulus d'abord lire le livre, et, vite, dus -me rendre à cette pénible évidence: M. de Bouhélier ne sait plus le -français. - -Je dis: _plus_--car, chose bizarre, en ses premiers écrits, rien de -bien alarmant encore. On imputait plutôt l'imprécision des épithètes, -qui surtout pouvait étonner, au vague de la vision, à l'imprécision des -[Pg 227] -idées. Procédé, me disais-je souvent; au moins croyais-je cela -conscient et volontaire. La phrase n'était pas _châtiée_, mais elle -paraissait solide. Et peut-être un disciple instruit avait-il pris -le soin de revoir d'abord les épreuves ... toujours est-il que les -quelques fautes, noyées, pouvaient passer inaperçues. Là où désormais -l'on s'écrie: quelle ignorance! on pouvait dire encore: quelle -hardiesse!--et tant qu'il n'avait pas écrit: «des épices secs» (p. 72), -on pouvait prendre les «branches rubicondes» (p. 270) pour une audace, -les «plumages coloriés» (p. 273) pour une négligence. - -Mais tout cela s'additionne, s'aggrave, encourage notre blâme naissant. -La faute d'orthographe promet la faute de syntaxe, qui promet à son -tour bien pis. Fautes de relation, de coordination, de rapport... M. -de Bouhélier tient ses promesses, et l'illogisme de cet esprit devient -flagrant. - -Il écrit: «J'en ai vues» (p. 50), «J'en ai eues» (p. 167), «Ne te -récries pas» (p. 176), «Ne vas pas croire» (p. [180), et, par contre, -«suppose-tu que...» (p. 187). - -J'avais passé légèrement sur «Si j'eus nié les talents de ce poète» -dans _l'Hiver en méditation_, et sur «ces -[Pg 228] -méditations ne seront pas sans quelque prix si de jeunes auteurs _lui_ -en trouvent assez» (p. 272); mais dans _la Route Noire_ je retrouve: -«Quand je débouchai près du quai, _leur_ couleur, _leur_ tohu-bohu me -saisirent fort» (p. 265). Il n'y a pas là simple erreur, inadvertence -ou négligence; il y a illogisme, vague, incoordination des sensations, -des sentiments et des pensées. Celui qui fait dire à une femme: «Il -n'en est pas un seul qui m'ait _compris_» (p. 106) est aussi bien -celui qui écrira: «Aucun des quolibets ne parvint jusqu'à lui. Les -écailles de poisson pourri, les fruits en décomposition, les bouts de -paille et de fumier que lui jetaient les boutiquières, rien ne réussit -à l'atteindre» (p. 158).--Le même indiscernement, le même illogisme -lui feront dire: «Quel mal faisait ce perroquet? _En revanche_, il -mettait partout la gaîté» (p. 229). Et, quand sa maîtresse l'abandonne: -«J'aurais pu la croire en promenade. Je n'en eus pas même l'idée. Je ne -sais quel pressentiment m'avertissait _du contraire_» (p. 257). Faut-il -citer encore? «Rien ne m'avait ému _hors de_ moi-même» (p. 180). «Le -scorbut, la fièvre, les luttes ne les avaient pas épargnés _les uns -les autres_» (p. 216). O notre belle langue! école de pensée... M. de -Bouhélier ne sait pas le français. - -[Pg 229] -L'ignorance des mots reflète l'inconnaissance des objets. «Il y a -ainsi bien des mots, avoue-t-il, dont la forme, le volume, le taux, la -densité ne nous sont aucunement connus, quoique nous les utilisions -à tout propos «(p. 200). Tel le mot «conjoncture» qu'il emploie à -trois reprises dans le sens «d'événement»; le mot «dilection» (pour -«délectation», je suppose): «Te presser sur mon cœur n'en est pas -moins une profonde dilection» (p. 180). «Je goûtais moins de dilection -à voir Lénore, que...» (p. 85). Déjà dans _l'Hiver en Méditation_ il -écrivait: «L'insufflation des dieux l'inspire», et nous n'y prêtions -pas grande attention,--«des précipices, par interstices, découpent -d'épaisses grottes grondantes de glaciers», et nous passions,--mais à -présent, de plus belle, il écrit: «Puis il se produisit soudain une -circonstance» (p. 231); sur les quais de Paris il entend «des tonnes -bombées qui sonnaient en heurtant _la pierre des estacades_» (p. 266). -«Elle entrait dans une sombre extase quand je lui disais que nulle -femme n'était plus belle, que son souvenir resterait intact... _que je -lui garderais son contour_» (p. 225). - ---«Si j'insiste sur ces choses (dit-il, et dis-je avec lui), c'est -qu'elles ont une grande importance à mon -[Pg 230] -avis.--. Nous ne nous comprenons si peu les uns les autres que -parce que nous utilisons une infinité d'adjectifs, de verbes, de -conjonctions, de noms propres et communs, dont nous n'avons pu établir -la vraie valeur» (p. 200). Aussi écrira-t-il sans gêne: «Je gardais -mon air restreint»; «l'air était strict et mat; «son teint était rouge -et compact»; «ces lieux autrefois si placides étaient pétulants et -commerciaux» (p. 265); «ma course a été frénétique et mouvementée» (p. -_ibid_.).--Une femme reste-t-elle assise pendant qu'on lui raconte un -voyage, elle dira: «De cette manière je m'intruisis en restant stable» -(p. 216). On lui parlera de «sites polaires _ou_ antarctiques» (p. -226). «Au Midi ou dans les régions de l'Antarctique, elle avance» (p. -226); etc., etc. - ---Vous cherchez les puces du lion. - ---Non, monsieur! je cherche un lion sous des puces. - -Assez longtemps je crus au lion;--j'ai besoin de croire aux grands -hommes. Je me réjouissais d'abord de voir M. de Bouhélier tomber -le naturalisme,--écrire: «Comme l'on était au printemps les arbres -pliaient sous le poids des poires[1].» Nous n'avions -[Pg 231] -pas de répugnance foncière à voir Edmond, son héros, sortant dans les -premiers jours de printemps, être ému par «l'incarnat d'une pomme -ou d'un coquelicot» (p. 45). Nous nous plaisions à imaginer, avec -l'auteur, des marchandes ambulantes promenant au mois de juillet «des -pommes d'api» (p. 131) et des «bananes» (p. 195); je ne m'irritais -pas non plus de voir sur les quais du «port» de Paris «les steamers -charger du charbon» ou décharger «les toiles précieuses des colonies, -le minerai et les houilles brillantes, les graines rapportées des -tropiques, les pâtes _curatives et utiles_, etc., etc. (p. 226),--j'ai -bien écrit _le Voyage d'Urien_;--enfin je suis trop convaincu de la -fausseté des théories naturalistes pour ne pas lire avec joie telle -description à la manière épique: «Des voitures chargées de bananes, de -tomates, de noix de coco encombraient la voie populaire et rocailleuse. -(Nous sommes à Paris au mois de juillet.) Autour bavardaient des -commères au teint de pourpre ... de figure encarminée et écaillée. En -piétinant elles écrasaient des céréales. Elles broyaient des fraises -sous leurs pas sur le trottoir... _Des melons tombaient dans des sacs. -Des bonds de noix et d'abricots produisaient un sonore grondement_ sur -le pavé. On entendait rouler des poires noires et -[Pg 232] -opaques» (p. 196).--Mais quand j'entends parler d'un «chardonneret -vert», appeler un perroquet «l'oiseau au bec rouge» (p. 10), je -proteste et ne sens plus qu'une chose: l'auteur n'a jamais rien su -voir, rien regardé que son génie. - -Cependant M. de Bouhélier ose écrire, dans _la Revue naturiste_ de -décembre dernier: - - Apprendre la chimie, la physique, l'astronomie, l'algébre, - Hydraulique, la médecine et la géologie, afin d'en appliquer les - lois à l'esthétique, c'est bien, mais ce n'est pas tout. Ne jamais - cesser de s'instruire dans toutes les matières possibles, étudier - la dialectique ... faire des voyages, voir des contrées, accomplir - le périple du monde, aller sans cesse d'un pôle à l'autre, observer - les mœurs des contrées les plus lointaines, comparer les flores, - les parfums, les lumières et les aromates du sud au nord, voilà - quelques-uns des devoirs qui nous incombent (J'en ai sauté). - - Si nombreux qu'ils soient, ils ne sont pas tout... - -En effet, monsieur de Bouhélier, il reste encore _celui_ d'apprendre le -français. - -Peut-être, après, sentant vous-même le vide affreux de votre pompeux -pathétique, rougirez-vous d'écrire des dialogues comme celui-ci: - - [Pg 233] - «Mes récits t'ennuient?--Pas du tout.--Tu parais fâché!--Je - n'ai rien.--Allons donc, Edmond.--Je t'assure.--T'ai-je fait du - chagrin?--Toi! aucun.--De quel ton furieux tu me dis cela!--Ce - n'est pas ma faute.--Tu es las peut-être? [Ils ont passé la nuit - ensemble.]--Qu'ai-je donc fait pour l'être?--Oh! oh! tu veux - rire...»--«Pourquoi te montres-tu si cruel? Et toi, pourquoi es-tu si - fausse?--Tu me mets au désespoir!--Moi j'y suis depuis longtemps.--Ne - te souviens-tu plus de rien?--Souhaite plutôt que j'oublie tout.--En - quoi t'ai-je déplu?--En voulant me plaire.--Comme tu es changé! Tu me - hais.--Que veux tu? Tout casse et tout lasse.--Tu dois bien souffrir - pour dire de pareilles choses!--Mais non, je t'assure.--Que tu es - méchant!--Je pourrais l'être bien davantage.--Oh! Edmond, quel mal tu - me fais! etc.» (p. 79)[2]. - -Peut-être rirez-vous vous-même de ces phrases saugrenues contre -lesquelles on butte à chaque pas, dans ce volume: «Juliette est douce, -disait Lénore. De la voir entre une branche de rose et une feuille -[Pg 234] -cuite(!), je me sens toute réconfortée au-dedans de moi» (p. 247). - ---Mais que me font, direz-vous, ces erreurs si _le livre lui-même_ -est bon?--Mais, monsieur, comment voulez-vous que cela soit? L'auteur -n'a pas changé, pour penser ce livre et pour écrire ces phrases. Le -livre, l'auteur et _cela_, c'est tout un.--J'y mets de l'acharnement, -direz-vous.--Oui certes! le plus possible; et je défends MON BIEN. -Notre admirable langue française, des gâcheurs sont en train de la -dénaturer et de la perdre: parfois, malgré mon espérance, m'envahit -une grande tristesse ... je pense alors que nous n'avons pas trop d'un -Pierre Louys, d'un Francis Jammes, d'un Régnier, d'un Marcel Schwob[3], -pour assurer à chaque mot français «sa forme, son volume, son taux, sa -densité», comme dit sans rougir notre auteur. - -Mal rugi! jeune lion Bouhélier, mal rugi!--Reprenez; reprenez. - -Peu de temps après cet article, M. de Bouhélier, avec une grande -courtoisie, voulut bien écrire sur ma conférence: _de l'influence en -Littérature_ qui venait de -[Pg 235] -paraître, quelques phrases de grand éloge que, disait-il, l'injuste -violence de mon article ne savait lui faire modifier. A cette occasion, -me reprochant de n'avoir point voulu reconnaître la beauté de son -livre, il établissait que la beauté de ce livre était telle que seuls -quelques griefs personnels pouvaient m'empêcher de la voir. Par la -même occasion M. de Bouhélier me reprochait mon «sourire», indice d'un -«esprit léger». Je redonne ici la lettre que je lui répondis, telle -qu'elle parut dans l'_Ermitage_ d'Août 1900. - - - LETTRE A M. SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER - - -Je conviens, Monsieur, que vous avez pris le beau rôle, et que je -vous l'avais laissé. Plus que l'accent de la critique, l'accent de la -louange est délectable; que si mon modeste opuscule vous donne occasion -de le prendre, j'en suis heureux. Vous forcez mon remercîment; je vous -l'adresse sans gêne aucune.--La véhémence de mon article sur vous ne -saurait, dites-vous, influencer votre jugement sur mes œuvres, ni vous -faire trouver ma conférence moins excellente. Je -[Pg 236] -vous estime assez pour le croire. La gentillesse de votre éloge, de -même, ne saurait, hélas, me faire trouver _La Route Noire_ moins -mauvaise.--Vous me forcez d'y revenir; sachez bien que j'en suis désolé. - -Vous posez que, pour n'aimer point un tel livre il faut être ou -aveugle, ou de mauvaise foi, et (car vous m'octroyez de la finesse) -vous parlez donc de griefs personnels. Je vous affirme qu'il n'en est -point. Tout me portait vers vous, au contraire; et bien des sentiments -m'y porteraient encore; mais deux choses m'écartent, que je ne puis -aimer, que je ne peux souffrir--ou du moins souffrir réunies:--_La -suffisance_--qui, à peine passé vingt ans, vous fait écrire: «J'ai -longtemps cru que la douleur devait être exclue de l'étude de l'art»[4] -et l'_ignorance_. - -Vous prétendez donner cet exemple impossible d'un grand artiste qui ne -sache pas son métier. - -Vous abîmez notre langue, Monsieur; voilà mon «grief personnel». Vous -citez (dans une extraordinaire phrase[5], que je relis encore avec un -étonnement -[Pg 237] -grandissant)--les hardiesses de Saint-Simon, Hugo «chez qui fourmillent -tant d'erreurs». Je ne reconnais pas les erreurs de Hugo--et, -quand vous écrivez, comme dans votre dernière revue[6]: «Le grand -perfectionnement que Rodin a apporté à la statuaire a été de substituer -à l'étude de la dynamique l'étude de la statique», je prétends que ce -n'est pas par «hardiesse» que vous dites strictement le contraire de ce -que vous voulez dire--comme le montre la fin de votre phrase: «Je veux -dire par là, à la science de l'équilibre stable, celle de l'équilibre -mobile.» - -Parce que je souriais souvent (c'est le plus gros de vos reproches) -vous m'avez cru sans passion. Vous vous trompez. Le rire n'empêche pas -la haine, et ni le sourire l'amour.--Mais je veux, ici, puisque mon -rire vous déplaît, cesser de rire et parler franc:--C'est parce que -j'aime mon art que je hais le journalisme _qui le détruit_. Par le mot -_journalisme_, j'entends -[Pg 238] -beaucoup, j'entends trop; j'entends aussi le mal écrire, quand il -devient le fait d'un écrivain-né, tel que vous.--Au revoir, Monsieur; -j'attends les livres que vous annoncez avec faste; croyez bien que, -s'ils sont meilleurs, nul ne sera plus heureux de le reconnaître que - -Votre cordial serviteur - -A. G. - -_10 août 1900._ - - -[1] Je m'excuse de citer de mémoire et peut-être imparfaitement cette -phrase. - -[2] Que le lecteur me pardonne une si longue citation; je ne l'eusse -point faite si je ne lisais à l'instant dans la Revue de M. de -Bouhélier que nous ne saurions trouver dans «Werther, Adolphe ou les -Confessions d'un enfant du siècle ... une page d'un goût plus âcre -et plus pénétrant.» Plus loin le même disciple comparera cela à du -Dostoïevsky. - -[3] Ecrit en 1901. - -[4] _Revue Naturiste_ de juillet (Etude sur Rodin) - -[5] Textuellement: «Tous les arguments possibles tirés de -l'éthnographie, de la botanique et de la grammaire, ne feront jamais -que Hugo, chez qui fourmillent tant d'erreurs, que Saint-Simon, si -hardi dans la construction expressive de toutes ses phrases, sans que -toutes sortes d'autres hommes ne soient des poètes parfaits et des -génies véritables.» _Revue Naturiste_ de juillet, p. 38. - -[6] _Ibid._, p. 5. - -[Pg 239] - - - SUPPLÉMENTS - - -[Pg 240] -Des quelques notices bibliographiques parues en revue de fin d'année -dans l'_Ermitage_ de décembre 1901, je ne redonne ici que celles -concernant des auteurs dont il a été question dans ce livre. Trop peu -importantes par elles-mêmes, elles ne valent que supplémentairement. - -[Pg 241] - - - FRANCIS JAMMES - - =Almaïde d'Etremont= - - -On ne lit pas le Francis Jammes; on le respire; on le hume; il pénètre -en vous par les sens. Il rappelle ces balsamines d'Espagne, de qui, -non seulement la fleur est parfumée, mais aussi la feuille et la tige; -émotion, volonté, pensée, tout, en M. Jammes, n'est que poésie et -parfum. _Clara d'Ellébeuse_ sentait le buis et la pervenche; _Almaïde_ -est plus sauvagement et plus voluptueusement embaumée. De ces deux -petits livres, je ne sais lequel je préfère et ne pourrais choisir -entre eux; et l'on ne peut avec eux restreindre sa louange ou limiter -son blâme; autant ne les aimer pas du tout, que de ne les aimer qu'à -demi. Sitôt que l'on veut critiquer, on hésite: défauts ou qualités se -fondent; il n'y a plus défaut ni qualité. Sitôt que l'on veut louer, -il faut louer tout Francis Jammes. Dès qu'on se laisse aller à lui, il -semble que lui seul soit poète. - -[Pg 242] - - - SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER - - =La Tragédie du Nouveau Christ= - - -J'estime M. de Bouhélier; c'est pourquoi je voudrais qu'il me fut -permis de ne parler point de sa nouvelle tragédie; évidemment elle -le trahit. Mais les fervents dont il s'entoure, et lui-même il faut -l'avouer, ne nous permettent pas le silence; car loin d'en savoir gré, -ils l'appellent «conspiration». - -Que l'œuvre d'art soit chose ardue, et qu'il ne suffise pas pour la -faire de s'en croire infiniment capable, c'est ce que M. de Bouhélier -semble désirer n'apprendre qu'à ses dépens. Je ne veux point douter -encore qu'avec ses remarquables dons, il ne soit à la fin capable de -tenir ce qu'il nous promet. J'avoue pourtant, hélas! qu'à chaque œuvre -nouvelle, ma confiance diminue. En effet, loin de reconnaître que -jusqu'à présent ses promesses restent ce qu'il nous a -[Pg 243] -donné de plus fameux, M. de Bouhélier et la majeure partie de ses -naturistes semblent se refuser à comprendre que n'ait pas cessé notre -attente, s'étonner que _la Route Noire, la Victoire_, et _le Nouveau -Christ_, ne nous aient pas rassasiés. - -Vraiment M. de Bouhélier n'exige-t-il pas plus de lui? Ne s'estime-t-il -donc pas autant qu'il nous avait appris à faire?--Que ne reconnaît-il -simplement que son roman ne valait pas grand'chose, que ses deux drames -ne valent rien. Je pourrais penser aussitôt: Bah! qu'importe! Flaubert -n'a-t-il pas déchiré cinq livres avant d'avoir écrit la _Bovary_? - -[Pg 244] - - - HENRI DE RÉGNIER - - =Les Amants Singuliers= - - -Que la «Double Maîtresse» de M. de Régnier m'ait au premier abord assez -fâcheusement surpris, peut-être ma prédilection pour la grave Hertulie -des premiers contes l'expliquait-elle; mais le temps passe; la belle -figure du poète plus minutieusement et plus complètement se dessine; -certains traits indistincts d'abord, ou inexpliqués, s'accentuent, et -l'on comprend enfin qu'on ne pourrait supprimer, ou même souhaiter -différente, aucune ligne de son œuvre sans fausser aussitôt toute -l'expression du visage,--dont un des plus mystérieux attraits est de -sembler toujours morose et grave lorsqu'il parle au présent, toujours -souriant et bizarre lorsqu'il s'occupe du passé--comme s'il indiquait -par là qu'il ne restera rien des -[Pg 245] -plus hautains soucis, qu'une plus ou moins belle apparence, que les -peines les plus profondes, ne se manifestant jamais qu'à la surface, -pourront sembler plus tard peu sérieuses, et que tout aboutit enfin à -un assez plaisant mirage. - -«Cette fièvre appelée vivre», comme disait Edgar Poe, et tant -d'angoisse passionnée, se vêt de drame puis se retire, n'abandonnant -au souvenir qu'une dépouille diaprée, comme le flot abandonne à la -plage les belles coquilles vidées. Des drames les plus surprenants -nous ne touchons que l'apparence; le reste est supposition. _Balthazar -Aldramin_, _la Femme de Marbre_, _le Rival_, les trois contes qui -composent ce dernier livre, sont des coquilles merveilleuses d'éclat, -de ligne, de coloration; chacune concrétise un drame, en devient la -forme parfaite, et en garde une tache de sang. Pourquoi souhaiterait-on -que l'angoisse et la fièvre les viennent habiter de nouveau? - -[Pg 246] - - - OCTAVE MIRBEAU - - =Les Vingt-et-un jours d'un Neurasthénique= - - -Je ne me plaindrai pas que, d'un bout à l'autre de l'œuvre de -M. Mirbeau, il n'y ait pas un honnête homme; je m'en passe très -volontiers. Si M. Mirbeau n'en peint point, c'est apparemment qu'il -saurait mal les peindre; c'est aussi qu'il ne s'y intéresse pas.--M. -Mirbeau est fait de la curieuse étoile de ces satiristes, qui semblent -n'exister qu'en raison de ce qu'ils attaquent. Les monstres leur -sont absolument indispensables. Que feraient-ils sans eux?--Ils en -inventeraient à plaisir.--C'est ce que fait M. Mirbeau. Il s'arc-boute -contre sa lance; ce dont il a besoin, c'est de motiver sa posture: peu -lui chaut que l'ennemi soit vrai. Il a bien plus beau jeu avec ceux -qu'il invente. Ah! comme il les ridiculise! Comme il s'irrite -[Pg 247] -bien des bosses qu'il leur met! Il semble s'y piper lui-même. Son -têtu procédé d'outrance lui fournit des guignols qui ne manquent pas -de laideur. Quand il leur prête un nom connu, les baptise Sarcey, -Emile Ollivier, Leygues, et nous les veut bailler pour portraits, il -irrite: il ne sait pas _voir ressemblant_. Dès qu'il ne les nomme plus -que Fistule, que Chomassus, Tarte ou Portpierre, il devient vraiment -amusant: peu nous importe alors qu'il imagine, ou s'imagine copier. -Les dialogues sont nets, inégaux, mais parfois très bons; les récits -parfois vigoureux. Si tout le chapitre de _Fistule_ est stupide -péniblement, tout le chapitre de _Portpierre_, l'épisode du hérisson, -certains des récits chez Triceps, d'autres encore sont bien menés, -curieux et pressants.[1] - - -[1] La nouvelle pièce de M. Mirbeau: _Les Affaires sont les affaires_, -paraît, comme achève de s'imprimer ce volume. J'eusse voulu exprimer -mieux que dans une note tout le bien que je pense de cette belle œuvre, -excellente en plus d'un endroit. - -[Pg 248] - - -[Pg 249] - - - IN MEMORIAM - - -[Pg 250] - - -[Pg 251] - - - STÉPHANE MALLARMÉ - - -Octobre 1898. - -Stéphane Mallarmé est mort.--Notre cœur est empli de tristesse. -Comment parlerais-je aujourd'hui de rien d'autre? La figure si belle -qui disparaît vit presque encore; nous sentons encore plus à présent -combien elle était unique; c'est d'elle, avant qu'elle soit plus -écartée, que je voudrais parler surtout, et de son exemple admirable. -On a tout le temps désormais pour parler de son œuvre; ceux qui -viendront après nous pourront mieux en parler encore; elle couvre ce -nom très aimé d'une gloire sans rumeur, mais pure; tout y est d'une -beauté sans tristesse et presque sans humain émoi; d'une tranquillité -déjà et d'une sérénité immortelle;--la plus belle des gloires,--la plus -belle et la plus amère des gloires. - -[Pg 252] -Car même devant la mort, les moqueries et les mauvais vouloirs n'ont -pas désarmé; et il est à penser que longtemps encore la sottise, la -légèreté d'esprit, la suffisance ne pardonneront pas à ce qui par son -éclat seul, et simplement en paraissant, les humilie[1]. - -Par une sorte de fierté cruelle, mais plutôt encore naturellement -et par la seule pureté de sa belle pensée, Stéphane Mallarmé avait -préservé son œuvre de la vie; celle-ci coulait autour de lui comme -s'écoule un fleuve, aux côtés d'un navire à l'ancre; il n'était jamais -entraîné. L'inopportunité même de son œuvre fera qu'elle ne sera pas -passagère. Déjà d'avance hors du -[Pg 253] -présent, elle apparaissait bien comme une œuvre lointaine, éprouvée -déjà par le temps, sur quoi le temps n'a plus de prise. Et je crois -fermement que l'œuvre de Mallarmé durera presque tout entière.--Quel -éloge plus rare faire à ce rare esprit, isolé dans une société de gens -de lettres qui spéculent, confondent gloire et succès, n'acquièrent -l'un qu'au mépris de l'autre et ne doivent qu'à l'apparente actualité -de l'œuvre, la bruyance des applaudissements immédiats, la vulgarité -de leur public sans choix, puis l'immortel mépris ou l'immortel oubli -qui va suivre. Le public croit choisir ses auteurs; mais non: c'est -l'artiste qui choisit son public; l'un est toujours digne de l'autre. -Certains, peu désireux des faveurs triviales, trouvent dans une foule -énorme et affairée bien peu de lecteurs dignes d'eux; il leur faut -plus de choix, dans une foule plus vaste encore et plus lointainement -répartie. Mépriser le public vulgaire, c'est estimer d'autant plus -quelques-uns. Où les trouver? Ce n'est que dans la longue suite des -temps qu'ils peuvent se choisir eux-mêmes; un ici, l'autre là, chacun -d'eux solitaire; et que se forme lentement, à travers les générations -survenues, un public qui soit lui de même admirable[2]. - -[Pg 254] -La fuite du temps entraîne tout ce qui s'attachait à lui; c'est hors -du temps que pose l'ancre; assuré contre les dérives, depuis longtemps -Mallarmé s'était immobilisé hors du monde; voilà pourquoi, ne recevant -plus aucun aliment du dehors, son œuvre tout abstraite, jaillissante de -soi et ne se servant plus du monde que comme d'un moyen représentatif, -peut paraître vaine tout entière à qui cherche ses rapports avec «son -temps»--mais s'illumine tout entière à qui veut bien la pénétrer -intimement, lentement, pas à pas, comme on entre dans le système clos -d'un Spinoza, d'un Laplace, ou dans une géométrie[3]. - -[Pg 255] -Il importe que nous puissions avoir bientôt une édition complète -des œuvres de Stéphane Mallarmé. A part quelques poèmes admirables -isolément (presque tous d'une ancienne époque), l'œuvre de Mallarmé -demande, pour être comprise, une très lente et progressive initiation. -Les derniers écrits déconcertent ceux qui n'y sont pas parvenus -par l'étude des précédents. Les mots n'y révèlent qu'à l'étude -très attentive l'effrayante densité que leur laisse la méditation -intérieure, et comme ils ne valent plus ni par pittoresque ni -par pathétique direct, mais seulement par _cela_, tout échappe à -l'impatient qui veut que l'écrit parle vite; il ne tient plus rien -devant lui,--rien qu'un peu de noir sur du blanc: «Words! words! words!» - -Mais l'attention qu'on refuse aux vivants, on l'accorde plus volontiers -aux morts. - -Nous ne nous flattons pas, certes, d'avoir «compris» tout Mallarmé. -Bien des passages restent à l'étude. Puis notre esprit souvent se -rebute, refuse de -[Pg 256] -pourchasser plus longtemps une pensée si différente de la sienne;--(car -il semble souvent que le secret ici ne se livre que comme récompense -d'une poursuite très assidue). Mais je sais que jamais la poursuite -ne fut vaine, et que, plus elle fut patiente, plus le repos, après, -dans la contemplation de cette imagination pure et belle, fut profond, -joyeux, fécond, plein de délices. - -J'avoue par contre l'irritation que me causent certains -pseudo-admirateurs du poète, qui vraiment «comprennent» avec une -facilité qui fait croire plus à la légèreté de leur esprit qu'à sa -force. Ceux-là, d'ordinaire écrivains eux-mêmes, non contents de -comprendre, imitent. Un Mallarmé subit revit en eux.--Pour l'un d'eux -Mallarmé eut une ironie très douce et à peine attristée, si discrète -que celui qui me la rapportait, l'auteur même à qui furent dites ces -paroles, les répétait comme un éloge: «Ce que j'admire surtout ici, -disait le Maître, c'est que, ce que j'ai mis trente ans à chercher, -vous, avec vos vingt ans, en un an l'ayez découvert.» - -Imiter Mallarmé, c'est folie!--Tout au plus pourrait-on, pour d'autres -résultats, employer sa patiente méthode, mais imiter le résultat de -cette méthode -[Pg 257] -dans la bizarrerie extérieure qu'elle lui doit parfois, c'est aussi -sot que de se promener en scaphandre dans les rues, ou d'écrire à -l'envers sous prétexte qu'on admire les manuscrits du Vinci. Mallarmé, -sous ce rapport, fit beaucoup de bien et beaucoup de mal, comme fait -toujours tout puissant esprit. Beaucoup de bien, parce qu'il désigna -certains sots plagiaires à une risée méritée; beaucoup de mal parce que -l'autorité de ce magique esprit, son despotisme involontaire, d'autant -plus redoutable qu'il était plus voilé de douceur, put incliner -quelques esprits non négligeables, mais trop flexibles, ou trop -jeunes, pas assez formés, les plier en des postures peu sincères, leur -faire adopter une syntaxe, une manière d'écrire qui supposait et que -nécessitait une méthode, mais qui sans elle n'était plus que manière et -que pure affectation. - -Comment en eût-il été autrement? Ceux qui viendront, ceux qui sont -venus depuis trois ans ne peuvent assez se rendre compte de la -déconvenue qui attendait un jeune esprit avide d'art et des émotions -de l'esprit à son entrée dans la «Société littéraire» d'alors. Renan, -Leconte de Lisle et Banville étaient morts; Rimbaud perdu; Verlaine -hagard, impossible à saisir; -[Pg 258] -la conversation de Heredia, toute de verve, nourrissait peu: -Sully-Prudhomme se méprenait; certaine méprisante infatuation empêchait -de reconnaître en Moréas ses qualités de vrai poète; Régnier, Griffin -naissaient à peine... Auprès de qui aller? Qui admirer, grands dieux? - ---On entrait chez Mallarmé; c'était le soir; on trouvait là d'abord -enfin un grand silence; à la porte, tous les bruits de la rue -mouraient; Mallarmé commençait à parler d'une voix douce, musicale, -inoubliable,--hélas! à jamais étouffée. Chose étrange: IL PENSAIT AVANT -DE PARLER! - -Et pour la première fois, près de lui, on sentait, on touchait la -réalité de la pensée: ce que nous cherchions, ce que nous voulions, -ce que nous adorions dans la vie, existait; un homme, ici, avait tout -sacrifié à _cela_. - -Pour Mallarmé, la littérature était le but, oui la fin même de la vie; -on la sentait ici, authentique et réelle. Pour y sacrifier tout comme -il fit, il fallait bien y croire uniquement. Je ne pense pas qu'il y -ait, dans notre histoire littéraire, exemple de plus intransigeante -conviction. - -Ne pouvant écouter nul autre, on ne sut point voir en lui le -représentant dernier et le plus parfait du -[Pg 259] -Parnasse, son sommet, son accomplissement et sa consommation; on -y vit un initiateur. Voilà pourquoi peut-être la réaction, ces -dernières années, fut si vive, si follement passionnée. On eût cru -la revendication d'une liberté compromise, tant cet esprit calme et -retrait avait soumis à lui de pensées, avait contraint les autres -à l'admirer. On regimba; on fit semblant de le haïr; et jamais sa -domination ne fut plus affirmée que par ceux qui s'en délivrèrent; ils -ne le purent faire qu'à grand éclat; ils réclamèrent le droit de vivre; -comme si Mallarmé leur défendait d'exister dans quelque autre monde -que le sien--par la seule manifestation tranquille d'une beauté morale -hors du monde, éblouissante comme celle du solitaire dont il parle, qui -_nie_ le monde extérieur par la puissance de sa foi. - -Et je consens que la violence et la passion des réactions récentes vint -aussi de la violence et de la passion de certains admirateurs, dont -nous fûmes. - -En un âge où nous avions besoin d'admirer, Mallarmé seul motivait une -admiration légitime: comment n'eût-elle pas été violente et passionnée? - -_Été 1898._ - - -[1] Citons, en regard de l'indécent article du _Temps_, le respectueux -et sérieux hommage de M. Lalo dans les _Débats_; peut-être pour -racheter le sot et vil article que ce même journal osait faire paraître -naguère, qui s'appelait «le Coup du père Verlaine»; c'était signé -Georges Clément. Il faut se souvenir de ces choses. - -Quant à _l'Aurore_, on ne peut lui demander de comprendre une figure -aussi inactuelle; elle eût mieux fait de n'en pas parler du tout. -Rien ne paraît plus vain qu'une occupation dont on ne pénètre pas -les motifs; sans l'invention du pratique feu grégeois, le mépris des -Syracusains pour Archimède eût été sans bornes; surtout quand il se -laissa tuer. Le mépris tend ici à devenir même de la haine; le savant -n'indiquait-il pas par là que ce qui l'occupait et que ne pouvaient -apercevoir les autres, était plus important que Syracuse, plus -important même que sa vie? - -[2] Je sais que l'on peut citer bien des noms et parmi les plus -grands, pour qui la faveur populaire n'empêcha pas les faveurs plus -choisies, dont le succès ne tua pas la gloire, et dont la gloire pour -être populaire d'abord, ne fut ni moins belle ni moins parfaitement -prolongée;--mais c'est que l'œuvre de ces admirables génies sans murs -d'enceinte pour ainsi dire, se prolongeait au loin sur le terrain -public; de sorte que, ce que la foule admire en eux n'est pas le centre -même de l'œuvre, le dieu dans le secret du temple, mais bien les -dépendances d'accès facile et le terrain banal où l'on peut aisément -se retrouver.--D'ailleurs pas de règle à cela; et quand mille exemples -audacieux protesteraient, ce que je dis plus haut peut se redire. - -[3] Littérature d'à prioriste, par conséquent française entre toutes, -cartésienne,--mais de forme plus concise que ne le supporte d'ordinaire -l'esprit un peu coureur des Français et d'apparence plutôt latine, -pour sa concision, sa syntaxe,--à ce point que certains passages de -l'_Après-Midi d'un Faune_ ont pu nous redonner une émotion poétique -très semblable à celle que nous cherchons dans les Eglogues de Virgile. - - -[Pg 260] - - - EMMANUEL SIGNORET - - Je ne veux pas mourir, la vie est douce et grande: - J'ai vu sur l'amandier verdir la jeune amande - Et les fruits du pêcher s'enfler comme des seins. - Muses! vous soutenez mes plus hardis desseins: - Ma parole de feu vous l'avez enfantée - Pour qu'elle soit enfin des races écoutée. - - -Ces vers, que publiait la _Revue Blanche_ du 1er janvier dernier, sont -à peu près les derniers d'Emmanuel Signoret. Le 20 décembre 1900, à -Cannes, où, longtemps, des soins vigilants et une sorte d'inspiration -latente la prolongèrent encore, s'acheva enfin sa triste lutte contre -la nuit et la misère. La mort vint, non comme une étrangère, et non -comme une amie, mais comme une fatale attendue qui ne _devait_ trouver -en lui plus rien à prendre, qu'une souffrante dépouille épuisée--tant -l'effort du poète avait été de poser, en -[Pg 261] -des vers qu'elle ne put toucher, la part exquise de lui-même--de sorte -que, reculé et comme disparu derrière son œuvre, son absence n'importât -plus. - -Oui, tout l'effort de Signoret, sachant de loin la mort venir, fut -l'effort propre de l'artiste: la nier. Fixer sa propre gloire et sa -pensée en des lignes si belles, si pures, que le temps n'y pût rien -enlever.--Qu'eût été l'œuvre d'art sans la mort, contre laquelle elle -proteste? - -L'imperfection de certains poètes rassure. Il semble, tant leur -effort satisfait peu, qu'ils aient encore beaucoup à dire, parce que -jusqu'alors ils ont mal dit. Un long temps de vie leur est dû pour -mener à mieux leur pauvre œuvre.--Par sa beauté, parfaite trop vite, -accomplie, l'œuvre de Signoret inquiétait: elle empiétait sur sa vie. -La satisfaction de ses vers ne lui laissait, nous semblait-il, plus -rien à dire. Hélas! C'étaient--beauté, vie, œuvres--choses disons-nous: -_accomplies_. La mort ne changera rien à ses vers. La vie n'y eût rien -ajouté. - -Il était, pour les choses terrestres, sinon aveugle comme Homère, -du moins d'une si extraordinaire myopie, que jamais la laideur ou -l'infirmité du réel ne vint heurter, comme elle fait si douloureusement -[Pg 262] -chez Baudelaire, la poétique vision dans laquelle il avançait en rêve. -Autant sa marche dans les rues était gauche, tâtonnante et gênée, -autant son essor était là robuste, tranquille, assuré. Ce que d'autres -appellent inspiration, visitation de la Muse, dont tels poètes sortent -las et boiteux comme Jacob d'une lutte avec l'ange, c'était pour -lui l'état constant, normal--à ce point qu'au contraire ce qui l'en -distrayait, les soins matériels et urgents de la vie devenaient pour -lui causes de maladie, de ruine. - -La misère, parfois, arracha d'un Léopardi, d'un Verlaine des chants si -inespérément beaux qu'on doute s'il sied bien d'accuser de sa cruauté -pour eux la Nature. Ici point: la douleur, la misère n'arrachèrent -d'Emmanuel Signoret pas un chant, pas un cri personnel. Les cordes -métalliques de sa lyre ne se détendirent jamais. Il n'y eut là, ni -pose, ni affectation d'impassibilité, mais _isolation_ naturelle et -complète de sa faculté poétique. De sorte que cette grande misère où -vécut, dont mourut Signoret n'a servi de rien pour son art et reste -simplement lamentable. - -Un jour je le vis, à Cannes; je me plaignis à lui de ce qu'il ne -produisait pas davantage.--«Moi, je suis toujours prêt, répondit-il; -j'attends que l'on me commande -[Pg 263] -quelque chose.»--A la façon de Malherbe, de Pindare, Signoret se -sentait _poète officiel_; tout comme eux, sur commande, à propos de -n'importe quoi, il eût fait des vers admirables; il eût su couronner -d'un laurier neuf chaque victoire... Et comme aucune commande -officielle ne lui venait, Signoret, n'ayant rien de _particulier_ à -dire, satisfaisait son lyrisme en se chantant. Il se chantait lui-même -sans repos et sans lassitude; il chantait Puget-Théniers, Lançon, -villages immortels de ce qu'il les avait habités; il chantait la plage -de Cannes comme Ronsart avait chanté les bords du Loir. Comme Ronsart -chantait: - - Quelqu'un après mil ans, de mes vers étonné - Voudra dedans mon Loir comme en Permesse boire,-- - -il chantait, en non moins beaux vers: - - O Cannes! jamais l'œil véridique des Muses - Ne t'avait éclairé pour l'immortalité.-- - Tremblez sur ses deux mers, belles strophes confuses, - Comme oscille un brouillard au clair des nuits d'été. - -Et puisque aucune gloire extérieure et matérielle ne descendait, il -posait sur son propre front, le tressant lui-même en couronne, le -laurier que lui-même et solitaire -[Pg 264] -avait cueilli. Et dans l'orgueil, dans l'infatuation même du -geste, rien de bassement égoïste ni d'intéressé ne restait. Rien -d'impersonnel, de général, d'officiel dirai-je, comme la figure qu'il -évoque de lui-même en ses vers. Il parle de lui-même comme _d'une autre -divinité_. - -Une poésie si déshumanisée étonne aujourd'hui, déconcerte. Les âmes -trop sceptiques et trop peu dévouées méconnaissent la divine et païenne -ferveur qui peut, sur l'autel d'Apollon, consumer sans laisser de -cendres. Le profane n'estime la passion qu'à ce qu'elle a laissé de -déchets. La pureté du sacrifice est telle, ici, qu'il se méprend. -Qu'importe! si, sur la pierre lisse où, par le feu, tout ce qui restait -de charnel fut dévoré, la flamme intense et sans vacillement de cette -glorieuse consomption se reflète. - - Nous mettrons aux bergers un flambeau dans les mains; - Nous leur dirons: «Versez, par torrents, aux chemins - La lumière opulente! Assez d'âmes sont mortes! - De la maison sans joie, allez! brisez les portes! - L'œil de l'homme a du ciel les charmantes couleurs! - Les membres parfumés des enfants sont des fleurs - Où, du pollen des dieux, l'homme vrai fructifie. - Des sépulcres brisés jaillit l'aube de vie!» - - _Girgenti, janvier 1902._ - -[Pg 265] - - - OSCAR WILDE - - -Il y a un an, à même époque[1], c'est à Biskra que j'appris par -les journaux la lamentable fin d'Oscar Wilde. L'éloignement ne me -permit pas, hélas! de me joindre au maigre cortège qui suivit sa -dépouille jusqu'au cimetière de ***; en vain me désolai-je que mon -absence semblât diminuer encore le nombre si petit des amis demeurés -fidèles;--du moins les pages que voici, je voulus aussitôt les écrire; -mais durant un assez long temps, de nouveau, le nom de Wilde sembla -devenir la propriété des journaux... A présent que toute indiscrète -rumeur autour de ce nom si tristement fameux s'est calmée, que la foule -enfin s'est lassée, après avoir loué, de s'étonner, puis de maudire, -peut-être un ami pourra-t-il exprimer une -[Pg 266] -tristesse qui dure, apporter, comme une couronne sur une tombe -délaissée, ces pages d'affection, d'admiration et de respectueuse pitié. - -Lorsque le scandaleux procès, qui passionna l'opinion anglaise, menaça -de briser sa vie, quelques littérateurs et quelques artistes tentèrent -une sorte de sauvetage au nom de la littérature et de l'art. On espéra -qu'en louant l'écrivain on allait faire excuser l'homme. Hélas! un -malentendu s'établit; car, il faut bien le reconnaître: Wilde n'est -pas un grand écrivain. La bouée de plomb qu'on lui jeta ne fit donc -qu'achever de le perdre; ses œuvres, loin de le soutenir, semblèrent -foncer avec lui. En vain quelques mains se tendirent. Le flot du monde -se referma; tout fut fini. - -On ne pouvait alors songer à tout différemment le défendre. Au -lieu de chercher à cacher l'homme derrière son œuvre, il fallait -montrer l'homme d'abord admirable, comme je vais essayer de faire -aujourd'hui--puis l'œuvre même en devenant illuminée.--«J'ai mis tout -mon génie dans ma vie; je n'ai mis que mon talent dans mes œuvres», -disait Wilde.--Grand écrivain non pas, mais grand _viveur_, si l'on -permet au mot de prendre son plein sens. Pareil aux philosophes de la -Grèce, Wilde n'écrivait pas mais -[Pg 267] -causait et vivait sa sagesse, la confiant imprudemment à la mémoire -fluide des hommes, et comme l'inscrivant sur de l'eau. Que ceux qui -l'ont plus longuement connu racontent sa biographie; un de ceux qui -l'auront le plus avidement écouté rapporte simplement ici quelques -souvenirs personnels: - -[Pg 268] - - - I - -Ceux qui n'ont approché Wilde que dans les derniers temps de sa vie, -imaginent mal, d'après l'être affaibli, défait, que nous avait rendu la -prison, l'être prodigieux qu'il fut d'abord. - -C'est en 1891 que je le rencontrai pour la première fois. Wilde avait -alors ce que Thackeray appelle «le principal don des grands hommes»: -le succès. Son geste, son regard triomphaient. Son succès était si -certain qu'il semblait qu'il précédât Wilde et que lui n'eût qu'à -s'avancer. Ses livres étonnaient, charmaient. Ses pièces allaient faire -courir Londres. Il était riche; il était grand; il était beau; gorgé de -bonheurs et d'honneurs. Certains le comparaient à un Bacchus asiatique; -d'autres à quelque empereur romain; d'autres à Apollon lui-même--et le -fait est qu'il rayonnait. - -A Paris, sitôt qu'il y vint, son nom courut de -[Pg 269] -bouche en bouche; on rapportait sur lui quelques absurdes anecdotes: -Wilde n'était encore que celui qui fumait des cigarettes à bout d'or et -qui se promenait dans les rues une fleur de tournesol à la main. Car, -habile à piper ceux qui font la mondaine gloire, Wilde avait su créer, -par devant son vrai personnage, un amusant fantôme dont il jouait avec -esprit. - -J'entendis parler de lui chez Mallarmé: on le peignit brillant causeur, -et je souhaitai le connaître, tout en n'espérant pas d'y arriver. Un -hasard heureux, ou plutôt un ami, me servit, à qui j'avais dit mon -désir. On invita Wilde à dîner. Ce fut au restaurant. Nous étions -quatre, mais Wilde fut le seul qui parla. - -Wilde ne causait pas: il contait. Durant presque tout le repas, il -n'arrêta pas de conter. Il contait doucement, lentement; sa voix -même était merveilleuse. Il savait admirablement le français, mais -feignait de chercher un peu les mots qu'il voulait faire attendre. Il -n'avait presque pas d'accent, ou du moins que ce qu'il lui plaisait -d'en garder, et qui pouvait donner aux mots un aspect parfois neuf et -étrange. Il prononçait volontiers, pour scepticisme: _skepticisme_... -Les contes qu'il nous dit interminablement ce soir-là étaient confus et -pas de ses meilleurs; Wilde, incertain -[Pg 270] -de nous, nous essayait. De sa sagesse ou bien de sa folie, il ne -livrait jamais que ce qu'il croyait qu'en pourrait goûter l'auditeur; -il servait à chacun, selon son appétit, sa pâture; ceux qui -n'attendaient rien de lui n'avaient rien, ou qu'un peu de mousse -légère; et comme il s'occupait d'abord d'amuser, beaucoup de ceux qui -crurent le connaître n'auront connu de lui que l'amuseur. - -Le repas fini, nous sortîmes. Mes deux amis marchant ensemble, Wilde me -prit à part: - ---«Vous écoutez avec les yeux, me dit-il assez brusquement. Voilà -pourquoi je vous raconterai cette histoire: - -»Quand Narcisse fut mort, les fleurs des champs se désolèrent et -demandèrent à la rivière des gouttes d'eau pour le pleurer.--Oh! leur -répondit la rivière, quand toutes mes gouttes d'eau seraient des -larmes, je n'en aurais pas assez pour pleurer moi-même Narcisse: je -l'aimais.--Oh! reprirent les fleurs des champs, comment n'aurais-tu pas -aimé Narcisse? Il était beau.--Etait-il beau? dit la rivière.--Et qui -mieux que toi le saurait? Chaque jour penché sur ta rive, il mirait -dans tes eaux sa beauté...» - -Wilde s'arrêtait un instant... - -[Pg 271] ---«Si je l'aimais, répondit la rivière, c'est que, lorsqu'il se -penchait sur mes eaux, je voyais le reflet de mes eaux dans ses yeux.» - -Puis Wilde, se rengorgeant avec un bizarre éclat de rire, ajoutait: - ---«Cela s'appelle: _Le Disciple._» - -Nous étions arrivés devant sa porte et le quittâmes. Il m'invita à le -revoir. Cette année et l'année suivante je le vis souvent et partout. - - -Devant les autres, je l'ai dit, Wilde montrait un masque de parade, -fait pour étonner, amuser ou pour exaspérer parfois. Il n'écoutait -jamais et prenait peu souci de la pensée dès que ce n'était plus la -sienne. Dès qu'il ne brillait plus tout seul, il s'effaçait. On ne le -retrouvait alors qu'en se retrouvant seul avec lui. - -Mais, sitôt seuls, il commençait: - ---«Qu'avez-vous fait depuis hier?» - -Et comme alors ma vie coulait sans heurts, le récit que j'en pouvais -faire ne présentait nul intérêt. Je redisais docilement de menus faits, -observant, tandis que je parlais, le front de Wilde se rembrunir. - ---«C'est vraiment là ce que vous avez fait? - ---Oui, répondais-je. - -[Pg 272] ---Et ce que vous dites est vrai! - ---Oui, bien vrai. - ---Mais alors pourquoi le redire? Vous voyez bien: cela n'est pas du -tout intéressant.--Comprenez qu'il y a deux mondes: celui qui _est_ -sans qu'on en parle; on l'appelle _le monde réel_, parce qu'il n'est -nul besoin d'en parler pour le voir. Et l'autre, c'est le monde de -l'art; c'est celui dont il faut parler, parce qu'il n'existerait pas -sans cela. - -»Il y avait un jour un homme que dans son village on aimait parce -qu'il racontait des histoires. Tous les matins il sortait du village, -et quand le soir il y rentrait, tous les travailleurs du village, -après avoir peiné tout le jour, s'assemblaient tout autour de lui et -disaient: Allons! Raconte: Qu'est-ce que tu as vu aujourd'hui?--Il -racontait: J'ai vu dans la forêt un faune qui jouait de la flûte, et -qui faisait danser une ronde de petits sylvains.--Raconte encore: -qu'as-tu vu? disaient les hommes.--Quand je suis arrivé sur le bord de -la mer, j'ai vu trois sirènes, au bord des vagues, et qui peignaient -avec un peigne d'or leurs cheveux verts.--Et les hommes l'aimaient -parce qu'il leur racontait des histoires. - -»Un matin il quitta comme tous les matins son -[Pg 273] -village--mais quand il arriva sur le bord de la mer, voici qu'il -aperçut trois sirènes, trois sirènes au bord des vagues, et qui -peignaient avec un peigne d'or leurs cheveux verts. Et comme il -continuait sa promenade, il vit, arrivant près du bois, un faune qui -jouait de la flûte à une ronde de sylvains... Ce soir-là, quand il -rentra dans son village et qu'on lui demanda comme les autres soirs: -Allons! raconte: Qu'as-tu vu? Il répondit:--Je n'ai rien vu.» - -Wilde s'arrêtait un peu, laissait descendre en moi l'effet du conte: -puis reprenait: - -«Je n'aime pas vos lèvres; elles sont droites comme celles de quelqu'un -qui n'a jamais menti. Je veux vous apprendre à mentir, pour que vos -lèvres deviennent belles et tordues comme celles d'un masque antique. - -»Savez-vous ce qui fait l'œuvre d'art et ce qui fait l'œuvre de la -nature? Savez-vous ce qui fait leur différence? Car enfin la fleur du -narcisse est aussi belle qu'une œuvre d'art--et ce qui les distingue -ce ne peut être la beauté. Savez-vous ce qui les distingue?--L'œuvre -d'art est toujours _unique_. La nature, qui ne fait rien de durable, se -répète toujours, afin que rien de ce qu'elle fait ne soit perdu. Il y a -beaucoup de -[Pg 274] -fleurs de narcisse; voilà pourquoi chacune peut ne vivre qu'un jour. -Et chaque fois que la nature invente une forme nouvelle elle la répète -aussitôt. Un monstre marin dans une mer sait qu'il est dans une autre -mer un monstre marin, son semblable. Quand Dieu crée un Néron, un -Borgia ou un Napoléon dans l'histoire, il en met un autre à côté; on ne -le connaît pas, peu importe; l'important c'est qu'_un_ réussisse; car -Dieu invente l'homme, et l'homme invente l'œuvre d'art. - -»Oui, je sais ... un jour il se fit sur la terre un grand malaise, -comme si enfin la nature allait créer quelque chose d'unique, quelque -chose d'unique vraiment--et le Christ naquit sur la terre. Oui, je sais -bien ... mais écoutez: - -«Quand Joseph d'Arimathie, au soir, descendit du mont du Calvaire où -venait de mourir Jésus, il vit sur une pierre blanche un jeune homme -assis, qui pleurait. Et Joseph s'approcha de lui et lui dit:--Je -comprends que ta douleur soit grande, car certainement cet homme-là -était un juste.--Mais le jeune homme lui répondit:--Oh! ce n'est pas -pour cela que je pleure! Je pleure parce que moi aussi j'ai fait des -miracles! Moi aussi j'ai rendu la vue aux aveugles, j'ai guéri des -paralytiques et j'ai ressuscité des morts. Moi aussi j'ai -[Pg 275] -séché le figuier stérile et j'ai changé de l'eau en vin... Et les -hommes ne m'ont pas crucifié.» - -Et qu'Oscar Wilde fût convaincu de sa mission représentative, c'est ce -qui m'apparut plus d'un jour. - -L'Évangile inquiétait et tourmentait le païen Wilde. Il ne lui -pardonnait pas ses miracles. Le miracle païen, c'est l'œuvre d'art: le -Christianisme empiétait. Tout irréalisme artistique robuste, exige un -réalisme convaincu dans la vie. - -Ses apologues les plus ingénieux, ses plus inquiétantes ironies étaient -pour confronter les deux morales, je veux dire le naturalisme païen et -l'idéalisme chrétien, et décontenancer celui-ci de tout sens. - ---«Quand Jésus voulut rentrer dans Nazareth, racontait-il, Nazareth -était si changée, qu'il ne reconnut plus sa ville. La Nazareth où il -avait vécu était pleine de lamentations et de larmes; cette ville -nouvelle, pleine d'éclats de rire et de chants. Et le Christ, entrant -dans la ville, vit des esclaves chargés de fleurs, qui s'empressaient -vers l'escalier de marbre d'une maison de marbre blanc. Le Christ entra -dans la maison, et au fond d'une salle de jaspe, couché sur une couche -de pourpre, il vit un homme dont les cheveux -[Pg 276] -défaits étaient mêlés aux roses rouges et dont les lèvres étaient -rouges de vin. Le Christ s'approcha de lui, lui toucha l'épaule et lui -dit:--Pourquoi mènes-tu cette vie?--L'homme se retourna, le reconnut -et répondit:--J'étais lépreux; tu m'as guéri. Pourquoi mènerais-je une -autre vie? - -»Le Christ sortit de cette maison. Et voici que dans la rue, il vit -une femme dont le visage et les vêtements étaient peints, et dont les -pieds étaient chaussés de perles; et derrière elle, marchait un homme -dont l'habit était de deux couleurs et dont les yeux se chargeaient -de désirs. Et le Christ s'approcha de l'homme, lui toucha l'épaule -et lui dit:--Pourquoi donc suis-tu cette femme et la regardes-tu -ainsi?--L'homme se retournant le reconnut et répondit:--J'étais -aveugle; tu m'as guéri. Que ferais-je d'autre de ma vue? - -»Et le Christ s'approcha de la femme:--Cette route que tu suis, lui -dit-il, est celle du péché; pourquoi la suivre?--La femme le reconnut -et lui dit en riant:--La route que je suis est agréable et tu m'as -pardonné tous mes péchés. - -»Alors le Christ sentit son cœur plein de tristesse et voulut quitter -cette ville. Mais comme il en sortait, -[Pg 277] -il vit enfin, au bord des fossés de la ville, un jeune homme assis qui -pleurait. Le Christ s'approcha de lui, et touchant les boucles de ses -cheveux, il lui dit:--Mon ami, pourquoi pleures-tu? - -»Et Lazare leva les yeux, le reconnut et répondit: - ---J'étais mort et tu m'as ressuscité; que ferais-je d'autre de ma vie?» - ---«Voulez-vous que je vous dise un secret? commençait Wilde, un autre -jour;--c'était chez Heredia; il m'avait pris à part au milieu du salon -plein de monde--un secret ... mais promettez-moi de ne le redire à -personne.... Savez-vous pourquoi le Christ n'aimait pas sa mère?--Cela -était dit à l'oreille, à voix basse et comme honteusement. Il faisait -une courte pause, saisissait mon bras, se reculait, puis, éclatant de -rire, brusquement: - ---C'est parce qu'elle était vierge!!...» - -Qu'on me laisse encore citer ce conte, un des plus étranges où se -puisse achopper l'esprit--et comprenne qui peut la contradiction que -semble à peine inventer Wilde: - -«... Puis il se fit un grand silence dans la Chambre de la Justice de -Dieu.--Et l'âme du pécheur s'avança toute nue devant Dieu. - -[Pg 278] -Et Dieu ouvrit le livre de la vie du pécheur: - ---Certainement ta vie a été très mauvaise: Tu as... (suivait une -prodigieuse, merveilleuse énumération de péchés)[2].--Puisque tu as -fait tout cela, certainement je vais t'envoyer en Enfer. - ---Tu ne peux pas m'envoyer en Enfer. - ---Et pourquoi est-ce que je ne puis pas t'envoyer en Enfer? - ---Parce que j'y ai vécu toute ma vie. - -Alors il se fit un grand silence dans la Chambre de la Justice de Dieu. - ---Eh bien! puisque je ne puis pas t'envoyer en Enfer, je m'en vais -t'envoyer au Ciel. - ---Tu ne peux pas m'envoyer au Ciel. - ---Et pourquoi est-ce que je ne puis pas t'envoyer au Ciel? - ---Parce que je n'ai jamais pu l'imaginer. - -Et il se fit un grand silence dans la Chambre de la Justice de Dieu[3].» - -[Pg 279] -Un matin, Wilde me tendit à lire un article où un critique assez épais -le félicitait de «savoir inventer de jolis contes pour habiller mieux -sa pensée». - ---«Ils croient, commença Wilde, que toutes les pensées naissent nues... -Ils ne comprennent pas que _je ne peux pas_ penser autrement qu'en -contes. Le sculpteur ne cherche pas à traduire en marbre sa pensée; _il -pense en marbre_, directement. - -»Il y avait un homme qui ne pouvait penser qu'en bronze. Et cet homme, -un jour, eut une idée, l'idée de la joie, de la joie qui habite -l'instant. Et il sentit qu'il lui fallait la dire. Mais dans le monde -tout entier il ne restait plus un seul morceau de bronze; car les -hommes avaient tout employé. Et cet homme sentit qu'il deviendrait fou, -s'il ne disait pas son idée. - -»Et il songeait à un morceau de bronze, sur la tombe de sa femme, à -une statue qu'il avait faite pour orner la tombe de sa femme, de la -seule femme qu'il eût aimée; c'était la statue de la tristesse, de la -tristesse qui habite la vie. Et l'homme sentit qu'il devenait fou s'il -ne disait pas son idée. - -«Alors il prit cette statue de la tristesse, de la tristesse qui habite -la vie; il la brisa; il la fondit, et il en -[Pg 280] -fit la statue de la joie, de la joie qui n'habite que dans l'instant.» - -Wilde croyait à quelque fatalité de l'artiste, et que l'idée est plus -forte que l'homme. - ---«Il y a, disait-il, deux espèces d'artistes: les uns apportent des -réponses, et les autres, des questions. Il faut savoir si l'on est -de ceux qui répondent ou bien de ceux qui interrogent; car celui -qui interroge n'est jamais celui qui répond. Il y a des œuvres qui -attendent, et qu'on ne comprend pas pendant longtemps; c'est qu'elles -apportaient des réponses à des questions qu'on n'avait pas encore -posées; car la question arrive souvent terriblement longtemps après la -réponse.» - -Et il disait encore: - ---«L'âme naît vieille dans le corps; c'est pour la rajeunir que -celui-ci vieillit. Platon, c'est la jeunesse de Socrate...» - - -Puis je restai trois ans sans le revoir. - -[Pg 281] - - - II - - -Ici commencent les souvenirs tragiques. - -Une persistante rumeur, grandissant avec celle de ses succès (à Londres -on le jouait à la fois sur trois théâtres), prêtait à Wilde d'étranges -mœurs, dont certains voulaient bien encore ne s'indigner qu'avec -sourire, et d'autres ne s'indigner point; on prétendait d'ailleurs que -ces mœurs, il les cachait peu, souvent les affichait au contraire, -certains disaient: avec courage; d'autres: avec cynisme; d'autres: -avec affectation. J'écoutais, plein d'étonnement, cette rumeur. -Rien, depuis que je fréquentais Wilde, ne m'avait jamais pu rien -faire soupçonner.--Mais déjà, par prudence, nombre d'anciens amis le -désertaient. On ne le reniait pas nettement encore, mais on ne tenait -plus à l'avoir rencontré. - -Un extraordinaire hasard croisa de nouveau nos -[Pg 282] -deux routes. C'est en janvier 1895. Je voyageais; une humeur chagrine -m'y poussait, et plus en quête de solitude que de la nouveauté des -lieux. Le temps était affreux; j'avais fui d'Alger vers Blidah; -j'allais laisser Blidah pour Biskra. Au moment de quitter l'hôtel, -par curiosité désœuvrée, je regardai le tableau noir où les noms des -voyageurs sont inscrits. Qu'y vis-je?--A côté de mon nom, le touchant, -celui de Wilde... J'ai dit que j'avais soif de solitude: je pris -l'éponge et j'effaçai mon nom. - -Avant d'avoir atteint la gare, je n'étais plus bien sûr qu'un peu de -lâcheté ne se fut pas cachée dans cet acte; aussitôt, revenant sur mes -pas, je fis remonter ma valise, et récrivis mon nom sur le tableau. - -Depuis trois ans que je ne l'avais vu (car je ne puis compter pour un -revoir, l'an d'avant, une courte rencontre à Florence), Wilde était -certainement changé. On sentait dans son regard moins de mollesse, -quelque chose de rauque en son rire et de forcené dans sa joie, Il -semblait à la fois plus sûr de plaire et moins ambitieux d'y réussir; -il était enhardi, affermi, grandi. Chose étrange, il ne parlait plus -par apologues; durant les quelques jours que je m'attardai près de lui, -je ne pus arracher de lui le moindre conte. - -[Pg 283] -Je m'étonnai d'abord de le trouver en Algérie.--«Oh! me dit-il, c'est -que maintenant je fuis l'œuvre d'art. Je ne veux plus adorer que le -soleil... Avez-vous remarqué que le soleil déteste la pensée; il la -fait reculer toujours, et se réfugier dans l'ombre. Elle habitait -d'abord l'Égypte; le soleil a conquis l'Égypte. Elle a vécu longtemps -en Grèce, le soleil a conquis la Grèce; puis l'Italie et puis la -France. A présent toute la pensée se trouve repoussée jusqu'en Norvège -et en Russie, là où ne vient jamais le soleil. Le soleil est jaloux de -l'œuvre d'art.» - -Adorer le soleil, ah! c'était adorer la vie. L'adoration lyrique de -Wilde devenait farouche et terrible. Une fatalité le menait; il ne -pouvait pas et ne voulait pas s'y soustraire. Il semblait mettre tout -son soin, sa vertu, à s'exagérer son destin et à s'exaspérer lui-même. -Il allait au plaisir comme on marche au devoir.--«Mon devoir à moi, -disait-il, c'est de terriblement m'amuser.»--Nietzsche m'étonna moins -plus tard, parce que j'avais entendu Wilde dire; - ---«Pas le bonheur! Surtout pas le bonheur. Le plaisir! Il faut vouloir -toujours le plus tragique...» - -Il marchait dans les rues d'Alger précédé, escorté, suivi d'une -extraordinaire bande de maraudeurs; il -[Pg 284] -conversait avec chacun; il les regardait tous avec joie et leur jetait -son argent au hasard. - ---«J'espère, me disait-il, avoir bien démoralisé cette ville.» - -Je songeais au mot de Flaubert, qui lorsqu'on lui demandait quelle -sorte de gloire il ambitionnait le plus, répondait: - ---«Celle de démoralisateur.» - -Je restais devant tout cela plein d'étonnement, d'admiration et de -crainte. Je savais sa situation ébranlée, les hostilités, les attaques -et quelle sombre inquiétude il cachait sous sa joie hardie[4]. Il -parlait de rentrer -[Pg 285] -à Londres; le marquis de Q... l'insultait, l'appelait, l'accusait de -fuir. - ---«Mais si vous retournez là-bas, qu'adviendra-t-il? lui demandai-je. -Savez-vous ce que vous risquez? - ---Il ne faut jamais le savoir... Ils sont extraordinaires, mes amis; -ils me conseillent la prudence. La prudence! Mais est-ce que je peux en -avoir? Ce serait -[Pg 286] -revenir en arrière. Il faut que j'aille aussi loin que possible... Je -ne peux pas aller plus loin... Il faut qu'il arrive quelque chose, -quelque chose d'autre...» - -Wilde s'embarqua le lendemain. - -Le reste de l'histoire, on le sait. Ce «quelque chose d'autre» ce fut -le _hard labour_[5]. - -[Pg 287] - - - III - - -Dès qu'il fut sorti de prison, Oscar Wilde revint en France. A -Berneval, discret petit village aux environs de Dieppe, un nommé -Sébastien Melmoth s'établit; c'était lui. De ses amis français, comme -j'avais été le dernier à le voir, à le revoir je voulus être le -premier. Dès que je pus connaître son adresse, j'accourus. - -J'arrivai vers le milieu du jour. J'arrivais sans m'être annoncé. -Melmoth que la bonne cordialité de T*** appelait assez souvent à -Dieppe, ne devait rentrer que le soir. Il ne rentra qu'au milieu de la -nuit. - -C'était presque encore l'hiver. Il faisait froid; il faisait laid. Tout -le jour je rôdai sur la plage déserte, découragé et plein d'ennui. -Comment Wilde avait-il pu choisir Berneval pour y vivre? C'était -lugubre. - -La nuit vint. Je rentrai retenir une chambre à l'hôtel, celui même où -vivait Melmoth, et d'ailleurs le -[Pg 288] -seul de l'endroit. L'hôtel, propre, agréablement situé, n'hébergeait -que quelques êtres de second plan, d'inoffensifs comparses auprès de -qui je dus dîner. Triste société pour Melmoth! - -Heureusement j'avais un livre. Lugubre soir! onze heures... J'allais -renoncer à attendre, quand j'entends le roulement d'une voiture... M. -Melmoth est arrivé. - -M. Melmoth est tout transi. Il a perdu en route son pardessus. Une -plume de paon que, la veille, lui apporta son domestique (affreux -présage) lui avait bien annoncé un malheur; il est heureux que ce ne -soit que cela. Mais il grelotte et tout l'hôtel s'agite pour lui faire -chauffer un grog. A peine s'il m'a dit bonjour. Devant les autres tout -au moins, il ne veut pas paraître ému. Et mon émotion presque aussitôt -retombe, à trouver Sébastien Melmoth si simplement pareil à l'Oscar -Wilde qu'il était: non plus le lyrique forcené d'Algérie, mais le doux -Wilde d'avant la crise; et je me trouvais reporté non pas de deux ans, -mais de quatre ou cinq ans en arrière; même regard rompu, même rire -amusé, même voix... - -Il occupe deux chambres, les deux meilleures de l'hôtel, et se les est -fait aménager avec goût. Beaucoup -[Pg 289] -de livres sur sa table, et parmi lesquels il me montre mes _Nourritures -Terrestres_ qui avaient paru depuis peu. Une jolie vierge gothique, sur -un grand piédestal, dans l'ombre... - -A présent nous sommes assis près de la lampe et Wilde boit son grog à -petits coups. Je remarque, à présent qu'il est mieux éclairé, que la -peau du visage est devenue rouge et commune; celle des mains encore -plus, qui pourtant ont repris les mêmes bagues; une à laquelle il tient -beaucoup porte en chaton mobile un scarabée d'Égypte en lapis-lazuli. -Ses dents sont atrocement abîmées. - -Nous causons. Je lui reparle de notre dernière rencontre à Alger. Je -lui demande s'il se souvient qu'alors je lui prédisais presque la -catastrophe. - ---«N'est-ce pas, dis-je, que vous saviez à peu près ce qui vous -attendait en Angleterre; vous aviez prévu le danger et vous y êtes -précipité?... - -(Ici je ne crois pas pouvoir mieux faire que recopier les feuilles où -je transcrivis peu après tout ce que je pus me rappeler de ses paroles). - ---«Oh! naturellement! naturellement, je savais qu'il y aurait une -catastrophe--celle-là, ou une autre, je l'attendais. Il fallait que -cela finisse ainsi. Songez -[Pg 290] -donc: Aller plus loin, ce n'était pas possible; et cela ne pouvait plus -durer. C'est pourquoi vous comprenez qu'il faut que cela soit fini. La -prison m'a complètement changé. Je comptais sur elle pour cela--Bosy[6] -est terrible; il ne peut pas comprendre cela; il ne peut pas comprendre -que je ne reprenne pas la même existence; il accuse les autres de -m'avoir changé... Mais il ne faut jamais reprendre la même existence... -Ma vie est comme une œuvre d'art; un artiste ne recommence jamais deux -fois la même chose ... ou bien c'est qu'il n'avait pas réussi. Ma vie -d'avant la prison a été aussi réussie que possible. Maintenant c'est -une chose achevée.» - -Il allume une cigarette. - ---«Le public est tellement terrible qu'il ne connaît jamais un homme -que par la dernière chose qu'il a faite. Si je revenais à Paris -maintenant, on ne voudrait voir en moi que le ... condamné. Je ne veux -pas reparaître avant d'avoir écrit un drame. Il faut jusque-là qu'on me -laisse tranquille.»--Et il ajoute brusquement:--«N'est-ce pas que j'ai -bien fait de venir ici? Mes amis voulaient que j'aille dans le Midi pour -[Pg 291] -me reposer; parce que, au commencement, j'étais très fatigué. Mais je -leur ai demandé de chercher pour moi, dans le Nord de la France, une -très petite plage, où je ne voie personne, où il fasse bien froid, -où il n'y ait presque jamais de soleil... Oh! n'est-ce pas que j'ai -bien fait de venir habiter à Berneval? (Dehors il faisait un temps -épouvantable.) - -»Ici tout le monde est très bon pour moi. Le curé surtout. J'aime -tellement la petite église! Croiriez-vous qu'elle s'appelle Notre-Dame -de Liesse! Aoh! n'est-ce pas que c'est charmant?--Et maintenant je sais -que je ne vais plus jamais pouvoir quitter Berneval, parce que le curé -m'a offert ce matin une stalle perpétuelle dans le chœur! - -»Et les douaniers! Ils s'ennuyaient tellement, ici! alors je leur ai -demandé s'ils n'avaient rien à lire; et maintenant je leur apporte tous -les romans de Dumas père... N'est-ce pas qu'il faut que je reste ici? - -»Et les enfants! aoh! ils m'adorent! Le jour du jubilé de la reine, -j'ai donné une grande fête, un grand dîner, où j'avais quarante enfants -de l'école--tous! tous! avec le maître! pour fêter la reine! N'est-ce -pas que c'est absolument charmant?... Vous savez que j'aime beaucoup la -reine. J'ai toujours son portrait -[Pg 292] -avec moi.»--Et il me montre, épinglé au mur, le portrait caricatural de -Nicholson. - -Je me lève pour le regarder; une petite bibliothèque est auprès; je -regarde un instant les livres. Je voudrais amener Wilde à me parler -plus gravement. Je me rassieds, et avec un peu de crainte je lui -demande s'il a lu les _Souvenirs de la Maison des Morts_. Il ne répond -pas directement, mais commence: - ---«Les écrivains de la Russie sont extraordinaires. Ce qui rend leurs -livres si grands, c'est la pitié qu'ils y ont mise. N'est-ce pas, avant -j'aimais beaucoup _Madame Bovary_; mais Flaubert n'a pas voulu de -pitié dans son œuvre, et c'est pourquoi elle a l'air petite et fermée; -la pitié, c'est le côté par où est ouverte une œuvre, par où elle -paraît infinie... Savez-vous, dear, que c'est la pitié qui m'a empêché -de me tuer? Oh! pendant les six premiers mois j'ai été terriblement -malheureux; si malheureux que je voulais me tuer; mais ce qui m'a -retenu de le faire, ç'a été de regarder _les autre_s, de voir qu'ils -étaient aussi malheureux que moi, et d'avoir pitié. O dear! c'est une -chose admirable, que la pitié; et je ne la connaissais pas! (Il parlait -à voix presque basse, sans exaltation aucune.)--Est-ce que vous avez -bien compris combien -[Pg 293] -la pitié est une chose admirable? Pour moi je remercie Dieu chaque -soir--oui, à genoux, je remercie Dieu de me l'avoir fait connaître. -Car je suis entré dans la prison avec un cœur de pierre et ne songeant -qu'à mon plaisir, mais maintenant mon cœur s'est complètement brisé; la -pitié est entrée dans mon cœur; j'ai compris maintenant que la pitié -est la plus grande, la plus belle chose qu'il y ait au monde... Et -voilà pourquoi je ne peux pas en vouloir à ceux qui m'ont condamné, ni -à personne, parce que, sans eux, je n'aurais pas connu tout cela.--Bosy -m'écrit des lettres terribles; il me dit qu'il ne me comprend pas; -qu'il ne comprend pas que je n'en veuille pas à tout le monde; que -tout le monde a été odieux pour moi... Non, il ne me comprend pas; il -ne peut plus me comprendre. Mais je le lui répète dans chaque lettre; -nous ne pouvons pas suivre la même route; il a la sienne; elle est très -belle; j'ai la mienne. La sienne, c'est celle d'Alcibiade; la mienne -est maintenant celle de saint François d'Assise... Connaissez-vous -saint François d'Assise? aoh! admirable! admirable! Voulez-vous me -faire un grand plaisir? Envoyez-moi la meilleure vie de saint François -que vous connaissiez...» - -[Pg 294] -Je le lui promets, il reprend: - ---«Oui--ensuite nous avons eu un directeur de prison charmant, aoh! -tout à fait charmant! mais les six premiers mois, j'ai été terriblement -malheureux. Il y avait un gouverneur de prison très méchant, un juif, -qui était très cruel, parce qu'il manquait complètement d'imagination.» -Cette dernière phrase, dite très vite, était irrésistiblement comique; -et comme j'éclate de rire, il rit aussi, la répète, puis continue: - ---«Il ne savait quoi imaginer pour nous faire souffrir:--Vous allez -voir comme il manquait d'imagination... Il faut que vous sachiez que, -dans la prison, on ne vous laisse sortir qu'une heure par jour; alors -on marche dans une cour, en rond, les uns derrière les autres, et il -est absolument défendu de se parler. Des gardes vous surveillent et il -y a de terribles punitions pour celui qu'on surprend--Ceux qui sont -pour la première fois en prison se reconnaissent à ce qu'ils ne savent -pas parler sans remuer les lèvres.., Il y avait déjà six semaines que -j'étais enfermé, et que je n'avais dit un mot à personne--à personne. -Un soir, nous marchions comme cela les uns derrière les autres pendant -l'heure de la promenade, et tout d'un coup, -[Pg 295] -derrière moi, j'entends prononcer mon nom: c'était le prisonnier qui -était derrière moi, qui disait: «Oscar Wilde, je vous plains, parce -que vous devez souffrir plus que nous.» Alors j'ai fait un énorme -effort pour ne pas être remarqué (je croyais que j'allais m'évanouir) -et j'ai dit sans me retourner: «Non, mon ami; nous souffrons tous -également.»--Et ce jour-là je n'ai plus du tout eu envie de me tuer. - -»Nous avons parlé comme cela plusieurs jours. J'ai su son nom, et ce -qu'il faisait. Il s'appelait P***; c'était un excellent garçon; aoh! -excellent!... Mais je ne savais pas encore parler sans remuer les -lèvres, et un soir: «C. 33! (C. 33 c'était moi)--C. 33 et C. 48, sortez -des rangs!» Alors nous sortons des rangs et le gardien dit: «Vous allez -comparaître devant Monsieur le Dirrrecteur!»--Et comme la pitié était -déjà entrée dans mon cœur, je ne m'effrayais absolument que pour lui; -j'étais, au contraire, heureux de souffrir à cause de lui.--Mais le -directeur était tout à fait terrible. Il a fait passer P*** le premier; -il voulait nous interroger séparément,--parce qu'il faut vous dire que -la peine n'est pas la même pour celui qui a commencé à parler que pour -celui qui a répondu; la peine de -[Pg 296] -celui qui a parlé le premier est le double de celle de l'autre; -d'ordinaire le premier a quinze jours de cachot, le second seulement -huit; alors le directeur voulait savoir qui de nous deux avait -parlé le premier. Et, naturellement, P***, qui était un excellent -garçon, a dit que c'était lui. Et quand, après, le directeur m'a fait -venir pour m'interroger, naturellement, j'ai dit que c'était moi. -Alors le directeur est devenu très rouge, parce qu'il ne comprenait -plus.--«Mais P*** dit aussi que c'est lui qui a commencé! Je ne peux -pas comprendre...» - -«Pensez-vous, dear!! Il ne pouvait pas comprendre! Il était très -embarrassé; il disait: «Mais je lui ai déjà donné quinze jours -à lui...» et puis il a ajouté: «Enfin! si c'est comme ça, je -m'en vais vous donner quinze jours à tous les deux.» N'est-ce -pas que c'est extraordinaire! Cet homme-là n'avait aucune espèce -d'imagination.»--Wilde s'amuse énormément de ce qu'il dit; il rit; il -est heureux de raconter: - ---«Et naturellement, après les quinze jours, nous avions beaucoup -plus envie qu'auparavant, de nous parler. Vous ne savez pas combien -cela pouvait paraître doux, de sentir que l'on souffrait l'un pour -l'autre.--Peu à peu, comme on n'occupait pas tous les jours -[Pg 297] -le même rang, peu à peu j'ai pu parler à chacun des autres; à tous! à -tous!... J'ai su le nom de chacun d'eux, l'histoire de chacun, et quand -il devait sortir de prison.... Et à chacun d'eux je disais: En sortant -de prison, la première chose que vous ferez ce sera d'aller à la poste; -il y aura une lettre pour vous avec de l'argent.--De sorte que, comme -cela, je continue à les connaître, parce que je les aime beaucoup. Et -il y en a de tout à fait délicieux. Croiriez-vous qu'il y en a déjà -trois qui sont venus me voir ici! N'est-ce pas que c'est tout à fait -admirable?... - -«Celui qui a remplacé le méchant directeur était un très charmant -homme, aoh! remarquable! tout à fait aimable avec moi... Et vous ne -pouvez pas imaginer quel bien m'a fait dans la prison la _Salomé_ -que l'on a jouée à Paris, précisément à cette époque. Ici, on avait -complètement oublié que j'étais littérateur! Quand on a vu ici que -ma pièce avait du succès à Paris, on s'est dit: Tiens! mais, c'est -étrange! il a donc du talent. Et à partir de ce moment on m'a laissé -lire tous les livres que je désirais. - -«J'ai pensé d'abord que ce qui me plairait le plus ce serait la -littérature grecque. J'ai demandé Sophocle; -[Pg 298] -mais je n'ai pu y prendre goût. Alors j'ai pensé aux Pères de l'Eglise; -mais eux non plus ne m'intéressaient pas. Et tout d'un coup j'ai pensé -à Dante... oh! Dante! J'ai lu le Dante tous les jours; en italien; -je l'ai lu tout entier; mais ni le _Purgatoire_ ni le _Paradis_ ne -me semblaient écrits pour moi. C'est son _Inferno_ surtout que j'ai -lu; comment ne l'aurais-je pas aimé? Comprenez-vous? L'Enfer, nous y -étions. L'Enfer, c'était la prison...» - ---Ce même soir il me raconte son projet de drame sur Pharaon et un -ingénieux conte sur Judas. - - -Le lendemain il me mène dans une charmante petite maison, à deux cents -mètres de l'hôtel, qu'il a louée et commence à faire meubler. C'est là -qu'il veut écrire ses drames; son _Pharaon_ d'abord, puis un _Achab et -Jésabel_ (il prononce: _Isabelle_) qu'il raconte merveilleusement. - -La voiture qui m'emmène est attelée. Wilde y monte avec moi, pour -m'accompagner un instant. Il me reparle de mon livre, le loue, mais -avec je ne sais quelle réticence. Enfin la voiture s'arrête. Il me -dit adieu, va descendre, mais, tout à coup:--«Ecoutez, dear, il faut -maintenant que vous me fassiez une promesse. -[Pg 299] -_Les Nourritures Terestres_, c'est bien... c'est très bien... Mais -dear, promettez-moi: maintenant n'écrivez plus jamais JE.» - -Et comme je paraissais ne pas suffisamment comprendre, il -reprenait:--«En art, voyez-vous, il n'y a pas de _première_ personne.» - -[Pg 300] - - - IV - - -De retour à Paris, j'allai donner de ses nouvelles à Lord Alfred -Douglas. Celui-ci me dit: - ---«Mais tout cela est tout à fait ridicule. Wilde est tout à fait -incapable de supporter l'ennui. Je le sais très bien: il m'écrit tous -les jours; et moi aussi je suis d'avis qu'il faut d'abord qu'il termine -sa pièce; mais, après, il me reviendra; il n'a jamais rien fait de bon -dans la solitude; il a besoin d'être tout le temps distrait. C'est -près de moi qu'il a écrit tout ce qu'il a écrit de meilleur.--Voyez -d'ailleurs sa dernière lettre...» Lord Alfred me la montre et me -la lit.--Elle supplie Bosy de le laisser finir tranquillement son -_Pharaon_, mais dit en effet que, sitôt cette pièce écrite, il -reviendra, le retrouvera,--et termine par cette phrase glorieuse: «... -et alors je serai de nouveau _le Roi de la Vie_ (the King of Life).» - -[Pg 301] - - - V - - -Et peu de temps après Wilde revint à Paris[7]. Sa pièce n'était pas -écrite; elle ne le sera jamais. La société sait bien s'y prendre quand -elle veut supprimer un homme, et connaît des moyens plus subtils que -la mort... Wilde avait trop souffert depuis deux ans et d'une façon -trop passive. Sa volonté avait été brisée. Les premiers mois, il put se -faire illusion encore, mais bientôt il s'abandonna. Ce fut comme une -abdication. Rien ne resta dans sa vie effondrée qu'un douloureux relent -de ce qu'il avait été naguère; un besoin par instants de prouver qu'il -pensait encore; de l'esprit, mais -[Pg 302] -cherché, contraint, fripé. Je ne le revis plus que deux fois: - -Un soir, sur les boulevards où je me promenais avec G***, je m'entendis -appeler par mon nom. Je me retournai: c'était Wilde. Ah! combien il -était changé!... «Si je reparais avant d'avoir écrit mon drame, le -monde ne voudra voir en moi que le forçat», m'avait-il dit. Il était -reparu sans drame et, comme devant lui quelques portes s'étaient -fermées, il ne cherchait plus de rentier nulle part; il rôdait. Des -amis, à plusieurs reprises, avaient tenté de le sauver; on s'ingéniait; -on l'emmenait en Italie... Wilde échappait bientôt; retombait. Parmi -ceux demeurés le plus longtemps fidèles, quelques-uns m'avaient -tant redit que «Wilde n'était plus visible...», je fus un peu gêné, -je l'avoue, de le revoir et dans un lieu où pouvait passer tant de -monde.--Wilde était attablé sur la terrasse d'un café. Il commanda pour -G*** et pour moi deux cocktails... J'allais m'asseoir en face de lui, -c'est-à-dire de manière à tourner le dos aux passants, mais Wilde, -s'affectant de ce geste qu'il crut causé par une absurde honte (il ne -se trompait, hélas! pas tout à fait): - ---«Oh! mettez-vous donc là, près de moi, dit-il, -[Pg 303] -en m'indiquant, à côté de lui, une chaise; je suis tellement seul à -présent!» - -Wilde était encore bien mis; mais son chapeau n'était plus si brillant; -son faux-col avait même forme, mais il n'était plus aussi propre; les -manches de sa redingote étaient légèrement frangées» - ---«Quand, jadis, je rencontrais Verlaine, je ne rougissais pas de lui, -reprit-il, avec un essai de fierté. J'étais riche, joyeux, couvert -de gloire, mais je sentais que d'être vu près de lui m'honorait, -même quand Verlaine était ivre...» Puis craignant d'ennuyer G***, je -pense, il changea brusquement de ton, essaya d'avoir de l'esprit, de -plaisanter, devint lugubre. Mon souvenir ici reste abominablement -douloureux. Enfin, G*** et moi nous nous levâmes. Wilde tint à payer -les consommations. J'allais lui dire adieu quand il me prit à part et, -confusément, à voix basse: - ---«Ecoutez, me dit-il, il faut que vous sachiez...: je suis absolument -sans ressources...» - - -Quelques jours après, pour la dernière fois, je le revis. Je ne -veux citer de notre conversation qu'un mot. Il m'avait dit sa gêne, -l'impossibilité de continuer, de commencer même un travail. Tristement -je lui rappelais -[Pg 304] -la promesse qu'il s'était faite de ne reparaître à Paris qu'avec une -pièce achevée: - ---«Ah! pourquoi, commençais-je, avoir si tôt quitté Berneval, où vous -vous étiez promis de rester si longtemps? Je ne puis pas dire que je -vous en veuille, mais...» - -Il m'interrompit, mit sa main sur la mienne, me regarda de son plus -douloureux regard: - ---«Il ne faut pas en vouloir, me dit-il, à _quelqu'un qui a été -frappé_.» - - -Oscar Wilde mourut dans un misérable petit hôtel de la rue des -Beaux-Arts. Sept personnes suivirent l'enterrement; encore -n'accompagnèrent-elles pas toutes jusqu'au bout le funèbre convoi. Sur -la bière, des fleurs, des couronnes; une seule m'a-t-on dit portait une -inscription: c'était celle du propriétaire de l'hôtel; on y lisait ces -mots: _A MON LOCATAIRE_. - - -[1] Ecrit en Décembre 1901. - -[2] La rédaction qu'il fit plus tard de ce conte est, par -extraordinaire, excellente--par conséquent aussi la traduction qu'en -donna notre ami H. Davray, dans la _Revue Blanche_. - -[3] Depuis que Villiers de l'Isle-Adam l'a trahi, tout le monde sait, -hélas! le grand secret de l'Eglise: _Il n'y a pas de purgatoire._ - -[4] Un de ces derniers soirs d'Alger, Wilde semblait s'être promis de -ne rien dire de sérieux. Enfin je m'irritai quelque peu de ses trop -spirituels paradoxes: - ---«Vous avez mieux à dire que des plaisanteries, commençai-je; vous me -parlez ce soir comme si j'étais le public. Vous devriez plutôt parler -au public comme vous savez parler à vos amis. Pourquoi vos pièces -ne sont-elles pas meilleures? Le meilleur de vous, vous le parlez; -pourquoi ne l'écrivez-vous pas? - ---Oh! mais, s'écria-t-il aussitôt,--mes pièces ne sont pas du tout -bonnes! et je n'y tiens pas du tout... Mais si vous saviez comme -elles amusent!... Elles sont presque toutes le résultat d'un pari. -_Dorian Grey_ aussi; je l'ai écrit en quelques jours, parce qu'un de -mes amis prétendait que je ne pourrais jamais écrire de romans. Cela -m'ennuie tellement d'écrire!»--Puis se penchant brusquement vers moi: -«Voulez-vous savoir le grand drame de ma vie?--C'est que j'ai mis mon -génie dans ma vie; je n'ai mis que mon talent dans mes œuvres.» - -Il n'était que trop vrai. Le meilleur de son écriture n'est qu'un pâle -reflet de sa brillante conversation. Ceux qui l'ont entendu parler -trouvent décevant de le lire. _Dorian Grey_, tout d'abord, était une -admirable histoire, combien supérieure à la _Peau de Chagrin_! combien -plus _significative_! Hélas! écrit, quel chef-d'œuvre manqué!--Dans -ses contes les plus charmants trop de littérature se mêle, si gracieux -qu'ils soient on y sent trop l'apprêt; la préciosité, l'euphuisme y -cachent la beauté de la première invention; on y sent, on ne peut -cesser d'y sentir les trois moments de leur genèse; l'idée première -en est fort belle, simple, profonde et de retentissement certain; une -sorte de nécessité latente en relient fixement les parties; mais dès -ici le don s'arrête; le développement des parties se fait de manière -factice; elles ne s'organisent pas bien; et quand, après, Wilde -travaille ses phrases, s'occupe de mettre en valeur, c'est par une -prodigieuse surcharge de concettis, de menues inventions plaisantes -et bizarres où l'émotion s'arrête de sorte que le chatoiement de la -surface fait perdre de vue et d'esprit la profonde émotion centrale. - -[5] Je n'ai rien inventé, rien arrangé, dans les derniers propos que -je cite. Les paroles de Wilde sont présentes à mon esprit, et j'allais -dire à mon oreille. Je ne prétends pas que Wilde vit nettement se -dresser devant lui la prison; mais j'affirme que le grand coup de -théâtre qui surprit et bouleversa Londres, transformant brusquement -Oscar Wilde d'accusateur en accusé, ne lui causa pas à proprement -parler de surprise. Les journaux, qui ne voulaient plus voir en lui -qu'un pitre, ont dénaturé de leur mieux l'attitude de sa défense, -jusqu'à lui enlever tout sens. Peut-être, quelque jour lointain, -siéra-t-il de relever de la fange cet abominable procès... - -[6] Lord Alfred Douglas. - -[7] Les représentants de sa famille assuraient à Wilde une fort belle -situation s'il consentait à prendre certains engagements, entre autres -celui de ne jamais revoir Lord Alfred. Il ne put ou ne voulut pas les -prendre. - - - * * * * * - - - _ACHEVÉ D'IMPRIMER_ - - Le vingt novembre mil neuf cent dix-neuf - - PAR - - BUSSIÈRE - - A SAINT-AMAND (CHER) - - pour le - - MERCVRE - - DE - - FRANCE - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Prétextes, by André Gide - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PRÉTEXTES *** - -***** This file should be named 54393-0.txt or 54393-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/4/3/9/54393/ - -Produced by Winston Smith. Images made available by The -Internet Archive. - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Prétextes - Réflexions sur quelques points de littérature et de morale - -Author: André Gide - -Release Date: March 20, 2017 [EBook #54393] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PRÉTEXTES *** - - - - -Produced by Winston Smith. Images made available by The -Internet Archive. - - - - - - -</pre> - -<div class="cover"> -<img src="images/cover.jpg" alt="" /> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">[Pg 1]</a></span></p> - -<p class="title">PRÉTEXTES</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">[Pg 2]</a></span> </p> - -<p class="center"><i>DU MÊME AUTEUR</i></p> - -<table> -<tr><td>ANDRÉ WALTER (Les cahiers; Les Poésies)</td><td>épuisé</td></tr> - -<tr><td>LE VOYAGE D'URIEN</td><td>épuisé</td></tr> - -<tr><td>PALUDES</td><td>épuisé</td></tr> - -<tr><td> </td><td></td></tr> - -<tr><td colspan="2" class="tdc"><span class="smcap">Au Mercure de France</span></td></tr> -<tr><td> </td><td></td></tr> - - -<tr><td>PRÉTEXTES</td><td>1 vol.</td></tr> - -<tr><td>NOUVEAUX PRÉTEXTES</td><td>1 vol.</td></tr> - -<tr><td>L'IMMORALISTE, récit</td><td>1 vol.</td></tr> - -<tr><td>LA PORTE ÉTROITE, récit</td><td>1 vol.</td></tr> - -<tr><td>OSCAR WILDE</td><td>1 vol.</td></tr> - -<tr><td> </td><td></td></tr> - -<tr><td colspan="2" class="tdc"><span class="smcap">A la Nouvelle Revue Française</span></td></tr> -<tr><td> </td><td></td></tr> - - -<tr><td>LES NOURRITURES TERRESTRES</td><td>1 vol.</td></tr> - -<tr><td>ISABELLE, récit</td><td>1 vol.</td></tr> - -<tr><td>LE RETOUR DE L'ENFANT PRODIGUE</td><td>1 vol.</td></tr> - -<tr><td>LE ROI DE CANDAULE, suivi de SAUL</td><td>1 vol.</td></tr> - -<tr><td>LE PROMÉTHÉE MAL ENCHAÎNÉ</td><td>1 vol.</td></tr> - -<tr><td>LES CAVES DU VATICAN</td><td>1 vol.</td></tr> -</table> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">[Pg 3]</a></span></p> - -<p class="author">ANDRÉ GIDE</p> - -<hr class="r5" /> - -<p> </p> - -<h1>Prétextes</h1> - -<p class="title">Réflexions<br /> - -sur quelques points de littérature<br /> - -et de morale</p> - - -<p class="edition">Septième édition</p> - -<p class="editor">PARIS<br /><br /> -MERCVRE DE FRANCE<br /><br /> -XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI</p> - -<hr class="r5" /> - -<p class="center"><span style="font-size: 70%;"><b>MCMXIX</b></span></p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[Pg 4]</a></span></p> - -<p class="center">JUSTIFICATION DU TIRAGE</p> - -<p class="center">Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation -réservés pour tous pays</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[Pg 5]</a></span></p> - -<h2>TABLE DES MATIÈRES</h2> - -<table class="toc"> -<tr><td> </td><td class="tdc"><b>Deux conférences.</b></td><td> </td></tr> -<tr><td> </td><td>De l'influence en Littérature</td><td class="tdr"><a href="#Page_7">7</a></td></tr> -<tr><td> </td><td>Les Limites de L'Art</td><td class="tdr"><a href="#Page_35">35</a></td></tr> -<tr><td> </td><td class="tdc"><b>Autour de M. Barrès.</b></td><td> </td></tr> -<tr><td> </td><td>A propos des <i>Déracinés</i></td><td class="tdr"><a href="#Page_51">51</a></td></tr> -<tr><td> </td><td>La querelle du peuplier (<i>Réponse à M. Maurras</i>)</td><td class="tdr"><a href="#Page_61">61</a></td></tr> -<tr><td> </td><td>La Normandie et le Bas-Languedoc</td><td class="tdr"><a href="#Page_71">71</a></td></tr> -<tr><td> </td><td class="tdc"><b>Lettres à Angèle.</b></td><td> </td></tr> -<tr><td>I.—</td><td>Mirbeau; Curel; Hauptmann</td><td class="tdr"><a href="#Page_81">81</a></td></tr> -<tr><td>II.—</td><td>Signoret; Jammes</td><td class="tdr"><a href="#Page_88">88</a></td></tr> -<tr><td>III.—</td><td>Les Naturistes</td><td class="tdr"><a href="#Page_99">99</a></td></tr> -<tr><td>IV.—</td><td>Barrès; Maeterlinck</td><td class="tdr"><a href="#Page_102">102</a></td></tr> -<tr><td>V.—</td><td>Verhaeren, Pierre Louys</td><td class="tdr"><a href="#Page_107">107</a></td></tr> -<tr><td>VI.—</td><td>Stevenson et <i>du nationalisme en littérature</i></td><td class="tdr"><a href="#Page_113">113</a></td></tr> -<tr><td>VII.—</td><td>De quelques récentes idolâtries</td><td class="tdr"><a href="#Page_124">124</a></td></tr> -<tr><td>VIII.—</td><td>Sada Yacco</td><td class="tdr"><a href="#Page_135">135</a></td></tr> -<tr><td>IX.—</td><td>De quelques jeunes gens du Midi</td><td class="tdr"><a href="#Page_142">142</a></td></tr> -<tr><td>X.—</td><td>Les Mille Nuits et une Nuit du D<sup>r</sup> Mardrus</td><td class="tdr"><a href="#Page_151">151</a></td></tr> -<tr><td>XI.—</td><td>Max Stirner et l'individualisme</td><td class="tdr"><a href="#Page_160">160</a></td></tr> -<tr><td>XII.—</td><td>Nietzsche</td><td class="tdr"><a href="#Page_166">166</a></td></tr> -<tr><td> </td><td class="tdc"><b>Quelques livres.</b></td><td> </td></tr> -<tr><td> </td><td>Villiers de l'Isle-Adam</td><td class="tdr"><a href="#Page_185">185</a></td></tr> -<tr><td> </td><td>Maurice Léon</td><td class="tdr"><a href="#Page_192">192</a></td></tr> -<tr><td> </td><td>Camille Mauclair</td><td class="tdr"><a href="#Page_197">197</a></td></tr> -<tr><td> </td><td>Henri de Régnier</td><td class="tdr"><a href="#Page_203">203</a></td></tr> -<tr><td> </td><td>D<sup>r</sup> J. C. Mardrus (<i>Les Mille Nuits et une Nuit</i>)</td><td class="tdr"><a href="#Page_211">211</a></td></tr> -<tr><td> </td><td>Saint-Georges de Bouhélier</td><td class="tdr"><a href="#Page_225">225</a></td></tr> -<tr><td> </td><td><span style="margin-left: 1em;"><i>Lettre à M. Saint-Georges de Bouhélier</i></span></td><td class="tdr"><a href="#Page_235">235</a></td></tr> -<tr><td> </td><td class="tdc"><b>Supplément.</b></td><td> </td></tr> -<tr><td> </td><td>Francis Jammes</td><td class="tdr"><a href="#Page_241">241</a></td></tr> -<tr><td> </td><td>Saint-Georges de Bouhélier</td><td class="tdr"><a href="#Page_242">242</a></td></tr> -<tr><td> </td><td>Henri de Régnier</td><td class="tdr"><a href="#Page_244">244</a></td></tr> -<tr><td> </td><td>Octave Mirbeau</td><td class="tdr"><a href="#Page_246">246</a></td></tr> -<tr><td> </td><td class="tdc"><b>In Memoriam.</b></td><td> </td></tr> -<tr><td> </td><td>Stéphane Mallarmé</td><td class="tdr"><a href="#Page_251">251</a></td></tr> -<tr><td> </td><td>Emmanuel Signoret</td><td class="tdr"><a href="#Page_260">260</a></td></tr> -<tr><td> </td><td>Oscar Wilde</td><td class="tdr"><a href="#Page_265">265</a></td></tr> -</table> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[Pg 6]</a></span></p> - -<h2>DEUX CONFÉRENCES</h2> - -<hr class="r5" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[Pg 7]</a></span></p> - -<h3>DE L'INFLUENCE EN LITTÉRATURE</h3> - -<p class="center"><i>Conférence faite à la</i> <span class="smcap">Libre Esthétique</span> <i>de Bruxelles -le 29 Mars 1900.</i></p> - -<p class="dedicace"><i>A Théo Van Rysselberghe.</i></p> - - -<p class="dest"><span class="smcap">Mesdames, Messieurs,</span></p> - -<p class="p2">Je viens ici faire l'apologie de l'influence.</p> - - -<p class="p2">On convient généralement qu'il y a de bonnes et de -mauvaises influences. Je ne me charge pas de les distinguer. -J'ai la prétention de faire l'apologie de toutes -les influences.</p> - -<p>J'estime qu'il y a de très bonnes influences qui ne -paraissent pas telles aux yeux de tous.</p> - -<p>J'estime qu'une influence n'est pas bonne ou mauvaise -<span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">[Pg 8]</a></span>d'une manière absolue, mais simplement par -rapport à qui la subit.</p> - -<p>J'estime surtout qu'il y a de mauvaises natures pour -qui tout est guignon, et à qui tout fait tort. D'autres -au contraire pour qui tout est heureuse nourriture, qui -changent les cailloux en pain: «Je dévorais, dit -Gœthe, <span class="smcap">tout</span> ce que Herder voulait bien m'enseigner.»</p> - -<p>L'apologie de l'influencé d'abord; l'apologie de -l'influenceur ensuite; ce seront là les deux points -de notre causerie.</p> - -<p class="p2">Gœthe, dans ses Mémoires, parle avec émotion de -cette période de jeunesse où, s'abandonnant au monde -extérieur, il laissait indistinctement chaque créature agir -sur lui, chacune à sa manière. «Une merveilleuse parenté -avec chaque objet en résultait, écrit-il,—une si -parfaite harmonie avec toute la nature, que tout changement -de lieu, d'heure, de saison, m'affectait intimement.» -Avec délices il subissait la plus fugitive influence.</p> - -<p>Les influences sont de maintes sortes—et si je vous -ai rappelé ce passage de Gœthe, c'est parce que je -voudrais pouvoir parler de <i>toutes</i> les influences, chacune -<span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[Pg 9]</a></span>ayant son importance,—commençant par les -plus vagues, les plus naturelles, gardant pour les dernières -les influences des hommes et celles des œuvres -des hommes; les gardant pour les dernières parce -que ce sont celles dont il est le plus difficile de parler—et -contre lesquelles on tente le plus, ou l'on prétend -tenter le plus, de regimber.—Comme ma -prétention est de faire l'apologie de celles-ci aussi, je -voudrais préparer cette apologie de mon mieux,—c'est-à-dire -lentement.</p> - -<p>Il n'est pas possible à l'homme de se soustraire -aux influences; l'homme le plus préservé, le plus muré -en sent encore. Les influences risquent même d'être -d'autant plus fortes qu'elles sont moins nombreuses. Si -nous n'avions rien pour nous distraire du mauvais -temps, la moindre averse nous ferait inconsolables.</p> - -<p>Il est tellement impossible d'imaginer un homme -complètement échappé de toutes les influences naturelles -et humaines, que, lorsqu'il s'est présenté des héros qui -paraissaient ne rien devoir à l'extérieur, dont on ne -pouvait expliquer la marche, dont les actions, subites, -et incompréhensibles aux profanes, étaient telles -qu'aucun mobile humain ne les semblait déterminer—on -préférait, après leur réussite, croire à l'influence -<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[Pg 10]</a></span>des <i>astres</i>, tant il est impossible d'imaginer quelque -chose d'humain qui soit complètement, profondément, -foncièrement spontané.</p> - -<p>En général on peut dire, je crois, que ceux qui -avaient la glorieuse réputation de n'obéir qu'à leur -étoile étaient ceux sur qui les influences personnelles, -les influences d'élection agissaient plus puissamment -que les influences générales—je veux dire -celles qui agissent sur tout un peuple, du moins sur -tous les habitants d'une même ville, à la fois.</p> - -<p>Donc deux classes d'influences, les influences communes, -les influences particulières; celles que toute -une famille, un groupement d'hommes, un pays subit -à la fois; celles que dans sa famille, dans sa ville, -dans son pays, l'on est seul à subir (volontairement -ou non, consciemment ou inconsciemment, qu'on -les ait choisies ou qu'elles vous aient choisi). Les -premières tendent à réduire l'individu au type commun; -les secondes à opposer l'individu à la -communauté.—Taine s'est occupé presque exclusivement -des premières; elle flattaient son déterminisme -mieux que les autres...</p> - -<p>Mais comme on ne peut inventer rien de neuf pour -soi tout seul, ces influences que je dis personnelles -<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[Pg 11]</a></span>parce qu'elles sépareront en quelque sorte la personne -qui les subit, l'individu, de sa famille, de sa société, -seront aussi bien celles qui le rapprocheront de tel inconnu -qui les subit ou les a subies comme lui,—qui -forme ainsi des groupements nouveaux—et crée -comme une nouvelle famille, aux membres parfois -très épars, tisse des liens, fonde des parentés—qui -peut pousser à la même pensée tel homme de Moscou -et moi-même, et qui, à travers le temps, apparente -Jammes à Virgile—et à ce poète chinois dont il vous -lisait jeudi dernier le charmant, modeste et ridicule -poème.</p> - -<p>Les influences <i>communes</i> sont forcément les plus <i>grossières</i>—ce -n'est pas par hasard que le mot <span class="smcap">grossier</span> -est devenu synonyme de <span class="smcap">commun</span>.—J'aurais presque -honte à parler de l'influence de la nourriture si -Nietzsche par exemple, paradoxalement je veux le -croire, ne prétendait que la boisson a une influence considérable -sur les mœurs et sur la pensée d'un peuple -en général: que les Allemands par exemple, en buvant -de la bière, s'interdisent à jamais de prétendre à cette -légèreté, cette acuité d'esprit que Nietzsche prête -aux Français buveurs de vin. Passons.</p> - -<p>Mais, je le répète: moins une influence est grossière, -<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[Pg 12]</a></span>plus elle agit d'une manière particulière. Et déjà l'influence -du temps, celle des saisons, bien qu'agissant -sur de grandes foules à la fois, agit sur elles de -manière plus délicate et plus nerveuse, et provoque des -réactions très diverses.—Tel est exténué, tel autre est -exalté par la chaleur. Keats ne pouvait travailler bien -qu'en été, Shelley qu'en automne. Et Diderot disait: -«J'ai l'esprit fou dans les grands vents.» On pourrait -citer encore, citer beaucoup... Passons.</p> - -<p>L'influence d'un climat cesse d'être générale, et par là -devient sensible, à celui qui la subit en étranger.—Ici -nous arrivons aux influences particulières;—à vrai -dire, les seules qui aient droit de nous occuper ici.</p> - -<p>Lorsque Gœthe, arrivant à Rome, s'écrie: «Nun -bin ich endlich geboren!» Enfin je suis né!... Lorsqu'il -nous dit dans sa correspondance qu'entrant en -Italie il lui sembla pour la première fois prendre conscience -de lui-même et <i>exister</i> ... voilà certes de quoi -nous faire juger l'influence d'un pays étranger comme -des plus importantes.—C'est, de plus, une <i>influence -d'élection</i>: je veux dire qu'à part de malheureuses -exceptions, voyages forcés ou exils, on choisit d'ordinaire -la terre où l'on veut voyager; la choisir est preuve -que déjà l'on est un peu influencé par elle.—Enfin -<span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[Pg 13]</a></span>l'on choisit tel pays précisément parce que l'on sait que -l'on va être influencé par lui, parce qu'on espère, que -l'on souhaite cette influence. On choisit précisément -les lieux que l'on croit capables de vous influencer -le plus.—Quand Delacroix partait pour le Maroc, ce -n'était pas pour devenir orientaliste, mais bien, -par la compréhension qu'il devait avoir d'harmonies -plus vives, plus délicates et plus subtiles, pour -«prendre conscience» plus parfaite de lui-même, du -coloriste qu'il était.</p> - -<p>J'ai presque honte à citer ici le mot de Lessing, -repris par Gœthe dans les <i>Affinités Electives</i>, mot si -connu qu'il fait sourire: «Es wandelt niemand unbestraft -unter Palmen», et que l'on ne peut traduire -en français qu'assez banalement par: «Nul ne se promène -impunément sous les palmes.» Qu'entendre par -là? sinon qu'on a beau sortir de leur ombre, on ne -se retrouve plus tel qu'avant.</p> - -<p>J'ai lu tel livre; et après l'avoir lu je l'ai fermé; je -l'ai remis sur ce rayon de ma bibliothèque,—mais -dans ce livre il y avait telle parole que je ne peux pas -oublier. Elle est descendue en moi si avant, que je ne -la distingue plus de moi-même. Désormais je ne suis -plus comme si je ne l'avais pas connue.—Que j'oublie -<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[Pg 14]</a></span>le livre où j'ai lu cette parole: que j'oublie même que -je l'ai lue; que je ne me souvienne d'elle que d'une -manière imparfaite ... n'importe! Je ne peux plus -redevenir celui que j'étais avant de l'avoir lue.—Comment -expliquer sa puissance?</p> - -<p>Sa puissance vient de ceci qu'elle n'a fait que me -révéler quelque partie de moi encore inconnue à moi-même; -elle n'a été pour moi qu'une explication—oui, -qu'une explication de moi-même. On l'a dit déjà: -les influences agissent par ressemblance. On les a comparées -à des sortes de miroirs qui nous montreraient, -non point ce que nous sommes déjà effectivement, -mais ce que nous sommes d'une façon latente.</p> - - -<p class="center">Ce frère intérieur que tu n'es pas encore,</p> - -<p>disait Henri de Regnier,—Je les comparerai plus -précisément à ce prince d'une pièce de Mæterlinck, -qui vient réveiller des princesses. Combien de sommeillantes -princesses nous portons en nous, ignorées, -attendant qu'un contact, qu'un accord, qu'un mot les -réveille!</p> - -<p>Que m'importe, auprès de cela, tout ce que j'apprends -par la tête, ce qu'à grand renfort de mémoire j'arrive -<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[Pg 15]</a></span>à retenir?—Par instruction, ainsi, je peux accumuler -en moi de lourds trésors, toute une encombrante richesse, -une fortune, précieuse certes comme instrument, -mais qui restera <i>différente</i> de moi jusqu'à la -consommation des siècles.—L'avare met ses pièces -d'or dans un coffre; mais, sitôt le coffre fermé, c'est -comme si le coffre était vide.</p> - -<p>Rien de pareil avec cette intime connaissance, qui -n'est plutôt qu'une reconnaissance mêlée d'amour—de -reconnaissance, vraiment; qui est comme le sentiment -d'une parenté retrouvée.</p> - -<p>A Rome, près de la solitaire petite tombe de Keats, -quand je lus ses vers admirables, combien naïvement -je laissai sa douce influence entrer en moi, tendrement -me toucher, me reconnaître, s'apparenter à mes plus -douteuses, à mes plus incertaines pensées.—A ce point -que lorsque, malade, il s'écrie dans <i>l'Ode au Rossignol:</i></p> - -<p class="p2"><i>Oh! qui me donnera une gorgée d'un vin—longtemps -refroidi dans la terre profonde,—d'un vin qui -sente Flora et la campagne verte, la danse et les chansons -provençales, et la joie que brûle le soleil?</i></p> - -<p><i>—Oh! qui me donnera une coupe pleine de chaud -Midi?</i></p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[Pg 16]</a></span>Il me semblait, que, de mes propres lèvres, j'entendisse -jaillir cette plainte admirable.</p> - -<p>S'éduquer, s'épanouir dans le monde, il semble -vraiment que ce soit se retrouver des parents.</p> - -<p class="p2">Je sens bien qu'ici nous sommes arrivés au point -sensible, dangereux, et qu'il va devenir plus difficile -et délicat de parler. Il ne s'agit plus à présent des -influences—dirai-je: naturelles—mais bien des -influences humaines.—Comment expliquer, tandis -que <i>l'influence</i> nous apparaissait jusqu'ici comme un -heureux moyen d'enrichissement personnel—ou du -moins semblable à cette baguette de coudre des sorciers -qui permettrait de découvrir en soi des richesses,—comment -expliquer que brusquement ici l'on entre -en garde, que l'on ait peur (surtout de nos jours, -disons-le bien), que l'on se défie. L'influence, ici, -est considérée comme une chose néfaste, une sorte -d'attentat envers soi-même, de crime de lèse-personnalité.</p> - -<p>C'est que précisément aujourd'hui, même sans faire -profession d'individualisme, nous prétendons avoir -chacun notre <i>personnalité</i>, et que, sitôt que cette -personnalité n'est plus très robuste, sitôt qu'elle paraît, -<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[Pg 17]</a></span>à nous-mêmes ou aux autres, un peu indécise, chancelante -ou débile, la peur de la perdre nous poursuit et -risque de gâter nos plus réelles joies.</p> - -<p>La peur de perdre sa personnalité!</p> - -<p>Nous avons pu, dans notre bienheureux monde des -lettres, connaître et rencontrer bien des peurs: la peur -du neuf, la peur du vieux—ces derniers temps la -peur des langues étrangères, etc. ... mais de toutes, la -plus vilaine, la plus sotte, la plus ridicule, c'est bien -la peur de perdre sa personnalité.</p> - -<p>«Je ne veux pas lire Gœthe, me disait un jeune -littérateur (ne craignez rien, je ne nomme que quand -je loue),—je ne veux pas lire Gœthe parce que cela -pourrait m'impressionner.»</p> - -<p>Il faut, n'est-ce pas, être arrivé à un point de perfection -rare, pour croire que l'on ne peut changer -qu'en mal.</p> - -<p>La personnalité d'un écrivain, cette personnalité -délicate, choyée, celle qu'on a peur de perdre, non -tant parce qu'on la sait précieuse, que parce qu'on la -croit sans cesse sur le point d'être perdue—consiste -trop souvent à n'avoir jamais fait telle ou telle chose. -C'est ce qu'on pourrait appeler une personnalité -privative. La perdre, c'est avoir envie de faire, ce -<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[Pg 18]</a></span>qu'on s'était promis de ne pas faire.—Il a -paru, il y a quelque dix ans, un volume de nouvelles -que l'auteur avait intitulé: <i>Contes sans qui ni que</i>. -L'auteur s'était fait une manière d'originalité, un -style spécial, une personnalité, à n'employer jamais -un pronom conjonctif. (Comme si les <i>qui</i> et les <i>que</i> -ne continuaient pas quand même d'exister!)—Combien -d'auteurs, d'artistes, n'ont d'autre personnalité -que celle-là, qui, le jour où ils consentiraient à -employer les qui et les que, comme tout le monde, se -confondraient tout simplement dans la masse banale et -infiniment nuancée de l'humanité.</p> - -<p>Et pourtant, il faut bien avouer que la personnalité -des plus grands hommes est faite aussi de leurs incompréhensions. -L'accentuation même de leurs traits -exige une limitation violente. Aucun grand homme -ne nous laisse de lui une image vague, mais précise et -très définie. On peut même dire que ses incompréhensions -font la <i>définition</i> du grand homme.</p> - -<p>Que Voltaire n'ait compris Homère ni la Bible; -qu'il éclate de rire devant Pindare; est-ce que cela ne -dessine pas la figure de Voltaire? comme le peintre -qui, traçant le contour d'un visage, dirait à ce visage: -Tu n'iras pas plus loin.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[Pg 19]</a></span>Que Gœthe, le plus intelligent des êtres, n'ait pas -compris Beethoven—Beethoven, qui, après avoir -joué devant lui la sonate en ut dièze mineur (celle -qu'on a coutume de nommer la <i>Sonate au clair de -lune</i>), comme Gœthe demeurait froidement silencieux, -poussait vers lui ce cri de détresse: «Mais, Maître, -si vous, vous ne me dites rien—qui donc alors me -comprendra?» est-ce que cela ne définit pas d'un -coup Gœthe—et Beethoven?</p> - -<p>Ces incompréhensions s'expliquent, voici comment: -elles ne sont certes point sottise; elles sont <i>éblouissement</i>.—Ainsi -tout grand amour est exclusif, et l'admiration -d'un amant pour sa maîtresse le rend insensible à -toute beauté différente.—C'est <i>l'amour</i> qu'il avait -pour l'esprit, qui rendait Voltaire insensible au -lyrisme. C'est l'adoration de Gœthe pour la Grèce, -pour la pure et souriante tendresse de Mozart, qui lui -faisait craindre le déchaînement passionné de Beethoven—et -dire à Mendelssohn qui lui jouait le début de -la symphonie en ut mineur: «Je ne ressens que de -l'étonnement.»</p> - -<p>Peut-être peut-on dire que tout grand producteur, -tout créateur, a coutume de projeter <i>sur le point qu'il -veut opérer</i> une telle abondance de lumière spirituelle, -<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[Pg 20]</a></span>un tel faisceau de rayons—que tout le reste autour -en paraît sombre. Le contraire de cela, n'est-ce pas le -dilettante? qui comprend tout, précisément parce -qu'il n'aime rien <i>passionnément</i>, c'est-à-dire <i>exclusivement</i>.</p> - -<p>Mais combien celui qui, sans avoir une personnalité -fatale, toute d'ombre et d'éblouissement, tâche de se -créer une personnalité restreinte et combinée, en se -privant de certaines influences, en se mettant l'esprit -au régime, comme un malade dont l'estomac débile -ne saurait supporter qu'un choix de nourritures peu -variées (mais qu'alors il digère si bien!)—combien -celui-là me fait aimer le dilettante, qui, ne pouvant être -producteur et parler, prend le charmant parti d'être -<i>attentif</i> et se fait une carrière vraiment de savoir -admirablement <i>écouter</i>. (On manque d'écouteurs -aujourd'hui, de même que l'on manque <i>d'écoles</i>—c'est -un des résultats de ce besoin d'originalité à tout -prix.)</p> - -<p>La peur de ressembler à tous fait dès lors chercher -à celui-ci quels traits bizarres, uniques (incompréhensibles -souvent par la même), il peut bien montrer—qui -lui apparaissent aussitôt d'une principale importance, -qu'il croit devoir exagérer, fût-ce aux dépens -<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[Pg 21]</a></span>de tout le reste. J'en sais un qui ne veut pas lire -Ibsen parce que, dit-il, «il a peur de le trop bien comprendre». -Un autre s'est promis de ne jamais lire les -poètes étrangers, de crainte de perdre «le sens pur de -sa langue»...</p> - -<p>Ceux qui craignent les influences et s'y dérobent -font le tacite aveu de la pauvreté de leur âme. Rien de -bien neuf en eux à découvrir, puisqu'ils ne veulent -prêter la main à rien de ce qui peut guider leur découverte. -Et s'ils sont si peu soucieux de se retrouver des -parents, c'est, je pense, qu'il se pressentent fort mal -apparentés.</p> - -<p>Un grand homme n'a qu'un souci: devenir le plus -humain possible,—-disons mieux: <i>devenir banal</i>. -Devenir banal, Shakespeare, banal Gœthe, Molière, -Balzac, Tolstoï... Et, chose admirable, c'est ainsi -qu'il devient le plus personnel. Tandis que celui qui -fuit l'humanité pour lui-même, n'arrive qu'à devenir -particulier, bizarre, défectueux... Dois-je citer le mot -de l'Evangile? Oui, car je ne pense pas le détourner -de son sens: «Celui qui veut sauver sa vie (sa vie -personnelle) la perdra; mais qui veut la donner la -sauvera (ou pour traduire plus exactement le texte -grec: «<i>la rendra vraiment vivante</i>»),</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[Pg 22]</a></span>Voilà pourquoi nous voyons les grands esprits ne -jamais craindre les influences, mais au contraire les -rechercher avec une sorte d'avidité qui est comme -l'avidité d'<span class="smcap">être</span>.</p> - -<p>Quelles richesses ne devait pas sentir en lui un -Gœthe, pour ne s'être refusé,—ou, selon le mot de -Nietzsche, «n'avoir dit <i>non</i>»—à rien! Il semble que -la biographie de Gœthe soit l'histoire de ses influences—(nationales -avec Gœtz; moyenâgeuses avec Faust; -grecques avec les Iphigénies; italiennes avec le -Tasse, etc.; enfin vers la fin de sa vie encore, l'influence -orientale, à travers le divan de Hafiz, que venait -de traduire Hammer—influence si puissante que, à -plus de 70 ans, il apprend le persan et écrit lui aussi un -Divan).</p> - -<p>La même frénésie désireuse qui poussait Gœthe vers -l'Italie, poussait le Dante vers la France. C'est parce -qu'il ne trouvait plus en Italie d'influences suffisantes, -qu'il accourait jusqu'à Paris se soumettre à celle de -notre Université.</p> - -<p>Il faudrait pourtant se convaincre que la peur dont -je parle est une peur toute moderne, dernier effet de l'anarchie -des lettres et des arts; avant, on ne connaissait -pas cette crainte-là. Dans toute grande époque on se -<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[Pg 23]</a></span>contentait d'être personnel, sans chercher à l'être, de -sorte qu'un admirable fonds commun semble unir les -artistes des grandes époques, et, par la réunion de -leurs figures involontairement diverses, créer une -sorte de société, admirable presque autant par elle-même, -que l'est chaque figure isolée. Un Racine se -préoccupait-il de ne ressembler à nul autre? Sa -Phèdre est-elle diminuée parce qu'elle naquit, prétend-on, -d'une influence janséniste? Le <span class="smcap">xvii</span>e siècle français -est-il moins grand pour avoir été dominé par Descartes? -Shakespeare a-t-il rougi de mettre en scène -les héros de Plutarque; de reprendre les pièces de -ses prédécesseurs ou de ses contemporains?</p> - -<p>Je conseillais un jour à un jeune littérateur un sujet -qui me paraissait à ce point fait pour lui, que je -m'étonnais presque qu'il n'eût pas déjà songé à le -prendre. Huit jours après, je le revis, navré. Qu'avait-il? -Je m'inquiétai... «Eh! me dit-il amèrement, je -ne veux vous faire aucun reproche, parce que je pense -que le motif qui vous faisait me conseiller était bon,—mais -pour l'amour de Dieu, cher ami, ne me -donnez plus de conseils! Voici qu'à présent je viens <i>de -moi-même</i> au sujet dont vous m'avez parlé l'autre jour. -Que diable voulez-vous que j'en fasse à présent? C'est -<span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[Pg 24]</a></span><i>vous</i> qui me l'avez conseillé; je ne pourrai jamais -plus croire que je l'ai trouvé tout seul.»—Ah! je -n'invente pas!—j'avoue que je fus quelque temps -sans comprendre:—le malheureux craignait de ne -pas être <i>personnel</i>.</p> - -<p>On raconte que Pouchkine un jour dit à Gogol: -«Mon jeune ami, il m'est venu en tête, l'autre jour, -un sujet—une idée que je crois admirable—mais -dont je sens bien que moi, je ne pourrai rien tirer. -Vous devriez la prendre; il me semble, tel que je vous -connais, que vous en feriez quelque chose.»—Quelque -chose!—en effet—Gogol n'en fit rien -moins que les <i>Ames mortes</i>, à quoi il dut sa gloire, de -ce petit sujet, de ce germe que Pouchkine un jour -posait dans son esprit.</p> - -<p class="p2">Il faut aller plus loin et dire: les grandes époques -de création artistique, les époques fécondes, ont été les -époques les plus profondément influencées.—Telle -la période d'Auguste, par les lettres grecques; la -renaissance anglaise, italienne, française par l'invasion -de l'antiquité, etc.</p> - -<p>La contemplation de ces grandes époques où, par -suite de conjonctures heureuses, grandit, s'épanouit, -<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[Pg 25]</a></span>éclate, tout ce qui, depuis longtemps semé, germinait -et restait dans l'attente—peut nous emplir aujourd'hui -de regrets et de tristesse. A notre époque, que -j'admire et que j'aime, il est bon, je crois, de chercher -d'où vient cette régnante anarchie, qui peut nous -exalter un instant en nous faisant prendre la fièvre -qu'elle nous donne pour une surabondance de vie;—il -est utile de comprendre que ce qui fait, dans sa -plantureuse diversité, l'unité malgré tout d'une grande -époque, c'est que tous les esprits qui la composent se -viennent abreuver aux mêmes eaux...</p> - -<p>Aujourd'hui nous ne savons plus à quelle source -boire—nous croyons trop d'eaux salutaires, et tel va -boire ici, tel va là.</p> - -<p>C'est aussi qu'aucune grande source unique, ne -jaillit, mais que les eaux, surgies de toutes parts, sans -élan, sourdent à peine, puis restent sur le sol, -stagnantes—et que l'aspect du sol littéraire, aujourd'hui, -est assez proprement celui d'un marécage.</p> - -<p>Plus de puissant courant, plus de canal, plus de -grande influence générale qui groupe et unisse les -esprits en les soumettant à quelque grande croyance -commune, à quelque grande idée dominatrice—plus -d'<span class="smcap">école</span>, en un mot—mais, par crainte de se ressembler, -<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[Pg 26]</a></span>par horreur d'avoir à se soumettre, par incertitude -aussi, par scepticisme, complexité, une multitude -de petites croyances particulières, pour le triomphe -des bizarres petits particuliers.</p> - -<p>Si donc les grands esprits cherchent avidement les -influences, c'est que, sûrs de leurs propres richesses, -pleins du sentiment intuitif, <i>ingénu</i> de l'abondance -immanente de leur être, ils vivent dans une attente -joyeuse de leurs nouvelles éclosions.—Ceux, au contraire, -qui n'ont pas en eux grande ressource, -semblent garder toujours la crainte de voir se vérifier -pour eux le mot tragique de l'Evangile: «Il sera -donné à celui qui a; mais à celui qui n'a pas, on -ôtera même ce qu'il a.» Ici encore la vie est sans pitié -pour les faibles.—Est-ce une raison pour fuir les -influences?—Non.—Mais les faibles y perdront le -peu d'originalité à laquelle ils peuvent prétendre... -Messieurs: <span class="smcap">tant mieux!</span> C'est là ce qui permet une -Ecole.</p> - -<p class="p2">Une Ecole est composée toujours de quelques rares -grands esprits directeurs—et de toute une série d'autres -subordonnés, qui forment comme le terrain neutre -sur lequel ces quelques grands esprits peuvent s'élever. -<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span>Nous y reconnaissons d'abord une subordination, -une sorte de soumission tacite, inconsciente, à quelques -grandes idées que quelques grands esprits proposent, -que les esprits moins grands prennent pour <i>Vérités</i>.—Et, -s'ils <i>suivent</i> ces grands esprits, peu m'importe! -car ces grands esprits les mèneront plus loin qu'ils -n'eussent su aller par eux-mêmes. Nous ne pouvons -savoir ce qu'eût été Jordaens sans Rubens. Grâce à -Rubens, Jordaens s'est élevé parfois si haut, qu'il -semble que mon exemple soit mal choisi et qu'il faille -placer Jordaens au contraire parmi les grands esprits -directeurs.—Et que serait ce si je parlais de Van -Dyck, qui, à son tour, crée et domine l'école anglaise?</p> - -<p>Autre chose: souvent une grande idée n'a pas assez -d'un seul grand homme pour l'exprimer, pour l'exagérer -tout entière; un grand homme n'y suffit pas; -il faut que plusieurs s'y emploient, reprennent cette -idée première, la redisent, la réfractent en fassent -valoir une dernière beauté.—La grandeur, qui paraissait -démesurée, de Shakespeare, a longtemps -empêché de voir, mais ne nous empêche plus aujourd'hui -d'admirer, l'admirable pléiade de dramaturges -qui l'entourent.—<i>L'idée</i> qu'exalte l'école hollandaise -<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span>s'est-elle satisfaite d'un Terburg, d'un Metsu, d'un -Pieter de Hooch? Non, non, il fallait chacun de ceux-là, -et combien d'autres!</p> - -<p>Enfin, disons que si toute une suite de grands esprits -se dévouent pour exalter une grande idée, il en faut -d'autres, qui se dévouent aussi, pour l'exténuer, la -compromettre et la détruire.—Je ne parle pas de -ceux qui s'acharnent contre—non—ceux-là d'ordinaire -servent l'idée qu'ils combattent, la fortifient de -leur inimitié.—Mais je parle de ceux qui croient la -servir, de cette malheureuse descendance en qui s'épuise -enfin l'idée.—Et, comme l'humanité fait et -doit faire une consommation effroyable d'idées, il faut -être reconnaissant à ceux-ci qui, en épuisant enfin ce -qu'une idée avait encore de généreux en elle, en la -faisant redevenir <span class="smcap">Idée</span>, de <span class="smcap">vérité</span> qu'elle semblait, la -vident enfin de tout suc, et forcent ceux qui viennent -à chercher une idée nouvelle,—idée qui, à son tour, -paraisse pour un temps Vérité.</p> - -<p>Bénis soient les Miéris et les Philippe Van Dyck -pour achever de ruiner la moribonde école hollandaise, -pour venir à bout de ses dernières dominations.</p> - -<p>En littérature, croyez bien que ce sont pas les -<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span>«verslibristes», pas même les plus grands, les Vielé-Griffin, -les Verhaeren, qui viendraient à bout du Parnasse; -c'est le Parnasse lui-même qui se supprime, -se compromet en ses derniers lamentables représentants.</p> - -<p>Disons encore ceci: ceux qui craignent les -influences et s'y refusent en sont punis de cette -manière admirable: dès qu'on signale un pasticheur, -c'est parmi eux qu'il faut chercher.—<i>Ils ne se -tiennent pas bien</i> devant les œuvres d'art d'autrui. La -crainte qu'ils ont les fait s'arrêter à la surface de -l'œuvre; ils y goûtent du bout des lèvres.—Ce qu'ils -y cherchent, c'est le secret tout extérieur (croient-ils) -de la matière, du métier—ce qui précisément -n'existe qu'en relation intime et profonde avec la personnalité -même de l'artiste, ce qui demeure le plus -inaliénable de ses biens.—Ils ont, pour la raison -d'être de l'œuvre d'art, une incompréhension totale. -Ils semblent croire qu'on peut prendre la peau des -statues, puis qu'en soufflant dedans, cela redonnera -quelque chose.</p> - -<p>L'artiste véritable, avide des influences profondes, -se penchera sur l'œuvre d'art, tâchant de l'oublier et -de pénétrer plus arrière. Il considérera l'œuvre d'art -<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span>accomplie, comme un point d'arrêt, de frontière; pour -aller plus loin ou ailleurs, il nous faut changer de -manteau.—L'artiste véritable cherchera, derrière -l'œuvre, l'homme, et c'est de lui qu'il apprendra.</p> - -<p>La franche imitation n'a rien à faire avec le pastiche -qui toujours reste besogne sournoise et cachée. Par -quelle aberration aujourd'hui n'osons-nous plus -<i>imiter</i>, c'est ce qu'il serait trop long de dire—d'ailleurs -tout cela se tient et si l'on m'a suivi jusqu'ici -l'on me comprendra sans peine.—Les grands artistes -n'ont jamais craint d'imiter.</p> - -<p>Michel-Ange imita d'abord si résolument les -antiques que, certaines de ses statues—entre autres -un Cupidon endormi—il s'amusa de les faire passer -pour des statues retrouvées dans des fouilles.—Une -autre statue de l'amour fut, raconte-t-on, enterrée par -lui, puis exhumée comme marbre grec.</p> - -<p>Montaigne, dans sa fréquentation des anciens, se -compare aux abeilles qui «pillottent de çà de là les -fleurs», mais qui en font après le miel, «<i>qui est -tout leur</i>»—ce n'est plus, dit-il, «thym ne marjoleine».</p> - -<p>—Non: c'est du Montaigne, et tant mieux.</p> - -<p class="dest"><span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span>Mesdames et Messieurs,</p> - -<p class="p2">Je m'étais promis de faire, après l'apologie de l'influencé, -celle de l'influenceur. A présent elle ne m'apparaît -plus bien utile. L'apologie de l'influenceur—ne -serait-ce pas celle du «grand homme»? Tout -grand homme est un influenceur.—Artiste, ses écrits, -ses tableaux, ne sont qu'une part de son œuvre; son -influence l'explique, la continue. Descartes n'est pas -seulement l'auteur du <i>Discours de la Méthode</i>, de la -<i>Dioptrique et des Méditations</i>; il est l'auteur aussi du -<i>Cartésianisme</i>.—Parfois même l'influence de -l'homme est plus importante que son œuvre; parfois -elle s'en détache et ne semble la suivre que de très -loin;—telle est, à travers des siècles d'inaction, celle -de la Poétique d'Aristote sur le <span class="smcap">xvii</span>e siècle français. -Parfois enfin, l'influence est l'œuvre unique, comme il -advint pour ces deux uniques figures, que j'ose à peine -citer, de <i>Socrate</i> et du <i>Christ</i>.</p> - -<p>On a souvent parlé de la responsabilité des grands -hommes.—On n'a point tant reproché au Christ tous -les martyrs que le Christianisme avait faits (car l'idée -de salut s'y mêlait)—qu'on ne reproche encore à tel -<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span>écrivain le retentissement parfois tragique de ses idées.—Après -Werther, on dit qu'il y eut une épidémie de -suicides. De même en Russie, après un poème de Lermontof. -«Après ce livre, disait M<sup>me</sup> de Sévigné en -parlant des Maximes de La Rochefoucauld,—il n'y a -plus qu'à se tuer ou qu'à se faire chrétien.» (Elle -disait cela croyant sûrement qu'il ne se trouverait personne -qui ne préférât une conversion à la mort).—Ceux -que la littérature a tués, je pense qu'ils portaient -déjà la mort en eux; ceux qui se sont faits chrétiens -étaient admirablement prêts pour l'être; l'influence, -disais-je, ne crée rien: elle éveille.</p> - -<p>Mais je me garderai, d'ailleurs, de chercher à -diminuer la responsabilité des grands hommes; pour -leur plus grande gloire, il faut la croire même la plus -lourde, la plus effrayante possible. Je ne sache pas -qu'elle ait fait reculer aucun d'eux. Au contraire, ils -cherchent de l'assumer toujours plus grande. Ils font, -tout autour d'eux, que l'on s'en doute ou non, une -consommation de vie formidable.</p> - -<p>Mais ce n'est pas toujours un besoin de domination -qui les mène: Chez l'artiste, souvent, la soumission -d'autrui qu'il obtient a des causes très différentes. Un -mot pourrait, je crois, les résumer: <i>il ne se suffit pas à -<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span>lui-même</i>. La conscience qu'il a de l'importance de -l'idée qu'il porte le tourmente. Il en est <i>responsable</i>, -il le sent. Cette responsabilité lui paraît la plus importante; -l'autre ne passera qu'après. Que peut-il? Seul!—Il -est débordé. Il n'a pas assez de ses cinq sens pour -palper le monde; de ses vingt-quatre heures par jour, -pour vivre, penser, s'exprimer. Il n'y suffit pas, il le -sent. Il a besoin d'adjoints, de substituts, de secrétaires.—«Un -grand homme, dit Nietzsche, n'a pas -seulement <i>son</i> esprit, mais aussi celui de tous ses -amis.»—Chaque ami lui prêtera ses sens; bien plus: -vivra pour lui. Lui se fait centre (oh! malgré lui), il -regarde et profite de tout. Il influence: d'autres vivront -et joueront pour lui ses idées; risqueront le danger de -les expérimenter à sa place.</p> - -<p>Il est difficile parfois de faire l'apologie des grands -hommes. Je ne veux donc point dire ici que j'approuve -<i>cela</i>; je dis seulement que sans <i>cela</i> le grand homme -n'est guère possible.—S'il voulait œuvrer sans influencer, -il serait d'abord mal renseigné, n'ayant -pu voir opérer ses idées; puis il ne serait pas intéressant; -car cela seul qui nous influence nous -importe.—Voilà pourquoi j'ai eu soin de faire -d'abord l'apologie des influencés,—pour pouvoir à -<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span>présent oser dire qu'ils sont indispensables aux grands -hommes.</p> - -<p class="dest">Mesdames et Messieurs,</p> - -<p class="p2">Je vous ai dit à présent à peu près ce que je désirais -vous dire. Peut-être les quelques idées que j'ai tenté -d'exposer ici vous paraîtront-elles soit paradoxales, -soit fausses.—Je me tiendrai pourtant pour satisfait -si, fût-ce par protestation contre elles, j'ai pu faire naître -en vous—je veux dire: éveiller—quelques idées que -vous jugerez justes et belles.—C'est ce que nous -pourrons appeler de l'influence par réaction.</p> - -<p class="date"><i>Bruxelles, le 29 mars 1900.</i></p> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span></p> - -<h3>LES LIMITES DE L'ART</h3> - -<p> </p> - -<p class="center"><i>Conférence.</i></p> - -<p class="dedicace"><i>A Maurice Denis,</i></p> - -<p class="dest2"><span class="smcap">Mesdames et Messieurs</span><a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a></p> - -<p class="p2">Si je viens vous parler ici des limites de l'art, ce -n'est point, soyez-en d'avance convaincus, que j'aie -quelque prétention à les reculer ou à les rapprocher, -fût-ce durant le temps de cette causerie; et si le titre -que j'y ai laissé donner paraît un peu bien général, ma -hardiesse, je vous l'affirme, n'est pourtant point -d'avoir choisi ce titre: elle est de parler à des -peintres.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span>Nous ne sommes plus au temps où quelques -échappés de l'atelier Rouault pouvaient redire avec -Gautier le: <i>ut pictura poesis</i> d'Horace; mais si les -littérateurs d'aujourd'hui ont compris le danger, le -non-sens tout au moins, de prétendre se servir de la -plume comme d'un pinceau, les peintres n'ont pas -moins compris de leur côté que le <i>ut poesis pictura</i> -serait pour eux théorie plus funeste encore. Littérature -et peinture se sont heureusement désalliées, et je -ne viens pas ici pour m'en plaindre; au contraire. Il -est d'avance bien reconnu que je n'entends rien à -votre métier et que vous n'entendez rien au mien. -Vous cultivez votre jardin, nous le nôtre; nous voisinons -un peu parfois; c'est tout.</p> - -<p>Pourtant, si vous m'avez amicalement convié à -venir aujourd'hui vous parler, et si je le fais avec joie, -ce n'est pas pour de simples raisons de voisinage; -nous sommes quelques-uns à penser qu'il n'est pas -bon que les artistes d'un même pays, absorbés chacun -dans leur art, méconnaissent qu'au-dessus des questions -particulières à la littérature et à la peinture, il -y a telles questions d'esthétique plus générale,—de -celles qui, résolues, firent Poussin frère de Racine, -par exemple,—et devant lesquelles nous pouvons -<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span>ensemble oublier un instant, vous, Messieurs, que -vous êtes peintres, moi que je suis littérateur, pour -nous souvenir mieux que nous sommes, et malgré -toutes les différences de métier, les uns et l'autre des -artistes.</p> - -<p>Voilà pourquoi, si j'aborde aujourd'hui devant vous -de telles généralités, je dis que ce n'est point hardiesse, -mais modeste crainte, au contraire, de n'avoir pas, -pour tout sujet plus spécial, la compétence nécessaire.</p> - -<p class="p2">Il y a quelques jours, plutôt feuilletant que lisant -un des épais volumes du «Cours de philosophie positive», -je fus frappé par un curieux passage. Il s'y -agit de louer la science; Auguste Comte s'entend à -cela et loue bien—peu le passé, plus le présent, -presque infiniment l'avenir,—je dis «presque», car -tout aussitôt, par saine horreur de l'hyperbole et -souci de précision, Comte, après avoir vaguement -esquissé ce que, de la science, l'avenir paraît pouvoir -espérer et prétendre, ajoute que prétentions et espérances -ne sauraient être infinies. Il est, écrit-il (à peu -près, car je cite de mémoire), presque aisé d'en prévoir -dès à présent les limites et d'indiquer quelles -<span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span>terres lui resteront toujours fermées; on sait par -exemple que la science n'atteindra jamais... Savez-vous -l'exemple qu'il cite?—la composition chimique -des astres. Une génération s'écoulait, puis simplement, -sans bruit, l'analyse spectrale s'emparait de ces mêmes -astres, et la science franchissait les bornes assignées.</p> - -<p>De cette page du positiviste, où je trouve malgré -tout plus à admirer qu'à sourire, est née, avec le titre -et l'idée de cette causerie, une défiance de moi plus -grande encore, comme l'étrange avertissement que -prétendre fixer d'avance des limites au pouvoir de -l'intelligence humaine était folie—folie aussi présomptueuse -en son genre que prétendre prévoir et -dessiner d'avance les futures manifestations de ce -pouvoir, et que de les croire infinies.</p> - -<p>Sans cesse des moyens nouveaux permettent au savant -des investigations et des précisions nouvelles, -chaque nouvelle découverte servant de moyen à son -tour; mais précisément pour cela, et parce qu'ainsi -chaque effort nouveau s'additionne, chaque effort ancien -s'y confond et s'anonymise, de sorte que l'on n'y -considère jamais en chaque partie que la plus récente -victoire;—l'on peut donc dire (et c'est presque une -tautologie) que les limites de la science se reculent -<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span>toujours dans le sens même de son progrès. La question -est: jusqu'où ira-t-elle?</p> - -<p>En art, la question se pose d'une manière très -différente. Le mot «progrès» y perd tout sens, et, -comme l'écrivait naguère Ingres: on ne peut entendre -dire de sang-froid et lire que «la génération présente -jouit, en les voyant, des immenses progrès que la -peinture a faits depuis la Renaissance jusqu'à nos -jours». La question ne sera donc plus: <i>jusqu'où</i> la -peinture, la musique, la littérature iront-elles? mais, -plus vaguement encore: <i>où</i> iront-elles? et l'on y peut -encore moins oser donner une réponse.</p> - -<p>Il ne s'agit plus, pour l'artiste de valeur, de prendre -appui sur l'art d'hier pour tâcher d'aller au delà, et -de reculer des limites, mais de changer le sens même -de l'art et d'inventer à son effort une nouvelle direction. -Et si, par contre, l'œuvre des artistes passés -conserve sa parfaite valeur, à ce point que chacun -semble à neuf chaque fois avoir presque inventé et -comme défini son art, chaque génie nouveau semble -d'abord errer, tant il tourne résolument le dos aux -autres; chaque génie nouveau semble remettre le -problème de l'art même en question. Après un Jean-Sébastien -Bach, on pense: telle est la musique; survient -<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span>un Mozart, un Beethoven, après lesquels on peut -encore dire: Voilà donc la musique—à moins que, -déjà prévenu, l'on ne pense: Qu'est-ce que la musique? -et que l'on ne comprenne enfin que la musique n'est -ni Bach, ni Mozart, ni Beethoven; que chacun d'eux -ne saurait limiter que lui-même et que la musique, -pour continuer d'être, doit être sans cesse autre chose -que ce qu'elle n'était que par eux.</p> - -<p>Cependant, méconnaissant qu'il n'y a plus rien à -tenter de son côté et que l'artiste de génie n'indique la -direction que de lui-même, semble guider mais ne -guide qu'à lui, et se dresse devant l'élan de qui le suit -comme une toile de fond devant la marche de l'acteur, -certains pensent découvrir d'après lui quelque -secret du beau, quelque recette, ou plutôt pensent -que la réussite du maître va les dispenser d'un effort -et que, puisque le maître trouve, il n'importe plus de -chercher; ce n'est pas précisément qu'ils l'imitent, ils -s'en défendent bien du moins, mais ils suivent sa direction; -c'est un remous puissant qui les entraîne en -son sillage; et bien mieux, le maître s'étant tu avant -eux, ils espèrent le dépasser, aller plus loin que lui, -prenant pour de l'audace leur folie, et le grand empêchement -où ils restent d'essayer d'un autre côté. C'est -<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span>par eux que la forme d'un maître devient formule, -aucune intérieure nécessité ne la motivant plus. C'est -par eux, c'est sur eux que la nuit se fait sans qu'ils -s'en doutent, car leurs yeux, éblouis par le soleil -couché, voient encore l'astre au lieu du couchant obscurci—quand -déjà derrière eux, à l'autre pôle de -l'art, un soleil rajeuni, radieux, se relève.</p> - -<p>La vérité (c'est-à-dire la ressource) se trouve toujours -en deçà, jamais au delà du génie.</p> - -<p>Ce territoire qu'en allant toucher ses frontières, le -génie laisse derrière lui, cette contrée, d'où chacun -doit partir, quelle est-elle? quel est le lieu commun -des chefs-d'œuvre? là chose toujours disponible?</p> - -<p>Dois-je m'excuser ici, Messieurs, de ne m'apprêter -à vous dire rien que de banal et de simple? Comment -choses si délibérément générales ne seraient-elles -pas très simples et connues? Et, si j'ose pourtant -les redire, c'est que, en art, il est bon, je crois, que -chaque génération nouvelle se pose à nouveau le -problème; qu'elle n'accepte jamais toute trouvée la -solution que ceux d'avant-hier et d'hier lui en apportent, -et qu'elle n'oublie point que tous ceux du -passé, qu'elle admire, sont précisément ceux qui l'ont -eux-mêmes d'abord et péniblement recherchée. Le -<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span>Laocoon de Lessing est œuvre qu'il est bon tous les -trente ans de redire ou de contredire. Une grande -clairvoyance fut toujours aux grandes époques; elle -semble encore souvent nous manquer; trop amoureux -souvent de ce que nous possédons déjà, nous perdons -l'aigu sentiment de ce qui nous manque, de nos défauts; -et je vois hélas! aujourd'hui plus d'artistes que -<i>d'œuvres d'art</i>, car le goût de celles-ci s'est perdu, et -l'artiste trop souvent croit avoir fait suffisamment -quand, dans sa peinture ou ses vers, il a montré qu'il -est artiste, considérant la part de la raison, de l'intelligence -et de la volonté, la composition en un mot, -comme négligeable et banalisante—car l'abominable -discrédit où la médiocrité des grands faiseurs a jeté ce -que l'on appelait, ce que l'on n'ose plus appeler sans -sourire, «les grands genres», est cause que les -peintres n'osent plus faire de <i>tableaux</i>, que les littérateurs -ne savent plus porter un sujet un peu plus d'un -an dans leur tête, que triomphe en littérature, en -peinture, en musique, l'impressionnisme, la poésie -d'occasion.</p> - -<p>Ce terrain neutre vers lequel, faisant volte-face, il -nous faut toujours à nouveau retourner, vous savez -bien, Messieurs, que c'est simplement la Nature... -<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span>Vais-je donc vous parler, moi aussi, de ce fameux retour -à la nature? dont il semble, à entendre certains, -que ce soit l'unique secret de tout art, et que l'on ait -tout dit, disant cela!</p> - -<p>Retour à la nature!... mais qu'est-ce dite? À quoi -d'autre peut-on retourner? Que trouver hors de soi, -sinon sans cesse et partout la nature? Mais que -trouver en soi, sinon la nature aussi bien?</p> - -<p>Le vrai retour à la nature, c'est le définitif retour -aux éléments: la mort. Mais, tant qu'il reste à -l'homme encore un peu de volonté de vie, un peu -d'être, n'est-ce donc pas pour lutter contre? et n'est-ce -pas, artiste, pour s'opposer à la nature et s'affirmer?</p> - -<p>Comment, pourquoi, ne pas comprendre que ces -deux «naturels»—extérieur et intime—s'opposent? -et que c'est selon celui-ci que celui-là se façonne et -s'informe? Ce naturel intime a-t-il donc moins de -valeur que l'autre et va-t-on lui refuser ce droit, ou -lui dénier ce pouvoir sans lequel l'œuvre d'art n'est -plus?—ou prétend-on que tout l'art ne soit donc plus -que réalisme?</p> - -<p>Cette opinion, formulée en tout son excès, n'a personne -pour la défendre, je l'espère; mais n'est-ce pas -là qu'on en vient en disant que l'artiste doit être absent -<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span>de son œuvre, que l'objectivation est une des -conditions de l'art; de sorte que s'il était possible -d'atteindre le but proposé, toute personnalité s'effaçant -devant la chose représentée, une œuvre ne différerait -plus d'une autre que par le sujet relaté, et l'artiste se -serait enfin satisfait pour avoir assuré la durée à quelque -vaine contingence—à moins que, trop peu désireux -d'éterniser n'importe quoi, il choisisse ... mais de quel -droit même choisir? Et qu'appelle-t-on «interprétation», -sinon ensuite un choix encore, plus subtil et -plus détaillé, qui, comme le choix du «sujet», vient -toujours indiquer, sinon ma volonté, du moins ma -préférence?...</p> - -<p>Et ne pensez-vous pas précisément, qu'il convient -de faire de ce choix même, de cette instinctive puis -volontaire préférence, l'affirmation même de l'art,—de -l'art qui n'est point dans la nature, de l'art qui n'est -point naturel, l'art que l'artiste seul impose à la nature, -impose difficilement?</p> - -<p>Mais ici précisons encore:</p> - -<p>Car il ne suffit pas dès lors de dire, comme vous -savez qu'on a fait: l'œuvre d'art, c'est un morceau de -nature vu à travers un tempérament. Dans cette spécieuse -formule, ni l'intelligence, ni la volonté de l'artiste -<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span>n'entre en jeu. Cette formule ne saurait donc me -satisfaire.</p> - -<p>L'œuvre d'art est œuvre volontaire. L'œuvre d'art est -œuvre de raison. Car elle doit trouver en soi sa suffisance, -sa fin et sa raison parfaite; formant un tout, -elle doit pouvoir s'isoler et reposer, comme hors de l'espace -et du temps, dans une satisfaite et satisfaisante harmonie. -Que si, peinture, elle s'arrête au cadre, ce n'est -point parce que cadre il y a, mais, tout au contraire, -il y a cadre parce qu'ici elle s'arrête. Et le cadre n'est -là, soulignant cet arrêt, que pour faire cette isolation -plus marquée.</p> - -<p>Dans la nature, rien ne peut s'isoler ni s'arrêter; -tout continue. L'homme y peut essayer, proposer la -beauté; la nature aussitôt s'en rend maîtresse et en dispose. -Et voici bien l'opposition que je disais: Ici, -l'homme est soumis à la nature; dans l'œuvre d'art -au contraire, il soumet la nature à lui.—«L'homme -propose et Dieu dispose», nous a-t-on dit; ceci est -vrai dans la nature;—mais je vais résumer l'opposition -que j'indique en disant que, dans l'œuvre d'art, -au contraire, <i>Dieu propose et l'homme dispose</i>; et tout -prétendu producteur d'œuvres d'art qui n'est pas conscient -de ceci est tout ce que l'on veut; pas un artiste.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span>Coupez la phrase en deux, ne prenez pour credo -qu'un des deux membres de la formule, et vous aurez -les deux grandes hérésies artistiques qui toujours à -neuf s'entrecombattent pour ne vouloir comprendre -que c'est de leur union même et de leur compromission -seulement que l'art peut naître.</p> - -<p><i>Dieu propose</i>: c'est le naturalisme, l'objectivisme, -appelez-le comme il vous plaît.</p> - -<p><i>L'homme dispose</i>: c'est l'à-priorisme, l'idéalisme...</p> - -<p><i>Dieu propose et l'homme dispose</i>: c'est l'œuvre d'art.</p> - -<p>Pourquoi faut-il qu'à chaque nouvelle fausse «école» -l'intransigeance absurde des partis vienne voir le salut -dans l'adoration exclusive d'une des deux parties -de la formule? Hier: <i>l'homme dispose</i>; aujourd'hui; -<i>Dieu propose</i>... Et tantôt l'on semble ignorer que -l'artiste a tous droits pour <i>disposer</i>; tantôt <i>qu'il ne doit -disposer que de ce que la nature lui propose.</i></p> - -<p>Car, si je parlais tout à l'heure de l'artiste comme -faisant opposition à la nature, et semblais voir en -l'œuvre d'art tout d'abord une affirmation,—serait-ce -pour prôner à présent l'individualisme, et ne nous serons-nous -arrachés d'un excès que pour nous précipiter -vers un autre? qu'est-ce qu'un artiste individualiste? -Qu'est-ce qu'un artiste anti-individualiste? Qu'il laisse -<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span>à d'autres les «convictions». Elles lui coûtent trop -cher à lui et elles le déforment trop. L'artiste n'est -ni d'un camp ni de l'autre; il est à tout point de -conflit.</p> - -<p>L'art est une chose tempérée. Et certes je ne veux -non plus dire par là que l'œuvre d'art la plus accomplie -serait celle qui se tiendrait à la plus égale distance -de l'idéalisme et du réalisme; non certes! et l'artiste -peut bien se rapprocher autant qu'il osera d'un des -deux pôles, mais à condition qu'il ne quittera pas -du talon le second; un sursaut de plus, il perd -pied.</p> - -<p>«On ne montre pas sa grandeur, disait Pascal, -pour être à une extrémité, mais en touchant les deux -à la fois et en remplissant l'entre-deux.»</p> - -<p>Et les limites de l'art que nous renoncions vite à -chercher tant que nous les demandions extérieures, -ses limites, Messieurs, qui ne sont point obstacles ni -défi, nous les découvrons tout intimes: ce sont limites -d'extension.</p> - -<p>Il est un point d'extrême tension, passé lequel l'œuvre -brusquement cède et se décompose,—on n'a jamais -été composée.—Les <i>limites</i> ne sont qu'en l'artiste; -heureux celui qui les élargit en lui, les recule et qui, -<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span>comme devrait vouloir chacun d'eux, <i>soumet le plus -possible à lui, le plus possible de nature.</i></p> - -<p class="dest">Mesdames et Messieurs,</p> - -<p class="p2">Si, malgré que vous sachiez déjà tout cela, je me -suis permis de le redire, c'est que, vous qui pensez -cela, vous restez en très petit nombre, c'est que le -nombre des faux artistes et des hérétiques est grand.</p> - -<p class="date"><i>Été 1901.</i></p> - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> La conférence annoncée sous ce titre fut préparée pour -l'exposition des artistes indépendants de 1901; un contretemps -subit m'empêcha, à mon grand regret, de la prononcer. J'en -donne ici simplement l'esquisse.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span></p> - -<h2>AUTOUR DE M. BARRÈS</h2> - -<hr class="r5" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span></p> - -<h3>A PROPOS DES DÉRACINÉS</h3> - -<p class="p2">Né à Paris, d'un père Uzétien et d'une mère Normande, -où voulez-vous, Monsieur Barrès, que je -m'enracine?</p> - -<p>J'ai donc pris le parti de voyager.</p> - -<p>En ayant éprouvé beaucoup d'agrément (pour employer -une de vos exquises expressions de jadis) et -surtout, j'ose le croire, beaucoup de profit, je me suis -permis de conseiller aux autres le voyage; j'ai même -fait plus: j'ai poussé, j'ai contraint d'autres au voyage; -il en est qui n'avaient jamais navigué et qui m'ont -rejoint sur des terres assez lointaines; il en est que -j'ai mis en wagon; il en est que j'ai accompagnés. -J'ai fait plus encore; j'ai écrit tout un livre, d'une -folie très méditée, pour exalter la beauté du voyage, -m'efforçant, peut-être par manie de prosélytisme, -d'enseigner la joie qu'il y aurait à ne plus se sentir -<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span>d'attaches, de <i>racines</i> si vous préférez (vous aviez bien -écrit l'<i>Homme libre</i>,—mais <i>libre</i> un peu différemment).—Et -c'est en voyage que j'ai lu votre livre.—Rien -d'étonnant donc si, à ma grande admiration, je ne peux -m'empêcher de mêler la critique: excusez ce préambule; -il n'est là que pour montrer combien je suis -désigné pour la faire, ceux pour vous louer étant -légion.</p> - -<p>Pourtant je voudrais commencer par dire combien -j'admire votre livre; certes vos œuvres précédentes -nous permettaient d'attendre de vous les plus exquises -délicatesses, et bien des pages datées d'Espagne ou d'Italie -ne le cédaient pas de beaucoup au merveilleux récit -de M<sup>me</sup> Aravian; nous connaissions la netteté de votre -vue, la clarté de vos jugements, votre vaillance, -votre prudence, l'excellence de vos conseils; et -malgré tout cela les <i>Déracinés</i> ont surpris même vos -plus chauds admirateurs; il y a là (non assez concentré -peut-être), maintenu sans inquiétude, un si -sérieux travail, une si autoritaire affirmation, que le -respect de vous s'impose et que même vos plus entêtés -ennemis sont forcés à présent de vous considérer. Sous -des noms affreux comme ceux de l'<i>Education Sentimentale</i>, -vous avez créé des types, pénibles, mais que -<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span>l'on ne peut plus oublier; vous avez fait plus: vous -les avez groupés, hiérarchisés, ou plutôt et mieux: vous -avez montré la fatalité de cette hiérarchie, comme un -professeur de physique montre le «Vase des quatre -éléments». La fondation du journal, son âpre vie, la -façon dont Sturel s'en tire, tout cela, pesant, est -d'une remarquable tenue, d'une absence de fantaisie -parfaite.—Pourquoi, ce dessin si bon, avoir cru -devoir le boursoufler inartistiquement d'une thèse -électorale, intéressante certes en elle-même (sans -souci même qu'elle soit juste ou non), mais dont -presque toutes les pages s'empèsent et qui en épaissit -les moindres mouvements?—Si vous venez, à chacun -de ceux-ci, ergoter et, à renfort de raisonnements, -le rattacher à votre thèse générale, c'est donc que ces -événements n'étaient pas assez éloquents par eux-mêmes? -c'est donc que vous craigniez que l'on n'en -pensât pas tout ce que vous en pensez? c'est donc que, -peut-être, si vous aviez laissé l'esprit du lecteur libre, -il en aurait conclu différemment?—Et le résultat de -votre habileté oratoire c'est que les événements que -vous dites, après que vous en avez parlé, semblent, -pris hors du livre, moins éloquents que vous-même, -ou ne pas persuader toujours comme vous voudriez -<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span>qu'ils persuadent. Car enfin Suret-Lefort, Renaudin, -Sturel, Rœmerspacher réussissent; s'il avait plus d'argent, -on peut croire que Racadot réussirait. D'ailleurs -je consens que, <i>si</i> Racadot n'eût jamais quitté la Lorraine, -il n'eût jamais assassiné; mais alors il ne m'intéresserait -plus du tout; tandis que, grâce aux circonstances -étranges qui l'acculent, c'est lui, vous le -savez, sur qui se concentre l'intérêt dramatique du -livre; de sorte que, soucieux aussi de vérité psychologique, -votre livre, comme malgré vous, semble ne -prouver rien tant que ceci: «dans une situation où il -se trouve souvent et qui pour beaucoup est la même, -l'organisme agit d'une façon banale; dans une situation -qui s'offre à lui pour la première fois, il fera -preuve d'originalité, s'il ne peut y échapper»<a name="FNanchor_1_2" id="FNanchor_1_2"></a><a href="#Footnote_1_2" class="fnanchor">[1]</a>. <i>Le -déracinement contraignant Racadot à l'originalité</i>: on -peut dire, en souriant, que c'est là le sujet de votre livre.</p> - -<p>Car votre affirmation trop constante nous fait désirer -contredire; désirer affirmer ceci: le déracinement -peut être une école de vertu.—C'est seulement lors -d'un sensible apport de nouveauté extérieure qu'un -organisme, pour en moins souffrir, est amené à inventer -<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span>une modification propre permettant une appropriation -plus sûre<a name="FNanchor_2_3" id="FNanchor_2_3"></a><a href="#Footnote_2_3" class="fnanchor">[2]</a>. Faute d'être appelées par <i>de -l'étrange</i>, les plus rares vertus pourront rester latentes; -irrévélées pour l'être même qui les possède, n'être pour -lui que cause de vague inquiétude, germe d'anarchie.</p> - -<p>Par contre, plus l'être est faible, plus il répugne à -<i>l'étrange</i>, au changement; car la plus légère idée -nouvelle, la plus petite modification de régime nécessite -de lui une vertu, un effort d'adaptation qu'il -ne va peut-être pas pouvoir fournir. Mais qu'est-ce -à dire? sinon qu'il est trop faible; allons! tant pis! -qu'il s'enracine et que ce soit tant mieux pour lui.</p> - -<p>Mais ne cherchez pas non plus à l'instruire. Toute -instruction est un déracinement par la tête. Plus l'être -est faible, moins il peut supporter d'instruction. -N'est-ce pas là ce qui vous fait dire: «Beaucoup de -femmes et d'enfants ne sont que d'un seul paysage»? -Traduisez: l'instruction n'est bonne que pour les -<span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span>forts. Soignez le faible; protégez-le; mais par pitié -pour nous, n'établissez pas sur lui notre règle.</p> - -<p>L'instruction, apport d'éléments étrangers, ne peut -être bonne qu'en tant que l'être à qui elle s'adresse trouvera -en lui de quoi y faire face; ce qu'il ne surmonte -pas risque de l'accabler. L'instruction accable le faible.</p> - -<p>Oui, mais le fort en est fortifié.</p> - -<p>S'il ne faut donc avoir en vue que le bien-être du -plus grand nombre, j'admets que c'est en ne bougeant -pas de chez soi qu'on l'obtient avec le moindre effort, -n'y ayant là qu'à poursuivre d'ordinaire un élan hérité...—Mais -ne peut-il nous plaire de voir un -homme exiger de soi la plus grande valeur possible?—Dans -le bien-être s'étiole toute vertu; les routes -neuves, ardues, la nécessitent. J'aime (pardonnez-moi) -tout ce qui met l'homme en demeure, ou de périr, ou -d'être grand. Les événements historiques qui nous -ont le plus dépaysés sont certes ceux qui ont fait le -plus de victimes, mais aussi ceux qui ont échauffé, -éclairé le plus grand nombre de héros; c'est un tri; -dans le calme du coutumier, toutes les ailes inétendues, -sans besoin d'être grandes, oublient de l'être; -plus le vent du dehors s'élève et plus se nécessite une -forte envergure.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span>Oui, mais les faibles y périront.</p> - -<p>Faut-il s'en consoler, disant: c'étaient des faibles?—Disons -plutôt: aux forts seuls la véritable instruction. -Aux faibles l'enracinement, l'encroûtement dans -les habitudes héréditaires qui les empêcheront d'avoir -froid.—Mais à ceux qui, non plus faibles, ne cherchent -pas, avant tout, leur confort, à ceux-ci, le déracinement, -proportionné autant qu'il se peut à leur force, à -leur vertu—la recherche du dépaysement qui exigera -d'eux la plus grande vertu possible. Et peut-être -pourrait-on mesurer la valeur d'un homme au degré -de dépaysement (physique ou intellectuel) qu'il est -capable de maîtriser.—Oui, dépaysement; ce qui -exige de l'homme une gymnastique d'adaptation, -un rétablissement sur du neuf: voilà l'éducation que -réclame l'homme fort,—dangereuse il est vrai, éprouvante; -c'est une lutte contre <i>l'étranger</i>; mais il n'y a -éducation que dès que l'instruction modifie.—Quant -aux faibles: enracinez! enracinez!</p> - -<p>Instruction, dépaysement, déracinement<a name="FNanchor_3_4" id="FNanchor_3_4"></a><a href="#Footnote_3_4" class="fnanchor">[3]</a>,—il -<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span>faudrait pouvoir en user selon les forces de chacun; -on y trouve danger sitôt que ce n'est plus profit; et -que les faibles y agonisent, c'est là ce que montrent -<span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span><i>les Déracinés</i>; mais pour préserver du danger le faible, -nous aveuglerons-nous sur le profit du fort? et que les -forts s'y fortifient, c'est là ce que ne montrent pas -<i>les Déracinés</i>—ou du moins ce qu'ils ne montrent -que malgré vous.</p> - -<p>Car se posait alors devant vous ce dilemme: ou, -pour favoriser votre thèse et montrer le danger du -déracinement, peindre des êtres si faibles et médiocres, -qu'on eût crié: tant pis pour eux;—ou, pour favoriser -votre roman, peindre des êtres assez forts pour -<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span>qu'ils ne souffrent plus du dépaysement, assez importants -pour invalider votre thèse.</p> - -<p>Il est beaucoup de ces points, je le sais bien, où l'on -pourrait infiniment contredire; aussi n'aurais-je point -tant affirmé si vous n'aviez si fort affirmé le contraire.</p> - -<p>Ce qui reste pourtant certain, c'est que, si les sept -Lorrains dont vous donnez l'histoire n'étaient pas venus -à Paris, vous n'eussiez pas écrit <i>les Déracinés</i>; que -vous n'eussiez pas écrit ce livre si vous-même n'étiez -pas venu à Paris;—et cela eût été extrêmement regrettable, -car, à cause de ses préoccupations mêmes, -ce pesant livre d'une excédente mais admirable tension, -remet à leur médiocre place tant de romans négligeables -dont, faute de mieux, nous risquions de -nous occuper.</p> - -<p class="date"><i>Décembre 1897</i>.</p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_2" id="Footnote_1_2"></a><a href="#FNanchor_1_2"><span class="label">[1]</span></a> La formule est de Nordau.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_3" id="Footnote_2_3"></a><a href="#FNanchor_2_3"><span class="label">[2]</span></a> Le bien-être n'engendre que l'inertie; la gêne est le principe -du mouvement.</p> -<p class="signature">Renan (<i>Dialogues</i>).</p> -<p>ou encore:</p> -<p>«On acquiert rarement les qualités dont on peut se passer.»</p> -<p class="signature">Laclos (<i>Les liaisons dangereuses</i>).</p></div> - - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_4" id="Footnote_3_4"></a><a href="#FNanchor_3_4"><span class="label">[3]</span></a> Ici une note de M. Charles Maurras: -</p> -<p> -«M. Doumic, dans la <i>Revue des Deux-Mondes</i>, admet la thèse -des Déracinés, mais sous la réserve suivante: Le propre de l'éducation -est d'arracher l'homme à son milieu formateur. Il faut qu'elle -le déracine. C'est le sens étymologique du mot «élever»... -En quoi ce professeur se moque de nous. M. Barrès n'aurait -qu'à lui demander à quel moment un peuplier, si haut qu'il -s'élève, peut être contraint au déracinement...» -</p> -<p> -—Non, M. Maurras; j'en suis bien désolé, mais celui qui se -moque de nous ici, ce n'est pas M. Doumic, c'est vous; et -pour peu que M. Doumic ne soit pas aussi ignorant en arboriculture -que vous paraissez l'être, il vous aura répondu, je suppose, -que le peuplier dont vous parlez, pour être beau et bien -fait, n'était sans doute pas né sur le sol qu'il ombrageait à présent, -mais venait tout vraisemblablement d'une pépinière,—comme -celle sur le catalogue de laquelle je copie pour votre -édification cette phrase: -</p> -<p><i>Nos arbres ont été</i> <span class="smcap">transplantés</span> (le mot est en gros caractères -dans le texte) <i>2, 3, 4 fois et plus, suivant leur force</i> (ce qui veut -dire ici: suivant leur âge), <i>opération qui favorise la reprise</i>; <span class="smcap">ils -sont distancés convenablement, afin d'obtenir des têtes bien -faites</span> (ici c'est moi qui souligne, car voici un des côtés de la -question dont vous ne parlez pas, et qui importe). -</p> -<p class="center">Catalogue des pépinières Croux (63<sup>e</sup> année, p. 72).</p> -<p>Ignorez-vous aussi l'opération qu'en culture on appelle <span class="smcap">repiquage</span>? -Permettez que pour vous, je copie encore ces quelques -phrases instructives:</p> - -<p><i>Dès que les plants ont quelques feuilles, on doit, selon les espèces -et les soins particuliers qu'elles exigent, ou les</i> <span class="smcap">éclaircir</span> -<i>ou les</i> <span class="smcap">repiquer</span>. -</p> -<p><i>Le repiquage est de la plus haute importance pour la plus grande -majorité des plantes.—Et, en note: Toutes les plantes pourraient -à la rigueur être repiquées.</i></p> -<p class="right"><span class="smcap">Vilmorin-Andrieux</span>, <i>Les fleurs de pleine terre</i>, p. 3.</p> - -<p>Ou <i>repiquer</i>, ou <i>éclaircir</i>. Voici l'affreux dilemme que vous -proposent vos savants co-partisans MM. Croux et Vilmorin-Andrieux. -Renoncez à chercher vos exemples dans leur domaine. -Et si cela ne suffit pas à invalider la thèse de M. Barrès, vous -m'accorderez tout au moins que cela ne la renforce pas non -plus... -</p> -<p> -(Le passage de M. Maurras que je cite est cité par M. Barrès -dans les <i>Scènes et doctrine du Nationalisme</i>.)</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span></p> - -<h3>LA QUERELLE DU PEUPLIER<a name="FNanchor_1_5" id="FNanchor_1_5"></a><a href="#Footnote_1_5" class="fnanchor">[1]</a></h3> - -<p class="center">(<span class="smcap">réponse a m. maurras</span>)</p> - -<p class="p2">Lorsque, en 1897, parut dans l'<i>Ermitage</i> mon article -sur <i>les Déracinés</i>, l'on n'y fit pas grande attention. -L'an dernier, ayant à réunir en volume quelques -pages de critique, je relus cet article oublié; ne le -trouvant pas trop mauvais, je le joignis aux autres, -tel quel—avec l'addition pourtant d'une note, et voici -pourquoi:</p> - -<p>Entre 1897 et 1902, un article de M. Doumic avait -paru, auquel avait aussitôt répondu M. Maurras. De -l'article et de la réponse, j'eus connaissance par une -note des «Scènes et Doctrines» de M. Barrès. Cette -note a depuis été tant de fois citée, que j'ai honte à la -citer encore; on la saura par cœur; tant pis:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span>«M. Doumic, dans la <i>Revue des Deux-Mondes</i>, -admet la thèse des Déracinés, mais sous la réserve -suivante: «Le propre de l'éducation est d'arracher -l'homme à son milieu formateur. Il faut qu'elle le -déracine: c'est le sens étymologique du mot «élever...» -En quoi ce professeur se moque de nous. -M. Barrès n'aurait qu'à lui demander à quel moment -un peuplier, si haut qu'il s'élève, peut être contraint -au déracinement...»</p> - -<p>Il coulait à ce moment, à propos de déracinement, -des flots d'encre; j'ai trouvé que celle de M. Maurras -n'avait pas bien belle couleur. Je me permis de lui -faire observer l'imprudence de sa question; il était en -effet plus qu'aisé de répondre que ces peupliers exemplaires -sortaient d'une pépinière, tout vraisemblablement—comme -celle, ajoutai-je, sur le catalogue de -laquelle je copie cette phrase:</p> - -<p>«<i>Nos arbres ont été</i> <span class="smcap">transplantés</span> (le mot est en gros -caractères dans le texte), 2, 3, 4 <i>fois et plus, suivant -leur force, opération qui favorise la reprise</i>; <span class="smcap">ils sont -distancés convenablement, afin d'obtenir des têtes -bien faites</span> (ici c'est moi qui soulignais).»</p> - -<p>M. Maurras, ayant écrit naguère: «Je proteste publiquement -que M. Gide n'est pas justifiable de la critique», -<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span>s'apprêtait à ne rien répondre. «Son esprit, -son talent, son tour d'imagination, affirme-t-il encore, -sont d'une coquette achevée; ils perdent donc à être -connus de toutes parts. Ils ne peuvent être soufferts -qu'à la faveur d'une pénombre officieuse et d'un propice -clair obscur.» Donc, par égard pour moi, il -fallait me laisser dans l'ombre.</p> - -<p>C'est ce que MM. Faguet, Blum et Remy de Gourmont -n'eurent pas la délicatesse de comprendre. A l'impertinence -de me lire, ils ajoutèrent celle de parler de -mon livre et d'en parler excellemment; bien plus, ils -citèrent ma note.</p> - -<p>M. Maurras alors n'y tint plus et me supprima durant -dix-huit colonnes de la <i>Gazette</i>.</p> - -<p>Mes articles sur M. Barrès, que j'écoute toujours, -que j'admire souvent, et pour qui je garderais l'affection -la plus vive s'il ne m'en empêchait pas quelquefois—-mes -articles sont des plus modérés contre une -thèse dont je ne blâme que l'outrance et à qui j'en -yeux de gâter bien des pages d'un de nos meilleurs -écrivains.</p> - -<p>Cette doctrine de l'enracinement qu'il préconise, je -la crois bonne en effet pour les faibles, la masse; -j'accorde que c'est d'eux qu'il se faut occuper, car -<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span>les individus qui s'en échappent s'occupent très suffisamment -d'eux-mêmes, et l'on ne peut tabler sur -eux. Mais je prétends que ceux-ci trouvent profit au -déracinement, et que l'enracinement, tout au contraire, -les empêche. Eux aussi sont nécessaires au -pays. «Instruction, dépaysement, déracinement, dis-je -à la fin de mon premier article—il faudrait pouvoir -en user selon les forces de chacun; on y trouve -danger sitôt que ce n'est plus profit; et que les faibles -y agonisent, c'est là ce que montrent <i>les Déracinés</i>; -mais pour préserver du danger le faible, nous aveuglerons-nous -sur le profit du fort?<a name="FNanchor_2_6" id="FNanchor_2_6"></a><a href="#Footnote_2_6" class="fnanchor">[2]</a>. Et que les forts -s'y fortifient, c'est là ce que ne montrent pas <i>les Déracinés</i>—ou -du moins ce qu'ils ne montrent que -malgré M. Barrès.»</p> - -<p>«De ce que les sept Lorrains du roman de M. Barrès -ont eu tort de venir à Paris, puisqu'ils s'y sont -tous plus ou moins noyés, il ne s'en suit pas qu'un -<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span>huitième Lorrain aura tort de suivre leur exemple; -car ce huitième Lorrain, ce sera peut-être un Barrès», -écrit M. de Gourmont, résumant ma conclusion. -«Ainsi finit par un compliment cette dispute», conclut-il -à son tour.</p> - -<p>M. Maurras ne l'entend pas ainsi. Il a les conciliations -en horreur. L'huile qu'on apportait pour les -blessures, c'est sur le feu qu'il la renverse. Je doute -qu'il ait lu nos articles. Du moins n'est-ce pas à eux -qu'il répond, mais tout simplement à la note où son -nom s'est trouvé cité. Et la querelle qu'il ravive, n'est -pas sur le fond même du sujet; lui-même la baptise: -c'est «la querelle du peuplier». Il ne faut pas qu'il ait -eu tort de prendre le peuplier comme exemple. Ce -n'est pas facile à prouver. Il va parler fort et longtemps. -Dix-huit colonnes contre vingt lignes. Je suis -vaincu.</p> - -<p>«Cette leçon d'arboriculture a fait mon bonheur, -lit-on dans la <i>Gazette de France</i> du 14 septembre 1903 -après citation de ma note. M. André Gide a découvert -le repiquage dans le traité de M. Vilmorin-Andrieux, -et la transplantation dans le catalogue des pépinières -Croux.»</p> - -<p>Je passe là-dessus. M. Maurras n'est nullement tenu -<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span>de savoir, et ses lecteurs encore moins, que je vis -neuf mois sur douze à la campagne, où je regarde plus -mon jardin que mes livres—ni même que la Société -des Agriculteurs de Normandie accordait à ma pépinière -une première médaille, il y a quelques années—il -faut vraiment une occasion comme celle-ci pour -l'avouer...</p> - -<p>«L'étonnement naïf que fait paraître M. Gide—continue -M. Maurras—en nous révélant repiquage et -transplantation est sans aucun doute absolument -étranger à ceux d'entre nous qui ..., etc ...; mais si -cette émotion merveilleuse leur manque, ils sont aussi -gardés d'introduire dans le langage d'aussi honnêtes -gens que MM. Emile Faguet et Remy de Gourmont ... -une confusion ridicule entre <i>transplantation</i> et <i>déracinement</i>. -A la place de M. André Gide, écrivain délicat, -critique difficile, on ne se consolerait pas de la -mésaventure.»—Merci des compliments—mais -décidément, M. Maurras, vous êtes par trop sûr que -vos lecteurs ne seront pas les nôtres: Voici le début de -l'article de M. Gourmont:</p> - -<p>«Au mot imaginé par M. Barrès «les Déracinés», -il faudrait, je pense, <i>en opposer un autre</i>, qui exprimerait -la même idée matérielle, et une idée psychologique -<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span>toute différente: les transplantés. On emploierait -l'un ou l'autre selon que l'on parlerait d'un -homme à qui le changement de milieu a été mauvais, -ou d'un homme qui a trouvé une nouvelle vigueur par -le fait même de sa transplantation en un terrain nouveau.</p> - -<p>«Cette insinuation m'est suggérée par la lecture de -quelques pages du nouveau livre de M. Gide... Esprit -très logique, il a été choqué de la thèse de M. Barrès -en tant que thèse absolue. Il reconnaît que le déracinement -est défavorable aux natures faibles, qu'il -est bon que la plupart des hommes vivent et meurent -là où ils sont nés; mais il croit que la transplantation -est heureuse pour les forts et qu'elle les fortifie -encore.» Là-dessus, exemples à l'appui de cette -thèse;—je ne puis citer tout l'article<a name="FNanchor_3_7" id="FNanchor_3_7"></a><a href="#Footnote_3_7" class="fnanchor">[3]</a>; il est -parfait.</p> - -<p>Mais revenons au peuplier. M. Maurras, n'ayant pas -sous la main son «vieux jardinier Marius», appelle à -la rescousse «quelqu'un de ces grands amateurs de -jardinage qui allient les plaisirs de leur art à la haute -culture intellectuelle». Tenons-nous!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span>«... Quand ces boutures (de peuplier) ont des feuilles -et paraissent pourvues de racines...» dit le grand -amateur.</p> - -<p>—On les déracine? interrompt M. Maurras.</p> - -<p>—Mais non! <i>On éclaircit le plan, c'est-à-dire qu'on -enlève à volonté les plus forts pour en faire des arbres -de choix</i> (c'est moi qui souligne), ou les plus nombreux -et les plus délicats pour les repiquer en rayons moins -serrés, afin de permettre aux racines de se bien développer.</p> - -<p>—Et si l'on expédie?</p> - -<p>—On enveloppe les racines avec beaucoup de soin -pour qu'elles ne se sèchent pas en route.»</p> - -<p>Eh! parbleu, prétendis-je rien d'autre?</p> - -<p>Mais, plus loin, ceci nous éclaire:</p> - -<p>«En somme, continue M. Maurras, relever, dépiquer, -repiquer, replanter, même arracher sont des -opérations qui n'ont rien de commun avec le déracinement. -On ne déracine que des arbres morts ou ceux -qu'on sacrifie.» Et plus loin:</p> - -<p>«J'expliquai alors à mon jardinier ce qu'on appelle -maintenant, selon la forte et juste expression de Barrès, -<i>un déraciné</i>... Je dis comment la mauvaise éducation -avait chez ces jeunes gens <i>tranché les racines</i> (ici c'est -<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span>M. Maurras qui souligue) qui les attachaient à leur -Lorraine..., etc., etc.»</p> - -<p>Nous y voilà! «<i>Déracinés</i>» signifie pour M. Maurras -«dont on a tranché les racines». Que ne le -disait-il plus tôt? J'aurais laissé son peuplier tranquille.<a name="FNanchor_4_8" id="FNanchor_4_8"></a><a href="#Footnote_4_8" class="fnanchor">[4]</a></p> - -<p>On comprenait sans peine la métaphore de M. Barrès, -et ses écrits l'éclairaient d'un bon jour; mais -quelque éloquente que cette métaphore demeure, il -est très fâcheux qu'en arboriculture, le seul domaine -où ce mot <i>déraciné</i> ait <i>un sens précis</i>, ce sens soit -différent de celui qu'est appelé à lui donner M. Barrès, -sous peine de voir presque tous les exemples qu'il y -chercherait, contredire en plein sa théorie. Le grand -tort de M. Maurras aujourd'hui, par cette absurde -querelle de mots, est de rendre sensible une faute -<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span>qu'on n'avait pas bien remarquée,—en prétendant -faire passer ce nouveau sens du mot <i>déraciné</i>: <i>dont -les racines ont été tranchées</i>, en arboriculture où le -mot déraciné n'a jamais voulu dire et ne voudra -jamais dire que: <i>dont les racines ont été arrachées de -terre</i>. C'est le seul sens que donne et qu'ait à donner -Littré.</p> - -<p>—Mais qu'importe le mot, dira-t-on, si la chose...</p> - -<p>—Le mot n'importe point, peut-être; mais derrière -la faute de mot, accourt et s'abrite la faute de pensée. -Et si M. Maurras ne la sentait ici très grave, il n'emploierait -pas tant d'âpres soins, ni ne trouverait tant -de difficultés, à la défendre.</p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_5" id="Footnote_1_5"></a><a href="#FNanchor_1_5"><span class="label">[1]</span></a> Cet article a paru dans l'<i>Ermitage</i>, n° de novembre 1903.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_6" id="Footnote_2_6"></a><a href="#FNanchor_2_6"><span class="label">[2]</span></a> «L'instruction, disais-je plus haut, apport d'éléments -étrangers, ne peut être bonne qu'en tant que l'être à qui elle -s'adresse trouvera en lui de quoi y faire face; ce qu'il ne surmonte -pas risque de l'accabler» ... etc... Je ne peux pourtant -pas citer tout mon article! Si M. Maurras ne l'a pas lu, je n'y -peux rien. Mais alors pourquoi en parle-t-il?</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_7" id="Footnote_3_7"></a><a href="#FNanchor_3_7"><span class="label">[3]</span></a> Weekly Critical Review, 30 juillet.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_8" id="Footnote_4_8"></a><a href="#FNanchor_4_8"><span class="label">[4]</span></a> N'en déplaise à M. Maurras il arrive même souvent que ces -racines, au moment de la replantation, d'un coup de serpe, on -les coupe, <i>afin d'assurer mieux la reprise</i>; car il s'en forme aussitôt -de nouvelles et l'arbre reprend d'autant mieux, que les vieilles -racines ont été coupées. Les catalogues des pépiniéristes et les -traités d'arboriculture nous enseignent que c'est surtout la racine -centrale, pivotante (celle même de «la terre et les morts») qu'il -importe de trancher.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> -<p><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span></p> - -<h3>LA NORMANDIE ET LE BAS-LANGUEDOC<a name="FNanchor_1_9" id="FNanchor_1_9"></a><a href="#Footnote_1_9" class="fnanchor">[1]</a></h3> - -<p class="p2">Il est d'autres terres plus belles et que je crois que -j'eusse préférées. Mais de celles-ci je suis né. Si j'avais -pu, je me serais fait naître en Bretagne à Locmariaquer -la dévote, ou, près de Brest, à Camaret ou à Morgat, -mais on ne choisit pas ses parents; et même ce désir je -l'héritai, je pense, avec le sang catholique et normand -de la famille de ma mère, le sang languedocien protestant -de mon père. Entre la Normandie et le Midi -je ne voudrais ni ne pourrais choisir, et me sens d'autant -plus Français que je ne le suis pas d'un seul morceau -de France, que je ne peux penser et sentir spécialement -en Normand ou en Méridional, en catholique -ou en protestant, mais en Français, et que, né -<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span>à Paris, je comprends à la fois l'Oc et l'Oïl, l'épais -jargon normand, le parler chantant du midi, que je -garde à la fois le goût du vin, le goût du cidre, -l'amour des bois profonds, celui de la garrigue, du -pommier blanc et du blanc amandier,</p> - -<p>Je ne choisis non plus ici: taire un des deux pays -serait ingratitude, et, puisque vous me pressez de -parler, souffrez que je parle des deux.</p> - -<h5>I</h5> - -<p class="p2">Du bord des bois normands j'évoque une roche -brûlante—un air tout embaumé, tournoyant de -soleil, et roulant à la fois confondus les parfums des -thyms, des lavandes et le chant strident des cigales. -J'évoque à mes pieds, car la roche est abrupte, dans -l'étroite vallée qui fuit, un moulin, des laveuses, une -eau plus fraîche encore d'avoir été plus désirée. -J'évoque un peu plus loin la roche de nouveau, mais -moins abrupte, plus clémente, des enclos, des jardins, -puis des toits, une petite ville riante: Uzès. C'est là -qu'est né mon père et que je suis venu tout enfant.</p> - -<p>On y venait de Nîmes en voiture; on traversait au -<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span>pont Saint-Nicolas le Gardon. Ses bords au mois de mai -se couvrent d'asphodèles comme les bords de l'Anapo. -Là vivent des dieux de la Grèce. Le pont du Gard est -tout auprès...</p> - -<p>Plus tard je connus Arles, Avignon, Vaucluse... -Terre presque latine, de rire grave, de poésie lucide -et de belle sévérité. Nulle mollesse ici. La ville naît du -roc et garde ses tons chauds. Dans la dureté de ce roc -l'âme antique reste fixée; inscrite en la chair vive et -dure de la race, elle fait la beauté des femmes, l'éclat -de leur rire, la gravité de leur démarche, la sévérité -de leurs yeux; elle fait la fierté des hommes, cette -assurance un peu facile de ceux qui, s'étant déjà dits -dans le passé, n'ont plus qu'à se redire sans effort et -ne trouvent plus rien de bien neuf à chercher;—j'entends -cette âme encore dans le cri micacé des cigales, -je la respire avec les aromates, je la vois dans -le feuillage aigu des chênes verts, dans les rameaux -grêles des oliviers...</p> - -<p class="p2">Du bord de la garrigue enflammée, j'évoque une herbe -épaisse et sans cesse mouillée, des rameaux flexueux, -des chemins creux ombrés; j'évoque un bois où ils -s'enfoncent... Mais d'autres ont chanté déjà la verdoyante -<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span>terre du Calvados. Là nul chant de cigales; -tout est mollesse et luxe; sous la plante, le roc franc -n'apparaît jamais. Là vivent d'autres dieux, d'autres -hommes; les dieux sont beaux, je crois; les hommes -laids. La race, alourdie de bien-être et ne songeant -pourtant qu'à l'augmenter, s'est déformée. Incapable -de chant, de musique, elle n'occupe plus qu'à boire, -ses plus belles heures oisives. Ici l'amour du gain -vient seul à bout de la paresse; l'homme indolent -laisse fuir de ses mains les biens les plus précieux, les -plus rares...</p> - -<p>Mais, peut-être les qualités de la race normande, -moins apparentes que celles des méridionaux, prennent-elles -chez ceux qui en restent dépositaires une -force d'autant plus grande qu'une chair plus lourde -les contraint plus, et gagnent-elles en gravité, en profondeur -ce qu'elles perdent d'éclat et de superficie.</p> - -<p>Dès le pays de Caux tout change; les grands champs -remplacent les prés; l'homme plus travailleur est -plus sobre; les femmes sont moins déformées. Et ce -quinze juillet, où j'écris ceci, près d'Etretat, tantôt -assis, tantôt marchant sous le plein soleil de midi, -jamais cette campagne ne m'a paru plus belle. Quelques -lins sont encore en fleur. On coupe les colzas; -<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span>les seigles sont fauchés. Les blés en quelques jours ont -blondi. La moisson s'annonce admirable. De ci de là, -par places, partout, de grands coquelicots posent -une rougeur sur la terre.</p> - -<h5>II</h5> - -<p class="p2">Les quelques lieux dont je parle ne sont pas plus -toute la Normandie et tout le Midi, que le Midi et la -Normandie toute la France.</p> - -<p class="p2">Je songe avec tristesse que si quelque hasard les -rapprochait, le paysan normand que je connais et -l'homme du midi que je connais, non seulement ne -s'aimeraient pas, mais ne pourraient même pas se -comprendre. Pourtant ils sont Français tous deux.</p> - -<p>Aux yeux d'un Allemand, d'un Italien, d'un Russe, -qu'est-ce qui représente «une ville française»?—Je -ne sais pas. Je n'ai pas assez de recul pour le comprendre. -Je vois une Bretagne, une Normandie, un -pays basque, une Lorraine, et de leur addition je fais -ma France. En Savoie je sais que je suis en France; -et je sais qu'un peu plus loin je n'y suis plus. Je le sais -<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span>et je veux le sentir. Mais est-ce une simple annexion -qui va faire une terre française? Non; pas plus qu'un -triste traité ne suffirait à faire de l'Alsace-Lorraine une -terre allemande; l'Allemagne l'a bien compris. Pour -que se forme et s'affermisse le sentiment d'unité d'un -pays, il faut que les divers éléments qui le composent -se mêlent, se croisent et fusionnent. La doctrine -de l'enracinement, trop rigoureusement appliquée, -risquerait, en protégeant et en accentuant l'hétérogénéité -des divers éléments français, de les faire à -jamais se mésentendre, de former des bretons, des -normands, des lorrains, des basques, plus bretons, -normands, lorrains et basques ... que français. Rien de -plus particulier que l'esprit de province; de moins -particulier que le génie français. Il est bon qu'il naisse -des Français comme Hugo</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">... d'un sang breton et lorrain à la fois,<br /></span> -</div></div> - -<p>qui, portant en eux tout à la fois les richesses les plus -extrêmes de la France, les organisent et les contraignent -à l'unité.</p> - -<p>Disons encore: Il y a des landes plus âpres que -celles de Bretagne; des pacages plus verts que ceux de -<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span>Normandie; des rocs plus chauds que ceux de la -campagne d'Arles; des plages plus glauques que nos -plages de la Manche, plus azurées que celles de notre -midi—mais la France a cela <i>tout à la fois</i>. Et le -génie français n'est, pour cela même, ni tout landes, -ni tout cultures, ni tout forêts, ni tout ombre, ni -tout lumière—mais organise et tient en harmonieux -équilibre ces divers éléments proposés. C'est ce qui -fait de la terre française la plus classique des terres; -de même que les éléments si divers: ionien, -dorien, béotien, attique, firent la classique terre -grecque.</p> - -<p class="date"><i>Juillet (1902)</i></p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_9" id="Footnote_1_9"></a><a href="#FNanchor_1_9"><span class="label">[1]</span></a> L'<i>Occident</i> ayant cru intéressant de demander à plusieurs -de raconter les aspects de la terre Occidentale, cet article fut le -premier d'une série consacrée à nos provinces.</p></div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span></p> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span></p> - -<h2>LETTRES A ANGÈLE</h2> - -<p class="center" style="font-size: larger;"><b>1898–1900</b></p> - -<p class="quotr">Nous ne faisons que nous entregloser. Tout -formille de commentaires; d'aucteurs il -en est grand'cherté.</p> - -<p class="signature">MONTAIGNE, III, 13.</p> - -<hr class="r5" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span>Ces chroniques ont paru irrégulièrement dans l'<i>Ermitage</i>, au -cours des années 1898, 1899 et 1900.</p> - -<hr class="r5" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span></p> - -<h3>I<br /><span class="donotshow">.—Mirbeau; Curel; Hauptmann</span></h3> - -<p>Non, chère Angèle; j'y suis bien décidé; je ne recommanderai -pas votre livre au <i>Mercure</i>; d'abord parce -que ma voix n'y a pas l'importance que vous croyez, -et puis parce que, si elle y avait plus d'importance, -j'en userais d'abord pour d'autres que pour vous.—Quelle -drôle d'idée vous avez eue d'écrire! Ne pouviez-vous -vraiment vous empêcher? Ce n'est pas certes que -votre livre ne soit plein des qualités exquises de votre -âme, et de celles de beaucoup d'autres;—mais qui -ne les connaît, Angèle?—Vous m'écrivez que je dois -les aimer, puisque déjà je les aimais en d'autres;—mais -c'est précisément pour cela, chère amie.—Vous -manifestez pour me plaire un anormal amour de la -Nature, comme si là gisait le salut assuré;—mais le -salut n'est pas dans la Nature, il est dans l'amour, -chère amie... Et puis, vous n'aimez pas tant que ça -<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span>la Nature; je me souviens de notre course à Suresnes: -vous crachiez les peaux des raisins...</p> - -<p>Ah! si vous récrivez, n'ayez donc pas souci de me -plaire; et c'est ainsi que vous plairez vraiment; c'est -ainsi que vous intéresserez. Ah! quand donc, chère -amie, saurez-vous, oserez-vous me déplaire un peu -puissamment!—Je suis sûr que vous n'avez jamais -songé aux permissions que donne la blancheur des -pages. Mais, avant de prendre la plume, la page -s'assombrit déjà de quels compliqués esclavages!—Chaque -sympathie, chaque théorie, chaque réprobation -vous enchaîne; et combien le champ blanc se -rétrécit! Vous ne vous affirmez jamais. Vous vous -laissez tracer votre figure. Vous n'occupez (en souriant -toujours!) que la place que l'on vous laisse. Tout vous -dicte, et vous ne protestez pas!—Des amis vous ont -dit qu'il fallait à tout prix de la joie: c'est fâcheux; -vous étiez née pour être heureuse; mais vous voilà -contrainte, et votre sourire est forcé. On blâme autour -de vous les intrigues; on rêve des récits sans événements: -c'est fâcheux; vous vous entendiez aux intrigues; -dans votre livre il n'y en a plus l'ombre; on y -marche comme en plein champ. Chaque page en soi -est charmante; je sais, je sais;—mais en soi le livre -<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span>n'existe pas; de sorte qu'il faudrait alors chaque page -encore plus charmante, ou bien un tempérament -stupéfiant, ou bien un style ... et ne me poussez pas, -chère Angèle, sinon je finirais par vous dire que rien -ne m'intéresse dans un livre, que la révélation d'une -attitude nouvelle devant la vie.</p> - -<p>J'exagère...</p> - -<p>Mais je sais que je voudrais pouvoir considérer -l'œuvre d'un artiste comme un microcosme complet, -<i>étrange</i> tout entier, où pourtant toute la complexité de -la vie se retrouve. Je voudrais y sentir une philosophie -spéciale, une morale spéciale, une langue spéciale, une -plaisanterie spéciale... Cieux! à propos de votre livre -délicat, où m'égarai-je?...</p> - -<p>Et n'est-ce pas une calamité de notre époque, au -contraire, cette peur de paraître banal, ce désir de -génie, ce dédain du talent.—Voyez M. Mirbeau... -Vous qui le connaissez et qui avez quelque influence -sur lui, vous devriez bien tâcher de lui lire un peu ses -articles. Ils sont stupides. Certainement c'est parce -qu'il a du génie; mais c'est fâcheux qu'il n'ait pas -plus de talent. Il faut terriblement de talent, chère amie, -pour rendre un peu de génie supportable.</p> - -<p>Dans son dernier article, un Monsieur compte les -<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span>étamines d'une fleur; il compte: «une, deux, quatre, -huit, dix, vingt...» Il est lancé quoi!—C'est tout -Mirbeau.—Dites-lui donc que ce n'est pas vrai; que -tout cela c'est de la rhétorique; que compter sérieusement, -c'est compter difficilement.—Mais voilà: s'il -était plus vrai, M. Mirbeau serait moins brutal, et -s'il était moins brutal, il ne serait plus rien du tout. -Non, chère Angèle, s'il avait seulement un peu de -talent, je crois qu'il n'oserait plus écrire.—Ah! -souhaitons-lui du talent, chère Angèle<a name="FNanchor_1_10" id="FNanchor_1_10"></a><a href="#Footnote_1_10" class="fnanchor">[1]</a>!</p> - -<p>Parlons plutôt de M. de Curel. Car M. de Curel manque -surtout de génie. Ses pièces sont, comme il sied alors, -d'une grande hardiesse de pensée et d'une grande timidité -de présentation. Après M. Mirbeau cette timidité -paraît presque une politesse, exquise vraiment; M. de -Curel vous laisse la parole sans cesse, par chacun de -ses personnages—de sorte que, de quelque côté qu'on -se tourne, on est contraint d'être de son avis. L'effet -dramatique de ses pièces reste donc à peu près complètement -subordonné à l'exposition des idées:—il -faut dire qu'elle est excellente;—mais l'erreur dramatique -est que l'idée devienne plus importante en -<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span>elle-même que le personnage qui l'exprime; les <i>idées</i> -ne devraient être exprimées que par <i>l'action</i>—ou, -autrement dit, il ne devrait pas y avoir d'idées; ou, -autrement dit encore, une <i>idée</i>, au théâtre, ce devrait -être un caractère, une situation, les pseudo-idées que -l'on prête à la bouche des personnages ne sont jamais -que des opinions et doivent être subordonnées aux -personnages; ce n'est pas par elles <i>surtout</i> qu'ils s'expriment; -elles ne doivent être que le contenu conscient -de leurs actes. Le soutien inconscient plus intéressant, -plus important, plus fort, c'est le caractère lui-même.</p> - -<p>D'ailleurs, l'on peut dire que, dans l'œuvre de M. de -Curel, les caractères sont fort bien observés; on sent -surtout qu'il y a très soigneusement pris garde et que -ses pièces sont consciencieusement travaillées. Tout -bas je vous avoue que je préfère <i>Ubu</i>; mais au <i>Repas -du Lion</i>, à la <i>Nouvelle Idole</i> j'applaudis de toutes mes -forces; j'y retourne plusieurs fois: j'y entraîne les -autres; car telles qu'elles sont, ces pièces restent beaucoup -au-dessus des stupidités auxquelles les théâtres -nous accoutument; et j'applaudis pour ne pas donner -gain de cause aux imbéciles, car certainement le rôle -des intelligents est ici d'applaudir—quitte à dire -ensuite tout ce qu'ils veulent, en fait de restrictions.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span>Je ne crois pas pourtant que de telles pièces puissent -durer; il n'y a pas de <i>beauté</i> en elles; leur aristocratie -intellectuelle nous flatte (vous du moins, chère Angèle—moi -je préfère la grossièreté); elle fait dire aux délicats: -«que cela est bien écrit!» précisément là où -le style cesse complètement d'être un style de rampe, -sans fournir pour cela de phrases vraiment belles. Il y -a (comme il me souvient qu'il y avait dans l'<i>Invitée</i>) des -comparaisons prolongées qui sont pénibles... Malgré -toutes ces réserves, j'aime en M. de Curel une très -grande, une parfaite honnêteté artistique, une bonne -foi qui, souvent, m'émouvait plus que le drame...</p> - -<p>J'eusse voulu vous parler aussi des <i>Tisserands</i>: -c'est une forte pièce que j'admire et qui m'exaspère; -je ne décolère pas de toute la représentation. Je voudrais -protester, crier que je m'en f..., car enfin ces gens-là -ne m'intéressent que parce qu'ils ont faim; s'ils cessaient -de crever de faim, ils ne m'intéresseraient plus -du tout;—aussi soyez bien sûre qu'il ne mangeront -pas durant cinq actes; et nous voilà contraints d'être -émus.—Oserais-je écrire que, de toutes les façons de -mourir au théâtre, celle «de faim» est la moins -<i>intéressante</i>,—car enfin, quand nous regardons cela, -c'est toujours au sortir de table... etc.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span>Et certes, la signification des situations est ce qu'au -théâtre devient l'éloquence; mais la lumière qu'elle -apporte ici n'y est, volontairement, pas propagée; -elle est subite et s'arrête, à la scène même; elle -n'éclaire rien à l'entour; elle n'éclaire pas; elle aveugle ... -et si ceux qui assistent, si les spectateurs n'avaient -pas suffisamment dîné, s'ils avaient faim, s'ils -étaient pauvres, les voici chauds pour tous les crimes, -grisés et ne voyant plus que <i>cela</i>: l'auteur leur a bandé -les yeux avec du feu.—C'est un miroir qu'ils brisent -(admirable, le bruit du verre cassé sur la scène!) mais -c'est que ça serait tout aussi bien une œuvre d'art ... oh! -qu'elles sont loin de cette pièce, les œuvres d'art! -oh! combien Hauptmann les a prudemment écartées!</p> - -<p>Qu'elle est habile, cette grossière et fruste pièce!—Tenez, -chère Angèle, un seul trait:—pour garder -l'anonymat de la foule malgré la précision des misères -particulières, remarquez qu'à chaque acte ce sont des -<i>représentants</i> différents qui paraissent—et qu'on ne -s'en aperçoit presque pas, tant leur passion est la -même ... tant ils sont peu intéressants. «L'important, -dit quelqu'un près de moi—l'important, c'est que -ça fasse peur au bourgeois.»—Evidemment, ça y -arrive.</p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_10" id="Footnote_1_10"></a><a href="#FNanchor_1_10"><span class="label">[1]</span></a> V. p. <a href="#Page_246">246</a>.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span></p> - -<h3>II<br /><span class="donotshow">.—Signoret; Jammes</span></h3> - -<p>Parler des autres est bien malaisé, chère Angèle.</p> - -<p>On reproche à M. Maurras de ne dire du bien que -de ses amis; cela est désagréable à penser; et puis on -peut répondre qu'ils ne sont ses amis que parce qu'il -en pensait du bien. Ce n'est pas mal répondre, mais -les amitiés ne se choisissent pas tant que ça; certaines, -au contraire, s'imposent fâcheusement. Pour moi, qui -les choisis pourtant le plus possible, j'ai la pudeur -contraire exagérée: l'amitié que je voue à certains et -celle qu'ils veulent bien m'offrir relient l'expression de -mon éloge; il peut m'en retourner quelque chose et, -pour un peu, les louant, je me paraîtrais immodeste. -C'est ainsi que l'amitié de Jammes m'a souvent empêché -de crier combien je l'admire; et peut-être ne -l'eussè-je pas encore fait, sans la petite plaquette rare -qu'il m'apporte, où vous lirez quatorze de ses plus -<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span>belles <i>Prières</i> qui paraîtront bientôt en volume<a name="FNanchor_1_11" id="FNanchor_1_11"></a><a href="#Footnote_1_11" class="fnanchor">[1]</a>.</p> - -<p>Ce sont d'autres raisons qui rendent la louange de -Signoret difficile; d'abord parce que le parti qu'il en -tire l'exagère et risque de la dénaturer; ensuite parce -que l'admiration qu'il proclame pompeusement pour -mes écrits risque de donner à mes éloges l'allure -fâcheuse d'une réciproque; enfin parce que tous les -éloges qu'on y pourrait faire ne vaudront jamais ceux -qu'il se converse à lui-même. Ils frémissent immodestement -en chaque page; son œuvre en est remplie, -encombrée; souvent l'œuvre est comme mangée et -remplacée par sa propre louange; celle-ci devient -alors parfaite, sonore à souhait, et complètement désintéressée—forcément.</p> - -<p>J'allais pourtant oser parler de Signoret lorsque -voici que me parvient le dernier numéro du <i>Saint-Graal</i>. -J'y vois que M. Signoret trouve plus simple de -publier directement des fragments, choisis élogieux, -de ce qu'on lui écrivait en des lettres particulières; -autant alors vous y renvoyer simplement n'ayant -d'ailleurs rien d'autre à vous dire sur lui que ce que -je lui disais à lui-même. Mais pour permettre dans -<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span>le prochain <i>Saint-Graal</i> plus de place à l'œuvre propre -de Signoret, mieux vaut que je publie aussitôt ici la -lettre que je lui adressais hier pour le remercier de l'envoi -du premier livre de ses Sonnets<a name="FNanchor_2_12" id="FNanchor_2_12"></a><a href="#Footnote_2_12" class="fnanchor">[2]</a>. Parcourez-la si -<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span>cela vous amuse, puis redisons ensemble son <i>Chant -d'amour</i> dont j'appris comme malgré moi ces beaux -vers:</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Que sous tes seins un cœur de gloire en toi bondisse<br /></span> -<span class="i0">Clair et s'enflant comme la lune sur les flots!<br /></span> -<span class="i0">Délivre-nous de toute ton ombre, Eurydice.<br /></span> -<span class="i0">Vers toi nos luths sont tout soulevés de sanglots!<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<pre> -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . -</pre> - -<span class="i0"><span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span>Eurydice, Eurydice, Eurydice, regarde:<br /></span> -<span class="i0">Nous tordons ta couronne à genoux dans les fleurs.<br /></span> -</div></div> - -<p>Lyrisme orgueilleux et rapide; absorption des -sens dans l'exaltation de la pensée:</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Enivrez les cieux bleus de vos profonds murmures,<br /></span> -<span class="i0">O vents spirituels de la sainte raison!<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<pre> -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . -</pre> - -<span class="i0">Quand ma nef passera près des plages obscures,<br /></span> -<span class="i0">A l'heure délicate où dorment les troupeaux,<br /></span> -<span class="i0">Jetez au vent des nuits, ô vierges, vos ceintures,<br /></span> -<span class="i0">Sombres bergers, jetez aux torrents vos pipeaux!<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i0">Et courez vers la vague où traînant l'aube grave<br /></span> -<span class="i0">Le grand Vaisseau tonnant de musique s'accroît;<br /></span> -<span class="i0">—La mer engloutira la plage où dort l'esclave,<br /></span> -<span class="i0">—Le fruit de vie est mûr dans les jardins du Roi.<br /></span> -</div></div> - -<p>Il faut, après ces vers dignes d'être cités auprès -des plus splendides, rouvrir le livre à peine fermé de -Jammes pour comprendre aussitôt et comme instinctivement -les positions réciproques de ces deux poètes; -ils se limitent l'un par l'autre. Tout le faste d'Emmanuel -Signoret fait mieux sentir encore la fraîche -<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span>nouveauté de ce dernier; car il y a là quelque chose -d'autre, quelque chose de neuf, quelque chose de -jamais encore entendu. Là, plus de sonorité, ni d'éclat; -une voix souvent presque fausse, mais à la façon de -celles que troublent les larmes—et je comprends que -M. Signoret n'aime pas Francis Jammes, car devant -une voix si orgueilleusement simple, toute la rumeur -rhétorique et la belle sonorité ne paraît plus, comme dit -l'Evangile, «qu'un airain qui résonne, qu'une cymbale -qui retentit».—Même il n'est pas intéressant de marquer -les différences de ces deux esprits; ils ne vivent -pas dans le même monde et regardent opposément. L'impersonnalité -du premier est si grande que ce que l'on -admire ici, il semble que ce soit la langue française elle-même; -M. Signoret n'est personnel que parce qu'il -parle de lui. La personnalité de Francis Jammes déconcerte; -mais ce n'est qu'au premier abord; jamais une -plus complète absence de recherche extérieure n'avait -permis encore recherche d'union plus intime des mots -avec l'émotion, des sensations entre elles-mêmes. On -n'imagine pas beauté plus fièrement déparée de tout -fard. Sa seule coquetterie, si c'en est une, est la montre -presque involontaire de sensations plus subtiles et plus -subtilement associées qu'on ne le pouvait supposer jusqu'alors. -<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span>Elles se touchent, se continuent, s'appellent -et se marient, à ce point que parfois elles font à l'émotion -qu'elles entourent un vêtement sans couture.</p> - -<p>Francis Jammes est un grand poète; il a l'audace la -plus noble: celle de la simplicité. Il existe assez réellement -lui-même pour pouvoir se passer d'adjuvants, -des communes ressources littéraires; de sorte qu'on -s'étonne d'abord, tant sa littérature emprunte peu à -celle des autres.</p> - -<p>L'amour de la simplicité est tel, chez lui, qu'il va -parfois jusqu'à certaine affectation de dénuement;</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Redescends, redescends dans ta simplicité.<br /></span> -<span class="i0">Je viens de voir les guêpes travailler dans le sable.<br /></span> -<span class="i0">Fais comme elles, à mon cœur malade et tendre: sois sage,<br /></span> -<span class="i0">Accomplis ton devoir comme Dieu l'a dicté.<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<pre> -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . -</pre> - -<span class="i0">Faites qu'en me levant, ce matin, de ma table,<br /></span> -<span class="i0">Je sois pareil à ceux qui, par ce beau Dimanche,<br /></span> -<span class="i0">Vont répandre à vos pieds dans l'humble église blanche,<br /></span> -<span class="i0">L'aveu modeste et pur de leur simple ignorance.<br /></span> -</div></div> - -<p>Patient dénuement de pensée pour permettre un -accueil plus vaste et plus surpris à tout émoi vibrant, -à toute sensation éparse autour de lui. Chaque soupir -errant trouve en lui son écho disponible. Sa poésie -<span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span>fluide et pure est comme le ruisseau sous les bois, où -chaque oiseau vient boire, où tremble chaque feuille -mirée, où l'eau se plaint à chaque roche. Aucune -abondance inutile; cette eau vaut par sa pureté; savez-vous -ce qui la fait si grande? C'est que pas une eau -étrangère n'en est venue grossir, en le troublant, le -cours; c'est qu'il se résigne à lui-même, pour aliment -n'espérant que du ciel les abondantes eaux des -averses.</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Mon Dieu, calmez mon cœur, calmez mon pauvre cœur,<br /></span> -<span class="i0">Et faites qu'en ce jour d'été où la torpeur<br /></span> -<span class="i0">S'étend comme de l'eau sur les choses égales,<br /></span> -<span class="i0">J'aie le courage encor, comme cette cigale,<br /></span> -<span class="i0">Dont éclate le cri dans le sommeil du pin,<br /></span> -<span class="i0">De vous louer, mon Dieu, modestement et bien.<br /></span> -</div></div> - -<p>Et parfois la pureté de cette eau devient telle qu'elle -n'est plus que murmure, transparence, et reflet, et -fraîcheur.</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Mon Dieu, c'est le matin, et, déjà, la prière<br /></span> -<span class="i0">Monte vers vous avec ces papillons fleuris,<br /></span> -<span class="i0">Le cri du coq et le choc des casseurs de pierres.<br /></span> -<span class="i0">Sous les platanes dont les palmes vertes luisent,<br /></span> -<span class="i0"><span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span>Dans ce mois de juillet où la terre se craquèle,<br /></span> -<span class="i0">On entend, sans les voir, les cigales grinçantes<br /></span> -<span class="i0">Chanter assidûment votre Toute-Puissance.<br /></span> -<span class="i0">Le merle inquiet, dans les noirs feuillages des eaux,<br /></span> -<span class="i0">Essaie de siffler un peu longtemps, mais n'ose...<br /></span> -</div></div> - -<p>Ces prières sont belles et, presque toutes, parmi -les plus belles pièces de Jammes. Elles marqueront -pour cet involontaire esprit non un repos, mais au -contraire une période d'inquiétude. Il semble parler -beaucoup de Dieu pour tâcher de se prouver qu'il y -croit. Peut-être en parlait-il mieux en ne le nommant -pas, mais simplement, comme avant, délicieusement -chaque chose. Prendre Dieu à partie sans cesse, -comme ici, donnerait à entendre qu'on en attend -encore en vain une réponse. Je sens en ces <i>Prières</i> -une âme excessivement affectueuse et désolée. La prière -n'est souvent que le besoin, quand on se sent seul, de -parler <i>à la seconde personne</i>.—Ces prières sont -l'œuvre d'une crise, inquiète et passionnée. J'attends -avec confiance que ce sensuel si peu mystique, ressentant -à nouveau chaque émotion en soi suffisante, se -plaisant à <i>l'aspect</i> et le disant dès lors divin tant qu'il -lui plaît, laisse de nouveau Dieu tranquille et le fasse -seulement entrevoir sous la terre très habitée. Nul -<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span>doute alors que le grand mouvement de ses prières, -plus plein et soulevé qu'il ne l'avait encore jamais été -chez Jammes, gonfle admirablement de longues pièces -d'une allure assez différente—comme voici qu'il fait -cette délicieuse élégie que vous lirez dans le prochain -numéro du <i>Mercure</i><a name="FNanchor_3_13" id="FNanchor_3_13"></a><a href="#Footnote_3_13" class="fnanchor">[3]</a>.</p> - -<p>C'est près des bois épais qu'elle fut composée, dans -cette Normandie ruisselante et penchée où je m'attarde -encore, où nous vîmes approcher l'automne, ensemble -avec Henri Ghéon dont il faut aussi que je vous -parle; j'aime à placer ce nom près de celui de Jammes; -leurs livres sont voisins dans ma bibliothèque; ils -vivent dans une même atmosphère, cela leur fait, par -sympathie, une espèce de ressemblance; mais c'est -par où devraient se ressembler tous les poètes: l'entente -à demi-mot de la nature. Ceci dit, il est difficile -d'imaginer deux esprits de nature plus différente. Celui-là, -tout le trouble; son émoi, c'est la contagion d'une -tristesse; pour motiver mieux sa pitié, il imagine -une souffrance en chaque chose; il explique ainsi sa -tendresse.—En Ghéon, aucune tristesse; c'est une -âme de cristal et d'or, pleine de sonorités merveilleuses. -<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span>Tout ce qui la touche y retentit; rien ne la -laisse indifférente; pourtant, à travers tout, elle reste -la même. Tout l'émeut et rien ne la trouble; le monde -se revoit en elle dans une charmante, vibrante et -souriante harmonie<a name="FNanchor_4_14" id="FNanchor_4_14"></a><a href="#Footnote_4_14" class="fnanchor">[4]</a>.</p> - -<p>Je suis heureux que vous ayez pu parler à M. Mirbeau; -je remarquais bien en effet que ses derniers -articles devenaient meilleurs...</p> - -<p class="date"><i>La Roque, 15 octobre 1898</i>.</p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_11" id="Footnote_1_11"></a><a href="#FNanchor_1_11"><span class="label">[1]</span></a> V. <i>Le Deuil des Primevères</i> (<i>Mercure de France</i>).</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_12" id="Footnote_2_12"></a><a href="#FNanchor_2_12"><span class="label">[2]</span></a> - -<span class="smcap">Cher Signoret</span>,</p> - -<p> -Vos sonnets paraissent plus beaux à la seconde lecture qu'à la -première. L'égalité de leur éclat trompe d'abord; on doute d'une -clarté sans étincelles; on ne comprend que peu à peu qu'elles -sont toutes dévorées. Voilà pourquoi je crus d'abord vos belles -élégies préférables: leur morbidesse est moins cachée et mon esprit -s'étonne encore d'une beauté sans renoncement ni faiblesse, -comme si sa perfection n'était due qu'aux dépens de son humanité. -C'est aussi que nous sommes en un temps où il semble que -la trop pure beauté ait besoin de faire pardonner sa <i>présence</i>; -on ne l'accepte, semble-t-il, que venue de loin et passée; on -prend aisément son parti que la Renaissance italienne et la Pléïade -qu'était Ronsard, en la démontrant de manière si glorieuse, -l'aient comme monopolisée. -</p> -<p> -Je pense que le souvenir de cette Renaissance admirée vous -hante; vous y cherchez non seulement le secret de votre forme, -mais encore un modèle de vie, franche jusqu'à l'orgueil, superbement -extérieure, aventurée. J'ai peu lu, je l'avoue, les lettres -de ce temps, qui m'hallucine moins que vous, et ne sais si les Donatello -et les Brunelleschi que vous citez oseraient porter leur -orgueil aussi sonorement devant eux. N'importe; je m'amuse -trop de cela pour m'en plaindre et n'en souffre que lorsque cet -orgueil vient pour boucher les vides de l'esprit, que lorsque -l'affirmation de votre génie tend à remplacer sa manifestation -effective. Au reste, je conviens que le public est si bête que c'est -surtout en lui affirmant que vous avez du génie que vous le forcerez -de le croire ... mais vous n'écrivez pas pour ce public, et les -gens intelligents que vous prétendez que nous sommes savent -comprendre la beauté de vos vers sans que vous l'affirmiez à -l'avance. -</p> -<p> -J'admire aussi votre riante audace de publier les lettres -qu'on vous écrit: si je vous estimais assez peu pour vous croire -capable d'une habileté, je dirais qu'elle est excellente; mais non: -j'y veux voir seulement l'exigence d'une franchise et m'y plaire; -tel qui louerait secrètement par flatterie va se croire contraint de -rester fidèle à lui-même et continuer à vous louer; vous innovez -une coutume, et certes rien n'est moins facile, car certes sans -vous on ne l'eût pas choisie. Les lettres des littérateurs sont -trop aisément ténébreuses; il est bon d'illuminer cela. Créons -des précédents. J'y veux aider aussi, et laissez-moi trouver plus -simple de publier déjà moi-même cette lettre à vous adressée. -</p> -<p>Au revoir, etc.</p> -<p class="signature">A. G.</p> -</div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_13" id="Footnote_3_13"></a><a href="#FNanchor_3_13"><span class="label">[3]</span></a> V. p. <a href="#Page_241">241</a>.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_14" id="Footnote_4_14"></a><a href="#FNanchor_4_14"><span class="label">[4]</span></a> <i>Les Chansons d'Aube</i> et <i>La Solitude de l'Eté</i> (Mercure de -France).</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span></p> - -<h3>III<br /><span class="donotshow">.—Les Naturistes</span></h3> - -<p>—Quand donc pourrons-nous parler librement, -tranquillement, du Naturisme? A chaque fois quelque -nouvel éclat nous empêche.—Naguère quelques critiques -mal renseignés (ou du moins renseignés trop -exclusivement par M. de Bouhélier lui-même) voulurent -bien, dans l'ignorance des dates, me croire adepte -d'une école qui simplement avait le goût naissant de -m'approuver. Affamé de plus bruyante gloire, M. de -Bouhélier entraînait mon nom à sa suite jusque dans -les colonnes du <i>Figaro</i>; l'admiration que je manifestais -pour son jeune talent trouvait ainsi sa récompense. -Mon admiration n'en fut pas précisément modifiée, -mais du coup je la manifestai moins.—Ce n'est non -plus une mauvaise pièce de théâtre qu'un médiocre -volume de vers qui peuvent faire oublier l'extraordinaire -don de prosateur que montraient ses premiers écrits; -<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span>nulle composition; une redondance souvent vaine, -aidant une plus grande sonorité; un lyrisme souvent -imité, mais sincère (je vous assure que cela se peut): -tout cela, la pensée même, ou l'apparence de pensée, -complètement subordonné au rythme sûr, plein, -riche, harmonieux de la phrase; et souvent on n'y -sentait rien d'autre—comme on ne sent souvent rien -d'autre chez Hugo que le vers.—Et je comprends -que l'orgueil de M. de Bouhélier puisse déplaire; -mais c'est tant qu'il n'est pas plus grandement justifié. -Quelqu'un qui sent en lui des œuvres grandes -(comme je pense que fait M. de Bouhélier) peut -prendre des allures modestes, mais c'est en attendant -et par hypocrisie. Chez M. de Bouhélier, l'orgueil de -l'œuvre précède l'œuvre; mais j'espère que l'œuvre -suivra<a name="FNanchor_1_15" id="FNanchor_1_15"></a><a href="#Footnote_1_15" class="fnanchor">[1]</a>.</p> - -<p>Le talent de M. Monfort semble plus personnel et -plus particulier; c'est peut-être parce qu'il est plus -restreint. Il est bien difficile de jauger sa future valeur -d'après ses deux premiers écrits. L'émotion, qu'aucun -<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span>souci de composition non plus ne contrefait, trouve -souvent pour se chanter les exclamations les plus justes; -il semble parfois qu'il y ait là comme le bruissement -même de la vie, le battement léger des artères sans -même un doigt posé dessus pour le sentir et pour y -imposer un unique lien. D'où quelque chose d'éperdu, -qui charme mais qui déconcerte; une fuite dans le -temps, mais une telle absence d'espace que les émotions -se succèdent sans parvenir à voisiner. Que deviendra -tant de fluidité? Que donnera ce don d'expression -si immédiate, mais si exclusivement passionnée?</p> - -<p>Les articles de M. Mirbeau deviennent bons.</p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_15" id="Footnote_1_15"></a><a href="#FNanchor_1_15"><span class="label">[1]</span></a> Malgré que, depuis notre article, la <i>Route Noire</i> et <i>Le -Nouveau Christ</i> aient parus, nos espérances veulent rester aussi -vivaces, puisque l'orgueil de M. de Bouhélier reste aussi grand. -V. p. <a href="#Page_224">224</a> et <a href="#Page_241">241</a>.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span></p> - -<h3>IV<br /><span class="donotshow">.—Barrès; Maeterlinck</span></h3> - -<p class="dest"><span class="smcap">Chère amie,</span></p> - -<p>Monsieur Mirbeau fait comme tant d'autres devraient -faire: il change. Dans un article de <i>l'Aurore</i> -du 15 novembre, intitulé «Palinodies», il écrit: -«Aujourd'hui, j'aime des personnes, des choses, des -idées qu'autrefois je détestais, et je déteste des idées, -des choses et des personnes que j'ai aimées jadis...» -Que M. Mirbeau nous permette donc de faire comme -lui; de l'aimer aujourd'hui d'autant plus que nous -l'aimions moins naguère et qu'il en est plus revenu.—Parlant -du suicide de Gérard de Nerval, Baudelaire -ou Gautier, je ne sais plus lequel, revendique -deux libertés que l'on refuse volontiers aux hommes: -celle de se tuer, celle de se contredire. Aux yeux de -certains, c'est presque la même chose. C'est presque -<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span>le contraire, aux yeux de certains autres, et seuls, -pensent-ils, ceux qui sont morts, ou presque, ne se -contredisent jamais. C'est l'avis de M. Mirbeau qui -tient à vivre, et c'est le mien.</p> - -<p>Se contredire! Si seulement M. Barrès l'osait ... -quelle belle carrière!—Au lieu de cela il tâche de -faire se contredire M. France et ne réussit à rien, sinon -montrer que M. France a été sincère deux fois. La -politique est désastreuse pour cela; le parti que l'on -sert emprisonne; on ne s'en dégage pas sans apparence -de désertion; la franchise y perd, il est vrai, -mais c'est pour que le parti y gagne... J'ai la terreur -des partis pris. Songez donc: c'est de vingt à trente -ans qu'une carrière se décide; est-ce de quinze à vingt -que l'on aura pu réfléchir! Qu'y faire? car c'est une -fatalité. L'action seule vous éduque; on ne l'apprend -qu'en agissant; un premier acte vous engage; il éduque, -mais compromet; dût-on l'avoir trouvé mauvais, -c'est le même qu'on va refaire. Les co-partisans -vous déplaisent? on ne se sent que mal avec eux? n'importe, -il faut continuer: d'autres comptent déjà sur -vous; changer ce serait les trahir. A trente-cinq ans -vous n'avez fait que des écoles; mais vous apportez un -passé qui dictera votre avenir.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span>La vie d'un «homme libre» est décidément difficile -et terriblement motivée.</p> - -<p>—Au moins, vous dites-vous, chère Angèle, en -art, tout cela n'existe pas!—Oh! sous une autre -forme, si pourtant. De toutes les fidélités, celle à soi-même -est la plus sotte—dès qu'elle n'est plus spontanée.—Fidélité -à quoi, grand Apollon?—à ses -principes; on se fait de cela sa personnalité.</p> - -<p>Par une affirmation prématurée, que de sincérités -compromises? Mais on veut se manifester précocement.—Passe -encore, lorsqu'on écrit roman ou drame, ou -que l'on se raconte, simplement; parler de soi n'est -pas un mal; on s'y aide à changer; que raconter de -soi, sinon des changements? «Le <i>Moi</i> est haïssable», -dit Pascal; le <i>Moi</i> d'hier, par celui d'aujourd'hui.</p> - -<p>—Non, le danger, c'est d'exprimer précocement -des opinions, des idées. M. Mæterlinck le sait bien. -M. Mæterlinck a changé, mais reste esclave d'un -premier livre. Je ne parle pas, vous le pensez, de ses -drames—mais bien du «Trésor des Humbles».—Là -tentait de se fixer sa pensée; c'était un livre de -morale.</p> - -<p>Chère Angèle, vous savez si je les aime, moi, les livres -de morale; si je ne me retenais, chère Angèle, j'en écrirais -<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span>un tous les mois; mais un tous les trois ans, ah! -non!—ou seulement passé cinquantaine; on ne sait -pas, avant, ce qui peut arriver... Maurice Mæterlinck est -encore jeune; il peut créer, <i>mais</i> il raisonne: il écrit -<i>Sagesse et Destinée</i> au lieu d'écrire d'autres <i>Maleine</i>, -des <i>Intérieur</i>, des <i>Mélisande</i>. Combien peu de temps -pense-t-il vivre encore? N'attend-il donc plus rien de -la vie? Un livre comme ce dernier<a name="FNanchor_1_16" id="FNanchor_1_16"></a><a href="#Footnote_1_16" class="fnanchor">[1]</a> me fait l'effet -d'un testament. J'aime, comme Pascal, attendre d'être -mort pour livrer mes pensées. Qu'elles vivent, après! -Ça les regarde; mais c'est parce que soi l'on est -mort.—M. Mæterlinck, lui, n'est pas mort; et je -vous dis qu'il a changé. Depuis le <i>Trésor des Humbles</i>, -qu'a-t-il donc rencontré sur sa route?—La vie et -Nietzsche;—quoi de plus pour bouleverser?—Mais -le <i>Trésor des Humbles</i> étant écrit, il a voulu -rester fidèle à ce qu'il y disait si bien, relier au nouveau -moi l'ancien. Etrange mariage de l'individualisme -et de l'humilité; un peu de mysticisme rend -tout possible.</p> - -<p>M. Mæterlinck est un fort, et sa pensée continuera; -déjà bien des phrases de ce livre n'eussent pu être -<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span>écrites dans le <i>Trésor des Humbles</i>. Espérons que -nous connaîtrons plus tard de lui bien des phrases qui -n'eussent pu être écrites dans celui-ci. Plus un tel -livre engage la pensée, plus une âme aussi sincère -que la sienne se sent le devoir de redonner un nouveau -livre, sitôt que celui-ci n'en est plus le portrait fidèle. -«Nées douces, les pensées, elles vieillissent féroces»,—dit -votre ami Vielé-Griffin dans la très belle lettre -qu'il nous adresse<a name="FNanchor_2_17" id="FNanchor_2_17"></a><a href="#Footnote_2_17" class="fnanchor">[2]</a>; «belles d'hier, les voici ridées, -flétries, hideuses à faire pleurer qui les mit au -monde...»—«O mes pensées d'hier! O mes belles -pensées! s'écriait Nietzsche, qu'ai-je donc fait de vous? -qu'est-ce que vous voilà devenues?»</p> - -<p>Que M. Vielé-Griffin se rassure: même avec des -précautions, je n'ose encore guider personne.—Qui -veut se promener, qu'il me suive! Mais vers quoi -guiderais-je les autres? moi qui ne sais pas où je vais.—Allons-y—mais -doucement, ma chère Angèle. -<i>Léo est in via</i>, dit Salomon. Et <i>errare humanum est</i> ... -mais il y a quelque charme à cela.</p> - -<p class="date"><i>Paris, 15 novembre 1898.</i></p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_16" id="Footnote_1_16"></a><a href="#FNanchor_1_16"><span class="label">[1]</span></a> <i>La Sagesse et la Destinée</i>.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_17" id="Footnote_2_17"></a><a href="#FNanchor_2_17"><span class="label">[2]</span></a> <i>Ermitage</i> de novembre 1898.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span></p> - -<h3>V<br /><span class="donotshow">.—Verhaeren, Pierre Louys</span></h3> - -<p class="dest"><span class="smcap">Chère Angèle,</span></p> - -<p>Pardonnez-moi, je ne suis pas parti, je ne pars pas. -Je ne sais plus partir.—Le petit appartement que -nous prîmes à frais communs, si petit qu'on n'y peut -tenir ensemble, et que vous n'y venez que lorsque je -cède la place, je ne le quitterai qu'au printemps. Paris -me retient, me possède; j'y vis, j'y revis, j'y voyage; -j'y regarde inlassablement. A force de le fuir naguère, -j'ai trouvé le secret d'y vivre comme en une ville -étrangère, c'est-à-dire d'y admirer tout. Non! Rome -et le grave Palatin, les quais argentés de Venise, Naples -et ses tièdes aurores n'ont pas eu pour moi plus de -charmes. Quand je regrette (car je me plais à regretter -parfois), c'est plus lointainement encore, Kairouan, -Tunis, Touggourt, le mirage infini du désert, l'oasis -<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span>pleine de colombes... Que n'y allez vous à présent, -tandis que je m'attarde ici? Vous m'écririez: Il fait un -temps affreux; depuis trois jours nous suffoquons sous -une tempête de sable. Je répondrais: Il fait un temps -charmant, gris et tiède, et de sourire entre les larmes; -l'alternance de brefs soleils et de passagères ondées fait -un étonnement pour chaque heure, et les travaux des -quais renouvellent les paysages.—Paris est merveilleux, -chère amie, et défoncé de toutes parts: vous -savez que ce n'est pas seulement à l'Exposition qu'on -travaille; on perce tous les boulevards; on sape, on -creuse, on lance et fait rôder sous terre des projets -ténébreux d'égouts et de chemins de fer. Le travail -souterrain crève par places la surface; on se penche -au-dessus; on suppose des cavités inexplorables où -tout un peuple harassé travaille le jour et la nuit.—Car -la nuit, le travail continue; sur les quais, dès la -tombée du soir, de fantastiques fanaux éclatent. Passé -minuit, dans le silence d'alentour, les abords de l'ex-Cour -des Comptes sont lyriques. Il y a, près du pont -Royal, d'énormes arbres; leurs branches s'allongent et -baignent dans cette lumière factice, et, derrière eux, -les murs semblent incendiés. Plus loin des palais -naissent, comme poussés par en bas.</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span>Les ponts, les tours, les arches<br /></span> -<span class="i0">Tremblent au fond du sol profond.<br /></span> -<span class="i0">La multitude et ses brusques poussées<br /></span> -<span class="i0">Semblent faire éclater les villes oppressées...<br /></span> -</div></div> - -<p>Ces vers sont de Verhaeren; je vous envoie son dernier -volume<a name="FNanchor_1_18" id="FNanchor_1_18"></a><a href="#Footnote_1_18" class="fnanchor">[1]</a>. Citerai-je encore?</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Un vaste espoir, venu de l'inconnu, déplace<br /></span> -<span class="i0">L'équilibre ancien dont les âmes sont lasses,<br /></span> -<span class="i0">La nature paraît sculpter<br /></span> -<span class="i0">Un visage nouveau à son éternité;<br /></span> -<span class="i0">Tout bouge—et l'on dirait les horizons en marche.<br /></span> -</div></div> - -<p>Et ceci me permet d'ajouter que je ne suis pas de -ceux qui regrettent la Cour des Comptes. Par principe, -je veux avoir toutes les ruines en horreur. Certes, si -c'est pour construire un aussi terrible monument que -le nouvel Opéra-Comique qu'on les enlève, je préférerai -toujours ce qui pouvait se trouver à la place.—Mais -quel terrible aveu d'impuissance que cette crainte du -neuf, que ce respect du vieux. Les époques créatrices -n'avaient pas tant de scrupules et se plaisaient à -démolir—pour avoir plus à reconstruire après—soucieuses -<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span>surtout d'imposer au dehors des formes à -leur ressemblance. La première condition pour cela, -c'est de ne pas ressembler au passé. L'admiration de -l'antiquité qu'avait la grande Renaissance ne me contredit -point; c'était pour elle une ferveur de plus, une -émulation, une excitation à produire.—Mais l'archéologie, -le contemplatif regret du passé ne créent -pas les œuvres nouvelles.</p> - -<p>M. Louys nous le prouve surabondamment et plus -délicieusement que jamais dans le conte qu'il donne -au <i>Mercure</i>, où il s'excuse de ne parvenir plus à rien -inventer de bien neuf<a name="FNanchor_2_19" id="FNanchor_2_19"></a><a href="#Footnote_2_19" class="fnanchor">[2]</a>.—Il m'est difficile, je -l'avoue, de suivre une discussion où l'on veut faire -le mot «histoire» synonyme du mot «progrès», -surtout lorsqu'on entend par progrès simplement -augmentation de confort, perfectionnement des -voluptés. Il m'est difficile et désagréable de considérer -l'histoire de l'humanité comme une marche, de sensualités -en sensualités plus charmantes, et rien dans ce -monde ne me convainc que ce soit de volupté que le -monde doive mourir.</p> - -<p>Constater que l'antiquité tissait déjà la soie ne -<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span>déprécie pas la soie à mes yeux. La ramie ne me -semble pas d'une textilité plus parfaite, la pomme de -terre d'un goût plus délicat pour avoir été découvertes -hier. Si l'on n'a pas inventé, comme il est déploré dans -ce conte, de nouvelles pierres précieuses, c'est peut-être -qu'on n'en avait pas grand besoin et que celles -d'avant contentaient.—Que M. Louys trouve la vie -antique parfaite, j'y consens; mais alors il ne devrait -pas regretter que l'homme ne l'ait point perfectionnée—s'extasier -sur la beauté d'antiques marbres et -déplorer tout à la fois que l'homme n'ait pas trouvé -depuis «une pierre naturelle, un alliage chimique plus -digne de reproduire la figure humaine»,—c'est -peut-être une inconséquence. L'idée de <i>perfection</i> -exclut celle de <i>progrès</i>; on parle de la <i>perfection</i> de l'art -et des <i>progrès</i> de l'industrie; cela M. Louys le sait bien,—mais -je vous le dis à vous, chère Angèle, pour que -vous compreniez qu'il est dangereux de refaire l'œuvre -d'autrui, fût-ce en vue de la perfectionner, et surtout -lorsqu'elle est déjà parfaite; on risquerait sinon, par -bienveillance envers soi-même, de préférer le Guide à -Raphaël, le plafond du palais Farnèse à celui de la -Sixtine, et <i>Une volupté nouvelle</i> au <i>Dialogue avec une -momie</i> d'Edgar Poe.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span>Certes, nos temps sont laids; le temple de Pœstum -reste plus immuablement beau que tout ce qu'on fit -dans la suite,—mais l'admirable aujourd'hui, chère -Angèle, c'est, malgré la vieillesse des temps, de sentir -sa propre jeunesse, d'imposer, malgré tout, celle-ci; -c'est là ce qui fait ce qu'on appelle les «renaissances».</p> - -<p class="date"><i>15 février 1899.</i></p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_18" id="Footnote_1_18"></a><a href="#FNanchor_1_18"><span class="label">[1]</span></a> <i>Les visages de la Vie</i>.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_19" id="Footnote_2_19"></a><a href="#FNanchor_2_19"><span class="label">[2]</span></a> <i>Une Volupté nouvelle, Mercure</i> de février (paru depuis en -volume).</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span></p> - -<h3>VI<br /><span class="donotshow">.—Stevenson et <i>du nationalisme en littérature</i></span></h3> - -<p class="dest"><span class="smcap">Chère amie,</span></p> - -<p>Je relève de voyage. Excusez mon trop long silence. -Je vous écris sitôt rentré, et, si ma lettre d'aujourd'hui -marque encore un peu de fatigue, n'en accusez -que le voyage: c'est une grave maladie qui laisse les -facultés éblouies, et dont je fais maintenant à Paris -une heureuse convalescence.</p> - -<p>J'ai vu des villes et des villes encore; croyez un voyageur: -Paris est merveilleux. Si parfois je pouvais souhaiter -être étranger, ce serait pour le découvrir.—Mais -vous l'aimez autant que moi, je le sais, et m'en parliez -dans vos dernières lettres de façon à me faire déplorer -encore plus mon absence; aussi maintenant c'est fini, -je ne voyage plus, chère amie.—Les voyages, d'ailleurs, -n'ont qu'un temps; non qu'on se lasse de courir -<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span>les routes, mais parce qu'on les sent plus longues que -la vie; et parce qu'on se dit que la vie n'est point faite -uniquement pour voir, mais aussi pour se souvenir -d'avoir vu. Il est un temps pour jeter des pierres, dit -l'Ecclésiaste, et un temps pour les ramasser...</p> - -<p>Pourtant, si vous partez, prévenez-moi—et surtout -n'allez pas en Algérie sans moi! j'en serais malade.</p> - -<p>Pourquoi me reprocher encore de ne pas vous écrire -des lettres de <i>là-bas</i>? Je vous l'ai dit vingt fois: en -voyage, je ne peux pas écrire; cela m'empêche de -regarder; et puis je ne veux pas brusquer mes souvenirs, -ni les empailler tout vivants. Pourquoi vous -obstiner à vous en plaindre? Me faut-il vous citer votre -cher Stevenson?</p> - -<p>«Ecrire m'est impossible en voyage, dit-il (la lettre -est datée d'Avignon). C'est un défaut, mais qu'y faire? -Il me faut, pour pouvoir écrire, me sentir un peu chez -moi, et ma tête doit avoir le loisir de se mettre en -ordre. Les images nouvelles m'oppressent et puis j'ai -une fièvre de mouvement...» Et plus loin; «J'aimerais -à rester plus longtemps ici; je ne peux pas. Je suis -poussé devant moi par une inquiétude invincible...» -Ces lignes, ainsi détachées, se fanent comme une fleur -coupée; je me doute, en les transcrivant, qu'elles ne -<span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span>vous diront pas grand'chose; mais songez à cette -délicate figure de malade sans cesse exilé, et ces -mots «me sentir un peu chez moi» prendront pour -vous une saveur singulière.</p> - -<p>Je ne professe point pour Stevenson une de ces admirations -sans mesure; mais c'est un excellent auteur. -Je n'aime pas beaucoup son <i>Prince Othon</i>, que des -maladroits veulent faire passer pour son chef-d'œuvre, -mais dans ses <i>Nouvelles Mille et une nuits</i> il y a des -inventions merveilleuses. Bien des gens ignorent que -le <i>Dynamiteur</i> est traduit,—ou bien qu'attendent-ils -donc pour le lire? Et <i>l'Ile au Trésor</i> ou même <i>le -Club du suicide</i>?—L'absence de pensée est là -volontaire et charmante; à l'excellence du récit, l'intelligence -fine et vive de Stevenson est uniquement -employée; et quel choix de détails! quel tact! quelle -aristocratie de moyens! Cela est fin, spécieux, délicat, -extrêmement civilisé. Lui reste correct et discret; -toujours conteur, acteur jamais; la vie le grise, mais -comme un très léger champagne; rien de dionysiaque -en cette ivresse, rien de divin; son ivresse est toujours -lucide et n'excite que son cerveau; ivresse -de salon, de causeur;—vous savez que ce n'est pas -la mienne; et je souffre souvent, le lisant, de sentir -<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span>que toujours il est resté <i>devant</i> les choses, un peu -distant, voyeur amusé, non viveur; je lui voudrais -de moins bons yeux et qu'il eût dû s'approcher pour -bien voir; il ne se compromet jamais dans quoi que -ce soit qu'il raconte; actions hâtives, forcenées, trépidantes, -mais sans chaleur; c'est un pirate de cabinet, -Kipling, depuis, nous a montré de la sauvagerie plus -réelle.</p> - -<p>Louons les patients traducteurs! A quelle reconnaissance -notre native ignorance des langues étrangères -ne nous oblige-t-elle pas envers eux! Peu de jours -passent sans que je rende grâces à quelqu'un d'eux;—et -principalement à votre excellent ami Davray, -qui comble mes vœux en ouvrant une bibliothèque -d'auteurs étrangers, au <i>Mercure</i>. Combien de livres -sont restés sans lecteurs parce que les lecteurs ne -savaient où trouver ces livres! L'ignorance, faute -de renseignements, est déplorable; il serait si facile -d'y remédier, sinon par une centralisation des livres de -même famille, du moins par une bibliographie bien -faite.</p> - -<p>—Je sais que la question de nationalité littéraire a -passionné quelque temps «toute la presse». J'ai peu -suivi, je vous l'avoue, cette querelle qui ne m'intéressait -<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span>pas grandement. Certains nationalistes, m'a-t-on -dit, contestaient jusqu'au droit de traduire ou de lire -les étrangers, sous prétexte que ce qui s'y trouvait -de non français, d'exotique, était fait pour intoxiquer -la France; que la France ne se pouvait assimiler rien -qui ne fût déjà français par avance, et que ce qui, -dans ces fâcheux auteurs, se pouvait absorber sans -péril, c'était toutes qualités que nous n'avions pas su -reconnaître en nous-mêmes; que les voisins nous -servaient tout bonnement notre bien propre et que -si l'on recherchait mieux on trouverait, à tout ce -que nous admirons chez eux, toujours une origine -française.—La détestable infatuation d'une pareille -thèse ne peut pourtant me faire la rejeter trop vite en -entier. Je crois en effet que notre littérature est très imparfaitement -connue de nous-mêmes, et que les -étrangers la connaissent beaucoup mieux que nous ne -connaissons la leur. Gœthe, Heine, Schopenhauer, -Nietzsche, Ibsen, Dostoïevsky, Tolstoï, tous les grands -esprits étrangers ont tenu leurs regards sans cesse -tournés vers la France, et beaucoup ont trouvé dans -les recoins de notre bibliothèque les germes de pensées -qui, développées, exagérées par eux, vont revenir -à nous comme de vieux parents reviennent d'Amérique, -<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span>partis pauvres, jadis, depuis presque oubliés, maintenant -étonnamment riches, mais ne parlant plus notre -langue. Il est entendu que c'est un caractère de notre -race, de courir trop vite et de laisser tomber en -courant toutes les pommes d'or d'Hippomène, dont -les nations voisines aussitôt vont s'emparer, comme -Atalante... Longtemps avant Jules Lemaître, Viollet-le-Duc -disait cela, et je ne pense pas que nul -l'ait mieux dit dans la suite:—«Nous cherchons, -nous entrevoyons, nous poursuivons le bien, mais -nous ne tenons pas à le fixer ... et ainsi courant, -haletant, notre jouissance est sans cesse ajournée... -Cette disposition, chez nous, amène dans l'étude des -arts les plus étranges bévues. Nous émettons un principe -qui en fait naître un autre, et ainsi de suite; nous -ne poursuivons pas l'application et les développements -du premier, nous allons en avant, laissant -inachevée l'œuvre commencée; pendant ce temps, -un peuple plus calme, ou plus attaché aux intérêts du -moment, s'empare du premier principe abandonné -par nous, il le développe, l'étudie, en perfectionne -les conséquences: or il arrive un jour que ces développements -perfectionnés par d'autres se rencontrent -sur notre route; nous voilà ravis d'admiration, et -<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span>nous mettons autant d'ardeur à imiter les conséquences -souvent mal déduites, des principes abandonnés jadis -par nous, que nous avions mis d'empressement à en -poursuivre de nouveaux. On conçoit combien ces -retours étranges amènent de confusion dans les idées, -combien il devient difficile de démêler le vrai du faux, -l'inspiration de l'imitation au milieu de ces éléments -divers. C'est pourquoi nous avons aujourd'hui tant de -peine à savoir ce que nous voulons et ce qui nous -convient en fait d'art<a name="FNanchor_1_20" id="FNanchor_1_20"></a><a href="#Footnote_1_20" class="fnanchor">[1]</a>.»</p> - -<p>Il y a des gens pour s'étonner sans cesse que l'art -et la pensée soient de domaine public. Tous les protectionnismes -du monde ne pourront empêcher les -paroles, les formes et les sons, de voler par-dessus -les frontières comme les oiseaux par-dessus les murs. -Toutes les considérations les plus admirablement patriotiques -ne me retiendront pas d'être à l'affût de tout -ce qui peut paraître d'étrange. J'attends toujours je -ne sais quoi d'inconnu, nouvelles formes d'art et nouvelles -pensées et quand elles devraient venir de la planète -Mars, nul Lemaître ne me persuadera qu'elles -doivent m'être nuisibles ou me demeurer inconnues. -<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span>Nous sommes loin du temps où La Bruyère disait que -tout est déjà dit; nos littératures modernes diffèrent -extraordinairement des antiques ... imaginez un Balzac -chez les Grecs! un Whitman! un Dostoïevsky!—Qu'est-ce -qui va venir après?—ô richesses insoupçonnées! -Je vous propose, chère amie, une belle définition -du génie: Le génie, c'est le sentiment de la -ressource.</p> - -<p>Celle de notre race est loin d'être épuisée.</p> - -<p class="p2">Je vous envoie, avec cette lettre, tout un bouquet de -beaux poèmes: lisez-les; une jeunesse active, amoureuse -et fervente y respire. Si ce n'est pas là une renaissance, -alors, qu'appelle t-on ainsi?—Cela -m'emplit de confiance; on lit en eux comme une certitude -d'avenir. Et vous verrez que le vieil alexandrin -n'est pas mort, quoi que vous en disiez.—Vous me -demandez mon opinion sur le vers libre.—En ai-je -seulement? On vit si bien sans opinions. A cause des -autres, j'ai dû m'en faire quelques-unes; mais c'est à -peine si j'y crois; elles me gênent; quand je suis seul, -je les renie.</p> - -<p>André Beaunier faisait habilement remarquer, dans -une conférence récente, comment la poésie, passant -<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span>de la littérature grecque à la latine, avait pris soin de -remplacer par l'observation stricte des règles, le -sentiment poétique qui lui manquait. Peut-être y -a-t-il lieu de dire aussi que la rigidité même de -notre vers classique et de nos lois prosodiques est -la conséquence et le signe du caractère si médiocrement -poétique de notre peuple et de notre -langue. Il n'y avait poésie qu'à conditions strictes, et -de là vint dès lors que ce qu'on appelait «génie poétique» -n'était souvent qu'un génie tout verbal, et métaphorique, -et rhéteur. En une période comme la -nôtre, où le sentiment poétique semble surabonder, -et surabonde, c'est parce que les règles prosodiques -<i>ne sont plus</i> nécessaires pour soutenir la poésie que -certains poètes, suffisamment poètes pour s'en passer, -s'en passent.—Le danger vient de ce que peut-être -notre langue ne le supportera pas; on ne peut le savoir -encore. Peut-être des poètes aussi clairs que Vielé-Griffin, -aussi robustes que Verhaeren, nous donnent-ils -inconsciemment le change; peut-être n'admirons-nous -en leurs nouvelles formes qu'eux-mêmes; peut-être -donnent-ils sans le vouloir le coup de grâce à la -<i>poésie</i> vraiment française et leur génie, pour un dernier -éclat, la détériore-t-il à jamais; peut-être, ne -<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span>laissant après eux plus aucune forme banale, aucune -forme métrique fixe, arbitraire, disponible, indépendante -de l'émotion qui l'emplit, contraindront-ils les -faux et médiocres poètes à ne plus oser écrire en vers; -et peut-être les vrais poètes eux-mêmes n'écriront-ils -plus nécessairement en vers, et le mot poésie ne sera-t-il -plus nécessairement synonyme de vers, quand déjà -celui de vers est si rarement, en France, synonyme de -poésie.—Et peut-être cela sera-t-il très heureux, si la -prose d'autant y gagne, si les poètes à venir, héritiers -d'aucune forme, mais de la très riche ferveur, de l'intense -et diverse émotion de la pléiade d'aujourd'hui, -trouvent, plastique à souhait, une langue, prose tant -qu'on voudra, mais si belle, si souple, et nombreuse et -rythmique enfin, si hardie, sensuelle et soucieuse -d'émotion, que le plus poétique génie pourra s'y dire, -tandis que les mauvais poètes seuls demanderont encore -aux formes surannées la protection, le support et le déguisement -de leur débilité lyrique...</p> - -<p>Je dis «peut-être» pour ne froisser personne; car -l'alexandrin n'est pas mort; mais «la France est le -pays de la prose», dit Michelet—et puis je vous ai -dit que je n'avais pas d'opinion.</p> - -<p>... Mais, je vous en prie, chère amie, ne confondez -<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span>pas Art et Vie; certes cela n'est pas le contraire, -comme on nous l'a fait croire trop longtemps au -Parnasse; mais ça n'est pas non plus la même -chose... J'y reviendrai dans ma prochaine lettre. Au -revoir.</p> - -<p class="date"><i>Paris, 10 mai 1899.</i></p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_20" id="Footnote_1_20"></a><a href="#FNanchor_1_20"><span class="label">[1]</span></a> Septième entretien sur l'architecture.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">[Pg 124]</a></span></p> - -<h3>VII<br /><span class="donotshow">.—De quelques récentes idolâtries</span></h3> - -<p>Non, chère amie, je ne discuterai pas avec vous. Il -fait trop chaud. Je m'irriterais, et je ne vous persuaderais -point.—Vous me demandez, sur le téméraire -engagement que je prenais en vous quittant le mois -dernier, de différencier Art et Vie. Vous me le demandez -parce que vous savez très bien que je n'y -arriverai pas.</p> - -<p>Par instants on peut croire que l'on se fait des idées -nettes sur ces choses, c'est d'ordinaire au sortir de -médiocres lectures; on sent alors fort bien de quelles -funestes théories le médiocre auteur est victime; par -charité, pour excuser l'auteur, on accuse les théories; -on feint d'oublier un instant que certains auteurs -naissent victimes, et que ceux que précisément n'importe -quelle théorie écrase, écrasera, doit écraser, sont -aussi ceux-là mêmes qui s'en chargent le plus volontiers, -<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span>par une sorte d'instinctif talent de portefaix,—comme -si de s'en décharger leur faisait trop froid aux -épaules ou comme s'il leur fallait un faix pour marcher -droit.</p> - -<p>Par instants l'on n'y comprend plus rien du tout.—Ces -instants sont les bons.—Si ces questions supportaient une -solution définitive, la littérature en mourrait; -elle vit d'une confusion momentanée, volontaire -ou charmante de ces choses. On se donne beaucoup -de mal pour tâcher de fixer et de délimiter ses idées, -par une manie toute latine. Les idées nettes sont les -plus dangereuses, parce qu'alors on n'ose plus en -changer; et c'est une anticipation de la mort.</p> - -<p>Il y a eu l'idolâtrie de la mort. S'il nous faut une idolâtrie, -préférons celle de la vie.—Mais pourquoi des -idolâtries? Notre ferveur est-elle donc si languissante -qu'elle ait besoin de se construire des autels? Pourquoi -des autels à la Vie? Que signifie la Vie, par elle-même? -Pourquoi lui subordonner l'art? comme si -l'art était, en face de la vie, un dangereux ennemi à -soumettre, qui sinon réduirait la vie. Un rancunier -souvenir du Parnasse nous fait-il oublier la -médiocre utopie des Goncourt? L'art des Goncourt, -autant que celui du Parnasse, est signe d'une diminution -<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span>de vie. Ce n'est que lorsque la vie d'un peuple -baisse comme une eau se retire, que l'art de ce peuple -s'isole, ou qu'il prétend doubler et redire la vie.—Opposer -l'art à la vie est absurde, parce que l'on ne -peut faire de l'art qu'avec la vie. Mais ce n'est que là -où la vie surabonde que l'art a chance de commencer. -L'art naît par surcroît, par pression de surabondance; -il commence là où <i>vivre</i> ne suffit plus à exprimer la -vie. L'œuvre d'art est une œuvre de distillation; -l'artiste est un bouilleur de cru. Pour une goutte de -ce fin alcool, il faut une somme énorme de vie, qui -s'y concentre.</p> - -<p>Il y a eu l'idolâtrie de la tristesse. S'il nous faut -une idolâtrie, préférons celle de la joie. On disait, il y -a cinquante ans:</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Les plus désespérés sont les chants les plus beaux.</i><br /></span> -</div></div> - -<p>Beaucoup alors n'osèrent pas être joyeux, ce qui est -triste. Le mot d'ordre aujourd'hui vaut mieux, bien -que ce soit un mot d'ordre. Les vrais tristes n'en -seront pas plus joyeux, mais les joyeux sauront mieux -le paraître; et un grand nombre de douteux n'oseront -pas paraître tristes,—ce qui leur apprendra le -bonheur.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span>Je vous ai déjà dit ce que je pensais de l'idolâtrie de -la Nature. Ceux qui l'idolâtrent croient trop qu'on sort -de la nature sitôt qu'on sort des champs de blé. Laissons -cela... Une idolâtrie bien plus grave, que certains -enseignent aujourd'hui, c'est celle du peuple, de la -foule. Certains voudraient nous persuader qu'il y a -profit à se laisser mener par elle, et qu'elle est belle. -Marc Lafargue compromet son nom délicieux à -louanger le populaire. C'est un poète fort et délicat; -sans doute sa naturelle générosité le leurre; je ne puis -m'expliquer autrement son erreur. La terre riche et -riante où il a le bonheur de vivre nourrit sans doute -un peuple confiant et joyeux. Pour moi qui passe -depuis mon enfance de longs morceaux d'année dans -une pluvieuse province, où le presque unique souci -des hommes qui l'habitent est de changer l'abondante -eau du ciel en alcool, je ne peux penser comme lui.—Vous -parlez d'éduquer la foule; essayez-le; si -vous sentez que c'est votre métier, je vais vous trouver -admirable, car c'est extrêmement peu le mien. Vous -parlez de récitations populaires; certes, l'entreprise -est curieuse et vaut la peine qu'on la loue: gloire à -MM. Mendès et Kahn, gloire à Sarah Bernhardt, -de la tenter! Et je ne m'étonne pas trop que, -<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span>dans une société aussi prétentieuse que celle de -Paris, on puisse hebdomadairement trouver de quoi -remplir une vaste salle de spectacle, avec des gens qui -viennent <i>voir</i> réciter, par nos plus illustres acteurs, -des vers qu'ils n'ont jamais l'idée de lire; ils -trouvent que paraître goûter l'Œuvre d'Art vaut bien -quelques heures d'ennui.</p> - -<p>O Marc Lafargue! vous dont j'aimais les vers, -défiez-vous des foules! Pour aimer bien chacun, séparez-le -de tous. Réunis, les hommes perdent ce qu'ils -ont de précieusement personnel; ils n'additionnent -et ne renforcent que ce qu'ils ont «de même nature»; -il n'y a bientôt plus qu'un total monstrueux.—Vous -parlez d'émotions propagées et de contagions admirables... -Les maladies seules sont contagieuses, et -rien d'exquis ne se propage par contact. La communion -ne s'obtient ici que sur les points les plus communs, -les plus grossiers et les plus vils. Sympathiser -avec la foule c'est déchoir.</p> - -<p>Je comprends que vous admiriez en la foule le -trouble réservoir des énergies futures, mais vous, dont -tout l'effort a été de sortir de cette foule et de vous différencier -d'elle assez pour pouvoir vous opposer à elle et -pour <i>la voir</i>,—que vous veniez vous incliner devant -<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span>elle, lui apporter votre œuvre d'art comme un présent, -comme un hommage, la lui soumettre ... ô malheureux!</p> - -<p>Je hais la foule; elle ne respecte rien; toute tendresse, -toute délicatesse, toute justesse, toute beauté -s'y faussent, s'y brisent, s'y mortifient; houle mobile, -inconsciente, sans cesse à la merci du souffle d'un -tribun qui la mène, quand elle est belle, c'est comme -une mer en démence; quand je l'admire, c'est du -balcon—<i>e terra</i>.</p> - -<p>Je hais la foule;—ne voyez pas d'orgueil dans mes -paroles: quand je suis dans la foule, j'en fais partie, -et c'est parce que je sais ce que j'y deviens que je hais -la foule.</p> - -<p>Et c'est ce qui rend la question théâtrale si passionnante; -c'est que l'œuvre dramatique est, comme nous -nous plaisons tous à dire: «faite pour être jouée», -pour être livrée à la foule; c'est-à-dire que, dans le -livre, elle demeure comme une symphonie sur le -papier, virtuelle, lisible seulement pour quelques initiés. -C'est, avec toutes les prétentions qu'on voudra, -une œuvre qui ne trouve pas sa fin en elle-même, qui vit -entre les acteurs et le public et qui n'existe qu'à l'aide -de lui... Et pourtant je ne peux considérer le drame -<span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[Pg 130]</a></span>comme soumis au public; non jamais; je le considère -comme une lutte au contraire, ou mieux comme un -duel contre lui—duel où le mépris du public est un -des principaux éléments du triomphe. La grande -erreur de nos dramaturges modernes est de ne pas -mépriser suffisamment leur public. Il ne faut pas -chercher à l'acquérir, mais à le vaincre. Un duel, vous -dis-je, et d'où le public sorte et battu, et content.</p> - -<p>Je ne vais pas souvent au théâtre; l'ennui que j'y -goûte est souvent infini. Rarement, surtout quand je -n'ai près de moi personne avec qui causer, rarement -je peux prendre sur moi d'attendre jusqu'à la fin du -spectacle, où je ne sais ce qui me gêne le plus: de -l'admiration benête de mes voisins, du jeu factice et -sans art des acteurs, ou des informes pièces qu'on -nous sert aujourd'hui.—Pourtant, grâce à vos conseils -toujours bons, j'ai voulu voir <i>Hamlet</i> ... je n'ai -vu que Sarah Bernhardt.</p> - -<p>Des artistes dont je respecte la science sûre et le goût -fin m'avaient tant dit et répété que Sarah était excellente, -etc.,—que pendant quelques jours, plutôt -que de n'être pas de leur avis, j'ai préféré croire que -j'étais, par un malchanceux hasard, tombé sur une de -ces représentations extraordinaires où les acteurs jouent -<span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[Pg 131]</a></span>comme si vous n'étiez pas là... Mais non; tout était -volontaire et appris. Causant depuis avec les uns et les -autres, j'ai dû comprendre que la grande Sarah n'était -pas différente pour exalter les uns et pour m'exaspérer.</p> - -<p>Je sais qu'il se produit dans une salle de spectacle -des zones torrides et des îlots de froideur. Peut-être, -auprès de moi, eussiez-vous donc trouvé Sarah moins -bonne; peut-être auprès de vous l'eussè-je donc trouvée -moins détestable. Combien de fois la crainte d'être -appelé à donner mon avis en sortant m'a-t-elle fait -fuir théâtres ou concerts.</p> - -<p>—Comment trouvez-vous que *** ait dirigé la 9<sup>e</sup>?</p> - -<p>—Ne préfériez-vous pas X ou Z?</p> - -<p>Ces questions tuent. Mon cerveau a ceci de cruel -qu'il ne fonctionne jamais si peu que devant une pure -œuvre d'art. L'enthousiasme ou la contemplation ont -pour premier effet chez moi l'inhibition délicieuse et -vraisemblablement divine de mes facultés critiques... -Je dois vous avouer que devant Sarah Bernhardt il -n'y a pas eu d'inhibition du tout. Au contraire, mes -facultés critiques ont seules profité de la pièce, et, vous -l'avouerai-je, mon amie, malgré la remarquable traduction -de Schwob, <i>Hamlet</i> m'a ennuyé à périr, et je -<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[Pg 132]</a></span>n'y ai quasiment plus rien compris. Il me paraît -même possible que je n'y eusse plus vu qu'un médiocre -mélodrame, si, Dieu merci, je n'avais pas connu -la pièce par avance.—Telle que la joue Sarah, la -pièce, dès le troisième acte, change de sujet... Eh -quoi? n'aimez-vous pas <i>Hamlet</i>? Ou quelle étrange -idée vous faites-vous de ce rôle pour avoir pu vous -satisfaire d'une telle interprétation?—Je vous en -parlerai longuement, mais le temps aujourd'hui me -manque; j'y reviendrai.</p> - -<p>Au revoir, je vous laisse Paris. S'il en paraît de -bons, envoyez-moi des livres.</p> - -<p class="date"><i>Paris, 15 Juin 1899.</i></p> - -<div class="blockquot"> -<p>En post-scriptum à cette lettre, et simplement pour opposer -une interprétation, que je crois juste, à beaucoup d'interprétations -récentes, que je crois fausses, et tout particulièrement à celle de -la grande Sarah, qui prétend ne voir dans Hamlet que le type de -«l'homme résolu»—je transcris ici quelques notes prises au -lendemain de la représentation:</p> - -<p>—«Un caractère résolu» prétend-elle trouver dans Hamlet ... -«résolu», oui; <i>mais</i> réfléchi. Et tandis qu'Othello agit avant -de penser, celui-ci pense avant d'agir. Il pense au lieu d'agir; il -est distrait de l'action par la pensée.</p> - -<p>Au début du drame que voyons-nous?—Un homme inscrire -sur les tablettes de son carnet et au plus profond de son -<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span>cerveau <i>qu'il a quelque chose à faire</i>: venger son père. «Oui, -pauvre ombre, je veux du registre de ma mémoire effacer tous -les souvenirs vulgaires et frivoles, toutes les maximes des livres, -toutes les formes, toutes les impressions ... et ton ordre vivant -remplira seul les feuillets du livre de mon cerveau, fermé à ces -vils sujets.»</p> - -<p>Va-t-il agir?—Non. Il réfléchira:</p> - -<p>Doit-il se fier au récit d'un fantôme? Il s'agit de contrôler -d'abord.—Et dès lors l'action (j'entends: la vengeance) passe -au second plan, se recule. Ce qu'il cherche, ce n'est pas l'action, -c'est une raison d'agir. Il invente l'épreuve du spectacle. Il expérimente; -il essaie: et le voilà qui, peu à peu, <i>se distrait de -l'action par les moyens mêmes qu'il employait pour se pousser à agir</i>. -A ce point que, dans le quatrième acte, à peine est-il question -de père à venger, mais bien d'Ophélie, de Laërte, et de généralités -vagues où toute décision se perd. C'est là ce qui vous faisait -dire qu'Hamlet avait «changé de sujet».—Non; car le -sujet c'est: <i>la distraction de Hamlet</i>.</p> - -<p>Et il faudrait alors que, par une habile gradation, <i>qui est dans -la pièce</i>, l'acteur force le spectateur de penser: Mais le malheureux! -il oublie ce qu'il <i>devait</i> faire! il oublie!—Oui: et -l'action sinon le sujet bifurque, et l'intérêt semble changer. Les -moyens d'action ont pris la place de l'action même, à ce point -qu'il ne faut rien moins que l'angoisse d'une mort imminente -pour rappeler à Hamlet <i>son devoir</i>. Alors, soudain, de nouveau, -tout disparaît. «J'avais <i>une</i> chose à faire; je ne l'ai pas faite,—et -je meurs!...» Monnet, qui certes ne nous satisfaisait pas toujours -durant le cours de la pièce, devenait alors, et brusquement, -superbe. Chez cet homme qui, durant quatre actes, balançait et -ne pouvait se décider à tuer il y avait une soudaine rage atroce, -une ruée, comme une fringale d'action après ces quatre actes de -jeûne; il agissait: il agissait soudain beaucoup trop: il tuait -<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[Pg 134]</a></span>le roi trois fois, oui, trois fois de suite, en forcené qui ne tuera -jamais assez. Il le crevait de coups d'épée: il lui enfonçait dans -la bouche le bord de son hanap empoisonné; il l'écrasait à coups -de bottes.—Réfléchir quatre actes durant, pour en arriver là!... -C'était une action stupide, irraisonnée, frénétique, et maladroite -encore, autant que celle qui tuait Polonius, affolait Ophélie, -torturait inutilement la reine et démoralisait Laërte. Oh non! -pas l'action d'un «homme résolu», mais celle de quelqu'un qui -n'était pas né pour agir, et à qui Horatio saura dire: «Vous -auriez pu naître poète.»</p> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span></p> - -<h3>VIII<br /><span class="donotshow">.—Sada Yacco</span></h3> - -<p class="dest"><span class="smcap">Chère Angèle,</span></p> - -<p>J'aurais plus de plaisir à vous parler de l'Exposition -si déjà M. Verhaeren n'en avait si excellemment parlé -dans le <i>Mercure</i>. J'aime son optimisme flagrant; il a -parbleu le goût tout aussi fin qu'un autre, que M. de -Gourmont par exemple, et sait être choqué par les -hideurs; mais tandis que celui-ci s'y attarde et leur -donne précisément l'importance de ses sarcasmes, -celui-là passe (ce qui est la plus simple façon de mépriser) -et réserve sa vie pour admirer ce qui pourtant -reste admirable. Affaire de tempéraments.</p> - -<p>De tout ce que j'ai vu dans cette foire, un souvenir -domine. Près de lui pâlissent les autres, et si je vous -en parle aujourd'hui, c'est pour, le ravivant par ma -parole, le mieux défendre contre mon propre oubli;—aussi -<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span>pour que vous regrettiez un peu de n'avoir pas -parfois épousé ma folie, surtout lorsqu'elle me menait, -comme elle fit souvent, au théâtre de la Loïe Fuller, -pour y voir jouer la troupe japonaise. De ne l'avoir -pas vue, je comprendrais que vous fussiez inconsolable, -si elle ne nous avait déjà donné l'espoir de reparaître à -Paris dans deux ans.</p> - -<p>Elle n'a guère joué que deux pièces: «la Geisha et -le Chevalier», puis «Kesa». Il s'ajoutait à l'excellence -de l'interprétation cet intérêt bizarre: l'actrice -unique de la troupe, Sada Yacco, était, prétendait-on, -la première femme qui jamais au Japon eût monté sur -les planches. Bien mieux: certains très renseignés -affirmaient que jamais encore elle n'avait paru au Japon -même, mais que dès son retour là-bas on la présenterait -à l'empereur. Sa carrière se serait décidée -d'une façon subite: durant une tournée que la troupe -faisait, en Amérique je crois, un soir, tout brusquement, -le jeune acteur chargé du rôle de la Geisha tomba -malade. Allait-il falloir désappointer la salle? la femme -de l'acteur principal, Kawa Kamy, se proposa; elle savait -le rôle, disait-elle, elle le jouerait sans erreurs, et le -public non averti ne s'apercevrait même pas du scandale; -sur la scène, une femme tenir un rôle de femme!...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span>Qu'elle eût été d'abord admirable, c'est ce qu'on ne -saurait affirmer, tant son jeu semble appris, modéré, -retenu. Il offre, avec le jeu des coacteurs, une adaptation -si parfaite, que le geste de l'un semble mourir -toujours où commence le geste de l'autre, de sorte -que, dans le dialogue, aucun aléa n'est laissé et que -l'expansion de chacun se tempère selon celle de tous -les autres et la limite à son tour strictement. Une perpétuelle -vision de l'ensemble ne permet à chacun que -son temps, que sa place, de même que dans un concert, -tout le lyrisme du soliste se soumet au besoin -précis de la mesure.</p> - -<p>Aussi ne puis-je dire que c'est Sada Yacco que je -trouve uniquement admirable, mais bien toute la -troupe, vraiment.</p> - -<p>Le rideau s'ouvre. On est je ne sais où, dans le -Japon. Une toile de fond montre le faîte des maisons -d'une rue dont les arbres fleuris font un square. On est -dans un quartier de plaisir que les courtisanes habitent.</p> - -<p>Un seigneur se paie le spectacle d'un mime; il s'évente -distraitement, tandis que le mime s'évertue devant -lui. Le mime est excellent, le seigneur excellent; -nous verrons plus pathétique ensuite, nous ne verrons -rien de meilleur.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span>Quand la danse du mime est finie, la Geisha passe; -elle est vêtue à la façon des courtisanes, richement, -mais avec un goût délicat. Sa démarche est gênée et -sa taille grandie par de hauts souliers de bois, que -d'ailleurs elle n'aura plus à son apparition prochaine. -Le désœuvré seigneur s'empresse, offre son bras, veut -le faire accepter de force. La courtisane le repousse, et -passe, et se retourne en souriant.</p> - -<p>—Je suis retourné six fois voir cette pièce, à des intervalles -assez grands: ce sourire est un des rares -gestes dont la fine et presque imperceptible détérioration -progressive montre, à qui sait bien voir, le mal -que fait à l'œuvre d'art un sot public, ses incompréhensions -et surtout ses louanges.</p> - -<p>La Geisha revient bientôt au bras de son amant de -cœur. Il tient une branche d'amandier fleuri; il paraît -heureux autant qu'elle.—Le seigneur repoussé les -voit, les arrête, les sépare; il insulte, provoque l'amant. -Une courte lutte s'engage; les sabres sont au clair;—le -rideau tombe.</p> - -<p>Il se relève sur l'antichambre d'un temple. L'amant -du premier acte est, paraît-il, fiancé; la Geisha le -poursuit; c'est pour éviter sa colère amoureuse qu'il a -fui dans le pays jusqu'à ce temple; il arrive avec sa -<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span>fiancée; elle et lui vont y prendre refuge.—La scène, -après qu'ils sont entrés dans l'intérieur du temple, reste -occupée par cinq bonzes bizarres, types, je pense, traditionnels -comme les apothicaires au temps de Molière. -Ils sont oisifs, niais, couards et fantoches assez pour -ne pouvoir, à cinq, garder la porte du temple lorsque -la Geisha tout à l'heure va venir pour y pénétrer. Car -elle a découvert la retraite de l'amant et de la rivale. -Et d'abord elle s'y prend par la douceur; et repoussée -d'abord, demande aux bonzes la faveur de danser -devant eux pour le dieu.—Cette danse commence -lente et grave; puis s'anime; la Geisha tout entière -y paraît, avec ses docilités langoureuses, ses souplesses -de courtisane, avec aussi les sursauts brusques, les -élans de l'amante passionnée. Cependant les gardiens, -séduits au début, se reprennent, et devant sa croissante -insistance, la repoussent enfin assez brutalement. Elle -revient; sa passion fait sa force; elle envoie, en -quelques coups de reins culbuter les gardiens du -temple, et pénètre tragiquement.</p> - -<p>Dans cette scène, où, dépouillant de minces robes -superposées, trois fois elle se métamorphose, Sada -Yacco est merveilleuse. Elle l'est plus encore lorsqu'au -bout d'un instant, parmi le désarroi que vient -<span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span>de causer sa violence, elle reparaît, pâle, les vêtements -défaits, les cheveux tombants, les yeux fous. -La pauvre fiancée cependant a pu réoccuper la scène; -les bonzes la protègent, l'entourent, et, dans son égarement, -la Geisha ne la voit pas d'abord. Mais, dès -qu'elle l'a vue, sa fureur, l'acharnement contre cette -victime misérable, que défendent en vain les gardiens, -sa lutte enfin contre le prêtre survenu, ses efforts insensés -où sa passion et sa vie s'exténuent ... je n'irai -pas chercher comparaison bien loin, chère Angèle: ce -fut beau comme de l'Eschyle.</p> - -<p>Oui, Sada Yacco nous donna, dans son emportement -rythmique et mesuré, l'émotion sacrée des grands drames -antiques, celles que nous cherchons et ne trouvons -plus sur nos scènes. Car aucune inharmonie dans ses -gestes que scande et rythme un lyrisme constant; aucune -nuance inutile, aucun détail; ce fut d'un paroxysme -très sobre, comme celui des hautes œuvres d'art, que -domine et que se soumet une supérieure idée de beauté, -Sada Yacco ne cesse jamais d'être belle; elle l'est d'une -manière continue et continuellement accrue; elle ne -l'est jamais plus que dans sa mort, toute droite et toute -raidie, dans les bras de l'amant qu'un si farouche -amour a reconquis, et qui la touche et qui la presse, -<span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span>mais qu'elle ne reconnaît pas d'abord, tant la tendresse -et la douceur ont déjà déserté son âme; mais quand -elle comprend à la fin que c'est lui qui la tient dans -ses bras, tandis que déjà la mort les sépare, elle pousse -un grand cri d'étonnement d'amour, puis retombe -épuisée, ayant fini de haïr et d'aimer.—C'est à -vrai dire le seul cri qu'elle pousse dans toute la pièce; -et même ce suprême cri d'amour est <i>tempéré</i>; il arrive -admirablement et simplement satisfait une attente, -une attente très préparée. (Les acteurs, même dans -les instants de plus grande fureur tragique, parlent à -voix très maintenue; ils ne donnent jamais toute leur -voix; jamais ils ne «donnent de la voix».)—Et je me -réjouissais qu'il soit encore ici bien prouvé que: -<i>l'œuvre d'art ne s'obtient que par contrainte, et par la -soumission du réalisme à l'idée de beauté préconçue.</i></p> - -<p>C'est pour vous redire cela que je vous écris cette -lettre; mais je vous connais bien; vous lirez peut-être -ma lettre, mais sauterez par là-dessus. Tant pis.</p> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span></p> - -<h3>IX<br /><span class="donotshow">.—De quelques jeunes gens du Midi</span></h3> - -<p class="dest"><span class="smcap">Chère Angèle,</span></p> - -<p>Excusez mon silence de deux mois; je voudrais le -prolonger encore, en prolongeant l'été qui le causa. Et -je m'attarde où il s'attarde, dans un petit repli des -Cévennes; après le temps affreux de Normandie, la -chaleur y paraît plus belle, et je ne croirais pas à -l'hiver sans la chute des feuilles lassées, sans l'abandon -des champs et sans mon désir de la ville.</p> - -<p>J'ai pu revoir, avant de m'exiler ici, les grands -champs plats de la Seine-Inférieure, qui, fauchés, nous -rappelèrent le désert, à cause aussi des oasis qu'y -forment au loin les hêtraies.</p> - -<p>Est-ce à ces vastes horizons, à des conditions économiques -différentes, que l'on doit le repos de voir à -quelque cent kilomètres à peine du Calvados d'où je -<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span>revenais attristé, des paysans, de même race je suppose, -mais non plus perdus de richesse et de paresse -et d'alcool, mais laborieux, graves, décents et prolifiques, -Sous le ciel léger du Midi, la différence est -bien plus grande encore; je comprends volontiers ceux -de Toulouse ou d'Aix, qui, n'ayant point quitté leur -soleil radieux, parlent du peuple comme j'en parlerais, -je pense, si je vivais toujours au milieu d'eux.—Oui -certes, je crois le <i>théâtre du peuple</i> possible; mais -cela dépend des contrées. Le malheur est que là où il -pourrait faire le plus de bien, c'est là que son établissement -est le plus difficile.—Riante terre du Midi, -donne-nous de nouveaux exemples! De loin on peut -traiter cela de chimères: on se rapproche et l'on y -croit.</p> - -<p>Dans la campagne des environs de Nîmes, je retrouve -un simple jardinier qui baptise sa chienne -<i>Corinne</i> par enthousiasme pour le livre de Madame -de Staël.—En Normandie, on ne se réjouit de rien -d'humain sans être dupe. Votre ami Raymond -Bonheur vint m'y voir:</p> - -<p>—Quelle excellente idée vous eûtes, me dit-il, de -nommer votre poulain <i>Chopin</i>. Comme cela convient -à sa grâce!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span>—Oh! lui dis-je, ne m'attristez pas. Je ne fus pour -rien au baptême, et ne peux rien à rien, ici. S'il -s'appelle <i>Chopin</i>, c'est que sa mère s'appelait <i>Chopine</i>; -voilà tout.</p> - -<p>—A Magny, dit Bonheur, je m'émus d'un petit -garçon, parce qu'il s'appelait Virgile. Qui t'a nommé -ainsi, lui demandai-je?—C'est ma marraine.—Et -pourquoi?—Parce qu'elle s'appelle Virginie.—Ne -vous plaignez donc pas; vous voyez que c'est partout -la même chose.</p> - -<p>—Eh bien, non! cher Bonheur: dans le Midi, ce -n'est pas la même chose; c'est pourquoi j'aime le -Midi.—Vous pensez bien qu'il m'est assez indifférent -que cette chienne ou cette jument près de moi s'appelle -ou Corinne ou Chopine; mais un pays où l'homme ne -songe pas uniquement à s'enrichir et s'alcooliser me -paraîtra toujours un beau pays, et que j'envie.—Que -des fêtes comme celles de Béziers y aient été possibles, -voilà qui dit un pays admirable. Verrons-nous donc -revivre enfin, ailleurs qu'en des musées, l'art pour qui -nous vivons, mais de qui nous portions le deuil? De -peur de trop me désoler après, je doute encore, et retiens -encore ma joie. Le seul récit des belles fêtes de -la Grèce nous a laissé de si mortels regrets!...</p> - -<hr class="tb" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span>Je reçois le <i>Pays de France</i>, l'<i>Effort</i>, et je m'attriste; -il y a là un malentendu. M. Nadi s'indigne de -ce que j'écrive: «Sympathiser avec la foule, c'est -déchoir.»—Où j'écrivais <i>foule</i> il a cru lire <i>peuple</i>, je -pense; pourtant, entre foule de peuple et foule de -bourgeois, ma sympathie irait plutôt vers la première; -vous le savez, vous du moins, chère amie, et cela me -console.—<i>C'est en elle</i> (la foule), dit M. Nadi<a name="FNanchor_1_21" id="FNanchor_1_21"></a><a href="#Footnote_1_21" class="fnanchor">[1]</a>, <i>que -nous chercherons le démenti le plus éclatant à de telles -paroles; ... notre œuvre, nous avons la certitude qu'elle -la comprend, l'aime et l'attend.</i>—Je suis tout au contraire -heureux de faire partie de cette foule qui attend -l'œuvre de M. Nadi.</p> - -<p>Mais ce n'est pas ce malentendu que je veux dire. -L'autre est plus grave, car il n'est pas à mon sujet. Et -<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span>ce n'est pas non plus de M. Nadi seul qu'il s'agit; si -je parle de lui plus que d'un autre, c'est qu'aussi bien -son article est meilleur, et que lui-même semble riche -de promesses; il le dit un peu fort,—mais comment -ne pas croire pleins de promesses des jeunes gens qui -écrivent si exactement comme nous eussions pu écrire -à vingt ans?</p> - -<p>Tant que M. Nadi parlera, passe encore; il parle -bien; mais quand ce sera quelqu'un d'autre... Ecoutez -d'abord M. Nadi:</p> - -<p><i>Elle</i> (la Race) <i>connaîtra le frisson de notre foi. Elle -appellera avec nous les délices d'un jour nouveau. Nous -l'entraînerons dans cette adoration consciente de l'Univers, -depuis l'atome jusqu'à l'Humanité.</i>—Cela va -bien, oui; mais cela va bientôt se gâter.—Je continue?...</p> - -<p><i>Oh! devant Elle</i> (la Race), <i>nous éprouverons avec -puissance l'ivresse de posséder la Vérité.</i>—Cela va se -gâter, vous dis-je.—<i>Nous célébrerons l'Essence, la -Forme éternelle et universelle</i>, etc., etc... Tout cela -c'est de M. Nadi.</p> - -<p><i>Ah! l'on s'étonnera peut-être de la puissance de notre -lyrisme!...</i>—Non, M. Nadi, non; au contraire, j'ai -peur qu'il n'ait pas de puissance, votre lyrisme. Il faut -<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span>tant de lyrisme pour faire une œuvre d'art,—et tant -d'autres choses avec! J'ai peur que, loin de faire œuvre -d'art, votre lyrisme n'enfante ceci, par exemple, que -je m'en vais vous lire, dans l'<i>Effort</i> de Toulouse:</p> - -<p><i>La Raison n'est qu'une forme, mais par elle l'homme -devient Dieu, ou plutôt s'achemine vers Dieu, car il le -sera un jour, il faut le croire, alors que son cerveau -omniscient embrassera le monde entier et que, d'un -geste, il guidera les phénomènes de Vie et de Mort. Et -sur ce point je vous renvoie à Ernest Renan et à Joachim -Gasquet</i>(<i>?</i>). <i>Prisonnières de notre substance nerveuse, -les sensations acceptent l'ordre que leur imprime -Dieu. Avec un arsenal de méthodes, l'homme s'empare -de l'Univers. Il faut relire Descartes</i> (Le délicieux -Descartes, disait Bouhélier). <i>Il faut relire Taine et -Claude Bernard</i> (Plus loin l'auteur l'appellera Bernard -tout court). <i>Je lisais récemment la Synthèse chimique -de Berthelot et le livre de Duclaux sur Pasteur... -Quel merveilleux monument que celui des sciences chimiques! -Analyse, décomposition des éléments et des -principes immédiats, isométrie, analyse par décomposition -graduelle, synthèse.</i>—Et l'auteur ajoute: -<i>Les autres méthodes de Dieu sont plus connues.</i> Vous -me permettrez donc d'en sauter. Je reprends plus -<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span>loin: <i>Depuis longtemps Aristote a dit que la beauté est -l'ordre. Dès lors l'art est frère de la science et ne se -sépare plus d'elle...</i>—Plus loin cette note effarante: -<i>Il y a beaucoup à dire là-dessus; j'y reviendrai dans -mon prochain article.</i>—Et plus loin: <i>En tout et pour -tout il s'agit de méthode. Ainsi de la politique. Le -citoyen, la République, autant de mots très beaux qui -viennent confirmer notre thèse. Imprimez donc un -rythme à la Société. Ne négligez aucune puissance.</i>—Et -plus loin encore: <i>Permettez-moi de rêver un peu.</i>—Mais -je vous en prie, faites donc.</p> - -<p>S'imaginer qu'au bout de tout cela va poindre une -œuvre d'art, voilà le malentendu, chère amie. Certes -j'applaudis de toutes mes forces à l'entreprise d'un -théâtre populaire (quand ce ne serait que pour nous -tirer de la médiocrité des autres),—mais gare aux -pièces que l'on va nous écrire <i>pour</i> lui! Les théories -humanitaires nous préparent, je le crains, une littérature -déplorable.—Pourquoi?—Parce que «méfiez-vous, -dit Diderot, de celui qui veut mettre de l'ordre. -Ordonner, c'est toujours se rendre le maître des autres -en les gênant.» C'est <i>son œuvre</i> que l'artiste doit ordonner, -et non le monde qui l'entoure; car l'ordre extérieur -rend celui de l'œuvre dramatique impossible.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span>Mais que sert de parler? Ils n'écouteront pas.—Et -c'est moi qui les écouterai m'appeler, moi et d'autres, -<i>esprits craintifs, âmes pondérées, n'ayant eu jusque-là -aucun contact avec nous</i>,—et cela au nom de la Vie, -de la Joie dont ils se disent déjà dispensateurs. Les -poèmes de Griffin, les Nourritures Terrestres, les -poèmes de Henri Ghéon, etc., ont pourtant précédé, -non suivi leurs dires; s'ils le savaient un peu plus, -peut-être écouteraient-ils un peu plus nos paroles et -comprendraient-ils mieux que, si nous leur crions: -fausse-route! c'est au nom même des dieux qu'ils -nomment et dont aussi la religion délaissée nous réunit -à quelques-uns dans l'<i>Ermitage</i>. Et c'est au nom de -l'œuvre d'art qu'ils veulent faire—et qu'il faudra réinventer -complètement, car notre littérature a désappris -le goût du beau et en a perdu le souci.</p> - -<p>Pour la musique et la peinture, nous sommes certes -moins à plaindre—et pourtant combien le ciel s'assombrit -de la seule mort d'un Puvis!—Le ciel de notre -littérature est resté sombre assez longtemps. Du côté -de l'occident, plus rien n'y luit beaucoup; mais l'orient -<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span>s'emplit de lueurs. Un extraordinaire silence semble creuser -l'espace entre le siècle mort et celui qui commence, -comme il se fit entre le <span class="smcap">xvii</span><sup>e</sup> siècle et le suivant. Malgré -son œuvre déjà grande, Verhaeren pas plus que Moréas -ni que Griffin n'est de la génération passée, sans quoi -je n'eusse pas dit que notre ciel était si sombre. Régnier, -plus différent de nous peut-être, maintient le goût -d'une langue si pure, que c'est à lui que je voudrais -aller comme à un maître, s'il était plus âgé, ou si -j'étais plus jeune.—Chère Angèle, dites aux jeunes -gens du <i>Pays de France</i> et de l'<i>Effort</i> que nous, tout -autant qu'eux, c'est l'œuvre d'art que nous voulons: -que c'est vers elle que nous marchons, et qu'ils se -trompent en croyant notre but opposé ou nos routes -divergentes. Répétez-leur ce vers du Dante:</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0"><i>Noi sem peregrin, como voi sete.</i><br /></span> -</div></div> - -<p>Adieu.</p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_21" id="Footnote_1_21"></a><a href="#FNanchor_1_21"><span class="label">[1]</span></a> Comme je le montre plus loin, ce n'est pas procès de personnes, -mais de tendances que je veux faire. M. Nadi nous a -écrit, sitôt après cet article, la plus aimable des lettres; si notre -modestie se refuse à la citer en ce lieu, je veux au moins que nul -ne mette en doute l'<i>impersonnalité</i> de mes accusations.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span></p> - -<h3>X<br /><span class="donotshow">.—Les Mille Nuits et une Nuit du D<sup>r</sup> Mardrus</span></h3> - -<p class="dest"><span class="smcap">Chère Angèle,</span></p> - -<p>Aujourd'hui, je ne vous enverrai qu'un livre; et ce -livre en vaudra beaucoup: Voici les Mille et une Nuits, -que le D<sup>r</sup> Mardrus vient de traduire, et de rebaptiser -avec une pointe d'arabisme: <i>Les Mille Nuits et une Nuit.</i></p> - -<p>Vous savez mon admiration pour ce livre. Mon père -qui l'admirait aussi le mit entre mes mains de si bonne -heure que c'est, je crois, avec la Bible le premier livre -que j'ai lu.—Mais je pense que, si, seule, la traduction -de Mardrus eût alors existé, mon père eût choisi, pour -m'y apprendre à lire, un autre livre. A peine osai-je vous -le donner. Il faut bien, pour m'y décider, la tranquille -assurance de la préface, dans laquelle le traducteur se -fait garant de la naïveté et de l'ingénuité du conteur.</p> - -<p>On m'avait mis en garde contre Galland, dit et redit -<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span>qu'il prenait dans sa traduction toutes les libertés -qu'il enlevait aux contes; à défaut de Burton, dont -j'ai l'ennui de ne comprendre pas la langue, j'avais pu -lire la version allemande de Weil et me rendre compte -que celle de Galland respectait bien plus Louis XIV -que le grand sultan Schahriar; que Galland omettait -systématiquement (entre autres choses) les citations -poétiques qui surabondent dans le récit, en sont une -des particularités merveilleuses, et pourraient, réunies, -former une très importante anthologie.</p> - -<p>Les critiques contre la traduction de Galland sont -faciles. Elles sont inutiles aussi. Il s'agissait à cette -époque de réduire au bon goût français les ouvrages -qu'on prétendait traduire. Près de cinquante ans plus -tard, l'abbé Prévost écrivait en préface de sa traduction -de <i>Grandison</i>: «J'ai supprimé ou réduit aux usages -communs de l'Europe ce que ceux de l'Angleterre -peuvent avoir de choquant pour les autres nations.» -Et le biographe de Prévost ajoute: «Son goût était -trop sûr pour se borner à traduire son original.» -Galland avait aussi «le goût trop sûr».—Ces -phrases font sourire aujourd'hui; mais on oublie trop -que, sous Louis XIV, les Français avaient plus de -droit que nous n'avons d'être infatués de la France.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span>La langue de Galland est plaisante, douce à lire, -classique encore et souvent non sans grâce. Son orientalisme -affaibli garde un charme. Enfin peut être sa -traduction n'était-elle pas inutile à titre d'initiation -préparatoire. Celle de Mardrus<a name="FNanchor_1_22" id="FNanchor_1_22"></a><a href="#Footnote_1_22" class="fnanchor">[1]</a> d'abord eût pu surprendre -et rebuter. Galland fut comme l'étuve tiède qui -précède, dans un Hammam, la salle torride. Et, tandis -que Galland, à la manière de son siècle, recherchait -dans ses contes avant tout l'émotion générale et la part -qu'il croyait être commune à tous parce qu'il la sentait -être semblable à lui, Mardrus, lui, se plaît au contraire -(et nous nous plaisons avec lui), à l'étrange, à la différence; -ou mieux, il ne se plaît à rien qu'à une traduction -très fidèle, et, si la vie de ces contes va différer -de notre vie, c'est par toute l'ardeur et la saveur orientale -qu'il leur laisse. Ah! l'habile Mardrus! Ah! vive -Mardrus! Ah! merci! Ici l'on exulte; on éclate; on -s'enivre par tous les sens.</p> - -<p>Que la sensualité de Galland paraît pâle! Le bol -«plein de grains de grenade apprêtés au sucre, aux -amandes décortiquées, et parfumés délicieusement et -juste à point» que le faux pâtissier Hassan prépare -<span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span>pour le petit Agib, et auquel il ajoute encore, lorsqu'on -lui redemande de ce plat, «un peu de musc et d'eau -de roses»; ce plat exquis par lequel Hassan se laisse -inespérément reconnaître, devient chez Galland «une -tarte à la crème», bonnement. Et dire que déjà les -«confitures sèches» qu'on y goûte me faisaient rêver! -qu'eût-ce été si j'avais ouï parler de la «boisson délicieuse -et parfumée aux fleurs»? si j'avais lu: «Elle -m'offrit à boire du sirop au musc»?—Car ce qui -ressort avant tout de cette traduction si nouvelle, ce -n'est pas l'invention prodigieuse de ces contes, pour -laquelle je garde une inlassable <i>curiosité</i> mais que, -plus ou moins, nous connaissions déjà,—c'est la -sensualité splendide, persistante, indécente, et mêlée -de rires. Permettez-vous que je cite? «. . . . . -. . . . . . . . . . . . . . . .»</p> - -<p>Non; décidément, je n'ose pas citer.—Mais il y a -d'autres passages; par exemple ces vers si moqueurs et -charmants «sur l'excellence des pâtisseries arabes», -ces vers que le troisième calender (il s'appelle ici: -<i>saalouk</i>), métamorphosé en singe, écrit pour révéler -qu'il est un homme,—et l'on ne saura ce dont on -doit s'étonner le plus: ou de son lyrisme subit, ou de -la subtilité de sa gourmandise:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span>«<i>O pâtisseries, douces, fines et sublimes; pâtisseries -enroulées par les doigts! Vous êtes la thériaque, antidote -de tout poison! En dehors de vous, pâtisseries, je ne saurais -aimer jamais rien; et vous êtes mon seul espoir, toute ma -passion!</i></p> - -<p><i>O frémissements de mon cœur à la vue d'une nappe -tendue ou, en son milieu, s'aromatise une Kenafa</i> (ici une -note nous apprend que la Kenafa est «une sorte de pâtisserie -faite avec des filets très fins de vermicelle») <i>nageant -au milieu du beurre et du miel, dans le grand plateau!</i></p> - -<p><i>O Kenafa! Kenafa amincie en une chevelure appétissante, -réjouissante! mon désir, le cri de mon désir vers toi, -ô Kenafa, est extrême! Et je ne pourrais, au risque de -mourir, passer un jour de ma vie sans toi sur ma nappe, ô -Kenafa, ya Kenafa</i>!</p> - -<p><i>Et ton sirop! ton adorable, délicieux sirop! Haï! en -mangerais-je, en boirais-je jour et nuit, que j'en reprendrais -dans la vie future!</i>»</p> - -<p>—Je ne sais pas, chère amie, ce que ces strophes -valent dans le texte; dans la traduction de Mardrus, je -les trouve parfaitement merveilleuses.</p> - -<p>Cette traduction abonde d'ailleurs en passages exquis. -Écoutez cette courte phrase: «Par Allah! notre nuit -va être une nuit bénie, une nuit de blancheur!»—Mais -<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span>c'est de sensualité que je voulais vous parler. Le -mot «sensualité» est devenu chez nous de signification -si vilaine que vous n'osez plus l'employer; c'est un -tort; il faudra réformer cela. Sachez que Coleridge, à -propos de Millon, fait de la sensualité une des trois -vertus du poète. La sensualité, chère amie, consiste -simplement <i>à considérer comme une fin et non comme -un moyen l'objet présent et la minute présente.</i> C'est -là ce que j'admire aussi dans la poésie persane; c'est -là ce que j'y admire surtout.—Car la littérature persane -presque entière m'apparaît pareille à ce palais -doré, dont il est raconté, dans le récit d'un des trois -saalouks, que les quarante portes ouvrent, la première -sur un verger plein de fruits, la seconde sur un jardin -de fleurs, la troisième sur une volière, la quatrième -sur des joyaux entassés ... mais dont la quarantième -défendue, ferme une salle très obscure dont l'atmosphère -saturée d'une sorte de parfum très subtil vous soûle -et vous fait défaillir; une salle où l'on entre pourtant, -où l'on trouve un cheval très noir, qui n'a l'air -qu'étrange et que beau, mais qui, dès qu'on l'enfourche, -déploie des ailes, des ailes «qu'on n'avait pas -d'abord remarquées»,—qui bondit avec vous, vous -enlève au plus haut d'un ciel inconnu; puis brusquement -<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span>s'abat, vous désarçonne, et puis vous crève -un œil avec la pointe de son aile, comme pour marquer -mieux l'éblouissement que laisse ce rapide voyage -en plein ciel.—C'est ce cheval noir que les commentateurs -d'Omar et de Hafiz appellent «le -sens mystique des poètes persans». Car on affirme -qu'il y est. Pour moi qui n'apprécie que peu cette -équitation aérienne, ni surtout la demi-cécité qui la -suit, plus sage que le troisième saalouk, je n'ouvre -pas la porte défendue et préfère m'attarder encore dans -les vergers, et les jardins et les volières. Je trouve là -quelques voluptés si intenses qu'elles suffisent pour -désaltérer mes désirs et pour endormir ma pensée.</p> - -<p class="p2">Ne lisez pas Omar Kheyam dans la traduction -française de Nicolas: elle est littérale, il le dit; mais la -traduction anglaise de Fitz-Gérald est bien autre chose -et bien plus: elle est belle. Dans son texte excessivement -resserré, chaque quatrain prend un sens et un -poids admirable. Aussi déçu que l'Ecclésiaste, lyrique -à la façon du Cantique de Salomon, et pondéré comme -ses Proverbes, Omar Kheyam, à travers Fitz-Gérald, -paraît un poète admirable<a name="FNanchor_2_23" id="FNanchor_2_23"></a><a href="#Footnote_2_23" class="fnanchor">[2]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span>Pour Hafiz, si vous ne pouvez vous procurer la très -rare de Rosenzweig, lisez-le dans la traduction de Hammer; -c'est celle qui, en 1812, révélait l'Orient au grand -Gœthe. Voyez dans ses <i>Annales</i> avec quelle admiration -il en parle.—Plutôt que de vous en parler à mon -tour, laissez-moi vous transcrire un de ces courts -ghazels: le voici tout entier:</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Echanson! viens. Les tulipes ont rempli de vin leurs calices,<br /></span> -<span class="i4">Depuis assez longtemps j'étais religieux!<br /></span> -<span class="i0">A d'autres les fiertés, les soins d'un renom considérable!<br /></span> -<span class="i4">Où sont les empereurs de Grèce? de Sina?<br /></span> -<span class="i0">Comprends! et quand l'oiseau lui-même s'enivre<br /></span> -<span class="i4">Veille, car te guette le sommeil du néant.<br /></span> -<span class="i0">Ramures du printemps dans l'azur que vos courbes sont belles!<br /></span> -<span class="i4">La bourrasque d'hiver ne vous tourmente plus.<br /></span> -<span class="i0">Croyez-moi, mes amis, les promesses de bonheur sont trompeuses,<br /></span> -<span class="i4">Malheur à celui qui se repose sur elles.<br /></span> -<span class="i0">Demain sur les pelouses d'Eden, demain les houris nous attendent<br /></span> -<span class="i4">Mais aujourd'hui, l'échanson et la coupe, les voici.<br /></span> -<span class="i0">Le souvenir de la reine Balkis dans le vent d'Orient flotte encore;<br /></span> -<span class="i4">Que ce vin en guérisse notre âme!<br /></span> -<span class="i0">Ne t'attarde pas devant l'émerveillement d'une rose;<br /></span> -<span class="i4"><span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span>Au souffle du soir ses pétales sont dispersés.<br /></span> -<span class="i0">Mais ce vin de couleur rouge, de goût exquis,<br /></span> -<span class="i4">Fait plus exquise la rougeur de l'ami.<br /></span> -<span class="i0">Apportez ces coussins dehors, étendez-les sur la prairie;<br /></span> -<span class="i4">Les cyprès et les flûtes nous attendent...<br /></span> -<span class="i0">Ces chanteurs, que la plaine entende! accordent déjà<br /></span> -<span class="i4">Le barbitos avec les flûtes.<br /></span> -<span class="i0">Et les chants délicieux, ô Hafiz, se répandent<br /></span> -<span class="i4">Du pays de Grèce au Sina<a name="FNanchor_3_24" id="FNanchor_3_24"></a><a href="#Footnote_3_24" class="fnanchor">[3]</a>.<br /></span> -</div></div> - -<p>Il est assurément très ridicule de traduire une -traduction: mais que ne savez-vous l'allemand?—ou -que ne sais-je le persan?</p> - -<p>Vous pouvez lire en français le Gulistan de Sadi et -Firdousy tout entier;—je ne vous cache pas que je -préfère Omar et Hafiz.</p> - -<p>Pardonnez-moi d'oser parler ainsi d'une littérature -que, malgré tout mon amour pour elle, je connais peu. -Je la connais peu, mais je l'aime beaucoup; que cela -me serve d'excuse. Et puis j'écris pour qui la connaît -encore moins.</p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_22" id="Footnote_1_22"></a><a href="#FNanchor_1_22"><span class="label">[1]</span></a> <i>Le livre des Mille Nuits et une Nuit</i>. Traduction complète -par le D. J. C. Mardrus.—Fasquelle.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_23" id="Footnote_2_23"></a><a href="#FNanchor_2_23"><span class="label">[2]</span></a> Une remarquable traduction d'Omar a paru l'an passé -chez Carrington. Elle est de M. Ch. Grolleau.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_24" id="Footnote_3_24"></a><a href="#FNanchor_3_24"><span class="label">[3]</span></a> <span class="smcap">Hammer</span>, II, p. 426.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[Pg 160]</a></span></p> - -<h3>XI<br /><span class="donotshow">.—Max Stirner et l'individualisme</span></h3> - -<p class="dest"><span class="smcap">Chère Angèle,</span></p> - -<p>Que votre palais délicat excuse un tel pâté d'arêtes: -Voici le livre de Stirner <i>l'Unique et sa propriété</i><a name="FNanchor_1_25" id="FNanchor_1_25"></a><a href="#Footnote_1_25" class="fnanchor">[1]</a>, -que M. Lasvignes vient de traduire,—avec quelle -patience, vous en jugerez par celle qu'il faut pour le -lire.</p> - -<p>Du temps de Jean-Paul Richter, ce qu'on appelait -<i>l'Unique</i>, c'était lui—lui Jean-Paul, et c'était assez.—Vous -souvient-il qu'en le lisant, nous nous disions: -quelle chance qu'il soit Unique! S'il devait y en avoir -beaucoup comme lui, le monde des lettres ne serait -plus tenable... Hélas! ô mon unique Angèle! <i>l'Unique</i> -de M. Max Stirner est légion!—Unique, il ne l'est -<span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span>plus d'ailleurs que pour lui-même: c'est sa seule -«propriété»; l'<i>Unique</i>, c'est moi, vous, Tityre; -l'<i>Unique</i>, c'est chacun pour soi.</p> - -<p>Voilà ce que M. Stirner expose en un livre de près -de 500 pages; et il ne faut pas dire: l'Egoïsme, nous -le connaissions déjà; ce serait mal entendre le jeu du -philosophe: nomenclateur, sa mission n'est pas d'inventer; -n'en déplaise au grand Nietzsche, le philosophe -ne crée ni ne déplace les valeurs: simplement il légitime -et enrôle ce que des tempéraments neufs et robustes -lui proposaient. L'homme propose; le philosophe -dispose. L'<i>Unique et sa propriété</i>, c'est l'égoïsme bien -disposé.</p> - -<p>Au cours des 500 pages, pas un accroc, pas un -trouble, pas une rencontre; le livre est laid, ressasseur, -comble et vide. C'est un livre de ruminant.</p> - -<p>Et je ne vous en parlerais même pas, chère Angèle, -si, par un procédé digne des <i>lois scélérates</i>, certains ne -voulaient à présent lier le sort de Nietzsche à celui de -Stirner, juger l'un avec l'autre pour les englober -mieux tous deux dans une admiration ou une réprobation -plus facile. Il serait trop long aujourd'hui de chercher -avec vous en quoi l'un de l'autre diffère, diffère -jusqu'à s'opposer; la question demeurera si grave que -<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span>plus d'une fois nous y reviendrons, je suppose. En -attendant, indignez-vous tout simplement en entendant -dire: «Stirner et Nietzsche» comme Nietzsche lui-même -s'indignait en entendant dire: «Gœthe <i>et</i> -Schiller».</p> - -<p>C'est à propos de Stirner, non de Nietzsche qu'il me -plaît de vous parler un peu des «dangers de l'individualisme». -Je crains, Angèle, je crains les ratés de -l'individualisme, autant que tous les autres ratés. -Ratés et médiocres, laissons-les donc aux religions -établies; ils s'en trouveront mieux; nous aussi. Ne -poussons donc pas vers l'individualisme ce qui n'a -rien d'individuel; le résultat serait piteux. Ou mieux:</p> - -<p>Pourquoi formuler l'individualisme? Il n'y a pas -d'individualisme qui tienne; les grands individus n'ont -nul besoin des théories qui les protègent: ils sont -vainqueurs. Laissons donc aux médiocres et aux -faibles la joie de les pouvoir condamner, et vaincus, -écrasés par eux, de prendre une innocente revanche en -les vainquant en effigie<a name="FNanchor_2_26" id="FNanchor_2_26"></a><a href="#Footnote_2_26" class="fnanchor">[2]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span>Il me plaît, à Moi, l'unique, que le «grand homme» -continue à me paraître un grand coupable. Et puisque -Max Stirner ose encore employer le mot de lâcheté, je -dirai que je trouve lâche, Moi, de l'innocenter. Eh -quoi! pour disculper sa grandeur, rétablirez-vous -donc la notion du bien et du mal? Aurez-vous peur -du crime encore, Monsieur Stirner? Vous n'êtes qu'un -théoricien, non un vrai criminel. Sous votre apparence -logique, vous souhaitez encore mon estime. Eh bien! -vous ne l'aurez pas! précisément, vous ne l'aurez pas. -Je ne m'accorde la mienne que lorsque je ne pense -plus comme vous.</p> - -<p>O Stirner! allez-vous à nouveau nous rendre le -«Moi, haïssable»? Nous espérions n'y plus penser!...</p> - -<p>Mais c'est qu'il faudrait mieux s'entendre et ne pas -illustrer un tel livre avec l'image d'un Gœthe, d'un -Beethoven, d'un Balzac, d'un Nietzsche ou d'un Napoléon -(ces grandes et altières figures furent admirablement -dévouées à quelque grande idée projetée devant -eux, au-dessus d'eux); car il faut encore dire ceci -d'admirable, c'est que plus les individus sont grands, -<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span>moins il y en a. En sorte qu'une théorie qui chercherait -à produire le plus grand nombre possible d'individus -diminuerait chacun pour tous, et tendrait à -se rapprocher du socialisme. Tous individus: plus -d'individu. Ah! pour l'amour de Moi! pas d'individualisme!!!</p> - -<p>Retenez-les! Angèle! Retenez-les! Ne favorisons -pas ces éclosions malheureuses; continuons à honnir, -à bannir, à lapider l'individu. Ceux que ne retiendra -ni le respect d'autrui, ni la crainte, ni la pitié, ni la -pudeur, ni le mépris ou la haine d'autrui, ceux-là ce -sont les vrais; nous pouvons espérer qu'ils vaudront -quelque chose. Et ils s'inquiètent peu qu'un Stirner -les approuve, ou que les désapprouve un Tolstoï. S'ils -sont grands, c'est qu'ils sont en petit nombre; ils sont -triés. Et rien n'a pu contre eux, pas même <i>mon</i> épouvante: -voilà pourquoi je les admire, je les aime, je -les trouve grands. Il faut, pour en obtenir quelques-uns, -forcer à la médiocrité beaucoup d'autres et tâcher -d'y contraindre même celui-là.</p> - -<p>Pourquoi le disculper?—Il faut que tout s'acharne -contre le grand homme, car le grand homme est l'ennemi -de beaucoup<a name="FNanchor_3_27" id="FNanchor_3_27"></a><a href="#Footnote_3_27" class="fnanchor">[3]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span>Pourquoi le plaindre?—C'est un grand homme. -Et, s'il est authentique, il saura toujours bien s'en -tirer.</p> - -<p>Pourquoi le protéger?—Ses épreuves mêmes et -son isolement feront sa force—ou du moins celui-là -seul qui les supporte et qui en sort était puissant.</p> - -<p>Par pitié, pas d'individualisme! par pitié pour les -individus. N'encouragez jamais les grands hommes; -et pour les autres: découragez! découragez!...</p> - -<p class="date"><i>10 décembre 1899.</i></p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_25" id="Footnote_1_25"></a><a href="#FNanchor_1_25"><span class="label">[1]</span></a> 1 vol. in-8° carré (Editions de la <i>Revue blanche</i>).</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_26" id="Footnote_2_26"></a><a href="#FNanchor_2_26"><span class="label">[2]</span></a> C'est aussi ce que M. Lasvignes exprime excellemment à la -fin de son intéressante préface: «Les masses humaines, dit-il, -ne seront jamais plus conscientes de la puissance formidable -qu'elles représentent en face de la poignée d'hommes qui les tient -asservies, que les forces naturelles ne le sont de l'infinie faiblesse -de l'homme qui les gouverne.» (Page <span class="smcap">xxix</span>.)</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_27" id="Footnote_3_27"></a><a href="#FNanchor_3_27"><span class="label">[3]</span></a> ... «Nous sommes accablés par les esprits sublimes. Pour -qu'un homme soit au-dessus de l'humanité, il en coûte trop cher -à tous les autres.» -</p> -<p class="signature"><span class="smcap">Montesquieu.</span></p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[Pg 166]</a></span></p> - -<h3>XII<br /><span class="donotshow">.—Nietzsche</span></h3> - -<p class="dest"><span class="smcap">Chère Angèle,</span></p> - -<p>Vous recevrez par le même courrier deux gros livres -de Nietzsche. Vous ne les lirez probablement pas; mais -je veux que vous les ayez quand même. C'est mon -petit cadeau de janvier.</p> - -<p>Et je préférerais, il est vrai, du fond de l'Algérie, -vous envoyer des dattes, ainsi que je faisais si joliment, -les ans passés. Hélas! Paris me tient encore et, -si j'y pensais trop, l'approche ici d'un nouvel an me -rendrait triste.—Que ne puis-je parler des sables et -des palmes! je m'y connais, et mieux qu'à la philosophie... -Mais j'en suis loin, et voici Nietzsche, chère -amie; si je suis grave, excusez-moi.</p> - -<p>Grâces soient rendues à M. Henri Albert qui nous -donne enfin <i>notre</i> Nietzsche, et dans une fort bonne -<span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span>traduction. Depuis si longtemps nous l'attendions! -L'impatience nous le faisait épeler déjà dans le texte—mais -nous lisons si mal les étrangers!</p> - -<p>Et peut-être valait-il mieux que cette traduction ait -mis tant de temps à paraître: grâce à cette cruelle lenteur, -l'influence de Nietzsche a précédé chez nous l'apparition -de son œuvre; celle-ci tombe en terrain préparé; -elle eût risqué sinon de ne pas <i>prendre</i>; à présent -elle ne surprend plus, elle confirme; ce qu'elle -apprend surtout, c'est sa splendide et enthousiasmante -vigueur;—mais elle n'était presque plus indispensable; -car l'on peut presque dire que l'influence de -Nietzsche importe plus que son œuvre, ou même que -son œuvre est d'influence seulement.</p> - -<p>Encore et malgré tout l'œuvre importe, car son -influence, on commençait de la fausser.—Il faut, -pour bien comprendre Nietzsche, s'en éprendre, et -seuls le peuvent comme il faut les cerveaux préparés -à lui depuis longtemps par une sorte de protestantisme -ou de jansénisme natif; des cerveaux qui n'ont -rien tant en horreur que le scepticisme, ou chez qui le -scepticisme, nouvelle forme de croyance qui mue -amour en haine, garde toute la chaleur d'une foi.—Voilà -pourquoi tels esprits ingénieux et souples comme -<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span>celui de M. de Wyzewa s'y trompèrent: peu d'études -sur Nietzsche (je ne parle que des plus remarquables) -trahissent autant Nietzsche que la sienne<a name="FNanchor_1_28" id="FNanchor_1_28"></a><a href="#Footnote_1_28" class="fnanchor">[1]</a>. Il -voulut voir en lui un pessimiste: Nietzsche est avant -tout un croyant. Il ne sut voir en son œuvre que -démolitions et que ruines: elles y sont, mais loués -soient ceux-là qui nous permettent de construire! -Seuls ceux-là ruinent qui découragent et diminuent -notre croyance en la vie...:</p> - -<p><i>Je veux l'homme le plus orgueilleux, le plus vivant, le plus -affirmatif; je veux le monde, et le veux</i> <span class="smcap">tel quel</span>, <i>et le veux -encore, le veux éternellement, et je crie insatiablement: -Bis! et non seulement pour moi seul, mais pour toute la -pièce, et pour tout le spectacle; et non pour tout le spectacle -seul, mais au fond pour moi, parce que le spectacle m'est -nécessaire—parce qu'il me rend nécessaire—parce que je -lui suis nécessaire—et parce que je le rends nécessaire.</i></p> - -<p>Oui, Nietzsche démolit; il sape, mais ce n'est point -en découragé, c'est en féroce; c'est noblement, -glorieusement, surhumainement, comme un conquérant -neuf violente des choses vieillies. La ferveur qu'il -<span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span>y met, il la redonne à d'autres pour construire. L'horreur -du repos, du confort, de tout ce qui propose à la -vie une diminution, un engourdissement, un sommeil, -c'est là ce qui lui fait crever murailles et voûtes: <i>On ne -produit qu'à condition d'être riche en antagonismes, -dit-il; on ne reste jeune qu'à condition que l'âme ne se -détende pas, n'aspire pas au repos</i>. Il sape les œuvres -fatiguées et n'en forme pas de nouvelles, lui—mais -il fait plus: il forme des ouvriers. Il démolit pour -exiger plus d'eux; les accule.</p> - -<p>L'admirable, c'est qu'il les gonfle en même temps -de vie joyeuse, c'est qu'avec eux il rit au milieu des -décombres, c'est qu'il y sème à tour de bras. Il n'est -jamais plus rouge de vie que quand c'est pour ruiner -les choses mortelles ou tristes. Chaque page est alors -saturée d'une énergie créatrice; d'indistinctes nouveautés -s'y agitent; il prévoit, il pressent, il appelle—et -il rit.—Œuvre admirable? non—mais préface -d'œuvres admirables. Démolir, Nietzsche? Allons -donc! Il construit,—il construit, vous dis-je! il -construit à bras raccourcis.</p> - -<p>Je voudrais pouvoir louer plus le petit livre de -Lichtenberger sur Nietzsche. A défaut de Nietzsche -même, c'est là, chère Angèle, ce que je vous conseillerais -<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span>de lire. Je le ferais plus volontiers si certaine -timidité d'esprit n'avait fait l'auteur traiter son sujet -avec presque trop de conscience. Oui, pour bien -parler de Nietzsche, il faut plus de passion et moins -d'école; plus de passion surtout, et partant moins de -crainte. Le dernier chapitre, en guise de conclusion, -étudiant Nietzsche dans son ensemble, cherche en quoi -il est bon, en quoi mauvais—etc.; il pondère, -limite, sauvegarde. Nietzsche entraîne tant d'effrayantes -choses après lui! Si donc la peur domine, je préfère -entendre bannir Nietzsche en entier plutôt que d'en -voir approuver seulement les parties rassurantes. Ce -sont parties d'un tout. La modération le supprime. Et -je comprends que Nietzsche fasse peur; mais les idées -qui ne heurtent rien d'abord ne sont en rien réformatrices.</p> - -<p>Tout cela ne suffirait pas à me faire critiquer ce -petit livre, je lui en veux un peu pour de plus particulières -raisons: certaines de vos amies, chrétiennes il est -vrai, ont pu à travers lui se représenter Nietzsche -comme «quelqu'un d'excessivement triste». Et c'est -vraiment contrariant, vous l'avouerez, cherchant la joie -jusque dans la folie et la glorifiant à travers toutes les -souffrances, martyr vraiment dans le sens plein du -<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span>mot, d'arriver aux yeux de certains à représenter -«Quelqu'un d'excessivement triste»!—Mais la joie -chrétienne admet malaisément d'autre forme de joie -que la sienne: ne pouvant réduire celle-là, elle la -nie.</p> - -<p>«Œuvre profondément triste», dit aussi M. de -Wyzewa, et diront encore long temps d'autres. Décidément -il était temps que cette traduction parût!</p> - -<p>Ces deux livres<a name="FNanchor_2_29" id="FNanchor_2_29"></a><a href="#Footnote_2_29" class="fnanchor">[2]</a> font connaître Nietzsche autant -que le pourra faire l'œuvre entière—d'une admirable -monotonie. Douze volumes; de l'un à l'autre aucune -nouveauté; le ton seul change, devient plus lyrique et -plus âpre, plus forcené.</p> - -<p>Dès le premier ouvrage (la Naissance de la Tragédie), -l'un des plus beaux, Nietzsche s'affirme et se montre -tel qu'il sera: tous ses futurs écrits sont là en germe. -Dès lors une ferveur l'habite qui va toucher à tout en -lui, réduire en cendres ou vitrifier tout ce qui ne supporte -pas tant de chaleur.</p> - -<p>L'œuvre des philosophes est fatalement monotone; -nulle surprise en eux; une appliquée conséquence à -soi-même; aucune contradiction qui ne soit dès lors -<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span>une erreur.—«L'esprit fait sa maison, dit Emerson, -puis la maison enferme l'esprit.»—Système clos; la -solidité des murs d'enceinte en fait la force; on ne les -perd jamais de vue ... ou sinon ce sont des transes: on -croit être sorti du système, s'être trompé.—Se -tromper!—Comment me tromperais-je? «Qui -trompe-t-on ici?»—Un philosophe ne trompe -jamais que les autres... On ne trompe jamais que les -autres.</p> - -<p>Et Nietzsche lui-même s'emprisonne; ce passionné, -ce créateur, se débat dans son système qui se replie de -toutes parts sur lui comme un rets; il le sait et rugit -de le savoir, mais n'en sort pas; c'est un lion dans une -cage d'écureuil. Quoi de plus dramatique que cela: -cet antirationnel veut prouver. Ses moyens sont autres, -mais qu'importe? Artiste, il ne crée pas; il prouve; -il prouve passionnément. Il nie la raison et raisonne. -Il nie avec une ferveur de martyr.—De part en part -son œuvre n'est qu'une polémique: douze volumes de -cela; on ouvre au hasard; on lit n'importe quoi; -d'une page à l'autre, c'est tout de même; la ferveur -seule se renouvelle et la maladie l'alimente; aucun -calme; il y souffle sans cesse une colère, une passion -enflammée. Etait-ce donc là que devait aboutir le protestantisme?—Je -<span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span>le crois—et voilà pourquoi je -l'admire;—à la plus grande libération.</p> - -<p>Je suis trop protestant moi-même, et pour cela -j'admire trop Nietzsche pour oser parler en mon nom -propre. J'aime mieux laisser parler M. Fouillée. En -1895, il écrivait dans la <i>Revue des Deux Mondes</i><a name="FNanchor_3_30" id="FNanchor_3_30"></a><a href="#Footnote_3_30" class="fnanchor">[3]</a>:</p> - -<div class="blockquot"> - -<p>«Le protestantisme, après avoir été plus réactionnaire -que le catholicisme lui-même, s'avisa d'opposer -à l'immobilité catholique l'idée du libre examen. -Quand ils eurent trouvé cela, les protestants eurent -cause gagnée—et aussi perdue. Ils avaient trouvé -l'arrêt de mort de leurs adversaires; car en face d'une -religion enchaînée par elle-même et engagée dans son -passé comme un terme dans une gaine, ils dressaient -une religion libre, progressive, capable de -tout ce que la libre recherche scientifique lui apporterait. -Le leur: car, n'y ayant pas de limite au libre -examen, ils créaient une religion illimitée, donc indéfinie, -donc indéfinissable, qui ne saurait pas, le jour où -le libre examen lui apporterait l'athéisme, si l'athéisme -fait partie d'elle-même ou non; une religion destinée -à s'évanouir dans le cercle indéfini du philosophisme -<span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span>qu'elle a ouvert. Toute la libre pensée, tout le philosophisme, -toute l'anarchie intellectuelle étaient contenus, -dans le protestantisme dès qu'il cesserait d'être un -catholicisme radical.»</p></div> - -<p>Certes, cela n'apporte pas de repos, et rien n'y est -plus opposé. Rien n'est plus opposé à ces phrases -(magistrales certes) de Bossuet, dans ses lettres pastorales:</p> - -<div class="blockquot"> - -<p>Nous n'avons jamais condamné nos prédécesseurs -et nous laissons la foi des Eglises telle que nous -l'avons trouvée... Dieu a voulu que la vérité vînt à -nous de pasteur en pasteur et de main en main -sans que jamais on n'aperçût d'innovation. C'est par -là qu'on reconnaît ce qui a toujours été cru et -par conséquent ce que l'on doit toujours croire. C'est -pour ainsi dire dans ce <i>toujours</i> que paraît la force de -la vérité et de la promesse, et on le perd tout entier -dès qu'on trouve de l'interruption en un seul endroit<a name="FNanchor_4_31" id="FNanchor_4_31"></a><a href="#Footnote_4_31" class="fnanchor">[4]</a>.»</p></div> - -<p>Mais Nietzsche ne cherchait pas le repos, lui qui -disait encore:</p> - -<div class="blockquot"> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span><i>Rien ne nous est devenu plus étranger que ce desideratum -du passé, la paix de l'âme, desideratum chrétien. Rien ne nous -fait moins envie que la Morale de ruminant et l'épais -bonheur d'une bonne conscience.</i> Et ailleurs: <i>La plus belle -vie, pour le héros, est de mûrir pour la mort, dans le -combat.</i></p></div> - -<p>J'espère par ces quelques citations vous éclairer un -peu le débat, vous faire comprendre pourquoi -Nietzsche paraît et continuera de paraître à certains -«quelqu'un d'excessivement malheureux».—Je -vous satisferais trop maladroitement en disant que ce -n'est pas le «bonheur» qu'il recherche, car précisément -c'est «ce que l'on recherche» que l'on appelle -«bonheur»;—mais il est difficile toujours de continuer -à appeler «bonheur» ce dont on ne voudrait -pas pour soi-même. Tant pis! J'en tiens pour le -bonheur de Nietzsche, chère amie.</p> - -<p>Que de choses sur lui j'aurais donc à vous dire! -Mais le temps presse; j'écris presque au hasard, hâtivement. -Excusez-moi. J'y reviendrai.—Comment -ne pas y revenir? Je suis entré dans Nietzsche malgré -moi, je l'attendais avant de le connaître—de le connaître -fût-ce de nom. Une sorte de fatalité charmante -me conduisait aux lieux qu'il avait traversés, en Suisse, -<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span>en Italie,—me faisait choisir pour y vivre un hiver -précisément ce Sils-Maria de la Haute Engadine, où -j'appris ensuite qu'il avait agonisé plus doucement. -Et pas à pas ensuite, le lisant, il me semblait qu'il -excitait <i>mes</i> pensées.</p> - -<p>Nous devons tous à Nietzsche une reconnaissance -mûrie: sans lui, des générations peut-être se seraient -employées à insinuer timidement ce qu'il affirme avec -hardiesse, avec maîtrise, avec folie. Nous-mêmes, plus -personnellement, nous risquions de laisser s'encombrer -toute notre œuvre par d'informes mouvements -de pensées—de pensées qui maintenant sont dites. -C'est <i>à partir de là</i> qu'il faut créer, et que l'œuvre -d'art est possible.—Voilà ce qui me faisait considérer -plus haut l'œuvre entière de Nietzsche comme une -préface, on pourrait dire: Préface à toute dramaturgie -future.—Nietzsche le sait, le montre sans cesse. Il -semble, anachroniquement, que toute son œuvre soit -sous-entendue en celle d'un Shakespeare, d'un Beethoven, -d'un Michel-Ange. Nietzsche est infus dans -tout cela. Il est même plus simple de dire que tout -grand créateur, tout grand affirmateur de Vie est forcément -un Nietzschéen.</p> - -<p>«<i>Voyez enfin quelle naïveté il y a à dire: l'homme devrait -<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span>être tel ou tel. La réalité nous montre une richesse enivrante -de types, une multiplicité de formes, d'une exubérance et -d'une profusion inouïes»...</i></p> - -<p>Nietzsche, tout comme un créateur de types, est <i>enivré</i> -par la contemplation de la ressource humaine; mais, -tandis que les autres créateurs échappent à la folie de -leur génie par la continuelle purgation qu'est pour -eux la création artistique, la fiction de leurs passions -Nietzsche, prisonnier dans sa cage de philosophe, dans -son hérédité protestante, y devient fou.</p> - -<p>J'ai dit que nous attendions Nietzsche bien avant -de le connaître: c'est que le Nietzschéisme a commencé -bien avant Nietzsche; le Nietzschéisme est à la -fois une manifestation de vie surabondante qui s'était -exprimée déjà dans l'œuvre des plus grands artistes, -et une tendance aussi qui, suivant les époques, s'est -baptisée «jansénisme», ou «protestantisme», et -qu'on nommera maintenant Nietzschéisme, parce que -Nietzsche a osé formuler jusqu'au bout tout ce qui -murmurait de latent encore en elle.</p> - -<p>Si j'eusse eu plus de temps, je me fusse amusé à -vous montrer le Nietzschéisme d'avant Nietzsche. Par -des citations habilement choisies j'eusse pu circonvenir -presque de toutes parts sa figure; mais ce serait -<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[Pg 178]</a></span>trop long pour aujourd'hui; puis ce qu'il eût fallu -citer surtout, ce sont des phrases des dernières œuvres -de Beethoven. J'y reviendrai. Laissez-moi seulement -en passant vous montrer ce passage de Dostoievsky. -Nul plus que Dostoievsky n'a <i>aidé</i> Nietzsche.—Je -cite, puis passe; et si vous ne comprenez pas, dites-le-moi; -je vous expliquerai cela dans la suite,—Cela -se lit presque à la fin des <i>Possédés</i>:</p> - -<p>Celui qui parle (Kiriloff) est à moitié fou. Il <i>doit</i> -se suicider dans un quart d'heure. Celui qui l'écoute -compte profiter du suicide; il s'agit de faire endosser à -Kiriloff un crime que lui, l'écouteur, a commis. Kiriloff, -avant de se tuer, <i>doit</i> signer un papier où il se -déclare coupable. A l'instant précis où nous sommes, -la conversation entre eux a dévié; Kiriloff hésite, n'est -plus capable de rien, pas même d'un suicide; il -risque de redevenir raisonnable; tout est perdu pour -Pierre, l'écouteur, s'il ne remet pas Kiriloff <i>en état</i> de se -tuer. (Tant il est vrai que tout état pathologique inconscient -peut proposer à l'individu des actes neufs, -que sa raison s'ingéniera aussitôt à admettre, à soutenir, -à systématiser). Il faut que toute une philosophie, -toute une morale subitement improvisée, paraisse -motiver cet acte qui, réciproquement, motive cette -<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span>philosophie. Voici ce que, poussé par Pierre, Kiriloff -arrive à dire, superuomo d'un instant,—un instant -seulement, s'il vous plaît,—simplement le temps de -se tuer:</p> - -<p>... «Enfin tu m'as compris! s'écria Kiriloff enthousiasmé.—-Tu -comprends maintenant que le salut -pour l'humanité consiste à lui prouver cette pensée<a name="FNanchor_5_32" id="FNanchor_5_32"></a><a href="#Footnote_5_32" class="fnanchor">[5]</a>. -Qui la prouvera?—Moi. Je ne comprends pas comment -jusqu'à présent l'athée a pu savoir qu'il n'y a pas -de Dieu et ne pas se tuer tout de suite! Sentir que -Dieu n'existe pas, et ne pas sentir du même coup qu'on -est soi-même devenu Dieu, c'est une absurdité..... Si -tu sens cela, toi, tu es un tzar, et, loin de te tuer, tu -vivras au comble de ta gloire</p> - -<p>»Mais celui-là seul, qui est le premier, doit absolument -se tuer; sans cela, qui donc commencera et -prouvera? C'est moi qui me tuerai absolument, pour -commencer, et pour prouver. Je ne suis encore Dieu -que par force, et je suis malheureux, car je suis <i>obligé</i> -d'affirmer ma liberté. Tous sont malheureux parce que -tous ont peur d'affirmer leur liberté. Si l'homme jusqu'à -<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span>présent a été si malheureux et si pauvre, c'est parce qu'il -n'osait pas se montrer libre dans la plus haute acception -du mot et qu'il se contentait d'une insubordination d'écolier... -La crainte est la malédiction de l'homme... Mais -je manifesterai mon indépendance, je finirai et j'ouvrirai -la porte. Et je sauverai. Cela seul sauvera tous -les hommes et transformera physiquement la génération -suivante; car autant que j'en puis juger, sous sa -forme physique actuelle il est impossible à l'homme de -se passer de l'ancien Dieu. J'ai cherché pendant trois -ans l'attribut de ma divinité, c'est <i>l'indépendance</i>! -C'est tout ce par quoi je puis montrer au plus haut -degré mon insubordination, ma nouvelle et terrible -liberté. Car elle est terrible. Je me tuerai pour affirmer -mon insubordination, ma nouvelle et terrible liberté!»</p> - -<p>Kiriloff se tue, Pierre «devient tzar».—Nietzsche -sombre dans la folie, vive à présent son superuomo!</p> - -<p>Je sais bien que Dostoievsky met ces paroles dans la -bouche d'un fou; mais peut-être une certaine folie est-elle -<i>nécessaire</i> pour faire dire une première fois certaines -choses;—peut-être Nietzsche l'a-t-il senti. -L'important, c'est que ces choses-là soient dites; car -maintenant il n'est plus besoin d'être fou pour les -penser.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span>Mais lorsque des raisonnables viennent dire: c'est -un malade; des orthodoxes: sa folie finale condamne -son système—je proteste et dis que ce sont les -mêmes qui criaient au Christ sur la croix: «Si tu -es le Christ, sauve-toi toi-même.» Il y a là une grave -incompréhension. Je ne veux plus savoir ici ce qui est -cause et ce qui est effet; et je préfère dire que Nietzsche -<i>s'est fait fou</i>. Et pour écrire de telles pages, peut-être -fallait-il consentir d'être malade<a name="FNanchor_6_33" id="FNanchor_6_33"></a><a href="#Footnote_6_33" class="fnanchor">[6]</a>: c'est une forme -de dévouement. Les livres de Lombroso ne gênent que -les sots.—La raison de Nietzsche au début de la vie -s'y propose une tragique partie dont sa raison même -est l'enjeu. Il joue contre lui-même, perd la raison,—mais -gagne la partie; il a gagné, <i>puisqu'il</i> est fou.</p> - -<p>Nietzsche a voulu savoir, et jusqu'à la folie; sa -clairvoyance fut de plus en plus aiguë, cruelle, délibérée. -A mesure qu'il voyait plus clair, il prônait davantage -l'inconscience. Nietzsche voulait la joie à tout -prix. De toute la force de sa raison il se poussait à la -folie, comme vers un refuge. Que son génie surmené -<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span>s'y repose!—L'an passé, j'ai lu, dans <i>les Débats</i> je -crois, un court article où l'on parlait de Nietzsche. On -le montrait près de sa sœur, distrait, insouciant, point -triste.—«Il cause avec moi, disait sa sœur, et s'intéresse -à tout autour de lui, tout comme s'il n'était pas -fou—seulement il ne sait plus qu'il est Nietzsche. -Parfois, le regardant, je ne peux retenir mes larmes; -il dit alors: <i>Pourquoi pleures-tu? Est-ce que nous ne -sommes pas heureux?</i>»</p> - -<p>Au revoir, chère amie!—Dieu vous mesure le -bonheur!</p> - -<p class="date"><i>Paris, 10 décembre 1893.</i></p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_28" id="Footnote_1_28"></a><a href="#FNanchor_1_28"><span class="label">[1]</span></a> Wyzewa.—<i>Revue bleue</i> du 7 novembre 1891. Wyzewa.—<i>Ecrivains -Etrangers</i> (Perrin), février 1896.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_29" id="Footnote_2_29"></a><a href="#FNanchor_2_29"><span class="label">[2]</span></a> <i>Par delà le bien et le mal; Ainsi parlait Zarathustra</i> (Mercure -de France).</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_30" id="Footnote_3_30"></a><a href="#FNanchor_3_30"><span class="label">[3]</span></a> <i>Etude sur Auguste Comte</i>, 1<sup>er</sup> août 1895.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_31" id="Footnote_4_31"></a><a href="#FNanchor_4_31"><span class="label">[4]</span></a> Lettre pastorale aux nouveaux catholiques de son diocèse, -II.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_5_32" id="Footnote_5_32"></a><a href="#FNanchor_5_32"><span class="label">[5]</span></a> «Si Dieu existe, tout dépend de lui, et je ne peux rien -en dehors de sa volonté. S'il n'existe pas, tout dépend de moi, et -je suis tenu d'affirmer mon indépendance.»</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_6_33" id="Footnote_6_33"></a><a href="#FNanchor_6_33"><span class="label">[6]</span></a> Guéri! je ne veux pas l'être! Mon esprit est puissant! Je -serais alors abject comme les autres.» -</p> -<p> -(Faust, <i>Apostrophe à Chiron</i>.)</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span></p> - -<h2>QUELQUES LIVRES</h2> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span>Ces articles ont paru dans la <i>Revue Blanche</i>, au cours de -l'an 1901.</p> - -<hr class="r5" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span></p> - -<h3>VILLIERS DE L'ISLE-ADAM</h3> - -<h5>Histoires souveraines</h5> - -<p class="p2">Pour la plus grande joie d'un petit nombre, M. Deman -en libraire amateur riche de loisirs et en artiste -de haut goût, parachève parfois une impression nouvelle -qu'orne précieusement un Redon, un Van Rysselberghe, -un Renoir. Les livres qu'il nous offre alors -avec lenteur sont beaux, comme furent presque tous -ceux de Verhaeren, ou la récente réédition des poésies -de Stéphane Mallarmé; mais jamais la réussite de -M. Deman ne fut plus heureuse que pour cette anthologie -de Villiers.—Sur le papier de moire vert foncé -qui la couvre, au-dessus d'un grand ornement noir, -on lit, en caractères d'or: <i>Histoires Souveraines</i>. Ce -sont là, prédit l'éditeur, «les vingt meilleurs contes» -de l'inimitable conteur.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span>Je n'ai pu apprendre précisément comment se décida -le choix de ces contes; on parle d'une enquête: ceux des -littérateurs qui furent jugés dignes de s'y connaître auraient -envoyé des listes selon leur goût; ce choix représenterait -donc à peu près celui du meilleur public;—on -parle aussi de Mallarmé tout seul... Quoi qu'il -en soit, le choix est bon. Je regrette, il est vrai, pour -ma part, l'absence du délicieux <i>Sentimentalisme</i>, de -<i>Sombre récit, conteur plus sombre</i>, la présence de <i>la -Voix du Passé</i>, du <i>Meilleur Amour</i>, de <i>Impatience de -la Foule</i>—mais j'indique un goût personnel; je préfère -le taire ici, prendre ce livre tel que si ce choix -était celui du temps lui-même et que ce fussent là les -<i>opera quæ supersunt</i> de tout Villiers. Aussi bien, ces -vingt contes suffisent-ils pour le connaître; il est là -très entier, tour à tour mystique et passionné, grandiloquent, -courtois, lyrique, oriental, ironique surtout, -«cruel», avec toutes les nuances de la haine, du dédain,—un -et divers, satisfaisant enfin et ne nous déconcertant -plus.</p> - -<p>Le recul s'est fait vite, ces dernières années; les -influences violentes se succèdent fièvreusement, nous -créant <i>ad hoc</i> une espèce de petit passé provisoire, -comme pour donner plus d'élan et plus d'apparente -<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span>jeunesse à la nouvelle croyance de l'instant; Villiers -qui, tant que vivait Mallarmé, pouvait inquiéter -encore, semble à présent déjà si loin de nous que je -crois en pouvoir parler sans injustice et, comme l'on -dit alors: historiquement. Et peu m'importe alors -qu'il n'apparaisse plus, peut-être, comme une étoile -de première grandeur: il a tiré vers lui d'étroites -marées d'enthousiasme; il eut ses fervents, ses disciples, -tout ce qu'il faut pour qu'on le considère -comme un maître; intéressant peut-être d'autant plus -qu'il n'y eut pas chez lui grande invention personnelle, -qu'il est lui-même un résultat, mais qu'en lui convergent -en faisceau, s'unissent des influences assez -diverses (faux hégélianisme, wagnérisme, morale -hindoue, etc.) et que des idées flottantes, et pour cela -gênantes, se sont trouvées par lui <i>artificiées</i>, poussées à -bout et portées à leur point de perfection littéraire, -sinon de maturité réelle.</p> - -<p>Oui vraiment: perfection littéraire. Je sais, dans -notre langue, peu de choses aussi belles que le début -d'<i>Amour Suprême</i>,—et pourquoi ne pas dire: que -le conte tout entier?—Quel juste et délicat mélange -de frivolité, de politesse et d'esprit dans le <i>Tsar et les -grands-ducs</i>! la proportion de chaque élément est parfaite—et -<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span>dans d'autres contes quelle sûreté de <i>diction</i>!—Parfois -une insistance inutile et charmante; car les -plus belles phrases de Villiers sont d'ordinaire des -phrases de pure <i>insistance</i>, savamment préparées, -annoncées, et dont la surprise n'est plus que presque -exclusivement verbale. Souvent deux ou trois pages -s'y emploient, nuançant, graduant l'émotion d'une -même idée; la dernière phrase vient, sans heurt, -comme la résolution d'une suite d'accords. L'art -littéraire ne peut être poussé plus loin.—Nulle -violence, nulle perturbation de l'instinct, nulle indiscrétion -de la chair; le sang qui rougit aisément la -pâleur de ses très chastes héroïnes coule paisiblement; -chaque passion assagie n'est peinte, chaque mot, -chaque cri n'est amené qu'en vue de l'effet artistique. -Le mot <i>factice</i> ici devient éloge, mais c'est lui qu'il -faut qu'on emploie.</p> - -<p>Car la phrase ne paraît pas chez lui profondément -nécessitée; née plutôt d'un besoin de parure et de -luxe où s'affirme à la fois tout son amour et tout son -mépris de l'<i>aspect</i>, elle ne s'identifie jamais avec -l'idée, mais reste comme sa projection sensible, et -semble parfois, postiche, n'être que son prestigieux -et chatoyant faire-valoir; factice—autant, pas plus -<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span>que ne l'était pour lui toute apparence, tout le rideau -diapré de notre monde phénoménal. «<i>Sic indutus et -ornatus</i>», citera-t-il.—Parfois, souvent, le mot -limite l'évocation de l'objet qu'il désigne, à sa seule -signification décorative. Non seulement il n'y croit pas, -à l'objet, mais encore veut nous faire sentir qu'il n'y -croit pas. Le réel, pour nous, dira-t-il, est seulement -ce qui touche soit nos sens, soit notre esprit. «Les -objets se transfigurent selon le magnétisme des personnes -qui les approchent, toutes choses n'ayant -d'autre signification, pour chacun, que celle que chacun -<i>peut</i> leur prêter.—Pour nous ces candélabres -<i>étaient</i>, nécessairement, d'un or vierge, etc...» Et -encore: «Nul ne peut posséder d'une chose que ce -qu'il en éprouve.» Et plus subtilement: «Le seul -contrôle que nous ayons de la <i>réalité</i>, c'est l'<i>idée</i>.» -Voilà, plus ou moins déguisé, le sujet même de la -plupart de ces contes, et d'<i>Axel</i>, de l'<i>Eve future</i>, et de -<i>Tribulat Bonhomet</i>.</p> - -<p>Est-ce son subjectivisme quasi religieux qui impose -à Villiers sa méconnaissance, quasi religieuse aussi, -de la vie? ou au contraire cette méconnaissance -précède-t-elle, lui dicte-t-elle le subjectivisme, comme -pour se justifier? Je ne sais.—La même question -<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span>peut d'ailleurs se poser, et vainement, pour tous les -«écrivains catholiques». Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, -Hello, Bloy, Huysmans, c'est là leur trait commun: -méconnaissance de la vie, et même haine de la -vie,—mépris, honte, peur, dédain, il y a toutes -les nuances,—une sorte de religieuse rancune -contre la vie. L'ironie de Villiers s'y ramène.</p> - -<p>Villiers parle de «ceux qui portent, dans l'âme, un -exil»; «tant que traîna le simulacre de sa vie», dit -Mallarmé, parlant précisément de Villiers;—car la -vie devient alors aisément une sorte de parade, ironique -et déclamatoire, parfois cabotine; et le rôle de -l'artiste est, n'y croyant pas, de jeter sur son néant un -prestige,—ou mieux, d'opposer à ce néant, avoué, -une autre vie, un autre monde, monde créé par lui, -<i>factice</i>, qu'il prétendra révélateur de l'<i>idée</i> pure que -bientôt il appellera le vrai monde—l'œuvre d'art<a name="FNanchor_1_34" id="FNanchor_1_34"></a><a href="#Footnote_1_34" class="fnanchor">[1]</a>.</p> - -<p>Dans un de ses plus beaux contes, dans <i>Vera</i> (quelle -intention déjà dans ce titre!), Villiers nous dit l'histoire -d'un jeune homme surhumainement amoureux -de sa femme. Celle-ci meurt. Il n'admet pas que la -<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span>mort la lui enlève; il rejette par-dessus la grille du -caveau la clef du caveau où repose Vera. Rentré dans -la demeure en deuil, il s'occupe de son amour; il -commence à jouer pour lui-même une amoureuse et -persuadante comédie, feint un dialogue, suppose -sans cesse la présence de la morte; bientôt rien ne -manquera plus, qu'elle-même; il parvient, à force -d'amour, à imaginer—bien plus: à forcer, à nécessiter -sa présence. «Le comte avait creusé dans -l'air la forme de son amour, et il fallait bien que -ce vide fut comblé par le seul être qui lui était homogène, -autrement l'Univers aurait croulé.» «<i>Et comme -il ne manquait plus que Vera elle-même</i>, tangible, -extérieure, il fallut bien qu'elle s'y trouvât.»</p> - -<p>Magnificence de l'artiste! L'art suprême supplante -l'inexistante réalité. L'imaginaire Vera devient plus -vraie que la vraie Vera morte.—Ce conte, le premier -des <i>Histoires Souveraines</i>, est l'histoire même de -l'artiste Villiers.—S'il est vrai que Vera soit morte -et que ce monde est imposteur: vive Villiers!—Mais -on peut estimer que le monde extérieur existe -et que Vera ne meurt que parce que c'est Villiers -qui la tue: son art n'apparaît plus alors qu'une -admirable et éblouissante imposture.</p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_34" id="Footnote_1_34"></a><a href="#FNanchor_1_34"><span class="label">[1]</span></a> «L'auteur a dû modifier un peu le personnage même du -Duc de Portland—puisqu'il écrit cette histoire <i>telle qu'elle aurait -dû se passer</i>», dit Villiers en note du <i>Duke of Portland</i>.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[Pg 192]</a></span></p> - -<h3>MAURICE LÉON</h3> - -<h5>Le livre du Petit Gendelettre</h5> - -<p class="p2">Inconnu d'hier, le très jeune Maurice Léon arrivera-t-il -à la célébrité par ce livre?—Il a pris, sinon la -meilleure, du moins la route la plus courte; il s'est tué.</p> - -<p>Autant dire qu'il est mort de ce livre; car nulle -cause extérieure à son suicide, nulle maladie, nulle -intrigue, nulle complicité d'amour: il reste responsable -seul, avec ceux qui l'ont fait ainsi, et c'est dans -sa seule pensée, qu'ici minutieusement il expose, qu'il -sied de découvrir la cause de sa mort lente et compliquée, -qu'un coup de pistolet achève. Triste autopsie! -qui peut-être n'intéressera que les spécialistes, psychologues -et psychothérapeutes, mais qui intéressera -ceux-là passionnément. A chaque page de ce livre on -réfléchit, on pense: qu'y a-t-il donc de mortel là-dedans?—Et -<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[Pg 193]</a></span>cela seul suffit à dramatiser tout le livre.</p> - -<p>Une robuste préface de Paul Adam nous avertit -(nul, je pense, ne pouvait être plus désigné pour antidoter -un tel livre) et par des phrases habilement -choisies au cours du livre, nous prépare; puis commencent -sans ordre apparent, et continuent sans gradation -sensible, ces 300 pages où Maurice Léon ne -parlera strictement que de lui: «Me commenter, -m'expliquer moi-même, me critiquer si profondément -que l'on n'ait <i>plus rien à dire</i> de moi» ... et si, -les 300 pages écrites, le «petit Gendelettre» s'est tu, -c'est qu'il n'aura trouvé sur lui <i>plus rien à dire.</i></p> - -<p>De ces pages, excellentes souvent, il est peu dont je -n'eusse voulu souligner quelques lignes; il en est -d'assez remarquables pour mériter de n'ennuyer que -les esprits superficiels et que les sots: il en est qui -se juxtaposent, se répètent et font, semble-t-il, double -emploi; mais cette obsédante rétrospection est précisément -un des plus étonnants caractères du livre; il en -est dont la forme sèche, non abstraite pourtant, sans -hypocrite attrait, étonne lorsqu'on les songe écrites -avant vingt ans, et leur aiguë pénétration inquiète; -l'intelligence de Léon fut un instrument délicat, un -instrument de précision.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[Pg 194]</a></span>«Mon autobiographie, dira-t-il, je la veux froide, -méticuleuse; elle sera douloureuse au fond, douloureuse -par l'effort—jamais sûre de son résultat, doutant -de sa sincérité même—vers la vérité nue.»—Une -biographie cela!—Pas un fait, pas une émotion—j'allais -dire: pas une pensée, tant l'étude ou la critique -de la pensée tient lieu de la pensée nouvelle. -C'est là l'effort d'Orphée pour apercevoir Eurydice, et -son étonnement déçu de n'en saisir jamais que le -cadavre. «La pensée que j'étudie ne vit pas dans la -même atmosphère que ma pensée»; autant dire: ma -pensée, dès que je l'étudie, est morte.</p> - -<p>Qu'Orphée n'avançait-il simplement et sans regarder -en arrière? Eurydice suivait si bien!—Que Léon -n'écrivait-il simplement, sans souci de se voir écrire?—Ecrire!—mais -écrire quoi? Maurice Léon n'avait -<i>rien à dire</i>. Son active pensée fonctionne à vide. Il eut -tôt fait de le comprendre, et dès lors c'est ceci même -que de page en page il dira. Il s'observera, tentera -d'observer sa pensée, son fonctionnement délicat, pour -raconter après, non point la première pensée (encore -une fois il n'en a pas), mais l'observation de cette -pensée et tout son travail désœuvré. «Je veux faire le -livre où l'on se fige, où l'on se momifie pour ne pas -<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[Pg 195]</a></span>mourir tout... Je ne pourrai pas être sincère; ce n'est -pas moi que je momifierai pour l'éternité.»</p> - -<p>Et dès lors ce souci concomitant l'habite: <i>être sincère</i>. -Il importe de constater que ce souci n'habite et -ne peut habiter que ceux précisément qui n'ont <i>rien à -dire</i>; comprenne qui voudra pourquoi... Ces quelques -phrases de Léon éclairent un peu ce que j'avance: -«Je ne sais si je mens ou si je dis vrai; j'écris, voilà -tout...» voici comment parle l'artiste qui a quelque -chose à dire—mais Léon ajoute: «Suis-je sincère? -Eh oui! je suis sincère <i>comme lorsque j'ai peur de la -mort: peur verbale</i>, qui ne peut pas se traduire par le -plus léger battement de cœur.»—Peur verbale, -émotions verbales ... tout ce que je dirais ici ne pourrait -qu'affaiblir <i>ses paroles</i>; aussi bien cette jeune voix -qui s'est tue, je voudrais qu'elle parlât encore: «Le -mot, dit Maurice Léon, ne dérive jamais chez moi de -mon émotion, de ma vision; il paraît par une <i>spontanéité -acquise</i> en venir parfois; en réalité, c'est la -nécessité d'écrire, l'habitude qui l'appellent... Pour -l'âme artiste, le mot ne fait que rendre imparfaitement -l'impression ressentie; pour moi il la crée presque; -je dis plus que je n'éprouve.»—Et ailleurs: «Réfléchissez -sur votre bonheur, sur votre jeunesse, et vous -<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[Pg 196]</a></span>n'en jouirez plus qu'en paroles.»—Enfin je veux -encore citer cette si clairvoyante phrase, qui désormais -prend un accent d'adieu: «Un caractère n'existe pas; -il n'y a que des sensations et des réactions; les plus -fréquentes ne sont même pas les plus essentielles.—Que -reste-t-il? Les balbutiements de l'auteur, et la -bonne volonté du lecteur.»</p> - -<p>Comprendre tout, ne rien sentir... De nouveau la -question se pose: qu'y a-t-il de mortel là-dedans?—Oh! -rien, peut-être—car enfin, des générations l'ont -prouvé: on peut bien vivre ainsi sans en mourir, sans -en trop souffrir même, surtout sans s'en douter. La -conscience d'un mal, plus que le mal lui-même, fait -le suicide, et l'on prend sans vertu son parti des souffrances -très partagées. Mais le monde en tournant -change un peu; une souffrance, commune hier, -devient plus rare et solitaire, s'exagère par comparaison. -Pour beaucoup l'intelligence a suffi; si Léon -est mort, c'est donc qu'<i>elle commence à ne plus suffire</i>. -Le suicide de Léon est important; il y a peu de temps -encore on ne se serait pas tué pour cela... Hélas! Léon -n'avait pas moins à dire que plusieurs autres d'aujourd'hui -<i>et</i> qui vivent.—Léon fut plus consciencieux.</p> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[Pg 197]</a></span></p> - -<h3>CAMILLE MAUCLAIR</h3> - -<h5>L'Ennemie des Rêves</h5> - -<p class="p2">Certes M. Mauclair est bien de la famille intelligente -des Léon; mais une sorte de ferveur l'anime. Sa -pensée, pour n'être pas toujours très autochtone, est -véhémente: tout ce qu'il prend s'émeut en lui et se -réchauffe; il fusionne passionnément. Bellement -soucieux de tout ce qu'il découvre, il consent de s'instruire -encore et se complète incessamment; mais son -cerveau modeleur achève vite; Mauclair ne se critique -pas, mais passe; à la fois penseur et lyrique il semble -procéder par bonds.</p> - -<p>Parfois quelque excellent article de revue nous fait -douter dans quels parages ne poussera-t-il point sa -pensée;—réunis prochainement, je l'espère, en volume -ces essais paraîtront peut-être la partie la -<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[Pg 198]</a></span>meilleure de l'œuvre de M. Mauclair, et me seront occasion -de louer son esprit généralisateur.</p> - -<p>J'avoue que M. Mauclair me plaît moins lorsqu'il -généralise ses propres sentiments, comme il fait dans -la préface de l'<i>Ennemie des Rêves</i>.—Ses sentiments, -il les prête à une génération tout entière. Par horreur -de l'égoïsme, croit-il, il ne dit jamais Je, mais Nous. -L'expérience, peut-être maladroite, qu'il fit de la vie, -il aime à la croire celle de tous; c'est comme telle -qu'il la condamne. D'autres peut-être se seront pu -reconnaître dans le portrait qu'il fait de «Nous»; -moi pas; et qui j'y reconnais surtout, c'est M. Mauclair.</p> - -<p>Habile aux avatars, il condamne ce qu'il était au -nom de ce qu'il est aujourd'hui; sa nature généreuse -et crédule l'y pousse. Depuis la première <i>Eleusis</i>, -quel chemin parcouru! Ses regards sur son moi -d'hier sont hostiles; mais ses erreurs d'hier, il les -généralise et s'en échappe; il les met au présent -d'autrui. Il écrit: «Il <i>leur</i> faudrait apprendre d'abord -à ne plus tant s'analyser eux-mêmes...» etc.; ou -bien: «Le vice essentiel de l'éducation actuelle est -d'avoir trop habitué les jeunes hommes à s'occuper -constamment d'eux-mêmes, de ce qu'ils sentent.» Ne -<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[Pg 199]</a></span>pouvant reconnaître moi ni les miens dans ce portrait, -je préférerais lire: «Le vice essentiel de mon éducation -était de m'avoir trop habitué à m'occuper constamment -de moi-même.»—M. Mauclair continue: -«Ils ne sortent de cette étude que pour rêver à ce -qu'ils devraient ou pourraient éprouver encore...» Je -préférerais lire: «Je ne suis sorti d'<i>Eleusis</i>, causerie -sur la cité intérieure, que pour écrire <i>Couronne de -Clarté</i>.»</p> - -<p>Au demeurant, peut-être l'extraordinaire malléabilité -de M. Camille Mauclair, en nuisant à l'affirmation de -sa propre personnalité indécise, lui a-t-elle permis -mieux de comprendre, d'adopter et de représenter une -génération anonyme. Ce que je lui reproche donc, ce -n'est pas de changer, non certes: c'est, prenant chaque -changement pour un état définitif, de renier son état de -la veille, sans songer que le présent sort du passé, et qu'il -dut, à ce qu'il était, d'être ce qu'il est aujourd'hui. Il peut -paraître beau de voir un fervent converti renier et -brûler l'idole de la veille, mais M. Mauclair est trop -intelligent pour avoir fini de changer; il demeure -catéchumène, et si cette ferveur crédule lui fait prendre -pour vérité chaque idée qu'il traverse, chaque route -qu'il suit pour chemin de Damas, son demain risque -<span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[Pg 200]</a></span>fort de renier son aujourd'hui,—comme son aujourd'hui, -son hier.</p> - -<p>Aujourd'hui, vive le féminisme! L'«Ennemie des -rêves», c'est la femme; et M. Mauclair louera Marthe -d'avoir délivré Maxime Hersent de ses rêves; aussi -bien les rêves du pauvre garçon tournaient-ils au cauchemar. -Mais comme il n'a guère rien en lui que ses -«rêves», il y tient.—Maxime Hersent préférera-t-il -ses rêves à sa femme, sa femme à ses rêves? incertitude, -drame et option, c'est ce que le livre raconte. La femme -en veut aux rêves; les rêves en veulent à la femme. -Maxime Hersent, qui craint d'être dépossédé, commence -par haïr la femme. «Marthe l'irritait par une -constante pesée de son regard amoureux. Il s'en devinait -suivi et s'en croyait harcelé... Il était appris par -cœur.» Plus loin, cette excellente remarque: «Et -comme il ne savait au juste ce qu'il désirait, ne se -donnant ni raison ni tort, il piétinait entre deux regrets. -<i>En réalité il était heureux.</i>»</p> - -<p>La figure de Marthe est assez belle et délicatement -tracée: «Elle n'avait pas eu de printemps et ne s'en -était pas aperçue.»—Mais pourquoi, dès qu'elle -parle, dit-elle: «Que faites-vous donc tous? Qu'est-il, -votre art? Un fétichisme de subtilité, un nœud -<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[Pg 201]</a></span>gordien fait de toutes les contorsions nerveuses d'une -époque hystérisée.»—Pourquoi dit-il: «J'obéis à -la tradition éternelle des artistes, qui est de craindre la -femme... Oh! oui, vous êtes dangereuses, ... mais -malgré tout nous avons notre domaine, nous fermons -la porte derrière nous, nous sommes seuls, quand il -nous plaît, face à face, avec notre torture et notre -ivresse, humant dans la solitude le poison divin, la -plante d'oubli pour la chair vilement vautrée dans le -désir de l'éternelle Circé, etc.»—Cela n'est pas naturel.</p> - -<p>Les rêves de ce pauvre Hersent paraissent, à travers -ces déclamations, si médiocres, qu'on lui pardonne -mal d'y tenir. L'ennui c'est qu'aussi l'on pardonne -mal à la femme de tenir à Maxime Hersent... Et pourtant -le problème existe et si M. Mauclair eût accepté -de n'y donner qu'une solution particulière, il nous -aurait plus vivement intéressés. Les problèmes psychologiques -ne comportent peut-être pas de solutions -générales, et la préoccupation de leur en donner une, -nuit à la peinture des caractères.—Si l'homme est -supérieur, la femme aura tort; si l'homme est médiocre, -elle aura raison (le plus simple alors serait de -le plaquer). Si tous les deux sont «supérieurs», ils auront -<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[Pg 202]</a></span>tous les deux raison; avec beaucoup d'amour c'est -le paradis; avec un peu moins d'amour c'est l'enfer; -question de dosage. S'ils sont médiocres tous les deux,—alors -ce sont des discussions infinies, c'est le roman -de M. Mauclair.—Ne pas craindre de peindre un -héros médiocre, et le peindre sans ironie; preuve d'un -grand courage littéraire.</p> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[Pg 203]</a></span></p> - -<h3>HENRI DE RÉGNIER</h3> - -<h5>La Double Maîtresse</h5> - -<p class="p2">M. Henri de Régnier est aujourd'hui l'un des seuls -qui <i>écrivent</i>; il a l'amour et le souci de notre langue; -français très exclusivement, il le prouve jusqu'en ses -défauts mêmes, si bien que, même de ceux-là, on peut -trouver à le louer. Et, certes, le dernier livre de M. de -Régnier ne m'empêchera pas de dire le grand cas que -je fais de son incontestable talent, l'admiration même -que parfois je lui porte,—mais, ayant à parler pour -la première fois ici de M. de Régnier, je regrette que -ce soit au sujet de <i>la Double Maîtresse</i>.</p> - -<p>Non point que <i>la Double Maîtresse</i> ne soit, en son -genre et somme toute, réussi,—et peut-être ce livre -montre-t-il d'aussi nombreuses qualités que nous pouvions -croire et attendre,—mais ces qualités extrinsèques -<span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[Pg 204]</a></span>ne semblent cultivées et poussées qu'en vue -d'un effet plus connu; nous regrettons alors des défauts -plus charmants; nous cherchons tristement en -vain ce que tant nous aimions dans <i>Hertulie</i> et les -délicates merveilles du <i>Trèfle blanc</i>, ce souci, cette -grâce morose, cette tenue un peu guindée mais digne -et donnant plus d'attrait encore au lieu des sensations -ingénues.</p> - -<p>Mais il importe de situer le livre dans l'œuvre, de -comprendre la personnalité de M. de Régnier tout -entière et d'admettre que l'auteur de <i>Tel qu'en songe</i> -soit aussi l'auteur de <i>la Double Maîtresse</i>. Aussi bien -saurais-je montrer que M. de Régnier seul pouvait -l'écrire, et que ce livre était en lui tout préparé.—«Je -ne sais trop, pour dire vrai, confesse-t-il dans sa préface, -d'où j'ai été conduit à écrire ce singulier roman, -ni par où il m'est venu à l'esprit. Ce qui est certain, -c'est qu'il y trouva presque à mon insu de quoi m'imposer -son autorité et me contraindre à faire droit à ses -exigences.»—On peut donc aimer ou n'aimer point -ce livre, le critiquer ou le louer, l'admirer ou le déplorer -au contraire, mais pour s'en étonner, il faut -avoir mal compris tous les autres. Voilà pourquoi, -bien qu'ayant lu <i>la Double Maîtresse</i> avec plus de -<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[Pg 205]</a></span>curiosité que d'intérêt,—d'abord parce que les anecdotes -piquantes dont la suite immotivée fait le livre -sont plus curieuses qu'intéressantes, puis surtout -parce que j'estime qu'il était plus curieux qu'intéressant -que M. de Régnier l'écrivit—je n'en fus pas -autrement étonné.</p> - -<p>Qui connaissait M. de Régnier n'ignorait pas qu'il -réservait en lui, avec particulière intelligence, un don, -sinon de psychologue, au sens plutôt russe du mot, du -moins d'observateur à la manière française, et qu'il -collectionnait misanthropiquement, comme La Bruyère -ses <i>Caractères</i>, tout ce que la mouvante nature humaine -pouvait lui présenter de bizarre, de fantasque, -de maniaque ou de disconvenu. L'effet lui importait, -plus que la cause; chercher d'y remonter, n'était-ce -pas risquer de réduire une diversité qui par elle-même -amusait; plus peintre que musicien, son esprit se refusait -toute synthèse; par raison d'art sa connaissance -restait extérieure et pour cela très variée.—C'est ce don -qui dans <i>la Double Maîtresse</i> s'exagère avec minutie, -mais c'est à lui déjà que nous dûmes ce chef-d'œuvre -qu'est l'historiette des <i>Petits Messieurs de Nèvres</i> -et certaines pages de <i>Monsieur d'Amercœur</i>, la moins -bonne des œuvres de M. de Régnier, mais une des -<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[Pg 206]</a></span>plus significatives. La grâce d'une mythologie de -quinconces et la poudre du siècle dernier s'y mêlaient; -les petits dieux et les déesses luttaient encore, marbre -ou chair, et cette lutte, qu'ils livraient bien un peu je -pense en l'esprit même de l'auteur, faisait presque -le sujet du livre; et parfois le contact était exquis, du -marbre ou de la chair faunesque avec une costumerie, -qui pourrait bien être historique, mais qui paraît -seulement surannée. Ici les culottes courtes et les -tabatières à vignette ont complètement chassé ce qui -restait encore de divin; une licence polissonne remplace -cette sorte de demi-chasteté qui peut-être devait -sa décence à ce qu'elle gardait d'irréel.</p> - -<p>Le libertinage obstiné des romans du <span class="smcap">xviii</span><sup>e</sup> siècle -avait pour excuse, pour prétexte ou pour raison d'être -les mœurs du temps qu'ils représentent (si tant est qu'il -n'ait pas contribué à les faire); je ne vois pas ce qu'il -«représente» ici. Ce livre est un amusement d'auteur -admirablement doué pour décrire. Le récit est trop -objectif, trop parfait pour qu'on soupçonne un seul -instant une satire; le charme, ou le brillant du moins, -en est si vif qu'il ferait presque naître des regrets pour -ces mœurs un peu disparues—regrets fâcheux je -pense, car il y eut à cette époque et dans tous ces petits -<span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[Pg 207]</a></span>romans pour la peindre, et dans ce livre enfin, habile -à la ressusciter, plus de goût que d'intelligence, plus -d'esprit que d'émotion, plus de débauche que de sensualité -profonde, de gourmandise que d'appétit réel.—Cette -époque, de grands et graves esprits la sauvèrent. -Que resterait-il d'elle, sans eux? On les accuse -d'avoir fait la Révolution; mais c'était empêcher une -dissolution. Dans ce roman galant, rien ne l'empêche; -que dis-je? tout y porte et tout la favorise; le cynique -Lamparelli, cardinal romain, l'épicurien Hubertet, -abbé de France, vilainement ou délicatement y travaillent; -elle emplit le livre, l'émeut, en fait le principal -délice, elle y est peinte avec beaucoup d'attrait.</p> - -<p>Que Nicolas de Galandot, à Pont-aux-Belles d'abord, -avec sa cousine Julie, puis à Rome, avec la belle et très -facile Olympia, se soit appris piteusement qu'il était -peu fait pour l'amour, c'est ce qui donne son titre au -livre, comme l'explique vers la fin cette phrase: «Qui -eût pensé que le pauvre gentilhomme servait, en une -<i>double maîtresse</i>, le fantôme d'un amour unique et -deux fois vain?»—Mais l'histoire de Galandot ne -tient que la moitié du volume; celle de M. de Portebize -s'y mêle de la façon la plus inattendue,—ou -<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[Pg 208]</a></span>plutôt ne s'y mêle pas, mais la coupe; et les deux -histoires, qui se passent à quelque cinquante ans de -distance, alternent; les chapitres II et IV sont consacrés -à Nicolas de Galandot; les chapitres I, III et V à -François de Portebize, son neveu et son héritier. Le -neveu n'a pas connu l'oncle, et c'est pourquoi l'on -nous raconte son histoire; mais comme il n'apprend -l'existence de son oncle qu'en apprenant aussi sa mort, -aucun rapprochement n'est possible; les deux histoires -ne se rejoignent pas. Un seul des personnages -passe de l'une à l'autre; c'est l'abbé Hubertet qui, -vers 1730, s'occupait de l'éducation du petit Nicolas, -tout en mangeant les savoureuses poires de madame -de Galandot; François de Portebize plus tard le retrouve -à Paris, où il élève, pour les ballets de l'Opéra -et pour les plaisirs de François, la jeune et charmante -Fanchon. Et sinon, d'une histoire à l'autre, à peine -un rappel, un écho, comme une très lointaine résonnance; -et gêne et plaisir à la fois naissent de cette juxtaposition -si spécieusement délicate.—J'oubliais l'urne -de bronze vert que Galandot d'abord envoie de Rome -à son vieux maître; Hubertet mort, Portebize l'hérite; -dans sa fraîche Folie de Feuilly, les colombes de Fanchon -s'y posent; «On entendait sur le métal le grincement -<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[Pg 209]</a></span>des pattes écailleuses ou le frottement du bec -de corne. Puis l'oiseau s'envolait, et le vase seul restait -debout.»</p> - -<p class="p2">Je ne raconte point ce livre; ce serait tâche trop -ardue. Les petits événements qui s'y suivent sont -presque d'égale importance; le récit en est si bien -fait qu'on n'en pourrait rien supprimer. L'amusement -que j'y pris fut vif, mais successif; chaque perle de ce -collier me plut parce qu'elle fut charmante déformé -ou brillante, mais je n'en pus saisir fortement le lien; -c'était plutôt de l'une à l'autre la fine attache d'une -convenance esthétique, qu'une intime nécessitation; -de sorte que, le livre lu, je n'en aurais pu rien retenir -qu'un miroitement de parure, si chaque figure d'acteur -et chaque événement du récit n'était décrit de -manière si vive, qu'il imposât sa vision précise à l'esprit. -C'est le pauvre M. de Galandot, qui promène -au soleil de Rome son impuissance résignée; c'est -Julie de Mausseuil que corrompt le vieux Portebize; -c'est le ménage du Fresnay, c'est ... le roman ne se -raconte pas, il s'énumère... C'est le vieux Galandot, -le père, qu'on ne fait qu'entrevoir mais dont il nous -est dit qu'«il n'avait guère de goût que pour le jeu, -<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[Pg 210]</a></span>moins ceux de cartes que tels autres, non les échecs -par exemple dont la difficulté le fatiguait vite, mais -les jonchets qui le divertissaient infiniment. De sa -belle main sortant des dentelles de la manchette, il -débrouillait l'enchevêtrement capricieux des petites -figures taillées dans l'os ou l'ivoire et mettait à cette -tactique une patience et une dextérité remarquables.» -Et si je cite cette phrase charmante c'est que l'intrigue -même du livre aux délicates figures m'apparaît, -patiemment et dextrement débrouillée, comme le jeu -de jonchets de l'auteur.</p> - -<p>Voilà donc ce singulier livre, à la fois déplorable et -plaisant. Que si celui qui vient de lire ces lignes hésite -et doute si je l'aime ou non, c'est bien que je doute -moi-même.—Sur un de ses tout premiers livres, -M. de Régnier a mis en épigraphe cette parole des -Goncourt: «On n'écrit pas les livres qu'on veut.» -Quand je me souviens bien de ce mot, j'ose aimer <i>la -Double Maîtresse</i><a name="FNanchor_1_35" id="FNanchor_1_35"></a><a href="#Footnote_1_35" class="fnanchor">[1]</a>.</p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_35" id="Footnote_1_35"></a><a href="#FNanchor_1_35"><span class="label">[1]</span></a> V. p. <a href="#Page_244">244</a>.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[Pg 211]</a></span></p> - -<h3>D<sup>r</sup> J. C. MARDRUS</h3> - -<h5>Le Livre des Mille Nuits et une Nuit, <span style="font-weight: normal;">tome IV, -traduction littérale et complète du texte arabe.</span></h5> - -<p class="p2">On peut aimer ou ne comprendre point la Bible, -aimer ou ne comprendre point <i>les Mille Nuits et une -Nuit</i>, mais, s'il vous plaît, je partagerai la foule des -pensants en deux classes, à cause de deux formes inconciliables -d'esprit: ceux qui devant ces deux livres -s'émeuvent; ceux devant qui ces livres restent et -resteront fermés. Faut-il les plaindre? non; sans -doute qu'ils ont d'autres joies. Mais avec eux je ne -saurais bien m'entendre; ce qui les intéresse surtout, -ne m'intéresse pas beaucoup, et, réciproquement, -quand ils m'écoutent c'est qu'ils se trompent; je -commence un malentendu.</p> - -<p>Par la grâce de quelles conjonctures heureuses, le -<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[Pg 212]</a></span>D<sup>r</sup> Mardrus, à la fois oriental et roumi, arabisant -d'enfance et sûr lettré français, se trouve-t-il, avec -les droits d'unique héritier légitime, naître pour -nous montrer cette littérature admirable; moi naître -juste à temps pour l'écouter et pour le lire ... c'est ce -dont je ne me lasserai point de nous féliciter tous -deux.</p> - -<p>Dans les <i>Mille Nuits et une Nuit</i>, comme dans la -Bible, un monde, un peuple entier s'expose et se révèle; -le récit n'a plus rien de personnellement littéraire, et -seules les parties lyriques sont pour nous dire qu'un -homme était là, qui chantait. Le récit est de la voix -même du peuple; c'est <i>son</i> livre, et c'est tous ses livres, -sa littérature, sa Somme; il n'a produit rien d'autre -que cela.—Que m'importe dès lors que le conte ici -parfois traîne, qu'une souplesse manque à ce contour, -que parfois tel sanglot soit trop bref; que tel rire -paraisse un peu rauque; il ne s'agit plus de la Grèce -et de sa souriante eurythmie, de Rome et de sévérité -latine; c'est une autre race qui parle; il faut la -prendre telle, ou ne pas l'écouter du tout; on lit ce -livre comme on voyage; partons-nous, que ce soit -sans bagages; il faut n'emporter rien, oublier tout; -ici comme à Baghdad l'habit européen fait tache; si -<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[Pg 213]</a></span>l'on ne peut d'abord s'y vêtir à l'arabe, alors il faut -y entrer nu.</p> - -<p>J'eus la chance d'entrer nu dans ce livre: je veux -dire que c'est, je crois, avec la Bible, le premier -livre que j'ai lu. Contes charmants! Je racontais -ailleurs l'enchantement de ma première enfance... -Pourtant qu'en connaissais-je! que ce qu'une première -traduction, apprêtée à l'excès, réformée, voulait -bien m'en laisser connaître. Heureusement! car cette -traduction de Galland devait laisser à celle de Mardrus -sa fleur, toute son authentique saveur et comme sa -virginité. Je retrouve à la lire aujourd'hui une surprise -aussi parfaite et tout mon enfantin plaisir.</p> - -<p>D'abord j'entrai nu dans ce livre; à présent je m'y -vêts à l'arabe. J'oublie passé, futur, lois, religion, -morale et littérature, et contrainte; j'emplis de moi -la minute présente, et, comme je fais en voyage, j'ai -soin surtout de ne pas me faire remarquer,—pour -ne plus trop me remarquer moi-même. Au bout de -peu de temps je m'aperçois que c'est sans peine; je -n'ai pour ressembler à tout, ici, qu'à me laisser aller -à moi-même, jusqu'à redevenir <i>naturel</i>. Non point que -je me découvre des goûts très particulièrement arabes, -mais bien parce que les us de chacun sont ici très -<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[Pg 214]</a></span>généralement et naturellement humains. Ici,—non -plus comme en la Bible,—aucune menace divine n'y -contrefait l'homme à plaisir. Ici l'instinct seul, charmant -ou vil, propose ce qu'Allah favorise ou non.</p> - -<p>—Un seul récit, dans ces quatre volumes, un -court récit de quatre pages, qui semble de tradition -différente et comme une importation, donne un -exemple d'abstinence: Un berger très pieux, dans -une Thébaïde, est tenté. Allah, pour l'éprouver, -permet que le visite une riante adolescente «qui pouvait -bien passer aussi pour un adolescent». La grotte -en est du coup parfumée, et le berger sent «sa vieille -chair frissonner», mais résiste; l'adolescente insiste; -Le berger résiste toujours, puis enfin se retourne «entièrement -du coté du mur», c'est-à-dire, je pense, du -côté de Dieu,—de sorte que l'adolescente presque -à bout de charmes s'écrie: «O saint berger! bois le -lait de tes brebis; et habille-toi de leur laine, et prie -ton Soigneur dans la solitude et dans la paix de ton -cœur!»—puis disparaît. Et le vieux Sultan Schahriar, -que cette morale imprévue déconcerte, s'écrie, un -instant alarmé: «En vérité, Schahrazade, l'exemple -du berger me donne à réfléchir! Et je ne sais s'il -ne vaudrait pas mieux pour moi me retirer aussi dans -<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[Pg 215]</a></span>une grotte...» Heureusement que bien vite il ajoute: -«Mais je veux d'abord entendre la suite de l'Histoire -des Animaux et des Oiseaux!»—de sorte que le -cours un instant troublé du récit continue et que -Schahriar, à la nuit suivante, peut dire: «O -Schahrazade, les paroles ne font que me confirmer -dans le retour vers des pensers moins farouches.»—Schahriar, -sultan luxurieux, que vous avez raison -d'écouter plus longtemps les histoires! quel mauvais -saint vous eussiez fait!</p> - -<p>Aussi bien les «paroles des animaux et des -oiseaux» sont charmantes.</p> - -<p>—«Mais que peuvent bien dire les animaux et -les oiseaux? questionnait d'abord Schahriar; dans -quelle langue parlent-ils?—En prose et en vers, -dans le pur arabe», répond Schahrazade aussitôt. Et -quand les animaux ont parlé:</p> - -<p>«Que leurs propos sont admirables! ne peut se -retenir de crier Schahriar,—et que ces animaux sont -bien doués!»—Pourtant le paon et la paonne, l'oie, -le chameau, le cheval, l'âne ont parlé si <i>naturellement</i> -que l'on ne peut imaginer pour eux d'autres paroles, -et que ces seyantes paroles on ne peut les prêter qu'à -eux.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[Pg 216]</a></span>Entre tous leurs propos, ceux de l'âne sont remarquables. -Il conte ce qu'a fait de lui l'homme; il -se plaint:</p> - -<p>«Sache, en effet, dit-il au jeune lion,—sache que -je lui sers de monture!» puis il décrit au lion chaque -pièce de son pauvre harnachement. «Et c'est alors, -ajoute-t-il, que lui me monte, et que, pour me faire -aller plus vite que je ne peux, il me pique le cou et le -derrière avec un aiguillon. Et si, fourbu, je fais mine -d'aller moins vite, il me lance d'effroyables malédictions -et des jurons qui me font frissonner, tout âne -que je suis, car devant tout le monde il m'appelle: -«E...! f... de p...! f... d'e...! le c... de t. s...! -coureur de femmes!!»—M. Mardrus écrit les mots -en toutes lettres. On le lui reprocha. C'est absurde.—On -lui dit (ce fut spécieux) que ces mots, si gros dans -notre langue polie, n'ont plus là-bas même valeur; -qu'ils sont d'usage si courant que personne ne s'en -étonne (et le peu que je sais d'arabe me permit de les -reconnaître, en effet, sur les lèvres de petits et purs -enfants); qu'il s'agit pour le traducteur de trouver des -équivalents; qu'il fallait traduire par exemple: f... -de p... par: «bouffi!» et: le c... de t. s... par: -«chameau!» C'est absurde! Car l'âne alors se serait-il -<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[Pg 217]</a></span>scandalisé? Tant pis pour eux si les critiques sont -des ânes.</p> - -<p>D'après eux il aurait fallu, sous prétexte qu'un -vocable «courait», enlever à la langue arabe toute sa -spéciale saveur. Il est certain que chaque langue est -farcie de métaphores si «courantes» qu'on n'en peut -rattraper le premier sens; l'image sous le mot se -recule, s'éteint enfin complètement; le costume élégant -et rare devient habit de chaque jour. C'est pourquoi -bien des phrases ici, qui nous paraissent de goût puissant -ou de grâce plaisante, ne sont plus que banales -formules là-bas.—Si Mardrus, comme on s'en est -plaint, redonne à chaque locution sa complète valeur, -son relief, faut-il l'en blâmer? Certes pas! S'il traduisait -l'œuvre d'un homme, il pourrait avoir tort parfois, -et prêter à l'auteur, ce faisant, trop d'intentions et de -sens;—mais ici l'œuvre est anonyme; encore un -coup c'est un peuple qui parle; sa langue il l'a lui -seul formée: en redonnant à chaque mot sa valeur -complète et native, le D<sup>r</sup> Mardrus à la fois nous permet -d'entrer mieux dans la pensée même du peuple, dans -sa pensée <i>en formation,</i>—et fait œuvre de bon écrivain.</p> - -<p>«A un monde faire connaître un autre monde», -<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">[Pg 218]</a></span>telle est sa légitime prétention. C'est là ce qu'il -promet et que nous désirons. Par des <i>équivalents</i>, -fussent-ils très exacts, qu'eût-il montré de tout cela? -Tout au plus eussions-nous pu juger, lisant ces contes -en une telle adaptation, de leur «vraie valeur littéraire»; -précisément ils n'en ont point; ou du moins -ce n'est pas par là qu'ils importent.</p> - -<p>Et voilà comment et pourquoi le D<sup>r</sup> Mardrus, d'un -texte arabe parfois de langue très banale et lâchée, -nous donne une version sans cesse prestigieuse.</p> - -<p>J'aurais à dire, de ce dernier volume et des trois -autres, des choses en grand nombre encore,—mais -douze volumes doivent suivre et je voudrais me -réserver, craignant d'avoir à louer plus que je ne -saurai de louanges.</p> - -<p class="p2"><b>Le livre des Mille Nuits et Une Nuit</b>, tome VI. Traduction -littérale et complète du texte arabe, par le D<sup>r</sup> J-C. -<span class="smcap">Mardrus</span>.</p> - -<p class="p2">Cinq volumes ont déjà paru. Aujourd'hui voici le -sixième et nous gardons, comme nous garderons -encore pour les dix autres, un étonnement non lassé.</p> - -<p>Ici, pour la première fois, nous voyons apparaître -<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[Pg 219]</a></span>enfin la figure d'Abou-Nowas, de cet extraordinaire -poète, ivrogne, pédéraste, libertin, demi-fou de Haroun -Al-Rachid, aussi connu par ses bons mots, ses facéties, -que par ses vers—dont, aux échoppes des libraires, -pour deux sous, les petits enfants de Tunis achètent -la scabreuse et populaire histoire, comme les petits -enfants sages, ici, celle de Duguesclin ou Bayard. C'est -Abou-Nowas qui disait, comme Haroun Al-Rachid lui -demandait, à lui qui la pratiquait si bien, de parler -un peu de l'ivresse:</p> - -<p>—«Sire, comment le ferais-je: mon ivresse, je ne -la peux point voir; et quant à celle des autres comment -la connaîtrais-je?—Sur la natte de la taverne, je suis -toujours le premier ivre et le dernier.» Mais l'aventure -qu'aujourd'hui rapporte de lui la sultane ne satisfait -pas Schahriar: c'est, je crois, la première nuit -qu'il se fâche, et, tandis que la petite Doniazade -enfonce son visage dans le tapis pour tâcher d'y -étouffer son rire, le roi s'écrie: «Je n'aime pas du tout -cet Abou-Nowas-là! Si tu tiens absolument à avoir la -tête coupée sur l'heure, tu n'as qu'à continuer le récit -de ses aventures. Sinon, et pour achever de nous faire -passer cette nuit, hâte-toi de me raconter une histoire -de voyages; car depuis le jour où, avec mon frère -<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[Pg 220]</a></span>Schahzamân, roi de Samarkand Al-Ajam, j'ai entrepris -une excursion aux pays lointains, à la suite de -l'aventure avec ma femme maudite, dont j'ai fait -couper la tête, j'ai pris goût à tout ce qui a rapport aux -<i>voyages instructifs.</i>» Suit le célèbre récit de <i>Sindbad -le Marin</i>.</p> - -<p>D'autres discuteront, diront si ce conte est d'une -tradition différente. Dans une brève et mordante -réponse à quelques impertinents chamailleurs, le -docteur Mardrus nous annonce qu'il «se réserve, une -fois tout son ouvrage publié, de faire paraître une vue -d'ensemble sur les Mille Nuits et Une Nuit, en un -volume pesant, documenté et suffisamment indigeste -pour faire le bonheur des vénérables savants». C'est -nous engager sagement à prendre d'ici là un plaisir -purement artistique. Faisons ainsi. Nous ergoterons -après.</p> - -<p>Aussi bien, de toutes celles des Nuits, la figure -vieillie de Sindbad est-elle une des plus admirables. -Nulle obscénité dans ce récit; cela change. C'est donc -celui qui nous surprend le moins dans sa traduction -nouvelle; mais c'est aussi celui, je crois, dont cette -nouvelle traduction fait le plus négliger toutes les traduction -précédentes. Je veux dire que, dans quelques -<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[Pg 221]</a></span>récits d'intrigue plus amoureuse et plaintive, certaine -grâce atténuée que, facticement, laissait traîner Galland, -pouvait y plaire. Ici plus rien de doux, de languissant -n'était possible: le récit de Mardrus se superpose point -par point au récit de Galland, le remplace absolument, -le supprime.</p> - -<p>Je ne peux raconter à neuf ces aventures que chacun -connaissait déjà, que les lecteurs de cette revue<a name="FNanchor_1_36" id="FNanchor_1_36"></a><a href="#Footnote_1_36" class="fnanchor">[1]</a> ont -eu le plaisir de goûter avec toute leur saveur nouvelle, -ici même. Cette saveur persiste dans l'esprit, l'embrume -et l'engourdit comme fait la vapeur subtile et capiteuse -de certains aromates d'Orient. Que nous sommes -loin de la Grèce! ici même où, par l'Odyssée, nous en -pourrions le plus approcher. Mais Sindbad, πολυτλας -comme Ulysse, n'a pour l'attendre aucune Ithaque, -aucune femme, aucun fils, aucun chien. Ce ne sont -pas non plus les sentiments qui le gênent. Nul être -plus libre, plus détaché de tout, plus flottant. Même -il n'a, semble-il, d'autre «figure» que celle que ces -aventures vont lui faire; il paraîtrait sans caractère -aucun, n'était cette passion unique qui précisément le -précipite à l'aventure: une inlassable curiosité.—Cette -<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[Pg 222]</a></span>passion tient, non seulement dans l'histoire de -Sindbad, mais dans tous ces récits arabes, tant déplacé -qu'il semble, par comparaison, qu'elle n'en tienne -aucune dans notre littérature, dans nos mythes, ou -dans nos récits populaires. La curiosité de Pandore, -celle d'Eve, celle de Psyché est de nature si différente! -Combien elle est ... occidentale—il y aurait -beaucoup à dire là-dessus. Orientale serait celle de -l'épouse de Barbe-Bleue, celle de la Marienkind des -contes populaires allemands, mais combien pâle elle -apparaît, et tremblante, et doutant de soi, auprès de -celle de Sindbad, des trois saâlik, de Kamaralzamân. -Remarquons d'ailleurs que, dans la tradition de -l'occident, la curiosité est réservée aux femmes, et que -les hommes n'y ont pas droit. C'est qu'ici la curiosité -est faiblesse. Elle est toute audace là-bas. C'est une -sorte d'avidité de l'esprit et des sens qui détériore le -goût du présent au profit de la plus chanceuse aventure; -c'est un désir de risque qui devient d'autant plus -aigu que le confort où l'on vit est plus grand. Sindbad -possède de nombreux biens; il les dissipe plus vite -encore qu'il ne s'en lasse; il semble ne goûter dans le -luxe et dans l'abondance qu'un sentiment de satiété, -d'ennui, qui précisément le dispose à partir. Ses aventures, -<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[Pg 223]</a></span>sept fois, sont cruelles; sept fois il se repent -d'être parti; chaque fois que s'offre à lui une façon de -mourir nouvelle, celle qu'il venait d'éviter lui paraît -aussitôt maintes fois préférable; n'importe! rien ne -peut le lasser, quand il possède, de risquer, quand il -n'a rien, de conquérir. Rien du guerrier d'ailleurs; il -reste commerçant dans l'âme; pas plutôt échappé à la -mort, il trafique; son courage est tout négatif; c'est -une résistance simplement; il se défend très bien et -s'obstine à ne pas mourir avec grande ingéniosité. -«Mon premier mouvement, dira-t-il après une nouvelle -épreuve, fut d'aller me jeter à la mer pour en finir avec -une vie misérable et pleine d'alarmes plus terribles les -unes que les autres; mais je m'arrêtai en route, <i>car -mon âme n'y consentit pas, étant donné que l'âme est -une chose précieuse</i>; et même elle me suggéra une -idée à laquelle je dus mon salut.»</p> - -<p>De sorte que sans cesse les deux états se succèdent; -de sorte qu'il dira tantôt: «Dans la délicieuse vie que -je menais depuis mon retour de voyage, au milieu des -richesses et de l'épanouissement, je finis par perdre -complètement le souvenir des maux éprouvés et des -danger courus, et par m'ennuyer de l'oisiveté monotone -de mon existence à Baghdad.—Et tantôt, au -<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[Pg 224]</a></span>milieu des tribulations: «Tu mérites bien ton sort, -Sindbad à l'âme insatiable!... Qu'avais-tu donc besoin, -misérable, de voyager encore, alors qu'à Baghdad -tu vivais dans les délices?... Que manquait-il à -ton bonheur...» Il y manquait précisément d'être -risqué...</p> - -<p>J'eusse voulu parler aussi de l'autre Sindbad, du -«terrien», qui dans Galland s'appelle Hindbad, du -portefaix, de l'écouteur des récits merveilleux que le -marin Sindbad lui fait, pour lui montrer (avec quelle -prudence amusée!) qu'il n'a pas à lui envier ses richesses, -car elles sont le fruit d'extraordinaires labeurs; -mais ces labeurs sont si surprenants, inouïs, -ils sont contés si joliment, qu'on se prend à les envier -plus encore que les richesses.—J'eusse voulu rapprocher -la figure du pauvre Sindbad de celle du porteur -des premiers contes, de celle du dormeur -éveillé et de celles de plusieurs autres—pour parler -du sentiment des classes sociales particulier à tous ces -contes, de la pénétrabilité (si j'ose ainsi parler) de ces -classes, de l'amour de ce que Nietzsche appellera: les -mauvaises fréquentations»... Mais j'attends que de -nouveaux volumes aient paru.</p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_36" id="Footnote_1_36"></a><a href="#FNanchor_1_36"><span class="label">[1]</span></a> Le conte de Sindbad avait paru, ainsi que cet article, -dans la <i>Revue Blanche</i>.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[Pg 225]</a></span></p> - -<h3>SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER</h3> - -<h5>La Route Noire.</h5> - -<p class="p2">L'orgueil des grands m'offusque moins que ne m'irrite -la sottise de celui qui le leur reproche. On voudrait, -semble-t-il, qu'ils s'ignorent, ou qu'ils feignent -de s'ignorer. L'étonnement que cause leur génie, on -ne veut pas qu'ils le partagent; on leur sait gré pourtant -d'admettre que le génie procède du Divin, etc. -Leur attitude est difficile.—A ceux à qui leur orgueil -ne plaît point, j'aime redire le mot de Gœthe: «Il -n'y a que les gueux pour être modestes.»—Hélas! -pourquoi n'y a-t-il pas que les gens de génie pour -être orgueilleux?</p> - -<p>Lorsque M. de Bouhélier naissant voulut bien -annoncer à la France qu'il allait faire une renaissance -<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[Pg 226]</a></span>littéraire, je me suis immodérément réjoui. Ses premiers -écrits étaient beaux, sonores, pleins de sublime -vague et de précis orgueil. L'abondante négligence de -presque tous les écrivains d'aujourd'hui me fit apprécier -d'autant plus, chez un si jeune, une phrase toujours -formée, souvent plus mûre que la pensée, mais -véhémente, de charme grave et de nombreuse eurythmie.—M. -de Bouhélier s'avança comme un dieu. -Tous ceux qui l'approchaient devenaient aussitôt ses -disciples. Il parlait peu, mais semblait écrire à voix -haute; on n'attendait de lui rien que de déclamé. Le -vent qu'il respirait s'enflait autour de lui de promesses. -Romans, drames, poèmes ... on attendait. Il annonçait -toujours.—On attendait.</p> - -<p>Et <i>la Route Noire</i> a paru... Je voudrais parler doucement -de ce livre.—J'eusse eu réel plaisir à le -louer, et déjà ma louange était prête ... mais, hélas! je -voulus d'abord lire le livre, et, vite, dus me rendre à -cette pénible évidence: M. de Bouhélier ne sait plus le -français.</p> - -<p>Je dis: <i>plus</i>—car, chose bizarre, en ses premiers -écrits, rien de bien alarmant encore. On imputait plutôt -l'imprécision des épithètes, qui surtout pouvait -étonner, au vague de la vision, à l'imprécision des -<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[Pg 227]</a></span>idées. Procédé, me disais-je souvent; au moins croyais-je -cela conscient et volontaire. La phrase n'était pas -<i>châtiée</i>, mais elle paraissait solide. Et peut-être un -disciple instruit avait-il pris le soin de revoir d'abord -les épreuves ... toujours est-il que les quelques fautes, -noyées, pouvaient passer inaperçues. Là où désormais -l'on s'écrie: quelle ignorance! on pouvait dire encore: -quelle hardiesse!—et tant qu'il n'avait pas écrit: -«des épices secs» (p. 72), on pouvait prendre les -«branches rubicondes» (p. 270) pour une audace, -les «plumages coloriés» (p. 273) pour une négligence.</p> - -<p>Mais tout cela s'additionne, s'aggrave, encourage -notre blâme naissant. La faute d'orthographe promet -la faute de syntaxe, qui promet à son tour bien pis. -Fautes de relation, de coordination, de rapport... M. -de Bouhélier tient ses promesses, et l'illogisme de cet -esprit devient flagrant.</p> - -<p>Il écrit: «J'en ai vues» (p. 50), «J'en ai eues» -(p. 167), «Ne te récries pas» (p. 176), «Ne vas pas -croire» (p. [180), et, par contre, «suppose-tu -que...» (p. 187).</p> - -<p>J'avais passé légèrement sur «Si j'eus nié les talents -de ce poète» dans <i>l'Hiver en méditation</i>, et sur «ces -<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[Pg 228]</a></span>méditations ne seront pas sans quelque prix si de -jeunes auteurs <i>lui</i> en trouvent assez» (p. 272); mais -dans <i>la Route Noire</i> je retrouve: «Quand je débouchai -près du quai, <i>leur</i> couleur, <i>leur</i> tohu-bohu me saisirent -fort» (p. 265). Il n'y a pas là simple erreur, -inadvertence ou négligence; il y a illogisme, vague, -incoordination des sensations, des sentiments et des -pensées. Celui qui fait dire à une femme: «Il n'en -est pas un seul qui m'ait <i>compris</i>» (p. 106) est aussi -bien celui qui écrira: «Aucun des quolibets ne parvint -jusqu'à lui. Les écailles de poisson pourri, les fruits en -décomposition, les bouts de paille et de fumier que lui -jetaient les boutiquières, rien ne réussit à l'atteindre» -(p. 158).—Le même indiscernement, le même illogisme -lui feront dire: «Quel mal faisait ce perroquet? -<i>En revanche</i>, il mettait partout la gaîté» (p. 229). Et, -quand sa maîtresse l'abandonne: «J'aurais pu la croire -en promenade. Je n'en eus pas même l'idée. Je ne -sais quel pressentiment m'avertissait <i>du contraire</i>» -(p. 257). Faut-il citer encore? «Rien ne m'avait ému -<i>hors de</i> moi-même» (p. 180). «Le scorbut, la -fièvre, les luttes ne les avaient pas épargnés <i>les uns les -autres</i>» (p. 216). O notre belle langue! école de -pensée... M. de Bouhélier ne sait pas le français.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[Pg 229]</a></span>L'ignorance des mots reflète l'inconnaissance des -objets. «Il y a ainsi bien des mots, avoue-t-il, dont la -forme, le volume, le taux, la densité ne nous sont -aucunement connus, quoique nous les utilisions à tout -propos «(p. 200). Tel le mot «conjoncture» qu'il -emploie à trois reprises dans le sens «d'événement»; -le mot «dilection» (pour «délectation», je suppose): -«Te presser sur mon cœur n'en est pas moins une -profonde dilection» (p. 180). «Je goûtais moins de -dilection à voir Lénore, que...» (p. 85). Déjà dans -<i>l'Hiver en Méditation</i> il écrivait: «L'insufflation des -dieux l'inspire», et nous n'y prêtions pas grande -attention,—«des précipices, par interstices, découpent -d'épaisses grottes grondantes de glaciers», et -nous passions,—mais à présent, de plus belle, il -écrit: «Puis il se produisit soudain une circonstance» -(p. 231); sur les quais de Paris il entend «des -tonnes bombées qui sonnaient en heurtant <i>la pierre -des estacades</i>» (p. 266). «Elle entrait dans une -sombre extase quand je lui disais que nulle femme -n'était plus belle, que son souvenir resterait intact... -<i>que je lui garderais son contour</i>» (p. 225).</p> - -<p>—«Si j'insiste sur ces choses (dit-il, et dis-je avec -lui), c'est qu'elles ont une grande importance à mon -<span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[Pg 230]</a></span>avis.—. Nous ne nous comprenons si peu les uns les -autres que parce que nous utilisons une infinité -d'adjectifs, de verbes, de conjonctions, de noms -propres et communs, dont nous n'avons pu établir la -vraie valeur» (p. 200). Aussi écrira-t-il sans gêne: «Je -gardais mon air restreint»; «l'air était strict et mat; -«son teint était rouge et compact»; «ces lieux autrefois -si placides étaient pétulants et commerciaux» -(p. 265); «ma course a été frénétique et mouvementée» -(p. <i>ibid</i>.).—Une femme reste-t-elle assise -pendant qu'on lui raconte un voyage, elle dira: «De -cette manière je m'intruisis en restant stable» (p. 216). -On lui parlera de «sites polaires <i>ou</i> antarctiques» -(p. 226). «Au Midi ou dans les régions de l'Antarctique, -elle avance» (p. 226); etc., etc.</p> - -<p>—Vous cherchez les puces du lion.</p> - -<p>—Non, monsieur! je cherche un lion sous des puces.</p> - -<p>Assez longtemps je crus au lion;—j'ai besoin de -croire aux grands hommes. Je me réjouissais d'abord -de voir M. de Bouhélier tomber le naturalisme,—écrire: -«Comme l'on était au printemps les arbres -pliaient sous le poids des poires<a name="FNanchor_1_37" id="FNanchor_1_37"></a><a href="#Footnote_1_37" class="fnanchor">[1]</a>.» Nous n'avions -<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[Pg 231]</a></span>pas de répugnance foncière à voir Edmond, son héros, -sortant dans les premiers jours de printemps, être ému -par «l'incarnat d'une pomme ou d'un coquelicot» -(p. 45). Nous nous plaisions à imaginer, avec l'auteur, -des marchandes ambulantes promenant au mois de -juillet «des pommes d'api» (p. 131) et des «bananes» -(p. 195); je ne m'irritais pas non plus de voir sur les -quais du «port» de Paris «les steamers charger du -charbon» ou décharger «les toiles précieuses des colonies, -le minerai et les houilles brillantes, les graines -rapportées des tropiques, les pâtes <i>curatives et utiles</i>, -etc., etc. (p. 226),—j'ai bien écrit <i>le Voyage d'Urien</i>;—enfin -je suis trop convaincu de la fausseté des -théories naturalistes pour ne pas lire avec joie telle -description à la manière épique: «Des voitures chargées -de bananes, de tomates, de noix de coco encombraient -la voie populaire et rocailleuse. (Nous sommes -à Paris au mois de juillet.) Autour bavardaient des -commères au teint de pourpre ... de figure encarminée -et écaillée. En piétinant elles écrasaient des céréales. -Elles broyaient des fraises sous leurs pas sur le trottoir... -<i>Des melons tombaient dans des sacs. Des bonds -de noix et d'abricots produisaient un sonore grondement</i> -sur le pavé. On entendait rouler des poires noires et -<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[Pg 232]</a></span>opaques» (p. 196).—Mais quand j'entends parler -d'un «chardonneret vert», appeler un perroquet «l'oiseau -au bec rouge» (p. 10), je proteste et ne sens plus -qu'une chose: l'auteur n'a jamais rien su voir, rien -regardé que son génie.</p> - -<p>Cependant M. de Bouhélier ose écrire, dans <i>la -Revue naturiste</i> de décembre dernier:</p> - -<div class="blockquot"> - -<p>Apprendre la chimie, la physique, l'astronomie, l'algébre, -Hydraulique, la médecine et la géologie, afin d'en -appliquer les lois à l'esthétique, c'est bien, mais ce n'est -pas tout. Ne jamais cesser de s'instruire dans toutes les -matières possibles, étudier la dialectique ... faire des -voyages, voir des contrées, accomplir le périple du monde, -aller sans cesse d'un pôle à l'autre, observer les mœurs -des contrées les plus lointaines, comparer les flores, les -parfums, les lumières et les aromates du sud au nord, -voilà quelques-uns des devoirs qui nous incombent (J'en -ai sauté).</p> - -<p>Si nombreux qu'ils soient, ils ne sont pas tout...</p></div> - -<p class="p2">En effet, monsieur de Bouhélier, il reste encore -<i>celui</i> d'apprendre le français.</p> - -<p>Peut-être, après, sentant vous-même le vide affreux -de votre pompeux pathétique, rougirez-vous d'écrire -des dialogues comme celui-ci:</p> - -<div class="blockquot"> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[Pg 233]</a></span>«Mes récits t'ennuient?—Pas du tout.—Tu parais -fâché!—Je n'ai rien.—Allons donc, Edmond.—Je -t'assure.—T'ai-je fait du chagrin?—Toi! aucun.—De -quel ton furieux tu me dis cela!—Ce n'est pas ma -faute.—Tu es las peut-être? [Ils ont passé la nuit ensemble.]—Qu'ai-je -donc fait pour l'être?—Oh! oh! -tu veux rire...»—«Pourquoi te montres-tu si cruel? -Et toi, pourquoi es-tu si fausse?—Tu me mets au désespoir!—Moi -j'y suis depuis longtemps.—Ne te -souviens-tu plus de rien?—Souhaite plutôt que -j'oublie tout.—En quoi t'ai-je déplu?—En voulant -me plaire.—Comme tu es changé! Tu me hais.—Que -veux tu? Tout casse et tout lasse.—Tu dois bien souffrir -pour dire de pareilles choses!—Mais non, je t'assure.—Que -tu es méchant!—Je pourrais l'être bien davantage.—Oh! -Edmond, quel mal tu me fais! etc.» (p. 79)<a name="FNanchor_2_38" id="FNanchor_2_38"></a><a href="#Footnote_2_38" class="fnanchor">[2]</a>.</p></div> - -<p class="p2">Peut-être rirez-vous vous-même de ces phrases -saugrenues contre lesquelles on butte à chaque pas, -dans ce volume: «Juliette est douce, disait Lénore. -De la voir entre une branche de rose et une feuille -<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[Pg 234]</a></span>cuite(!), je me sens toute réconfortée au-dedans de -moi» (p. 247).</p> - -<p>—Mais que me font, direz-vous, ces erreurs si <i>le -livre lui-même</i> est bon?—Mais, monsieur, comment -voulez-vous que cela soit? L'auteur n'a pas changé, -pour penser ce livre et pour écrire ces phrases. Le -livre, l'auteur et <i>cela</i>, c'est tout un.—J'y mets de -l'acharnement, direz-vous.—Oui certes! le plus -possible; et je défends <span class="smcap">mon bien</span>. Notre admirable -langue française, des gâcheurs sont en train de la dénaturer -et de la perdre: parfois, malgré mon espérance, -m'envahit une grande tristesse ... je pense alors que -nous n'avons pas trop d'un Pierre Louys, d'un -Francis Jammes, d'un Régnier, d'un Marcel -Schwob<a name="FNanchor_3_39" id="FNanchor_3_39"></a><a href="#Footnote_3_39" class="fnanchor">[3]</a>, pour assurer à chaque mot français «sa -forme, son volume, son taux, sa densité», comme dit -sans rougir notre auteur.</p> - -<p>Mal rugi! jeune lion Bouhélier, mal rugi!—Reprenez; -reprenez.</p> - -<p>Peu de temps après cet article, M. de Bouhélier, -avec une grande courtoisie, voulut bien écrire sur ma -conférence: <i>de l'influence en Littérature</i> qui venait de -<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[Pg 235]</a></span>paraître, quelques phrases de grand éloge que, disait-il, -l'injuste violence de mon article ne savait lui faire -modifier. A cette occasion, me reprochant de n'avoir -point voulu reconnaître la beauté de son livre, il établissait -que la beauté de ce livre était telle que seuls quelques -griefs personnels pouvaient m'empêcher de la voir. -Par la même occasion M. de Bouhélier me reprochait -mon «sourire», indice d'un «esprit léger». Je redonne -ici la lettre que je lui répondis, telle qu'elle parut dans -l'<i>Ermitage</i> d'Août 1900.</p> - -<p> </p> - -<h4>LETTRE A M. SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER</h4> - -<p class="p4">Je conviens, Monsieur, que vous avez pris le beau -rôle, et que je vous l'avais laissé. Plus que l'accent de -la critique, l'accent de la louange est délectable; -que si mon modeste opuscule vous donne occasion de -le prendre, j'en suis heureux. Vous forcez mon remercîment; -je vous l'adresse sans gêne aucune.—La -véhémence de mon article sur vous ne saurait, dites-vous, -influencer votre jugement sur mes œuvres, ni -vous faire trouver ma conférence moins excellente. Je -<span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[Pg 236]</a></span>vous estime assez pour le croire. La gentillesse de votre -éloge, de même, ne saurait, hélas, me faire trouver -<i>La Route Noire</i> moins mauvaise.—Vous me forcez -d'y revenir; sachez bien que j'en suis désolé.</p> - -<p>Vous posez que, pour n'aimer point un tel livre -il faut être ou aveugle, ou de mauvaise foi, et (car -vous m'octroyez de la finesse) vous parlez donc de -griefs personnels. Je vous affirme qu'il n'en est point. -Tout me portait vers vous, au contraire; et bien des -sentiments m'y porteraient encore; mais deux choses -m'écartent, que je ne puis aimer, que je ne peux -souffrir—ou du moins souffrir réunies:—<i>La suffisance</i>—qui, -à peine passé vingt ans, vous fait écrire: -«J'ai longtemps cru que la douleur devait être exclue -de l'étude de l'art»<a name="FNanchor_4_40" id="FNanchor_4_40"></a><a href="#Footnote_4_40" class="fnanchor">[4]</a> et l'<i>ignorance</i>.</p> - -<p>Vous prétendez donner cet exemple impossible d'un -grand artiste qui ne sache pas son métier.</p> - -<p>Vous abîmez notre langue, Monsieur; voilà mon -«grief personnel». Vous citez (dans une extraordinaire -phrase<a name="FNanchor_5_41" id="FNanchor_5_41"></a><a href="#Footnote_5_41" class="fnanchor">[5]</a>, que je relis encore avec un étonnement -<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[Pg 237]</a></span>grandissant)—les hardiesses de Saint-Simon, -Hugo «chez qui fourmillent tant d'erreurs». Je ne -reconnais pas les erreurs de Hugo—et, quand vous -écrivez, comme dans votre dernière revue<a name="FNanchor_6_42" id="FNanchor_6_42"></a><a href="#Footnote_6_42" class="fnanchor">[6]</a>: «Le -grand perfectionnement que Rodin a apporté à la statuaire -a été de substituer à l'étude de la dynamique -l'étude de la statique», je prétends que ce n'est pas -par «hardiesse» que vous dites strictement le contraire -de ce que vous voulez dire—comme le montre -la fin de votre phrase: «Je veux dire par là, à la -science de l'équilibre stable, celle de l'équilibre -mobile.»</p> - -<p>Parce que je souriais souvent (c'est le plus gros de -vos reproches) vous m'avez cru sans passion. Vous -vous trompez. Le rire n'empêche pas la haine, et ni le -sourire l'amour.—Mais je veux, ici, puisque mon -rire vous déplaît, cesser de rire et parler franc:—C'est -parce que j'aime mon art que je hais le journalisme -<i>qui le détruit</i>. Par le mot <i>journalisme</i>, j'entends -<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[Pg 238]</a></span>beaucoup, j'entends trop; j'entends aussi le mal écrire, -quand il devient le fait d'un écrivain-né, tel que vous.—Au -revoir, Monsieur; j'attends les livres que vous -annoncez avec faste; croyez bien que, s'ils sont -meilleurs, nul ne sera plus heureux de le reconnaître -que</p> - -<p class="quotr">Votre cordial serviteur</p> - -<p class="signature">A. G.</p> - -<p class="date"><i>10 août 1900.</i></p> - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_37" id="Footnote_1_37"></a><a href="#FNanchor_1_37"><span class="label">[1]</span></a> Je m'excuse de citer de mémoire et peut-être imparfaitement -cette phrase.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_38" id="Footnote_2_38"></a><a href="#FNanchor_2_38"><span class="label">[2]</span></a> Que le lecteur me pardonne une si longue citation; je ne -l'eusse point faite si je ne lisais à l'instant dans la Revue de M. -de Bouhélier que nous ne saurions trouver dans «Werther, -Adolphe ou les Confessions d'un enfant du siècle ... une page -d'un goût plus âcre et plus pénétrant.» Plus loin le même -disciple comparera cela à du Dostoïevsky.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_39" id="Footnote_3_39"></a><a href="#FNanchor_3_39"><span class="label">[3]</span></a> Ecrit en 1901.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_40" id="Footnote_4_40"></a><a href="#FNanchor_4_40"><span class="label">[4]</span></a> <i>Revue Naturiste</i> de juillet (Etude sur Rodin)</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_5_41" id="Footnote_5_41"></a><a href="#FNanchor_5_41"><span class="label">[5]</span></a> Textuellement: «Tous les arguments possibles tirés de -l'éthnographie, de la botanique et de la grammaire, ne feront -jamais que Hugo, chez qui fourmillent tant d'erreurs, que Saint-Simon, -si hardi dans la construction expressive de toutes ses -phrases, sans que toutes sortes d'autres hommes ne soient des -poètes parfaits et des génies véritables.» <i>Revue Naturiste</i> de -juillet, p. 38.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_6_42" id="Footnote_6_42"></a><a href="#FNanchor_6_42"><span class="label">[6]</span></a> <i>Ibid</i>., p. 5.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[Pg 239]</a></span></p> - -<h2>SUPPLÉMENTS</h2> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[Pg 240]</a></span>Des quelques notices bibliographiques parues en revue -de fin d'année dans l'<i>Ermitage</i> de décembre 1901, je ne -redonne ici que celles concernant des auteurs dont il a été -question dans ce livre. Trop peu importantes par elles-mêmes, -elles ne valent que supplémentairement.</p> - -<hr class="r5" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[Pg 241]</a></span></p> - -<h3>FRANCIS JAMMES</h3> - -<h5>Almaïde d'Etremont</h5> - -<p class="p2">On ne lit pas le Francis Jammes; on le respire; on -le hume; il pénètre en vous par les sens. Il rappelle -ces balsamines d'Espagne, de qui, non seulement la -fleur est parfumée, mais aussi la feuille et la tige; -émotion, volonté, pensée, tout, en M. Jammes, n'est -que poésie et parfum. <i>Clara d'Ellébeuse</i> sentait le buis -et la pervenche; <i>Almaïde</i> est plus sauvagement et plus -voluptueusement embaumée. De ces deux petits livres, -je ne sais lequel je préfère et ne pourrais choisir entre -eux; et l'on ne peut avec eux restreindre sa louange -ou limiter son blâme; autant ne les aimer pas du -tout, que de ne les aimer qu'à demi. Sitôt que l'on veut -critiquer, on hésite: défauts ou qualités se fondent; -il n'y a plus défaut ni qualité. Sitôt que l'on veut -louer, il faut louer tout Francis Jammes. Dès qu'on se -laisse aller à lui, il semble que lui seul soit poète.</p> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[Pg 242]</a></span></p> - -<h3>SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER</h3> - -<h5>La Tragédie du Nouveau Christ</h5> - -<p class="p2">J'estime M. de Bouhélier; c'est pourquoi je voudrais -qu'il me fut permis de ne parler point de sa nouvelle -tragédie; évidemment elle le trahit. Mais les -fervents dont il s'entoure, et lui-même il faut l'avouer, -ne nous permettent pas le silence; car loin d'en savoir -gré, ils l'appellent «conspiration».</p> - -<p>Que l'œuvre d'art soit chose ardue, et qu'il ne -suffise pas pour la faire de s'en croire infiniment -capable, c'est ce que M. de Bouhélier semble désirer -n'apprendre qu'à ses dépens. Je ne veux point douter -encore qu'avec ses remarquables dons, il ne soit à la -fin capable de tenir ce qu'il nous promet. J'avoue -pourtant, hélas! qu'à chaque œuvre nouvelle, ma confiance -diminue. En effet, loin de reconnaître que -jusqu'à présent ses promesses restent ce qu'il nous a -<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[Pg 243]</a></span>donné de plus fameux, M. de Bouhélier et la majeure -partie de ses naturistes semblent se refuser à -comprendre que n'ait pas cessé notre attente, s'étonner -que <i>la Route Noire, la Victoire</i>, et <i>le Nouveau Christ</i>, -ne nous aient pas rassasiés.</p> - -<p>Vraiment M. de Bouhélier n'exige-t-il pas plus de -lui? Ne s'estime-t-il donc pas autant qu'il nous avait -appris à faire?—Que ne reconnaît-il simplement que -son roman ne valait pas grand'chose, que ses deux -drames ne valent rien. Je pourrais penser aussitôt: -Bah! qu'importe! Flaubert n'a-t-il pas déchiré cinq -livres avant d'avoir écrit la <i>Bovary</i>?</p> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[Pg 244]</a></span></p> - -<h3>HENRI DE RÉGNIER</h3> - -<h5>Les Amants Singuliers</h5> - -<p class="p2">Que la «Double Maîtresse» de M. de Régnier -m'ait au premier abord assez fâcheusement surpris, -peut-être ma prédilection pour la grave Hertulie des -premiers contes l'expliquait-elle; mais le temps passe; -la belle figure du poète plus minutieusement et plus -complètement se dessine; certains traits indistincts -d'abord, ou inexpliqués, s'accentuent, et l'on comprend -enfin qu'on ne pourrait supprimer, ou même souhaiter -différente, aucune ligne de son œuvre sans fausser -aussitôt toute l'expression du visage,—dont un des -plus mystérieux attraits est de sembler toujours -morose et grave lorsqu'il parle au présent, toujours -souriant et bizarre lorsqu'il s'occupe du passé—comme -s'il indiquait par là qu'il ne restera rien des -<span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[Pg 245]</a></span>plus hautains soucis, qu'une plus ou moins belle apparence, -que les peines les plus profondes, ne se manifestant -jamais qu'à la surface, pourront sembler plus -tard peu sérieuses, et que tout aboutit enfin à un assez -plaisant mirage.</p> - -<p>«Cette fièvre appelée vivre», comme disait Edgar -Poe, et tant d'angoisse passionnée, se vêt de drame -puis se retire, n'abandonnant au souvenir qu'une -dépouille diaprée, comme le flot abandonne à la plage -les belles coquilles vidées. Des drames les plus -surprenants nous ne touchons que l'apparence; le -reste est supposition. <i>Balthazar Aldramin</i>, <i>la Femme -de Marbre</i>, <i>le Rival</i>, les trois contes qui composent ce -dernier livre, sont des coquilles merveilleuses d'éclat, -de ligne, de coloration; chacune concrétise un drame, -en devient la forme parfaite, et en garde une tache de -sang. Pourquoi souhaiterait-on que l'angoisse et la -fièvre les viennent habiter de nouveau?</p> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[Pg 246]</a></span></p> - -<h3>OCTAVE MIRBEAU</h3> - -<h5>Les Vingt-et-un jours d'un Neurasthénique</h5> - -<p class="p2">Je ne me plaindrai pas que, d'un bout à l'autre de -l'œuvre de M. Mirbeau, il n'y ait pas un honnête -homme; je m'en passe très volontiers. Si M. Mirbeau -n'en peint point, c'est apparemment qu'il saurait mal -les peindre; c'est aussi qu'il ne s'y intéresse pas.—M. -Mirbeau est fait de la curieuse étoile de ces satiristes, -qui semblent n'exister qu'en raison de ce qu'ils -attaquent. Les monstres leur sont absolument indispensables. -Que feraient-ils sans eux?—Ils en inventeraient -à plaisir.—C'est ce que fait M. Mirbeau. Il -s'arc-boute contre sa lance; ce dont il a besoin, c'est -de motiver sa posture: peu lui chaut que l'ennemi -soit vrai. Il a bien plus beau jeu avec ceux qu'il invente. -Ah! comme il les ridiculise! Comme il s'irrite -<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[Pg 247]</a></span>bien des bosses qu'il leur met! Il semble s'y piper -lui-même. Son têtu procédé d'outrance lui fournit des -guignols qui ne manquent pas de laideur. Quand il -leur prête un nom connu, les baptise Sarcey, Emile -Ollivier, Leygues, et nous les veut bailler pour portraits, -il irrite: il ne sait pas <i>voir ressemblant</i>. Dès -qu'il ne les nomme plus que Fistule, que Chomassus, -Tarte ou Portpierre, il devient vraiment amusant: peu -nous importe alors qu'il imagine, ou s'imagine copier. -Les dialogues sont nets, inégaux, mais parfois très -bons; les récits parfois vigoureux. Si tout le chapitre -de <i>Fistule</i> est stupide péniblement, tout le chapitre de -<i>Portpierre</i>, l'épisode du hérisson, certains des récits -chez Triceps, d'autres encore sont bien menés, curieux -et pressants.<a name="FNanchor_1_43" id="FNanchor_1_43"></a><a href="#Footnote_1_43" class="fnanchor">[1]</a></p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_43" id="Footnote_1_43"></a><a href="#FNanchor_1_43"><span class="label">[1]</span></a> La nouvelle pièce de M. Mirbeau: <i>Les Affaires sont les -affaires</i>, paraît, comme achève de s'imprimer ce volume. J'eusse -voulu exprimer mieux que dans une note tout le bien que je -pense de cette belle œuvre, excellente en plus d'un endroit.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[Pg 248]</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[Pg 249]</a></span></p> - -<h2>IN MEMORIAM</h2> - -<hr class="r5" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[Pg 250]</a></span> </p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[Pg 251]</a></span></p> - -<h3>STÉPHANE MALLARMÉ</h3> - -<p class="quotr">Octobre 1898.</p> - -<p class="p2">Stéphane Mallarmé est mort.—Notre cœur est -empli de tristesse. Comment parlerais-je aujourd'hui -de rien d'autre? La figure si belle qui disparaît vit -presque encore; nous sentons encore plus à présent -combien elle était unique; c'est d'elle, avant qu'elle -soit plus écartée, que je voudrais parler surtout, et de -son exemple admirable. On a tout le temps désormais -pour parler de son œuvre; ceux qui viendront après -nous pourront mieux en parler encore; elle couvre ce -nom très aimé d'une gloire sans rumeur, mais pure; -tout y est d'une beauté sans tristesse et presque sans -humain émoi; d'une tranquillité déjà et d'une sérénité -immortelle;—la plus belle des gloires,—la -plus belle et la plus amère des gloires.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[Pg 252]</a></span>Car même devant la mort, les moqueries et les -mauvais vouloirs n'ont pas désarmé; et il est à penser -que longtemps encore la sottise, la légèreté d'esprit, la -suffisance ne pardonneront pas à ce qui par son éclat -seul, et simplement en paraissant, les humilie<a name="FNanchor_1_44" id="FNanchor_1_44"></a><a href="#Footnote_1_44" class="fnanchor">[1]</a>.</p> - -<p>Par une sorte de fierté cruelle, mais plutôt encore -naturellement et par la seule pureté de sa belle pensée, -Stéphane Mallarmé avait préservé son œuvre de la vie; -celle-ci coulait autour de lui comme s'écoule un fleuve, -aux côtés d'un navire à l'ancre; il n'était jamais entraîné. -L'inopportunité même de son œuvre fera -qu'elle ne sera pas passagère. Déjà d'avance hors du -<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[Pg 253]</a></span>présent, elle apparaissait bien comme une œuvre -lointaine, éprouvée déjà par le temps, sur quoi le temps -n'a plus de prise. Et je crois fermement que l'œuvre de -Mallarmé durera presque tout entière.—Quel éloge -plus rare faire à ce rare esprit, isolé dans une société -de gens de lettres qui spéculent, confondent gloire et -succès, n'acquièrent l'un qu'au mépris de l'autre et ne -doivent qu'à l'apparente actualité de l'œuvre, la -bruyance des applaudissements immédiats, la vulgarité -de leur public sans choix, puis l'immortel mépris ou -l'immortel oubli qui va suivre. Le public croit choisir -ses auteurs; mais non: c'est l'artiste qui choisit son -public; l'un est toujours digne de l'autre. Certains, -peu désireux des faveurs triviales, trouvent dans une -foule énorme et affairée bien peu de lecteurs dignes -d'eux; il leur faut plus de choix, dans une foule plus -vaste encore et plus lointainement répartie. Mépriser le -public vulgaire, c'est estimer d'autant plus quelques-uns. -Où les trouver? Ce n'est que dans la longue suite -des temps qu'ils peuvent se choisir eux-mêmes; un -ici, l'autre là, chacun d'eux solitaire; et que se forme -lentement, à travers les générations survenues, un -public qui soit lui de même admirable<a name="FNanchor_2_45" id="FNanchor_2_45"></a><a href="#Footnote_2_45" class="fnanchor">[2]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[Pg 254]</a></span>La fuite du temps entraîne tout ce qui s'attachait à -lui; c'est hors du temps que pose l'ancre; assuré contre -les dérives, depuis longtemps Mallarmé s'était immobilisé -hors du monde; voilà pourquoi, ne recevant plus -aucun aliment du dehors, son œuvre tout abstraite, -jaillissante de soi et ne se servant plus du monde que -comme d'un moyen représentatif, peut paraître vaine -tout entière à qui cherche ses rapports avec «son -temps»—mais s'illumine tout entière à qui veut bien -la pénétrer intimement, lentement, pas à pas, comme -on entre dans le système clos d'un Spinoza, d'un Laplace, -ou dans une géométrie<a name="FNanchor_3_46" id="FNanchor_3_46"></a><a href="#Footnote_3_46" class="fnanchor">[3]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[Pg 255]</a></span>Il importe que nous puissions avoir bientôt une -édition complète des œuvres de Stéphane Mallarmé. -A part quelques poèmes admirables isolément (presque -tous d'une ancienne époque), l'œuvre de Mallarmé -demande, pour être comprise, une très lente et progressive -initiation. Les derniers écrits déconcertent -ceux qui n'y sont pas parvenus par l'étude des précédents. -Les mots n'y révèlent qu'à l'étude très attentive -l'effrayante densité que leur laisse la méditation -intérieure, et comme ils ne valent plus ni par pittoresque -ni par pathétique direct, mais seulement par -<i>cela</i>, tout échappe à l'impatient qui veut que l'écrit -parle vite; il ne tient plus rien devant lui,—rien -qu'un peu de noir sur du blanc: «Words! words! -words!»</p> - -<p>Mais l'attention qu'on refuse aux vivants, on l'accorde -plus volontiers aux morts.</p> - -<p>Nous ne nous flattons pas, certes, d'avoir «compris» -tout Mallarmé. Bien des passages restent à -l'étude. Puis notre esprit souvent se rebute, refuse de -<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[Pg 256]</a></span>pourchasser plus longtemps une pensée si différente -de la sienne;—(car il semble souvent que le secret -ici ne se livre que comme récompense d'une poursuite -très assidue). Mais je sais que jamais la poursuite -ne fut vaine, et que, plus elle fut patiente, plus le -repos, après, dans la contemplation de cette imagination -pure et belle, fut profond, joyeux, fécond, plein -de délices.</p> - -<p>J'avoue par contre l'irritation que me causent -certains pseudo-admirateurs du poète, qui vraiment -«comprennent» avec une facilité qui fait croire plus -à la légèreté de leur esprit qu'à sa force. Ceux-là, -d'ordinaire écrivains eux-mêmes, non contents de -comprendre, imitent. Un Mallarmé subit revit en eux.—Pour -l'un d'eux Mallarmé eut une ironie très douce -et à peine attristée, si discrète que celui qui me la -rapportait, l'auteur même à qui furent dites ces -paroles, les répétait comme un éloge: «Ce que j'admire -surtout ici, disait le Maître, c'est que, ce que j'ai -mis trente ans à chercher, vous, avec vos vingt ans, -en un an l'ayez découvert.»</p> - -<p>Imiter Mallarmé, c'est folie!—Tout au plus -pourrait-on, pour d'autres résultats, employer sa patiente -méthode, mais imiter le résultat de cette méthode -<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[Pg 257]</a></span>dans la bizarrerie extérieure qu'elle lui doit -parfois, c'est aussi sot que de se promener en scaphandre -dans les rues, ou d'écrire à l'envers sous -prétexte qu'on admire les manuscrits du Vinci. -Mallarmé, sous ce rapport, fit beaucoup de bien et -beaucoup de mal, comme fait toujours tout puissant -esprit. Beaucoup de bien, parce qu'il désigna certains -sots plagiaires à une risée méritée; beaucoup de mal -parce que l'autorité de ce magique esprit, son despotisme -involontaire, d'autant plus redoutable qu'il -était plus voilé de douceur, put incliner quelques -esprits non négligeables, mais trop flexibles, ou trop -jeunes, pas assez formés, les plier en des postures peu -sincères, leur faire adopter une syntaxe, une manière -d'écrire qui supposait et que nécessitait une méthode, -mais qui sans elle n'était plus que manière et que pure -affectation.</p> - -<p>Comment en eût-il été autrement? Ceux qui viendront, -ceux qui sont venus depuis trois ans ne peuvent -assez se rendre compte de la déconvenue qui attendait -un jeune esprit avide d'art et des émotions de l'esprit -à son entrée dans la «Société littéraire» d'alors. -Renan, Leconte de Lisle et Banville étaient morts; -Rimbaud perdu; Verlaine hagard, impossible à saisir; -<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[Pg 258]</a></span>la conversation de Heredia, toute de verve, nourrissait -peu: Sully-Prudhomme se méprenait; certaine -méprisante infatuation empêchait de reconnaître en -Moréas ses qualités de vrai poète; Régnier, Griffin -naissaient à peine... Auprès de qui aller? Qui admirer, -grands dieux?</p> - -<p>—On entrait chez Mallarmé; c'était le soir; on -trouvait là d'abord enfin un grand silence; à la porte, -tous les bruits de la rue mouraient; Mallarmé commençait -à parler d'une voix douce, musicale, inoubliable,—hélas! -à jamais étouffée. Chose étrange: -<span class="smcap">il pensait avant de parler!</span></p> - -<p>Et pour la première fois, près de lui, on sentait, on -touchait la réalité de la pensée: ce que nous cherchions, -ce que nous voulions, ce que nous adorions dans la vie, -existait; un homme, ici, avait tout sacrifié à <i>cela</i>.</p> - -<p>Pour Mallarmé, la littérature était le but, oui la fin -même de la vie; on la sentait ici, authentique et réelle. -Pour y sacrifier tout comme il fit, il fallait bien y -croire uniquement. Je ne pense pas qu'il y ait, dans -notre histoire littéraire, exemple de plus intransigeante -conviction.</p> - -<p>Ne pouvant écouter nul autre, on ne sut point voir -en lui le représentant dernier et le plus parfait du -<span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[Pg 259]</a></span>Parnasse, son sommet, son accomplissement et sa consommation; -on y vit un initiateur. Voilà pourquoi -peut-être la réaction, ces dernières années, fut si vive, -si follement passionnée. On eût cru la revendication -d'une liberté compromise, tant cet esprit calme et -retrait avait soumis à lui de pensées, avait contraint -les autres à l'admirer. On regimba; on fit semblant -de le haïr; et jamais sa domination ne fut plus affirmée -que par ceux qui s'en délivrèrent; ils ne le -purent faire qu'à grand éclat; ils réclamèrent le -droit de vivre; comme si Mallarmé leur défendait -d'exister dans quelque autre monde que le sien—par -la seule manifestation tranquille d'une beauté -morale hors du monde, éblouissante comme celle du -solitaire dont il parle, qui <i>nie</i> le monde extérieur par -la puissance de sa foi.</p> - -<p>Et je consens que la violence et la passion des -réactions récentes vint aussi de la violence et de la -passion de certains admirateurs, dont nous fûmes.</p> - -<p>En un âge où nous avions besoin d'admirer, Mallarmé -seul motivait une admiration légitime: -comment n'eût-elle pas été violente et passionnée?</p> - -<p class="date"><i>Été 1898.</i></p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_44" id="Footnote_1_44"></a><a href="#FNanchor_1_44"><span class="label">[1]</span></a> Citons, en regard de l'indécent article du <i>Temps</i>, le respectueux -et sérieux hommage de M. Lalo dans les <i>Débats</i>; peut-être -pour racheter le sot et vil article que ce même journal osait -faire paraître naguère, qui s'appelait «le Coup du père Verlaine»; -c'était signé Georges Clément. Il faut se souvenir de -ces choses. -</p> -<p> -Quant à <i>l'Aurore</i>, on ne peut lui demander de comprendre -une figure aussi inactuelle; elle eût mieux fait de n'en pas parler -du tout. Rien ne paraît plus vain qu'une occupation dont on ne -pénètre pas les motifs; sans l'invention du pratique feu grégeois, -le mépris des Syracusains pour Archimède eût été sans bornes; -surtout quand il se laissa tuer. Le mépris tend ici à devenir même -de la haine; le savant n'indiquait-il pas par là que ce qui l'occupait -et que ne pouvaient apercevoir les autres, était plus important -que Syracuse, plus important même que sa vie?</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_45" id="Footnote_2_45"></a><a href="#FNanchor_2_45"><span class="label">[2]</span></a> Je sais que l'on peut citer bien des noms et parmi les plus -grands, pour qui la faveur populaire n'empêcha pas les faveurs -plus choisies, dont le succès ne tua pas la gloire, et dont la -gloire pour être populaire d'abord, ne fut ni moins belle ni moins -parfaitement prolongée;—mais c'est que l'œuvre de ces admirables -génies sans murs d'enceinte pour ainsi dire, se -prolongeait au loin sur le terrain public; de sorte que, ce que -la foule admire en eux n'est pas le centre même de l'œuvre, le -dieu dans le secret du temple, mais bien les dépendances -d'accès facile et le terrain banal où l'on peut aisément se -retrouver.—D'ailleurs pas de règle à cela; et quand mille -exemples audacieux protesteraient, ce que je dis plus haut peut -se redire.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_46" id="Footnote_3_46"></a><a href="#FNanchor_3_46"><span class="label">[3]</span></a> Littérature d'à prioriste, par conséquent française entre -toutes, cartésienne,—mais de forme plus concise que ne le -supporte d'ordinaire l'esprit un peu coureur des Français et -d'apparence plutôt latine, pour sa concision, sa syntaxe,—à ce -point que certains passages de l'<i>Après-Midi d'un Faune</i> ont pu -nous redonner une émotion poétique très semblable à celle que -nous cherchons dans les Eglogues de Virgile.</p></div> -</div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[Pg 260]</a></span></p> - -<h3>EMMANUEL SIGNORET</h3> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Je ne veux pas mourir, la vie est douce et grande:<br /></span> -<span class="i0">J'ai vu sur l'amandier verdir la jeune amande<br /></span> -<span class="i0">Et les fruits du pêcher s'enfler comme des seins.<br /></span> -<span class="i0">Muses! vous soutenez mes plus hardis desseins:<br /></span> -<span class="i0">Ma parole de feu vous l'avez enfantée<br /></span> -<span class="i0">Pour qu'elle soit enfin des races écoutée.<br /></span> -</div></div> - -<p class="p2">Ces vers, que publiait la <i>Revue Blanche</i> du 1<sup>er</sup> janvier -dernier, sont à peu près les derniers d'Emmanuel -Signoret. Le 20 décembre 1900, à Cannes, où, -longtemps, des soins vigilants et une sorte d'inspiration -latente la prolongèrent encore, s'acheva enfin sa -triste lutte contre la nuit et la misère. La mort vint, -non comme une étrangère, et non comme une amie, -mais comme une fatale attendue qui ne <i>devait</i> trouver -en lui plus rien à prendre, qu'une souffrante dépouille -épuisée—tant l'effort du poète avait été de poser, en -<span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[Pg 261]</a></span>des vers qu'elle ne put toucher, la part exquise de lui-même—de -sorte que, reculé et comme disparu derrière -son œuvre, son absence n'importât plus.</p> - -<p>Oui, tout l'effort de Signoret, sachant de loin la -mort venir, fut l'effort propre de l'artiste: la nier. -Fixer sa propre gloire et sa pensée en des lignes si -belles, si pures, que le temps n'y pût rien enlever.—Qu'eût -été l'œuvre d'art sans la mort, contre laquelle -elle proteste?</p> - -<p>L'imperfection de certains poètes rassure. Il semble, -tant leur effort satisfait peu, qu'ils aient encore -beaucoup à dire, parce que jusqu'alors ils ont mal dit. -Un long temps de vie leur est dû pour mener à mieux -leur pauvre œuvre.—Par sa beauté, parfaite trop -vite, accomplie, l'œuvre de Signoret inquiétait: elle -empiétait sur sa vie. La satisfaction de ses vers ne lui -laissait, nous semblait-il, plus rien à dire. Hélas! -C'étaient—beauté, vie, œuvres—choses disons-nous: -<i>accomplies</i>. La mort ne changera rien à ses -vers. La vie n'y eût rien ajouté.</p> - -<p>Il était, pour les choses terrestres, sinon aveugle -comme Homère, du moins d'une si extraordinaire -myopie, que jamais la laideur ou l'infirmité du réel -ne vint heurter, comme elle fait si douloureusement -<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[Pg 262]</a></span>chez Baudelaire, la poétique vision dans laquelle il -avançait en rêve. Autant sa marche dans les rues était -gauche, tâtonnante et gênée, autant son essor était là -robuste, tranquille, assuré. Ce que d'autres appellent -inspiration, visitation de la Muse, dont tels poètes -sortent las et boiteux comme Jacob d'une lutte avec -l'ange, c'était pour lui l'état constant, normal—à ce -point qu'au contraire ce qui l'en distrayait, les soins -matériels et urgents de la vie devenaient pour lui -causes de maladie, de ruine.</p> - -<p>La misère, parfois, arracha d'un Léopardi, d'un -Verlaine des chants si inespérément beaux qu'on doute -s'il sied bien d'accuser de sa cruauté pour eux la -Nature. Ici point: la douleur, la misère n'arrachèrent -d'Emmanuel Signoret pas un chant, pas un cri personnel. -Les cordes métalliques de sa lyre ne se détendirent -jamais. Il n'y eut là, ni pose, ni affectation -d'impassibilité, mais <i>isolation</i> naturelle et complète -de sa faculté poétique. De sorte que cette grande -misère où vécut, dont mourut Signoret n'a servi de -rien pour son art et reste simplement lamentable.</p> - -<p>Un jour je le vis, à Cannes; je me plaignis à lui de -ce qu'il ne produisait pas davantage.—«Moi, je suis -toujours prêt, répondit-il; j'attends que l'on me commande -<span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[Pg 263]</a></span>quelque chose.»—A la façon de Malherbe, -de Pindare, Signoret se sentait <i>poète officiel</i>; tout -comme eux, sur commande, à propos de n'importe -quoi, il eût fait des vers admirables; il eût su couronner -d'un laurier neuf chaque victoire... Et comme -aucune commande officielle ne lui venait, Signoret, -n'ayant rien de <i>particulier</i> à dire, satisfaisait son lyrisme -en se chantant. Il se chantait lui-même sans repos et -sans lassitude; il chantait Puget-Théniers, Lançon, -villages immortels de ce qu'il les avait habités; il -chantait la plage de Cannes comme Ronsart avait -chanté les bords du Loir. Comme Ronsart chantait:</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Quelqu'un après mil ans, de mes vers étonné<br /></span> -<span class="i0">Voudra dedans mon Loir comme en Permesse boire,—<br /></span> -</div></div> - -<p>il chantait, en non moins beaux vers:</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">O Cannes! jamais l'œil véridique des Muses<br /></span> -<span class="i0">Ne t'avait éclairé pour l'immortalité.—<br /></span> -<span class="i0">Tremblez sur ses deux mers, belles strophes confuses,<br /></span> -<span class="i0">Comme oscille un brouillard au clair des nuits d'été.<br /></span> -</div></div> - -<p>Et puisque aucune gloire extérieure et matérielle ne -descendait, il posait sur son propre front, le tressant -lui-même en couronne, le laurier que lui-même et solitaire -<span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">[Pg 264]</a></span>avait cueilli. Et dans l'orgueil, dans l'infatuation -même du geste, rien de bassement égoïste ni d'intéressé -ne restait. Rien d'impersonnel, de général, -d'officiel dirai-je, comme la figure qu'il évoque de lui-même -en ses vers. Il parle de lui-même comme <i>d'une -autre divinité</i>.</p> - -<p>Une poésie si déshumanisée étonne aujourd'hui, -déconcerte. Les âmes trop sceptiques et trop peu -dévouées méconnaissent la divine et païenne ferveur -qui peut, sur l'autel d'Apollon, consumer sans laisser -de cendres. Le profane n'estime la passion qu'à ce -qu'elle a laissé de déchets. La pureté du sacrifice est -telle, ici, qu'il se méprend. Qu'importe! si, sur la -pierre lisse où, par le feu, tout ce qui restait de charnel -fut dévoré, la flamme intense et sans vacillement de -cette glorieuse consomption se reflète.</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Nous mettrons aux bergers un flambeau dans les mains;<br /></span> -<span class="i0">Nous leur dirons: «Versez, par torrents, aux chemins<br /></span> -<span class="i0">La lumière opulente! Assez d'âmes sont mortes!<br /></span> -<span class="i0">De la maison sans joie, allez! brisez les portes!<br /></span> -<span class="i0">L'œil de l'homme a du ciel les charmantes couleurs!<br /></span> -<span class="i0">Les membres parfumés des enfants sont des fleurs<br /></span> -<span class="i0">Où, du pollen des dieux, l'homme vrai fructifie.<br /></span> -<span class="i0">Des sépulcres brisés jaillit l'aube de vie!»<br /></span> -</div><div class="stanza"> -<span class="i4"><i>Girgenti, janvier 1902.</i><br /></span> -</div></div> - -<hr class="r35" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[Pg 265]</a></span></p> - -<h3>OSCAR WILDE</h3> - -<p class="p2">Il y a un an, à même époque<a name="FNanchor_1_47" id="FNanchor_1_47"></a><a href="#Footnote_1_47" class="fnanchor">[1]</a>, c'est à Biskra -que j'appris par les journaux la lamentable fin d'Oscar -Wilde. L'éloignement ne me permit pas, hélas! de me -joindre au maigre cortège qui suivit sa dépouille -jusqu'au cimetière de ***; en vain me désolai-je que -mon absence semblât diminuer encore le nombre si -petit des amis demeurés fidèles;—du moins les -pages que voici, je voulus aussitôt les écrire; mais -durant un assez long temps, de nouveau, le nom de -Wilde sembla devenir la propriété des journaux... A -présent que toute indiscrète rumeur autour de ce nom -si tristement fameux s'est calmée, que la foule enfin -s'est lassée, après avoir loué, de s'étonner, puis de -maudire, peut-être un ami pourra-t-il exprimer une -<span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[Pg 266]</a></span>tristesse qui dure, apporter, comme une couronne sur -une tombe délaissée, ces pages d'affection, d'admiration -et de respectueuse pitié.</p> - -<p>Lorsque le scandaleux procès, qui passionna l'opinion -anglaise, menaça de briser sa vie, quelques littérateurs -et quelques artistes tentèrent une sorte de sauvetage -au nom de la littérature et de l'art. On espéra -qu'en louant l'écrivain on allait faire excuser l'homme. -Hélas! un malentendu s'établit; car, il faut bien le -reconnaître: Wilde n'est pas un grand écrivain. La -bouée de plomb qu'on lui jeta ne fit donc qu'achever -de le perdre; ses œuvres, loin de le soutenir, semblèrent -foncer avec lui. En vain quelques mains se -tendirent. Le flot du monde se referma; tout fut fini.</p> - -<p>On ne pouvait alors songer à tout différemment le -défendre. Au lieu de chercher à cacher l'homme derrière -son œuvre, il fallait montrer l'homme d'abord -admirable, comme je vais essayer de faire aujourd'hui—puis -l'œuvre même en devenant illuminée.—«J'ai -mis tout mon génie dans ma vie; je n'ai mis -que mon talent dans mes œuvres», disait Wilde.—Grand -écrivain non pas, mais grand <i>viveur</i>, si l'on -permet au mot de prendre son plein sens. Pareil aux -philosophes de la Grèce, Wilde n'écrivait pas mais -<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[Pg 267]</a></span>causait et vivait sa sagesse, la confiant imprudemment -à la mémoire fluide des hommes, et comme l'inscrivant -sur de l'eau. Que ceux qui l'ont plus longuement -connu racontent sa biographie; un de ceux qui -l'auront le plus avidement écouté rapporte simplement -ici quelques souvenirs personnels:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[Pg 268]</a></span></p> - -<h5>I</h5> - -<p>Ceux qui n'ont approché Wilde que dans les derniers -temps de sa vie, imaginent mal, d'après l'être -affaibli, défait, que nous avait rendu la prison, l'être -prodigieux qu'il fut d'abord.</p> - -<p>C'est en 1891 que je le rencontrai pour la première -fois. Wilde avait alors ce que Thackeray appelle «le -principal don des grands hommes»: le succès. Son -geste, son regard triomphaient. Son succès était si certain -qu'il semblait qu'il précédât Wilde et que lui n'eût -qu'à s'avancer. Ses livres étonnaient, charmaient. Ses -pièces allaient faire courir Londres. Il était riche; il -était grand; il était beau; gorgé de bonheurs et d'honneurs. -Certains le comparaient à un Bacchus asiatique; -d'autres à quelque empereur romain; d'autres à Apollon -lui-même—et le fait est qu'il rayonnait.</p> - -<p>A Paris, sitôt qu'il y vint, son nom courut de -<span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[Pg 269]</a></span>bouche en bouche; on rapportait sur lui quelques -absurdes anecdotes: Wilde n'était encore que celui qui -fumait des cigarettes à bout d'or et qui se promenait -dans les rues une fleur de tournesol à la main. -Car, habile à piper ceux qui font la mondaine gloire, -Wilde avait su créer, par devant son vrai personnage, -un amusant fantôme dont il jouait avec esprit.</p> - -<p>J'entendis parler de lui chez Mallarmé: on le peignit -brillant causeur, et je souhaitai le connaître, tout -en n'espérant pas d'y arriver. Un hasard heureux, ou -plutôt un ami, me servit, à qui j'avais dit mon désir. -On invita Wilde à dîner. Ce fut au restaurant. Nous -étions quatre, mais Wilde fut le seul qui parla.</p> - -<p>Wilde ne causait pas: il contait. Durant presque -tout le repas, il n'arrêta pas de conter. Il contait doucement, -lentement; sa voix même était merveilleuse. -Il savait admirablement le français, mais feignait de -chercher un peu les mots qu'il voulait faire attendre. -Il n'avait presque pas d'accent, ou du moins que ce -qu'il lui plaisait d'en garder, et qui pouvait donner -aux mots un aspect parfois neuf et étrange. Il prononçait -volontiers, pour scepticisme: <i>skepticisme</i>... Les -contes qu'il nous dit interminablement ce soir-là -étaient confus et pas de ses meilleurs; Wilde, incertain -<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[Pg 270]</a></span>de nous, nous essayait. De sa sagesse ou bien de -sa folie, il ne livrait jamais que ce qu'il croyait qu'en -pourrait goûter l'auditeur; il servait à chacun, selon -son appétit, sa pâture; ceux qui n'attendaient rien de -lui n'avaient rien, ou qu'un peu de mousse légère; et -comme il s'occupait d'abord d'amuser, beaucoup de -ceux qui crurent le connaître n'auront connu de lui -que l'amuseur.</p> - -<p>Le repas fini, nous sortîmes. Mes deux amis marchant -ensemble, Wilde me prit à part:</p> - -<p>—«Vous écoutez avec les yeux, me dit-il assez -brusquement. Voilà pourquoi je vous raconterai cette -histoire:</p> - -<p>»Quand Narcisse fut mort, les fleurs des champs se -désolèrent et demandèrent à la rivière des gouttes -d'eau pour le pleurer.—Oh! leur répondit la rivière, -quand toutes mes gouttes d'eau seraient des larmes, je -n'en aurais pas assez pour pleurer moi-même Narcisse: je -l'aimais.—Oh! reprirent les fleurs des champs, -comment n'aurais-tu pas aimé Narcisse? Il était -beau.—Etait-il beau? dit la rivière.—Et qui mieux -que toi le saurait? Chaque jour penché sur ta rive, il -mirait dans tes eaux sa beauté...»</p> - -<p>Wilde s'arrêtait un instant...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[Pg 271]</a></span>—«Si je l'aimais, répondit la rivière, c'est que, -lorsqu'il se penchait sur mes eaux, je voyais le reflet -de mes eaux dans ses yeux.»</p> - -<p>Puis Wilde, se rengorgeant avec un bizarre éclat de -rire, ajoutait:</p> - -<p>—«Cela s'appelle: <i>Le Disciple.</i>»</p> - -<p>Nous étions arrivés devant sa porte et le quittâmes. -Il m'invita à le revoir. Cette année et l'année suivante -je le vis souvent et partout.</p> - -<p class="p2">Devant les autres, je l'ai dit, Wilde montrait un -masque de parade, fait pour étonner, amuser ou pour -exaspérer parfois. Il n'écoutait jamais et prenait peu -souci de la pensée dès que ce n'était plus la sienne. -Dès qu'il ne brillait plus tout seul, il s'effaçait. On ne -le retrouvait alors qu'en se retrouvant seul avec lui.</p> - -<p>Mais, sitôt seuls, il commençait:</p> - -<p>—«Qu'avez-vous fait depuis hier?»</p> - -<p>Et comme alors ma vie coulait sans heurts, le récit -que j'en pouvais faire ne présentait nul intérêt. Je redisais -docilement de menus faits, observant, tandis que -je parlais, le front de Wilde se rembrunir.</p> - -<p>—«C'est vraiment là ce que vous avez fait?</p> - -<p>—Oui, répondais-je.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[Pg 272]</a></span>—Et ce que vous dites est vrai!</p> - -<p>—Oui, bien vrai.</p> - -<p>—Mais alors pourquoi le redire? Vous voyez bien: -cela n'est pas du tout intéressant.—Comprenez qu'il -y a deux mondes: celui qui <i>est</i> sans qu'on en parle; on -l'appelle <i>le monde réel</i>, parce qu'il n'est nul besoin -d'en parler pour le voir. Et l'autre, c'est le monde de -l'art; c'est celui dont il faut parler, parce qu'il n'existerait -pas sans cela.</p> - -<p>»Il y avait un jour un homme que dans son village -on aimait parce qu'il racontait des histoires. Tous les -matins il sortait du village, et quand le soir il y rentrait, -tous les travailleurs du village, après avoir peiné -tout le jour, s'assemblaient tout autour de lui et disaient: -Allons! Raconte: Qu'est-ce que tu as vu -aujourd'hui?—Il racontait: J'ai vu dans la forêt un -faune qui jouait de la flûte, et qui faisait danser une -ronde de petits sylvains.—Raconte encore: qu'as-tu -vu? disaient les hommes.—Quand je suis arrivé sur -le bord de la mer, j'ai vu trois sirènes, au bord des -vagues, et qui peignaient avec un peigne d'or leurs -cheveux verts.—Et les hommes l'aimaient parce -qu'il leur racontait des histoires.</p> - -<p>»Un matin il quitta comme tous les matins son -<span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[Pg 273]</a></span>village—mais quand il arriva sur le bord de la mer, -voici qu'il aperçut trois sirènes, trois sirènes au -bord des vagues, et qui peignaient avec un peigne -d'or leurs cheveux verts. Et comme il continuait sa -promenade, il vit, arrivant près du bois, un faune qui -jouait de la flûte à une ronde de sylvains... Ce soir-là, -quand il rentra dans son village et qu'on lui demanda -comme les autres soirs: Allons! raconte: Qu'as-tu -vu? Il répondit:—Je n'ai rien vu.»</p> - -<p>Wilde s'arrêtait un peu, laissait descendre en moi -l'effet du conte: puis reprenait:</p> - -<p>«Je n'aime pas vos lèvres; elles sont droites -comme celles de quelqu'un qui n'a jamais menti. Je -veux vous apprendre à mentir, pour que vos lèvres -deviennent belles et tordues comme celles d'un masque -antique.</p> - -<p>»Savez-vous ce qui fait l'œuvre d'art et ce qui fait -l'œuvre de la nature? Savez-vous ce qui fait leur différence? -Car enfin la fleur du narcisse est aussi belle -qu'une œuvre d'art—et ce qui les distingue ce ne peut -être la beauté. Savez-vous ce qui les distingue?—L'œuvre -d'art est toujours <i>unique</i>. La nature, qui ne -fait rien de durable, se répète toujours, afin que rien -de ce qu'elle fait ne soit perdu. Il y a beaucoup de -<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[Pg 274]</a></span>fleurs de narcisse; voilà pourquoi chacune peut ne -vivre qu'un jour. Et chaque fois que la nature invente -une forme nouvelle elle la répète aussitôt. Un monstre -marin dans une mer sait qu'il est dans une autre mer -un monstre marin, son semblable. Quand Dieu crée -un Néron, un Borgia ou un Napoléon dans l'histoire, -il en met un autre à côté; on ne le connaît pas, peu -importe; l'important c'est qu'<i>un</i> réussisse; car Dieu -invente l'homme, et l'homme invente l'œuvre d'art.</p> - -<p>»Oui, je sais ... un jour il se fit sur la terre un -grand malaise, comme si enfin la nature allait créer -quelque chose d'unique, quelque chose d'unique vraiment—et -le Christ naquit sur la terre. Oui, je sais -bien ... mais écoutez:</p> - -<p>«Quand Joseph d'Arimathie, au soir, descendit du -mont du Calvaire où venait de mourir Jésus, il vit sur -une pierre blanche un jeune homme assis, qui pleurait. -Et Joseph s'approcha de lui et lui dit:—Je comprends -que ta douleur soit grande, car certainement cet -homme-là était un juste.—Mais le jeune homme lui -répondit:—Oh! ce n'est pas pour cela que je pleure! -Je pleure parce que moi aussi j'ai fait des miracles! -Moi aussi j'ai rendu la vue aux aveugles, j'ai guéri des -paralytiques et j'ai ressuscité des morts. Moi aussi j'ai -<span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[Pg 275]</a></span>séché le figuier stérile et j'ai changé de l'eau en vin... -Et les hommes ne m'ont pas crucifié.»</p> - -<p>Et qu'Oscar Wilde fût convaincu de sa mission -représentative, c'est ce qui m'apparut plus d'un -jour.</p> - -<p>L'Évangile inquiétait et tourmentait le païen Wilde. -Il ne lui pardonnait pas ses miracles. Le miracle païen, -c'est l'œuvre d'art: le Christianisme empiétait. Tout -irréalisme artistique robuste, exige un réalisme convaincu -dans la vie.</p> - -<p>Ses apologues les plus ingénieux, ses plus inquiétantes -ironies étaient pour confronter les deux morales, -je veux dire le naturalisme païen et l'idéalisme -chrétien, et décontenancer celui-ci de tout sens.</p> - -<p>—«Quand Jésus voulut rentrer dans Nazareth, -racontait-il, Nazareth était si changée, qu'il ne reconnut -plus sa ville. La Nazareth où il avait vécu -était pleine de lamentations et de larmes; cette ville -nouvelle, pleine d'éclats de rire et de chants. Et le -Christ, entrant dans la ville, vit des esclaves chargés -de fleurs, qui s'empressaient vers l'escalier de marbre -d'une maison de marbre blanc. Le Christ entra dans la -maison, et au fond d'une salle de jaspe, couché sur -une couche de pourpre, il vit un homme dont les cheveux -<span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[Pg 276]</a></span>défaits étaient mêlés aux roses rouges et dont les -lèvres étaient rouges de vin. Le Christ s'approcha de -lui, lui toucha l'épaule et lui dit:—Pourquoi mènes-tu -cette vie?—L'homme se retourna, le reconnut et répondit:—J'étais -lépreux; tu m'as guéri. Pourquoi -mènerais-je une autre vie?</p> - -<p>»Le Christ sortit de cette maison. Et voici que dans -la rue, il vit une femme dont le visage et les vêtements -étaient peints, et dont les pieds étaient chaussés de -perles; et derrière elle, marchait un homme dont -l'habit était de deux couleurs et dont les yeux se chargeaient -de désirs. Et le Christ s'approcha de l'homme, -lui toucha l'épaule et lui dit:—Pourquoi donc suis-tu -cette femme et la regardes-tu ainsi?—L'homme se -retournant le reconnut et répondit:—J'étais -aveugle; tu m'as guéri. Que ferais-je d'autre de ma -vue?</p> - -<p>»Et le Christ s'approcha de la femme:—Cette -route que tu suis, lui dit-il, est celle du péché; pourquoi -la suivre?—La femme le reconnut et lui dit en -riant:—La route que je suis est agréable et tu m'as -pardonné tous mes péchés.</p> - -<p>»Alors le Christ sentit son cœur plein de tristesse -et voulut quitter cette ville. Mais comme il en sortait, -<span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[Pg 277]</a></span>il vit enfin, au bord des fossés de la ville, un jeune -homme assis qui pleurait. Le Christ s'approcha de lui, -et touchant les boucles de ses cheveux, il lui dit:—Mon -ami, pourquoi pleures-tu?</p> - -<p>»Et Lazare leva les yeux, le reconnut et répondit:</p> - -<p>—J'étais mort et tu m'as ressuscité; que ferais-je -d'autre de ma vie?»</p> - -<p>—«Voulez-vous que je vous dise un secret? commençait -Wilde, un autre jour;—c'était chez Heredia; -il m'avait pris à part au milieu du salon plein de -monde—un secret ... mais promettez-moi de ne le -redire à personne.... Savez-vous pourquoi le Christ -n'aimait pas sa mère?—Cela était dit à l'oreille, à -voix basse et comme honteusement. Il faisait une -courte pause, saisissait mon bras, se reculait, puis, -éclatant de rire, brusquement:</p> - -<p>—C'est parce qu'elle était vierge!!...»</p> - -<p>Qu'on me laisse encore citer ce conte, un des plus -étranges où se puisse achopper l'esprit—et comprenne -qui peut la contradiction que semble à peine -inventer Wilde:</p> - -<p>«... Puis il se fit un grand silence dans la Chambre -de la Justice de Dieu.—Et l'âme du pécheur -s'avança toute nue devant Dieu.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[Pg 278]</a></span>Et Dieu ouvrit le livre de la vie du pécheur:</p> - -<p>—Certainement ta vie a été très mauvaise: Tu as... -(suivait une prodigieuse, merveilleuse énumération -de péchés)<a name="FNanchor_2_48" id="FNanchor_2_48"></a><a href="#Footnote_2_48" class="fnanchor">[2]</a>.—Puisque tu as fait tout cela, certainement -je vais t'envoyer en Enfer.</p> - -<p>—Tu ne peux pas m'envoyer en Enfer.</p> - -<p>—Et pourquoi est-ce que je ne puis pas t'envoyer -en Enfer?</p> - -<p>—Parce que j'y ai vécu toute ma vie.</p> - -<p>Alors il se fit un grand silence dans la Chambre de -la Justice de Dieu.</p> - -<p>—Eh bien! puisque je ne puis pas t'envoyer en -Enfer, je m'en vais t'envoyer au Ciel.</p> - -<p>—Tu ne peux pas m'envoyer au Ciel.</p> - -<p>—Et pourquoi est-ce que je ne puis pas t'envoyer -au Ciel?</p> - -<p>—Parce que je n'ai jamais pu l'imaginer.</p> - -<p>Et il se fit un grand silence dans la Chambre de la -Justice de Dieu<a name="FNanchor_3_49" id="FNanchor_3_49"></a><a href="#Footnote_3_49" class="fnanchor">[3]</a>.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[Pg 279]</a></span>Un matin, Wilde me tendit à lire un article où un -critique assez épais le félicitait de «savoir inventer de -jolis contes pour habiller mieux sa pensée».</p> - -<p>—«Ils croient, commença Wilde, que toutes les -pensées naissent nues... Ils ne comprennent pas que -<i>je ne peux pas</i> penser autrement qu'en contes. Le -sculpteur ne cherche pas à traduire en marbre sa -pensée; <i>il pense en marbre</i>, directement.</p> - -<p>»Il y avait un homme qui ne pouvait penser qu'en -bronze. Et cet homme, un jour, eut une idée, l'idée -de la joie, de la joie qui habite l'instant. Et il sentit -qu'il lui fallait la dire. Mais dans le monde tout entier -il ne restait plus un seul morceau de bronze; car -les hommes avaient tout employé. Et cet homme -sentit qu'il deviendrait fou, s'il ne disait pas son -idée.</p> - -<p>»Et il songeait à un morceau de bronze, sur la -tombe de sa femme, à une statue qu'il avait faite pour -orner la tombe de sa femme, de la seule femme qu'il -eût aimée; c'était la statue de la tristesse, de la tristesse -qui habite la vie. Et l'homme sentit qu'il devenait -fou s'il ne disait pas son idée.</p> - -<p>«Alors il prit cette statue de la tristesse, de la tristesse -qui habite la vie; il la brisa; il la fondit, et il en -<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[Pg 280]</a></span>fit la statue de la joie, de la joie qui n'habite que dans -l'instant.»</p> - -<p>Wilde croyait à quelque fatalité de l'artiste, et que -l'idée est plus forte que l'homme.</p> - -<p>—«Il y a, disait-il, deux espèces d'artistes: les -uns apportent des réponses, et les autres, des questions. -Il faut savoir si l'on est de ceux qui répondent ou bien -de ceux qui interrogent; car celui qui interroge n'est -jamais celui qui répond. Il y a des œuvres qui -attendent, et qu'on ne comprend pas pendant longtemps; -c'est qu'elles apportaient des réponses à des -questions qu'on n'avait pas encore posées; car la question -arrive souvent terriblement longtemps après la -réponse.»</p> - -<p>Et il disait encore:</p> - -<p>—«L'âme naît vieille dans le corps; c'est pour la -rajeunir que celui-ci vieillit. Platon, c'est la jeunesse -de Socrate...»</p> - -<p class="p2">Puis je restai trois ans sans le revoir.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[Pg 281]</a></span></p> - -<h5>II</h5> - -<p class="p2">Ici commencent les souvenirs tragiques.</p> - -<p>Une persistante rumeur, grandissant avec celle de -ses succès (à Londres on le jouait à la fois sur trois -théâtres), prêtait à Wilde d'étranges mœurs, dont -certains voulaient bien encore ne s'indigner qu'avec -sourire, et d'autres ne s'indigner point; on prétendait -d'ailleurs que ces mœurs, il les cachait peu, souvent -les affichait au contraire, certains disaient: avec courage; -d'autres: avec cynisme; d'autres: avec affectation. -J'écoutais, plein d'étonnement, cette rumeur. -Rien, depuis que je fréquentais Wilde, ne m'avait -jamais pu rien faire soupçonner.—Mais déjà, par -prudence, nombre d'anciens amis le désertaient. On -ne le reniait pas nettement encore, mais on ne tenait -plus à l'avoir rencontré.</p> - -<p>Un extraordinaire hasard croisa de nouveau nos -<span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[Pg 282]</a></span>deux routes. C'est en janvier 1895. Je voyageais; -une humeur chagrine m'y poussait, et plus en quête -de solitude que de la nouveauté des lieux. Le temps -était affreux; j'avais fui d'Alger vers Blidah; j'allais -laisser Blidah pour Biskra. Au moment de quitter -l'hôtel, par curiosité désœuvrée, je regardai le tableau -noir où les noms des voyageurs sont inscrits. Qu'y vis-je?—A -côté de mon nom, le touchant, celui de -Wilde... J'ai dit que j'avais soif de solitude: je pris -l'éponge et j'effaçai mon nom.</p> - -<p>Avant d'avoir atteint la gare, je n'étais plus bien -sûr qu'un peu de lâcheté ne se fut pas cachée dans cet -acte; aussitôt, revenant sur mes pas, je fis remonter -ma valise, et récrivis mon nom sur le tableau.</p> - -<p>Depuis trois ans que je ne l'avais vu (car je ne -puis compter pour un revoir, l'an d'avant, une courte -rencontre à Florence), Wilde était certainement changé. -On sentait dans son regard moins de mollesse, quelque -chose de rauque en son rire et de forcené dans sa joie, -Il semblait à la fois plus sûr de plaire et moins ambitieux -d'y réussir; il était enhardi, affermi, grandi. -Chose étrange, il ne parlait plus par apologues; durant -les quelques jours que je m'attardai près de lui, je -ne pus arracher de lui le moindre conte.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">[Pg 283]</a></span>Je m'étonnai d'abord de le trouver en Algérie.—«Oh! -me dit-il, c'est que maintenant je fuis -l'œuvre d'art. Je ne veux plus adorer que le soleil... -Avez-vous remarqué que le soleil déteste la pensée; il -la fait reculer toujours, et se réfugier dans l'ombre. -Elle habitait d'abord l'Égypte; le soleil a conquis -l'Égypte. Elle a vécu longtemps en Grèce, le soleil a -conquis la Grèce; puis l'Italie et puis la France. A -présent toute la pensée se trouve repoussée jusqu'en -Norvège et en Russie, là où ne vient jamais le soleil. -Le soleil est jaloux de l'œuvre d'art.»</p> - -<p>Adorer le soleil, ah! c'était adorer la vie. L'adoration -lyrique de Wilde devenait farouche et terrible. -Une fatalité le menait; il ne pouvait pas et ne voulait -pas s'y soustraire. Il semblait mettre tout son soin, sa -vertu, à s'exagérer son destin et à s'exaspérer lui-même. -Il allait au plaisir comme on marche au devoir.—«Mon -devoir à moi, disait-il, c'est de terriblement -m'amuser.»—Nietzsche m'étonna moins plus tard, -parce que j'avais entendu Wilde dire;</p> - -<p>—«Pas le bonheur! Surtout pas le bonheur. Le -plaisir! Il faut vouloir toujours le plus tragique...»</p> - -<p>Il marchait dans les rues d'Alger précédé, escorté, -suivi d'une extraordinaire bande de maraudeurs; il -<span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">[Pg 284]</a></span>conversait avec chacun; il les regardait tous avec joie -et leur jetait son argent au hasard.</p> - -<p>—«J'espère, me disait-il, avoir bien démoralisé -cette ville.»</p> - -<p>Je songeais au mot de Flaubert, qui lorsqu'on lui -demandait quelle sorte de gloire il ambitionnait le -plus, répondait:</p> - -<p>—«Celle de démoralisateur.»</p> - -<p>Je restais devant tout cela plein d'étonnement, d'admiration -et de crainte. Je savais sa situation ébranlée, -les hostilités, les attaques et quelle sombre inquiétude -il cachait sous sa joie hardie<a name="FNanchor_4_50" id="FNanchor_4_50"></a><a href="#Footnote_4_50" class="fnanchor">[4]</a>. Il parlait de rentrer -<span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">[Pg 285]</a></span>à Londres; le marquis de Q... l'insultait, l'appelait, -l'accusait de fuir.</p> - -<p>—«Mais si vous retournez là-bas, qu'adviendra-t-il? -lui demandai-je. Savez-vous ce que vous risquez?</p> - -<p>—Il ne faut jamais le savoir... Ils sont extraordinaires, -mes amis; ils me conseillent la prudence. La -prudence! Mais est-ce que je peux en avoir? Ce serait -<span class="pagenum"><a name="Page_286" id="Page_286">[Pg 286]</a></span>revenir en arrière. Il faut que j'aille aussi loin que -possible... Je ne peux pas aller plus loin... Il faut -qu'il arrive quelque chose, quelque chose d'autre...»</p> - -<p>Wilde s'embarqua le lendemain.</p> - -<p>Le reste de l'histoire, on le sait. Ce «quelque chose -d'autre» ce fut le <i>hard labour</i><a name="FNanchor_5_51" id="FNanchor_5_51"></a><a href="#Footnote_5_51" class="fnanchor">[5]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">[Pg 287]</a></span></p> - -<h5>III</h5> - -<p class="p2">Dès qu'il fut sorti de prison, Oscar Wilde revint en -France. A Berneval, discret petit village aux environs -de Dieppe, un nommé Sébastien Melmoth s'établit; -c'était lui. De ses amis français, comme j'avais été le -dernier à le voir, à le revoir je voulus être le premier. -Dès que je pus connaître son adresse, j'accourus.</p> - -<p>J'arrivai vers le milieu du jour. J'arrivais sans -m'être annoncé. Melmoth que la bonne cordialité de -T*** appelait assez souvent à Dieppe, ne devait rentrer -que le soir. Il ne rentra qu'au milieu de la nuit.</p> - -<p>C'était presque encore l'hiver. Il faisait froid; il -faisait laid. Tout le jour je rôdai sur la plage déserte, -découragé et plein d'ennui. Comment Wilde avait-il -pu choisir Berneval pour y vivre? C'était lugubre.</p> - -<p>La nuit vint. Je rentrai retenir une chambre à -l'hôtel, celui même où vivait Melmoth, et d'ailleurs le -<span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">[Pg 288]</a></span>seul de l'endroit. L'hôtel, propre, agréablement situé, -n'hébergeait que quelques êtres de second plan, d'inoffensifs -comparses auprès de qui je dus dîner. Triste -société pour Melmoth!</p> - -<p>Heureusement j'avais un livre. Lugubre soir! onze -heures... J'allais renoncer à attendre, quand j'entends -le roulement d'une voiture... M. Melmoth est arrivé.</p> - -<p>M. Melmoth est tout transi. Il a perdu en route son -pardessus. Une plume de paon que, la veille, lui -apporta son domestique (affreux présage) lui avait bien -annoncé un malheur; il est heureux que ce ne soit -que cela. Mais il grelotte et tout l'hôtel s'agite pour -lui faire chauffer un grog. A peine s'il m'a dit bonjour. -Devant les autres tout au moins, il ne veut pas -paraître ému. Et mon émotion presque aussitôt retombe, -à trouver Sébastien Melmoth si simplement -pareil à l'Oscar Wilde qu'il était: non plus le lyrique -forcené d'Algérie, mais le doux Wilde d'avant la -crise; et je me trouvais reporté non pas de deux ans, -mais de quatre ou cinq ans en arrière; même regard -rompu, même rire amusé, même voix...</p> - -<p>Il occupe deux chambres, les deux meilleures de -l'hôtel, et se les est fait aménager avec goût. Beaucoup -<span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">[Pg 289]</a></span>de livres sur sa table, et parmi lesquels il me montre -mes <i>Nourritures Terrestres</i> qui avaient paru depuis -peu. Une jolie vierge gothique, sur un grand piédestal, -dans l'ombre...</p> - -<p>A présent nous sommes assis près de la lampe et -Wilde boit son grog à petits coups. Je remarque, à -présent qu'il est mieux éclairé, que la peau du visage -est devenue rouge et commune; celle des mains encore -plus, qui pourtant ont repris les mêmes bagues; une -à laquelle il tient beaucoup porte en chaton mobile -un scarabée d'Égypte en lapis-lazuli. Ses dents sont -atrocement abîmées.</p> - -<p>Nous causons. Je lui reparle de notre dernière rencontre -à Alger. Je lui demande s'il se souvient qu'alors -je lui prédisais presque la catastrophe.</p> - -<p>—«N'est-ce pas, dis-je, que vous saviez à peu -près ce qui vous attendait en Angleterre; vous aviez -prévu le danger et vous y êtes précipité?...</p> - -<p>(Ici je ne crois pas pouvoir mieux faire que recopier -les feuilles où je transcrivis peu après tout ce que je -pus me rappeler de ses paroles).</p> - -<p>—«Oh! naturellement! naturellement, je savais -qu'il y aurait une catastrophe—celle-là, ou une autre, -je l'attendais. Il fallait que cela finisse ainsi. Songez -<span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">[Pg 290]</a></span>donc: Aller plus loin, ce n'était pas possible; et cela -ne pouvait plus durer. C'est pourquoi vous comprenez -qu'il faut que cela soit fini. La prison m'a complètement -changé. Je comptais sur elle pour cela—Bosy<a name="FNanchor_6_52" id="FNanchor_6_52"></a><a href="#Footnote_6_52" class="fnanchor">[6]</a> -est terrible; il ne peut pas comprendre cela; il ne -peut pas comprendre que je ne reprenne pas la même -existence; il accuse les autres de m'avoir changé... -Mais il ne faut jamais reprendre la même existence... -Ma vie est comme une œuvre d'art; un artiste ne -recommence jamais deux fois la même chose ... ou -bien c'est qu'il n'avait pas réussi. Ma vie d'avant la -prison a été aussi réussie que possible. Maintenant -c'est une chose achevée.»</p> - -<p>Il allume une cigarette.</p> - -<p>—«Le public est tellement terrible qu'il ne connaît -jamais un homme que par la dernière chose qu'il -a faite. Si je revenais à Paris maintenant, on ne voudrait -voir en moi que le ... condamné. Je ne veux pas -reparaître avant d'avoir écrit un drame. Il faut jusque-là -qu'on me laisse tranquille.»—Et il ajoute brusquement:—«N'est-ce -pas que j'ai bien fait de venir -ici? Mes amis voulaient que j'aille dans le Midi pour -<span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">[Pg 291]</a></span>me reposer; parce que, au commencement, j'étais -très fatigué. Mais je leur ai demandé de chercher -pour moi, dans le Nord de la France, une très petite -plage, où je ne voie personne, où il fasse bien froid, -où il n'y ait presque jamais de soleil... Oh! n'est-ce -pas que j'ai bien fait de venir habiter à Berneval? -(Dehors il faisait un temps épouvantable.)</p> - -<p>»Ici tout le monde est très bon pour moi. Le curé -surtout. J'aime tellement la petite église! Croiriez-vous -qu'elle s'appelle Notre-Dame de Liesse! Aoh! -n'est-ce pas que c'est charmant?—Et maintenant -je sais que je ne vais plus jamais pouvoir quitter Berneval, -parce que le curé m'a offert ce matin une -stalle perpétuelle dans le chœur!</p> - -<p>»Et les douaniers! Ils s'ennuyaient tellement, ici! -alors je leur ai demandé s'ils n'avaient rien à lire; et -maintenant je leur apporte tous les romans de Dumas -père... N'est-ce pas qu'il faut que je reste ici?</p> - -<p>»Et les enfants! aoh! ils m'adorent! Le jour du -jubilé de la reine, j'ai donné une grande fête, un -grand dîner, où j'avais quarante enfants de l'école—tous! -tous! avec le maître! pour fêter la reine! N'est-ce -pas que c'est absolument charmant?... Vous savez -que j'aime beaucoup la reine. J'ai toujours son portrait -<span class="pagenum"><a name="Page_292" id="Page_292">[Pg 292]</a></span>avec moi.»—Et il me montre, épinglé au mur, -le portrait caricatural de Nicholson.</p> - -<p>Je me lève pour le regarder; une petite bibliothèque -est auprès; je regarde un instant les livres. Je voudrais -amener Wilde à me parler plus gravement. Je -me rassieds, et avec un peu de crainte je lui demande -s'il a lu les <i>Souvenirs de la Maison des Morts</i>. Il ne -répond pas directement, mais commence:</p> - -<p>—«Les écrivains de la Russie sont extraordinaires. -Ce qui rend leurs livres si grands, c'est la pitié qu'ils -y ont mise. N'est-ce pas, avant j'aimais beaucoup -<i>Madame Bovary</i>; mais Flaubert n'a pas voulu de -pitié dans son œuvre, et c'est pourquoi elle a l'air -petite et fermée; la pitié, c'est le côté par où est ouverte -une œuvre, par où elle paraît infinie... Savez-vous, -dear, que c'est la pitié qui m'a empêché de me -tuer? Oh! pendant les six premiers mois j'ai été terriblement -malheureux; si malheureux que je voulais -me tuer; mais ce qui m'a retenu de le faire, ç'a été de -regarder <i>les autre</i>s, de voir qu'ils étaient aussi malheureux -que moi, et d'avoir pitié. O dear! c'est une -chose admirable, que la pitié; et je ne la connaissais -pas! (Il parlait à voix presque basse, sans exaltation -aucune.)—Est-ce que vous avez bien compris combien -<span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">[Pg 293]</a></span>la pitié est une chose admirable? Pour moi je -remercie Dieu chaque soir—oui, à genoux, je remercie -Dieu de me l'avoir fait connaître. Car je suis -entré dans la prison avec un cœur de pierre et ne -songeant qu'à mon plaisir, mais maintenant mon -cœur s'est complètement brisé; la pitié est entrée -dans mon cœur; j'ai compris maintenant que la pitié -est la plus grande, la plus belle chose qu'il y ait au -monde... Et voilà pourquoi je ne peux pas en vouloir -à ceux qui m'ont condamné, ni à personne, parce -que, sans eux, je n'aurais pas connu tout cela.—Bosy -m'écrit des lettres terribles; il me dit qu'il ne -me comprend pas; qu'il ne comprend pas que je n'en -veuille pas à tout le monde; que tout le monde a été -odieux pour moi... Non, il ne me comprend pas; il -ne peut plus me comprendre. Mais je le lui répète -dans chaque lettre; nous ne pouvons pas suivre la -même route; il a la sienne; elle est très belle; j'ai -la mienne. La sienne, c'est celle d'Alcibiade; la -mienne est maintenant celle de saint François -d'Assise... Connaissez-vous saint François d'Assise? -aoh! admirable! admirable! Voulez-vous me faire -un grand plaisir? Envoyez-moi la meilleure vie de -saint François que vous connaissiez...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">[Pg 294]</a></span>Je le lui promets, il reprend:</p> - -<p>—«Oui—ensuite nous avons eu un directeur de -prison charmant, aoh! tout à fait charmant! mais -les six premiers mois, j'ai été terriblement malheureux. -Il y avait un gouverneur de prison très méchant, un -juif, qui était très cruel, parce qu'il manquait -complètement d'imagination.» Cette dernière phrase, -dite très vite, était irrésistiblement comique; et -comme j'éclate de rire, il rit aussi, la répète, puis -continue:</p> - -<p>—«Il ne savait quoi imaginer pour nous faire -souffrir:—Vous allez voir comme il manquait -d'imagination... Il faut que vous sachiez que, dans la -prison, on ne vous laisse sortir qu'une heure par jour; -alors on marche dans une cour, en rond, les uns -derrière les autres, et il est absolument défendu de se -parler. Des gardes vous surveillent et il y a de -terribles punitions pour celui qu'on surprend—Ceux -qui sont pour la première fois en prison se reconnaissent -à ce qu'ils ne savent pas parler sans remuer les lèvres.., -Il y avait déjà six semaines que j'étais enfermé, et que -je n'avais dit un mot à personne—à personne. Un soir, -nous marchions comme cela les uns derrière les autres -pendant l'heure de la promenade, et tout d'un coup, -<span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">[Pg 295]</a></span>derrière moi, j'entends prononcer mon nom: c'était le -prisonnier qui était derrière moi, qui disait: «Oscar -Wilde, je vous plains, parce que vous devez souffrir -plus que nous.» Alors j'ai fait un énorme effort pour -ne pas être remarqué (je croyais que j'allais m'évanouir) -et j'ai dit sans me retourner: «Non, mon ami; nous -souffrons tous également.»—Et ce jour-là je n'ai -plus du tout eu envie de me tuer.</p> - -<p>»Nous avons parlé comme cela plusieurs jours. -J'ai su son nom, et ce qu'il faisait. Il s'appelait P***; -c'était un excellent garçon; aoh! excellent!... -Mais je ne savais pas encore parler sans remuer les -lèvres, et un soir: «C. 33! (C. 33 c'était moi)—C. -33 et C. 48, sortez des rangs!» Alors -nous sortons des rangs et le gardien dit: «Vous -allez comparaître devant Monsieur le Dirrrecteur!»—Et -comme la pitié était déjà entrée dans mon -cœur, je ne m'effrayais absolument que pour lui; -j'étais, au contraire, heureux de souffrir à cause de lui.—Mais -le directeur était tout à fait terrible. Il a fait -passer P*** le premier; il voulait nous interroger séparément,—parce -qu'il faut vous dire que la peine -n'est pas la même pour celui qui a commencé à -parler que pour celui qui a répondu; la peine de -<span class="pagenum"><a name="Page_296" id="Page_296">[Pg 296]</a></span>celui qui a parlé le premier est le double de celle -de l'autre; d'ordinaire le premier a quinze jours de -cachot, le second seulement huit; alors le directeur -voulait savoir qui de nous deux avait parlé le premier. -Et, naturellement, P***, qui était un excellent garçon, -a dit que c'était lui. Et quand, après, le directeur m'a -fait venir pour m'interroger, naturellement, j'ai dit -que c'était moi. Alors le directeur est devenu très -rouge, parce qu'il ne comprenait plus.—«Mais P*** -dit aussi que c'est lui qui a commencé! Je ne peux -pas comprendre...»</p> - -<p>«Pensez-vous, dear!! Il ne pouvait pas comprendre! -Il était très embarrassé; il disait: «Mais je -lui ai déjà donné quinze jours à lui...» et puis il a -ajouté: «Enfin! si c'est comme ça, je m'en vais vous -donner quinze jours à tous les deux.» N'est-ce pas que -c'est extraordinaire! Cet homme-là n'avait aucune -espèce d'imagination.»—Wilde s'amuse énormément -de ce qu'il dit; il rit; il est heureux de raconter:</p> - -<p>—«Et naturellement, après les quinze jours, nous -avions beaucoup plus envie qu'auparavant, de nous -parler. Vous ne savez pas combien cela pouvait paraître -doux, de sentir que l'on souffrait l'un pour l'autre.—Peu -à peu, comme on n'occupait pas tous les jours -<span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">[Pg 297]</a></span>le même rang, peu à peu j'ai pu parler à chacun -des autres; à tous! à tous!... J'ai su le nom de chacun -d'eux, l'histoire de chacun, et quand il devait -sortir de prison.... Et à chacun d'eux je disais: En -sortant de prison, la première chose que vous ferez -ce sera d'aller à la poste; il y aura une lettre pour -vous avec de l'argent.—De sorte que, comme cela, -je continue à les connaître, parce que je les aime -beaucoup. Et il y en a de tout à fait délicieux. -Croiriez-vous qu'il y en a déjà trois qui sont venus -me voir ici! N'est-ce pas que c'est tout à fait admirable?...</p> - -<p>«Celui qui a remplacé le méchant directeur était -un très charmant homme, aoh! remarquable! tout à -fait aimable avec moi... Et vous ne pouvez pas -imaginer quel bien m'a fait dans la prison la <i>Salomé</i> -que l'on a jouée à Paris, précisément à cette époque. -Ici, on avait complètement oublié que j'étais littérateur! -Quand on a vu ici que ma pièce avait du succès à -Paris, on s'est dit: Tiens! mais, c'est étrange! il a -donc du talent. Et à partir de ce moment on m'a -laissé lire tous les livres que je désirais.</p> - -<p>«J'ai pensé d'abord que ce qui me plairait le plus -ce serait la littérature grecque. J'ai demandé Sophocle; -<span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">[Pg 298]</a></span>mais je n'ai pu y prendre goût. Alors j'ai pensé aux -Pères de l'Eglise; mais eux non plus ne m'intéressaient -pas. Et tout d'un coup j'ai pensé à Dante... -oh! Dante! J'ai lu le Dante tous les jours; en italien; -je l'ai lu tout entier; mais ni le <i>Purgatoire</i> ni le -<i>Paradis</i> ne me semblaient écrits pour moi. C'est son -<i>Inferno</i> surtout que j'ai lu; comment ne l'aurais-je -pas aimé? Comprenez-vous? L'Enfer, nous y étions. -L'Enfer, c'était la prison...»</p> - -<p>—Ce même soir il me raconte son projet de drame -sur Pharaon et un ingénieux conte sur Judas.</p> - -<p class="p2">Le lendemain il me mène dans une charmante petite -maison, à deux cents mètres de l'hôtel, qu'il a louée et -commence à faire meubler. C'est là qu'il veut écrire -ses drames; son <i>Pharaon</i> d'abord, puis un <i>Achab et -Jésabel</i> (il prononce: <i>Isabelle</i>) qu'il raconte merveilleusement.</p> - -<p>La voiture qui m'emmène est attelée. Wilde y -monte avec moi, pour m'accompagner un instant. Il -me reparle de mon livre, le loue, mais avec je ne sais -quelle réticence. Enfin la voiture s'arrête. Il me dit -adieu, va descendre, mais, tout à coup:—«Ecoutez, -dear, il faut maintenant que vous me fassiez une promesse. -<span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">[Pg 299]</a></span><i>Les Nourritures Terestres</i>, c'est bien... c'est -très bien... Mais dear, promettez-moi: maintenant -n'écrivez plus jamais JE.»</p> - -<p>Et comme je paraissais ne pas suffisamment comprendre, -il reprenait:—«En art, voyez-vous, il n'y -a pas de <i>première</i> personne.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">[Pg 300]</a></span></p> - -<h5>IV</h5> - -<p class="p2">De retour à Paris, j'allai donner de ses nouvelles à -Lord Alfred Douglas. Celui-ci me dit:</p> - -<p>—«Mais tout cela est tout à fait ridicule. Wilde est -tout à fait incapable de supporter l'ennui. Je le sais -très bien: il m'écrit tous les jours; et moi aussi je suis -d'avis qu'il faut d'abord qu'il termine sa pièce; mais, -après, il me reviendra; il n'a jamais rien fait de bon -dans la solitude; il a besoin d'être tout le temps -distrait. C'est près de moi qu'il a écrit tout ce qu'il a -écrit de meilleur.—Voyez d'ailleurs sa dernière -lettre...» Lord Alfred me la montre et me la lit.—Elle -supplie Bosy de le laisser finir tranquillement son -<i>Pharaon</i>, mais dit en effet que, sitôt cette pièce écrite, -il reviendra, le retrouvera,—et termine par cette -phrase glorieuse: «... et alors je serai de nouveau <i>le -Roi de la Vie</i> (the King of Life).»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">[Pg 301]</a></span></p> - -<h5>V</h5> - -<p class="p2">Et peu de temps après Wilde revint à Paris<a name="FNanchor_7_53" id="FNanchor_7_53"></a><a href="#Footnote_7_53" class="fnanchor">[7]</a>. Sa -pièce n'était pas écrite; elle ne le sera jamais. La -société sait bien s'y prendre quand elle veut supprimer -un homme, et connaît des moyens plus subtils que la -mort... Wilde avait trop souffert depuis deux ans et -d'une façon trop passive. Sa volonté avait été brisée. -Les premiers mois, il put se faire illusion encore, mais -bientôt il s'abandonna. Ce fut comme une abdication. -Rien ne resta dans sa vie effondrée qu'un douloureux -relent de ce qu'il avait été naguère; un besoin par instants -de prouver qu'il pensait encore; de l'esprit, mais -<span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">[Pg 302]</a></span>cherché, contraint, fripé. Je ne le revis plus que deux -fois:</p> - -<p>Un soir, sur les boulevards où je me promenais avec -G***, je m'entendis appeler par mon nom. Je me -retournai: c'était Wilde. Ah! combien il était -changé!... «Si je reparais avant d'avoir écrit mon -drame, le monde ne voudra voir en moi que le forçat», -m'avait-il dit. Il était reparu sans drame et, comme -devant lui quelques portes s'étaient fermées, il ne cherchait -plus de rentier nulle part; il rôdait. Des amis, -à plusieurs reprises, avaient tenté de le sauver; on -s'ingéniait; on l'emmenait en Italie... Wilde échappait -bientôt; retombait. Parmi ceux demeurés le plus -longtemps fidèles, quelques-uns m'avaient tant redit que -«Wilde n'était plus visible...», je fus un peu gêné, -je l'avoue, de le revoir et dans un lieu où pouvait -passer tant de monde.—Wilde était attablé sur la -terrasse d'un café. Il commanda pour G*** et pour -moi deux cocktails... J'allais m'asseoir en face de lui, -c'est-à-dire de manière à tourner le dos aux passants, -mais Wilde, s'affectant de ce geste qu'il crut causé par -une absurde honte (il ne se trompait, hélas! pas tout -à fait):</p> - -<p>—«Oh! mettez-vous donc là, près de moi, dit-il, -<span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">[Pg 303]</a></span>en m'indiquant, à côté de lui, une chaise; je suis tellement -seul à présent!»</p> - -<p>Wilde était encore bien mis; mais son chapeau -n'était plus si brillant; son faux-col avait même forme, -mais il n'était plus aussi propre; les manches de sa -redingote étaient légèrement frangées»</p> - -<p>—«Quand, jadis, je rencontrais Verlaine, je ne -rougissais pas de lui, reprit-il, avec un essai de fierté. -J'étais riche, joyeux, couvert de gloire, mais je sentais -que d'être vu près de lui m'honorait, même quand -Verlaine était ivre...» Puis craignant d'ennuyer G***, -je pense, il changea brusquement de ton, essaya d'avoir -de l'esprit, de plaisanter, devint lugubre. Mon souvenir -ici reste abominablement douloureux. Enfin, G*** et -moi nous nous levâmes. Wilde tint à payer les consommations. -J'allais lui dire adieu quand il me prit à -part et, confusément, à voix basse:</p> - -<p>—«Ecoutez, me dit-il, il faut que vous sachiez...: -je suis absolument sans ressources...»</p> - -<p class="p2">Quelques jours après, pour la dernière fois, je le -revis. Je ne veux citer de notre conversation qu'un -mot. Il m'avait dit sa gêne, l'impossibilité de continuer, -de commencer même un travail. Tristement je lui rappelais -<span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">[Pg 304]</a></span>la promesse qu'il s'était faite de ne reparaître à -Paris qu'avec une pièce achevée:</p> - -<p>—«Ah! pourquoi, commençais-je, avoir si tôt -quitté Berneval, où vous vous étiez promis de rester -si longtemps? Je ne puis pas dire que je vous en -veuille, mais...»</p> - -<p>Il m'interrompit, mit sa main sur la mienne, me -regarda de son plus douloureux regard:</p> - -<p>—«Il ne faut pas en vouloir, me dit-il, à <i>quelqu'un -qui a été frappé</i>.»</p> - -<p class="p2">Oscar Wilde mourut dans un misérable petit hôtel -de la rue des Beaux-Arts. Sept personnes suivirent l'enterrement; -encore n'accompagnèrent-elles pas toutes -jusqu'au bout le funèbre convoi. Sur la bière, des -fleurs, des couronnes; une seule m'a-t-on dit portait -une inscription: c'était celle du propriétaire de l'hôtel; -on y lisait ces mots: <i>A MON LOCATAIRE</i>.</p> - - -<div class="footnotes"> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_47" id="Footnote_1_47"></a><a href="#FNanchor_1_47"><span class="label">[1]</span></a> Ecrit en Décembre 1901.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_48" id="Footnote_2_48"></a><a href="#FNanchor_2_48"><span class="label">[2]</span></a> La rédaction qu'il fit plus tard de ce conte est, par extraordinaire, -excellente—par conséquent aussi la traduction qu'en -donna notre ami H. Davray, dans la <i>Revue Blanche</i>.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_49" id="Footnote_3_49"></a><a href="#FNanchor_3_49"><span class="label">[3]</span></a> Depuis que Villiers de l'Isle-Adam l'a trahi, tout le monde -sait, hélas! le grand secret de l'Eglise: <i>Il n'y a pas de purgatoire.</i></p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_50" id="Footnote_4_50"></a><a href="#FNanchor_4_50"><span class="label">[4]</span></a> Un de ces derniers soirs d'Alger, Wilde semblait s'être -promis de ne rien dire de sérieux. Enfin je m'irritai quelque -peu de ses trop spirituels paradoxes: -</p> -<p> -—«Vous avez mieux à dire que des plaisanteries, commençai-je; -vous me parlez ce soir comme si j'étais le public. Vous -devriez plutôt parler au public comme vous savez parler à vos -amis. Pourquoi vos pièces ne sont-elles pas meilleures? Le meilleur -de vous, vous le parlez; pourquoi ne l'écrivez-vous pas? -</p> -<p> -—Oh! mais, s'écria-t-il aussitôt,—mes pièces ne sont pas -du tout bonnes! et je n'y tiens pas du tout... Mais si vous saviez -comme elles amusent!... Elles sont presque toutes le résultat -d'un pari. <i>Dorian Grey</i> aussi; je l'ai écrit en quelques -jours, parce qu'un de mes amis prétendait que je ne pourrais -jamais écrire de romans. Cela m'ennuie tellement d'écrire!»—Puis -se penchant brusquement vers moi: «Voulez-vous savoir -le grand drame de ma vie?—C'est que j'ai mis mon génie -dans ma vie; je n'ai mis que mon talent dans mes œuvres.» -</p> -<p> -Il n'était que trop vrai. Le meilleur de son écriture n'est qu'un -pâle reflet de sa brillante conversation. Ceux qui l'ont entendu -parler trouvent décevant de le lire. <i>Dorian Grey</i>, tout d'abord, -était une admirable histoire, combien supérieure à la <i>Peau de -Chagrin</i>! combien plus <i>significative</i>! Hélas! écrit, quel chef-d'œuvre -manqué!—Dans ses contes les plus charmants trop de -littérature se mêle, si gracieux qu'ils soient on y sent trop l'apprêt; -la préciosité, l'euphuisme y cachent la beauté de la première -invention; on y sent, on ne peut cesser d'y sentir les trois -moments de leur genèse; l'idée première en est fort belle, simple, -profonde et de retentissement certain; une sorte de nécessité -latente en relient fixement les parties; mais dès ici le don s'arrête; -le développement des parties se fait de manière factice; -elles ne s'organisent pas bien; et quand, après, Wilde travaille -ses phrases, s'occupe de mettre en valeur, c'est par une prodigieuse -surcharge de concettis, de menues inventions plaisantes et -bizarres où l'émotion s'arrête de sorte que le chatoiement de la -surface fait perdre de vue et d'esprit la profonde émotion centrale.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_5_51" id="Footnote_5_51"></a><a href="#FNanchor_5_51"><span class="label">[5]</span></a> Je n'ai rien inventé, rien arrangé, dans les derniers -propos que je cite. Les paroles de Wilde sont présentes à mon -esprit, et j'allais dire à mon oreille. Je ne prétends pas que Wilde -vit nettement se dresser devant lui la prison; mais j'affirme que -le grand coup de théâtre qui surprit et bouleversa Londres, transformant -brusquement Oscar Wilde d'accusateur en accusé, ne -lui causa pas à proprement parler de surprise. Les journaux, -qui ne voulaient plus voir en lui qu'un pitre, ont dénaturé de -leur mieux l'attitude de sa défense, jusqu'à lui enlever tout sens. -Peut-être, quelque jour lointain, siéra-t-il de relever de la fange -cet abominable procès...</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_6_52" id="Footnote_6_52"></a><a href="#FNanchor_6_52"><span class="label">[6]</span></a> Lord Alfred Douglas.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_7_53" id="Footnote_7_53"></a><a href="#FNanchor_7_53"><span class="label">[7]</span></a> Les représentants de sa famille assuraient à Wilde une -fort belle situation s'il consentait à prendre certains engagements, -entre autres celui de ne jamais revoir Lord Alfred. Il ne put -ou ne voulut pas les prendre.</p></div> -</div> - -<hr class="full" /> -<p class="center"><i>ACHEVÉ D'IMPRIMER</i><br /><br /> - -Le vingt novembre mil neuf cent dix-neuf<br /><br /> -<span style="font-size: smaller;">PAR</span><br /><br /> -BUSSIÈRE<br /><br /> -<span style="font-size: smaller;">A SAINT-AMAND (CHER)</span><br /><br /> -<span style="font-size: smaller;">pour le</span><br /><br /> -MERCVRE<br /><br /> -<span style="font-size: smaller;"><span style="font-size: smaller;">DE</span><br /><br /> -FRANCE</span></p> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Prétextes, by André Gide - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PRÉTEXTES *** - -***** This file should be named 54393-h.htm or 54393-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/4/3/9/54393/ - -Produced by Winston Smith. 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