summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--.gitattributes4
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
-rw-r--r--old/54387-0.txt7606
-rw-r--r--old/54387-0.zipbin156122 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h.zipbin1719691 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/54387-h.htm9551
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-01s.jpgbin12613 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-02s.jpgbin14916 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-03s.jpgbin17870 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-04s.jpgbin33220 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-05s.jpgbin13571 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-06s.jpgbin14126 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-07s.jpgbin31288 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-08s.jpgbin32657 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-09s.jpgbin25371 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-10s.jpgbin33063 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-11s.jpgbin7176 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-12s.jpgbin15557 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-13s.jpgbin25662 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-14s.jpgbin30767 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-15s.jpgbin26999 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-16s.jpgbin13890 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-17s.jpgbin10879 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-18s.jpgbin12812 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-19s.jpgbin23181 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cdl-20s.jpgbin22506 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/colof.jpgbin19552 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/cover.jpgbin103307 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/titel.jpgbin60896 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-01.jpgbin47384 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-02.jpgbin40096 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-03.jpgbin47971 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-04.jpgbin50409 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-05.jpgbin80680 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-06.jpgbin42261 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-07.jpgbin52293 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-08.jpgbin50305 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-09.jpgbin37932 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-10.jpgbin44006 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-11.jpgbin52511 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-12.jpgbin51751 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-13.jpgbin54983 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-14.jpgbin57807 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-15.jpgbin48857 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-16.jpgbin44611 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-17.jpgbin49949 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-18.jpgbin49179 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-19.jpgbin41708 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/54387-h/images/ttl-20.jpgbin40664 -> 0 bytes
50 files changed, 17 insertions, 17157 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..d7b82bc
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,4 @@
+*.txt text eol=lf
+*.htm text eol=lf
+*.html text eol=lf
+*.md text eol=lf
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..070b3a2
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #54387 (https://www.gutenberg.org/ebooks/54387)
diff --git a/old/54387-0.txt b/old/54387-0.txt
deleted file mode 100644
index 8c786cd..0000000
--- a/old/54387-0.txt
+++ /dev/null
@@ -1,7606 +0,0 @@
-The Project Gutenberg EBook of Histoires souveraines, by
-Auguste de Villiers de L'Isle-Adam
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Histoires souveraines
-
-Author: Auguste de Villiers de L'Isle-Adam
-
-Release Date: March 18, 2017 [EBook #54387]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES SOUVERAINES ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Hans Pieterse and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-
-
-
- Au lecteur.
-
- Ce livre électronique reproduit intégralement le texte
- original, et l’orthographe d’origine a été conservée. une seule
- erreur typographique a été corrigée. Cette correction est
- indiquée à la fin du texte.
-
- La ponctuation a fait l'objet de quelques corrections mineures.
-
- Quelques abréviations notées en exposant dans le texte sont
- représentées entre accolades, comme Édit{r} pour Éditeur.
-
-
-
-
-HISTOIRES SOUVERAINES
-
-
-
-
- IL A ÉTÉ TIRÉ:
-
- 50 exemplaires, numérotés de 1 à 50, sur papier du Japon
- 10 exemplaires, numérotés de 51 à 60, sur Hollande Van Gelder
-
-
-
-
- C{TE} DE VILLIERS DE L’ISLE-ADAM
-
- Histoires souveraines
-
-
- Bruxelles MDCCCIC
- Edm. Deman Édit{r}
-
-
-
-
- AU POÈTE VILLIERS DE L’ISLE-ADAM
-
- _En respectueuse mémoire._
-
-
-
-
-Véra
-
- _A Madame la comtesse d’Osmoy._
-
- La forme du corps lui est plus _essentielle_
- que sa substance.
-
- LA PHYSIOLOGIE MODERNE.
-
-
-L’Amour est plus fort que la Mort, a dit Salomon: oui, son mystérieux
-pouvoir est illimité.
-
-C’était à la tombée d’un soir d’automne, en ces dernières années, à
-Paris. Vers le sombre faubourg Saint-Germain, des voitures, allumées
-déjà, roulaient, attardées, après l’heure du Bois. L’une d’elles
-s’arrêta devant le portail d’un vaste hôtel seigneurial, entouré de
-jardins séculaires; le cintre était surmonté de l’écusson de pierre,
-aux armes de l’antique famille des comtes d’Athol, savoir: _d’azur, à
-l’étoile abîmée d’argent_, avec la devise «PALLIDA VICTRIX», sous la
-couronne retroussée d’hermine au bonnet princier. Les lourds battants
-s’écartèrent. Un homme de trente à trente-cinq ans, en deuil, au visage
-mortellement pâle, descendit. Sur le perron, de taciturnes serviteurs
-élevaient des flambeaux. Sans les voir, il gravit les marches et entra.
-C’était le comte d’Athol.
-
-Chancelant, il monta les blancs escaliers qui conduisaient à cette
-chambre où, le matin même, il avait couché dans un cercueil de velours
-et enveloppé de violettes, en des flots de batiste, sa dame de volupté,
-sa pâlissante épousée, Véra, son désespoir.
-
-En haut, la douce porte tourna sur le tapis, il souleva la tenture.
-
-Tous les objets étaient à la place où la comtesse les avait laissés
-la veille. La Mort, subite, avait foudroyé. La nuit dernière, sa
-bien-aimée s’était évanouie en des joies si profondes, s’était perdue
-en de si exquises étreintes, que son cœur, brisé de délices, avait
-défailli: ses lèvres s’étaient brusquement mouillées d’une pourpre
-mortelle. A peine avait-elle eu le temps de donner à son époux un
-baiser d’adieu, en souriant, sans une parole: puis ses longs cils,
-comme des voiles de deuil, s’étaient abaissés sur la belle nuit de ses
-yeux.
-
-La journée sans nom était passée.
-
-Vers midi, le comte d’Athol, après l’affreuse cérémonie du caveau
-familial, avait congédié au cimetière la noire escorte. Puis, se
-renfermant, seul, avec l’ensevelie, entre les quatre murs de marbre, il
-avait tiré sur lui la porte de fer du mausolée.--De l’encens brûlait
-sur un trépied, devant le cercueil:--une couronne lumineuse de lampes,
-au chevet de la jeune défunte, l’étoilait.
-
-Lui, debout, songeur, avec l’unique sentiment d’une tendresse sans
-espérance, était demeuré là, tout le jour. Sur les six heures, au
-crépuscule, il était sorti du lieu sacré. En refermant le sépulcre, il
-avait arraché de la serrure la clef d’argent, et, se haussant sur la
-dernière marche du seuil, il l’avait jetée doucement dans l’intérieur
-du tombeau. Il l’avait lancée sur les dalles intérieures par le trèfle
-qui surmontait le portail.--Pourquoi ceci?... A coup sûr d’après
-quelque résolution mystérieuse de ne plus revenir.
-
-Et maintenant il revoyait la chambre veuve.
-
-La croisée, sous les vastes draperies de cachemire mauve broché d’or,
-était ouverte: un dernier rayon du soir illuminait, dans un cadre de
-bois ancien, le grand portrait de la trépassée. Le comte regarda,
-autour de lui, la robe jetée, la veille, sur un fauteuil; sur la
-cheminée, les bijoux, le collier de perles, l’éventail à demi fermé,
-les lourds flacons de parfums qu’_Elle_ ne respirerait plus. Sur le lit
-d’ébène aux colonnes tordues, resté défait, auprès de l’oreiller où la
-place de la tête adorée et divine était visible encore au milieu des
-dentelles, il aperçut le mouchoir rougi de gouttes de sang où sa jeune
-âme avait battu de l’aile un instant; le piano ouvert, supportant une
-mélodie inachevée à jamais; les fleurs indiennes cueillies par elle,
-dans la serre, et qui se mouraient dans de vieux vases de Saxe; et,
-au pied du lit, sur une fourrure noire, les petites mules de velours
-oriental, sur lesquelles une devise rieuse de Véra brillait, brodée en
-perles: _Qui verra Véra l’aimera_. Les pieds nus de la bien-aimée y
-jouaient hier matin, baisés, à chaque pas, par le duvet des cygnes!--Et
-là, là, dans l’ombre, la pendule, dont il avait brisé le ressort pour
-qu’elle ne sonnât plus d’autres heures.
-
-Ainsi elle était partie!... _Où_ donc!... Vivre maintenant?--Pour quoi
-faire?... C’était impossible, absurde.
-
-Et le comte s’abîmait en des pensées inconnues.
-
-Il songeait à toute l’existence passée.--Six mois s’étaient écoulés
-depuis ce mariage. N’était-ce pas à l’étranger, au bal d’une ambassade
-qu’il l’avait vue pour la première fois?... Oui. Cet instant
-ressuscitait devant ses yeux, très distinct. Elle lui apparaissait là,
-radieuse. Ce soir-là, leurs regards s’étaient rencontrés. Ils s’étaient
-reconnus, intimement, de pareille nature, et devant s’aimer à jamais.
-
-Les propos décevants, les sourires qui observent, les insinuations,
-toutes les difficultés que suscite le monde pour retarder l’inévitable
-félicité de ceux qui s’appartiennent, s’étaient évanouis devant la
-tranquille certitude qu’ils eurent, à l’instant même, l’un de l’autre.
-
-Véra, lassée des fadeurs cérémonieuses de son entourage, était venue
-vers lui dès la première circonstance contrariante, simplifiant ainsi,
-d’auguste façon, les démarches banales où se perd le temps précieux de
-la vie.
-
-Oh! comme, aux premières paroles, les vaines appréciations des
-indifférents à leur égard leur semblèrent une envolée d’oiseaux de
-nuit rentrant dans les ténèbres! Quel sourire ils échangèrent! Quel
-ineffable embrassement!
-
-Cependant leur nature était des plus étranges, en vérité!--C’étaient
-deux êtres doués de sens merveilleux, mais exclusivement terrestres.
-Les sensations se prolongeaient en eux avec une intensité inquiétante.
-Ils s’y oubliaient eux-mêmes à force de les éprouver. Par contre,
-certaines idées, celles de l’âme, par exemple, de l’Infini, _de Dieu
-même_, étaient comme voilées à leur entendement. La foi d’un grand
-nombre de vivants aux choses surnaturelles n’était pour eux qu’un
-sujet de vagues étonnements: lettre close dont ils ne se préoccupaient
-pas, n’ayant pas qualité pour condamner ou justifier.--Aussi,
-reconnaissant bien que le monde leur était étranger, ils s’étaient
-isolés, aussitôt leur union, dans ce vieux et sombre hôtel, où
-l’épaisseur des jardins amortissait les bruits du dehors.
-
-Là, les deux amants s’ensevelirent dans l’océan de ces joies languides
-et perverses où l’esprit se mêle à la chair mystérieuse! Ils
-épuisèrent la violence des désirs, les frémissements et les tendresses
-éperdues. Ils devinrent le battement de l’être l’un de l’autre. En
-eux, l’esprit pénétrait si bien le corps, que leurs formes leur
-semblaient intellectuelles, et que les baisers, mailles brûlantes,
-les enchaînaient dans une fusion idéale. Long éblouissement! Tout à
-coup le charme se rompait; l’accident terrible les désunissait; leurs
-bras s’étaient désenlacés. Quelle ombre lui avait pris sa chère morte?
-Morte! non. Est-ce que l’âme des violoncelles est emportée dans le cri
-d’une corde qui se brise?
-
-Les heures passèrent.
-
-Il regardait, par la croisée, la nuit qui s’avançait dans les cieux: et
-la Nuit lui apparaissait _personnelle_;--elle lui semblait une reine
-marchant, avec mélancolie, dans l’exil, et l’agrafe de diamant de sa
-tunique de deuil, Vénus, seule, brillait, au-dessus des arbres, perdue
-au fond de l’azur.
-
---C’est Véra, pensa-t-il.
-
-A ce nom, prononcé tout bas, il tressaillit en homme qui s’éveille;
-puis, se dressant, il regarda autour de lui.
-
-Les objets, dans la chambre, étaient maintenant éclairés par une lueur
-jusqu’alors imprécise, celle d’une veilleuse, bleuissant les ténèbres,
-et que la nuit, montée au firmament, faisait apparaître ici comme
-une autre étoile. C’était la veilleuse, aux senteurs d’encens, d’un
-iconostase, reliquaire familial de Véra. Le triptyque, d’un vieux bois
-précieux, était suspendu, par sa sparterie russe, entre la glace et le
-tableau. Un reflet des ors de l’intérieur tombait, vacillant, sur le
-collier, parmi les joyaux de la cheminée.
-
-Le plein-nimbe de la Madone en habits de ciel, brillait, rosacé de
-la croix byzantine dont les fins et rouges linéaments, fondus dans
-le reflet, ombraient d’une teinte de sang l’orient ainsi allumé des
-perles. Depuis l’enfance, Véra plaignait, de ses grands yeux, le visage
-maternel et si pur de l’héréditaire madone, et, de sa nature, hélas!
-ne pouvant lui consacrer qu’un _superstitieux_ amour, le lui offrait
-parfois, naïve, pensivement, lorsqu’elle passait devant la veilleuse.
-
-Le comte, à cette vue, touché de rappels douloureux jusqu’au plus
-secret de l’âme, se dressa, souffla vite la lueur sainte, et, à tâtons,
-dans l’ombre, étendant la main vers une torsade, sonna.
-
-Un serviteur parut: c’était un vieillard vêtu de noir: il tenait une
-lampe, qu’il posa devant le portrait de la comtesse. Lorsqu’il se
-retourna, ce fut avec un frisson de superstitieuse terreur qu’il vit
-son maître debout et souriant comme si rien ne se fût passé.
-
---Raymond, dit tranquillement le comte, _ce soir, nous sommes accablés
-de fatigue, la comtesse et moi_; tu serviras le souper vers dix
-heures.--A propos, nous avons résolu de nous isoler davantage, ici,
-dès demain. Aucun de mes serviteurs, hors toi, ne doit passer la nuit
-dans l’hôtel. Tu leur remettras les gages de trois années, et qu’ils
-se retirent.--Puis, tu fermeras la barre du portail; tu allumeras les
-flambeaux en bas, dans la salle à manger; tu nous suffiras.--Nous ne
-recevrons personne à l’avenir.
-
-Le vieillard tremblait et le regardait attentivement.
-
-Le comte alluma un cigare et descendit aux jardins.
-
-Le serviteur pensa d’abord que la douleur trop lourde, trop désespérée,
-avait égaré l’esprit de son maître. Il le connaissait depuis l’enfance;
-il comprit, à l’instant, que le heurt d’un réveil trop soudain pouvait
-être fatal à ce somnambule. Son devoir, d’abord, était le respect d’un
-tel secret.
-
-Il baissa la tête. Une complicité dévouée à ce religieux rêve?
-Obéir?... Continuer de _les_ servir sans tenir compte de la
-Mort?--Quelle étrange idée!... Tiendrait-elle une nuit?... Demain,
-demain, hélas!... Ah! qui savait?... Peut-être!...--Projet sacré, après
-tout!--De quel droit réfléchissait-il?...
-
-Il sortit de la chambre, exécuta les ordres à la lettre et, le soir
-même, l’insolite existence commença.
-
-Il s’agissait de créer un mirage terrible.
-
-La gêne des premiers jours s’effaça vite. Raymond, d’abord avec
-stupeur, puis par une sorte de déférence et de tendresse, s’était
-ingénié si bien à être naturel, que trois semaines ne s’étaient pas
-écoulées qu’il se sentit, par moments, presque dupe lui-même de sa
-bonne volonté. L’arrière-pensée pâlissait! Parfois, éprouvant une sorte
-de vertige, il eut besoin de se dire que la comtesse était positivement
-défunte. Il se prenait à ce jeu funèbre et oubliait à chaque instant la
-réalité. Bientôt il lui fallut plus d’une réflexion pour se convaincre
-et se ressaisir. Il vit bien qu’il finirait par s’abandonner tout
-entier au magnétisme effrayant dont le comte pénétrait peu à peu
-l’atmosphère autour d’eux. Il avait peur, une peur indécise, douce.
-
-D’Athol, en effet, vivait absolument dans l’inconscience de la mort de
-sa bien-aimée! Il ne pouvait que la trouver toujours présente, tant la
-forme de la jeune femme était mêlée à la sienne. Tantôt, sur un banc
-du jardin, les jours de soleil, il lisait, à haute voix, les poésies
-qu’elle aimait; tantôt, le soir, auprès du feu, les deux tasses de thé
-sur un guéridon, il causait avec l’_Illusion_ souriante, assise, à ses
-yeux, sur l’autre fauteuil.
-
-Les jours, les nuits, les semaines s’envolèrent. Ni l’un ni l’autre
-ne savait ce qu’ils accomplissaient. Et des phénomènes singuliers se
-pressaient maintenant, où il devenait difficile de distinguer le point
-où l’imaginaire et le réel étaient identiques. Une présence flottait
-dans l’air: une forme s’efforçait de transparaître, de se tramer sur
-l’espace devenu indéfinissable.
-
-D’Athol vivait double, en illuminé. Un visage doux et pâle, entrevu
-comme l’éclair, entre deux clins d’yeux; un faible accord frappé au
-piano, tout à coup; un baiser qui lui fermait la bouche au moment
-où il allait parler; des affinités de pensées _féminines_ qui
-s’éveillaient en lui en réponse à ce qu’il disait; un dédoublement de
-lui-même tel, qu’il sentait, comme en un brouillard fluide, le parfum
-vertigineusement doux de sa bien-aimée auprès de lui, et, la nuit,
-entre la veille et le sommeil, des paroles entendues très bas: tout
-l’avertissait. C’était une négation de la Mort élevée, enfin, à une
-puissance inconnue!
-
-Une fois, d’Athol la sentit et la vit si bien auprès de lui, qu’il la
-prit dans ses bras: mais ce mouvement la dissipa.
-
---Enfant! murmura-t-il en souriant.
-
-Et il se rendormit comme un amant boudé par sa maîtresse rieuse et
-ensommeillée.
-
-Le jour de _sa_ fête, il plaça, par plaisanterie, une immortelle dans
-le bouquet qu’il jeta sur l’oreiller de Véra.
-
---Puisqu’elle se croit morte, dit-il.
-
-Grâce à la profonde et toute-puissante volonté de M. d’Athol, qui, à
-force d’amour, forgeait la vie et la présence de sa femme dans l’hôtel
-solitaire, cette existence avait fini par devenir d’un charme sombre
-et persuadeur.--Raymond, lui-même, n’éprouvait plus aucune épouvante,
-s’étant graduellement habitué à ces impressions.
-
-Une robe de velours noir aperçue au détour d’une allée; une voix
-rieuse qui l’appelait dans le salon; un coup de sonnette le matin, à
-son réveil, comme autrefois; tout cela lui était devenu familier: on
-eût dit que la morte jouait à l’invisible, comme une enfant. Elle se
-sentait aimée tellement! C’était bien _naturel_.
-
-Une année s’était écoulée.
-
-Le soir de l’Anniversaire, le comte, assis auprès du feu, dans
-la chambre de Véra, venait de _lui_ lire un fabliau florentin:
-_Callimaque_. Il ferma le livre; puis en se versant du thé:
-
---_Douschka_, dit-il, te souviens-tu de la Vallée-des-Roses, des bords
-de la Lahn, du château des Quatre-Tours?... Cette histoire te les a
-rappelés, n’est-ce pas?
-
-Il se leva, et, dans la glace bleuâtre, il se vit plus pâle qu’à
-l’ordinaire. Il prit un bracelet de perles dans une coupe et regarda
-les perles attentivement. Véra ne les avait-elle pas ôtées de son
-bras, tout à l’heure, avant de se dévêtir? Les perles étaient encore
-tièdes et leur orient plus adouci, comme par la chaleur de sa chair. Et
-l’opale de ce collier sibérien, qui aimait aussi le beau sein de Véra
-jusqu’à pâlir, maladivement, dans son treillis d’or, lorsque la jeune
-femme l’oubliait pendant quelque temps! Autrefois, la comtesse aimait
-pour cela cette pierrerie fidèle!... Ce soir l’opale brillait comme
-si elle venait d’être quittée et comme si le magnétisme exquis de la
-belle morte la pénétrait encore. En reposant le collier et la pierre
-précieuse, le comte toucha par hasard le mouchoir de batiste dont les
-gouttes de sang étaient humides et rouges comme des œillets sur de la
-neige!... Là, sur le piano, qui donc avait tourné la page finale de la
-mélodie d’autrefois? Quoi! la veilleuse sacrée s’était rallumée, dans
-le reliquaire! Oui, sa flamme dorée éclairait mystiquement le visage,
-aux yeux fermés, de la Madone! Et ces fleurs orientales, nouvellement
-cueillies, qui s’épanouissaient là, dans les vieux vases de Saxe,
-quelle main venait de les y placer? La chambre semblait joyeuse et
-douée de vie, d’une façon plus significative et plus intense que
-d’habitude. Mais rien ne pouvait surprendre le comte! Cela lui semblait
-tellement normal, qu’il ne fit même pas attention que l’heure sonnait à
-cette pendule arrêtée depuis une année.
-
-Ce soir-là, cependant, on eût dit que, du fond des ténèbres, la
-comtesse Véra s’efforçait adorablement de revenir dans cette chambre
-tout embaumée d’elle! Elle y avait laissé tant de sa personne! Tout ce
-qui avait constitué son existence l’y attirait. Son charme y flottait;
-les longues violences faites par la volonté passionnée de son époux
-y devaient avoir desserré les vagues liens de l’Invisible autour
-d’elle!...
-
-Elle y était _nécessitée_. Tout ce qu’elle aimait, c’était là.
-
-Elle devait avoir envie de venir se sourire encore en cette glace
-mystérieuse où elle avait tant de fois admiré son lilial visage! La
-douce morte, là-bas, avait tressailli, certes, dans ses violettes,
-sous les lampes éteintes; la divine morte avait frémi, dans le caveau,
-toute seule, en regardant la clef d’argent jetée sur les dalles. Elle
-voulait s’en venir vers lui, aussi! Et sa volonté se perdait dans
-l’idée de l’encens et de l’isolement. La Mort n’est une circonstance
-définitive que pour ceux qui espèrent des cieux; mais la Mort, et les
-Cieux, et la Vie, pour elle, n’était-ce pas leur embrassement? Et le
-baiser solitaire de son époux attirait ses lèvres, dans l’ombre. Et
-le son passé des mélodies, les paroles enivrées de jadis, les étoffes
-qui couvraient son corps et en gardaient le parfum, ces pierreries
-magiques qui la _voulaient_, dans leur obscure sympathie,--et surtout
-l’immense et absolue impression de sa présence, opinion partagée à
-la fin par les choses elles-mêmes, tout l’appelait là, l’attirait là
-depuis si longtemps, et si insensiblement, que, guérie enfin de la
-dormante Mort, il ne manquait plus qu’_Elle seule_!
-
-Ah! les Idées sont des êtres vivants!... Le comte avait creusé dans
-l’air la forme de son amour, et il fallait bien que ce vide fût
-comblé par le seul être qui lui était homogène, autrement l’Univers
-aurait croulé. L’impression passa, en ce moment, définitive, simple,
-absolue, qu’_Elle devait être là, dans la chambre_! Il en était aussi
-tranquillement certain que de sa propre existence, et toutes les
-choses, autour de lui, étaient saturées de cette conviction. On l’y
-voyait! Et, _comme il ne manquait plus que Véra elle-même_, tangible,
-extérieure, _il fallut bien qu’elle s’y trouvât_ et que le grand Songe
-de la Vie et de la Mort entr’ouvrît un moment ses portes infinies! Le
-chemin de résurrection était envoyé par la foi jusqu’à elle! Un frais
-éclat de rire musical éclaira de sa joie le lit nuptial; le comte se
-retourna. Et là, devant ses yeux, faite de volonté et de souvenir,
-accoudée, fluide, sur l’oreiller de dentelles, sa main soutenant ses
-lourds cheveux noirs, sa bouche délicieusement entr’ouverte en un
-sourire tout emparadisé de voluptés, belle à en mourir, enfin! la
-comtesse Véra le regardait un peu endormie encore.
-
---Roger!... dit-elle d’une voix lointaine.
-
-Il vint auprès d’elle. Leurs lèvres s’unirent dans une joie
-divine,--oublieuse,--immortelle!
-
-Et ils s’aperçurent, _alors_, qu’ils n’étaient, réellement, qu’_un seul
-être_.
-
-Les heures effleurèrent d’un vol étranger cette extase où se mêlaient,
-pour la première fois, la terre et le ciel.
-
-Tout à coup, le comte d’Athol tressaillit, comme frappé d’une
-réminiscence fatale.
-
---Ah! maintenant, je me rappelle!... dit-il. Qu’ai-je donc?--Mais tu es
-morte!
-
-A l’instant même, à cette parole, la mystique veilleuse de l’iconostase
-s’éteignit. Le pâle petit jour du matin,--d’un matin banal, grisâtre
-et pluvieux,--filtra dans la chambre par les interstices des rideaux.
-Les bougies blêmirent et s’éteignirent, laissant fumer âcrement leurs
-mèches rouges; le feu disparut sous une couche de cendres tièdes; les
-fleurs se fanèrent et se desséchèrent en quelques moments; le balancier
-de la pendule reprit graduellement son immobilité. La _certitude_ de
-tous les objets s’envola subitement. L’opale, morte, ne brillait plus;
-les taches de sang s’étaient fanées aussi, sur la batiste, auprès
-d’elle; et s’effaçant entre les bras désespérés qui voulaient en vain
-l’étreindre encore, l’ardente et blanche vision rentra dans l’air et
-s’y perdit. Un faible soupir d’adieu, distinct, lointain, parvint
-jusqu’à l’âme de Roger. Le comte se dressa; il venait de s’apercevoir
-qu’il était seul. Son rêve venait de se dissoudre d’un seul coup; il
-avait brisé le magnétique fil de sa trame radieuse avec une seule
-parole. L’atmosphère était, maintenant, celle des défunts.
-
-Comme ces larmes de verre, agrégées illogiquement, et cependant si
-solides qu’un coup de maillet sur leur partie épaisse ne les briserait
-pas, mais qui tombent en une subite et impalpable poussière si l’on en
-casse l’extrémité plus fine que la pointe d’une aiguille, tout s’était
-évanoui.
-
---Oh! murmura-t-il, c’est donc fini!--Perdue!... Toute seule!--Quelle
-est la route, maintenant, pour parvenir jusqu’à toi? Indique-moi le
-chemin qui peut me conduire vers toi!...
-
-Soudain, comme une réponse, un objet brillant tomba du lit nuptial, sur
-la noire fourrure, avec un bruit métallique: un rayon de l’affreux jour
-terrestre l’éclaira!... L’abandonné se baissa, le saisit, et un sourire
-sublime illumina son visage en reconnaissant cet objet: c’était la clef
-du tombeau.
-
-
- (Des _Contes Cruels_, édition Calmann Lévy).
-
-
-
-
-Vox populi
-
- _A Monsieur Leconte de Lisle_
-
- «Le soldat prussien fait son
- café dans une lanterne sourde.»
-
- LE SERGENT HOFF.
-
-
-Grande revue aux Champs-Élysées, ce jour-là!
-
-Voici douze ans de subis depuis cette vision.--Un soleil d’été brisait
-ses longues flèches d’or sur les toits et les dômes de la vieille
-capitale. Des myriades de vitres se renvoyaient des éblouissements: le
-peuple, baigné d’une poudreuse lumière, encombrait les rues pour voir
-l’armée.
-
-Assis, devant la grille du parvis Notre-Dame, sur un haut pliant de
-bois,--et les genoux croisés en de noirs haillons,--le centenaire
-Mendiant, doyen de la Misère de Paris,--face de deuil au teint de
-cendre, peau sillonnée de rides couleur de terre,--mains jointes sous
-l’écriteau qui consacrait légalement sa cécité, offrait son aspect
-d’ombre au _Te Deum_ de la fête environnante.
-
-Tout ce monde, n’était-ce pas son prochain? Les passants en joie,
-n’étaient-ce pas ses frères? A coup sûr, Espèce humaine! D’ailleurs,
-cet hôte du souverain portail n’était pas dénué de tout bien: l’État
-lui avait reconnu le droit d’être aveugle.
-
-Propriétaire de ce titre et de la respectabilité inhérente à ce lieu
-des aumônes sûres qu’officiellement il occupait, possédant enfin
-qualité d’électeur, c’était notre égal,--à la Lumière près.
-
-Et cet homme, sorte d’attardé chez les vivants, articulait, de temps à
-autre, une plainte monotone,--syllabisation évidente du profond soupir
-de toute sa vie:
-
---«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»
-
-
-Autour de lui, sous les puissantes vibrations tombées du
-beffroi,--_dehors_, là-bas, au delà du mur de ses yeux,--des
-piétinements de cavalerie, et, par éclats, des sonneries aux champs,
-des acclamations mêlées aux salves des Invalides, aux cris fiers des
-commandements, des bruissements d’acier, des tonnerres de tambours
-scandant des défilés interminables d’infanterie, toute une rumeur
-de gloire lui arrivait! Son ouïe suraiguë percevait jusqu’à des
-flottements d’étendards aux lourdes franges frôlant des cuirasses.
-Dans l’entendement du vieux captif de l’obscurité mille éclairs de
-sensations, pressenties et indistinctes, s’évoquaient! Une divination
-l’avertissait de ce qui enfiévrait les cœurs et les pensées dans la
-Ville.
-
-Et le peuple, fasciné, comme toujours, par le prestige qui sort, pour
-lui, des coups d’audace et de fortune, proférait, en clameur, ce vœu du
-moment:
-
---«Vive l’Empereur!»
-
-Mais, entre les accalmies de toute cette triomphale tempête, une voix
-perdue s’élevait du côté de la grille mystique. Le vieux homme, la
-nuque renversée contre le pilori de ses barreaux, roulant ses prunelles
-mortes vers le ciel, oublié de ce peuple dont il semblait, seul,
-exprimer le vœu véritable, le vœu caché sous les hurrahs, le vœu secret
-et personnel, psalmodiait, augural intercesseur, sa phrase maintenant
-mystérieuse:
-
---«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»
-
-
-Grande revue aux Champs-Élysées, ce jour-là!
-
-Voici _dix_ ans d’envolés depuis le soleil de cette fête! Mêmes bruits,
-mêmes voix, même fumée! Une sourdine, toutefois, tempérait alors le
-tumulte de l’allégresse publique. Une ombre aggravait les regards. Les
-salves convenues de la plate-forme du Prytanée se compliquaient, cette
-fois, du grondement éloigné des batteries de nos forts. Et, tendant
-l’oreille, le peuple cherchait à discerner déjà, dans l’écho, la
-réponse des pièces ennemies qui s’approchaient.
-
-Le gouverneur passait, adressant à tous maints sourires et guidé par
-l’amble-trotteur de son fin cheval. Le peuple, rassuré par cette
-confiance que lui inspire toujours une tenue irréprochable, alternait
-de chants patriotiques les applaudissements tout militaires dont il
-honorait la présence de ce soldat.
-
-Mais les syllabes de l’ancien vivat furieux s’étaient modifiées: le
-peuple, éperdu, proférait ce vœu du moment:
-
---«Vive la République!»
-
-Et, là-bas, du côté du seuil sublime, on distinguait toujours la
-voix solitaire de Lazare. Le Diseur de l’arrière-pensée populaire ne
-modifiait pas, lui, la rigidité de sa fixe plainte.
-
-Ame sincère de la fête, levant au ciel ses yeux éteints, il s’écriait,
-entre des silences, et avec l’accent d’une constatation:
-
---«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»
-
-
-Grande revue aux Champs-Élysées, ce jour-là!
-
-Voici _neuf_ ans de supportés depuis ce soleil trouble!
-
-Oh! mêmes rumeurs! mêmes fracas d’armes! mêmes hennissements! Plus
-assourdis encore, toutefois, que l’année précédente: criards, pourtant.
-
---«Vive la Commune!» clamait le peuple, au vent qui passe.
-
-Et la voix du séculaire Élu de l’Infortune redisait, toujours, là-bas,
-au seuil sacré, son refrain rectificateur de l’unique pensée de ce
-peuple. Hochant la tête vers le ciel, il gémissait dans l’ombre:
-
---«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»
-
-Et, deux lunes plus lard, alors qu’aux dernières vibrations du tocsin,
-le Généralissime des forces régulières de l’État passait en revue ses
-deux cent mille fusils, hélas! encore fumants de la triste guerre
-civile, le peuple, terrifié, criait, en regardant brûler, au loin, les
-édifices:
-
---«Vive le Maréchal!»
-
-Là-bas, du côté de la salubre enceinte, l’immuable Voix, la voix du
-vétéran de l’humaine Misère, répétait sa machinalement douloureuse et
-impitoyable obsécration:
-
---«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»
-
-
-Et, depuis, d’année en année, de revues en revues, de vociférations en
-vociférations, quel que fût le nom jeté aux hasards de l’espace par le
-peuple en ses _vivats_, ceux qui écoutent, attentivement, les bruits
-de la terre, ont toujours distingué, au plus fort des révolutionnaires
-clameurs et des fêtes belliqueuses qui s’ensuivent, la Voix lointaine,
-la Voix _vraie_, l’intime Voix du symbolique Mendiant terrible!--du
-Veilleur de nuit criant l’heure exacte du Peuple,--de l’incorruptible
-factionnaire de la conscience des citoyens, de celui qui restitue
-intégralement la prière occulte de la Foule et en résume le soupir.
-
-Pontife inflexible de la Fraternité, ce Titulaire autorisé de la cécité
-physique n’a jamais cessé d’implorer, en médiateur inconscient, la
-charité divine, pour ses frères de l’intelligence.
-
-Et, lorsque enivré de fanfares, de cloches et d’artillerie, le
-Peuple, troublé par ces vacarmes flatteurs, essaye en vain de se
-masquer à lui-même son vœu véritable, sous n’importe quelles syllabes
-mensongèrement enthousiastes, le Mendiant, lui, la face au Ciel, les
-bras levés, à tâtons, dans ses grandes ténèbres, se dresse au seuil
-éternel de l’Église,--et, d’une voix de plus en plus lamentable,
-mais qui semble porter au delà des étoiles, continue de crier sa
-rectification de prophète:
-
---«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»
-
-
- (Des _Contes Cruels_, édition Calmann Lévy).
-
-
-
-
-Duke of Portland
-
- _A Monsieur Henry La Luberne._
-
- Gentlemen, you are welcome to Elsinore.
-
- SHAKESPEARE, _Hamlet_.
-
- Attends-moi là: je ne manquerai
- pas, certes, de te rejoindre DANS CE
- CREUX VALLON.
-
- L’ÉVÊQUE HALL.
-
-
-Sur la fin de ces dernières années, à son retour du Levant, Richard,
-duc de Portland, le jeune lord jadis célèbre dans toute l’Angleterre
-pour ses fêtes de nuit, ses victorieux pur-sang, sa science de boxeur,
-ses chasses au renard, ses châteaux, sa fabuleuse fortune, ses
-aventureux voyages et ses amours,--avait disparu brusquement.
-
-Une seule fois, un soir, on avait vu son séculaire carrosse doré
-traverser, stores baissés, au triple galop et entouré de cavaliers
-portant des flambeaux, Hyde-Park.
-
-Puis,--réclusion aussi soudaine qu’étrange,--le duc s’était retiré dans
-son familial manoir; il s’était fait l’habitant solitaire de ce massif
-manoir à créneaux, construit en de vieux âges, au milieu de sombres
-jardins et de pelouses boisées, sur le cap de Portland.
-
-Là, pour tout voisinage, un feu rouge, qui éclaire à toute heure,
-à travers la brume, les lourds steamers tanguant au large et
-entrecroisant leurs lignes de fumée sur l’horizon.
-
-Une sorte de sentier, en pente vers la mer, une sinueuse allée, creusée
-entre des étendues de roches et bordée, tout au long, de pins sauvages,
-ouvre, en bas, ses lourdes grilles dorées sur le sable même de la
-plage, immergé aux heures du reflux.
-
-Sous le règne de Henri VI, des légendes se dégagèrent de ce
-château-fort, dont l’intérieur, au jour des vitraux, resplendit de
-richesses féodales.
-
-Sur la plate-forme qui en relie les sept tours veillent encore, entre
-chaque embrasure, ici, un groupe d’archers, là, quelque chevalier
-de pierre, sculptés, au temps des croisades, dans des attitudes de
-combat[1].
-
- [1] Le château de Northumberland répond beaucoup mieux à
- cette description que celui de Portland.--Est-il nécessaire
- d’ajouter que, si le fond et la plupart des détails de cette
- histoire sont authentiques, l’auteur a dû modifier un peu le
- _personnage_ même du duc de Portland,--puisqu’il écrit cette
- histoire _telle qu’elle aurait dû se passer_?
-
-La nuit, ces statues,--dont les figures maintenant effacées par les
-lourdes pluies d’orage et les frimas de plusieurs centaines d’hivers,
-sont d’expressions maintes fois changées par les retouches de la
-foudre,--offrent un aspect vague qui se prête aux plus superstitieuses
-visions. Et lorsque, soulevés en masses multiformes par une tempête,
-les flots se ruent, dans l’obscurité, contre le promontoire de
-Portland, l’imagination du passant perdu qui se hâte sur les
-grèves,--aidée, surtout, des flammes versées par la lune à ces ombres
-granitiques,--peut songer, en face de ce castel, à quelque éternel
-assaut soutenu par une héroïque garnison d’hommes d’armes fantômes
-contre une légion de mauvais esprits.
-
-Que signifiait cet isolement de l’insoucieux seigneur anglais?
-Subissait-il quelque attaque de spleen?--Lui, ce cœur si natalement
-joyeux! Impossible!...--Quelque mystique influence apportée de son
-voyage en Orient?--Peut-être.--L’on s’était inquiété, à la cour, de
-cette disparition. Un message de Westminster avait été adressé, par la
-Reine, au lord invisible.
-
-
-Accoudée auprès d’un candélabre, la reine Victoria s’était attardée,
-ce soir-là, en audience extraordinaire. A côté d’elle, sur un tabouret
-d’ivoire, était assise une jeune liseuse, miss Héléna H***.
-
-Une réponse, scellée de noir, arriva de la part de lord Portland.
-
-L’enfant, ayant ouvert le pli ducal, parcourut de ses yeux bleus,
-souriantes lueurs de ciel, le peu de lignes qu’il contenait. Tout
-à coup, sans une parole, elle le présenta, paupières fermées, à Sa
-Majesté.
-
-La reine lut donc, elle-même, en silence.
-
-Aux premiers mots, son visage, d’habitude impassible, parut
-s’empreindre d’un grand étonnement triste. Elle tressaillit même: puis,
-muette, approcha le papier des bougies allumées.--Laissant tomber
-ensuite, sur les dalles, la lettre qui se consumait:
-
---Mylords, dit-elle à ceux des pairs qui se trouvaient présents à
-quelques pas, vous ne reverrez plus notre cher duc de Portland. Il ne
-doit plus siéger au Parlement. Nous l’en dispensons, par un privilège
-nécessaire. Que son secret soit gardé! Ne vous inquiétez plus de sa
-personne et que nul de ses hôtes ne cherche jamais à lui adresser la
-parole.
-
-Puis congédiant, d’un geste, le vieux courrier du château:
-
---Vous direz au duc de Portland ce que vous venez de voir et
-d’entendre, ajouta-t-elle après un coup d’œil sur les cendres noires de
-la lettre.
-
-Sur ces paroles mystérieuses, Sa Majesté s’était levée pour se retirer
-en ses appartements. Toutefois, à la vue de sa liseuse demeurée
-immobile et comme endormie, la joue appuyée sur son jeune bras blanc
-posé sur les moires pourpres de la table, la reine, surprise encore,
-murmura doucement:
-
---On me suit, Héléna?
-
-La jeune fille, persistant dans son attitude, on s’empressa auprès
-d’elle.
-
-Sans qu’aucune pâleur eût décelé son émotion,--un lys, comment
-pâlir?--elle s’était évanouie.
-
-
-Une année après les paroles prononcées par Sa Majesté,--pendant une
-orageuse nuit d’automne, les navires de passage à quelques lieues du
-cap de Portland virent le manoir illuminé.
-
-Oh! ce n’était pas la première des fêtes nocturnes offertes, à chaque
-saison, par le lord _absent_!
-
-Et l’on en parlait, car leur sombre excentricité touchait au
-fantastique, le duc n’y assistant pas.
-
-Ce n’était pas dans les appartements du château que ces fêtes étaient
-données. Personne n’y entrait plus; lord Richard, qui habitait,
-solitairement, le donjon même, paraissait les avoir oubliés.
-
-Dès son retour, il avait fait recouvrir, par d’immenses glaces de
-Venise, les murailles et les voûtes des vastes souterrains de cette
-demeure. Le sol en était maintenant dallé de marbres et d’éclatantes
-mosaïques.--Des tentures de haute lice, entr’ouvertes sur des torsades,
-séparaient, seules, une enfilade de salles merveilleuses où, sous
-d’étincelants balustres d’or tout en lumières, apparaissait une
-installation de meubles orientaux, brodés d’arabesques précieuses,
-au milieu de floraisons tropicales, de jets d’eau de senteur en des
-vasques de porphyre et de belles statues.
-
-Là, sur une amicale invitation du châtelain de Portland, «au regret
-d’être _absent_, toujours,» se rassemblait une foule brillante, toute
-l’élite de la jeune aristocratie de l’Angleterre, des plus séduisantes
-artistes ou des plus belles insoucieuses de la _gentry_.
-
-Lord Richard était représenté par l’un de ses amis d’_autrefois_. Et il
-se commençait alors une nuit princièrement libre.
-
-Seul, à la place d’honneur du festin, le fauteuil du jeune lord restait
-vide et l’écusson ducal qui en surmontait le dossier demeurait
-toujours voilé d’un long crêpe de deuil.
-
-Les regards, bientôt enjoués par l’ivresse ou le plaisir, s’en
-détournaient volontiers vers des présences plus charmantes.
-
-Ainsi, à minuit, s’étouffaient, sous terre, à Portland, dans les
-voluptueuses salles, au milieu des capiteux aromes des exotiques
-fleurs, les éclats de rire, les baisers, le bruit des coupes, des
-chants enivrés et des musiques!
-
-
-Mais, si l’un des convives, à cette heure-là, se fût levé de table
-et, pour respirer l’air de mer, se fût aventuré au dehors, dans
-l’obscurité, sur les grèves, à travers les rafales des désolés vents du
-large, il eût aperçu, peut-être, un spectacle capable de troubler sa
-belle humeur, au moins pour le reste de la nuit.
-
-Souvent, en effet, vers cette heure-là même, dans les détours de
-l’allée qui descendait vers l’Océan, un gentleman, enveloppé d’un
-manteau, le visage recouvert d’un masque d’étoffe noire auquel était
-adaptée une capuce circulaire qui cachait toute la tête, s’acheminait,
-la lueur d’un cigare à la main longuement gantée, vers la plage. Comme
-par une fantasmagorie d’un goût suranné, deux serviteurs aux cheveux
-blancs le précédaient; deux autres le suivaient, à quelques pas,
-élevant de fumeuses torches rouges.
-
-Au-devant d’eux marchait un enfant, aussi en livrée de deuil, et ce
-page agitait, une fois par minute, le court battement d’une cloche pour
-avertir au loin que l’on s’écartât sur le passage du promeneur. Et
-l’aspect de cette petite troupe laissait une impression aussi glaçante
-que le cortège d’un condamné.
-
-Devant cet homme s’ouvrait la grille du rivage; l’escorte le laissait
-seul et il s’avançait alors au bord des flots. Là, comme perdu en
-un pensif désespoir et s’enivrant de la désolation de l’espace, il
-demeurait taciturne, pareil aux spectres de pierre de la plate-forme,
-sous le vent, la pluie et les éclairs, devant le mugissement de
-l’Océan. Après une heure de cette songerie, le morne personnage,
-toujours accompagné des lumières et précédé du glas de la cloche,
-reprenait, vers le donjon, le sentier d’où il était descendu. Et
-souvent, chancelant en chemin, il s’accrochait aux aspérités des roches.
-
-
-Le matin qui avait précédé cette fête d’automne, la jeune lectrice de
-la reine, toujours en grand deuil depuis le premier message, était en
-prières dans l’oratoire de Sa Majesté, lorsqu’un billet, écrit par l’un
-des secrétaires du duc, lui fut remis.
-
-Il ne contenait que ces deux mots, qu’elle lut avec un frémissement:
-«Ce soir.»
-
-C’est pourquoi, vers minuit, l’une des embarcations royales avait
-touché à Portland. Une juvénile forme féminine, en mante sombre, en
-était descendue, seule. La vision, après s’être orientée sur la plage
-crépusculaire, s’était hâtée, en courant vers les torches, du côté du
-tintement apporté par le vent.
-
-Sur le sable, accoudé à une pierre et, de temps à autre, agité d’un
-tressaut mortel, l’homme au masque mystérieux était étendu dans son
-manteau.
-
---O malheureux! s’écria dans un sanglot et en se cachant la face, la
-jeune apparition lorsqu’elle arriva, tête nue, à côté de lui.
-
---Adieu! adieu! répondit-il.
-
-On entendait, au loin, des chants et des rires, venus des souterrains
-de la féodale demeure dont l’illumination ondulait, reflétée, sur les
-flots.
-
---Tu es libre!... ajouta-t-il, en laissant retomber sa tête sur la
-pierre.
-
---Tu es délivré! répondit la blanche advenue en élevant une petite
-croix d’or vers les cieux remplis d’étoiles, devant le regard de celui
-qui ne parlait plus.
-
-Après un grand silence et, comme elle demeurait ainsi devant lui, les
-yeux fermés et immobile, en cette attitude:
-
---Au _revoir_, Héléna! murmura celui-ci dans un profond soupir.
-
-Lorsque après une heure d’attente les serviteurs se rapprochèrent, ils
-aperçurent la jeune fille à genoux sur le sable et priant auprès de
-leur maître.
-
---Le duc de Portland est mort, dit-elle.
-
-Et, s’appuyant à l’épaule de l’un de ces vieillards, elle regagna
-l’embarcation qui l’avait amenée.
-
-Trois jours après, on pouvait lire cette nouvelle dans le _Journal de
-la Cour_:
-
-«--Miss Héléna H***, la fiancée du duc de Portland, convertie à la
-religion orthodoxe, a pris hier le voile aux carmélites de L***.»
-
-
-Quel était donc le secret dont le puissant lord venait de mourir?
-
-
-Un jour dans ses lointains voyages en Orient, s’étant éloigné de sa
-caravane aux environs d’Antioche, le jeune duc, en causant avec les
-guides du pays, entendit parler d’un mendiant dont on s’écartait avec
-horreur et qui vivait, seul, au milieu des ruines.
-
-L’idée le prit de visiter cet homme, car nul n’échappe à son destin.
-
-Or, ce Lazare funèbre était ici-bas le dernier dépositaire de la grande
-lèpre antique, de la Lèpre-sèche et sans remède, du mal inexorable dont
-un Dieu seul pouvait ressusciter, jadis, les Jobs de la légende.
-
-Seul, donc, Portland, malgré les prières de ses guides éperdus, osa
-braver la contagion dans l’espèce de caverne où râlait ce paria de
-l’Humanité.
-
-Là, même, par une forfanterie de grand gentilhomme, intrépide jusqu’à
-la folie, en donnant une poignée de pièces d’or à cet agonisant
-misérable, le pâle seigneur avait tenu _à lui serrer la main_.
-
-A l’instant même un nuage était passé sur ses yeux. Le soir, se sentant
-perdu, il avait quitté la ville et l’intérieur des terres et, dès
-les premières atteintes, avait regagné la mer pour venir tenter une
-guérison dans son manoir, ou y mourir.
-
-Mais, devant les ravages ardents qui se déclarèrent durant la
-traversée, le duc vit bien qu’il ne pouvait conserver d’autre espoir
-qu’en une prompte mort.
-
-C’en était fait! Adieu, jeunesse, éclat du vieux nom, fiancée aimante,
-postérité de la race!--Adieu, forces, joies, fortune incalculable,
-beauté, avenir! Toute espérance s’était engouffrée dans le creux de
-la poignée de main terrible. Le lord avait hérité du mendiant. Une
-seconde de bravade--un mouvement _trop_ noble, plutôt!--avait emporté
-cette existence lumineuse dans le secret d’une mort désespérée...
-
-Ainsi périt le duc Richard de Portland, le dernier lépreux du monde.
-
-
- (Des _Contes Cruels_, édition Calmann Lévy).
-
-
-
-
-Impatience de la foule
-
- _A Monsieur Victor Hugo._
-
- «Passant, va dire à Lacédémone que
- nous sommes ici, morts pour obéir
- à ses saintes lois.»
-
- SIMONIDES.
-
-
-La grande porte de Sparte, au battant ramené contre la muraille comme
-un bouclier d’airain appuyé à la poitrine d’un guerrier, s’ouvrait
-devant le Taygète. La poudreuse pente du mont rougeoyait des feux
-froids d’un couchant aux premiers jours de l’hiver, et l’aride versant
-renvoyait aux remparts de la ville d’Héraklès l’image d’une hécatombe
-sacrifiée au fond d’un soir cruel.
-
-Au-dessus du portail civique, le mur se dressait lourdement. Au sommet
-terrassé se tenait une multitude toute rouge du soir. Les lueurs
-de fer des armures, les peplos, les chars, les pointes des piques,
-étincelaient du sang de l’astre. Seuls, les yeux de cette foule étaient
-sombres; ils envoyaient, fixement, des regards aigus comme des javelots
-vers la cime du mont, d’où quelque grande nouvelle était attendue.
-
-La surveille, les Trois-Cents étaient partis avec le roi. Couronnés
-de fleurs, ils s’en étaient allés au festin de la Patrie. Ceux qui
-devaient souper dans les enfers avaient peigné leurs chevelures pour
-la dernière fois dans le temple de Lycurgue. Puis, levant leurs
-boucliers et les frappant de leurs épées, les jeunes hommes, aux
-applaudissements des femmes, avaient disparu dans l’aurore en chantant
-des vers de Tyrtée. Maintenant, sans doute, les hautes herbes du Défilé
-frôlaient leurs jambes nues, comme si la terre qu’ils allaient défendre
-voulait caresser encore ses enfants avant de les reprendre en son sein
-vénérable.
-
-Le matin, des chocs d’armes, apportés par le vent, et des
-vociférations triomphales, avaient confirmé les rapports des bergers
-éperdus. Les Perses avaient reculé deux fois, dans une immense défaite,
-laissant les dix mille Immortels sans sépulture. La Locride avait vu
-ces victoires! La Thessalie se soulevait. Thèbes, elle-même, s’était
-réveillée devant l’exemple. Athènes avait envoyé ses légions et
-s’armait sous les ordres de Miltiade; sept mille soldats renforçaient
-la phalange laconienne.
-
-Mais voici qu’au milieu des chants de gloire et des prières dans le
-temple de Diane, les cinq Ephores, ayant écouté des messagers survenus,
-s’étaient entre-regardés. Le Sénat avait donné, sur-le-champ, des
-ordres pour la défense de la Ville. De là ces retranchements creusés en
-hâte, car Sparte, par orgueil, ne se fortifiait à l’ordinaire que de
-ses citoyens.
-
-Une ombre avait dissipé toutes les joies. On ne croyait plus au
-discours des pasteurs; les sublimes nouvelles furent oubliées, d’un
-seul coup, comme des fables! Les prêtres avaient frissonné gravement.
-Des bras d’augures, éclairés par la flamme des trépieds, s’étaient
-levés, vouant aux divinités infernales! Des paroles brèves avaient été
-chuchotées, terribles, aussitôt. Et l’on avait fait sortir les vierges,
-car on allait prononcer le nom d’un traître. Et leurs longs vêtements
-avaient passé sur les Ilotes, couchés, ivres de vin noir, en travers
-des degrés des portiques, lorsqu’elles avaient marché sur eux sans les
-apercevoir.
-
-Alors retentit la nouvelle désespérée.
-
-Un passage désert dans la Phocide avait été découvert aux ennemis. Un
-pâtre messénien avait vendu la terre d’Hellas. Ephialtès avait livré à
-Xerxès la mère patrie. Et les cavaleries perses, au front desquelles
-resplendissaient les armures d’or des satrapes, envahissaient déjà
-le sol des dieux, foulaient aux pieds la nourrice des héros! Adieu,
-temples, demeures des aïeux, plaines sacrées! Ils allaient venir,
-avec des chaînes, eux, les efféminés et les pâles, et se choisir des
-esclaves parmi tes filles, Lacédémone!
-
-La consternation s’accrut de l’aspect de la montagne, lorsque les
-citoyens se furent rendus sur la muraille.
-
-Le vent se plaignait dans les rocheuses ravines, entre les sapins qui
-se ployaient et craquaient, confondant leurs branches nues, pareilles
-aux cheveux d’une tête renversée avec horreur. La Gorgone courait
-dans les nuées, dont les voiles semblaient mouler sa face. Et la
-foule, couleur d’incendie, s’entassait dans les embrasures en admirant
-l’âpre désolation de la terre sous la menace du ciel. Cependant, cette
-multitude aux bouches sévères se condamnait au silence à cause des
-vierges. Il ne fallait pas agiter leur sein ni troubler leur sang
-d’impressions accusatrices envers un homme d’Hellas. On songeait aux
-enfants futurs.
-
-L’impatience, l’attente déçue, l’incertitude du désastre,
-alourdissaient l’angoisse. Chacun cherchait à s’aggraver encore
-l’avenir, et la proximité de la destruction semblait imminente.
-
-Certes, les premiers fronts d’armées allaient apparaître, dans le
-crépuscule! Quelques-uns se figuraient voir, dans les cieux et coupant
-l’horizon, le reflet des cavaleries de Xerxès, son char même. Les
-prêtres, tendant l’oreille, discernaient des clameurs venues du nord,
-disaient-ils,--malgré le vent des mers méridionales qui faisait bruire
-leurs manteaux.
-
-Les balistes roulaient, prenant position; on bandait les scorpions
-et les monceaux de dards tombaient auprès des roues. Les jeunes
-filles disposaient des brasiers pour faire bouillir la poix; les
-vétérans, revêtus de leurs armures, supputaient, les bras croisés, le
-nombre d’ennemis qu’ils abattraient avant de tomber; on allait murer
-les portes, car Sparte ne se rendrait pas, même emportée d’assaut;
-on calculait les vivres, on prescrivait aux femmes le suicide, on
-consultait des entrailles abandonnées qui fumaient çà et là.
-
-Comme on devait passer la nuit sur la muraille en cas de surprise
-des Perses, le nommé Nogaklès, le cuisinier des gardiens, sorte de
-magistrat, préparait, sur le rempart même, la nourriture publique.
-Debout contre une vaste cuve, il agitait son lourd pilon de pierre et,
-tout en écrasant distraitement le grain dans le lait salé, il regardait
-lui aussi, d’un air soucieux, la montagne.
-
-On attendait. Déjà d’infâmes suggestions s’élevaient au sujet des
-combattants. Le désespoir de la foule est calomnieux; et les frères
-de ceux-là qui devaient bannir Aristide, Thémistocle et Miltiade,
-n’enduraient pas, sans fureur, leur inquiétude. Mais de très vieilles
-femmes, alors, secouaient la tête, en tressant leurs grandes chevelures
-blanches. Elles étaient sûres de leurs enfants et gardaient la farouche
-tranquillité des louves qui ont sevré.
-
-Une obscurité brusque envahit le ciel; ce n’était pas les ombres de
-la nuit. Un vol immense de corbeaux apparut, surgi des profondeurs
-du sud; cela passa sur Sparte avec des cris de joie terrible; ils
-couvraient l’espace, assombrissant la lumière. Ils allèrent se percher
-sur toutes les branches des bois sacrés qui entouraient le Taygète. Ils
-demeurèrent là, vigilants, immobiles, le bec tourné vers le nord et les
-yeux allumés.
-
-Une clameur de malédiction s’éleva, tonnante, et les poursuivit. Les
-catapultes ronflèrent, envoyant des volées de cailloux dont les chocs
-sonnèrent après mille sifflements et crépitèrent en pénétrant les
-arbres.
-
-Les poings tendus, les bras levés au ciel, on voulut les effrayer. Ils
-demeurèrent impassibles comme si une odeur divine de héros étendus les
-eût fascinés, et ils ne quittèrent point les branches noires, ployantes
-sous leur fardeau.
-
-Les mères frémirent, en silence, devant cette apparition.
-
-Maintenant les vierges s’inquiétaient. On leur avait distribué les
-lames saintes, suspendues, depuis des siècles, dans les temples.--«Pour
-qui ces épées?» demandaient-elles. Et leurs regards, doux encore,
-allaient du miroitement des glaives nus aux yeux plus froids de ceux
-qui les avaient engendrées. On leur souriait par respect,--on les
-laissait dans l’incertitude des victimes, on leur apprendrait, au
-dernier instant, que ces épées étaient pour elles.
-
-Tout à coup, les enfants poussèrent un cri. Leurs yeux avaient
-distingué quelque chose au loin. Là-bas, à la cime déjà bleuie du
-mont désert, un homme, emporté par le vent d’une fuite antérieure,
-descendait vers la Ville.
-
-Tous les regards se fixèrent sur cet homme.
-
-Il venait, tête baissée, le bras étendu sur une sorte de bâton
-rameux,--coupé au hasard de la détresse, sans doute,--et qui soutenait
-sa course vers la porte spartiate.
-
-Déjà, comme il touchait à la zone où le soleil jetait ses derniers
-rayons sur le centre de la montagne, on distinguait son grand manteau
-enroulé autour de son corps; l’homme était tombé en route, car son
-manteau était tout souillé de fange, ainsi que son bâton. Ce ne pouvait
-être un soldat: il n’avait pas de bouclier.
-
-Un morne silence accueillit cette vision.
-
-De quel lieu d’horreur s’enfuyait-il ainsi?--Mauvais présage!
-
---Cette course n’était pas digne d’un homme. Que voulait-il?
-
---Un abri?... On le poursuivait donc?--L’ennemi, sans
-doute?--Déjà!--déjà!...
-
-Au moment où l’oblique lumière de l’astre mourant l’atteignit des pieds
-à la tête, on aperçut les cnémides.
-
-Un vent de fureur et de honte bouleversa les pensées. On oublia la
-présence des vierges, qui devinrent sinistres et plus blanches que de
-véritables lis.
-
-Un nom, vomi par l’épouvante et la stupeur générales, retentit. C’était
-un Spartiate! un des Trois-Cents! On le reconnaissait.--Lui! c’était
-lui! Un soldat de la ville avait jeté son bouclier! On fuyait! Et
-les autres? Avaient-ils lâché pied, eux aussi, les intrépides?--Et
-l’anxiété crispait les faces.--La vue de cet homme équivalait à la vue
-de la défaite. Ah! pourquoi se voiler plus longtemps le vaste malheur!
-Ils avaient fui! Tous!... Ils le suivaient! Ils allaient apparaître
-d’un instant à l’autre!... Poursuivis par les cavaliers perses!--Et,
-mettant la main sur ses yeux, le cuisinier s’écria qu’il les apercevait
-dans la brume!...
-
-Un cri domina toutes les rumeurs. Il venait d’être poussé par un
-vieillard et une grande femme. Tous deux, cachant leurs visages
-interdits, avaient prononcé ces paroles horribles: «Mon fils!»
-
-Alors, un ouragan de clameurs s’éleva. Les poings se tendirent vers le
-fuyard.
-
---Tu te trompes. Ce n’est pas ici le champ de bataille.
-
---Ne cours pas si vite. Ménage-toi.
-
---Les Perses achètent-ils bien les boucliers et les épées?
-
---Ephialtès est riche.
-
---Prends garde à ta droite! Les os de Pélops, d’Héraklès et de Pollux
-sont sous tes pieds.--Imprécations! Tu vas réveiller les mânes de
-l’Aïeul,--mais il sera fier de toi.
-
---Mercure t’a prêté les ailes de ses talons! Par le Styx, tu gagneras
-le prix, aux Olympiades!
-
-Le soldat semblait ne pas entendre et courait toujours vers la Ville.
-
-Et, comme il ne répondait ni ne s’arrêtait, cela exaspéra. Les injures
-devinrent effroyables. Les jeunes filles regardaient avec stupeur.
-
-Et les prêtres:
-
---Lâche! Tu es souillé de boue! Tu n’as pas embrassé la terre natale:
-tu l’as mordue!
-
---Il vient vers la porte!--Ah! par les dieux infernaux!--Tu n’entreras
-pas!
-
-Des milliers de bras s’élevèrent.
-
---Arrière! C’est le barathre qui t’attend!--ou plutôt...--Arrière! Nous
-ne voulons pas de ton sang dans nos gouffres!
-
---Au combat! Retourne!
-
---Crains les ombres des héros, autour de toi.
-
---Les Perses te donneront des couronnes! Et des lyres! Va distraire
-leurs festins, esclave!
-
-A cette parole, on vit les jeunes filles de Lacédémone incliner le
-front sur leurs poitrines, et, serrant dans leurs bras les épées
-portées par les rois libres dans les âges reculés, elles versèrent des
-larmes en silence.
-
-Elles enrichissaient, de ces pleurs héroïques, la rude poignée des
-glaives. Elles comprenaient et se vouaient à la mort, pour la patrie.
-
-Soudain, l’une d’entre elles s’approcha, svelte et pâle, du rempart: on
-s’écarta pour lui livrer passage. C’était celle qui devait être un jour
-l’épouse du fuyard.
-
---Ne regarde pas, Siméïs!... lui crièrent ses compagnes.
-
-Mais elle considéra cet homme et, ramassant une pierre, elle la lança
-contre lui.
-
-La pierre atteignit le malheureux: il leva les yeux et s’arrêta. Et
-alors un frémissement parut l’agiter. Sa tête, un moment relevée,
-retomba sur sa poitrine.
-
-Il parut songer. A quoi donc?
-
-Les enfants le contemplaient; les mères leur parlaient bas, en
-l’indiquant.
-
-L’énorme et belliqueux cuisinier interrompit son labeur et quitta
-son pilon. Une sorte de colère sacrée lui fit oublier ses devoirs.
-Il s’éloigna de la cuve et vint se pencher sur une embrasure de la
-muraille. Puis, rassemblant toutes ses forces et gonflant ses joues,
-le vétéran cracha vers le transfuge. Et le vent qui passait emporta,
-complice de cette sainte indignation, l’infâme écume sur le front du
-misérable.
-
-Une acclamation retentit, approbatrice de cette énergique marque de
-courroux.
-
-On était vengé.
-
-Pensif, appuyé sur son bâton, le soldat regardait fixement l’entrée
-ouverte de la Ville.
-
-Sur le signe d’un chef, la lourde porte roula entre lui et l’intérieur
-des murailles et vint s’enchâsser entre les deux montants de granit.
-
-Alors, devant cette porte fermée qui le proscrivait pour toujours, le
-fuyard tomba en arrière, tout droit, étendu sur la montagne.
-
-A l’instant même, avec le crépuscule et le pâlissement du soleil, les
-corbeaux, eux, se précipitèrent sur cet homme; ils furent applaudis,
-cette fois, et leur voile meurtrier le déroba subitement aux outrages
-de la foule humaine.
-
-Puis vint la rosée du soir qui détrempa la poussière autour de lui.
-
-A l’aube, il ne resta de l’homme que les os dispersés.
-
-Ainsi mourut, l’âme éperdue de cette seule gloire que jalousent les
-dieux et fermant pieusement les paupières pour que l’aspect de la
-réalité ne troublât d’aucune vaine tristesse la conception sublime
-qu’il gardait de la Patrie, ainsi mourut, sans parole, serrant dans sa
-main la palme funèbre et triomphale et à peine isolé de la boue natale
-par la pourpre de son sang, l’auguste guerrier élu messager de la
-Victoire par les Trois-Cents, pour ses mortelles blessures, alors que,
-jetant aux torrents des Thermopyles son bouclier et son épée, ils le
-poussèrent vers Sparte, hors du Défilé, le persuadant que ses dernières
-forces devaient être utilisées en vue du salut de la République;--ainsi
-disparut dans la mort, acclamé ou non de ceux pour lesquels il
-périssait, l’ENVOYÉ DE LÉONIDAS.
-
-
- (Des _Contes Cruels_, édition Calmann Lévy).
-
-
-
-
-L’Intersigne
-
- _A Monsieur l’abbé Victor de Villiers de L’Isle-Adam._
-
- «Attende, homo, quid fuisti ante ortum et quod eris usque ad
- occasum. Profectó fuit quod non eras. Posteà, de vili materia
- factus, in utero matris de sanguine menstruali nutritus,
- tunica tua fuit pellis secundina. Deinde, in vilissimo panno
- involutus, progressus es ad nos,--sic indutus et ornatus! Et
- non memor es quæ sit origo tua. Nihil est aliud homo quam
- sperma fœtidum, saccus stercorum, cibus vermium. Scientia,
- sapientia, ratio, sine Deo sicut nubes transeunt.»
-
- Post hominem vermis: post vermem fœtor et horror;
- Sic, in non hominem, vertitur omnis homo.
-
- «Cur carnem tuam adornas et impinguas, quam, post paucos dies,
- vermes devoraturi sunt in sepulchro, animam, vero, tuam non
- adornas,--quæ Deo et Angelis ejus præsentenda est in Cœlis!»
-
- SAINT-BERNARD, _Méditations_, t. II.--Bollandistes.
- _Préparation au Jugement dernier_.
-
-
-Un soir d’hiver qu’entre gens de pensée, nous prenions le thé, autour
-d’un bon feu, chez l’un de nos amis, le baron Xavier de la V*** (un
-pâle jeune homme que d’assez longues fatigues militaires, subies, très
-jeune encore, en Afrique, avaient rendu d’une débilité de tempérament
-et d’une sauvagerie de mœurs peu communes), la conversation tomba
-sur un sujet des plus sombres: il était question de la _nature_ de
-ces coïncidences extraordinaires, stupéfiantes, mystérieuses, qui
-surviennent dans l’existence de quelques personnes.
-
---Voici une histoire, nous dit-il, que je n’accompagnerai d’aucun
-commentaire. Elle est véridique. Peut-être la trouverez-vous
-impressionnante.
-
-Nous allumâmes des cigarettes et nous écoutâmes le récit suivant:
-
---En 1876, au solstice de l’automne, vers ce temps où le nombre,
-toujours croissant, des inhumations accomplies à la légère,--beaucoup
-trop précipitées enfin,--commençait à révolter la Bourgeoisie
-parisienne et à la plonger dans les alarmes, un certain soir, sur les
-huit heures, à l’issue d’une séance de spiritisme des plus curieuses,
-je me sentis, en rentrant chez moi, sous l’influence de ce spleen
-héréditaire dont la noire obsession déjoue et réduit à néant les
-efforts de la Faculté.
-
-C’est en vain qu’à l’instigation doctorale j’ai dû, maintes fois,
-m’enivrer du breuvage d’Avicenne[2]; en vain me suis-je assimilé,
-sous toutes formules, des quintaux de fer et, foulant aux pieds tous
-les plaisirs, ai-je fait descendre, nouveau Robert d’Arbrissel,
-le vif-argent de mes ardentes passions jusqu’à la température des
-Samoyèdes, rien n’a prévalu!--Allons. Il paraît, décidément, que je
-suis un personnage taciturne et morose! Mais il faut aussi que, sous
-une apparence nerveuse, je sois, comme on dit, bâti à chaux et à
-sable, pour me trouver encore à même, après tant de soins, de pouvoir
-contempler les étoiles.
-
- [2] Le séné (Avicéné): (_Hist._).
-
-Ce soir-là donc, une fois dans ma chambre, en allumant un cigare aux
-bougies de la glace, je m’aperçus que j’étais mortellement pâle! et
-je m’ensevelis dans un ample fauteuil, vieux meuble en velours grenat
-capitonné où le vol des heures, sur mes longues songeries, me semble
-moins lourd. L’accès de spleen devenait pénible jusqu’au malaise,
-jusqu’à l’accablement! Et, jugeant impossible d’en secouer les ombres
-par aucune distraction mondaine,--surtout au milieu des horribles
-soucis de la capitale,--je résolus, par essai, de m’éloigner de Paris,
-d’aller prendre un peu de nature au loin, de me livrer à de vifs
-exercices, à quelques salubres parties de chasse, par exemple, pour
-tenter de diversifier.
-
-A peine cette pensée me fut-elle venue, _à l’instant même_ où je me
-décidai pour cette ligne de conduite, le nom d’un vieil ami, oublié
-depuis des années, l’abbé Maucombe, me passa dans l’esprit.
-
---L’abbé Maucombe!... dis-je, à voix basse.
-
-Ma dernière entrevue avec le savant prêtre datait du moment de son
-départ pour un long pèlerinage en Palestine. La nouvelle de son retour
-m’était parvenue autrefois. Il habitait l’humble presbytère d’un petit
-village en basse Bretagne.
-
-Maucombe devait y disposer d’une chambre quelconque, d’un réduit?--Sans
-doute, il avait amassé, dans ses voyages, quelques anciens volumes?
-des curiosités du Liban? Les étangs, auprès des manoirs voisins,
-recélaient, à le parier, du canard sauvage?... Quoi de plus
-opportun!... Et, si je voulais jouir, avant les premiers froids, de la
-dernière quinzaine du féerique mois d’octobre dans les rochers rougis,
-si je tenais à voir encore resplendir les longs soirs d’automne sur les
-hauteurs boisées, je devais me hâter!
-
-La pendule sonna neuf heures.
-
-Je me levai; je secouai la cendre de mon cigare. Puis, en homme de
-décision, je mis mon chapeau, ma houppelande et mes gants; je pris ma
-valise et mon fusil: je soufflai les bougies et je sortis--en fermant
-sournoisement et à triple tour la vieille serrure à secret qui fait
-l’orgueil de ma porte.
-
-Trois quarts d’heure après, le convoi de la ligne de Bretagne
-m’emportait vers le petit village de Saint-Maur, desservi par l’abbé
-Maucombe; j’avais même trouvé le temps, à la gare, d’expédier une
-lettre crayonnée à la hâte, en laquelle je prévenais mon père de mon
-départ.
-
-Le lendemain matin, j’étais à R***, d’où Saint-Maur n’est distant que
-de deux lieues, environ.
-
-Désireux de conquérir une bonne nuit (afin de pouvoir prendre mon fusil
-dès le lendemain, au point du jour), et toute sieste d’après déjeuner
-me semblant capable d’empiéter sur la perfection de mon sommeil, je
-consacrai ma journée, pour me tenir éveillé malgré la fatigue, à
-plusieurs visites chez d’anciens compagnons d’études.--Vers cinq heures
-du soir, ces devoirs remplis, je fis seller, au Soleil-d’Or, où j’étais
-descendu, et, aux lueurs du couchant, je me trouvai en face d’un hameau.
-
-Chemin faisant, je m’étais remémoré le prêtre chez lequel j’avais
-dessein de m’arrêter pendant quelques jours. Le laps de temps qui
-s’était écoulé depuis notre dernière rencontre, les excursions, les
-événements intermédiaires et les habitudes d’isolement devaient avoir
-modifié son caractère et sa personne. J’allais le retrouver grisonnant.
-Mais je connaissais la conversation fortifiante du docte recteur,--et
-je me faisais une espérance de songer aux veillées que nous allions
-passer ensemble.
-
---L’abbé Maucombe! ne cessais-je de me répéter tout bas,--excellente
-idée!
-
-En interrogeant sur sa demeure les vieilles gens qui paissaient les
-bestiaux le long des fossés, je dus me convaincre que le curé,--en
-parfait confesseur d’un Dieu de miséricorde,--s’était profondément
-acquis l’affection de ses ouailles et, lorsqu’on m’eut bien indiqué le
-chemin du presbytère assez éloigné du pâté de masures et de chaumines
-qui constitue le village de Saint-Maur, je me dirigeai de ce côté.
-
-J’arrivai.
-
-L’aspect champêtre de cette maison, les croisées et leurs jalousies
-vertes, les trois marches de grès, les lierres, les clématites et
-les roses-thé qui s’enchevêtraient sur les murs jusqu’au toit,
-d’où s’échappait, d’un tuyau à girouette, un petit nuage de fumée,
-m’inspirèrent des idées de recueillement, de santé et de paix profonde.
-Les arbres d’un verger voisin montraient, à travers un treillis
-d’enclos, leurs feuilles rouillées par l’énervante saison. Les deux
-fenêtres de l’unique étage brillaient des feux de l’Occident; une niche
-où se tenait l’image d’un bienheureux était creusée entre elles. Je
-mis pied à terre, silencieusement: j’attachai le cheval au volet et
-je levai le marteau de la porte, en jetant un coup d’œil de voyageur à
-l’horizon, derrière moi.
-
-Mais l’horizon brillait tellement sur les forêts de chênes lointains
-et de pins sauvages, où les derniers oiseaux s’envolaient dans le
-soir; les eaux d’un étang couvert de roseaux, dans l’éloignement,
-réfléchissaient si solennellement le ciel; la nature était si belle, au
-milieu de ces airs calmés, dans cette campagne déserte, à ce moment où
-tombe le silence, que je restai--sans quitter le marteau suspendu,--que
-je restai muet.
-
-O toi, pensai-je, qui n’as point l’asile de tes rêves, et pour qui
-la terre de Chanaan, avec ses palmiers et ses eaux vives, n’apparaît
-pas, au milieu des aurores, après avoir tant marché sous de dures
-étoiles, voyageur si joyeux au départ et maintenant assombri,--cœur
-fait pour d’autres exils que ceux dont tu partages l’amertume avec des
-frères mauvais,--regarde! Ici l’on peut s’asseoir sur la pierre de la
-mélancolie!--Ici les rêves morts ressuscitent, devançant les moments de
-la tombe! Si tu veux avoir le véritable désir de mourir, approche: ici
-la vue du ciel exalte jusqu’à l’oubli.
-
-J’étais dans cet état de lassitude, où les nerfs sensibilisés
-vibrent aux moindres excitations. Une feuille tomba près de moi; son
-bruissement furtif me fit tressaillir. Et le magique horizon de cette
-contrée entra dans mes yeux! Je m’assis devant la porte, solitaire.
-
-Après quelques instants, comme le soir commençait à fraîchir, je revins
-au sentiment de la réalité. Je me levai très vite et je repris le
-marteau de la porte en regardant la maison riante.
-
-Mais, à peine eus-je de nouveau jeté sur elle un regard distrait, que
-je fus forcé de m’arrêter encore, me demandant, cette fois, si je
-n’étais pas le jouet d’une hallucination.
-
-Était-ce bien la maison que j’avais vue tout à l’heure? Quelle
-ancienneté me dénonçaient, _maintenant_, les longues lézardes, entre
-les feuilles pâles?--Cette bâtisse avait un air étranger; les carreaux
-illuminés par les rayons d’agonie du soir brûlaient d’une lueur
-intense; le portail hospitalier m’invitait avec ses trois marches:
-mais, en concentrant mon attention sur ces dalles grises, je vis
-qu’elles venaient d’être polies, que des traces de lettres creusées
-y restaient encore, et je vis bien qu’elles provenaient du cimetière
-voisin,--dont les croix noires m’apparaissaient, à présent, de côté,
-à une centaine de pas. Et la maison me sembla changée à donner le
-frisson, et les échos du lugubre coup du marteau que je laissai
-retomber, dans mon saisissement, retentirent, dans l’intérieur de cette
-demeure, comme les vibrations d’un glas.
-
-Ces sortes de _vues_, étant plutôt morales que physiques, s’effacent
-avec rapidité. Oui, j’étais, à n’en pas douter une seconde, la victime
-de cet abattement intellectuel que j’ai signalé. Très empressé de voir
-un visage qui m’aidât, par son humanité, à en dissiper le souvenir, je
-poussai le loquet sans attendre davantage.--J’entrai.
-
-La porte, mue par un poids d’horloge, se referma d’elle-même, derrière
-moi.
-
-Je me trouvai dans un long corridor à l’extrémité duquel Nanon, la
-gouvernante, vieille et réjouie, descendait l’escalier, une chandelle à
-la main.
-
---Monsieur Xavier!... s’écria-t-elle, toute joyeuse en me reconnaissant.
-
---Bonsoir, ma bonne Nanon! lui répondis-je, en lui confiant, à la hâte,
-ma valise et mon fusil.
-
-(J’avais oublié ma houppelande dans ma chambre, au Soleil-d’Or).
-
-Je montai. Une minute après, je serrai dans mes bras mon vieil ami.
-
-L’affectueuse émotion des premières paroles et le sentiment de la
-mélancolie du passé nous oppressèrent quelque temps, l’abbé et
-moi.--Nanon vint nous apporter la lampe et nous annoncer le souper.
-
---Mon cher Maucombe, lui dis-je en passant mon bras sous le sien
-pour descendre, c’est une chose de toute éternité que l’amitié
-intellectuelle, et je vois que nous partageons ce sentiment.
-
---Il est des esprits chrétiens d’une parenté divine très rapprochée, me
-répondit-il.--Oui.--Le monde a des croyances moins «raisonnables» pour
-lesquelles des partisans se trouvent qui sacrifient leur sang, leur
-bonheur, leur devoir. Ce sont des fanatiques! acheva-t-il en souriant.
-Choisissons, pour foi, la plus utile, puisque nous sommes libres et que
-nous devenons notre croyance.
-
---Le fait est, lui répondis-je, qu’il est déjà très mystérieux que deux
-et deux fassent quatre.
-
-Nous passâmes dans la salle à manger. Pendant le repas, l’abbé, m’ayant
-doucement reproché l’oubli où je l’avais tenu si longtemps, me mit au
-courant de l’esprit du village.
-
-Il me parla du pays, me raconta deux ou trois anecdotes touchant les
-châtelains des environs.
-
-Il me cita ses exploits personnels à la chasse et ses triomphes à
-la pêche: pour tout dire, il fut d’une affabilité et d’un entrain
-charmants.
-
-Nanon, messager rapide, s’empressait, se multipliait autour de nous et
-sa vaste coiffe avait des battements d’ailes.
-
-Comme je roulais une cigarette en prenant le café, Maucombe, qui était
-un ancien officier de dragons, m’imita; le silence des premières
-bouffées nous ayant surpris dans nos pensées, je me mis à regarder mon
-hôte avec attention.
-
-Ce prêtre était un homme de quarante-cinq ans, à peu près, et d’une
-haute taille. De longs cheveux gris entouraient de leur boucle enroulée
-sa maigre et forte figure. Les yeux brillaient de l’intelligence
-mystique. Ses traits étaient réguliers et austères; le corps, svelte,
-résistait au pli des années; il savait porter sa longue soutane. Ses
-paroles, empreintes de science et de douceur, étaient soutenues par une
-voix bien timbrée, sortie d’excellents poumons. Il me paraissait enfin
-d’une santé vigoureuse: les années l’avaient fort peu atteint.
-
-Il me fit venir dans son petit salon-bibliothèque.
-
-Le manque de sommeil, en voyage, prédispose au frisson; la soirée était
-d’un froid vif, avant-coureur de l’hiver. Aussi, lorsqu’une brassée
-de sarments flamba devant mes genoux, entre deux ou trois rondins,
-j’éprouvai quelque réconfort.
-
-Les pieds sur les chenets, et accoudés en nos deux fauteuils de cuir
-bruni, nous parlâmes naturellement de Dieu.
-
-J’étais fatigué: j’écoutais, sans répondre.
-
---Pour conclure, me dit Maucombe en se levant, nous sommes ici pour
-témoigner,--par nos œuvres, nos pensées, nos paroles et notre lutte
-contre la Nature,--pour témoigner _si nous pesons le poids_.
-
-Et il termina par une citation de Joseph de Maistre: «Entre l’Homme et
-Dieu, il n’y a que l’Orgueil.»
-
---Ce nonobstant, lui dis-je, nous avons l’honneur d’exister (nous, les
-enfants gâtés de cette Nature) dans un siècle de lumières?
-
---Préférons-lui la Lumière des siècles, répondit-il en souriant.
-
-Nous étions arrivés sur le palier, nos bougies à la main.
-
-Un long couloir, parallèle à celui d’en bas, séparait, de celle de mon
-hôte, la chambre qui m’était destinée:--il insista pour m’y installer
-lui-même. Nous y entrâmes; il regarda s’il ne me manquait rien et
-comme, rapprochés, nous nous donnions la main et le bonsoir, un vivace
-reflet de ma bougie tomba sur son visage.--Je tressaillis, cette fois!
-
-Était-ce un agonisant qui se tenait debout, là, près de ce lit? La
-figure qui était devant moi n’était pas, ne pouvait pas être celle
-du souper! Ou, du moins, si je la reconnaissais vaguement, il me
-semblait que je ne l’avais vue, en réalité, qu’en ce moment-ci. Une
-seule réflexion me fera comprendre: l’abbé me donnait, humainement,
-la _seconde_ sensation que, par une obscure correspondance, sa maison
-m’avait fait éprouver.
-
-La tête que je contemplais était grave, très pâle, d’une pâleur de
-mort et les paupières étaient baissées. Avait-il oublié ma présence?
-Priait-il? Qu’avait-il donc à se tenir ainsi!--Sa personne s’était
-revêtue d’une solennité si soudaine que je fermai les yeux. Quand je
-les rouvris, après une seconde, le bon abbé était toujours là,--mais,
-je le reconnaissais maintenant!--A la bonne heure! Son sourire amical
-dissipait en moi toute inquiétude. L’impression n’avait pas duré le
-temps d’adresser une question. Ç’avait été un saisissement,--une sorte
-d’hallucination.
-
-Maucombe me souhaita, une seconde fois, la bonne nuit et se retira.
-
-Une fois seul:
-
---Un profond sommeil, voilà ce qu’il me faut! pensai-je.
-
-Incontinent je songeai à la Mort; j’élevai mon âme à Dieu et je me mis
-au lit.
-
-L’une des singularités d’une extrême fatigue est l’impossibilité du
-sommeil immédiat. Tous les chasseurs ont éprouvé ceci. C’est un point
-de notoriété.
-
-Je m’attendais à dormir vite et profondément. J’avais fondé de grandes
-espérances sur une bonne nuit. Mais, au bout de dix minutes, je dus
-reconnaître que cette gêne nerveuse ne se décidait pas à s’engourdir.
-J’entendais des tic-tac, des craquements brefs du bois et des murs.
-Sans doute des horloges-de-mort. Chacun des bruits imperceptibles de la
-nuit se répondait, en tout mon être, par un coup électrique.
-
-Les branches noires se heurtaient dans le vent, au jardin. A chaque
-instant, des brins de lierre frappaient ma vitre. J’avais, surtout, le
-sens de l’ouïe d’une acuité pareille à celle des gens qui meurent de
-faim.
-
---J’ai pris deux tasses de café, pensai-je: c’est cela!
-
-Et, m’accoudant sur l’oreiller, je me mis à regarder, obstinément, la
-lumière de la bougie, sur la table, auprès de moi. Je la regardai avec
-fixité, entre les cils, avec cette attention intense que donne au
-regard l’absolue distraction de la pensée.
-
-Un petit bénitier, en porcelaine coloriée, avec sa branche de buis,
-était suspendu auprès de mon chevet. Je mouillai, tout à coup, mes
-paupières avec l’eau bénite, pour les rafraîchir: puis j’éteignis
-la bougie et je fermai les yeux. Le sommeil s’approchait: la fièvre
-s’apaisait.
-
-J’allais m’endormir.
-
-Trois petits coups secs, impératifs, furent frappés à ma porte.
-
---Hein? me dis-je, en sursaut.
-
-Alors je m’aperçus que mon premier somme avait déjà commencé.
-J’ignorais où j’étais. Je me croyais à Paris. Certains repos donnent
-ces sortes d’oublis risibles. Ayant même, presque aussitôt, perdu de
-vue la cause principale de mon réveil, je m’étirai voluptueusement,
-dans une complète inconscience de la situation.
-
---A propos! me dis-je tout à coup: mais on a frappé?--Quelle visite
-peut bien....
-
-A ce point de ma phrase, une notion confuse et obscure que je n’étais
-plus à Paris, mais dans un presbytère de Bretagne, chez l’abbé
-Maucombe, me vint à l’esprit.
-
-En un clin d’œil, je fus au milieu de la chambre.
-
-Ma première impression, en même temps que celle du froid aux pieds,
-fut celle d’une vive lumière. La pleine lune brillait, en face de la
-fenêtre, au-dessus de l’église, et, à travers les rideaux blancs,
-découpait son angle de flamme déserte et pâle sur le parquet.
-
-Il était bien minuit.
-
-Mes idées étaient morbides. Qu’était-ce donc? L’ombre était
-extraordinaire.
-
-Comme je m’approchais de la porte, une tache de braise, partie du trou
-de la serrure, vint errer sur ma main et sur ma manche.
-
-Il y avait quelqu’un derrière la porte: on avait réellement frappé.
-
-Cependant, à deux pas du loquet, je m’arrêtai court.
-
-Une chose me paraissait surprenante: la _nature_ de la tache qui
-courait sur ma main. C’était une lueur glacée, sanglante, n’éclairant
-pas.--D’autre part, comment se faisait-il que je ne voyais aucune
-ligne de lumière sous la porte, dans le corridor?--Mais, en vérité,
-ce qui sortait ainsi du trou de la serrure me causait l’impression du
-regard phosphorique d’un hibou!
-
-En ce moment, l’heure sonna, dehors, à l’église, dans le vent nocturne.
-
---Qui est là? demandai-je, à voix basse.
-
-La lueur s’éteignit:--j’allais m’approcher...
-
-Mais la porte s’ouvrit, largement, lentement, silencieusement.
-
-En face de moi, dans le corridor, se tenait, debout, une forme haute et
-noire,--un prêtre, le tricorne sur la tête. La lune l’éclairait tout
-entier à l’exception de la figure: je ne voyais que le feu de ses deux
-prunelles qui me considéraient avec une solennelle fixité.
-
-Le souffle de l’autre monde enveloppait ce visiteur, son attitude
-m’oppressait l’âme. Paralysé par une frayeur qui s’enfla instantanément
-jusqu’au paroxysme, je contemplai le désolant personnage, en silence.
-
-Tout à coup, le prêtre éleva le bras, avec lenteur, vers moi. Il me
-présentait une chose lourde et vague. C’était un manteau. Un grand
-manteau noir, un manteau de voyage. Il me le tendait, comme pour me
-l’offrir!...
-
-Je fermai les yeux, pour ne pas voir cela. Oh! je ne voulais pas voir
-cela! Mais un oiseau de nuit, avec un cri affreux, passa entre nous et,
-le vent de ses ailes m’effleurant les paupières, me les fit rouvrir. Je
-sentis qu’il voletait par la chambre.
-
-Alors,--et avec un râle d’angoisse, car les forces me trahissaient pour
-crier,--je repoussai la porte de mes deux mains crispées et étendues et
-je donnai un violent tour de clef, frénétique et les cheveux dressés!
-
-Chose singulière, il me sembla que tout cela ne faisait aucun bruit.
-
-C’était plus que l’organisme n’en pouvait supporter. Je m’éveillai.
-J’étais assis sur mon séant, dans mon lit, les bras tendus devant moi;
-j’étais glacé; le front trempé de sueur; mon cœur frappait contre les
-parois de ma poitrine de gros coups sombres.
-
---Ah! me dis-je, le songe horrible!
-
-Toutefois, mon insurmontable anxiété subsistait. Il me fallut plus
-d’une minute avant d’_oser_ remuer le bras pour chercher les
-allumettes: j’appréhendais de sentir, dans l’obscurité, une main froide
-saisir la mienne et la presser amicalement.
-
-J’eus un mouvement nerveux en entendant ces allumettes bruire sous mes
-doigts dans le fer du chandelier. Je rallumai la bougie.
-
-Instantanément, je me sentis mieux; la lumière, cette vibration divine,
-diversifie les milieux funèbres et console des mauvaises terreurs.
-
-Je résolus de boire un verre d’eau froide pour me remettre tout à fait
-et je descendis du lit.
-
-En passant devant la fenêtre, je remarquai une chose: la lune était
-exactement pareille à celle de mon songe, bien que je ne l’eusse pas
-vue avant de me mettre au lit; et, en allant, la bougie à la main,
-examiner la serrure de la porte, je constatai qu’un tour de clef avait
-été donné _en dedans_, ce que je n’avais point fait avant mon sommeil.
-
-A ces découvertes, je jetai un regard autour de moi. Je commençai à
-trouver que la chose était revêtue d’un caractère bien insolite. Je me
-recouchai, je m’accoudai, je cherchai à me raisonner, à me prouver
-que tout cela n’était qu’un accès de somnambulisme très lucide, mais
-je me rassurai de moins en moins. Cependant, la fatigue me prit comme
-une vague, berça mes noires pensées et m’endormit brusquement dans mon
-angoisse.
-
-Quand je me réveillai, un bon soleil jouait dans la chambre.
-
-C’était une matinée heureuse. Ma montre, accrochée au chevet du lit,
-marquait dix heures. Or, pour nous réconforter, est-il rien de tel que
-le jour, le radieux soleil? Surtout quand on sent les dehors embaumés
-et la campagne pleine d’un vent frais dans les arbres, les fourrés
-épineux, les fossés couverts de fleurs et tout humides d’aurore!
-
-Je m’habillai à la hâte, très oublieux du sombre commencement de ma
-nuitée.
-
-Complètement ranimé par des ablutions réitérées d’eau fraîche, je
-descendis.
-
-L’abbé Maucombe était dans la salle à manger: assis devant la nappe
-déjà mise il lisait un journal en m’attendant.
-
-Nous nous serrâmes la main:
-
---Avez-vous passé une bonne nuit, mon cher Xavier? me demanda-t-il.
-
---Excellente! répondis-je distraitement (par habitude et sans accorder
-attention le moins du monde à ce que je disais).
-
-La vérité est que je me sentais bon appétit: voilà tout.
-
-Nanon intervint, nous apportant le déjeuner.
-
-Pendant le repas notre causerie fut à la fois recueillie et joyeuse:
-l’homme qui vit saintement connaît, seul, la joie et sait la
-communiquer.
-
-Tout à coup je me rappelai mon rêve.
-
---A propos, m’écriai-je, mon cher abbé, il me souvient que j’ai eu
-cette nuit un singulier rêve,--et d’une étrangeté... comment puis-je
-exprimer cela? Voyons... saisissante? étonnante? effrayante?--A votre
-choix!--Jugez-en.
-
-Et, tout en pelant une pomme, je commençai à lui narrer, dans tous ses
-détails, l’hallucination sombre qui avait troublé mon premier sommeil.
-
-Au moment où j’en étais arrivé au _geste_ du prêtre m’offrant le
-manteau, et _avant que j’eusse entamé cette phrase_, la porte de la
-salle à manger s’ouvrit. Nanon, avec cette familiarité particulière aux
-gouvernantes de curés, entra, dans le rayon du soleil, au beau milieu
-de la conversation, et, m’interrompant, me tendit un papier:
-
---Voici une lettre «très pressée» que le rural vient d’apporter, à
-l’instant, pour monsieur! dit-elle.
-
---Une lettre!--Déjà! m’écriai-je, _oubliant mon histoire_. C’est de
-mon père. Comment cela?--Mon cher abbé, vous permettez que je lise,
-n’est-ce pas!
-
---Sans doute! dit l’abbé Maucombe, perdant également l’histoire de
-vue et subissant, magnétiquement, l’intérêt que je prenais à la
-lettre:--sans doute!
-
-Je décachetai.
-
-Ainsi l’incident de Nanon avait détourné notre attention par sa
-soudaineté.
-
---Voilà, dis-je, une vive contrariété, mon hôte: à peine arrivé, je me
-vois obligé de repartir.
-
---Comment? demanda l’abbé Maucombe, reposant sa tasse sans boire.
-
---Il m’est écrit de revenir en toute hâte, au sujet d’une affaire,
-d’un procès d’une importance des plus graves. Je m’attendais à ce
-qu’il ne se plaidât qu’en décembre: or, on m’avise qu’il se juge dans
-la quinzaine et, comme, seul, je suis à même de mettre en ordre les
-dernières pièces qui doivent nous donner gain de cause, il faut que
-j’aille!... Allons! quel ennui.
-
---Positivement, c’est fâcheux! dit l’abbé;--comme c’est donc
-fâcheux!... Au moins, promettez-moi qu’aussitôt ceci terminé... La
-grande affaire, c’est le salut: j’espérais être pour quelque chose dans
-le vôtre--et voici que vous vous échappez! Je pensais déjà que le bon
-Dieu vous avait envoyé...
-
---Mon cher abbé, m’écriai-je, je vous laisse mon fusil. Avant trois
-semaines je serai de retour et, cette fois, pour quelques semaines, si
-vous voulez.
-
---Allez donc en paix! dit l’abbé Maucombe.
-
---Eh! c’est qu’il s’agit de presque toute ma fortune! murmurai-je.
-
---La fortune, c’est Dieu! dit simplement Maucombe.
-
---Et demain, comment vivrais-je, si?...
-
---Demain, on ne vit plus, répondit-il.
-
-Bientôt nous nous levâmes de table, un peu consolés du contre-temps par
-cette promesse formelle de revenir.
-
-Nous allâmes nous promener dans le verger, visiter les attenances du
-presbytère.
-
-Toute la journée, l’abbé m’étala, non sans complaisance, ses pauvres
-trésors champêtres. Puis, pendant qu’il lisait son bréviaire, je
-marchai, solitairement, dans les environs, respirant l’air vivace et
-pur avec délices. Maucombe, à mon retour, s’étendit quelque peu sur son
-voyage en terre sainte; tout cela nous conduisit jusqu’au coucher du
-soleil.
-
-Le soir vint. Après un frugal souper, je dis à l’abbé Maucombe:
-
---Mon ami, l’_express_ part à neuf heures précises. D’ici R***, j’ai
-bien une heure et demie de route. Il me faut une demi-heure pour régler
-à l’auberge en y reconduisant le cheval; total, deux heures. Il en est
-sept: je vous quitte à l’instant.
-
---Je vous accompagnerai un peu, dit le prêtre: _cette promenade me sera
-salutaire_.
-
---A propos, lui répondis-je, préoccupé, voici l’adresse de mon père
-(chez qui je demeure à Paris), si nous devons nous écrire.
-
-Nanon, prit la carte et l’inséra dans une jointure de la glace.
-
-Trois minutes après, l’abbé et moi nous quittions le presbytère et nous
-nous avancions sur le grand chemin. Je tenais mon cheval par la bride,
-comme de raison.
-
-Nous étions déjà deux ombres.
-
-Cinq minutes après notre départ, une bruine pénétrante, une petite
-pluie, fine et très froide, portée par un affreux coup de vent, frappa
-nos mains et nos figures.
-
-Je m’arrêtai court:
-
---Mon vieil ami, dis-je à l’abbé, non! décidément je ne souffrirai pas
-cela. Votre existence est précieuse et cette ondée glaciale est très
-malsaine. Rentrez. Cette pluie, encore une fois, pourrait vous mouiller
-dangereusement. Rentrez, je vous en prie.
-
-L’abbé, au bout d’un instant, songeant à ses fidèles, se rendit à mes
-raisons.
-
---J’emporte une promesse, mon cher ami? me dit-il.
-
-Et, comme je lui tendais la main:
-
---Un instant! ajouta-t-il; je songe que vous avez du chemin à faire--et
-que cette bruine est, en effet, pénétrante!
-
-Il eut un frisson. Nous étions l’un auprès de l’autre, immobiles, nous
-regardant fixement comme deux voyageurs pressés.
-
-En ce moment la lune s’éleva sur les sapins, derrière les collines,
-éclairant les landes et les bois à l’horizon. Elle nous baigna
-spontanément de sa lumière morne et pâle, de sa flamme déserte et pâle.
-Nos silhouettes et celle du cheval se dessinèrent, énormes, sur le
-chemin.--Et, du côté des vieilles croix de pierre, là-bas,--du côté des
-vieilles croix en ruines qui se dressent en ce canton de Bretagne, dans
-les écreboissées où perchent les funestes oiseaux échappés du bois des
-Agonisants,--j’entendis, au loin, un _cri_ affreux: l’aigre et alarmant
-fausset de la Freusée. Une chouette aux yeux de phosphore, dont la
-lueur tremblait sur le grand bras d’une yeuse, s’envola et passa entre
-nous, en prolongeant ce cri.
-
---Allons! continua l’abbé Maucombe, moi, je serai chez moi dans une
-minute; ainsi _prenez,--prenez ce manteau_!--J’y tiens beaucoup!...
-beaucoup!--ajouta-t-il avec un ton inoubliable.--Vous me le ferez
-renvoyer par le garçon d’auberge qui vient au village tous les jours...
-_Je vous en prie._
-
-L’abbé en prononçant ces paroles, me tendait son manteau noir. Je
-ne voyais pas sa figure, à cause de l’ombre que projetait son large
-tricorne: mais je distinguai ses yeux _qui me considéraient avec une
-solennelle fixité_.
-
-Il me jeta le manteau sur les épaules, me l’agrafa, d’un air tendre
-et inquiet, pendant que, sans forces, je fermais les paupières. Et,
-profitant de mon silence, il se hâta vers son logis. Au tournant de la
-route, il disparut.
-
-Par une présence d’esprit,--et un peu, aussi, machinalement,--je sautai
-à cheval. Puis je restai immobile.
-
-Maintenant j’étais seul sur le grand chemin. J’entendais les mille
-bruits de la campagne. En rouvrant les yeux, je vis l’immense ciel
-livide où filaient de monstrueux nuages ternes, cachant la lune,--la
-nature solitaire. Cependant, je me tins droit et ferme, quoique je
-dusse être blanc comme un linge.
-
---Voyons! me dis-je, du calme!--J’ai la fièvre et je suis somnambule.
-Voilà tout.
-
-Je m’efforçai de hausser les épaules: un poids secret m’en empêcha.
-
-Et voici que, venue du fond l’horizon, du fond de ces bois décriés, une
-volée d’orfraies, à grand bruit d’ailes, passa, en criant d’horribles
-syllabes inconnues, au-dessus de ma tête. Elles allèrent s’abattre
-sur le toit du presbytère et sur le clocher dans l’éloignement: et
-le vent m’apporta des cris tristes. Ma foi, j’eus peur. Pourquoi?
-Qui me le précisera jamais? J’ai vu le feu, j’ai touché de la mienne
-plusieurs épées; mes nerfs sont mieux trempés, peut-être, que ceux des
-plus flegmatiques et des plus blafards: j’affirme, toutefois, très
-humblement, que j’ai eu peur ici,--et pour de bon. J’en ai conçu, même,
-pour moi, quelque estime intellectuelle. N’a pas peur de ces choses-là
-qui veut.
-
-Donc, en silence, j’ensanglantai les flancs du pauvre cheval et, les
-yeux fermés, les rênes lâchées, les doigts crispés sur les crins, le
-manteau flottant derrière moi tout droit, je sentis que le galop de ma
-bête était aussi violent que possible; elle allait ventre à terre: de
-temps en temps mon sourd grondement, à son oreille, lui communiquait, à
-coup sûr, et d’instinct, l’horreur superstitieuse, dont je frissonnais
-malgré moi. Nous arrivâmes, de la sorte, en moins d’une demi-heure. Le
-bruit du pavé des faubourgs me fit redresser la tête--et respirer!
-
---Enfin! je voyais des maisons! des boutiques éclairées! les figures
-de mes semblables derrière les vitres! Je voyais des passants!... Je
-quittais le pays des cauchemars!
-
-A l’auberge, je m’installai devant le bon feu. La conversation des
-routiers me jeta dans un état voisin de l’extase. Je sortais de la
-Mort. Je regardai la flamme entre mes doigts. J’avalai un verre de
-rhum. Je reprenais, enfin, le gouvernement de mes facultés.
-
-Je me sentais rentré dans la vie réelle.
-
-J’étais même,--disons-le,--un peu honteux de ma panique.
-
-Aussi, comme je me sentis tranquille, lorsque j’accomplis la
-commission de l’abbé Maucombe! Avec quel sourire mondain j’examinai
-le manteau noir en le remettant à l’hôtelier! L’hallucination était
-dissipée. J’eusse fait, volontiers, comme dit Rabelais, «le bon
-compagnon».
-
-Le manteau en question ne me parut rien offrir d’extraordinaire ni,
-même, de particulier,--si ce n’est qu’il était très vieux et même
-rapiécé, recousu, redoublé avec une espèce de tendresse bizarre. Une
-charité profonde, sans doute, portait l’abbé Maucombe à donner en
-aumônes le prix d’un manteau neuf: du moins, je m’expliquai la chose de
-cette façon.
-
---Cela se trouve bien!--dit l’aubergiste; le garçon doit aller au
-village tout à l’heure: il va partir; il rapportera le manteau chez M.
-Maucombe en passant, avant dix heures.
-
-Une heure après, dans mon wagon, les pieds sur la chauffeuse, enveloppé
-dans ma houppelande reconquise, je me disais, en allumant un bon cigare
-et en écoutant le bruit du sifflet de la locomotive:
-
---Décidément, j’aime encore mieux ce cri-là que celui des hiboux.
-
-Je regrettais un peu, je dois l’avouer, d’avoir promis de revenir.
-
-Là-dessus je m’endormis, enfin, d’un bon sommeil, oubliant complètement
-ce que je devais traiter désormais de coïncidence insignifiante.
-
-Je dus m’arrêter six jours à Chartres, pour collationner des pièces
-qui, depuis, amenèrent la conclusion favorable de notre procès.
-
-Enfin, l’esprit obsédé d’idées de paperasses et de chicane--et sous
-l’abattement de mon maladif ennui,--je revins à Paris, juste le soir du
-septième jour de mon départ du presbytère.
-
-J’arrivai directement chez moi, sur les neuf heures. Je montai. Je
-trouvai mon père dans le salon. Il était assis, auprès d’un guéridon,
-éclairé par une lampe. Il tenait une lettre ouverte à la main.
-
-Après quelques paroles:
-
---Tu ne sais pas, j’en suis sûr, quelle nouvelle m’apprend cette
-lettre! me dit-il: notre bon vieil abbé Maucombe est mort depuis ton
-départ.
-
-Je ressentis, à ces mots, une commotion.
-
---Hein? répondis-je.
-
---Oui, mort,--avant-hier, vers minuit,--trois jours après ton départ de
-son presbytère,--d’un froid gagné sur le grand chemin. Cette lettre est
-de la vieille Nanon. La pauvre femme paraît avoir la tête si perdue,
-même, qu’elle répète deux fois une phrase... singulière... à propos
-d’un manteau... Lis donc toi-même!
-
-Il me tendit la lettre où la mort du saint prêtre nous était annoncée,
-en effet,--et où je lus ces simples lignes:
-
-«Il était très heureux,--disait-il à ses dernières paroles,--d’être
-enveloppé à son dernier soupir et enseveli dans le manteau qu’il avait
-rapporté de son pèlerinage en terre sainte, _et qui avait touché_
-LE TOMBEAU.»
-
-
- (Des _Contes Cruels_, édition Calmann Lévy).
-
-
-
-
-Souvenirs occultes
-
- _A Monsieur Franc Lamy._
-
- «Et il n’y a pas, dans toute la contrée, de château
- plus chargé de gloire et d’années que mon
- mélancolique manoir héréditaire.»
-
- EDGAR POE.
-
-
-Je suis issu, me dit-il, moi, dernier Gaël, d’une famille de Celtes,
-durs comme nos rochers. J’appartiens à cette race de marins, fleur
-illustre d’Armor, souche de bizarres guerriers, dont les actions
-d’éclat figurent au nombre des joyaux de l’Histoire.
-
-L’un de ces devanciers, excédé, jeune encore, de la vue ainsi que
-du fastidieux commerce de ses proches, s’exila pour jamais, et le
-cœur plein d’un mépris oublieux, du manoir natal. C’était lors des
-expéditions d’Asie; il s’en alla combattre aux côtés du bailli de
-Suffren et se distingua bientôt, dans les Indes, par de mystérieux
-coups de main qu’il exécuta, seul, à l’intérieur des _Cités-mortes_.
-
-Ces villes, sous des cieux blancs et déserts, gisent, effondrées au
-centre d’horribles forêts. Les feuilles, l’herbe, les rameaux secs
-jonchent et obstruent les sentiers qui furent des avenues populeuses,
-d’où le bruit des chars, des armes et des chants s’est évanoui.
-
-Ni souffles, ni ramages, ni fontaines en la calme horreur de ces
-régions. Les bengalis, eux-mêmes, s’éloignent, ici, des vieux
-ébéniers, ailleurs leurs arbres. Entre les décombres, accumulés dans
-les éclaircies, d’immenses et monstrueuses éruptions de très longues
-fleurs, calices funestes où brûlent, subtils, les esprits du Soleil,
-s’élancent, striées d’azur, nuancées de feu, veinées de cinabre,
-pareilles aux radieuses dépouilles d’une myriade de paons disparus.
-Un air chaud de mortels aromes pèse sur les muets débris: et c’est
-comme une vapeur de cassolettes funéraires, une bleue, enivrante et
-torturante sueur de parfums.
-
-Le hasardeux vautour qui, pèlerin des plateaux du Caboul, s’attarde
-sur cette contrée et la contemple du faîte de quelque dattier noir,
-ne s’accroche aux lianes, tout à coup, que pour s’y débattre en une
-soudaine agonie.
-
-Çà et là, des arches brisées, d’informes statues, des pierres, aux
-inscriptions plus rongées que celles de Sardes, de Palmyre ou de
-Khorsabad. Sur quelques-unes, qui ornèrent le fronton, jadis perdu dans
-les cieux, des portes de ces cités, l’œil peut déchiffrer encore et
-reconstruire le zend, à peine lisible, de cette souveraine devise des
-peuples libres d’alors:
-
-«... ET DIEU NE PRÉVAUDRA!»
-
-Le silence n’est troublé que par le glissement des crotales, qui
-ondulent parmi les fûts renversés des colonnes, ou se lovent, en
-sifflant, sous les mousses roussâtres.
-
-Parfois, dans les crépuscules d’orage, le cri lointain de l’hémyone,
-alternant tristement avec les éclats du tonnerre, inquiète la solitude.
-
-
-Sous les ruines se prolongent des galeries souterraines aux accès
-perdus.
-
-Là, depuis nombre de siècles, dorment les premiers rois de ces étranges
-contrées, de ces nations, plus tard sans maîtres, dont le nom même
-n’est plus. Or, ces rois, d’après les rites de quelque coutume sacrée
-sans doute, furent ensevelis sous ces voûtes, _avec leurs trésors_.
-
-Aucune lampe n’illumine les sépultures.
-
-Nul n’a mémoire que le pas d’un captif des soucis de la Vie et du Désir
-ait jamais importuné le sommeil de leurs échos.
-
-Seule, la torche du brahmine,--ce spectre altéré de Nirvanah, ce
-muet esprit, simple _témoin_ de l’universelle germination des
-devenirs,--tremble, imprévue, à de certains instants de pénitence ou
-de songeries divines, au sommet des degrés disjoints et projette, de
-marche en marche, sa flamme obscurcie de fumée jusqu’au profond des
-caveaux.
-
-Alors les reliques, tout à coup mêlées de lueurs, étincellent
-d’une sorte de miraculeuse opulence!... Les chaînes précieuses
-qui s’entrelacent aux ossements semblent les sillonner de subits
-éclairs. Les royales cendres, toutes poudreuses de pierreries,
-scintillent!--Telle la poussière d’une route que rougit, avant l’ombre
-définitive, quelque dernier rayon de l’Occident.
-
-Les Maharadjahs font garder, par des hordes d’élite, les lisières des
-forêts saintes et, surtout, les abords des clairières où commence le
-pêle-mêle de ces vestiges.--Interdits de même sont les rivages, les
-flots et les ponts écroulés des euphrates qui les traversent.--De
-taciturnes milices de cipayes, au cœur de hyène, incorruptibles et sans
-pitié, rôdent, sans cesse, de toutes parts, en ces parages meurtriers.
-
-Bien des soirs, le héros déjoua leurs ruses ténébreuses, évita leurs
-embûches et confondit leur errante vigilance!...--Sonnant subitement
-du cor, dans la nuit, sur des points divers, il les isolait par ces
-alertes fallacieuses, puis, brusque, surgissait sous les astres, dans
-les hautes fleurs, éventrant rapidement leurs chevaux. Les soldats,
-comme à l’aspect d’un mauvais génie, se terrifiaient de cette présence
-inattendue.--Doué d’une vigueur de tigre, l’Aventurier les terrassait
-alors, un par un, d’un seul bond! les étouffait, tout d’abord, à demi,
-dans cette brève étreinte,--puis, revenant sur eux, les massacrait à
-loisir.
-
-L’Exilé devint, ainsi, le fléau, l’épouvante et l’extermination de ces
-cruels gardes aux faces couleur de terre. Bref, c’était celui qui les
-abandonnait, cloués à de gros arbres, leurs propres yatagans dans le
-cœur.
-
-S’engageant ensuite, au milieu du passé détruit, dans les allées, les
-carrefours et les rues de ces villes des vieux âges, il gagnait, malgré
-les parfums, l’entrée des sépulcres non pareils où gisent les restes de
-ces rois hindous.
-
-Les portes n’en étant défendues que par des colosses de jaspe,
-sortes de monstres ou d’idoles aux vagues prunelles de perles et
-d’émeraudes,--aux formes créées par l’imaginaire de théogonies
-oubliées,--il y pénétrait aisément, bien que chaque degré descendu fît
-remuer les longues ailes de ces dieux.
-
-Là, faisant main basse autour de lui, dans l’obscurité, domptant
-le vertige étouffant des siècles noirs dont les esprits voletaient,
-heurtant son front de leurs membranes, il recueillait, en silence,
-mille merveilles. Tels, Cortez au Mexique et Pizarre au Pérou
-s’arrogèrent les trésors des caciques et des rois, avec moins
-d’intrépidité.
-
-Les sacoches de pierreries au fond de sa barque, il remontait, sans
-bruit, les fleuves, en se garant des dangereuses clartés de la lune. Il
-nageait, crispé sur ses rames, au milieu des ajoncs, sans s’attendrir
-aux appels d’enfants plaintifs que larmoyaient les caïmans à ses côtés.
-
-En peu d’heures, il atteignait ainsi une caverne éloignée, de lui seul
-connue, et dans les retraits de laquelle il vidait son butin.
-
-Ses exploits s’ébruitèrent.--De là, des légendes, psalmodiées encore
-aujourd’hui dans les festins des nababs, à grand renfort de théorbes,
-par les fakirs. Ces vermineux trouvères,--non sans un vieux frisson de
-haineuse jalousie ou d’effroi respectueux,--y décernent à cet aïeul le
-titre de Spoliateur de tombeaux.
-
-Une fois, cependant, l’intrépide nocher se laissa séduire par les
-insidieux et mielleux discours du seul ami qu’il s’adjoignit jamais,
-dans une circonstance tout spécialement périlleuse. Celui-ci, par un
-singulier prodige, en réchappa, lui!--Je parle du bien-nommé, du trop
-fameux colonel Sombre.
-
-Grâce à cet oblique Irlandais, le bon Aventurier donna dans une
-embuscade.--Aveuglé par le sang, frappé de balles, cerné par vingt
-cimeterres, il fut pris, à l’improviste, et périt au milieu d’affreux
-supplices.
-
-Les hordes hymalayennes, ivres de sa mort, et dans les bonds furieux
-d’une danse de triomphe, coururent à la caverne. Les trésors une fois
-recouvrés, ils s’en revinrent dans la contrée maudite. Les chefs
-rejetèrent pieusement ces richesses au fond des antres funèbres où
-gisent les mânes précités de ces rois de la nuit du monde. Et les
-vieilles pierreries y brillent encore, pareilles à des regards toujours
-allumés sur les races.
-
-J’ai hérité,--moi, le Gaël,--des seuls éblouissements, hélas! du soldat
-sublime, et de ses espoirs.--J’habite, ici, dans l’Occident, cette
-vieille ville fortifiée, où m’enchaîne la mélancolie. Indifférent
-aux soucis politiques de ce siècle et de cette patrie, aux forfaits
-passagers de ceux qui les représentent, je m’attarde quand les soirs
-du solennel automne enflamment la cime rouillée des environnantes
-forêts.--Parmi les resplendissements de la rosée, je marche, seul, sous
-les voûtes des noires allées, comme l’Aïeul marchait sous les cryptes
-de l’étincelant obituaire! D’instinct, aussi, j’évite, je ne sais
-pourquoi, les néfastes lueurs de la lune et les malfaisantes approches
-humaines. Oui, je les évite, quand je marche ainsi, avec mes rêves!...
-Car je sens, _alors_, que je porte dans mon âme le reflet des richesses
-stériles d’un grand nombre de rois oubliés.
-
-
- (Des _Contes Cruels_, édition Calmann Lévy).
-
-
-
-
-Akëdysséril
-
- _A Monsieur le Marquis de Salisbury._
-
- Toute chose ne se constitue que de
- son vide.
-
- Livres Hindous.
-
-
-La ville sainte apparaissait, violette, au fond des brumes d’or:
-c’était un soir des vieux âges; la mort de l’astre Souryâ, phénix du
-monde, arrachait des myriades de pierreries aux dômes de Bénarès.
-
-Sur les hauteurs, à l’est occidental, de longues forêts de
-palmiers-palmyres mouvaient les bleuissements dorés de leurs ombrages
-sur les vallées du Habad;--à leurs versants opposés s’alternaient,
-dans les flammes du crépuscule, de mystiques palais séparés par
-des étendues de roses, aux corolles par milliers ondulantes sous
-l’étouffante brise. Là, dans ces jardins, s’élançaient des fontaines
-dont les jets retombaient en gouttes d’une neige couleur de feu.
-
-Au centre du faubourg de Sécrole, le temple de Wishnou-l’éternel, de
-ses colonnades colossales, dominait la cité; ses portails, largement
-lamés d’or, réfractaient les clartés aériennes et, s’espaçant à
-ses alentours, les cent quatre-vingt-seize sanctuaires des Dêvas
-plongeaient les blancheurs de leurs bases de marbre, lavaient les
-degrés de leurs parvis dans les étincelantes eaux du Gange: les
-ciselures à jour de leurs créneaux s’enfonçaient jusque dans la pourpre
-des lents nuages passants.
-
-L’eau radieuse dormait sous les quais sacrés; des voiles, à des
-distances, pendaient, avec des frissons de lumière, sur la magnificence
-du fleuve, et l’immense ville riveraine se déroulait en un désordre
-oriental, étageant ses avenues, multipliant ses maisons sans nombre aux
-coupoles blanches, ses monuments, jusqu’aux quartiers des Parsis où le
-pyramidion du lingham de Sivà, l’ardent Wissikhor, semblait brûler dans
-l’incendie de l’azur.
-
-Aux plus profonds lointains, l’allée circulaire des Puits, les
-interminables habitations militaires, les bazars de la zone des
-Échanges, enfin les tours des citadelles bâties sous le règne de
-Wisvamîthra se fondaient en des teintes d’opale, si pures qu’y
-scintillaient déjà des lueurs d’étoiles. Et, surplombant dans les cieux
-mêmes ces confins de l’horizon, de démesurées figures d’êtres divins,
-sculptées sur les crêtes rocheuses des monts du Habad, siégeaient,
-évasant leurs genoux dans l’immensité: c’étaient des cimes taillées
-en forme de dieux; la plupart de ces silhouettes élevaient, dans
-l’abîme, à l’extrémité d’un bras vertigineux, un lotus de pierre:--et
-l’immobilité de ces présences inquiétait l’espace, effrayait la vie.
-
-Cependant, au déclin de cette journée, dans Bénarès, une rumeur
-de gloire et de fête étonnait le silence accoutumé des tombées du
-soir.--La multitude emplissait d’une allégresse grave les rues,
-les places publiques, les avenues, les carrefours et les pentes
-sablonneuses des deux rivages, car les veilleurs des Tours-saintes
-venaient de heurter, de leurs maillets de bronze, leurs gongs où tout à
-coup avait semblé chanter le tonnerre. Ce signal, qui ne retentissait
-qu’aux heures sublimes, annonçait le retour d’Akëdysséril, de la jeune
-triomphatrice des deux rois d’Agra,--de la svelte veuve au teint de
-perle, aux yeux éclatants,--de la souveraine, enfin, qui, portant
-le deuil en sa robe de trame d’or, s’était illustrée à l’assaut
-d’Eléphanta par des faits d’héroïsme qui avaient enflammé autour d’elle
-mille courages.
-
- ⁂
-
-Akëdysséril était la fille d’un pâtre, Gwalior.
-
-Un jour, au profond d’un val des environs de Bénarès, par un automnal
-midi, les Dêvas propices avaient conduit, à travers des hasards, aux
-bords d’une source où la jeune vierge baignait ses pieds, un chasseur
-d’aurochs, Sinjab, l’héritier royal, fils de Séür le Clément qui
-régnait alors sur l’immense contrée du Habad. Et, sur l’instant même,
-le charme de l’enfant prédestinée avait suscité, dans tout l’être
-du jeune prince, un amour divin! La revoir encore embrasa bientôt si
-violemment les sens de Sinjab qu’il l’élut, d’un cœur ébloui, pour sa
-seule épouse,--et c’était ainsi que l’enfant du conducteur de troupeaux
-était devenue conductrice de peuples.
-
-Or, voici: peu de temps après la merveilleuse union, le
-prince,--qu’elle aussi avait aimé à jamais,--était mort. Et, sur le
-vieux monarque, un désespoir avait à ce point projeté l’ombre dont
-on succombe, que tous entendirent, par deux fois, dans Bénarès,
-l’aboiement des chiens funèbres d’Yama, le dieu qui appelle,--et les
-peuples avaient dû élever, à la hâte, un double tombeau.
-
-Désormais, n’était-ce pas au jeune frère de Sinjab,--à Sedjnour, le
-prince presque enfant,--que la succession dynastique du trône de Séür,
-sous la tutelle auguste d’Akëdysséril, devait être transmise?
-
-Peut-être: nul ne délimitera la justice d’aucun droit chez les mortels.
-
-Durant les rapides jours de son ascendante fortune,--du vivant
-de Sinjab, enfin,--la fille de Gwalior, émue, déjà, de secrètes
-prévisions et d’un cœur tourmenté par l’avenir, s’était conduite
-en brillante rieuse de tous droits étrangers à ceux-là seuls que
-consacrent la force, le courage et l’amour.--Ah! comme elle avait su,
-par de politiques largesses de dignités et d’or, se créer, à la cour
-de Séür, dans l’armée, dans la capitale, au conseil des vizirs, dans
-l’État, dans les provinces, parmi les chefs des brahmes, un parti
-d’une puissance que, d’heure en heure, le temps avait consolidée!...
-Anxieuse, aujourd’hui, des lendemains d’un avènement nouveau, dont la
-nature, même, lui était inconnue--car Séür avait désiré que la jeunesse
-de Sedjnour s’instruisit au loin, chez les sages du Népâl--Akëdysséril,
-dès que le rappel du jeune prince eut été ordonné par le conseil,
-résolut de s’affranchir, d’avance, des adversités que le caprice du
-nouveau maître pourrait lui réserver. Elle conçut le dessein de se
-saisir, au dédain de tous discutables devoirs, de la puissance royale.
-
-Pendant la nuit du souverain deuil, celle qui ne dormait pas avait
-donc envoyé, au-devant de Sedjnour, des détachements de sowaris bien
-éprouvés d’intérêts et de foi pour sa cause, pour elle et pour les
-outrances de sa fortune. Le prince fut fait captif, brusquement, avec
-son escorte,--ainsi que la fille du roi de Sogdiane, la princesse
-Yelka, sa fiancée d’amour, accourue à sa rencontre, faiblement entourée.
-
-Et ce fut au moment où tous deux s’apparaissaient pour la première
-fois, sur la route, aux clartés de la nuit.
-
-Depuis cette heure, prisonniers d’Akëdysséril, les deux adolescents
-vivaient précipités du trône, isolés l’un de l’autre en deux palais
-que séparait le vaste Gange, et surveillés, sans cesse, par une garde
-sévère.
-
-Ce double isolement, une raison d’État le motivait: si l’un d’eux
-parvenait à s’enfuir, l’autre demeurerait en otage et, réalisant la loi
-de prédestination promise aux fiancés dans l’Inde ancienne, ne s’étant
-apparus, cependant, qu’une fois, ils étaient devenus la pensée l’un de
-l’autre et s’aimaient d’une ardeur éternelle.
-
- ⁂
-
-Près d’une année de règne affermit le pouvoir entre les mains de la
-dominatrice qui, fidèle aux mélancolies de son veuvage et seulement
-ambitieuse, peut-être, de mourir illustre, belle et toute-puissante,
-traitait, en conquérante aventureuse, avec les rois hindous, les
-menaçant!--Son lucide esprit n’avait-il pas su augmenter la prospérité
-de ses États? Les Dêvas favorisaient le sort de ses armes. Toute la
-région l’admirait, subissant avec amour la magie du regard de cette
-guerrière--si délicieuse qu’en recevoir la mort était une faveur
-qu’elle ne prodiguait pas.
-
-Et puis, une légende de gloire s’était répandue touchant son étrange
-valeur dans les batailles: souvent, les légions hindoues l’avaient
-vue, au fort des plus ardentes mêlées, se dresser, toute radieuse et
-intrépide, fleurie de gouttes de sang, sur l’haodah lourd de pierreries
-de son éléphant de guerre, et, insoucieuse, sous les pluies de javelots
-et de flèches, indiquer, d’un altier flamboiement de cimeterre, la
-victoire.
-
-C’est pourquoi le retour d’Akëdysséril dans sa capitale, après un
-guerroyant exil de plusieurs lunes, était accueilli par les transports
-de son peuple.
-
-Des courriers avaient prévenu la ville lorsque la reine n’en fut plus
-distante que de très peu d’heures. Maintenant, on distinguait, au loin
-déjà, les éclaireurs aux turbans rouges, et des troupes aux sandales de
-fer descendaient les collines: la reine viendrait, sans doute, par la
-route de Surate; elle entrerait par la porte principale des citadelles,
-laissant camper ses armées dans les villages environnants.
-
-Déjà, dans Bénarès, au profond de l’allée de Pryamvêda, des torches
-couraient sous les térébinthes; les esclaves royaux illuminaient de
-lampes, en hâte, l’immense palais de Séür.
-
-La population cueillait des branches triomphales et les femmes
-jonchaient de larges fleurs l’avenue du palais, transversale à l’allée
-des Richis, s’ouvrant sur la place de Kama; l’on se courbait, par
-foules, à de fréquents intervalles, en écoutant frémir la terre sous
-l’irruption des chars de guerre, des fantassins en marche et des flots
-de cavaleries.
-
-Soudain, l’on entendit les sourds bruissements des tymbrils mêlés à des
-cliquetis d’armes et de chaînes--et, brisées par les chocs sonores de
-ces cymbales, les mélopées des flûtes de cuivre. Et voici que, de toute
-part, des cohortes d’avant-garde entraient dans la ville, enseignes
-hautes, exécutant, en désordre, les commandements vociférés par leurs
-sowaris.
-
-Sur la place de Kama, l’esplanade de la porte de Surate était couverte
-de ces fauves tapis d’Irmensul--et des lointaines manufactures
-d’Ypsamboul--tissus aux bariolures éteintes, importés par les caravanes
-annuelles des marchands touraniens qui les échangeaient contre des
-eunuques.
-
-Entre les branches des aréquiers, des palmiers-palmyres, des
-mangliers et des sycomores, le long de l’avenue du Gange, flottaient
-de riches étoffes de Bagdad, en signe de bonheur. Sous les dais
-de la porte d’Occident, aux deux angles du porche énorme de la
-forteresse, un éblouissant cortège de courtisans aux longues robes
-brodées, de brahmes, d’officiers du palais, attendaient, entourant le
-vizir-gouverneur auprès duquel étaient assis les trois vizirs-guikowars
-du Habad.--On donnerait des réjouissances, on distribuerait au peuple
-le butin d’Eléphanta--de la poudre d’or, aussi--et, surtout, on
-livrerait, aux lueurs d’une torche solitaire, dans la vaste enceinte
-du cirque, de ces nocturnes combats de rhinocéros qu’idolâtraient
-les Hindous. Les habitants redoutaient seulement que des blessures
-eussent atteint la beauté de la reine; ils questionnaient les haletants
-éclaireurs; à grand’peine, ils étaient rassurés.
-
-Dans un espace laissé libre, entre d’élevés et lourds trépieds
-de bronze d’où s’échappaient de bleuâtres vapeurs d’encens, se
-tordaient, en des guirlandes, des théories de bayadères vêtues de
-gazes brillantes; elles jouaient avec des chaînes de perles, faisaient
-miroiter des courbures de poignards, simulaient des mouvements
-de volupté,--des disputes, aussi, pour donner à leurs traits une
-animation;--c’était à l’entrée de l’avenue des Richis, sur le chemin du
-palais.
-
- ⁂
-
-A l’autre extrémité de la place de Kama s’ouvrait, silencieusement,
-la plus longue avenue. Celle-là, depuis des siècles, on en détournait
-le regard. Elle s’étendait, déserte, assombrissant, sur son profond
-parcours à l’abandon, les voûtes de ses noirs feuillages. Devant
-l’entrée, une longue ligne de psylles, ceinturés de pagnes grisâtres,
-faisaient danser des serpents droits sur la pointe de la queue, aux
-sons d’une musique aiguë.
-
-C’était l’avenue qui conduisait au temple de Sivà. Nul Hindou ne se fût
-aventuré sous l’épaisseur de son horrible feuillée. Les enfants étaient
-accoutumés à n’en parler jamais--fût-ce à voix basse. Et, comme la joie
-oppressait, aujourd’hui, les cœurs, on ne prenait aucune attention à
-cette avenue. On eût dit qu’elle n’arrondissait pas là, béante, ses
-ténèbres, avec son aspect de songe. D’après une très vieille tradition,
-à de certaines nuits, une goutte de sang suintait de chacune des
-feuilles, et cette ondée de pleurs rouges tombait, tristement, sur la
-terre, détrempant le sol de la lugubre allée dont l’étendue était toute
-pénétrée de l’ombre même de Sivà.
-
- ⁂
-
-Tous les yeux interrogeaient l’horizon.--Viendrait-elle avant que
-montât la nuit? Et c’était une impatience à la fois recueillie et
-joyeuse.
-
-Cependant le crépuscule s’azurait, les flammes dorées s’éteignaient et,
-dans la pâleur du ciel, déjà,--des étoiles...
-
-Au moment où le globe divin oscillait au bord de l’espace, prêt à
-s’abîmer, de longs ruisseaux de feu coururent, en ondulant, sur les
-vapeurs occidentales--et voici qu’en cet instant même, au sortir des
-défilés de ces lointaines collines entre lesquelles s’aplanissait
-la route de Surate, apparurent, en des étincellements d’épaisses
-poussières, des nuages de cavaliers, puis des milliers de lances, des
-chars--et, de tous côtés, couronnant les hauteurs, surgirent des fronts
-de phalanges aux caftans brunis, aux semelles fauves, aux genouillères
-d’airain d’où sortaient de centrales pointes mortelles: un hérissement
-de piques dont presque toutes les extrémités, enfoncées en des têtes
-coupées, entre-heurtaient celles-ci en de farouches baisers, au hasard
-de chaque pas. Puis, escortant l’attirail roulant des machines de
-siège, et les claies sans nombre, attelées de robustes onagres, où,
-sur des litières de feuilles, gisaient les blessés, d’autres troupes
-de pied, les javelots ou la grande fronde à la ceinture;--enfin, les
-chariots des vivres. C’était là presque toute l’avant-garde; ils
-descendaient, en hâte, les pentes des sentiers, vers la ville, y
-pénétrant circulairement par toutes les portes. Peu après, les éclats
-des trompettes royales, encore invisibles, répondirent, là-bas, aux
-gongs sacrés qui grondaient sur Bénarès.
-
-Bientôt des officiers émissaires arrivèrent au galop, éclaircissant
-la route, criant différents ordres, et suivis d’un roulis de pesants
-traîneaux d’où débordaient des trophées, des dépouilles opulentes,
-des richesses, le butin, entre deux légions de captifs cheminant tête
-basse, secouant des chaînes et que précédaient, sur leurs massifs
-chevaux tigrés, les deux rois d’Agra. Ceux-ci, la reine les ramenait en
-triomphe dans sa capitale, bien qu’avec de grands honneurs.
-
-Derrière eux venaient des chars de guerre, aux frontons rayonnants,
-montés par des adolescentes en armures vermeilles, saignant,
-quelques-unes, de blessures mal serrées de langes, un grand arc,
-transversal, aux épaules, croisé de faisceaux de flèches: c’étaient les
-belliqueuses suivantes de la maîtresse terrible.
-
-Enfin, dominant ce désordre étincelant, au centre d’un demi-orbe formé
-de soixante-trois éléphants de bataille tout chargés de sowaris et de
-guerriers d’élite--que suivait de tous côtés, là-bas, l’immense vision
-d’un enveloppement d’armées--apparut l’éléphant noir, aux défenses
-dorées, d’Akëdysséril.
-
-A cet aspect, la ville entière, jusque-là muette et saisie à la fois
-d’orgueil et d’épouvante, exhala son convulsif transport en une
-tonnante acclamation; des milliers de palmes, agitées, s’élevèrent; ce
-fut une enthousiaste furie de joie.
-
-Déjà, dans la haute lueur de l’air, on distinguait la forme de la reine
-du Habad qui, debout entre les quatre lances de son dais, se détachait,
-mystiquement, blanche en sa robe d’or, sur le disque du soleil. On
-apercevait, à sa taille élancée, le ceinturon constellé où s’agrafait
-son cimeterre. Elle mouvait, elle-même, entre les doigts de sa main
-gauche, la chaînette de sa monture formidable. A l’exemple des Dêvas
-sculptés au loin sur le faîte des monts du Habad, elle élevait, en sa
-main droite, la fleur sceptrale de l’Inde, un lotus d’or mouillé d’une
-rosée de rubis.
-
-Le soir, qui l’illuminait, empourprait le grandiose entourage. Entre
-les jambes des éléphants pendaient, distinctes, sur le rouge-clair
-de l’espace, les diverses extrémités des trompes,--et, plus haut,
-latérales, les vastes oreilles sursautantes, pareilles à des feuilles
-de palmiers. Le ciel jetait, par éclairs, des rougeoiements sur les
-pointes des ivoires, sur les pierres précieuses des turbans, les fers
-des haches.
-
-Et le terrain résonnait sourdement sous ces approches.
-
-Et, toujours entre les pas de ces colosses, dont le demi-cercle
-effroyable masquait l’espace, une monstrueuse nuée noire, mouvante,
-sembla s’élever, de tous côtés à la fois, orbiculaire--et
-graduellement--du ras de l’horizon: c’était l’armée qui surgissait
-derrière eux, là-bas, étageant, entrecoupées de mille dromadaires,
-ses puissantes lignes. La ville se rassurait en songeant que les
-campements étaient préparés dans les bourgs prochains.
-
-Lorsque la reine du Habad ne fut plus éloignée de
-l’Entrée-du-Septentrion que d’une portée de flèche, les cortèges
-s’avancèrent sur la route pour l’accueillir.
-
-Et tous reconnurent, bientôt, le visage sublime d’Akëdysséril.
-
- ⁂
-
-Cette neigeuse fille de la race solaire était de taille élevée. La
-pourpre mauve, intreillée de longs diamants, d’un bandeau fané dans
-les batailles, cerclait, espacée de hautes pointes d’or, la pâleur de
-son front. Le flottement de ses cheveux, au long de son dos svelte
-et musclé, emmêlait ses bleuâtres ombres, sur le tissu d’or de sa
-robe, aux bandelettes de son diadème. Ses traits étaient d’un charme
-oppressif qui, d’abord, inspirait plutôt le trouble que l’amour.
-Pourtant des enfants sans nombre, dans le Habad, languissaient, en
-silence, de l’avoir vue.
-
-Une lueur d’ambre pâle, épandue en sa chair, avivait les contours de
-son corps: telles ces transparences dont l’aube, voilée par les cimes
-hymalayennes, en pénètre les blancheurs comme intérieurement.
-
-Sous l’horizontale immobilité des longs sourcils, deux clartés bleu
-sombre, en de languides paupières de Hindoue, deux magnifiques
-yeux, surchargés de rêves, dispensaient autour d’elle une magie
-transfiguratrice sur toutes les choses de la terre et du ciel. Ils
-saturaient d’inconnus enchantements l’étrangeté fatale de ce visage,
-dont la beauté ne s’oubliait plus.
-
-Et le saillant des tempes altières, l’ovale subtil des joues, les
-cruelles narines déliées qui frémissaient au vent du péril, la bouche
-touchée d’une lueur de sang, le menton de spoliatrice taciturne, ce
-sourire toujours grave où brillaient des dents de panthère, tout
-cet ensemble, ainsi voilé de lointains sombres, devenait de la plus
-magnétique séduction lorsqu’on avait subi le rayonnement de ses yeux
-étoilés.
-
-Une énigme inaccessible était cachée en sa grâce de péri.
-
-Joueuse avec ses guerrières, des soirs, sous la tente ou dans les
-jardins de ses palais, si l’une d’entre elles, d’une charmante parole,
-s’émerveillait des infinis désirs qu’élevait, sur ses pas, l’héroïque
-maîtresse du Habad, Akëdysséril riait, de son rire mystérieux.
-
-Oh! posséder, boire, comme un vin sacré, les barbares et délicieuses
-mélancolies de cette femme, le son d’or de son rire,--mordre, presser
-idéalement, sur cette bouche, les rêves de ce cœur, en des baisers
-partagés!--étreindre, sans parole, les fluides et onduleuses plénitudes
-de ce corps enchanté, respirer sa dureté suave, s’y perdre--en
-l’abîme de ses yeux, surtout!... Pensées à briser les sens, d’où
-se réfléchissait un vertige que ces augustes regards de veuve, aux
-chastetés désespérées, ne refléteraient pas. Son être, d’où sortait
-cette certitude désolatrice, inspirait, au fort des assauts et des
-chocs d’armées, aux jeunes combattants de ses légions, des soifs de
-blessures reçues là, sous ses prunelles.
-
-Et puis, de tout le calice en fleur de son sein, d’elle entière,
-s’exhalait une odeur subtile, inespérée! enivrante--et telle...
-que,--dans l’animation, surtout, des mêlées,--un charme torturait
-autour d’elle! excitant ses défenseurs éperdus au désir sans frein de
-périr à son ombre... sacrifice qu’elle encourageait, parfois, d’un
-regard surhumain, si délirant qu’elle semblait s’y donner.
-
-C’étaient, dans la brume radieuse de ses victoires, des souvenirs
-d’elle seule connus et qui s’évoquaient en ses sommeils.
-
- ⁂
-
-Telle apparaissait Akëdysséril, à l’entrée, maintenant, de la
-citadelle. Un moment elle écouta, peut-être, les paroles de bienvenue
-et d’amour dont la saluèrent les seigneurs; puis, sur un signe
-imperceptible, les chars de ses guerrières, avec le fracas du tonnerre,
-franchirent les voûtes et s’irradièrent sur la place de Kama. Les
-clameurs d’allégresse de son peuple l’appelaient: poussant donc son
-éléphant noir sous le porche de Surate et sur les tapis étendus, la
-souveraine du Habad entra dans Bénarès.
-
-Soudainement, ses regards tombèrent sur l’avenue décriée au fond de
-laquelle s’accusait, dans l’éloignement, l’antique, l’énorme façade
-écrasée du temple de Sivà.
-
-Tressaillant--d’un souvenir, sans doute--elle arrêta sa monture, jeta
-un ordre à ses éléphantadors qui déplièrent les gradins de l’haodah sur
-les flancs de l’animal.
-
-Elle descendit, légèrement.--Et voici que, pareils à des êtres
-évoqués par son désir, trois phaodjs, en turbans et en tuniques
-noirs,--délateurs sûrs et rusés--chargés, certes! de quelque mission
-très secrète pendant son absence, surgirent, comme de terre, devant
-elle.
-
-On s’écarta, d’après un vœu de ses yeux. Alors, les phaodjs inclinés
-autour d’elle chuchotèrent, l’un après l’autre, longtemps, longtemps,
-de très basses paroles que nul ne pouvait entendre, mais dont l’effet
-sur la reine parut si terrible et grandissant à mesure qu’elle
-écoutait, que son pâlissant visage s’éclaira, tout à coup, d’un affreux
-reflet menaçant.
-
-Elle se détourna; puis, d’une voix brusque et qui vibra dans le silence
-de la place muette:
-
---Un char! s’écria-t-elle.
-
-Sa favorite la plus proche sauta sur le sol et lui présenta les deux
-rênes de soie tressée de fils d’airain.
-
-Bondissant à la place quittée:
-
---Que nul ne me suive! ajouta-t-elle.
-
-Et, de ses yeux fixes, elle considérait l’avenue déserte. Indifférente
-à la stupeur de son peuple, au frémissement où elle jetait la ville
-interdite, Akëdysséril, précipitant ses chevaux à feu d’étincelles,
-renversant les psylles terrifiés, écrasant des serpents sous la lueur
-des roues, s’enfonça, toute seule, flèche lumineuse, sous les noirs
-ombrages de Sivà, qui prolongeaient l’horreur de leur solitude jusqu’au
-temple fatal.
-
-On la vit bientôt décroître, dans l’éloignement, devenir une
-clarté,--puis, comme une scintillation d’étoile...
-
-Enfin, tous, confusément, l’aperçurent, lorsque, parvenue à l’éclaircie
-septentrionale, elle arrêta ses chevaux devant les marches basaltiques
-au delà desquelles, sur la hauteur, s’étendaient les parvis du
-sanctuaire et ses colonnades profondes.
-
-Retenant, d’une main, le pli de sa robe d’or, elle gravissait,
-maintenant, là-bas, les marches redoutées.
-
-Arrivée au portail, elle en heurta les battants de bronze du pommeau
-de son cimeterre, et de trois coups si terribles, que la répercussion,
-comme une plainte sonore, parvint, affaiblie par la distance, jusqu’à
-la place de Kama.
-
-Au troisième appel, les mystérieux battants s’ouvrirent sans aucun
-bruit. Akëdysséril, comme une vision, s’avança dans l’intérieur de
-l’édifice.
-
-Quand sa personne eut disparu, les hautes mâchoires métalliques,
-distendues à ses sommations, refermèrent leur bâillement sombre sur
-elle, poussées par les bras invisibles des saïns, desservants de la
-demeure du dieu.
-
- ⁂
-
-La fille de Gwalior, au dédain de tout regard en arrière, s’aventura
-sous les prolongements des salles funestes que formaient les
-intervalles des piliers,--et le froid des pierres multipliait la
-sonorité de ses pas.
-
-Les derniers reflets de la mort du soleil, à travers les
-soupiraux--creusés, du seul côté de l’Occident, au plus épais des
-hautes murailles--éclairaient sa marche solitaire. Ses vibrantes
-prunelles sondaient le crépuscule de l’enceinte.--Ses brodequins de
-guerre, sanglants encore de la dernière mêlée (mais ceci ne pouvait
-déplaire au dieu qu’elle affrontait), sonnaient dans le silence. De
-rougeoyantes lueurs, tombées obliquement des soupiraux, allongeaient
-sur les dalles les ombres des dieux. Elle marchait sur ces ombres
-mouvantes, les effleurant de sa robe d’or.
-
-Au fond, sur les blocs--entassés--de porphyre rouge, surgissait une
-formidable vision de pierre, couleur de nuit.
-
-Le colosse, assis, s’élargissait en l’écartement de ses
-jambes, configurant un aspect de Sivà, le primordial ennemi de
-l’Existence-universelle. Ses proportions étaient telles que le torse
-seul apparaissait. L’inconcevable visage se perdait, comme dans la
-pensée, sous la nuit des voûtes. La divine statue croisait ses huit
-bras sur son sein funèbre,--et ses genoux, s’étendant à travers
-l’espace, touchaient, des deux côtés, les parois du sanctuaire.
-Sur l’exhaussement de trois degrés, de vastes pourpres tombaient,
-suspendues entre des piliers. Elles cachaient une centrale cavité
-creusée dans le monstrueux socle de Sivà.
-
-Là, derrière les plis impénétrables, s’allongeait, disposée en pente
-vers les portiques, la Pierre-des-immolations.
-
-Depuis les âges obscurs de l’Inde, à l’approche de tous les minuits,
-les brahmes sivaïtes, au grondement d’un gong d’appel, débordaient
-de leurs souterraines retraites, entraînant au sanctuaire un être
-humain--qui, parfois, était accouru s’offrir de lui-même, transporté du
-dédain de vivre. Aux circulaires clartés des braises seules de l’autel,
-car aucune lampe ne brûlait dans la demeure de Sivà, les prêtres
-étendaient sur la Pierre cette victime nue--que des entraves d’airain
-retenaient aux quatre membres.
-
-Bientôt, flamboyaient les torches des saïns, illuminant l’entourage
-recueilli des brahmes. Sur un signe du Grand-Pontife, le Sacrificateur
-de Sivà, séparant d’un arrêt chacun de ses pas, s’avançait... puis, se
-penchant avec lenteur vers la Pierre, d’un seul coup de sa large lame
-ouvrait silencieusement la poitrine de l’holocauste.
-
-Alors, quittant l’autel, dans l’aveugle dévotion à la divinité
-destructrice, le Grand-Pontife s’approchait, maudissant les cieux. Et,
-plongeant ses mains onglées dans cette entaille, qu’il élargissait avec
-force, en fouillait, d’abord, l’horreur, puis, il en retirait ses bras,
-les dressait aussi haut que possible, offrant à la Reproduction divine
-le cœur au hasard arraché, et dont les fibres saignantes glissaient
-entre ses doigts espacés selon les rites sacerdotaux.
-
-Le grommellement monotone des brahmes, qu’envahissait une extase,
-râlait autour de lui le vieil hymne de Sivà (la grande Imprécation
-contre la Lumière) d’eux seuls connu. Au cesser du chant, le Pontife
-laissait retomber son oblation pantelante sur le feu saint qui en
-consumait les suprêmes palpitations: et la chaude buée montait ainsi,
-expiatrice de la vie, le long du ventre apaisé du dieu.
-
-Cette cérémonie, toujours occulte, était si brève, que les échos du
-temple ne retentissaient jamais que d’un seul grand cri.
-
- ⁂
-
-Ce soir-là, debout sur le triple degré au delà duquel s’étalait, ainsi
-long-voilée, la Pierre de sacrificature, se tenait le seul habitant
-visible des solitudes du temple:--et l’aspect de cet homme était aussi
-glaçant que l’aspect de son dieu.
-
-La géante nudité de ce vieillard aux reins ceinturés d’un haillon
-sombre,--et dont l’ossature décharnée, flottante en une peau blanchâtre
-aux bruissantes rides, semblait lui être devenue étrangère,--se
-détachait sur l’ensanglantement des lourdes draperies.
-
-L’impassibilité de cette face, au puissant crâne décillé, imberbe
-et chauve, qu’effleurait en cet instant, sur le fuyant d’une tempe,
-le feu d’une tache solaire, imposait le vertige. Aux creux de ses
-orbites, sous leurs arcs dénudés, veillaient deux lueurs fulgurales qui
-semblaient ne pouvoir distinguer que l’Invisible.
-
-Entre ces yeux, se précipitait un ample bec-d’aigle sur une bouche
-pareille à quelque vieille blessure devenue blanche faute de sang--et
-qui clôturait mystiquement la carrure du menton. Une volonté brûlait
-seule en cette émaciation qui ne pouvait plus être appréciablement
-changée par la mort, car l’ensemble de ce que l’Homme appelle la Vie,
-sauf l’animation, semblait détruite en ce spectral ascète.
-
-Ce mort vivant, plusieurs fois séculaire, était le Grand-Pontife de
-Sivà, le prêtre aux mains affreuses,--l’Anachorète au nom de lui-même
-oublié--et dont nul mortel n’eût, sans doute, retrouvé les syllabes
-qu’à travers la nuit, dans les déserts, en écoutant avec attention le
-cri du tigre.
-
- ⁂
-
-Or, c’était vers lui que venait, irritée, Akëdysséril; c’était bien cet
-homme dont l’aspect la transportait d’une fureur que trahissaient les
-houles de son sein, le froncement de ses narines, la palpitation de ses
-lèvres!
-
-Arrivée, enfin, devant lui, la reine s’arrêta, le considéra pendant un
-instant sans une parole, puis,--d’une voix qui retentit ferme, jeune,
-vibrante, dans le terrifiant isolement du démesuré tombeau:
-
---«Brahmane, je sais que tu t’es affranchi de nos joies, de nos
-désirs, de nos douleurs et que tes regards sont devenus lourds comme
-les siècles. Tu marches environné des brumes d’une légende divine.
-Un pâtre, des marchands khordofans, des chasseurs de lynx et de
-bœufs sauvages t’ont vu, de nuit, dans les sentiers des montagnes,
-plongeant ton front dans les immenses clartés de l’orage et, tout
-illuminé d’éclairs dont la vertu brûlante s’émoussait contre toi, sourd
-au fracas des cieux, tu réfractais, paisiblement au profond de tes
-prunelles, la vision du dieu que tu portes. Au mépris des éléments de
-nos abîmes, tu te projetais, en esprit, vers le Nul sacré de ton vieil
-espoir.
-
-«Comment donc te menacer, figure inaccessible? Mes bourreaux
-épuiseraient en vain, sur ta dépouille vivante, leur science ancienne,
-et mes plus belles vierges, leurs enchantements! Ton insensibilité
-neutralise ma puissance. Je veux donc me plaindre à ton dieu.»
-
-Elle posa le pied sur la première dalle du sanctuaire, puis, élevant
-ses regards vers le grand visage d’ombre perdu dans les hautes ténèbres
-du temple:
-
---«Sivà! cria-t-elle, Dieu dont l’invisible vol revêt de terreur
-jusqu’à la lumière du soleil,--Dieu qui, devant l’IRRÉVÉLÉ, te dressas,
-improuvant et condamnant ce mensonge des univers... que tu sauras
-détruire!--si j’ai senti, jamais, autour de moi, dans les combats, ta
-présence exterminatrice, tu écouteras, ô Père de la Sagesse fatale,
-la fille d’un jour qui ose troubler le silence de la demeure en te
-dénonçant ton prêtre.
-
-«Ressouviens-toi,--puisque c’est l’attribut des Dieux de s’intéresser
-si étrangement aux plaintes humaines!--Peu d’aurores avaient brillé
-sur mon règne, Sivà, lorsque forcée de franchir, avec mes armées,
-l’Iaxarte et l’Oxus, je dus entrer, victorieuse, dans les cités en feu
-de la Sogdiane,--dont le roi réclamait sa fille unique, ma prisonnière
-Yelka.--Je savais que des peuples du Népâl profiteraient, ici, de
-cette guerre lointaine, pour proclamer roi du Habad celui... que je
-ne pouvais me résoudre à faire périr, Sedjnour, enfin, leur prince,
-le frère, hélas! de Sinjab, mon époux inoublié.--Si j’étais une
-conquérante, Sedjnour n’était-il pas issu de la race d’Ebbahâr, le plus
-ancien des rois?
-
-«Je vainquis, en Sogdiane! Et je dus soumettre, à mon retour, les
-rebelles,--qui m’ont déclarée, depuis, valeureuse et magnanime, en des
-inscriptions durables.
-
-«Ce fut alors que, pour prévenir de nouvelles séditions et d’autres
-guerres, le Conseil de mes vizirs d’État, dans Bénarès, statua
-d’anéantir l’objet même de ces troubles, au nom du salut de tous. Un
-décret de mort fut donc rendu contre Sedjnour et contre ma captive,
-sa fiancée,--et l’Inde m’adjura d’en hâter l’exécution pour assurer,
-enfin, la stabilité de mon trône et de la paix.
-
-«En cette alternative, mon orgueil frémissant refusa de se diminuer
-en bravant les remords d’un tel crime. Qu’ils fussent mes captifs, je
-m’accordais avec tristesse--ô dieu des méditations désespérées!--cette
-inévitable iniquité!... mais qu’ils devinssent mes victimes?...
-lâcheté d’un cœur ingrat, dont le seul souvenir eût à jamais flétri
-toutes les fiertés de mon être.--Et puis, ô Dieu des victoires! je ne
-suis point cruelle, comme les filles des riches parsis, dont l’ennui
-se plaît à voir mourir; les grandes audacieuses, bien éprouvées aux
-combats, sont faites de clémence--et, comme l’une de mes sœurs de
-gloire, Sivà, je fus élevée par des colombes.
-
-«Cependant, l’existence de ces enfants était un constant péril. Il
-fallait choisir entre leur mort et tout le sang généreux que leur
-cause, sans doute, ferait verser encore!--Avais-je le droit de les
-laisser vivre, moi, reine?
-
- ⁂
-
-«Ah! je résolus, du moins, de les voir, une fois, de mes yeux,--pour
-juger s’ils étaient dignes de l’anxiété dont se tourmentait mon
-âme.--Un jour, aux premiers rayons de l’aurore, je revêtis mes
-vêtements d’autrefois, alors que, dans nos vallées, je gardais les
-troupeaux de mon père Gwalior. Et je me hasardai, femme inconnue, dans
-leurs demeures perdues parmi les champs de roses, aux bords opposés du
-Gange.
-
-«O Sivà! je revins éblouie, le soir!... Et, lorsque je me retrouvai
-seule, en cette salle du palais de Séür où je devins, où je demeure
-veuve, une mélancolie de vivre m’accabla: je me sentis plus troublée
-que je ne l’aurais cru possible!
-
-«O couple pur d’êtres charmants qui s’étonnaient sans me haïr! Leur
-existence ne palpitait que d’un espoir: leur union d’amour!... libres
-ou captifs!... fût-ce même dans l’exil!... Cet adolescent royal, aux
-regards limpides, et dont les traits me rappelaient ceux de Sinjab!
-Cette enfant chaste et si aimante, si belle!... leurs âmes séparées,
-mais non désunies, s’appelaient et se savaient l’une à l’autre!
-N’est-ce donc pas ainsi que notre race conçoit et ressent, depuis
-les âges, en notre Inde sublime, le sentiment de l’amour? Fidèle,
-immortellement!
-
-«Eux, un danger, Sivà?--Mais, Sedjnour, élevé par des sages, rendait
-grâce aux Destinées de se voir allégé du souci des rois! Il me
-plaignait, en souriant, de m’en être si passionnément fatiguée! Prince
-insoucieux de gloire, il jugeait frivoles ces lauriers idéals dont le
-seul éclat me fait pâlir!... S’aimer! Tel était--ainsi que pour son
-amante Yelka--l’unique royaume! Et, disaient-ils, ils étaient bien
-assurés que j’allais les réunir vite--puisque je fus aimée et que
-j’étais fidèle!...»
-
- ⁂
-
-Akëdysséril, après avoir un instant caché son visage de veuve entre ses
-mains radieuses, continua:
-
---«Répondre à ces enfants en leur adressant des bourreaux? Non!
-Jamais!--Cependant, que résoudre, puisque la mort, seule, peut
-mettre fin, sans retour, aux persévérances opiniâtres des partisans
-d’un prince--et que l’Inde me demandait la paix?... Déjà d’autres
-rébellions menaçaient: il me fallait encore m’armer contre
-l’Indo-Scythie...--Soudainement, une étrange pensée m’illumina! C’était
-la veille du jour où j’allais marcher contre les aborigènes des monts
-arachosiens. Ce fut à toi seul que je songeai, Sivà! Quittant, de
-nuit, mon palais, j’accourus ici, seule:--rappelle-toi! divinité
-morose!--Et je vins demander secours, devant ton sanctuaire, à ton noir
-pontife.
-
-«Brahmane, lui dis-je, je sais que, ni mon trône dont la blancheur
-s’éclaire de tant de pierreries, ni les armées, ni l’admiration des
-peuples, ni les trésors, ni le pouvoir de ce lotus inviolé--non,
-rien ne peut égaler en joie les premières délices de l’Amour ni ses
-voluptueuses tortures. Si l’on pouvait mourir du ravissement nuptial,
-mon sein ne battrait plus depuis l’heure où, pâle et rayonnante, Sinjab
-me captiva sous ses baisers, à jamais, comme sous des chaînes!
-
-«Cependant, si, par quelque enchantement, il était possible--que ces
-enfants condamnés _mourussent d’une joie si vive, si pénétrante, si
-encore inéprouvée, que cette mort leur semblât plus désirable que la
-vie_? Oui, par l’une de ces magies étranges, qui nous dissipent comme
-des ombres, si tu pouvais augmenter leur amour même,--l’exalter, par
-quelque vertu de Sivà?--d’un embrasement de désirs... peut-être le feu
-de leurs premiers transports suffirait-il pour consumer les liens de
-leurs sens en un évanouissement sans réveil!--Ah! si cette mort céleste
-était réalisable, ne serait-elle pas une conciliatrice, puisqu’ils
-se la donneraient à eux-mêmes? Seule, elle me semblait digne de leur
-douceur et de leur beauté.
-
-«Ce fut à ces paroles que cette bouche de nuit, engageant ta promesse
-divine, me répondit avec tranquillité:
-
---«Reine, j’accomplirai ton désir.»
-
-«Sur cette assurance de ton prêtre, accès libre lui fut laissé, par
-mes ordres, des palais de mes captifs.--Consolée, d’avance, par la
-beauté de mon crime, je me départis en armes, l’aube suivante, vers
-l’Arachosie,--d’où je reviens, victorieuse encore, Sivà! grâce à ton
-ombre et à mes guerriers, ce soir.
-
-«Or, tout à l’heure, au franchir des citadelles, j’eus souci de la
-fatale merveille, sans doute accomplie durant mon éloignement. Déjà
-songeuse d’offrandes sacrées, je contemplais les dehors de ce temple,
-lorsque mes phaodjs, apparus, m’ont révélé quelle fut, envers moi, la
-duplicité de ce très vieux homme-ci.»
-
-La souveraine veuve regarda le fakir: à peine si sa voix décelait, en
-de légers tremblements, la fureur qu’elle dominait.
-
---«Démens-moi! continua-t-elle; dis-nous de quelles délices tu tins à
-fleurir, pour ces adolescents idéals, la pente de la mort promise? sous
-les pleurs de quelles extases tu sus voiler leurs yeux ravis? en quels
-inconnus frémissements d’amour tu fis vibrer leurs sens jusqu’à cet
-alanguissement mortel où je rêvais que s’éteignissent leurs deux êtres?
-Non! tais-toi.
-
-«Mes phaodjs, aux écoutes dans les murailles, t’observaient--et j’ai
-lieu d’estimer leur clairvoyance fidèle... Va, tu peux lever sur moi
-tes yeux! A qui me jette le regard qui dompte, je renvoie celui qui
-opprime, n’étant pas de celles qui subissent des enchantements!...
-
-«O prince pur, Sedjnour, ombre ingénue,--et toi, pâle Yelka, si douce,
-ô vierge!--Enfants, enfants!... le voici, cet homme de tourments qu’il
-faut, où vous êtes, incriminer devant les divinités sans clémence qui
-n’ont pas aimé.
-
-«Je veux savoir pourquoi ce fils d’une femme oubliée me cacha cette
-haine qu’il portait, sans doute, à quelque souverain de la race dont
-ils sortirent et quelle vengeance il projetait d’exercer sur cette
-innocente postérité!...--Car de quel autre mobile s’expliquer ton
-œuvre, brahmane? à moins que tes féroces instincts natals, ayant,
-à la longue, affolé ta stérile vieillesse, tu n’aies agi dans
-l’inconscience... et, devant la perfection de leur double supplice,
-comment le croire?
-
-«Ainsi, ce ne fut qu’avec des paroles, n’est-ce pas? _rien qu’avec
-des paroles_, que tu fis subir, à leurs âmes, une mystérieuse agonie,
-jusqu’à ce qu’enfin cette mort volontaire, où tu les persuadais de
-se réfugier contre leurs tourments, vint les délivrer... de t’avoir
-entendu!
-
-«Oui, tout l’ensemble de ce subtil forfait, je le devine, prêtre;--et
-c’est par dédain, sache-le, que je n’envoie pas, à l’instant même, ta
-tête sonner et bondir sur ces dalles profanées par ton parjure.»
-
-Akëdysséril, qui venait de laisser ses yeux étinceler, reprit, avec des
-accents amers:
-
-«Aussitôt que l’austérité de ton aspect eut séduit la foi de ces
-claires âmes, tu commenças cette œuvre maudite. Et ce fut la simplicité
-de leur mutuelle tendresse que tu pris, d’abord, à tâche de détruire.
-Au souffle de quelles obscures suggestions desséchas-tu la sève d’amour
-en ces jeunes tiges, qui, pâlissantes, commencèrent, dès lors, à
-dépérir pour ta joie,--je vais te le dire!
-
-«Vieillard, il te fallut que chacun d’eux se sentît solitaire! Eh
-bien,--selon ce que tu leur laissas entendre,--_chacun d’eux ne
-devait-il pas survivre à l’oublié, et régner, grâce à mes vœux, en des
-pays lointains,--aux côtés d’un être royal et plein d’amour aujourd’hui
-préféré déjà_?... Comment te fut-il possible de les persuader?--Mais tu
-savais en offrir mille preuves!... Isolés, pouvaient-ils, ces enfants,
-échanger ce seul regard qui eût traversé les nébuleuses fumées de tes
-vengeances comme un rayon de soleil? Non! Non. Tu triomphais--et, tout
-à l’heure, je t’apprendrai, te dis-je, par quel redoutable artifice!
-Et le feu chaste de leurs veines, attisé, sans cesse, par le ravage
-des jalousies, par la mélancolie de l’abandon, tu sus en irriter les
-désirs jusqu’à les rendre follement charnels--à cause de cette croyance
-où tu plongeais leurs cœurs, l’impossibilité de toute possession l’un
-de l’autre. Entre leurs demeures, chaque jour, passant le Gange, tu
-te faisais, sur les eaux saintes, une sorte d’effrayant messager de
-pleurs, d’épouvante, d’illusions mortes et d’adieux.
-
-«Ah! les délations de mes phaodjs sont profondes: elles m’ont éclairé
-sur certaine détestable puissance dont tu disposes! Ils ont attesté, en
-un serment, les Dêvas des Expiations éternelles, que nulle arme n’est
-redoutable auprès de l’usage où ton noir génie sait plier la parole des
-vivants. Sur ta langue, affirment-ils, s’entre-croisent, à ton gré, des
-éclairs plus fallacieux, plus éblouissants et plus meurtriers que ceux
-qui jaillissent, dans les combats, des feintes de nos cimeterres. Et,
-lorsqu’un esprit funeste agite sa torche au fond de tes desseins, cet
-art, ce pouvoir, plutôt, se résout, d’abord, en...»
-
-La reine, ici, fermant à demi les paupières, sembla suivre, d’une
-lueur, entre ses cils, dans les vagues ténèbres du temple, un fil
-invisible, perdu, flottant: et, symbolisant ainsi l’analyse où ses
-pensées s’aventuraient, elle lissa, de deux de ses doigts fins et
-pâles, le bout de l’un de ses sourcils, en étendant l’autre main vers
-le brahme:
-
-...--«en... des suppositions lointaines, motivées subtilement, et
-suivies d’affreux silences... Puis,--des inflexions, très singulières,
-de ta voix éveillent... on ne sait quelles angoisses--dont tu épies,
-sans trêve, l’ombre passant sur les fronts. Alors--mystère de toute
-raison vaincue!--d’étranges _consonnances_, oui, presque nulles de
-signification,--et dont les magiques secrets te sont familiers,--te
-suffisent pour effleurer nos esprits d’insaisissables, de glaçantes
-inquiétudes! de si troubles soupçons qu’une anxiété inconnue oppresse,
-bientôt, ceux-là mêmes dont la défiance, en éveil, commençait à te
-regarder fixement. Il est trop tard. Le verbe de tes lèvres revêt,
-alors, les reflets bleus et froids des glaives, de l’écaille des
-dragons, des pierreries. Il enlace, fascine, déchire, éblouit,
-envenime, étouffe... et il a des ailes! Ses occultes morsures font
-saigner l’amour à n’en plus guérir. Tu sais l’art de susciter--pour
-les toujours décevoir--les espérances suprêmes! A peine supposes-tu...
-que tu convaincs plus que si tu attestais. Si tu feins de rassurer,
-ta menaçante sollicitude fait pâlir. Et, selon tes vouloirs, la
-mortelle malice qui anime ta sifflante pensée, jamais ne louange que
-pour dissimuler les obliques flèches de tes réserves, qui, seules,
-importent!--tu le sais, car tu es comme un mort méchant. D’un flair
-louche et froid, tu sais en proportionner les atteintes à la présence
-qui t’écoute. Enfin, toi disparu, tu laisses dans l’esprit que tu te
-proposas ainsi de pénétrer d’un venin fluide, le germe d’une corrosive
-tristesse, que le temps aggrave, que le sommeil même alimente--et qui
-devient bientôt si lourde, si âcre et si sombre--que vivre perd toute
-saveur, que le front se penche, accablé, que l’azur semble souillé
-depuis ton regard, que le cœur se serre à jamais--et que des êtres
-simples en peuvent mourir. C’est donc sous l’énergie de ce langage
-meurtrier--ton privilège, brahmane!--que tu te complus et t’acharnas,
-jour à jour, à froisser--comme entre les ossements de tes mains--le
-double calice de ces jeunes âmes candides, ô spectre étouffant deux
-roses dans la nuit!
-
-«Et lorsque leurs lèvres furent muettes, leurs yeux fixes et sans
-larmes, leurs sourires bien éteints; lorsque le poids de leur angoisse
-dépassa ce que leurs cœurs pouvaient supporter sans cesser de battre,
-lorsqu’ils eurent, même, cessé de me maudire ainsi que les dieux
-sacrés, tu sus augmenter en chacun d’eux, tout à coup, cette soif
-de perdre jusqu’au souvenir de leur être, pour échapper au supplice
-d’exister sans fidélité, sans croyance et sans espérance, en proie au
-tourment constant de leurs trop insatiables désirs l’un de l’autre.--Et
-cette nuit, cette nuit, tu les as laissés se précipiter dans le vaste
-fleuve,--te disant, peut-être, que tu saurais bien me donner le change
-de leur mort.»
-
-Il y eut un moment de grand silence dans le temple, à cette parole.
-
---«Prêtre, reprit encore Akëdysséril, je tenais à mon rêve que tu
-t’engageas, librement, à réaliser. Tu fus, ici, l’interprète sacrilège
-de ton dieu, dont tu as compromis l’éternelle intégrité par ta
-traîtrise, car tout parjure diminue, à la mesure de la promesse trahie,
-l’être même de qui l’accomplit ou l’inspira. Je veux donc savoir
-pourquoi tu m’as bravée: pour quel motif ce long attentat n’a point
-fatigué la persévérance!... Tu vas me répondre.»
-
- ⁂
-
-Elle se détourna, comme une longue lueur d’or, vers les profondeurs
-ensevelies dans l’obscurité. Et sa voix, devenant immédiatement
-stridente, réveilla, comme de force, en des sursauts bondissants, les
-échos des immenses salles autour d’elle:
-
---«Et maintenant, fakirs voilés, spectres errants entre les piliers
-de cette demeure et qui, cachant vos cruelles mains, apparaissez,
-par intervalles,--révélés, seulement, par l’ombre rapide que vous
-projetez sur les murailles,--écoutez la menaçante voix d’une femme
-qui,--servante, hier encore, de ceux-là qui entendent les symboles et
-tiennent la parole des dieux,--ce soir vous parle en dominatrice,
-car ses paroles ne sont point vaines: j’en ai pesé, froidement,
-l’imprudence--et ce n’est pas à moi de trembler.
-
-«Si, dans l’instant, ce taciturne ascète, votre souverain, se dérobe
-à ma demande en d’imprécises réponses,--avant une heure, moi, je le
-jure! Akëdysséril!--entraînant mes vierges militaires, nous passerons,
-debout, au front de nos chars vermeils avec des rires, dans la fumée,
-dispersant l’incendie de nos torches en feu aux profonds des noirs
-feuillages de votre antique avenue! Ma puissante armée, encore ivre de
-triomphe, et qui est aux portes de Bénarès, entrera dans la ville sur
-mon appel. Elle enserrera cet édifice désormais déserté de son dieu! Et
-cette nuit, toute la nuit, sous les chocs multipliés de mes béliers de
-bronze, j’en effondrerai les pierres, les portes, les colonnades! Je
-jure qu’il s’écroulera dans l’aurore et que j’écraserai le monstrueux
-simulacre vide où veilla, durant des siècles, l’esprit même de Sivà!
-Mes milices, dont le nombre est terrible, avec leurs lourdes massues
-d’airain, les auront broyés, pêle-mêle, ces blocs rocheux, avant que
-le soleil de demain--si demain nous éclaire--ait atteint le haut du
-ciel! Et le soir, lorsque le vent, venu de mes monts lointains--devant
-qui les autres de la terre s’humilient--aura dispersé tout ce vaste
-nuage de vaines poussières à travers les plaines, les vallées et les
-bois du Habad, je reviendrai, moi! vengeresse! avec mes guerrières,
-sur mes noirs éléphants, fouler le sol où s’éleva le vieux temple!...
-Couronnées de frais lotus et de roses, elles et moi, sur ses ruines,
-nous entrechoquerons nos coupes d’or, en criant aux étoiles, avec
-des chants de victoire et d’amour, les noms des deux ombres vengées!
-Et ceci, pendant que mes exécuteurs enverront, l’une après l’autre,
-du haut des amoncellements qui pourront subsister encore des parvis
-dévastés, vos têtes et vos âmes rouler en ce Néant-originel que votre
-espoir imagine!... J’ai dit.»
-
-La reine Akëdysséril, le sein palpitant, la bouche frémissante,
-abaissant les paupières sur ses grands yeux bleus tout en flammes, se
-tut.
-
- ⁂
-
-Alors le serviteur de Sivà, tournant vers elle sa blême face de granit,
-lui répondit d’une voix sans timbre:
-
---«Jeune reine, devant l’usage que nous faisons de la vie, penses-tu
-nous faire de la mort une menace?--Tu nous envoyas des trésors--semés,
-dédaigneusement, par nos saïns, sur les degrés de ce temple--où nul
-mendiant de l’Inde n’ose venir les ramasser! Tu parles de détruire
-cette demeure sainte? Beau loisir,--et digne de tes destinées,--que
-d’exhorter des soldats sans pensée à pulvériser de vaines pierres!
-L’Esprit qui anime et pénètre ces pierres est le seul temple qu’elles
-représentent: lui révoqué, le temple, en réalité, n’est plus. Tu
-oublies que c’est lui seul, cet Esprit sacré, qui te revêt, toi-même,
-de l’autorité dont tes armes ne sont que le prolongement sensible... Et
-que ce serait à lui seul, toujours, que tu devrais de pouvoir abolir
-les voiles sous l’accident desquels il s’incorpore ici. Quand donc le
-sacrilège atteignit-il d’autre dieu... que l’être même de celui qui
-fut assez infortuné pour en consommer la démence!
-
-«Tu vins à moi, pensant que la Sagesse des Dêvas visite plus
-spécialement ceux qui, comme nous, par des jeûnes, des sacrifices
-sanglants et des prières, préservent la clairvoyance de leur propre
-raison de dépendre des fumées d’un breuvage, d’un aliment, d’une
-terreur ou d’un désir. J’accueillis tes vœux parce qu’ils étaient
-beaux et sombres, même en leur féminine frivolité,--m’engageant à les
-réaliser,--par déférence pour le sang qui te couvre.--Et voici que,
-dès les premiers pas de ton retour, ton lucide esprit s’en remet à des
-intelligences de délateurs--que je n’ai même pas daigné voir--pour
-juger, pour accuser et pour maudire mon œuvre, de préférence à
-t’adresser simplement à moi, tout d’abord, pour en connaître.
-
-«Tu le vois, ta langue a formé, bien en vain, les sons dont vibrent
-encore les échos de cet édifice,--et s’il me plut d’entendre jusqu’à la
-fin tes harmonieux et déjà si oubliés outrages, c’est que,--fût-elle
-sans base et sans cause,--la colère des jeunes tueuses, dont les yeux
-sont pleins de gloire, de feux et de rêves, est toujours agréable à
-Sivà.
-
-«Ainsi, reine Akëdysséril, tu désires--et ne sais ce qui réalise!
-Tu regardes un but et ne t’inquiètes point de l’unique moyen de
-l’atteindre.--Tu demandas s’il était au pouvoir de la Science-sainte
-d’induire deux êtres en ce passionnel état des sens où telle subite
-violence de l’Amour détruirait en eux, dans la lueur d’un même instant,
-les forces de la vie?... Vraiment, quels autres enchantements qu’une
-réflexion toute naturelle devais-je mettre en œuvre pour satisfaire à
-l’imaginaire de ce dessein?--Écoute: et daigne te souvenir.
-
-«Lorsque tu accordas la fleur de toi-même au jeune époux, lorsque
-Sinjab te cueillit en des étreintes radieuses, jamais nulle vierge,
-t’écriais-tu, n’a frémi de plus ardentes délices, et ta stupeur, selon
-ce que tu m’attestas, était d’avoir survécu à ce grave ravissement.
-
-«C’est que,--rappelle-toi,--déjà favorisée d’un sceptre, l’esprit
-troublé d’ambitieuses songeries, l’âme disséminée en mille soucis
-d’avenir, il n’était plus en ton pouvoir de te donner tout entière.
-Chacune de ces choses retenait, au fond de ta mémoire, un peu de
-ton être et, ne t’appartenant plus en totalité tu te ressaisissais
-obscurément et malgré toi--jusqu’en ce conjugal charme de
-l’embrassement--aux attirances de ces choses étrangères à l’Amour.
-
-«Pourquoi, dès lors, t’étonner, Akëdysséril, de survivre au péril que
-tu n’as pas couru?
-
-«Déjà tu connaissais, aussi, des bords de cette coupe où fermente
-l’ivresse des cieux, d’avant-coureurs parfums de baisers dont l’idéal
-avait effleuré tes lèvres, émoussant la divine sensation future.
-Considère ton veuvage, ô belle veuve d’amour, qui sais si distraitement
-survivre à ta douleur! Comment la possession t’aurait-elle tuée, d’un
-être--dont la perte même te voit vivre?
-
-«C’est que, jeune femme, ta nuit nuptiale ne fut qu’étoilée. Son
-étincelante pâleur fut toute pareille à celle de mille bleus
-crépuscules, réunis au firmament, et se voilant à peine les uns les
-autres. L’éclair de Kamadêva, le Seigneur de l’amour, ne les traversa
-que d’une pâleur un peu plus lumineuse, mais fugitive! Et ce n’est pas
-en ces douces nuits que les cœurs humains peuvent subir le choc de sa
-puissante foudre.
-
-«Non!... Ce n’est que dans les nuits désespérées, noires et
-désolatrices, aux airs inspirateurs de mourir, où nul regret des choses
-perdues, nul désir des choses rêvées ne palpitent plus dans l’être,
-hormis l’amour seul;--c’est seulement en ces sortes de nuits qu’un
-aussi rouge éclair peut luire, sillonner l’étendue et anéantir ceux
-qu’il frappe! C’est en ce vide seul que l’Amour, enfin, peut librement
-pénétrer les cœurs et les sens et les pensées au point de les dissoudre
-en lui d’une seule et mortelle commotion! Car une loi des dieux a voulu
-que l’intensité d’une joie se mesurât à la grandeur du désespoir subi
-pour elle: alors seulement cette joie, se saisissant à la fois de toute
-l’âme, l’incendie, la consume et peut la délivrer!
-
-«C’est pourquoi j’ai accumulé beaucoup de nuit dans l’être de ces deux
-enfants: je la fis même plus profonde et plus dévastée que n’ont pu le
-dire les phaodjs!... Maintenant, reine, quant aux enchantements dont
-disposent les antiques brahmanes, supposes-tu que tes si clairvoyants
-délateurs connaissent, par exemple, l’intérieur de ces grands rochers
-du sommet desquels tes jeunes condamnés voulurent, hier au soir, se
-précipiter dans le Gange?»
-
-
-Ici, Akëdysséril, arrachant du fourreau son cimeterre qui continua la
-lueur de ses yeux, s’écria, ne dominant plus son courroux:
-
---«Insensé barbare! Pendant que tu prononces toutes ces vaines
-sentences qui ont tué mes chères victimes, ah! le fleuve roule, sous
-les astres, à travers les roseaux, leurs corps innocents!... Eh bien,
-le Nirvanah t’appelle. Sois donc anéanti!»
-
-Son arme décrivit un flamboiement dans l’obscurité. Un instant de plus,
-et l’ascète, séparé par les reins sous l’atteinte robuste du jeune
-bras,--n’était plus.
-
-Soudain, elle rejeta son arme loin d’elle, et le bruit retentissant de
-cette chute fit tressaillir encore les ombres du temple.
-
-C’est que--sans même relever les paupières sur l’accusatrice--le
-pontife sombre avait murmuré, sans dédain, sans terreur et sans
-orgueil, ce seul mot:
-
---«Regarde.»
-
- ⁂
-
-A cette parole s’étaient écartés les pans du grand voile de l’autel de
-Sivà, laissant apercevoir l’intérieur de la caverne que surplombait le
-dieu.
-
-Deux ascètes, les paupières abaissées selon les rites sacerdotaux,
-soutenaient, aux extrémités latérales du sanctuaire, les vastes plis
-sanglants.
-
-Au fond de ce lieu d’horreur, les trépieds étaient allumés comme à
-l’heure d’un sacrifice. L’Esprit de Sivà s’opposant, dans les symboles,
-à la libre élévation de leurs flammes, ces grandes flammes, renversées
-par les courbures de hautes plaques d’or, réverbéraient d’inquiétantes
-clartés sur la Pierre des victimes. Au chevet de cette Pierre se
-tenaient, immobiles et les yeux baissés, deux saïns, la torche haute.
-
-Et là, sur ce lit de marbre noir, apparaissaient étendus, pâles d’une
-pâleur de ciel, deux jeunes êtres charmants. Les plis de neige de leurs
-transparentes tuniques nuptiales décelaient les lignes sacrées de leurs
-corps; la lumière de leur sourire annonçait en eux le lever d’une aube
-éclose dans les invisibles et vermeils espaces de l’âme; et cette
-aurore secrète transfigurait, en une extase éternelle, leur immobilité.
-
-Certes, quelque transport d’une félicité divine, passant les forces de
-sensation que les dieux ont mesurées aux humains--avait dû les délivrer
-de vivre, car l’éclair de la Mort en avait figé l’expressif reflet sur
-leurs visages! Oui, tous deux portaient l’empreinte de l’idéale joie
-dont la soudaineté les avait foudroyés.
-
-Et là, sur cette couche où les brahmes de Sivà les avaient posés, ils
-gardaient l’attitude, encore, où la Mort--que, sûrement, ils n’avaient
-point remarquée--était venue les surprendre effleurant leurs êtres
-de son ombre. Ils s’étaient évanouis, perdus en elle, insolitement,
-laissant la dualité de leurs essences en fusion s’abîmer en cet unique
-instant d’un amour--que nul autre couple vivant n’aura connu jamais.
-
-Et ces deux mystiques statues incarnaient ainsi le rêve d’une volupté
-seulement accessible à des cœurs immortels.
-
-La juvénile beauté de Sedjnour, en sa blancheur rayonnante, semblait
-défier les ténèbres. Il tenait, ployée entre ses bras, l’être de son
-être, l’âme de son désir;--et celle-ci, dont la blanche tête était
-renversée sur le mouvement d’un bras jeté à l’entour du cou de son
-bien-aimé, paraissait endormie en un éperdu ravissement. L’auguste
-main de Yelka retombait sur le front de Sedjnour: ses beaux cheveux,
-brunissants, déroulaient sur elle et sur lui leurs noires ondes, et
-ses lèvres, entr’ouvertes vers les siennes, lui offraient, en un
-premier baiser, la candeur de son dernier soupir.--Elle avait voulu,
-sans doute, attirer dans un doux effort, la bouche de son amant vers
-la fleur de ses lèvres, lui faisant ainsi subir, en même temps, le
-subtil et cher parfum de son sein virginal qu’elle pressait encore
-contre cette poitrine adorée!... Et c’était au moment même où toutes
-les défaillances, où tous les adieux, toutes les tortures d’âme
-s’effaçaient à peine sous le mutuel transport de leur soudaine union!
-
-Oui, la résurrection, trop subitement délicieuse, de tant d’inespérées
-et pures ivresses, le contre-coup de cette effusion enchantée,
-l’intime choc de ce fulgurant baiser, que tous deux croyaient à jamais
-irréalisable, les avaient emportés, d’un seul coup d’aile, hors de
-cette vie dans le ciel de leur propre songe. Et, certes, le supplice
-eût été, pour eux, de survivre à cet instant non pareil!
-
- ⁂
-
-Akëdysséril considérait, en silence, l’œuvre merveilleuse du
-Grand-prêtre de Sivà.
-
---«Penses-tu que si les Dêvas te conféraient le pouvoir de les
-éveiller, ces délivrés daigneraient accepter encore la Vie?
-dit l’impénétrable fakir d’un accent dont l’ironie austère
-triomphait:--vois, reine, te voici leur envieuse!»
-
-Elle ne répondit pas: une émotion sublime voilait ses yeux. Elle
-admirait, se joignant les mains sur une épaule, l’accomplissement de
-son rêve inouï.
-
-Soudainement, un immense murmure, la rugissante houle d’une multitude,
-et de longs bruissements d’armes, troublant sa contemplation, se
-firent entendre de l’extérieur du temple--dont les portails roulèrent,
-lourdement, sur les dalles intérieures.
-
-Sur le seuil, n’osant entrer en apercevant la reine de Bénarès éclairée
-encore, au fond du temple, par les flammes du sanctuaire et qui s’était
-détournée,--les trois vizirs, inclinés, la regardaient, leurs armes en
-main, l’air meurtrier.
-
-Derrière eux, les guerrières montraient leurs jeunes têtes d’Apsarâs
-menaçantes, aux yeux allumés par une inquiétude de ce qu’était devenue
-leur maîtresse: elles se contenaient à peine d’envahir la demeure du
-dieu.
-
-Autour d’elles, au loin, l’armée, dans la nuit.
-
-
-Alors, tout ce rappel de la vie, et la mélancolie de sa puissance,
-et le devoir d’oublier la beauté des rêves! et jusqu’aux adieux de
-l’amour perdu,--tout l’esclavage, enfin, de la Gloire, gonfla, d’un
-profond soupir, le sein d’Akëdysséril: et les deux premières larmes,
-les dernières aussi! de sa vie, brillèrent, en gouttes de rosée, sur
-les lis de ses joues divines.
-
-Mais--bientôt--ce fut comme si un dieu eût passé!--Redressant sa haute
-taille sur la marche suprême de l’autel:
-
---«Vice-rois, vizirs et sowaris du Habad, cria-t-elle de cette voix
-connue dans les mêlées et que répercutèrent toutes les colonnades du
-sombre édifice--vous avez décidé la mort d’un prince, héritier du trône
-de Séür, depuis la mort de Sinjab, mon époux royal: vous avez condamné
-à périr Sedjnour et, aussi, sa fiancée Yelka, princesse de cette riche
-région, soumise, enfin, par nos armes!--Les voici!
-
-«Récitez la prière pour les ombres généreuses, qui, dans l’abîme de
-l’Esprit, s’efforcent vers le Çwargâ divin!--Chantez, pour elles,
-guerrières, et vous, ô chers guerriers! l’hymne du Yadjnour-Vêda, la
-parole du Bonheur! Que l’Inde, sous mon règne, hélas! enfin à ce prix
-pacifiée, refleurisse, à l’image de son lotus, l’éternelle Fleur!...
-Mais qu’aussi les cœurs se serrent de ceux dont l’âme est grave: car
-une grandeur de l’Asie s’est évanouie sur cette pierre!... La sublime
-race d’Ebbahâr est éteinte.»
-
-
-
-
-L’Amour suprême
-
- Les cœurs chastes diffèrent des Anges en
- félicité, mais pas en honneur.
-
- St-BERNARD.
-
-
-Ainsi l’humanité, subissant, à travers les âges, l’enchantement du
-mystérieux Amour, palpite à son seul nom sacré.
-
-Toujours elle en divinisa l’immuable essence, transparue sous le voile
-de la vie,--car les espoirs inapaisés ou déçus que laissent au cœur
-humain les fugitives illusions de l’amour terrestre, lui font toujours
-pressentir que nul ne peut posséder son réel idéal sinon dans la
-lumière créatrice d’où il émane.
-
-Et c’est pourquoi bien des amants--oh! les prédestinés!--ont su, dès
-ici-bas, au dédain de leurs sens mortels, sacrifier les baisers,
-renoncer aux étreintes et, les yeux perdus en une lointaine extase
-nuptiale, projeter, ensemble, la dualité même de leur être dans les
-mystiques flammes du Ciel. A ces cœurs élus, tout trempés de foi,
-la Mort n’inspire que des battements d’espérance; en eux, une sorte
-d’Amour-phénix a consumé la poussière de ses ailes pour ne renaître
-qu’immortel: ils n’ont accepté de la terre que l’effort seul qu’elle
-nécessite pour s’en détacher.
-
-Si donc il est vrai qu’un tel amour ne puisse être exprimé que par qui
-l’éprouve, et puisque l’aveu, l’analyse ou l’exemple n’en sauraient
-être qu’auxiliateurs et salubres, celui-là même qui écrit ces lignes,
-favorisé qu’il fut de ce sentiment d’en haut, n’en doit-il pas la
-fraternelle confidence à tous ceux qui portent, dans l’âme, un exil?
-
-En vérité, ma conscience ne pouvant se défendre de le croire, voici,
-en toute simplicité, par quels chaînons de circonstances, de futiles
-hasards mondains, cette sublime aventure m’arriva.
-
-Ce fut grâce à la parfaite courtoisie de M. le duc de Marmier que je me
-trouvai, par ce beau soir de printemps de l’année 1868, à cette fête
-donnée à l’hôtel des Affaires étrangères.
-
-Le duc était allié à la maison de M. le marquis de Moustiers, alors aux
-Affaires. Or, la surveille, à table, chez l’un de nos amis, j’avais
-manifesté le désir de contempler, par occasion, le monde impérial, et
-M. de Marmier avait poussé l’urbanité jusqu’à me venir prendre chez
-moi, rue Royale, pour me conduire à cette fête, où nous entrâmes sur
-les dix heures et demie.
-
-Après les présentations d’usage, je quittai mon aimable introducteur et
-m’orientai.
-
-Le coup d’œil du bal était éclatant; les cristaux des lustres lourds
-flambaient sur des fronts et des sourires officiels; les toilettes
-fastueuses jetaient des parfums; de la neige vivante palpitait aux
-bords tout en fleur des corsages; le satiné des épaules, que des
-diamants mouillaient de lueurs, miroitait.
-
-Dans le salon principal, où se formaient des quadrilles, des habits
-noirs, sommés de visages célèbres, montraient à demi, sous un parement,
-l’éclair d’une plaque aux rayons d’or neuf. Des jeunes filles, assises,
-en toilette de mousseline aux traînes enguirlandées, attendaient,
-le carnet au bout des gants, l’instant d’une contredanse. Ici, des
-attachés d’ambassade, aux boutonnières surchargées d’ordres en
-pierreries, passaient; là, des officiers généraux, cravatés de moire
-rouge et la croix de commandeur en sautoir, complimentaient à voix
-basse d’aristocratiques beautés de la cour. Le triomphe se lisait dans
-les yeux de ces élus de l’inconstante Fortune.
-
-Dans les salons voisins devisaient des groupes diplomatiques,
-parmi lesquels on distinguait un camail de pourpre. Des étrangères
-marchaient, attentives, l’éventail aux lèvres, aux bras de
-«conseillers» de chancelleries; ici, les regards glissaient avec le
-froid de la pierre. Un vague souci semblait d’ordonnance sur tous les
-fronts.--En résumé, la fête me paraissait un bal de fantômes, et je
-m’imaginais que, d’un moment à l’autre, l’invisible montreur de ces
-ombres magiques allait s’écrier fantastiquement dans la coulisse, le
-sacramentel: «Disparaissez!»
-
-Avec l’indolence ennuyée qu’impose l’étiquette, je traversai donc
-cette pièce encore et parvins en un petit salon à peu près désert,
-dont j’entrevoyais à peine les hôtes. Le balcon d’une vaste croisée
-grand’ouverte invitait mon désir de solitude; je vins m’y accouder. Et,
-là, je laissai mes regards errer au dehors sur tout ce pan du Paris
-nocturne qui, de l’Arc-de-l’Étoile à Notre-Dame, se déroulait à la vue.
-
- ⁂
-
-Ah! l’étincelante nuit! De toutes parts, jusqu’à l’horizon, des
-myriades de lueurs fixes ou mouvantes peuplaient l’espace. Au delà
-des quais et des ponts sillonnés de lueurs d’équipages, les lourds
-feuillages des Tuileries, en face de la croisée, remuaient, vertes
-clartés, aux souffles du Sud. Au ciel, mille feux brûlaient dans le
-bleu-noir de l’étendue. Tout en bas, les astrals reflets frissonnaient
-dans l’eau sombre: la Seine fluait, sous ses arches, avec des lenteurs
-de lagune. Les plus proches papillons de gaz, à travers les feuilles
-claires des arbustes, en paraissaient les fleurs d’or. Une rumeur, dans
-l’immensité, s’enflait ou diminuait, respiration de l’étrange capitale:
-cette houle se mêlait à cette illumination.
-
-Et des mesures de valses s’envolaient, du brillant des violons, dans la
-nuit.
-
-Au brusque souvenir du roi dans l’exil, il me vint des pensers de
-deuil, une tristesse de vivre et le regret de me trouver, moi aussi, le
-passant de cette fête. Déjà mon esprit se perdait en cette songerie,
-lorsque de subits et délicieux effluves de lilas blancs, tout auprès
-de moi, me firent détourner à demi vers la féminine présence que, sans
-doute, ils décelaient.
-
-Dans l’embrasure, à ma droite, une jeune femme appuyait son coude ganté
-à la draperie de velours grenat ployée sur la balustrade.
-
-En vérité, son seul aspect, l’impression qui sortait de toute sa
-personne, me troublèrent, à l’instant même, au point que j’oubliai
-toutes les éblouissantes visions environnantes! Où donc avais-je vu,
-déjà, ce visage?
-
-Oh! comment se pouvait-il qu’une physionomie d’un charme si élevé,
-respirant une si chaste dignité de cœur, comment se pouvait-il que
-cette sorte de Béatrix aux regards pénétrés seulement du mystique
-espoir--c’était lisible en elle--se trouvât égarée en cette mondaine
-fête?
-
-Au plus profond de ma surprise, il me sembla, tout à coup, reconnaître
-cette jeune femme; oui, des souvenirs, anciens déjà, pareils à des
-adieux, s’évoquaient autour d’elle! Et, confusément, au loin, je
-revoyais des soirées d’un automne, passées ensemble, jadis, en un
-vieux château perdu de la Bretagne, où la belle douairière de Locmaria
-réunissait, à de certains anniversaires, quelques amis familiers.
-
-Peu à peu, les syllabes, pâlies par la brume des années, d’un nom
-oublié, me revinrent à l’esprit:
-
---Mademoiselle d’Aubelleyne! me dis-je.
-
-Au temps dont j’avais mémoire, Lysiane d’Aubelleyne était encore une
-enfant: je n’étais, moi, qu’un assez ombrageux adolescent et, sous les
-séculaires avenues de Locmaria, notre commune sauvagerie, au retour des
-promenades, nous avait ménagé, plusieurs fois, des rencontres de hasard
-à l’heure du lever des étoiles. Et--je me rappelais!--la gravité, si
-étrange à pareils âges, de nos causeries, la spiritualité de leurs
-sujets préférés, nous avaient révélé l’un à l’autre mille affinités
-d’âme, telles que souvent entre nous, de longs silences, extra-mortels
-peut-être! avaient passé.
-
-A cette époque, depuis déjà deux années, elle n’avait plus de mère. Le
-baron d’Aubelleyne, aussitôt l’atteinte de ce grand deuil, ayant envoyé
-sa démission de commandant de vaisseau, s’était retiré tristement, avec
-ses deux filles, en son patrimonial domaine, et ce n’était plus qu’à de
-rares occasions que l’on se produisait dans le monde des alentours.
-
-Cette réclusion n’offrait rien qui dût affliger une jeune fille «née
-avec le mal du ciel», selon l’expression du pays. Le vœu de «rester
-demoiselle», que l’on savait être son secret, se lisait en ses yeux
-aux lueurs de violettes après un orage. En enfant sainte, elle se
-plaisait, au contraire, dans l’isolement où sa radieuse primevère
-se fanait auprès d’un vieillard dont elle allégeait les dernières
-mélancolies. C’était volontiers qu’elle s’accoutumait à vivre ainsi,
-élevant sa jeune sœur, s’occupant humblement du château, de ses chers
-indigents, des religieuses de la contrée, dédaigneuse d’un autre avenir.
-
-Dispensatrice, déjà, d’œuvres bénies, elle se réalisait en cette
-existence d’aumônes, de travail et de cantiques, où la virginité de son
-être, à travers le pur encens de toutes ses pensées, veillait, comme
-une lampe d’or brûle dans un sanctuaire.
-
-Or, ne nous étant jamais revus depuis les heures de ces vagues
-rencontres en ce château breton, voici que je la retrouvais,
-soudainement, ici, à Paris, devant moi, sur cet officiel balcon
-nocturne--et que son apparition sortait de cette fête!
-
-Oui, c’était bien elle! Et, maintenant comme autrefois, la douceur
-des êtres qui tiennent déjà de leur ange caractérisait sa pensive
-beauté. Elle devait être de vingt-trois à vingt-quatre ans. Une pâleur
-natale, inondant l’ovale exquis du visage, s’alliait, éclairée par deux
-rayonnants yeux bleus, à ses noirs bandeaux lustrés, ornés de lilas
-blancs qui s’épanouissaient avant d’y mourir.
-
-Sa toilette, d’une distinction mystérieuse, et qui lui seyait par cela
-même, était de soie lamée, d’un noir éteint, brodée d’un fin semis de
-jais qu’une claire gaze violette voilait de sa sinueuse écharpe.
-
-Une frêle guirlande de lilas blancs ondulait, sur son svelte corsage,
-de la ceinture à l’épaule: la tiédeur de son être avivait les délicats
-parfums de cette parure. Son autre main, pendante sur sa robe, tenait
-un éventail blanc refermé: le très mince fil d’or, qui faisait collier,
-supportait une petite croix de perles.
-
-Et--comme autrefois!--je sentais que c’était _seulement_ la
-transparence de son âme qui me séduisait en cette jeune femme!--Et que
-toute passionnelle pensée, à sa vue, me serait toujours d’un mille
-fois moins attrayant idéal que le simple et fraternel partage de sa
-tristesse et de sa foi.
-
-Je la considérai quelques instants avec une admiration aussi naïve
-qu’étonnée de sa présence en un milieu si loin d’elle!... Elle parut le
-comprendre, et aussi me reconnaître, d’un sourire empreint de clémence
-et de candeur. En effet, les êtres qui se sentent dignes d’inspirer
-la noblesse d’un pareil sentiment, l’acceptent avec une délicatesse
-infinie. Leur auguste humilité l’accueille comme un tribut tout simple,
-très naturel et dont tout l’honneur revient à Dieu.
-
- ⁂
-
-Je fis un pas pour me rapprocher d’elle.
-
---Mademoiselle d’Aubelleyne, lui dis-je, n’a donc pas totalement
-oublié, depuis des années, le passant morose qu’elle a rencontré dans
-le manoir de Locmaria?
-
---Je me souviens, en effet, monsieur.
-
---Vous étiez alors une très jeune fille, plus songeuse que triste, plus
-douce que joyeuse, dont le sourire n’était jamais qu’une lueur rapide;
-et cependant, sous les pures transparences de vos regards d’enfant,
-oserais-je vous dire que j’avais déjà presque deviné la femme future,
-toute voilée de mélancolie, qui m’apparaît ce soir?
-
---Bien que vieillie, il me plaît que vous ne me trouviez pas
-_autrement_ changée.
-
---Aussi, tout en vous voyant mêlée à cette fête, j’ai le pressentiment
-que vous en êtes absente--et que je suis pour vous plus étranger que si
-jamais vous ne m’eussiez connu.--Vraiment, on dirait que, déjà, vous
-avez... souffert de la vie?
-
-Elle cessa d’être distraite, me regarda, comme pour se rendre compte de
-la portée que je voulais donner à mes paroles, et me répondit:
-
---Non, monsieur,--du moins comme on pourrait l’entendre. Je ne suis
-point une désenchantée, et si je n’ai réclamé, si je ne désire aucune
-joie de la vie, je comprends que d’autres puissent la trouver belle.
-Ce soir, par exemple, ne fait-il pas une admirable nuit? Et, d’ici,
-quelles musiques douces! Tout à l’heure, dans le salon du bal, j’ai
-vu deux fiancés: ils se tenaient par la main, pâles de bonheur; ils
-s’épouseront! Ah! ce doit être une joie d’être mère! Et de vivre aimée,
-en berçant un doux enfant au sourire de lumière...
-
-Elle eut comme un soupir et je la vis fermer les yeux.
-
---Oh! le parfum de ces lilas me fait mal, dit-elle.
-
-Elle se tut, presque émue.
-
-J’étais sur le point de lui demander quel vague regret cachait cette
-émotion, lorsque, comme un informe oiseau fait de vent, d’échos sonores
-et de ténèbres, minuit, s’envolant tout à coup de Notre-Dame, tomba
-lourdement à travers l’espace et, d’église en église, heurtant les
-vieilles tours de ses ailes aveugles, s’enfonça dans l’abîme, vibra,
-puis disparut.
-
- ⁂
-
-Bien que l’heure eût cessé de sonner, mademoiselle d’Aubelleyne,
-accoudée et attentive, paraissait écouter encore je ne sais quels sons
-perdus dans l’éloignement et qui, pour elle, continuaient sans doute
-_ce_ minuit, car de très légers mouvements de sa tête semblaient
-suivre un tintement que je n’entendais plus.
-
---On dirait que vos pensées accompagnent, jusqu’au plus lointain de
-l’ombre, ces heures qui s’enfuient!
-
---Ah! murmura-t-elle en mêlant les lueurs de ses yeux au rayonnement
-des étoiles, c’est _qu’aujourd’hui fut mon dernier jour d’épreuve_, et
-que cette heure qui sonne n’est pour moi qu’un bruit de chaînes qui se
-brisent, emportant loin d’ici toute mon âme délivrée!... non seulement
-loin de cette fête, mais hors de ce monde sensible, où nous ne sommes,
-nous-mêmes, que des apparences et dont je vais enfin me détacher à
-jamais.
-
-A ces mots, je regardai ma voisine d’isolement avec une sorte
-d’inquiète fixité.
-
---Certes, répondis-je, en vous écoutant, je reconnais l’âme de l’enfant
-d’autrefois! Mais, ce qui m’interdit un peu, c’est ce natal et si
-profond désir de détachement qui persiste en vous alors que la pleine
-éclosion de votre jeunesse et le charme mystérieux de votre beauté
-vous donnent des droits à toutes les joies de ce monde!
-
---Oh! dit-elle d’une voix qui me parut comme le son d’une source
-solitaire cachée dans une forêt, quelle est la joie, selon le monde,
-qui ne s’épuise--et ne se noie, par conséquent, elle-même--dans sa
-propre satiété? Est-ce donc méconnaître le bienfait de la vie que de
-n’en point vouloir éprouver les dégoûts?--Que sont des plaisirs qui ne
-se réalisent jamais, sinon mêlés d’un essentiel remords?... Et quel
-plus grand bonheur que de vivre son existence avec une âme forte, pure,
-indéçue--et s’étant soustraite aux atteintes même de toutes mortelles
-concupiscences pour ne point déchoir de son idéal?
-
---Il est aisé de se dire forte en se dérobant à l’épreuve de tous
-combats.
-
---Je ne suis qu’une créature humaine, faite de chair et de faiblesses,
-péchant, quand même, toujours; pourquoi voudrais-je d’autres luttes que
-celles-là dont je suis sûre de sortir victorieuse?
-
---Alors, lui demandai-je avec un affectueux étonnement, comment se
-fait-il que vous soyez venue ici ce soir!
-
-Un inexprimable sourire, fait de dédain terrestre et d’extase sacrée,
-illumina la pâleur de ses traits:
-
---J’ai dû subir, dans ma docilité, l’ancienne coutume du Carmel qui
-prescrit à l’humble fiancée de la Croix d’affronter les tentations du
-monde avant de prononcer ses vœux. Je suis ici par obéissance.
-
- ⁂
-
-En ce moment même, d’harmonieuses mélodies du bal nous parvinrent,
-plus distinctes; une tenture de salon venait d’être écartée, laissant
-entrevoir un resplendissement de femmes souriantes, dans les valses,
-sous les lumières. Envisageant donc celle dont l’austère pensée
-dominait ainsi ces visions, je lui répondis avec une émotion dont
-tremblait un peu ma voix:
-
---En vérité, mademoiselle, on se sent à jamais attristé par la
-rigueur de votre renoncement!--Pourquoi cette hâte du sacrifice?
-La vie parût-elle sans joies, celles qu’on peut dispenser ne lui
-donnent-elles pas un prix? Il est beau de ne pas craindre les
-amertumes, de se prêter aux illusions, d’accepter les tâches que
-d’autres subissent pour nous, d’aimer, de palpiter, de souffrir et de
-savoir, enfin, vieillir!--Alors, n’ayant plus à remplir aucun devoir,
-si votre âme, lassée des froissements humains, aspirait au repos, je
-comprendrais votre retraite du monde, qui maintenant me semble, je
-l’avoue, une sorte de désertion.
-
-Elle se détachait comme un lys sur les ténèbres étoilées qui semblaient
-le milieu complémentaire de sa personne, et ce fut avec une voix d’élue
-qu’elle me répondit:
-
---Différer, dites-vous?... Non. Celles-là ne sauraient avoir droit
-qu’au mirage du ciel, qui pourraient calculer leur holocauste de façon
-à n’offrir à Dieu que le rebut de leur corps et la cendre de leur âme.
-La puissance de sa foi fait à chacun la splendeur de son paradis, et,
-croyez-nous, ce n’est que dans l’effort souverain pour échapper aux
-attaches rompues qu’on puise la surhumaine faculté d’élancement vers
-la Lumière divine.--Pourquoi, d’ailleurs, hésiter? Le moment de n’être
-plus suit de près, à tel point, celui d’avoir été, que la vie ne
-s’affirme, en vérité, que dans la conception de son néant. Dès lors,
-comment, même, appeler «sacrifice» (après tout!) l’abandon terrestre de
-cette heure dont le bon emploi peut sanctifier, seul, notre immortalité?
-
-Ici, la sombre inspirée se détourna vers le salon du bal que l’on
-entrevoyait encore; sa main touchait le velours pourpre jeté sur la
-balustrade; ses doigts s’appuyèrent par hasard sur la couronne de
-l’impérial écusson qui brillait au dehors en repoussé d’or bruni.
-
---Voyez, continua-t-elle; certes, ils sont beaux et séduisants les
-sourires, les regards de ces vivantes qui tourbillonnent sous ces
-lustres!--Ils sont jeunes, ces fronts, et fraîches sont ces lèvres!
-Pourtant, que le souffle d’une circonstance funeste passe sur ces
-flambeaux et brusquement les éteigne! Toutes ces irradiations
-s’évanouissant dans l’ombre cesseront, _momentanément_, de charmer
-nos yeux. Or, sinon demain même, un jour prochain, sans rémission,
-le vent de la Nuit, qui déjà nous frôle, perpétuera cet effacement.
-Dès lors, qu’importent ces formes passagères qui n’ont de réel que
-leur illusion? Que sert de se projeter sous toute clarté qui doit
-s’éteindre? Pour moi, c’est vivre ainsi qui serait déserter. Mon
-premier devoir est de suivre la Voix qui m’appelle. Et je ne veux
-désormais baigner mes yeux que dans cette lumière intérieure dont
-l’humble Dieu crucifié daigne, par sa grâce! embraser mon âme. C’est
-à lui que j’ai hâte de me donner dans toute la fleur de ma beauté
-périssable!--Et mon unique tristesse est de n’avoir à lui sacrifier que
-cela.
-
-Pénétré, malgré moi, par la ferveur de son extase, je demeurai
-silencieux, ne voulant troubler d’aucune parole le secret infini de son
-recueillement. Peu à peu, cependant, son visage reprit sa tranquillité;
-elle se détourna, presque souriante, vers le vieil amiral de L...-M...
-qui s’avançait; elle lui tendit la main et s’inclina comme pour s’en
-aller.
-
---Déjà vous partez! murmurai-je. Je ne vous verrai donc plus?
-
---Non, monsieur, dit-elle doucement.
-
---Pas même une dernière fois?
-
-Elle sembla réfléchir une seconde et répondit:
-
---Une dernière fois... Je veux bien.
-
---Quand?
-
---Demain, à midi, si vous venez à la chapelle du Carmel.
-
-Lorsque mademoiselle d’Aubelleyne eut disparu du salon, comme j’étais
-encore sous le saisissement de cette rencontre et de cet entretien,
-j’essayai, pour en dissiper l’impression, de me mêler à l’étincelante
-fluctuation de cette foule.
-
-Mais, au premier coup d’œil, je sentis qu’une ombre était tombée sur
-toutes ces lumières! Et qu’il ne resterait tout à l’heure de cette fête
-que des salles désertes, où glisseraient, comme des ombres, des valets
-livides sous des lustres éteints.
-
- ⁂
-
-Le lendemain matin, je sortis bien avant l’heure indiquée. La matinée,
-tout ensoleillée d’or, était de ce froid printanier dont frissonnent
-les rosiers rajeunis, Avril riait dans les airs, invitant à vivre
-encore, et,--sur les boulevards--les arbres, les vitres, poudrés de
-grésil comme d’une mousse de diamants, scintillaient dans une vapeur
-irisée. L’esprit ému d’un indéfinissable espoir, j’avisai la première
-voiture advenue.
-
-Environ trois quarts d’heures après, je me trouvai devant le portail
-d’un ancien prieuré, Notre-Dame-des-Champs;--je montai les degrés de la
-chapelle et j’entrai.
-
-L’orgue accompagnait des voix d’une douceur si pure que leurs accents
-ne semblaient plus tenir de la terre. Un hémicycle, au grillage
-impénétrable, formait les parois antérieures du sanctuaire. Là,
-chantaient, invisibles, les continuatrices de Thérèse d’Avila. C’était
-l’office des trépassés; un prêtre, revêtu de l’étole noire, disait la
-messe des morts. En face de l’autel, s’élevait, au milieu des fumées de
-l’encens, une chapelle ardente.
-
-Sans doute on célébrait le service d’une religieuse de la communauté,
-car un drap blanc recouvrait la châsse posée très bas au-dessus des
-dalles,--et s’étalait jusqu’à terre en plis où se jouait, à travers
-les vitraux couleur d’opale, la lumière du soleil.
-
-Les mille lueurs des cierges, flammes de la forme des pleurs,
-éclairaient les autres pleurs d’or du drap funéraire,--et ces feux
-semblaient tristement dire à la clarté du jour: «Toi aussi, tu
-t’éteindras!»
-
-Dans la nef, l’assistance, du plus haut aspect mondain, priait,
-recueillie; le luxe et l’air des toilettes, ces senteurs de fourrures,
-l’éclat des velours bleus et noirs, mêlaient à ces funérailles une
-sorte d’impression nuptiale.
-
-Je cherchai du regard, dans la foule, mademoiselle d’Aubelleyne. Ne
-l’apercevant pas, je m’avançai, préoccupé, entre la double ligne des
-chaises, jusqu’au pilier latéral à gauche de l’abside.
-
-L’offertoire venait de sonner. La grille claustrale s’était
-entr’ouverte; l’abbesse, appuyée sur une crosse blanche, se tenait
-debout, au seuil, l’étincelante croix d’argent sur la poitrine. Des
-sœurs de l’Observation-ordinaire, en manteaux blancs, en voiles noirs
-et les pieds nus s’avancèrent, et découvrirent la châsse _dont les
-quatre planches apparurent vides et béantes_.
-
-Avant que je me fusse rendu compte de ce que cela signifiait, le glas,
-cette négation de l’Heure, commença de tinter, et le vieil officiant,
-se tournant vers les fidèles, prononça la demande sacrée: «Si quelque
-victime voulait s’unir au Dieu dont il allait offrir l’éternel
-sacrifice?...»
-
-A cette parole, il se fit entendre comme un frémissement dans
-l’assistance et tous les regards se portèrent vers une pénitente vêtue
-de blanc et voilée. Je la vis quitter sa place et s’avancer au milieu
-d’une rumeur de tristesse, de pleurs et d’adieux. Sans relever les
-yeux, elle s’approcha de l’enceinte, en poussa doucement la barrière,
-entra dans le chœur, ôta son voile, fléchit le genou, calme, au milieu
-des cierges qui, autour de son auguste visage, formaient, à présent,
-comme un cercle d’étoiles,--et, posant sa main virginale sur le
-cercueil, répondit: «Me voici!»
-
-Je comprenais, maintenant. C’était donc là le rendez-vous sombre que
-m’avait donné cette jeune fille! Je me rappelai, dans un éclair, le
-terrible cérémonial dont la prise du voile est entourée pour les
-Carmélites de l’Observance-étroite. Les symboles de ce rituel se
-succédaient, pareils à des appels précipités de la pierre sépulcrale.
-
-Et voici qu’au milieu du plus profond silence, j’entendis tout à
-coup s’élever sa douce voix, chantant _la formule des vœux de sa
-consécration_...
-
-Ah! Je n’ai pas à définir, ici, le mystérieux secret dont défaillait
-mon âme!
-
-Soudain, l’une de ses nouvelles compagnes l’ayant revêtue, lentement,
-du linceul et du voile, puis déchaussée à jamais, reçut de l’abbesse
-les ciseaux sinistres sous lesquels allait tomber la chevelure de la
-pâle bienheureuse.
-
-A ce moment, Lysiane d’Aubelleyne se détourna vers l’assemblée. Et ses
-yeux, ayant rencontré les miens, s’arrêtèrent, paisibles, longtemps,
-fixement, avec une solennité si grave, que mon âme accueillit la
-commotion de ce regard comme un rendez-vous éternel promis par cette
-âme de lumière.
-
-Je fermai les paupières, y retenant des pleurs qui eussent été
-sacrilèges.
-
-Quand je repris conscience des choses, l’église était déserte, le jour
-baissait, le rideau claustral était tiré derrière les grilles. Toute
-vision avait disparu.
-
-Mais le sublime adieu de cette grande ensevelie avait consumé désormais
-l’orgueil charnel de mes pensées. Et, depuis, grandi par le souvenir de
-cette Béatrice, je sens toujours, au fond de mes prunelles, ce mystique
-regard, pareil sans doute à celui qui, tout chargé de l’exil d’ici-bas,
-remplit à jamais de l’ardeur nostalgique du Ciel les yeux de Dante
-Alighieri.
-
-
-
-
-Le droit du passé
-
-
-Le 21 janvier 1871, réduit par l’hiver, par la faim, par le refoulement
-des sorties aveugles, Paris, à l’aspect des positions inexpugnables
-d’où l’ennemi, presque impunément, le foudroyait, éleva enfin, d’un
-bras fiévreux et sanglant, le pavillon désespéré qui fait signe aux
-canons de se taire.
-
-Sur une hauteur lointaine, le chancelier de la Confédération germanique
-observait la capitale; en apercevant tout à coup ce drapeau, dans
-la brume glaciale et la fumée, il repoussa, brutalement, l’un dans
-l’autre, les tubes de sa lunette d’approche, en disant au prince de
-Mecklembourg-Schwerin qui se trouvait à côté de lui:
-
---«La bête est morte.»
-
-L’envoyé du Gouvernement de la Défense nationale, Jules Favre,
-avait franchi les avant-postes prussiens; escorté, au milieu des
-clameurs, à travers les lignes d’investissement, il était arrivé
-au quartier-général de l’armée allemande.--On n’a pas oublié cette
-entrevue du Château de Ferrières où, dans une salle obstruée de gravats
-et de débris, il avait tenté jadis les premières négociations.
-
-Aujourd’hui, c’était dans une salle plus sombre et toute royale, où
-sifflait le vent de neige, malgré les feux allumés, que les deux
-mandataires ennemis se réapparaissaient.
-
-A certain moment de l’entretien, Favre, pensif, assis devant la
-table, s’était surpris à considérer, en silence, le comte de
-Bismarck-Schœnhausen, qui s’était levé.
-
-La stature colossale du chevalier de l’Empire d’Allemagne, en tenue
-de major général, projetait son ombre sur le parquet de la salle
-dévastée. A de brusques lueurs du foyer étincelaient la pointe de son
-casque d’acier poli, obombré de l’éparse crinière blanche,--et, à son
-doigt, le lourd cachet d’or, aux armoiries sept fois séculaires, des
-vidames de l’Évêché de Halberstadt, plus tard barons: le Trèfle des
-Bisthums-marke, sur leur vieille devise: _In trinitate robur_.
-
-Sur une chaise était jeté son manteau de guerre aux larges parements
-lie de vin, dont les reflets empourpraient sa balafre d’une teinte
-sanglante.--Derrière ses talons, enscellés de longs éperons d’acier,
-aux chaînettes bien fourbies, bruissait, par instants, son sabre,
-largement traîné. Sa tête, au poil roussâtre, de dogue altier, gardant
-la Maison allemande--dont il venait de réclamer la clef, Strasbourg,
-hélas!--se dressait. De toute la personne de cet homme, pareil à
-l’hiver, sortait son adage: «_jamais assez_». Le doigt appuyé sur la
-table, il regardait au loin, par une croisée, comme si, oublieux de la
-présence de l’ambassadeur, il ne voyait plus que sa volonté planer dans
-la lividité de l’espace, pareille à l’aigle noire de ses drapeaux.
-
-Il avait parlé.--Et des redditions d’armées et de citadelles, des
-lueurs de rançons effroyables, des abandons de provinces s’étaient
-laissé entrevoir dans ses paroles... Ce fut alors qu’au nom de
-l’Humanité le ministre républicain voulut faire appel à la générosité
-du vainqueur,--lequel ne devait en ce moment se souvenir, certes! que
-de Louis XIV passant le Rhin et s’avançant sur le sol allemand, de
-victoire en victoire--puis de Napoléon prêt à rayer la Prusse de la
-carte européenne--puis de Lutzen, de Hanau, de Berlin saccagé, d’Iéna!
-
-Et de lointains roulements d’artillerie, pareils aux échos de la
-foudre, couvrirent la voix du parlementaire, qui, par un sursaut de
-l’esprit, alors se rappela... que c’était l’anniversaire d’un jour
-où, du haut de l’échafaud, le roi de France avait aussi voulu faire
-appel à la magnanimité de son peuple, lorsque des roulements de
-tambours couvrirent sa voix!...--Malgré lui, Favre tressaillit de cette
-coïncidence fatale, à laquelle, dans le trouble de la défaite, personne
-n’avait pensé jusqu’à cet instant.--C’était, en effet, du 21 janvier
-1871 que devait dater, dans l’histoire, l’ouverture de la capitulation
-de la France laissant tomber son épée.
-
-Et comme si le Destin eût voulu souligner, avec une sorte d’ironie,
-le chiffre de cette date régicide, lorsque l’ambassadeur de Paris eut
-demandé à son interlocuteur combien de jours de suspension d’armes il
-serait accordé, le chancelier jeta cette _officielle_ réponse:
-
---Vingt et un; pas un de plus...
-
-Alors, le cœur oppressé par la vieille tendresse que l’on a pour sa
-terre natale, le rude parleur aux joues creuses, au nom d’ouvrier, au
-masque sévère, baissa le front en frémissant. Deux larmes, pures comme
-celles que versent les enfants devant leur mère agonisante, bondirent
-hors de ses yeux dans ses cils et roulèrent, silencieusement, jusqu’aux
-coins crispés de ses lèvres! Car, s’il est une illusion que même les
-plus sceptiques, en France, sentent palpiter avec leur cœur, tout à
-coup, devant les hauteurs de l’étranger, c’est la patrie.
-
- ⁂
-
-Le soir tombait, allumant la première étoile.
-
-Là-bas, de rouges éclairs suivis du grondement des pièces de siège et
-du crépitement éloigné des feux de bataillons sillonnaient, à chaque
-instant, le crépuscule.
-
-Demeuré seul dans cette mémorable salle, après l’échange du salut
-glacé, le ministre de nos affaires étrangères songea pendant quelques
-instants... Et il arriva qu’au fond de sa mémoire surgit bientôt un
-souvenir que les concordances, déjà confusément remarquées par lui,
-rendirent extraordinaire en son esprit.
-
- ⁂
-
-C’était le souvenir d’une histoire trouble, d’une sorte de légende
-moderne qu’accréditaient des témoignages, des circonstances--et à
-laquelle lui-même se trouvait étrangement mêlé.
-
-Autrefois, il y avait de longues années! un malheureux, d’une origine
-inconnue, expulsé d’une petite ville de la Prusse saxonne, était
-apparu, un certain jour, en 1833, dans Paris.
-
-Là, s’exprimant à peine en notre langue, exténué, délabré, sans asile
-ni ressources, il avait osé se déclarer n’être autre que le fils de
-Celui... dont la tête auguste était tombée le 21 janvier 1793, place de
-la Concorde, sous la hache du peuple français.
-
-A la faveur, disait-il, d’un acte de décès quelconque, d’une obscure
-substitution, d’une rançon inconnue, le dauphin de France, grâce au
-dévouement de deux gentilshommes, s’était positivement échappé des murs
-du Temple, et l’évadé royal... c’était lui.--Après mille traverses
-et mille misères, il était revenu justifier de son identité. N’ayant
-trouvé, dans _sa_ capitale, qu’un grabat de charité, cet homme, que nul
-n’accusa de démence, mais de mensonge, parlait du trône de France en
-héritier légitime. Accablé sous la presque universelle persuasion d’une
-imposture, ce personnage inécouté, repoussé de tous les territoires,
-s’en était allé tristement mourir, l’an 1845, dans la ville de Delft en
-Hollande.
-
-On eût dit, en voyant cette face morte, que le Destin s’était
-écrié:--Toi, je te frapperai de mes poings au visage, jusqu’à ce que ta
-mère ne te reconnaisse plus.
-
-Et voici que, chose plus surprenante encore, les États-Généraux de
-la Hollande, de l’assentiment des chancelleries et du roi Guillaume
-II, avaient accordé, tout à coup, à cet énigmatique passant, les
-funérailles d’honneur d’un prince, et avaient approuvé officiellement,
-que sur sa pierre tombale fût inscrite cette épitaphe:
-
-«Ci-gît Charles-Louis de Bourbon, duc de Normandie, fils du roi Louis
-XVI et de Marie-Antoinette d’Autriche, XVIIe du nom, roi de France.»
-
-Que signifiait ceci?... Ce sépulcre--démenti donné au monde entier, à
-l’Histoire, aux convictions les plus assurées--se dressait là-bas, en
-Hollande, comme une chose de rêve à laquelle on ne voulait pas trop
-penser.
-
-Cette immotivée décision de l’étranger ne pouvait qu’aggraver de
-légitimes défiances: on en maudissait l’accusation terrible.
-
-Quoi qu’il en fût, un jour de l’autrefois, cet homme de mystère, de
-détresse et d’exil était venu rendre visite à l’avocat déjà célèbre
-qui devait être, aujourd’hui! le délégué de la France vaincue. En
-fantastique revenant, il avait sollicité l’orateur républicain, lui
-confiant la défense de son histoire. Et, par un nouveau phénomène,
-l’indifférence initiale, sinon l’hostilité même, du futur tribun,
-s’étaient dissipées au premier examen des documents présentés à son
-appréciation. Bientôt remué, saisi, convaincu (à tort ou à raison,
-qu’importe!), Jules Favre avait pris à cœur cette cause--qu’il devait
-étudier pendant trente années et plaider un jour, avec toute l’énergie
-et les accents d’une foi vive. Et, d’année en année, ses relations avec
-l’inquiétant proscrit étaient devenues plus amies, si bien qu’un jour,
-en Angleterre, où le défenseur était venu visiter son extraordinaire
-client, celui-ci, se sentant près de la mort lui avait fait présent
-(en signe d’alliance et de reconnaissance profondes) d’un vieil anneau
-fleurdelisé dont il tut la provenance originelle.
-
-C’était une chevalière d’or. Dans une large opale centrale, aux lueurs
-de rubis, avait été gravé, d’abord, le blason de Bourbon: _les trois
-fleurs de lys d’or sur champ d’azur_. Mais, par une sorte de déférence
-triste,--pour qu’enfin le républicain pût porter sans trouble, ce gage
-seulement affectueux,--le donateur en avait fait effacer, autant que
-possible, les armoiries royales.
-
-Maintenant, l’image d’une Bellone tendant, sur l’arc fatidique, la
-flèche, aussi, de son droit divin, voilait de son symbole menaçant,
-l’écusson primordial.
-
-Or, d’après les biographes, c’était une sorte d’inspiré, d’illuminé,
-quelquefois, ce prétendant téméraire!--A l’en croire, Dieu l’avait
-favorisé de visions révélatrices et sa nature était douée d’une
-puissante acuité de pressentiments. Souvent, la mysticité solennelle de
-ses discours communiquait à sa voix des accents de prophète.--Ce fut
-donc avec une intonation des plus étranges, et les yeux sur les yeux de
-son ami, qu’il ajouta, dans cette soirée d’adieu et en lui conférant
-l’anneau, ces singulières paroles:
-
---Monsieur Favre, en cette opale, vous le voyez, est sculptée, comme
-une statue sur une pierre funéraire, cette figure de la Bellone des
-vieux âges. Elle traduit ce qu’elle recouvre.--_Au nom du roi Louis
-XVI et de toute une race de rois dont vous avez défendu l’héritage
-désespéré, portez cet anneau! Et que leurs mânes outragés pénètrent,
-de leur esprit, cette pierre! Que son talisman vous conduise et qu’il
-soit un jour, pour vous, en quelque heure sacrée, le_ TÉMOIN _de leur
-présence!_
-
-Favre a déclaré souvent avoir attribué, _alors_, à quelque exaltation
-produite par une trop lourde continuité d’épreuves, cette phrase qui
-lui parut longtemps inintelligible--mais à l’injonction de laquelle
-il obéit, toutefois, par respect, en passant à l’annulaire de sa main
-droite, l’Anneau prescrit.
-
-Depuis ce soir-là, Jules Favre avait gardé la bague de ce «Louis XVII»
-à ce doigt de sa main droite. Une sorte d’occulte influence l’avait
-toujours préservé de la perdre ou de la quitter. Elle était pour lui
-comme ces emprises de fer que les chevaliers d’autrefois gardaient,
-rivées à leurs bras, jusqu’à la mort, en témoignage du serment qui
-les vouait à la défense d’une cause. Pour quel but obscur le Sort lui
-avait-il comme imposé l’habitude de cette relique à la fois suspecte et
-royale?--Avait-il donc fallu, enfin! qu’à _tout prix_ ceci dût devenir
-possible--que ce républicain prédestiné _portât ce Signe à la main,
-dans la vie, sans savoir où ce Signe le conduisait_?
-
-Il ne s’en inquiétait pas: mais, lorsqu’on essayait de railler, en sa
-présence, le nom germain de son dauphin d’outre-tombe:
-
---Naundorff, Frohsdorff!... murmurait-il pensivement.
-
-Et voici que, par un enchaînement irrésistible, l’imprévu des
-événements avait élevé peu à peu l’avocat-citoyen jusqu’à le
-constituer, tout à coup, le représentant même de la France! Il
-avait fallu, pour amener ceci, que l’Allemagne fît prisonniers plus
-de cent cinquante mille hommes, avec leurs canons, leurs armes et
-leurs drapeaux flottants, avec leurs maréchaux et leur Empereur--et
-maintenant, avec leur capitale!--Et ce n’était pas un rêve.
-
-C’est pourquoi le souvenir de l’_autre_ rêve, moins incroyable, après
-tout, que celui-là, vint hanter M. Jules Favre, pendant un instant,
-ce soir-là, dans la salle déserte où venaient d’être débattues les
-conditions de salut--ou plutôt de vie sauve--de ses concitoyens.
-
-A présent, atterré, morne, il jetait malgré lui, sur l’Anneau transmis
-à son doigt, des coups d’œil de visionnaire. Et sous les transparences
-de l’opale frappée de lueurs célestes, il lui semblait voir étinceler,
-autour de l’héraldique Bellone vengeresse, les vestiges de l’antique
-écusson qui rayonna jadis, au fond des siècles, sur le bouclier de
-saint Louis.
-
- ⁂
-
-Huit jours après, les stipulations de l’armistice ayant été acceptées
-par ses collègues de la Défense nationale, M. Favre, muni de leur
-pouvoir collectif, s’était rendu à Versailles pour la signature
-officielle de cette trêve, qui amenait l’épouvantable capitulation.
-
-Les débats étaient clos. M. de Bismarck et M. Jules Favre, s’étant relu
-le Traité, y ajoutèrent, pour conclure, l’article 15, dont la teneur
-suit:
-
- --«Art. 15. En foi de quoi les soussignés ont revêtu de leurs
- signatures et scellé de leurs sceaux les présentes conventions.
-
- «Fait à Versailles, le 28 janvier 1871.
-
- «_Signé_: Jules FAVRE.--BISMARCK.»
-
-M. de Bismarck, ayant apposé son cachet, pria M. Favre d’accomplir la
-même formalité pour régulariser cette minute, aujourd’hui déposée à
-Berlin aux Archives de l’empire d’Allemagne.
-
-M. Jules Favre ayant déclaré avoir omis, au milieu des soucis de cette
-journée, de se munir du sceau de la République Française, voulait le
-faire prendre à Paris.
-
---Ce serait un retard inutile, répondit M. de Bismarck: votre cachet
-suffira.
-
-Et, comme s’il eût connu ce qu’il faisait, le Chancelier de Fer
-indiquait, lentement, au doigt de notre envoyé, l’Anneau légué par
-l’Inconnu.
-
-A ces paroles inattendues, à cette subite et glaçante mise en
-demeure du Destin, Jules Favre, presque hagard, et se rappelant le
-vœu prophétique dont cette bague souveraine était pénétrée, regarda
-fixement, comme dans le saisissement d’un vertige, son impénétrable
-interlocuteur.
-
-Le silence, en cet instant, se fit si profond qu’on entendit, dans
-les salles voisines, les heurts secs de l’électricité qui, déjà,
-télégraphiait la grande nouvelle aux extrémités de l’Allemagne et de
-la terre;--l’on entendait aussi les sifflements des locomotives qui
-déjà transportaient des troupes aux frontières.--Favre reporta les yeux
-sur l’Anneau!...
-
-Et il lui sembla que des présences évoquées se dressaient confusément
-autour de lui dans la vieille salle royale, et qu’elles attendaient,
-dans l’invisible, l’instant de Dieu.
-
-Alors, comme s’il se fût senti le mandataire de quelque expiatoire
-décret d’en haut, il n’osa pas, du fond de sa conscience, se refuser à
-la demande ennemie!
-
-Il ne résista plus à l’Anneau qui lui attirait la main vers le Traité
-sombre.
-
-Grave, il s’inclina:
-
---C’EST JUSTE, dit-il.
-
-Et, au bas de cette page qui devait coûter à la patrie tant de nouveaux
-flots de sang français, deux vastes provinces, sœurs parmi les plus
-belles! l’incendie de la sublime capitale et une rançon plus lourde
-que le numéraire métallique du monde--sur la cire pourpre où la flamme
-palpitait encore, éclairant, malgré lui, les fleurs de lys d’or à
-sa main républicaine--Jules Favre, en pâlissant, imprima le sceau
-mystérieux où, sous la figure d’une Exterminatrice oubliée et divine,
-s’attestait, _quand même!_ l’âme--soudainement apparue à son heure
-terrible--de la Maison de France.
-
-
-
-
-Le Tzar et les grands-ducs
-
- 1880.
-
-
-Le couronnement prochain du Tzar me remet en mémoire un ensemble
-de circonstances dont la mystérieuse frivolité peut éveiller, en
-quelques esprits, la sensation d’une de ces _correspondances_ dont
-parle Swedenborg. En tout cas, il en ressort que la réalité dépasse,
-quelquefois, dans le jeu fantaisiste de ces coïncidences, les limites
-les plus extrêmes du bizarre.
-
-Pendant l’été de 1870, le Grand-duc de Saxe-Weimar offrit au tzar
-Alexandre II un festival artistique. Plusieurs souverains de
-l’Allemagne furent invités. C’était, je crois, à l’occasion d’un projet
-d’alliance entre une princesse de Saxe et le grand-duc Wladimir, frère
-du tzaréwitch.
-
-Le programme comprenait une fête à Eisenach--et l’exécution des
-principales œuvres de Richard Wagner sur le petit théâtre, très en
-renom d’ailleurs, de Weimar.
-
-Arrivé à l’_Hôtel du Prince_, la veille de la fête, je me trouvai
-placé, le soir, à table d’hôte, en face de Liszt--qui, sablant
-le champagne au milieu de sa cour féminine, me parut porter un
-peu nonchalamment sa soutane.--A ma gauche, gazouillait une jeune
-chanoinesse de la cour d’Autriche douée d’un petit nez retroussé--très
-en vogue, paraît-il--mais, en revanche, d’une de ces vertus austères
-qui l’avait fait surnommer Sainte-Roxelane.
-
-Autour de la table courait madame Olga de Janina, la fantasque tireuse
-d’armes; nous étions entre artistes, on faisait petite ville.
-
-A ma droite, se voûtait un chambellan du tzar, quinquagénaire de six
-pieds passés, le comte Phëdro, célèbre original. En deux ou trois
-plaisanteries, nous fîmes connaissance.
-
-Ancien Polonais revenu à des idées plus pratiques, ce courtisan
-jouissait d’un sourire grâce auquel s’éclairaient toutes questions
-difficiles. J’appris plus tard, que sa charge était une sorte de
-sinécure créée, à son usage, par la gracieuseté de l’Empereur.--Ah!
-l’étrange passant! Sa mise, toujours d’une élégance négligée, était
-sommée d’un légendaire chapeau bossué--n’est-ce pas incroyable?--comme
-celui de Robert-Macaire, et affectant la forme indécise d’un bolivar
-d’ivrogne après vingt chutes. Il y tenait! L’on eût dit le point
-saillant de sa personnalité, aux angles un peu effacés d’ailleurs.
-Somme toute, causeur affable, très connaisseur, très répandu. Je ne le
-traite à la légère, ici, que grâce à une impression dont je voudrais,
-en vain, me défendre.
-
---Vous précédez Sa Majesté? lui demandai-je avec une surprise naïve.
-
---Non, me répondit-il: je ne suis à Weimar qu’en simple amateur.
-
-Sur une question vague, au sujet de l’agitation moderne en son pays
-d’adoption:
-
---De nos jours, me répondit-il, un tzar n’est observé avec
-malveillance que _par les milliers d’yeux de la petite seigneurie
-russe_, de la menue noblesse toujours mécontente. Quant à vos idées
-de liberté, elles sont, là-bas, inoffensives. Les serfs affranchis
-viennent, d’eux-mêmes, se revendre. Tous sont pour l’Empereur. Ce n’est
-plus sous les pieds d’un tzar, _c’est autour de lui que luisent les
-yeux de mauvais augure_.
-
-Nous prenions le café. Tout en aspirant un régalia, Phëdro me
-conseillait, maintenant, en diplomate, sur les «moyens de _parvenir_
-dans la vie»--et j’écoutais cet adroit courtisan, comme dit Guizot,
-avec cette sorte d’estime triste qui ne peut se réfugier que dans le
-silence.
-
-On se levait. Mon compagnon de voyage, M. Catulle Mendès, s’approcha de
-moi.
-
---Le Grand-duc vient passer la soirée chez Liszt, me dit-il: il désire
-que ses hôtes français lui soient présentés. Liszt, étant son maître de
-chapelle, m’envoie te prier d’accepter, sans cérémonie, une tasse de
-thé. Apporte un de tes manuscrits.
-
---Soit, répondis-je.
-
-Vers neuf heures, chez Liszt, après une présentation semi-officielle,
-le Grand-duc, un élancé jeune homme de trente-huit à quarante ans,
-m’ayant prié de lui lire quelque fantaisie, je m’assis, auprès d’un
-candélabre, devant le guéridon sur lequel il s’accoudait. Entouré
-d’une vingtaine d’intimes de la cour et des amis du voyage, je donnai
-lecture, d’environ dix pages, d’une bouffonnerie énorme et sombre,
-couleur du siècle: TRIBULAT BONHOMET.
-
-Il est des soirs où l’on est bien disposé, pour la gaîté. Un bon hasard
-m’avait fait tomber, sans doute, sur l’un d’eux. J’obtins donc un
-succès de fou rire très extraordinaire.
-
-Cette hilarité presque convulsive s’empara des plus graves personnages
-de l’auditoire, jusqu’à leur faire oublier l’étiquette. J’en atteste
-les invités, le Grand-duc avait, littéralement, les larmes aux yeux.
-Un sévère officier de la maison du tzar, secoué par un étouffement,
-fut obligé de se retirer--et nous entendîmes dans l’antichambre les
-monstrueux éclats de rire solitaire auxquels il se livrait, enfin, en
-liberté.--Ce fut fantastique. Et je suis sûr que demain, en lisant ces
-lignes, S. A. R. le prince de Saxe-Weimar ne pourra se défendre d’un
-sourire au souvenir de cette soirée.
-
- ⁂
-
-Le lendemain, par un beau soleil, dans la délicieuse vallée d’Eisenach,
-entourée de collines boisées que domine le féodal donjon de la
-Wartburg, les quinze ou vingt mille sujets de notre auguste châtelain
-s’ébattaient dans l’allégresse.--Des brasseries champêtres, des
-tréteaux pavoisés, des musiques, une fête en pleine nature! Ce peuple
-aimait le passé, se sentant digne de l’avenir.
-
-Le Grand-duc, seul, en redingote moderne, aimé comme un ami, vénéré
-de tous, se promenait au milieu des groupes. Signe particulier: on le
-saluait en souriant.
-
-Le matin, j’avais visité la Wartburg. J’avais contemplé, à mon tour,
-cette tache noire que l’encrier de Martin Luther laissa sur la
-muraille, en s’y brisant, alors qu’un soir le digne réformateur,
-croyant entrevoir le diable en face de la table où il écrivait,
-lui jeta ledit encrier aux cornes! J’avais vu le couloir où
-Sainte-Elisabeth accomplit le miracle des roses,--la salle du Landgrave
-où les _minnesingers_ Walter de la Vogelweide et Wolfram d’Eischenbach
-furent vaincus par le chant du chevalier de Vénus.
-
-La fête continuait donc l’impression des siècles, évoquée par la
-Wartburg.
-
-Le Grand-duc, m’ayant aperçu dans le vallon, vint à moi par un
-mouvement de courtoisie charmante.
-
-Pendant que nous causions, il salua de la main une vieille femme qui
-passait, joyeuse, entre deux beaux étudiants; ceux-ci, tête nue, lui
-donnaient le bras.
-
---C’est, me dit-il, l’artiste qui a créé la _Marguerite_ du _Faust_, en
-Allemagne. Elle sera demain centenaire.
-
-Quelques instants après, il reprit, avec un sourire:
-
---Dites-moi, n’avez-vous pas remarqué, ce matin, à la Wartburg, l’ours,
-le loup-cervier, le renne, le guépard, l’aigle,--toute une ménagerie?
-
-Sur mon affirmation, il ajouta, risquant un jeu de mots, possible
-seulement en français, sorte de calembour de souverain à l’usage des
-visiteurs:
-
---A présent, vous voyez le _grand-duc_. Il y en a par milliers dans
-le parc de Weimar. C’est le rendez-vous des oiseaux de nuit de
-l’Allemagne. Je les y laisse vieillir.
-
-Un courrier du tzar, porteur d’un message, survint, conduit par
-un chambellan. Je m’éloignai. L’instant d’après, le comte Phëdro
-m’annonçait que l’empereur arrivait à Weimar dans la soirée, et qu’il
-assisterait, le lendemain, au _Vaisseau-fantôme_.
-
-Le jour baissait sur les collines derrière le rideau de verdure des
-frênes et des sapins, au feuillage maintenant d’or rouge. Les premières
-étoiles brillaient sur la vallée dans le haut azur du soir. Soudain,
-le silence se fit.--Au loin, un chœur de huit cents voix, d’abord
-invisible, commençait le _Chant des Pèlerins_, du _Tannhäuser_. Bientôt
-les chanteurs, vêtus de longues robes brunes et appuyés sur leurs
-bâtons de pèlerinage, apparurent, gravissant les hauteurs du Vénusberg,
-en face de nous. Leurs formes se détachaient sur le crépuscule.--Où
-d’aussi surprenantes fantasmagories sont-elles réalisables, sinon
-dans ces contrées, tout artistiques, de l’Allemagne?... Lorsqu’après
-le puissant _forte_ final, le chœur se tut,--une voix, une seule voix!
-celle de Betz ou de Scaria sans doute,--s’éleva, distincte, détaillant
-magnifiquement l’invocation de Wolfram d’Eischenbach à l’Étoile-du-Soir.
-
-Le _minnesinger_ était debout, au sommet du Vénusberg, seul, vision
-du passé, au-dessus du silence de cette foule. La réalité avait l’air
-d’un rêve. Le recueillement de tous était si profond que le chant
-s’éteignit, dans les échos, sans que personne eût l’idée, même,
-d’applaudir. Ce fut comme après une prière du soir.
-
-Des gerbes de fusées tirées du donjon nous avertirent que la fête
-était finie.--Vers huit heures, je repris le train ducal et revins à
-Weimar.--Le tzar était arrivé.
-
- ⁂
-
-Au théâtre, le lendemain, je trouvai place dans la loge de
-l’étincelante madame de Moukhanoff à qui Chopin dédia la plupart
-de ses valses lunaires, sorte de musique d’esprits entendue le soir
-derrière les vitres d’un manoir abandonné.--Sainte Roxelane s’y
-trouvait aussi.
-
-Au fond de la loge, Phëdro nous couvrait de son ombre magistrale.
-
-La double galerie, toute la salle, éblouissait des feux d’une myriade
-de diamants, d’une profusion d’ordres en pierreries sur les uniformes
-bleu et or et sur les habits noirs. C’étaient aussi de pâles et purs
-profils d’étrangères, des blancheurs sur le velours des loges--et
-des regards altiers se croisant comme des saluts d’épées. Une race
-s’évoquait sur un front, d’un seul coup d’œil, comme un burg, sur le
-Rhin, dans un éclair.
-
-Au centre,--dans la loge du Grand-duc et à côté de lui,--le prince
-Wladimir;--auprès de ce jeune homme, l’une des princesses de
-Saxe-Weimar. A gauche, la loge du roi de Saxe.
-
-A droite, celle du roi de Bavière absent.--Dans l’avant-scène de
-droite, froid, seul, en uniforme saxon, la croix de Malte au cou, le
-front enténébré de la mélancolie natale des Romanoff, se tenait,
-debout, le tzar Alexandre II.
-
-Un coup de sonnette retentit. Une obscurité instantanée envahit la
-salle avec un grand silence. L’ouverture du _Vaisseau-fantôme_ se
-déchaîna; l’appel funèbre du Hollandais passait dans la houle sur les
-flots noirs, pareil au fatal refrain d’un Juif-errant de la mer. Tous
-écoutaient. Je regardai le tzar.
-
-Il écoutait aussi.
-
-A la fin de la soirée, l’esprit obsédé de tout ce bruit triomphal,
-je vins souper à l’_Hôtel du Prince_. Là, c’étaient des cris
-d’enthousiasme!
-
-Préférant la solitude aux nombreux commentaires que j’entendais, je
-résolus d’aller me distraire en fumant, seul, dans le parc.
-
-Je sortis, laissant les toasts s’achever, entre fins connaisseurs.
-
-Ah! la belle nuit! Et le parc de Weimar, de nuit! quel
-enchantement!--J’entrai.
-
-A gauche de la grille, au loin, sous un dôme de feuillages, une lueur
-brillait. C’était la maison de Gœthe, perdue, solitaire en cette
-immensité. Quel isolement des choses! Je marchais. Je voyais une vaste
-nappe de clarté lunaire, sur la pelouse, en face de la chambre où
-il était mort.--«De la lumière!» pensai-je.--Et je m’enfonçai sous
-les arbres centenaires d’une allée qui, entrecroisant à une hauteur
-démesurée leurs feuillées et leurs ramures, y assombrissaient encore
-l’obscurité.
-
-Et une délicieuse odeur d’herbes, de buissons et de fleurs mouillées,
-d’écorces fendues par le moût immense de la sève--et cette houle, qui
-sort de la terre mêlée au frisson des plantes, me pénétraient.
-
-Personne.
-
-Je marchai pendant près d’une heure, sans m’orienter, au hasard.
-
-Cependant les taillis, formés à hauteur d’homme par les premiers
-rameaux des arbres, me paraissaient bruire, à chaque instant, comme si
-des êtres vivants s’y agitaient.
-
-En essayant de sonder leurs ténèbres, entre les branches, j’aperçus des
-myriades de lueurs rondes, clignotantes, phosphorescentes. C’étaient
-les _grands-ducs_ dont m’avait parlé (je m’incline) _celui_ de
-Saxe-Weimar.
-
-Certes, ils étaient familiers! Nul ne les inquiétait. Une superstition
-les protégeait. Alignés par longues théories, sur de grosses branches,
-respectés des forestiers du prince, on les laissait à leurs méditations
-sinistres. Parfois un vol étouffé, cotonneux, traversait une avenue
-avec un cri. L’un d’eux, tous les dix ans peut-être, changeait
-d’arbre. A part ces rares envolées, rien ne troublait leurs taciturnes
-songeries. Leur nombre était surprenant.
-
-Mon noctambulisme m’avait conduit jusqu’à l’ouverture d’une clairière
-au fond de laquelle j’entrevoyais le château ducal illuminé. Le
-royal souper devait durer encore? Bientôt, je heurtai un obstacle.
-Je reconnus un banc.--Ma foi, je me laissai aller au calme et à la
-beauté de la nuit. Je m’étendis et m’accoudai, les yeux fixés sur la
-clairière. Il pouvait être une heure et demie du matin.
-
-Tout à coup, au sortir de l’une des contre-allées qui avoisinent le
-château, quelqu’un parut, marchant vers ma retraite, un cigare à la
-main.
-
---Sans doute, quelque officier sentimental, pensai-je, voyant s’avancer
-lentement ce promeneur.
-
-Mais, à l’entrée de mon allée, la lumière de la lune l’ayant baigné
-spontanément, je tressaillis.
-
---Tiens! on dirait le tzar! me dis-je.
-
-Une seconde après, je le reconnus. Oui, c’était lui. L’homme qui venait
-de s’aventurer sous cette voûte noire où, seul, je veillais,--celui-là
-que je ne voyais plus, maintenant, mais que je savais être là, dont
-j’entendais les pas, au milieu de l’allée, dans la nuit,--c’était bien
-l’empereur Alexandre II. Cette façon de me trouver une première fois
-seul à seul avec lui m’impressionnait.
-
-Personne, sur ses traces! Pas un officier. Il avait tenu, je suppose,
-à respirer aussi, sans autre confident que le silence. J’écoutais ses
-pas s’approcher; certes, il ne pouvait me voir... A trois pas, le feu
-de son cigare éclaira subitement, reflété par son hausse-col d’or,
-ses favoris grisonnants et les pointes blanches de sa croix de Malte.
-Ce ne fut qu’un éclair, fugitif mais inoubliable, dans cette épaisse
-obscurité.
-
-Dépassant ma présence, je l’entendis s’éloigner vers une éclaircie
-latérale, située à une trentaine de pas de mon banc. Là, je vis le
-tzar s’arrêter, puis jeter un long coup d’œil sur l’espace du côté de
-l’aurore--vers l’Orient, plutôt! Brusquement, il écarta de ses deux
-mains la ramée d’un haut taillis et demeura, les yeux fixés sur les
-lointains, fumant par moments et immobile.
-
-Mais le bruit de ces branches froissées et brisées avait jeté l’alarme
-derrière lui! Et voici qu’entre les profondes feuillées, des prunelles
-sans nombre s’allumèrent silencieusement! La phrase de Phëdro, par une
-analogie qui me frappa malgré moi, dans cette circonstance, me traversa
-l’esprit.
-
-Ainsi, comme dans son pays--sans qu’il les aperçût--des milliers
-d’yeux, de menaçant augure, symbole persistant! observaient
-toujours,--même ici, perdu au fond d’une petite ville d’Allemagne,--ce
-tragique promeneur, ce maître spirituel et temporel de cent millions
-d’âmes et dont l’ombre couvrait tout un pan du monde!... Cet homme ne
-pouvait donc se mêler à la nuit sans que le souvenir de Pierre le
-Grand et de ses vœux démesurés ne passât sur un front, ne fût-ce que
-sur celui d’un songeur inconnu!
-
-Au bout de peu d’instants, l’Empereur revint sur ses pas, dans l’allée,
-sous le feu de toutes ces prunelles d’oiseaux occultes dont il semblait
-passer, sans le savoir, la sinistre revue. Bientôt je sentis qu’il
-frôlait le banc où j’étais étendu.
-
-Il s’éloignait vers la clairière, y reparut en pleine clarté, puis, au
-détour d’une avenue, là-bas, disparut subitement.
-
-Demain, lorsque, dans Moscou, d’innombrables voix, entonnant le
-«_Bogë Tzara Krani_» scandé par le feu des puissants canons de la
-capitale religieuse de l’Empire, et alterné par les lourdes cloches du
-Kremlin, annonceront au monde le sacre du jeune successeur d’Alexandre
-II,--le songeur du parc de Weimar se souviendra, lui, du solitaire
-marcheur dont les pas sonnèrent ainsi, une nuit, à son oreille!--Il
-se rappellera le promeneur qui écartait, d’un geste fatigué, les
-branches qui gênaient sa vue et ses pensées--il évoquera la haute
-figure du prédécesseur qui passa, dans l’ombre,--alors qu’autour de ce
-tzar, aussi l’épiant et l’observant en silence, d’obliques regards se
-multipliaient, menaçant son front morose et dédaigneux.
-
-
-
-
-L’Aventure de Tsë-i-la
-
- «Devine, ou je te dévore.»
-
- LE SPHYNX.
-
-
-Au nord du Tonkin, très loin dans les terres, la province de Kouang-Si,
-aux rizières d’or, étale jusqu’aux centrales principautés de l’Empire
-du Milieu ses villes aux toits retroussés dont quelques-unes sont
-encore de mœurs à demi tartares.
-
-Dans cette région, la sereine doctrine de Lao-Tseu n’a pas encore
-éteint les vivaces crédulités aux Poussahs, sortes de génies populaires
-de la Chine. Grâce au fanatisme des bonzes de la contrée, la
-superstition chinoise, même chez les grands, y fermente plus âpre que
-dans les états moins éloignés de Péï-Tsin (Pékin);--elle diffère des
-croyances mandchoues en ce qu’elle admet les interventions _directes_
-des «dieux» dans les affaires du pays.
-
-L’avant-dernier vice-roi de cette immense dépendance impériale fut le
-gouverneur Tchë-Tang, lequel a laissé la mémoire d’un despote sagace,
-avare et féroce. Voici à quel ingénieux secret ce prince, échappant à
-mille vengeances, dut de s’éteindre en paix au milieu de la haine de
-son peuple--dont il brava, jusqu’à la fin, sans soucis ni périls, les
-bouillonnantes fureurs assoiffées de son sang.
-
- ⁂
-
-Une fois--quelque dix ans peut-être avant sa mort--par un midi
-d’été dont l’ardeur faisait miroiter les moires des étangs, craquer
-les feuillages des arbres, rutiler la poussière--et versait une
-pluie de flammes sur ces myriades de vastes et hauts kiosques, aux
-triples étages, qui, s’avoisinant selon les méandres des rues,
-constituent la capitale Nan-Tchang ainsi que toute grande ville du
-Céleste-Empire,--Tchë-Tang, assis dans la plus fraîche des salles
-d’honneur de son palais, sur un siège noir incrusté de fleurs de nacre
-aux liserons d’or neuf, s’accoudait, le menton dans la main, le sceptre
-sur les genoux.
-
-Derrière lui, la statue colossale de Fô, l’inexprimable dieu, dominait
-son trône. Sur les degrés veillaient ses gardes, en armures écaillées
-de cuir noir, la lance, l’arc ou la longue hache au poing. A sa droite
-se tenait debout son bourreau favori, l’éventant.
-
-Les regards de Tchë-Tang erraient sur la foule des mandarins, des
-princes de sa famille et sur les grands officiers de sa cour. Tous
-les fronts étaient impénétrables. Le roi, se sentant haï, entouré
-d’imminents meurtriers, considérait, en proie aux soupçons indécis,
-chacun des groupes où l’on causait à voix basse. Ne sachant qui
-exterminer, s’étonnant, à chaque instant, de vivre encore, il rêvait,
-taciturne et menaçant.
-
-Une tenture s’écarta, donnant passage à un officier: celui-ci amenait,
-par la natte, un jeune homme inconnu, aux grands yeux clairs et d’une
-belle physionomie. L’adolescent était revêtu d’une robe de soie feu, à
-ceinture brochée d’argent. Devant Tchë-Tang, il se prosterna.
-
-Sur un coup d’œil du roi:
-
---Fils du Ciel, répondit l’officier, ce jeune homme a déclaré n’être
-qu’un obscur citoyen de la ville et s’appeler Tsë-i-la. Cependant, au
-mépris de la Mort lente, il offre de prouver qu’il vient en mission
-vers toi de la part des Poussahs immortels.
-
---Parle, dit Tchë-Tang.
-
-Tsë-i-la se redressa.
-
- ⁂
-
---Seigneur, dit-il d’une voix calme, je sais ce qui m’attend si je
-tiens mal mes paroles.--Cette nuit, dans un songe terrible, les
-Poussahs, m’ayant favorisé de leur visitation, m’ont fait présent d’un
-secret qui éblouit l’entendement mortel. Si tu daignes l’écouter, tu
-reconnaîtras qu’il n’est point d’origine humaine, car l’entendre,
-seulement, éveillera, dans ton être, un sens nouveau. Sa vertu te
-communiquera sur-le-champ le don mystérieux de lire--les yeux fermés,
-dans l’espace qui sépare les prunelles des paupières--_les noms mêmes,
-en traits de sang! de tous ceux qui pourraient conspirer contre ton
-trône ou ta vie, au moment précis où leurs esprits en concevraient le
-dessein_. Tu seras donc à l’abri, pour toujours, de toute surprise
-funeste, et vieilliras, paisible, en ton autorité. Moi, Tsë-i-la, je
-jure ici, par Fô, dont l’image projette son ombre sur nous, que le
-magique attribut de ce secret est bien tel que je te l’annonce.
-
-A ce stupéfiant discours, il y eut, dans l’assemblée, un frémissement
-et un grand silence. Une vague angoisse émouvait l’impassibilité
-ordinaire des visages. Tous examinaient le jeune inconnu qui, sans
-trembler, s’attestait, ainsi, possesseur et messager d’un sortilège
-divin. Plusieurs s’efforçant en vain de sourire, mais n’osant
-s’entre-regarder, pâlissaient, malgré eux, de l’assurance de Tsë-i-la.
-Tchë-Tang observait autour de lui cette gêne dénonciatrice.
-
-Enfin, l’un des princes,--pour dissimuler, sans doute, son inquiétude,
-s’écria:
-
---Nous n’avons que faire des propos d’un insensé ivre d’opium.
-
-Les mandarins, alors, se rassurant:
-
---Les Poussahs n’inspirent que les très vieux bonzes des déserts.
-
-Et l’un des ministres:
-
---C’est à notre examen, tout d’abord, de décider si le prétendu secret
-dont ce jeune homme se croit dépositaire est digne d’être soumis à la
-haute sagesse du roi.
-
-A quoi, les officiers irrités:
-
---Et lui-même... peut-être n’est-il qu’un de ceux dont le poignard
-n’attend, pour frapper le Maître, que l’instant où les yeux distraits...
-
---Qu’on l’arrête!
-
-Tchë-Tang étendit sur Tsë-i-la son sceptre de jade où brillaient des
-caractères sacrés:
-
---Continue, dit-il, impassible.
-
-Tsë-i-la reprit alors, en agitant, du bout des doigts, autour de ses
-joues, un petit éventail en brins d’ébène:
-
---Si quelque torture pouvait persuader Tsë-i-la de trahir son grand
-secret en le révélant à d’autres qu’au roi seul, j’en atteste les
-Poussahs qui nous écoutent, invisibles, ils ne m’eussent point choisi
-pour interprète!--O princes, non, je n’ai pas fumé d’opium, je n’ai pas
-le visage d’un insensé, je ne porte point d’armes. Seulement, voici
-ce que j’ajoute. Si j’affronte la Mort lente, c’est qu’un tel secret
-vaut également, s’il est réel, une récompense digne de lui. Toi seul,
-ô roi, jugeras donc, en ton équité, s’il mérite le prix que je t’en
-demande.--Si, tout à coup, au son même des mots qui l’énoncent, tu
-ressens en toi, sous tes yeux fermés, le don de sa vertu vivante--et
-son prodige!--les dieux m’ayant fait noble en me l’inspirant de leur
-souffle d’éclairs, tu m’accorderas Li-tien-Së, ta fille radieuse,
-l’insigne princier des mandarins et cinquante mille liangs d’or.
-
-En prononçant les mots «liangs d’or», une imperceptible teinte rose
-monta aux joues de Tsë-i-la, qu’il voila d’un battement d’éventail.
-
-L’exorbitante récompense réclamée provoqua le sourire des courtisans
-et courrouça le cœur ombrageux du roi, dont elle révoltait l’orgueil et
-l’avarice. Un cruel sourire glissa, aussi, sur ses lèvres en regardant
-le jeune homme qui, intrépide, ajouta:
-
---J’attends de toi, Seigneur, le serment royal, par Fô, l’inexprimable
-dieu qui venge des parjures, que tu acceptes, selon que mon secret te
-paraîtra positif ou chimérique, de m’accorder _cette_ récompense ou la
-mort qui te plaira.
-
-Tchë-Tang se leva:
-
---C’est juré, dit-il;--suis-moi.
-
- ⁂
-
-Quelques moments après,--sous des voûtes qu’une lampe, suspendue
-au-dessus de sa charmante tête, éclairait,--Tsë-i-la, lié de cordes
-fines à un poteau, regardait, en silence, le roi Tchë-Tang, dont
-la haute taille apparaissait, dans l’ombre, à trois pas de lui. Le
-roi se tenait debout, adossé à la porte de fer du caveau; sa main
-droite s’appuyait sur le front d’un dragon de métal qui sortait de
-la muraille et dont l’œil unique semblait considérer Tsë-i-la.--La
-robe verte de Tchë-Tang jetait des clartés; son collier de pierreries
-étincelait, sa tête seule, dépassant le disque noir de la lampe, se
-trouvait dans l’obscurité.
-
-Sous l’épaisseur de la terre, nul ne pouvait les entendre.
-
---J’écoute, dit Tchë-Tang.
-
---Sire, dit Tsë-i-la, je suis un disciple du merveilleux poète
-Li-taï-pé.--Les dieux m’ont donné, en génie, ce qu’ils t’ont donné en
-puissance: ils ont ajouté la pauvreté, pour grandir mes pensées. Je les
-remerciais donc, chaque jour, de tant de faveurs, et vivais paisible,
-sans désirs,--lorsqu’un soir, sur la terrasse élevée de ton palais,
-au-dessus des jardins, dans les airs argentés par la lune, j’ai vu ta
-fille Li-tien-Së,--qu’encensaient, à ses pieds, les fleurs diaprées
-des grands arbres, au vent de la nuit.--Depuis ce soir là, mon pinceau
-n’a plus tracé de caractères, et je sens en moi qu’elle aussi songe
-au rayonnement dont elle m’a pénétré!... Lassé de languir, préférant
-fût-ce la plus affreuse mort au supplice d’être sans elle, j’ai voulu,
-par un trait héroïque, d’une subtilité presque divine, m’élever, moi,
-passant, ô roi! jusqu’à elle, ta fille!
-
-Tchë-Tang, sans doute par un mouvement d’impatience, appuya son pouce
-sur l’œil du dragon. Les deux battants d’une porte roulèrent sans bruit
-devant Tsë-i-la, lui laissant voir l’intérieur d’un cachot voisin.
-
-Trois hommes, en habits de cuir, s’y tenaient près d’un brasier où
-chauffaient des fers de torture. De la voûte tombait une corde de soie,
-solide, s’effilant en fines tresses et sous laquelle brillait une
-petite cage d’acier, ronde, trouée d’une ouverture circulaire.
-
-Ce que voyait Tsë-i-la, c’était l’appareil de la Mort terrible. Après
-d’atroces brûlures, la victime était suspendue en l’air, par un
-poignet, à cette corde de soie,--le pouce de l’autre main attaché, en
-arrière, au pouce du pied opposé. On lui ajustait alors cette cage
-autour de la tête, et, l’ayant fixée aux épaules, on la refermait après
-y avoir introduit deux grands rats affamés. Le bourreau imprimait
-ensuite, au condamné, un balancement. Puis il se retirait, le laissant
-dans les ténèbres et ne devant revenir le visiter que le surlendemain.
-
-A cet aspect, dont l’horreur impressionnait, d’ordinaire, les plus
-résolus:
-
---Tu oublies que nul ne doit m’entendre, hors toi! dit froidement
-Tsë-i-la.
-
-Les battants se refermèrent.
-
---Ton secret? gronda Tchë-Tang.
-
---Mon secret, tyran!--C’est que ma mort entraînerait la tienne, ce
-soir! dit Tsë-i-la, l’éclair du génie dans les yeux.--Ma mort? Mais,
-c’est elle seule, ne le comprends-tu pas, qu’espèrent, là-haut, ceux
-qui attendent ton retour en frémissant!... Ne serait-elle pas l’aveu
-de la nullité de mes promesses?... Quelle joie pour eux de rire tout
-bas, en leurs cœurs meurtriers, de ta crédulité déçue? Comment ne
-serait-elle pas le signal de ta perte?... Assurés de l’impunité,
-furieux de leur angoisse, comment, devant toi, diminué de l’espoir
-avorté, leur haine hésiterait-elle encore?--Appelle tes bourreaux!
-Je serai vengé. Mais je le vois: déjà tu sens bien que si tu me fais
-périr, ta vie n’est plus qu’une question d’heures; et que tes enfants
-égorgés, selon l’usage, te suivront;--et que Li-tien-Së, ta fille,
-fleur de délices, deviendra la proie de tes assassins.
-
-«Ah! si tu étais un prince profond!... Supposons que, tout à l’heure,
-au contraire, tu rentres, le front comme aggravé de la mystérieuse
-voyance prédite, entouré de tes gardes, la main sur mon épaule, dans
-la salle de ton trône--et que là, m’ayant toi-même revêtu de la robe
-des princes, tu mandes la douce Li-tien-Së--ta fille, et mon âme!--et
-qu’après nous avoir fiancés, tu ordonnes à tes trésoriers de me
-compter, officiellement, les cinquante mille liangs d’or, je jure qu’à
-cette vue tous ceux d’entre tes courtisans dont les poignards sont à
-demi tirés, dans l’ombre, contre toi, tomberont défaillants, prosternés
-et hagards,--et qu’à l’avenir nul n’oserait admettre, en son esprit,
-une pensée qui te serait ennemie.--Songe donc! L’on te sait raisonnable
-et froid, clairvoyant dans les conseils de l’État; donc il ne saurait
-être possible qu’une chimère vaine eût suffi pour transfigurer, en
-quelques instants, la soucieuse expression de ton visage en celle d’une
-stupeur sacrée, victorieuse, tranquille!... Quoi! l’on te sait cruel,
-et tu me laisses vivre? L’on te sait fourbe, et tu tiens envers moi
-ton serment? L’on te sait cupide, et tu me prodigues tant d’or? L’on te
-sait altier dans ton amour paternel, et tu me donnes ta fille, pour une
-parole, à moi, passant inconnu? Quel doute subsisterait devant ceci?...
-En quoi voudrais-tu que consistât la valeur d’un secret, insufflé par
-les vieux Génies de notre Ciel, _sinon dans l’environnante conviction
-que tu le possèdes_?... C’est elle seule qu’il s’agissait de CRÉER!
-je l’ai fait. Le reste dépend de toi. J’ai tenu parole!--Va, je n’ai
-précisé les liangs d’or et la dignité que je dédaigne que pour laisser
-mesurer à la magnificence du prix arraché à ta duplicité célèbre,
-l’épouvantable importance de mon imaginaire secret.
-
-«Roi Tchë-Tang, moi, Tsë-i-la, qui, attaché, par tes ordres à ce
-poteau, exalte, devant la Mort terrible, la gloire de l’auguste
-Li-taï-pé, mon maître, aux pensées de lumière,--je te le déclare, en
-vérité, voici ce que te dicte la sagesse.--Rentrons le front haut,
-te dis-je, et radieux! Fais grâce, d’un cœur sous l’impression du
-Ciel! Menace d’être à l’avenir sans miséricorde. Ordonne des fêtes
-illuminées, pour la joie des peuples, en l’honneur de Fô (qui m’inspira
-cette ruse divine!)--Moi, demain, je disparaîtrai. J’irai vivre, avec
-l’élue de mon amour, dans quelque province heureuse et lointaine, grâce
-aux salutaires liangs d’or.--Le bouton de diamant des mandarins--que
-tout à l’heure je recevrai de ta largesse, avec tant de semblants
-d’orgueil,--je présume que je ne le porterai jamais; j’ai d’autres
-ambitions: je crois seulement aux pensées harmonieuses et profondes,
-qui survivent aux princes et aux royaumes; étant roi dans leur immortel
-empire, je n’ai que faire d’être prince dans les vôtres. Tu as éprouvé
-que les dieux m’ont donné la solidité du cœur et l’intelligence égale à
-celle, n’est-ce pas, de ton entourage? Je puis donc, mieux que l’un de
-tes grands, mettre la joie dans les yeux d’une jeune femme. Interroge
-Li-tien-Së, mon rêve! Je suis sûr qu’en voyant mes yeux, elle te le
-dira.--Pour toi, couvert d’une superstition protectrice, tu régneras,
-et si tu ouvres tes pensées à la justice, tu pourras changer la crainte
-en amour autour de ton trône raffermi. C’est là le secret des rois
-dignes de vivre! Je n’en ai pas d’autre à te livrer.--Pèse, choisis et
-prononce! J’ai parlé.»
-
-Tsë-i-la se tut.
-
-Tchë-Tang, immobile, parut méditer quelques instants. Sa grande ombre
-silencieuse s’allongeait sur la porte de fer. Bientôt, il descendit
-vers le jeune homme--et, lui mettant les mains sur les épaules, le
-regarda fixement, au fond des yeux, comme en proie à mille sentiments
-indéfinissables.
-
-Enfin, tirant son sabre, il coupa les liens de Tsë-i-la; puis, lui
-jetant son collier royal autour du cou:
-
---Viens, dit-il.
-
-Il remonta les degrés du cachot et appuya sa main sur la porte de
-lumière et de liberté.
-
-Tsë-i-la, que le triomphe de son amour et de sa soudaine fortune
-éblouissait un peu, considérait le nouveau présent du roi:
-
---Quoi! ces pierreries encore! murmurait-il: qui donc te calomniait?
-C’est plus que les richesses promises!--Que veut payer le roi, par ce
-collier?
-
---Tes injures! répondit dédaigneusement Tchë-Tang, en rouvrant la porte
-vers le soleil.
-
-
-
-
-Le Tueur de cygnes
-
- _A Monsieur Jean Marras._
-
- «Les cygnes comprennent les signes.»
-
- VICTOR HUGO. _Les Misérables_[3].
-
-
-A force de compulser des tomes d’Histoire naturelle, notre illustre
-ami, le docteur Tribulat Bonhomet avait fini par apprendre que «_le
-cygne chante bien avant de mourir_».--En effet (nous avouait-il
-récemment encore), cette musique seule, depuis qu’il l’avait entendue,
-l’aidait à supporter les déceptions de la vie et toute autre ne lui
-semblait plus que du charivari, du «Wagner».
-
- [3] Inutile (pensons-nous) d’ajouter qu’en cette authentique
- citation, ce n’est pas l’Auteur de _La Bouche d’ombre_ qui
- parle,--mais simplement _l’un de ses personnages_. Il serait peu
- juste, en effet, d’attribuer à un Auteur _même_, les prud’homies,
- monstruosités blasphématoires ou vils jeux de mots--que, pour des
- raisons spéciales et peut-être hautes--il se résout, tristement,
- à prêter à certains Ilotes de son imagination.
-
---Comment s’était-il procuré cette joie d’amateur?--Voici:
-
-Aux environs de la très ancienne ville fortifiée qu’il habite, le
-pratique vieillard ayant, un beau jour, découvert dans un parc
-séculaire à l’abandon, sous des ombrages de grands arbres, un vieil
-étang sacré--sur le sombre miroir duquel glissaient douze ou quinze
-des calmes oiseaux,--en avait étudié soigneusement les abords, médité
-les distances, remarquant surtout le cygne noir, leur veilleur, qui
-dormait, perdu en un rayon de soleil.
-
-Celui-là, toutes les nuits, se tenait les yeux grands ouverts, une
-pierre polie en son long bec rose, et, la moindre alerte lui décelant
-un danger pour ceux qu’il gardait, il eût, d’un mouvement de son
-col, jeté brusquement dans l’onde, au milieu du blanc cercle de
-ses endormis, la pierre d’éveil:--et la troupe à ce signal, guidée
-encore par lui, se fût envolée à travers l’obscurité sous les allées
-profondes, vers quelques lointains gazons ou telle fontaine reflétant
-de grises statues, ou tel autre asile bien connu de leur mémoire.--Et
-Bonhomet les avait considérés longtemps, en silence,--leur souriant,
-même. N’était-ce pas de leur dernier chant dont, en parfait dilettante,
-il rêvait de se repaître bientôt les oreilles?
-
-Parfois donc,--sur le minuit sonnant de quelque automnale nuit sans
-lune,--Bonhomet, travaillé par une insomnie, se levait tout à coup,
-et, pour le concert qu’il avait besoin de réentendre, s’habillait
-spécialement. L’osseux et gigantal docteur, ayant enfoui ses jambes en
-de démesurées bottes de caoutchouc fourré, que continuait, sans suture,
-une ample redingote imperméable, dûment fourrée aussi, se glissait les
-mains en une paire de gantelets d’acier armorié, provenue de quelque
-armure du Moyen âge, (gantelets dont il s’était rendu l’heureux
-acquéreur au prix de trente-huit beaux sols,--une folie!--chez un
-marchand de passé). Cela fait, il ceignait son vaste chapeau moderne,
-soufflait la lampe, descendait, et, la clef de sa demeure une fois en
-poche, s’acheminait, à la bourgeoise, vers la lisière du parc abandonné.
-
-Bientôt, voici qu’il s’aventurait, par les sentiers sombres, vers
-la retraite de ses chanteurs préférés--vers l’étang dont l’eau peu
-profonde, et bien sondée en tous endroits, ne lui dépassait pas la
-ceinture. Et, sous les voûtes de feuillée qui en avoisinaient les
-atterrages, il assourdissait son pas, au tâter des branches mortes.
-
-Arrivé tout au bord de l’étang, c’était lentement, bien lentement--et
-sans nul bruit!--qu’il y risquait une botte, puis l’autre,--et qu’il
-s’avançait, à travers les eaux, avec des précautions inouïes, tellement
-inouïes qu’à peine osait-il respirer. Tel un mélomane à l’imminence de
-la cavatine attendue. En sorte que, pour accomplir les vingt pas qui
-le séparaient de ses chers virtuoses, il mettait généralement de deux
-heures à deux heures et demie, tant il redoutait d’alarmer la subtile
-vigilance du veilleur noir.
-
-Le souffle des cieux sans étoiles agitait plaintivement les hauts
-branchages dans les ténèbres autour de l’étang:--mais Bonhomet, sans
-se laisser distraire par le mystérieux murmure, avançait toujours
-insensiblement, et si bien que, vers les trois heures du matin, il se
-trouvait, invisible, à un demi-pas du cygne noir, sans que celui-ci eût
-ressenti le moindre indice de cette présence.
-
-Alors, le bon docteur, en souriant dans l’ombre, grattait doucement,
-bien doucement, effleurait à peine, du bout de son index moyen âge, la
-surface abolie de l’eau, devant le veilleur!... Et il grattait avec
-une douceur telle que celui-ci, bien qu’étonné, ne pouvait juger cette
-vague alarme comme d’une importance digne que la pierre fût jetée.
-Il écoutait. A la longue, son instinct, se pénétrant obscurément de
-l’_idée_ du danger, son cœur, oh! son pauvre cœur ingénu se mettait à
-battre affreusement:--ce qui remplissait de jubilation Bonhomet.
-
-Et voici que les beaux cygnes, l’un après l’autre, troublés, par ce
-bruit, au profond de leurs sommeils, se détiraient onduleusement la
-tête de dessous leurs pâles ailes d’argent,--et, sous le poids de
-l’ombre de Bonhomet, entraient peu à peu dans une angoisse, ayant on
-ne sait quelle confuse conscience du mortel péril qui les menaçait.
-Mais, en leur délicatesse infinie, ils souffraient en silence, comme le
-veilleur,--ne pouvant s’enfuir, puisque _la pierre n’était pas jetée_!
-Et tous les cœurs de ces blancs exilés se mettaient à battre des coups
-de sourde agonie,--_intelligibles_ et distincts pour l’oreille ravie
-de l’excellent docteur qui,--sachant bien, lui, ce que leur causait,
-_moralement_, sa seule proximité,--se délectait, en des prurits
-incomparables, de la terrifique sensation que son immobilité leur
-faisait subir.
-
---Qu’il est doux d’encourager les artistes! se disait-il tout bas.
-
-Trois quarts d’heure, environ, durait cette extase, qu’il n’eut pas
-troquée contre un royaume. Soudain, le rayon de l’Étoile-du-matin,
-glissant à travers les branches, illuminait, à l’improviste, Bonhomet,
-les eaux noires et les cygnes aux yeux pleins de rêves! le veilleur,
-affolé d’épouvante à cette vue, jetait la pierre...--Trop tard!...
-Bonhomet, avec un grand cri horrible, où semblait se démasquer son
-sirupeux sourire, se précipitait, griffes levées, bras étendus, à
-travers les rangs des oiseaux sacrés!--Et rapides étaient les étreintes
-des doigts de fer de ce preux moderne: et les purs cols de neige, de
-deux ou trois chanteurs étaient traversés ou brisés avant l’envolée
-radieuse des autres oiseaux-poètes.
-
-Alors, l’âme des cygnes expirants s’exhalait, oublieuse du bon docteur,
-en un chant d’immortel espoir, de délivrance et d’amour, vers des Cieux
-inconnus.
-
-Le rationnel docteur souriait de cette sentimentalité, dont il
-ne daignait savourer, en connaisseur sérieux, qu’une chose,--LE
-TIMBRE.--Il ne prisait, musicalement, que la douceur singulière _du
-timbre_ de ces symboliques voix, qui vocalisaient la Mort comme une
-mélodie.
-
-Bonhomet, les yeux fermés, en aspirait, en son cœur, les vibrations
-harmonieuses: puis, chancelant, comme en un spasme, il s’en allait
-échouer à la rive, s’y allongeait sur l’herbe, s’y couchait sur le dos,
-en ses vêtements bien chauds et imperméables.
-
-Et là, ce Mécène de notre ère, perdu en une torpeur voluptueuse,
-ressavourait, au tréfonds de lui-même, le souvenir du chant
-délicieux--bien qu’entaché d’une sublimité selon lui démodée--de ses
-chers artistes.
-
-Et, résorbant sa comateuse extase, il en ruminait ainsi, à la
-bourgeoise, l’exquise impression jusqu’au lever du soleil.
-
-
-
-
-La Céleste Aventure
-
- _A Monsieur Gustave De Malherbe._
-
- «Jette le filet, tu prendras un gros
- poisson: dans sa gueule, tu trouveras
- une pièce d’argent; elle payera l’_impôt_
- de César.»
-
- NOUVEAU TESTAMENT.
-
-
-Maintenant que sœur Euphrasie, cette enfant divine, s’est enfuie dans
-la Lumière, pourquoi garder encore le mot _terrestre_ du «miracle» dont
-elle fut l’éblouie? Certes, la noble sainte--qui vient de s’endormir,
-à vingt-huit ans, supérieure d’un ordre de Petites-Sœurs des pauvres,
-fondé par elle, en Provence--n’eût pas été scandalisée d’apprendre le
-secret _physique_ de sa soudaine vocation: la voyance de son humilité
-n’en eût pas été troublée un seul instant;--toutefois, il sera mieux
-que je n’aie parlé qu’aujourd’hui.
-
-A près d’un kilomètre d’Avignon s’élevait, en 1860, non loin
-d’atterrages verdoyants, en amont du Rhône, une bicoque isolée,
-d’aspect sordide; ajourée, à son unique étage, d’une seule fenêtre à
-contrevents ferrés, elle s’accusait, bien en vue d’une protectrice
-caserne de gendarmerie--sise aux confins des faubourgs, sur la route.
-
-Là, vivait depuis longtemps un vieil israélite qu’on nommait le père
-Mosé. Ce n’était pas un méchant juif, malgré sa face éteinte et
-son front d’orfraie dont un bonnet collant, d’étoffe et de couleur
-désormais imprécises, moulait et enserrait la calvitie. Encore vert et
-nerveux, d’ailleurs, il eût bien été capable de talonner d’assez près
-Ahasvérus, en quelques marches forcées. Mais il ne sortait guère et ne
-recevait qu’avec des précautions extrêmes. La nuit, tout un système de
-chausse-trapes et de pièges à loups le protégeait derrière sa porte mal
-fermée. Serviable,--surtout envers ses coreligionnaires,--aumônieux
-toutefois envers tous, il ne poursuivait que les riches, auxquels,
-seulement, il prêtait, préférant thésauriser.--De cet homme pratique
-et craignant Dieu, les sceptiques idées du siècle n’altéraient en rien
-la foi sauvage, et Mosé priait entre deux usures aussi bien qu’entre
-deux aumônes. N’étant pas sans un certain cœur étrange, _il tenait à
-rétribuer les moindres services_. Peut-être même eût-il été sensible au
-frais paysage qui s’étendait devant sa fenêtre, alors qu’il explorait,
-de ses yeux gris clair, les alentours... Mais une chose lointaine,
-établie sur une petite éminence et qui dominait les prés riverains en
-aval du fleuve, lui gâtait l’horizon. Cette _chose_, il en détournait
-la vue avec une sorte de gêne, d’ailleurs assez concevable,--une
-insurmontable aversion.
-
-C’était un très ancien «calvaire», toléré, à titre de curiosité
-archéologique, par les édiles actuels. Il fallait gravir vingt et une
-marches pour arriver à la grosse croix centrale--qui supportait un
-Christ gothique, presque effacé par les siècles, entre les deux plus
-petites croix des larrons Diphas et Gesmas.
-
-Une nuit, le père Mosé, les pieds sur une escabelle, penché, besicles
-au nez, le bonnet contre la lampe, sur une petite table couverte de
-diamants, d’or, de perles et de papiers précieux, devant sa fenêtre
-ouverte à l’espace, venait d’apurer des comptes sur un poudreux
-registre.
-
-Il s’était fort attardé! Toutes les facultés de son être s’étaient si
-bien ensevelies en son labeur, que ses oreilles, sourdes aux vains
-bruits de la nature, étaient demeurées inattentives, durant des heures,
-à... certains cris lointains, nombreux, disséminés, effrayants,
-qui, toute la soirée, avaient troué le silence et les ténèbres.--A
-présent, une énorme lune claire descendait les bleues étendues et l’on
-n’entendait plus aucunes rumeurs.
-
---Trois millions!... s’écria le père Mosé, en posant un dernier chiffre
-au bas des totaux.
-
-Mais la joie du vieillard, exultant au fond de son cœur qu’emplissait
-l’idéal réalisé, s’acheva en un frisson. Car--à n’en pas douter une
-seconde!--une glaciale sensation lui étreignait subitement les pieds:
-si bien que, repoussant l’escabeau, il se releva très vite.
-
-Horreur! Une eau clapotante, dont la chambre était envahie, baignait
-ses maigres jambes! La maison craquait. Ses yeux, errant au dehors,
-par la fenêtre, aperçurent, en se dilatant, l’immense environnement
-du fleuve couvrant les basses plaines et les campagnes: c’était
-l’inondation! le débordement soudain, grossissant et terrible du Rhône.
-
---Dieu d’Abraham! balbutia-t-il.
-
-Sans perdre un instant, malgré sa profonde terreur, il jeta ses
-vêtements, sauf le pantalon rapiécé, se déchaussa, fourra, pêle-mêle,
-en une petite sacoche de cuir (qu’il se suspendit au cou), le plus
-précieux de la table, diamants et papiers,--songeant que, sous les
-ruines de sa masure, après l’événement, il saurait bien retrouver son
-or enfoui!--Flac! flac! il arpentait la pièce, afin de saisir, sur un
-vieux coffre, une liasse de billets de banque déjà collés et trempés.
-Puis il monta sur l’appui de la fenêtre, prononça trois fois le mot
-hébreu _kadosch_, qui signifie «saint», et se précipita, se sachant bon
-nageur, à la grâce de son Dieu.
-
-La bicoque s’écroula derrière lui, sans bruit, sous les eaux.
-
-Au loin, nulle barque!--Où fuir? Il s’orientait vers Avignon; mais
-l’eau reculait maintenant la distance--et c’était loin, pour lui! Où se
-reposer? prendre pied?... Ah! le seul point lumineux, là-bas, sur la
-hauteur, c’était... ce calvaire,--dont les marches déjà disparaissaient
-sous le bouillonnement des ondes et le remous des eaux furieuses.
-
---Demander asile à cette image? Non! Jamais.
-
-Le vieux juif était grave en ses croyances, et, bien que le danger
-pressât, bien que les idées modernes et les compromis qu’elles
-inspirent fussent loin d’être ignorés du morne chercheur d’Arche, il
-lui répugnait de devoir--ne fût-ce que le salut terrestre à... _ce qui
-était là_.
-
-Sa silhouette, en cet instant, se projetant sur les eaux où tremblaient
-des reflets d’étoiles, eût fait songer au déluge. Il nageait au hasard.
-Soudain une réflexion sinistre et ingénieuse lui traversa l’esprit:
-
---J’oubliais, se dit-il en soufflant (et l’eau découlait des deux
-pointes de sa barbe), j’oubliais qu’après tout il y a là ce pauvre de
-«mauvais larron!...» Ma foi, je ne vois aucun inconvénient à chercher
-refuge auprès de cet excellent Gesmas, en attendant qu’on vienne me
-délivrer!
-
-Il se dirigea donc, tous scrupules apaisés, et en d’énergiques
-brassées, à travers les houleuses volutes des ondes et dans le beau
-clair de lune, vers les Trois-croix.
-
-Celles-ci, au bout d’un quart d’heure, lui apparurent, colossales, à
-une centaine de mètres de ses membres à demi congelés et ankylosés.
-Elles se dressaient, à présent, sans support visible, sur les vastes
-eaux.
-
-Comme il les considérait, haletant, cherchant à discerner, à gauche,
-le gibet de ses préférences, voici que les deux croix latérales, plus
-frêles que celle du milieu, craquèrent, pressées par le cours du Rhône,
-et que le bois vermoulu céda, et qu’en une sorte d’épouvantée, de
-noire salutation, toutes deux s’abattirent en arrière, dans l’écume,
-silencieusement.
-
-Mosé demeura sans s’avancer, et hagard, devant ce spectacle: il
-faillit enfoncer et cracha deux gorgées.
-
-Maintenant, la grande Croix seule, _spes unica_, découpait son signe
-suprême sur le fond mystérieux du firmamental espace; elle proférait
-son pâle Couronné d’épines, cloué, les bras étendus, les yeux fermés.
-
-Le vieillard, suffoqué, presque défaillant, n’ayant plus que le seul
-instinct des êtres qui se noient, se décida, désespérément, à nager,
-quand même, vers l’emblème sublime, son or à sauver triplant ses
-dernières forces et le justifiant à ses yeux qu’une imminente agonie
-rendait troubles!--Arrivé au pied de la Croix,--oh! ce fut de mauvaise
-grâce (hâtons-nous de le dire à sa louange) et en éloignant sa tête
-le plus possible, qu’il se résigna, l’échappé des eaux, à saisir et
-entourer de ses bras l’arbre de l’Abîme, celui qui, écrasant de sa base
-toute raison humaine, partage, en quatre inévitables chemins l’Infini.
-
-Le pauvre riche prit pied; l’eau montait, le soulevant à mi-corps:
-autour de lui la diluviale étendue muette...--Oh! là-bas! une voile!
-une embarcation!
-
-Il cria.
-
-L’on vira de bord: on l’avait aperçu.
-
-A cet instant même, un ressaut du fleuve (quelque barrage se brisant
-dans l’ombre) l’enleva, d’une grosse envaguée, jusqu’à la Plaie du
-côté. Ce fut si terrible et si subit qu’il eut à peine le temps
-d’étreindre, corps à corps et face à face, l’image de l’Expiateur!
-et de s’y suspendre, le front renversé en arrière, les sourcils
-contractant leurs touffes sur ses regards perçants et obliques,
-tandis que remuaient en avant, toutes frémissantes, les deux pointes
-en fourche de sa barbe grise. Le vieil israélite, entrelacé, à
-califourchon, à Celui qui pardonne, et ne pouvant lâcher prise,
-regardait de travers son «sauveur».
-
---Tenez ferme! Nous arrivons! crièrent des voix déjà distinctes.
-
---Enfin!... grommela le père Mosé, que ses muscles horrifiés allaient
-trahir; mais... voici un service rendu par quelqu’un... dont je n’en
-attendais pas! Ne voulant rien devoir à personne, il est juste que je
-le rétribue... comme je rétribuerais un vivant. Donnons-lui donc ce que
-je donnerais... à un homme.
-
-Et, pendant que la barque s’approchait, Mosé, dans son organique zèle
-de faire ce qu’il pouvait pour s’acquitter, fouilla sa poche, en retira
-une pièce d’or--qu’il enfonça gravement et de son mieux entre les deux
-doigts repliés sur le clou de la main droite.
-
---Quittes! murmura-t-il, en se laissant tomber, presque évanoui, entre
-les bras des mariniers.
-
-La peur bien légitime de perdre sa sacoche le maintint ferme jusqu’à
-l’atterrage d’Avignon. Le lit chauffé d’une auberge, l’y réconforta. Ce
-fut en cette ville qu’il s’établit un mois après, ayant recouvré son or
-sous les décombres de son ancien logis, et ce fut là qu’il s’éteignit
-en sa centième année.
-
-
-Or, en décembre de l’année qui suivit cet incident insolite, il arriva
-qu’une jeune fille du pays, une très pauvre orpheline d’un charmant
-visage, Euphrasie ***, ayant été remarquée par de riches bourgeois
-de la Vaucluse, ceux-ci, déconcertés par ses refus inexplicables,
-résolurent, dans son intérêt, de la prendre par la famine. Elle fut
-donc bientôt congédiée, par leurs soins, de l’ouvroir où elle gagnait
-le franc quotidien de sa subsistance et de sa bonne humeur, en échange
-de onze heures, seulement, de travail (l’ouvroir étant tenu par une
-famille des plus recommandables de la ville). Elle se vit également
-renvoyée, le jour même, du réduit où elle remerciait Dieu matin et
-soir; car, il faut être juste, l’hôtelier, qui avait des enfants à
-établir, ne devait pas, ne _pouvait_ pas, en sérieuse conscience,
-s’exposer à perdre les six beaux francs mensuels du cellulaire galetas
-qu’elle occupait chez lui. «Si honnête qu’elle fût,» lui dit-il,
-«ce n’est pas avec du sentiment qu’on paye les contributions»; et
-d’ailleurs, peut-être était-ce «_pour son bien, à elle_», ajouta-t-il
-en clignant de l’œil, «qu’il devait se montrer rigoureux.» En sorte
-que, par un crépuscule d’hiver où le tintement clair des _Angelus_
-passait dans le vent, la tremblante enfant infortunée marchait à
-travers les rues de neige et, ne sachant où aller, se dirigea vers le
-calvaire.
-
-Là, poussée très probablement par les anges, dont les ailes soulevèrent
-ses pas sur les blancs degrés, elle s’affaissa au pied de la Croix
-profonde, heurtant de son corps le bois éternel, en murmurant ces
-ingénues paroles:--«Mon Dieu, secourez-moi d’une petite aumône, ou je
-vais mourir ici.»
-
-Et, chose à stupéfier l’entendement, voici que, de la main droite du
-vieux Christ, vers qui les yeux de la suppliante s’étaient levés, une
-pièce d’or tomba sur la robe de l’enfant,--et que ce choc, avec la
-sensation douce et jamais troublante d’un miracle, la ranima.
-
-C’était une pièce déjà séculaire, à l’effigie du roi Louis XVI, et dont
-l’or jauni luisait sur la jupe noire de l’élue. Sans doute, aussi,
-quelque chose de Dieu, tombant, en même temps, dans l’âme virginale
-de cette enfant du ciel, en raffermit le courage. Elle prit l’or,
-sans même s’étonner, se leva, baisa, souriante, les pieds sacrés--et
-s’enfuit vers la ville. Ayant remis à l’aubergiste raisonnable les six
-francs en question, elle attendit le jour, là-haut, dans sa couchette
-glacée, mangeant son pain sec dans la nuit, l’extase dans le cœur, le
-Ciel dans les yeux, la simplicité dans l’âme. Dès le jour suivant,
-pénétrée de la force et de la clarté vivantes, elle commença son œuvre
-sainte à travers les refus, les portes fermées, les malignes paroles,
-les menaces et les sourires.
-
-Et son œuvre de lumière fut fondée.
-
-Aujourd’hui, la jeune bienheureuse vient de s’envoler en sa réalité,
-victorieuse des ricanantes saletés de la terre, toute radieuse du
-«miracle» que CRÉA sa foi, de concert avec Celui qui permet à toutes
-choses d’apparaître.
-
-
-
-
-Le jeu des graces
-
- _A Monsieur Victor Wilder._
-
- --Oh! cela n’empêche pas les sentiments!...
-
- Stéphane MALLARMÉ (_Entretiens_).
-
-
-Les feux d’or du soir, au travers de moutonneuses nuées mauves,
-poudraient d’impalpables pierreries les feuilles d’assez vieux arbres,
-ainsi que d’automnales roses, à l’entour d’une pelouse encore mouillée
-d’orage: le jardin s’enfonçait entre les murs tendus de lierre des deux
-maisons voisines; une grille aux pointes dorées le séparait de la rue,
-en ce quartier tranquille de Paris. Les rares passants pouvaient donc
-entrevoir, au fond de ce jardin, la façade avenante de la demeure,
-et, dans une pénombre, le perron, surélevé de trois marches, sous sa
-marquise.
-
-Or, perdues en les lueurs de cette vesprée, sur le gazon, jouaient,
-au _Jeu des Grâces_, trois enfants blondes,--oh! quatorze, douze et
-dix ans à peine, innocence!--Eulalie, Bertrande et Cécile Rousselin,
-quelque peu folâtres en leurs petites robes d’orléans noire. Riant
-de plaisir, en ce deuil,--n’était-ce pas de leur âge?--elles se
-renvoyaient, du bout de leurs bâtonnets d’acajou, de courts cerceaux de
-velours rouge festonnés de liserons d’or.
-
-Elle avait aimé feu son époux,--ayant conquis, d’ailleurs, à ses côtés,
-dans le commerce des bronzes d’art, une aisance,--la belle madame
-Rousselin! Séduisante, économe et tendre, perle bourgeoise, elle
-s’était retirée avec ses filles, en cette habitation, depuis les dix
-mois et demi d’où datait son sévère veuvage, qu’elle présumait éternel.
-
-Jamais, en effet, son mari ne lui avait semblé plus «sérieux» que
-depuis qu’il était mort. Cet accident l’avait solennisé, pour ainsi
-dire, aux yeux en larmes de l’aimable veuve. Aussi, avec quelle
-tendresse triste se plaisait-elle à venir, toutes les quinzaines
-environ, suspendre (de concert avec ses trois charmantes filles), de
-sentimentales couronnes aux murs blancs du caveau neuf! murs que,
-par prévoyance, elle avait fait clouter du haut en bas! Sur ces
-couronnes se lisaient, en majuscules ponctuées de pleurs d’argent,
-des _A mon petit papa chéri!_ des _A mon époux bien-aimé!_--Lorsqu’à
-de certains anniversaires, plus intimes, elle venait seule au champ
-du Repos, c’était avec un air indéfinissable et presque demi-souriant
-que, nouvelle Artémise, munie ce jour-là d’une couronne spéciale,
-à son usage, elle accrochait celle-ci à des clous isolés: sur les
-immortelles, semées alors de myosotis, on pouvait lire en caractères
-tortillés et suggestifs, ces deux mots du cœur: «_Souviens-toi!_» Car,
-même avec les défunts, les femmes ont de ces exquises délicatesses où
-l’imagination plus grossière de l’homme perd complètement pied,--mais
-auxquelles il serait à parier, quand même, que les trépassés ne sont
-pas insensibles.
-
-Toutefois, comme c’était une femme d’ordre, chez qui le sentiment
-n’excluait pas le très légitime calcul d’une ménagère, la belle Mme
-Rousselin, dès le premier trimestre, avait remarqué le prix auquel
-revenaient, achetées au détail, ces pâles couronnes, si vite fanées
-par les intempéries; et, séduite par diverses annonces des journaux
-qui mentionnaient la découverte de nouvelles couronnes funèbres,
-inoxydables, obtenues par le procédé galvanoplastique, résistantes même
-à l’oubli,--couronnes modernes par excellence!--elle en avait acheté,
-en gros, quelques douzaines, qu’elle conservait, au frais, dans la
-cave, et qui défrayaient, depuis, les visites bimensuelles au cher
-décédé.
-
-
-Soudain, les trois enfants, dont les boucles vermeilles, alanguies
-en _repentirs_, sautillaient sur les noirs corsages, cessèrent de
-s’ébattre sur l’herbe en fleurs, car, au seuil du perron, et poussant
-la porte vitrée, venait d’apparaître l’épouse, la grave maman tout
-en deuil, blonde aussi et déjà pâlie de son abandon. Elle tenait,
-justement, à la main, trois de ces couronnes légères et solides,
-nouveau système, qu’elle laissa tomber, auprès de la rampe, sur la
-table verte du jardin, comme pour appuyer de leur impression les
-paroles suivantes:
-
---Et que l’on se recueille maintenant, mesdemoiselles! Assez de
-récréation: oubliez-vous que, demain, nous devons aller rendre visite
-à... celui qui n’est plus?
-
-Sûre d’être obéie (car, au point de vue du cœur, ses jeunes anges
-avaient, elle ne l’ignorait pas, de qui tenir), la belle Mme Rousselin
-rentra, sans doute afin de soupirer plus à l’aise en la solitude
-retirée de sa chambre.
-
-A ces mots et aussitôt seules, Eulalie, Bertrande et Cécile
-Rousselin,--dont les rires s’étaient envolés plus loin que les oiseaux
-du ciel,--vinrent, à pas lents, méditatives, s’asseoir et s’accouder
-autour de la table.
-
-Après un silence:
-
---C’est pourtant vrai! pauvre père! dit à voix basse Eulalie, la jolie
-aînée, déjà rêveuse.
-
-Et, prenant un _A mon époux bien-aimé_, elle en considéra,
-distraitement, l’inscription.
-
---Nous l’aimions tant! gémit Bertrande, aux yeux bleus--où brillaient
-des larmes.
-
-Sans y prendre garde, imitant Eulalie, elle tournait entre ses doigts,
-et le regard fixe, un _A mon petit papa chéri_.
-
---Pour sûr qu’on l’aimait bien! s’écria la pétulante cadette Cécile
-qui, follement énervée encore du jeu quitté et comme pour accentuer, à
-sa manière, la sincérité naïve de son effusion, fit étourdiment sauter
-en l’air le _Souviens-toi!_ qui restait.
-
-Par bonheur, l’aînée, qui tenait encore ses baguettes, y reçut, et à
-temps, la plaintive couronne, laquelle s’y encercla d’abord,--puis,
-grâce à un mouvement d’inadvertance provenu de l’entraînante vitesse
-acquise, le _Souviens-toi!_ s’échappant des bâtonnets, fut recueilli de
-même par Bertrande, après s’être croisé en l’air avec l’_A mon petit
-papa chéri!_--et l’_A mon époux bien-aimé!_ que Cécile, bien malgré
-elle, n’avait pu se défendre de lancer vers ses sœurs.
-
-De sorte que, l’instant d’après--et peut-être en symbole des illusions
-de la vie,--les trois ingénues, peu à peu de retour sur la pelouse,
-substituaient à leurs cerceaux dorés ce nouveau _Jeu des Grâces_, et,
-inconscientes déjà, se renvoyaient, mélancoliquement, aux derniers
-rayons du soleil, ces _inaltérables_ attributs de la sentimentalité
-moderne.
-
-
-
-
-La Maison du bonheur
-
- Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
- Luxe, calme et volupté!
-
- (CHARLES BAUDELAIRE. _L’Invitation
- au voyage_).
-
-
-Deux beaux êtres humains se sont rencontrés à cette heure des années
-qui précède le tomber merveilleux de l’automne; à cette heure
-où,--telle que, sur de riches forêts, après une ondée d’orage, l’étoile
-du soir,--la Mélancolie se lève, illuminant de mille teintes magiques
-toutes les âmes bien nées.
-
-Autrefois,--ô souvenances déjà lointaines!--ces deux âmes, dès les
-premières aurores, apparurent natalement blanches et douées, à l’état
-nostalgique, d’une sorte de languide passion pour les seules choses
-du Ciel.--On eût dit d’éternels enfants, destinés à mourir comme
-les oiseaux s’envolent et que le lis du matin serait la seule fleur
-oubliable sur leurs chastes tombes.
-
-Mais ils étaient prédestinés à vivre,--et l’Humanité est venue avec ses
-luttes et ses stupeurs.
-
-Elle et lui, l’un de l’autre isolés par le hasard des villes et des
-contrées, grandirent, en des milieux parallèles, sans se rencontrer
-jamais.
-
-Au cours de l’existence, et sous tous les cieux, ils eurent donc
-à subir le salut des passants polis, aux yeux sourieurs, aux airs
-sagaces, aux admirations officielles, aux jugements d’emprunt, aux
-préoccupations oiseuses, aux riens compassés, aux cœurs uniquement
-lascifs, aux politiques visées, aux calomnieux éloges,--et dont les
-présences, très distinguées, dégagent une odeur de bois mort.
-
-Ah! c’est que tous deux avaient, comme nous, reçu le jour au sein
-triste de ces nations occidentales, lesquelles, sous couleur d’établir,
-enfin, sur la terre, le règne «régulier» de la Justice, vont, se
-dénuant, à plaisir, de ces instincts de l’en-Haut--qui, seuls,
-constituent l’Homme réel,--et préfèrent s’aventurer _librement_,
-désormais, au gré d’une Raison désespérée, à travers les hasards et
-les phénomènes, en payant chaque «découverte» d’un endurcissement plus
-sourd du cœur.
-
-Au spectacle environnant de cet effort moderne, le plus sage,
-humainement,--aux yeux, du moins, des gens du «monde»,--ne serait-ce
-pas de se laisser vivre, en vagues curieux, n’acceptant des années que
-les sensualités intellectuelles ou physiques, et sans autres passions
-que celle du plus commode éclectisme?
-
-Cependant, Paule de Luçanges, ainsi que le duc Valleran de la
-Villethéars, dès leur juvénilité, commencèrent à ressentir beaucoup
-d’étonnement de faire partie d’une espèce où le dépérissement de toute
-foi, de tous désintéressés enthousiasmes, de tout amour noble ou sacré,
-menaçait de devenir endémique.
-
-Aucuns passe-temps ne pouvaient les distraire de l’humiliant déplaisir
-qu’ils en éprouvèrent, encore presque enfants, sans, toutefois, le
-laisser transparaître, à cause d’une sorte de charité très douce dont
-ils étaient essentiellement pénétrés. Paule, svelte, en sa beauté
-d’Hypatie chrétienne, était de la race de ces mondaines aux cœurs de
-vestales qui, préservées mieux que les Sand, les Sapho, les Sévigné,
-même, ou les Staël, de la vanité d’écrire, gardent, très pure, la
-lueur virginale de leur inspiration pour un seul élu. Lui ne se
-distinguait, en apparence, du commun des personnes de bonne compagnie
-que,--parfois,--par un certain coup d’œil bref, très pénétrant, un
-peu fixe et dont l’indéfinissable impression dissolvait ou inquiétait
-autour de lui les plus banales insouciances.
-
-Tous deux, ainsi, voilaient, sous les irréprochables dehors qu’imposent
-les convenances aux êtres bien élevés, les géniales facultés de
-méditation dont leur Créateur avait doté leurs esprits solitaires.
-Et, de jour en jour, ces singuliers adolescents,--autant que les
-despotiques devoirs d’un rang dont ils s’honoraient le leur pouvaient
-permettre,--s’éloignaient de ces mille distractions si chères,
-d’habitude, à la jeunesse élégante.
-
-Ne perdaient-ils pas les heures dorées de leur printemps en de
-trop songeuses et sans doute stériles réflexions touchant... par
-exemple, ces nébuleux problèmes,--réputés insignifiants, ennuyeux
-ou insolubles--et auxquels, cependant, une bizarre particularité de
-conscience les contraignait de s’intéresser?
-
---Peut-être.
-
---Mais il leur apparaissait qu’autour d’eux, par exemple, l’Esprit de
-nos temps en travail,--qui s’efforce d’enfanter, pour la gloire d’un
-prestigieux Avenir, le monstre d’une chimérique Humanité décapitée
-de Dieu--les mettait en demeure, eux aussi, en ce qui concernait
-l’_humain_ de leurs êtres, d’opter, au plus secret de leurs pensées,
-entre leurs ataviques aspirations... et Lui.
-
-Le récent idéal--(ce progressif Bien-être, toujours proportionnel
-aux nécessités des pays et des âges et dont chaque degré, suscitant
-des soifs nouvelles, atteste l’_Illusoire_ indéfini... par
-conséquent la fatale démence d’y confiner notre But suprême...)--ne
-sut éveiller en leurs intelligences qu’une indifférence vraiment
-absolue. L’orgueilleux bagne d’une telle finalité ne pouvait, en
-effet, séduire ou troubler, même un instant, ces deux consciences
-qui, tout éperdues de Lumière et d’humilité, se souvenaient de leur
-origine. Et ces réalités de bâtons flottants--en qui se résolvent,
-d’ordinaire, les fascinants mirages à l’aide desquels le vieil opium
-de la Science dessèche les yeux des actuels vivants,--ces «conquêtes
-de l’Homme moderne», enfin, leur semblaient infiniment moins utiles
-que mortellement inquiétantes,--étant remarqués, surtout, le
-quasi-simiesque atrophiement du Sens-surnaturel qu’elles coûtent...
-et l’espèce d’ossification de l’âme qu’elles entraînent. Imbus d’un
-atavisme QUI, EN RÉALITÉ, COMMENÇAIT A DIEU, ils se fussent (oh! même
-affamés!) refusés, d’instinct, certes! à céder, malgré l’exemple, les
-droits sacrés de leur aînesse consciente contre toutes les pâtées
-de lentilles vénéneuses dont un périssable Actualisme eût tenté
-de séduire leur inanition. Quant à cet Avenir, dont une église de
-rhéteurs têtus prophétisait la perdurable et sublime rutilance, ces
-deux jeunes gens hésitaient à s’infatuer au point de par trop oublier,
-aussi, qu’en fin de compte,--(ne fût-ce qu’au témoignage criard de
-ces vingt-six changements à vue dont ne cesse de nous assourdir, sous
-nos pieds, la menaçante géologie,--et en passant même sous silence
-les fort troublantes révélations de l’astronomie moderne,)--l’univers
-attesta, maintes fois, inopinément, être une salle trop peu sûre pour
-que l’on dût caresser une minute l’idée de jamais pouvoir s’y installer
-définitivement.
-
-En sorte que tout le clinquant intellectuel de la Science, toutes
-les boîtes de jouets dont se paye l’âge mûr de l’Humanité, tous
-les bondissements désespérés des impersuasives métaphysiques, tout
-l’hypnotisme d’un Progrès--si magnifiquement naturel, éclairé
-par la providence d’un Dieu révélé et, sans lui d’une vanité si
-poignante,--non, tout cela ne leur paraissait pas aussi _sérieux_, ni
-aussi _utile_, en substance, que le tout simple et natal regard de
-l’Homme vers le Ciel.
-
-Socialement, toutefois, il leur était difficile, en eux-mêmes, de
-condamner, à l’étourdie, l’évidence de cet effort de tous vers la
-grande Justice,--vers une équité meilleure, enfin, que celle dont
-se lamente le Passé. Mais les résultats très précis, obtenus en
-appliquant ces théories humanitaires,--empruntées, d’ailleurs, à
-l’éternel Christianisme,--semblaient jusqu’à présent,--il fallait
-bien se l’avouer,--singulièrement en désaccord avec les admirables
-intentions de leurs partisans. Comment ne pas reconnaître, en effet,
-que les plus libres, les plus fiers et les plus jaloux de la Liberté,
-parmi les peuples, sont ceux-là même qui, les longs fouets ensanglantés
-aux poings, supplicient le plus leurs esclaves, savent humilier le
-mieux leurs pauvres et, entre les forfaits à commettre, ne préfèrent,
-_jamais_, que les plus vils?
-
-Comment éviter, par tous pays, le spectacle de ces triomphantes
-lupercales où les majorités--au patriotisme si lucratif, aux
-éloquences foraines,--exultent si gravement, et dont la sereine
-servilité,--giratoire seulement aux uniques souffles de ces trahisons
-écœurantes, philosophiquement situées au-dessous de toute pénalité
-comme de tout dédain,--affirme outre mesure en quelle désespérante
-inanité s’aplatissent les révolutions? Et, pour conclure, comment
-ne pas comprendre, sans effort, qu’étant donnée la loi de l’innée
-disproportion des intelligences, en leur diversité d’aptitudes, le
-prétendu règne d’une Justice purement humaine ne saurait être jamais
-que la tyrannie du Médiocre, s’autorisant, gaiement, de quoi? du
-_nombre_! pour imposer l’abaissement à ceux dont le génie, constituant,
-seul, l’entité même de l’Esprit-Humain, a, seul, de droit _divin_,
-qualité pour en déterminer et diriger les légitimes tendances!
-
---Mais, sans daigner juger la mode actuelle des idées septentrionales,
-le noble songeur et la belle songeuse, détournant les yeux, autant
-qu’ils le pouvaient, de l’énigmatique performance terrestre, résumaient
-toujours leurs méditations en cet ensemble de pensées:
-
---_Qu’importe à la Foi réelle le vain scandale de ces poignées
-d’ombres, demain disparues pour faire place à d’équivalents fantômes?_
-
-_Qu’importe qu’elles détiennent aujourd’hui, comme hier, comme
-demain, l’écorce matérielle d’un Pouvoir dont l’essence leur est
-inaccessible? Nul ne peut posséder d’une chose que ce qu’il en éprouve.
-Si cette chose est belle, noble,--enfin, divine d’origine, et qu’il
-soit, lui, d’essence vile,--c’est-à-dire d’une prudence d’instincts
-nécessairement abaissante,--la beauté, la noblesse, la divinité de
-cette chose, s’évanouissant immédiatement au seul contact du violateur,
-il n’en possédera que son intentionnelle profanation,--bref, il n’y
-retrouvera, comme en toutes choses, que la vilainie même de son être,
-que l’écœurante, éclairée et bestiale médiocrité de son être: rien de
-plus.--Donc il n’y a pas lieu de s’en irriter._
-
-Tels, s’attristant, peut-être, quelque peu, de ces fatalités de
-leur époque,--mais sans oublier qu’il fut des siècles pires,--et se
-recueillant, chaque jour, en ces visions que l’Art le plus élevé
-sait offrir aux cœurs chastes et solitaires, ces deux promis de
-l’Espérance, au défi des années, s’attendaient.
-
-Cette disparité de nature entre eux et la plupart des dignes vivants de
-nos régions, ils ne l’avaient pas constatée au début de la vie. Non.
-Ces êtres d’_au-delà_ s’étaient refusés longtemps à se rendre--même aux
-évidences les plus affreuses, ou, les considérant comme passagères,
-les avaient pardonnées avec une indulgence jamais lassée. Les regards
-encore éblouis de reflets antérieurs à leurs yeux charnels, comment
-eussent-ils démêlé, à première vue, de quel enfer foncier se constitue
-la banalité sociale! C’est pourquoi leur sensibilité crédule, toute
-imbue d’angéliques larmes, fut incessamment surprise, alors, et
-partagea mille mensongères--ou si médiocres «douleurs», que celles-ci
-étaient indignes d’un tel nom. Longtemps il suffit, autour d’eux,
-de _sembler_ dans une affliction pour que ces cœurs inextinguibles
-devinssent réchauffants,--et prodigues! et consolateurs!... Ah! se
-dévouer, s’oublier! quelle joie d’anges penchés sur ceux que l’on
-abandonne! Qu’importe si, le plus souvent, ceux-ci ne daignent se
-souvenir des «anges» que pour en critiquer, toujours un peu tard,
-l’humiliante irréalité!
-
-Ainsi rayonna leur charité, ce passe-temps divin des justes,--même sur
-ces assoiffés d’amusements dont le propre est de témoigner une sorte de
-rabique aversion au seul ressentir, même obscur, de toutes approches
-d’âmes souveraines, tant l’idée seule que celles-ci puissent encore
-exister leur semble insupportable, fatigante et révoltante. Oui, tous
-deux eurent la bienveillance de toujours se tenir éloignés de ce genre
-de personnes, pour leur épargner l’ennui de cette sensation toute
-naturelle.
-
-Mademoiselle de Luçanges et le duc de la Villethéars subirent
-donc, chacun de leur côté, cette existence, jusqu’au jour mortel
-où, tous deux, presque en même temps, s’aperçurent que les
-suffocantes bouffées--émanant des lourds ébats de cette Médiocrité
-universelle--avaient répandu la contagion jusque sur leurs proches,
-leurs frères, leurs «égaux»,--la plupart de leurs princes et de leurs
-prêtres!...
-
-Alors un froissement terrible d’âme les glaça, leur causa cette sorte
-de lassitude sévère qu’un Dieu-martyr seul peut surmonter devant le
-reniement de son disciple. Humiliés de se sentir quand même solidaires
-de cet envahissement si près d’eux monté, une tentation d’inespérance
-les prit, troubla leurs cœurs sacrés et peu s’en fallut qu’elle
-n’assombrît même, au plus secret de leurs croyances, jusqu’au sentiment
-de Dieu.
-
-Elle ni lui n’étaient, en effet, du nombre de ces esprits-créateurs,
-trempés de manière à tenir tête fût-ce au scandale de toute l’Humanité
-et dont le fulgurant souffle d’infini refoulerait les plus rugissantes
-rafales: ce n’étaient que deux exquises intelligences, merveilleusement
-douées,--que cette qualité d’épreuve fit fléchir, comme deux fleurs
-sous la pluie.
-
-Ils ne se plaignirent pas.--Seulement, ce devinrent, bientôt, deux
-âmes en deuil, désenchantées même du sacrifice et dont aucune fête ne
-pouvait augmenter ou diminuer le royal ennui amer.
-
-Maintenant ils n’ont plus soif que d’exils.--«Plaindre? Comment juger!
-Que sert, d’ailleurs? Instants perdus.»
-
-Un besoin d’adieux les étouffe, et voilà tout. Ils pensent avoir
-gagné le droit d’oublier. A peine s’ils daignent voiler parfois,
-sous la pâleur d’un sourire, leur indifférence morose. Devenus d’une
-clairvoyance inconsolable, ils portent en eux leur solitude. Ne pouvant
-plus se laisser décevoir, entre eux et la foule sociale la misérable
-comédie est terminée.
-
-Aussi, dès l’instant conjugal où le Destin les a mis en présence, ils
-se sont reconnus, d’un regard, et se sont aimés, sans paroles, de
-cet irrésistible amour, trésor de la vie.--Oh! s’exiler en quelque
-nuptiale demeure, pour sauver du désastre de leurs jours au moins un
-automne, une délicieuse échappée de bonheur aux teintes adorablement
-fanées, une mélancolique embellie!--Jaloux de leur secret, sûrs de
-leurs pensées, ils se sont écrit. Dispositions prises, ils partent,
-ils disparaissent,--devant se retrouver, non dans un de leurs lourds
-châteaux, où des visiteurs, encore...--mais en cette retraite bien
-inconnue qu’ils ont choisie et noblement ornée, au goût de leurs âmes,
-pour y cacher leur saison de paradis.
-
-La maison du Bonheur domine une falaise, là-bas, au nord de la France,
-puisqu’enfin c’est la patrie! Elle est enclose des murs verdoyants
-d’un grand jardin, formé d’une pelouse, toute en fleurs, au centre de
-laquelle, entre des saules et de grises statues, retombe, en un bassin
-de marbre, l’élancée fusée de neige d’un jet d’eau.
-
-Deux latérales allées de très hauts arbres obscurs se prolongent
-solitairement. La solennité, le silence de cette habitation sont doux
-et inquiétants comme le crépuscule. Là, c’est un tel isolement des
-choses!--Un rayon de l’Occident, sur les fenêtres--empourprées tout à
-coup--de la blanche façade,--la chute d’une feuille qui, de la voûte
-d’une allée, tombe, en tournoyant, sur le sable,--ou quelque refrain de
-pêcheur, au loin,--ou telle fuite plus rapide des nuages de mer,--ou
-la senteur, soudain plus subtile, d’une touffe de roses mouillées
-qu’effleure un oiseau perdu,--mille autres incidences, ailleurs
-imperceptibles, semblent, ici, comme des avertissements tout à fait
-_étranges_ de la brièveté des jours.
-
-Et, lorsqu’ils en sont témoins, en leurs promenades, les deux exilés!
-alors qu’une causerie heureuse unit leurs esprits sous le charme d’un
-mutuel abandon, voici qu’ils tressaillent, ils ne savent pourquoi!
-Pensifs, ils s’arrêtent: le ton joyeux de leurs paroles est dissipé!...
-Qu’ont-ils donc entendu? Seuls, ils le savent. Ils se pressent, l’un
-à l’autre, la main, comme troublés d’une sensation mortelle! Et le
-visage de la bien-aimée s’appuie, languissamment, sur l’épaule de son
-ami! Deux larmes tremblent entre ses cils, et roulent sur ses joues
-pâlissantes.
-
-Et, quand le soir bleuit les cieux, un serviteur taciturne, ancien dans
-l’une de leurs familles, vient allumer les lampes dans la maison.
-
---Mais la bien-aimée,--les femmes sont ainsi,--se plaît à s’attarder,
-par les fleurs, sur la pelouse, au baiser de quelque corolle déjà
-presque endormie. Puis, ils rentrent ensemble.
-
---Oh! ce parfum d’ébène, de fleurs mortes et d’ambre faible, qu’exhale,
-dès le vestibule, la douce demeure! Ils se sont complus à l’embellir,
-jusqu’à l’avoir rendue un véritable reflet de leurs rêves!
-
-Auprès des tentures qui en séparent les pièces, des marbres aux pures
-lignes blanches, des peintures de forêts, et, suspendus aux tapisseries
-anciennes des murailles, des pastels, dont les visages sont pareils
-à des amies défuntes et inconnues. Sur les consoles, des cristaux
-aux tons de pierres précieuses, des verreries de Venise aussi, aux
-couleurs éteintes. Çà et là, cloués en des étoffes d’Orient, luisent,
-en éclairs livides, incrustés d’un très vieil or, des trophées d’armes
-surannées.--Dans les angles, de grands arbustes des Iles. Là, le piano
-d’ébène, dont les cordes ne résonnent, comme les pensées, que sous
-des harmonies belles et divines; puis, sur des étagères, ou laissés
-ouverts sur la soie mauve des coussins, des livres aux pages savantes
-et berceuses, qu’ils relisent ensemble et dont les ailes invitent leurs
-esprits vers d’autres mondes.
-
-Et, comme nul ne possède, en effet, que ce qu’il éprouve, et
-qu’ils le savent,--et que ce sont deux chercheurs d’impressions
-inoubliables, ils vivent là des soirées dont le charme oppresse
-leurs âmes d’une sensation intime et pénétrante de leur propre
-éternité. Souvent, en regardant l’ombre des objets sur les tentures
-séculaires, ils détournent les yeux, sans cause intelligible. Et
-les sculptures sombres, à l’entour de quelque grand miroir,--dont
-l’eau bleuâtre reflète le scintillement, tout à coup, d’un astre, à
-travers les vitres,--et l’inquiétude du vent, froissant, au dehors,
-dans l’obscurité, les feuilles du jardin,--et les solennelles, les
-indéfinissables anxiétés qu’éveille en eux, lorsque l’heure sonne
-distincte et sonore, le mystère de la nuit,--tout leur parle, autour
-d’eux, cette langue immémoriale du vieux songe de la vie, qu’ils
-entendent sans peine, grâce à leur recueillement sacré. Tels, ne
-laissant point la dignité de leurs êtres se distraire de cette pensée
-qu’ils habitent ce qui n’a ni commencement ni fin, ils savent grandir,
-de toute la beauté de l’Occulte et du Surnaturel,--dont ils acceptent
-le sentiment,--l’intensité de leur amour.
-
-Ainsi, prolongeant les heures, délicieusement, en causeries exquises
-et profondes, en étreintes où leurs corps ne seront plus que celui
-d’un Ange, en suggestives lectures, en chants mystérieux, en joies
-délicieuses, ils puiseront de toujours nouvelles sensations de plus
-en plus vibrantes, extra-mortelles! en cette solitude--qu’un si petit
-nombre de leurs «semblables» se soucierait de jalouser. Incarnant,
-enfin, toute la poésie de leurs intelligences dans sa plus haute
-réalisation, leurs aurores, et leurs jours--et leurs soirs, et leurs
-nuits seront des évocations de merveilles. Leurs cœurs, passionnés
-d’idéal autant que d’éperdus désirs, s’épanouiront comme deux mystiques
-roses d’Idumée, satisfaites d’embaumer les hauteurs natales à quelque
-vague distance même, hélas! des Jérusalem,--en Terre-Sainte, pourtant.
-
-De même que, libres, ils ont distribué, simplement et de la manière la
-plus discrète, la presque totalité de leurs vastes et austères fortunes
-à de ces déshérités--qu’en véritables originaux ils se sont donné la
-peine de chercher avec un choix patient,--de même, hostiles à toutes
-emphases, ils n’ont éprouvé nullement, le besoin de se «jurer» qu’ils
-ne se survivraient pas l’un à l’autre. Non.--Seulement, ils savent
-très bien à quoi s’en tenir là-dessus.
-
-Au parfait dédain de tout ce qui les a déçus, loin du désenchantement
-brillant de leur monde d’autrefois, ils ont jeté, d’un regard, à leur
-ex-entourage, oublié déjà, l’adieu glacé, suprême, claustral, que la
-mélancolie de leur joie grave ne regrettera jamais. Ils sont ceux qui
-ne s’intéressent plus. Ayant compris, _une fois pour toutes_, de quelle
-atroce tristesse est fait le rire moderne, de quelles chétives fictions
-se repaît la sagesse purement _terre à terre_, de quels bruissements de
-hochets se puérilisent les oreilles des triviales multitudes, de quel
-ennui désespéré se constitue la frivole vanité du mensonge mondain,
-ils ont, pour ainsi dire, fait vœu de se contenter de leur bonheur
-solitaire.
-
-Oui, ces augustes êtres (exceptionnels!), s’estimant avoir gagné
-la paix, sauront conserver inviolable la magie de leur isolement.
-Persuadés, non sans d’inébranlables motifs, que l’unique raison d’être,
-(en laquelle ils cherchent, fatalement, à réaliser leurs _semblances_),
-de ceux-là qui, errants et froids, ne peuvent être heureux, consiste à
-troubler, d’instinct, s’il leur est possible, le bonheur de ceux-là qui
-savent être heureux, ces divins amants, pour sauvegarder la simplicité
-de leur automnale tendresse, se sont résolus à l’égoïsme d’un seuil
-strictement ignoré, strictement fermé.--Inhospitaliers, plutôt, jamais
-ils ne profaneront le rayonnement intérieur de leur logis, ni les
-présences,--qui sait!--des familiers Esprits émus de leur souverain
-amour, en admettant «chez eux», ne fût-ce que par quelque hasardeux
-soir d’ouragan, tel banal, voire illustre, étranger. Ils ne risqueront,
-sous aucun prétexte du Destin, le calme de leur indicible,--à jamais
-imprécis--et, par conséquent, immuable ravissement. Plus sages que
-leurs aïeux de l’Eden, ils n’essayeront jamais _de savoir pourquoi_
-ils sont heureux, n’ayant pas oublié ce que coûtent ces sortes de
-tentatives. Au reste, ne désirant d’autrui que cette indifférence dont
-ils espèrent s’être rendus dignes, il se trouve qu’un assentiment
-inconscient du monde la leur accorde volontiers.
-
-Bref, sous leur toit d’élection, ayant, paraît-il, mérité d’en-haut ce
-privilège, devenu si rare, de pouvoir se ressaisir _quand même_ dans
-l’Immortel, ces deux élus,--magnifiques, bien qu’un peu pâles,--sauront
-défendre attentivement,--c’est-à-dire en connaissance de cause,--contre
-toutes atteintes «sociales», leur tardive félicité.
-
-
-
-
-Les Amants de Tolède
-
- _A Monsieur Emile Pierre._
-
- «Il eût donc été juste que Dieu condamnât
- l’Homme au Bonheur?»
-
- _Une des réponses de la Théologie romaine
- à l’objection contre la Tache-originelle._
-
-
-Une aube orientale rougissait les granitiques sculptures,
-au fronton de l’Official, à Tolède--et, entre toutes, le
-_Chien-qui-porte-une-torche-enflammée-dans-sa-gueule_, armoiries du
-Saint-Office.
-
-Deux figuiers épais ombrageaient le portail de bronze: au delà
-du seuil, de quadri-latérales marches de pierre exsurgeaient des
-entrailles du palais,--enchevêtrement de profondeurs calculées sur
-de subtiles déviations du sens de la montée et de la descente.--Ces
-spirales se perdaient, les unes dans les salles de conseil, les
-cellules des inquisiteurs, la chapelle secrète, les cent soixante-deux
-cachots, le verger même et le dortoir des familiers;--les autres, en de
-longs corridors, froids et interminables, vers divers retraits...--des
-réfectoires, la bibliothèque.
-
-En l’une de ces chambres,--dont le riche ameublement, les tentures
-cordouanes, les arbustes, les vitraux ensoleillés, les tableaux,
-tranchaient sur la nudité des autres séjours,--se tenait debout, cette
-aurore-là, les pieds nus sur des sandales, au centre de la rosace d’un
-tapis byzantin, les mains jointes, les vastes yeux fixes, un maigre
-vieillard, de taille géante, vêtu de la simarre blanche à croix rouge,
-le long manteau noir aux épaules, la barrette noire sur le crâne, le
-chapelet de fer à la ceinture. Il paraissait avoir passé quatre-vingts
-ans. Blafard, brisé de macérations, saignant, sans doute, sous le
-cilice invisible qu’il ne quittait jamais, il considérait une alcôve
-où se trouvait, drapé et festonné de guirlandes, un lit opulent et
-moelleux. Cet homme avait nom Tomas de Torquemada.
-
-Autour de lui, dans l’immense palais, un effrayant silence tombait
-des voûtes, silence formé des mille souffles sonores de l’air que les
-pierres ne cessent de glacer.
-
-Soudain le Grand-Inquisiteur d’Espagne tira l’anneau d’un timbre que
-l’on n’entendit pas sonner. Un monstrueux bloc de granit, avec sa
-tenture, tourna dans l’épaisse muraille. Trois familiers, cagoules
-baissées, apparurent--sautant hors d’un étroit escalier creusé dans la
-nuit,--et le bloc se referma. Ceci dura deux secondes, un éclair! Mais
-ces deux secondes avaient suffi pour qu’une lueur rouge, réfractée par
-quelque souterraine salle, éclairât la chambre! et qu’une terrible,
-une confuse rafale de cris si déchirants, si aigus, si affreux,--qu’on
-ne pouvait distinguer ni pressentir l’âge ou le sexe des voix qui les
-hurlaient,--passât dans l’entre-bâillement de cette porte, comme une
-lointaine bouffée d’enfer.
-
-Puis, le morne silence, les souffles froids, et, dans les corridors,
-les angles de soleil sur les dalles solitaires qu’à peine heurtait, par
-intervalles, le claquement d’une sandale d’inquisiteur.
-
-Torquemada prononça quelques mots à voix basse.
-
-L’un des familiers sortit, et, peu d’instants après, entrèrent,
-devant lui, deux beaux adolescents, presque enfants encore, un jeune
-homme et une jeune fille,--dix-huit ans, seize ans, sans doute. La
-distinction de leurs visages, de leurs personnes, attestait une
-haute race, et leurs habits--de la plus noble élégance, éteinte et
-somptueuse--indiquaient le rang élevé qu’occupaient leurs maisons. L’on
-eût dit le couple de Vérone transporté à Tolède: Roméo et Juliette!...
-Avec leur sourire d’innocence étonnée,--et un peu roses de se trouver
-ensemble, déjà,--tous deux regardaient le saint vieillard.
-
---«Doux et chers enfants», dit, en leur imposant les mains, Tomas
-de Torquemada,--«vous vous aimiez depuis près d’une année (ce qui
-est longtemps à votre âge), et d’un amour si chaste, si profond, que
-tremblants, l’un devant l’autre, et les yeux baissés à l’église, vous
-n’osiez vous le dire. C’est pourquoi, le sachant, je vous ai fait venir
-ce matin, pour vous unir en mariage, ce qui est accompli. Vos sages
-et puissantes familles sont prévenues que vous êtes deux époux et le
-palais où vous êtes attendus est préparé pour le festin de vos noces.
-Vous y serez bientôt et vous irez vivre, à votre rang, entourés plus
-tard, sans doute, de beaux enfants, fleur de la chrétienté.
-
-«Ah! vous faites bien de vous aimer, jeunes cœurs d’élection! Moi
-aussi, je connais l’amour, ses effusions, ses pleurs, ses anxiétés,
-ses tremblements célestes! C’est d’amour que mon cœur se consume, car
-l’amour, c’est la loi de la vie! c’est le sceau de la sainteté. Si
-donc j’ai pris sur moi de vous unir, c’est afin que l’essence même de
-l’amour, qui est le bon Dieu seul, ne fût pas troublée, en vous, par
-les trop charnelles convoitises, par les concupiscences, hélas! que de
-trop longs retards dans la légitime possession l’un de l’autre entre
-les fiancés peuvent allumer en leurs sens. Vos prières allaient en
-devenir distraites! La fixité de vos songeries allait obscurcir votre
-pureté natale! Vous êtes deux anges qui, pour se souvenir de ce qui
-est réel en votre amour, aviez soif, déjà, de l’apaiser, de l’émousser,
-d’en épuiser les délices!
-
-«Ainsi soit-il!--Vous êtes ici dans la Chambre du Bonheur: vous y
-passerez seulement vos premières heures conjugales, puis me bénissant,
-je l’espère, de vous avoir ainsi rendus à vous-mêmes, c’est-à-dire à
-Dieu, vous retournerez, dis-je, vivre de la vie des humains, au rang
-que Dieu vous assigna.»
-
-Sur un coup d’œil du Grand-Inquisiteur, les familiers, rapidement,
-dévêtirent le couple charmant, dont la stupeur--un peu ravie--
-n’opposait aucune résistance. Les ayant placés vis-à-vis l’un
-de l’autre, comme deux juvéniles statues, ils les enveloppèrent très
-vite l’un contre l’autre de larges rubans de cuir parfumé qu’ils
-serrèrent doucement, puis les transportèrent, étendus, appliqués cœur
-auprès du cœur et lèvres sur lèvres,--bien assujettis ainsi,--sur la
-couche nuptiale, en cette étreinte qu’immobilisaient subtilement leurs
-entraves. L’instant d’après, ils étaient laissés seuls, à leur intense
-joie--qui ne tarda pas à dominer leur trouble--et si grandes furent
-alors les délices qu’ils goûtèrent, qu’entre d’éperdus baisers ils se
-disaient tout bas:
-
---Oh! si cela pouvait durer l’éternité!...
-
-Mais rien, ici-bas, n’est éternel,--et leur douce étreinte, hélas! _ne
-dura que quarante-huit heures_.
-
-Alors des familiers entrèrent, ouvrirent toutes larges les fenêtres sur
-l’air pur des jardins: les liens des deux amants furent enlevés,--un
-bain, qui leur était indispensable, les ranima, chacun dans une cellule
-voisine.--Une fois rhabillés, comme ils chancelaient, livides, muets,
-graves et les yeux hagards, Torquemada parut et l’austère vieillard, en
-leur donnant une suprême accolade, leur dit à l’oreille:
-
---Maintenant, mes enfants, que vous avez passé par la dure épreuve du
-Bonheur, je vous rends à la vie et à votre amour, car je crois que vos
-prières au bon Dieu seront désormais moins distraites que par le passé.
-
-Une escorte les reconduisit donc à leur palais tout en fête: on les
-attendait; ce furent des rumeurs de joie!...
-
-Seulement, pendant le festin de noces, tous les nobles convives
-remarquèrent, non sans étonnement, entre les deux époux, une sorte de
-gêne guindée, d’assez brèves paroles, des regards qui se détournaient,
-et de froids sourires.
-
-Ils vécurent, presque séparés, dans leurs appartements personnels
-et moururent sans postérité,--car, s’il faut tout dire, ils ne
-s’embrassèrent jamais plus--de peur... DE PEUR QUE CELA NE RECOMMENÇÂT!
-
-
-
-
-La Torture par l’Espérance
-
- _A Monsieur Edouard Nieter._
-
- --Oh! une voix, une voix, pour crier!...
-
- EDGAR POE (_Le Puits et le Pendule._)
-
-
-Sous les caveaux de l’Official de Saragosse, au tomber d’un soir
-de jadis, le vénérable Pedro Arbuez d’Espila, sixième prieur des
-dominicains de Ségovie, troisième Grand-Inquisiteur d’Espagne--suivi
-d’un _fra_ redemptor (maître-tortionnaire) et précédé de deux familiers
-du Saint-Office, ceux-ci tenant des lanternes, descendit vers un cachot
-perdu. La serrure d’une porte massive grinça: l’on pénétra dans un
-méphitique _in-pace_, où le jour de souffrance d’en haut laissait
-entrevoir, entre des anneaux scellés aux murs, un chevalet noirci de
-sang, un réchaud, une cruche. Sur une litière de fumier, et maintenu
-par des entraves, le carcan de fer au cou, se trouvait assis, hagard,
-un homme en haillons, d’un âge désormais indistinct.
-
-Ce prisonnier n’était autre que rabbi Aser Abarbanel, juif aragonais,
-qui--prévenu d’usure et d’impitoyable dédain des Pauvres,--avait,
-depuis plus d’une année, été, quotidiennement, soumis à la torture.
-Toutefois, son «aveuglement étant aussi dur que son cuir», il s’était
-refusé à l’abjuration.
-
-Fier d’une filiation plusieurs fois millénaire, orgueilleux de ses
-antiques ancêtres,--car tous les Juifs dignes de ce nom sont jaloux
-de leur sang,--il descendait, talmudiquement, d’Othoniel, et, par
-conséquent, d’Ipsiboë, femme de ce dernier Juge d’Israël: circonstance
-qui avait aussi soutenu son courage au plus fort des incessants
-supplices.
-
-Ce fut donc les yeux en pleurs, en songeant que cette âme si ferme
-s’excluait du salut, que le vénérable Pedro Arbuez d’Espila, s’étant
-approché du rabbin frémissant, prononça les paroles suivantes:
-
---«Mon fils, réjouissez-vous: voici que vos épreuves d’ici-bas vont
-prendre fin. Si, en présence de tant d’obstination, j’ai dû permettre,
-en gémissant, d’employer bien des rigueurs, ma tâche de correction
-fraternelle a ses limites. Vous êtes le figuier rétif qui, trouvé tant
-de fois sans fruit, encourt d’être séché... mais c’est à Dieu seul de
-statuer sur votre âme. Peut-être l’infinie Clémence luira-t-elle pour
-vous au suprême instant! Nous devons l’espérer! Il est des exemples...
-Ainsi soit!--Reposez donc, ce soir, en paix. Vous ferez partie, demain,
-de l’_auto da fé_: c’est-à-dire, vous serez exposé au _quemadero_,
-brasier prémonitoire de l’éternelle Flamme: il ne brûle, vous le savez,
-qu’à distance, mon fils, et la Mort met au moins deux heures (souvent
-trois) à venir, à cause des langes mouillés et glacés dont nous avons
-soin de préserver le front et le cœur des holocaustes. Vous serez
-quarante-trois seulement. Considérez que, placé au dernier rang, vous
-aurez le temps nécessaire pour invoquer Dieu, pour lui offrir ce
-baptême du feu qui est de l’Esprit-Saint. Espérez donc en La Lumière et
-dormez.»
-
-En achevant ce discours, dom Arbuez ayant, d’un signe, fait
-désenchaîner le malheureux, l’embrassa tendrement. Puis, ce fut le
-tour du _fra_ redemptor, qui, tout bas, pria le juif de lui pardonner
-ce qu’il lui avait fait subir en vue de le rédimer;--puis l’accolèrent
-les deux familiers, dont le baiser, à travers leurs cagoules, fut
-silencieux. La cérémonie terminée, le captif fut laissé, seul et
-interdit, dans les ténèbres.
-
- ⁂
-
-Rabbi Aser Abarbanel, la bouche sèche, le visage hébété de
-souffrance, considéra d’abord sans attention précise, la porte
-fermée.--«Fermée?...» Ce mot, tout au secret de lui-même, éveillait,
-en ses confuses pensées, une songerie. C’est qu’il avait entrevu, un
-instant, la lueur des lanternes en la fissure d’entre les murailles de
-cette porte. Une morbide idée d’espoir, due à l’affaissement de son
-cerveau, émut son être. Il se traîna vers l’insolite _chose_ apparue!
-Et, bien doucement, glissant un doigt, avec de longues précautions,
-dans l’entre-bâillement, il tira la porte vers lui... O stupeur! par un
-hasard extraordinaire, le familier qui l’avait refermée avait tourné
-la grosse clef un peu avant le heurt contre les montants de pierre! De
-sorte que, le pêne rouillé n’étant pas entré dans l’écrou, la porte
-roula de nouveau dans le réduit.
-
-Le rabbin risqua un regard au dehors.
-
-A la faveur d’une sorte d’obscurité livide, il distingua, tout
-d’abord, un demi-cercle de murs terreux, troués par des spirales de
-marches;--et, dominant, en face de lui, cinq ou six degrés de pierre,
-une espèce de porche noir, donnant accès en un vaste corridor, dont il
-n’était possible d’entrevoir, d’en bas, que les premiers arceaux.
-
-S’allongeant donc, il rampa jusqu’au ras de ce seuil.--Oui, c’était
-bien un corridor, mais d’une longueur démesurée! Un jour blême, une
-lueur de rêve l’éclairait: des veilleuses, suspendues aux voûtes,
-bleuissaient, par intervalles, la couleur terne de l’air:--le fond
-lointain n’était que de l’ombre. Pas une porte, latéralement, en
-cette étendue! D’un seul côté, à sa gauche, des soupiraux, aux grilles
-croisées, en des enfoncées du mur, laissaient passer un crépuscule--qui
-devait être celui du soir, à cause des rouges rayures qui coupaient,
-de loin en loin, le dallage. Et quel effrayant silence!... Pourtant,
-là-bas, au profond de ces brumes, une issue pouvait donner sur la
-liberté! La vacillante espérance du juif était tenace, car c’était la
-dernière.
-
-Sans hésiter donc, il s’aventura sur les dalles, côtoyant la paroi
-des soupiraux, s’efforçant de se confondre avec la ténébreuse teinte
-des longues murailles. Il avançait avec lenteur, se traînant sur la
-poitrine--et se retenant de crier lorsqu’une plaie, récemment avivée,
-le lancinait.
-
-Soudain, le bruit d’une sandale qui s’approchait parvint jusqu’à
-lui dans l’écho de cette allée de pierre. Un tremblement le secoua,
-l’anxiété l’étouffait: sa vue s’obscurcit. Allons! c’était fini, sans
-doute! Il se blottit, à croppetons, dans un enfoncement, et, à demi
-mort, attendit.
-
-C’était un familier qui se hâtait. Il passa rapidement, un
-arrache-muscles au poing, cagoule baissée, terrible, et disparut.
-Le saisissement, dont le rabbin venait de subir l’étreinte, ayant
-comme suspendu les fonctions de la vie, il demeura, près d’une heure,
-sans pouvoir effectuer un mouvement. Dans la crainte d’un surcroît
-de tourments s’il était repris, l’idée lui vint de retourner en son
-cachot. Mais le vieil espoir lui chuchotait, dans l’âme, ce divin
-_Peut-être_, qui réconforte dans les pires détresses! Un miracle
-s’était produit! Il ne fallait plus douter! Il se remit donc à ramper
-vers l’évasion possible. Exténué de souffrance et de faim, tremblant
-d’angoisses, il avançait!--Et ce sépulcral corridor semblait s’allonger
-mystérieusement! Et lui, n’en finissant pas d’avancer, regardait
-toujours l’ombre, là-bas, où _devait_ être une issue salvatrice.
-
---Oh! oh! Voici que des pas sonnèrent de nouveau, mais, cette fois,
-plus lents et plus sombres. Les formes blanches et noires, aux longs
-chapeaux à bords roulés, de deux inquisiteurs, lui apparurent,
-émergeant sur l’air terne, là-bas. Ils causaient à voix basse et
-paraissaient en controverse sur un point important, car leurs mains
-s’agitaient.
-
-A cet aspect, rabbi Aser Abarbanel ferma les yeux: son cœur battit à
-le tuer; ses haillons furent pénétrés d’une froide sueur d’agonie;
-il resta béant, immobile, étendu le long du mur, sous le rayon d’une
-veilleuse, immobile, implorant le Dieu de David.
-
-Arrivés en face de lui, les deux inquisiteurs s’arrêtèrent sous la
-lueur de la lampe,--ceci par un hasard sans doute provenu de leur
-discussion. L’un d’eux, en écoutant son interlocuteur, se trouva
-regarder le rabbin! Et, sous ce regard dont il ne comprit pas, d’abord,
-l’expression distraite, le malheureux croyait sentir les tenailles
-chaudes mordre encore sa pauvre chair; il allait donc redevenir une
-plainte et une plaie! Défaillant, ne pouvant respirer, les paupières
-battantes, il frissonnait, sous l’effleurement de cette robe. Mais,
-chose à la fois étrange et naturelle, les yeux de l’inquisiteur étaient
-évidemment ceux d’un homme profondément préoccupé de ce qu’il va
-répondre, absorbé par l’idée de ce qu’il écoute, ils étaient fixes--et
-semblaient regarder le juif _sans le voir_!
-
-En effet, au bout de quelques minutes, les deux sinistres discuteurs
-continuèrent leur chemin, à pas lents, et toujours causant à voix
-basse, vers le carrefour d’où le captif était sorti; ON NE L’AVAIT
-PAS VU!... Si bien que, dans l’horrible désarroi de ses sensations,
-celui-ci eut le cerveau traversé par cette idée: «Serais-je déjà mort,
-qu’on ne me voit pas?» Une hideuse impression le tira de léthargie: en
-considérant le mur, tout contre son visage, il crut voir, en face des
-siens, deux yeux féroces qui l’observaient!... Il rejeta la tête en
-arrière en une transe éperdue et brusque, les cheveux dressés!... Mais
-non! non. Sa main venait de se rendre compte, en tâtant les pierres:
-c’était le _reflet_ des yeux de l’inquisiteur qu’il avait encore dans
-les prunelles, et qu’il avait réfracté sur deux taches de la muraille.
-
-En marche! Il fallait se hâter vers ce but qu’il s’imaginait
-(maladivement, sans doute) être la délivrance! vers ces ombres dont il
-n’était plus distant que d’une trentaine de pas, à peu près. Il reprit
-donc, plus vite, sur les genoux, sur les mains, sur le ventre, sa voie
-douloureuse; et bientôt il entra dans la partie obscure de ce corridor
-effrayant.
-
-Tout à coup, le misérable éprouva du froid _sur_ ses mains qu’il
-appuyait sur les dalles; cela provenait d’un violent souffle d’air,
-glissant sous une petite porte à laquelle aboutissaient les deux
-murs.--Ah! Dieu! si cette porte s’ouvrait sur le dehors! Tout
-l’être du lamentable évadé eut comme un vertige d’espérance! Il
-l’examinait, du haut en bas, sans pouvoir bien la distinguer à cause de
-l’assombrissement autour de lui.--Il tâtait: point de verrous! ni de
-serrure.--Un loquet!... Il se redressa: le loquet céda sous son pouce;
-la silencieuse porte roula devant lui.
-
- ⁂
-
---«ALLELUIA!...» murmura, dans un immense soupir d’actions de grâces,
-le rabbin, maintenant debout sur le seuil, à la vue de ce qui lui
-apparaissait.
-
-La porte s’était ouverte sur des jardins, sous une nuit d’étoiles!
-sur le printemps, la liberté, la vie! Cela donnait sur la campagne
-prochaine, se prolongeant vers les sierras dont les sinueuses lignes
-bleues se profilaient sur l’horizon;--là, c’était le salut!--Oh!
-s’enfuir! Il courrait toute la nuit sous ces bois de citronniers dont
-les parfums lui arrivaient. Une fois dans les montagnes, il serait
-sauvé! Il respirait le bon air sacré; le vent le ranimait, ses poumons
-ressuscitaient! Il entendait, en son cœur dilaté, le _Veni foras_
-de Lazare! Et, pour bénir encore le Dieu qui lui accordait cette
-miséricorde, il étendit les bras devant lui, en levant les yeux au
-firmament. Ce fut une extase.
-
-Alors, il crut voir l’ombre de ses bras se retourner sur lui-même:--il
-crut sentir que ces bras d’ombre l’entouraient, l’enlaçaient,--et qu’il
-était pressé tendrement contre une poitrine. Une haute figure était, en
-effet, auprès de la sienne. Confiant, il abaissa le regard vers cette
-figure--et demeura pantelant, affolé, l’œil morne, trémébond, gonflant
-les joues et bavant d’épouvante.
-
---Horreur! Il était dans les bras du Grand-Inquisiteur lui-même,
-du vénérable Pedro Arbuez d’Espila, qui le considérait, de grosses
-larmes plein les yeux, et d’un air de bon pasteur retrouvant sa brebis
-égarée!...
-
-Le sombre prêtre pressait contre son cœur, avec un élan de charité
-si fervente, le malheureux juif, que les pointes du cilice monacal
-sarclèrent, sous le froc, la poitrine du dominicain. Et, pendant que
-rabbi Aser Abarbanel, les yeux révulsés sous les paupières, râlait
-d’angoisse entre les bras de l’ascétique dom Arbuez et comprenait
-confusément, _que toutes les phases de la fatale soirée n’étaient qu’un
-supplice prévu, celui de l’Espérance!_ le Grand-Inquisiteur, avec un
-accent de poignant reproche et le regard consterné, lui murmurait à
-l’oreille, d’une haleine brûlante et altérée par les jeûnes:
-
---«Eh quoi, mon enfant! A la veille, peut-être, du salut... vous
-vouliez donc nous quitter!»
-
-
-
-
-L’Amour sublime.
-
-
-M. Evariste Rousseau-Latouche, député de l’un de nos départements les
-plus éclairés, siégeait au centre-gauche de notre Parlement.
-
-Au physique, c’était un de ces hommes qui ont toujours eu l’air d’un
-oncle.
-
-Quarante-cinq ans, environ; l’encolure un peu molle, résistante
-pourtant; la chair des joues offrait quelques menues bouffissures,
-l’âge ayant ses droits; mais il en humectait chaque matin, de crèmes
-diverses, la couperose. Le nez long et froid. Les yeux grisâtres. La
-lèvre inférieure franche, rouge, un peu épaisse: la supérieure très
-fine et formant la ligne quatrième de la carrure du menton. La voix
-bien timbrée, précise. Brun encore, mais ceci grâce à ces innocentes
-«applications» de teinture qui sont de mode.
-
-C’était le type de l’homme de nos jours, exempt de superstitions,
-ouvert à tous les aspects de l’esprit, peu dupe des grands mots,
-cubique en ses projets financiers, industriels ou politiques.
-
-En 1876, il avait épousé mademoiselle Frédérique d’Allepraine; la
-tutrice de cette orpheline de dix-sept ans la lui ayant accordée à
-cause de l’extérieur, à la fois sérieux et engageant, de cet honnête
-homme;--et puis les situations se convenaient...
-
-Rousseau-Latouche avait fait sa fortune dans les lins. Il ne s’était
-enrichi que par le travail--et, aussi, grâce à quelque peu de
-savoir-faire--sans parler de certaines circonstances dont il est
-convenu que les sots seuls négligent de profiter; tout le monde
-l’estimait donc, de l’estime actuelle.
-
-Au moral, il avait les idées françaises d’aujourd’hui, les idées ayant
-cours,--excepté en quelques négligeables esprits. Ses convictions se
-résumaient en celles-ci:
-
-1º Qu’en fait de religions, tous les cultes imaginables ayant eu leurs
-fervents et leurs martyrs, le Christianisme, en ses nuances diverses,
-ne devait plus être considéré que comme un mode analogue de cette
-«mysticité» qui s’efface d’elle-même--brume traversée par le soleil
-levant de la Science.
-
-2º Qu’en fait de politique, le régime royal, en France (et ailleurs),
-ayant fait son temps, s’annule également, de soi-même.
-
-3º Qu’en fait de morale pratique, il faut, tout bonnement, se laisser
-vivre selon les règles salubres de l’honnêteté (ceci autant que
-possible),--sans être hostile au Bien, c’est-à-dire au Progrès.
-
-4º Qu’en fait d’attitude sociale, le mieux est de laisser, en souriant,
-pérorer les gens en retard, dont le cerveau n’est pas d’une pondération
-calme et dont les derniers groupes tendent à disparaître comme les
-Peaux-Rouges.
-
-Bref, c’était un être éminemment sympathique, ainsi que le sont, de nos
-jours, presque tous ceux qui--les mains vides, mais ouvertes--sont
-doués d’assez d’empire sur eux-mêmes pour pouvoir prononcer,
-non-seulement sans rire, mais avec une sincérité d’accent convaincante
-le mot «_Fraternité_»:--c’est-à-dire le mot le plus lucratif de notre
-époque.
-
-Madame Rousseau-Latouche, née Frédérique d’Allepraine, en tant que
-nature, différait de son mari.
-
-C’était une personne atteinte d’âme;--un être d’_au delà_ joint à un
-être de terre. Elle était d’un genre de beauté à la fois grave, exquis
-et durable. Il ressortait de sa personne une sympathie pénétrante,
-mais qui humiliait un peu. Le regard chaste et froid de ses yeux bleus
-éclairait, d’intérieurement, sa transparente pâleur; et la grâce de son
-affabilité charmait,--bien qu’un peu glacée, à cause des gens dont le
-sourire trop volontiers s’affine.
-
-En dépit des trente ans dont elle approchait, elle pouvait inspirer les
-sentiments d’un amour auguste, d’une passion noble et profonde. Quelque
-surpris que fussent, à sa vue, les visiteurs ou même les passants, il
-était difficile de ne pas se sentir moins qu’elle en sa présence,--et
-de ne pas rendre hommage à la simplicité si tranquillement élevée de
-cet être d’exception perdu en un milieu d’individus affairés. Dans les
-soirées elle semblait, malgré son évidente bonne volonté, si étrangère
-à son entourage, que les femmes la déclaraient «supérieure» avec un
-demi-sourire qui servait la transition pour parler de choses plus gaies.
-
-Ses goûts étaient incompréhensibles, extraordinaires. Ainsi,
-musicienne, elle n’aimait exclusivement et sans jamais une concession,
-que cette musique dont l’aile porte les intelligences bien nées vers
-ces régions suprêmes de l’Esprit qu’illumine la persistante notion de
-Dieu,--d’une espérable immortalité en cette incréée «Lumière» où toute
-souffrance mortelle est oubliée.
-
-Elle ne lisait que ces livres, si rares, où vibre la spiritualité d’un
-style pur. Peu mondaine, malgré les exigences de sa position, c’était
-à peine si elle acceptait de figurer en d’inévitables ou officielles
-fêtes. Taciturne, elle préférait l’isolement, chez elle, dans sa
-chambre, où sa manière de tuer le temps consistait, le plus souvent, à
-prier, en chrétienne simple, pénétrée d’espérance. Privée d’enfants,
-ses meilleures distractions étaient de porter, elle-même, à des
-pauvres, quelque argent, des choses utiles, ceci le plus possible, et
-en calculant de son mieux ces dépenses; car Evariste, sans précisément
-l’entraver ici, serrait, devant toutes exagérations, et non sans
-sagesse, les cordons de la bourse.
-
-M. Rousseau-Latouche, en conservateur sagace, en esprit éclectique, aux
-vues larges, comprenant toutes les aberrations des êtres non parvenus
-encore à sa sérénité intellectuelle, non seulement trouvait très
-excusable, en sa chère Frédérique, cette «mysticité» qu’il qualifiait
-de féminine, mais, secrètement, n’en était point fâché. Ceci pour
-plusieurs motifs concluants.
-
-D’abord, parce que si ce genre de goûts témoignait, en elle, d’une race
-«noble», le mieux est, aujourd’hui, d’absoudre, avec une indulgence
-discrète (une déférence, même), ces particularités d’atavisme
-destinées à s’atténuer avec les générations. On ne peut extirper,
-sans danger, ces espèces de taches de naissance,--qui, d’ailleurs,
-donnent du piquant à une femme. Puis,--tout en reconnaissant, en
-soi-même, la fondamentale frivolité de pareilles inclinations, on
-doit ne pas oublier qu’en de certains milieux influents encore, et
-dont les préjugés sont par conséquent ménageables, on peut être fier,
-négligemment, de laisser constater, en sa femme, ces travers sacrés,
-flatteurs même, et qu’ainsi l’on utilise. C’est une parure distinguée.
-
-Ensuite, cela présente--en attendant qu’il soit trouvé mieux--des
-garanties d’honnêteté conjugale des plus appréciables, aux yeux
-surtout d’un homme d’État, absorbé par des labeurs d’affaires, de
-législature, etc.,--qui, enfin, «n’a pas le temps» de veiller avec
-soin sur son foyer. En somme donc, ces diverses tendances d’un
-tempérament imaginatif constituant, à son estime, en sa chère femme,
-une sorte de préservatif organique, une égide naturelle contre
-les nombreuses tentations si fréquentes de l’existence moderne,
-Evariste,--bien qu’hostile, en principe, à leur essence,--avait fait,
-en bon opportuniste, la part du feu.--Que lui importait, après tout?
-Ne vivons-nous pas en un siècle de pensée libre? Eh bien! du moment où
-cela non-seulement ne le gênait pas, mais--redisons-le--lui pouvait
-être utile, flatteur même, entre-temps, pourquoi ce clairvoyant époux
-eût-il risqué sa quiétude, en essayant, sans profit, de guérir sa femme
-de cette maladie incurable et natale qu’on appelle l’âme?... Tout pesé,
-ce vice de conformation ne lui semblait pas absolument rédhibitoire.
-
-Presque toute l’année, les Rousseau-Latouche habitaient leur belle
-maison de l’avenue des Ternes. L’été, aux vacances de la Chambre,
-Evariste emmenait sa femme en une délicieuse maison de campagne, aux
-environs de Sceaux. Comme on n’y recevait pas, les soirées étaient,
-parfois, un peu longues; mais on se levait de meilleure heure. Un peu
-de solitude, cela retrempe et rasseoit l’esprit.
-
-De grands jardins, un bouquet de bois, de belles attenances,
-entouraient cette propriété d’agrément. N’étant pas insensible aux
-charmes de la nature, M. Rousseau-Latouche, le matin, vers sept heures,
-en veston de coutil à boutonnière enrubannée et le chef abrité d’un
-panama contre les feux de l’aurore, ne se refusait pas, tout comme
-un simple mortel, à parcourir, le sécateur officiel en main, ses
-allées bordurées de rosiers, d’arbres fruitiers et de melonnières.
-Puis, jusqu’à l’heure du déjeuner, il s’enfermait en son cabinet, y
-dépouillait sa correspondance, lisait, en ses journaux, les échos du
-jour, et songeait mûrement à des projets de loi--qu’il s’efforçait même
-de trouver urgents, étant un homme de bonne volonté.
-
-Pendant la journée, madame s’occupait des nécessiteux que le curé de la
-localité lui avait recommandés;--ce qui, avec un peu de musique et de
-lecture, suffisait à combler les six semaines que l’on passait en cet
-exil.
-
-Vers la fin de juillet, l’an dernier, les Rousseau-Latouche reçurent,
-à l’improviste, la visite exceptionnelle d’un jeune parent venu de
-Jumièges, la vieille ville, et venu pour voir Paris--sans autre motif.
-Peut-être s’y fixerait-il, selon des circonstances--si difficiles à
-prévoir aujourd’hui.
-
-M. Bénédict d’Allepraine se trouvait être le cousin germain de
-Frédérique. Il était plus jeune qu’elle d’environ six années. Ils
-avaient joué ensemble, autrefois, chez leurs parents; et, sans s’être
-revus depuis l’adolescence, ils avaient toujours trouvé, dans leurs
-lettres de relations, entre famille, un mot aimable les rappelant
-l’un à l’autre. C’était un jeune homme assez beau, peu parleur, d’une
-douceur tout à fait grave et charmante, de grande distinction d’esprit
-et de manières parfaites, bien que M. Rousseau-Latouche les trouvât
-(mais avec sympathie) un peu «provinciales».
-
-Or, par une coïncidence vraiment singulière, étant surtout donnée
-la rareté de ces sortes de caractères, la nature intellectuelle
-de M. Bénédict d’Allepraine se trouvait être pareille à celle de
-Frédérique. Oui, le tour essentiellement pensif de son esprit l’avait
-malheureusement conduit à certain dédain des choses terre à terre
-et à l’amour assez exclusif des choses d’en haut; ceci au point que
-sa fortune, bien que des plus modestes, lui suffisait et qu’il ne
-s’ingéniait en rien pour l’augmenter, ce qui confinait à l’imprévoyance.
-
-Ce n’était pas qu’il fût né poète; il l’était plutôt _devenu_, par
-un ensemble de raisonnements logiques et, disons-le tout bas, des
-plus solides, à la vue de toutes les feuilles sèches dont se payent,
-jusqu’à la mort, la plupart des individus soi-disant positifs. S’il
-acceptait de «croire» un peu par force, aux réalités relatives dont
-nous relevons tous, bon ou mal gré nous, c’était avec un enjouement qui
-laissait deviner la mince estime qu’il professait pour la tyrannie bien
-momentanée de ces choses. Bref, il s’était, de très bonne heure--et
-ceci grâce à des instincts natals--détaché de bien des ambitions,
-de bien des désirs, et ne reconnaissait, pour méritant le titre de
-sérieux, que ce qui correspondait aux goûts sagement divins de son âme.
-
-Hâtons-nous d’ajouter que, dans ses relations, c’était un cœur d’une
-droiture excessive, incapable d’un adultère, d’une lâcheté, d’une
-simple indélicatesse, et que cette qualité, comme le rayon d’une
-étoile, transparaissait de sa personne. Quelque réfractaire qu’il se
-jugeât quant à l’action violente, s’il eût découvert, au monde, telle
-belle cause à défendre qui ne fût illusoire qu’à demi, certes, il se
-fût donné la peine d’être ce que les passants appellent un homme, et de
-façon, même, probablement, à démontrer, sans ostentation, le néant,
-l’incapacité de ceux qui l’eussent raillé sur les nuages de ses idées
-généreuses; mais, cette belle cause il ne l’entrevoyait guère au milieu
-du farouche conflit d’intérêts qui, de nos jours, étouffe d’avance,
-sous le ridicule et le dédain, tout effort tenté vers quoi que ce soit
-d’élevé, de désintéressé, de digne d’être.--S’isolant donc en soi-même,
-avec une grande mélancolie, c’était comme s’il se fût fait naturaliser
-d’un autre monde.
-
-Bénédict reçut un accueil amical chez les Rousseau-Latouche; on
-s’ennuyait, parfois; ce jeune homme représentait, au moins pour
-Evariste, quelques heures plus agréables, une distraction. Puis, il
-était de la famille. M. d’Allepraine dut céder à l’invitation formelle
-de passer les vacances avec eux.
-
-En quelques jours, Frédérique et Bénédict, s’étant reconnus _du
-même pays_, se mirent, naturellement, à s’aimer d’un amour idéal,
-aussi chaste que profond, et que sa candeur même légitimait
-presque absolument. Certes ils n’étaient pas sans tristesse; mais
-leur sentiment était plus haut que ce qui leur causait cette
-tristesse.--Oh! cependant, ne pas s’être épousés! Quel éternel soupir!
-Quel morne serrement de cœur!
-
-L’épreuve était lourde.--Sans doute ils expiaient quelque ancestral
-crime! Il fallait subir, sans faiblesse, la douleur que Dieu leur
-accordait, douleur si rude qu’ils pouvaient se croire des élus.
-
-Rousseau-Latouche, en homme de tact, s’aperçut très vite de ce nébuleux
-sentiment dont leurs organismes moins équilibrés que le sien, les
-rendaient victimes. Comment l’eussent-ils dissimulé? C’était lisible en
-leur innocence même--en la réserve qu’ils se témoignaient.
-
-Evariste,--nous l’avons donné à entendre,--était un de ces hommes qui
-s’expliquent les choses sans jamais s’emporter, son calme énergique lui
-conférant le don _d’étiqueter_ toujours, d’une manière sérielle, un
-fait quelconque, sans l’isoler de son ambiance,--et, par conséquent, de
-le dominer, en l’utilisant même, s’il se pouvait,--dans la mesure du
-convenable, bien entendu.
-
-Si donc son premier mouvement, instinctif, immédiat, fut de congédier
-Bénédict sous un prétexte poli, le second fut tout autre, après
-réflexion:--tout autre!
-
-Étant données, en effet, ces deux natures «phénoménales», il fallait
-bien se garder, au contraire, de renforcer, en le contrecarrant, en
-ayant même l’air de le remarquer, cette sorte d’«angélisme» futile, ce
-cousinage idéal dont il redevait à lui-même de dédaigner d’être jaloux,
-du moment où il en tenait solidement l’objet réel. Leur honnêteté,
-qu’il sentait impeccable, le garantissait. Dès lors, il ne pouvait
-qu’être flatté, dans sa vanité d’homme de quarante-cinq ans, d’avoir
-pour femme une personne, qu’un jeune homme aimait--et aimerait--_en
-vain_! La _qualité_ de leur inclination réciproque, il la comprenait
-exactement. C’était une sorte d’affectif, de morbide et vague penchant,
-éclos de trop mystiques aspirations et sans plus de consistance
-matérielle que le vertige résulté d’un duo de musique allemande,
-chanté avec une exagération de laisser-aller. Il lui suffirait, à lui,
-Rousseau-Latouche, d’un peu de circonspection pour circonscrire ce
-prétendu «amour» dans ces mêmes nuages d’où il émanait, et paralyser,
-d’avance, en lui, toutes échappées vers nos pâles mais importantes
-réalités. Il était bon de temporiser. Rien d’alarmant, en cette fumée
-juvénile, qui se dégageait--d’un couple de cerveaux ébriolés par une
-manière de tour de valse,--dans l’azur, et qui se disséminerait de
-soi-même au vent des désillusions de chaque jour.
-
-Tous deux étaient, à n’en pas douter, d’une intégrité de conscience
-aussi évidente que la transparence du cristal de roche; ils étaient
-incapables d’un abus de confiance, d’une déshonnête chute en nos
-grossièretés sensuelles,--enfin d’un adultère, pourvu, bien entendu,
-que le Hasard ne vînt pas les tenter outre mesure. Son mariage leur
-était aussi désespérant que sacré,--car leur nature était de prendre
-au sérieux ces sortes de choses au point qu’ils eussent rougi de
-s’embrasser en cachette comme d’une insulte mutuelle! Dès lors, tous
-deux ne méritaient, au fond--(avec son estime!)--qu’un doux sourire.
-Il était l’homme,--eux étaient des enfants,--des «bébés» ivres
-d’intangible!--Conclusion: la ligne de conduite que lui dictaient
-la plus élémentaire prudence et le sentiment de sa rationnelle
-supériorité, devait être de fermer les yeux, de ne rien brusquer,
-de laisser, enfin, s’user faute d’aliment physique, ce platonique
-«amour» qui,--supposait-il,--si nulle absolvable occasion, nulle
-circonstance... irrésistible... ne leur était offerte pour ainsi dire
-_de force_, n’avait rien de vraiment sérieux,--et qu’au surplus les
-souffles hivernaux de la rentrée à Paris (en admettant, par impossible,
-qu’il durât jusque-là) dissiperaient comme un mirage. Il n’en resterait
-entre eux trois qu’un innocent souvenir de villégiature,--agréable,
-même, à tout prendre.
-
-Cependant, les soirs,--dans les promenades aux jardins,--au déjeuner,
-au dîner, surtout dans le salon, lorsqu’on s’y attardait en
-causerie,--quelle que fût la retenue froide qu’ils se témoignaient,
-Frédérique et Bénédict semblaient se complaire à ne parler que
-d’«idéalités» de _surexistence par delà le trépas_, d’unions
-futures, de nuptiales fusions célestes,--ou de choses d’un art très
-élevé,--choses qui, pour M. Rousseau-Latouche, n’étaient, au fond, que
-des rêveries, des jeux d’esprit, du clinquant.
-
-En vain cherchait-il, de temps à autre, à ramener la conversation
-sur un terrain plus solide,--le terrain politique par exemple:--on
-l’écoutait, certes, avec la déférence qui lui était due: mais, s’il
-s’agissait de lui répondre, on ne pouvait que se reconnaître trop
-peu versés en ces questions graves, et aussi d’une intelligence trop
-insuffisamment pratique, pour se permettre de risquer un avis en cette
-matière.--De sorte que, par d’insensibles fissures, la conversation
-glissait entre les mains (cependant bien serrées) du conservateur,
-et s’enfuyait en rêves mystiques. Bref, ils avaient l’air de fiancés
-que séparait un tuteur opiniâtre, et qui, à force d’ennuis, devenus
-insoucieux de se posséder sur la terre, faisaient, naïvement, leurs
-malles devant lui, Rousseau-Latouche, député du centre, pour les
-sphères éthérées.
-
-C’était l’absurde s’installant dans la vie réelle.
-
-Ceci dura quinze longs jours, au cours desquels Evariste, tout en
-n’ayant qu’à se louer de sa femme et de Bénédict au point de vue
-des convenances, en était tout doucement arrivé à se sentir comme
-_étranger_ chez lui. Il ne pouvait s’expliquer ce phénomène, trouvant
-au-dessous de sa dignité de prendre au sérieux l’impalpable. Bien
-souvent il avait eu, de nouveau, la violente démangeaison de congédier
-Bénédict,--poliment, mais en ayant soin d’isoler Frédérique de cette
-scène d’adieux qui, présumait-il, ne se fût point terminée sans
-tiédeur. Et toujours le motif qui l’avait maintenu dans l’espèce de
-neutralité modérée dont il avait préféré l’option dès le principe,
-n’était autre que la dédaigneuse pitié qu’il ressentait, disons-nous,
-pour cet immatériel amour, et qu’il eût eu l’air de reconnaître, comme
-VALABLE, en s’en effarouchant. Oui, c’était un homme trop soucieux de
-sa dignité morale pour accéder à cette concession risible.
-
-A de certains moments, il en venait à _regretter_ de ne pouvoir,
-vraiment, leur adresser aucun reproche, fondé sur la moindre
-inconséquence de leur part. C’est qu’il avait affaire non pas à des
-amoureux de la vie, mais à des amants de la Vie. A la fin, ceci
-l’énerva jusqu’à refroidir l’amour que Frédérique lui avait inspiré
-si longtemps. Les êtres _trop_ équilibrés ne pardonnent pas volontiers
-l’âme, lorsque, par des riens inintelligibles pour eux (mais très
-sensibles), elle les humilie de son inviolable présence. L’âme prend,
-alors, à leurs yeux, les proportions d’un grief: et, même amoureux,
-cela les dégoûte bientôt de tout corps affligé de cette infirmité.
-
-C’est pourquoi l’idée vint à Evariste,--l’idée étrange et cependant
-_naturelle!_--de les humilier à son tour, de leur montrer, de leur
-PROUVER qu’ils étaient, «au fond», des êtres de chair et d’os comme
-lui, et comme «tout le monde»!... Et que, sous les dehors de leurs
-belles phrases, plus ou moins redondantes, mais aussi creuses
-qu’idéales, se cachaient les sens purement _humains_ d’une passion
-_très banale_!... Et que ce n’était pas la peine de le prendre de si
-haut avec les choses terrestres, quand après tout, l’on n’en faisait fi
-qu’en paroles!
-
-Il se mit donc--sans trop se rendre compte de la vilenie compassée
-d’un tel procédé--à leur tendre des pièges! à les laisser seuls,
-aux jardins, par exemple,--alors qu’il les observait de loin, muni
-d’une forte jumelle marine.--(Oh! certes, dès le premier baiser,
-par exemple, il serait survenu, et leur eût, en souriant, fait
-constater leur hypocrite faiblesse!)... Malheureusement pour lui,
-Frédérique et Bénédict ne donnèrent, en ces occasions, aucune prise à
-ses remontrances, ne réalisèrent pas son singulier _espoir_. Ils se
-parlèrent peu, et se séparèrent bientôt, sans affectation, par simple
-convenance. Frédérique devant aller rendre ses visites à des pauvres,
-Bénédict lui remettait un peu d’or, pour l’aider en ces futilités
-toutes féminines. De là les quelques paroles entre eux échangées.
-Evariste les trouvait au moins imbéciles.
-
-Le fait est qu’aux yeux d’un jeune homme ordinaire, de ce que l’on
-appelle un Parisien, Bénédict eût passé pour un simple sot et
-Frédérique pour une coquette s’amusant d’un provincial. Rien de
-plus. Cependant le lien qui les unissait, pour vague qu’il fût,
-était, positivement, plus solide que... s’ils eussent été coupables.
-Evariste, qui, tout d’abord, s’était épuisé en manifestations tendres,
-pour Frédérique (la sentant comme s’échapper), avait renoncé à la
-lutte devant le dévoué sourire de sa femme. Il semblait n’en être
-plus, à présent, que le propriétaire; une dédaigneuse aversion pour
-cette malheureuse insensée s’aigrissait en son raisonnable cœur
-centre-gauche. Cette énigmatique passion que Bénédict et Frédérique
-paraissaient n’éprouver que sous condition perpétuelle d’un sublime
-Futur, il finissait par la reconnaître pour la plus vivace de toutes,
-pour l’indéracinable, celle sur quoi s’émoussent tous les sarcasmes.
-Il sonda le mal d’un coup d’œil: le divorce était l’unique issue!--Il
-fallait le rendre inévitable, le _forcer_,--car Frédérique, en
-bonne chrétienne, s’y fût refusée à l’amiable, le divorce étant
-défendu.--L’indifférente résignation qu’elle avait mise à supporter les
-cauteleuses tendresses de son mari le prouvait d’avance, outre mesure,
-et celui-ci ne s’illusionnait pas à cet égard.
-
-En ces conjectures, le mieux était d’en finir le plus tôt: la situation
-devenant intolérable.
-
-L’épisode avait duré cinq semaines; c’était trop! Il en avait
-par-dessus les oreilles! Ayant négligé, à force de souci, ses lotions
-normales de teinture, sa barbe et ses cheveux étaient _devenus_
-réellement gris. Il fallait agir, sans le moindre retard, car
-l’excellent homme comptait se marier en toute hâte, aussitôt, s’il se
-pouvait, après le prononcé du Tribunal.
-
-Soudainement, il annonça donc le prochain retour à Paris, et
-simula,--comme dans les romans et pièces de théâtre les plus
-rudimentaires,--un départ de deux ou trois jours: il allait, disait-il,
-jeter un coup d’œil sur l’état de son hôtel en l’avenue des Ternes.
-
-M. Rousseau-Latouche, avait, tout justement, pour ami d’enfance, non
-point le commissaire de police de Sceaux, mais un commissaire de police
-des environs, qu’il avait fait nommer à ce poste.
-
-Il alla donc le trouver et s’ouvrit à lui, ne lui taisant rien,
-lui précisant les choses telles qu’elles étaient, avec une clarté
-d’élocution dont il manquait à la Chambre, mais qu’il trouvait quand il
-s’agissait d’élucider ses affaires personnelles.--Tout fut raconté à
-dîner, en tête-à-tête.
-
-Il fallut du temps, quelques heures, pour que le commissaire se
-rendît un compte exact de la situation, qu’il finit par entrevoir,
-à la longue, grâce à la sagacité spéciale qui est inhérente à cette
-profession.
-
-On arriva donc, en tapinois, le _lendemain_ «du départ», afin de ne
-rien brusquer, d’endormir tous soupçons. Deux heures après le dernier
-train du soir, on pénétra dans la maison, grâce aux clefs doubles
-d’Evariste, dont toutes les mesures étaient prises.
-
-Il faisait une nuit d’automne, superbe, douce, bien étoilée.
-
-On monta l’escalier, sans faire le moindre bruit. Il était près d’une
-heure du matin: le point capital était de les surprendre, comme on dit,
-_flagrante delicto_.
-
-La porte du salon n’était pas fermée, on parlait à l’intérieur. Le
-commissaire, avec des précautions extrêmes, ouvrit sans que la serrure
-grinçât. Quel spectacle écœurant s’offrit alors, à leurs yeux hagards!
-
-Les deux amants, le dos tourné à la porte, et chacun les mains jointes
-sur le balcon d’une fenêtre ouverte, aussi bien vêtus qu’en plein midi,
-contemplaient, l’un vers l’autre, l’auguste nuit de lumière, avec des
-regards d’espérance, et récitaient ensemble, à l’unisson, leur prière
-du soir, d’une voix lente, mais dont la terrible simplicité d’accent
-semblait devoir glacer le sourire des gens les plus éclairés.
-
-A ce tableau, M. Rousseau-Latouche demeura comme saisi d’une sorte
-d’hébétement grave: sur le moment, il eut, même, comme un vertige et
-craignit pour sa raison!--Son ami, le froid commissaire de police,
-reçut, entre ses bras, cet homme d’État chancelant, et d’un ton de
-commisération profonde lui dit alors naïvement à l’oreille ce peu de
-mots:
-
---Pauvre ami! Pas MÊME... _trompé_!...
-
-La légende nous affirme (hâtons-nous de l’ajouter) qu’il se servit
-d’une expression plus technique, chère à Molière.
-
-Le fait est que pour l’honorable M. Rousseau-Latouche, ç’avait été
-jouer de malheur d’être tombé sur deux êtres aussi... _intraitables_!
-
-
-
-
-Le Meilleur Amour
-
-
-Entre les êtres destinés non pas au bonheur convenu, mais au réel
-bonheur, nous devons compter un jeune Breton nommé Guilhem Kerlis. On
-peut dire qu’il naquit sous une étoile heureuse, et que peu d’hommes,
-en leur amour, furent plus favorisés que lui. Cependant, combien simple
-fut son histoire!
-
-Ce fut en 1882, à la brune d’un beau soir de septembre, qu’Yvaine
-et Guilhem se rencontrèrent dans la campagne de Rennes, près d’une
-barrière de prairie. Yvaine, fort jolie, avait seize ans; c’était la
-fille unique d’une métayère presque pauvre; elles habitaient le gros
-bourg de Boisfleury, près de la ville.
-
-Ce soir-là, suivie de deux génisses et d’une demi-douzaine de brebis,
-tout son troupeau, elle rentrait.
-
-Guilhem, beau gars de dix-huit ans, était le fils d’un garde-chasse
-du baron de Quélern: il rentrait aussi, son gibier en gibecière.
-Tous deux, s’étant regardés, s’étonnèrent de ne pas s’être vus plus
-tôt, car le bourg n’était pas à plus de deux lieues de la chaumière
-du garde. Autour d’eux, les champs de luzerne, les avoines fauchées,
-encore mêlées de fleurs, et, venues du lointain, les senteurs des bois
-embaumaient l’air vespéral. Ils se dirent quelques paroles.
-
-Yvaine offrit à Guilhem des bluets qu’elle avait au corsage. Guilhem
-lui fit présent d’une belle perdrix rouge, et l’on se sépara sur un
-rendez-vous que la jeune fille accorda sans hésiter, car on avait parlé
-mariage--et Guilhem, tout de suite, lui avait plu.
-
-Ils se revirent le lendemain, non loin de Boisfleury, dans un sentier
-que l’automne parsemait déjà de feuilles dorées;--ce fut la main dans
-la main qu’ils échangèrent de naïves confidences, sans même penser
-qu’ils s’aimaient.--Puis, tous les jours, jusqu’à la fin d’octobre,
-Guilhem la revit, se passionnant pour elle.
-
-C’était un grave cœur, plein de croyances, dont les sentiments étaient
-à la fois purs, ardents et stables. Yvaine était joueuse, engageante et
-d’un babil d’oiseau; peut-être un peu trop rieuse. Ils se fiancèrent
-avec d’innocents baisers, de doux projets de ménage.
-
-Et c’était une longue étreinte silencieuse, lorsqu’ils se quittaient.
-
-Comme Guilhem avait gardé son secret, même pour son père, le vieux
-garde attribuait l’air nouvellement soucieux de son fils aux seules
-approches du moment de la conscription--ce qui entrait pour une part,
-aussi, dans la vérité. L’ancien sergent lui donnait, à souper, des
-conseils pour réussir au régiment.
-
- ⁂
-
-Le primitif Guilhem aimait donc avec ferveur, avec foi--sans remarquer
-qu’Yvaine, étant seulement très jolie, mais sans une lueur de beauté,
-ne pouvait être qu’incapable de sentiments bien solides.
-
-Amoureuse, peut-être; amante, sa nature s’y refusait. Certes, elle se
-fût peu défendue, s’il eût voulu, d’avance, en obtenir des privautés
-conjugales plus sérieuses que des baisers et des étreintes; mais, en ce
-croyant, une sorte d’effroi de ternir sa fiancée maîtrisait la fièvre
-des désirs, l’emportement de la passion: de tels entraînements, trop
-oublieux de l’honneur, sentaient le sacrilège, et ceci les refrénait.
-Yvaine, de tempérament plus frivole, regrettait, au fond de ses idées,
-qu’il eût si fort cette qualité du respect;--et même son inclination
-pour lui s’en attiédit un peu. Elle avait envie de rire, parfois, de ce
-trop grave amour--qu’elle comprenait à l’étourdie, et selon d’étroites
-sensations; bref, elle eût bien préféré que Guilhem fût «plus amusant»;
-mais un mari (se disait-elle), ce doit sans doute, être comme cela,
-_d’abord_.
-
-Au moment des adieux, quand Guilhem tomba au service militaire, elle
-ressentait pour lui plutôt de l’amitié que de l’amour. Cependant,
-ils échangèrent la bague; elle l’attendrait. Cinq ans de fidélité!
-N’était-ce pas compter sur un rêve que d’y croire, l’ayant bien
-regardée? Pourtant l’idée ne vint même pas à Guilhem qu’elle pût
-manquer à sa parole.
-
-Le matin de son départ, au moment de s’éloigner vers la ville, il
-lui dit, la tenant embrassée: «Va, je reviendrai sous-lieutenant,
-avec la croix.--Ah! mon Guilhem, lui répondit-elle (avec un accent
-si sincère qu’elle en fut dupe elle-même sur le moment), si tu te
-faisais tuer à la guerre, je te jure que je me ferais religieuse!» Il
-eut un tressaillement: c’était la promesse inespérée! Dans un élan de
-tendresse profonde, il lui ferma les paupières d’un long baiser...
-C’était scellé! Ils étaient mari et femme. On s’écrirait toutes les
-semaines.--La vérité, c’est qu’Yvaine l’avait entrevu en uniforme
-d’officier, ce qui l’avait transportée. Ils se séparèrent, les yeux en
-pleurs, n’ayant l’un de l’autre qu’une petite photographie, tirée par
-un artiste de passage, au prix d’un franc.
-
-Guilhem fut incorporé dans les chasseurs d’Afrique et dirigé sur la
-province d’Alger.
-
- ⁂
-
-Les premières lettres furent pour tous deux une joie charmante, presque
-aussi douce que les premiers rendez-vous. L’éloignement avait rendu
-Guilhem, pour la jeune fille, une sorte de «chose défendue» dont on la
-privait, et qu’elle désirait par cela même.
-
-Puis, il y avait le devoir, maintenant qu’on s’était bien promis l’un à
-l’autre.
-
-En six mois, cependant, les pâlissements de l’absence altérèrent un
-peu la constance déjà longue d’Yvaine. Elle soupirait et s’ennuyait
-de cette monotonie, de cette solitude. Sa parole jurée lui pesait
-parfois comme une chaîne. Elle en était revenue à l’amitié. Ses
-lettres, sa seule distraction, demeuraient toutefois les mêmes, ayant
-pris le pli des phrases tendres. Celles de Guilhem témoignaient qu’il
-ne vivait de plus en plus que d’elle--et d’espoir. Mais quatre ans
-et demi encore!... Naïve, elle bâillait, parfois, en y songeant.
-Sur ces entrefaites, le père de Guilhem, le vieux garde Kerlis,
-mourut, laissant un pécule des plus modestes, que Guilhem plaça, par
-correspondance, pour jusqu’à son retour.
-
-Cette présence, qui avait gêné la mère et la fille, ayant disparu,
-celles-ci respirèrent plus à l’aise. La mère Blein, des plus accortes
-et jolie encore, devint de mœurs un peu libres.
-
-Si bien qu’un jour, moins de dix mois après le départ de Guilhem, il
-arriva comme si un absurde coup de vent eût passé tout à coup.
-
-Yvaine, en effet, par un soir de fête de village, s’en laissa dire par
-un jeune élève de marine, venu en congé, qui la séduisit à l’improviste
-et dut, après deux jours, la laisser seule.
-
-Elle comprit alors, trop tard, qu’elle avait commis, _en riant trop_,
-l’irréparable.--Allons, c’était fini! Que faire? S’étourdir? Elle
-sentit que la vie allait l’entraîner.
-
-Un mois après, à Rennes, elle avait un amant, qui l’installa, sans
-luxe d’ailleurs. Bientôt, devenue fille galante, elle mena l’existence
-de gros plaisirs qu’offre la province aux personnes désireuses de
-«s’amuser».
-
-Cependant, par une féminine bizarrerie, elle avait gardé, au fond
-du cœur, un faible pour le passé lointain qu’elle avait trahi si
-follement. Les lettres douces et réchauffantes qu’elle recevait
-toujours formaient un tel contraste avec le ton dont les «autres» lui
-parlaient!...
-
-Ne sachant d’elle que ce qu’elle lui en apprenait, le soldat
-continuait, là-bas, de la respecter et de la chérir. Il est des soupirs
-qui éclairent: elle l’appréciait davantage, à présent!... De sorte que,
-sans bien se rendre compte de ce qu’elle osait, elle lui répondait
-avec la candeur d’autrefois, qu’elle retrouvait en lui écrivant--lui
-laissant croire, par un jeu triste et pour gagner du temps, qu’elle
-était toujours celle qu’il avait connue.
-
-Se savoir aimée de vrai, cela lui faisait du bien. Comment y renoncer?
-Pourquoi le rendre si vite malheureux? Ne saurait-il pas toujours
-assez tôt? Elle devait s’efforcer de faire durer l’illusion de Guilhem
-jusqu’à la fin, s’il était possible. «Il a encore trois années!» se
-disait-elle;--et cela l’enhardissait. Et puis, elle ne pouvait s’en
-empêcher. C’était son seul et poignant bonheur.--«Tant mieux, s’il
-vient me tuer, quand il apprendra mon inconduite!... pensait-elle.
-Soyons _heureux_ d’ici là!»--Ce qui ne l’empêchait pas, lancée comme
-elle était, de continuer, dans les intervalles, son train de fille
-qui s’étourdit et se donne «du bon temps» avec les étudiants et les
-officiers.
-
-Tout à coup, plus de lettres. C’était la cinquième année, aux premiers
-mois seulement.
-
-Ce silence brusque la remplit d’une angoisse violente. Saurait-il?
-A-t-il appris? Elle en fut d’autant plus consternée qu’au moment où
-ce silence compta plusieurs semaines, elle se trouvait à l’hospice,
-officiellement soignée pour un mal abominable, gagné au cours de sa vie
-joyeuse, et qui la défigurait.
-
-Voici ce qui s’était passé:
-
-Une fois incorporé dans son escadron, Guilhem, fort de son grave
-amour et sûr de sa fiancée, s’était bientôt fait remarquer comme
-soldat solide, studieux, exemplaire. Il lui semblait, chaque jour,
-qu’il gagnait Yvaine et leur bonheur futur. De là, sa conduite
-irréprochable. Ne vivant que des lettres qu’il recevait de France, et
-qui lui remplissaient le cœur, Yvaine était là, pour lui! L’absence la
-multipliait, sous le beau ciel oriental, et la mélancolie du désir l’y
-faisait apparaître encore plus charmante, plus délicieuse que dans les
-champs bretons. La joie, certaine pour lui, de l’avoir pour femme--il
-l’éprouvait ainsi, d’avance, et chaque jour l’en rapprochait.
-
-Lorsqu’il passa maréchal des logis, avec la médaille militaire, son
-fier contentement se doubla de l’écrire à sa digne et chère petite
-femme!... Ah! comme, en son être, les mots foi, patrie, honneur,
-foyer, conservaient toutes leurs vibrations virginales--grâce à ce
-pur sentiment qu’il avait emporté du pays!... Au point d’inaltérable
-confiance où il était parvenu, Guilhem, en lisant les phrases où
-parfois un mot trouble eût dû l’étonner, faisait la demande et la
-réponse--et justifiait tout.
-
-Étant supposé qu’il eût soudainement appris de quelqu’un la réalité
-et qu’à force de preuves l’évidence eût fait chanceler sa foi, quel
-noir dégoût, quel poison, quelle horreur de vivre! Quel effondrement!
-Certes, celui qui lui eût fourni ces preuves, sous prétexte «d’être
-dans le vrai», n’eût-il pas été, dans son zèle aussi niais que
-maudissable, bien moins un ami qu’un meurtrier? Les braves lettres de
-son honnête et sainte petite Yvaine, n’était-ce pas pour lui le réel
-bonheur au milieu de cette séparation forcée, mais saturée d’espérance,
-qui était, au fond, la plus grande chance de sa vie? N’était-ce pas
-même le seul bonheur possible, entre eux, que cette ombre?
-
-En admettant que son numéro l’eût exempté du service et qu’il eût
-épousé, là-bas, son Yvaine, quelle différence! Après les ivresses
-brèves, lorsqu’il se serait aperçu de la futile, oisive, inconsistante,
-coquette et dangereuse nature de sa femme, que de pleurs secrets il eût
-versés, lui qui ne pouvait concevoir que sacré le foyer conjugal!...
-
-Quel ennui bientôt! quelle vieillesse redoutable! quelle solitude à
-deux, si toutefois une légèreté de sa femme n’eût pas amené quelque
-tragique dénouement.
-
-Eh bien! au lieu de ce résultat _positif_ du bonheur soi-disant
-réalisé, sa bonne étoile d’homme prédestiné à n’être que _réellement_
-heureux l’avait comblé de ces quatre ans et demi de félicité sans
-nuage, faite d’espoir bien fondé, d’absence illusoire, de réconfortants
-souvenirs chaque jour revécus! Et cela grâce à la duplicité
-pardonnable de celle qu’il ne pouvait soupçonner!... _Pardonnable?_
-avons-nous dit. Certes, comment, en effet, juger «coupables» ou
-«innocentes» ces sortes de natures?
-
-Autant prétendre les alouettes criminelles parce qu’elles ne peuvent
-résister au miroir!
-
-Et si l’on objecte que ce bonheur n’était que le fruit d’un mensonge,
-nous répondrons: cela prouve que, pour ceux qui en sont dignes, un Dieu
-fait toujours naître le bien du mal. D’ailleurs, dans ce bas monde,
-quel est le bonheur qui, au fond, ne tient pas à quelque mensonge?
-
-
-Une nuit, aux premiers mois de cette cinquième année, Guilhem fut
-réveillé par le clairon. C’était une révolte d’Arabes. Il sauta en
-selle, on chargea.
-
-L’escarmouche fut chaude; mais, moins d’une heure après, le mouvement
-séditieux était réprimé.
-
-Comme l’on revenait au campement, sous la clarté des étoiles, deux
-ou trois coups de feu lointains, attardés, retentirent; des balles
-sifflèrent--et, soudain, se glissant du milieu des alfas, entre les
-chevaux, une ombre passa. Sans doute quelque fuyard tenant à venger un
-mort.
-
-En effleurant le maréchal des logis, et comme celui-ci levait son
-sabre, l’Arabe étendit son flissah. De bas en haut, l’arme traversa
-la poitrine de Guilhem, qui s’inclina, mourant, sur l’encolure de
-son cheval, pendant que l’indigène disparaissait sous une étendue de
-dattiers, au long de la route.
-
-On l’étendit sur une civière; mais il fit signe de s’arrêter; il
-n’arriverait pas vivant. C’était fini.
-
-La pleine lune, au grand ciel africain éclairait le groupe militaire.
-
-Le voyant, d’instants en instants, s’éteindre, tous ceux qui
-l’entouraient, l’estimaient et l’aimaient, sentaient leurs yeux se
-mouiller et le contemplaient, tête nue.
-
-Il tira de sa poitrine la petite photographie de la fiancée vénérée,
-qu’il ne devait plus revoir, _mais qui lui avait juré, s’il était tué à
-la guerre, de se consacrer à Dieu_.
-
-Puis, comme le réel bonheur ne peut se trouver, ici-bas, _qu’en
-soi-même_, et que, par miracle, sa foi l’avait protégé contre tout
-scandale extérieur, emportant ses nobles et pures croyances préservées,
-il fit le signe de la croix. Alors, le visage rayonnant d’une joie
-extatique, tranquille, nuptiale, et touchant de ses lèvres l’image
-d’Yvaine, il expira doucement, d’un air d’élu.
-
-
-
-
-Les Filles de Milton
-
-
-La jeune fille, tout à coup, soulevant un peu les paupières, et sans
-qu’un autre mouvement dérangeât son attitude, regarda très fixement,
-avec des yeux pénétrés d’une douce et poignante mélancolie, puis d’une
-voix languissante:
-
---Ma mère, enfin, lorsqu’un homme devenu débile et d’un esprit fatigué,
-d’une intraitable humeur, n’est plus en état d’être utile aux siens
-ni à personne, lorsque sa sénile vanité dont la suffisance fait
-sourire les passants, paraît s’augmenter aux approches d’une seconde
-enfance,--est-ce donc une criminelle prière que de demander à Dieu...
-de lui faire miséricorde... jusqu’à le rappeler le plus tôt possible
-vers la lumière... vers la vie éternelle!...
-
-La vieille femme, sans répondre, détourna la tête avec un frisson.
-
---C’est qu’en vérité me viennent des songeries... dangereuses! continua
-Déborah Milton, de cette même voix douce, claire et traînante, et que
-je me contiens mal de m’enfuir d’ici, parfois,--pour bientôt revenir
-vous porter secours, ma mère! vous offrir du feu et du pain! Qu’importe
-le prix dont je les aurais payés!
-
---Tais-toi, Dieu le défend! Gagner le salut par la foi, dans l’épreuve,
-et ne murmurer jamais: voilà tout ce qu’il faut.
-
---Mais... j’ai vingt ans, moi! tu l’oublies peut-être un peu, mère.
-
---Demain... tu auras mon âge. Tu verras... si tu y parviens.
-
---Ce soir n’est pas demain.
-
---Tais-toi.
-
-Un silence.
-
---Tu es belle. Tu épouseras quelque jeune seigneur... espère, ma fille.
-
-A cette parole, Déborah Milton se leva froidement et se tint debout,
-glacée et sévère.
-
---Un jeune seigneur! Ah! je ne veux pas rire entre ces murs couleur
-de sang! Quel d’entre eux voudrait, pour femme, de la fille d’un
-vieux rimeur sans pain, qui vota pour la mort de son roi? Je n’espère
-pas même... un pauvre ministre de Dieu... que le péril d’encourir la
-froideur du dernier des sujets de Charles II détournerait de ma main...
-
---Ton père a fait son devoir selon sa conscience!
-
---Des hommes austères devraient se passer d’enfants! murmura la jeune
-fille.
-
---Déborah!... tu es cruelle pour d’autres que lui!
-
---Oh! pardon, ma mère!
-
-Elle frappa de son poing léger la table nue.
-
---C’est qu’aussi, à la fin, c’est horrible, cela! toujours des
-rêves!... des cieux!... des anges, des démons qui ressemblent à
-des formes de nuages! Le ton dont ils parlent tout harnachés de
-leurs grelots de rimes sonores, fait douter de la réalité qu’ils
-représentent: elle se tait, l’agissante réalité. C’était bien la
-peine de devenir aveugle, pour voir au fond de l’obscurité éternelle
-passer tant de creux fantômes. La foi se nie dans une phrase trop bien
-cadencée, et qui attire l’attention sur elle en détournant l’esprit
-de ce qu’elle énonce. On dit: «je crois!» et c’est fini. Peindre le
-ciel et l’enfer! Et le Paradis terrestre! Et l’histoire de l’infortuné
-couple d’êtres dont nous descendons tous! O tintement insupportable de
-mots vides! Creux travail! Et il faut, nous, ma sœur et moi, s’atteler
-à la besogne! écrire, muettes, ces divagations déraisonnables!
-Attendre, des fois, une heure, des vers qu’il faut souvent raturer...
-Et quand nous dormons sur le papier, nous réveiller à jeun,
-parfois,--et faire aller la plume... et toujours et encore mettre du
-noir sur du blanc... et jeter là dedans notre jeunesse annulée... alors
-qu’il y a là-bas, dans Londres, de bons abris, des tables bien servies
-et de beaux jeunes hommes,--qui vous feraient un accueil charmant!
-
-Elle se tut.
-
---Mauvaises pensées! Résigne-toi!
-
---Des mots! Tu as faim, j’ai faim!... Voilà la vérité.
-
---Lui aussi a faim et ne se plaint pas, et de plus il souffre de vous
-savoir dans une détresse dont il est la cause.
-
---Allons! Deux choses le nourrissent: l’orgueil et la foi. Les poètes
-sont des êtres qui prennent une distraction pour but, au mépris des
-leurs et des peines qu’ils font supporter à ce qui les entoure. Rien
-ne les atteint! Ils sont au fond de leurs rêves! O vanité! Dire
-qu’il s’imagine que ce «Paradis perdu» dominera les mémoires dans
-la Postérité! Dérision! Le libraire n’en donnera pas ce qu’a coûté
-le papier,--qu’il préfère même à notre pain. Bientôt nous serons en
-haillons, mais il est aveugle et c’est de ses rimes, non de ses filles,
-qu’il est fier!... Et bourru jusqu’à nous battre! Non: c’est trop, je
-n’obéirai plus!
-
---Que veux-tu qu’il fasse?
-
---Ne plus être! Alors on pourrait changer de nom, s’expatrier, vivre!
-Ma sœur est jolie et je suis belle. Eh bien, après?
-
---Et ton honneur, enfant! comme tu en parles!
-
---L’honneur des filles d’un vieux régicide?... D’un homme qui a
-participé à tuer celui qui seul donne un sens à ce mot,--l’honneur? Tu
-plaisantes, ma mère. Nous avons droit à l’honnêteté, voilà tout... On
-hérite de tout, bon ou mauvais, de ceux qui nous engendrent... Nous
-ferions pitié de prononcer ce mot: «notre honneur», devant ceux qui ont
-qualité pour estimer et au jugement desquels seulement on doit tenir.
-
---Tu parles comme il parlerait, s’il pensait comme toi. Mais il est des
-hommes qui souriraient de ce que tu dis.
-
---Eux-mêmes ne sauraient être que des menteurs: ce qui me dispenserait
-d’essayer de les convaincre, de souffrir de leur blâme ou d’être fière
-de leurs éloges. On les regarde, ils sont annulés,--et c’est fini.
-
---J’ai l’idée que nous pourrions peut-être emprunter quelque argent, si
-peu que ce soit, de M. Lindson. Nous ne lui avons rien demandé, jamais,
-à celui-là.
-
---Oui, je crois qu’il cherche à ne plus nous connaître et qu’il n’ose
-pas être assez lâche, sans quelque motif. Il nous prêterait, sûr de
-n’être pas remboursé, et s’en autoriserait pour ne plus nous voir.
-Tu as raison. Veux-tu que j’aille, seule ou avec toi? Ne plus nous
-reconnaître! Il achèterait bien ce droit-là... deux écus, je pense.
-
-La vieille, regardant par la fenêtre:
-
---Voilà, justement, M. Lindson,--on pourrait...
-
---J’y vais.
-
-Rentre Emma, apportant du bois mort, un lourd fagot.
-
---Là!
-
-Emma Milton courut à la huche, l’ouvrit, fureta derrière les assiettes
-de terre, et la referma, frappant les deux battants avec violence.
-
---Comment? Rien?... Où est le pain?
-
-Silence.
-
---........
-
---Ta sœur est allée chercher quelque chose...
-
---Ah! Est-ce que le libraire a donné?
-
---Non, c’est M. Lindson auquel elle est allée emprunter.
-
---Oui: mais ce n’est pas sûr qu’il donne.
-
-Rentre Déborah.
-
---Deux shillings!
-
-La vieille se cache la figure.
-
-Après un instant:
-
---C’est Dieu qui nous les donne: remercions-le de sa miséricorde et
-résignons-nous: il nous en donnera d’autres demain.
-
---C’est presque une aumône, dit Emma.
-
---Non, dit Déborah, c’est moins... je te dirai cela.
-
---Donne toujours, je cours chercher à manger.
-
-Elle sort.
-
-
-Milton parut.
-
-Le vieillard tâtait les murs du bout de sa canne. Son visage aux
-lignes sévères, blêmi par les chagrins, son vaste front aux trois
-rides longues et droites, ses yeux fixes et sans lumière, la noblesse
-mystique du tour de son visage, ses grands cheveux aux longues mèches
-blanches partagées au milieu... Un vieux pourpoint de velours marron et
-des chausses de même,--et son grand col d’un blanc sali, noué par deux
-glands, ses souliers à boucles et son chapeau puritain datant des jours
-de Cromwell...
-
-Il entra.
-
---Vous êtes là, n’est-ce pas? dit-il.
-
-On ne lui répondit pas, tout d’abord.
-
---Oui, mon ami, dit la vieille femme.
-
-Déborah eut un mouvement d’épaules, Emma sourit.
-
---Voici, mais écrivez lisiblement ou je... Surtout ne changez pas les
-mots qui me sont venus,--et n’interrompez pas, si je ne m’arrête...
-Vous avez la manie de me souffler des mots qui me semblent justes,
-quand vous me les dites, parce qu’ils m’étonnent... et qui sonnent
-creux, lorsque vous relisez!... Le mot qui ne semble pas juste,
-isolément, est souvent le plus exact, s’il vient d’ensemble: car il
-n’y a pas de mots, en réalité: le seul poète est celui qui ne peut
-qu’aboyer magnifiquement sa pensée... la rugir parfois,--la tonner
-souvent... Mais on ne l’entend jamais que dans des rafales... Tant pis
-pour ceux qui n’entendent pas la langue du pays d’où souffle en mes
-vers le vent de l’éternité...
-
-«... Et pour donner à démarquer le ronronnement du vers, les images,
-les expressions, les tours d’intelligence, le mouvement de la
-pensée,--cela se prend comme rien, sans le savoir! Et avec un peu
-de main, on ne copie pas, on singe. On fait servir cela à n’importe
-quelle niaiserie... qui passera oubliée, mais qui, aujourd’hui,
-empêche l’attention sur l’œuvre d’où procède cette bulle vide... et
-seule payée,--car le monde creux ne paie et n’estime que le vide...
-Qu’importe! la pensée seule vivra: les mots changent et se démodent
-vite; la pensée seule vivra,--car au fond des choses, il n’y a ni
-mots ni phrases, ni rien autre chose que ce qui anime ces voiles! La
-pensée seule apparaîtra... l’impression de l’œuvre seule restera!...
-Entre ces prétendus poètes, je suis comme un vivant parmi les morts,
-un homme parmi des singes, un lion dévoré par des rats. Jésus-Christ
-m’a montré la route: je sais comment les hommes accueillent un Dieu.
-J’aurai le sort des prophètes. Je me résigne à ce que l’homme se moque,
-à mon sujet, de ma pauvreté... Car si j’étais riche,--ah! quel grand
-poète ils me trouveraient, l’émule, au moins, de M. Tom Craik, l’auteur
-des... l’immortel nom m’échappe...
-
-«Allons! Comme j’ai mal à l’estomac, mon Dieu! Mais, c’est peut-être
-un peu la faim? Allons, ce n’est rien. D’ailleurs, vous devez être à
-jeun, mes filles, vous aussi? Car, si je me rappelle, il n’y a plus
-rien? Donc, rendons gloire à Dieu. Les saints ont peu mangé... Ce
-ridicule est moins pénible que l’indigestion de ceux dont l’espièglerie
-misérable nous vole le nécessaire... Écrivez. Pourquoi ne dites-vous
-rien? Êtes-vous là seulement?
-
-«Nous les plaignons d’avoir été assez bêtes pour se donner un mauvais
-estomac à force de rire de notre jeûne: chacun son lot; ce sont
-des gens qui ne trouvent rien de plus doux à leur être ni de plus
-divertissant que d’escamoter le pain de leurs frères,--pour ricaner
-de les voir maigrir, faute d’aliments. Ils n’oublient qu’une chose,
-c’est qu’il est aussi ridicule de mourir d’indigestion que de faim,
-d’embonpoint que de maigreur,--et qu’ils mourront sans rire, même de
-nous.
-
-«Ma fille, tiens, je t’en prie, je t’en supplie,--ne me fais pas parler
-davantage d’autre chose que de... Obéis-moi! Je suis ton père! tiens,
-me voici à tes genoux!
-
---Mon père! voyez quelle exaltation! Ce que vous faites est-il
-raisonnable? Devant un pareil acte, comment penser que vous jouissez
-du bon sens nécessaire pour dicter des choses lisibles, comme du temps
-où vous écriviez?... Croyez-nous! C’est dans l’intérêt de votre gloire
-que nous vous supplions de vous mettre au lit, de vous reposer.
-
---Ah! cruelle enfant! Sois... non, je ne veux pas maudire personne, pas
-même celle qui... Sache que c’est le souffle de Dieu! O murmures du
-souffle de Dieu! O misère de l’humilité divine! Il faut le bon vouloir
-de ces péronnelles pour qu’on entende murmurer en des vers le souffle
-de Dieu!... Vois, vieillard, comme ton œuvre...
-
-Les filles n’étaient plus là--toujours rebelles à l’irascible vieillard.
-
-Alors, à tâtons, dans l’obscurité, il atteignit le dossier d’un siège,
-auprès de la table, s’assit, s’accouda, fermant les paupières.
-
-... Et voici que la voix de Milton, lente et sublime... Il disait:
-
-«Salut, lumière sacrée, fille du ciel née la première...»
-
-Et ce fut un texte inconnu des générations.
-
-C’était une éruption d’images où des pensées se symbolisaient en
-grands éclairs,--et la voix, oublieuse de l’heure de la nuit sonnait,
-vibrante, profonde, mélodieuse! Un ange passa dans l’inspiration,
-car il semblait que l’on distinguât des frémissements d’ailes dans
-les mots sacrés qu’il proférait. Et les cimes des arbres de l’Eden
-s’illuminaient d’aurores perdues et le chant matinal d’Ève, priant
-auprès des premières fontaines, devant l’Adam candide et grave, qui
-adorait, en silence,--et les reflets bleus du dragon s’enroulant autour
-de l’arbre défendu, et l’impression de la première tentatrice de notre
-race,--oh! cela chantait dans la transfiguration du vieux voyant...
-
-A ces accents dont le souffle venait d’au delà de la terre, les trois
-femmes en des toilettes de nuit, dans le désordre du premier sommeil
-quitté, l’une tenant une lampe qu’elles protégeaient de leurs mains
-contre le vent des ténèbres, apparurent aux portes de la salle où,
-dans la solitude et les grandes ombres, parlait le voyant des choses
-divines.
-
-Les tiroirs.
-
-La table.
-
-A voix basse:
-
---Pas de papier! Quelle plume!... Elle n’a plus qu’un bec!...
-
---Mon père, nous sommes là! Nous cherchons à écrire, mais vous allez
-trop vite... et l’on ne peut suivre... Ce que vous dites a l’air très
-bon, cette fois, je dois l’avouer... Si vous voulez bien recommencer,
-sans vous emporter ainsi, et parler lentement... peut-être...
-
-Après un grand silence et un grand frisson, Milton répondit à voix
-basse, avec un soupir:
-
---Ah! il est trop tard, j’ai oublié.
-
-
-
-
-TABLE
-
-
- PAGES
-
- VÉRA 7
-
- VOX POPULI 27
-
- DUKE OF PORTLAND 35
-
- IMPATIENCE DE LA FOULE 49
-
- L’INTERSIGNE 65
-
- SOUVENIRS OCCULTES 99
-
- AKËDYSSÉRIL 109
-
- L’AMOUR SUPRÊME 169
-
- LE DROIT DU PASSÉ 195
-
- LE TZAR ET LES GRANDS DUCS 211
-
- L’AVENTURE DE TSË-I-LA 229
-
- LE TUEUR DE CYGNES 245
-
- LA CÉLESTE AVENTURE 253
-
- LE JEU DES GRACES 267
-
- LA MAISON DU BONHEUR 275
-
- LES AMANTS DE TOLÈDE 297
-
- LA TORTURE PAR L’ESPÉRANCE 305
-
- L’AMOUR SUBLIME 317
-
- LE MEILLEUR AMOUR 341
-
- LES FILLES DE MILTON 355
-
-
-
-
- _Ce livre,
-
- ornementé par Th. Van Rysselberghe,
- a été imprimé par A. Berqueman
- et fut achevé le 28 Février
- mil huit cent quatre-vingt-dix-neuf, pour
- Edmond Deman, libraire, à Bruxelles._
-
-
- * * * * *
-
-
- Correction.
-
- Page 217: «Vogelwelde» remplacé par «Vogelweide» (Walter de la
- Vogelweide).
-
-
-
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Histoires souveraines, by
-Auguste de Villiers de L'Isle-Adam
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES SOUVERAINES ***
-
-***** This file should be named 54387-0.txt or 54387-0.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/5/4/3/8/54387/
-
-Produced by Clarity, Hans Pieterse and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions will
-be renamed.
-
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
-States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
-specific permission. If you do not charge anything for copies of this
-eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
-for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
-performances and research. They may be modified and printed and given
-away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
-not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
-trademark license, especially commercial redistribution.
-
-START: FULL LICENSE
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
-Gutenberg-tm electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
-person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
-1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
-you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country outside the United States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
-on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
-phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
- most other parts of the world at no cost and with almost no
- restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
- under the terms of the Project Gutenberg License included with this
- eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
- United States, you'll have to check the laws of the country where you
- are located before using this ebook.
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
-Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
-other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
-Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
-provided that
-
-* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation."
-
-* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
- works.
-
-* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
-
-* You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
-Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
-trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org
-
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
-mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
-official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
-
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
diff --git a/old/54387-0.zip b/old/54387-0.zip
deleted file mode 100644
index a834c79..0000000
--- a/old/54387-0.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h.zip b/old/54387-h.zip
deleted file mode 100644
index e50988a..0000000
--- a/old/54387-h.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/54387-h.htm b/old/54387-h/54387-h.htm
deleted file mode 100644
index af4c9b3..0000000
--- a/old/54387-h/54387-h.htm
+++ /dev/null
@@ -1,9551 +0,0 @@
-<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
-"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
-<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr">
-<head>
- <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" />
- <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" />
- <title>The Project Gutenberg eBook of Histoires souveraines,
- by Villiers de l'Isle-Adam</title>
- <link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" />
-
- <style type="text/css">
-
-/* Titres */
-h1,h2 {text-align: center; clear: both;}
-h1 {line-height: 120%; font-weight: normal; font-size: 2em;
- margin: 0 auto 0 auto;}
-h2 {line-height: 130%; margin-top: 4em; letter-spacing: 0.1em;
- font-size: 200%; color: #5a7158; position: relative;}
-.nobreak {page-break-before: avoid;}
-
-/* Pagination */
-.pagenum {position: absolute; right: -10%; font-size: small;
- font-style: normal; font-family: normal; font-weight: normal;
- letter-spacing: normal; color: #ccc; text-align: right;}
-.chaptxt {page-break-before: avoid; position: relative;}
-
-/* Typographie */
-p {margin-top: 0.5em; text-align: justify; margin-bottom: 0.5em;
- text-indent: 1.5em;}
-.cs40 {font-size: 4em; text-align: center; text-indent: 0;}
-.cs12 {font-size: 1.2em;}
-.cs9 {font-size: 0.9em;}
-.cs8 {font-size: 0.8em;}
-
-/* Styles */
-sup {font-size: 0.7em; font-style: normal; font-variant: normal;}
-ins {text-decoration: none; border-bottom: thin dotted silver;}
-.cent {text-align: center; text-indent: 0; clear: both;}
-.chapter {margin-top: 6em;}
-.citat {margin: 1.5em 0 0 55%; text-indent: 1.5em; font-size: 0.8em;}
-.dedic {text-align: right; font-size: 1.3em; margin-bottom: 1.5em;}
-.hang {margin-left: 0; text-indent: -1.5em;}
-.manuscr {margin: 1.5em; font-size: 1em; text-indent: 1em;}
-.noind {text-indent: 0;}
-.smcap {font-variant: small-caps;}
-.tright {text-align: right; margin-right: 1.5em; font-size: 0.8em;}
-.sansrf {font-family: sans-serif; text-indent: 0;}
-
-/* Espacements */
-.sep0 {margin-top: 0;}
-.sep2 {margin-top: 2em;}
-.sep4 {margin-top: 4em;}
-.sepb0 {margin-bottom: 0;}
-.sepb2 {margin-bottom: 2em;}
-.sepb4 {margin-bottom: 4em;}
-
-/* Asterism */
-.aster {font-size: 1.5em; text-align: center;
- line-height: 0.6em; margin-top: 1.5em; margin-bottom: 1.5em;}
-
-/* Tableaux - Listes */
-table {width: 70%; max-width: 36em; margin: 0 auto 1em auto; vertical-align: top;
- font-size: 0.9em;}
-tr {height: 1.6em;}
-.tdl {text-align: left; vertical-align: baseline; padding-left: 1.5em;
- text-indent: -1.5em; padding-right: 2em;}
-.tdr {text-align: right; vertical-align: baseline;}
-
-/* Cadres */
-.box {margin-left: auto; margin-right: auto; max-width: 36em;
- background-color: #f0f0f0; padding: 1em; border: solid 1px #ccc;
- font-size: 0.9em;}
-
-/* Filets */
-hr {border-style: solid none none; clear: both; margin: 1em 0 1em 0;}
-hr.full {margin: 2em auto 2em auto; height: 4px;
- border-width: 4px 0 0 0; border-color: #999;
- clear: both;}
-
-/* Images */
-.figcenter {text-align: center;}
-.cdl {clear: both; margin: 0 auto 6em auto; text-align: center;}
-img {margin-left: auto; margin-right: auto; border: none;}
-
-/* Lettrines */
-.ornttl {margin-top: 3em;}
-p.dropcap {margin-top: 0; text-indent: -0.6em;}
-p.dropcap:first-letter {color: transparent; visibility: hidden;}
-div.ajust {float: left;}
-
-/* Notes */
-div.footnotes {background-color: #f6f6f6; padding: 0.8em;
- margin: 1.5em 5% 1.5em 5%; font-size: 0.9em; border: solid 1px #ccc;}
-div.footnotes p {margin-top: 0.7em; margin-bottom: 0.3em;}
-.fnanchor {vertical-align: super; font-size: x-small;
- text-decoration: none; font-style: normal; letter-spacing: normal;}
-.label {position: relative; right: 1.5em;
- text-align: right; font-size: 0.9em;}
-
-/* Medias */
-@media screen {
- div.mirr {margin:0 auto 0 auto; width: 60%; max-width: 40em;}
- div.screenonly {display: block;}
- }
-
-@media handheld {
- div.mirr {margin: 0; width: 100%; max-width: 100%;}
- .pagenum {display: none;}
- .chapter {page-break-before: always; margin-top: 1em;}
- p.dropcap {text-indent: 1.5em;}
- p.dropcap:first-letter {color: inherit; visibility: visible;}
- div.screenonly {display: none;}
- }
-
-/* Liens */
-a:link {color:#99c; text-decoration: none;}
-a:visited {color:#99c; text-decoration: none;}
-a:hover {color:#000; text-decoration: underline;}
-
- </style>
-</head>
-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Histoires souveraines, by
-Auguste de Villiers de L'Isle-Adam
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Histoires souveraines
-
-Author: Auguste de Villiers de L'Isle-Adam
-
-Release Date: March 18, 2017 [EBook #54387]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES SOUVERAINES ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Hans Pieterse and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
-<div class="mirr">
-
-<hr class="full" />
-
-<p class="sansrf nobreak"><a href="#note">Au lecteur</a></p>
-
-<p class="sansrf"><a href="#toc">Table</a></p>
-
-<div class="figcenter screenonly" style="margin-top: 4em;">
- <img src="images/titel.jpg" alt="" title="" width="459" height="702" />
-</div>
-
-<div class="chapter">
-
-<h1>HISTOIRES SOUVERAINES</h1>
-
-<p class="sep4 cent">IL A ÉTÉ TIRÉ:</p>
-
-<p class="cent cs9">50 exemplaires, numérotés de 1 à 50, sur papier du Japon</p>
-
-<p class="cent cs9 sepb4">10 exemplaires, numérotés de 51 à 60, sur Hollande Van Gelder</p>
-
- <div style="width: 24em; margin: 2em auto 2em auto; padding: 1em; border: solid 2px #666;">
-
- <p class="sep2 cent cs12">C<sup>TE</sup> DE VILLIERS DE L’ISLE-ADAM</p>
-
- <p class="cs40 sepb2" style="color: #5a7158;">Histoires souveraines</p>
-
- <p class="cent">Bruxelles MDCCCIC</p>
-
- <p class="cent sepb2">Edm. Deman Édit<sup>r</sup></p>
-
- </div>
-
-<p class="sep4 cent"><span class="smcap">Au Poète VILLIERS de l’ISLE-ADAM</span></p>
-
-<p class="sep2 tright sepb4"><i>En respectueuse mémoire.</i></p>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_7">7</span>Véra</h2>
-
-<p class="dedic"><i>A Madame la comtesse d’Osmoy.</i></p>
-
-<div class="citat">
-<p class="hang">La forme du corps lui est plus <i>essentielle</i>
-que sa substance.</p>
-</div>
-
-<p class="tright"><span class="smcap">La Physiologie moderne.</span></p>
-
- <div class="ornttl">
- <img src="images/ttl-01.jpg" alt="" width="600" height="656" />
- </div>
-
- <div class="chaptxt" style="top: -35px;">
- <div class="ajust" style="height: 35px; width: 155px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap">L&#8203;’<span class="smcap">Amour</span> est plus fort que la Mort, a dit
-Salomon: oui, son mystérieux pouvoir est illimité.</p>
-
-<p>C’était à la tombée d’un soir d’automne, en ces dernières
-années, à Paris. Vers le sombre faubourg Saint-Germain,
-des voitures, allumées déjà, roulaient, attardées,
-après l’heure du Bois. L’une d’elles s’arrêta devant
-le portail d’un vaste hôtel seigneurial, entouré de jardins
-<span class="pagenum" id="Page_8">8</span>
-séculaires; le cintre était surmonté de l’écusson
-de pierre, aux armes de l’antique famille des comtes
-d’Athol, savoir: <i>d’azur, à l’étoile abîmée d’argent</i>, avec
-la devise «<span class="smcap" lang="la" xml:lang="la">Pallida Victrix</span>», sous la couronne retroussée
-d’hermine au bonnet princier. Les lourds battants
-s’écartèrent. Un homme de trente à trente-cinq ans, en
-deuil, au visage mortellement pâle, descendit. Sur le
-perron, de taciturnes serviteurs élevaient des flambeaux.
-Sans les voir, il gravit les marches et entra. C’était le
-comte d’Athol.</p>
-
-<p>Chancelant, il monta les blancs escaliers qui conduisaient
-à cette chambre où, le matin même, il avait
-couché dans un cercueil de velours et enveloppé de
-violettes, en des flots de batiste, sa dame de volupté,
-sa pâlissante épousée, Véra, son désespoir.</p>
-
-<p>En haut, la douce porte tourna sur le tapis, il souleva
-la tenture.</p>
-
-<p>Tous les objets étaient à la place où la comtesse les
-avait laissés la veille. La Mort, subite, avait foudroyé.
-La nuit dernière, sa bien-aimée s’était évanouie en des
-joies si profondes, s’était perdue en de si exquises
-<span class="pagenum" id="Page_9">9</span>
-étreintes, que son cœur, brisé de délices, avait défailli:
-ses lèvres s’étaient brusquement mouillées d’une pourpre
-mortelle. A peine avait-elle eu le temps de donner
-à son époux un baiser d’adieu, en souriant, sans une
-parole: puis ses longs cils, comme des voiles de deuil,
-s’étaient abaissés sur la belle nuit de ses yeux.</p>
-
-<p>La journée sans nom était passée.</p>
-
-<p>Vers midi, le comte d’Athol, après l’affreuse cérémonie
-du caveau familial, avait congédié au cimetière la
-noire escorte. Puis, se renfermant, seul, avec l’ensevelie,
-entre les quatre murs de marbre, il avait tiré sur
-lui la porte de fer du mausolée.—De l’encens brûlait
-sur un trépied, devant le cercueil:—une couronne
-lumineuse de lampes, au chevet de la jeune défunte,
-l’étoilait.</p>
-
-<p>Lui, debout, songeur, avec l’unique sentiment d’une
-tendresse sans espérance, était demeuré là, tout le
-jour. Sur les six heures, au crépuscule, il était sorti du
-lieu sacré. En refermant le sépulcre, il avait arraché de
-la serrure la clef d’argent, et, se haussant sur la dernière
-marche du seuil, il l’avait jetée doucement dans
-<span class="pagenum" id="Page_10">10</span>
-l’intérieur du tombeau. Il l’avait lancée sur les dalles
-intérieures par le trèfle qui surmontait le portail.—Pourquoi
-ceci?... A coup sûr d’après quelque résolution
-mystérieuse de ne plus revenir.</p>
-
-<p>Et maintenant il revoyait la chambre veuve.</p>
-
-<p>La croisée, sous les vastes draperies de cachemire
-mauve broché d’or, était ouverte: un dernier rayon du
-soir illuminait, dans un cadre de bois ancien, le grand
-portrait de la trépassée. Le comte regarda, autour de
-lui, la robe jetée, la veille, sur un fauteuil; sur la cheminée,
-les bijoux, le collier de perles, l’éventail à demi
-fermé, les lourds flacons de parfums qu’<i>Elle</i> ne respirerait
-plus. Sur le lit d’ébène aux colonnes tordues,
-resté défait, auprès de l’oreiller où la place de la tête
-adorée et divine était visible encore au milieu des dentelles,
-il aperçut le mouchoir rougi de gouttes de sang
-où sa jeune âme avait battu de l’aile un instant; le
-piano ouvert, supportant une mélodie inachevée à
-jamais; les fleurs indiennes cueillies par elle, dans la
-serre, et qui se mouraient dans de vieux vases de Saxe;
-et, au pied du lit, sur une fourrure noire, les petites
-<span class="pagenum" id="Page_11">11</span>
-mules de velours oriental, sur lesquelles une devise
-rieuse de Véra brillait, brodée en perles: <i>Qui verra
-Véra l’aimera</i>. Les pieds nus de la bien-aimée y
-jouaient hier matin, baisés, à chaque pas, par le duvet
-des cygnes!—Et là, là, dans l’ombre, la pendule, dont
-il avait brisé le ressort pour qu’elle ne sonnât plus
-d’autres heures.</p>
-
-<p>Ainsi elle était partie!... <i>Où</i> donc!... Vivre maintenant?—Pour
-quoi faire?... C’était impossible,
-absurde.</p>
-
-<p>Et le comte s’abîmait en des pensées inconnues.</p>
-
-<p>Il songeait à toute l’existence passée.—Six mois
-s’étaient écoulés depuis ce mariage. N’était-ce pas à
-l’étranger, au bal d’une ambassade qu’il l’avait vue pour
-la première fois?... Oui. Cet instant ressuscitait devant
-ses yeux, très distinct. Elle lui apparaissait là, radieuse.
-Ce soir-là, leurs regards s’étaient rencontrés. Ils s’étaient
-reconnus, intimement, de pareille nature, et devant
-s’aimer à jamais.</p>
-
-<p>Les propos décevants, les sourires qui observent, les
-insinuations, toutes les difficultés que suscite le monde
-<span class="pagenum" id="Page_12">12</span>
-pour retarder l’inévitable félicité de ceux qui s’appartiennent,
-s’étaient évanouis devant la tranquille certitude
-qu’ils eurent, à l’instant même, l’un de l’autre.</p>
-
-<p>Véra, lassée des fadeurs cérémonieuses de son entourage,
-était venue vers lui dès la première circonstance
-contrariante, simplifiant ainsi, d’auguste façon, les
-démarches banales où se perd le temps précieux de la
-vie.</p>
-
-<p>Oh! comme, aux premières paroles, les vaines appréciations
-des indifférents à leur égard leur semblèrent
-une envolée d’oiseaux de nuit rentrant dans les ténèbres!
-Quel sourire ils échangèrent! Quel ineffable
-embrassement!</p>
-
-<p>Cependant leur nature était des plus étranges, en
-vérité!—C’étaient deux êtres doués de sens merveilleux,
-mais exclusivement terrestres. Les sensations se
-prolongeaient en eux avec une intensité inquiétante. Ils
-s’y oubliaient eux-mêmes à force de les éprouver. Par
-contre, certaines idées, celles de l’âme, par exemple, de
-l’Infini, <i>de Dieu même</i>, étaient comme voilées à leur
-entendement. La foi d’un grand nombre de vivants aux
-<span class="pagenum" id="Page_13">13</span>
-choses surnaturelles n’était pour eux qu’un sujet de
-vagues étonnements: lettre close dont ils ne se préoccupaient
-pas, n’ayant pas qualité pour condamner ou
-justifier.—Aussi, reconnaissant bien que le monde
-leur était étranger, ils s’étaient isolés, aussitôt leur
-union, dans ce vieux et sombre hôtel, où l’épaisseur des
-jardins amortissait les bruits du dehors.</p>
-
-<p>Là, les deux amants s’ensevelirent dans l’océan de
-ces joies languides et perverses où l’esprit se mêle à la
-chair mystérieuse! Ils épuisèrent la violence des désirs,
-les frémissements et les tendresses éperdues. Ils devinrent
-le battement de l’être l’un de l’autre. En eux,
-l’esprit pénétrait si bien le corps, que leurs formes leur
-semblaient intellectuelles, et que les baisers, mailles
-brûlantes, les enchaînaient dans une fusion idéale. Long
-éblouissement! Tout à coup le charme se rompait; l’accident
-terrible les désunissait; leurs bras s’étaient désenlacés.
-Quelle ombre lui avait pris sa chère morte?
-Morte! non. Est-ce que l’âme des violoncelles est
-emportée dans le cri d’une corde qui se brise?</p>
-
-<p>Les heures passèrent.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_14">14</span>
-Il regardait, par la croisée, la nuit qui s’avançait dans
-les cieux: et la Nuit lui apparaissait <i>personnelle</i>;—elle
-lui semblait une reine marchant, avec mélancolie, dans
-l’exil, et l’agrafe de diamant de sa tunique de deuil,
-Vénus, seule, brillait, au-dessus des arbres, perdue au
-fond de l’azur.</p>
-
-<p>—C’est Véra, pensa-t-il.</p>
-
-<p>A ce nom, prononcé tout bas, il tressaillit en homme
-qui s’éveille; puis, se dressant, il regarda autour de lui.</p>
-
-<p>Les objets, dans la chambre, étaient maintenant
-éclairés par une lueur jusqu’alors imprécise, celle d’une
-veilleuse, bleuissant les ténèbres, et que la nuit, montée
-au firmament, faisait apparaître ici comme une autre
-étoile. C’était la veilleuse, aux senteurs d’encens, d’un
-iconostase, reliquaire familial de Véra. Le triptyque,
-d’un vieux bois précieux, était suspendu, par sa sparterie
-russe, entre la glace et le tableau. Un reflet des ors
-de l’intérieur tombait, vacillant, sur le collier, parmi les
-joyaux de la cheminée.</p>
-
-<p>Le plein-nimbe de la Madone en habits de ciel, brillait,
-rosacé de la croix byzantine dont les fins et rouges
-<span class="pagenum" id="Page_15">15</span>
-linéaments, fondus dans le reflet, ombraient d’une
-teinte de sang l’orient ainsi allumé des perles. Depuis
-l’enfance, Véra plaignait, de ses grands yeux, le visage
-maternel et si pur de l’héréditaire madone, et, de sa
-nature, hélas! ne pouvant lui consacrer qu’un <i>superstitieux</i>
-amour, le lui offrait parfois, naïve, pensivement,
-lorsqu’elle passait devant la veilleuse.</p>
-
-<p>Le comte, à cette vue, touché de rappels douloureux
-jusqu’au plus secret de l’âme, se dressa, souffla vite la
-lueur sainte, et, à tâtons, dans l’ombre, étendant la
-main vers une torsade, sonna.</p>
-
-<p>Un serviteur parut: c’était un vieillard vêtu de noir:
-il tenait une lampe, qu’il posa devant le portrait de la
-comtesse. Lorsqu’il se retourna, ce fut avec un frisson
-de superstitieuse terreur qu’il vit son maître debout et
-souriant comme si rien ne se fût passé.</p>
-
-<p>—Raymond, dit tranquillement le comte, <i>ce soir,
-nous sommes accablés de fatigue, la comtesse et moi</i>;
-tu serviras le souper vers dix heures.—A propos, nous
-avons résolu de nous isoler davantage, ici, dès demain.
-Aucun de mes serviteurs, hors toi, ne doit passer la nuit
-<span class="pagenum" id="Page_16">16</span>
-dans l’hôtel. Tu leur remettras les gages de trois années,
-et qu’ils se retirent.—Puis, tu fermeras la barre du
-portail; tu allumeras les flambeaux en bas, dans la salle
-à manger; tu nous suffiras.—Nous ne recevrons personne
-à l’avenir.</p>
-
-<p>Le vieillard tremblait et le regardait attentivement.</p>
-
-<p>Le comte alluma un cigare et descendit aux jardins.</p>
-
-<p>Le serviteur pensa d’abord que la douleur trop lourde,
-trop désespérée, avait égaré l’esprit de son maître. Il le
-connaissait depuis l’enfance; il comprit, à l’instant, que
-le heurt d’un réveil trop soudain pouvait être fatal à ce
-somnambule. Son devoir, d’abord, était le respect d’un
-tel secret.</p>
-
-<p>Il baissa la tête. Une complicité dévouée à ce religieux
-rêve? Obéir?... Continuer de <i>les</i> servir sans tenir
-compte de la Mort?—Quelle étrange idée!... Tiendrait-elle
-une nuit?... Demain, demain, hélas!... Ah!
-qui savait?... Peut-être!...—Projet sacré, après tout!—De
-quel droit réfléchissait-il?...</p>
-
-<p>Il sortit de la chambre, exécuta les ordres à la lettre
-et, le soir même, l’insolite existence commença.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_17">17</span>
-Il s’agissait de créer un mirage terrible.</p>
-
-<p>La gêne des premiers jours s’effaça vite. Raymond,
-d’abord avec stupeur, puis par une sorte de déférence
-et de tendresse, s’était ingénié si bien à être naturel,
-que trois semaines ne s’étaient pas écoulées qu’il se
-sentit, par moments, presque dupe lui-même de sa
-bonne volonté. L’arrière-pensée pâlissait! Parfois,
-éprouvant une sorte de vertige, il eut besoin de se dire
-que la comtesse était positivement défunte. Il se prenait
-à ce jeu funèbre et oubliait à chaque instant la réalité.
-Bientôt il lui fallut plus d’une réflexion pour se convaincre
-et se ressaisir. Il vit bien qu’il finirait par s’abandonner
-tout entier au magnétisme effrayant dont le
-comte pénétrait peu à peu l’atmosphère autour d’eux. Il
-avait peur, une peur indécise, douce.</p>
-
-<p>D’Athol, en effet, vivait absolument dans l’inconscience
-de la mort de sa bien-aimée! Il ne pouvait que
-la trouver toujours présente, tant la forme de la jeune
-femme était mêlée à la sienne. Tantôt, sur un banc du
-jardin, les jours de soleil, il lisait, à haute voix, les
-poésies qu’elle aimait; tantôt, le soir, auprès du feu, les
-<span class="pagenum" id="Page_18">18</span>
-deux tasses de thé sur un guéridon, il causait avec l’<i>Illusion</i>
-souriante, assise, à ses yeux, sur l’autre fauteuil.</p>
-
-<p>Les jours, les nuits, les semaines s’envolèrent. Ni
-l’un ni l’autre ne savait ce qu’ils accomplissaient. Et des
-phénomènes singuliers se pressaient maintenant, où
-il devenait difficile de distinguer le point où l’imaginaire
-et le réel étaient identiques. Une présence flottait dans
-l’air: une forme s’efforçait de transparaître, de se tramer
-sur l’espace devenu indéfinissable.</p>
-
-<p>D’Athol vivait double, en illuminé. Un visage doux et
-pâle, entrevu comme l’éclair, entre deux clins d’yeux;
-un faible accord frappé au piano, tout à coup; un baiser
-qui lui fermait la bouche au moment où il allait parler;
-des affinités de pensées <i>féminines</i> qui s’éveillaient en
-lui en réponse à ce qu’il disait; un dédoublement de lui-même
-tel, qu’il sentait, comme en un brouillard fluide,
-le parfum vertigineusement doux de sa bien-aimée
-auprès de lui, et, la nuit, entre la veille et le sommeil,
-des paroles entendues très bas: tout l’avertissait. C’était
-une négation de la Mort élevée, enfin, à une puissance
-inconnue!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_19">19</span>
-Une fois, d’Athol la sentit et la vit si bien auprès de
-lui, qu’il la prit dans ses bras: mais ce mouvement la
-dissipa.</p>
-
-<p>—Enfant! murmura-t-il en souriant.</p>
-
-<p>Et il se rendormit comme un amant boudé par sa
-maîtresse rieuse et ensommeillée.</p>
-
-<p>Le jour de <i>sa</i> fête, il plaça, par plaisanterie, une
-immortelle dans le bouquet qu’il jeta sur l’oreiller de
-Véra.</p>
-
-<p>—Puisqu’elle se croit morte, dit-il.</p>
-
-<p>Grâce à la profonde et toute-puissante volonté de
-M. d’Athol, qui, à force d’amour, forgeait la vie et la
-présence de sa femme dans l’hôtel solitaire, cette existence
-avait fini par devenir d’un charme sombre et
-persuadeur.—Raymond, lui-même, n’éprouvait plus
-aucune épouvante, s’étant graduellement habitué à ces
-impressions.</p>
-
-<p>Une robe de velours noir aperçue au détour d’une
-allée; une voix rieuse qui l’appelait dans le salon; un
-coup de sonnette le matin, à son réveil, comme autrefois;
-tout cela lui était devenu familier: on eût dit que
-<span class="pagenum" id="Page_20">20</span>
-la morte jouait à l’invisible, comme une enfant. Elle se
-sentait aimée tellement! C’était bien <i>naturel</i>.</p>
-
-<p>Une année s’était écoulée.</p>
-
-<p>Le soir de l’Anniversaire, le comte, assis auprès du
-feu, dans la chambre de Véra, venait de <i>lui</i> lire un
-fabliau florentin: <i>Callimaque</i>. Il ferma le livre; puis
-en se versant du thé:</p>
-
-<p>—<i>Douschka</i>, dit-il, te souviens-tu de la Vallée-des-Roses,
-des bords de la Lahn, du château des Quatre-Tours?...
-Cette histoire te les a rappelés, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>Il se leva, et, dans la glace bleuâtre, il se vit plus pâle
-qu’à l’ordinaire. Il prit un bracelet de perles dans une
-coupe et regarda les perles attentivement. Véra ne les
-avait-elle pas ôtées de son bras, tout à l’heure, avant
-de se dévêtir? Les perles étaient encore tièdes et leur
-orient plus adouci, comme par la chaleur de sa chair.
-Et l’opale de ce collier sibérien, qui aimait aussi le beau
-sein de Véra jusqu’à pâlir, maladivement, dans son treillis
-d’or, lorsque la jeune femme l’oubliait pendant quelque
-temps! Autrefois, la comtesse aimait pour cela cette
-pierrerie fidèle!... Ce soir l’opale brillait comme si elle
-<span class="pagenum" id="Page_21">21</span>
-venait d’être quittée et comme si le magnétisme exquis
-de la belle morte la pénétrait encore. En reposant le
-collier et la pierre précieuse, le comte toucha par
-hasard le mouchoir de batiste dont les gouttes de sang
-étaient humides et rouges comme des œillets sur de la
-neige!... Là, sur le piano, qui donc avait tourné la page
-finale de la mélodie d’autrefois? Quoi! la veilleuse sacrée
-s’était rallumée, dans le reliquaire! Oui, sa flamme dorée
-éclairait mystiquement le visage, aux yeux fermés, de
-la Madone! Et ces fleurs orientales, nouvellement cueillies,
-qui s’épanouissaient là, dans les vieux vases de
-Saxe, quelle main venait de les y placer? La chambre
-semblait joyeuse et douée de vie, d’une façon plus significative
-et plus intense que d’habitude. Mais rien ne
-pouvait surprendre le comte! Cela lui semblait tellement
-normal, qu’il ne fit même pas attention que
-l’heure sonnait à cette pendule arrêtée depuis une
-année.</p>
-
-<p>Ce soir-là, cependant, on eût dit que, du fond des
-ténèbres, la comtesse Véra s’efforçait adorablement de
-revenir dans cette chambre tout embaumée d’elle! Elle
-<span class="pagenum" id="Page_22">22</span>
-y avait laissé tant de sa personne! Tout ce qui avait constitué
-son existence l’y attirait. Son charme y flottait;
-les longues violences faites par la volonté passionnée de
-son époux y devaient avoir desserré les vagues liens de
-l’Invisible autour d’elle!...</p>
-
-<p>Elle y était <i>nécessitée</i>. Tout ce qu’elle aimait, c’était
-là.</p>
-
-<p>Elle devait avoir envie de venir se sourire encore
-en cette glace mystérieuse où elle avait tant de fois
-admiré son lilial visage! La douce morte, là-bas, avait
-tressailli, certes, dans ses violettes, sous les lampes
-éteintes; la divine morte avait frémi, dans le caveau,
-toute seule, en regardant la clef d’argent jetée sur les
-dalles. Elle voulait s’en venir vers lui, aussi! Et sa
-volonté se perdait dans l’idée de l’encens et de l’isolement.
-La Mort n’est une circonstance définitive que
-pour ceux qui espèrent des cieux; mais la Mort, et les
-Cieux, et la Vie, pour elle, n’était-ce pas leur embrassement?
-Et le baiser solitaire de son époux attirait ses
-lèvres, dans l’ombre. Et le son passé des mélodies, les
-paroles enivrées de jadis, les étoffes qui couvraient son
-<span class="pagenum" id="Page_23">23</span>
-corps et en gardaient le parfum, ces pierreries magiques
-qui la <i>voulaient</i>, dans leur obscure sympathie,—et
-surtout l’immense et absolue impression de sa présence,
-opinion partagée à la fin par les choses elles-mêmes,
-tout l’appelait là, l’attirait là depuis si longtemps, et
-si insensiblement, que, guérie enfin de la dormante
-Mort, il ne manquait plus qu’<i>Elle seule</i>!</p>
-
-<p>Ah! les Idées sont des êtres vivants!... Le comte
-avait creusé dans l’air la forme de son amour, et il
-fallait bien que ce vide fût comblé par le seul être qui
-lui était homogène, autrement l’Univers aurait croulé.
-L’impression passa, en ce moment, définitive, simple,
-absolue, qu’<i>Elle devait être là, dans la chambre</i>! Il en
-était aussi tranquillement certain que de sa propre existence,
-et toutes les choses, autour de lui, étaient saturées
-de cette conviction. On l’y voyait! Et, <i>comme il ne
-manquait plus que Véra elle-même</i>, tangible, extérieure,
-<i>il fallut bien qu’elle s’y trouvât</i> et que le grand
-Songe de la Vie et de la Mort entr’ouvrît un moment
-ses portes infinies! Le chemin de résurrection était
-envoyé par la foi jusqu’à elle! Un frais éclat de rire
-<span class="pagenum" id="Page_24">24</span>
-musical éclaira de sa joie le lit nuptial; le comte se
-retourna. Et là, devant ses yeux, faite de volonté et de
-souvenir, accoudée, fluide, sur l’oreiller de dentelles,
-sa main soutenant ses lourds cheveux noirs, sa bouche
-délicieusement entr’ouverte en un sourire tout emparadisé
-de voluptés, belle à en mourir, enfin! la comtesse
-Véra le regardait un peu endormie encore.</p>
-
-<p>—Roger!... dit-elle d’une voix lointaine.</p>
-
-<p>Il vint auprès d’elle. Leurs lèvres s’unirent dans une
-joie divine,—oublieuse,—immortelle!</p>
-
-<p>Et ils s’aperçurent, <i>alors</i>, qu’ils n’étaient, réellement,
-qu’<i>un seul être</i>.</p>
-
-<p>Les heures effleurèrent d’un vol étranger cette extase
-où se mêlaient, pour la première fois, la terre et le ciel.</p>
-
-<p>Tout à coup, le comte d’Athol tressaillit, comme frappé
-d’une réminiscence fatale.</p>
-
-<p>—Ah! maintenant, je me rappelle!... dit-il. Qu’ai-je
-donc?—Mais tu es morte!</p>
-
-<p>A l’instant même, à cette parole, la mystique veilleuse
-de l’iconostase s’éteignit. Le pâle petit jour du
-matin,—d’un matin banal, grisâtre et pluvieux,—filtra
-<span class="pagenum" id="Page_25">25</span>
-dans la chambre par les interstices des rideaux.
-Les bougies blêmirent et s’éteignirent, laissant fumer
-âcrement leurs mèches rouges; le feu disparut sous une
-couche de cendres tièdes; les fleurs se fanèrent et se
-desséchèrent en quelques moments; le balancier de la
-pendule reprit graduellement son immobilité. La <i>certitude</i>
-de tous les objets s’envola subitement. L’opale,
-morte, ne brillait plus; les taches de sang s’étaient
-fanées aussi, sur la batiste, auprès d’elle; et s’effaçant
-entre les bras désespérés qui voulaient en vain l’étreindre
-encore, l’ardente et blanche vision rentra dans l’air
-et s’y perdit. Un faible soupir d’adieu, distinct, lointain,
-parvint jusqu’à l’âme de Roger. Le comte se dressa;
-il venait de s’apercevoir qu’il était seul. Son rêve venait
-de se dissoudre d’un seul coup; il avait brisé le magnétique
-fil de sa trame radieuse avec une seule parole.
-L’atmosphère était, maintenant, celle des défunts.</p>
-
-<p>Comme ces larmes de verre, agrégées illogiquement,
-et cependant si solides qu’un coup de maillet sur leur
-partie épaisse ne les briserait pas, mais qui tombent en
-une subite et impalpable poussière si l’on en casse
-<span class="pagenum" id="Page_26">26</span>
-l’extrémité plus fine que la pointe d’une aiguille, tout
-s’était évanoui.</p>
-
-<p>—Oh! murmura-t-il, c’est donc fini!—Perdue!...
-Toute seule!—Quelle est la route, maintenant, pour
-parvenir jusqu’à toi? Indique-moi le chemin qui peut
-me conduire vers toi!...</p>
-
-<p>Soudain, comme une réponse, un objet brillant tomba
-du lit nuptial, sur la noire fourrure, avec un bruit
-métallique: un rayon de l’affreux jour terrestre
-l’éclaira!... L’abandonné se baissa, le saisit, et un sourire
-sublime illumina son visage en reconnaissant cet
-objet: c’était la clef du tombeau.</p>
-
-<p class="sep2 cent cs9">(Des <i>Contes Cruels</i>, édition Calmann Lévy).</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-01s.jpg" alt="" width="360" height="198" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_27">27</span>Vox populi</h2>
-
-<p class="dedic"><i>A Monsieur Leconte de Lisle</i></p>
-
-<p class="citat">«Le soldat prussien fait son
-café dans une lanterne sourde.»</p>
-
-<p class="tright"><span class="smcap">Le sergent Hoff.</span></p>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-02.jpg" alt="" width="600" height="652" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -40px;">
- <div class="ajust" style="height: 40px; width: 110px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">Grande</span> revue aux Champs-Élysées, ce jour-là!</p>
-
-<p>Voici douze ans de subis depuis cette vision.—Un
-soleil d’été brisait ses longues flèches d’or sur les toits et
-les dômes de la vieille capitale. Des myriades de vitres
-se renvoyaient des éblouissements: le peuple, baigné
-d’une poudreuse lumière, encombrait les rues pour voir
-l’armée.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_28">28</span>
-Assis, devant la grille du parvis Notre-Dame, sur un
-haut pliant de bois,—et les genoux croisés en de
-noirs haillons,—le centenaire Mendiant, doyen de la
-Misère de Paris,—face de deuil au teint de cendre,
-peau sillonnée de rides couleur de terre,—mains
-jointes sous l’écriteau qui consacrait légalement sa
-cécité, offrait son aspect d’ombre au <i>Te Deum</i> de la
-fête environnante.</p>
-
-<p>Tout ce monde, n’était-ce pas son prochain? Les
-passants en joie, n’étaient-ce pas ses frères? A coup sûr,
-Espèce humaine! D’ailleurs, cet hôte du souverain portail
-n’était pas dénué de tout bien: l’État lui avait
-reconnu le droit d’être aveugle.</p>
-
-<p>Propriétaire de ce titre et de la respectabilité inhérente
-à ce lieu des aumônes sûres qu’officiellement
-il occupait, possédant enfin qualité d’électeur, c’était
-notre égal,—à la Lumière près.</p>
-
-<p>Et cet homme, sorte d’attardé chez les vivants,
-articulait, de temps à autre, une plainte monotone,—syllabisation
-évidente du profond soupir de toute sa
-vie:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_29">29</span>
-—«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous
-plaît!»</p>
-
-<p class="sep2">Autour de lui, sous les puissantes vibrations tombées
-du beffroi,—<i>dehors</i>, là-bas, au delà du mur de ses
-yeux,—des piétinements de cavalerie, et, par éclats, des
-sonneries aux champs, des acclamations mêlées aux
-salves des Invalides, aux cris fiers des commandements,
-des bruissements d’acier, des tonnerres de tambours
-scandant des défilés interminables d’infanterie, toute
-une rumeur de gloire lui arrivait! Son ouïe suraiguë
-percevait jusqu’à des flottements d’étendards aux lourdes
-franges frôlant des cuirasses. Dans l’entendement du
-vieux captif de l’obscurité mille éclairs de sensations,
-pressenties et indistinctes, s’évoquaient! Une divination
-l’avertissait de ce qui enfiévrait les cœurs et les pensées
-dans la Ville.</p>
-
-<p>Et le peuple, fasciné, comme toujours, par le prestige
-qui sort, pour lui, des coups d’audace et de fortune,
-proférait, en clameur, ce vœu du moment:</p>
-
-<p>—«Vive l’Empereur!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_30">30</span>
-Mais, entre les accalmies de toute cette triomphale
-tempête, une voix perdue s’élevait du côté de la grille
-mystique. Le vieux homme, la nuque renversée contre
-le pilori de ses barreaux, roulant ses prunelles mortes
-vers le ciel, oublié de ce peuple dont il semblait, seul,
-exprimer le vœu véritable, le vœu caché sous les hurrahs,
-le vœu secret et personnel, psalmodiait, augural intercesseur,
-sa phrase maintenant mystérieuse:</p>
-
-<p>—«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous
-plaît!»</p>
-
-<p class="sep2">Grande revue aux Champs-Élysées, ce jour-là!</p>
-
-<p>Voici <i>dix</i> ans d’envolés depuis le soleil de cette fête!
-Mêmes bruits, mêmes voix, même fumée! Une sourdine,
-toutefois, tempérait alors le tumulte de l’allégresse
-publique. Une ombre aggravait les regards. Les salves
-convenues de la plate-forme du Prytanée se compliquaient,
-cette fois, du grondement éloigné des batteries
-de nos forts. Et, tendant l’oreille, le peuple cherchait à
-discerner déjà, dans l’écho, la réponse des pièces
-ennemies qui s’approchaient.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_31">31</span>
-Le gouverneur passait, adressant à tous maints sourires
-et guidé par l’amble-trotteur de son fin cheval. Le
-peuple, rassuré par cette confiance que lui inspire
-toujours une tenue irréprochable, alternait de chants
-patriotiques les applaudissements tout militaires dont
-il honorait la présence de ce soldat.</p>
-
-<p>Mais les syllabes de l’ancien vivat furieux s’étaient
-modifiées: le peuple, éperdu, proférait ce vœu du
-moment:</p>
-
-<p>—«Vive la République!»</p>
-
-<p>Et, là-bas, du côté du seuil sublime, on distinguait
-toujours la voix solitaire de Lazare. Le Diseur de l’arrière-pensée
-populaire ne modifiait pas, lui, la rigidité de
-sa fixe plainte.</p>
-
-<p>Ame sincère de la fête, levant au ciel ses yeux éteints,
-il s’écriait, entre des silences, et avec l’accent d’une
-constatation:</p>
-
-<p>—«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous
-plaît!»</p>
-
-<p class="sep2">Grande revue aux Champs-Élysées, ce jour-là!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_32">32</span>
-Voici <i>neuf</i> ans de supportés depuis ce soleil trouble!</p>
-
-<p>Oh! mêmes rumeurs! mêmes fracas d’armes! mêmes
-hennissements! Plus assourdis encore, toutefois, que
-l’année précédente: criards, pourtant.</p>
-
-<p>—«Vive la Commune!» clamait le peuple, au vent
-qui passe.</p>
-
-<p>Et la voix du séculaire Élu de l’Infortune redisait,
-toujours, là-bas, au seuil sacré, son refrain rectificateur
-de l’unique pensée de ce peuple. Hochant la tête vers le
-ciel, il gémissait dans l’ombre:</p>
-
-<p>—«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous
-plaît!»</p>
-
-<p>Et, deux lunes plus lard, alors qu’aux dernières
-vibrations du tocsin, le Généralissime des forces régulières
-de l’État passait en revue ses deux cent mille
-fusils, hélas! encore fumants de la triste guerre civile,
-le peuple, terrifié, criait, en regardant brûler, au loin,
-les édifices:</p>
-
-<p>—«Vive le Maréchal!»</p>
-
-<p>Là-bas, du côté de la salubre enceinte, l’immuable
-Voix, la voix du vétéran de l’humaine Misère, répétait
-<span class="pagenum" id="Page_33">33</span>
-sa machinalement douloureuse et impitoyable obsécration:</p>
-
-<p>—«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous
-plaît!»</p>
-
-<p class="sep2">Et, depuis, d’année en année, de revues en revues, de
-vociférations en vociférations, quel que fût le nom jeté
-aux hasards de l’espace par le peuple en ses <i>vivats</i>, ceux
-qui écoutent, attentivement, les bruits de la terre, ont
-toujours distingué, au plus fort des révolutionnaires
-clameurs et des fêtes belliqueuses qui s’ensuivent, la
-Voix lointaine, la Voix <i>vraie</i>, l’intime Voix du symbolique
-Mendiant terrible!—du Veilleur de nuit criant
-l’heure exacte du Peuple,—de l’incorruptible factionnaire
-de la conscience des citoyens, de celui qui restitue
-intégralement la prière occulte de la Foule et en résume
-le soupir.</p>
-
-<p>Pontife inflexible de la Fraternité, ce Titulaire autorisé
-de la cécité physique n’a jamais cessé d’implorer,
-en médiateur inconscient, la charité divine, pour ses
-frères de l’intelligence.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_34">34</span>
-Et, lorsque enivré de fanfares, de cloches et d’artillerie,
-le Peuple, troublé par ces vacarmes flatteurs,
-essaye en vain de se masquer à lui-même son vœu véritable,
-sous n’importe quelles syllabes mensongèrement
-enthousiastes, le Mendiant, lui, la face au Ciel, les bras
-levés, à tâtons, dans ses grandes ténèbres, se dresse au
-seuil éternel de l’Église,—et, d’une voix de plus en
-plus lamentable, mais qui semble porter au delà des
-étoiles, continue de crier sa rectification de prophète:</p>
-
-<p>—«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous
-plaît!»</p>
-
-<p class="sep2 cent cs9">(Des <i>Contes Cruels</i>, édition Calmann Lévy).</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-02s.jpg" alt="" width="360" height="246" />
- </div>
-
-<span class="pagenum" id="Page_35">35</span>
-
-<h2 lang="en" xml:lang="en">Duke of Portland</h2>
-
-<p class="dedic"><i>A Monsieur Henry La Luberne.</i></p>
-
-<p class="citat" lang="en" xml:lang="en">Gentlemen, you are welcome to Elsinore.</p>
-
-<p class="tright"><span class="smcap">Shakespeare</span>, <i>Hamlet</i>.</p>
-
-<p class="citat">Attends-moi là: je ne manquerai
-pas, certes, de te rejoindre <span class="cs8">DANS CE
-CREUX VALLON</span>.</p>
-
-<p class="tright"><span class="smcap">L’évêque Hall.</span></p>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-03.jpg" alt="" width="600" height="729" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -45px;">
- <div class="ajust" style="width: 145px; height: 30px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">Sur</span> la fin de ces dernières années, à son
-retour du Levant, Richard, duc de Portland, le jeune
-lord jadis célèbre dans toute l’Angleterre pour ses fêtes
-de nuit, ses victorieux pur-sang, sa science de boxeur,
-ses chasses au renard, ses châteaux, sa fabuleuse fortune,
-<span class="pagenum" id="Page_36">36</span>
-ses aventureux voyages et ses amours,—avait disparu
-brusquement.</p>
-
-<p>Une seule fois, un soir, on avait vu son séculaire
-carrosse doré traverser, stores baissés, au triple galop
-et entouré de cavaliers portant des flambeaux, Hyde-Park.</p>
-
-<p>Puis,—réclusion aussi soudaine qu’étrange,—le
-duc s’était retiré dans son familial manoir; il s’était fait
-l’habitant solitaire de ce massif manoir à créneaux,
-construit en de vieux âges, au milieu de sombres jardins
-et de pelouses boisées, sur le cap de Portland.</p>
-
-<p>Là, pour tout voisinage, un feu rouge, qui éclaire à
-toute heure, à travers la brume, les lourds steamers
-tanguant au large et entrecroisant leurs lignes de fumée
-sur l’horizon.</p>
-
-<p>Une sorte de sentier, en pente vers la mer, une
-sinueuse allée, creusée entre des étendues de roches et
-bordée, tout au long, de pins sauvages, ouvre, en bas, ses
-lourdes grilles dorées sur le sable même de la plage,
-immergé aux heures du reflux.</p>
-
-<p>Sous le règne de Henri VI, des légendes se dégagèrent
-<span class="pagenum" id="Page_37">37</span>
-de ce château-fort, dont l’intérieur, au jour des vitraux,
-resplendit de richesses féodales.</p>
-
-<p>Sur la plate-forme qui en relie les sept tours veillent
-encore, entre chaque embrasure, ici, un groupe
-d’archers, là, quelque chevalier de pierre, sculptés, au
-temps des croisades, dans des attitudes de combat<a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
-
-<div class="footnotes">
-<p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a>
-Le château de Northumberland répond beaucoup mieux à
-cette description que celui de Portland.—Est-il nécessaire d’ajouter
-que, si le fond et la plupart des détails de cette histoire sont authentiques,
-l’auteur a dû modifier un peu le <i>personnage</i> même du duc de
-Portland,—puisqu’il écrit cette histoire <i>telle qu’elle aurait dû se
-passer</i>?</p>
-</div>
-
-<p>La nuit, ces statues,—dont les figures maintenant
-effacées par les lourdes pluies d’orage et les frimas de
-plusieurs centaines d’hivers, sont d’expressions maintes
-fois changées par les retouches de la foudre,—offrent
-un aspect vague qui se prête aux plus superstitieuses
-visions. Et lorsque, soulevés en masses multiformes par
-une tempête, les flots se ruent, dans l’obscurité, contre
-le promontoire de Portland, l’imagination du passant
-perdu qui se hâte sur les grèves,—aidée, surtout, des
-flammes versées par la lune à ces ombres granitiques,—peut
-<span class="pagenum" id="Page_38">38</span>
-songer, en face de ce castel, à quelque éternel
-assaut soutenu par une héroïque garnison d’hommes
-d’armes fantômes contre une légion de mauvais esprits.</p>
-
-<p>Que signifiait cet isolement de l’insoucieux seigneur
-anglais? Subissait-il quelque attaque de spleen?—Lui,
-ce cœur si natalement joyeux! Impossible!...—Quelque
-mystique influence apportée de son voyage en
-Orient?—Peut-être.—L’on s’était inquiété, à la cour,
-de cette disparition. Un message de Westminster avait
-été adressé, par la Reine, au lord invisible.</p>
-
-<p class="sep2">Accoudée auprès d’un candélabre, la reine Victoria
-s’était attardée, ce soir-là, en audience extraordinaire.
-A côté d’elle, sur un tabouret d’ivoire, était assise une
-jeune liseuse, miss Héléna H***.</p>
-
-<p>Une réponse, scellée de noir, arriva de la part de
-lord Portland.</p>
-
-<p>L’enfant, ayant ouvert le pli ducal, parcourut de ses
-yeux bleus, souriantes lueurs de ciel, le peu de lignes
-qu’il contenait. Tout à coup, sans une parole, elle le présenta,
-paupières fermées, à Sa Majesté.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_39">39</span>
-La reine lut donc, elle-même, en silence.</p>
-
-<p>Aux premiers mots, son visage, d’habitude impassible,
-parut s’empreindre d’un grand étonnement triste. Elle
-tressaillit même: puis, muette, approcha le papier des
-bougies allumées.—Laissant tomber ensuite, sur les
-dalles, la lettre qui se consumait:</p>
-
-<p>—Mylords, dit-elle à ceux des pairs qui se trouvaient
-présents à quelques pas, vous ne reverrez plus notre
-cher duc de Portland. Il ne doit plus siéger au Parlement.
-Nous l’en dispensons, par un privilège nécessaire.
-Que son secret soit gardé! Ne vous inquiétez plus de sa
-personne et que nul de ses hôtes ne cherche jamais à lui
-adresser la parole.</p>
-
-<p>Puis congédiant, d’un geste, le vieux courrier du
-château:</p>
-
-<p>—Vous direz au duc de Portland ce que vous venez
-de voir et d’entendre, ajouta-t-elle après un coup d’œil
-sur les cendres noires de la lettre.</p>
-
-<p>Sur ces paroles mystérieuses, Sa Majesté s’était levée
-pour se retirer en ses appartements. Toutefois, à la vue
-de sa liseuse demeurée immobile et comme endormie, la
-<span class="pagenum" id="Page_40">40</span>
-joue appuyée sur son jeune bras blanc posé sur les
-moires pourpres de la table, la reine, surprise encore,
-murmura doucement:</p>
-
-<p>—On me suit, Héléna?</p>
-
-<p>La jeune fille, persistant dans son attitude, on s’empressa
-auprès d’elle.</p>
-
-<p>Sans qu’aucune pâleur eût décelé son émotion,—un
-lys, comment pâlir?—elle s’était évanouie.</p>
-
-<p class="sep2">Une année après les paroles prononcées par Sa
-Majesté,—pendant une orageuse nuit d’automne, les
-navires de passage à quelques lieues du cap de Portland
-virent le manoir illuminé.</p>
-
-<p>Oh! ce n’était pas la première des fêtes nocturnes
-offertes, à chaque saison, par le lord <i>absent</i>!</p>
-
-<p>Et l’on en parlait, car leur sombre excentricité touchait
-au fantastique, le duc n’y assistant pas.</p>
-
-<p>Ce n’était pas dans les appartements du château que
-ces fêtes étaient données. Personne n’y entrait plus;
-lord Richard, qui habitait, solitairement, le donjon
-même, paraissait les avoir oubliés.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_41">41</span>
-Dès son retour, il avait fait recouvrir, par d’immenses
-glaces de Venise, les murailles et les voûtes des vastes
-souterrains de cette demeure. Le sol en était maintenant
-dallé de marbres et d’éclatantes mosaïques.—Des tentures
-de haute lice, entr’ouvertes sur des torsades,
-séparaient, seules, une enfilade de salles merveilleuses
-où, sous d’étincelants balustres d’or tout en lumières,
-apparaissait une installation de meubles orientaux, brodés
-d’arabesques précieuses, au milieu de floraisons
-tropicales, de jets d’eau de senteur en des vasques de
-porphyre et de belles statues.</p>
-
-<p>Là, sur une amicale invitation du châtelain de Portland,
-«au regret d’être <i>absent</i>, toujours,» se rassemblait
-une foule brillante, toute l’élite de la jeune aristocratie
-de l’Angleterre, des plus séduisantes artistes ou des plus
-belles insoucieuses de la <i lang="en" xml:lang="en">gentry</i>.</p>
-
-<p>Lord Richard était représenté par l’un de ses amis
-d’<i>autrefois</i>. Et il se commençait alors une nuit princièrement
-libre.</p>
-
-<p>Seul, à la place d’honneur du festin, le fauteuil du
-jeune lord restait vide et l’écusson ducal qui en surmontait
-<span class="pagenum" id="Page_42">42</span>
-le dossier demeurait toujours voilé d’un long crêpe
-de deuil.</p>
-
-<p>Les regards, bientôt enjoués par l’ivresse ou le plaisir,
-s’en détournaient volontiers vers des présences plus
-charmantes.</p>
-
-<p>Ainsi, à minuit, s’étouffaient, sous terre, à Portland,
-dans les voluptueuses salles, au milieu des capiteux
-aromes des exotiques fleurs, les éclats de rire, les
-baisers, le bruit des coupes, des chants enivrés et des
-musiques!</p>
-
-<p class="sep2">Mais, si l’un des convives, à cette heure-là, se
-fût levé de table et, pour respirer l’air de mer, se
-fût aventuré au dehors, dans l’obscurité, sur les
-grèves, à travers les rafales des désolés vents du large,
-il eût aperçu, peut-être, un spectacle capable de troubler
-sa belle humeur, au moins pour le reste de
-la nuit.</p>
-
-<p>Souvent, en effet, vers cette heure-là même, dans les
-détours de l’allée qui descendait vers l’Océan, un gentleman,
-enveloppé d’un manteau, le visage recouvert d’un
-<span class="pagenum" id="Page_43">43</span>
-masque d’étoffe noire auquel était adaptée une capuce
-circulaire qui cachait toute la tête, s’acheminait, la lueur
-d’un cigare à la main longuement gantée, vers la plage.
-Comme par une fantasmagorie d’un goût suranné, deux
-serviteurs aux cheveux blancs le précédaient; deux
-autres le suivaient, à quelques pas, élevant de fumeuses
-torches rouges.</p>
-
-<p>Au-devant d’eux marchait un enfant, aussi en livrée
-de deuil, et ce page agitait, une fois par minute, le
-court battement d’une cloche pour avertir au loin que
-l’on s’écartât sur le passage du promeneur. Et l’aspect
-de cette petite troupe laissait une impression aussi
-glaçante que le cortège d’un condamné.</p>
-
-<p>Devant cet homme s’ouvrait la grille du rivage;
-l’escorte le laissait seul et il s’avançait alors au bord des
-flots. Là, comme perdu en un pensif désespoir et
-s’enivrant de la désolation de l’espace, il demeurait
-taciturne, pareil aux spectres de pierre de la plate-forme,
-sous le vent, la pluie et les éclairs, devant le mugissement
-de l’Océan. Après une heure de cette songerie, le
-morne personnage, toujours accompagné des lumières
-<span class="pagenum" id="Page_44">44</span>
-et précédé du glas de la cloche, reprenait, vers le donjon,
-le sentier d’où il était descendu. Et souvent, chancelant
-en chemin, il s’accrochait aux aspérités des roches.</p>
-
-<p class="sep2">Le matin qui avait précédé cette fête d’automne, la
-jeune lectrice de la reine, toujours en grand deuil depuis
-le premier message, était en prières dans l’oratoire de
-Sa Majesté, lorsqu’un billet, écrit par l’un des secrétaires
-du duc, lui fut remis.</p>
-
-<p>Il ne contenait que ces deux mots, qu’elle lut avec un
-frémissement: «Ce soir.»</p>
-
-<p>C’est pourquoi, vers minuit, l’une des embarcations
-royales avait touché à Portland. Une juvénile forme
-féminine, en mante sombre, en était descendue, seule.
-La vision, après s’être orientée sur la plage crépusculaire,
-s’était hâtée, en courant vers les torches, du côté du
-tintement apporté par le vent.</p>
-
-<p>Sur le sable, accoudé à une pierre et, de temps à
-autre, agité d’un tressaut mortel, l’homme au masque
-mystérieux était étendu dans son manteau.</p>
-
-<p>—O malheureux! s’écria dans un sanglot et en se
-<span class="pagenum" id="Page_45">45</span>
-cachant la face, la jeune apparition lorsqu’elle arriva,
-tête nue, à côté de lui.</p>
-
-<p>—Adieu! adieu! répondit-il.</p>
-
-<p>On entendait, au loin, des chants et des rires, venus
-des souterrains de la féodale demeure dont l’illumination
-ondulait, reflétée, sur les flots.</p>
-
-<p>—Tu es libre!... ajouta-t-il, en laissant retomber sa
-tête sur la pierre.</p>
-
-<p>—Tu es délivré! répondit la blanche advenue en
-élevant une petite croix d’or vers les cieux remplis
-d’étoiles, devant le regard de celui qui ne parlait
-plus.</p>
-
-<p>Après un grand silence et, comme elle demeurait ainsi
-devant lui, les yeux fermés et immobile, en cette
-attitude:</p>
-
-<p>—Au <i>revoir</i>, Héléna! murmura celui-ci dans un profond
-soupir.</p>
-
-<p>Lorsque après une heure d’attente les serviteurs se
-rapprochèrent, ils aperçurent la jeune fille à genoux sur
-le sable et priant auprès de leur maître.</p>
-
-<p>—Le duc de Portland est mort, dit-elle.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_46">46</span>
-Et, s’appuyant à l’épaule de l’un de ces vieillards, elle
-regagna l’embarcation qui l’avait amenée.</p>
-
-<p>Trois jours après, on pouvait lire cette nouvelle dans
-le <i>Journal de la Cour</i>:</p>
-
-<p>«—Miss Héléna H***, la fiancée du duc de Portland,
-convertie à la religion orthodoxe, a pris hier le voile aux
-carmélites de L***.»</p>
-
-<p class="sep2">Quel était donc le secret dont le puissant lord venait
-de mourir?</p>
-
-<p class="sep2">Un jour dans ses lointains voyages en Orient, s’étant
-éloigné de sa caravane aux environs d’Antioche, le jeune
-duc, en causant avec les guides du pays, entendit parler
-d’un mendiant dont on s’écartait avec horreur et qui
-vivait, seul, au milieu des ruines.</p>
-
-<p>L’idée le prit de visiter cet homme, car nul n’échappe
-à son destin.</p>
-
-<p>Or, ce Lazare funèbre était ici-bas le dernier
-dépositaire de la grande lèpre antique, de la Lèpre-sèche
-et sans remède, du mal inexorable dont un
-<span class="pagenum" id="Page_47">47</span>
-Dieu seul pouvait ressusciter, jadis, les Jobs de la
-légende.</p>
-
-<p>Seul, donc, Portland, malgré les prières de ses guides
-éperdus, osa braver la contagion dans l’espèce de caverne
-où râlait ce paria de l’Humanité.</p>
-
-<p>Là, même, par une forfanterie de grand gentilhomme,
-intrépide jusqu’à la folie, en donnant une poignée de
-pièces d’or à cet agonisant misérable, le pâle seigneur
-avait tenu <i>à lui serrer la main</i>.</p>
-
-<p>A l’instant même un nuage était passé sur ses yeux.
-Le soir, se sentant perdu, il avait quitté la ville et l’intérieur
-des terres et, dès les premières atteintes, avait
-regagné la mer pour venir tenter une guérison dans son
-manoir, ou y mourir.</p>
-
-<p>Mais, devant les ravages ardents qui se déclarèrent
-durant la traversée, le duc vit bien qu’il ne pouvait
-conserver d’autre espoir qu’en une prompte mort.</p>
-
-<p>C’en était fait! Adieu, jeunesse, éclat du vieux nom,
-fiancée aimante, postérité de la race!—Adieu, forces,
-joies, fortune incalculable, beauté, avenir! Toute espérance
-s’était engouffrée dans le creux de la poignée de
-<span class="pagenum" id="Page_48">48</span>
-main terrible. Le lord avait hérité du mendiant. Une
-seconde de bravade—un mouvement <i>trop</i> noble,
-plutôt!—avait emporté cette existence lumineuse dans
-le secret d’une mort désespérée...</p>
-
-<p>Ainsi périt le duc Richard de Portland, le dernier
-lépreux du monde.</p>
-
-<p class="sep2 cent cs9">(Des <i>Contes Cruels</i>, édition Calmann Lévy).</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-03s.jpg" alt="" width="360" height="324" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_49">49</span>Impatience de la foule</h2>
-
-<p class="dedic"><i>A Monsieur Victor Hugo.</i></p>
-
-<div class="citat">
-<p class="hang">«Passant, va dire à Lacédémone que
-nous sommes ici, morts pour obéir
-à ses saintes lois.»</p>
-</div>
-
-<p class="tright"><span class="smcap">Simonides.</span></p>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-04.jpg" alt="" width="600" height="645" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -25px;">
- <div class="ajust" style="width: 85px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">La</span> grande porte de Sparte, au battant ramené contre
-la muraille comme un bouclier d’airain appuyé à la
-poitrine d’un guerrier, s’ouvrait devant le Taygète. La
-poudreuse pente du mont rougeoyait des feux froids
-d’un couchant aux premiers jours de l’hiver, et l’aride
-versant renvoyait aux remparts de la ville d’Héraklès
-l’image d’une hécatombe sacrifiée au fond d’un soir cruel.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_50">50</span>
-Au-dessus du portail civique, le mur se dressait lourdement.
-Au sommet terrassé se tenait une multitude
-toute rouge du soir. Les lueurs de fer des armures, les
-peplos, les chars, les pointes des piques, étincelaient du
-sang de l’astre. Seuls, les yeux de cette foule étaient
-sombres; ils envoyaient, fixement, des regards aigus
-comme des javelots vers la cime du mont, d’où quelque
-grande nouvelle était attendue.</p>
-
-<p>La surveille, les Trois-Cents étaient partis avec le roi.
-Couronnés de fleurs, ils s’en étaient allés au festin de la
-Patrie. Ceux qui devaient souper dans les enfers avaient
-peigné leurs chevelures pour la dernière fois dans le
-temple de Lycurgue. Puis, levant leurs boucliers et les
-frappant de leurs épées, les jeunes hommes, aux applaudissements
-des femmes, avaient disparu dans l’aurore en
-chantant des vers de Tyrtée. Maintenant, sans doute, les
-hautes herbes du Défilé frôlaient leurs jambes nues,
-comme si la terre qu’ils allaient défendre voulait caresser
-encore ses enfants avant de les reprendre en son
-sein vénérable.</p>
-
-<p>Le matin, des chocs d’armes, apportés par le vent,
-<span class="pagenum" id="Page_51">51</span>
-et des vociférations triomphales, avaient confirmé les
-rapports des bergers éperdus. Les Perses avaient reculé
-deux fois, dans une immense défaite, laissant les dix
-mille Immortels sans sépulture. La Locride avait vu ces
-victoires! La Thessalie se soulevait. Thèbes, elle-même,
-s’était réveillée devant l’exemple. Athènes avait envoyé
-ses légions et s’armait sous les ordres de Miltiade; sept
-mille soldats renforçaient la phalange laconienne.</p>
-
-<p>Mais voici qu’au milieu des chants de gloire et des
-prières dans le temple de Diane, les cinq Ephores, ayant
-écouté des messagers survenus, s’étaient entre-regardés.
-Le Sénat avait donné, sur-le-champ, des ordres pour la
-défense de la Ville. De là ces retranchements creusés en
-hâte, car Sparte, par orgueil, ne se fortifiait à l’ordinaire
-que de ses citoyens.</p>
-
-<p>Une ombre avait dissipé toutes les joies. On ne
-croyait plus au discours des pasteurs; les sublimes
-nouvelles furent oubliées, d’un seul coup, comme des
-fables! Les prêtres avaient frissonné gravement. Des
-bras d’augures, éclairés par la flamme des trépieds,
-s’étaient levés, vouant aux divinités infernales! Des
-<span class="pagenum" id="Page_52">52</span>
-paroles brèves avaient été chuchotées, terribles, aussitôt.
-Et l’on avait fait sortir les vierges, car on allait prononcer
-le nom d’un traître. Et leurs longs vêtements avaient
-passé sur les Ilotes, couchés, ivres de vin noir, en
-travers des degrés des portiques, lorsqu’elles avaient
-marché sur eux sans les apercevoir.</p>
-
-<p>Alors retentit la nouvelle désespérée.</p>
-
-<p>Un passage désert dans la Phocide avait été découvert
-aux ennemis. Un pâtre messénien avait vendu la terre
-d’Hellas. Ephialtès avait livré à Xerxès la mère patrie.
-Et les cavaleries perses, au front desquelles resplendissaient
-les armures d’or des satrapes, envahissaient
-déjà le sol des dieux, foulaient aux pieds la nourrice des
-héros! Adieu, temples, demeures des aïeux, plaines
-sacrées! Ils allaient venir, avec des chaînes, eux, les
-efféminés et les pâles, et se choisir des esclaves parmi
-tes filles, Lacédémone!</p>
-
-<p>La consternation s’accrut de l’aspect de la montagne,
-lorsque les citoyens se furent rendus sur la muraille.</p>
-
-<p>Le vent se plaignait dans les rocheuses ravines, entre
-les sapins qui se ployaient et craquaient, confondant
-<span class="pagenum" id="Page_53">53</span>
-leurs branches nues, pareilles aux cheveux d’une tête
-renversée avec horreur. La Gorgone courait dans les
-nuées, dont les voiles semblaient mouler sa face. Et
-la foule, couleur d’incendie, s’entassait dans les embrasures
-en admirant l’âpre désolation de la terre sous
-la menace du ciel. Cependant, cette multitude aux
-bouches sévères se condamnait au silence à cause
-des vierges. Il ne fallait pas agiter leur sein ni troubler
-leur sang d’impressions accusatrices envers un homme
-d’Hellas. On songeait aux enfants futurs.</p>
-
-<p>L’impatience, l’attente déçue, l’incertitude du désastre,
-alourdissaient l’angoisse. Chacun cherchait à s’aggraver
-encore l’avenir, et la proximité de la destruction semblait
-imminente.</p>
-
-<p>Certes, les premiers fronts d’armées allaient apparaître,
-dans le crépuscule! Quelques-uns se figuraient
-voir, dans les cieux et coupant l’horizon, le reflet des
-cavaleries de Xerxès, son char même. Les prêtres,
-tendant l’oreille, discernaient des clameurs venues du
-nord, disaient-ils,—malgré le vent des mers méridionales
-qui faisait bruire leurs manteaux.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_54">54</span>
-Les balistes roulaient, prenant position; on bandait
-les scorpions et les monceaux de dards tombaient
-auprès des roues. Les jeunes filles disposaient des brasiers
-pour faire bouillir la poix; les vétérans, revêtus de
-leurs armures, supputaient, les bras croisés, le nombre
-d’ennemis qu’ils abattraient avant de tomber; on allait
-murer les portes, car Sparte ne se rendrait pas, même
-emportée d’assaut; on calculait les vivres, on prescrivait
-aux femmes le suicide, on consultait des entrailles
-abandonnées qui fumaient çà et là.</p>
-
-<p>Comme on devait passer la nuit sur la muraille en cas
-de surprise des Perses, le nommé Nogaklès, le cuisinier
-des gardiens, sorte de magistrat, préparait, sur le rempart
-même, la nourriture publique. Debout contre une
-vaste cuve, il agitait son lourd pilon de pierre et, tout en
-écrasant distraitement le grain dans le lait salé, il regardait
-lui aussi, d’un air soucieux, la montagne.</p>
-
-<p>On attendait. Déjà d’infâmes suggestions s’élevaient
-au sujet des combattants. Le désespoir de la foule est
-calomnieux; et les frères de ceux-là qui devaient bannir
-Aristide, Thémistocle et Miltiade, n’enduraient pas, sans
-<span class="pagenum" id="Page_55">55</span>
-fureur, leur inquiétude. Mais de très vieilles femmes,
-alors, secouaient la tête, en tressant leurs grandes chevelures
-blanches. Elles étaient sûres de leurs enfants et
-gardaient la farouche tranquillité des louves qui ont sevré.</p>
-
-<p>Une obscurité brusque envahit le ciel; ce n’était
-pas les ombres de la nuit. Un vol immense de corbeaux
-apparut, surgi des profondeurs du sud; cela passa sur
-Sparte avec des cris de joie terrible; ils couvraient
-l’espace, assombrissant la lumière. Ils allèrent se percher
-sur toutes les branches des bois sacrés qui entouraient
-le Taygète. Ils demeurèrent là, vigilants, immobiles,
-le bec tourné vers le nord et les yeux allumés.</p>
-
-<p>Une clameur de malédiction s’éleva, tonnante, et les
-poursuivit. Les catapultes ronflèrent, envoyant des volées
-de cailloux dont les chocs sonnèrent après mille sifflements
-et crépitèrent en pénétrant les arbres.</p>
-
-<p>Les poings tendus, les bras levés au ciel, on voulut les
-effrayer. Ils demeurèrent impassibles comme si une
-odeur divine de héros étendus les eût fascinés, et ils ne
-quittèrent point les branches noires, ployantes sous leur
-fardeau.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_56">56</span>
-Les mères frémirent, en silence, devant cette apparition.</p>
-
-<p>Maintenant les vierges s’inquiétaient. On leur avait
-distribué les lames saintes, suspendues, depuis des siècles,
-dans les temples.—«Pour qui ces épées?»
-demandaient-elles. Et leurs regards, doux encore,
-allaient du miroitement des glaives nus aux yeux plus
-froids de ceux qui les avaient engendrées. On leur souriait
-par respect,—on les laissait dans l’incertitude des
-victimes, on leur apprendrait, au dernier instant, que
-ces épées étaient pour elles.</p>
-
-<p>Tout à coup, les enfants poussèrent un cri. Leurs
-yeux avaient distingué quelque chose au loin. Là-bas, à
-la cime déjà bleuie du mont désert, un homme, emporté
-par le vent d’une fuite antérieure, descendait vers la
-Ville.</p>
-
-<p>Tous les regards se fixèrent sur cet homme.</p>
-
-<p>Il venait, tête baissée, le bras étendu sur une sorte
-de bâton rameux,—coupé au hasard de la détresse,
-sans doute,—et qui soutenait sa course vers la porte
-spartiate.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_57">57</span>
-Déjà, comme il touchait à la zone où le soleil jetait ses
-derniers rayons sur le centre de la montagne, on
-distinguait son grand manteau enroulé autour de son
-corps; l’homme était tombé en route, car son manteau
-était tout souillé de fange, ainsi que son bâton. Ce
-ne pouvait être un soldat: il n’avait pas de bouclier.</p>
-
-<p>Un morne silence accueillit cette vision.</p>
-
-<p>De quel lieu d’horreur s’enfuyait-il ainsi?—Mauvais
-présage!</p>
-
-<p>—Cette course n’était pas digne d’un homme. Que
-voulait-il?</p>
-
-<p>—Un abri?... On le poursuivait donc?—L’ennemi,
-sans doute?—Déjà!—déjà!...</p>
-
-<p>Au moment où l’oblique lumière de l’astre mourant
-l’atteignit des pieds à la tête, on aperçut les cnémides.</p>
-
-<p>Un vent de fureur et de honte bouleversa les pensées.
-On oublia la présence des vierges, qui devinrent sinistres
-et plus blanches que de véritables lis.</p>
-
-<p>Un nom, vomi par l’épouvante et la stupeur générales,
-retentit. C’était un Spartiate! un des Trois-Cents! On le
-reconnaissait.—Lui! c’était lui! Un soldat de la ville
-<span class="pagenum" id="Page_58">58</span>
-avait jeté son bouclier! On fuyait! Et les autres?
-Avaient-ils lâché pied, eux aussi, les intrépides?—Et
-l’anxiété crispait les faces.—La vue de cet homme
-équivalait à la vue de la défaite. Ah! pourquoi se voiler
-plus longtemps le vaste malheur! Ils avaient fui! Tous!...
-Ils le suivaient! Ils allaient apparaître d’un instant
-à l’autre!... Poursuivis par les cavaliers perses!—Et,
-mettant la main sur ses yeux, le cuisinier s’écria qu’il les
-apercevait dans la brume!...</p>
-
-<p>Un cri domina toutes les rumeurs. Il venait d’être
-poussé par un vieillard et une grande femme. Tous deux,
-cachant leurs visages interdits, avaient prononcé ces
-paroles horribles: «Mon fils!»</p>
-
-<p>Alors, un ouragan de clameurs s’éleva. Les poings se
-tendirent vers le fuyard.</p>
-
-<p>—Tu te trompes. Ce n’est pas ici le champ de
-bataille.</p>
-
-<p>—Ne cours pas si vite. Ménage-toi.</p>
-
-<p>—Les Perses achètent-ils bien les boucliers et les
-épées?</p>
-
-<p>—Ephialtès est riche.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_59">59</span>
-—Prends garde à ta droite! Les os de Pélops,
-d’Héraklès et de Pollux sont sous tes pieds.—Imprécations!
-Tu vas réveiller les mânes de l’Aïeul,—mais
-il sera fier de toi.</p>
-
-<p>—Mercure t’a prêté les ailes de ses talons! Par le
-Styx, tu gagneras le prix, aux Olympiades!</p>
-
-<p>Le soldat semblait ne pas entendre et courait toujours
-vers la Ville.</p>
-
-<p>Et, comme il ne répondait ni ne s’arrêtait, cela
-exaspéra. Les injures devinrent effroyables. Les jeunes
-filles regardaient avec stupeur.</p>
-
-<p>Et les prêtres:</p>
-
-<p>—Lâche! Tu es souillé de boue! Tu n’as pas
-embrassé la terre natale: tu l’as mordue!</p>
-
-<p>—Il vient vers la porte!—Ah! par les dieux infernaux!—Tu
-n’entreras pas!</p>
-
-<p>Des milliers de bras s’élevèrent.</p>
-
-<p>—Arrière! C’est le barathre qui t’attend!—ou
-plutôt...—Arrière! Nous ne voulons pas de ton sang dans
-nos gouffres!</p>
-
-<p>—Au combat! Retourne!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_60">60</span>
-—Crains les ombres des héros, autour de toi.</p>
-
-<p>—Les Perses te donneront des couronnes! Et des
-lyres! Va distraire leurs festins, esclave!</p>
-
-<p>A cette parole, on vit les jeunes filles de Lacédémone
-incliner le front sur leurs poitrines, et, serrant dans
-leurs bras les épées portées par les rois libres
-dans les âges reculés, elles versèrent des larmes en
-silence.</p>
-
-<p>Elles enrichissaient, de ces pleurs héroïques, la rude
-poignée des glaives. Elles comprenaient et se vouaient
-à la mort, pour la patrie.</p>
-
-<p>Soudain, l’une d’entre elles s’approcha, svelte et
-pâle, du rempart: on s’écarta pour lui livrer passage.
-C’était celle qui devait être un jour l’épouse du
-fuyard.</p>
-
-<p>—Ne regarde pas, Siméïs!... lui crièrent ses compagnes.</p>
-
-<p>Mais elle considéra cet homme et, ramassant une
-pierre, elle la lança contre lui.</p>
-
-<p>La pierre atteignit le malheureux: il leva les yeux
-et s’arrêta. Et alors un frémissement parut l’agiter.
-<span class="pagenum" id="Page_61">61</span>
-Sa tête, un moment relevée, retomba sur sa poitrine.</p>
-
-<p>Il parut songer. A quoi donc?</p>
-
-<p>Les enfants le contemplaient; les mères leur parlaient
-bas, en l’indiquant.</p>
-
-<p>L’énorme et belliqueux cuisinier interrompit son
-labeur et quitta son pilon. Une sorte de colère sacrée
-lui fit oublier ses devoirs. Il s’éloigna de la cuve et vint
-se pencher sur une embrasure de la muraille. Puis,
-rassemblant toutes ses forces et gonflant ses joues, le
-vétéran cracha vers le transfuge. Et le vent qui passait
-emporta, complice de cette sainte indignation, l’infâme
-écume sur le front du misérable.</p>
-
-<p>Une acclamation retentit, approbatrice de cette énergique
-marque de courroux.</p>
-
-<p>On était vengé.</p>
-
-<p>Pensif, appuyé sur son bâton, le soldat regardait fixement
-l’entrée ouverte de la Ville.</p>
-
-<p>Sur le signe d’un chef, la lourde porte roula entre lui
-et l’intérieur des murailles et vint s’enchâsser entre les
-deux montants de granit.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_62">62</span>
-Alors, devant cette porte fermée qui le proscrivait
-pour toujours, le fuyard tomba en arrière, tout droit,
-étendu sur la montagne.</p>
-
-<p>A l’instant même, avec le crépuscule et le pâlissement
-du soleil, les corbeaux, eux, se précipitèrent sur
-cet homme; ils furent applaudis, cette fois, et leur voile
-meurtrier le déroba subitement aux outrages de la foule
-humaine.</p>
-
-<p>Puis vint la rosée du soir qui détrempa la poussière
-autour de lui.</p>
-
-<p>A l’aube, il ne resta de l’homme que les os dispersés.</p>
-
-<p>Ainsi mourut, l’âme éperdue de cette seule gloire que
-jalousent les dieux et fermant pieusement les paupières
-pour que l’aspect de la réalité ne troublât d’aucune
-vaine tristesse la conception sublime qu’il gardait de la
-Patrie, ainsi mourut, sans parole, serrant dans sa main
-la palme funèbre et triomphale et à peine isolé de la
-boue natale par la pourpre de son sang, l’auguste guerrier
-élu messager de la Victoire par les Trois-Cents,
-pour ses mortelles blessures, alors que, jetant aux
-<span class="pagenum" id="Page_63">63</span>
-torrents des Thermopyles son bouclier et son épée, ils
-le poussèrent vers Sparte, hors du Défilé, le persuadant
-que ses dernières forces devaient être utilisées en vue
-du salut de la République;—ainsi disparut dans la
-mort, acclamé ou non de ceux pour lesquels il périssait,
-l’<span class="smcap">Envoyé de Léonidas</span>.</p>
-
-<p class="sep2 cent cs9">(Des <i>Contes Cruels</i>, édition Calmann Lévy).</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-04s.jpg" alt="" width="360" height="363" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_65">65</span>L’Intersigne</h2>
-
-<p class="dedic"><i>A Monsieur l’abbé Victor de Villiers
-de L’Isle-Adam.</i></p>
-
-<div class="citat" style="margin-left: 40%;">
-<p class="hang" lang="la" xml:lang="la">«Attende, homo, quid fuisti ante ortum et quod eris
-usque ad occasum. Profectó fuit quod non eras.
-Posteà, de vili materia factus, in utero matris de
-sanguine menstruali nutritus, tunica tua fuit pellis
-secundina. Deinde, in vilissimo panno involutus,
-progressus es ad nos,—sic indutus et ornatus! Et
-non memor es quæ sit origo tua. Nihil est aliud
-homo quam sperma fœtidum, saccus stercorum,
-cibus vermium. Scientia, sapientia, ratio, sine Deo
-sicut nubes transeunt.»</p>
-
-<p class="hang" lang="la" xml:lang="la">Post hominem vermis: post vermem fœtor et horror;<br />
-Sic, in non hominem, vertitur omnis homo.</p>
-
-<p lang="la" xml:lang="la">«Cur carnem tuam adornas et impinguas, quam,
-post paucos dies, vermes devoraturi sunt in sepulchro,
-animam, vero, tuam non adornas,—quæ Deo et
-Angelis ejus præsentenda est in Cœlis!»</p>
-</div>
-
-<p class="tright"><span class="smcap">Saint-Bernard</span>, <i>Méditations</i>, t. II.—Bollandistes.<br />
-<i>Préparation au Jugement dernier</i>.</p>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-05.jpg" alt="" width="600" height="861" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -30px;">
- <div class="ajust" style="width: 65px; height: 30px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">Un</span> soir d’hiver qu’entre gens de pensée, nous prenions
-le thé, autour d’un bon feu, chez l’un de nos
-<span class="pagenum" id="Page_66">66</span>
-amis, le baron Xavier de la V*** (un pâle jeune homme
-que d’assez longues fatigues militaires, subies, très
-jeune encore, en Afrique, avaient rendu d’une débilité
-de tempérament et d’une sauvagerie de mœurs peu
-communes), la conversation tomba sur un sujet des plus
-sombres: il était question de la <i>nature</i> de ces coïncidences
-extraordinaires, stupéfiantes, mystérieuses,
-qui surviennent dans l’existence de quelques personnes.</p>
-
-<p>—Voici une histoire, nous dit-il, que je n’accompagnerai
-d’aucun commentaire. Elle est véridique.
-Peut-être la trouverez-vous impressionnante.</p>
-
-<p>Nous allumâmes des cigarettes et nous écoutâmes
-le récit suivant:</p>
-
-<p>—En 1876, au solstice de l’automne, vers ce temps
-où le nombre, toujours croissant, des inhumations
-accomplies à la légère,—beaucoup trop précipitées
-enfin,—commençait à révolter la Bourgeoisie parisienne
-et à la plonger dans les alarmes, un certain soir, sur les
-huit heures, à l’issue d’une séance de spiritisme des plus
-curieuses, je me sentis, en rentrant chez moi, sous
-<span class="pagenum" id="Page_67">67</span>
-l’influence de ce spleen héréditaire dont la noire obsession
-déjoue et réduit à néant les efforts de la Faculté.</p>
-
-<p>C’est en vain qu’à l’instigation doctorale j’ai dû,
-maintes fois, m’enivrer du breuvage d’Avicenne<a name="FNanchor_2" id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>;
-en vain me suis-je assimilé, sous toutes formules, des
-quintaux de fer et, foulant aux pieds tous les plaisirs,
-ai-je fait descendre, nouveau Robert d’Arbrissel, le
-vif-argent de mes ardentes passions jusqu’à la température
-des Samoyèdes, rien n’a prévalu!—Allons. Il
-paraît, décidément, que je suis un personnage taciturne
-et morose! Mais il faut aussi que, sous une apparence
-nerveuse, je sois, comme on dit, bâti à chaux et à sable,
-pour me trouver encore à même, après tant de soins, de
-pouvoir contempler les étoiles.</p>
-
-<div class="footnotes">
-<p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a>
-Le séné (Avicéné): (<i>Hist.</i>).</p>
-</div>
-
-<p>Ce soir-là donc, une fois dans ma chambre, en allumant
-un cigare aux bougies de la glace, je m’aperçus que
-j’étais mortellement pâle! et je m’ensevelis dans un
-ample fauteuil, vieux meuble en velours grenat capitonné
-où le vol des heures, sur mes longues songeries, me
-semble moins lourd. L’accès de spleen devenait pénible
-<span class="pagenum" id="Page_68">68</span>
-jusqu’au malaise, jusqu’à l’accablement! Et, jugeant
-impossible d’en secouer les ombres par aucune distraction
-mondaine,—surtout au milieu des horribles
-soucis de la capitale,—je résolus, par essai, de
-m’éloigner de Paris, d’aller prendre un peu de nature
-au loin, de me livrer à de vifs exercices, à quelques
-salubres parties de chasse, par exemple, pour tenter de
-diversifier.</p>
-
-<p>A peine cette pensée me fut-elle venue, <i>à l’instant
-même</i> où je me décidai pour cette ligne de conduite, le
-nom d’un vieil ami, oublié depuis des années, l’abbé
-Maucombe, me passa dans l’esprit.</p>
-
-<p>—L’abbé Maucombe!... dis-je, à voix basse.</p>
-
-<p>Ma dernière entrevue avec le savant prêtre datait du
-moment de son départ pour un long pèlerinage en
-Palestine. La nouvelle de son retour m’était parvenue
-autrefois. Il habitait l’humble presbytère d’un petit
-village en basse Bretagne.</p>
-
-<p>Maucombe devait y disposer d’une chambre quelconque,
-d’un réduit?—Sans doute, il avait amassé, dans
-ses voyages, quelques anciens volumes? des curiosités
-<span class="pagenum" id="Page_69">69</span>
-du Liban? Les étangs, auprès des manoirs voisins,
-recélaient, à le parier, du canard sauvage?... Quoi de
-plus opportun!... Et, si je voulais jouir, avant les premiers
-froids, de la dernière quinzaine du féerique mois
-d’octobre dans les rochers rougis, si je tenais à voir
-encore resplendir les longs soirs d’automne sur les hauteurs
-boisées, je devais me hâter!</p>
-
-<p>La pendule sonna neuf heures.</p>
-
-<p>Je me levai; je secouai la cendre de mon cigare. Puis,
-en homme de décision, je mis mon chapeau, ma houppelande
-et mes gants; je pris ma valise et mon fusil: je
-soufflai les bougies et je sortis—en fermant sournoisement
-et à triple tour la vieille serrure à secret qui fait
-l’orgueil de ma porte.</p>
-
-<p>Trois quarts d’heure après, le convoi de la ligne de
-Bretagne m’emportait vers le petit village de Saint-Maur,
-desservi par l’abbé Maucombe; j’avais même trouvé
-le temps, à la gare, d’expédier une lettre crayonnée à la
-hâte, en laquelle je prévenais mon père de mon départ.</p>
-
-<p>Le lendemain matin, j’étais à R***, d’où Saint-Maur
-n’est distant que de deux lieues, environ.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_70">70</span>
-Désireux de conquérir une bonne nuit (afin de pouvoir
-prendre mon fusil dès le lendemain, au point du
-jour), et toute sieste d’après déjeuner me semblant
-capable d’empiéter sur la perfection de mon sommeil, je
-consacrai ma journée, pour me tenir éveillé malgré la
-fatigue, à plusieurs visites chez d’anciens compagnons
-d’études.—Vers cinq heures du soir, ces devoirs remplis,
-je fis seller, au Soleil-d’Or, où j’étais descendu, et, aux
-lueurs du couchant, je me trouvai en face d’un hameau.</p>
-
-<p>Chemin faisant, je m’étais remémoré le prêtre chez
-lequel j’avais dessein de m’arrêter pendant quelques
-jours. Le laps de temps qui s’était écoulé depuis notre
-dernière rencontre, les excursions, les événements
-intermédiaires et les habitudes d’isolement devaient
-avoir modifié son caractère et sa personne. J’allais le
-retrouver grisonnant. Mais je connaissais la conversation
-fortifiante du docte recteur,—et je me faisais une
-espérance de songer aux veillées que nous allions passer
-ensemble.</p>
-
-<p>—L’abbé Maucombe! ne cessais-je de me répéter
-tout bas,—excellente idée!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_71">71</span>
-En interrogeant sur sa demeure les vieilles gens qui
-paissaient les bestiaux le long des fossés, je dus me
-convaincre que le curé,—en parfait confesseur d’un
-Dieu de miséricorde,—s’était profondément acquis
-l’affection de ses ouailles et, lorsqu’on m’eut bien indiqué
-le chemin du presbytère assez éloigné du pâté de
-masures et de chaumines qui constitue le village de
-Saint-Maur, je me dirigeai de ce côté.</p>
-
-<p>J’arrivai.</p>
-
-<p>L’aspect champêtre de cette maison, les croisées et
-leurs jalousies vertes, les trois marches de grès, les
-lierres, les clématites et les roses-thé qui s’enchevêtraient
-sur les murs jusqu’au toit, d’où s’échappait,
-d’un tuyau à girouette, un petit nuage de fumée,
-m’inspirèrent des idées de recueillement, de santé et de
-paix profonde. Les arbres d’un verger voisin montraient,
-à travers un treillis d’enclos, leurs feuilles rouillées par
-l’énervante saison. Les deux fenêtres de l’unique étage
-brillaient des feux de l’Occident; une niche où se tenait
-l’image d’un bienheureux était creusée entre elles.
-Je mis pied à terre, silencieusement: j’attachai le
-<span class="pagenum" id="Page_72">72</span>
-cheval au volet et je levai le marteau de la porte, en
-jetant un coup d’œil de voyageur à l’horizon, derrière
-moi.</p>
-
-<p>Mais l’horizon brillait tellement sur les forêts de
-chênes lointains et de pins sauvages, où les derniers
-oiseaux s’envolaient dans le soir; les eaux d’un étang
-couvert de roseaux, dans l’éloignement, réfléchissaient
-si solennellement le ciel; la nature était si belle, au
-milieu de ces airs calmés, dans cette campagne
-déserte, à ce moment où tombe le silence, que je restai—sans
-quitter le marteau suspendu,—que je restai
-muet.</p>
-
-<p>O toi, pensai-je, qui n’as point l’asile de tes rêves, et
-pour qui la terre de Chanaan, avec ses palmiers et ses
-eaux vives, n’apparaît pas, au milieu des aurores, après
-avoir tant marché sous de dures étoiles, voyageur si
-joyeux au départ et maintenant assombri,—cœur fait
-pour d’autres exils que ceux dont tu partages l’amertume
-avec des frères mauvais,—regarde! Ici l’on peut
-s’asseoir sur la pierre de la mélancolie!—Ici les rêves
-morts ressuscitent, devançant les moments de la tombe!
-<span class="pagenum" id="Page_73">73</span>
-Si tu veux avoir le véritable désir de mourir, approche:
-ici la vue du ciel exalte jusqu’à l’oubli.</p>
-
-<p>J’étais dans cet état de lassitude, où les nerfs sensibilisés
-vibrent aux moindres excitations. Une feuille
-tomba près de moi; son bruissement furtif me fit tressaillir.
-Et le magique horizon de cette contrée entra
-dans mes yeux! Je m’assis devant la porte, solitaire.</p>
-
-<p>Après quelques instants, comme le soir commençait à
-fraîchir, je revins au sentiment de la réalité. Je me
-levai très vite et je repris le marteau de la porte en
-regardant la maison riante.</p>
-
-<p>Mais, à peine eus-je de nouveau jeté sur elle un
-regard distrait, que je fus forcé de m’arrêter encore,
-me demandant, cette fois, si je n’étais pas le jouet
-d’une hallucination.</p>
-
-<p>Était-ce bien la maison que j’avais vue tout à l’heure?
-Quelle ancienneté me dénonçaient, <i>maintenant</i>, les
-longues lézardes, entre les feuilles pâles?—Cette
-bâtisse avait un air étranger; les carreaux illuminés par
-les rayons d’agonie du soir brûlaient d’une lueur
-intense; le portail hospitalier m’invitait avec ses trois
-<span class="pagenum" id="Page_74">74</span>
-marches: mais, en concentrant mon attention sur ces
-dalles grises, je vis qu’elles venaient d’être polies, que
-des traces de lettres creusées y restaient encore, et je
-vis bien qu’elles provenaient du cimetière voisin,—dont
-les croix noires m’apparaissaient, à présent, de
-côté, à une centaine de pas. Et la maison me sembla
-changée à donner le frisson, et les échos du lugubre
-coup du marteau que je laissai retomber, dans mon
-saisissement, retentirent, dans l’intérieur de cette
-demeure, comme les vibrations d’un glas.</p>
-
-<p>Ces sortes de <i>vues</i>, étant plutôt morales que physiques,
-s’effacent avec rapidité. Oui, j’étais, à n’en pas
-douter une seconde, la victime de cet abattement intellectuel
-que j’ai signalé. Très empressé de voir un visage
-qui m’aidât, par son humanité, à en dissiper le souvenir,
-je poussai le loquet sans attendre davantage.—J’entrai.</p>
-
-<p>La porte, mue par un poids d’horloge, se referma
-d’elle-même, derrière moi.</p>
-
-<p>Je me trouvai dans un long corridor à l’extrémité
-duquel Nanon, la gouvernante, vieille et réjouie, descendait
-l’escalier, une chandelle à la main.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_75">75</span>
-—Monsieur Xavier!... s’écria-t-elle, toute joyeuse
-en me reconnaissant.</p>
-
-<p>—Bonsoir, ma bonne Nanon! lui répondis-je, en lui
-confiant, à la hâte, ma valise et mon fusil.</p>
-
-<p>(J’avais oublié ma houppelande dans ma chambre, au
-Soleil-d’Or).</p>
-
-<p>Je montai. Une minute après, je serrai dans mes bras
-mon vieil ami.</p>
-
-<p>L’affectueuse émotion des premières paroles et le
-sentiment de la mélancolie du passé nous oppressèrent
-quelque temps, l’abbé et moi.—Nanon vint nous
-apporter la lampe et nous annoncer le souper.</p>
-
-<p>—Mon cher Maucombe, lui dis-je en passant mon
-bras sous le sien pour descendre, c’est une chose de
-toute éternité que l’amitié intellectuelle, et je vois que
-nous partageons ce sentiment.</p>
-
-<p>—Il est des esprits chrétiens d’une parenté divine
-très rapprochée, me répondit-il.—Oui.—Le monde
-a des croyances moins «raisonnables» pour lesquelles
-des partisans se trouvent qui sacrifient leur sang, leur
-bonheur, leur devoir. Ce sont des fanatiques! acheva-t-il
-<span class="pagenum" id="Page_76">76</span>
-en souriant. Choisissons, pour foi, la plus utile, puisque
-nous sommes libres et que nous devenons notre croyance.</p>
-
-<p>—Le fait est, lui répondis-je, qu’il est déjà très
-mystérieux que deux et deux fassent quatre.</p>
-
-<p>Nous passâmes dans la salle à manger. Pendant le
-repas, l’abbé, m’ayant doucement reproché l’oubli où
-je l’avais tenu si longtemps, me mit au courant de
-l’esprit du village.</p>
-
-<p>Il me parla du pays, me raconta deux ou trois
-anecdotes touchant les châtelains des environs.</p>
-
-<p>Il me cita ses exploits personnels à la chasse et ses
-triomphes à la pêche: pour tout dire, il fut d’une
-affabilité et d’un entrain charmants.</p>
-
-<p>Nanon, messager rapide, s’empressait, se multipliait
-autour de nous et sa vaste coiffe avait des battements
-d’ailes.</p>
-
-<p>Comme je roulais une cigarette en prenant le café,
-Maucombe, qui était un ancien officier de dragons,
-m’imita; le silence des premières bouffées nous ayant
-surpris dans nos pensées, je me mis à regarder mon hôte
-avec attention.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_77">77</span>
-Ce prêtre était un homme de quarante-cinq ans, à peu
-près, et d’une haute taille. De longs cheveux gris entouraient
-de leur boucle enroulée sa maigre et forte figure.
-Les yeux brillaient de l’intelligence mystique. Ses traits
-étaient réguliers et austères; le corps, svelte, résistait
-au pli des années; il savait porter sa longue soutane.
-Ses paroles, empreintes de science et de douceur, étaient
-soutenues par une voix bien timbrée, sortie d’excellents
-poumons. Il me paraissait enfin d’une santé vigoureuse:
-les années l’avaient fort peu atteint.</p>
-
-<p>Il me fit venir dans son petit salon-bibliothèque.</p>
-
-<p>Le manque de sommeil, en voyage, prédispose au frisson;
-la soirée était d’un froid vif, avant-coureur de
-l’hiver. Aussi, lorsqu’une brassée de sarments flamba
-devant mes genoux, entre deux ou trois rondins, j’éprouvai
-quelque réconfort.</p>
-
-<p>Les pieds sur les chenets, et accoudés en nos deux
-fauteuils de cuir bruni, nous parlâmes naturellement de
-Dieu.</p>
-
-<p>J’étais fatigué: j’écoutais, sans répondre.</p>
-
-<p>—Pour conclure, me dit Maucombe en se levant, nous
-<span class="pagenum" id="Page_78">78</span>
-sommes ici pour témoigner,—par nos œuvres, nos pensées,
-nos paroles et notre lutte contre la Nature,—pour
-témoigner <i>si nous pesons le poids</i>.</p>
-
-<p>Et il termina par une citation de Joseph de Maistre:
-«Entre l’Homme et Dieu, il n’y a que l’Orgueil.»</p>
-
-<p>—Ce nonobstant, lui dis-je, nous avons l’honneur
-d’exister (nous, les enfants gâtés de cette Nature) dans
-un siècle de lumières?</p>
-
-<p>—Préférons-lui la Lumière des siècles, répondit-il
-en souriant.</p>
-
-<p>Nous étions arrivés sur le palier, nos bougies à la main.</p>
-
-<p>Un long couloir, parallèle à celui d’en bas, séparait,
-de celle de mon hôte, la chambre qui m’était destinée:—il
-insista pour m’y installer lui-même. Nous y
-entrâmes; il regarda s’il ne me manquait rien et comme,
-rapprochés, nous nous donnions la main et le bonsoir,
-un vivace reflet de ma bougie tomba sur son visage.—Je
-tressaillis, cette fois!</p>
-
-<p>Était-ce un agonisant qui se tenait debout, là, près de
-ce lit? La figure qui était devant moi n’était pas, ne pouvait
-pas être celle du souper! Ou, du moins, si je la
-<span class="pagenum" id="Page_79">79</span>
-reconnaissais vaguement, il me semblait que je ne
-l’avais vue, en réalité, qu’en ce moment-ci. Une seule
-réflexion me fera comprendre: l’abbé me donnait,
-humainement, la <i>seconde</i> sensation que, par une obscure
-correspondance, sa maison m’avait fait éprouver.</p>
-
-<p>La tête que je contemplais était grave, très pâle, d’une
-pâleur de mort et les paupières étaient baissées. Avait-il
-oublié ma présence? Priait-il? Qu’avait-il donc à se
-tenir ainsi!—Sa personne s’était revêtue d’une solennité
-si soudaine que je fermai les yeux. Quand je les rouvris,
-après une seconde, le bon abbé était toujours là,—mais,
-je le reconnaissais maintenant!—A la bonne
-heure! Son sourire amical dissipait en moi toute inquiétude.
-L’impression n’avait pas duré le temps d’adresser
-une question. Ç’avait été un saisissement,—une sorte
-d’hallucination.</p>
-
-<p>Maucombe me souhaita, une seconde fois, la bonne
-nuit et se retira.</p>
-
-<p>Une fois seul:</p>
-
-<p>—Un profond sommeil, voilà ce qu’il me faut!
-pensai-je.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_80">80</span>
-Incontinent je songeai à la Mort; j’élevai mon âme à
-Dieu et je me mis au lit.</p>
-
-<p>L’une des singularités d’une extrême fatigue est
-l’impossibilité du sommeil immédiat. Tous les chasseurs
-ont éprouvé ceci. C’est un point de notoriété.</p>
-
-<p>Je m’attendais à dormir vite et profondément. J’avais
-fondé de grandes espérances sur une bonne nuit. Mais,
-au bout de dix minutes, je dus reconnaître que cette
-gêne nerveuse ne se décidait pas à s’engourdir. J’entendais
-des tic-tac, des craquements brefs du bois et des
-murs. Sans doute des horloges-de-mort. Chacun des
-bruits imperceptibles de la nuit se répondait, en tout
-mon être, par un coup électrique.</p>
-
-<p>Les branches noires se heurtaient dans le vent, au
-jardin. A chaque instant, des brins de lierre frappaient
-ma vitre. J’avais, surtout, le sens de l’ouïe d’une acuité
-pareille à celle des gens qui meurent de faim.</p>
-
-<p>—J’ai pris deux tasses de café, pensai-je: c’est cela!</p>
-
-<p>Et, m’accoudant sur l’oreiller, je me mis à regarder,
-obstinément, la lumière de la bougie, sur la table,
-auprès de moi. Je la regardai avec fixité, entre les cils,
-<span class="pagenum" id="Page_81">81</span>
-avec cette attention intense que donne au regard
-l’absolue distraction de la pensée.</p>
-
-<p>Un petit bénitier, en porcelaine coloriée, avec sa
-branche de buis, était suspendu auprès de mon chevet.
-Je mouillai, tout à coup, mes paupières avec l’eau bénite,
-pour les rafraîchir: puis j’éteignis la bougie et je fermai
-les yeux. Le sommeil s’approchait: la fièvre s’apaisait.</p>
-
-<p>J’allais m’endormir.</p>
-
-<p>Trois petits coups secs, impératifs, furent frappés à ma
-porte.</p>
-
-<p>—Hein? me dis-je, en sursaut.</p>
-
-<p>Alors je m’aperçus que mon premier somme avait
-déjà commencé. J’ignorais où j’étais. Je me croyais à
-Paris. Certains repos donnent ces sortes d’oublis risibles.
-Ayant même, presque aussitôt, perdu de vue la cause
-principale de mon réveil, je m’étirai voluptueusement,
-dans une complète inconscience de la situation.</p>
-
-<p>—A propos! me dis-je tout à coup: mais on a
-frappé?—Quelle visite peut bien....</p>
-
-<p>A ce point de ma phrase, une notion confuse et obscure
-<span class="pagenum" id="Page_82">82</span>
-que je n’étais plus à Paris, mais dans un presbytère de
-Bretagne, chez l’abbé Maucombe, me vint à l’esprit.</p>
-
-<p>En un clin d’œil, je fus au milieu de la chambre.</p>
-
-<p>Ma première impression, en même temps que celle du
-froid aux pieds, fut celle d’une vive lumière. La pleine
-lune brillait, en face de la fenêtre, au-dessus de l’église,
-et, à travers les rideaux blancs, découpait son angle de
-flamme déserte et pâle sur le parquet.</p>
-
-<p>Il était bien minuit.</p>
-
-<p>Mes idées étaient morbides. Qu’était-ce donc? L’ombre
-était extraordinaire.</p>
-
-<p>Comme je m’approchais de la porte, une tache de
-braise, partie du trou de la serrure, vint errer sur ma
-main et sur ma manche.</p>
-
-<p>Il y avait quelqu’un derrière la porte: on avait réellement
-frappé.</p>
-
-<p>Cependant, à deux pas du loquet, je m’arrêtai
-court.</p>
-
-<p>Une chose me paraissait surprenante: la <i>nature</i> de la
-tache qui courait sur ma main. C’était une lueur glacée,
-sanglante, n’éclairant pas.—D’autre part, comment se
-<span class="pagenum" id="Page_83">83</span>
-faisait-il que je ne voyais aucune ligne de lumière sous
-la porte, dans le corridor?—Mais, en vérité, ce qui
-sortait ainsi du trou de la serrure me causait l’impression
-du regard phosphorique d’un hibou!</p>
-
-<p>En ce moment, l’heure sonna, dehors, à l’église, dans
-le vent nocturne.</p>
-
-<p>—Qui est là? demandai-je, à voix basse.</p>
-
-<p>La lueur s’éteignit:—j’allais m’approcher...</p>
-
-<p>Mais la porte s’ouvrit, largement, lentement, silencieusement.</p>
-
-<p>En face de moi, dans le corridor, se tenait, debout,
-une forme haute et noire,—un prêtre, le tricorne sur
-la tête. La lune l’éclairait tout entier à l’exception de la
-figure: je ne voyais que le feu de ses deux prunelles qui
-me considéraient avec une solennelle fixité.</p>
-
-<p>Le souffle de l’autre monde enveloppait ce visiteur,
-son attitude m’oppressait l’âme. Paralysé par une
-frayeur qui s’enfla instantanément jusqu’au paroxysme,
-je contemplai le désolant personnage, en silence.</p>
-
-<p>Tout à coup, le prêtre éleva le bras, avec lenteur, vers
-moi. Il me présentait une chose lourde et vague. C’était
-<span class="pagenum" id="Page_84">84</span>
-un manteau. Un grand manteau noir, un manteau de
-voyage. Il me le tendait, comme pour me l’offrir!...</p>
-
-<p>Je fermai les yeux, pour ne pas voir cela. Oh! je ne
-voulais pas voir cela! Mais un oiseau de nuit, avec un
-cri affreux, passa entre nous et, le vent de ses ailes
-m’effleurant les paupières, me les fit rouvrir. Je sentis
-qu’il voletait par la chambre.</p>
-
-<p>Alors,—et avec un râle d’angoisse, car les forces me
-trahissaient pour crier,—je repoussai la porte de mes
-deux mains crispées et étendues et je donnai un violent
-tour de clef, frénétique et les cheveux dressés!</p>
-
-<p>Chose singulière, il me sembla que tout cela ne faisait
-aucun bruit.</p>
-
-<p>C’était plus que l’organisme n’en pouvait supporter.
-Je m’éveillai. J’étais assis sur mon séant, dans mon lit,
-les bras tendus devant moi; j’étais glacé; le front trempé
-de sueur; mon cœur frappait contre les parois de ma
-poitrine de gros coups sombres.</p>
-
-<p>—Ah! me dis-je, le songe horrible!</p>
-
-<p>Toutefois, mon insurmontable anxiété subsistait. Il
-me fallut plus d’une minute avant d’<i>oser</i> remuer le bras
-<span class="pagenum" id="Page_85">85</span>
-pour chercher les allumettes: j’appréhendais de sentir,
-dans l’obscurité, une main froide saisir la mienne et la
-presser amicalement.</p>
-
-<p>J’eus un mouvement nerveux en entendant ces allumettes
-bruire sous mes doigts dans le fer du chandelier.
-Je rallumai la bougie.</p>
-
-<p>Instantanément, je me sentis mieux; la lumière,
-cette vibration divine, diversifie les milieux funèbres et
-console des mauvaises terreurs.</p>
-
-<p>Je résolus de boire un verre d’eau froide pour me
-remettre tout à fait et je descendis du lit.</p>
-
-<p>En passant devant la fenêtre, je remarquai une chose:
-la lune était exactement pareille à celle de mon songe,
-bien que je ne l’eusse pas vue avant de me mettre au
-lit; et, en allant, la bougie à la main, examiner la serrure
-de la porte, je constatai qu’un tour de clef avait été
-donné <i>en dedans</i>, ce que je n’avais point fait avant mon
-sommeil.</p>
-
-<p>A ces découvertes, je jetai un regard autour de moi.
-Je commençai à trouver que la chose était revêtue d’un
-caractère bien insolite. Je me recouchai, je m’accoudai,
-<span class="pagenum" id="Page_86">86</span>
-je cherchai à me raisonner, à me prouver que tout cela
-n’était qu’un accès de somnambulisme très lucide, mais
-je me rassurai de moins en moins. Cependant, la fatigue
-me prit comme une vague, berça mes noires pensées
-et m’endormit brusquement dans mon angoisse.</p>
-
-<p>Quand je me réveillai, un bon soleil jouait dans la
-chambre.</p>
-
-<p>C’était une matinée heureuse. Ma montre, accrochée
-au chevet du lit, marquait dix heures. Or, pour nous
-réconforter, est-il rien de tel que le jour, le radieux
-soleil? Surtout quand on sent les dehors embaumés et
-la campagne pleine d’un vent frais dans les arbres, les
-fourrés épineux, les fossés couverts de fleurs et tout
-humides d’aurore!</p>
-
-<p>Je m’habillai à la hâte, très oublieux du sombre commencement
-de ma nuitée.</p>
-
-<p>Complètement ranimé par des ablutions réitérées
-d’eau fraîche, je descendis.</p>
-
-<p>L’abbé Maucombe était dans la salle à manger: assis
-devant la nappe déjà mise il lisait un journal en m’attendant.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_87">87</span>
-Nous nous serrâmes la main:</p>
-
-<p>—Avez-vous passé une bonne nuit, mon cher Xavier?
-me demanda-t-il.</p>
-
-<p>—Excellente! répondis-je distraitement (par habitude
-et sans accorder attention le moins du monde à ce que
-je disais).</p>
-
-<p>La vérité est que je me sentais bon appétit: voilà tout.</p>
-
-<p>Nanon intervint, nous apportant le déjeuner.</p>
-
-<p>Pendant le repas notre causerie fut à la fois recueillie
-et joyeuse: l’homme qui vit saintement connaît, seul,
-la joie et sait la communiquer.</p>
-
-<p>Tout à coup je me rappelai mon rêve.</p>
-
-<p>—A propos, m’écriai-je, mon cher abbé, il me souvient
-que j’ai eu cette nuit un singulier rêve,—et d’une
-étrangeté... comment puis-je exprimer cela? Voyons...
-saisissante? étonnante? effrayante?—A votre choix!—Jugez-en.</p>
-
-<p>Et, tout en pelant une pomme, je commençai à lui
-narrer, dans tous ses détails, l’hallucination sombre qui
-avait troublé mon premier sommeil.</p>
-
-<p>Au moment où j’en étais arrivé au <i>geste</i> du prêtre
-<span class="pagenum" id="Page_88">88</span>
-m’offrant le manteau, et <i>avant que j’eusse entamé cette
-phrase</i>, la porte de la salle à manger s’ouvrit. Nanon,
-avec cette familiarité particulière aux gouvernantes de
-curés, entra, dans le rayon du soleil, au beau milieu de
-la conversation, et, m’interrompant, me tendit un papier:</p>
-
-<p>—Voici une lettre «très pressée» que le rural vient
-d’apporter, à l’instant, pour monsieur! dit-elle.</p>
-
-<p>—Une lettre!—Déjà! m’écriai-je, <i>oubliant mon
-histoire</i>. C’est de mon père. Comment cela?—Mon cher
-abbé, vous permettez que je lise, n’est-ce pas!</p>
-
-<p>—Sans doute! dit l’abbé Maucombe, perdant également
-l’histoire de vue et subissant, magnétiquement,
-l’intérêt que je prenais à la lettre:—sans doute!</p>
-
-<p>Je décachetai.</p>
-
-<p>Ainsi l’incident de Nanon avait détourné notre attention
-par sa soudaineté.</p>
-
-<p>—Voilà, dis-je, une vive contrariété, mon hôte: à
-peine arrivé, je me vois obligé de repartir.</p>
-
-<p>—Comment? demanda l’abbé Maucombe, reposant
-sa tasse sans boire.</p>
-
-<p>—Il m’est écrit de revenir en toute hâte, au sujet
-<span class="pagenum" id="Page_89">89</span>
-d’une affaire, d’un procès d’une importance des plus
-graves. Je m’attendais à ce qu’il ne se plaidât qu’en
-décembre: or, on m’avise qu’il se juge dans la quinzaine
-et, comme, seul, je suis à même de mettre en ordre les
-dernières pièces qui doivent nous donner gain de cause,
-il faut que j’aille!... Allons! quel ennui.</p>
-
-<p>—Positivement, c’est fâcheux! dit l’abbé;—comme
-c’est donc fâcheux!... Au moins, promettez-moi qu’aussitôt
-ceci terminé... La grande affaire, c’est le salut:
-j’espérais être pour quelque chose dans le vôtre—et
-voici que vous vous échappez! Je pensais déjà que le bon
-Dieu vous avait envoyé...</p>
-
-<p>—Mon cher abbé, m’écriai-je, je vous laisse mon
-fusil. Avant trois semaines je serai de retour et, cette
-fois, pour quelques semaines, si vous voulez.</p>
-
-<p>—Allez donc en paix! dit l’abbé Maucombe.</p>
-
-<p>—Eh! c’est qu’il s’agit de presque toute ma fortune!
-murmurai-je.</p>
-
-<p>—La fortune, c’est Dieu! dit simplement Maucombe.</p>
-
-<p>—Et demain, comment vivrais-je, si?...</p>
-
-<p>—Demain, on ne vit plus, répondit-il.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_90">90</span>
-Bientôt nous nous levâmes de table, un peu consolés
-du contre-temps par cette promesse formelle de revenir.</p>
-
-<p>Nous allâmes nous promener dans le verger, visiter
-les attenances du presbytère.</p>
-
-<p>Toute la journée, l’abbé m’étala, non sans complaisance,
-ses pauvres trésors champêtres. Puis, pendant
-qu’il lisait son bréviaire, je marchai, solitairement, dans
-les environs, respirant l’air vivace et pur avec délices.
-Maucombe, à mon retour, s’étendit quelque peu sur son
-voyage en terre sainte; tout cela nous conduisit jusqu’au
-coucher du soleil.</p>
-
-<p>Le soir vint. Après un frugal souper, je dis à l’abbé
-Maucombe:</p>
-
-<p>—Mon ami, l’<i>express</i> part à neuf heures précises.
-D’ici R***, j’ai bien une heure et demie de route. Il me
-faut une demi-heure pour régler à l’auberge en y reconduisant
-le cheval; total, deux heures. Il en est sept: je
-vous quitte à l’instant.</p>
-
-<p>—Je vous accompagnerai un peu, dit le prêtre:
-<i>cette promenade me sera salutaire</i>.</p>
-
-<p>—A propos, lui répondis-je, préoccupé, voici l’adresse
-<span class="pagenum" id="Page_91">91</span>
-de mon père (chez qui je demeure à Paris), si nous
-devons nous écrire.</p>
-
-<p>Nanon, prit la carte et l’inséra dans une jointure de
-la glace.</p>
-
-<p>Trois minutes après, l’abbé et moi nous quittions le
-presbytère et nous nous avancions sur le grand chemin.
-Je tenais mon cheval par la bride, comme de raison.</p>
-
-<p>Nous étions déjà deux ombres.</p>
-
-<p>Cinq minutes après notre départ, une bruine pénétrante,
-une petite pluie, fine et très froide, portée par
-un affreux coup de vent, frappa nos mains et nos
-figures.</p>
-
-<p>Je m’arrêtai court:</p>
-
-<p>—Mon vieil ami, dis-je à l’abbé, non! décidément je
-ne souffrirai pas cela. Votre existence est précieuse et
-cette ondée glaciale est très malsaine. Rentrez. Cette
-pluie, encore une fois, pourrait vous mouiller dangereusement.
-Rentrez, je vous en prie.</p>
-
-<p>L’abbé, au bout d’un instant, songeant à ses fidèles,
-se rendit à mes raisons.</p>
-
-<p>—J’emporte une promesse, mon cher ami? me dit-il.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_92">92</span>
-Et, comme je lui tendais la main:</p>
-
-<p>—Un instant! ajouta-t-il; je songe que vous avez
-du chemin à faire—et que cette bruine est, en effet,
-pénétrante!</p>
-
-<p>Il eut un frisson. Nous étions l’un auprès de l’autre,
-immobiles, nous regardant fixement comme deux
-voyageurs pressés.</p>
-
-<p>En ce moment la lune s’éleva sur les sapins, derrière
-les collines, éclairant les landes et les bois à l’horizon.
-Elle nous baigna spontanément de sa lumière morne
-et pâle, de sa flamme déserte et pâle. Nos silhouettes et
-celle du cheval se dessinèrent, énormes, sur le chemin.—Et,
-du côté des vieilles croix de pierre, là-bas,—du
-côté des vieilles croix en ruines qui se dressent en ce
-canton de Bretagne, dans les écreboissées où perchent
-les funestes oiseaux échappés du bois des Agonisants,—j’entendis,
-au loin, un <i>cri</i> affreux: l’aigre et alarmant
-fausset de la Freusée. Une chouette aux yeux de phosphore,
-dont la lueur tremblait sur le grand bras d’une
-yeuse, s’envola et passa entre nous, en prolongeant ce
-cri.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_93">93</span>
-—Allons! continua l’abbé Maucombe, moi, je serai
-chez moi dans une minute; ainsi <i>prenez,—prenez ce
-manteau</i>!—J’y tiens beaucoup!... beaucoup!—ajouta-t-il
-avec un ton inoubliable.—Vous me le ferez
-renvoyer par le garçon d’auberge qui vient au village
-tous les jours... <i>Je vous en prie.</i></p>
-
-<p>L’abbé en prononçant ces paroles, me tendait son
-manteau noir. Je ne voyais pas sa figure, à cause de
-l’ombre que projetait son large tricorne: mais je
-distinguai ses yeux <i>qui me considéraient avec une
-solennelle fixité</i>.</p>
-
-<p>Il me jeta le manteau sur les épaules, me l’agrafa,
-d’un air tendre et inquiet, pendant que, sans forces, je
-fermais les paupières. Et, profitant de mon silence, il se
-hâta vers son logis. Au tournant de la route, il disparut.</p>
-
-<p>Par une présence d’esprit,—et un peu, aussi, machinalement,—je
-sautai à cheval. Puis je restai immobile.</p>
-
-<p>Maintenant j’étais seul sur le grand chemin. J’entendais
-les mille bruits de la campagne. En rouvrant les
-yeux, je vis l’immense ciel livide où filaient de monstrueux
-nuages ternes, cachant la lune,—la nature solitaire.
-<span class="pagenum" id="Page_94">94</span>
-Cependant, je me tins droit et ferme, quoique je dusse
-être blanc comme un linge.</p>
-
-<p>—Voyons! me dis-je, du calme!—J’ai la fièvre et je
-suis somnambule. Voilà tout.</p>
-
-<p>Je m’efforçai de hausser les épaules: un poids secret
-m’en empêcha.</p>
-
-<p>Et voici que, venue du fond l’horizon, du fond de ces
-bois décriés, une volée d’orfraies, à grand bruit d’ailes,
-passa, en criant d’horribles syllabes inconnues, au-dessus
-de ma tête. Elles allèrent s’abattre sur le toit du presbytère
-et sur le clocher dans l’éloignement: et le vent
-m’apporta des cris tristes. Ma foi, j’eus peur. Pourquoi?
-Qui me le précisera jamais? J’ai vu le feu, j’ai touché de la
-mienne plusieurs épées; mes nerfs sont mieux trempés,
-peut-être, que ceux des plus flegmatiques et des plus
-blafards: j’affirme, toutefois, très humblement, que j’ai
-eu peur ici,—et pour de bon. J’en ai conçu, même, pour
-moi, quelque estime intellectuelle. N’a pas peur de ces
-choses-là qui veut.</p>
-
-<p>Donc, en silence, j’ensanglantai les flancs du pauvre
-cheval et, les yeux fermés, les rênes lâchées, les doigts
-<span class="pagenum" id="Page_95">95</span>
-crispés sur les crins, le manteau flottant derrière moi
-tout droit, je sentis que le galop de ma bête était aussi
-violent que possible; elle allait ventre à terre: de temps
-en temps mon sourd grondement, à son oreille, lui communiquait,
-à coup sûr, et d’instinct, l’horreur superstitieuse,
-dont je frissonnais malgré moi. Nous arrivâmes,
-de la sorte, en moins d’une demi-heure. Le bruit du
-pavé des faubourgs me fit redresser la tête—et respirer!</p>
-
-<p>—Enfin! je voyais des maisons! des boutiques éclairées!
-les figures de mes semblables derrière les vitres!
-Je voyais des passants!... Je quittais le pays des cauchemars!</p>
-
-<p>A l’auberge, je m’installai devant le bon feu. La conversation
-des routiers me jeta dans un état voisin de
-l’extase. Je sortais de la Mort. Je regardai la flamme
-entre mes doigts. J’avalai un verre de rhum. Je reprenais,
-enfin, le gouvernement de mes facultés.</p>
-
-<p>Je me sentais rentré dans la vie réelle.</p>
-
-<p>J’étais même,—disons-le,—un peu honteux de ma
-panique.</p>
-
-<p>Aussi, comme je me sentis tranquille, lorsque j’accomplis
-<span class="pagenum" id="Page_96">96</span>
-la commission de l’abbé Maucombe! Avec quel sourire
-mondain j’examinai le manteau noir en le remettant
-à l’hôtelier! L’hallucination était dissipée. J’eusse fait,
-volontiers, comme dit Rabelais, «le bon compagnon».</p>
-
-<p>Le manteau en question ne me parut rien offrir
-d’extraordinaire ni, même, de particulier,—si ce n’est
-qu’il était très vieux et même rapiécé, recousu, redoublé
-avec une espèce de tendresse bizarre. Une charité
-profonde, sans doute, portait l’abbé Maucombe à donner
-en aumônes le prix d’un manteau neuf: du moins, je
-m’expliquai la chose de cette façon.</p>
-
-<p>—Cela se trouve bien!—dit l’aubergiste; le garçon
-doit aller au village tout à l’heure: il va partir; il rapportera
-le manteau chez M. Maucombe en passant, avant
-dix heures.</p>
-
-<p>Une heure après, dans mon wagon, les pieds sur la
-chauffeuse, enveloppé dans ma houppelande reconquise,
-je me disais, en allumant un bon cigare et en écoutant
-le bruit du sifflet de la locomotive:</p>
-
-<p>—Décidément, j’aime encore mieux ce cri-là que
-celui des hiboux.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_97">97</span>
-Je regrettais un peu, je dois l’avouer, d’avoir promis
-de revenir.</p>
-
-<p>Là-dessus je m’endormis, enfin, d’un bon sommeil,
-oubliant complètement ce que je devais traiter désormais
-de coïncidence insignifiante.</p>
-
-<p>Je dus m’arrêter six jours à Chartres, pour collationner
-des pièces qui, depuis, amenèrent la conclusion
-favorable de notre procès.</p>
-
-<p>Enfin, l’esprit obsédé d’idées de paperasses et de
-chicane—et sous l’abattement de mon maladif ennui,—je
-revins à Paris, juste le soir du septième jour de
-mon départ du presbytère.</p>
-
-<p>J’arrivai directement chez moi, sur les neuf heures.
-Je montai. Je trouvai mon père dans le salon. Il était
-assis, auprès d’un guéridon, éclairé par une lampe. Il
-tenait une lettre ouverte à la main.</p>
-
-<p>Après quelques paroles:</p>
-
-<p>—Tu ne sais pas, j’en suis sûr, quelle nouvelle
-m’apprend cette lettre! me dit-il: notre bon vieil abbé
-Maucombe est mort depuis ton départ.</p>
-
-<p>Je ressentis, à ces mots, une commotion.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_98">98</span>
-—Hein? répondis-je.</p>
-
-<p>—Oui, mort,—avant-hier, vers minuit,—trois
-jours après ton départ de son presbytère,—d’un froid
-gagné sur le grand chemin. Cette lettre est de la vieille
-Nanon. La pauvre femme paraît avoir la tête si perdue,
-même, qu’elle répète deux fois une phrase... singulière...
-à propos d’un manteau... Lis donc toi-même!</p>
-
-<p>Il me tendit la lettre où la mort du saint prêtre nous
-était annoncée, en effet,—et où je lus ces simples
-lignes:</p>
-
-<p>«Il était très heureux,—disait-il à ses dernières
-paroles,—d’être enveloppé à son dernier soupir et
-enseveli dans le manteau qu’il avait rapporté de son
-pèlerinage en terre sainte, <i>et qui avait touché</i> <span class="smcap">le
-Tombeau</span>.»</p>
-
-<p class="sep2 cent cs9">(Des <i>Contes Cruels</i>, édition Calmann Lévy).</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-05s.jpg" alt="" width="360" height="155" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_99">99</span>Souvenirs occultes</h2>
-
-<p class="dedic"><i>A Monsieur Franc Lamy.</i></p>
-
-<div class="citat">
-<p class="hang">«Et il n’y a pas, dans toute la contrée, de château
-plus chargé de gloire et d’années que mon
-mélancolique manoir héréditaire.»</p>
-</div>
-
-<p class="tright"><span class="smcap">Edgar Poe.</span></p>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-06.jpg" alt="" width="600" height="647" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -40px;">
- <div class="ajust" style="width: 90px; height: 30px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">Je</span> suis issu, me dit-il, moi, dernier Gaël, d’une
-famille de Celtes, durs comme nos rochers. J’appartiens
-à cette race de marins, fleur illustre d’Armor, souche
-de bizarres guerriers, dont les actions d’éclat figurent
-au nombre des joyaux de l’Histoire.</p>
-
-<p>L’un de ces devanciers, excédé, jeune encore, de la vue
-ainsi que du fastidieux commerce de ses proches, s’exila
-<span class="pagenum" id="Page_100">100</span>
-pour jamais, et le cœur plein d’un mépris oublieux, du
-manoir natal. C’était lors des expéditions d’Asie; il s’en
-alla combattre aux côtés du bailli de Suffren et se
-distingua bientôt, dans les Indes, par de mystérieux
-coups de main qu’il exécuta, seul, à l’intérieur des <i>Cités-mortes</i>.</p>
-
-<p>Ces villes, sous des cieux blancs et déserts, gisent,
-effondrées au centre d’horribles forêts. Les feuilles,
-l’herbe, les rameaux secs jonchent et obstruent les
-sentiers qui furent des avenues populeuses, d’où le
-bruit des chars, des armes et des chants s’est évanoui.</p>
-
-<p>Ni souffles, ni ramages, ni fontaines en la calme
-horreur de ces régions. Les bengalis, eux-mêmes, s’éloignent,
-ici, des vieux ébéniers, ailleurs leurs arbres.
-Entre les décombres, accumulés dans les éclaircies,
-d’immenses et monstrueuses éruptions de très longues
-fleurs, calices funestes où brûlent, subtils, les esprits du
-Soleil, s’élancent, striées d’azur, nuancées de feu,
-veinées de cinabre, pareilles aux radieuses dépouilles
-d’une myriade de paons disparus. Un air chaud de mortels
-<span class="pagenum" id="Page_101">101</span>
-aromes pèse sur les muets débris: et c’est comme
-une vapeur de cassolettes funéraires, une bleue, enivrante
-et torturante sueur de parfums.</p>
-
-<p>Le hasardeux vautour qui, pèlerin des plateaux du
-Caboul, s’attarde sur cette contrée et la contemple du
-faîte de quelque dattier noir, ne s’accroche aux lianes,
-tout à coup, que pour s’y débattre en une soudaine
-agonie.</p>
-
-<p>Çà et là, des arches brisées, d’informes statues, des
-pierres, aux inscriptions plus rongées que celles de
-Sardes, de Palmyre ou de Khorsabad. Sur quelques-unes,
-qui ornèrent le fronton, jadis perdu dans les cieux,
-des portes de ces cités, l’œil peut déchiffrer encore et
-reconstruire le zend, à peine lisible, de cette souveraine
-devise des peuples libres d’alors:</p>
-
-<p>«... <span class="smcap">et Dieu ne prévaudra</span>!»</p>
-
-<p>Le silence n’est troublé que par le glissement des
-crotales, qui ondulent parmi les fûts renversés des
-colonnes, ou se lovent, en sifflant, sous les mousses
-roussâtres.</p>
-
-<p>Parfois, dans les crépuscules d’orage, le cri lointain
-<span class="pagenum" id="Page_102">102</span>
-de l’hémyone, alternant tristement avec les éclats du
-tonnerre, inquiète la solitude.</p>
-
-<p class="sep2">Sous les ruines se prolongent des galeries souterraines
-aux accès perdus.</p>
-
-<p>Là, depuis nombre de siècles, dorment les premiers
-rois de ces étranges contrées, de ces nations, plus tard
-sans maîtres, dont le nom même n’est plus. Or, ces rois,
-d’après les rites de quelque coutume sacrée sans doute,
-furent ensevelis sous ces voûtes, <i>avec leurs trésors</i>.</p>
-
-<p>Aucune lampe n’illumine les sépultures.</p>
-
-<p>Nul n’a mémoire que le pas d’un captif des soucis de
-la Vie et du Désir ait jamais importuné le sommeil de
-leurs échos.</p>
-
-<p>Seule, la torche du brahmine,—ce spectre altéré de
-Nirvanah, ce muet esprit, simple <i>témoin</i> de l’universelle
-germination des devenirs,—tremble, imprévue,
-à de certains instants de pénitence ou de songeries
-divines, au sommet des degrés disjoints et projette, de
-marche en marche, sa flamme obscurcie de fumée jusqu’au
-profond des caveaux.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_103">103</span>
-Alors les reliques, tout à coup mêlées de lueurs, étincellent
-d’une sorte de miraculeuse opulence!... Les
-chaînes précieuses qui s’entrelacent aux ossements semblent
-les sillonner de subits éclairs. Les royales cendres,
-toutes poudreuses de pierreries, scintillent!—Telle la
-poussière d’une route que rougit, avant l’ombre définitive,
-quelque dernier rayon de l’Occident.</p>
-
-<p>Les Maharadjahs font garder, par des hordes d’élite,
-les lisières des forêts saintes et, surtout, les abords des
-clairières où commence le pêle-mêle de ces vestiges.—Interdits
-de même sont les rivages, les flots et les ponts
-écroulés des euphrates qui les traversent.—De taciturnes
-milices de cipayes, au cœur de hyène, incorruptibles
-et sans pitié, rôdent, sans cesse, de toutes parts,
-en ces parages meurtriers.</p>
-
-<p>Bien des soirs, le héros déjoua leurs ruses ténébreuses,
-évita leurs embûches et confondit leur errante
-vigilance!...—Sonnant subitement du cor, dans la nuit,
-sur des points divers, il les isolait par ces alertes fallacieuses,
-puis, brusque, surgissait sous les astres, dans
-les hautes fleurs, éventrant rapidement leurs chevaux.
-<span class="pagenum" id="Page_104">104</span>
-Les soldats, comme à l’aspect d’un mauvais génie, se
-terrifiaient de cette présence inattendue.—Doué d’une
-vigueur de tigre, l’Aventurier les terrassait alors, un
-par un, d’un seul bond! les étouffait, tout d’abord, à
-demi, dans cette brève étreinte,—puis, revenant sur
-eux, les massacrait à loisir.</p>
-
-<p>L’Exilé devint, ainsi, le fléau, l’épouvante et l’extermination
-de ces cruels gardes aux faces couleur de
-terre. Bref, c’était celui qui les abandonnait, cloués à de
-gros arbres, leurs propres yatagans dans le cœur.</p>
-
-<p>S’engageant ensuite, au milieu du passé détruit, dans
-les allées, les carrefours et les rues de ces villes des vieux
-âges, il gagnait, malgré les parfums, l’entrée des sépulcres
-non pareils où gisent les restes de ces rois hindous.</p>
-
-<p>Les portes n’en étant défendues que par des colosses
-de jaspe, sortes de monstres ou d’idoles aux vagues
-prunelles de perles et d’émeraudes,—aux formes créées
-par l’imaginaire de théogonies oubliées,—il y pénétrait
-aisément, bien que chaque degré descendu fît remuer les
-longues ailes de ces dieux.</p>
-
-<p>Là, faisant main basse autour de lui, dans l’obscurité,
-<span class="pagenum" id="Page_105">105</span>
-domptant le vertige étouffant des siècles noirs dont les
-esprits voletaient, heurtant son front de leurs membranes,
-il recueillait, en silence, mille merveilles. Tels,
-Cortez au Mexique et Pizarre au Pérou s’arrogèrent les
-trésors des caciques et des rois, avec moins d’intrépidité.</p>
-
-<p>Les sacoches de pierreries au fond de sa barque, il
-remontait, sans bruit, les fleuves, en se garant des dangereuses
-clartés de la lune. Il nageait, crispé sur ses
-rames, au milieu des ajoncs, sans s’attendrir aux appels
-d’enfants plaintifs que larmoyaient les caïmans à ses
-côtés.</p>
-
-<p>En peu d’heures, il atteignait ainsi une caverne
-éloignée, de lui seul connue, et dans les retraits de
-laquelle il vidait son butin.</p>
-
-<p>Ses exploits s’ébruitèrent.—De là, des légendes,
-psalmodiées encore aujourd’hui dans les festins des
-nababs, à grand renfort de théorbes, par les fakirs.
-Ces vermineux trouvères,—non sans un vieux frisson
-de haineuse jalousie ou d’effroi respectueux,—y décernent
-à cet aïeul le titre de Spoliateur de tombeaux.</p>
-
-<p>Une fois, cependant, l’intrépide nocher se laissa
-<span class="pagenum" id="Page_106">106</span>
-séduire par les insidieux et mielleux discours du
-seul ami qu’il s’adjoignit jamais, dans une circonstance
-tout spécialement périlleuse. Celui-ci, par un
-singulier prodige, en réchappa, lui!—Je parle
-du bien-nommé, du trop fameux colonel Sombre.</p>
-
-<p>Grâce à cet oblique Irlandais, le bon Aventurier
-donna dans une embuscade.—Aveuglé par le
-sang, frappé de balles, cerné par vingt cimeterres,
-il fut pris, à l’improviste, et périt au milieu d’affreux
-supplices.</p>
-
-<p>Les hordes hymalayennes, ivres de sa mort, et dans
-les bonds furieux d’une danse de triomphe, coururent
-à la caverne. Les trésors une fois recouvrés, ils s’en
-revinrent dans la contrée maudite. Les chefs rejetèrent
-pieusement ces richesses au fond des antres funèbres
-où gisent les mânes précités de ces rois de la nuit du
-monde. Et les vieilles pierreries y brillent encore,
-pareilles à des regards toujours allumés sur les
-races.</p>
-
-<p>J’ai hérité,—moi, le Gaël,—des seuls éblouissements,
-hélas! du soldat sublime, et de ses espoirs.—J’habite,
-<span class="pagenum" id="Page_107">107</span>
-ici, dans l’Occident, cette vieille ville fortifiée,
-où m’enchaîne la mélancolie. Indifférent aux soucis politiques
-de ce siècle et de cette patrie, aux forfaits passagers
-de ceux qui les représentent, je m’attarde quand les
-soirs du solennel automne enflamment la cime rouillée
-des environnantes forêts.—Parmi les resplendissements
-de la rosée, je marche, seul, sous les voûtes des
-noires allées, comme l’Aïeul marchait sous les cryptes de
-l’étincelant obituaire! D’instinct, aussi, j’évite, je ne
-sais pourquoi, les néfastes lueurs de la lune et les
-malfaisantes approches humaines. Oui, je les évite,
-quand je marche ainsi, avec mes rêves!... Car je
-sens, <i>alors</i>, que je porte dans mon âme le reflet
-des richesses stériles d’un grand nombre de rois
-oubliés.</p>
-
-<p class="sep2 cent cs9">(Des <i>Contes Cruels</i>, édition Calmann Lévy).</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-06s.jpg" alt="" width="360" height="104" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_109">109</span>Akëdysséril</h2>
-
-<p class="dedic"><i>A Monsieur le Marquis de Salisbury.</i></p>
-
-<div class="citat">
-<p class="hang">Toute chose ne se constitue que de
-son vide.</p>
-</div>
-
-<p class="tright">Livres Hindous.</p>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-07.jpg" alt="" width="600" height="687" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -30px;">
- <div class="ajust" style="width: 75px; height: 30px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">La</span> ville sainte apparaissait, violette, au fond des
-brumes d’or: c’était un soir des vieux âges; la mort de
-l’astre Souryâ, phénix du monde, arrachait des myriades
-de pierreries aux dômes de Bénarès.</p>
-
-<p>Sur les hauteurs, à l’est occidental, de longues forêts
-de palmiers-palmyres mouvaient les bleuissements
-dorés de leurs ombrages sur les vallées du Habad;—à
-<span class="pagenum" id="Page_110">110</span>
-leurs versants opposés s’alternaient, dans les flammes
-du crépuscule, de mystiques palais séparés par des
-étendues de roses, aux corolles par milliers ondulantes
-sous l’étouffante brise. Là, dans ces jardins, s’élançaient
-des fontaines dont les jets retombaient en gouttes
-d’une neige couleur de feu.</p>
-
-<p>Au centre du faubourg de Sécrole, le temple de
-Wishnou-l’éternel, de ses colonnades colossales, dominait
-la cité; ses portails, largement lamés d’or, réfractaient
-les clartés aériennes et, s’espaçant à ses alentours,
-les cent quatre-vingt-seize sanctuaires des Dêvas plongeaient
-les blancheurs de leurs bases de marbre, lavaient
-les degrés de leurs parvis dans les étincelantes eaux du
-Gange: les ciselures à jour de leurs créneaux s’enfonçaient
-jusque dans la pourpre des lents nuages passants.</p>
-
-<p>L’eau radieuse dormait sous les quais sacrés; des
-voiles, à des distances, pendaient, avec des frissons de
-lumière, sur la magnificence du fleuve, et l’immense ville
-riveraine se déroulait en un désordre oriental, étageant
-ses avenues, multipliant ses maisons sans nombre aux
-coupoles blanches, ses monuments, jusqu’aux quartiers
-<span class="pagenum" id="Page_111">111</span>
-des Parsis où le pyramidion du lingham de Sivà, l’ardent
-Wissikhor, semblait brûler dans l’incendie de l’azur.</p>
-
-<p>Aux plus profonds lointains, l’allée circulaire des
-Puits, les interminables habitations militaires, les
-bazars de la zone des Échanges, enfin les tours des citadelles
-bâties sous le règne de Wisvamîthra se fondaient
-en des teintes d’opale, si pures qu’y scintillaient déjà
-des lueurs d’étoiles. Et, surplombant dans les cieux
-mêmes ces confins de l’horizon, de démesurées figures
-d’êtres divins, sculptées sur les crêtes rocheuses des
-monts du Habad, siégeaient, évasant leurs genoux dans
-l’immensité: c’étaient des cimes taillées en forme de
-dieux; la plupart de ces silhouettes élevaient, dans
-l’abîme, à l’extrémité d’un bras vertigineux, un lotus de
-pierre:—et l’immobilité de ces présences inquiétait
-l’espace, effrayait la vie.</p>
-
-<p>Cependant, au déclin de cette journée, dans Bénarès,
-une rumeur de gloire et de fête étonnait le silence accoutumé
-des tombées du soir.—La multitude emplissait
-d’une allégresse grave les rues, les places publiques, les
-avenues, les carrefours et les pentes sablonneuses des
-<span class="pagenum" id="Page_112">112</span>
-deux rivages, car les veilleurs des Tours-saintes venaient
-de heurter, de leurs maillets de bronze, leurs gongs où
-tout à coup avait semblé chanter le tonnerre. Ce signal,
-qui ne retentissait qu’aux heures sublimes, annonçait
-le retour d’Akëdysséril, de la jeune triomphatrice des
-deux rois d’Agra,—de la svelte veuve au teint de perle,
-aux yeux éclatants,—de la souveraine, enfin, qui,
-portant le deuil en sa robe de trame d’or, s’était illustrée
-à l’assaut d’Eléphanta par des faits d’héroïsme qui
-avaient enflammé autour d’elle mille courages.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Akëdysséril était la fille d’un pâtre, Gwalior.</p>
-
-<p>Un jour, au profond d’un val des environs de Bénarès,
-par un automnal midi, les Dêvas propices avaient conduit,
-à travers des hasards, aux bords d’une source où
-la jeune vierge baignait ses pieds, un chasseur d’aurochs,
-Sinjab, l’héritier royal, fils de Séür le Clément qui
-régnait alors sur l’immense contrée du Habad. Et, sur
-l’instant même, le charme de l’enfant prédestinée avait
-<span class="pagenum" id="Page_113">113</span>
-suscité, dans tout l’être du jeune prince, un amour
-divin! La revoir encore embrasa bientôt si violemment
-les sens de Sinjab qu’il l’élut, d’un cœur ébloui, pour sa
-seule épouse,—et c’était ainsi que l’enfant du conducteur
-de troupeaux était devenue conductrice de peuples.</p>
-
-<p>Or, voici: peu de temps après la merveilleuse union,
-le prince,—qu’elle aussi avait aimé à jamais,—était
-mort. Et, sur le vieux monarque, un désespoir avait à
-ce point projeté l’ombre dont on succombe, que tous
-entendirent, par deux fois, dans Bénarès, l’aboiement des
-chiens funèbres d’Yama, le dieu qui appelle,—et les
-peuples avaient dû élever, à la hâte, un double tombeau.</p>
-
-<p>Désormais, n’était-ce pas au jeune frère de Sinjab,—à
-Sedjnour, le prince presque enfant,—que la succession
-dynastique du trône de Séür, sous la tutelle auguste
-d’Akëdysséril, devait être transmise?</p>
-
-<p>Peut-être: nul ne délimitera la justice d’aucun droit
-chez les mortels.</p>
-
-<p>Durant les rapides jours de son ascendante fortune,—du
-vivant de Sinjab, enfin,—la fille de Gwalior,
-émue, déjà, de secrètes prévisions et d’un cœur tourmenté
-<span class="pagenum" id="Page_114">114</span>
-par l’avenir, s’était conduite en brillante rieuse
-de tous droits étrangers à ceux-là seuls que consacrent
-la force, le courage et l’amour.—Ah! comme elle avait
-su, par de politiques largesses de dignités et d’or, se
-créer, à la cour de Séür, dans l’armée, dans la capitale,
-au conseil des vizirs, dans l’État, dans les provinces,
-parmi les chefs des brahmes, un parti d’une puissance
-que, d’heure en heure, le temps avait consolidée!...
-Anxieuse, aujourd’hui, des lendemains d’un avènement
-nouveau, dont la nature, même, lui était inconnue—car
-Séür avait désiré que la jeunesse de Sedjnour s’instruisit
-au loin, chez les sages du Népâl—Akëdysséril, dès que
-le rappel du jeune prince eut été ordonné par le conseil,
-résolut de s’affranchir, d’avance, des adversités que le
-caprice du nouveau maître pourrait lui réserver. Elle
-conçut le dessein de se saisir, au dédain de tous discutables
-devoirs, de la puissance royale.</p>
-
-<p>Pendant la nuit du souverain deuil, celle qui ne dormait
-pas avait donc envoyé, au-devant de Sedjnour, des
-détachements de sowaris bien éprouvés d’intérêts et de
-foi pour sa cause, pour elle et pour les outrances de sa
-<span class="pagenum" id="Page_115">115</span>
-fortune. Le prince fut fait captif, brusquement, avec son
-escorte,—ainsi que la fille du roi de Sogdiane, la princesse
-Yelka, sa fiancée d’amour, accourue à sa rencontre,
-faiblement entourée.</p>
-
-<p>Et ce fut au moment où tous deux s’apparaissaient
-pour la première fois, sur la route, aux clartés de la nuit.</p>
-
-<p>Depuis cette heure, prisonniers d’Akëdysséril, les
-deux adolescents vivaient précipités du trône, isolés l’un
-de l’autre en deux palais que séparait le vaste Gange, et
-surveillés, sans cesse, par une garde sévère.</p>
-
-<p>Ce double isolement, une raison d’État le motivait: si
-l’un d’eux parvenait à s’enfuir, l’autre demeurerait en
-otage et, réalisant la loi de prédestination promise aux
-fiancés dans l’Inde ancienne, ne s’étant apparus, cependant,
-qu’une fois, ils étaient devenus la pensée l’un de
-l’autre et s’aimaient d’une ardeur éternelle.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Près d’une année de règne affermit le pouvoir entre
-les mains de la dominatrice qui, fidèle aux mélancolies
-<span class="pagenum" id="Page_116">116</span>
-de son veuvage et seulement ambitieuse, peut-être, de
-mourir illustre, belle et toute-puissante, traitait, en
-conquérante aventureuse, avec les rois hindous, les
-menaçant!—Son lucide esprit n’avait-il pas su augmenter
-la prospérité de ses États? Les Dêvas favorisaient
-le sort de ses armes. Toute la région l’admirait, subissant
-avec amour la magie du regard de cette guerrière—si
-délicieuse qu’en recevoir la mort était une faveur qu’elle
-ne prodiguait pas.</p>
-
-<p>Et puis, une légende de gloire s’était répandue touchant
-son étrange valeur dans les batailles: souvent, les
-légions hindoues l’avaient vue, au fort des plus ardentes
-mêlées, se dresser, toute radieuse et intrépide, fleurie
-de gouttes de sang, sur l’haodah lourd de pierreries de
-son éléphant de guerre, et, insoucieuse, sous les pluies de
-javelots et de flèches, indiquer, d’un altier flamboiement
-de cimeterre, la victoire.</p>
-
-<p>C’est pourquoi le retour d’Akëdysséril dans sa capitale,
-après un guerroyant exil de plusieurs lunes, était
-accueilli par les transports de son peuple.</p>
-
-<p>Des courriers avaient prévenu la ville lorsque la reine
-<span class="pagenum" id="Page_117">117</span>
-n’en fut plus distante que de très peu d’heures. Maintenant,
-on distinguait, au loin déjà, les éclaireurs aux
-turbans rouges, et des troupes aux sandales de fer descendaient
-les collines: la reine viendrait, sans doute,
-par la route de Surate; elle entrerait par la porte principale
-des citadelles, laissant camper ses armées dans
-les villages environnants.</p>
-
-<p>Déjà, dans Bénarès, au profond de l’allée de Pryamvêda,
-des torches couraient sous les térébinthes; les
-esclaves royaux illuminaient de lampes, en hâte, l’immense
-palais de Séür.</p>
-
-<p>La population cueillait des branches triomphales et les
-femmes jonchaient de larges fleurs l’avenue du palais,
-transversale à l’allée des Richis, s’ouvrant sur la place de
-Kama; l’on se courbait, par foules, à de fréquents intervalles,
-en écoutant frémir la terre sous l’irruption des chars de
-guerre, des fantassins en marche et des flots de cavaleries.</p>
-
-<p>Soudain, l’on entendit les sourds bruissements des
-tymbrils mêlés à des cliquetis d’armes et de chaînes—et,
-brisées par les chocs sonores de ces cymbales, les
-mélopées des flûtes de cuivre. Et voici que, de toute
-<span class="pagenum" id="Page_118">118</span>
-part, des cohortes d’avant-garde entraient dans la ville,
-enseignes hautes, exécutant, en désordre, les commandements
-vociférés par leurs sowaris.</p>
-
-<p>Sur la place de Kama, l’esplanade de la porte de Surate
-était couverte de ces fauves tapis d’Irmensul—et des
-lointaines manufactures d’Ypsamboul—tissus aux bariolures
-éteintes, importés par les caravanes annuelles
-des marchands touraniens qui les échangeaient contre
-des eunuques.</p>
-
-<p>Entre les branches des aréquiers, des palmiers-palmyres,
-des mangliers et des sycomores, le long de
-l’avenue du Gange, flottaient de riches étoffes de
-Bagdad, en signe de bonheur. Sous les dais de la porte
-d’Occident, aux deux angles du porche énorme de la
-forteresse, un éblouissant cortège de courtisans aux
-longues robes brodées, de brahmes, d’officiers du
-palais, attendaient, entourant le vizir-gouverneur auprès
-duquel étaient assis les trois vizirs-guikowars du Habad.—On
-donnerait des réjouissances, on distribuerait au
-peuple le butin d’Eléphanta—de la poudre d’or,
-aussi—et, surtout, on livrerait, aux lueurs d’une
-<span class="pagenum" id="Page_119">119</span>
-torche solitaire, dans la vaste enceinte du cirque, de
-ces nocturnes combats de rhinocéros qu’idolâtraient
-les Hindous. Les habitants redoutaient seulement
-que des blessures eussent atteint la beauté de la
-reine; ils questionnaient les haletants éclaireurs; à
-grand’peine, ils étaient rassurés.</p>
-
-<p>Dans un espace laissé libre, entre d’élevés et lourds
-trépieds de bronze d’où s’échappaient de bleuâtres
-vapeurs d’encens, se tordaient, en des guirlandes, des
-théories de bayadères vêtues de gazes brillantes; elles
-jouaient avec des chaînes de perles, faisaient miroiter
-des courbures de poignards, simulaient des mouvements
-de volupté,—des disputes, aussi, pour donner à leurs
-traits une animation;—c’était à l’entrée de l’avenue
-des Richis, sur le chemin du palais.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>A l’autre extrémité de la place de Kama s’ouvrait,
-silencieusement, la plus longue avenue. Celle-là, depuis
-des siècles, on en détournait le regard. Elle s’étendait,
-<span class="pagenum" id="Page_120">120</span>
-déserte, assombrissant, sur son profond parcours à
-l’abandon, les voûtes de ses noirs feuillages. Devant
-l’entrée, une longue ligne de psylles, ceinturés de pagnes
-grisâtres, faisaient danser des serpents droits sur la
-pointe de la queue, aux sons d’une musique aiguë.</p>
-
-<p>C’était l’avenue qui conduisait au temple de Sivà. Nul
-Hindou ne se fût aventuré sous l’épaisseur de son horrible
-feuillée. Les enfants étaient accoutumés à n’en parler
-jamais—fût-ce à voix basse. Et, comme la joie oppressait,
-aujourd’hui, les cœurs, on ne prenait aucune
-attention à cette avenue. On eût dit qu’elle n’arrondissait
-pas là, béante, ses ténèbres, avec son aspect de songe.
-D’après une très vieille tradition, à de certaines nuits,
-une goutte de sang suintait de chacune des feuilles, et
-cette ondée de pleurs rouges tombait, tristement, sur la
-terre, détrempant le sol de la lugubre allée dont
-l’étendue était toute pénétrée de l’ombre même de Sivà.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Tous les yeux interrogeaient l’horizon.—Viendrait-elle
-<span class="pagenum" id="Page_121">121</span>
-avant que montât la nuit? Et c’était une impatience
-à la fois recueillie et joyeuse.</p>
-
-<p>Cependant le crépuscule s’azurait, les flammes dorées
-s’éteignaient et, dans la pâleur du ciel, déjà,—des
-étoiles...</p>
-
-<p>Au moment où le globe divin oscillait au bord
-de l’espace, prêt à s’abîmer, de longs ruisseaux de
-feu coururent, en ondulant, sur les vapeurs occidentales—et
-voici qu’en cet instant même, au
-sortir des défilés de ces lointaines collines entre lesquelles
-s’aplanissait la route de Surate, apparurent,
-en des étincellements d’épaisses poussières, des nuages
-de cavaliers, puis des milliers de lances, des
-chars—et, de tous côtés, couronnant les hauteurs,
-surgirent des fronts de phalanges aux caftans brunis,
-aux semelles fauves, aux genouillères d’airain d’où
-sortaient de centrales pointes mortelles: un hérissement
-de piques dont presque toutes les extrémités,
-enfoncées en des têtes coupées, entre-heurtaient celles-ci
-en de farouches baisers, au hasard de chaque
-pas. Puis, escortant l’attirail roulant des machines de
-<span class="pagenum" id="Page_122">122</span>
-siège, et les claies sans nombre, attelées de robustes
-onagres, où, sur des litières de feuilles, gisaient les
-blessés, d’autres troupes de pied, les javelots ou la
-grande fronde à la ceinture;—enfin, les chariots des
-vivres. C’était là presque toute l’avant-garde; ils descendaient,
-en hâte, les pentes des sentiers, vers la ville,
-y pénétrant circulairement par toutes les portes. Peu
-après, les éclats des trompettes royales, encore invisibles,
-répondirent, là-bas, aux gongs sacrés qui grondaient
-sur Bénarès.</p>
-
-<p>Bientôt des officiers émissaires arrivèrent au galop,
-éclaircissant la route, criant différents ordres, et suivis
-d’un roulis de pesants traîneaux d’où débordaient des
-trophées, des dépouilles opulentes, des richesses, le
-butin, entre deux légions de captifs cheminant tête
-basse, secouant des chaînes et que précédaient, sur leurs
-massifs chevaux tigrés, les deux rois d’Agra. Ceux-ci, la
-reine les ramenait en triomphe dans sa capitale, bien
-qu’avec de grands honneurs.</p>
-
-<p>Derrière eux venaient des chars de guerre, aux
-frontons rayonnants, montés par des adolescentes
-<span class="pagenum" id="Page_123">123</span>
-en armures vermeilles, saignant, quelques-unes, de
-blessures mal serrées de langes, un grand arc, transversal,
-aux épaules, croisé de faisceaux de flèches:
-c’étaient les belliqueuses suivantes de la maîtresse
-terrible.</p>
-
-<p>Enfin, dominant ce désordre étincelant, au centre
-d’un demi-orbe formé de soixante-trois éléphants de
-bataille tout chargés de sowaris et de guerriers d’élite—que
-suivait de tous côtés, là-bas, l’immense vision
-d’un enveloppement d’armées—apparut l’éléphant
-noir, aux défenses dorées, d’Akëdysséril.</p>
-
-<p>A cet aspect, la ville entière, jusque-là muette et saisie
-à la fois d’orgueil et d’épouvante, exhala son convulsif
-transport en une tonnante acclamation; des milliers de
-palmes, agitées, s’élevèrent; ce fut une enthousiaste
-furie de joie.</p>
-
-<p>Déjà, dans la haute lueur de l’air, on distinguait la
-forme de la reine du Habad qui, debout entre les quatre
-lances de son dais, se détachait, mystiquement, blanche
-en sa robe d’or, sur le disque du soleil. On apercevait, à
-sa taille élancée, le ceinturon constellé où s’agrafait son
-<span class="pagenum" id="Page_124">124</span>
-cimeterre. Elle mouvait, elle-même, entre les doigts de
-sa main gauche, la chaînette de sa monture formidable.
-A l’exemple des Dêvas sculptés au loin sur le faîte des
-monts du Habad, elle élevait, en sa main droite, la fleur
-sceptrale de l’Inde, un lotus d’or mouillé d’une rosée
-de rubis.</p>
-
-<p>Le soir, qui l’illuminait, empourprait le grandiose
-entourage. Entre les jambes des éléphants pendaient,
-distinctes, sur le rouge-clair de l’espace, les diverses
-extrémités des trompes,—et, plus haut, latérales, les
-vastes oreilles sursautantes, pareilles à des feuilles de
-palmiers. Le ciel jetait, par éclairs, des rougeoiements
-sur les pointes des ivoires, sur les pierres précieuses des
-turbans, les fers des haches.</p>
-
-<p>Et le terrain résonnait sourdement sous ces approches.</p>
-
-<p>Et, toujours entre les pas de ces colosses, dont le demi-cercle
-effroyable masquait l’espace, une monstrueuse
-nuée noire, mouvante, sembla s’élever, de tous côtés à la
-fois, orbiculaire—et graduellement—du ras de l’horizon:
-c’était l’armée qui surgissait derrière eux, là-bas,
-étageant, entrecoupées de mille dromadaires, ses puissantes
-<span class="pagenum" id="Page_125">125</span>
-lignes. La ville se rassurait en songeant que les
-campements étaient préparés dans les bourgs prochains.</p>
-
-<p>Lorsque la reine du Habad ne fut plus éloignée de
-l’Entrée-du-Septentrion que d’une portée de flèche, les
-cortèges s’avancèrent sur la route pour l’accueillir.</p>
-
-<p>Et tous reconnurent, bientôt, le visage sublime
-d’Akëdysséril.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Cette neigeuse fille de la race solaire était de taille
-élevée. La pourpre mauve, intreillée de longs diamants,
-d’un bandeau fané dans les batailles, cerclait, espacée de
-hautes pointes d’or, la pâleur de son front. Le flottement
-de ses cheveux, au long de son dos svelte et musclé,
-emmêlait ses bleuâtres ombres, sur le tissu d’or de sa
-robe, aux bandelettes de son diadème. Ses traits étaient
-d’un charme oppressif qui, d’abord, inspirait plutôt le
-trouble que l’amour. Pourtant des enfants sans nombre,
-dans le Habad, languissaient, en silence, de l’avoir
-vue.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_126">126</span>
-Une lueur d’ambre pâle, épandue en sa chair, avivait
-les contours de son corps: telles ces transparences dont
-l’aube, voilée par les cimes hymalayennes, en pénètre
-les blancheurs comme intérieurement.</p>
-
-<p>Sous l’horizontale immobilité des longs sourcils, deux
-clartés bleu sombre, en de languides paupières de
-Hindoue, deux magnifiques yeux, surchargés de rêves,
-dispensaient autour d’elle une magie transfiguratrice
-sur toutes les choses de la terre et du ciel. Ils saturaient
-d’inconnus enchantements l’étrangeté fatale de ce
-visage, dont la beauté ne s’oubliait plus.</p>
-
-<p>Et le saillant des tempes altières, l’ovale subtil des
-joues, les cruelles narines déliées qui frémissaient au
-vent du péril, la bouche touchée d’une lueur de sang, le
-menton de spoliatrice taciturne, ce sourire toujours
-grave où brillaient des dents de panthère, tout cet
-ensemble, ainsi voilé de lointains sombres, devenait
-de la plus magnétique séduction lorsqu’on avait subi le
-rayonnement de ses yeux étoilés.</p>
-
-<p>Une énigme inaccessible était cachée en sa grâce de
-péri.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_127">127</span>
-Joueuse avec ses guerrières, des soirs, sous la tente
-ou dans les jardins de ses palais, si l’une d’entre elles,
-d’une charmante parole, s’émerveillait des infinis désirs
-qu’élevait, sur ses pas, l’héroïque maîtresse du Habad,
-Akëdysséril riait, de son rire mystérieux.</p>
-
-<p>Oh! posséder, boire, comme un vin sacré, les barbares
-et délicieuses mélancolies de cette femme, le son d’or de
-son rire,—mordre, presser idéalement, sur cette
-bouche, les rêves de ce cœur, en des baisers partagés!—étreindre,
-sans parole, les fluides et onduleuses plénitudes
-de ce corps enchanté, respirer sa dureté suave,
-s’y perdre—en l’abîme de ses yeux, surtout!... Pensées
-à briser les sens, d’où se réfléchissait un vertige que ces
-augustes regards de veuve, aux chastetés désespérées,
-ne refléteraient pas. Son être, d’où sortait cette certitude
-désolatrice, inspirait, au fort des assauts et des chocs
-d’armées, aux jeunes combattants de ses légions, des
-soifs de blessures reçues là, sous ses prunelles.</p>
-
-<p>Et puis, de tout le calice en fleur de son sein, d’elle entière,
-s’exhalait une odeur subtile, inespérée! enivrante—et
-telle... que,—dans l’animation, surtout, des mêlées,—un
-<span class="pagenum" id="Page_128">128</span>
-charme torturait autour d’elle! excitant ses défenseurs
-éperdus au désir sans frein de périr à son ombre...
-sacrifice qu’elle encourageait, parfois, d’un regard
-surhumain, si délirant qu’elle semblait s’y donner.</p>
-
-<p>C’étaient, dans la brume radieuse de ses victoires, des
-souvenirs d’elle seule connus et qui s’évoquaient en ses
-sommeils.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Telle apparaissait Akëdysséril, à l’entrée, maintenant,
-de la citadelle. Un moment elle écouta, peut-être, les
-paroles de bienvenue et d’amour dont la saluèrent les
-seigneurs; puis, sur un signe imperceptible, les chars de
-ses guerrières, avec le fracas du tonnerre, franchirent
-les voûtes et s’irradièrent sur la place de Kama. Les
-clameurs d’allégresse de son peuple l’appelaient:
-poussant donc son éléphant noir sous le porche de Surate
-et sur les tapis étendus, la souveraine du Habad entra
-dans Bénarès.</p>
-
-<p>Soudainement, ses regards tombèrent sur l’avenue
-<span class="pagenum" id="Page_129">129</span>
-décriée au fond de laquelle s’accusait, dans l’éloignement,
-l’antique, l’énorme façade écrasée du temple de Sivà.</p>
-
-<p>Tressaillant—d’un souvenir, sans doute—elle arrêta
-sa monture, jeta un ordre à ses éléphantadors qui
-déplièrent les gradins de l’haodah sur les flancs de
-l’animal.</p>
-
-<p>Elle descendit, légèrement.—Et voici que, pareils à
-des êtres évoqués par son désir, trois phaodjs, en turbans
-et en tuniques noirs,—délateurs sûrs et rusés—chargés,
-certes! de quelque mission très secrète pendant
-son absence, surgirent, comme de terre, devant elle.</p>
-
-<p>On s’écarta, d’après un vœu de ses yeux. Alors, les
-phaodjs inclinés autour d’elle chuchotèrent, l’un après
-l’autre, longtemps, longtemps, de très basses paroles
-que nul ne pouvait entendre, mais dont l’effet sur la
-reine parut si terrible et grandissant à mesure qu’elle
-écoutait, que son pâlissant visage s’éclaira, tout à coup,
-d’un affreux reflet menaçant.</p>
-
-<p>Elle se détourna; puis, d’une voix brusque et qui vibra
-dans le silence de la place muette:</p>
-
-<p>—Un char! s’écria-t-elle.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_130">130</span>
-Sa favorite la plus proche sauta sur le sol et lui présenta
-les deux rênes de soie tressée de fils d’airain.</p>
-
-<p>Bondissant à la place quittée:</p>
-
-<p>—Que nul ne me suive! ajouta-t-elle.</p>
-
-<p>Et, de ses yeux fixes, elle considérait l’avenue déserte.
-Indifférente à la stupeur de son peuple, au frémissement
-où elle jetait la ville interdite, Akëdysséril, précipitant
-ses chevaux à feu d’étincelles, renversant les psylles
-terrifiés, écrasant des serpents sous la lueur des roues,
-s’enfonça, toute seule, flèche lumineuse, sous les noirs
-ombrages de Sivà, qui prolongeaient l’horreur de leur
-solitude jusqu’au temple fatal.</p>
-
-<p>On la vit bientôt décroître, dans l’éloignement, devenir
-une clarté,—puis, comme une scintillation d’étoile...</p>
-
-<p>Enfin, tous, confusément, l’aperçurent, lorsque, parvenue
-à l’éclaircie septentrionale, elle arrêta ses chevaux
-devant les marches basaltiques au delà desquelles, sur
-la hauteur, s’étendaient les parvis du sanctuaire et ses
-colonnades profondes.</p>
-
-<p>Retenant, d’une main, le pli de sa robe d’or, elle gravissait,
-maintenant, là-bas, les marches redoutées.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_131">131</span>
-Arrivée au portail, elle en heurta les battants de
-bronze du pommeau de son cimeterre, et de trois coups
-si terribles, que la répercussion, comme une plainte
-sonore, parvint, affaiblie par la distance, jusqu’à la place
-de Kama.</p>
-
-<p>Au troisième appel, les mystérieux battants s’ouvrirent
-sans aucun bruit. Akëdysséril, comme une
-vision, s’avança dans l’intérieur de l’édifice.</p>
-
-<p>Quand sa personne eut disparu, les hautes mâchoires
-métalliques, distendues à ses sommations, refermèrent
-leur bâillement sombre sur elle, poussées par les bras
-invisibles des saïns, desservants de la demeure du dieu.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>La fille de Gwalior, au dédain de tout regard en
-arrière, s’aventura sous les prolongements des salles
-funestes que formaient les intervalles des piliers,—et
-le froid des pierres multipliait la sonorité de ses
-pas.</p>
-
-<p>Les derniers reflets de la mort du soleil, à travers les
-<span class="pagenum" id="Page_132">132</span>
-soupiraux—creusés, du seul côté de l’Occident, au plus
-épais des hautes murailles—éclairaient sa marche solitaire.
-Ses vibrantes prunelles sondaient le crépuscule
-de l’enceinte.—Ses brodequins de guerre, sanglants
-encore de la dernière mêlée (mais ceci ne pouvait
-déplaire au dieu qu’elle affrontait), sonnaient dans le
-silence. De rougeoyantes lueurs, tombées obliquement
-des soupiraux, allongeaient sur les dalles les ombres des
-dieux. Elle marchait sur ces ombres mouvantes, les
-effleurant de sa robe d’or.</p>
-
-<p>Au fond, sur les blocs—entassés—de porphyre
-rouge, surgissait une formidable vision de pierre, couleur
-de nuit.</p>
-
-<p>Le colosse, assis, s’élargissait en l’écartement de ses
-jambes, configurant un aspect de Sivà, le primordial
-ennemi de l’Existence-universelle. Ses proportions
-étaient telles que le torse seul apparaissait. L’inconcevable
-visage se perdait, comme dans la pensée, sous
-la nuit des voûtes. La divine statue croisait ses huit bras
-sur son sein funèbre,—et ses genoux, s’étendant à
-travers l’espace, touchaient, des deux côtés, les parois
-<span class="pagenum" id="Page_133">133</span>
-du sanctuaire. Sur l’exhaussement de trois degrés,
-de vastes pourpres tombaient, suspendues entre des
-piliers. Elles cachaient une centrale cavité creusée
-dans le monstrueux socle de Sivà.</p>
-
-<p>Là, derrière les plis impénétrables, s’allongeait, disposée
-en pente vers les portiques, la Pierre-des-immolations.</p>
-
-<p>Depuis les âges obscurs de l’Inde, à l’approche de
-tous les minuits, les brahmes sivaïtes, au grondement
-d’un gong d’appel, débordaient de leurs souterraines
-retraites, entraînant au sanctuaire un être humain—qui,
-parfois, était accouru s’offrir de lui-même, transporté
-du dédain de vivre. Aux circulaires clartés des
-braises seules de l’autel, car aucune lampe ne brûlait
-dans la demeure de Sivà, les prêtres étendaient sur la
-Pierre cette victime nue—que des entraves d’airain
-retenaient aux quatre membres.</p>
-
-<p>Bientôt, flamboyaient les torches des saïns, illuminant
-l’entourage recueilli des brahmes. Sur un
-signe du Grand-Pontife, le Sacrificateur de Sivà,
-séparant d’un arrêt chacun de ses pas, s’avançait...
-<span class="pagenum" id="Page_134">134</span>
-puis, se penchant avec lenteur vers la Pierre, d’un
-seul coup de sa large lame ouvrait silencieusement la
-poitrine de l’holocauste.</p>
-
-<p>Alors, quittant l’autel, dans l’aveugle dévotion à la
-divinité destructrice, le Grand-Pontife s’approchait,
-maudissant les cieux. Et, plongeant ses mains onglées
-dans cette entaille, qu’il élargissait avec force, en fouillait,
-d’abord, l’horreur, puis, il en retirait ses bras, les
-dressait aussi haut que possible, offrant à la Reproduction
-divine le cœur au hasard arraché, et dont les fibres
-saignantes glissaient entre ses doigts espacés selon les
-rites sacerdotaux.</p>
-
-<p>Le grommellement monotone des brahmes, qu’envahissait
-une extase, râlait autour de lui le vieil hymne
-de Sivà (la grande Imprécation contre la Lumière) d’eux
-seuls connu. Au cesser du chant, le Pontife laissait
-retomber son oblation pantelante sur le feu saint qui en
-consumait les suprêmes palpitations: et la chaude buée
-montait ainsi, expiatrice de la vie, le long du ventre
-apaisé du dieu.</p>
-
-<p>Cette cérémonie, toujours occulte, était si brève,
-<span class="pagenum" id="Page_135">135</span>
-que les échos du temple ne retentissaient jamais que
-d’un seul grand cri.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Ce soir-là, debout sur le triple degré au delà duquel
-s’étalait, ainsi long-voilée, la Pierre de sacrificature, se
-tenait le seul habitant visible des solitudes du temple:—et
-l’aspect de cet homme était aussi glaçant que
-l’aspect de son dieu.</p>
-
-<p>La géante nudité de ce vieillard aux reins ceinturés
-d’un haillon sombre,—et dont l’ossature décharnée,
-flottante en une peau blanchâtre aux bruissantes rides,
-semblait lui être devenue étrangère,—se détachait sur
-l’ensanglantement des lourdes draperies.</p>
-
-<p>L’impassibilité de cette face, au puissant crâne décillé,
-imberbe et chauve, qu’effleurait en cet instant, sur le
-fuyant d’une tempe, le feu d’une tache solaire, imposait
-le vertige. Aux creux de ses orbites, sous leurs arcs
-dénudés, veillaient deux lueurs fulgurales qui semblaient
-ne pouvoir distinguer que l’Invisible.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_136">136</span>
-Entre ces yeux, se précipitait un ample bec-d’aigle
-sur une bouche pareille à quelque vieille blessure
-devenue blanche faute de sang—et qui clôturait
-mystiquement la carrure du menton. Une volonté brûlait
-seule en cette émaciation qui ne pouvait plus être appréciablement
-changée par la mort, car l’ensemble de ce
-que l’Homme appelle la Vie, sauf l’animation, semblait
-détruite en ce spectral ascète.</p>
-
-<p>Ce mort vivant, plusieurs fois séculaire, était le
-Grand-Pontife de Sivà, le prêtre aux mains affreuses,—l’Anachorète
-au nom de lui-même oublié—et dont
-nul mortel n’eût, sans doute, retrouvé les syllabes qu’à
-travers la nuit, dans les déserts, en écoutant avec
-attention le cri du tigre.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Or, c’était vers lui que venait, irritée, Akëdysséril;
-c’était bien cet homme dont l’aspect la transportait
-d’une fureur que trahissaient les houles de son sein, le
-froncement de ses narines, la palpitation de ses lèvres!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_137">137</span>
-Arrivée, enfin, devant lui, la reine s’arrêta, le considéra
-pendant un instant sans une parole, puis,—d’une
-voix qui retentit ferme, jeune, vibrante, dans le terrifiant
-isolement du démesuré tombeau:</p>
-
-<p>—«Brahmane, je sais que tu t’es affranchi de nos
-joies, de nos désirs, de nos douleurs et que tes regards
-sont devenus lourds comme les siècles. Tu marches
-environné des brumes d’une légende divine. Un pâtre,
-des marchands khordofans, des chasseurs de lynx et de
-bœufs sauvages t’ont vu, de nuit, dans les sentiers des
-montagnes, plongeant ton front dans les immenses
-clartés de l’orage et, tout illuminé d’éclairs dont la
-vertu brûlante s’émoussait contre toi, sourd au fracas
-des cieux, tu réfractais, paisiblement au profond de tes
-prunelles, la vision du dieu que tu portes. Au mépris
-des éléments de nos abîmes, tu te projetais, en esprit,
-vers le Nul sacré de ton vieil espoir.</p>
-
-<p>«Comment donc te menacer, figure inaccessible?
-Mes bourreaux épuiseraient en vain, sur ta dépouille
-vivante, leur science ancienne, et mes plus belles
-vierges, leurs enchantements! Ton insensibilité neutralise
-<span class="pagenum" id="Page_138">138</span>
-ma puissance. Je veux donc me plaindre à ton
-dieu.»</p>
-
-<p>Elle posa le pied sur la première dalle du sanctuaire,
-puis, élevant ses regards vers le grand visage d’ombre
-perdu dans les hautes ténèbres du temple:</p>
-
-<p>—«Sivà! cria-t-elle, Dieu dont l’invisible vol revêt
-de terreur jusqu’à la lumière du soleil,—Dieu qui, devant
-l’<span class="smcap">Irrévélé</span>, te dressas, improuvant et condamnant
-ce mensonge des univers... que tu sauras détruire!—si
-j’ai senti, jamais, autour de moi, dans les combats,
-ta présence exterminatrice, tu écouteras, ô Père de
-la Sagesse fatale, la fille d’un jour qui ose troubler
-le silence de la demeure en te dénonçant ton prêtre.</p>
-
-<p>«Ressouviens-toi,—puisque c’est l’attribut des Dieux
-de s’intéresser si étrangement aux plaintes humaines!—Peu
-d’aurores avaient brillé sur mon règne, Sivà,
-lorsque forcée de franchir, avec mes armées, l’Iaxarte et
-l’Oxus, je dus entrer, victorieuse, dans les cités en feu
-de la Sogdiane,—dont le roi réclamait sa fille unique,
-ma prisonnière Yelka.—Je savais que des peuples du
-Népâl profiteraient, ici, de cette guerre lointaine, pour
-<span class="pagenum" id="Page_139">139</span>
-proclamer roi du Habad celui... que je ne pouvais me
-résoudre à faire périr, Sedjnour, enfin, leur prince, le
-frère, hélas! de Sinjab, mon époux inoublié.—Si j’étais
-une conquérante, Sedjnour n’était-il pas issu de la race
-d’Ebbahâr, le plus ancien des rois?</p>
-
-<p>«Je vainquis, en Sogdiane! Et je dus soumettre, à
-mon retour, les rebelles,—qui m’ont déclarée, depuis,
-valeureuse et magnanime, en des inscriptions durables.</p>
-
-<p>«Ce fut alors que, pour prévenir de nouvelles séditions
-et d’autres guerres, le Conseil de mes vizirs
-d’État, dans Bénarès, statua d’anéantir l’objet même de
-ces troubles, au nom du salut de tous. Un décret de
-mort fut donc rendu contre Sedjnour et contre ma
-captive, sa fiancée,—et l’Inde m’adjura d’en hâter
-l’exécution pour assurer, enfin, la stabilité de mon
-trône et de la paix.</p>
-
-<p>«En cette alternative, mon orgueil frémissant refusa
-de se diminuer en bravant les remords d’un tel crime.
-Qu’ils fussent mes captifs, je m’accordais avec tristesse—ô
-dieu des méditations désespérées!—cette inévitable
-iniquité!... mais qu’ils devinssent mes victimes?...
-<span class="pagenum" id="Page_140">140</span>
-lâcheté d’un cœur ingrat, dont le seul souvenir eût à
-jamais flétri toutes les fiertés de mon être.—Et puis,
-ô Dieu des victoires! je ne suis point cruelle, comme les
-filles des riches parsis, dont l’ennui se plaît à voir
-mourir; les grandes audacieuses, bien éprouvées aux
-combats, sont faites de clémence—et, comme l’une de
-mes sœurs de gloire, Sivà, je fus élevée par des
-colombes.</p>
-
-<p>«Cependant, l’existence de ces enfants était un
-constant péril. Il fallait choisir entre leur mort et tout le
-sang généreux que leur cause, sans doute, ferait verser
-encore!—Avais-je le droit de les laisser vivre, moi, reine?</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>«Ah! je résolus, du moins, de les voir, une fois, de
-mes yeux,—pour juger s’ils étaient dignes de l’anxiété
-dont se tourmentait mon âme.—Un jour, aux premiers
-rayons de l’aurore, je revêtis mes vêtements
-d’autrefois, alors que, dans nos vallées, je gardais les
-troupeaux de mon père Gwalior. Et je me hasardai,
-<span class="pagenum" id="Page_141">141</span>
-femme inconnue, dans leurs demeures perdues parmi
-les champs de roses, aux bords opposés du Gange.</p>
-
-<p>«O Sivà! je revins éblouie, le soir!... Et, lorsque je
-me retrouvai seule, en cette salle du palais de Séür
-où je devins, où je demeure veuve, une mélancolie
-de vivre m’accabla: je me sentis plus troublée que
-je ne l’aurais cru possible!</p>
-
-<p>«O couple pur d’êtres charmants qui s’étonnaient
-sans me haïr! Leur existence ne palpitait que d’un
-espoir: leur union d’amour!... libres ou captifs!...
-fût-ce même dans l’exil!... Cet adolescent royal, aux
-regards limpides, et dont les traits me rappelaient ceux
-de Sinjab! Cette enfant chaste et si aimante, si belle!...
-leurs âmes séparées, mais non désunies, s’appelaient et
-se savaient l’une à l’autre! N’est-ce donc pas ainsi que
-notre race conçoit et ressent, depuis les âges, en notre
-Inde sublime, le sentiment de l’amour? Fidèle, immortellement!</p>
-
-<p>«Eux, un danger, Sivà?—Mais, Sedjnour, élevé par
-des sages, rendait grâce aux Destinées de se voir allégé
-du souci des rois! Il me plaignait, en souriant, de m’en
-<span class="pagenum" id="Page_142">142</span>
-être si passionnément fatiguée! Prince insoucieux de
-gloire, il jugeait frivoles ces lauriers idéals dont le seul
-éclat me fait pâlir!... S’aimer! Tel était—ainsi que
-pour son amante Yelka—l’unique royaume! Et,
-disaient-ils, ils étaient bien assurés que j’allais les réunir
-vite—puisque je fus aimée et que j’étais fidèle!...»</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Akëdysséril, après avoir un instant caché son visage
-de veuve entre ses mains radieuses, continua:</p>
-
-<p>—«Répondre à ces enfants en leur adressant des
-bourreaux? Non! Jamais!—Cependant, que résoudre,
-puisque la mort, seule, peut mettre fin, sans retour,
-aux persévérances opiniâtres des partisans d’un prince—et
-que l’Inde me demandait la paix?... Déjà d’autres
-rébellions menaçaient: il me fallait encore m’armer
-contre l’Indo-Scythie...—Soudainement, une étrange
-pensée m’illumina! C’était la veille du jour où j’allais
-marcher contre les aborigènes des monts arachosiens.
-Ce fut à toi seul que je songeai, Sivà! Quittant, de
-<span class="pagenum" id="Page_143">143</span>
-nuit, mon palais, j’accourus ici, seule:—rappelle-toi!
-divinité morose!—Et je vins demander secours,
-devant ton sanctuaire, à ton noir pontife.</p>
-
-<p>«Brahmane, lui dis-je, je sais que, ni mon trône
-dont la blancheur s’éclaire de tant de pierreries, ni les
-armées, ni l’admiration des peuples, ni les trésors, ni
-le pouvoir de ce lotus inviolé—non, rien ne peut
-égaler en joie les premières délices de l’Amour ni ses
-voluptueuses tortures. Si l’on pouvait mourir du ravissement
-nuptial, mon sein ne battrait plus depuis
-l’heure où, pâle et rayonnante, Sinjab me captiva
-sous ses baisers, à jamais, comme sous des chaînes!</p>
-
-<p>«Cependant, si, par quelque enchantement, il était
-possible—que ces enfants condamnés <i>mourussent
-d’une joie si vive, si pénétrante, si encore inéprouvée,
-que cette mort leur semblât plus désirable que la vie</i>?
-Oui, par l’une de ces magies étranges, qui nous dissipent
-comme des ombres, si tu pouvais augmenter leur
-amour même,—l’exalter, par quelque vertu de Sivà?—d’un
-embrasement de désirs... peut-être le feu de leurs
-premiers transports suffirait-il pour consumer les liens
-<span class="pagenum" id="Page_144">144</span>
-de leurs sens en un évanouissement sans réveil!—Ah!
-si cette mort céleste était réalisable, ne serait-elle
-pas une conciliatrice, puisqu’ils se la donneraient
-à eux-mêmes? Seule, elle me semblait digne de leur
-douceur et de leur beauté.</p>
-
-<p>«Ce fut à ces paroles que cette bouche de nuit,
-engageant ta promesse divine, me répondit avec
-tranquillité:</p>
-
-<p>—«Reine, j’accomplirai ton désir.»</p>
-
-<p>«Sur cette assurance de ton prêtre, accès libre lui
-fut laissé, par mes ordres, des palais de mes captifs.—Consolée,
-d’avance, par la beauté de mon crime, je me
-départis en armes, l’aube suivante, vers l’Arachosie,—d’où
-je reviens, victorieuse encore, Sivà! grâce à ton
-ombre et à mes guerriers, ce soir.</p>
-
-<p>«Or, tout à l’heure, au franchir des citadelles, j’eus
-souci de la fatale merveille, sans doute accomplie durant
-mon éloignement. Déjà songeuse d’offrandes sacrées,
-je contemplais les dehors de ce temple, lorsque mes
-phaodjs, apparus, m’ont révélé quelle fut, envers moi,
-la duplicité de ce très vieux homme-ci.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_145">145</span>
-La souveraine veuve regarda le fakir: à peine si sa
-voix décelait, en de légers tremblements, la fureur
-qu’elle dominait.</p>
-
-<p>—«Démens-moi! continua-t-elle; dis-nous de quelles
-délices tu tins à fleurir, pour ces adolescents idéals, la
-pente de la mort promise? sous les pleurs de quelles
-extases tu sus voiler leurs yeux ravis? en quels inconnus
-frémissements d’amour tu fis vibrer leurs sens jusqu’à
-cet alanguissement mortel où je rêvais que s’éteignissent
-leurs deux êtres? Non! tais-toi.</p>
-
-<p>«Mes phaodjs, aux écoutes dans les murailles,
-t’observaient—et j’ai lieu d’estimer leur clairvoyance
-fidèle... Va, tu peux lever sur moi tes yeux! A qui me
-jette le regard qui dompte, je renvoie celui qui opprime,
-n’étant pas de celles qui subissent des enchantements!...</p>
-
-<p>«O prince pur, Sedjnour, ombre ingénue,—et toi,
-pâle Yelka, si douce, ô vierge!—Enfants, enfants!...
-le voici, cet homme de tourments qu’il faut, où vous
-êtes, incriminer devant les divinités sans clémence qui
-n’ont pas aimé.</p>
-
-<p>«Je veux savoir pourquoi ce fils d’une femme oubliée
-<span class="pagenum" id="Page_146">146</span>
-me cacha cette haine qu’il portait, sans doute, à
-quelque souverain de la race dont ils sortirent et quelle
-vengeance il projetait d’exercer sur cette innocente postérité!...—Car
-de quel autre mobile s’expliquer ton
-œuvre, brahmane? à moins que tes féroces instincts
-natals, ayant, à la longue, affolé ta stérile vieillesse, tu
-n’aies agi dans l’inconscience... et, devant la perfection
-de leur double supplice, comment le croire?</p>
-
-<p>«Ainsi, ce ne fut qu’avec des paroles, n’est-ce pas?
-<i>rien qu’avec des paroles</i>, que tu fis subir, à leurs
-âmes, une mystérieuse agonie, jusqu’à ce qu’enfin cette
-mort volontaire, où tu les persuadais de se réfugier
-contre leurs tourments, vint les délivrer... de t’avoir
-entendu!</p>
-
-<p>«Oui, tout l’ensemble de ce subtil forfait, je le
-devine, prêtre;—et c’est par dédain, sache-le, que je
-n’envoie pas, à l’instant même, ta tête sonner et bondir
-sur ces dalles profanées par ton parjure.»</p>
-
-<p>Akëdysséril, qui venait de laisser ses yeux étinceler,
-reprit, avec des accents amers:</p>
-
-<p>«Aussitôt que l’austérité de ton aspect eut séduit la
-<span class="pagenum" id="Page_147">147</span>
-foi de ces claires âmes, tu commenças cette œuvre
-maudite. Et ce fut la simplicité de leur mutuelle tendresse
-que tu pris, d’abord, à tâche de détruire. Au
-souffle de quelles obscures suggestions desséchas-tu
-la sève d’amour en ces jeunes tiges, qui, pâlissantes,
-commencèrent, dès lors, à dépérir pour ta joie,—je
-vais te le dire!</p>
-
-<p>«Vieillard, il te fallut que chacun d’eux se sentît
-solitaire! Eh bien,—selon ce que tu leur laissas
-entendre,—<i>chacun d’eux ne devait-il pas survivre à
-l’oublié, et régner, grâce à mes vœux, en des pays
-lointains,—aux côtés d’un être royal et plein d’amour
-aujourd’hui préféré déjà</i>?... Comment te fut-il possible
-de les persuader?—Mais tu savais en offrir mille
-preuves!... Isolés, pouvaient-ils, ces enfants, échanger
-ce seul regard qui eût traversé les nébuleuses fumées de
-tes vengeances comme un rayon de soleil? Non! Non.
-Tu triomphais—et, tout à l’heure, je t’apprendrai, te
-dis-je, par quel redoutable artifice! Et le feu chaste de
-leurs veines, attisé, sans cesse, par le ravage des
-jalousies, par la mélancolie de l’abandon, tu sus en
-<span class="pagenum" id="Page_148">148</span>
-irriter les désirs jusqu’à les rendre follement charnels—à
-cause de cette croyance où tu plongeais leurs cœurs,
-l’impossibilité de toute possession l’un de l’autre. Entre
-leurs demeures, chaque jour, passant le Gange, tu te
-faisais, sur les eaux saintes, une sorte d’effrayant
-messager de pleurs, d’épouvante, d’illusions mortes et
-d’adieux.</p>
-
-<p>«Ah! les délations de mes phaodjs sont profondes:
-elles m’ont éclairé sur certaine détestable puissance
-dont tu disposes! Ils ont attesté, en un serment, les
-Dêvas des Expiations éternelles, que nulle arme n’est
-redoutable auprès de l’usage où ton noir génie sait
-plier la parole des vivants. Sur ta langue, affirment-ils,
-s’entre-croisent, à ton gré, des éclairs plus fallacieux,
-plus éblouissants et plus meurtriers que ceux qui
-jaillissent, dans les combats, des feintes de nos
-cimeterres. Et, lorsqu’un esprit funeste agite sa torche
-au fond de tes desseins, cet art, ce pouvoir, plutôt,
-se résout, d’abord, en...»</p>
-
-<p>La reine, ici, fermant à demi les paupières, sembla
-suivre, d’une lueur, entre ses cils, dans les vagues
-<span class="pagenum" id="Page_149">149</span>
-ténèbres du temple, un fil invisible, perdu, flottant:
-et, symbolisant ainsi l’analyse où ses pensées s’aventuraient,
-elle lissa, de deux de ses doigts fins et
-pâles, le bout de l’un de ses sourcils, en étendant
-l’autre main vers le brahme:</p>
-
-<p>...—«en... des suppositions lointaines, motivées
-subtilement, et suivies d’affreux silences... Puis,—des
-inflexions, très singulières, de ta voix éveillent... on ne
-sait quelles angoisses—dont tu épies, sans trêve,
-l’ombre passant sur les fronts. Alors—mystère de
-toute raison vaincue!—d’étranges <i>consonnances</i>, oui,
-presque nulles de signification,—et dont les magiques
-secrets te sont familiers,—te suffisent pour effleurer nos
-esprits d’insaisissables, de glaçantes inquiétudes! de si
-troubles soupçons qu’une anxiété inconnue oppresse,
-bientôt, ceux-là mêmes dont la défiance, en éveil,
-commençait à te regarder fixement. Il est trop tard. Le
-verbe de tes lèvres revêt, alors, les reflets bleus et froids
-des glaives, de l’écaille des dragons, des pierreries. Il
-enlace, fascine, déchire, éblouit, envenime, étouffe...
-et il a des ailes! Ses occultes morsures font saigner
-<span class="pagenum" id="Page_150">150</span>
-l’amour à n’en plus guérir. Tu sais l’art de susciter—pour
-les toujours décevoir—les espérances suprêmes!
-A peine supposes-tu... que tu convaincs plus que si tu
-attestais. Si tu feins de rassurer, ta menaçante sollicitude
-fait pâlir. Et, selon tes vouloirs, la mortelle malice qui
-anime ta sifflante pensée, jamais ne louange que pour
-dissimuler les obliques flèches de tes réserves, qui,
-seules, importent!—tu le sais, car tu es comme un
-mort méchant. D’un flair louche et froid, tu sais en
-proportionner les atteintes à la présence qui t’écoute.
-Enfin, toi disparu, tu laisses dans l’esprit que tu te
-proposas ainsi de pénétrer d’un venin fluide, le germe
-d’une corrosive tristesse, que le temps aggrave, que le
-sommeil même alimente—et qui devient bientôt si
-lourde, si âcre et si sombre—que vivre perd toute
-saveur, que le front se penche, accablé, que l’azur
-semble souillé depuis ton regard, que le cœur se serre
-à jamais—et que des êtres simples en peuvent mourir.
-C’est donc sous l’énergie de ce langage meurtrier—ton
-privilège, brahmane!—que tu te complus et
-t’acharnas, jour à jour, à froisser—comme entre les
-<span class="pagenum" id="Page_151">151</span>
-ossements de tes mains—le double calice de ces
-jeunes âmes candides, ô spectre étouffant deux roses
-dans la nuit!</p>
-
-<p>«Et lorsque leurs lèvres furent muettes, leurs yeux
-fixes et sans larmes, leurs sourires bien éteints; lorsque
-le poids de leur angoisse dépassa ce que leurs cœurs
-pouvaient supporter sans cesser de battre, lorsqu’ils
-eurent, même, cessé de me maudire ainsi que les dieux
-sacrés, tu sus augmenter en chacun d’eux, tout à coup,
-cette soif de perdre jusqu’au souvenir de leur être,
-pour échapper au supplice d’exister sans fidélité, sans
-croyance et sans espérance, en proie au tourment
-constant de leurs trop insatiables désirs l’un de l’autre.—Et
-cette nuit, cette nuit, tu les as laissés se précipiter
-dans le vaste fleuve,—te disant, peut-être, que tu
-saurais bien me donner le change de leur mort.»</p>
-
-<p>Il y eut un moment de grand silence dans le temple,
-à cette parole.</p>
-
-<p>—«Prêtre, reprit encore Akëdysséril, je tenais à mon
-rêve que tu t’engageas, librement, à réaliser. Tu fus, ici,
-l’interprète sacrilège de ton dieu, dont tu as compromis
-<span class="pagenum" id="Page_152">152</span>
-l’éternelle intégrité par ta traîtrise, car tout parjure
-diminue, à la mesure de la promesse trahie, l’être
-même de qui l’accomplit ou l’inspira. Je veux donc
-savoir pourquoi tu m’as bravée: pour quel motif ce
-long attentat n’a point fatigué la persévérance!... Tu
-vas me répondre.»</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Elle se détourna, comme une longue lueur d’or, vers
-les profondeurs ensevelies dans l’obscurité. Et sa voix,
-devenant immédiatement stridente, réveilla, comme de
-force, en des sursauts bondissants, les échos des
-immenses salles autour d’elle:</p>
-
-<p>—«Et maintenant, fakirs voilés, spectres errants
-entre les piliers de cette demeure et qui, cachant vos
-cruelles mains, apparaissez, par intervalles,—révélés,
-seulement, par l’ombre rapide que vous projetez sur les
-murailles,—écoutez la menaçante voix d’une femme
-qui,—servante, hier encore, de ceux-là qui entendent
-les symboles et tiennent la parole des dieux,—ce
-<span class="pagenum" id="Page_153">153</span>
-soir vous parle en dominatrice, car ses paroles ne sont
-point vaines: j’en ai pesé, froidement, l’imprudence—et
-ce n’est pas à moi de trembler.</p>
-
-<p>«Si, dans l’instant, ce taciturne ascète, votre souverain,
-se dérobe à ma demande en d’imprécises réponses,—avant
-une heure, moi, je le jure! Akëdysséril!—entraînant
-mes vierges militaires, nous passerons,
-debout, au front de nos chars vermeils avec des rires,
-dans la fumée, dispersant l’incendie de nos torches en
-feu aux profonds des noirs feuillages de votre antique
-avenue! Ma puissante armée, encore ivre de triomphe,
-et qui est aux portes de Bénarès, entrera dans la ville
-sur mon appel. Elle enserrera cet édifice désormais
-déserté de son dieu! Et cette nuit, toute la nuit, sous
-les chocs multipliés de mes béliers de bronze, j’en effondrerai
-les pierres, les portes, les colonnades! Je jure
-qu’il s’écroulera dans l’aurore et que j’écraserai le
-monstrueux simulacre vide où veilla, durant des siècles,
-l’esprit même de Sivà! Mes milices, dont le nombre est
-terrible, avec leurs lourdes massues d’airain, les auront
-broyés, pêle-mêle, ces blocs rocheux, avant que le soleil
-<span class="pagenum" id="Page_154">154</span>
-de demain—si demain nous éclaire—ait atteint le
-haut du ciel! Et le soir, lorsque le vent, venu de mes
-monts lointains—devant qui les autres de la terre
-s’humilient—aura dispersé tout ce vaste nuage de
-vaines poussières à travers les plaines, les vallées et les
-bois du Habad, je reviendrai, moi! vengeresse! avec
-mes guerrières, sur mes noirs éléphants, fouler le sol
-où s’éleva le vieux temple!... Couronnées de frais lotus
-et de roses, elles et moi, sur ses ruines, nous entrechoquerons
-nos coupes d’or, en criant aux étoiles, avec
-des chants de victoire et d’amour, les noms des deux
-ombres vengées! Et ceci, pendant que mes exécuteurs
-enverront, l’une après l’autre, du haut des amoncellements
-qui pourront subsister encore des parvis dévastés,
-vos têtes et vos âmes rouler en ce Néant-originel que
-votre espoir imagine!... J’ai dit.»</p>
-
-<p>La reine Akëdysséril, le sein palpitant, la bouche
-frémissante, abaissant les paupières sur ses grands
-yeux bleus tout en flammes, se tut.</p>
-
-<div class="aster"><span class="pagenum" id="Page_155">155</span>
-*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Alors le serviteur de Sivà, tournant vers elle sa blême
-face de granit, lui répondit d’une voix sans timbre:</p>
-
-<p>—«Jeune reine, devant l’usage que nous faisons de
-la vie, penses-tu nous faire de la mort une menace?—Tu
-nous envoyas des trésors—semés, dédaigneusement,
-par nos saïns, sur les degrés de ce temple—où
-nul mendiant de l’Inde n’ose venir les ramasser! Tu
-parles de détruire cette demeure sainte? Beau loisir,—et
-digne de tes destinées,—que d’exhorter des soldats
-sans pensée à pulvériser de vaines pierres! L’Esprit qui
-anime et pénètre ces pierres est le seul temple qu’elles
-représentent: lui révoqué, le temple, en réalité, n’est
-plus. Tu oublies que c’est lui seul, cet Esprit sacré, qui
-te revêt, toi-même, de l’autorité dont tes armes ne sont
-que le prolongement sensible... Et que ce serait à lui
-seul, toujours, que tu devrais de pouvoir abolir les
-voiles sous l’accident desquels il s’incorpore ici. Quand
-donc le sacrilège atteignit-il d’autre dieu... que l’être
-<span class="pagenum" id="Page_156">156</span>
-même de celui qui fut assez infortuné pour en consommer
-la démence!</p>
-
-<p>«Tu vins à moi, pensant que la Sagesse des Dêvas
-visite plus spécialement ceux qui, comme nous, par des
-jeûnes, des sacrifices sanglants et des prières, préservent
-la clairvoyance de leur propre raison de dépendre
-des fumées d’un breuvage, d’un aliment, d’une terreur
-ou d’un désir. J’accueillis tes vœux parce qu’ils étaient
-beaux et sombres, même en leur féminine frivolité,—m’engageant
-à les réaliser,—par déférence pour le
-sang qui te couvre.—Et voici que, dès les premiers
-pas de ton retour, ton lucide esprit s’en remet à des
-intelligences de délateurs—que je n’ai même pas
-daigné voir—pour juger, pour accuser et pour maudire
-mon œuvre, de préférence à t’adresser simplement
-à moi, tout d’abord, pour en connaître.</p>
-
-<p>«Tu le vois, ta langue a formé, bien en vain, les
-sons dont vibrent encore les échos de cet édifice,—et
-s’il me plut d’entendre jusqu’à la fin tes harmonieux
-et déjà si oubliés outrages, c’est que,—fût-elle sans
-base et sans cause,—la colère des jeunes tueuses,
-<span class="pagenum" id="Page_157">157</span>
-dont les yeux sont pleins de gloire, de feux et de rêves,
-est toujours agréable à Sivà.</p>
-
-<p>«Ainsi, reine Akëdysséril, tu désires—et ne sais ce
-qui réalise! Tu regardes un but et ne t’inquiètes point
-de l’unique moyen de l’atteindre.—Tu demandas s’il
-était au pouvoir de la Science-sainte d’induire deux êtres
-en ce passionnel état des sens où telle subite violence
-de l’Amour détruirait en eux, dans la lueur d’un même
-instant, les forces de la vie?... Vraiment, quels autres
-enchantements qu’une réflexion toute naturelle devais-je
-mettre en œuvre pour satisfaire à l’imaginaire de ce
-dessein?—Écoute: et daigne te souvenir.</p>
-
-<p>«Lorsque tu accordas la fleur de toi-même au
-jeune époux, lorsque Sinjab te cueillit en des étreintes
-radieuses, jamais nulle vierge, t’écriais-tu, n’a frémi de
-plus ardentes délices, et ta stupeur, selon ce que tu
-m’attestas, était d’avoir survécu à ce grave ravissement.</p>
-
-<p>«C’est que,—rappelle-toi,—déjà favorisée d’un
-sceptre, l’esprit troublé d’ambitieuses songeries, l’âme
-disséminée en mille soucis d’avenir, il n’était plus en
-<span class="pagenum" id="Page_158">158</span>
-ton pouvoir de te donner tout entière. Chacune de ces
-choses retenait, au fond de ta mémoire, un peu de ton
-être et, ne t’appartenant plus en totalité tu te ressaisissais
-obscurément et malgré toi—jusqu’en ce conjugal
-charme de l’embrassement—aux attirances de ces
-choses étrangères à l’Amour.</p>
-
-<p>«Pourquoi, dès lors, t’étonner, Akëdysséril, de survivre
-au péril que tu n’as pas couru?</p>
-
-<p>«Déjà tu connaissais, aussi, des bords de cette coupe
-où fermente l’ivresse des cieux, d’avant-coureurs parfums
-de baisers dont l’idéal avait effleuré tes lèvres,
-émoussant la divine sensation future. Considère ton
-veuvage, ô belle veuve d’amour, qui sais si distraitement
-survivre à ta douleur! Comment la possession t’aurait-elle
-tuée, d’un être—dont la perte même te voit
-vivre?</p>
-
-<p>«C’est que, jeune femme, ta nuit nuptiale ne fut
-qu’étoilée. Son étincelante pâleur fut toute pareille à
-celle de mille bleus crépuscules, réunis au firmament,
-et se voilant à peine les uns les autres. L’éclair
-de Kamadêva, le Seigneur de l’amour, ne les
-<span class="pagenum" id="Page_159">159</span>
-traversa que d’une pâleur un peu plus lumineuse,
-mais fugitive! Et ce n’est pas en ces douces nuits
-que les cœurs humains peuvent subir le choc de sa
-puissante foudre.</p>
-
-<p>«Non!... Ce n’est que dans les nuits désespérées,
-noires et désolatrices, aux airs inspirateurs de mourir,
-où nul regret des choses perdues, nul désir des choses
-rêvées ne palpitent plus dans l’être, hormis l’amour
-seul;—c’est seulement en ces sortes de nuits qu’un
-aussi rouge éclair peut luire, sillonner l’étendue et
-anéantir ceux qu’il frappe! C’est en ce vide seul que
-l’Amour, enfin, peut librement pénétrer les cœurs et
-les sens et les pensées au point de les dissoudre en lui
-d’une seule et mortelle commotion! Car une loi des
-dieux a voulu que l’intensité d’une joie se mesurât à la
-grandeur du désespoir subi pour elle: alors seulement
-cette joie, se saisissant à la fois de toute l’âme, l’incendie,
-la consume et peut la délivrer!</p>
-
-<p>«C’est pourquoi j’ai accumulé beaucoup de nuit
-dans l’être de ces deux enfants: je la fis même plus
-profonde et plus dévastée que n’ont pu le dire les
-<span class="pagenum" id="Page_160">160</span>
-phaodjs!... Maintenant, reine, quant aux enchantements
-dont disposent les antiques brahmanes, supposes-tu
-que tes si clairvoyants délateurs connaissent,
-par exemple, l’intérieur de ces grands rochers du sommet
-desquels tes jeunes condamnés voulurent, hier au
-soir, se précipiter dans le Gange?»</p>
-
-<p class="sep2">Ici, Akëdysséril, arrachant du fourreau son cimeterre
-qui continua la lueur de ses yeux, s’écria, ne
-dominant plus son courroux:</p>
-
-<p>—«Insensé barbare! Pendant que tu prononces toutes
-ces vaines sentences qui ont tué mes chères victimes,
-ah! le fleuve roule, sous les astres, à travers les
-roseaux, leurs corps innocents!... Eh bien, le Nirvanah
-t’appelle. Sois donc anéanti!»</p>
-
-<p>Son arme décrivit un flamboiement dans l’obscurité.
-Un instant de plus, et l’ascète, séparé par les reins
-sous l’atteinte robuste du jeune bras,—n’était plus.</p>
-
-<p>Soudain, elle rejeta son arme loin d’elle, et le bruit
-retentissant de cette chute fit tressaillir encore les
-ombres du temple.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_161">161</span>
-C’est que—sans même relever les paupières sur
-l’accusatrice—le pontife sombre avait murmuré, sans
-dédain, sans terreur et sans orgueil, ce seul mot:</p>
-
-<p>—«Regarde.»</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>A cette parole s’étaient écartés les pans du grand
-voile de l’autel de Sivà, laissant apercevoir l’intérieur de
-la caverne que surplombait le dieu.</p>
-
-<p>Deux ascètes, les paupières abaissées selon les rites
-sacerdotaux, soutenaient, aux extrémités latérales du
-sanctuaire, les vastes plis sanglants.</p>
-
-<p>Au fond de ce lieu d’horreur, les trépieds étaient
-allumés comme à l’heure d’un sacrifice. L’Esprit de
-Sivà s’opposant, dans les symboles, à la libre élévation
-de leurs flammes, ces grandes flammes, renversées par
-les courbures de hautes plaques d’or, réverbéraient
-d’inquiétantes clartés sur la Pierre des victimes. Au
-chevet de cette Pierre se tenaient, immobiles et les yeux
-baissés, deux saïns, la torche haute.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_162">162</span>
-Et là, sur ce lit de marbre noir, apparaissaient étendus,
-pâles d’une pâleur de ciel, deux jeunes êtres charmants.
-Les plis de neige de leurs transparentes tuniques
-nuptiales décelaient les lignes sacrées de leurs corps;
-la lumière de leur sourire annonçait en eux le lever
-d’une aube éclose dans les invisibles et vermeils espaces
-de l’âme; et cette aurore secrète transfigurait, en une
-extase éternelle, leur immobilité.</p>
-
-<p>Certes, quelque transport d’une félicité divine,
-passant les forces de sensation que les dieux ont
-mesurées aux humains—avait dû les délivrer de
-vivre, car l’éclair de la Mort en avait figé l’expressif
-reflet sur leurs visages! Oui, tous deux portaient
-l’empreinte de l’idéale joie dont la soudaineté les
-avait foudroyés.</p>
-
-<p>Et là, sur cette couche où les brahmes de Sivà les
-avaient posés, ils gardaient l’attitude, encore, où la
-Mort—que, sûrement, ils n’avaient point remarquée—était
-venue les surprendre effleurant leurs êtres de
-son ombre. Ils s’étaient évanouis, perdus en elle, insolitement,
-laissant la dualité de leurs essences en fusion
-<span class="pagenum" id="Page_163">163</span>
-s’abîmer en cet unique instant d’un amour—que nul
-autre couple vivant n’aura connu jamais.</p>
-
-<p>Et ces deux mystiques statues incarnaient ainsi le
-rêve d’une volupté seulement accessible à des cœurs
-immortels.</p>
-
-<p>La juvénile beauté de Sedjnour, en sa blancheur
-rayonnante, semblait défier les ténèbres. Il tenait, ployée
-entre ses bras, l’être de son être, l’âme de son désir;—et
-celle-ci, dont la blanche tête était renversée sur le
-mouvement d’un bras jeté à l’entour du cou de son
-bien-aimé, paraissait endormie en un éperdu ravissement.
-L’auguste main de Yelka retombait sur le front
-de Sedjnour: ses beaux cheveux, brunissants, déroulaient
-sur elle et sur lui leurs noires ondes, et ses
-lèvres, entr’ouvertes vers les siennes, lui offraient, en
-un premier baiser, la candeur de son dernier soupir.—Elle
-avait voulu, sans doute, attirer dans un doux
-effort, la bouche de son amant vers la fleur de ses
-lèvres, lui faisant ainsi subir, en même temps, le subtil
-et cher parfum de son sein virginal qu’elle pressait
-encore contre cette poitrine adorée!... Et c’était au
-<span class="pagenum" id="Page_164">164</span>
-moment même où toutes les défaillances, où tous les
-adieux, toutes les tortures d’âme s’effaçaient à peine
-sous le mutuel transport de leur soudaine union!</p>
-
-<p>Oui, la résurrection, trop subitement délicieuse, de
-tant d’inespérées et pures ivresses, le contre-coup de
-cette effusion enchantée, l’intime choc de ce fulgurant
-baiser, que tous deux croyaient à jamais irréalisable,
-les avaient emportés, d’un seul coup d’aile, hors de
-cette vie dans le ciel de leur propre songe. Et, certes, le
-supplice eût été, pour eux, de survivre à cet instant
-non pareil!</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Akëdysséril considérait, en silence, l’œuvre merveilleuse
-du Grand-prêtre de Sivà.</p>
-
-<p>—«Penses-tu que si les Dêvas te conféraient
-le pouvoir de les éveiller, ces délivrés daigneraient
-accepter encore la Vie? dit l’impénétrable fakir d’un
-accent dont l’ironie austère triomphait:—vois, reine,
-te voici leur envieuse!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_165">165</span>
-Elle ne répondit pas: une émotion sublime voilait ses
-yeux. Elle admirait, se joignant les mains sur une
-épaule, l’accomplissement de son rêve inouï.</p>
-
-<p>Soudainement, un immense murmure, la rugissante
-houle d’une multitude, et de longs bruissements d’armes,
-troublant sa contemplation, se firent entendre de l’extérieur
-du temple—dont les portails roulèrent, lourdement,
-sur les dalles intérieures.</p>
-
-<p>Sur le seuil, n’osant entrer en apercevant la reine de
-Bénarès éclairée encore, au fond du temple, par les
-flammes du sanctuaire et qui s’était détournée,—les
-trois vizirs, inclinés, la regardaient, leurs armes en
-main, l’air meurtrier.</p>
-
-<p>Derrière eux, les guerrières montraient leurs jeunes
-têtes d’Apsarâs menaçantes, aux yeux allumés par une
-inquiétude de ce qu’était devenue leur maîtresse: elles
-se contenaient à peine d’envahir la demeure du dieu.</p>
-
-<p>Autour d’elles, au loin, l’armée, dans la nuit.</p>
-
-<p class="sep2">Alors, tout ce rappel de la vie, et la mélancolie de sa
-puissance, et le devoir d’oublier la beauté des rêves! et
-<span class="pagenum" id="Page_166">166</span>
-jusqu’aux adieux de l’amour perdu,—tout l’esclavage,
-enfin, de la Gloire, gonfla, d’un profond soupir, le sein
-d’Akëdysséril: et les deux premières larmes, les dernières
-aussi! de sa vie, brillèrent, en gouttes de rosée,
-sur les lis de ses joues divines.</p>
-
-<p>Mais—bientôt—ce fut comme si un dieu eût passé!—Redressant
-sa haute taille sur la marche suprême de
-l’autel:</p>
-
-<p>—«Vice-rois, vizirs et sowaris du Habad, cria-t-elle
-de cette voix connue dans les mêlées et que répercutèrent
-toutes les colonnades du sombre édifice—vous
-avez décidé la mort d’un prince, héritier du trône de
-Séür, depuis la mort de Sinjab, mon époux royal: vous
-avez condamné à périr Sedjnour et, aussi, sa fiancée
-Yelka, princesse de cette riche région, soumise, enfin,
-par nos armes!—Les voici!</p>
-
-<p>«Récitez la prière pour les ombres généreuses, qui,
-dans l’abîme de l’Esprit, s’efforcent vers le Çwargâ divin!—Chantez,
-pour elles, guerrières, et vous, ô chers
-guerriers! l’hymne du Yadjnour-Vêda, la parole du Bonheur!
-Que l’Inde, sous mon règne, hélas! enfin à ce
-<span class="pagenum" id="Page_167">167</span>
-prix pacifiée, refleurisse, à l’image de son lotus, l’éternelle
-Fleur!... Mais qu’aussi les cœurs se serrent de
-ceux dont l’âme est grave: car une grandeur de l’Asie
-s’est évanouie sur cette pierre!... La sublime race
-d’Ebbahâr est éteinte.»</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-07s.jpg" alt="" width="360" height="421" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_169">169</span>L'Amour suprême</h2>
-
-<div class="citat">
-<p class="hang">Les cœurs chastes diffèrent des Anges en
-félicité, mais pas en honneur.</p>
-</div>
-
-<p class="tright">S<sup>t</sup>-<span class="smcap">Bernard</span>.</p>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-08.jpg" alt="" width="600" height="645" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -40px;">
- <div class="ajust" style="width: 140px; height: 30px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">Ainsi</span> l’humanité, subissant, à travers les
-âges, l’enchantement du mystérieux Amour, palpite à
-son seul nom sacré.</p>
-
-<p>Toujours elle en divinisa l’immuable essence, transparue
-sous le voile de la vie,—car les espoirs inapaisés
-ou déçus que laissent au cœur humain les fugitives
-illusions de l’amour terrestre, lui font toujours pressentir
-que nul ne peut posséder son réel idéal sinon
-dans la lumière créatrice d’où il émane.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_170">170</span>
-Et c’est pourquoi bien des amants—oh! les prédestinés!—ont
-su, dès ici-bas, au dédain de leurs sens
-mortels, sacrifier les baisers, renoncer aux étreintes
-et, les yeux perdus en une lointaine extase nuptiale,
-projeter, ensemble, la dualité même de leur être
-dans les mystiques flammes du Ciel. A ces cœurs
-élus, tout trempés de foi, la Mort n’inspire que
-des battements d’espérance; en eux, une sorte
-d’Amour-phénix a consumé la poussière de ses ailes
-pour ne renaître qu’immortel: ils n’ont accepté
-de la terre que l’effort seul qu’elle nécessite pour s’en
-détacher.</p>
-
-<p>Si donc il est vrai qu’un tel amour ne puisse être
-exprimé que par qui l’éprouve, et puisque l’aveu, l’analyse
-ou l’exemple n’en sauraient être qu’auxiliateurs et
-salubres, celui-là même qui écrit ces lignes, favorisé
-qu’il fut de ce sentiment d’en haut, n’en doit-il pas la
-fraternelle confidence à tous ceux qui portent, dans
-l’âme, un exil?</p>
-
-<p>En vérité, ma conscience ne pouvant se défendre de
-le croire, voici, en toute simplicité, par quels chaînons
-<span class="pagenum" id="Page_171">171</span>
-de circonstances, de futiles hasards mondains, cette
-sublime aventure m’arriva.</p>
-
-<p>Ce fut grâce à la parfaite courtoisie de M. le duc
-de Marmier que je me trouvai, par ce beau soir de
-printemps de l’année 1868, à cette fête donnée à l’hôtel
-des Affaires étrangères.</p>
-
-<p>Le duc était allié à la maison de M. le marquis de
-Moustiers, alors aux Affaires. Or, la surveille, à table,
-chez l’un de nos amis, j’avais manifesté le désir de
-contempler, par occasion, le monde impérial, et M. de
-Marmier avait poussé l’urbanité jusqu’à me venir prendre
-chez moi, rue Royale, pour me conduire à cette
-fête, où nous entrâmes sur les dix heures et demie.</p>
-
-<p>Après les présentations d’usage, je quittai mon aimable
-introducteur et m’orientai.</p>
-
-<p>Le coup d’œil du bal était éclatant; les cristaux des
-lustres lourds flambaient sur des fronts et des sourires
-officiels; les toilettes fastueuses jetaient des parfums;
-de la neige vivante palpitait aux bords tout en fleur
-des corsages; le satiné des épaules, que des diamants
-mouillaient de lueurs, miroitait.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_172">172</span>
-Dans le salon principal, où se formaient des quadrilles,
-des habits noirs, sommés de visages célèbres,
-montraient à demi, sous un parement, l’éclair d’une
-plaque aux rayons d’or neuf. Des jeunes filles, assises,
-en toilette de mousseline aux traînes enguirlandées,
-attendaient, le carnet au bout des gants, l’instant
-d’une contredanse. Ici, des attachés d’ambassade, aux
-boutonnières surchargées d’ordres en pierreries, passaient;
-là, des officiers généraux, cravatés de moire
-rouge et la croix de commandeur en sautoir, complimentaient
-à voix basse d’aristocratiques beautés de la
-cour. Le triomphe se lisait dans les yeux de ces élus
-de l’inconstante Fortune.</p>
-
-<p>Dans les salons voisins devisaient des groupes diplomatiques,
-parmi lesquels on distinguait un camail de
-pourpre. Des étrangères marchaient, attentives, l’éventail
-aux lèvres, aux bras de «conseillers» de chancelleries;
-ici, les regards glissaient avec le froid de la
-pierre. Un vague souci semblait d’ordonnance sur tous
-les fronts.—En résumé, la fête me paraissait un bal
-de fantômes, et je m’imaginais que, d’un moment à
-<span class="pagenum" id="Page_173">173</span>
-l’autre, l’invisible montreur de ces ombres magiques
-allait s’écrier fantastiquement dans la coulisse, le
-sacramentel: «Disparaissez!»</p>
-
-<p>Avec l’indolence ennuyée qu’impose l’étiquette, je
-traversai donc cette pièce encore et parvins en un petit
-salon à peu près désert, dont j’entrevoyais à peine
-les hôtes. Le balcon d’une vaste croisée grand’ouverte
-invitait mon désir de solitude; je vins m’y accouder.
-Et, là, je laissai mes regards errer au dehors sur tout
-ce pan du Paris nocturne qui, de l’Arc-de-l’Étoile à
-Notre-Dame, se déroulait à la vue.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Ah! l’étincelante nuit! De toutes parts, jusqu’à
-l’horizon, des myriades de lueurs fixes ou mouvantes
-peuplaient l’espace. Au delà des quais et des ponts
-sillonnés de lueurs d’équipages, les lourds feuillages
-des Tuileries, en face de la croisée, remuaient, vertes
-clartés, aux souffles du Sud. Au ciel, mille feux brûlaient
-dans le bleu-noir de l’étendue. Tout en bas, les
-<span class="pagenum" id="Page_174">174</span>
-astrals reflets frissonnaient dans l’eau sombre: la Seine
-fluait, sous ses arches, avec des lenteurs de lagune.
-Les plus proches papillons de gaz, à travers les feuilles
-claires des arbustes, en paraissaient les fleurs d’or.
-Une rumeur, dans l’immensité, s’enflait ou diminuait,
-respiration de l’étrange capitale: cette houle se mêlait
-à cette illumination.</p>
-
-<p>Et des mesures de valses s’envolaient, du brillant
-des violons, dans la nuit.</p>
-
-<p>Au brusque souvenir du roi dans l’exil, il me vint
-des pensers de deuil, une tristesse de vivre et le regret
-de me trouver, moi aussi, le passant de cette fête. Déjà
-mon esprit se perdait en cette songerie, lorsque de
-subits et délicieux effluves de lilas blancs, tout auprès
-de moi, me firent détourner à demi vers la féminine
-présence que, sans doute, ils décelaient.</p>
-
-<p>Dans l’embrasure, à ma droite, une jeune femme
-appuyait son coude ganté à la draperie de velours grenat
-ployée sur la balustrade.</p>
-
-<p>En vérité, son seul aspect, l’impression qui sortait
-de toute sa personne, me troublèrent, à l’instant même,
-<span class="pagenum" id="Page_175">175</span>
-au point que j’oubliai toutes les éblouissantes visions
-environnantes! Où donc avais-je vu, déjà, ce visage?</p>
-
-<p>Oh! comment se pouvait-il qu’une physionomie d’un
-charme si élevé, respirant une si chaste dignité de
-cœur, comment se pouvait-il que cette sorte de Béatrix
-aux regards pénétrés seulement du mystique espoir—c’était
-lisible en elle—se trouvât égarée en cette mondaine
-fête?</p>
-
-<p>Au plus profond de ma surprise, il me sembla, tout
-à coup, reconnaître cette jeune femme; oui, des souvenirs,
-anciens déjà, pareils à des adieux, s’évoquaient
-autour d’elle! Et, confusément, au loin, je revoyais
-des soirées d’un automne, passées ensemble, jadis, en
-un vieux château perdu de la Bretagne, où la belle
-douairière de Locmaria réunissait, à de certains anniversaires,
-quelques amis familiers.</p>
-
-<p>Peu à peu, les syllabes, pâlies par la brume des
-années, d’un nom oublié, me revinrent à l’esprit:</p>
-
-<p>—Mademoiselle d’Aubelleyne! me dis-je.</p>
-
-<p>Au temps dont j’avais mémoire, Lysiane d’Aubelleyne
-était encore une enfant: je n’étais, moi, qu’un
-<span class="pagenum" id="Page_176">176</span>
-assez ombrageux adolescent et, sous les séculaires
-avenues de Locmaria, notre commune sauvagerie, au
-retour des promenades, nous avait ménagé, plusieurs
-fois, des rencontres de hasard à l’heure du
-lever des étoiles. Et—je me rappelais!—la gravité,
-si étrange à pareils âges, de nos causeries, la spiritualité
-de leurs sujets préférés, nous avaient révélé
-l’un à l’autre mille affinités d’âme, telles que souvent
-entre nous, de longs silences, extra-mortels peut-être!
-avaient passé.</p>
-
-<p>A cette époque, depuis déjà deux années, elle n’avait
-plus de mère. Le baron d’Aubelleyne, aussitôt l’atteinte
-de ce grand deuil, ayant envoyé sa démission de commandant
-de vaisseau, s’était retiré tristement, avec ses
-deux filles, en son patrimonial domaine, et ce n’était
-plus qu’à de rares occasions que l’on se produisait dans
-le monde des alentours.</p>
-
-<p>Cette réclusion n’offrait rien qui dût affliger une
-jeune fille «née avec le mal du ciel», selon l’expression
-du pays. Le vœu de «rester demoiselle», que l’on
-savait être son secret, se lisait en ses yeux aux lueurs
-<span class="pagenum" id="Page_177">177</span>
-de violettes après un orage. En enfant sainte, elle se
-plaisait, au contraire, dans l’isolement où sa radieuse
-primevère se fanait auprès d’un vieillard dont elle
-allégeait les dernières mélancolies. C’était volontiers
-qu’elle s’accoutumait à vivre ainsi, élevant sa jeune
-sœur, s’occupant humblement du château, de ses chers
-indigents, des religieuses de la contrée, dédaigneuse
-d’un autre avenir.</p>
-
-<p>Dispensatrice, déjà, d’œuvres bénies, elle se réalisait
-en cette existence d’aumônes, de travail et de cantiques,
-où la virginité de son être, à travers le pur encens
-de toutes ses pensées, veillait, comme une lampe d’or
-brûle dans un sanctuaire.</p>
-
-<p>Or, ne nous étant jamais revus depuis les heures de
-ces vagues rencontres en ce château breton, voici que
-je la retrouvais, soudainement, ici, à Paris, devant moi,
-sur cet officiel balcon nocturne—et que son apparition
-sortait de cette fête!</p>
-
-<p>Oui, c’était bien elle! Et, maintenant comme autrefois,
-la douceur des êtres qui tiennent déjà de leur ange
-caractérisait sa pensive beauté. Elle devait être de vingt-trois
-<span class="pagenum" id="Page_178">178</span>
-à vingt-quatre ans. Une pâleur natale, inondant
-l’ovale exquis du visage, s’alliait, éclairée par deux
-rayonnants yeux bleus, à ses noirs bandeaux lustrés,
-ornés de lilas blancs qui s’épanouissaient avant d’y
-mourir.</p>
-
-<p>Sa toilette, d’une distinction mystérieuse, et qui lui
-seyait par cela même, était de soie lamée, d’un noir
-éteint, brodée d’un fin semis de jais qu’une claire gaze
-violette voilait de sa sinueuse écharpe.</p>
-
-<p>Une frêle guirlande de lilas blancs ondulait, sur son
-svelte corsage, de la ceinture à l’épaule: la tiédeur de
-son être avivait les délicats parfums de cette parure.
-Son autre main, pendante sur sa robe, tenait un éventail
-blanc refermé: le très mince fil d’or, qui faisait
-collier, supportait une petite croix de perles.</p>
-
-<p>Et—comme autrefois!—je sentais que c’était
-<i>seulement</i> la transparence de son âme qui me séduisait
-en cette jeune femme!—Et que toute passionnelle
-pensée, à sa vue, me serait toujours d’un mille fois
-moins attrayant idéal que le simple et fraternel partage
-de sa tristesse et de sa foi.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_179">179</span>
-Je la considérai quelques instants avec une admiration
-aussi naïve qu’étonnée de sa présence en un milieu
-si loin d’elle!... Elle parut le comprendre, et aussi me
-reconnaître, d’un sourire empreint de clémence et
-de candeur. En effet, les êtres qui se sentent dignes
-d’inspirer la noblesse d’un pareil sentiment, l’acceptent
-avec une délicatesse infinie. Leur auguste humilité
-l’accueille comme un tribut tout simple, très naturel et
-dont tout l’honneur revient à Dieu.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Je fis un pas pour me rapprocher d’elle.</p>
-
-<p>—Mademoiselle d’Aubelleyne, lui dis-je, n’a donc
-pas totalement oublié, depuis des années, le passant
-morose qu’elle a rencontré dans le manoir de Locmaria?</p>
-
-<p>—Je me souviens, en effet, monsieur.</p>
-
-<p>—Vous étiez alors une très jeune fille, plus songeuse
-que triste, plus douce que joyeuse, dont le sourire
-n’était jamais qu’une lueur rapide; et cependant, sous
-<span class="pagenum" id="Page_180">180</span>
-les pures transparences de vos regards d’enfant, oserais-je
-vous dire que j’avais déjà presque deviné la
-femme future, toute voilée de mélancolie, qui m’apparaît
-ce soir?</p>
-
-<p>—Bien que vieillie, il me plaît que vous ne me trouviez
-pas <i>autrement</i> changée.</p>
-
-<p>—Aussi, tout en vous voyant mêlée à cette fête, j’ai
-le pressentiment que vous en êtes absente—et que
-je suis pour vous plus étranger que si jamais vous ne
-m’eussiez connu.—Vraiment, on dirait que, déjà, vous
-avez... souffert de la vie?</p>
-
-<p>Elle cessa d’être distraite, me regarda, comme pour
-se rendre compte de la portée que je voulais donner à
-mes paroles, et me répondit:</p>
-
-<p>—Non, monsieur,—du moins comme on pourrait
-l’entendre. Je ne suis point une désenchantée, et si je
-n’ai réclamé, si je ne désire aucune joie de la vie, je
-comprends que d’autres puissent la trouver belle. Ce
-soir, par exemple, ne fait-il pas une admirable nuit?
-Et, d’ici, quelles musiques douces! Tout à l’heure, dans
-le salon du bal, j’ai vu deux fiancés: ils se tenaient par
-<span class="pagenum" id="Page_181">181</span>
-la main, pâles de bonheur; ils s’épouseront! Ah! ce
-doit être une joie d’être mère! Et de vivre aimée, en
-berçant un doux enfant au sourire de lumière...</p>
-
-<p>Elle eut comme un soupir et je la vis fermer les
-yeux.</p>
-
-<p>—Oh! le parfum de ces lilas me fait mal, dit-elle.</p>
-
-<p>Elle se tut, presque émue.</p>
-
-<p>J’étais sur le point de lui demander quel vague regret
-cachait cette émotion, lorsque, comme un informe
-oiseau fait de vent, d’échos sonores et de ténèbres,
-minuit, s’envolant tout à coup de Notre-Dame, tomba
-lourdement à travers l’espace et, d’église en église,
-heurtant les vieilles tours de ses ailes aveugles, s’enfonça
-dans l’abîme, vibra, puis disparut.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Bien que l’heure eût cessé de sonner, mademoiselle
-d’Aubelleyne, accoudée et attentive, paraissait écouter
-encore je ne sais quels sons perdus dans l’éloignement
-et qui, pour elle, continuaient sans doute <i>ce</i> minuit,
-<span class="pagenum" id="Page_182">182</span>
-car de très légers mouvements de sa tête semblaient
-suivre un tintement que je n’entendais plus.</p>
-
-<p>—On dirait que vos pensées accompagnent, jusqu’au
-plus lointain de l’ombre, ces heures qui s’enfuient!</p>
-
-<p>—Ah! murmura-t-elle en mêlant les lueurs de ses
-yeux au rayonnement des étoiles, c’est <i>qu’aujourd’hui
-fut mon dernier jour d’épreuve</i>, et que cette
-heure qui sonne n’est pour moi qu’un bruit de chaînes
-qui se brisent, emportant loin d’ici toute mon âme
-délivrée!... non seulement loin de cette fête, mais
-hors de ce monde sensible, où nous ne sommes, nous-mêmes,
-que des apparences et dont je vais enfin me
-détacher à jamais.</p>
-
-<p>A ces mots, je regardai ma voisine d’isolement avec
-une sorte d’inquiète fixité.</p>
-
-<p>—Certes, répondis-je, en vous écoutant, je reconnais
-l’âme de l’enfant d’autrefois! Mais, ce qui m’interdit
-un peu, c’est ce natal et si profond désir de détachement
-qui persiste en vous alors que la pleine éclosion
-de votre jeunesse et le charme mystérieux de votre
-<span class="pagenum" id="Page_183">183</span>
-beauté vous donnent des droits à toutes les joies de
-ce monde!</p>
-
-<p>—Oh! dit-elle d’une voix qui me parut comme le
-son d’une source solitaire cachée dans une forêt, quelle
-est la joie, selon le monde, qui ne s’épuise—et ne se
-noie, par conséquent, elle-même—dans sa propre
-satiété? Est-ce donc méconnaître le bienfait de la vie
-que de n’en point vouloir éprouver les dégoûts?—Que
-sont des plaisirs qui ne se réalisent jamais, sinon mêlés
-d’un essentiel remords?... Et quel plus grand bonheur
-que de vivre son existence avec une âme forte, pure,
-indéçue—et s’étant soustraite aux atteintes même de
-toutes mortelles concupiscences pour ne point déchoir
-de son idéal?</p>
-
-<p>—Il est aisé de se dire forte en se dérobant à
-l’épreuve de tous combats.</p>
-
-<p>—Je ne suis qu’une créature humaine, faite de chair
-et de faiblesses, péchant, quand même, toujours; pourquoi
-voudrais-je d’autres luttes que celles-là dont je suis
-sûre de sortir victorieuse?</p>
-
-<p>—Alors, lui demandai-je avec un affectueux étonnement,
-<span class="pagenum" id="Page_184">184</span>
-comment se fait-il que vous soyez venue ici
-ce soir!</p>
-
-<p>Un inexprimable sourire, fait de dédain terrestre et
-d’extase sacrée, illumina la pâleur de ses traits:</p>
-
-<p>—J’ai dû subir, dans ma docilité, l’ancienne coutume
-du Carmel qui prescrit à l’humble fiancée de la Croix
-d’affronter les tentations du monde avant de prononcer
-ses vœux. Je suis ici par obéissance.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>En ce moment même, d’harmonieuses mélodies du bal
-nous parvinrent, plus distinctes; une tenture de salon
-venait d’être écartée, laissant entrevoir un resplendissement
-de femmes souriantes, dans les valses, sous les
-lumières. Envisageant donc celle dont l’austère pensée
-dominait ainsi ces visions, je lui répondis avec une
-émotion dont tremblait un peu ma voix:</p>
-
-<p>—En vérité, mademoiselle, on se sent à jamais attristé
-par la rigueur de votre renoncement!—Pourquoi cette
-hâte du sacrifice? La vie parût-elle sans joies, celles
-<span class="pagenum" id="Page_185">185</span>
-qu’on peut dispenser ne lui donnent-elles pas un prix? Il
-est beau de ne pas craindre les amertumes, de se prêter
-aux illusions, d’accepter les tâches que d’autres subissent
-pour nous, d’aimer, de palpiter, de souffrir et de savoir,
-enfin, vieillir!—Alors, n’ayant plus à remplir aucun
-devoir, si votre âme, lassée des froissements humains,
-aspirait au repos, je comprendrais votre retraite du
-monde, qui maintenant me semble, je l’avoue, une sorte
-de désertion.</p>
-
-<p>Elle se détachait comme un lys sur les ténèbres étoilées
-qui semblaient le milieu complémentaire de sa personne,
-et ce fut avec une voix d’élue qu’elle me répondit:</p>
-
-<p>—Différer, dites-vous?... Non. Celles-là ne sauraient
-avoir droit qu’au mirage du ciel, qui pourraient calculer
-leur holocauste de façon à n’offrir à Dieu que le rebut de
-leur corps et la cendre de leur âme. La puissance de sa
-foi fait à chacun la splendeur de son paradis, et, croyez-nous,
-ce n’est que dans l’effort souverain pour échapper
-aux attaches rompues qu’on puise la surhumaine faculté
-d’élancement vers la Lumière divine.—Pourquoi,
-d’ailleurs, hésiter? Le moment de n’être plus suit de
-<span class="pagenum" id="Page_186">186</span>
-près, à tel point, celui d’avoir été, que la vie ne s’affirme,
-en vérité, que dans la conception de son néant. Dès lors,
-comment, même, appeler «sacrifice» (après tout!)
-l’abandon terrestre de cette heure dont le bon emploi
-peut sanctifier, seul, notre immortalité?</p>
-
-<p>Ici, la sombre inspirée se détourna vers le salon du bal
-que l’on entrevoyait encore; sa main touchait le velours
-pourpre jeté sur la balustrade; ses doigts s’appuyèrent
-par hasard sur la couronne de l’impérial écusson qui
-brillait au dehors en repoussé d’or bruni.</p>
-
-<p>—Voyez, continua-t-elle; certes, ils sont beaux et
-séduisants les sourires, les regards de ces vivantes qui
-tourbillonnent sous ces lustres!—Ils sont jeunes,
-ces fronts, et fraîches sont ces lèvres! Pourtant, que
-le souffle d’une circonstance funeste passe sur ces
-flambeaux et brusquement les éteigne! Toutes ces
-irradiations s’évanouissant dans l’ombre cesseront,
-<i>momentanément</i>, de charmer nos yeux. Or, sinon
-demain même, un jour prochain, sans rémission, le
-vent de la Nuit, qui déjà nous frôle, perpétuera cet
-effacement. Dès lors, qu’importent ces formes passagères
-<span class="pagenum" id="Page_187">187</span>
-qui n’ont de réel que leur illusion? Que sert de
-se projeter sous toute clarté qui doit s’éteindre? Pour
-moi, c’est vivre ainsi qui serait déserter. Mon premier
-devoir est de suivre la Voix qui m’appelle. Et je ne veux
-désormais baigner mes yeux que dans cette lumière
-intérieure dont l’humble Dieu crucifié daigne, par sa
-grâce! embraser mon âme. C’est à lui que j’ai hâte
-de me donner dans toute la fleur de ma beauté périssable!—Et
-mon unique tristesse est de n’avoir à lui
-sacrifier que cela.</p>
-
-<p>Pénétré, malgré moi, par la ferveur de son extase, je
-demeurai silencieux, ne voulant troubler d’aucune parole
-le secret infini de son recueillement. Peu à peu, cependant,
-son visage reprit sa tranquillité; elle se détourna,
-presque souriante, vers le vieil amiral de L...-M... qui
-s’avançait; elle lui tendit la main et s’inclina comme
-pour s’en aller.</p>
-
-<p>—Déjà vous partez! murmurai-je. Je ne vous verrai
-donc plus?</p>
-
-<p>—Non, monsieur, dit-elle doucement.</p>
-
-<p>—Pas même une dernière fois?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_188">188</span>
-Elle sembla réfléchir une seconde et répondit:</p>
-
-<p>—Une dernière fois... Je veux bien.</p>
-
-<p>—Quand?</p>
-
-<p>—Demain, à midi, si vous venez à la chapelle du
-Carmel.</p>
-
-<p>Lorsque mademoiselle d’Aubelleyne eut disparu du
-salon, comme j’étais encore sous le saisissement de cette
-rencontre et de cet entretien, j’essayai, pour en dissiper
-l’impression, de me mêler à l’étincelante fluctuation de
-cette foule.</p>
-
-<p>Mais, au premier coup d’œil, je sentis qu’une ombre
-était tombée sur toutes ces lumières! Et qu’il ne resterait
-tout à l’heure de cette fête que des salles désertes, où
-glisseraient, comme des ombres, des valets livides sous
-des lustres éteints.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Le lendemain matin, je sortis bien avant l’heure
-indiquée. La matinée, tout ensoleillée d’or, était de ce
-froid printanier dont frissonnent les rosiers rajeunis,
-<span class="pagenum" id="Page_189">189</span>
-Avril riait dans les airs, invitant à vivre encore, et,—sur
-les boulevards—les arbres, les vitres, poudrés de
-grésil comme d’une mousse de diamants, scintillaient
-dans une vapeur irisée. L’esprit ému d’un indéfinissable
-espoir, j’avisai la première voiture advenue.</p>
-
-<p>Environ trois quarts d’heures après, je me trouvai
-devant le portail d’un ancien prieuré, Notre-Dame-des-Champs;—je
-montai les degrés de la chapelle et
-j’entrai.</p>
-
-<p>L’orgue accompagnait des voix d’une douceur si pure
-que leurs accents ne semblaient plus tenir de la terre.
-Un hémicycle, au grillage impénétrable, formait les
-parois antérieures du sanctuaire. Là, chantaient, invisibles,
-les continuatrices de Thérèse d’Avila. C’était l’office
-des trépassés; un prêtre, revêtu de l’étole noire,
-disait la messe des morts. En face de l’autel, s’élevait,
-au milieu des fumées de l’encens, une chapelle
-ardente.</p>
-
-<p>Sans doute on célébrait le service d’une religieuse de
-la communauté, car un drap blanc recouvrait la châsse
-posée très bas au-dessus des dalles,—et s’étalait jusqu’à
-<span class="pagenum" id="Page_190">190</span>
-terre en plis où se jouait, à travers les vitraux couleur
-d’opale, la lumière du soleil.</p>
-
-<p>Les mille lueurs des cierges, flammes de la forme des
-pleurs, éclairaient les autres pleurs d’or du drap funéraire,—et
-ces feux semblaient tristement dire à la clarté
-du jour: «Toi aussi, tu t’éteindras!»</p>
-
-<p>Dans la nef, l’assistance, du plus haut aspect mondain,
-priait, recueillie; le luxe et l’air des toilettes, ces senteurs
-de fourrures, l’éclat des velours bleus et noirs, mêlaient
-à ces funérailles une sorte d’impression nuptiale.</p>
-
-<p>Je cherchai du regard, dans la foule, mademoiselle
-d’Aubelleyne. Ne l’apercevant pas, je m’avançai, préoccupé,
-entre la double ligne des chaises, jusqu’au pilier
-latéral à gauche de l’abside.</p>
-
-<p>L’offertoire venait de sonner. La grille claustrale s’était
-entr’ouverte; l’abbesse, appuyée sur une crosse blanche,
-se tenait debout, au seuil, l’étincelante croix d’argent
-sur la poitrine. Des sœurs de l’Observation-ordinaire, en
-manteaux blancs, en voiles noirs et les pieds nus s’avancèrent,
-et découvrirent la châsse <i>dont les quatre
-planches apparurent vides et béantes</i>.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_191">191</span>
-Avant que je me fusse rendu compte de ce que cela
-signifiait, le glas, cette négation de l’Heure, commença
-de tinter, et le vieil officiant, se tournant vers les fidèles,
-prononça la demande sacrée: «Si quelque victime
-voulait s’unir au Dieu dont il allait offrir l’éternel
-sacrifice?...»</p>
-
-<p>A cette parole, il se fit entendre comme un frémissement
-dans l’assistance et tous les regards se portèrent
-vers une pénitente vêtue de blanc et voilée. Je la vis
-quitter sa place et s’avancer au milieu d’une rumeur de
-tristesse, de pleurs et d’adieux. Sans relever les yeux,
-elle s’approcha de l’enceinte, en poussa doucement la
-barrière, entra dans le chœur, ôta son voile, fléchit le
-genou, calme, au milieu des cierges qui, autour de son
-auguste visage, formaient, à présent, comme un cercle
-d’étoiles,—et, posant sa main virginale sur le cercueil,
-répondit: «Me voici!»</p>
-
-<p>Je comprenais, maintenant. C’était donc là le rendez-vous
-sombre que m’avait donné cette jeune fille! Je me
-rappelai, dans un éclair, le terrible cérémonial dont la
-prise du voile est entourée pour les Carmélites de
-<span class="pagenum" id="Page_192">192</span>
-l’Observance-étroite. Les symboles de ce rituel se succédaient,
-pareils à des appels précipités de la pierre
-sépulcrale.</p>
-
-<p>Et voici qu’au milieu du plus profond silence, j’entendis
-tout à coup s’élever sa douce voix, chantant <i>la
-formule des vœux de sa consécration</i>...</p>
-
-<p>Ah! Je n’ai pas à définir, ici, le mystérieux secret dont
-défaillait mon âme!</p>
-
-<p>Soudain, l’une de ses nouvelles compagnes l’ayant
-revêtue, lentement, du linceul et du voile, puis déchaussée
-à jamais, reçut de l’abbesse les ciseaux sinistres sous
-lesquels allait tomber la chevelure de la pâle bienheureuse.</p>
-
-<p>A ce moment, Lysiane d’Aubelleyne se détourna vers
-l’assemblée. Et ses yeux, ayant rencontré les miens,
-s’arrêtèrent, paisibles, longtemps, fixement, avec une
-solennité si grave, que mon âme accueillit la commotion
-de ce regard comme un rendez-vous éternel promis par
-cette âme de lumière.</p>
-
-<p>Je fermai les paupières, y retenant des pleurs qui
-eussent été sacrilèges.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_193">193</span>
-Quand je repris conscience des choses, l’église était
-déserte, le jour baissait, le rideau claustral était tiré
-derrière les grilles. Toute vision avait disparu.</p>
-
-<p>Mais le sublime adieu de cette grande ensevelie avait
-consumé désormais l’orgueil charnel de mes pensées.
-Et, depuis, grandi par le souvenir de cette Béatrice, je
-sens toujours, au fond de mes prunelles, ce mystique
-regard, pareil sans doute à celui qui, tout chargé de l’exil
-d’ici-bas, remplit à jamais de l’ardeur nostalgique du
-Ciel les yeux de Dante Alighieri.</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-08s.jpg" alt="" width="360" height="306" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_195">195</span>Le droit du passé</h2>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-09.jpg" alt="" width="600" height="470" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -42px;">
- <div class="ajust" style="width: 95px; height: 35px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">Le</span> 21 janvier 1871, réduit par l’hiver, par la
-faim, par le refoulement des sorties aveugles, Paris, à
-l’aspect des positions inexpugnables d’où l’ennemi,
-presque impunément, le foudroyait, éleva enfin, d’un
-bras fiévreux et sanglant, le pavillon désespéré qui
-fait signe aux canons de se taire.</p>
-
-<p>Sur une hauteur lointaine, le chancelier de la Confédération
-germanique observait la capitale; en apercevant
-tout à coup ce drapeau, dans la brume glaciale et
-la fumée, il repoussa, brutalement, l’un dans l’autre,
-les tubes de sa lunette d’approche, en disant au prince
-<span class="pagenum" id="Page_196">196</span>
-de Mecklembourg-Schwerin qui se trouvait à côté de
-lui:</p>
-
-<p>—«La bête est morte.»</p>
-
-<p>L’envoyé du Gouvernement de la Défense nationale,
-Jules Favre, avait franchi les avant-postes prussiens;
-escorté, au milieu des clameurs, à travers les lignes
-d’investissement, il était arrivé au quartier-général de
-l’armée allemande.—On n’a pas oublié cette entrevue
-du Château de Ferrières où, dans une salle obstruée de
-gravats et de débris, il avait tenté jadis les premières
-négociations.</p>
-
-<p>Aujourd’hui, c’était dans une salle plus sombre et
-toute royale, où sifflait le vent de neige, malgré les feux
-allumés, que les deux mandataires ennemis se réapparaissaient.</p>
-
-<p>A certain moment de l’entretien, Favre, pensif, assis
-devant la table, s’était surpris à considérer, en silence,
-le comte de Bismarck-Schœnhausen, qui s’était levé.</p>
-
-<p>La stature colossale du chevalier de l’Empire d’Allemagne,
-en tenue de major général, projetait son ombre
-sur le parquet de la salle dévastée. A de brusques lueurs
-<span class="pagenum" id="Page_197">197</span>
-du foyer étincelaient la pointe de son casque d’acier poli,
-obombré de l’éparse crinière blanche,—et, à son doigt,
-le lourd cachet d’or, aux armoiries sept fois séculaires,
-des vidames de l’Évêché de Halberstadt, plus tard barons:
-le Trèfle des Bisthums-marke, sur leur vieille devise:
-<i lang="la" xml:lang="la">In trinitate robur</i>.</p>
-
-<p>Sur une chaise était jeté son manteau de guerre aux
-larges parements lie de vin, dont les reflets empourpraient
-sa balafre d’une teinte sanglante.—Derrière
-ses talons, enscellés de longs éperons d’acier, aux chaînettes
-bien fourbies, bruissait, par instants, son sabre,
-largement traîné. Sa tête, au poil roussâtre, de dogue
-altier, gardant la Maison allemande—dont il venait de
-réclamer la clef, Strasbourg, hélas!—se dressait. De
-toute la personne de cet homme, pareil à l’hiver, sortait
-son adage: «<i>jamais assez</i>». Le doigt appuyé sur la
-table, il regardait au loin, par une croisée, comme si,
-oublieux de la présence de l’ambassadeur, il ne voyait
-plus que sa volonté planer dans la lividité de l’espace,
-pareille à l’aigle noire de ses drapeaux.</p>
-
-<p>Il avait parlé.—Et des redditions d’armées et de
-<span class="pagenum" id="Page_198">198</span>
-citadelles, des lueurs de rançons effroyables, des abandons
-de provinces s’étaient laissé entrevoir dans ses
-paroles... Ce fut alors qu’au nom de l’Humanité le ministre
-républicain voulut faire appel à la générosité du
-vainqueur,—lequel ne devait en ce moment se souvenir,
-certes! que de Louis XIV passant le Rhin et s’avançant
-sur le sol allemand, de victoire en victoire—puis de
-Napoléon prêt à rayer la Prusse de la carte européenne—puis
-de Lutzen, de Hanau, de Berlin saccagé, d’Iéna!</p>
-
-<p>Et de lointains roulements d’artillerie, pareils aux
-échos de la foudre, couvrirent la voix du parlementaire,
-qui, par un sursaut de l’esprit, alors se rappela... que
-c’était l’anniversaire d’un jour où, du haut de l’échafaud,
-le roi de France avait aussi voulu faire appel à la magnanimité
-de son peuple, lorsque des roulements de tambours
-couvrirent sa voix!...—Malgré lui, Favre tressaillit
-de cette coïncidence fatale, à laquelle, dans le
-trouble de la défaite, personne n’avait pensé jusqu’à cet
-instant.—C’était, en effet, du 21 janvier 1871 que
-devait dater, dans l’histoire, l’ouverture de la capitulation
-de la France laissant tomber son épée.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_199">199</span>
-Et comme si le Destin eût voulu souligner, avec une
-sorte d’ironie, le chiffre de cette date régicide, lorsque
-l’ambassadeur de Paris eut demandé à son interlocuteur
-combien de jours de suspension d’armes il serait accordé,
-le chancelier jeta cette <i>officielle</i> réponse:</p>
-
-<p>—Vingt et un; pas un de plus...</p>
-
-<p>Alors, le cœur oppressé par la vieille tendresse que
-l’on a pour sa terre natale, le rude parleur aux joues
-creuses, au nom d’ouvrier, au masque sévère, baissa le
-front en frémissant. Deux larmes, pures comme celles
-que versent les enfants devant leur mère agonisante,
-bondirent hors de ses yeux dans ses cils et roulèrent,
-silencieusement, jusqu’aux coins crispés de ses lèvres!
-Car, s’il est une illusion que même les plus sceptiques,
-en France, sentent palpiter avec leur cœur, tout à coup,
-devant les hauteurs de l’étranger, c’est la patrie.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Le soir tombait, allumant la première étoile.</p>
-
-<p>Là-bas, de rouges éclairs suivis du grondement des
-<span class="pagenum" id="Page_200">200</span>
-pièces de siège et du crépitement éloigné des feux de
-bataillons sillonnaient, à chaque instant, le crépuscule.</p>
-
-<p>Demeuré seul dans cette mémorable salle, après
-l’échange du salut glacé, le ministre de nos affaires
-étrangères songea pendant quelques instants... Et il
-arriva qu’au fond de sa mémoire surgit bientôt un souvenir
-que les concordances, déjà confusément remarquées
-par lui, rendirent extraordinaire en son esprit.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>C’était le souvenir d’une histoire trouble, d’une sorte
-de légende moderne qu’accréditaient des témoignages,
-des circonstances—et à laquelle lui-même se trouvait
-étrangement mêlé.</p>
-
-<p>Autrefois, il y avait de longues années! un malheureux,
-d’une origine inconnue, expulsé d’une petite ville
-de la Prusse saxonne, était apparu, un certain jour, en
-1833, dans Paris.</p>
-
-<p>Là, s’exprimant à peine en notre langue, exténué,
-délabré, sans asile ni ressources, il avait osé se déclarer
-<span class="pagenum" id="Page_201">201</span>
-n’être autre que le fils de Celui... dont la tête auguste
-était tombée le 21 janvier 1793, place de la Concorde,
-sous la hache du peuple français.</p>
-
-<p>A la faveur, disait-il, d’un acte de décès quelconque,
-d’une obscure substitution, d’une rançon inconnue, le
-dauphin de France, grâce au dévouement de deux gentilshommes,
-s’était positivement échappé des murs du
-Temple, et l’évadé royal... c’était lui.—Après mille
-traverses et mille misères, il était revenu justifier de
-son identité. N’ayant trouvé, dans <i>sa</i> capitale, qu’un
-grabat de charité, cet homme, que nul n’accusa de
-démence, mais de mensonge, parlait du trône de France
-en héritier légitime. Accablé sous la presque universelle
-persuasion d’une imposture, ce personnage inécouté,
-repoussé de tous les territoires, s’en était allé tristement
-mourir, l’an 1845, dans la ville de Delft en Hollande.</p>
-
-<p>On eût dit, en voyant cette face morte, que le Destin
-s’était écrié:—Toi, je te frapperai de mes poings au
-visage, jusqu’à ce que ta mère ne te reconnaisse plus.</p>
-
-<p>Et voici que, chose plus surprenante encore, les États-Généraux
-de la Hollande, de l’assentiment des chancelleries
-<span class="pagenum" id="Page_202">202</span>
-et du roi Guillaume II, avaient accordé, tout à
-coup, à cet énigmatique passant, les funérailles d’honneur
-d’un prince, et avaient approuvé officiellement,
-que sur sa pierre tombale fût inscrite cette épitaphe:</p>
-
-<p>«Ci-gît Charles-Louis de Bourbon, duc de Normandie,
-fils du roi Louis XVI et de Marie-Antoinette d’Autriche,
-XVII<sup>e</sup> du nom, roi de France.»</p>
-
-<p>Que signifiait ceci?... Ce sépulcre—démenti donné
-au monde entier, à l’Histoire, aux convictions les plus
-assurées—se dressait là-bas, en Hollande, comme une
-chose de rêve à laquelle on ne voulait pas trop penser.</p>
-
-<p>Cette immotivée décision de l’étranger ne pouvait
-qu’aggraver de légitimes défiances: on en maudissait
-l’accusation terrible.</p>
-
-<p>Quoi qu’il en fût, un jour de l’autrefois, cet homme
-de mystère, de détresse et d’exil était venu rendre visite
-à l’avocat déjà célèbre qui devait être, aujourd’hui! le
-délégué de la France vaincue. En fantastique revenant,
-il avait sollicité l’orateur républicain, lui confiant la défense
-de son histoire. Et, par un nouveau phénomène,
-l’indifférence initiale, sinon l’hostilité même, du futur
-<span class="pagenum" id="Page_203">203</span>
-tribun, s’étaient dissipées au premier examen des documents
-présentés à son appréciation. Bientôt remué,
-saisi, convaincu (à tort ou à raison, qu’importe!),
-Jules Favre avait pris à cœur cette cause—qu’il devait
-étudier pendant trente années et plaider un jour, avec
-toute l’énergie et les accents d’une foi vive. Et, d’année
-en année, ses relations avec l’inquiétant proscrit étaient
-devenues plus amies, si bien qu’un jour, en Angleterre,
-où le défenseur était venu visiter son extraordinaire
-client, celui-ci, se sentant près de la mort lui avait fait
-présent (en signe d’alliance et de reconnaissance profondes)
-d’un vieil anneau fleurdelisé dont il tut la provenance
-originelle.</p>
-
-<p>C’était une chevalière d’or. Dans une large opale centrale,
-aux lueurs de rubis, avait été gravé, d’abord, le
-blason de Bourbon: <i>les trois fleurs de lys d’or sur
-champ d’azur</i>. Mais, par une sorte de déférence
-triste,—pour qu’enfin le républicain pût porter sans
-trouble, ce gage seulement affectueux,—le donateur
-en avait fait effacer, autant que possible, les armoiries
-royales.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_204">204</span>
-Maintenant, l’image d’une Bellone tendant, sur l’arc
-fatidique, la flèche, aussi, de son droit divin, voilait de
-son symbole menaçant, l’écusson primordial.</p>
-
-<p>Or, d’après les biographes, c’était une sorte d’inspiré,
-d’illuminé, quelquefois, ce prétendant téméraire!—A
-l’en croire, Dieu l’avait favorisé de visions révélatrices
-et sa nature était douée d’une puissante acuité de
-pressentiments. Souvent, la mysticité solennelle de ses
-discours communiquait à sa voix des accents de prophète.—Ce
-fut donc avec une intonation des plus
-étranges, et les yeux sur les yeux de son ami, qu’il
-ajouta, dans cette soirée d’adieu et en lui conférant
-l’anneau, ces singulières paroles:</p>
-
-<p>—Monsieur Favre, en cette opale, vous le voyez, est
-sculptée, comme une statue sur une pierre funéraire,
-cette figure de la Bellone des vieux âges. Elle traduit
-ce qu’elle recouvre.—<i>Au nom du roi Louis XVI
-et de toute une race de rois dont vous avez défendu
-l’héritage désespéré, portez cet anneau! Et que leurs
-mânes outragés pénètrent, de leur esprit, cette pierre!
-Que son talisman vous conduise et qu’il soit un jour,
-<span class="pagenum" id="Page_205">205</span>
-pour vous, en quelque heure sacrée, le</i> <span class="smcap">Témoin</span> <i>de leur
-présence!</i></p>
-
-<p>Favre a déclaré souvent avoir attribué, <i>alors</i>, à
-quelque exaltation produite par une trop lourde continuité
-d’épreuves, cette phrase qui lui parut longtemps
-inintelligible—mais à l’injonction de laquelle il obéit,
-toutefois, par respect, en passant à l’annulaire de sa
-main droite, l’Anneau prescrit.</p>
-
-<p>Depuis ce soir-là, Jules Favre avait gardé la bague de
-ce «Louis XVII» à ce doigt de sa main droite. Une sorte
-d’occulte influence l’avait toujours préservé de la perdre
-ou de la quitter. Elle était pour lui comme ces emprises
-de fer que les chevaliers d’autrefois gardaient, rivées à
-leurs bras, jusqu’à la mort, en témoignage du serment
-qui les vouait à la défense d’une cause. Pour quel but
-obscur le Sort lui avait-il comme imposé l’habitude de
-cette relique à la fois suspecte et royale?—Avait-il
-donc fallu, enfin! qu’à <i>tout prix</i> ceci dût devenir
-possible—que ce républicain prédestiné <i>portât ce Signe
-à la main, dans la vie, sans savoir où ce Signe le conduisait</i>?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_206">206</span>
-Il ne s’en inquiétait pas: mais, lorsqu’on essayait de
-railler, en sa présence, le nom germain de son dauphin
-d’outre-tombe:</p>
-
-<p>—Naundorff, Frohsdorff!... murmurait-il pensivement.</p>
-
-<p>Et voici que, par un enchaînement irrésistible, l’imprévu
-des événements avait élevé peu à peu l’avocat-citoyen
-jusqu’à le constituer, tout à coup, le représentant
-même de la France! Il avait fallu, pour amener ceci, que
-l’Allemagne fît prisonniers plus de cent cinquante mille
-hommes, avec leurs canons, leurs armes et leurs drapeaux
-flottants, avec leurs maréchaux et leur Empereur—et
-maintenant, avec leur capitale!—Et ce n’était
-pas un rêve.</p>
-
-<p>C’est pourquoi le souvenir de l’<i>autre</i> rêve, moins
-incroyable, après tout, que celui-là, vint hanter M. Jules
-Favre, pendant un instant, ce soir-là, dans la salle
-déserte où venaient d’être débattues les conditions de
-salut—ou plutôt de vie sauve—de ses concitoyens.</p>
-
-<p>A présent, atterré, morne, il jetait malgré lui, sur
-l’Anneau transmis à son doigt, des coups d’œil de visionnaire.
-<span class="pagenum" id="Page_207">207</span>
-Et sous les transparences de l’opale frappée de
-lueurs célestes, il lui semblait voir étinceler, autour de
-l’héraldique Bellone vengeresse, les vestiges de l’antique
-écusson qui rayonna jadis, au fond des siècles, sur le
-bouclier de saint Louis.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Huit jours après, les stipulations de l’armistice ayant
-été acceptées par ses collègues de la Défense nationale,
-M. Favre, muni de leur pouvoir collectif, s’était rendu
-à Versailles pour la signature officielle de cette trêve,
-qui amenait l’épouvantable capitulation.</p>
-
-<p>Les débats étaient clos. M. de Bismarck et M. Jules
-Favre, s’étant relu le Traité, y ajoutèrent, pour conclure,
-l’article 15, dont la teneur suit:</p>
-
-<div class="manuscr">
-<p>—«Art. 15. En foi de quoi les soussignés ont revêtu
-de leurs signatures et scellé de leurs sceaux les présentes
-conventions.</p>
-
-<p>«Fait à Versailles, le 28 janvier 1871.</p>
-
-<p class="tright">«<i>Signé</i>: Jules <span class="smcap">Favre</span>.—<span class="smcap">Bismarck.</span>»</p>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_208">208</span>
-M. de Bismarck, ayant apposé son cachet, pria
-M. Favre d’accomplir la même formalité pour régulariser
-cette minute, aujourd’hui déposée à Berlin aux Archives
-de l’empire d’Allemagne.</p>
-
-<p>M. Jules Favre ayant déclaré avoir omis, au milieu des
-soucis de cette journée, de se munir du sceau de la République
-Française, voulait le faire prendre à Paris.</p>
-
-<p>—Ce serait un retard inutile, répondit M. de Bismarck:
-votre cachet suffira.</p>
-
-<p>Et, comme s’il eût connu ce qu’il faisait, le Chancelier
-de Fer indiquait, lentement, au doigt de notre envoyé,
-l’Anneau légué par l’Inconnu.</p>
-
-<p>A ces paroles inattendues, à cette subite et glaçante
-mise en demeure du Destin, Jules Favre, presque hagard,
-et se rappelant le vœu prophétique dont cette bague
-souveraine était pénétrée, regarda fixement, comme
-dans le saisissement d’un vertige, son impénétrable
-interlocuteur.</p>
-
-<p>Le silence, en cet instant, se fit si profond qu’on
-entendit, dans les salles voisines, les heurts secs de
-l’électricité qui, déjà, télégraphiait la grande nouvelle
-<span class="pagenum" id="Page_209">209</span>
-aux extrémités de l’Allemagne et de la terre;—l’on
-entendait aussi les sifflements des locomotives qui déjà
-transportaient des troupes aux frontières.—Favre
-reporta les yeux sur l’Anneau!...</p>
-
-<p>Et il lui sembla que des présences évoquées se dressaient
-confusément autour de lui dans la vieille salle
-royale, et qu’elles attendaient, dans l’invisible, l’instant
-de Dieu.</p>
-
-<p>Alors, comme s’il se fût senti le mandataire de quelque
-expiatoire décret d’en haut, il n’osa pas, du fond de sa
-conscience, se refuser à la demande ennemie!</p>
-
-<p>Il ne résista plus à l’Anneau qui lui attirait la main
-vers le Traité sombre.</p>
-
-<p>Grave, il s’inclina:</p>
-
-<p>—<span class="smcap">C’est juste</span>, dit-il.</p>
-
-<p>Et, au bas de cette page qui devait coûter à la patrie
-tant de nouveaux flots de sang français, deux vastes provinces,
-sœurs parmi les plus belles! l’incendie de la
-sublime capitale et une rançon plus lourde que le numéraire
-métallique du monde—sur la cire pourpre où la
-flamme palpitait encore, éclairant, malgré lui, les fleurs
-<span class="pagenum" id="Page_210">210</span>
-de lys d’or à sa main républicaine—Jules Favre, en
-pâlissant, imprima le sceau mystérieux où, sous la figure
-d’une Exterminatrice oubliée et divine, s’attestait,
-<i>quand même!</i> l’âme—soudainement apparue à son
-heure terrible—de la Maison de France.</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-09s.jpg" alt="" width="360" height="397" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_211">211</span>Le Tzar et les grands-ducs</h2>
-
-<p class="tright">1880.</p>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-10.jpg" alt="" width="600" height="499" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -30px;">
- <div class="ajust" style="width: 50px; height: 35px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">Le</span> couronnement prochain du Tzar me remet en
-mémoire un ensemble de circonstances dont la mystérieuse
-frivolité peut éveiller, en quelques esprits, la
-sensation d’une de ces <i>correspondances</i> dont parle
-Swedenborg. En tout cas, il en ressort que la réalité
-dépasse, quelquefois, dans le jeu fantaisiste de ces coïncidences,
-les limites les plus extrêmes du bizarre.</p>
-
-<p>Pendant l’été de 1870, le Grand-duc de Saxe-Weimar
-offrit au tzar Alexandre II un festival artistique. Plusieurs
-souverains de l’Allemagne furent invités. C’était,
-je crois, à l’occasion d’un projet d’alliance entre une
-<span class="pagenum" id="Page_212">212</span>
-princesse de Saxe et le grand-duc Wladimir, frère du
-tzaréwitch.</p>
-
-<p>Le programme comprenait une fête à Eisenach—et
-l’exécution des principales œuvres de Richard Wagner
-sur le petit théâtre, très en renom d’ailleurs, de Weimar.</p>
-
-<p>Arrivé à l’<i>Hôtel du Prince</i>, la veille de la fête, je me
-trouvai placé, le soir, à table d’hôte, en face de Liszt—qui,
-sablant le champagne au milieu de sa cour féminine,
-me parut porter un peu nonchalamment sa soutane.—A
-ma gauche, gazouillait une jeune chanoinesse de la
-cour d’Autriche douée d’un petit nez retroussé—très
-en vogue, paraît-il—mais, en revanche, d’une de ces
-vertus austères qui l’avait fait surnommer Sainte-Roxelane.</p>
-
-<p>Autour de la table courait madame Olga de Janina, la
-fantasque tireuse d’armes; nous étions entre artistes, on
-faisait petite ville.</p>
-
-<p>A ma droite, se voûtait un chambellan du tzar, quinquagénaire
-de six pieds passés, le comte Phëdro, célèbre
-original. En deux ou trois plaisanteries, nous fîmes
-connaissance.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_213">213</span>
-Ancien Polonais revenu à des idées plus pratiques, ce
-courtisan jouissait d’un sourire grâce auquel s’éclairaient
-toutes questions difficiles. J’appris plus tard, que sa
-charge était une sorte de sinécure créée, à son usage,
-par la gracieuseté de l’Empereur.—Ah! l’étrange passant!
-Sa mise, toujours d’une élégance négligée, était
-sommée d’un légendaire chapeau bossué—n’est-ce
-pas incroyable?—comme celui de Robert-Macaire, et
-affectant la forme indécise d’un bolivar d’ivrogne après
-vingt chutes. Il y tenait! L’on eût dit le point saillant
-de sa personnalité, aux angles un peu effacés d’ailleurs.
-Somme toute, causeur affable, très connaisseur, très
-répandu. Je ne le traite à la légère, ici, que grâce à une
-impression dont je voudrais, en vain, me défendre.</p>
-
-<p>—Vous précédez Sa Majesté? lui demandai-je avec
-une surprise naïve.</p>
-
-<p>—Non, me répondit-il: je ne suis à Weimar qu’en
-simple amateur.</p>
-
-<p>Sur une question vague, au sujet de l’agitation moderne
-en son pays d’adoption:</p>
-
-<p>—De nos jours, me répondit-il, un tzar n’est observé
-<span class="pagenum" id="Page_214">214</span>
-avec malveillance que <i>par les milliers d’yeux de la
-petite seigneurie russe</i>, de la menue noblesse toujours
-mécontente. Quant à vos idées de liberté, elles sont,
-là-bas, inoffensives. Les serfs affranchis viennent, d’eux-mêmes,
-se revendre. Tous sont pour l’Empereur. Ce
-n’est plus sous les pieds d’un tzar, <i>c’est autour de lui
-que luisent les yeux de mauvais augure</i>.</p>
-
-<p>Nous prenions le café. Tout en aspirant un régalia,
-Phëdro me conseillait, maintenant, en diplomate, sur
-les «moyens de <i>parvenir</i> dans la vie»—et j’écoutais
-cet adroit courtisan, comme dit Guizot, avec cette sorte
-d’estime triste qui ne peut se réfugier que dans le
-silence.</p>
-
-<p>On se levait. Mon compagnon de voyage, M. Catulle
-Mendès, s’approcha de moi.</p>
-
-<p>—Le Grand-duc vient passer la soirée chez Liszt, me
-dit-il: il désire que ses hôtes français lui soient présentés.
-Liszt, étant son maître de chapelle, m’envoie te
-prier d’accepter, sans cérémonie, une tasse de thé.
-Apporte un de tes manuscrits.</p>
-
-<p>—Soit, répondis-je.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_215">215</span>
-Vers neuf heures, chez Liszt, après une présentation
-semi-officielle, le Grand-duc, un élancé jeune homme
-de trente-huit à quarante ans, m’ayant prié de lui lire
-quelque fantaisie, je m’assis, auprès d’un candélabre,
-devant le guéridon sur lequel il s’accoudait. Entouré
-d’une vingtaine d’intimes de la cour et des amis du
-voyage, je donnai lecture, d’environ dix pages, d’une
-bouffonnerie énorme et sombre, couleur du siècle:
-<span class="smcap">Tribulat Bonhomet</span>.</p>
-
-<p>Il est des soirs où l’on est bien disposé, pour la gaîté.
-Un bon hasard m’avait fait tomber, sans doute, sur l’un
-d’eux. J’obtins donc un succès de fou rire très extraordinaire.</p>
-
-<p>Cette hilarité presque convulsive s’empara des plus
-graves personnages de l’auditoire, jusqu’à leur faire
-oublier l’étiquette. J’en atteste les invités, le Grand-duc
-avait, littéralement, les larmes aux yeux. Un sévère
-officier de la maison du tzar, secoué par un étouffement,
-fut obligé de se retirer—et nous entendîmes dans
-l’antichambre les monstrueux éclats de rire solitaire
-auxquels il se livrait, enfin, en liberté.—Ce fut fantastique.
-<span class="pagenum" id="Page_216">216</span>
-Et je suis sûr que demain, en lisant ces lignes,
-S. A. R. le prince de Saxe-Weimar ne pourra se défendre
-d’un sourire au souvenir de cette soirée.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Le lendemain, par un beau soleil, dans la délicieuse
-vallée d’Eisenach, entourée de collines boisées que
-domine le féodal donjon de la Wartburg, les quinze ou
-vingt mille sujets de notre auguste châtelain s’ébattaient
-dans l’allégresse.—Des brasseries champêtres, des
-tréteaux pavoisés, des musiques, une fête en pleine
-nature! Ce peuple aimait le passé, se sentant digne de
-l’avenir.</p>
-
-<p>Le Grand-duc, seul, en redingote moderne, aimé
-comme un ami, vénéré de tous, se promenait au milieu
-des groupes. Signe particulier: on le saluait en souriant.</p>
-
-<p>Le matin, j’avais visité la Wartburg. J’avais contemplé,
-à mon tour, cette tache noire que l’encrier de Martin
-Luther laissa sur la muraille, en s’y brisant, alors qu’un
-<span class="pagenum" id="Page_217">217</span>
-soir le digne réformateur, croyant entrevoir le diable en
-face de la table où il écrivait, lui jeta ledit encrier aux
-cornes! J’avais vu le couloir où Sainte-Elisabeth accomplit
-le miracle des roses,—la salle du Landgrave où les
-<i>minnesingers</i> Walter de la <ins id="cor_1" title="Vogelwelde">Vogelweide</ins> et Wolfram
-d’Eischenbach furent vaincus par le chant du chevalier
-de Vénus.</p>
-
-<p>La fête continuait donc l’impression des siècles,
-évoquée par la Wartburg.</p>
-
-<p>Le Grand-duc, m’ayant aperçu dans le vallon, vint à
-moi par un mouvement de courtoisie charmante.</p>
-
-<p>Pendant que nous causions, il salua de la main une
-vieille femme qui passait, joyeuse, entre deux beaux
-étudiants; ceux-ci, tête nue, lui donnaient le bras.</p>
-
-<p>—C’est, me dit-il, l’artiste qui a créé la <i>Marguerite</i>
-du <i>Faust</i>, en Allemagne. Elle sera demain centenaire.</p>
-
-<p>Quelques instants après, il reprit, avec un sourire:</p>
-
-<p>—Dites-moi, n’avez-vous pas remarqué, ce matin, à
-la Wartburg, l’ours, le loup-cervier, le renne, le guépard,
-l’aigle,—toute une ménagerie?</p>
-
-<p>Sur mon affirmation, il ajouta, risquant un jeu de
-<span class="pagenum" id="Page_218">218</span>
-mots, possible seulement en français, sorte de calembour
-de souverain à l’usage des visiteurs:</p>
-
-<p>—A présent, vous voyez le <i>grand-duc</i>. Il y en a par
-milliers dans le parc de Weimar. C’est le rendez-vous
-des oiseaux de nuit de l’Allemagne. Je les y laisse
-vieillir.</p>
-
-<p>Un courrier du tzar, porteur d’un message, survint,
-conduit par un chambellan. Je m’éloignai. L’instant
-d’après, le comte Phëdro m’annonçait que l’empereur
-arrivait à Weimar dans la soirée, et qu’il assisterait, le
-lendemain, au <i>Vaisseau-fantôme</i>.</p>
-
-<p>Le jour baissait sur les collines derrière le rideau de
-verdure des frênes et des sapins, au feuillage maintenant
-d’or rouge. Les premières étoiles brillaient sur la vallée
-dans le haut azur du soir. Soudain, le silence se fit.—Au
-loin, un chœur de huit cents voix, d’abord invisible,
-commençait le <i>Chant des Pèlerins</i>, du <i>Tannhäuser</i>.
-Bientôt les chanteurs, vêtus de longues robes brunes et
-appuyés sur leurs bâtons de pèlerinage, apparurent, gravissant
-les hauteurs du Vénusberg, en face de nous.
-Leurs formes se détachaient sur le crépuscule.—Où
-<span class="pagenum" id="Page_219">219</span>
-d’aussi surprenantes fantasmagories sont-elles réalisables,
-sinon dans ces contrées, tout artistiques, de
-l’Allemagne?... Lorsqu’après le puissant <i>forte</i> final, le
-chœur se tut,—une voix, une seule voix! celle de Betz
-ou de Scaria sans doute,—s’éleva, distincte, détaillant
-magnifiquement l’invocation de Wolfram d’Eischenbach
-à l’Étoile-du-Soir.</p>
-
-<p>Le <i>minnesinger</i> était debout, au sommet du Vénusberg,
-seul, vision du passé, au-dessus du silence de cette
-foule. La réalité avait l’air d’un rêve. Le recueillement
-de tous était si profond que le chant s’éteignit, dans les
-échos, sans que personne eût l’idée, même, d’applaudir.
-Ce fut comme après une prière du soir.</p>
-
-<p>Des gerbes de fusées tirées du donjon nous avertirent
-que la fête était finie.—Vers huit heures, je repris le
-train ducal et revins à Weimar.—Le tzar était arrivé.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Au théâtre, le lendemain, je trouvai place dans la
-loge de l’étincelante madame de Moukhanoff à qui Chopin
-<span class="pagenum" id="Page_220">220</span>
-dédia la plupart de ses valses lunaires, sorte de
-musique d’esprits entendue le soir derrière les vitres
-d’un manoir abandonné.—Sainte Roxelane s’y trouvait
-aussi.</p>
-
-<p>Au fond de la loge, Phëdro nous couvrait de son
-ombre magistrale.</p>
-
-<p>La double galerie, toute la salle, éblouissait des feux
-d’une myriade de diamants, d’une profusion d’ordres en
-pierreries sur les uniformes bleu et or et sur les habits
-noirs. C’étaient aussi de pâles et purs profils d’étrangères,
-des blancheurs sur le velours des loges—et des
-regards altiers se croisant comme des saluts d’épées.
-Une race s’évoquait sur un front, d’un seul coup d’œil,
-comme un burg, sur le Rhin, dans un éclair.</p>
-
-<p>Au centre,—dans la loge du Grand-duc et à côté de
-lui,—le prince Wladimir;—auprès de ce jeune homme,
-l’une des princesses de Saxe-Weimar. A gauche, la loge
-du roi de Saxe.</p>
-
-<p>A droite, celle du roi de Bavière absent.—Dans
-l’avant-scène de droite, froid, seul, en uniforme saxon,
-la croix de Malte au cou, le front enténébré de la mélancolie
-<span class="pagenum" id="Page_221">221</span>
-natale des Romanoff, se tenait, debout, le tzar
-Alexandre II.</p>
-
-<p>Un coup de sonnette retentit. Une obscurité instantanée
-envahit la salle avec un grand silence. L’ouverture
-du <i>Vaisseau-fantôme</i> se déchaîna; l’appel funèbre du
-Hollandais passait dans la houle sur les flots noirs, pareil
-au fatal refrain d’un Juif-errant de la mer. Tous écoutaient.
-Je regardai le tzar.</p>
-
-<p>Il écoutait aussi.</p>
-
-<p>A la fin de la soirée, l’esprit obsédé de tout ce bruit
-triomphal, je vins souper à l’<i>Hôtel du Prince</i>. Là,
-c’étaient des cris d’enthousiasme!</p>
-
-<p>Préférant la solitude aux nombreux commentaires
-que j’entendais, je résolus d’aller me distraire en fumant,
-seul, dans le parc.</p>
-
-<p>Je sortis, laissant les toasts s’achever, entre fins
-connaisseurs.</p>
-
-<p>Ah! la belle nuit! Et le parc de Weimar, de nuit! quel
-enchantement!—J’entrai.</p>
-
-<p>A gauche de la grille, au loin, sous un dôme de feuillages,
-une lueur brillait. C’était la maison de Gœthe,
-<span class="pagenum" id="Page_222">222</span>
-perdue, solitaire en cette immensité. Quel isolement des
-choses! Je marchais. Je voyais une vaste nappe de clarté
-lunaire, sur la pelouse, en face de la chambre où il était
-mort.—«De la lumière!» pensai-je.—Et je m’enfonçai
-sous les arbres centenaires d’une allée qui, entrecroisant
-à une hauteur démesurée leurs feuillées et leurs
-ramures, y assombrissaient encore l’obscurité.</p>
-
-<p>Et une délicieuse odeur d’herbes, de buissons et de
-fleurs mouillées, d’écorces fendues par le moût immense
-de la sève—et cette houle, qui sort de la terre mêlée
-au frisson des plantes, me pénétraient.</p>
-
-<p>Personne.</p>
-
-<p>Je marchai pendant près d’une heure, sans m’orienter,
-au hasard.</p>
-
-<p>Cependant les taillis, formés à hauteur d’homme par
-les premiers rameaux des arbres, me paraissaient bruire,
-à chaque instant, comme si des êtres vivants s’y
-agitaient.</p>
-
-<p>En essayant de sonder leurs ténèbres, entre les
-branches, j’aperçus des myriades de lueurs rondes, clignotantes,
-phosphorescentes. C’étaient les <i>grands-ducs</i>
-<span class="pagenum" id="Page_223">223</span>
-dont m’avait parlé (je m’incline) <i>celui</i> de Saxe-Weimar.</p>
-
-<p>Certes, ils étaient familiers! Nul ne les inquiétait.
-Une superstition les protégeait. Alignés par longues
-théories, sur de grosses branches, respectés des forestiers
-du prince, on les laissait à leurs méditations
-sinistres. Parfois un vol étouffé, cotonneux, traversait
-une avenue avec un cri. L’un d’eux, tous les dix ans
-peut-être, changeait d’arbre. A part ces rares envolées,
-rien ne troublait leurs taciturnes songeries. Leur nombre
-était surprenant.</p>
-
-<p>Mon noctambulisme m’avait conduit jusqu’à l’ouverture
-d’une clairière au fond de laquelle j’entrevoyais le
-château ducal illuminé. Le royal souper devait durer
-encore? Bientôt, je heurtai un obstacle. Je reconnus un
-banc.—Ma foi, je me laissai aller au calme et à la
-beauté de la nuit. Je m’étendis et m’accoudai, les yeux
-fixés sur la clairière. Il pouvait être une heure et demie
-du matin.</p>
-
-<p>Tout à coup, au sortir de l’une des contre-allées qui
-avoisinent le château, quelqu’un parut, marchant vers
-ma retraite, un cigare à la main.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_224">224</span>
-—Sans doute, quelque officier sentimental, pensai-je,
-voyant s’avancer lentement ce promeneur.</p>
-
-<p>Mais, à l’entrée de mon allée, la lumière de la lune
-l’ayant baigné spontanément, je tressaillis.</p>
-
-<p>—Tiens! on dirait le tzar! me dis-je.</p>
-
-<p>Une seconde après, je le reconnus. Oui, c’était lui.
-L’homme qui venait de s’aventurer sous cette voûte
-noire où, seul, je veillais,—celui-là que je ne voyais
-plus, maintenant, mais que je savais être là, dont j’entendais
-les pas, au milieu de l’allée, dans la nuit,—c’était
-bien l’empereur Alexandre II. Cette façon de me
-trouver une première fois seul à seul avec lui m’impressionnait.</p>
-
-<p>Personne, sur ses traces! Pas un officier. Il avait tenu,
-je suppose, à respirer aussi, sans autre confident que le
-silence. J’écoutais ses pas s’approcher; certes, il ne pouvait
-me voir... A trois pas, le feu de son cigare éclaira
-subitement, reflété par son hausse-col d’or, ses favoris
-grisonnants et les pointes blanches de sa croix de Malte.
-Ce ne fut qu’un éclair, fugitif mais inoubliable, dans
-cette épaisse obscurité.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_225">225</span>
-Dépassant ma présence, je l’entendis s’éloigner vers
-une éclaircie latérale, située à une trentaine de pas de
-mon banc. Là, je vis le tzar s’arrêter, puis jeter un long
-coup d’œil sur l’espace du côté de l’aurore—vers
-l’Orient, plutôt! Brusquement, il écarta de ses deux
-mains la ramée d’un haut taillis et demeura, les
-yeux fixés sur les lointains, fumant par moments et
-immobile.</p>
-
-<p>Mais le bruit de ces branches froissées et brisées
-avait jeté l’alarme derrière lui! Et voici qu’entre les
-profondes feuillées, des prunelles sans nombre s’allumèrent
-silencieusement! La phrase de Phëdro, par une
-analogie qui me frappa malgré moi, dans cette circonstance,
-me traversa l’esprit.</p>
-
-<p>Ainsi, comme dans son pays—sans qu’il les aperçût—des
-milliers d’yeux, de menaçant augure, symbole
-persistant! observaient toujours,—même ici, perdu au
-fond d’une petite ville d’Allemagne,—ce tragique promeneur,
-ce maître spirituel et temporel de cent millions
-d’âmes et dont l’ombre couvrait tout un pan du
-monde!... Cet homme ne pouvait donc se mêler à la nuit
-<span class="pagenum" id="Page_226">226</span>
-sans que le souvenir de Pierre le Grand et de ses vœux
-démesurés ne passât sur un front, ne fût-ce que sur
-celui d’un songeur inconnu!</p>
-
-<p>Au bout de peu d’instants, l’Empereur revint sur ses
-pas, dans l’allée, sous le feu de toutes ces prunelles
-d’oiseaux occultes dont il semblait passer, sans le savoir,
-la sinistre revue. Bientôt je sentis qu’il frôlait le banc
-où j’étais étendu.</p>
-
-<p>Il s’éloignait vers la clairière, y reparut en pleine
-clarté, puis, au détour d’une avenue, là-bas, disparut
-subitement.</p>
-
-<p>Demain, lorsque, dans Moscou, d’innombrables voix,
-entonnant le «<i>Bogë Tzara Krani</i>» scandé par le feu
-des puissants canons de la capitale religieuse de l’Empire,
-et alterné par les lourdes cloches du Kremlin,
-annonceront au monde le sacre du jeune successeur
-d’Alexandre II,—le songeur du parc de Weimar se
-souviendra, lui, du solitaire marcheur dont les pas
-sonnèrent ainsi, une nuit, à son oreille!—Il se rappellera
-le promeneur qui écartait, d’un geste fatigué, les
-branches qui gênaient sa vue et ses pensées—il évoquera
-<span class="pagenum" id="Page_227">227</span>
-la haute figure du prédécesseur qui passa,
-dans l’ombre,—alors qu’autour de ce tzar, aussi
-l’épiant et l’observant en silence, d’obliques regards
-se multipliaient, menaçant son front morose et dédaigneux.</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-10s.jpg" alt="" width="360" height="441" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_229">229</span>L’Aventure de Tsë-i-la</h2>
-
-<p class="citat">«Devine, ou je te dévore.»</p>
-
-<p class="tright"><span class="smcap">Le Sphynx.</span></p>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-11.jpg" alt="" width="600" height="577" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -32px;">
- <div class="ajust" style="width: 105px; height: 32px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">Au</span> nord du Tonkin, très loin dans les terres, la
-province de Kouang-Si, aux rizières d’or, étale jusqu’aux
-centrales principautés de l’Empire du Milieu ses villes
-aux toits retroussés dont quelques-unes sont encore de
-mœurs à demi tartares.</p>
-
-<p>Dans cette région, la sereine doctrine de Lao-Tseu n’a
-pas encore éteint les vivaces crédulités aux Poussahs,
-sortes de génies populaires de la Chine. Grâce au fanatisme
-des bonzes de la contrée, la superstition chinoise,
-<span class="pagenum" id="Page_230">230</span>
-même chez les grands, y fermente plus âpre que dans les
-états moins éloignés de Péï-Tsin (Pékin);—elle diffère
-des croyances mandchoues en ce qu’elle admet les interventions
-<i>directes</i> des «dieux» dans les affaires du pays.</p>
-
-<p>L’avant-dernier vice-roi de cette immense dépendance
-impériale fut le gouverneur Tchë-Tang, lequel a laissé
-la mémoire d’un despote sagace, avare et féroce. Voici à
-quel ingénieux secret ce prince, échappant à mille vengeances,
-dut de s’éteindre en paix au milieu de la haine
-de son peuple—dont il brava, jusqu’à la fin, sans
-soucis ni périls, les bouillonnantes fureurs assoiffées de
-son sang.</p>
-
-<div class="aster">*<br />*&nbsp;*</div>
-
-<p>Une fois—quelque dix ans peut-être avant sa mort—par
-un midi d’été dont l’ardeur faisait miroiter les
-moires des étangs, craquer les feuillages des arbres,
-rutiler la poussière—et versait une pluie de flammes sur
-ces myriades de vastes et hauts kiosques, aux triples
-étages, qui, s’avoisinant selon les méandres des rues,
-<span class="pagenum" id="Page_231">231</span>
-constituent la capitale Nan-Tchang ainsi que toute
-grande ville du Céleste-Empire,—Tchë-Tang, assis dans
-la plus fraîche des salles d’honneur de son palais, sur
-un siège noir incrusté de fleurs de nacre aux liserons
-d’or neuf, s’accoudait, le menton dans la main, le
-sceptre sur les genoux.</p>
-
-<p>Derrière lui, la statue colossale de Fô, l’inexprimable
-dieu, dominait son trône. Sur les degrés veillaient ses
-gardes, en armures écaillées de cuir noir, la lance, l’arc
-ou la longue hache au poing. A sa droite se tenait debout
-son bourreau favori, l’éventant.</p>
-
-<p>Les regards de Tchë-Tang erraient sur la foule des
-mandarins, des princes de sa famille et sur les grands
-officiers de sa cour. Tous les fronts étaient impénétrables.
-Le roi, se sentant haï, entouré d’imminents
-meurtriers, considérait, en proie aux soupçons indécis,
-chacun des groupes où l’on causait à voix basse. Ne
-sachant qui exterminer, s’étonnant, à chaque instant,
-de vivre encore, il rêvait, taciturne et menaçant.</p>
-
-<p>Une tenture s’écarta, donnant passage à un officier:
-celui-ci amenait, par la natte, un jeune homme inconnu,
-<span class="pagenum" id="Page_232">232</span>
-aux grands yeux clairs et d’une belle physionomie.
-L’adolescent était revêtu d’une robe de soie feu, à
-ceinture brochée d’argent. Devant Tchë-Tang, il se
-prosterna.</p>
-
-<p>Sur un coup d’œil du roi:</p>
-
-<p>—Fils du Ciel, répondit l’officier, ce jeune homme a
-déclaré n’être qu’un obscur citoyen de la ville et s’appeler
-Tsë-i-la. Cependant, au mépris de la Mort lente, il offre
-de prouver qu’il vient en mission vers toi de la part des
-Poussahs immortels.</p>
-
-<p>—Parle, dit Tchë-Tang.</p>
-
-<p>Tsë-i-la se redressa.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>—Seigneur, dit-il d’une voix calme, je sais ce qui
-m’attend si je tiens mal mes paroles.—Cette nuit,
-dans un songe terrible, les Poussahs, m’ayant favorisé
-de leur visitation, m’ont fait présent d’un secret qui
-éblouit l’entendement mortel. Si tu daignes l’écouter,
-tu reconnaîtras qu’il n’est point d’origine humaine,
-<span class="pagenum" id="Page_233">233</span>
-car l’entendre, seulement, éveillera, dans ton être, un
-sens nouveau. Sa vertu te communiquera sur-le-champ
-le don mystérieux de lire—les yeux fermés, dans
-l’espace qui sépare les prunelles des paupières—<i>les
-noms mêmes, en traits de sang! de tous ceux qui
-pourraient conspirer contre ton trône ou ta vie, au
-moment précis où leurs esprits en concevraient le
-dessein</i>. Tu seras donc à l’abri, pour toujours, de toute
-surprise funeste, et vieilliras, paisible, en ton autorité.
-Moi, Tsë-i-la, je jure ici, par Fô, dont l’image projette
-son ombre sur nous, que le magique attribut de ce
-secret est bien tel que je te l’annonce.</p>
-
-<p>A ce stupéfiant discours, il y eut, dans l’assemblée,
-un frémissement et un grand silence. Une vague
-angoisse émouvait l’impassibilité ordinaire des visages.
-Tous examinaient le jeune inconnu qui, sans trembler,
-s’attestait, ainsi, possesseur et messager d’un sortilège
-divin. Plusieurs s’efforçant en vain de sourire, mais
-n’osant s’entre-regarder, pâlissaient, malgré eux, de
-l’assurance de Tsë-i-la. Tchë-Tang observait autour de
-lui cette gêne dénonciatrice.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_234">234</span>
-Enfin, l’un des princes,—pour dissimuler, sans
-doute, son inquiétude, s’écria:</p>
-
-<p>—Nous n’avons que faire des propos d’un insensé
-ivre d’opium.</p>
-
-<p>Les mandarins, alors, se rassurant:</p>
-
-<p>—Les Poussahs n’inspirent que les très vieux bonzes
-des déserts.</p>
-
-<p>Et l’un des ministres:</p>
-
-<p>—C’est à notre examen, tout d’abord, de décider
-si le prétendu secret dont ce jeune homme se croit
-dépositaire est digne d’être soumis à la haute sagesse
-du roi.</p>
-
-<p>A quoi, les officiers irrités:</p>
-
-<p>—Et lui-même... peut-être n’est-il qu’un de ceux
-dont le poignard n’attend, pour frapper le Maître, que
-l’instant où les yeux distraits...</p>
-
-<p>—Qu’on l’arrête!</p>
-
-<p>Tchë-Tang étendit sur Tsë-i-la son sceptre de jade où
-brillaient des caractères sacrés:</p>
-
-<p>—Continue, dit-il, impassible.</p>
-
-<p>Tsë-i-la reprit alors, en agitant, du bout des doigts,
-<span class="pagenum" id="Page_235">235</span>
-autour de ses joues, un petit éventail en brins d’ébène:</p>
-
-<p>—Si quelque torture pouvait persuader Tsë-i-la de
-trahir son grand secret en le révélant à d’autres qu’au
-roi seul, j’en atteste les Poussahs qui nous écoutent,
-invisibles, ils ne m’eussent point choisi pour interprète!—O
-princes, non, je n’ai pas fumé d’opium, je n’ai pas
-le visage d’un insensé, je ne porte point d’armes. Seulement,
-voici ce que j’ajoute. Si j’affronte la Mort lente,
-c’est qu’un tel secret vaut également, s’il est réel, une
-récompense digne de lui. Toi seul, ô roi, jugeras donc,
-en ton équité, s’il mérite le prix que je t’en demande.—Si,
-tout à coup, au son même des mots qui l’énoncent,
-tu ressens en toi, sous tes yeux fermés, le don de sa
-vertu vivante—et son prodige!—les dieux m’ayant
-fait noble en me l’inspirant de leur souffle d’éclairs, tu
-m’accorderas Li-tien-Së, ta fille radieuse, l’insigne
-princier des mandarins et cinquante mille liangs d’or.</p>
-
-<p>En prononçant les mots «liangs d’or», une imperceptible
-teinte rose monta aux joues de Tsë-i-la, qu’il
-voila d’un battement d’éventail.</p>
-
-<p>L’exorbitante récompense réclamée provoqua le sourire
-<span class="pagenum" id="Page_236">236</span>
-des courtisans et courrouça le cœur ombrageux du
-roi, dont elle révoltait l’orgueil et l’avarice. Un cruel
-sourire glissa, aussi, sur ses lèvres en regardant le jeune
-homme qui, intrépide, ajouta:</p>
-
-<p>—J’attends de toi, Seigneur, le serment royal, par
-Fô, l’inexprimable dieu qui venge des parjures, que tu
-acceptes, selon que mon secret te paraîtra positif ou
-chimérique, de m’accorder <i>cette</i> récompense ou la mort
-qui te plaira.</p>
-
-<p>Tchë-Tang se leva:</p>
-
-<p>—C’est juré, dit-il;—suis-moi.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Quelques moments après,—sous des voûtes qu’une
-lampe, suspendue au-dessus de sa charmante tête,
-éclairait,—Tsë-i-la, lié de cordes fines à un poteau,
-regardait, en silence, le roi Tchë-Tang, dont la haute
-taille apparaissait, dans l’ombre, à trois pas de lui. Le
-roi se tenait debout, adossé à la porte de fer du caveau;
-sa main droite s’appuyait sur le front d’un dragon de
-<span class="pagenum" id="Page_237">237</span>
-métal qui sortait de la muraille et dont l’œil unique
-semblait considérer Tsë-i-la.—La robe verte de Tchë-Tang
-jetait des clartés; son collier de pierreries étincelait,
-sa tête seule, dépassant le disque noir de la
-lampe, se trouvait dans l’obscurité.</p>
-
-<p>Sous l’épaisseur de la terre, nul ne pouvait les entendre.</p>
-
-<p>—J’écoute, dit Tchë-Tang.</p>
-
-<p>—Sire, dit Tsë-i-la, je suis un disciple du merveilleux
-poète Li-taï-pé.—Les dieux m’ont donné, en génie, ce
-qu’ils t’ont donné en puissance: ils ont ajouté la pauvreté,
-pour grandir mes pensées. Je les remerciais donc,
-chaque jour, de tant de faveurs, et vivais paisible, sans
-désirs,—lorsqu’un soir, sur la terrasse élevée de ton
-palais, au-dessus des jardins, dans les airs argentés par
-la lune, j’ai vu ta fille Li-tien-Së,—qu’encensaient, à
-ses pieds, les fleurs diaprées des grands arbres, au vent
-de la nuit.—Depuis ce soir là, mon pinceau n’a plus
-tracé de caractères, et je sens en moi qu’elle aussi songe
-au rayonnement dont elle m’a pénétré!... Lassé de
-languir, préférant fût-ce la plus affreuse mort au supplice
-d’être sans elle, j’ai voulu, par un trait héroïque, d’une
-<span class="pagenum" id="Page_238">238</span>
-subtilité presque divine, m’élever, moi, passant, ô roi!
-jusqu’à elle, ta fille!</p>
-
-<p>Tchë-Tang, sans doute par un mouvement d’impatience,
-appuya son pouce sur l’œil du dragon. Les deux
-battants d’une porte roulèrent sans bruit devant Tsë-i-la,
-lui laissant voir l’intérieur d’un cachot voisin.</p>
-
-<p>Trois hommes, en habits de cuir, s’y tenaient près
-d’un brasier où chauffaient des fers de torture. De la
-voûte tombait une corde de soie, solide, s’effilant en fines
-tresses et sous laquelle brillait une petite cage d’acier,
-ronde, trouée d’une ouverture circulaire.</p>
-
-<p>Ce que voyait Tsë-i-la, c’était l’appareil de la Mort terrible.
-Après d’atroces brûlures, la victime était suspendue
-en l’air, par un poignet, à cette corde de soie,—le
-pouce de l’autre main attaché, en arrière, au pouce du
-pied opposé. On lui ajustait alors cette cage autour de la
-tête, et, l’ayant fixée aux épaules, on la refermait après
-y avoir introduit deux grands rats affamés. Le bourreau
-imprimait ensuite, au condamné, un balancement. Puis
-il se retirait, le laissant dans les ténèbres et ne devant
-revenir le visiter que le surlendemain.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_239">239</span>
-A cet aspect, dont l’horreur impressionnait, d’ordinaire,
-les plus résolus:</p>
-
-<p>—Tu oublies que nul ne doit m’entendre, hors toi!
-dit froidement Tsë-i-la.</p>
-
-<p>Les battants se refermèrent.</p>
-
-<p>—Ton secret? gronda Tchë-Tang.</p>
-
-<p>—Mon secret, tyran!—C’est que ma mort entraînerait
-la tienne, ce soir! dit Tsë-i-la, l’éclair du génie dans
-les yeux.—Ma mort? Mais, c’est elle seule, ne le comprends-tu
-pas, qu’espèrent, là-haut, ceux qui attendent
-ton retour en frémissant!... Ne serait-elle pas l’aveu de
-la nullité de mes promesses?... Quelle joie pour eux de
-rire tout bas, en leurs cœurs meurtriers, de ta crédulité
-déçue? Comment ne serait-elle pas le signal de ta
-perte?... Assurés de l’impunité, furieux de leur angoisse,
-comment, devant toi, diminué de l’espoir avorté, leur
-haine hésiterait-elle encore?—Appelle tes bourreaux!
-Je serai vengé. Mais je le vois: déjà tu sens bien
-que si tu me fais périr, ta vie n’est plus qu’une
-question d’heures; et que tes enfants égorgés, selon
-l’usage, te suivront;—et que Li-tien-Së, ta fille,
-<span class="pagenum" id="Page_240">240</span>
-fleur de délices, deviendra la proie de tes assassins.</p>
-
-<p>«Ah! si tu étais un prince profond!... Supposons
-que, tout à l’heure, au contraire, tu rentres, le front
-comme aggravé de la mystérieuse voyance prédite,
-entouré de tes gardes, la main sur mon épaule, dans la
-salle de ton trône—et que là, m’ayant toi-même revêtu
-de la robe des princes, tu mandes la douce Li-tien-Së—ta
-fille, et mon âme!—et qu’après nous avoir fiancés, tu
-ordonnes à tes trésoriers de me compter, officiellement,
-les cinquante mille liangs d’or, je jure qu’à cette vue
-tous ceux d’entre tes courtisans dont les poignards sont
-à demi tirés, dans l’ombre, contre toi, tomberont défaillants,
-prosternés et hagards,—et qu’à l’avenir nul
-n’oserait admettre, en son esprit, une pensée qui te
-serait ennemie.—Songe donc! L’on te sait raisonnable
-et froid, clairvoyant dans les conseils de l’État; donc il
-ne saurait être possible qu’une chimère vaine eût suffi
-pour transfigurer, en quelques instants, la soucieuse
-expression de ton visage en celle d’une stupeur sacrée,
-victorieuse, tranquille!... Quoi! l’on te sait cruel, et tu
-me laisses vivre? L’on te sait fourbe, et tu tiens envers
-<span class="pagenum" id="Page_241">241</span>
-moi ton serment? L’on te sait cupide, et tu me prodigues
-tant d’or? L’on te sait altier dans ton amour paternel,
-et tu me donnes ta fille, pour une parole, à moi, passant
-inconnu? Quel doute subsisterait devant ceci?... En quoi
-voudrais-tu que consistât la valeur d’un secret, insufflé
-par les vieux Génies de notre Ciel, <i>sinon dans l’environnante
-conviction que tu le possèdes</i>?... C’est elle seule
-qu’il s’agissait de <span class="cs8">CRÉER</span>! je l’ai fait. Le reste dépend de
-toi. J’ai tenu parole!—Va, je n’ai précisé les liangs d’or
-et la dignité que je dédaigne que pour laisser mesurer
-à la magnificence du prix arraché à ta duplicité célèbre,
-l’épouvantable importance de mon imaginaire secret.</p>
-
-<p>«Roi Tchë-Tang, moi, Tsë-i-la, qui, attaché, par tes
-ordres à ce poteau, exalte, devant la Mort terrible, la
-gloire de l’auguste Li-taï-pé, mon maître, aux pensées de
-lumière,—je te le déclare, en vérité, voici ce que te dicte
-la sagesse.—Rentrons le front haut, te dis-je, et
-radieux! Fais grâce, d’un cœur sous l’impression du Ciel!
-Menace d’être à l’avenir sans miséricorde. Ordonne des
-fêtes illuminées, pour la joie des peuples, en l’honneur
-de Fô (qui m’inspira cette ruse divine!)—Moi, demain,
-<span class="pagenum" id="Page_242">242</span>
-je disparaîtrai. J’irai vivre, avec l’élue de mon amour,
-dans quelque province heureuse et lointaine, grâce aux
-salutaires liangs d’or.—Le bouton de diamant des mandarins—que
-tout à l’heure je recevrai de ta largesse,
-avec tant de semblants d’orgueil,—je présume que je
-ne le porterai jamais; j’ai d’autres ambitions: je crois
-seulement aux pensées harmonieuses et profondes, qui
-survivent aux princes et aux royaumes; étant roi dans
-leur immortel empire, je n’ai que faire d’être prince dans
-les vôtres. Tu as éprouvé que les dieux m’ont donné la
-solidité du cœur et l’intelligence égale à celle, n’est-ce
-pas, de ton entourage? Je puis donc, mieux que l’un de
-tes grands, mettre la joie dans les yeux d’une jeune
-femme. Interroge Li-tien-Së, mon rêve! Je suis sûr qu’en
-voyant mes yeux, elle te le dira.—Pour toi, couvert
-d’une superstition protectrice, tu régneras, et si tu
-ouvres tes pensées à la justice, tu pourras changer la
-crainte en amour autour de ton trône raffermi. C’est là le
-secret des rois dignes de vivre! Je n’en ai pas d’autre
-à te livrer.—Pèse, choisis et prononce! J’ai parlé.»</p>
-
-<p>Tsë-i-la se tut.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_243">243</span>
-Tchë-Tang, immobile, parut méditer quelques instants.
-Sa grande ombre silencieuse s’allongeait sur la
-porte de fer. Bientôt, il descendit vers le jeune homme—et,
-lui mettant les mains sur les épaules, le regarda
-fixement, au fond des yeux, comme en proie à mille
-sentiments indéfinissables.</p>
-
-<p>Enfin, tirant son sabre, il coupa les liens de Tsë-i-la;
-puis, lui jetant son collier royal autour du cou:</p>
-
-<p>—Viens, dit-il.</p>
-
-<p>Il remonta les degrés du cachot et appuya sa main
-sur la porte de lumière et de liberté.</p>
-
-<p>Tsë-i-la, que le triomphe de son amour et de sa soudaine
-fortune éblouissait un peu, considérait le nouveau
-présent du roi:</p>
-
-<p>—Quoi! ces pierreries encore! murmurait-il: qui
-donc te calomniait? C’est plus que les richesses promises!—Que
-veut payer le roi, par ce collier?</p>
-
-<p>—Tes injures! répondit dédaigneusement Tchë-Tang,
-en rouvrant la porte vers le soleil.</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-11s.jpg" alt="" width="360" height="74" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_245">245</span>Le Tueur de cygnes</h2>
-
-<p class="dedic"><i>A Monsieur Jean Marras.</i></p>
-
-<p class="citat">«Les cygnes comprennent les signes.»</p>
-
-<p class="tright"><span class="smcap">Victor Hugo.</span> <i>Les Misérables</i><a name="FNanchor_3" id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>.</p>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-12.jpg" alt="" width="600" height="624" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -27px;">
- <div class="ajust" style="width: 160px; height: 32px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">A force</span> de compulser des tomes d’Histoire
-naturelle, notre illustre ami, le docteur Tribulat
-Bonhomet avait fini par apprendre que «<i>le cygne
-<span class="pagenum" id="Page_246">246</span>
-chante bien avant de mourir</i>».—En effet (nous
-avouait-il récemment encore), cette musique seule,
-depuis qu’il l’avait entendue, l’aidait à supporter les
-déceptions de la vie et toute autre ne lui semblait plus
-que du charivari, du «Wagner».</p>
-
-<div class="footnotes">
-<p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a>
-Inutile (pensons-nous) d’ajouter qu’en cette authentique citation,
-ce n’est pas l’Auteur de <i>La Bouche d’ombre</i> qui parle,—mais simplement
-<i>l’un de ses personnages</i>. Il serait peu juste, en effet, d’attribuer
-à un Auteur <i>même</i>, les prud’homies, monstruosités blasphématoires ou
-vils jeux de mots—que, pour des raisons spéciales et peut-être hautes—il
-se résout, tristement, à prêter à certains Ilotes de son imagination.</p>
-</div>
-
-<p>—Comment s’était-il procuré cette joie d’amateur?—Voici:</p>
-
-<p>Aux environs de la très ancienne ville fortifiée qu’il
-habite, le pratique vieillard ayant, un beau jour,
-découvert dans un parc séculaire à l’abandon, sous
-des ombrages de grands arbres, un vieil étang sacré—sur
-le sombre miroir duquel glissaient douze ou
-quinze des calmes oiseaux,—en avait étudié soigneusement
-les abords, médité les distances, remarquant
-surtout le cygne noir, leur veilleur, qui dormait,
-perdu en un rayon de soleil.</p>
-
-<p>Celui-là, toutes les nuits, se tenait les yeux grands
-ouverts, une pierre polie en son long bec rose, et,
-la moindre alerte lui décelant un danger pour ceux
-qu’il gardait, il eût, d’un mouvement de son col, jeté
-brusquement dans l’onde, au milieu du blanc cercle
-<span class="pagenum" id="Page_247">247</span>
-de ses endormis, la pierre d’éveil:—et la troupe
-à ce signal, guidée encore par lui, se fût envolée à
-travers l’obscurité sous les allées profondes, vers
-quelques lointains gazons ou telle fontaine reflétant
-de grises statues, ou tel autre asile bien connu de
-leur mémoire.—Et Bonhomet les avait considérés
-longtemps, en silence,—leur souriant, même. N’était-ce
-pas de leur dernier chant dont, en parfait dilettante,
-il rêvait de se repaître bientôt les oreilles?</p>
-
-<p>Parfois donc,—sur le minuit sonnant de quelque
-automnale nuit sans lune,—Bonhomet, travaillé
-par une insomnie, se levait tout à coup, et, pour le
-concert qu’il avait besoin de réentendre, s’habillait
-spécialement. L’osseux et gigantal docteur, ayant
-enfoui ses jambes en de démesurées bottes de caoutchouc
-fourré, que continuait, sans suture, une ample
-redingote imperméable, dûment fourrée aussi, se
-glissait les mains en une paire de gantelets d’acier
-armorié, provenue de quelque armure du Moyen âge,
-(gantelets dont il s’était rendu l’heureux acquéreur
-au prix de trente-huit beaux sols,—une folie!—chez
-<span class="pagenum" id="Page_248">248</span>
-un marchand de passé). Cela fait, il ceignait son
-vaste chapeau moderne, soufflait la lampe, descendait,
-et, la clef de sa demeure une fois en poche,
-s’acheminait, à la bourgeoise, vers la lisière du parc
-abandonné.</p>
-
-<p>Bientôt, voici qu’il s’aventurait, par les sentiers
-sombres, vers la retraite de ses chanteurs préférés—vers
-l’étang dont l’eau peu profonde, et bien
-sondée en tous endroits, ne lui dépassait pas la
-ceinture. Et, sous les voûtes de feuillée qui en avoisinaient
-les atterrages, il assourdissait son pas, au
-tâter des branches mortes.</p>
-
-<p>Arrivé tout au bord de l’étang, c’était lentement,
-bien lentement—et sans nul bruit!—qu’il y risquait
-une botte, puis l’autre,—et qu’il s’avançait,
-à travers les eaux, avec des précautions inouïes,
-tellement inouïes qu’à peine osait-il respirer. Tel un
-mélomane à l’imminence de la cavatine attendue. En
-sorte que, pour accomplir les vingt pas qui le séparaient
-de ses chers virtuoses, il mettait généralement
-de deux heures à deux heures et demie, tant il
-<span class="pagenum" id="Page_249">249</span>
-redoutait d’alarmer la subtile vigilance du veilleur
-noir.</p>
-
-<p>Le souffle des cieux sans étoiles agitait plaintivement
-les hauts branchages dans les ténèbres autour
-de l’étang:—mais Bonhomet, sans se laisser distraire
-par le mystérieux murmure, avançait toujours
-insensiblement, et si bien que, vers les trois heures
-du matin, il se trouvait, invisible, à un demi-pas du
-cygne noir, sans que celui-ci eût ressenti le moindre
-indice de cette présence.</p>
-
-<p>Alors, le bon docteur, en souriant dans l’ombre,
-grattait doucement, bien doucement, effleurait à peine,
-du bout de son index moyen âge, la surface abolie
-de l’eau, devant le veilleur!... Et il grattait avec une
-douceur telle que celui-ci, bien qu’étonné, ne pouvait
-juger cette vague alarme comme d’une importance
-digne que la pierre fût jetée. Il écoutait. A la longue,
-son instinct, se pénétrant obscurément de l’<i>idée</i> du
-danger, son cœur, oh! son pauvre cœur ingénu se
-mettait à battre affreusement:—ce qui remplissait
-de jubilation Bonhomet.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_250">250</span>
-Et voici que les beaux cygnes, l’un après l’autre,
-troublés, par ce bruit, au profond de leurs sommeils,
-se détiraient onduleusement la tête de dessous leurs
-pâles ailes d’argent,—et, sous le poids de l’ombre
-de Bonhomet, entraient peu à peu dans une angoisse,
-ayant on ne sait quelle confuse conscience du mortel
-péril qui les menaçait. Mais, en leur délicatesse
-infinie, ils souffraient en silence, comme le veilleur,—ne
-pouvant s’enfuir, puisque <i>la pierre n’était pas
-jetée</i>! Et tous les cœurs de ces blancs exilés se
-mettaient à battre des coups de sourde agonie,—<i>intelligibles</i>
-et distincts pour l’oreille ravie de l’excellent
-docteur qui,—sachant bien, lui, ce que leur
-causait, <i>moralement</i>, sa seule proximité,—se délectait,
-en des prurits incomparables, de la terrifique
-sensation que son immobilité leur faisait subir.</p>
-
-<p>—Qu’il est doux d’encourager les artistes! se
-disait-il tout bas.</p>
-
-<p>Trois quarts d’heure, environ, durait cette extase,
-qu’il n’eut pas troquée contre un royaume. Soudain,
-le rayon de l’Étoile-du-matin, glissant à travers les
-<span class="pagenum" id="Page_251">251</span>
-branches, illuminait, à l’improviste, Bonhomet, les
-eaux noires et les cygnes aux yeux pleins de rêves!
-le veilleur, affolé d’épouvante à cette vue, jetait la
-pierre...—Trop tard!... Bonhomet, avec un grand
-cri horrible, où semblait se démasquer son sirupeux
-sourire, se précipitait, griffes levées, bras étendus, à
-travers les rangs des oiseaux sacrés!—Et rapides
-étaient les étreintes des doigts de fer de ce preux
-moderne: et les purs cols de neige, de deux ou
-trois chanteurs étaient traversés ou brisés avant l’envolée
-radieuse des autres oiseaux-poètes.</p>
-
-<p>Alors, l’âme des cygnes expirants s’exhalait, oublieuse
-du bon docteur, en un chant d’immortel
-espoir, de délivrance et d’amour, vers des Cieux
-inconnus.</p>
-
-<p>Le rationnel docteur souriait de cette sentimentalité,
-dont il ne daignait savourer, en connaisseur
-sérieux, qu’une chose,—<span class="cs8">LE TIMBRE</span>.—Il ne prisait,
-musicalement, que la douceur singulière <i>du timbre</i>
-de ces symboliques voix, qui vocalisaient la Mort
-comme une mélodie.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_252">252</span>
-Bonhomet, les yeux fermés, en aspirait, en son
-cœur, les vibrations harmonieuses: puis, chancelant,
-comme en un spasme, il s’en allait échouer à la rive,
-s’y allongeait sur l’herbe, s’y couchait sur le dos, en
-ses vêtements bien chauds et imperméables.</p>
-
-<p>Et là, ce Mécène de notre ère, perdu en une torpeur
-voluptueuse, ressavourait, au tréfonds de lui-même,
-le souvenir du chant délicieux—bien qu’entaché
-d’une sublimité selon lui démodée—de ses
-chers artistes.</p>
-
-<p>Et, résorbant sa comateuse extase, il en ruminait
-ainsi, à la bourgeoise, l’exquise impression jusqu’au
-lever du soleil.</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-12s.jpg" alt="" width="360" height="214" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_253">253</span>La Céleste Aventure</h2>
-
-<p class="dedic"><i>A Monsieur Gustave De Malherbe.</i></p>
-
-<div class="citat">
-<p class="hang">«Jette le filet, tu prendras un gros
-poisson: dans sa gueule, tu trouveras
-une pièce d’argent; elle payera l’<i>impôt</i>
-de César.»</p>
-</div>
-
-<p class="tright"><span class="smcap">Nouveau Testament.</span></p>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-13.jpg" alt="" width="600" height="658" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -40px;">
- <div class="ajust" style="width: 105px; height: 40px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">Maintenant</span> que sœur Euphrasie, cette enfant
-divine, s’est enfuie dans la Lumière, pourquoi garder
-encore le mot <i>terrestre</i> du «miracle» dont elle fut
-l’éblouie? Certes, la noble sainte—qui vient de s’endormir,
-à vingt-huit ans, supérieure d’un ordre de Petites-Sœurs
-des pauvres, fondé par elle, en Provence—n’eût
-pas été scandalisée d’apprendre le secret <i>physique</i> de
-<span class="pagenum" id="Page_254">254</span>
-sa soudaine vocation: la voyance de son humilité n’en
-eût pas été troublée un seul instant;—toutefois, il
-sera mieux que je n’aie parlé qu’aujourd’hui.</p>
-
-<p>A près d’un kilomètre d’Avignon s’élevait, en 1860,
-non loin d’atterrages verdoyants, en amont du Rhône,
-une bicoque isolée, d’aspect sordide; ajourée, à son
-unique étage, d’une seule fenêtre à contrevents ferrés,
-elle s’accusait, bien en vue d’une protectrice caserne de
-gendarmerie—sise aux confins des faubourgs, sur la
-route.</p>
-
-<p>Là, vivait depuis longtemps un vieil israélite qu’on
-nommait le père Mosé. Ce n’était pas un méchant juif,
-malgré sa face éteinte et son front d’orfraie dont un
-bonnet collant, d’étoffe et de couleur désormais imprécises,
-moulait et enserrait la calvitie. Encore vert et
-nerveux, d’ailleurs, il eût bien été capable de talonner
-d’assez près Ahasvérus, en quelques marches forcées.
-Mais il ne sortait guère et ne recevait qu’avec des précautions
-extrêmes. La nuit, tout un système de chausse-trapes
-et de pièges à loups le protégeait derrière sa
-porte mal fermée. Serviable,—surtout envers ses
-<span class="pagenum" id="Page_255">255</span>
-coreligionnaires,—aumônieux toutefois envers tous, il ne
-poursuivait que les riches, auxquels, seulement, il prêtait,
-préférant thésauriser.—De cet homme pratique
-et craignant Dieu, les sceptiques idées du siècle n’altéraient
-en rien la foi sauvage, et Mosé priait entre deux
-usures aussi bien qu’entre deux aumônes. N’étant pas
-sans un certain cœur étrange, <i>il tenait à rétribuer les
-moindres services</i>. Peut-être même eût-il été sensible
-au frais paysage qui s’étendait devant sa fenêtre, alors
-qu’il explorait, de ses yeux gris clair, les alentours...
-Mais une chose lointaine, établie sur une petite éminence
-et qui dominait les prés riverains en aval du
-fleuve, lui gâtait l’horizon. Cette <i>chose</i>, il en détournait
-la vue avec une sorte de gêne, d’ailleurs assez concevable,—une
-insurmontable aversion.</p>
-
-<p>C’était un très ancien «calvaire», toléré, à titre de
-curiosité archéologique, par les édiles actuels. Il fallait
-gravir vingt et une marches pour arriver à la grosse
-croix centrale—qui supportait un Christ gothique,
-presque effacé par les siècles, entre les deux plus
-petites croix des larrons Diphas et Gesmas.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_256">256</span>
-Une nuit, le père Mosé, les pieds sur une escabelle,
-penché, besicles au nez, le bonnet contre la lampe, sur
-une petite table couverte de diamants, d’or, de perles
-et de papiers précieux, devant sa fenêtre ouverte à
-l’espace, venait d’apurer des comptes sur un poudreux
-registre.</p>
-
-<p>Il s’était fort attardé! Toutes les facultés de son être
-s’étaient si bien ensevelies en son labeur, que ses
-oreilles, sourdes aux vains bruits de la nature, étaient
-demeurées inattentives, durant des heures, à... certains
-cris lointains, nombreux, disséminés, effrayants,
-qui, toute la soirée, avaient troué le silence et les
-ténèbres.—A présent, une énorme lune claire descendait
-les bleues étendues et l’on n’entendait plus
-aucunes rumeurs.</p>
-
-<p>—Trois millions!... s’écria le père Mosé, en posant
-un dernier chiffre au bas des totaux.</p>
-
-<p>Mais la joie du vieillard, exultant au fond de son
-cœur qu’emplissait l’idéal réalisé, s’acheva en un frisson.
-Car—à n’en pas douter une seconde!—une
-glaciale sensation lui étreignait subitement les pieds:
-<span class="pagenum" id="Page_257">257</span>
-si bien que, repoussant l’escabeau, il se releva très vite.</p>
-
-<p>Horreur! Une eau clapotante, dont la chambre était
-envahie, baignait ses maigres jambes! La maison craquait.
-Ses yeux, errant au dehors, par la fenêtre, aperçurent,
-en se dilatant, l’immense environnement du
-fleuve couvrant les basses plaines et les campagnes:
-c’était l’inondation! le débordement soudain, grossissant
-et terrible du Rhône.</p>
-
-<p>—Dieu d’Abraham! balbutia-t-il.</p>
-
-<p>Sans perdre un instant, malgré sa profonde terreur,
-il jeta ses vêtements, sauf le pantalon rapiécé, se
-déchaussa, fourra, pêle-mêle, en une petite sacoche de
-cuir (qu’il se suspendit au cou), le plus précieux de la
-table, diamants et papiers,—songeant que, sous les
-ruines de sa masure, après l’événement, il saurait bien
-retrouver son or enfoui!—Flac! flac! il arpentait la
-pièce, afin de saisir, sur un vieux coffre, une liasse de
-billets de banque déjà collés et trempés. Puis il monta
-sur l’appui de la fenêtre, prononça trois fois le mot
-hébreu <i>kadosch</i>, qui signifie «saint», et se précipita,
-se sachant bon nageur, à la grâce de son Dieu.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_258">258</span>
-La bicoque s’écroula derrière lui, sans bruit, sous les
-eaux.</p>
-
-<p>Au loin, nulle barque!—Où fuir? Il s’orientait vers
-Avignon; mais l’eau reculait maintenant la distance—et
-c’était loin, pour lui! Où se reposer? prendre
-pied?... Ah! le seul point lumineux, là-bas, sur la
-hauteur, c’était... ce calvaire,—dont les marches déjà
-disparaissaient sous le bouillonnement des ondes et le
-remous des eaux furieuses.</p>
-
-<p>—Demander asile à cette image? Non! Jamais.</p>
-
-<p>Le vieux juif était grave en ses croyances, et, bien
-que le danger pressât, bien que les idées modernes et
-les compromis qu’elles inspirent fussent loin d’être
-ignorés du morne chercheur d’Arche, il lui répugnait
-de devoir—ne fût-ce que le salut terrestre à... <i>ce qui
-était là</i>.</p>
-
-<p>Sa silhouette, en cet instant, se projetant sur les eaux
-où tremblaient des reflets d’étoiles, eût fait songer au
-déluge. Il nageait au hasard. Soudain une réflexion
-sinistre et ingénieuse lui traversa l’esprit:</p>
-
-<p>—J’oubliais, se dit-il en soufflant (et l’eau découlait
-<span class="pagenum" id="Page_259">259</span>
-des deux pointes de sa barbe), j’oubliais qu’après tout
-il y a là ce pauvre de «mauvais larron!...» Ma foi, je
-ne vois aucun inconvénient à chercher refuge auprès
-de cet excellent Gesmas, en attendant qu’on vienne
-me délivrer!</p>
-
-<p>Il se dirigea donc, tous scrupules apaisés, et en
-d’énergiques brassées, à travers les houleuses volutes
-des ondes et dans le beau clair de lune, vers les Trois-croix.</p>
-
-<p>Celles-ci, au bout d’un quart d’heure, lui apparurent,
-colossales, à une centaine de mètres de ses membres à
-demi congelés et ankylosés. Elles se dressaient, à
-présent, sans support visible, sur les vastes eaux.</p>
-
-<p>Comme il les considérait, haletant, cherchant à
-discerner, à gauche, le gibet de ses préférences, voici
-que les deux croix latérales, plus frêles que celle du
-milieu, craquèrent, pressées par le cours du Rhône, et
-que le bois vermoulu céda, et qu’en une sorte d’épouvantée,
-de noire salutation, toutes deux s’abattirent en
-arrière, dans l’écume, silencieusement.</p>
-
-<p>Mosé demeura sans s’avancer, et hagard, devant ce
-<span class="pagenum" id="Page_260">260</span>
-spectacle: il faillit enfoncer et cracha deux gorgées.</p>
-
-<p>Maintenant, la grande Croix seule, <i lang="la" xml:lang="la">spes unica</i>, découpait
-son signe suprême sur le fond mystérieux du
-firmamental espace; elle proférait son pâle Couronné
-d’épines, cloué, les bras étendus, les yeux fermés.</p>
-
-<p>Le vieillard, suffoqué, presque défaillant, n’ayant
-plus que le seul instinct des êtres qui se noient, se
-décida, désespérément, à nager, quand même, vers
-l’emblème sublime, son or à sauver triplant ses dernières
-forces et le justifiant à ses yeux qu’une imminente
-agonie rendait troubles!—Arrivé au pied de la Croix,—oh!
-ce fut de mauvaise grâce (hâtons-nous de le dire à
-sa louange) et en éloignant sa tête le plus possible,
-qu’il se résigna, l’échappé des eaux, à saisir et entourer
-de ses bras l’arbre de l’Abîme, celui qui, écrasant de
-sa base toute raison humaine, partage, en quatre inévitables
-chemins l’Infini.</p>
-
-<p>Le pauvre riche prit pied; l’eau montait, le soulevant
-à mi-corps: autour de lui la diluviale étendue muette...—Oh!
-là-bas! une voile! une embarcation!</p>
-
-<p>Il cria.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span>
-L’on vira de bord: on l’avait aperçu.</p>
-
-<p>A cet instant même, un ressaut du fleuve (quelque
-barrage se brisant dans l’ombre) l’enleva, d’une grosse
-envaguée, jusqu’à la Plaie du côté. Ce fut si terrible et
-si subit qu’il eut à peine le temps d’étreindre, corps
-à corps et face à face, l’image de l’Expiateur! et de s’y
-suspendre, le front renversé en arrière, les sourcils
-contractant leurs touffes sur ses regards perçants et
-obliques, tandis que remuaient en avant, toutes frémissantes,
-les deux pointes en fourche de sa barbe grise.
-Le vieil israélite, entrelacé, à califourchon, à Celui qui
-pardonne, et ne pouvant lâcher prise, regardait de
-travers son «sauveur».</p>
-
-<p>—Tenez ferme! Nous arrivons! crièrent des voix
-déjà distinctes.</p>
-
-<p>—Enfin!... grommela le père Mosé, que ses muscles
-horrifiés allaient trahir; mais... voici un service rendu
-par quelqu’un... dont je n’en attendais pas! Ne voulant
-rien devoir à personne, il est juste que je le rétribue...
-comme je rétribuerais un vivant. Donnons-lui donc
-ce que je donnerais... à un homme.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_262">262</span>
-Et, pendant que la barque s’approchait, Mosé, dans
-son organique zèle de faire ce qu’il pouvait pour
-s’acquitter, fouilla sa poche, en retira une pièce
-d’or—qu’il enfonça gravement et de son mieux entre
-les deux doigts repliés sur le clou de la main droite.</p>
-
-<p>—Quittes! murmura-t-il, en se laissant tomber,
-presque évanoui, entre les bras des mariniers.</p>
-
-<p>La peur bien légitime de perdre sa sacoche le maintint
-ferme jusqu’à l’atterrage d’Avignon. Le lit chauffé
-d’une auberge, l’y réconforta. Ce fut en cette ville qu’il
-s’établit un mois après, ayant recouvré son or sous les
-décombres de son ancien logis, et ce fut là qu’il s’éteignit
-en sa centième année.</p>
-
-<p class="sep2">Or, en décembre de l’année qui suivit cet incident
-insolite, il arriva qu’une jeune fille du pays, une très
-pauvre orpheline d’un charmant visage, Euphrasie ***,
-ayant été remarquée par de riches bourgeois de la Vaucluse,
-ceux-ci, déconcertés par ses refus inexplicables,
-résolurent, dans son intérêt, de la prendre par la
-famine. Elle fut donc bientôt congédiée, par leurs
-<span class="pagenum" id="Page_263">263</span>
-soins, de l’ouvroir où elle gagnait le franc quotidien
-de sa subsistance et de sa bonne humeur, en échange
-de onze heures, seulement, de travail (l’ouvroir étant
-tenu par une famille des plus recommandables de la
-ville). Elle se vit également renvoyée, le jour même,
-du réduit où elle remerciait Dieu matin et soir; car,
-il faut être juste, l’hôtelier, qui avait des enfants à
-établir, ne devait pas, ne <i>pouvait</i> pas, en sérieuse
-conscience, s’exposer à perdre les six beaux francs
-mensuels du cellulaire galetas qu’elle occupait chez lui.
-«Si honnête qu’elle fût,» lui dit-il, «ce n’est pas avec
-du sentiment qu’on paye les contributions»; et d’ailleurs,
-peut-être était-ce «<i>pour son bien, à elle</i>»,
-ajouta-t-il en clignant de l’œil, «qu’il devait se montrer
-rigoureux.» En sorte que, par un crépuscule d’hiver
-où le tintement clair des <i>Angelus</i> passait dans le vent,
-la tremblante enfant infortunée marchait à travers les
-rues de neige et, ne sachant où aller, se dirigea vers le
-calvaire.</p>
-
-<p>Là, poussée très probablement par les anges, dont
-les ailes soulevèrent ses pas sur les blancs degrés, elle
-<span class="pagenum" id="Page_264">264</span>
-s’affaissa au pied de la Croix profonde, heurtant de son
-corps le bois éternel, en murmurant ces ingénues
-paroles:—«Mon Dieu, secourez-moi d’une petite
-aumône, ou je vais mourir ici.»</p>
-
-<p>Et, chose à stupéfier l’entendement, voici que, de la
-main droite du vieux Christ, vers qui les yeux de la suppliante
-s’étaient levés, une pièce d’or tomba sur la robe
-de l’enfant,—et que ce choc, avec la sensation douce
-et jamais troublante d’un miracle, la ranima.</p>
-
-<p>C’était une pièce déjà séculaire, à l’effigie du roi
-Louis XVI, et dont l’or jauni luisait sur la jupe noire de
-l’élue. Sans doute, aussi, quelque chose de Dieu, tombant,
-en même temps, dans l’âme virginale de cette
-enfant du ciel, en raffermit le courage. Elle prit l’or,
-sans même s’étonner, se leva, baisa, souriante, les pieds
-sacrés—et s’enfuit vers la ville. Ayant remis à l’aubergiste
-raisonnable les six francs en question, elle
-attendit le jour, là-haut, dans sa couchette glacée,
-mangeant son pain sec dans la nuit, l’extase dans le
-cœur, le Ciel dans les yeux, la simplicité dans l’âme.
-Dès le jour suivant, pénétrée de la force et de la clarté
-<span class="pagenum" id="Page_265">265</span>
-vivantes, elle commença son œuvre sainte à travers les
-refus, les portes fermées, les malignes paroles, les
-menaces et les sourires.</p>
-
-<p>Et son œuvre de lumière fut fondée.</p>
-
-<p>Aujourd’hui, la jeune bienheureuse vient de s’envoler
-en sa réalité, victorieuse des ricanantes saletés de
-la terre, toute radieuse du «miracle» que <span class="cs8">CRÉA</span> sa foi,
-de concert avec Celui qui permet à toutes choses
-d’apparaître.</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-13s.jpg" alt="" width="360" height="318" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_267">267</span>Le jeu des graces</h2>
-
-<p class="dedic"><i>A Monsieur Victor Wilder.</i></p>
-
-<p class="citat">—Oh! cela n’empêche pas les sentiments!...</p>
-
-<p class="tright">Stéphane <span class="smcap">Mallarmé</span> (<i>Entretiens</i>).</p>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-14.jpg" alt="" width="600" height="630" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -32px;">
- <div class="ajust" style="width: 110px; height: 32px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">Les</span> feux d’or du soir, au travers de moutonneuses
-nuées mauves, poudraient d’impalpables pierreries
-les feuilles d’assez vieux arbres, ainsi que d’automnales
-roses, à l’entour d’une pelouse encore mouillée d’orage:
-le jardin s’enfonçait entre les murs tendus de lierre des
-deux maisons voisines; une grille aux pointes dorées le
-séparait de la rue, en ce quartier tranquille de Paris.
-Les rares passants pouvaient donc entrevoir, au fond
-<span class="pagenum" id="Page_268">268</span>
-de ce jardin, la façade avenante de la demeure, et,
-dans une pénombre, le perron, surélevé de trois
-marches, sous sa marquise.</p>
-
-<p>Or, perdues en les lueurs de cette vesprée, sur le
-gazon, jouaient, au <i>Jeu des Grâces</i>, trois enfants
-blondes,—oh! quatorze, douze et dix ans à peine,
-innocence!—Eulalie, Bertrande et Cécile Rousselin,
-quelque peu folâtres en leurs petites robes d’orléans
-noire. Riant de plaisir, en ce deuil,—n’était-ce pas de
-leur âge?—elles se renvoyaient, du bout de leurs
-bâtonnets d’acajou, de courts cerceaux de velours rouge
-festonnés de liserons d’or.</p>
-
-<p>Elle avait aimé feu son époux,—ayant conquis,
-d’ailleurs, à ses côtés, dans le commerce des bronzes
-d’art, une aisance,—la belle madame Rousselin!
-Séduisante, économe et tendre, perle bourgeoise, elle
-s’était retirée avec ses filles, en cette habitation, depuis
-les dix mois et demi d’où datait son sévère veuvage,
-qu’elle présumait éternel.</p>
-
-<p>Jamais, en effet, son mari ne lui avait semblé plus
-«sérieux» que depuis qu’il était mort. Cet accident
-<span class="pagenum" id="Page_269">269</span>
-l’avait solennisé, pour ainsi dire, aux yeux en larmes
-de l’aimable veuve. Aussi, avec quelle tendresse triste
-se plaisait-elle à venir, toutes les quinzaines environ,
-suspendre (de concert avec ses trois charmantes filles),
-de sentimentales couronnes aux murs blancs du caveau
-neuf! murs que, par prévoyance, elle avait fait clouter
-du haut en bas! Sur ces couronnes se lisaient, en
-majuscules ponctuées de pleurs d’argent, des <i>A mon
-petit papa chéri!</i> des <i>A mon époux bien-aimé!</i>—Lorsqu’à
-de certains anniversaires, plus intimes, elle
-venait seule au champ du Repos, c’était avec un air
-indéfinissable et presque demi-souriant que, nouvelle
-Artémise, munie ce jour-là d’une couronne spéciale, à
-son usage, elle accrochait celle-ci à des clous isolés:
-sur les immortelles, semées alors de myosotis, on pouvait
-lire en caractères tortillés et suggestifs, ces deux mots
-du cœur: «<i>Souviens-toi!</i>» Car, même avec les défunts,
-les femmes ont de ces exquises délicatesses où l’imagination
-plus grossière de l’homme perd complètement
-pied,—mais auxquelles il serait à parier, quand même,
-que les trépassés ne sont pas insensibles.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_270">270</span>
-Toutefois, comme c’était une femme d’ordre, chez qui
-le sentiment n’excluait pas le très légitime calcul d’une
-ménagère, la belle M<sup>me</sup> Rousselin, dès le premier
-trimestre, avait remarqué le prix auquel revenaient,
-achetées au détail, ces pâles couronnes, si vite fanées
-par les intempéries; et, séduite par diverses annonces
-des journaux qui mentionnaient la découverte de nouvelles
-couronnes funèbres, inoxydables, obtenues par le
-procédé galvanoplastique, résistantes même à l’oubli,—couronnes
-modernes par excellence!—elle en avait
-acheté, en gros, quelques douzaines, qu’elle conservait,
-au frais, dans la cave, et qui défrayaient, depuis, les
-visites bimensuelles au cher décédé.</p>
-
-<p class="sep2">Soudain, les trois enfants, dont les boucles vermeilles,
-alanguies en <i>repentirs</i>, sautillaient sur les noirs corsages,
-cessèrent de s’ébattre sur l’herbe en fleurs, car,
-au seuil du perron, et poussant la porte vitrée, venait
-d’apparaître l’épouse, la grave maman tout en deuil,
-blonde aussi et déjà pâlie de son abandon. Elle tenait,
-justement, à la main, trois de ces couronnes légères
-<span class="pagenum" id="Page_271">271</span>
-et solides, nouveau système, qu’elle laissa tomber,
-auprès de la rampe, sur la table verte du jardin,
-comme pour appuyer de leur impression les paroles
-suivantes:</p>
-
-<p>—Et que l’on se recueille maintenant, mesdemoiselles!
-Assez de récréation: oubliez-vous que, demain,
-nous devons aller rendre visite à... celui qui n’est
-plus?</p>
-
-<p>Sûre d’être obéie (car, au point de vue du cœur, ses
-jeunes anges avaient, elle ne l’ignorait pas, de qui tenir),
-la belle M<sup>me</sup> Rousselin rentra, sans doute afin de soupirer
-plus à l’aise en la solitude retirée de sa chambre.</p>
-
-<p>A ces mots et aussitôt seules, Eulalie, Bertrande et
-Cécile Rousselin,—dont les rires s’étaient envolés plus
-loin que les oiseaux du ciel,—vinrent, à pas lents,
-méditatives, s’asseoir et s’accouder autour de la table.</p>
-
-<p>Après un silence:</p>
-
-<p>—C’est pourtant vrai! pauvre père! dit à voix basse
-Eulalie, la jolie aînée, déjà rêveuse.</p>
-
-<p>Et, prenant un <i>A mon époux bien-aimé</i>, elle en
-considéra, distraitement, l’inscription.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_272">272</span>
-—Nous l’aimions tant! gémit Bertrande, aux yeux
-bleus—où brillaient des larmes.</p>
-
-<p>Sans y prendre garde, imitant Eulalie, elle tournait
-entre ses doigts, et le regard fixe, un <i>A mon petit papa
-chéri</i>.</p>
-
-<p>—Pour sûr qu’on l’aimait bien! s’écria la pétulante
-cadette Cécile qui, follement énervée encore du jeu
-quitté et comme pour accentuer, à sa manière, la
-sincérité naïve de son effusion, fit étourdiment sauter
-en l’air le <i>Souviens-toi!</i> qui restait.</p>
-
-<p>Par bonheur, l’aînée, qui tenait encore ses baguettes,
-y reçut, et à temps, la plaintive couronne, laquelle s’y
-encercla d’abord,—puis, grâce à un mouvement
-d’inadvertance provenu de l’entraînante vitesse acquise,
-le <i>Souviens-toi!</i> s’échappant des bâtonnets, fut recueilli
-de même par Bertrande, après s’être croisé en l’air avec
-l’<i>A mon petit papa chéri!</i>—et l’<i>A mon époux bien-aimé!</i>
-que Cécile, bien malgré elle, n’avait pu se
-défendre de lancer vers ses sœurs.</p>
-
-<p>De sorte que, l’instant d’après—et peut-être en
-symbole des illusions de la vie,—les trois ingénues,
-<span class="pagenum" id="Page_273">273</span>
-peu à peu de retour sur la pelouse, substituaient à leurs
-cerceaux dorés ce nouveau <i>Jeu des Grâces</i>, et, inconscientes
-déjà, se renvoyaient, mélancoliquement, aux
-derniers rayons du soleil, ces <i>inaltérables</i> attributs
-de la sentimentalité moderne.</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-14s.jpg" alt="" width="360" height="494" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_275">275</span>La Maison du bonheur</h2>
-
-<div class="citat">
-<div>Là, tout n’est qu’ordre et beauté,</div>
-<div>Luxe, calme et volupté!</div>
-
-<p class="hang">(<span class="smcap">Charles Baudelaire.</span> <i>L’Invitation
-au voyage</i>).</p>
-</div>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-15.jpg" alt="" width="600" height="568" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -25px;">
- <div class="ajust" style="width: 90px; height: 25px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">Deux</span> beaux êtres humains se sont rencontrés à
-cette heure des années qui précède le tomber merveilleux
-de l’automne; à cette heure où,—telle que, sur de
-riches forêts, après une ondée d’orage, l’étoile du soir,—la
-Mélancolie se lève, illuminant de mille teintes
-magiques toutes les âmes bien nées.</p>
-
-<p>Autrefois,—ô souvenances déjà lointaines!—ces
-deux âmes, dès les premières aurores, apparurent
-natalement blanches et douées, à l’état nostalgique,
-<span class="pagenum" id="Page_276">276</span>
-d’une sorte de languide passion pour les seules choses
-du Ciel.—On eût dit d’éternels enfants, destinés à
-mourir comme les oiseaux s’envolent et que le lis du
-matin serait la seule fleur oubliable sur leurs chastes
-tombes.</p>
-
-<p>Mais ils étaient prédestinés à vivre,—et l’Humanité
-est venue avec ses luttes et ses stupeurs.</p>
-
-<p>Elle et lui, l’un de l’autre isolés par le hasard des
-villes et des contrées, grandirent, en des milieux
-parallèles, sans se rencontrer jamais.</p>
-
-<p>Au cours de l’existence, et sous tous les cieux, ils
-eurent donc à subir le salut des passants polis, aux
-yeux sourieurs, aux airs sagaces, aux admirations
-officielles, aux jugements d’emprunt, aux préoccupations
-oiseuses, aux riens compassés, aux cœurs uniquement
-lascifs, aux politiques visées, aux calomnieux
-éloges,—et dont les présences, très distinguées,
-dégagent une odeur de bois mort.</p>
-
-<p>Ah! c’est que tous deux avaient, comme nous, reçu
-le jour au sein triste de ces nations occidentales,
-lesquelles, sous couleur d’établir, enfin, sur la terre, le
-<span class="pagenum" id="Page_277">277</span>
-règne «régulier» de la Justice, vont, se dénuant, à
-plaisir, de ces instincts de l’en-Haut—qui, seuls,
-constituent l’Homme réel,—et préfèrent s’aventurer
-<i>librement</i>, désormais, au gré d’une Raison désespérée,
-à travers les hasards et les phénomènes, en payant
-chaque «découverte» d’un endurcissement plus sourd
-du cœur.</p>
-
-<p>Au spectacle environnant de cet effort moderne, le
-plus sage, humainement,—aux yeux, du moins, des
-gens du «monde»,—ne serait-ce pas de se laisser
-vivre, en vagues curieux, n’acceptant des années que
-les sensualités intellectuelles ou physiques, et sans
-autres passions que celle du plus commode éclectisme?</p>
-
-<p>Cependant, Paule de Luçanges, ainsi que le duc
-Valleran de la Villethéars, dès leur juvénilité, commencèrent
-à ressentir beaucoup d’étonnement de faire
-partie d’une espèce où le dépérissement de toute foi,
-de tous désintéressés enthousiasmes, de tout amour
-noble ou sacré, menaçait de devenir endémique.</p>
-
-<p>Aucuns passe-temps ne pouvaient les distraire de
-l’humiliant déplaisir qu’ils en éprouvèrent, encore
-<span class="pagenum" id="Page_278">278</span>
-presque enfants, sans, toutefois, le laisser transparaître,
-à cause d’une sorte de charité très douce dont ils
-étaient essentiellement pénétrés. Paule, svelte, en sa
-beauté d’Hypatie chrétienne, était de la race de ces
-mondaines aux cœurs de vestales qui, préservées mieux
-que les Sand, les Sapho, les Sévigné, même, ou les
-Staël, de la vanité d’écrire, gardent, très pure, la
-lueur virginale de leur inspiration pour un seul élu.
-Lui ne se distinguait, en apparence, du commun
-des personnes de bonne compagnie que,—parfois,—par
-un certain coup d’œil bref, très pénétrant,
-un peu fixe et dont l’indéfinissable impression dissolvait
-ou inquiétait autour de lui les plus banales insouciances.</p>
-
-<p>Tous deux, ainsi, voilaient, sous les irréprochables
-dehors qu’imposent les convenances aux êtres bien
-élevés, les géniales facultés de méditation dont leur
-Créateur avait doté leurs esprits solitaires. Et, de jour
-en jour, ces singuliers adolescents,—autant que les
-despotiques devoirs d’un rang dont ils s’honoraient le
-leur pouvaient permettre,—s’éloignaient de ces mille
-<span class="pagenum" id="Page_279">279</span>
-distractions si chères, d’habitude, à la jeunesse
-élégante.</p>
-
-<p>Ne perdaient-ils pas les heures dorées de leur printemps
-en de trop songeuses et sans doute stériles
-réflexions touchant... par exemple, ces nébuleux
-problèmes,—réputés insignifiants, ennuyeux ou
-insolubles—et auxquels, cependant, une bizarre
-particularité de conscience les contraignait de s’intéresser?</p>
-
-<p>—Peut-être.</p>
-
-<p>—Mais il leur apparaissait qu’autour d’eux, par
-exemple, l’Esprit de nos temps en travail,—qui
-s’efforce d’enfanter, pour la gloire d’un prestigieux
-Avenir, le monstre d’une chimérique Humanité décapitée
-de Dieu—les mettait en demeure, eux aussi,
-en ce qui concernait l’<i>humain</i> de leurs êtres, d’opter,
-au plus secret de leurs pensées, entre leurs ataviques
-aspirations... et Lui.</p>
-
-<p>Le récent idéal—(ce progressif Bien-être, toujours
-proportionnel aux nécessités des pays et des âges et
-dont chaque degré, suscitant des soifs nouvelles, atteste
-<span class="pagenum" id="Page_280">280</span>
-l’<i>Illusoire</i> indéfini... par conséquent la fatale démence
-d’y confiner notre But suprême...)—ne sut éveiller
-en leurs intelligences qu’une indifférence vraiment
-absolue. L’orgueilleux bagne d’une telle finalité ne
-pouvait, en effet, séduire ou troubler, même un instant,
-ces deux consciences qui, tout éperdues de Lumière
-et d’humilité, se souvenaient de leur origine. Et ces
-réalités de bâtons flottants—en qui se résolvent,
-d’ordinaire, les fascinants mirages à l’aide desquels
-le vieil opium de la Science dessèche les yeux des
-actuels vivants,—ces «conquêtes de l’Homme
-moderne», enfin, leur semblaient infiniment moins
-utiles que mortellement inquiétantes,—étant remarqués,
-surtout, le quasi-simiesque atrophiement du
-Sens-surnaturel qu’elles coûtent... et l’espèce d’ossification
-de l’âme qu’elles entraînent. Imbus d’un
-atavisme <span class="cs8">QUI, EN RÉALITÉ, COMMENÇAIT A DIEU</span>, ils se
-fussent (oh! même affamés!) refusés, d’instinct, certes!
-à céder, malgré l’exemple, les droits sacrés de leur
-aînesse consciente contre toutes les pâtées de lentilles
-vénéneuses dont un périssable Actualisme eût tenté
-<span class="pagenum" id="Page_281">281</span>
-de séduire leur inanition. Quant à cet Avenir, dont
-une église de rhéteurs têtus prophétisait la perdurable
-et sublime rutilance, ces deux jeunes gens hésitaient
-à s’infatuer au point de par trop oublier, aussi, qu’en
-fin de compte,—(ne fût-ce qu’au témoignage criard
-de ces vingt-six changements à vue dont ne cesse
-de nous assourdir, sous nos pieds, la menaçante
-géologie,—et en passant même sous silence les fort
-troublantes révélations de l’astronomie moderne,)—l’univers
-attesta, maintes fois, inopinément, être une
-salle trop peu sûre pour que l’on dût caresser une
-minute l’idée de jamais pouvoir s’y installer définitivement.</p>
-
-<p>En sorte que tout le clinquant intellectuel de la
-Science, toutes les boîtes de jouets dont se paye l’âge
-mûr de l’Humanité, tous les bondissements désespérés
-des impersuasives métaphysiques, tout l’hypnotisme
-d’un Progrès—si magnifiquement naturel, éclairé par
-la providence d’un Dieu révélé et, sans lui d’une vanité
-si poignante,—non, tout cela ne leur paraissait pas
-aussi <i>sérieux</i>, ni aussi <i>utile</i>, en substance, que le
-<span class="pagenum" id="Page_282">282</span>
-tout simple et natal regard de l’Homme vers le
-Ciel.</p>
-
-<p>Socialement, toutefois, il leur était difficile, en eux-mêmes,
-de condamner, à l’étourdie, l’évidence de cet
-effort de tous vers la grande Justice,—vers une équité
-meilleure, enfin, que celle dont se lamente le Passé.
-Mais les résultats très précis, obtenus en appliquant
-ces théories humanitaires,—empruntées, d’ailleurs,
-à l’éternel Christianisme,—semblaient jusqu’à présent,—il
-fallait bien se l’avouer,—singulièrement
-en désaccord avec les admirables intentions de leurs
-partisans. Comment ne pas reconnaître, en effet, que
-les plus libres, les plus fiers et les plus jaloux de
-la Liberté, parmi les peuples, sont ceux-là même
-qui, les longs fouets ensanglantés aux poings, supplicient
-le plus leurs esclaves, savent humilier le
-mieux leurs pauvres et, entre les forfaits à commettre,
-ne préfèrent, <i>jamais</i>, que les plus vils?</p>
-
-<p>Comment éviter, par tous pays, le spectacle de
-ces triomphantes lupercales où les majorités—au
-patriotisme si lucratif, aux éloquences foraines,—exultent
-<span class="pagenum" id="Page_283">283</span>
-si gravement, et dont la sereine servilité,—giratoire
-seulement aux uniques souffles de ces trahisons
-écœurantes, philosophiquement situées au-dessous de
-toute pénalité comme de tout dédain,—affirme outre
-mesure en quelle désespérante inanité s’aplatissent les
-révolutions? Et, pour conclure, comment ne pas comprendre,
-sans effort, qu’étant donnée la loi de l’innée
-disproportion des intelligences, en leur diversité
-d’aptitudes, le prétendu règne d’une Justice purement
-humaine ne saurait être jamais que la tyrannie du
-Médiocre, s’autorisant, gaiement, de quoi? du <i>nombre</i>!
-pour imposer l’abaissement à ceux dont le génie,
-constituant, seul, l’entité même de l’Esprit-Humain, a,
-seul, de droit <i>divin</i>, qualité pour en déterminer et
-diriger les légitimes tendances!</p>
-
-<p>—Mais, sans daigner juger la mode actuelle des idées
-septentrionales, le noble songeur et la belle songeuse,
-détournant les yeux, autant qu’ils le pouvaient, de
-l’énigmatique performance terrestre, résumaient toujours
-leurs méditations en cet ensemble de pensées:</p>
-
-<p>—<i>Qu’importe à la Foi réelle le vain scandale de
-<span class="pagenum" id="Page_284">284</span>
-ces poignées d’ombres, demain disparues pour faire
-place à d’équivalents fantômes?</i></p>
-
-<p><i>Qu’importe qu’elles détiennent aujourd’hui, comme
-hier, comme demain, l’écorce matérielle d’un Pouvoir
-dont l’essence leur est inaccessible? Nul ne peut
-posséder d’une chose que ce qu’il en éprouve. Si cette
-chose est belle, noble,—enfin, divine d’origine, et
-qu’il soit, lui, d’essence vile,—c’est-à-dire d’une
-prudence d’instincts nécessairement abaissante,—la
-beauté, la noblesse, la divinité de cette chose,
-s’évanouissant immédiatement au seul contact du
-violateur, il n’en possédera que son intentionnelle
-profanation,—bref, il n’y retrouvera, comme en
-toutes choses, que la vilainie même de son être, que
-l’écœurante, éclairée et bestiale médiocrité de son
-être: rien de plus.—Donc il n’y a pas lieu de s’en
-irriter.</i></p>
-
-<p>Tels, s’attristant, peut-être, quelque peu, de ces
-fatalités de leur époque,—mais sans oublier qu’il fut
-des siècles pires,—et se recueillant, chaque jour, en
-ces visions que l’Art le plus élevé sait offrir aux cœurs
-<span class="pagenum" id="Page_285">285</span>
-chastes et solitaires, ces deux promis de l’Espérance,
-au défi des années, s’attendaient.</p>
-
-<p>Cette disparité de nature entre eux et la plupart des
-dignes vivants de nos régions, ils ne l’avaient pas constatée
-au début de la vie. Non. Ces êtres d’<i>au-delà</i>
-s’étaient refusés longtemps à se rendre—même aux
-évidences les plus affreuses, ou, les considérant comme
-passagères, les avaient pardonnées avec une indulgence
-jamais lassée. Les regards encore éblouis de reflets
-antérieurs à leurs yeux charnels, comment eussent-ils
-démêlé, à première vue, de quel enfer foncier se
-constitue la banalité sociale! C’est pourquoi leur sensibilité
-crédule, toute imbue d’angéliques larmes, fut
-incessamment surprise, alors, et partagea mille mensongères—ou
-si médiocres «douleurs», que celles-ci
-étaient indignes d’un tel nom. Longtemps il suffit,
-autour d’eux, de <i>sembler</i> dans une affliction pour que
-ces cœurs inextinguibles devinssent réchauffants,—et
-prodigues! et consolateurs!... Ah! se dévouer,
-s’oublier! quelle joie d’anges penchés sur ceux que l’on
-abandonne! Qu’importe si, le plus souvent, ceux-ci ne
-<span class="pagenum" id="Page_286">286</span>
-daignent se souvenir des «anges» que pour en critiquer,
-toujours un peu tard, l’humiliante irréalité!</p>
-
-<p>Ainsi rayonna leur charité, ce passe-temps divin des
-justes,—même sur ces assoiffés d’amusements dont
-le propre est de témoigner une sorte de rabique aversion
-au seul ressentir, même obscur, de toutes approches
-d’âmes souveraines, tant l’idée seule que celles-ci puissent
-encore exister leur semble insupportable, fatigante
-et révoltante. Oui, tous deux eurent la bienveillance de
-toujours se tenir éloignés de ce genre de personnes,
-pour leur épargner l’ennui de cette sensation toute
-naturelle.</p>
-
-<p>Mademoiselle de Luçanges et le duc de la Villethéars
-subirent donc, chacun de leur côté, cette existence,
-jusqu’au jour mortel où, tous deux, presque en même
-temps, s’aperçurent que les suffocantes bouffées—émanant
-des lourds ébats de cette Médiocrité universelle—avaient
-répandu la contagion jusque sur leurs
-proches, leurs frères, leurs «égaux»,—la plupart de
-leurs princes et de leurs prêtres!...</p>
-
-<p>Alors un froissement terrible d’âme les glaça, leur
-<span class="pagenum" id="Page_287">287</span>
-causa cette sorte de lassitude sévère qu’un Dieu-martyr
-seul peut surmonter devant le reniement de son disciple.
-Humiliés de se sentir quand même solidaires de cet
-envahissement si près d’eux monté, une tentation
-d’inespérance les prit, troubla leurs cœurs sacrés et
-peu s’en fallut qu’elle n’assombrît même, au plus secret
-de leurs croyances, jusqu’au sentiment de Dieu.</p>
-
-<p>Elle ni lui n’étaient, en effet, du nombre de ces
-esprits-créateurs, trempés de manière à tenir tête fût-ce
-au scandale de toute l’Humanité et dont le fulgurant
-souffle d’infini refoulerait les plus rugissantes rafales:
-ce n’étaient que deux exquises intelligences, merveilleusement
-douées,—que cette qualité d’épreuve fit
-fléchir, comme deux fleurs sous la pluie.</p>
-
-<p>Ils ne se plaignirent pas.—Seulement, ce devinrent,
-bientôt, deux âmes en deuil, désenchantées même du
-sacrifice et dont aucune fête ne pouvait augmenter ou
-diminuer le royal ennui amer.</p>
-
-<p>Maintenant ils n’ont plus soif que d’exils.—«Plaindre?
-Comment juger! Que sert, d’ailleurs? Instants
-perdus.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_288">288</span>
-Un besoin d’adieux les étouffe, et voilà tout. Ils
-pensent avoir gagné le droit d’oublier. A peine s’ils
-daignent voiler parfois, sous la pâleur d’un sourire,
-leur indifférence morose. Devenus d’une clairvoyance
-inconsolable, ils portent en eux leur solitude. Ne
-pouvant plus se laisser décevoir, entre eux et la foule
-sociale la misérable comédie est terminée.</p>
-
-<p>Aussi, dès l’instant conjugal où le Destin les a mis
-en présence, ils se sont reconnus, d’un regard, et se
-sont aimés, sans paroles, de cet irrésistible amour,
-trésor de la vie.—Oh! s’exiler en quelque nuptiale
-demeure, pour sauver du désastre de leurs jours
-au moins un automne, une délicieuse échappée de
-bonheur aux teintes adorablement fanées, une mélancolique
-embellie!—Jaloux de leur secret, sûrs de leurs
-pensées, ils se sont écrit. Dispositions prises, ils
-partent, ils disparaissent,—devant se retrouver, non
-dans un de leurs lourds châteaux, où des visiteurs,
-encore...—mais en cette retraite bien inconnue qu’ils
-ont choisie et noblement ornée, au goût de leurs âmes,
-pour y cacher leur saison de paradis.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_289">289</span>
-La maison du Bonheur domine une falaise, là-bas,
-au nord de la France, puisqu’enfin c’est la patrie! Elle
-est enclose des murs verdoyants d’un grand jardin,
-formé d’une pelouse, tout en fleurs, au centre de
-laquelle, entre des saules et de grises statues, retombe,
-en un bassin de marbre, l’élancée fusée de neige d’un
-jet d’eau.</p>
-
-<p>Deux latérales allées de très hauts arbres obscurs se
-prolongent solitairement. La solennité, le silence de
-cette habitation sont doux et inquiétants comme le
-crépuscule. Là, c’est un tel isolement des choses!—Un
-rayon de l’Occident, sur les fenêtres—empourprées
-tout à coup—de la blanche façade,—la chute
-d’une feuille qui, de la voûte d’une allée, tombe, en
-tournoyant, sur le sable,—ou quelque refrain de
-pêcheur, au loin,—ou telle fuite plus rapide des
-nuages de mer,—ou la senteur, soudain plus subtile,
-d’une touffe de roses mouillées qu’effleure un oiseau
-perdu,—mille autres incidences, ailleurs imperceptibles,
-semblent, ici, comme des avertissements tout à
-fait <i>étranges</i> de la brièveté des jours.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_290">290</span>
-Et, lorsqu’ils en sont témoins, en leurs promenades,
-les deux exilés! alors qu’une causerie heureuse unit
-leurs esprits sous le charme d’un mutuel abandon,
-voici qu’ils tressaillent, ils ne savent pourquoi! Pensifs,
-ils s’arrêtent: le ton joyeux de leurs paroles est
-dissipé!... Qu’ont-ils donc entendu? Seuls, ils le savent.
-Ils se pressent, l’un à l’autre, la main, comme troublés
-d’une sensation mortelle! Et le visage de la bien-aimée
-s’appuie, languissamment, sur l’épaule de son ami!
-Deux larmes tremblent entre ses cils, et roulent sur
-ses joues pâlissantes.</p>
-
-<p>Et, quand le soir bleuit les cieux, un serviteur
-taciturne, ancien dans l’une de leurs familles, vient
-allumer les lampes dans la maison.</p>
-
-<p>—Mais la bien-aimée,—les femmes sont ainsi,—se
-plaît à s’attarder, par les fleurs, sur la pelouse,
-au baiser de quelque corolle déjà presque endormie.
-Puis, ils rentrent ensemble.</p>
-
-<p>—Oh! ce parfum d’ébène, de fleurs mortes et
-d’ambre faible, qu’exhale, dès le vestibule, la douce
-demeure! Ils se sont complus à l’embellir, jusqu’à
-<span class="pagenum" id="Page_291">291</span>
-l’avoir rendue un véritable reflet de leurs rêves!</p>
-
-<p>Auprès des tentures qui en séparent les pièces,
-des marbres aux pures lignes blanches, des peintures
-de forêts, et, suspendus aux tapisseries anciennes des
-murailles, des pastels, dont les visages sont pareils
-à des amies défuntes et inconnues. Sur les consoles,
-des cristaux aux tons de pierres précieuses, des verreries
-de Venise aussi, aux couleurs éteintes. Çà et
-là, cloués en des étoffes d’Orient, luisent, en éclairs
-livides, incrustés d’un très vieil or, des trophées d’armes
-surannées.—Dans les angles, de grands arbustes
-des Iles. Là, le piano d’ébène, dont les cordes ne
-résonnent, comme les pensées, que sous des harmonies
-belles et divines; puis, sur des étagères, ou laissés
-ouverts sur la soie mauve des coussins, des livres aux
-pages savantes et berceuses, qu’ils relisent ensemble
-et dont les ailes invitent leurs esprits vers d’autres
-mondes.</p>
-
-<p>Et, comme nul ne possède, en effet, que ce qu’il
-éprouve, et qu’ils le savent,—et que ce sont deux
-chercheurs d’impressions inoubliables, ils vivent là des
-<span class="pagenum" id="Page_292">292</span>
-soirées dont le charme oppresse leurs âmes d’une
-sensation intime et pénétrante de leur propre éternité.
-Souvent, en regardant l’ombre des objets sur les tentures
-séculaires, ils détournent les yeux, sans cause
-intelligible. Et les sculptures sombres, à l’entour de
-quelque grand miroir,—dont l’eau bleuâtre reflète
-le scintillement, tout à coup, d’un astre, à travers les
-vitres,—et l’inquiétude du vent, froissant, au dehors,
-dans l’obscurité, les feuilles du jardin,—et les
-solennelles, les indéfinissables anxiétés qu’éveille en
-eux, lorsque l’heure sonne distincte et sonore, le
-mystère de la nuit,—tout leur parle, autour d’eux,
-cette langue immémoriale du vieux songe de la vie,
-qu’ils entendent sans peine, grâce à leur recueillement
-sacré. Tels, ne laissant point la dignité de leurs êtres
-se distraire de cette pensée qu’ils habitent ce qui n’a
-ni commencement ni fin, ils savent grandir, de toute
-la beauté de l’Occulte et du Surnaturel,—dont ils
-acceptent le sentiment,—l’intensité de leur amour.</p>
-
-<p>Ainsi, prolongeant les heures, délicieusement, en
-causeries exquises et profondes, en étreintes où leurs
-<span class="pagenum" id="Page_293">293</span>
-corps ne seront plus que celui d’un Ange, en
-suggestives lectures, en chants mystérieux, en joies
-délicieuses, ils puiseront de toujours nouvelles sensations
-de plus en plus vibrantes, extra-mortelles!
-en cette solitude—qu’un si petit nombre de leurs
-«semblables» se soucierait de jalouser. Incarnant,
-enfin, toute la poésie de leurs intelligences dans sa
-plus haute réalisation, leurs aurores, et leurs jours—et
-leurs soirs, et leurs nuits seront des évocations
-de merveilles. Leurs cœurs, passionnés d’idéal autant
-que d’éperdus désirs, s’épanouiront comme deux
-mystiques roses d’Idumée, satisfaites d’embaumer les
-hauteurs natales à quelque vague distance même,
-hélas! des Jérusalem,—en Terre-Sainte, pourtant.</p>
-
-<p>De même que, libres, ils ont distribué, simplement
-et de la manière la plus discrète, la presque totalité
-de leurs vastes et austères fortunes à de ces déshérités—qu’en
-véritables originaux ils se sont donné la peine
-de chercher avec un choix patient,—de même,
-hostiles à toutes emphases, ils n’ont éprouvé nullement,
-le besoin de se «jurer» qu’ils ne se survivraient
-<span class="pagenum" id="Page_294">294</span>
-pas l’un à l’autre. Non.—Seulement, ils savent très
-bien à quoi s’en tenir là-dessus.</p>
-
-<p>Au parfait dédain de tout ce qui les a déçus, loin du
-désenchantement brillant de leur monde d’autrefois,
-ils ont jeté, d’un regard, à leur ex-entourage, oublié
-déjà, l’adieu glacé, suprême, claustral, que la mélancolie
-de leur joie grave ne regrettera jamais. Ils sont
-ceux qui ne s’intéressent plus. Ayant compris, <i>une
-fois pour toutes</i>, de quelle atroce tristesse est fait
-le rire moderne, de quelles chétives fictions se repaît
-la sagesse purement <i>terre à terre</i>, de quels bruissements
-de hochets se puérilisent les oreilles des triviales
-multitudes, de quel ennui désespéré se constitue la
-frivole vanité du mensonge mondain, ils ont, pour ainsi
-dire, fait vœu de se contenter de leur bonheur solitaire.</p>
-
-<p>Oui, ces augustes êtres (exceptionnels!), s’estimant
-avoir gagné la paix, sauront conserver inviolable la
-magie de leur isolement. Persuadés, non sans d’inébranlables
-motifs, que l’unique raison d’être, (en
-laquelle ils cherchent, fatalement, à réaliser leurs <i>semblances</i>),
-de ceux-là qui, errants et froids, ne peuvent
-<span class="pagenum" id="Page_295">295</span>
-être heureux, consiste à troubler, d’instinct, s’il leur
-est possible, le bonheur de ceux-là qui savent être
-heureux, ces divins amants, pour sauvegarder la
-simplicité de leur automnale tendresse, se sont résolus à
-l’égoïsme d’un seuil strictement ignoré, strictement
-fermé.—Inhospitaliers, plutôt, jamais ils ne profaneront
-le rayonnement intérieur de leur logis, ni les
-présences,—qui sait!—des familiers Esprits émus
-de leur souverain amour, en admettant «chez eux»,
-ne fût-ce que par quelque hasardeux soir d’ouragan, tel
-banal, voire illustre, étranger. Ils ne risqueront, sous
-aucun prétexte du Destin, le calme de leur indicible,—à
-jamais imprécis—et, par conséquent, immuable
-ravissement. Plus sages que leurs aïeux de l’Eden, ils
-n’essayeront jamais <i>de savoir pourquoi</i> ils sont
-heureux, n’ayant pas oublié ce que coûtent ces sortes
-de tentatives. Au reste, ne désirant d’autrui que cette
-indifférence dont ils espèrent s’être rendus dignes, il se
-trouve qu’un assentiment inconscient du monde la leur
-accorde volontiers.</p>
-
-<p>Bref, sous leur toit d’élection, ayant, paraît-il, mérité
-<span class="pagenum" id="Page_296">296</span>
-d’en-haut ce privilège, devenu si rare, de pouvoir se
-ressaisir <i>quand même</i> dans l’Immortel, ces deux élus,—magnifiques,
-bien qu’un peu pâles,—sauront
-défendre attentivement,—c’est-à-dire en connaissance
-de cause,—contre toutes atteintes «sociales», leur
-tardive félicité.</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-15s.jpg" alt="" width="360" height="382" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_297">297</span>Les Amants de Tolède</h2>
-
-<p class="dedic"><i>A Monsieur Emile Pierre.</i></p>
-
-<div class="citat">
-<p class="hang">«Il eût donc été juste que Dieu condamnât
-l’Homme au Bonheur?»</p>
-
-<p class="hang"><i>Une des réponses de la Théologie romaine
-à l’objection contre la Tache-originelle.</i></p>
-</div>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-16.jpg" alt="" width="600" height="568" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -25px;">
- <div class="ajust" style="width: 90px; height: 25px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">Une</span> aube orientale rougissait les granitiques sculptures,
-au fronton de l’Official, à Tolède—et, entre
-toutes, le <i>Chien-qui-porte-une-torche-enflammée-dans-sa-gueule</i>,
-armoiries du Saint-Office.</p>
-
-<p>Deux figuiers épais ombrageaient le portail de bronze:
-au delà du seuil, de quadri-latérales marches de pierre
-exsurgeaient des entrailles du palais,—enchevêtrement
-<span class="pagenum" id="Page_298">298</span>
-de profondeurs calculées sur de subtiles déviations
-du sens de la montée et de la descente.—Ces spirales
-se perdaient, les unes dans les salles de conseil, les cellules
-des inquisiteurs, la chapelle secrète, les cent
-soixante-deux cachots, le verger même et le dortoir des
-familiers;—les autres, en de longs corridors, froids et
-interminables, vers divers retraits...—des réfectoires,
-la bibliothèque.</p>
-
-<p>En l’une de ces chambres,—dont le riche ameublement,
-les tentures cordouanes, les arbustes, les vitraux
-ensoleillés, les tableaux, tranchaient sur la nudité des
-autres séjours,—se tenait debout, cette aurore-là, les
-pieds nus sur des sandales, au centre de la rosace d’un
-tapis byzantin, les mains jointes, les vastes yeux fixes,
-un maigre vieillard, de taille géante, vêtu de la simarre
-blanche à croix rouge, le long manteau noir aux épaules,
-la barrette noire sur le crâne, le chapelet de fer à la
-ceinture. Il paraissait avoir passé quatre-vingts ans.
-Blafard, brisé de macérations, saignant, sans doute,
-sous le cilice invisible qu’il ne quittait jamais, il considérait
-une alcôve où se trouvait, drapé et festonné de
-<span class="pagenum" id="Page_299">299</span>
-guirlandes, un lit opulent et moelleux. Cet homme avait
-nom Tomas de Torquemada.</p>
-
-<p>Autour de lui, dans l’immense palais, un effrayant
-silence tombait des voûtes, silence formé des mille
-souffles sonores de l’air que les pierres ne cessent de
-glacer.</p>
-
-<p>Soudain le Grand-Inquisiteur d’Espagne tira l’anneau
-d’un timbre que l’on n’entendit pas sonner. Un
-monstrueux bloc de granit, avec sa tenture, tourna
-dans l’épaisse muraille. Trois familiers, cagoules baissées,
-apparurent—sautant hors d’un étroit escalier
-creusé dans la nuit,—et le bloc se referma. Ceci dura
-deux secondes, un éclair! Mais ces deux secondes avaient
-suffi pour qu’une lueur rouge, réfractée par quelque
-souterraine salle, éclairât la chambre! et qu’une terrible,
-une confuse rafale de cris si déchirants, si aigus,
-si affreux,—qu’on ne pouvait distinguer ni pressentir
-l’âge ou le sexe des voix qui les hurlaient,—passât dans
-l’entre-bâillement de cette porte, comme une lointaine
-bouffée d’enfer.</p>
-
-<p>Puis, le morne silence, les souffles froids, et, dans les
-<span class="pagenum" id="Page_300">300</span>
-corridors, les angles de soleil sur les dalles solitaires
-qu’à peine heurtait, par intervalles, le claquement d’une
-sandale d’inquisiteur.</p>
-
-<p>Torquemada prononça quelques mots à voix basse.</p>
-
-<p>L’un des familiers sortit, et, peu d’instants après,
-entrèrent, devant lui, deux beaux adolescents, presque
-enfants encore, un jeune homme et une jeune fille,—dix-huit
-ans, seize ans, sans doute. La distinction de
-leurs visages, de leurs personnes, attestait une haute
-race, et leurs habits—de la plus noble élégance, éteinte
-et somptueuse—indiquaient le rang élevé qu’occupaient
-leurs maisons. L’on eût dit le couple de Vérone transporté
-à Tolède: Roméo et Juliette!... Avec leur sourire
-d’innocence étonnée,—et un peu roses de se trouver
-ensemble, déjà,—tous deux regardaient le saint
-vieillard.</p>
-
-<p>—«Doux et chers enfants», dit, en leur imposant
-les mains, Tomas de Torquemada,—«vous vous aimiez
-depuis près d’une année (ce qui est longtemps à votre
-âge), et d’un amour si chaste, si profond, que tremblants,
-l’un devant l’autre, et les yeux baissés à l’église,
-<span class="pagenum" id="Page_301">301</span>
-vous n’osiez vous le dire. C’est pourquoi, le sachant, je
-vous ai fait venir ce matin, pour vous unir en mariage,
-ce qui est accompli. Vos sages et puissantes familles
-sont prévenues que vous êtes deux époux et le palais où
-vous êtes attendus est préparé pour le festin de vos
-noces. Vous y serez bientôt et vous irez vivre, à votre
-rang, entourés plus tard, sans doute, de beaux enfants,
-fleur de la chrétienté.</p>
-
-<p>«Ah! vous faites bien de vous aimer, jeunes cœurs
-d’élection! Moi aussi, je connais l’amour, ses effusions,
-ses pleurs, ses anxiétés, ses tremblements célestes!
-C’est d’amour que mon cœur se consume, car l’amour,
-c’est la loi de la vie! c’est le sceau de la sainteté. Si
-donc j’ai pris sur moi de vous unir, c’est afin que
-l’essence même de l’amour, qui est le bon Dieu seul, ne
-fût pas troublée, en vous, par les trop charnelles convoitises,
-par les concupiscences, hélas! que de trop
-longs retards dans la légitime possession l’un de l’autre
-entre les fiancés peuvent allumer en leurs sens. Vos
-prières allaient en devenir distraites! La fixité de vos
-songeries allait obscurcir votre pureté natale! Vous
-<span class="pagenum" id="Page_302">302</span>
-êtes deux anges qui, pour se souvenir de ce qui est
-réel en votre amour, aviez soif, déjà, de l’apaiser,
-de l’émousser, d’en épuiser les délices!</p>
-
-<p>«Ainsi soit-il!—Vous êtes ici dans la Chambre du
-Bonheur: vous y passerez seulement vos premières
-heures conjugales, puis me bénissant, je l’espère, de
-vous avoir ainsi rendus à vous-mêmes, c’est-à-dire à
-Dieu, vous retournerez, dis-je, vivre de la vie des
-humains, au rang que Dieu vous assigna.»</p>
-
-<p>Sur un coup d’œil du Grand-Inquisiteur, les familiers,
-rapidement, dévêtirent le couple charmant, dont la
-stupeur—un peu ravie—n’opposait aucune résistance.
-Les ayant placés vis-à-vis l’un de l’autre, comme deux
-juvéniles statues, ils les enveloppèrent très vite l’un
-contre l’autre de larges rubans de cuir parfumé qu’ils
-serrèrent doucement, puis les transportèrent, étendus,
-appliqués cœur auprès du cœur et lèvres sur lèvres,—bien
-assujettis ainsi,—sur la couche nuptiale, en cette
-étreinte qu’immobilisaient subtilement leurs entraves.
-L’instant d’après, ils étaient laissés seuls, à leur intense
-joie—qui ne tarda pas à dominer leur trouble—et si
-<span class="pagenum" id="Page_303">303</span>
-grandes furent alors les délices qu’ils goûtèrent,
-qu’entre d’éperdus baisers ils se disaient tout bas:</p>
-
-<p>—Oh! si cela pouvait durer l’éternité!...</p>
-
-<p>Mais rien, ici-bas, n’est éternel,—et leur douce
-étreinte, hélas! <i>ne dura que quarante-huit heures</i>.</p>
-
-<p>Alors des familiers entrèrent, ouvrirent toutes larges
-les fenêtres sur l’air pur des jardins: les liens des
-deux amants furent enlevés,—un bain, qui leur était
-indispensable, les ranima, chacun dans une cellule
-voisine.—Une fois rhabillés, comme ils chancelaient,
-livides, muets, graves et les yeux hagards, Torquemada
-parut et l’austère vieillard, en leur donnant une
-suprême accolade, leur dit à l’oreille:</p>
-
-<p>—Maintenant, mes enfants, que vous avez passé
-par la dure épreuve du Bonheur, je vous rends à la
-vie et à votre amour, car je crois que vos prières
-au bon Dieu seront désormais moins distraites que
-par le passé.</p>
-
-<p>Une escorte les reconduisit donc à leur palais tout
-en fête: on les attendait; ce furent des rumeurs de
-joie!...</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_304">304</span>
-Seulement, pendant le festin de noces, tous les
-nobles convives remarquèrent, non sans étonnement,
-entre les deux époux, une sorte de gêne guindée,
-d’assez brèves paroles, des regards qui se détournaient,
-et de froids sourires.</p>
-
-<p>Ils vécurent, presque séparés, dans leurs appartements
-personnels et moururent sans postérité,—car, s’il faut
-tout dire, ils ne s’embrassèrent jamais plus—de peur...
-<span class="cs8">DE PEUR QUE CELA NE RECOMMENÇÂT</span>!</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-16s.jpg" alt="" width="360" height="298" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_305">305</span>La Torture par l’Espérance</h2>
-
-<p class="dedic"><i>A Monsieur Edouard Nieter.</i></p>
-
-<p class="citat">—Oh! une voix, une voix, pour crier!...</p>
-
-<p class="tright"><span class="smcap">Edgar Poe</span> (<i>Le Puits et le Pendule.</i>)</p>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-17.jpg" alt="" width="600" height="596" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -25px;">
- <div class="ajust" style="width: 85px; height: 25px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">Sous</span> les caveaux de l’Official de Saragosse, au
-tomber d’un soir de jadis, le vénérable Pedro Arbuez
-d’Espila, sixième prieur des dominicains de Ségovie,
-troisième Grand-Inquisiteur d’Espagne—suivi d’un <i>fra</i>
-redemptor (maître-tortionnaire) et précédé de deux familiers
-du Saint-Office, ceux-ci tenant des lanternes, descendit
-vers un cachot perdu. La serrure d’une porte massive
-grinça: l’on pénétra dans un méphitique <i lang="la" xml:lang="la">in-pace</i>,
-<span class="pagenum" id="Page_306">306</span>
-où le jour de souffrance d’en haut laissait entrevoir,
-entre des anneaux scellés aux murs, un chevalet noirci
-de sang, un réchaud, une cruche. Sur une litière de
-fumier, et maintenu par des entraves, le carcan de fer
-au cou, se trouvait assis, hagard, un homme en
-haillons, d’un âge désormais indistinct.</p>
-
-<p>Ce prisonnier n’était autre que rabbi Aser Abarbanel,
-juif aragonais, qui—prévenu d’usure et d’impitoyable
-dédain des Pauvres,—avait, depuis plus d’une année,
-été, quotidiennement, soumis à la torture. Toutefois,
-son «aveuglement étant aussi dur que son cuir», il
-s’était refusé à l’abjuration.</p>
-
-<p>Fier d’une filiation plusieurs fois millénaire, orgueilleux
-de ses antiques ancêtres,—car tous les Juifs
-dignes de ce nom sont jaloux de leur sang,—il
-descendait, talmudiquement, d’Othoniel, et, par conséquent,
-d’Ipsiboë, femme de ce dernier Juge d’Israël:
-circonstance qui avait aussi soutenu son courage au
-plus fort des incessants supplices.</p>
-
-<p>Ce fut donc les yeux en pleurs, en songeant que cette
-âme si ferme s’excluait du salut, que le vénérable
-<span class="pagenum" id="Page_307">307</span>
-Pedro Arbuez d’Espila, s’étant approché du rabbin
-frémissant, prononça les paroles suivantes:</p>
-
-<p>—«Mon fils, réjouissez-vous: voici que vos épreuves
-d’ici-bas vont prendre fin. Si, en présence de tant
-d’obstination, j’ai dû permettre, en gémissant,
-d’employer bien des rigueurs, ma tâche de correction
-fraternelle a ses limites. Vous êtes le figuier rétif qui,
-trouvé tant de fois sans fruit, encourt d’être séché...
-mais c’est à Dieu seul de statuer sur votre âme. Peut-être
-l’infinie Clémence luira-t-elle pour vous au suprême
-instant! Nous devons l’espérer! Il est des exemples...
-Ainsi soit!—Reposez donc, ce soir, en paix. Vous ferez
-partie, demain, de l’<i>auto da fé</i>: c’est-à-dire, vous
-serez exposé au <i lang="es" xml:lang="es">quemadero</i>, brasier prémonitoire de
-l’éternelle Flamme: il ne brûle, vous le savez, qu’à
-distance, mon fils, et la Mort met au moins deux
-heures (souvent trois) à venir, à cause des langes
-mouillés et glacés dont nous avons soin de préserver le
-front et le cœur des holocaustes. Vous serez quarante-trois
-seulement. Considérez que, placé au dernier rang,
-vous aurez le temps nécessaire pour invoquer Dieu,
-<span class="pagenum" id="Page_308">308</span>
-pour lui offrir ce baptême du feu qui est de l’Esprit-Saint.
-Espérez donc en La Lumière et dormez.»</p>
-
-<p>En achevant ce discours, dom Arbuez ayant, d’un
-signe, fait désenchaîner le malheureux, l’embrassa
-tendrement. Puis, ce fut le tour du <i>fra</i> redemptor, qui,
-tout bas, pria le juif de lui pardonner ce qu’il lui avait
-fait subir en vue de le rédimer;—puis l’accolèrent les
-deux familiers, dont le baiser, à travers leurs cagoules,
-fut silencieux. La cérémonie terminée, le captif fut
-laissé, seul et interdit, dans les ténèbres.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Rabbi Aser Abarbanel, la bouche sèche, le visage
-hébété de souffrance, considéra d’abord sans attention
-précise, la porte fermée.—«Fermée?...» Ce mot, tout
-au secret de lui-même, éveillait, en ses confuses
-pensées, une songerie. C’est qu’il avait entrevu, un
-instant, la lueur des lanternes en la fissure d’entre
-les murailles de cette porte. Une morbide idée d’espoir,
-due à l’affaissement de son cerveau, émut son être.
-<span class="pagenum" id="Page_309">309</span>
-Il se traîna vers l’insolite <i>chose</i> apparue! Et, bien doucement,
-glissant un doigt, avec de longues précautions,
-dans l’entre-bâillement, il tira la porte vers lui... O
-stupeur! par un hasard extraordinaire, le familier qui
-l’avait refermée avait tourné la grosse clef un peu avant
-le heurt contre les montants de pierre! De sorte que, le
-pêne rouillé n’étant pas entré dans l’écrou, la porte
-roula de nouveau dans le réduit.</p>
-
-<p>Le rabbin risqua un regard au dehors.</p>
-
-<p>A la faveur d’une sorte d’obscurité livide, il distingua,
-tout d’abord, un demi-cercle de murs terreux, troués
-par des spirales de marches;—et, dominant, en face de
-lui, cinq ou six degrés de pierre, une espèce de porche
-noir, donnant accès en un vaste corridor, dont il
-n’était possible d’entrevoir, d’en bas, que les premiers
-arceaux.</p>
-
-<p>S’allongeant donc, il rampa jusqu’au ras de ce seuil.—Oui,
-c’était bien un corridor, mais d’une longueur
-démesurée! Un jour blême, une lueur de rêve l’éclairait:
-des veilleuses, suspendues aux voûtes, bleuissaient, par
-intervalles, la couleur terne de l’air:—le fond lointain
-<span class="pagenum" id="Page_310">310</span>
-n’était que de l’ombre. Pas une porte, latéralement, en
-cette étendue! D’un seul côté, à sa gauche, des soupiraux,
-aux grilles croisées, en des enfoncées du mur,
-laissaient passer un crépuscule—qui devait être celui
-du soir, à cause des rouges rayures qui coupaient, de
-loin en loin, le dallage. Et quel effrayant silence!...
-Pourtant, là-bas, au profond de ces brumes, une issue
-pouvait donner sur la liberté! La vacillante espérance
-du juif était tenace, car c’était la dernière.</p>
-
-<p>Sans hésiter donc, il s’aventura sur les dalles,
-côtoyant la paroi des soupiraux, s’efforçant de se
-confondre avec la ténébreuse teinte des longues murailles.
-Il avançait avec lenteur, se traînant sur la poitrine—et
-se retenant de crier lorsqu’une plaie, récemment
-avivée, le lancinait.</p>
-
-<p>Soudain, le bruit d’une sandale qui s’approchait
-parvint jusqu’à lui dans l’écho de cette allée de pierre.
-Un tremblement le secoua, l’anxiété l’étouffait: sa vue
-s’obscurcit. Allons! c’était fini, sans doute! Il se blottit,
-à croppetons, dans un enfoncement, et, à demi mort,
-attendit.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_311">311</span>
-C’était un familier qui se hâtait. Il passa rapidement,
-un arrache-muscles au poing, cagoule baissée, terrible,
-et disparut. Le saisissement, dont le rabbin venait
-de subir l’étreinte, ayant comme suspendu les fonctions
-de la vie, il demeura, près d’une heure, sans
-pouvoir effectuer un mouvement. Dans la crainte
-d’un surcroît de tourments s’il était repris, l’idée lui
-vint de retourner en son cachot. Mais le vieil espoir
-lui chuchotait, dans l’âme, ce divin <i>Peut-être</i>, qui
-réconforte dans les pires détresses! Un miracle s’était
-produit! Il ne fallait plus douter! Il se remit donc
-à ramper vers l’évasion possible. Exténué de souffrance
-et de faim, tremblant d’angoisses, il avançait!—Et
-ce sépulcral corridor semblait s’allonger mystérieusement!
-Et lui, n’en finissant pas d’avancer,
-regardait toujours l’ombre, là-bas, où <i>devait</i> être une
-issue salvatrice.</p>
-
-<p>—Oh! oh! Voici que des pas sonnèrent de nouveau,
-mais, cette fois, plus lents et plus sombres. Les formes
-blanches et noires, aux longs chapeaux à bords roulés,
-de deux inquisiteurs, lui apparurent, émergeant sur
-<span class="pagenum" id="Page_312">312</span>
-l’air terne, là-bas. Ils causaient à voix basse et paraissaient
-en controverse sur un point important, car leurs
-mains s’agitaient.</p>
-
-<p>A cet aspect, rabbi Aser Abarbanel ferma les yeux:
-son cœur battit à le tuer; ses haillons furent pénétrés
-d’une froide sueur d’agonie; il resta béant, immobile,
-étendu le long du mur, sous le rayon d’une veilleuse,
-immobile, implorant le Dieu de David.</p>
-
-<p>Arrivés en face de lui, les deux inquisiteurs s’arrêtèrent
-sous la lueur de la lampe,—ceci par un
-hasard sans doute provenu de leur discussion. L’un
-d’eux, en écoutant son interlocuteur, se trouva regarder
-le rabbin! Et, sous ce regard dont il ne comprit pas,
-d’abord, l’expression distraite, le malheureux croyait
-sentir les tenailles chaudes mordre encore sa pauvre
-chair; il allait donc redevenir une plainte et une plaie!
-Défaillant, ne pouvant respirer, les paupières battantes,
-il frissonnait, sous l’effleurement de cette robe. Mais,
-chose à la fois étrange et naturelle, les yeux de l’inquisiteur
-étaient évidemment ceux d’un homme profondément
-préoccupé de ce qu’il va répondre, absorbé
-<span class="pagenum" id="Page_313">313</span>
-par l’idée de ce qu’il écoute, ils étaient fixes—et
-semblaient regarder le juif <i>sans le voir</i>!</p>
-
-<p>En effet, au bout de quelques minutes, les deux
-sinistres discuteurs continuèrent leur chemin, à pas
-lents, et toujours causant à voix basse, vers le carrefour
-d’où le captif était sorti; <span class="cs8">ON NE L’AVAIT PAS VU</span>!... Si bien
-que, dans l’horrible désarroi de ses sensations, celui-ci
-eut le cerveau traversé par cette idée: «Serais-je déjà
-mort, qu’on ne me voit pas?» Une hideuse impression
-le tira de léthargie: en considérant le mur, tout contre
-son visage, il crut voir, en face des siens, deux
-yeux féroces qui l’observaient!... Il rejeta la tête en
-arrière en une transe éperdue et brusque, les cheveux
-dressés!... Mais non! non. Sa main venait de se rendre
-compte, en tâtant les pierres: c’était le <i>reflet</i> des yeux
-de l’inquisiteur qu’il avait encore dans les prunelles, et
-qu’il avait réfracté sur deux taches de la muraille.</p>
-
-<p>En marche! Il fallait se hâter vers ce but qu’il
-s’imaginait (maladivement, sans doute) être la délivrance!
-vers ces ombres dont il n’était plus distant
-que d’une trentaine de pas, à peu près. Il reprit donc,
-<span class="pagenum" id="Page_314">314</span>
-plus vite, sur les genoux, sur les mains, sur le ventre,
-sa voie douloureuse; et bientôt il entra dans la partie
-obscure de ce corridor effrayant.</p>
-
-<p>Tout à coup, le misérable éprouva du froid <i>sur</i> ses
-mains qu’il appuyait sur les dalles; cela provenait d’un
-violent souffle d’air, glissant sous une petite porte à
-laquelle aboutissaient les deux murs.—Ah! Dieu! si
-cette porte s’ouvrait sur le dehors! Tout l’être du
-lamentable évadé eut comme un vertige d’espérance!
-Il l’examinait, du haut en bas, sans pouvoir bien la
-distinguer à cause de l’assombrissement autour de lui.—Il
-tâtait: point de verrous! ni de serrure.—Un
-loquet!... Il se redressa: le loquet céda sous son pouce;
-la silencieuse porte roula devant lui.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>—«<span class="smcap">Alleluia!</span>...» murmura, dans un immense
-soupir d’actions de grâces, le rabbin, maintenant
-debout sur le seuil, à la vue de ce qui lui apparaissait.</p>
-
-<p>La porte s’était ouverte sur des jardins, sous une
-<span class="pagenum" id="Page_315">315</span>
-nuit d’étoiles! sur le printemps, la liberté, la vie!
-Cela donnait sur la campagne prochaine, se prolongeant
-vers les sierras dont les sinueuses lignes bleues se
-profilaient sur l’horizon;—là, c’était le salut!—Oh!
-s’enfuir! Il courrait toute la nuit sous ces bois
-de citronniers dont les parfums lui arrivaient. Une
-fois dans les montagnes, il serait sauvé! Il respirait le
-bon air sacré; le vent le ranimait, ses poumons ressuscitaient!
-Il entendait, en son cœur dilaté, le <i lang="la" xml:lang="la">Veni
-foras</i> de Lazare! Et, pour bénir encore le Dieu qui
-lui accordait cette miséricorde, il étendit les bras devant
-lui, en levant les yeux au firmament. Ce fut une extase.</p>
-
-<p>Alors, il crut voir l’ombre de ses bras se retourner
-sur lui-même:—il crut sentir que ces bras d’ombre
-l’entouraient, l’enlaçaient,—et qu’il était pressé tendrement
-contre une poitrine. Une haute figure était,
-en effet, auprès de la sienne. Confiant, il abaissa le
-regard vers cette figure—et demeura pantelant,
-affolé, l’œil morne, trémébond, gonflant les joues et
-bavant d’épouvante.</p>
-
-<p>—Horreur! Il était dans les bras du Grand-Inquisiteur
-<span class="pagenum" id="Page_316">316</span>
-lui-même, du vénérable Pedro Arbuez d’Espila, qui
-le considérait, de grosses larmes plein les yeux, et
-d’un air de bon pasteur retrouvant sa brebis égarée!...</p>
-
-<p>Le sombre prêtre pressait contre son cœur, avec
-un élan de charité si fervente, le malheureux juif,
-que les pointes du cilice monacal sarclèrent, sous le
-froc, la poitrine du dominicain. Et, pendant que rabbi
-Aser Abarbanel, les yeux révulsés sous les paupières,
-râlait d’angoisse entre les bras de l’ascétique dom
-Arbuez et comprenait confusément, <i>que toutes les
-phases de la fatale soirée n’étaient qu’un supplice
-prévu, celui de l’Espérance!</i> le Grand-Inquisiteur,
-avec un accent de poignant reproche et le regard
-consterné, lui murmurait à l’oreille, d’une haleine
-brûlante et altérée par les jeûnes:</p>
-
-<p>—«Eh quoi, mon enfant! A la veille, peut-être, du
-salut... vous vouliez donc nous quitter!»</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-17s.jpg" alt="" width="360" height="75" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_317">317</span>L’Amour sublime.</h2>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-18.jpg" alt="" width="600" height="483" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -27px;">
- <div class="ajust" style="width: 114px; height: 27px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap">M&#8203;. Evariste Rousseau-Latouche, député de l’un
-de nos départements les plus éclairés, siégeait au
-centre-gauche de notre Parlement.</p>
-
-<p>Au physique, c’était un de ces hommes qui ont toujours
-eu l’air d’un oncle.</p>
-
-<p>Quarante-cinq ans, environ; l’encolure un peu molle,
-résistante pourtant; la chair des joues offrait quelques
-menues bouffissures, l’âge ayant ses droits; mais il en
-humectait chaque matin, de crèmes diverses, la couperose.
-Le nez long et froid. Les yeux grisâtres. La lèvre
-inférieure franche, rouge, un peu épaisse: la supérieure
-<span class="pagenum" id="Page_318">318</span>
-très fine et formant la ligne quatrième de la carrure du
-menton. La voix bien timbrée, précise. Brun encore,
-mais ceci grâce à ces innocentes «applications» de
-teinture qui sont de mode.</p>
-
-<p>C’était le type de l’homme de nos jours, exempt de
-superstitions, ouvert à tous les aspects de l’esprit, peu
-dupe des grands mots, cubique en ses projets financiers,
-industriels ou politiques.</p>
-
-<p>En 1876, il avait épousé mademoiselle Frédérique
-d’Allepraine; la tutrice de cette orpheline de dix-sept
-ans la lui ayant accordée à cause de l’extérieur, à la fois
-sérieux et engageant, de cet honnête homme;—et
-puis les situations se convenaient...</p>
-
-<p>Rousseau-Latouche avait fait sa fortune dans les lins.
-Il ne s’était enrichi que par le travail—et, aussi, grâce
-à quelque peu de savoir-faire—sans parler de certaines
-circonstances dont il est convenu que les sots seuls
-négligent de profiter; tout le monde l’estimait donc, de
-l’estime actuelle.</p>
-
-<p>Au moral, il avait les idées françaises d’aujourd’hui,
-les idées ayant cours,—excepté en quelques négligeables
-<span class="pagenum" id="Page_319">319</span>
-esprits. Ses convictions se résumaient en celles-ci:</p>
-
-<p>1<sup>o</sup> Qu’en fait de religions, tous les cultes imaginables
-ayant eu leurs fervents et leurs martyrs, le Christianisme,
-en ses nuances diverses, ne devait plus être
-considéré que comme un mode analogue de cette
-«mysticité» qui s’efface d’elle-même—brume traversée
-par le soleil levant de la Science.</p>
-
-<p>2<sup>o</sup> Qu’en fait de politique, le régime royal, en France
-(et ailleurs), ayant fait son temps, s’annule également,
-de soi-même.</p>
-
-<p>3<sup>o</sup> Qu’en fait de morale pratique, il faut, tout bonnement,
-se laisser vivre selon les règles salubres de
-l’honnêteté (ceci autant que possible),—sans être
-hostile au Bien, c’est-à-dire au Progrès.</p>
-
-<p>4<sup>o</sup> Qu’en fait d’attitude sociale, le mieux est de laisser,
-en souriant, pérorer les gens en retard, dont le cerveau
-n’est pas d’une pondération calme et dont les derniers
-groupes tendent à disparaître comme les Peaux-Rouges.</p>
-
-<p>Bref, c’était un être éminemment sympathique, ainsi
-que le sont, de nos jours, presque tous ceux qui—les
-<span class="pagenum" id="Page_320">320</span>
-mains vides, mais ouvertes—sont doués d’assez
-d’empire sur eux-mêmes pour pouvoir prononcer, non-seulement
-sans rire, mais avec une sincérité d’accent
-convaincante le mot «<i>Fraternité</i>»:—c’est-à-dire le
-mot le plus lucratif de notre époque.</p>
-
-<p>Madame Rousseau-Latouche, née Frédérique d’Allepraine,
-en tant que nature, différait de son mari.</p>
-
-<p>C’était une personne atteinte d’âme;—un être d’<i>au
-delà</i> joint à un être de terre. Elle était d’un genre de
-beauté à la fois grave, exquis et durable. Il ressortait de
-sa personne une sympathie pénétrante, mais qui
-humiliait un peu. Le regard chaste et froid de ses yeux
-bleus éclairait, d’intérieurement, sa transparente
-pâleur; et la grâce de son affabilité charmait,—bien
-qu’un peu glacée, à cause des gens dont le sourire trop
-volontiers s’affine.</p>
-
-<p>En dépit des trente ans dont elle approchait, elle
-pouvait inspirer les sentiments d’un amour auguste,
-d’une passion noble et profonde. Quelque surpris que
-fussent, à sa vue, les visiteurs ou même les passants, il
-était difficile de ne pas se sentir moins qu’elle en sa
-<span class="pagenum" id="Page_321">321</span>
-présence,—et de ne pas rendre hommage à la simplicité
-si tranquillement élevée de cet être d’exception
-perdu en un milieu d’individus affairés. Dans les soirées
-elle semblait, malgré son évidente bonne volonté, si
-étrangère à son entourage, que les femmes la déclaraient
-«supérieure» avec un demi-sourire qui servait la transition
-pour parler de choses plus gaies.</p>
-
-<p>Ses goûts étaient incompréhensibles, extraordinaires.
-Ainsi, musicienne, elle n’aimait exclusivement et sans
-jamais une concession, que cette musique dont l’aile
-porte les intelligences bien nées vers ces régions
-suprêmes de l’Esprit qu’illumine la persistante notion
-de Dieu,—d’une espérable immortalité en cette incréée
-«Lumière» où toute souffrance mortelle est oubliée.</p>
-
-<p>Elle ne lisait que ces livres, si rares, où vibre la spiritualité
-d’un style pur. Peu mondaine, malgré les
-exigences de sa position, c’était à peine si elle acceptait
-de figurer en d’inévitables ou officielles fêtes. Taciturne,
-elle préférait l’isolement, chez elle, dans sa chambre,
-où sa manière de tuer le temps consistait, le plus
-souvent, à prier, en chrétienne simple, pénétrée d’espérance.
-<span class="pagenum" id="Page_322">322</span>
-Privée d’enfants, ses meilleures distractions
-étaient de porter, elle-même, à des pauvres, quelque
-argent, des choses utiles, ceci le plus possible, et en
-calculant de son mieux ces dépenses; car Evariste,
-sans précisément l’entraver ici, serrait, devant toutes
-exagérations, et non sans sagesse, les cordons de la
-bourse.</p>
-
-<p>M. Rousseau-Latouche, en conservateur sagace, en
-esprit éclectique, aux vues larges, comprenant toutes
-les aberrations des êtres non parvenus encore à sa
-sérénité intellectuelle, non seulement trouvait très excusable,
-en sa chère Frédérique, cette «mysticité» qu’il
-qualifiait de féminine, mais, secrètement, n’en était
-point fâché. Ceci pour plusieurs motifs concluants.</p>
-
-<p>D’abord, parce que si ce genre de goûts témoignait,
-en elle, d’une race «noble», le mieux est, aujourd’hui,
-d’absoudre, avec une indulgence discrète (une déférence,
-même), ces particularités d’atavisme destinées à s’atténuer
-avec les générations. On ne peut extirper, sans
-danger, ces espèces de taches de naissance,—qui,
-d’ailleurs, donnent du piquant à une femme. Puis,—tout
-<span class="pagenum" id="Page_323">323</span>
-en reconnaissant, en soi-même, la fondamentale
-frivolité de pareilles inclinations, on doit ne pas oublier
-qu’en de certains milieux influents encore, et dont les
-préjugés sont par conséquent ménageables, on peut
-être fier, négligemment, de laisser constater, en sa
-femme, ces travers sacrés, flatteurs même, et qu’ainsi
-l’on utilise. C’est une parure distinguée.</p>
-
-<p>Ensuite, cela présente—en attendant qu’il soit
-trouvé mieux—des garanties d’honnêteté conjugale
-des plus appréciables, aux yeux surtout d’un homme
-d’État, absorbé par des labeurs d’affaires, de législature,
-etc.,—qui, enfin, «n’a pas le temps» de veiller avec
-soin sur son foyer. En somme donc, ces diverses tendances
-d’un tempérament imaginatif constituant, à son
-estime, en sa chère femme, une sorte de préservatif
-organique, une égide naturelle contre les nombreuses
-tentations si fréquentes de l’existence moderne, Evariste,—bien
-qu’hostile, en principe, à leur essence,—avait
-fait, en bon opportuniste, la part du feu.—Que lui
-importait, après tout? Ne vivons-nous pas en un
-siècle de pensée libre? Eh bien! du moment où cela
-<span class="pagenum" id="Page_324">324</span>
-non-seulement ne le gênait pas, mais—redisons-le—lui
-pouvait être utile, flatteur même, entre-temps,
-pourquoi ce clairvoyant époux eût-il risqué sa quiétude,
-en essayant, sans profit, de guérir sa femme de cette
-maladie incurable et natale qu’on appelle l’âme?... Tout
-pesé, ce vice de conformation ne lui semblait pas absolument
-rédhibitoire.</p>
-
-<p>Presque toute l’année, les Rousseau-Latouche habitaient
-leur belle maison de l’avenue des Ternes. L’été,
-aux vacances de la Chambre, Evariste emmenait sa
-femme en une délicieuse maison de campagne, aux
-environs de Sceaux. Comme on n’y recevait pas, les
-soirées étaient, parfois, un peu longues; mais on se
-levait de meilleure heure. Un peu de solitude, cela
-retrempe et rasseoit l’esprit.</p>
-
-<p>De grands jardins, un bouquet de bois, de belles
-attenances, entouraient cette propriété d’agrément.
-N’étant pas insensible aux charmes de la nature,
-M. Rousseau-Latouche, le matin, vers sept heures, en
-veston de coutil à boutonnière enrubannée et le chef
-abrité d’un panama contre les feux de l’aurore, ne se
-<span class="pagenum" id="Page_325">325</span>
-refusait pas, tout comme un simple mortel, à parcourir,
-le sécateur officiel en main, ses allées bordurées de
-rosiers, d’arbres fruitiers et de melonnières. Puis,
-jusqu’à l’heure du déjeuner, il s’enfermait en son
-cabinet, y dépouillait sa correspondance, lisait, en ses
-journaux, les échos du jour, et songeait mûrement à des
-projets de loi—qu’il s’efforçait même de trouver
-urgents, étant un homme de bonne volonté.</p>
-
-<p>Pendant la journée, madame s’occupait des nécessiteux
-que le curé de la localité lui avait recommandés;—ce
-qui, avec un peu de musique et de lecture, suffisait
-à combler les six semaines que l’on passait en cet exil.</p>
-
-<p>Vers la fin de juillet, l’an dernier, les Rousseau-Latouche
-reçurent, à l’improviste, la visite exceptionnelle
-d’un jeune parent venu de Jumièges, la vieille
-ville, et venu pour voir Paris—sans autre motif. Peut-être
-s’y fixerait-il, selon des circonstances—si difficiles
-à prévoir aujourd’hui.</p>
-
-<p>M. Bénédict d’Allepraine se trouvait être le cousin
-germain de Frédérique. Il était plus jeune qu’elle
-d’environ six années. Ils avaient joué ensemble, autrefois,
-<span class="pagenum" id="Page_326">326</span>
-chez leurs parents; et, sans s’être revus depuis l’adolescence,
-ils avaient toujours trouvé, dans leurs lettres
-de relations, entre famille, un mot aimable les rappelant
-l’un à l’autre. C’était un jeune homme assez beau,
-peu parleur, d’une douceur tout à fait grave et charmante,
-de grande distinction d’esprit et de manières
-parfaites, bien que M. Rousseau-Latouche les trouvât
-(mais avec sympathie) un peu «provinciales».</p>
-
-<p>Or, par une coïncidence vraiment singulière, étant
-surtout donnée la rareté de ces sortes de caractères, la
-nature intellectuelle de M. Bénédict d’Allepraine se
-trouvait être pareille à celle de Frédérique. Oui, le tour
-essentiellement pensif de son esprit l’avait malheureusement
-conduit à certain dédain des choses terre à
-terre et à l’amour assez exclusif des choses d’en haut;
-ceci au point que sa fortune, bien que des plus modestes,
-lui suffisait et qu’il ne s’ingéniait en rien pour l’augmenter,
-ce qui confinait à l’imprévoyance.</p>
-
-<p>Ce n’était pas qu’il fût né poète; il l’était plutôt
-<i>devenu</i>, par un ensemble de raisonnements logiques et,
-disons-le tout bas, des plus solides, à la vue de toutes
-<span class="pagenum" id="Page_327">327</span>
-les feuilles sèches dont se payent, jusqu’à la mort, la
-plupart des individus soi-disant positifs. S’il acceptait
-de «croire» un peu par force, aux réalités relatives
-dont nous relevons tous, bon ou mal gré nous, c’était
-avec un enjouement qui laissait deviner la mince estime
-qu’il professait pour la tyrannie bien momentanée de
-ces choses. Bref, il s’était, de très bonne heure—et
-ceci grâce à des instincts natals—détaché de bien
-des ambitions, de bien des désirs, et ne reconnaissait,
-pour méritant le titre de sérieux, que ce
-qui correspondait aux goûts sagement divins de son
-âme.</p>
-
-<p>Hâtons-nous d’ajouter que, dans ses relations, c’était
-un cœur d’une droiture excessive, incapable d’un
-adultère, d’une lâcheté, d’une simple indélicatesse, et
-que cette qualité, comme le rayon d’une étoile, transparaissait
-de sa personne. Quelque réfractaire qu’il se
-jugeât quant à l’action violente, s’il eût découvert, au
-monde, telle belle cause à défendre qui ne fût illusoire
-qu’à demi, certes, il se fût donné la peine d’être ce que
-les passants appellent un homme, et de façon, même,
-<span class="pagenum" id="Page_328">328</span>
-probablement, à démontrer, sans ostentation, le néant,
-l’incapacité de ceux qui l’eussent raillé sur les nuages
-de ses idées généreuses; mais, cette belle cause il ne
-l’entrevoyait guère au milieu du farouche conflit
-d’intérêts qui, de nos jours, étouffe d’avance, sous le
-ridicule et le dédain, tout effort tenté vers quoi que
-ce soit d’élevé, de désintéressé, de digne d’être.—S’isolant
-donc en soi-même, avec une grande mélancolie,
-c’était comme s’il se fût fait naturaliser d’un
-autre monde.</p>
-
-<p>Bénédict reçut un accueil amical chez les Rousseau-Latouche;
-on s’ennuyait, parfois; ce jeune homme
-représentait, au moins pour Evariste, quelques heures
-plus agréables, une distraction. Puis, il était de la
-famille. M. d’Allepraine dut céder à l’invitation formelle
-de passer les vacances avec eux.</p>
-
-<p>En quelques jours, Frédérique et Bénédict, s’étant
-reconnus <i>du même pays</i>, se mirent, naturellement, à
-s’aimer d’un amour idéal, aussi chaste que profond, et
-que sa candeur même légitimait presque absolument.
-Certes ils n’étaient pas sans tristesse; mais leur sentiment
-<span class="pagenum" id="Page_329">329</span>
-était plus haut que ce qui leur causait cette
-tristesse.—Oh! cependant, ne pas s’être épousés!
-Quel éternel soupir! Quel morne serrement de cœur!</p>
-
-<p>L’épreuve était lourde.—Sans doute ils expiaient
-quelque ancestral crime! Il fallait subir, sans faiblesse,
-la douleur que Dieu leur accordait, douleur si rude
-qu’ils pouvaient se croire des élus.</p>
-
-<p>Rousseau-Latouche, en homme de tact, s’aperçut
-très vite de ce nébuleux sentiment dont leurs organismes
-moins équilibrés que le sien, les rendaient victimes.
-Comment l’eussent-ils dissimulé? C’était lisible en
-leur innocence même—en la réserve qu’ils se
-témoignaient.</p>
-
-<p>Evariste,—nous l’avons donné à entendre,—était
-un de ces hommes qui s’expliquent les choses
-sans jamais s’emporter, son calme énergique lui conférant
-le don <i>d’étiqueter</i> toujours, d’une manière
-sérielle, un fait quelconque, sans l’isoler de son
-ambiance,—et, par conséquent, de le dominer, en
-l’utilisant même, s’il se pouvait,—dans la mesure
-du convenable, bien entendu.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_330">330</span>
-Si donc son premier mouvement, instinctif, immédiat,
-fut de congédier Bénédict sous un prétexte poli,
-le second fut tout autre, après réflexion:—tout
-autre!</p>
-
-<p>Étant données, en effet, ces deux natures «phénoménales»,
-il fallait bien se garder, au contraire,
-de renforcer, en le contrecarrant, en ayant même l’air
-de le remarquer, cette sorte d’«angélisme» futile,
-ce cousinage idéal dont il redevait à lui-même de
-dédaigner d’être jaloux, du moment où il en tenait
-solidement l’objet réel. Leur honnêteté, qu’il sentait
-impeccable, le garantissait. Dès lors, il ne pouvait
-qu’être flatté, dans sa vanité d’homme de quarante-cinq
-ans, d’avoir pour femme une personne, qu’un
-jeune homme aimait—et aimerait—<i>en vain</i>! La
-<i>qualité</i> de leur inclination réciproque, il la comprenait
-exactement. C’était une sorte d’affectif, de morbide
-et vague penchant, éclos de trop mystiques aspirations
-et sans plus de consistance matérielle que le vertige
-résulté d’un duo de musique allemande, chanté avec
-une exagération de laisser-aller. Il lui suffirait, à lui,
-<span class="pagenum" id="Page_331">331</span>
-Rousseau-Latouche, d’un peu de circonspection pour
-circonscrire ce prétendu «amour» dans ces mêmes
-nuages d’où il émanait, et paralyser, d’avance, en lui,
-toutes échappées vers nos pâles mais importantes
-réalités. Il était bon de temporiser. Rien d’alarmant,
-en cette fumée juvénile, qui se dégageait—d’un
-couple de cerveaux ébriolés par une manière de tour de
-valse,—dans l’azur, et qui se disséminerait de soi-même
-au vent des désillusions de chaque jour.</p>
-
-<p>Tous deux étaient, à n’en pas douter, d’une intégrité
-de conscience aussi évidente que la transparence du
-cristal de roche; ils étaient incapables d’un abus de
-confiance, d’une déshonnête chute en nos grossièretés
-sensuelles,—enfin d’un adultère, pourvu, bien
-entendu, que le Hasard ne vînt pas les tenter outre
-mesure. Son mariage leur était aussi désespérant que
-sacré,—car leur nature était de prendre au sérieux
-ces sortes de choses au point qu’ils eussent rougi de
-s’embrasser en cachette comme d’une insulte mutuelle!
-Dès lors, tous deux ne méritaient, au fond—(avec
-son estime!)—qu’un doux sourire. Il était l’homme,—eux
-<span class="pagenum" id="Page_332">332</span>
-étaient des enfants,—des «bébés» ivres d’intangible!—Conclusion:
-la ligne de conduite que
-lui dictaient la plus élémentaire prudence et le sentiment
-de sa rationnelle supériorité, devait être de
-fermer les yeux, de ne rien brusquer, de laisser, enfin,
-s’user faute d’aliment physique, ce platonique «amour»
-qui,—supposait-il,—si nulle absolvable occasion,
-nulle circonstance... irrésistible... ne leur était offerte
-pour ainsi dire <i>de force</i>, n’avait rien de vraiment
-sérieux,—et qu’au surplus les souffles hivernaux de
-la rentrée à Paris (en admettant, par impossible, qu’il
-durât jusque-là) dissiperaient comme un mirage. Il
-n’en resterait entre eux trois qu’un innocent souvenir
-de villégiature,—agréable, même, à tout prendre.</p>
-
-<p>Cependant, les soirs,—dans les promenades aux
-jardins,—au déjeuner, au dîner, surtout dans le
-salon, lorsqu’on s’y attardait en causerie,—quelle
-que fût la retenue froide qu’ils se témoignaient,
-Frédérique et Bénédict semblaient se complaire à ne
-parler que d’«idéalités» de <i>surexistence par delà
-le trépas</i>, d’unions futures, de nuptiales fusions
-<span class="pagenum" id="Page_333">333</span>
-célestes,—ou de choses d’un art très élevé,—choses
-qui, pour M. Rousseau-Latouche, n’étaient, au fond,
-que des rêveries, des jeux d’esprit, du clinquant.</p>
-
-<p>En vain cherchait-il, de temps à autre, à ramener
-la conversation sur un terrain plus solide,—le terrain
-politique par exemple:—on l’écoutait, certes, avec
-la déférence qui lui était due: mais, s’il s’agissait de
-lui répondre, on ne pouvait que se reconnaître trop
-peu versés en ces questions graves, et aussi d’une
-intelligence trop insuffisamment pratique, pour se
-permettre de risquer un avis en cette matière.—De
-sorte que, par d’insensibles fissures, la conversation
-glissait entre les mains (cependant bien serrées) du
-conservateur, et s’enfuyait en rêves mystiques. Bref,
-ils avaient l’air de fiancés que séparait un tuteur
-opiniâtre, et qui, à force d’ennuis, devenus insoucieux
-de se posséder sur la terre, faisaient, naïvement, leurs
-malles devant lui, Rousseau-Latouche, député du centre,
-pour les sphères éthérées.</p>
-
-<p>C’était l’absurde s’installant dans la vie réelle.</p>
-
-<p>Ceci dura quinze longs jours, au cours desquels
-<span class="pagenum" id="Page_334">334</span>
-Evariste, tout en n’ayant qu’à se louer de sa femme et
-de Bénédict au point de vue des convenances, en était
-tout doucement arrivé à se sentir comme <i>étranger</i> chez
-lui. Il ne pouvait s’expliquer ce phénomène, trouvant
-au-dessous de sa dignité de prendre au sérieux l’impalpable.
-Bien souvent il avait eu, de nouveau, la violente
-démangeaison de congédier Bénédict,—poliment, mais
-en ayant soin d’isoler Frédérique de cette scène d’adieux
-qui, présumait-il, ne se fût point terminée sans tiédeur.
-Et toujours le motif qui l’avait maintenu dans l’espèce
-de neutralité modérée dont il avait préféré l’option dès
-le principe, n’était autre que la dédaigneuse pitié qu’il
-ressentait, disons-nous, pour cet immatériel amour, et
-qu’il eût eu l’air de reconnaître, comme <span class="cs8">VALABLE</span>, en s’en
-effarouchant. Oui, c’était un homme trop soucieux de
-sa dignité morale pour accéder à cette concession risible.</p>
-
-<p>A de certains moments, il en venait à <i>regretter</i> de ne
-pouvoir, vraiment, leur adresser aucun reproche, fondé
-sur la moindre inconséquence de leur part. C’est qu’il
-avait affaire non pas à des amoureux de la vie, mais à
-des amants de la Vie. A la fin, ceci l’énerva jusqu’à
-<span class="pagenum" id="Page_335">335</span>
-refroidir l’amour que Frédérique lui avait inspiré si
-longtemps. Les êtres <i>trop</i> équilibrés ne pardonnent pas
-volontiers l’âme, lorsque, par des riens inintelligibles
-pour eux (mais très sensibles), elle les humilie de son
-inviolable présence. L’âme prend, alors, à leurs yeux,
-les proportions d’un grief: et, même amoureux, cela les
-dégoûte bientôt de tout corps affligé de cette infirmité.</p>
-
-<p>C’est pourquoi l’idée vint à Evariste,—l’idée étrange
-et cependant <i>naturelle!</i>—de les humilier à son tour,
-de leur montrer, de leur <span class="cs8">PROUVER</span> qu’ils étaient, «au
-fond», des êtres de chair et d’os comme lui, et comme
-«tout le monde»!... Et que, sous les dehors de leurs
-belles phrases, plus ou moins redondantes, mais aussi
-creuses qu’idéales, se cachaient les sens purement
-<i>humains</i> d’une passion <i>très banale</i>!... Et que ce n’était
-pas la peine de le prendre de si haut avec les choses
-terrestres, quand après tout, l’on n’en faisait fi qu’en
-paroles!</p>
-
-<p>Il se mit donc—sans trop se rendre compte de la
-vilenie compassée d’un tel procédé—à leur tendre
-des pièges! à les laisser seuls, aux jardins, par exemple,—alors
-<span class="pagenum" id="Page_336">336</span>
-qu’il les observait de loin, muni d’une forte
-jumelle marine.—(Oh! certes, dès le premier baiser,
-par exemple, il serait survenu, et leur eût, en souriant,
-fait constater leur hypocrite faiblesse!)... Malheureusement
-pour lui, Frédérique et Bénédict ne donnèrent, en
-ces occasions, aucune prise à ses remontrances, ne
-réalisèrent pas son singulier <i>espoir</i>. Ils se parlèrent peu,
-et se séparèrent bientôt, sans affectation, par simple
-convenance. Frédérique devant aller rendre ses visites
-à des pauvres, Bénédict lui remettait un peu d’or, pour
-l’aider en ces futilités toutes féminines. De là les quelques
-paroles entre eux échangées. Evariste les trouvait
-au moins imbéciles.</p>
-
-<p>Le fait est qu’aux yeux d’un jeune homme ordinaire,
-de ce que l’on appelle un Parisien, Bénédict eût passé
-pour un simple sot et Frédérique pour une coquette
-s’amusant d’un provincial. Rien de plus. Cependant le
-lien qui les unissait, pour vague qu’il fût, était, positivement,
-plus solide que... s’ils eussent été coupables.
-Evariste, qui, tout d’abord, s’était épuisé en manifestations
-tendres, pour Frédérique (la sentant comme
-<span class="pagenum" id="Page_337">337</span>
-s’échapper), avait renoncé à la lutte devant le dévoué
-sourire de sa femme. Il semblait n’en être plus, à
-présent, que le propriétaire; une dédaigneuse aversion
-pour cette malheureuse insensée s’aigrissait en son raisonnable
-cœur centre-gauche. Cette énigmatique passion
-que Bénédict et Frédérique paraissaient n’éprouver que
-sous condition perpétuelle d’un sublime Futur, il finissait
-par la reconnaître pour la plus vivace de toutes,
-pour l’indéracinable, celle sur quoi s’émoussent tous les
-sarcasmes. Il sonda le mal d’un coup d’œil: le divorce
-était l’unique issue!—Il fallait le rendre inévitable, le
-<i>forcer</i>,—car Frédérique, en bonne chrétienne, s’y fût
-refusée à l’amiable, le divorce étant défendu.—L’indifférente
-résignation qu’elle avait mise à supporter les
-cauteleuses tendresses de son mari le prouvait d’avance,
-outre mesure, et celui-ci ne s’illusionnait pas à cet
-égard.</p>
-
-<p>En ces conjectures, le mieux était d’en finir le plus
-tôt: la situation devenant intolérable.</p>
-
-<p>L’épisode avait duré cinq semaines; c’était trop! Il
-en avait par-dessus les oreilles! Ayant négligé, à force
-<span class="pagenum" id="Page_338">338</span>
-de souci, ses lotions normales de teinture, sa barbe et
-ses cheveux étaient <i>devenus</i> réellement gris. Il fallait
-agir, sans le moindre retard, car l’excellent homme
-comptait se marier en toute hâte, aussitôt, s’il se pouvait,
-après le prononcé du Tribunal.</p>
-
-<p>Soudainement, il annonça donc le prochain retour à
-Paris, et simula,—comme dans les romans et pièces
-de théâtre les plus rudimentaires,—un départ de deux
-ou trois jours: il allait, disait-il, jeter un coup d’œil
-sur l’état de son hôtel en l’avenue des Ternes.</p>
-
-<p>M. Rousseau-Latouche, avait, tout justement, pour
-ami d’enfance, non point le commissaire de police de
-Sceaux, mais un commissaire de police des environs,
-qu’il avait fait nommer à ce poste.</p>
-
-<p>Il alla donc le trouver et s’ouvrit à lui, ne lui taisant
-rien, lui précisant les choses telles qu’elles étaient, avec
-une clarté d’élocution dont il manquait à la Chambre,
-mais qu’il trouvait quand il s’agissait d’élucider ses
-affaires personnelles.—Tout fut raconté à dîner, en
-tête-à-tête.</p>
-
-<p>Il fallut du temps, quelques heures, pour que le commissaire
-<span class="pagenum" id="Page_339">339</span>
-se rendît un compte exact de la situation, qu’il
-finit par entrevoir, à la longue, grâce à la sagacité
-spéciale qui est inhérente à cette profession.</p>
-
-<p>On arriva donc, en tapinois, le <i>lendemain</i> «du
-départ», afin de ne rien brusquer, d’endormir tous
-soupçons. Deux heures après le dernier train du soir,
-on pénétra dans la maison, grâce aux clefs doubles
-d’Evariste, dont toutes les mesures étaient prises.</p>
-
-<p>Il faisait une nuit d’automne, superbe, douce, bien
-étoilée.</p>
-
-<p>On monta l’escalier, sans faire le moindre bruit. Il
-était près d’une heure du matin: le point capital était
-de les surprendre, comme on dit, <i lang="la" xml:lang="la">flagrante delicto</i>.</p>
-
-<p>La porte du salon n’était pas fermée, on parlait à
-l’intérieur. Le commissaire, avec des précautions
-extrêmes, ouvrit sans que la serrure grinçât. Quel spectacle
-écœurant s’offrit alors, à leurs yeux hagards!</p>
-
-<p>Les deux amants, le dos tourné à la porte, et chacun
-les mains jointes sur le balcon d’une fenêtre ouverte,
-aussi bien vêtus qu’en plein midi, contemplaient, l’un
-vers l’autre, l’auguste nuit de lumière, avec des regards
-<span class="pagenum" id="Page_340">340</span>
-d’espérance, et récitaient ensemble, à l’unisson, leur
-prière du soir, d’une voix lente, mais dont la terrible
-simplicité d’accent semblait devoir glacer le sourire des
-gens les plus éclairés.</p>
-
-<p>A ce tableau, M. Rousseau-Latouche demeura comme
-saisi d’une sorte d’hébétement grave: sur le moment, il
-eut, même, comme un vertige et craignit pour sa raison!—Son
-ami, le froid commissaire de police, reçut, entre
-ses bras, cet homme d’État chancelant, et d’un ton de
-commisération profonde lui dit alors naïvement à
-l’oreille ce peu de mots:</p>
-
-<p>—Pauvre ami! Pas <span class="cs8">MÊME</span>... <i>trompé</i>!...</p>
-
-<p>La légende nous affirme (hâtons-nous de l’ajouter)
-qu’il se servit d’une expression plus technique, chère
-à Molière.</p>
-
-<p>Le fait est que pour l’honorable M. Rousseau-Latouche,
-ç’avait été jouer de malheur d’être tombé
-sur deux êtres aussi... <i>intraitables</i>!</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-18s.jpg" alt="" width="360" height="86" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_341">341</span>Le Meilleur Amour</h2>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-19.jpg" alt="" width="600" height="429" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -32px;">
- <div class="ajust" style="width: 75px; height: 32px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">Entre</span> les êtres destinés non pas au bonheur
-convenu, mais au réel bonheur, nous devons compter
-un jeune Breton nommé Guilhem Kerlis. On peut
-dire qu’il naquit sous une étoile heureuse, et que peu
-d’hommes, en leur amour, furent plus favorisés que
-lui. Cependant, combien simple fut son histoire!</p>
-
-<p>Ce fut en 1882, à la brune d’un beau soir de septembre,
-qu’Yvaine et Guilhem se rencontrèrent dans
-la campagne de Rennes, près d’une barrière de prairie.
-Yvaine, fort jolie, avait seize ans; c’était la fille unique
-d’une métayère presque pauvre; elles habitaient le gros
-bourg de Boisfleury, près de la ville.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_342">342</span>
-Ce soir-là, suivie de deux génisses et d’une demi-douzaine
-de brebis, tout son troupeau, elle rentrait.</p>
-
-<p>Guilhem, beau gars de dix-huit ans, était le fils d’un
-garde-chasse du baron de Quélern: il rentrait aussi,
-son gibier en gibecière. Tous deux, s’étant regardés,
-s’étonnèrent de ne pas s’être vus plus tôt, car le bourg
-n’était pas à plus de deux lieues de la chaumière du
-garde. Autour d’eux, les champs de luzerne, les
-avoines fauchées, encore mêlées de fleurs, et, venues
-du lointain, les senteurs des bois embaumaient l’air
-vespéral. Ils se dirent quelques paroles.</p>
-
-<p>Yvaine offrit à Guilhem des bluets qu’elle avait au
-corsage. Guilhem lui fit présent d’une belle perdrix
-rouge, et l’on se sépara sur un rendez-vous que la jeune
-fille accorda sans hésiter, car on avait parlé mariage—et
-Guilhem, tout de suite, lui avait plu.</p>
-
-<p>Ils se revirent le lendemain, non loin de Boisfleury,
-dans un sentier que l’automne parsemait déjà de feuilles
-dorées;—ce fut la main dans la main qu’ils échangèrent
-de naïves confidences, sans même penser qu’ils
-s’aimaient.—Puis, tous les jours, jusqu’à la fin
-<span class="pagenum" id="Page_343">343</span>
-d’octobre, Guilhem la revit, se passionnant pour
-elle.</p>
-
-<p>C’était un grave cœur, plein de croyances, dont
-les sentiments étaient à la fois purs, ardents et
-stables. Yvaine était joueuse, engageante et d’un
-babil d’oiseau; peut-être un peu trop rieuse. Ils se
-fiancèrent avec d’innocents baisers, de doux projets
-de ménage.</p>
-
-<p>Et c’était une longue étreinte silencieuse, lorsqu’ils
-se quittaient.</p>
-
-<p>Comme Guilhem avait gardé son secret, même pour
-son père, le vieux garde attribuait l’air nouvellement
-soucieux de son fils aux seules approches du moment
-de la conscription—ce qui entrait pour une part,
-aussi, dans la vérité. L’ancien sergent lui donnait, à
-souper, des conseils pour réussir au régiment.</p>
-
-<div class="aster">*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Le primitif Guilhem aimait donc avec ferveur, avec
-foi—sans remarquer qu’Yvaine, étant seulement très
-<span class="pagenum" id="Page_344">344</span>
-jolie, mais sans une lueur de beauté, ne pouvait être
-qu’incapable de sentiments bien solides.</p>
-
-<p>Amoureuse, peut-être; amante, sa nature s’y refusait.
-Certes, elle se fût peu défendue, s’il eût voulu, d’avance,
-en obtenir des privautés conjugales plus sérieuses que
-des baisers et des étreintes; mais, en ce croyant, une
-sorte d’effroi de ternir sa fiancée maîtrisait la fièvre des
-désirs, l’emportement de la passion: de tels entraînements,
-trop oublieux de l’honneur, sentaient le
-sacrilège, et ceci les refrénait. Yvaine, de tempérament
-plus frivole, regrettait, au fond de ses idées, qu’il eût si
-fort cette qualité du respect;—et même son inclination
-pour lui s’en attiédit un peu. Elle avait envie de rire,
-parfois, de ce trop grave amour—qu’elle comprenait à
-l’étourdie, et selon d’étroites sensations; bref, elle eût
-bien préféré que Guilhem fût «plus amusant»; mais un
-mari (se disait-elle), ce doit sans doute, être comme
-cela, <i>d’abord</i>.</p>
-
-<p>Au moment des adieux, quand Guilhem tomba au
-service militaire, elle ressentait pour lui plutôt de
-l’amitié que de l’amour. Cependant, ils échangèrent la
-<span class="pagenum" id="Page_345">345</span>
-bague; elle l’attendrait. Cinq ans de fidélité! N’était-ce
-pas compter sur un rêve que d’y croire, l’ayant bien
-regardée? Pourtant l’idée ne vint même pas à Guilhem
-qu’elle pût manquer à sa parole.</p>
-
-<p>Le matin de son départ, au moment de s’éloigner vers
-la ville, il lui dit, la tenant embrassée: «Va, je reviendrai
-sous-lieutenant, avec la croix.—Ah! mon Guilhem,
-lui répondit-elle (avec un accent si sincère qu’elle en
-fut dupe elle-même sur le moment), si tu te faisais tuer
-à la guerre, je te jure que je me ferais religieuse!» Il eut
-un tressaillement: c’était la promesse inespérée! Dans
-un élan de tendresse profonde, il lui ferma les paupières
-d’un long baiser... C’était scellé! Ils étaient mari et
-femme. On s’écrirait toutes les semaines.—La vérité,
-c’est qu’Yvaine l’avait entrevu en uniforme d’officier, ce
-qui l’avait transportée. Ils se séparèrent, les yeux en
-pleurs, n’ayant l’un de l’autre qu’une petite photographie,
-tirée par un artiste de passage, au prix d’un franc.</p>
-
-<p>Guilhem fut incorporé dans les chasseurs d’Afrique
-et dirigé sur la province d’Alger.</p>
-
-
-<div class="aster"><span class="pagenum" id="Page_346">346</span>
-*<br />* &nbsp;*</div>
-
-<p>Les premières lettres furent pour tous deux une joie
-charmante, presque aussi douce que les premiers
-rendez-vous. L’éloignement avait rendu Guilhem, pour
-la jeune fille, une sorte de «chose défendue» dont on
-la privait, et qu’elle désirait par cela même.</p>
-
-<p>Puis, il y avait le devoir, maintenant qu’on s’était
-bien promis l’un à l’autre.</p>
-
-<p>En six mois, cependant, les pâlissements de l’absence
-altérèrent un peu la constance déjà longue d’Yvaine.
-Elle soupirait et s’ennuyait de cette monotonie, de cette
-solitude. Sa parole jurée lui pesait parfois comme une
-chaîne. Elle en était revenue à l’amitié. Ses lettres, sa
-seule distraction, demeuraient toutefois les mêmes,
-ayant pris le pli des phrases tendres. Celles de Guilhem
-témoignaient qu’il ne vivait de plus en plus que d’elle—et
-d’espoir. Mais quatre ans et demi encore!... Naïve,
-elle bâillait, parfois, en y songeant. Sur ces entrefaites,
-le père de Guilhem, le vieux garde Kerlis, mourut,
-<span class="pagenum" id="Page_347">347</span>
-laissant un pécule des plus modestes, que Guilhem
-plaça, par correspondance, pour jusqu’à son retour.</p>
-
-<p>Cette présence, qui avait gêné la mère et la fille,
-ayant disparu, celles-ci respirèrent plus à l’aise. La
-mère Blein, des plus accortes et jolie encore, devint de
-mœurs un peu libres.</p>
-
-<p>Si bien qu’un jour, moins de dix mois après le départ
-de Guilhem, il arriva comme si un absurde coup de vent
-eût passé tout à coup.</p>
-
-<p>Yvaine, en effet, par un soir de fête de village, s’en
-laissa dire par un jeune élève de marine, venu en congé,
-qui la séduisit à l’improviste et dut, après deux jours,
-la laisser seule.</p>
-
-<p>Elle comprit alors, trop tard, qu’elle avait commis,
-<i>en riant trop</i>, l’irréparable.—Allons, c’était fini! Que
-faire? S’étourdir? Elle sentit que la vie allait l’entraîner.</p>
-
-<p>Un mois après, à Rennes, elle avait un amant, qui
-l’installa, sans luxe d’ailleurs. Bientôt, devenue fille
-galante, elle mena l’existence de gros plaisirs qu’offre
-la province aux personnes désireuses de «s’amuser».</p>
-
-<p>Cependant, par une féminine bizarrerie, elle avait
-<span class="pagenum" id="Page_348">348</span>
-gardé, au fond du cœur, un faible pour le passé lointain
-qu’elle avait trahi si follement. Les lettres douces et
-réchauffantes qu’elle recevait toujours formaient un tel
-contraste avec le ton dont les «autres» lui parlaient!...</p>
-
-<p>Ne sachant d’elle que ce qu’elle lui en apprenait, le
-soldat continuait, là-bas, de la respecter et de la chérir.
-Il est des soupirs qui éclairent: elle l’appréciait davantage,
-à présent!... De sorte que, sans bien se rendre
-compte de ce qu’elle osait, elle lui répondait avec la
-candeur d’autrefois, qu’elle retrouvait en lui écrivant—lui
-laissant croire, par un jeu triste et pour gagner
-du temps, qu’elle était toujours celle qu’il avait connue.</p>
-
-<p>Se savoir aimée de vrai, cela lui faisait du bien.
-Comment y renoncer? Pourquoi le rendre si vite
-malheureux? Ne saurait-il pas toujours assez tôt? Elle
-devait s’efforcer de faire durer l’illusion de Guilhem
-jusqu’à la fin, s’il était possible. «Il a encore trois
-années!» se disait-elle;—et cela l’enhardissait. Et
-puis, elle ne pouvait s’en empêcher. C’était son seul et
-poignant bonheur.—«Tant mieux, s’il vient me tuer,
-quand il apprendra mon inconduite!... pensait-elle.
-<span class="pagenum" id="Page_349">349</span>
-Soyons <i>heureux</i> d’ici là!»—Ce qui ne l’empêchait pas,
-lancée comme elle était, de continuer, dans les intervalles,
-son train de fille qui s’étourdit et se donne «du
-bon temps» avec les étudiants et les officiers.</p>
-
-<p>Tout à coup, plus de lettres. C’était la cinquième
-année, aux premiers mois seulement.</p>
-
-<p>Ce silence brusque la remplit d’une angoisse violente.
-Saurait-il? A-t-il appris? Elle en fut d’autant plus consternée
-qu’au moment où ce silence compta plusieurs
-semaines, elle se trouvait à l’hospice, officiellement
-soignée pour un mal abominable, gagné au cours de sa
-vie joyeuse, et qui la défigurait.</p>
-
-<p>Voici ce qui s’était passé:</p>
-
-<p>Une fois incorporé dans son escadron, Guilhem, fort
-de son grave amour et sûr de sa fiancée, s’était bientôt
-fait remarquer comme soldat solide, studieux, exemplaire.
-Il lui semblait, chaque jour, qu’il gagnait Yvaine
-et leur bonheur futur. De là, sa conduite irréprochable.
-Ne vivant que des lettres qu’il recevait de France, et
-qui lui remplissaient le cœur, Yvaine était là, pour lui!
-L’absence la multipliait, sous le beau ciel oriental, et la
-<span class="pagenum" id="Page_350">350</span>
-mélancolie du désir l’y faisait apparaître encore plus
-charmante, plus délicieuse que dans les champs bretons.
-La joie, certaine pour lui, de l’avoir pour femme—il
-l’éprouvait ainsi, d’avance, et chaque jour l’en rapprochait.</p>
-
-<p>Lorsqu’il passa maréchal des logis, avec la médaille
-militaire, son fier contentement se doubla de l’écrire à
-sa digne et chère petite femme!... Ah! comme, en son
-être, les mots foi, patrie, honneur, foyer, conservaient
-toutes leurs vibrations virginales—grâce à ce pur sentiment
-qu’il avait emporté du pays!... Au point d’inaltérable
-confiance où il était parvenu, Guilhem, en lisant
-les phrases où parfois un mot trouble eût dû l’étonner,
-faisait la demande et la réponse—et justifiait tout.</p>
-
-<p>Étant supposé qu’il eût soudainement appris de quelqu’un
-la réalité et qu’à force de preuves l’évidence eût
-fait chanceler sa foi, quel noir dégoût, quel poison,
-quelle horreur de vivre! Quel effondrement! Certes, celui
-qui lui eût fourni ces preuves, sous prétexte «d’être
-dans le vrai», n’eût-il pas été, dans son zèle aussi niais
-que maudissable, bien moins un ami qu’un meurtrier?
-<span class="pagenum" id="Page_351">351</span>
-Les braves lettres de son honnête et sainte petite
-Yvaine, n’était-ce pas pour lui le réel bonheur au milieu
-de cette séparation forcée, mais saturée d’espérance, qui
-était, au fond, la plus grande chance de sa vie? N’était-ce
-pas même le seul bonheur possible, entre eux, que
-cette ombre?</p>
-
-<p>En admettant que son numéro l’eût exempté du service
-et qu’il eût épousé, là-bas, son Yvaine, quelle différence!
-Après les ivresses brèves, lorsqu’il se serait
-aperçu de la futile, oisive, inconsistante, coquette et
-dangereuse nature de sa femme, que de pleurs secrets
-il eût versés, lui qui ne pouvait concevoir que sacré le
-foyer conjugal!...</p>
-
-<p>Quel ennui bientôt! quelle vieillesse redoutable!
-quelle solitude à deux, si toutefois une légèreté de sa
-femme n’eût pas amené quelque tragique dénouement.</p>
-
-<p>Eh bien! au lieu de ce résultat <i>positif</i> du bonheur
-soi-disant réalisé, sa bonne étoile d’homme prédestiné
-à n’être que <i>réellement</i> heureux l’avait comblé de ces
-quatre ans et demi de félicité sans nuage, faite d’espoir
-bien fondé, d’absence illusoire, de réconfortants souvenirs
-<span class="pagenum" id="Page_352">352</span>
-chaque jour revécus! Et cela grâce à la duplicité
-pardonnable de celle qu’il ne pouvait soupçonner!...
-<i>Pardonnable?</i> avons-nous dit. Certes, comment, en
-effet, juger «coupables» ou «innocentes» ces sortes de
-natures?</p>
-
-<p>Autant prétendre les alouettes criminelles parce
-qu’elles ne peuvent résister au miroir!</p>
-
-<p>Et si l’on objecte que ce bonheur n’était que le fruit
-d’un mensonge, nous répondrons: cela prouve que,
-pour ceux qui en sont dignes, un Dieu fait toujours
-naître le bien du mal. D’ailleurs, dans ce bas monde,
-quel est le bonheur qui, au fond, ne tient pas à quelque
-mensonge?</p>
-
-<p class="sep2">Une nuit, aux premiers mois de cette cinquième
-année, Guilhem fut réveillé par le clairon. C’était une
-révolte d’Arabes. Il sauta en selle, on chargea.</p>
-
-<p>L’escarmouche fut chaude; mais, moins d’une heure
-après, le mouvement séditieux était réprimé.</p>
-
-<p>Comme l’on revenait au campement, sous la clarté
-des étoiles, deux ou trois coups de feu lointains,
-<span class="pagenum" id="Page_353">353</span>
-attardés, retentirent; des balles sifflèrent—et, soudain,
-se glissant du milieu des alfas, entre les chevaux,
-une ombre passa. Sans doute quelque fuyard tenant à
-venger un mort.</p>
-
-<p>En effleurant le maréchal des logis, et comme celui-ci
-levait son sabre, l’Arabe étendit son flissah. De bas
-en haut, l’arme traversa la poitrine de Guilhem, qui
-s’inclina, mourant, sur l’encolure de son cheval, pendant
-que l’indigène disparaissait sous une étendue
-de dattiers, au long de la route.</p>
-
-<p>On l’étendit sur une civière; mais il fit signe de
-s’arrêter; il n’arriverait pas vivant. C’était fini.</p>
-
-<p>La pleine lune, au grand ciel africain éclairait le
-groupe militaire.</p>
-
-<p>Le voyant, d’instants en instants, s’éteindre, tous ceux
-qui l’entouraient, l’estimaient et l’aimaient, sentaient
-leurs yeux se mouiller et le contemplaient, tête nue.</p>
-
-<p>Il tira de sa poitrine la petite photographie de la
-fiancée vénérée, qu’il ne devait plus revoir, <i>mais qui
-lui avait juré, s’il était tué à la guerre, de se consacrer
-à Dieu</i>.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_354">354</span>
-Puis, comme le réel bonheur ne peut se trouver, ici-bas,
-<i>qu’en soi-même</i>, et que, par miracle, sa foi l’avait
-protégé contre tout scandale extérieur, emportant ses
-nobles et pures croyances préservées, il fit le signe de
-la croix. Alors, le visage rayonnant d’une joie extatique,
-tranquille, nuptiale, et touchant de ses lèvres l’image
-d’Yvaine, il expira doucement, d’un air d’élu.</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-19s.jpg" alt="" width="360" height="357" />
- </div>
-
-<h2><span class="pagenum" id="Page_355">355</span>Les Filles de Milton</h2>
-
-<img class="ornttl" src="images/ttl-20.jpg" alt="" width="600" height="488" />
-
- <div class="chaptxt" style="top: -32px;">
- <div class="ajust" style="width: 117px; height: 32px;">&nbsp;</div>
-
-<p class="dropcap"><span class="smcap">La</span> jeune fille, tout à coup, soulevant un peu
-les paupières, et sans qu’un autre mouvement dérangeât
-son attitude, regarda très fixement, avec des yeux
-pénétrés d’une douce et poignante mélancolie, puis
-d’une voix languissante:</p>
-
-<p>—Ma mère, enfin, lorsqu’un homme devenu débile
-et d’un esprit fatigué, d’une intraitable humeur, n’est
-plus en état d’être utile aux siens ni à personne,
-lorsque sa sénile vanité dont la suffisance fait sourire
-les passants, paraît s’augmenter aux approches d’une
-seconde enfance,—est-ce donc une criminelle prière
-<span class="pagenum" id="Page_356">356</span>
-que de demander à Dieu... de lui faire miséricorde...
-jusqu’à le rappeler le plus tôt possible vers la lumière...
-vers la vie éternelle!...</p>
-
-<p>La vieille femme, sans répondre, détourna la tête avec
-un frisson.</p>
-
-<p>—C’est qu’en vérité me viennent des songeries...
-dangereuses! continua Déborah Milton, de cette même
-voix douce, claire et traînante, et que je me contiens
-mal de m’enfuir d’ici, parfois,—pour bientôt revenir
-vous porter secours, ma mère! vous offrir du feu et du
-pain! Qu’importe le prix dont je les aurais payés!</p>
-
-<p>—Tais-toi, Dieu le défend! Gagner le salut par la foi,
-dans l’épreuve, et ne murmurer jamais: voilà tout ce
-qu’il faut.</p>
-
-<p>—Mais... j’ai vingt ans, moi! tu l’oublies peut-être
-un peu, mère.</p>
-
-<p>—Demain... tu auras mon âge. Tu verras... si tu y
-parviens.</p>
-
-<p>—Ce soir n’est pas demain.</p>
-
-<p>—Tais-toi.</p>
-
-<p>Un silence.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_357">357</span>
-—Tu es belle. Tu épouseras quelque jeune seigneur...
-espère, ma fille.</p>
-
-<p>A cette parole, Déborah Milton se leva froidement et
-se tint debout, glacée et sévère.</p>
-
-<p>—Un jeune seigneur! Ah! je ne veux pas rire entre
-ces murs couleur de sang! Quel d’entre eux voudrait, pour
-femme, de la fille d’un vieux rimeur sans pain, qui vota
-pour la mort de son roi? Je n’espère pas même... un pauvre
-ministre de Dieu... que le péril d’encourir la froideur du
-dernier des sujets de Charles II détournerait de ma main...</p>
-
-<p>—Ton père a fait son devoir selon sa conscience!</p>
-
-<p>—Des hommes austères devraient se passer d’enfants!
-murmura la jeune fille.</p>
-
-<p>—Déborah!... tu es cruelle pour d’autres que lui!</p>
-
-<p>—Oh! pardon, ma mère!</p>
-
-<p>Elle frappa de son poing léger la table nue.</p>
-
-<p>—C’est qu’aussi, à la fin, c’est horrible, cela! toujours
-des rêves!... des cieux!... des anges, des démons qui
-ressemblent à des formes de nuages! Le ton dont ils
-parlent tout harnachés de leurs grelots de rimes sonores,
-fait douter de la réalité qu’ils représentent: elle se tait,
-<span class="pagenum" id="Page_358">358</span>
-l’agissante réalité. C’était bien la peine de devenir aveugle,
-pour voir au fond de l’obscurité éternelle passer tant
-de creux fantômes. La foi se nie dans une phrase trop
-bien cadencée, et qui attire l’attention sur elle en détournant
-l’esprit de ce qu’elle énonce. On dit: «je crois!» et
-c’est fini. Peindre le ciel et l’enfer! Et le Paradis terrestre!
-Et l’histoire de l’infortuné couple d’êtres dont
-nous descendons tous! O tintement insupportable de
-mots vides! Creux travail! Et il faut, nous, ma sœur et
-moi, s’atteler à la besogne! écrire, muettes, ces divagations
-déraisonnables! Attendre, des fois, une heure, des
-vers qu’il faut souvent raturer... Et quand nous dormons
-sur le papier, nous réveiller à jeun, parfois,—et faire
-aller la plume... et toujours et encore mettre du noir
-sur du blanc... et jeter là dedans notre jeunesse annulée...
-alors qu’il y a là-bas, dans Londres, de bons abris,
-des tables bien servies et de beaux jeunes hommes,—qui
-vous feraient un accueil charmant!</p>
-
-<p>Elle se tut.</p>
-
-<p>—Mauvaises pensées! Résigne-toi!</p>
-
-<p>—Des mots! Tu as faim, j’ai faim!... Voilà la vérité.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_359">359</span>
-—Lui aussi a faim et ne se plaint pas, et de plus il
-souffre de vous savoir dans une détresse dont il est la
-cause.</p>
-
-<p>—Allons! Deux choses le nourrissent: l’orgueil et la
-foi. Les poètes sont des êtres qui prennent une distraction
-pour but, au mépris des leurs et des peines qu’ils
-font supporter à ce qui les entoure. Rien ne les atteint!
-Ils sont au fond de leurs rêves! O vanité! Dire qu’il
-s’imagine que ce «Paradis perdu» dominera les
-mémoires dans la Postérité! Dérision! Le libraire n’en
-donnera pas ce qu’a coûté le papier,—qu’il préfère
-même à notre pain. Bientôt nous serons en haillons,
-mais il est aveugle et c’est de ses rimes, non de ses
-filles, qu’il est fier!... Et bourru jusqu’à nous battre!
-Non: c’est trop, je n’obéirai plus!</p>
-
-<p>—Que veux-tu qu’il fasse?</p>
-
-<p>—Ne plus être! Alors on pourrait changer de nom,
-s’expatrier, vivre! Ma sœur est jolie et je suis belle.
-Eh bien, après?</p>
-
-<p>—Et ton honneur, enfant! comme tu en parles!</p>
-
-<p>—L’honneur des filles d’un vieux régicide?... D’un
-<span class="pagenum" id="Page_360">360</span>
-homme qui a participé à tuer celui qui seul donne un
-sens à ce mot,—l’honneur? Tu plaisantes, ma mère.
-Nous avons droit à l’honnêteté, voilà tout... On hérite
-de tout, bon ou mauvais, de ceux qui nous engendrent...
-Nous ferions pitié de prononcer ce mot: «notre honneur»,
-devant ceux qui ont qualité pour estimer et au
-jugement desquels seulement on doit tenir.</p>
-
-<p>—Tu parles comme il parlerait, s’il pensait comme toi.
-Mais il est des hommes qui souriraient de ce que tu dis.</p>
-
-<p>—Eux-mêmes ne sauraient être que des menteurs:
-ce qui me dispenserait d’essayer de les convaincre, de
-souffrir de leur blâme ou d’être fière de leurs éloges.
-On les regarde, ils sont annulés,—et c’est fini.</p>
-
-<p>—J’ai l’idée que nous pourrions peut-être emprunter
-quelque argent, si peu que ce soit, de M. Lindson. Nous
-ne lui avons rien demandé, jamais, à celui-là.</p>
-
-<p>—Oui, je crois qu’il cherche à ne plus nous connaître
-et qu’il n’ose pas être assez lâche, sans quelque motif.
-Il nous prêterait, sûr de n’être pas remboursé, et s’en
-autoriserait pour ne plus nous voir. Tu as raison.
-Veux-tu que j’aille, seule ou avec toi? Ne plus nous
-<span class="pagenum" id="Page_361">361</span>
-reconnaître! Il achèterait bien ce droit-là... deux
-écus, je pense.</p>
-
-<p>La vieille, regardant par la fenêtre:</p>
-
-<p>—Voilà, justement, M. Lindson,—on pourrait...</p>
-
-<p>—J’y vais.</p>
-
-<p>Rentre Emma, apportant du bois mort, un lourd
-fagot.</p>
-
-<p>—Là!</p>
-
-<p>Emma Milton courut à la huche, l’ouvrit, fureta
-derrière les assiettes de terre, et la referma, frappant
-les deux battants avec violence.</p>
-
-<p>—Comment? Rien?... Où est le pain?</p>
-
-<p>Silence.</p>
-
-<p>—........</p>
-
-<p>—Ta sœur est allée chercher quelque chose...</p>
-
-<p>—Ah! Est-ce que le libraire a donné?</p>
-
-<p>—Non, c’est M. Lindson auquel elle est allée
-emprunter.</p>
-
-<p>—Oui: mais ce n’est pas sûr qu’il donne.</p>
-
-<p>Rentre Déborah.</p>
-
-<p>—Deux shillings!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_362">362</span>
-La vieille se cache la figure.</p>
-
-<p>Après un instant:</p>
-
-<p>—C’est Dieu qui nous les donne: remercions-le de
-sa miséricorde et résignons-nous: il nous en donnera
-d’autres demain.</p>
-
-<p>—C’est presque une aumône, dit Emma.</p>
-
-<p>—Non, dit Déborah, c’est moins... je te dirai cela.</p>
-
-<p>—Donne toujours, je cours chercher à manger.</p>
-
-<p>Elle sort.</p>
-
-<p class="sep2">Milton parut.</p>
-
-<p>Le vieillard tâtait les murs du bout de sa canne. Son
-visage aux lignes sévères, blêmi par les chagrins, son
-vaste front aux trois rides longues et droites, ses yeux
-fixes et sans lumière, la noblesse mystique du tour de
-son visage, ses grands cheveux aux longues mèches
-blanches partagées au milieu... Un vieux pourpoint de
-velours marron et des chausses de même,—et son
-grand col d’un blanc sali, noué par deux glands, ses
-souliers à boucles et son chapeau puritain datant des
-jours de Cromwell...</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_363">363</span>
-Il entra.</p>
-
-<p>—Vous êtes là, n’est-ce pas? dit-il.</p>
-
-<p>On ne lui répondit pas, tout d’abord.</p>
-
-<p>—Oui, mon ami, dit la vieille femme.</p>
-
-<p>Déborah eut un mouvement d’épaules, Emma sourit.</p>
-
-<p>—Voici, mais écrivez lisiblement ou je... Surtout ne
-changez pas les mots qui me sont venus,—et n’interrompez
-pas, si je ne m’arrête... Vous avez la manie de me
-souffler des mots qui me semblent justes, quand vous me
-les dites, parce qu’ils m’étonnent... et qui sonnent creux,
-lorsque vous relisez!... Le mot qui ne semble pas juste,
-isolément, est souvent le plus exact, s’il vient d’ensemble:
-car il n’y a pas de mots, en réalité: le seul poète
-est celui qui ne peut qu’aboyer magnifiquement sa pensée...
-la rugir parfois,—la tonner souvent... Mais on
-ne l’entend jamais que dans des rafales... Tant pis pour
-ceux qui n’entendent pas la langue du pays d’où souffle
-en mes vers le vent de l’éternité...</p>
-
-<p>«... Et pour donner à démarquer le ronronnement
-du vers, les images, les expressions, les tours d’intelligence,
-le mouvement de la pensée,—cela se prend
-<span class="pagenum" id="Page_364">364</span>
-comme rien, sans le savoir! Et avec un peu de main, on
-ne copie pas, on singe. On fait servir cela à n’importe
-quelle niaiserie... qui passera oubliée, mais qui,
-aujourd’hui, empêche l’attention sur l’œuvre d’où
-procède cette bulle vide... et seule payée,—car le
-monde creux ne paie et n’estime que le vide... Qu’importe!
-la pensée seule vivra: les mots changent et se
-démodent vite; la pensée seule vivra,—car au fond des
-choses, il n’y a ni mots ni phrases, ni rien autre chose
-que ce qui anime ces voiles! La pensée seule apparaîtra...
-l’impression de l’œuvre seule restera!... Entre ces
-prétendus poètes, je suis comme un vivant parmi les
-morts, un homme parmi des singes, un lion dévoré par
-des rats. Jésus-Christ m’a montré la route: je sais
-comment les hommes accueillent un Dieu. J’aurai le
-sort des prophètes. Je me résigne à ce que l’homme se
-moque, à mon sujet, de ma pauvreté... Car si j’étais
-riche,—ah! quel grand poète ils me trouveraient,
-l’émule, au moins, de M. Tom Craik, l’auteur des...
-l’immortel nom m’échappe...</p>
-
-<p>«Allons! Comme j’ai mal à l’estomac, mon Dieu!
-<span class="pagenum" id="Page_365">365</span>
-Mais, c’est peut-être un peu la faim? Allons, ce n’est rien.
-D’ailleurs, vous devez être à jeun, mes filles, vous aussi?
-Car, si je me rappelle, il n’y a plus rien? Donc, rendons
-gloire à Dieu. Les saints ont peu mangé... Ce ridicule
-est moins pénible que l’indigestion de ceux dont l’espièglerie
-misérable nous vole le nécessaire... Écrivez.
-Pourquoi ne dites-vous rien? Êtes-vous là seulement?</p>
-
-<p>«Nous les plaignons d’avoir été assez bêtes pour se
-donner un mauvais estomac à force de rire de notre
-jeûne: chacun son lot; ce sont des gens qui ne
-trouvent rien de plus doux à leur être ni de plus divertissant
-que d’escamoter le pain de leurs frères,—pour
-ricaner de les voir maigrir, faute d’aliments. Ils n’oublient
-qu’une chose, c’est qu’il est aussi ridicule de
-mourir d’indigestion que de faim, d’embonpoint que de
-maigreur,—et qu’ils mourront sans rire, même de nous.</p>
-
-<p>«Ma fille, tiens, je t’en prie, je t’en supplie,—ne
-me fais pas parler davantage d’autre chose que de...
-Obéis-moi! Je suis ton père! tiens, me voici à tes genoux!</p>
-
-<p>—Mon père! voyez quelle exaltation! Ce que vous
-faites est-il raisonnable? Devant un pareil acte, comment
-<span class="pagenum" id="Page_366">366</span>
-penser que vous jouissez du bon sens nécessaire pour
-dicter des choses lisibles, comme du temps où vous
-écriviez?... Croyez-nous! C’est dans l’intérêt de votre
-gloire que nous vous supplions de vous mettre au lit, de
-vous reposer.</p>
-
-<p>—Ah! cruelle enfant! Sois... non, je ne veux pas
-maudire personne, pas même celle qui... Sache que
-c’est le souffle de Dieu! O murmures du souffle de Dieu!
-O misère de l’humilité divine! Il faut le bon vouloir de
-ces péronnelles pour qu’on entende murmurer en des
-vers le souffle de Dieu!... Vois, vieillard, comme ton
-œuvre...</p>
-
-<p>Les filles n’étaient plus là—toujours rebelles à
-l’irascible vieillard.</p>
-
-<p>Alors, à tâtons, dans l’obscurité, il atteignit le dossier
-d’un siège, auprès de la table, s’assit, s’accouda, fermant
-les paupières.</p>
-
-<p>... Et voici que la voix de Milton, lente et sublime...
-Il disait:</p>
-
-<p>«Salut, lumière sacrée, fille du ciel née la première...»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_367">367</span>
-Et ce fut un texte inconnu des générations.</p>
-
-<p>C’était une éruption d’images où des pensées se
-symbolisaient en grands éclairs,—et la voix, oublieuse
-de l’heure de la nuit sonnait, vibrante, profonde,
-mélodieuse! Un ange passa dans l’inspiration, car il
-semblait que l’on distinguât des frémissements d’ailes
-dans les mots sacrés qu’il proférait. Et les cimes des
-arbres de l’Eden s’illuminaient d’aurores perdues et le
-chant matinal d’Ève, priant auprès des premières
-fontaines, devant l’Adam candide et grave, qui adorait,
-en silence,—et les reflets bleus du dragon s’enroulant
-autour de l’arbre défendu, et l’impression de la
-première tentatrice de notre race,—oh! cela chantait
-dans la transfiguration du vieux voyant...</p>
-
-<p>A ces accents dont le souffle venait d’au delà de la
-terre, les trois femmes en des toilettes de nuit, dans le
-désordre du premier sommeil quitté, l’une tenant une
-lampe qu’elles protégeaient de leurs mains contre le
-vent des ténèbres, apparurent aux portes de la salle où,
-dans la solitude et les grandes ombres, parlait le voyant
-des choses divines.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_368">368</span>
-Les tiroirs.</p>
-
-<p>La table.</p>
-
-<p>A voix basse:</p>
-
-<p>—Pas de papier! Quelle plume!... Elle n’a plus
-qu’un bec!...</p>
-
-<p>—Mon père, nous sommes là! Nous cherchons à
-écrire, mais vous allez trop vite... et l’on ne peut
-suivre... Ce que vous dites a l’air très bon, cette fois, je
-dois l’avouer... Si vous voulez bien recommencer, sans
-vous emporter ainsi, et parler lentement... peut-être...</p>
-
-<p>Après un grand silence et un grand frisson, Milton
-répondit à voix basse, avec un soupir:</p>
-
-<p>—Ah! il est trop tard, j’ai oublié.</p>
-
- </div>
-
- <div class="cdl">
- <img src="images/cdl-20s.jpg" alt="" width="360" height="192" />
- </div>
-
-<span class="pagenum" id="Page_369">369</span>
-
-<h2 id="toc">TABLE</h2>
-
-<table summary="Table des matières">
- <tr>
- <td></td>
- <td class="tdr cs8">PAGES</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Véra</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_7">7</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Vox Populi</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_27">27</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Duke of Portland</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_35">35</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Impatience de la Foule</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_49">49</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">L’Intersigne</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_65">65</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Souvenirs Occultes</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_99">99</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Akëdysséril</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_109">109</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">L’Amour Suprême</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_169">169</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Le Droit du Passé</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_195">195</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Le Tzar et les Grands Ducs</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_211">211</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">L’Aventure de Tsë-i-la</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_229">229</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Le Tueur de Cygnes</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_245">245</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">La Céleste Aventure</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_253">253</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Le Jeu des Graces</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_267">267</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">La Maison du Bonheur</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_275">275</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Les Amants de Tolède</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_297">297</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">La Torture par l’Espérance</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_305">305</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">L’Amour Sublime</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_317">317</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Le Meilleur Amour</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_341">341</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Les Filles de Milton</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_355">355</a></td>
- </tr>
-</table>
-
-<div style="margin: 4em auto 2em auto; width: 70%; max-width: 30em;
- line-height: 180%;">
-<p class="sepb0" style="text-align: right;"><i>Ce livre,</i></p>
-
-<p class="sep0 cent"><i>ornementé par Th.&nbsp;Van&nbsp;Rysselberghe,
-a été imprimé par A.&nbsp;Berqueman
-et fut achevé le 28&nbsp;Février
-mil huit cent quatre-vingt-dix-neuf, pour
-Edmond&nbsp;Deman, libraire, à&nbsp;Bruxelles.</i></p>
-</div>
-
-<div class="figcenter" style="margin-top: 4em;">
- <img src="images/colof.jpg" alt="" title="" width="360" height="250" />
-</div>
-
-</div>
-
-<div class="box sep4">
-<p class="noind sansrf" id="note">Au lecteur:</p>
-
-<p>Ce livre électronique reproduit intégralement le texte original,
-et l’orthographe d’origine a été conservée. Une seule erreur
-typographique a été corrigée.</p>
-
-<p>La ponctuation a fait l'objet de quelques corrections mineures.</p>
-</div>
-
-<hr class="full" />
-
- </div>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Histoires souveraines, by
-Auguste de Villiers de L'Isle-Adam
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES SOUVERAINES ***
-
-***** This file should be named 54387-h.htm or 54387-h.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/5/4/3/8/54387/
-
-Produced by Clarity, Hans Pieterse and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions will
-be renamed.
-
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
-States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
-specific permission. If you do not charge anything for copies of this
-eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
-for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
-performances and research. They may be modified and printed and given
-away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
-not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
-trademark license, especially commercial redistribution.
-
-START: FULL LICENSE
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
-Gutenberg-tm electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
-person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
-1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
-you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country outside the United States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
-on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
-phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
- most other parts of the world at no cost and with almost no
- restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
- under the terms of the Project Gutenberg License included with this
- eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
- United States, you'll have to check the laws of the country where you
- are located before using this ebook.
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
-Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
-other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
-Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
-provided that
-
-* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation."
-
-* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
- works.
-
-* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
-
-* You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
-Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
-trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org
-
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
-mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
-official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
-
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
-
-
-</pre>
-
-</body>
-</html>
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-01s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-01s.jpg
deleted file mode 100644
index faa771c..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-01s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-02s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-02s.jpg
deleted file mode 100644
index d7b8d7b..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-02s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-03s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-03s.jpg
deleted file mode 100644
index b9acfaa..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-03s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-04s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-04s.jpg
deleted file mode 100644
index c20e4ef..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-04s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-05s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-05s.jpg
deleted file mode 100644
index 9ad9b14..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-05s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-06s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-06s.jpg
deleted file mode 100644
index 19c67ea..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-06s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-07s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-07s.jpg
deleted file mode 100644
index cf91b0f..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-07s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-08s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-08s.jpg
deleted file mode 100644
index eecc6eb..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-08s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-09s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-09s.jpg
deleted file mode 100644
index 9872574..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-09s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-10s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-10s.jpg
deleted file mode 100644
index 76d5b85..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-10s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-11s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-11s.jpg
deleted file mode 100644
index 9b7b805..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-11s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-12s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-12s.jpg
deleted file mode 100644
index 2016e42..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-12s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-13s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-13s.jpg
deleted file mode 100644
index d2399cb..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-13s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-14s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-14s.jpg
deleted file mode 100644
index 76e0ae7..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-14s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-15s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-15s.jpg
deleted file mode 100644
index d659b6d..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-15s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-16s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-16s.jpg
deleted file mode 100644
index 14f1ec4..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-16s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-17s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-17s.jpg
deleted file mode 100644
index 367e75a..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-17s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-18s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-18s.jpg
deleted file mode 100644
index aabd783..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-18s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-19s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-19s.jpg
deleted file mode 100644
index 4353567..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-19s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cdl-20s.jpg b/old/54387-h/images/cdl-20s.jpg
deleted file mode 100644
index f2cf1bc..0000000
--- a/old/54387-h/images/cdl-20s.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/colof.jpg b/old/54387-h/images/colof.jpg
deleted file mode 100644
index 2c680c9..0000000
--- a/old/54387-h/images/colof.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/cover.jpg b/old/54387-h/images/cover.jpg
deleted file mode 100644
index 0b78792..0000000
--- a/old/54387-h/images/cover.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/titel.jpg b/old/54387-h/images/titel.jpg
deleted file mode 100644
index b763cd3..0000000
--- a/old/54387-h/images/titel.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-01.jpg b/old/54387-h/images/ttl-01.jpg
deleted file mode 100644
index 28c988a..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-01.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-02.jpg b/old/54387-h/images/ttl-02.jpg
deleted file mode 100644
index 1dd8ed5..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-02.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-03.jpg b/old/54387-h/images/ttl-03.jpg
deleted file mode 100644
index 113c073..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-03.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-04.jpg b/old/54387-h/images/ttl-04.jpg
deleted file mode 100644
index 2e8b934..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-04.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-05.jpg b/old/54387-h/images/ttl-05.jpg
deleted file mode 100644
index 5d70ad3..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-05.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-06.jpg b/old/54387-h/images/ttl-06.jpg
deleted file mode 100644
index 31d7ded..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-06.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-07.jpg b/old/54387-h/images/ttl-07.jpg
deleted file mode 100644
index a85f92d..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-07.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-08.jpg b/old/54387-h/images/ttl-08.jpg
deleted file mode 100644
index 7e56ac7..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-08.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-09.jpg b/old/54387-h/images/ttl-09.jpg
deleted file mode 100644
index a747a97..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-09.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-10.jpg b/old/54387-h/images/ttl-10.jpg
deleted file mode 100644
index 17d914e..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-10.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-11.jpg b/old/54387-h/images/ttl-11.jpg
deleted file mode 100644
index 6ea7902..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-11.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-12.jpg b/old/54387-h/images/ttl-12.jpg
deleted file mode 100644
index 5d70b42..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-12.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-13.jpg b/old/54387-h/images/ttl-13.jpg
deleted file mode 100644
index 862e924..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-13.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-14.jpg b/old/54387-h/images/ttl-14.jpg
deleted file mode 100644
index a2c60f3..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-14.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-15.jpg b/old/54387-h/images/ttl-15.jpg
deleted file mode 100644
index 36efc71..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-15.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-16.jpg b/old/54387-h/images/ttl-16.jpg
deleted file mode 100644
index b0b4bc1..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-16.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-17.jpg b/old/54387-h/images/ttl-17.jpg
deleted file mode 100644
index a768507..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-17.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-18.jpg b/old/54387-h/images/ttl-18.jpg
deleted file mode 100644
index 9782a75..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-18.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-19.jpg b/old/54387-h/images/ttl-19.jpg
deleted file mode 100644
index cfdd647..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-19.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/54387-h/images/ttl-20.jpg b/old/54387-h/images/ttl-20.jpg
deleted file mode 100644
index 80630b6..0000000
--- a/old/54387-h/images/ttl-20.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ