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-Project Gutenberg's Voyages en Sibérie, by Kubalski Nikolai-Ambrozy
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
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-
-
-
-Title: Voyages en Sibérie
-
-Author: Kubalski Nikolai-Ambrozy
-
-Release Date: June 29, 2016 [EBook #52431]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGES EN SIBÉRIE ***
-
-
-
-
-Produced by Isabelle Kozsuch, Clarity and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
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-
- Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
- typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
- et n'a pas été harmonisée.
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-
-[Illustration: Treize chiens tiraient le traîneau, mais un seul servait
-de guide.]
-
-
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-
- VOYAGES
- EN SIBÉRIE
-
- RECUEILLIS
- PAR N.-A. KUBALSKI
-
- NOUVELLE ÉDITION
-
- [Logo]
-
- TOURS
-
- AD MAME ET CIE, IMPRIMEURS-LIBRAIRES
-
- 1856
-
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-
-AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS.
-
-
-Bien que découverte il y a trois siècles, la Sibérie commença fort
-tard à être explorée, et aujourd'hui elle n'est encore connue que
-par des notices dispersées dans divers recueils scientifiques ou
-littéraires.
-
-Pour rendre plus complète la connaissance de cette contrée, si vaste
-et si intéressante sous plusieurs rapports, nous avons jugé à propos
-de réunir en substance les relations publiées, dans le courant du
-dernier siècle, par des hommes distingués qui y avaient séjourné
-soit comme voyageurs, soit comme prisonniers politiques. Le volume
-que nous offrons aux jeunes lecteurs contient les résultats de ce
-travail; il présente les principaux détails sur l'état physique de ce
-pays et sur ses malheureux habitants. On y trouvera donc une étude
-utile et agréable, sans avoir besoin de recourir à ces documents
-épars dont l'authenticité est souvent problématique.
-
-[Déco]
-
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-
-
-VOYAGES
-EN SIBÉRIE
-
-
-
-
-CHAPITRE I
-
- VOYAGES DU PROFESSEUR GMELIN, MEMBRE DE L'ACADÉMIE DE
- SAINT-PÉTERSBOURG, DANS LES ANNÉES 1733-1737.
-
-
-Originaire d'Allemagne, mais établi en Russie comme professeur de
-botanique, le docteur-médecin Gmelin fut, en 1733, chargé par le
-gouvernement d'explorer toute la Sibérie, y compris la presqu'île de
-Kamtchatka. Accompagné de deux autres naturalistes nommés Muller et
-de Lille de Coyère, ses collègues à l'Académie de Saint-Pétersbourg,
-et dont le dernier appartient à la France, il consacra à ce voyage
-plus de quatre ans, et en publia une relation en allemand.
-
-Nous donnons ici les principaux détails de cette relation, d'après
-une traduction française, sur les provinces de Tobolsk et d'Irkoutsk,
-l'auteur ayant été empêché, ainsi qu'on le verra par son récit,
-de visiter les autres parties de la Sibérie. Cependant les deux
-chapitres suivants comblent en partie cette lacune.
-
-
-I
-
-PROVINCE DE TOBOLSK
-
- Catherinenbourg (ville).--Mines et fonderies.--Tobolsk
- (capitale).--Fêtes de carnaval.--Carême.--Noce tatare.--Courses
- de chevaux.--Pâques.--Fêtes des morts.--Gouvernement et
- habitants de la province.--Irtisch (fleuve).--Steppe.--Yanuschna
- (fort).--Un lac salé.--Mines.--Obi (fleuve).--Kusnatzk, Tomsk,
- Jeniseisk et Krasnojarsk (villes).
-
-La première ville remarquable de la Sibérie est Catherinenbourg.
-Cette ville, fondée en 1723 par Pierre Ier, fut achevée en 1726,
-sous l'impératrice Catherine, dont elle porte le nom. On peut la
-regarder comme le point de réunion de toutes les fonderies et
-forges de Sibérie, qui appartiennent au collége suprême des Mines;
-car ce collége y réside, et c'est de là qu'il dirige tous les
-ouvrages de Sibérie. Toutes les maisons qui la composent ont été
-bâties aux dépens de la cour; aussi sont-elles habitées par des
-officiers impériaux, ou par des maîtres et des ouvriers attachés à
-l'exploitation des mines. La ville est régulière, et les maisons
-sont presque toutes bâties à l'allemande. Il y a des fortifications
-que le voisinage des Baskirs rend très-nécessaires. L'Iser (fleuve)
-passe au milieu de la ville, et ses eaux suffisent à tous les besoins
-des fonderies. L'église de Catherinenbourg est en bois; mais on a
-jeté les fondements d'une église en pierre. Il y a dans cette ville
-un bazar bâti en bois et garni de boutiques, mais on n'y trouve
-guère que des marchandises du pays; il y a aussi un bureau de péage
-dépendant de la régence de Tobolsk; les marchandises des commerçants
-qui y passent dans le temps de la foire d'Irbit, y sont visitées.
-La durée de cette foire est le seul temps où il soit permis aux
-marchands de passer par Catherinenbourg.
-
-Pour s'instruire à fond dans la matière des mines, forges,
-fonderies, etc., il suffit de voir cette ville. Les ouvrages y sont
-tous en très-bon état, et les ouvriers y travaillent avec autant
-d'application que d'habileté. On empêche sans violence ces ouvriers
-de s'enivrer, et voici comment: il est défendu par toute la ville de
-vendre de l'eau-de-vie dans d'autres temps que les dimanches après
-midi, et l'on ne permet d'en vendre qu'une certaine mesure, pour ne
-pas profaner ce jour.
-
-Dans la nuit du 31 décembre (1733), nous fûmes régalés d'un spectacle
-russe où nous ne trouvâmes pas le mot pour rire; notre appartement se
-remplit tout à coup de masques. Un homme vêtu de blanc conduisait la
-troupe; il était armé d'une faux qu'il aiguisait de temps en temps;
-c'était la Mort qu'il représentait; un autre faisait le rôle du
-Diable. Il y avait des musiciens et une nombreuse suite d'hommes et
-de femmes. La Mort et le Diable, qui étaient les principaux acteurs
-de la pièce, disaient que tous ces gens-là leur appartenaient, et ils
-voulaient nous emmener aussi. Nous nous débarrassâmes d'eux en leur
-donnant pour boire.
-
-Au commencement de janvier, l'auteur, accompagné de Muller, alla
-visiter les mines de cuivre de Polewai, situées à cinquante-deux
-werstes (la werste russe équivaut à 1 kilomètre 77 mètres) de
-Catherinenbourg. Nous entrâmes, dit-il, dans la mine de cuivre
-qui est dans l'enceinte des ouvrages élevés contre les incursions
-des Baskirs. Le rocher n'est pas inattaquable; cependant il faut
-pour le briser de la poudre à canon. La mine ne s'y trouve pas par
-couches; elle est distribuée par chambres, et donne, l'un portant
-l'autre, trois livres de cuivre par quintal. La terre qui la tient
-est noirâtre et un peu alumineuse. Comme la mine n'est pas profonde,
-on a rarement besoin de pousser les galeries au delà de cent brasses
-de profondeur; aussi n'est-on pas beaucoup incommodé des eaux, qui
-d'ailleurs sont chassées par des pompes que la rivière la Polewa fait
-agir.
-
-De la mine nous allâmes aux fonderies, où l'on voit tous les
-fourneaux nécessaires pour préparer la pierre crue et le cuivre; dans
-le même endroit sont les forges avec les marteaux. Tous ces ouvrages
-sont mis en mouvement par la Polewa, qu'un batardeau fait monter.
-
-Il ne se passa rien de remarquable à Tobolsk avant le 17 février.
-La semaine du _beurre_ (c'est ainsi qu'on appelle ici le carnaval),
-qui commença ce jour-là, mit en mouvement toute la ville; les gens
-les plus distingués se rendaient continuellement des visites, et le
-peuple faisait mille extravagances; on ne voyait et l'on n'entendait
-jour et nuit dans les rues que des courses et des cris; la foule des
-passants et des traîneaux y causait à chaque instant des embarras.
-Une nuit, passant devant un cabaret, je vis beaucoup de monde assis
-sur un tas immense de neige, qu'on avait élevé exprès. On y chantait
-et l'on y buvait sans relâche; la provision finie, on renvoyait
-au cabaret. On invitait tous les passants à boire, et personne
-ne songeait au froid qu'il faisait. Les femmes se divertissaient
-à courir les rues, et elles étaient souvent jusqu'à huit dans un
-traîneau.
-
-A Pechler, j'entrai dans une maison de Tatares. Ceux du district de
-Tobolsk ne sont nullement comparables aux Tatares du Kazan pour la
-politesse et la propreté. Ces derniers ont ordinairement une chambre
-dans laquelle toute la famille vit pêle-mêle avec les bœufs,
-les vaches, les veaux, les moutons. Cette malpropreté provient
-vraisemblablement de leur pauvreté: c'est par la même raison qu'ils
-ne boivent que de l'eau.
-
-Autant la ville avait été tumultueuse dans la semaine du beurre,
-autant elle paraissait tranquille dans les fêtes qui la suivirent.
-On voyait tout le monde en prière. La dévotion éclata surtout dans
-une cérémonie qui se fit le 3 mars à la cathédrale, et qui fut
-célébrée par l'archevêque du lieu. Elle commença par une espèce de
-béatification de tous les czars morts en odeur de sainteté, de leurs
-familles, des plus vertueux patriarches, et de plusieurs autres
-personnages, du nombre desquels fut Jermak (Cosaque), qui avait
-conquis la Sibérie; ensuite on prononça solennellement le grand
-ban de l'Église contre les infidèles, hérétiques et schismatiques,
-c'est-à-dire contre les mahométans, les luthériens, les calvinistes
-et les catholiques romains, supposés auteurs du schisme qui sépare
-les deux églises. Pendant tout le carême on n'entendit point de
-musique; il n'y eut aucune sorte de divertissement, ni noces ni
-fiançailles. Si nous n'eussions eu des Tatares à observer, nous
-aurions été réduits à la plus grande inaction.
-
-Le 15 mars, nous eûmes avis qu'il se faisait une noce tatare au
-village de Sabanaka; nous fûmes curieux de la voir, et nous nous
-rendîmes sur les lieux. On compte de Tobolsk à Sabanaka sept werstes
-anciens. Nous allâmes droit à la maison des nouveaux mariés; nous
-fûmes conduits, avec d'autres étrangers qui avaient eu la même
-curiosité que nous, dans une chambre particulière où l'on avait rangé
-des chaises pour nous recevoir. Nous y trouvâmes aussi des bancs
-larges et bas que nous avions vus jusqu'à présent dans toutes les
-chambres tatares, et ils étaient couverts de tapis; on y avait servi
-un gâteau, de gros raisins et des noix de cèdre. Comme nous arrivions
-dans la chambre, on nous présenta de l'eau-de-vie à la manière russe,
-et ensuite du thé. On nous prévint qu'on avait rassemblé à Tobolsk
-quelques chevaux qui viendraient en course pour disputer les prix.
-C'est un ancien usage dans toutes les noces tatares de donner le
-spectacle de ces courses avant de commencer la noce. Or, afin qu'il
-se trouve toujours des cavaliers et des chevaux pour les courses, il
-y a des prix proposés, tant de la part du marié que du côté de la
-mariée, et le plus considérable est adjugé à celui qui atteint le
-premier le but. Le prix donné par le marié était une pièce de kamka
-(étoffe) rouge, une peau de renard, une pièce de chamvert, une pièce
-de tschandar (ces deux dernières étoffes sont de coton et tirées de
-la Kalmoukie), et une peau rousse de cheval. De la part de la mariée,
-il y avait une pièce de kamka violet, une pièce d'étoffe de Bukharie
-rayée rouge et blanc, moitié soie et moitié coton, qu'on nomme
-_darei_; une peau de loutre, une pièce de kitaika rouge, et une peau
-rousse de cheval; ce qui faisait en tout dix prix destinés pour les
-meilleurs coureurs. Ces prix étaient attachés à de longues perches,
-et étalés devant la maison des mariés.
-
-Vers les onze heures, on vit arriver trois cavaliers. Ce furent deux
-jeunes garçons russes qui remportèrent les trois premiers prix.
-Quelque temps après il en arriva plusieurs autres, qui étaient
-presque tous de jeunes Tatares ou de jeunes Russes. Les prix furent
-donnés aux dix premiers; mais nous apprîmes qu'on les distribuait
-quelquefois avec un peu de partialité, et qu'ici particulièrement
-il y avait eu de la faveur. A peu de distance, il y avait deux
-tables, sur chacune desquelles était un instrument de musique tatare,
-consistant en un vieux pot sur lequel était un vieux cuir bien tendu,
-et sur lequel on frappait comme sur un tambour. Cette musique n'était
-pas merveilleuse; cependant il y avait une si grande foule de Tatares
-empressés de l'entendre, qu'on avait de la peine à en approcher.
-
-Après la distribution des prix, nous passâmes dans la chambre du
-marié, qui était dans la cour de la maison où demeurait la future.
-Cette chambre était remplie de gens qui se divertissaient à boire.
-Deux musiciens tatares étaient de la fête: l'un avait un simple
-roseau percé de trous avec lequel il rendait différents sons;
-l'embouchure de cette espèce de flûte était entièrement cachée dans
-sa bouche; l'autre raclait un violon ordinaire. Ils nous jouèrent
-quelques morceaux qui n'étaient pas absolument mauvais; nous fûmes
-surtout invités à la chanson ou romance de Jermak, qu'ils nous
-assurèrent avoir été faite dans le temps que ce guerrier conquit la
-Sibérie, et que leurs ancêtres furent soumis à la domination russe.
-
-De là nous repassâmes dans la première chambre, d'où nous vîmes le
-marié, conduit par ses paranymphes et par ses parents, faire trois
-fois le tour de la cour. Lorsqu'il passa la première fois devant la
-chambre de la mariée, on jeta des fenêtres de celle-ci des morceaux
-d'étoffe que le peuple s'empressa de ramasser. Le marié avait une
-longue veste rouge avec des boutonnières d'or; son bonnet était
-brodé en or, et de la même couleur. De la cour il se rendit dans une
-chambre où l'aguns (prêtre égal en dignité à un évêque), deux abuss
-ou abiss, et deux hommes qui représentaient les pères du marié et de
-la mariée, étaient assis sur un banc. Il y avait dans cet endroit
-une grande foule de spectateurs accourus pour voir la cérémonie.
-Les deux paranymphes entrèrent dans la chambre avant le marié, et
-demandèrent à l'aguns si la cérémonie se ferait. Après sa réponse,
-qui fut affirmative, le marié entra; les paranymphes lui demandèrent
-si lui _N._ pourrait obtenir _N._ pour femme. Alors l'abiss envoya
-chez la mariée pour avoir la réponse. Son consentement étant arrivé,
-et les pères et mères des futurs conjoints ayant aussi donné le leur,
-l'aguns récita au marié les lois du mariage, dont la principale
-était qu'il ne prendrait jamais d'autre femme sans le consentement
-de celle qu'on allait lui donner. A toutes ces formalités le marié
-gardait un profond silence; mais les paranymphes promirent qu'il
-ferait tout ce qu'on exigerait de lui. L'aguns, pour lors, donna
-sa bénédiction, et il finit la cérémonie par un éclat de rire qui
-fut imité par plusieurs des assistants. Pendant tout ce temps, les
-parents et les amis des mariés apportaient des pains de sucre pour
-présents de noce. Après la bénédiction nuptiale on cassa ces pains
-en plusieurs morceaux; on sépara les gros des petits, et on les mit
-sur des assiettes. Les plus gros furent distribués au clergé, et les
-autres aux assistants; nous eûmes chacun environ deux onces de sucre.
-On quitta cette chambre pour aller se mettre à table, et nous fûmes
-servis dans l'endroit où l'on nous avait reçus d'abord. Le repas
-était composé de riz, de pois, de bœuf et de mouton. A une heure
-après midi nous nous retirâmes, et nous revînmes à Tobolsk. Nous
-sûmes depuis que la noce avait duré trois jours, pendant lesquels on
-n'avait cessé de boire et de manger.
-
-Nous ne vîmes rien de remarquable à Tobolsk jusqu'au 14 avril, jour
-où finit le carême. Les cérémonies de Pâques usitées chez les Russes
-parmi le peuple sont ici les mêmes. Le 15, nous eûmes à peu près le
-même spectacle qu'on nous avait donné à Catherinenbourg, si ce n'est
-qu'il se fit en plein jour: ce fut la représentation d'une pieuse
-farce toute semblable à nos anciens mystères, et distribuée en trois
-actes.
-
-Il y eut ce même jour à Tobolsk une autre solennité dont Muller
-seul fut témoin: «A un werste de la ville, il était entré dans une
-maison située sur une éminence et qui paraissait ne contenir qu'une
-seule chambre. Il y descendit par quelques marches basses, et il y
-trouva beaucoup de cercueils remplis de corps morts, et qu'on pouvait
-aisément ouvrir. Ce sont des cadavres de gens qui sont morts de mort
-violente ou sans sacrements, et qui ne peuvent pas être enterrés
-avec ceux qui les ont reçus ou dont la mort a été naturelle. Près
-de ces bières il y avait un grand concours de monde, soit parents
-des morts, soit inconnus, qui venaient prendre congé des défunts;
-_car_, disent-ils, _quoique nous ne soyons pas parents, les morts
-peuvent dire un mot en notre faveur_. Ce n'est pas qu'ils croient
-que ceux qui ne sont pas morts dans les règles ne puissent pas être
-sauvés: ces morts, d'après les idées religieuses du pays, ne restent
-pas au delà d'un an dans cet état, et quelques-uns même n'ont pas
-aussi longtemps à attendre. Suivant cette opinion, tous ceux qui
-meurent dans l'année entre les jeudis antérieurs à celui qui précède
-les fêtes de la Pentecôte, restent sans être inhumés jusqu'à ce
-dernier jeudi, et sont gardés dans ce dépôt de morts. S'il arrive
-que quelqu'un meure le jeudi même, il faut qu'il attende une année
-entière pour être enterré. Si au contraire il ne meurt qu'un seul
-jour auparavant, il l'est dès le lendemain. Ce jeudi est appelé
-_tulpa_ en langue russe; mais la plupart le nomment _sedmik_, parce
-que depuis le jeudi saint jusqu'à celui-ci il y a sept semaines. Ce
-même jour l'archevêque de Tobolsk fait une procession solennelle avec
-son clergé jusqu'à cette maison; et, après avoir récité quelques
-prières, il absout les morts des péchés dont ils se sont rendus
-coupables par leurs négligences, ou qu'ils n'ont pu expier à cause de
-leur mort subite.
-
-La semaine de Pâques se passa gaiement en visites réciproques. La
-populace la célébra par beaucoup de divertissements à sa manière;
-mais ces extravagances n'approchaient pas, à beaucoup près, de celles
-qui se firent dans la semaine du beurre.
-
-Tobolsk, capitale de la Sibérie, est située sur le fleuve Irtisch.
-Elle est divisée en ville haute et en ville basse. La ville haute est
-sur la rive orientale de l'Irtisch; la basse occupe le terrain qui
-est entre la montagne et le fleuve. Elles ont l'une et l'autre un
-circuit considérable; mais toutes les maisons sont bâties en bois.
-Dans la ville haute, qu'on appelle proprement la _ville_, se trouve
-la forteresse, qui forme presque un carré parfait. Elle renferme un
-bazar de marchandises bâti en pierres, la chancellerie de la régence
-et le palais archiépiscopal. Près de la forteresse est la maison du
-gouverneur général. Outre le bazar de marchandises, il y a dans la
-haute ville encore un magasin pour les vivres et pour toutes sortes
-de menues denrées.
-
-La ville haute a cinq églises, dont deux construites en pierre,
-enclavées dans la forteresse, et trois bâties en bois, outre un
-couvent. La ville basse a sept paroisses, et un couvent bâti en
-pierre.
-
-La ville haute a l'avantage de ne point être sujette aux inondations;
-mais elle a une grande incommodité, en ce qu'il y faut faire monter
-toute l'eau dont elle a besoin. L'archevêque seul a un puits profond
-de trente brasses, qu'il a fait creuser à grands frais, mais dont
-l'eau n'est à l'usage de personne hors de son palais. La ville basse
-a l'avantage d'être proche de l'eau; mais elle n'est pas à l'abri des
-inondations.
-
-On nous dit à Tobolsk que cette ville éprouvait tous les dix ans une
-inondation qui la mettait sous l'eau. En effet, l'année précédente
-(1733), non-seulement la ville, mais tous les lieux bas des environs
-avaient été submergés.
-
-Je n'ai pas connu d'endroit où l'on vît autant de vaches qu'on en
-rencontre à Tobolsk. Elles courent les rues, même en hiver; de
-quelque côté qu'on se tourne on aperçoit des vaches, mais surtout en
-été et au printemps.
-
-La ville de Tobolsk est fort peuplée, et les Tatares font près du
-quart des habitants. Les autres sont presque tous des Russes, ou
-exilés pour crimes, ou enfants d'exilés. Comme ici tout est à si bon
-marché qu'un homme d'une condition médiocre peut y vivre avec le
-modique revenu de dix roubles par an, la paresse y est excessive.
-Quoiqu'il y ait des ouvriers de tous métiers, il est très-difficile
-d'obtenir quelque chose de ces gens-là; on n'y parvient guère qu'en
-usant de contrainte et d'autorité, ou en les faisant travailler
-sous bonne garde. Quand ils ont gagné quelque chose, ils ne cessent
-de boire jusqu'à ce que, n'ayant plus rien, ils soient forcés par
-la faim de revenir au travail. Le bas prix du pain cause en partie
-ce désordre, et fait que les ouvriers ne pensent pas à épargner;
-deux heures de travail leur donnent de quoi vivre une semaine et
-satisfaire leur paresse.
-
-Du gouverneur général de Tobolsk relèvent tous les gouverneurs
-particuliers (woiwodes); cependant il ne peut pas les destituer ni
-les choisir lui-même; il est obligé de les recevoir tels qu'on les
-lui envoie de la prikase ou chancellerie de Sibérie, qui réside à
-Moscow. Il reçoit, ainsi que les sous-gouverneurs et les autres
-officiers de la chancellerie, des appointements du trésor impérial.
-Il y a deux secrétaires à la chancellerie de ce gouvernement qui
-sont perpétuels, quoiqu'on change les gouverneurs. Ces secrétaires,
-par cette raison, sont fort respectés; les grands et les petits
-recherchent leur protection, et ils gouvernent presque despotiquement
-toute la ville.
-
-Le gouverneur célèbre toutes les fêtes de la cour; il fait inviter
-ce jour-là tous ceux qui sont au service de la couronne, et même
-tous les négociants de la ville. Tout ce qu'il y avait à Tobolsk de
-personnes destinées pour le voyage du Kamtchatka, reçut de pareilles
-invitations. Nous étions toujours placés à la même table avec
-l'archevêque, les archimandrites, quelques autres ecclésiastiques
-d'un ordre inférieur, et les officiers de la garnison. Le dîner était
-servi à la manière russe; on y buvait beaucoup de vin du Rhin et
-de muscat. Ordinairement après le dîner, hors le temps de carême,
-on dansait jusqu'à sept à huit heures du soir; d'autres fumaient,
-jouaient au trictrac ou s'amusaient à d'autres jeux.
-
-Ces repas, quelque multipliés qu'ils soient, ne sont rien moins que
-ruineux; car aucun des négociants ne quitte la table sans laisser un
-demi-rouble ou un rouble; et c'est à qui fera le mieux les choses.
-
-Les Tatares établis dans cette ville descendent en partie de ceux
-qui l'habitaient avant la conquête de la Sibérie, et en partie
-des Bukhars, qui s'y sont introduits peu à peu avec la permission
-des grands-ducs, dont ils ont obtenu certains priviléges. Ils sont
-en général fort tranquilles, et vivent du commerce; mais il n'y a
-point de métiers parmi eux. Ils regardent l'ivrognerie comme un vice
-honteux et déshonorant; ceux d'entre eux qui boivent de l'eau-de-vie
-sont fort décriés dans la nation. Je n'eus aucune occasion de voir
-leurs cérémonies religieuses; mais il suffit de dire qu'ils sont tous
-mahométans.
-
-Les Tatares font leurs prières au lever et au coucher du soleil,
-ainsi qu'à chacun de leurs repas. Je demandai un jour à un Tatare
-pourquoi, au sortir de table et après son action de grâces, il
-passait sa main sur sa bouche; il me répondit par cette autre
-question: _Pourquoi joignez-vous les mains en priant?_ question à
-laquelle il m'eût été facile de répondre.
-
-Les Tatares ne changent pas souvent de religion; on en a cependant
-baptisé quelques-uns; mais ces prosélytes sont fort méprisés dans
-leur nation. Ceux qui s'appellent les vrais croyants leur reprochent
-qu'ils ne changent de religion que par goût pour l'ivrognerie, et
-pour se retirer de l'esclavage. Cette dernière raison paraît la plus
-vraisemblable.
-
- * * * * *
-
-Le temps de notre départ approchait; nous avions fait préparer
-deux doschts-chennikes, où l'on avait réuni toutes les commodités
-possibles. Un doschts-chennike est un bâtiment qu'on peut regarder
-comme une grande barque couverte; lorsqu'il est destiné à remonter
-les rivières, il a un gouvernail; mais ceux qui les descendent
-ont, au lieu de gouvernail, une grande et longue poutre devant et
-derrière, comme les bâtiments du Volga. Dans chacun de ces bâtiments
-il y avait vingt-deux manouvriers, tous Tatares; chacun était muni en
-outre de deux canons et d'un canonnier. Nous nous embarquâmes, et
-nous remontâmes le fleuve Irtisch.
-
-Au delà de l'embouchure du Tara, qui se jette dans l'Irtisch,
-nous avions au rivage oriental le steppe ou le désert des
-Tatares-Barabins, et à l'occident celui des Cosaques. Ainsi, nous
-fîmes faire bonne garde. Nous n'avions rien à craindre des premiers,
-qui sont soumis à l'empire russe; mais le départ des Cosaques est
-très-dangereux; car des bords de l'Irtisch on peut arriver en trois
-jours jusqu'à la Kasakiahorda (horde de Cosaques), ainsi nommée par
-les Russes, qui court de temps en temps ce désert, et qui s'est
-rendue redoutable. Ces Cosaques tuent ordinairement tous les hommes
-qu'ils rencontrent, et emmènent les femmes. Ils traitent les Tatares
-un peu plus doucement que les Russes; ils les font marcher avec
-eux quelques pas, puis les dépouillent, les battent fort, et les
-laissent aller. Autrefois ils se contentaient d'emmener les Russes en
-captivité; j'en ai vu plusieurs qui en étaient sortis, et qui ne se
-lassent point de parler des cruautés qu'on leur avait fait souffrir.
-
-Jusque-là notre navigation sur l'Irtisch, à la lenteur près et malgré
-les inconvénients dont je viens de parler, ne pouvait être plus
-heureuse. Nous n'avions qu'à nous louer des travailleurs que nous
-avions pris à Tobolsk; c'étaient tous gens tranquilles, officieux,
-pleins de bonne volonté. Nous étions touchés de voir ces pauvres
-gens travailler sans un moment de relâche, sans aucun repos la nuit,
-et pourtant sans le moindre murmure. L'accident qui arriva à notre
-bâtiment nous fit encore mieux connaître toute la bonté de ces
-Tatares. Nous avions dans ce bateau une provision considérable de
-cochon fumé; on sait que cette viande est en horreur aux Tatares, et
-qu'ils n'osent seulement pas la toucher; cependant notre navire ayant
-fait eau, comme il fallait que le bâtiment fût promptement déchargé,
-nous les vîmes avec des mains tremblantes aider à porter cette
-viande à terre. Une autre fois, un cochon de lait étant tombé dans
-l'eau, un de nos Tatares s'y jeta sur-le-champ, nagea après l'animal
-et le rapporta.
-
-Nous avons aussi vu des marques de l'amitié qu'ils ont les uns pour
-les autres. Il était souvent arrivé que trois ou quatre Tatares
-étaient obligés, soit en nageant, soit en marchant dans l'eau,
-de prendre les devants pour sonder la profondeur et empêcher nos
-bâtiments d'échouer sur les bancs de sable. Un jour un de ces
-travailleurs qui, contre l'ordinaire des Tatares, ne savait pas bien
-nager, fut embarrassé dans un endroit profond, et près de se noyer.
-Ses camarades le voyant en danger, trois ou quatre d'entre eux se
-jetèrent à l'eau et le sauvèrent. Nous ne nous sommes jamais aperçus
-qu'ils nous aient volé la moindre chose. Leur probité est connue
-partout; aussi n'exige-t-on d'eux aucun serment; ils n'en connaissent
-pas même l'usage; mais lorsqu'ils ont frappé dans la main en
-promettant quelque chose, on peut être sûr de leur foi. Ils sont de
-plus très-religieux; je ne les ai jamais vus manger sans avoir fait
-leur prière à Dieu avant et après le repas. Ils ne levaient jamais la
-voile sans demander à Dieu, par des invocations en leur langue, sa
-bénédiction pour notre voyage.
-
-Ces Tatares sont presque tous maigres, secs, fort bruns, et ont
-les cheveux noirs; ils sont grands mangeurs, et quand ils ont des
-provisions ils mangent quatre fois le jour. Leur mets ordinaire
-est de l'orge qu'ils font un peu griller, et qu'ils appellent
-_kurmatsch_; ils la mangent ainsi presque crue, ou, quand ils veulent
-se régaler, ils la font griller encore une fois avec un peu de
-beurre. De toutes les viandes, celle qu'ils aiment le mieux est la
-chair de poulain. Ils furent obligés avec nous de se contenter de ce
-que nous pouvions leur donner; mais ils n'étaient point délicats. Je
-les ai souvent vus mettre sur le feu des morceaux de viande pourrie
-qu'ils mangeaient de très-bon appétit.
-
-Nous n'eûmes, dans tout ce voyage par eau, qu'une seule incommodité
-à laquelle il ne fut pas possible de trouver le moindre remède:
-c'étaient les cousins, dont il y a des quantités prodigieuses dans
-tous les endroits où nous passâmes. Ils s'attachent à toutes les
-parties du corps qui sont découvertes; ils plongent leur trompe
-à travers la peau, sucent le sang jusqu'à ce qu'ils en soient
-rassasiés, et s'envolent ensuite. Si on les laisse faire, ils
-couvrent entièrement la peau, et causent des douleurs insupportables.
-On m'a même assuré qu'ils tourmentent quelquefois si cruellement les
-vaches, qu'elles en tombent mortes. Le cousin des bords de l'Irtisch
-est d'une espèce très-délicate; on ne peut guère le toucher sans
-l'écraser, et si on l'écrase sur la peau, il y laisse son aiguillon,
-ce qui rend la douleur encore plus sensible. Sa piqûre fait enfler
-la peau aux uns, et à d'autres ne fait que des taches rouges telles
-qu'en font naître les orties. Le moyen usité dans le pays pour s'en
-garantir est de porter une sorte de bonnet fait en forme de tamis,
-qui couvre toute la tête et qui n'ôte pas entièrement la liberté
-de la vue. On met autour des lits des rideaux d'une toile claire
-de Russie. Nous employâmes ces deux moyens; mais nous trouvâmes de
-l'inconvénient à l'un comme à l'autre. Le premier causait une chaleur
-incommode qui se faisait sentir à la tête, et devenait bientôt
-insupportable. L'autre moyen nous parut d'abord sans effet: nos lits
-étaient assiégés par les cousins, et nous ne pouvions fermer l'œil
-de la nuit. Lorsqu'il pleuvait un peu ou que le temps était couvert,
-les cousins redoublaient de fureur; on ne se garantissait les mains
-et les jambes qu'en mettant des bas et des gants de peau. Les cousins
-sont en bien plus grande quantité sur les bords de l'eau que sur les
-bâtiments, et quelque chose qu'on fasse, on en est toujours couvert.
-Je risquai un jour d'aller sur le rivage; je ne puis exprimer tout ce
-que je souffris; mes mains et mon visage furent aussitôt remplis de
-petites pustules qui me causaient une démangeaison continuelle; je
-regagnai vite le bâtiment, et je me soulageai en me lavant avec du
-vinaigre.
-
-Nous nous aperçûmes à la fin que les cousins qui nous tourmentaient
-la nuit ne venaient pas à travers les rideaux, mais qu'ils montaient
-d'en bas entre les rideaux et le lit. Il était aisé de leur fermer
-ce passage: nous arrêtâmes les rideaux dans le lit, et nous n'étions
-plus interrompus dans notre sommeil. Pour pouvoir tenir pendant le
-jour dans nos cabanes, il fallait y faire une fumée continuelle.
-Le mal était moindre quand il faisait du vent; il ne fallait alors
-qu'ouvrir les fenêtres. Les cousins ne supportent pas le vent,
-et comme il y en avait toujours un peu sur le pont, ils étaient
-dispersés.
-
-Quand il faisait froid, il n'y avait plus de cousins; ils restaient
-dans les bâtiments attachés aux murs et comme morts; mais la moindre
-chaleur les faisait revivre.
-
-A deux journées de Iamuschewa nous cessâmes notre navigation, et nous
-montâmes à cheval avec une petite suite; notre chemin traversait
-directement le steppe, qui est partout fort uni. Nous eûmes beaucoup
-à souffrir jusqu'à Iamuschewa; la chaleur était devenue si forte, que
-nous pensâmes périr; il faisait à la vérité du vent, mais il était
-aussi chaud que s'il fût sorti d'une fournaise ardente. Nous n'avions
-pas dormi depuis près de trente-six heures; le sable et la poussière
-nous ôtaient la vue, et nous arrivâmes très-fatigués, à une heure
-après midi, à Iamuschewa. Là, nous sentîmes encore à notre arrivée la
-chaleur si vivement, que nous désespérions de pouvoir la supporter
-davantage. Tout ce qu'on nous servait à table, quand nous prenions
-nos repas, était plein de sable que le vent y portait. La chambre
-n'avait pas de fenêtres; il n'y avait que des ouvertures pratiquées
-dans la muraille, et c'était par là que le vent nous charriait ce
-sable incommode. Il me prit envie de me baigner, et je m'en trouvai
-bien; je me sentis tout à la fois rafraîchi et délassé. En rentrant
-à notre logis, j'entendis le tambour de la forteresse qui donnait le
-signal du feu. Nous apprîmes qu'il était dans le steppe, et qu'il
-y faisait du ravage. Le vent chassait la flamme avec violence vers
-la forteresse. Nous montâmes aux ouvrages des fortifications, et
-nous vîmes en plusieurs endroits du désert des feux qui répandaient
-une grande lumière. L'officier qui commandait dans la forteresse
-n'était pas fort à son aise; car le feu le plus proche n'était pas
-éloigné de lui de plus de cinq werstes. Toutes les femmes du lieu
-furent commandées pour porter chacune, en cas d'accident, une mesure
-d'eau dans la maison, et quelques hommes furent occupés à creuser
-des fossés pour empêcher la communication du feu de ce côté-là. Ces
-précautions furent inutiles: le feu s'éteignit en quelque façon de
-lui-même.
-
-Le steppe ressemble à une terre labourée où il n'y a que du chaume;
-l'herbe aride y brûle très-vite. Tout ce qui est combustible
-s'enflamme tout de suite et de proche en proche; mais dans ces
-steppes, outre les routes fort battues et les lacs, il y a au
-printemps quantité d'endroits marécageux, et en été beaucoup
-d'endroits secs, où il ne croît point du tout d'herbe. Ainsi, dans
-tous ces endroits, le feu s'arrête de lui-même, sans pouvoir aller
-plus loin, et s'éteint faute d'aliment. Les incendies des steppes
-ne sont pas rares: nous en avons vu plusieurs, et les habitants des
-environs assurent qu'on en voit presque tous les ans. On assigne
-deux causes à ces incendies: la première vient des voyageurs, qui
-font du feu dans les endroits où ils s'arrêtent pour faire manger
-leurs chevaux, et qui, en s'en allant, n'ont pas soin de l'éteindre;
-l'autre cause vient des fréquents orages, et on l'attribue au feu du
-ciel; mais elle se produit bien plus rarement.
-
-Le lendemain de notre arrivée à Iamuschewa, nous nous rendîmes, avec
-peu de suite, au fameux lac salé _Iamuschewa_, dont la forteresse a
-pris son nom, et qui en est éloigné de six werstes à l'est. Ce lac
-est une merveille de la nature; il a neuf werstes de circonférence,
-et est presque rond; ses bords sont couverts de sel, et le fond est
-tout rempli de cristaux salins. L'eau est extrêmement salée; et quand
-le soleil y donne, tout le lac paraît rouge comme une belle aurore.
-Le sel qu'il produit est blanc comme la neige, et se forme tout en
-cristaux cubiques: il y en a une quantité si prodigieuse, qu'en
-très-peu de temps on pourrait en charger de nombreux vaisseaux, et
-que dans les endroits où l'on en a pris une certaine quantité, on en
-retrouve de nouveau cinq à six jours après. Les provinces de Tobolsk
-et de Ieniseisk en sont complétement approvisionnées par ce lac, qui
-suffirait encore à la fourniture de cinquante provinces semblables.
-La couronne s'en est réservé le commerce, comme celui de toutes
-les autres salines. A peu de distance de ce lac, sur une colline
-assez élevée, est une station de dix hommes, qui sont postés là
-pour veiller à ce que personne, excepté ceux qui sont autorisés par
-la couronne, n'emporte du sel. Ce sel, au reste, est d'une qualité
-supérieure: rien n'approche de sa blancheur, et l'on n'en trouve
-nulle part qui sale aussi bien les viandes.
-
- * * * * *
-
-Nos voyageurs continuèrent ensuite leur route sur les bords de
-l'Irtisch, tandis que leurs bâtiments, chargés de provisions, les
-suivaient sur la rivière.
-
- * * * * *
-
-Le 23 août, dit l'auteur, nous allâmes à Kolywans-Kagora. C'est
-au pied de cette montagne qu'on a construit, en 1728, la première
-fonderie avec un ostrog (fort): on n'en voit plus que les ruines,
-parce qu'elle a été abandonnée pour être transportée l'année
-suivante dans un lieu plus convenable, où elle est aujourd'hui.
-
-En 1725, quelques paysans fugitifs étant venus s'établir sur l'Obi,
-apportèrent à un particulier russe, nommé Demidow, plusieurs
-échantillons de mines de cuivre, qu'ils avaient trouvés dans ces
-cantons en chassant. Demidow ayant obtenu du collége des mines la
-permission de faire fouiller et de bâtir des fonderies, fit de
-nouvelles recherches, et construisit la Sawode, ou fonderie de
-Kolywans-Kagora; elle est située dans les montagnes, et a pour
-défense un fortin de quatre bastions, entouré d'un rempart de terre
-et d'un fossé. C'est la résidence des officiers et travailleurs des
-mines. La plupart de ces travailleurs sont des paysans de différents
-cantons, qui viennent ici pour gagner la capitation qu'ils sont
-tenus de payer à la couronne. Après avoir gagné cet argent, ils s'en
-retournent presque tous chez eux, ce qui ralentit beaucoup le travail
-des mines. L'entrepreneur, pour y remédier, a établi quelques
-villages; mais ils fournissent à peine quarante à cinquante hommes,
-lorsqu'il en faudrait au moins huit cents. Il y a pour la sûreté du
-lieu cent hommes à cheval.
-
- * * * * *
-
-Le 2 septembre, nous arrivâmes sur les bords de l'Obi; nous y
-embarquâmes, sur un gros bâtiment, nos bagages avec nos instruments
-et nos ustensiles. L'Obi, l'un des plus grands fleuves de la
-Sibérie, a sa source dans le pays des Mongols; il est formé de deux
-grandes rivières nommées _Bija_ et _Katuna_; il ne prend le nom
-d'Obi qu'à leur confluent, qui se fait à Bisk. C'est à partir de
-cette forteresse que les bords de l'Obi sont habités. Bisk est une
-forteresse de frontière contre les Kalmouks: on voyage avec tant de
-sûreté dans ce pays-là, qu'on n'a pas besoin d'escorte.
-
- * * * * *
-
-Le 11 du même mois, après avoir passé le Tom sur des radeaux, nous
-arrivâmes le soir à Kusnetzk, où nous employâmes notre séjour à
-satisfaire notre curiosité sur les Tatares du pays.
-
-Le 16, nous allâmes à trois werstes de la ville, dans un village
-habité par les Tatares-Éleuths. Leur religion n'a point de forme
-certaine, et il paraît qu'ils ne savent guère eux-mêmes ce qu'ils
-croient: ils rendent pourtant un culte à Dieu, mais bien simple; ils
-se tournent tous les matins vers le soleil levant, et prononcent
-cette courte prière: _Ne me tue pas_.
-
-Nous avions appris que plusieurs Tatares, établis sur les rivières
-de Kondoma et de Mrasa, savaient extraire le fer de la mine par
-la fonte, et même on n'avait dans ce lieu d'autre fer que celui
-qui venait de ces Tatares. Cela nous donna l'envie de voir leurs
-fonderies, qui n'étaient pas fort éloignées. Nous choisîmes la plus
-prochaine qu'on nous avait indiquée dans le village de Gadoewa, et
-nous envoyâmes quelqu'un les avertir de notre arrivée, afin qu'ils
-tinssent tout prêt.
-
-Nous partîmes dès le matin, et après avoir traversé plusieurs
-villages russes et tatares, et passé deux fois la Kondoma, nous
-trouvâmes sur le bord de cette rivière le village de Gadoewa.
-Notre premier soin fut de chercher des yeux quelques signes qui
-indiquassent une fonderie de fer; mais nous ne remarquions aucun
-bâtiment d'une apparence différente des autres. On nous conduisit
-enfin dans une maison, et dès l'entrée nous vîmes le fourneau de
-fonte. Nous comprîmes même à sa structure que, pour un pareil
-fourneau, on n'avait pas eu besoin de construire un bâtiment
-particulier, et qu'ils pouvaient tous également être propres à
-cet usage. Les travaux de la fonte n'empêchaient pas les ouvriers
-d'habiter la maison. Le four était à l'endroit où l'on fait
-ordinairement la cuisine, et la terre était un peu creusée. Le creux
-qui, dans toutes les maisons tatares, sert pour la cuisine, faisait
-une des principales parties du fourneau. Un chapiteau d'argile ou de
-terre glaise, de forme conique, d'environ un pied de diamètre, qui
-allait en se rétrécissant par en haut, composait, avec un trou creusé
-dans la terre, le fourneau de fonte. Deux Tatares font ici toute la
-besogne: l'un apporte alternativement du charbon et du minerai pilé,
-dont il remplit le fourneau; l'autre a soin du feu, et fait agir
-deux soufflets. A mesure que les charbons s'affaissent, on fournit
-de nouvelle matière et de nouveaux charbons; ce qui continue jusqu'à
-ce qu'il y ait dans le fourneau environ trois livres de minerai; ils
-n'en peuvent pas fondre davantage à la fois. Des trois livres de
-minerai ils en tirent deux de fer qui paraît encore fort impur, mais
-qui cependant est assez bon. En une heure et demie nous avions tout
-vu.
-
-Pendant qu'on s'occupait à fondre, nous fîmes chercher le kan (chef)
-du lieu, pour nous faire voir ses sortiléges, ce qu'ils appellent
-_faire le kamlat_. Il se fit apporter son tambour magique, qui
-avait la forme d'un tambour de basque; il battait dessus avec une
-seule baguette. Le kan, tantôt marmottait quelques mots tatares,
-et tantôt grognait comme un ours; il courait de côté et d'autre,
-puis s'asseyait, faisait d'épouvantables grimaces et d'horribles
-contorsions de corps, tournant les yeux, les fermant et gesticulant
-comme un insensé. Ce jeu ayant duré un quart d'heure, un homme lui
-ôta le tambour, et le sortilége finit. Nous demandâmes ce que tout
-cela signifiait; il répondit que, pour consulter le diable, il
-fallait s'y prendre de cette manière; que cependant tout ce qu'il
-avait fait n'était que pour satisfaire notre curiosité, et qu'il
-n'avait pas encore parlé au diable. Par d'autres questions, nous
-apprîmes que les Tatares ont recours au kan lorsqu'ils ont perdu
-quelque chose, ou lorsqu'ils veulent avoir des nouvelles de leurs
-amis absents. Alors le kan se sert d'un paquet de quarante-neuf
-morceaux de bois, gros comme des allumettes; il en met cinq à
-part, et joue avec les autres, les jetant à droite et à gauche avec
-beaucoup de grimaces et de contorsions; puis il donne la réponse
-comme il peut. Le kan leur fait accroire que par ses conjurations
-il évoque le diable, qui vient toujours du côté de l'occident et en
-forme d'ours, et lui révèle ce qu'il doit répondre. Il leur fait
-entendre qu'il est quelquefois maltraité cruellement par le diable,
-et tourmenté jusque dans le sommeil. Pour mieux convaincre ces bonnes
-gens de son commerce avec le diable, il fait semblant de s'éveiller
-en sursaut, en criant comme un possédé. Nous lui demandâmes pourquoi
-il ne s'adressait pas plutôt à Dieu, qui est la source de tout bien.
-Il répondit que ni lui ni les autres Tatares ne savaient rien de
-Dieu, sinon qu'il faisait du bien à ceux mêmes qui ne l'en priaient
-pas; que, par conséquent, ils n'avaient pas besoin de l'adorer;
-qu'au contraire ils étaient obligés de rendre un culte au diable,
-afin qu'il ne leur fît point de mal, parce qu'il ne songeait
-continuellement qu'à en faire. Ces Tatares, sur ces beaux principes,
-font des offrandes au diable et brassent souvent de gros tonneaux de
-bière qu'ils jettent en l'air ou contre les murs, pour que le diable
-s'en accommode. Quand ils sont près de mourir, toute leur inquiétude
-et leur frayeur, c'est que leur âme ne soit la proie du diable. Le
-kan est alors appelé pour battre le tambour, et pour faire leurs
-conventions avec le diable, en le flattant beaucoup. Ils ne savent
-pas ce que c'est que leur âme, ni où elle va; ils s'en embarrassent
-même fort peu, pourvu qu'elle ne tombe point entre les mains du
-diable. Ils enterrent leurs morts, ou les brûlent, ou les attachent à
-un arbre pour servir de proie aux oiseaux.
-
-Les instruments du labour dont ils se servent, ils les fabriquent
-eux-mêmes du fer dont on vient de parler. Ces instruments consistent
-en un seul outil qui a la forme d'un demi-cercle fort tranchant, et
-dont le manche fait avec le fer un angle droit. Ils travaillent avec
-cet outil dans les champs comme on travaille dans nos jardins avec
-la houe, et n'entament la terre, en labourant, qu'à la profondeur de
-quelques pouces. Pour faire leur farine, ils broient le grain entre
-deux pierres.
-
-Notre compagnon Muller fit tout ce qu'il put pour obtenir d'eux le
-tambour magique. Le kan en marqua beaucoup de tristesse; et comme
-on répondait à toutes les défaites qu'il cherchait pour ne s'en pas
-dessaisir, tout le village nous pria de ne pas insister davantage,
-parce qu'étant privés de ce tambour, ils seraient tous perdus,
-ainsi que leur kan. Ces belles raisons ne servirent qu'à nous faire
-insister encore davantage, et le tambour nous fut remis. Le kan,
-par une ruse tatare, pour fasciner les yeux de ses gens et leur
-diminuer le regret de cette perte, avait ôté quelques ferrements de
-l'intérieur du tambour.
-
-Kusnetzk est dans un pays autrefois habité par les Tatares, qui, se
-trouvant trop resserrés du côté de la Russie, se sont retirés peu à
-peu vers la frontière des Kalmouks. Cette ville est située sur le
-rivage oriental du Tom; elle se divise en trois parties: la haute,
-la moyenne et la basse ville. Les deux premières sont situées sur la
-plus grande élévation du rivage; la ville basse est dans une plaine
-qui s'étend de l'autre côté: c'est la plus peuplée des trois.
-
-Dans la ville haute, il y a une citadelle de bois qui a une chapelle.
-La ville moyenne est décorée d'un ostrog, qui contient la maison du
-gouverneur et la chancellerie. Le nombre des maisons, dans les trois
-villes, se monte à environ cinq cents.
-
-Les habitants sont paresseux et adonnés à l'oisiveté: on a de la
-peine à avoir des ouvriers pour de l'argent. Le Tom est assez
-poissonneux; cependant on ne trouve point de poissons dans les
-marchés; on n'y connaît pas non plus les fruits: on n'y trouve
-que de la viande et du pain. Chacun cultive ici le blé dont il
-a besoin pour son pain, et l'on peut dire que c'est la seule
-occupation qu'aient les habitants. Leurs terres à blé sont toutes
-sur les montagnes, non dans les vallées; et la raison qu'ils en
-donnent, c'est qu'il fait beaucoup plus froid dans les vallées que
-sur les montagnes. On n'y connaît plus aucune espèce de gibier;
-les habitants nous assurèrent que, quand on bâtit cette ville, le
-canton fourmillait de zibelines, d'écureuils, de martres, de cerfs,
-de biches, d'élans et d'autres animaux; mais qu'ils l'ont abandonné
-depuis, et qu'ils se sont retirés dans un pays inhabité, comme
-l'était celui-ci avant la fondation de Kusnetz. La plupart des villes
-de Sibérie sont assez commerçantes; mais celle-ci n'a aucun commerce.
-
-Le jour de notre départ fixé, un de nos compagnons, Muller, prit la
-route par terre avec notre interprète et un Tatare, moi je partis
-par eau sur le Tom avec le reste de la troupe et un interprète de
-cette nation. Malgré les obstacles de la navigation, le froid qui
-augmentait nous fit redoubler d'activité pour arriver à Tomsk le
-lendemain.
-
-Les fondements de cette ville ont été jetés sous le règne du czar
-Féodor Ivanovitch, vingt ans avant la construction de celle de
-Kusnetz. Ce n'était d'abord qu'une forteresse pour contenir les
-peuples du voisinage; mais ayant été soumis peu à peu, ils s'y sont
-rassemblés et ont formé une ville qui renferme dans son enceinte
-plus de deux mille maisons; elle est, après Tobolsk, la plus
-considérable de la Sibérie. Le ruisseau l'_Uschaika_ la traverse
-par le milieu et se décharge au nord dans le Tom. On la divise en
-haute et basse ville. On y trouve les marchandises au même prix qu'à
-Saint-Pétersbourg, et tout ce qu'on peut désirer en fourrures non
-préparées.
-
-La situation de cette ville la rend plus propre au commerce qu'aucune
-autre du pays. On y arrive commodément pendant l'été par l'Irtisch,
-l'Obi et le Tom. Par terre, la route de Ieniseisk et de toutes les
-villes de Sibérie situées plus à l'est et au nord, passe par Tomsk.
-Non-seulement il arrive tous les ans une ou deux caravanes de la
-Kalmoukie, mais encore toutes celles qui vont de la Chine en Russie
-et de la Russie en Chine, prennent leur route par cette ville; elle
-a de plus son commerce intérieur, dont les affaires sont sous la
-direction d'un magistrat particulier.
-
-Les vieux croyants ou non-conformistes, (stara-wiertsy) sont en grand
-nombre dans cette ville, et l'on prétend que toute la Sibérie en est
-remplie. Ils sont tellement attachés aux anciens usages, que, depuis
-la publication de la défense de porter des barbes, ils aiment mieux
-payer à la chancellerie cinquante roubles chaque année que de se
-faire raser. Un homme de notre troupe alla un jour se baigner chez
-un de ces stara-wiertsy ou roskolniks; aussitôt qu'il fut sorti, le
-vieux croyant cassa tous les vases dont il s'était servi ou qu'il
-avait seulement touché.
-
-Leur indolence est telle, que les bestiaux ayant été attaqués l'année
-précédente d'une maladie épidémique considérable, qui ne laissa que
-dix vaches et à peine le tiers des chevaux, aucun habitant ne chercha
-à y apporter du remède; tous se fondaient sur ce que leurs ancêtres
-n'en avaient point employé en pareil cas.
-
-Pendant notre séjour à Tomsk, nous fîmes connaissance avec un
-Cosaque assez intelligent qui avait du goût pour les sciences. Nous
-fûmes d'autant plus charmés de cette découverte, que nous avions
-ordre d'établir des correspondances partout où nous le pourrions.
-Ainsi nous demandâmes à la chancellerie qu'on laissât à cet
-homme la liberté de faire des observations météorologiques. Nous
-l'instruisîmes, et nous lui laissâmes les instruments nécessaires,
-comme nous avions déjà fait à Kasan, à Tobolsk et à Jamischewa.
-
-Lorsque l'archevêque de Tomsk arriva dans ces cantons, il fit
-chercher tous les habitants qu'on pouvait trouver: quelques-uns
-venaient de bonne volonté, mais le plus grand nombre fut amené par
-les dragons qu'il avait avec lui.
-
-Comme tous ces Tatares demeurent le long du Tschulum, rien n'était
-plus commode pour le baptême; car ceux qui ne voulaient pas se
-faire baptiser étaient poussés de force dans la rivière; lorsqu'ils
-en sortaient, on leur pendait une croix au cou, et dès lors ils
-étaient censés baptisés. Pour que ces gens pussent persévérer dans
-la nouvelle religion, on construisit dès l'année suivante une
-église à laquelle on attacha un pope russe; mais ces Tatares n'ont
-pas la moindre connaissance de la religion chrétienne. Ils croient
-que l'essentiel consiste à faire le signe de la croix, à aller
-à l'église, à faire baptiser leurs enfants, à ne prendre qu'une
-femme, à faire abstinence de ce qu'ils mangeaient autrefois, comme
-du cheval, de l'écureuil, et à observer le carême des Russes. Au
-reste, on ne peut exiger d'eux davantage, parce que les popes russes
-qui devraient les instruire ignorent leur langue, et ne peuvent s'en
-faire entendre.
-
-La petite vérole faisait alors beaucoup de ravages dans le pays.
-Cette maladie n'y est point habituelle: dix années se passent
-quelquefois sans qu'on en soit incommodé; mais quand elle commence,
-elle dure deux à trois ans sans interruption.
-
-La ville de Ieniseisk est située sur le rivage gauche ou occidental
-du Iénisée, qui, en cet endroit, a un werste et demi de largeur.
-Ce fleuve a sa source dans le pays des Mongols, et après un cours
-d'environ trois mille werstes il se décharge dans la mer Glaciale.
-La ville est plus moderne que Kusnetz: on n'y bâtit d'abord qu'un
-ostrog, comme dans la plupart des villes de Sibérie; mais l'avantage
-de sa situation a contribué à son agrandissement: elle est beaucoup
-plus longue que large, et a environ six werstes de circonférence.
-Les bâtiments publics sont la cathédrale, la maison du gouverneur,
-la vieille et la nouvelle chancellerie, un arsenal et quelques
-petites cabanes; le tout est enfermé dans un ostrog qui reste encore
-du premier établissement, mais qui est presque tombé en ruine. La
-ville contient sept cents maisons de particuliers, trois paroisses,
-deux couvents, dont un de moines et l'autre de religieuses, un
-magasin à poudre et un autre de munitions de bouche; ces deux
-magasins sont entourés d'un ostrog particulier. Dans le couvent des
-moines réside l'archimandrite (provincial) du lieu. Les habitants
-sont pour la plupart des marchands qui pourraient faire un bon
-commerce; mais l'ivrognerie, la fainéantise et la débauche corrompent
-tout.
-
-Ce que les voyageurs avancent du froid qu'on ressent en Sibérie n'est
-point exagéré; car à la mi-décembre il fut si violent, que l'air même
-paraissait gelé. Le brouillard ne laissait pas monter la fumée des
-cheminées. Les moineaux et autres oiseaux, et celui qu'on appelle
-en latin _pica varia caudata_, tombaient de l'air comme morts,
-et mouraient en effet, si on ne les portait sur-le-champ dans un
-endroit chaud. Les fenêtres, en dedans de la chambre, en vingt-quatre
-heures étaient couvertes de glace de trois lignes d'épaisseur. Dans
-le jour, quelque court qu'il fût, il y avait continuellement des
-parhélies; dans la nuit, des parasélènes et des couronnes autour de
-la lune. Le mercure descendit, par la violence du froid, à cent vingt
-degrés du thermomètre de Fahrenheit (plus de cinquante-cinq degrés
-centigrades), et plus bas par conséquent qu'on l'eût observé jusque
-alors dans la nature.
-
-Il y a dans le territoire de Ieniseisk deux sortes d'Ostiakes: ceux
-de Narim et de Iénisée; ensuite les Tunguses, qui demeurent sur le
-Tanguska et sur la rivière de Tschun; et enfin les Tatares d'Assan,
-qui habitent les bords de l'Ussolka et de la rivière d'Ona. Les
-Ostiakes et les Tatares d'Assan vivent dans la plus grande misère;
-les premiers sont tous baptisés. Il ne restait plus qu'environ une
-douzaine de ces Tatares, dont à peine deux ou trois savaient leur
-langue. C'était autrefois une tribu très-considérable. Jusqu'à
-présent on n'a pu parvenir d'aucune façon à convertir les Tunguses à
-la religion chrétienne.
-
-Krasnojarsk est plus moderne que Ieniseisk, et c'est de Moscou
-qu'on est venu la bâtir. Elle est sur la rive gauche du Iénisée; à
-son extrémité est la rivière de Kastcha, dont une embouchure est
-au-dessous de la ville.
-
-Les habitants sont pour la plupart des Sluschiwies, qu'on y avait
-établis par la nécessité de garantir ces cantons des incursions
-des Tatares Kirgis, qui venaient ravager les environs; mais depuis
-quelques années ils se sont retirés vers le pays des Kalmouks. Depuis
-ce temps les Sluschiwies ont fait des courses sans aucun risque dans
-les environs du pays. Ils ont trouvé à travers les steppes un chemin
-assez droit depuis Krasnojarsk jusqu'à Jakusk et Tomsk, qui est
-très-commode pour voyager, surtout en été, puisque les eaux et les
-fourrages s'y trouvent en abondance.
-
-Les Sluschiwies mènent ici une vie fort agréable; ils sont riches en
-chevaux et en bestiaux, qui ne leur coûtent pas beaucoup à nourrir.
-Ils les laissent paître sur les steppes; car en hiver même on y voit
-peu de neige, et quand il y en a les bestiaux fouillent dans la
-terre, et en tirent toujours assez de racines et de plantes pourries
-pour ne pas mourir de faim. Il est vrai qu'en Russie un cheval tire
-plus que trois des leurs, et qu'une vache y donne vingt fois plus de
-lait que celles de ces cantons. On cultive ici du blé, et la terre
-est si fertile qu'il suffit de la remuer légèrement pour y semer
-pendant cinq à six années consécutives sans le moindre engrais. Quand
-elle est épuisée, on en choisit une autre qui n'exige pas plus de
-soins; ce qui convient fort à la paresse des habitants.
-
-Les antiquités qu'on trouve ici ont été tirées des anciens tombeaux,
-qui sont en grand nombre près d'Abakansk et de Sajansk. On y a
-autrefois déterré beaucoup d'or, preuve de la richesse des Tatares
-dans le temps de leur ancienne puissance. J'ai vu chez le gouverneur
-actuel une grande soucoupe et un petit pot, l'un et l'autre
-d'argent doré. Il y avait sur la soucoupe des figures ciselées qui
-ressemblaient à des griffons. On trouve encore assez souvent des
-couteaux en cuivre, de petits marteaux de différentes formes, des
-garnitures de harnais de chevaux, du bronze ou du métal de cloches,
-et de l'argent faux de la Chine.
-
-A Kanskoï-Ostrog, nous fîmes chercher quelques Tatares du canton.
-Ils sont en général assez pauvres: les hommes aussi bien que les
-femmes sont tout nus sous leur robe et n'ont jamais porté de chemise.
-Ceux d'entre eux qui sont baptisés se distinguent des autres à cet
-égard, mais ils sont en très-petit nombre; ils ont tous l'air fort
-malpropre, parce qu'ils ne se lavent jamais; et quand on leur demande
-la raison de cette négligence, ils répondent que leurs pères ne se
-sont jamais lavés non plus qu'eux, et qu'ils n'ont pas laissé que de
-bien vivre. Ces mêmes Tatares, au lieu de pain, mangent aussi des
-oignons ou d'autres espèces de plantes, et dédaignent l'agriculture.
-Leur exercice continuel est la chasse des zibelines; ils la font de
-différentes façons.
-
-Quand l'animal ne sait plus de quel côté tourner, il monte sur un
-arbre fort haut, et les Tatares y mettent aussitôt le feu. L'animal,
-que la fumée incommode, saute en bas de l'arbre, se prend dans un
-filet tendu à l'entour, et est tué.
-
-Aux environs de l'ostrog de Balachanskoï habitent un grand nombre
-de Buraetes, qui négligent la culture des terres, et ne vivent que
-du commerce de leurs bestiaux. Leurs bœufs sont fort estimés.
-Contre l'usage général, les Bratskis de ce canton exercent un art
-dans lequel ils ne réussissent pas mal: ils savent si bien incruster
-dans le fer l'argent et l'étain, qu'on prendrait ce travail pour
-de l'ouvrage damasquiné. La plupart des harnais des chevaux, des
-ceinturons et des autres ustensiles qui en sont susceptibles, sont
-ornés de ces incrustations.
-
-
-II
-
-PROVINCE D'IRKOUTSK
-
- Nikolskaia-Sastawa--Baïkal (lac).--Selinginsk
- (ville).--Frontière de la Chine (bureau de péage).--Irkoutsk
- (capitale).--Ilimsk (ville).--Tunguses (habitants).--Yakoutsk
- (ville).--Monts d'aimant.--Retour.
-
-Dès les premiers jours de notre arrivée à Irkoutsk, nous résolûmes
-d'aller à Selinginsk par les chemins d'hiver, et de là de pousser
-plus loin par les chemins d'été. Mais comme on nous avait représenté
-ce voyage, tel que nous l'avions projeté, si pénible et si difficile,
-qu'on ne pouvait le faire qu'à cheval, nous ne jugeâmes point à
-propos de nous embarrasser de beaucoup de bagages, et nous en
-laissâmes une partie. Nous avions en tout trente-sept voitures,
-et il est d'usage en Russie de fournir autant de chevaux de poste.
-Conformément à cette règle, la chancellerie d'Irkoutsk ordonna de
-nous amener seulement trente-sept chevaux, sans considérer que la
-première poste où nous devions en changer était à plus de deux cents
-werstes. Le gouverneur ne voulut jamais écouter nos représentations.
-Nous déclarâmes à la chancellerie que nous étions résolus de rester
-à Irkoutsk une année entière, à ses risques et dépens, si elle ne
-donnait pas ses ordres pour nous faire fournir un grand nombre de
-chevaux. On parut d'abord s'en effrayer peu; mais dès le lendemain
-nous apprîmes que les ordres étaient donnés pour nous satisfaire.
-Ainsi, tout se trouvant prêt pour notre voyage, et nos instruments
-étant chargés, nous fîmes partir toute notre suite le 23, avant midi.
-Le 25, à trois heures du matin, nous arrivâmes à Nikolskaia-Sastawa.
-Ce qu'on nomme en Sibérie _sastawa_ est un endroit où se lève un
-droit de péage; le bureau de ce lieu reçoit le péage de toutes les
-marchandises qui viennent de la frontière de la Chine, et qui ne
-peuvent guère prendre une autre route. Comme ces marchandises sont
-nombreuses, la place de receveur est très-lucrative, et il ne faut
-guère plus d'un an pour s'enrichir. C'est le gouverneur qui dispose
-de cet emploi; et ceux qui veulent l'obtenir l'achètent à force de
-présents. Le pot-de-vin ordinaire est de trois cents roubles. On
-nous raconta que cette place s'étant trouvée depuis peu vacante, il
-s'était présenté trois compétiteurs, dont chacun comptait emporter la
-place; qu'elle avait été promise en effet à chacun d'eux séparément;
-qu'enfin, ayant obtenu tous trois l'agrément du gouverneur, ils
-avaient payé chacun les trois cents roubles, et s'en étaient fort
-bien trouvés.
-
-Arrivés à cette station, nous nous trouvâmes sur le lac Baïkal,
-dont les glaces étaient encore très-fortes et pouvaient porter nos
-traîneaux sans danger. Nous le traversâmes obliquement jusqu'à son
-bord méridional.
-
-C'est comme un article de foi chez les peuples de cette contrée de
-donner le nom de mer au lac Baïkal, et de ne point l'appeler un
-lac. Cette mer est déshonorée, selon eux, lorsqu'on la rabaisse à
-la simple dénomination de _lac_, et c'est un outrage dont elle ne
-manque point de se venger. Ils croient que cette mer a quelque chose
-de divin, et par cette raison ils la nomment de toute ancienneté
-_Swiatoï-Mare_, c'est-à-dire _mer sacrée_.
-
-Le lac Baïkal s'étend fort loin en longueur de l'ouest à l'est. Sur
-toutes les cartes que nous avions vues jusque alors, ses limites à
-l'orient n'étaient pas marquées, parce que vraisemblablement personne
-n'avait été jusque-là. On estime communément que sa longueur est de
-cinq cents werstes. Sa largeur, du nord au sud, en ligne droite,
-n'est guère que de vingt-cinq à trente werstes, et dans quelques
-endroits elle n'en excède pas quinze. Il est environné de hautes
-montagnes, sur lesquelles cependant, lorsque nous y passâmes, il
-y avait très-peu de neige. Une autre particularité de ce lac,
-c'est qu'il ne se prend que vers Noël, et qu'il ne dégèle qu'au
-commencement de mai. De là, nous marchâmes quelque temps sur un bras
-de la rivière de Selenga, où nous avions pour perspective une chaîne
-de montagnes, et nous vînmes le même jour au soir à Kanskoï-Ostrog,
-situé sur le ruisseau de Kabana.
-
-Ici nous commençâmes à nous apercevoir de la disette et de la cherté
-des vivres, qu'on a plus de peine à se procurer que dans tout ce que
-nous avions déjà parcouru de la Sibérie.
-
-Quoiqu'il y ait des terres labourées et de bons pâturages, les gens
-du pays sont dans l'habitude de ne vouloir rien vendre qu'à un prix
-exorbitant. On nous demanda cinquante kopeks (deux francs cinquante
-centimes) pour un poulet. Nous voulions acheter un veau, il n'y eut
-pas moyen d'en avoir; on nous dit que, si l'on se défaisait du veau,
-la vache ne donnerait plus de lait; c'est le langage que les paysans
-tiennent dans toute la Sibérie. Si le veau vient à mourir ou à être
-vendu, voici ce qu'on fait pour tromper la vache: on empaille la peau
-d'un veau, et quand on veut avoir du lait de la mère, on lui montre
-cette effigie; elle en donne alors, et non autrement.
-
-Partis de là, nous vîmes deux chaînes de montagnes entre lesquelles
-il fallut passer, et que le Selenga traverse. Nous fîmes encore
-pendant deux à trois jours une marche assez pénible, partie à travers
-des montagnes, partie sur le Selenga, partie dans des steppes arides;
-la difficulté d'avoir des chevaux renaissait à chaque station, par la
-mauvaise volonté des gens du pays.
-
-Arrivés à Selinginsk, nous fîmes bientôt nos dispositions pour le
-voyage que nous voulions faire à la frontière de la Chine, telle
-qu'elle fut réglée en 1727 par un commissaire impérial. Cette
-frontière était autrefois reculée jusqu'à la rivière de Bura, qui est
-à environ huit werstes au sud: c'était au delà de cette rivière que
-les Chinois recevaient les ambassadeurs de Russie. Or, il est certain
-que cette frontière était beaucoup plus avantageuse aux Russes, que
-la nouvelle, qui est arbitraire et tirée par le steppe à travers des
-montagnes où l'on ne voit d'autres limites que des pierres élevées
-appelées _majakes_, et marquées de quelque chiffre. Deux slobodes,
-l'une russe, l'autre chinoise, sont établies sur cette frontière,
-dans le terrain le plus aride, puisque c'est un misérable steppe qui
-ne produit rien; de sorte qu'on n'y trouve point de quoi nourrir ni
-abreuver les chevaux. Aussi tout y est d'une cherté extraordinaire.
-
-Les slobodes sont bâties depuis 1727. La slobode russe est au nord,
-et l'autre au midi: elles ne sont qu'à cent vingt brasses l'une
-de l'autre. Entre les deux stations, mais plus près de la slobode
-chinoise, on voit deux colonnes de bois élevées d'environ une brasse
-et demie sur celle qui est en deçà; on lit en caractères russes:
-_Slobode du commerce de la frontière russe_; sur l'autre, qui n'en
-est éloignée que d'une brasse, on voit quelques caractères chinois.
-
-Entre les deux slobodes, dans les montagnes, il y a des gardes posées
-pour empêcher de part et d'autre que personne ne viole les frontières.
-
-Quant au commerce qui se fait ici, les marchands russes y ont du
-drap, de la toile, des cuirs de Russie, de la vaisselle d'étain, et
-toutes sortes de pelleteries qu'ils vendent en cachette. Les Chinois,
-que les Russes appellent _naimantschins_ (marchands), y apportent
-différentes soieries, telles que des damas de toute espèce, des
-satins de toute qualité, du chagrin, des gazes, des crêpes, une sorte
-d'étoffe de soie sur laquelle sont collés des fils d'or, à l'usage
-des ecclésiastiques; des cotonnades de diverses sortes, des toiles,
-des velours, du tabac de la Chine, de la porcelaine, du thé, du
-sucre en poudre, du sucre candi, du gingembre confit, des écorces
-d'oranges confites, de l'anis étoilé, des pipes à fumer, des fleurs
-artificielles de papier et de soie, des aiguilles à trous ronds,
-des poupées d'étoffe de soie et de porcelaine, des peignes de bois,
-toutes sortes de bagatelles pour les Bratskis et les Tunguses; du
-zunzoing, que nous nommons _gensing_, des bibles chinoises imprimées
-sur étoffe de soie, et d'autres garnies d'ivoire, des ceinturons
-de soie, des rasoirs, des perles, de l'eau-de-vie, de la farine,
-du froment, du poivre, des couteaux et des fourchettes; des habits
-chinois, des éventails, etc.
-
-Voilà les marchandises qui forment le commerce de cette frontière; et
-l'on voit que les marchandises chinoises excèdent de beaucoup celles
-des Russes.
-
-L'intelligence de ceux-ci cède encore à la sagacité des Chinois;
-car les derniers, sachant que les marchands russes qui font le
-voyage de la frontière ne cherchent qu'à se débarrasser de leurs
-marchandises pour pouvoir s'en retourner promptement, attendent
-qu'ils commencent à s'ennuyer, et les amènent par leur lenteur à se
-défaire de leurs marchandises aux prix qu'ils ont résolu d'y mettre.
-Je voulus obtenir des Chinois quelques-uns de leurs médicaments, et
-je n'ai jamais pu m'en procurer. On ne peut pas non plus, quelques
-observations qu'on leur fasse, tirer d'eux les moindres lumières sur
-leur pays. Les Chinois qui viennent à Kiachta sont de la plus vile
-condition; ils ne connaissent que leur commerce; et du reste, ce sont
-des paysans grossiers. Ils ont à leur tête une espèce de facteur
-envoyé du collége des affaires étrangères à Pékin; il est changé
-tous les deux ans. Il discute non-seulement toutes les contestations
-des Chinois, mais encore celles qui surviennent entre eux et les
-marchands russes; et dans le dernier cas il agit de concert avec le
-commissaire de Russie.
-
-La ville de Selinginsk, bâtie en 1666, est située sur la rive
-orientale du Selenga; ce ne fut d'abord qu'un simple ostrog
-(bourgade), selon l'usage du pays. Environ vingt ans après, on
-construisit la forteresse qui subsiste encore, et ce lieu lui
-doit son accroissement. La ville s'étend le long de la rivière,
-et a environ deux werstes de longueur, mais elle est étroite. La
-manière de vivre des habitants diffère peu de celle des Bratskis.
-Ils mangent tranquillement ce qu'ils trouvent, et prennent surtout
-beaucoup de thé. Trop paresseux pour ramasser un peu de fourrage et
-en nourrir leurs bestiaux, ils les laissent courir l'hiver et l'été
-pour chercher à paître où ils peuvent. Il y a dans la ville quelques
-boutiques, mais où l'on ne trouve presque rien; ils aiment mieux
-rester couchés derrière leurs poêles pendant cinquante-une semaines,
-que de se donner la moindre peine pour gagner quelque chose. Enfin,
-la cinquante-deuxième, ils vont à Kiachta, et ce qu'ils y gagnent
-leur suffit pour vivre pendant l'année entière.
-
- * * * * *
-
-La ville d'Irkoutsk, bâtie vers l'an 1661, est, après Tobolsk et
-Tomsk, une des plus grandes villes de la Sibérie. Elle est située
-sur la rive orientale de l'Angara, dans une belle plaine, vis-à-vis
-de l'embouchure de l'Irkoutsk, d'où elle tire son nom. Il y a plus
-de neuf cents maisons assez bien construites, et dont le plus grand
-nombre contient, outre la chambre du poêle et celle du bain, une
-chambre sans fumée où se tient la famille; mais toutes ces maisons
-sont en bois. Le comte Sawa Wladislawitz a fait entourer cette ville,
-comme les autres de ce district, de palissades en carré, excepté du
-côté de la rivière, qui est fortifiée par la nature.
-
- * * * * *
-
-La ville d'Irkoutsk a un gouverneur général auquel toute la province
-est soumise. De lui dépendent les gouverneurs de Selinginsk, de
-Nertschinsk, d'Ilimsk, d'Yakoutsk, et les commandants d'Okhotsk et
-de Kamtchatka. Ses revenus sont beaucoup plus considérables que
-ceux du gouverneur général de Tobolsk, dont il est dépendant; et
-les émoluments annuels qu'il se procure, indépendamment des gages
-ordinaires de son office, ne vont guère à moins de trente mille
-roubles. Il se fait craindre des gouverneurs subalternes qui lui sont
-soumis; mais il ne craint pas aisément qu'on lui fasse des affaires,
-attendu le grand éloignement de Tobolsk.
-
-Irkoutsk a un évêque (schismatique) qui ne siége pas, mais dont la
-résidence est dans un couvent bâti à cinq werstes de distance, au
-côté occidental de l'Angara. On devait lui bâtir prochainement une
-maison dans la ville. C'est de cet évêque que dépendent toutes les
-fondations ecclésiastiques qui sont dans la province d'Irkoutsk, tout
-le clergé séculier et régulier.
-
-La police est assez bien faite dans cette ville. Toutes les grandes
-rues ont des chevaux de frise et des gardes de nuit. Les officiers
-de la police font la patrouille pendant la nuit; ils arrêtent tous
-ceux qui commettent quelque désordre dans les rues, et visitent de
-temps en temps les maisons suspectes. Cependant il arrive souvent
-que les cabarets sont, pendant la nuit, pleins de monde, contre les
-ordonnances expresses publiées par toute la Russie.
-
-Les environs d'Irkoutsk sont agréables, quoique montagneux. Il y a
-surtout de belles prairies du côté occidental de l'Angara. On ne
-cultive point de blé dans le district de cette ville: tout ce qui
-s'y en consomme est amené des plaines de l'Angara, des slobodes
-situées sur la rivière d'Irkoutsk et sur la Komda, et du territoire
-d'Ilimsk. Le gibier n'y manque pas; on y trouve des élans, des cerfs,
-des sangliers et autres bêtes fauves. En volaille et volatile, il y
-a des poules et des coqs, des poules de bruyère, des perdrix, des
-francolins, des gelinottes, etc.
-
-L'Angara n'est pas fort poissonneux; mais le lac Baïkal y supplée
-abondamment. A l'égard des marchandises étrangères, celles de la
-Chine n'y sont pas beaucoup plus chères qu'à Kiachta, et toutes
-en général y sont parfois (surtout au printemps dès que les
-eaux sont dégelées) à presque aussi bon compte qu'à Moscou et à
-Saint-Pétersbourg. Le commerce de la Chine attire ici des marchands
-de toutes les villes de Russie; ils y viennent du commencement au
-milieu de l'hiver, et commercent pendant toute cette saison avec les
-Chinois. Si, dans cet espace de temps, ils n'ont pu tout vendre,
-comme ils sont obligés de s'en retourner aussitôt que les rivières
-sont navigables, ils se défont promptement de leurs marchandises,
-et les donnent quelquefois à meilleur compte qu'on ne les trouve à
-Moscou et à Saint-Pétersbourg. Ce qui les presse encore de vendre,
-c'est qu'à leur retour en Russie ils ont besoin d'argent pour payer
-les péages et les mariniers qui conduisent leurs bateaux. Ainsi, dans
-la nécessité de faire de l'argent à quelque prix que ce soit, les
-marchandises qu'ils n'ont pas vendues aux Chinois, ils les laissent
-ordinairement à des commissionnaires de cette ville, qui les débitent
-comme ils peuvent en boutique. Quelques-uns d'entre eux cependant
-vont jusqu'à Yakoutsk avec les marchandises qu'ils ont prises en
-échange des Chinois, et cherchent à les y placer. De cette façon,
-un marchand russe fait quelquefois un très-long voyage avant de
-retourner chez lui; il part au printemps de Moscou, arrive dans l'été
-à la foire de Makari, et au commencement de l'année suivante à celle
-d'Yrbit. Dans la première, il cherche à troquer quelques-unes de ses
-marchandises contre d'autres dont il puisse tirer un meilleur parti
-à Yrbit. Là, au contraire, il porte ses vues sur le commerce de la
-Chine. Quand il lui reste une espèce de marchandise qu'il ne peut
-pas débiter avantageusement à Yrbit, il cherche à s'en débarrasser
-pendant l'hiver à Tobolsk. Il part de cette ville dans le printemps,
-parcourt toute la Sibérie, et arrive en automne à Irkoutsk; ou, si
-les glaces ne lui permettent pas d'aller si loin, il ne manque pas
-de s'y rendre au commencement de l'hiver. Il va alors à Kiachta,
-et au printemps à Yakoutsk; de là il tâche, en s'en retournant, de
-s'avancer de six à sept cents werstes pendant que les eaux sont
-encore ouvertes, et il pousse un traîneau droit à Kiachta, où il
-travaille à se défaire de ses marchandises de Yakoutsk; il revient
-au printemps à Irkoutsk, et arrive en automne à Tobolsk. L'hiver et
-l'été suivants, il visite les foires d'Yrbit et de Makari. Enfin,
-après quatre ans et demi de courses, il reprend la route de Moscou:
-or, pour peu qu'il entende le commerce, ou qu'il ait la chance
-favorable, il doit dans cet espace de temps gagner pour le moins
-trois cents pour cent.
-
-La ville d'Ilimsk est située sur le rivage septentrional de l'Ilim,
-large en cet endroit de quarante à cinquante brasses, dans une
-vallée formée par de hautes montagnes qui s'étendent de l'orient à
-l'occident, et si étroite, qu'en y comprenant la rivière, elle n'a
-pas cent brasses de largeur: sa longueur est à peu près d'un werste.
-
-Toutes les maisons des habitants sont très-misérables; il ne faut
-pas s'en étonner, c'est le pays de la paresse: on n'y fait presque
-autre chose que boire et dormir. Toute l'occupation des habitants se
-borne à tendre des piéges aux petits animaux, à creuser des fosses
-pour attraper les gros, et à jeter du sublimé aux renards; ils sont
-trop paresseux pour aller eux-mêmes à la chasse. Quelques-uns vivent
-d'un petit troupeau que leurs pères leur ont laissé, et se gardent
-bien de cultiver eux-mêmes la terre: ils louent pour cela des Russes
-qui sont exilés dans ce canton et quelquefois des Tunguses, qu'ils
-frustrent ordinairement de leur salaire.
-
-Les Tunguses, pendant l'hiver, ne vivent que de leur chasse, et c'est
-pour cela qu'ils changent si souvent d'habitation. Les rennes leur
-servent alors de bêtes de charge ou d'attelage pour tirer un léger
-traîneau. Ils leur mettent sur le dos une espèce de selle formée
-avec deux petites planches étroites, longues d'un pied et demi; ils
-y attachent leurs ustensiles, ou font monter dessus les enfants et
-les femmes malades. On ne peut pas beaucoup charger les rennes, mais
-ils vont fort vite. Leur bride consiste en une sangle qui passe sur
-le cou de l'animal; et quelque profonde que soit la neige, il passe
-par-dessus sans jamais enfoncer: ce qui provient en partie de ce
-que le renne en marchant élargit considérablement la sole de ses
-pieds, en partie de ce qu'il tient cette sole élevée par-devant, et
-ne touche point la neige à plat. Si les rennes ne suffisent pas
-pour porter tous les ustensiles, le Tunguse s'attelle lui-même au
-traîneau. Dès qu'ils sont arrivés à l'endroit où ils sont résolus
-de se fixer pour quelque temps, après avoir dressé la jurte, ils
-chassent aussitôt dans les environs, en courant sur leurs larges
-patins. Lorsqu'ils ne trouvent plus de gibier, ils passent avec leurs
-familles dans un autre canton, et ils continuent cette façon de vivre
-pendant tout l'hiver. Le meilleur temps pour la chasse est depuis le
-commencement de l'année jusque vers le mois de mars, parce qu'alors
-il tombe peu de neige et que les traces des animaux y restent
-plus longtemps. En été et en automne, ils se nourrissent presque
-uniquement de poisson, et dressent, pour cet effet, leurs jurtes sur
-le bord des rivières.
-
-Les Tunguses se construisent eux-mêmes des barques fort étroites à
-proportion de leur longueur, et dont les deux bouts finissent en
-pointe; leurs plus grosses barques ont à peine trois brasses et demie
-de longueur, et un arschine (aune) dans leur plus grande largeur,
-qui est le milieu; les petites barques sont longues d'environ une
-brasse et ont six werschoks (un werschok est la sixième partie d'un
-arschine) de largeur. Elles sont faites d'écorce de bouleau cousue;
-et pour qu'elles ne prennent point l'eau, les coutures et tous les
-endroits où se trouvent des fentes et des ouvertures sont enduits
-d'une sorte de goudron; elles sont de plus bordées par en haut avec
-le bois dont on fait des cercles de tonneaux; d'autres cercles sont
-encore appliqués dans toute la largeur de la barque, et coupés par de
-semblables cercles qui la traversent en longueur, en sorte que par
-leur position ils renforcent la barque. Leurs plus grands bâtiments
-tiennent quatre hommes assis, et les plus petites barques n'en
-tiennent qu'un. Les Tunguses remontent et descendent les rivières
-dans ces barques avec une rapidité étonnante: quand une rivière
-fait un grand détour, ou qu'ils ont envie de passer dans une rivière
-voisine, ils mettent la barque sur leurs épaules, et la portent par
-terre jusqu'à ce que la fantaisie leur prenne de se rembarquer.
-Autant la barque porte d'hommes, autant elle a de rames. Ces rames
-sont larges aux deux bouts; car on rame et on gouverne en même temps,
-et par conséquent on est obligé de les faire aller continuellement
-tantôt d'un côté, tantôt de l'autre.
-
-Les Tunguses d'Ilimsk sont presque tous pauvres; le plus grand
-nombre n'a pas plus de six rennes, et ceux qui en ont cinquante sont
-regardés comme très-riches, parce que ces animaux forment toute leur
-richesse. Leur habillement est simple; ils portent en tout temps
-sur leur peau une pelisse de peau de renne, dont le poil est tourné
-en dehors, et qui descend un peu plus bas que les genoux: cette
-pelisse se ferme par-devant avec des courroies. Les femmes en ont
-de semblables, mais la fourrure est tournée en dedans. Quand elles
-veulent se parer, elles portent de plus une soubreveste de peau de
-daim, le poil tourné en dehors, qui ne descend que jusqu'aux hanches,
-et est ouverte sur la poitrine.
-
-Leur religion permet la polygamie. Ils ont des idoles de bois, et
-leur adressent soir et matin des prières pour en obtenir une chasse
-ou une pêche abondante; c'est à quoi se bornent presque tous leurs
-vœux. Ils sacrifient au diable le premier animal qu'ils ont tué à
-la chasse, et sur le lieu même; ce qu'ils font de cette manière: ils
-dévorent la viande, gardent la peau pour leur usage, et n'exposent
-que les os tout secs sur un poteau, pour la part du diable: c'est du
-moins n'être pas trop dupe, et traiter le démon comme il le mérite.
-Si la chasse est heureuse, les chasseurs, de retour à la jurte,
-en font des remerciements à l'idole, la caressent beaucoup et lui
-font goûter du sang des animaux qu'ils ont tués. Si la chasse, au
-contraire, n'a pas bien réussi, ils s'en prennent à l'idole et la
-jettent de dépit d'un coin de la jurte à l'autre. Quelquefois on la
-met en pénitence, et l'on est un certain temps sans lui rendre aucune
-sorte de culte, sans lui marquer aucun respect; ou quand on est bien
-piqué contre elle, on la porte à l'eau pour la noyer.
-
-Les Tunguses ont une façon de prendre les muscs et les daims. Quand
-les petits de ces animaux sont égarés, ils ont un cri particulier
-pour appeler leurs mères: cette découverte faite par les Tunguses
-leur donne la facilité de prendre ces animaux, ce qu'ils font
-toujours dans l'été. Ils n'ont qu'à plier un morceau d'écorce de
-bouleau, avec lequel ils imitent le cri des jeunes muscs et des
-petits daims, et leurs mères accourant à ces cris, ils les tuent sans
-peine à coups de flèches.
-
-La manière dont se fait la chasse des zibelines a quelques
-circonstances singulières. Il se forme ordinairement une société de
-dix à douze chasseurs qui partagent entre eux toutes les zibelines
-qu'ils prennent. Avant de partir pour la chasse, ils font vœu
-d'offrir à l'église une certaine portion de leurs prises; ils
-choisissent entre eux un chef à qui toute la compagnie est tenue
-d'obéir; ce chef est appelé _peredowschick_, c'est-à-dire conducteur,
-et ils lui portent un si grand respect qu'ils s'imposent eux-mêmes
-les lois les plus sévères pour ne point s'écarter de ses ordres.
-Quand quelqu'un manque à l'obéissance qu'il doit au conducteur,
-celui-ci le réprimande; il est même en droit de lui donner des coups
-de bâton, et ce châtiment se nomme, ainsi que la simple réprimande,
-une _leçon_ (_utschenié_). Outre cette leçon, le réfractaire perd
-encore toutes les zibelines qu'il a prises. Il lui est défendu d'être
-assis en cercle avec les autres chasseurs pendant leurs repas; il
-est obligé de se tenir debout et de faire tout ce que les autres
-lui commandent. Il faut qu'il allume le poêle de la chambre noire,
-qu'il la tienne propre, qu'il coupe du bois, et enfin qu'il fasse le
-ménage. Cette punition dure jusqu'à ce que toute la société lui ait
-accordé son pardon, qu'il demande continuellement et debout, tandis
-que les autres mangent assis.
-
-Dès qu'on a pris une zibeline, il faut la serrer sur-le-champ sans
-la regarder; car ils s'imaginent que de parler bien ou mal de la
-zibeline qu'on a prise, c'est la gâter. Un ancien chasseur poussait
-si loin cette superstition, qu'il disait qu'une des principales
-causes qui faisaient manquer la chasse des zibelines, c'était d'avoir
-envoyé quelques-uns de ces animaux vivants à Moscou, parce que tout
-le monde les avait admirés comme des animaux rares, ce qui n'était
-point du goût des zibelines. Une autre raison de leur disette,
-c'était, selon lui, que le monde était devenu beaucoup plus mauvais,
-et qu'il y avait souvent dans leurs sociétés des chasseurs qui
-cachaient leurs prises, ce que les zibelines ne pouvaient encore
-souffrir.
-
-Les habitants du district de Kirenga et des bords du Léna, hommes et
-animaux, comme les bœufs, les vaches, sont sujets aux goîtres.
-On croit ici communément que les goîtres sont héréditaires, et que
-les enfants naissent avec ces sortes d'excroissances, ou du moins en
-apportent le germe; mais ce sentiment n'est pas général: il n'est pas
-adopté surtout par ceux qui ont des goîtres et qui cherchent à se
-marier.
-
-A l'occasion de quelques déserteurs de notre troupe, qu'avait
-effrayés l'expédition au Kamtchatka, et qui nous abandonnèrent,
-j'appris une superstition des Sibériens que j'ignorais. Lorsqu'on
-ouvrit le sac de voyage d'un de ces déserteurs que l'on avait
-arrêté, on y trouva, entre autres choses, un petit paquet rempli de
-terre. Je demandai ce que c'était. On me dit que les voyageurs qui
-passaient de leur pays dans un autre étaient dans l'usage d'emporter
-de la terre ou du sable de leur sol natal, et que partout où ils
-se trouvaient ils en mêlaient un peu dans de l'eau qu'ils buvaient
-sous un ciel étranger; que cette précaution les préservait de toutes
-sortes de maladies, et que son principal effet était de les garantir
-de celles du pays. En même temps on m'assura que cette superstition
-ne venait pas originairement de Sibérie, mais qu'elle était établie
-depuis un temps immémorial parmi les Russes mêmes.
-
-Les Yakoutes supposent deux êtres souverains, l'un cause de tout le
-bien, et l'autre du mal. Chacun de ces êtres a sa famille. Plusieurs
-diables, selon eux, ont femmes et enfants. Tel ordre de diables nuit
-aux bestiaux, tel autre aux hommes faits, tel autre aux enfants,
-etc. Certains démons habitent les nuées, et d'autres fort avant dans
-la terre. Il en est de même de leurs dieux: les uns ont soin des
-bestiaux, les autres procurent une bonne chasse, d'autres protégent
-les hommes, etc.; mais ils résident tous fort haut dans les airs.
-
-Un endroit du Léna fort célèbre par une suite de montagnes placées
-sur la rive gauche du fleuve, qui forment comme des espèces de
-colonnes élevées dans des directions différentes, attire l'attention
-de tous les voyageurs. On l'appelle _Stolbi_. Je fis arrêter notre
-bâtiment à deux werstes au-dessous de l'endroit où commence cette
-colonnade de montagnes, tant pour les voir de près que pour examiner
-la mine de fer qu'on y exploitait depuis l'année précédente pour
-la compagnie de Kamtchatka. Ces montagnes colonniformes font un
-spectacle aussi singulier que curieux. Depuis leur pied jusqu'à leur
-sommet, de grandes pièces de rochers s'élèvent les unes en forme de
-colonnes rondes, d'autres comme des cheminées carrées, d'autres comme
-de grands murs de pierre, de la hauteur de dix à quinze brasses: on
-s'imaginerait voir les ruines d'une grande ville. Plus on en est
-éloigné, plus le coup d'œil est beau, parce que les pièces de
-rochers, placées les unes derrière les autres, prennent toutes sortes
-de formes, selon le point de vue d'où on les regarde. Les arbres
-qui se trouvent entre leurs intervalles augmentent encore la beauté
-du coup d'œil. Ces montagnes occupent une étendue de trente-cinq
-werstes; elles diminuent graduellement, et se perdent enfin tout à
-fait.
-
-La pierre dont les colonnes sont formées est en partie sablonneuse
-et de toutes sortes de couleurs, en partie d'un marbre rouge
-agréablement varié. Enfin, à une certaine distance, ces montagnes
-pyramidales ou colonniformes rappellent exactement tout ce qui
-compose la perspective des villes: tours, clochers, péristyles, et
-autres édifices. Entre les rochers, ainsi figurés en colonnes, on
-trouve épars un bon minerai de fer, et l'on voit, au pied de la
-montagne où commence la perspective, deux cabanes construites avec
-des broussailles en forme de jurte, où les ouvriers se retirent la
-nuit et les jours de fête. Je me rendis à cette montagne, dont la
-hauteur est d'environ trois quarts de werste, et j'y trouvai tous les
-ouvriers travaillant: je n'avais encore vu nulle part exploiter si
-lestement une mine.
-
-Notre troupe académique se réunit à Yakoutsk, en septembre. L'hiver
-avançait. Le 19 septembre, le Léna commença à charrier de la glace,
-qui augmenta tellement de jour en jour jusqu'au 28 du même mois, que
-le fleuve en fut entièrement couvert le lendemain: on le passait
-partout en traîneau. La glace devint en peu de jours si épaisse,
-qu'on pouvait en tirer des morceaux considérables pour l'usage des
-habitants; car on fait ici de la glace unie un usage dont on n'a
-point d'idée ailleurs: elle sert à calfeutrer les maisons. Pour peu
-que les fenêtres d'un logis ne ferment pas avec précision, elles ne
-sauraient suffisamment garantir les chambres du froid extérieur.
-Les caves mêmes dans lesquelles on garde la boisson, comme bière,
-hydromel, vin, etc., ne peuvent pas être à l'abri du grand froid par
-les moyens ordinaires, comme de bonnes portes, du fumier de cheval,
-etc. C'est la rigueur du froid même qui fournit le moyen le plus
-sûr d'empêcher qu'il ne pénètre dans les habitations. On coupe de
-la glace bien nette, et dans laquelle il n'y ait point d'ordure;
-on en taille des morceaux de l'exacte grandeur des fenêtres et des
-ouvertures, et on les y applique par dehors, comme on fait ailleurs
-de doubles châssis de verre. Pour qu'ils tiennent, on ne fait qu'y
-verser de l'eau, qui, en se gelant, les attache fortement aux
-ouvertures. Ces vitraux de glace n'ôtent pas beaucoup de lumière:
-lorsqu'il y a du soleil, on voit aussi clair qu'à travers des châssis
-de verre; et quelque vent qu'il fasse au dehors, le froid n'entre
-jamais dans les chambres. Les gens aisés, dont les maisons ont des
-fenêtres, appliquent les vitraux de glace par dedans, et par là
-ne souffrent point du tout des froides émanations de la glace.
-La boisson ne se gèle pas non plus dans les caves, quand leurs
-ouvertures ou soupiraux sont garnis de ces sortes de châssis. Ceux
-mêmes qui n'ont point d'autres vitraux que ces fenêtres de glace,
-s'en trouvent fort bien, pourvu qu'ils aient l'attention de ne pas
-trop rester dans les chambres après que le poêle est fermé: cependant
-les nationaux ne prennent guère cette précaution.
-
-La ville de Yakoutsk est située dans une plaine sur la rive gauche
-du Léna, qui se jette à deux cents lieues plus loin dans la mer
-Glaciale. L'hiver y est ordinairement très-rude; mais les forêts qui
-sont au-dessus et au-dessous de la ville fournissent assez de bois.
-
-Quant à la végétation des grains, le climat n'y paraît pas propre.
-Il est vrai que le couvent de la basse ville a ensemencé autrefois
-quelques terrains d'orge qui, dans certaines années, a mûri;
-mais comme elle manquait dans d'autres temps, cette culture est
-abandonnée. Je n'ai point entendu dire qu'outre l'orge aucun autre
-grain soit parvenu à sa pleine maturité; mais c'est la qualité du
-climat, plutôt que celle du sol, qui s'oppose à la maturation des
-grains; car le terrain est noir et gras; il s'y trouve même de temps
-en temps des champs garnis de bouleaux clair-semés, ce qu'on regarde
-en Sibérie comme la marque d'une bonne terre labourable. Après tout,
-que peut produire la terre, quelque bonne qu'elle soit, lorsqu'elle
-manque de chaleur? Et quelle chaleur peut-elle avoir, quand à la fin
-de juin elle est encore gelée à la profondeur de trois pieds ou même
-davantage?
-
-Quoique dans les environs de Yakoutsk il y ait encore quelques
-montagnes, on y trouve peu ou point de sources, et c'est
-vraisemblablement parce que la terre est gelée à une certaine
-profondeur.
-
-Le séjour de toutes les personnes réunies à Yakoutsk pour le
-voyage de Kamtchatka rendait cette ville fort active, et nous n'y
-fûmes point désœuvrés. La brièveté des jours dans un climat
-rigoureux, sous la latitude de soixante-deux degrés deux secondes,
-n'encourageait pas beaucoup au travail. Il faisait à peine jour à
-neuf heures du matin. Quand il s'élevait un certain vent qui chassait
-une poussière de neige, on ne pouvait rester sans lumière aux plus
-belles heures de la journée, et par un temps serein on voyait déjà
-les étoiles avant deux heures après midi. La plupart des habitants
-profitent de ce temps oiseux pour dormir: à peine sont-ils levés pour
-manger qu'ils se recouchent encore, et quand le jour est tout à fait
-sombre, souvent ils ne se réveillent point. Nous étions bien prévenus
-du danger qu'il y avait, en s'abandonnant au sommeil, de gagner le
-scorbut: nous nous arrangeâmes en conséquence, et nous partagions
-notre temps entre le travail et la dissipation, sans en donner
-beaucoup au sommeil.
-
-Je m'amusais fort bien d'une sorte de marmottes très-communes dans
-le pays, et que les Russes nomment _iewraschka_. Ce joli petit
-animal se trouve dans les champs aux environs de Yakoutsk, et jusque
-dans les caves et dans les greniers, aussi bien dans ceux qui sont
-creusés sous terre que dans ceux qui sont au haut des maisons; car
-il est bon de remarquer que, dans tout le district de Yakoutsk, il y
-a autant de greniers à blé sous terre qu'au-dessus, parce que dans
-les premiers les grains sont à l'abri de l'humidité et des insectes.
-Tout ce qui est sous la surface de la terre, à la profondeur de deux
-pieds, y gèle presque en toute saison; ni l'humidité ni les insectes
-n'y pénètrent guère. Les marmottes des champs restent dans des
-souterrains qu'elles se creusent, et dorment pendant tout l'hiver;
-mais celles qui sont friandes de blé et de légumes sont en mouvement
-l'hiver et l'été pour chercher partout leur nourriture. Lorsqu'on
-prend cet animal et qu'on l'irrite, il mord très-fort, et pousse un
-cri sonore comme celui de la marmotte ordinaire. Quand on lui donne
-à manger, il se tient assis sur les pattes de derrière et mange avec
-celles de devant. Les femelles de ces animaux mettent bas dans les
-mois d'avril et de mai; elles ont depuis cinq jusqu'à huit petits. On
-trouve en différents endroits de la Sibérie de véritables marmottes,
-mais qui diffèrent, selon les lieux, de grosseur et de couleur. Les
-Russes et les Tatares les nomment _suroks_.
-
-L'hiver de cette année fut très-doux relativement au climat;
-cependant on éprouva de temps en temps des froids excessifs. J'en
-faillis porter de tristes marques un jour que je courus en traîneau
-pendant l'espace d'une demi-lieue avec quelques personnes. Nous
-sortions d'auprès d'un poêle bien chaud; nous étions bien garnis de
-pelisses; nous n'avions mis que six minutes à faire le trajet: nous
-trouvâmes en arrivant une chambre bien chaude, et nous avions tous le
-nez gelé.
-
-Les habitants m'assurèrent que le plus grand froid de cet hiver
-n'approchait pas de celui qu'ils avaient ressenti dans certaines
-années. On raconte même qu'il y eut un hiver où le froid fut si
-vif, qu'un gouverneur de province, en allant de sa maison à la
-chancellerie, qui n'en était pas éloignée de plus de cinquante pas,
-quoiqu'il fût enveloppé dans une longue pelisse, et qu'il eût un
-capuchon fourré qui lui couvrait toute la tête, eut les mains, les
-pieds et le nez gelés, et qu'on eut beaucoup de peine à le guérir
-de cet accident. Pendant l'hiver que nous passâmes à Yakoutsk, le
-thermomètre marquait quelquefois soixante-douze degrés au-dessous de
-zéro (trente-quatre degrés centigrades). On juge bien que sous un
-pareil ciel les hommes sont souvent exposés à avoir des membres gelés.
-
-Voici les indices du mal et les remèdes qu'on y apporte. Un membre
-qui vient d'être gelé n'a plus aucune sensibilité; il n'y reste
-aucune trace de rougeur, et il est plus blanc qu'aucun autre endroit
-du corps. Pour rétablir la partie gelée, on conseille ordinairement
-de la frotter bien fort avec de la neige. Lorsqu'on commence à
-s'apercevoir que quelque sensibilité y revient, on continue le
-frottement; mais au lieu de neige on se sert d'eau froide. Quand
-la congélation n'a pas duré bien longtemps, et n'est arrivée qu'en
-passant d'une maison à une autre, le remède le plus prompt est de
-bien frotter le membre avec un morceau de laine. Ce moyen est en
-usage à Yakoutsk, et je l'ai moi-même éprouvé avec assez de succès;
-mais quand le membre a été gelé pendant un temps considérable, les
-frottements avec la neige, avec l'eau froide et avec la laine ne
-servent à rien. Il faut dans ce cas plonger le membre gelé dans la
-neige, ensuite dans l'eau froide, et l'y tenir très-longtemps, après
-quoi l'on en vient au frottement. Les Yakoutes, dont les Russes ont
-adopté la méthode, couvrent les membres gelés de fiente de vache
-ou de terre glaise, ou de ces deux choses mêlées ensemble en même
-temps. On prétend que ce remède dissipe peu à peu l'inflammation du
-membre gelé, et lui rend la vie: il est encore regardé comme un bon
-préservatif. La plupart des Yakoutes, lorsqu'ils sont obligés de
-faire un voyage un peu long par un grand froid, enduisent de cette
-espèce d'onguent toutes les parties dont on craint la congélation;
-et tous assurent que s'ils ne sont pas entièrement garantis par cet
-enduit, il ralentit du moins l'effet de la gelée.
-
-La manière de vivre des Yakoutes ne diffère pas beaucoup de celle
-des autres nations de Sibérie; mais ils ont un usage dont il n'y
-a peut-être point d'exemple chez aucun autre peuple du monde:
-lorsqu'une femme yakoute a mis au monde un enfant, la première
-personne qui entre dans la jurte donne le nom au nouveau-né.
-
-C'est à Yakoutsk que nos voyageurs devaient trouver toutes les
-facilités nécessaires pour se transporter au Kamtchatka; mais,
-malgré les ordres du sénat de Saint-Pétersbourg, qui apparemment
-avait peu de puissance en raison de son éloignement, la chancellerie
-de Yakoutsk ne leur fournit ni bâtiments, ni équipages pour pouvoir
-se rendre à Okhotsk, d'où l'on s'embarque sur la mer du Kamtchatka;
-ils résolurent donc de reprendre la route de Saint-Pétersbourg.
-Considérant, dit le docteur Gmelin, qu'il y avait déjà quatre années
-que nous étions partis de Saint-Pétersbourg, tandis qu'on nous avait
-fait espérer que notre voyage ne durerait en tout que cinq ans,
-nous comprîmes que, quand tout réussirait à notre gré, quand nous
-trouverions toutes les facilités possibles pour passer au Kamtchatka,
-il y aurait déjà cinq ans d'écoulés, et qu'il fallait compter
-encore au moins deux ans pour le retour, outre le temps de notre
-séjour dans cette presqu'île. Nous n'avions, d'ailleurs, nullement
-envie d'habiter éternellement les contrés sauvages de la Sibérie.
-Nous prîmes donc, le professeur Muller et moi, les arrangements
-nécessaires pour notre départ de Yakoutsk.
-
-Les glaces de la mer fondent presque toujours dans le même temps que
-le Iénisée dégèle à son embouchure; ce qui arrive communément vers le
-12 juin. La mer est bientôt nettoyée, lorsqu'il souffle des vents de
-terre qui chassent les glaces. Une circonstance remarquable, c'est
-que, même après que les vents de terre n'ont pas cessé de souffler
-pendant quinze jours, on retrouve encore de la glace sur le bord de
-la mer, quand les vents nord et nord-ouest ont soufflé seulement
-pendant vingt-quatre heures, sans même être violents: ce qui semble
-indiquer que l'origine de cette glace ne peut être fort éloignée, et
-que le froid doit provenir d'une grande île ou d'un continent, et de
-la mer Glaciale. Cette dernière conjecture paraît confirmée par les
-navigations que les Russes ont poussées à plusieurs reprises jusqu'au
-78e degré de latitude septentrionale, point d'où les vaisseaux ne
-pouvaient pas pénétrer plus loin à cause des glaces.
-
-Si la mer dégèle tard, elle gèle de bonne heure. Vers la fin du mois
-d'août, on n'est plus sûr de ne pas trouver la mer glacée. Il ne
-faut, avec le calme, qu'un froid ordinaire pour qu'elle soit couverte
-de glace en un quart d'heure; mais quand elle est gelée de si bonne
-heure, il n'est pas sûr non plus qu'elle reste en cet état jusqu'à
-l'hiver. Quoi qu'il en soit, il est certain que la mer ne gèle jamais
-plus tard que le premier octobre, et qu'ordinairement elle gèle plus
-tôt.
-
-Il pleut rarement dans le printemps à Ieniseisk; et pendant l'été
-le ciel y est presque toujours serein. Le tonnerre y est fort rare,
-et l'on n'y connaît point du tout les éclairs. En automne, il y a
-des brouillards continuels, et les murs suintent sans cesse dans les
-maisons et dans les cabanes; en hiver, il y a de fréquentes tempêtes.
-
-Depuis le commencement d'octobre jusque vers la fin de décembre, on
-voit beaucoup d'aurores boréales, mais qui sont de deux espèces. Dans
-l'une, il paraît entre le nord-ouest et l'ouest un arc lumineux d'où
-s'élèvent, à une hauteur moyenne, quantité de colonnes lumineuses;
-ces colonnes s'étendent vers différents points du ciel, qui est
-tout noir au-dessous de l'arc, quoiqu'on aperçoive quelquefois les
-étoiles au travers de cette obscurité. Dans l'autre espèce, il
-paraît d'abord au nord et au nord-est quelques colonnes lumineuses
-qui s'agrandissent peu à peu, et occupent un grand espace de ciel;
-ces colonnes s'élancent avec beaucoup de rapidité, et couvrent enfin
-tout le ciel jusqu'au zénith, où les rayons viennent se réunir.
-C'est comme un vaste pavillon brillant d'or, de rubis et de saphirs,
-déployé dans toute l'étendue du ciel. On ne saurait imaginer un plus
-beau spectacle; mais quand on voit pour la première fois cette aurore
-boréale, on ne peut la regarder sans effroi, parce qu'elle est
-accompagnée d'un bruit semblable à celui d'un grand feu d'artifice.
-Les animaux mêmes en sont, dit-on, effrayés. Les chasseurs qui sont
-à la quête des renards blancs et bleus des cantons voisins de la mer
-Glaciale, sont souvent surpris par ces aurores boréales. Leurs chiens
-en sont épouvantés, refusent d'aller plus loin, et restent couchés à
-terre en tremblant, jusqu'à ce que le bruit ait cessé; cependant ces
-effrayants météores sont ordinairement suivis d'un temps fort serein.
-
-On n'avait depuis longtemps aucune nouvelle du professeur De la
-Croyère: les trois professeurs, depuis leur séparation, avaient
-presque toujours suivi des directions opposées qui les éloignaient
-de plus en plus les uns des autres. On reçut enfin de lui une lettre
-qui marquait que vers la fin d'août 1737, il était parti par eau de
-Yakoutsk, et qu'il avait eu le bonheur d'atteindre Simowic, située
-à plus de douze cents werstes au-dessous de Yakoutsk. Il semblait,
-disait-il, que le ciel et la terre fussent conjurés contre lui;
-qu'ils eussent suscité tous les éléments pour traverser de toutes
-les façons imaginables les entreprises qu'il avait formées dans
-l'intérêt de la science, au péril de sa vie. Le ciel avait été
-presque continuellement couvert de nuages, et le grand froid avait
-gâté tous ses instruments météorologiques; en sorte qu'il ne lui
-restait plus aucun de ses meilleurs thermomètres, parce qu'il les
-avait tous emportés avec lui, pour n'en pas manquer dans les lieux
-où il comptait pouvoir surprendre le froid, pour ainsi dire, à sa
-source. Il ajoutait que, voulant savoir jusqu'à quelle profondeur
-la terre était gelée sous ce rigoureux climat, il s'était servi de
-la houe; mais que la terre, pour éluder ses recherches, avait pris
-la dureté du marbre; qu'elle ne s'était laissé pénétrer en aucun
-endroit, et que les plus forts instruments de fer s'étaient brisés
-sous les efforts redoublés des plus robustes travailleurs; qu'il
-n'avait pas trouvé l'eau plus docile qu'au commencement de février.
-Ayant fait creuser la glace jusqu'à l'eau courante, pour voir si
-l'eau dans ces cantons, sans perdre sa fluidité, était susceptible
-d'un plus fort degré de froid que dans les pays où la congélation
-est au trente-deuxième degré Fahrenheit (quinze degrés centigrades),
-il avait suspendu dans ce trou le seul thermomètre qui lui restait,
-et que dix à douze minutes après, tout au plus, le thermomètre était
-engagé dans trois pouces dix lignes de glace, et si fortement pris,
-qu'avec toutes les précautions qu'il mit en usage pour le détacher de
-ce ciment glacial, il n'avait pu l'en retirer que par pièces; que le
-froid alors était si vif, qu'il ne pouvait tenir sa main l'espace de
-dix minutes au grand air sans risquer de l'avoir gelée; que pendant
-tout le temps qu'il avait séjourné dans ce canton-là, les vents
-avaient soufflé entre nord-ouest et nord-nord-est; qu'on ne voyait
-ni ciel ni terre, lorsque le vent venait tout à coup à changer de
-direction, et qu'il amenait souvent une si forte poussière de neige,
-qu'en la voyant on aurait dit que tout l'air était converti en neige;
-que le feu même, dont on pouvait espérer au moins des services, lui
-avait quelquefois refusé les secours qu'il en attendait, et qu'il
-avait eu souvent les doigts gelés près d'un grand feu; qu'enfin
-l'air, dans ces climats glacés, avait été pendant son séjour d'une
-si mauvaise qualité, qu'environ la moitié des habitants, quoique
-indigènes, avaient péri par des maladies épidémiques.
-
-Après beaucoup de recherches sur la chasse des rennes et sur celle
-des renards blancs et bleus, le docteur Gmelin rapporte, sur la foi
-des chasseurs, qu'ils s'éloignent souvent de leurs habitations à la
-distance de quarante, de cinquante et de cent werstes, pourvu qu'ils
-aient quelque espérance de réussir. Ainsi ces sortes de chasses sont
-de vrais voyages. Dans l'hiver, où elles sont les plus fréquentes,
-il s'élève quelquefois des tempêtes si furieuses, qu'on ne voit pas
-devant soi la moindre trace de chemin, et qu'on est forcé de rester
-dans l'endroit où l'on se trouve jusqu'à ce que l'ouragan soit
-passé. Comme chaque chasseur est pourvu d'une petite tente qu'il
-porte partout, pour lui et pour son chien, il la dresse alors et
-se met à couvert des injures du temps. Aucun ne s'expose dans ces
-longues courses sans avoir des vivres pour quelques jours; et quand
-la tempête dure trop longtemps, ils diminuent chaque jour quelque
-chose de leur portion pour en prolonger la durée. Ces chasseurs
-sont aussi munis chacun d'une boussole, pour pouvoir retrouver leur
-chemin quand les ouragans en ont effacé les traces. Quand les neiges
-accumulées rendent les chemins impraticables, ils ont une sorte de
-chaussure avec laquelle ils glissent sur la neige sans y enfoncer.
-La boussole vue par le docteur Gmelin était en bois, et l'aiguille
-aimantée marquait assez bien: elle indiquait huit vents principaux
-qui avaient chacun leur nom. Les autres vents y étaient marqués, sans
-être désignés nommément; les vents intermédiaires étaient distingués
-par des lignes ou des points.
-
-A Mangaséa, sur un bras du Iénisée, le soleil était fort chaud, et
-dès le 14 juin il n'y avait plus aucune trace de neige, ni dans les
-rues, ni dans les champs. L'herbe poussait à vue d'œil. Le 15,
-on vit fleurir des violettes jaunes qui ne viennent guère que sur
-les montagnes de la Suisse et sur quelques autres aussi élevées.
-Ici, ces violettes croissaient en quantité sur un terrain bas entre
-les buissons. L'herbe, à la fin du mois de juin, avait un pied, et
-dans quelques endroits jusqu'à un pied et demi de hauteur. Depuis
-le 11, on ne voyait pas beaucoup de différence entre le jour et
-la nuit pour la clarté. On lisait à près de minuit la plus fine
-écriture, presque aussi bien qu'on l'aurait lue à midi, par un temps
-couvert, dans les pays plus méridionaux. Pendant toute la nuit,
-le soleil était visible au-dessus de l'horizon. Vers minuit, à la
-vérité, lorsqu'on était dans un endroit bas, on avait de la peine à
-voir entièrement le disque du soleil; mais en montant sur la tour,
-qui n'était pas même fort haute, on le voyait distinctement tout
-entier. On pouvait hardiment regarder cet astre sans en être ébloui:
-les rayons ne commençaient à se rendre bien sensibles qu'à plus de
-minuit passé. Toute la troupe des voyageurs ne put s'empêcher de
-célébrer ce magnifique spectacle, qu'aucun d'entre eux n'avait vu,
-et que, selon toutes les apparences, ils ne devaient jamais revoir.
-On se mit à table dans la rue, le visage tourné au nord; tout le
-monde regardait le soleil, sans en détourner un instant les yeux, et
-changeait de position à mesure que cet astre avançait. On jouit de ce
-rare spectacle jusqu'au moment où les rayons du soleil, qui prenait
-insensiblement de la force, devenus trop vifs, ne pouvaient plus
-qu'incommoder.
-
-Le docteur Gmelin visita la grande montagne d'aimant dans le pays
-des Baskirs. C'est, à proprement parler, une chaîne de montagnes qui
-s'étend du nord au sud, à la longueur d'environ trois werstes, et
-qui, du côté occidental, est divisée par huit vallons de différentes
-profondeurs, qui la coupent en autant de parties séparées. Du côté
-oriental est un steppe assez ouvert, dont la partie occidentale est
-éloignée d'environ cinq à six werstes du Jaïk; du même côté, et au
-pied de la montagne, passe encore un ruisseau sans nom qui, à deux
-werstes au-dessous, va se jeter dans le Jaïk. La septième partie ou
-section de la montagne, à compter de l'extrémité septentrionale, est
-la plus haute de toutes, et sa hauteur perpendiculaire peut être de
-quatre-vingts à quatre-vingt-dix brasses. Celle-ci produit aussi
-le meilleur aimant, non pas au sommet, qui est formé d'une pierre
-blanche tirant sur le jaune, et participe d'une espèce de jaspe,
-mais à environ huit brasses au-dessous. On voit là des pierres du
-poids de deux mille cinq cents à trois mille livres, qu'on prendrait
-de loin pour des pierres de grès, et qui ont toute la propriété de
-l'aimant. Quoiqu'elles soient couvertes de mousses, elles ne laissent
-pas d'attirer le fer ou l'acier à la distance de plus d'un pouce.
-Les faces exposées à l'air ont la plus forte action magnétique; ceux
-qui sont enfoncés en terre en ont beaucoup moins. D'un autre côté,
-les parties les plus exposées à l'air et aux vicissitudes du temps
-sont moins dures, et par conséquent moins propres à être armées. Une
-pierre d'aimant de la grandeur qu'on vient de décrire est composée de
-quantité de petits aimants, qui opèrent en différentes directions.
-Pour les bien travailler, il faudrait les séparer à la scie, afin que
-le bloc qui renferme la vertu de chaque aimant particulier demeurât
-tout entier; on obtiendrait vraisemblablement de cette façon des
-aimants d'une grande puissance. On taille ici des morceaux au hasard,
-et il s'en trouve plusieurs qui ne valent rien du tout, soit parce
-qu'on abat un morceau de pierre qui n'a point de vertu magnétique ou
-qui n'en renferme qu'une petite parcelle, soit parce que dans un seul
-morceau il se trouve deux ou trois aimants réunis. A la vérité, ces
-morceaux ont une vertu magnétique; mais comme elle ne converge pas
-vers un même point, il n'est pas étonnant que l'effet d'un pareil
-aimant soit sujet à bien des variations.
-
-L'aimant de cette montagne, à l'exception de celui qui est exposé
-à l'air, est d'une grande dureté, tacheté de noir, et rempli de
-tubérosités qui ont de petites parties anguleuses, comme on en voit
-souvent à la surface de la pierre sanguine, dont il ne diffère que
-par la couleur; mais souvent, au lieu de ces parties anguleuses, on
-ne voit qu'une espèce de terre d'ocre. En général les aimants qui
-ont ces petites parties anguleuses ont moins de vertu que les autres.
-La portion de la montagne où sont les aimants est presque entièrement
-composée d'une bonne mine d'acier, qu'on tire par petits morceaux
-entre les pierres d'aimant. Toute la section de la montagne la plus
-élevée renferme une pareille mine; mais plus elle s'abaisse, moins
-elle contient de métal. Plus bas, au-dessous de la montagne d'aimant,
-il y a d'autres pierres ferrugineuses, mais qui rendraient fort peu
-de fer si l'on voulait les faire fondre. Les morceaux qu'on en tire
-ont la couleur du métal, et sont très-lourds. Ils sont inégaux en
-dedans, et ont presque l'air de scories, si ce n'est qu'on y trouve
-beaucoup de ces parties anguleuses. Ces morceaux ressemblent assez,
-à l'extérieur, aux pierres d'aimant; mais ceux qu'on tire à huit
-brasses au-dessous du roc n'ont plus aucune vertu. Entre ces pierres,
-on trouve d'autres morceaux de roc qui paraissent composés de
-très-petites parcelles de fer, dont ils montrent en effet la couleur.
-La pierre par elle-même est pesante à la vérité, mais fort molle;
-les parcelles, intérieurement, sont comme si elles étaient brûlées,
-et elles n'ont que peu ou point de vertu magnétique. On trouve aussi
-de loin à loin un minerai brun de fer dans des couches épaisses d'un
-pouce, mais il rend peu de métal. La section la plus méridionale, ou
-la huitième partie de la montagne, ressemble en tout à la septième,
-si ce n'est qu'elle est plus basse. Les aimants de cette dernière
-section n'ont pas été trouvés d'une aussi bonne qualité. Toute la
-montagne est couverte de plantes et d'herbes, qui sont presque
-partout assez hautes. On voit aussi par intervalles, à mi-côte et
-dans les vallées, de petits bosquets de bouleaux. Cette montagne, au
-reste, outre cet aimant, n'offre qu'un roc ordinaire; seulement en
-certains endroits on y rencontre de la pierre à chaux.
-
-(Suivent d'autres détails du voyage, qui n'offrent pas assez
-d'intérêt pour être relatés.)
-
-
-
-
-CHAPITRE II
-
-PÉNINSULE DU KAMTCHATKA,
-EXPLORÉE DANS LES ANNÉES 1770-1771, PAR LE COMTE BENIOWSKI.
-
-
-Voici une description abrégée de cette péninsule d'après les Mémoires
-du comte Maurice-Auguste Beniowski, dont nous avons publié séparément
-la vie et les aventures.
-
-
-CONSTITUTION PHYSIQUE DU PAYS
-
-La péninsule de Kamtchatka forme l'extrémité du nord-est de l'Asie;
-sa côte occidentale est très-sinueuse, forme différents ports et est
-coupée par plusieurs rivières, dont la plus considérable est celle de
-Bolsha. Les vaisseaux d'Okhotsk entrent dans cette rivière, ce qu'ils
-ne peuvent faire cependant avec sûreté que dans le temps des marées
-du printemps, qui montent alors jusqu'à dix pieds. Il est difficile
-de remonter cette rivière, à cause de la rapidité du courant et du
-grand nombre d'îles qu'elle contient.
-
-Le Kamtchatka, en ouvrant asile à nos navigateurs pendant l'hiver,
-les engage à tenter de nouvelles découvertes. A présent ce n'est
-qu'un rendez-vous et un entrepôt pour l'échange des riches fourrures
-que les chasseurs apportent des îles Kouriles et Aléoutiennes; mais
-si l'on jugeait à propos d'établir des colonies dans ces îles, et
-d'entretenir un commerce avec la Chine, le Japon, la Corée, etc., le
-Kamtchatka deviendrait une source de richesse et de prospérité pour
-la Russie.
-
-Cette presqu'île peut servir aussi à établir une communication
-entre les deux continents de l'Asie et de l'Amérique. Le seul port
-commode sur la côte orientale est la baie d'Avatcha, nommée Racova.
-Le gouverneur du Kamtchatka a bâti un fort régulier capable d'en
-défendre l'entrée.
-
-Les habitants de la zone torride voient dans le soleil la source du
-feu; mais les nations septentrionales la trouvent dans les volcans.
-Il y en a plus de vingt dans la presqu'île du Kamtchatka; les
-plus célèbres sont à Avatcha, Tolbachz, et près de la rivière de
-Kamerolteira. Les mêmes principes qui ont dont donné naissance aux
-volcans, ont produit un grand nombre de sources chaudes qui ont la
-vertu des eaux minérales. L'eau qui coule de ces sources est couverte
-d'une écume noire.
-
-Toutes les tentatives faites pour la production du grain ont été sans
-succès, excepté dans des terrains préparés par des engrais. Quoiqu'il
-y croisse naturellement assez de bois pour la construction des
-huttes, il n'y en a point de propre à la construction des vaisseaux.
-On trouva dans toute l'étendue de la province cinq vaches, deux
-taureaux, qui étaient nourris avec de l'écorce de bouleau neuf mois
-de l'année, car il n'y a de verdure que du mois de juillet au mois de
-septembre.
-
-Le climat et la température du Kamtchatka ne sont pas non plus aussi
-doux que plusieurs écrivains l'ont prétendu. Un brouillard continuel,
-qui couvre tout le pays, produit des affections scorbutiques et
-d'autres maladies qui nuisent à la population. La rigueur du
-froid est telle, que durant le dernier hiver (1769), on a trouvé
-plusieurs soldats gelés dans leurs postes. Le long séjour de la neige
-occasionne la cécité, de sorte que les naturels ne passent guère
-quarante ans sans devenir aveugles.
-
-
-PRODUCTIONS
-
-Le Kamtchatka produit des métaux. Près d'Avatcha il y a des
-mines d'or, et près de Girova des mines de cuivre. Les montagnes
-fournissent du cristal de roche, dont quelques échantillons sont
-verts et rouges; les naturels s'en servent pour faire des pointes
-à leurs javelines. Les seules espèces d'arbres qui croissent au
-Kamtchatka sont une sorte de sapin bâtard, des cèdres, des saules
-et des bouleaux; le cèdre porte une graine que les habitants aiment
-beaucoup; l'écorce des saules et des bouleaux leur tient lieu de
-pain. La seule plante utile est le _sarana_, qui fleurit et donne du
-fruit au mois d'août. Les Kamtchadales en font de grandes provisions,
-et en forment avec leur caviar une certaine pâte qu'ils trouvent
-délicieuse, mais qui, pour d'autres, n'empêcherait pas de mourir de
-faim. Outre le sarana, le gouvernement a fait ramasser une plante
-nommée vinoroya, d'où l'on extrait une sorte d'eau-de-vie qui produit
-un faible revenu; mais l'usage en est dangereux, car cette plante est
-un poison des plus actifs.
-
-
-ANIMAUX
-
-Le Kamtchatka ne brille pas beaucoup du côté du règne animal. Le
-premier rang est dû aux chiens, qui tiennent lieu de chevaux de
-trait, et dont la peau, après leur mort, sert de vêtements. Les
-chiens du Kamtchatka sont grands, forts, laborieux; on les nourrit
-avec de l'opana, composition faite de vieux poisson et d'écorce de
-bouleau; mais plus communément ils sont obligés de chercher eux-mêmes
-leur nourriture, c'est-à-dire quelques poissons, qu'ils trouvent
-dans les rivières produites par les sources chaudes.
-
-Le renard vient après le chien. Sa peau est du plus beau lustre, et
-dans la Sibérie il n'y a point de fourrure qui puisse soutenir la
-comparaison avec la peau de renard du Kamtchatka.
-
-Le bélier de ce pays est un excellent manger; sa peau est d'un
-très-grand prix, et ses cornes sont aussi un objet de commerce; mais
-dans ces dernières années le nombre en a beaucoup diminué.
-
-La martre zibeline est très-commune au Kamtchatka; les naturels sont
-constamment à la chasse de cet animal, ainsi que les étrangers. Le
-nombre des martres apportées l'année dernière (1770) du Kamtchatka au
-marché se montait à six mille huit cents. La fourrure de la marmotte
-est très-chaude et très-légère.
-
-Les ours sont très-nombreux; leur humeur est assez pacifique,
-et jamais ils ne font de mal que pour leur propre défense. Les
-chasseurs sont obligés de chasser l'ours pour leur subsistance;
-souvent ils reviennent déchirés; mais l'ours tue rarement: il semble
-que cet animal épargne la vie de son ennemi, quand celui-ci n'est
-plus à craindre. Il n'y a point d'exemple qu'il ait blessé une femme.
-Ces animaux sont gras en été, et maigres en hiver.
-
-Le _manate_ ressemble à la vache par la tête. Les femelles ont deux
-mamelles, et tiennent leurs petits contre leur sein. Les Français ont
-appelé cet animal _lamentin_, à cause de son cri. Sa peau est noire
-et rude, épaisse comme l'écorce d'un chêne, et capable de résister
-au tranchant de la hache. Ses dents sont préférées à l'ivoire. Le
-Kamtchatka en produit annuellement de deux cent cinquante à trois
-cents livres. La chair ressemble à celle du bœuf parvenu à son
-entière croissance, et, quand le lamentin est jeune, à celle du veau.
-
-On trouve ici des castors. La peau de cet animal est aussi douce que
-le duvet; ses dents sont petites et bien affilées; sa queue, courte,
-plate et large, se termine en pointe. On le prend à la ligne, et
-quelquefois on le tire sous la glace.
-
-Le lion de mer est de la taille d'un bœuf; son cri est
-épouvantable; mais, heureusement pour les navigateurs, c'est un
-des signes qui annoncent le voisinage de la terre, pendant les
-brouillards si communs en ce pays. Cet animal est timide; on le
-harponne, ou bien on le tire à coups de fusils ou de flèches.
-
-Le veau marin se trouve en grande quantité près de toutes les îles et
-de tous les promontoires; il ne s'éloigne jamais de la côte, mais il
-remonte l'embouchure des rivières pour dévorer le poisson. On se sert
-de sa peau pour faire des bottines. Les habitants le prennent à la
-ligne.
-
-Le Kamtchatka produit quantité de différentes sortes de poissons,
-depuis la baleine jusqu'aux plus petites espèces; mais les oiseaux
-sont en très-petit nombre.
-
-
-HABITANTS INDIGÈNES
-
-Les Kamtchadales d'origine se désignent entre eux par le nom
-d'_Itelmen_, mot qui signifie habitants du pays. Si nous voulions
-discuter leur origine d'après les formes de leur langage, nous les
-croirions descendants des Tatares Mongols: leur figure ressemble
-assez à celle de ce peuple; ils ont les cheveux noirs, la barbe peu
-fournie, la face large et aplatie. Cette nation n'a aucune tradition
-sur son origine; elle était nombreuse à l'arrivée des premiers
-Cosaques, mais ce nombre a depuis lors prodigieusement diminué.
-
-Les naturels du Kamtchatka n'ont d'autre subsistance que du poisson,
-des racines, de la chair d'ours, de l'écorce d'arbre; leur boisson
-est de l'eau, et quelquefois de l'eau-de-vie, qu'ils paient très-cher
-aux marchands.
-
-Ils ont à présent des habits, avantage dont ils sont redevables aux
-Européens; mais cet avantage leur a coûté bien cher, si on le met
-dans la balance avec le traitement barbare et tyrannique qu'ils ont
-éprouvé de leurs nouveaux maîtres.
-
-Leurs femmes ont un penchant extraordinaire pour le luxe, à tel
-point qu'elles ne font jamais la cuisine sans avoir leurs gants,
-et qu'aucun motif ne pourrait les décider à se laisser voir par un
-étranger sans gants et sans rouge, dont elles portent une couche
-épaisse sur leur hideuse figure.
-
-Les Kamtchadales ont deux sortes d'habitations: celle d'hiver
-s'appelle _jurte_, et celle d'été _balagan_.
-
-Toute la religion des naturels consiste à croire que leur Dieu,
-après avoir d'abord demeuré dans le Kamtchatka, fixa son séjour
-pendant plusieurs années sur les bords de chaque rivière, et peupla
-ces lieux avec ses enfants, auxquels il donna pour héritage tout le
-pays d'alentour, avant de disparaître lui-même pour aller s'établir
-ailleurs. C'est pour cette raison qu'ils ne veulent jamais quitter un
-domaine si ancien et d'ailleurs si peu aliénable.
-
-Le peuple n'a que des sensations purement animales. Pour lui, le
-bonheur consiste dans l'inaction et la satisfaction des sens. Il est
-impossible de persuader à ces hommes grossiers qu'il puisse y avoir
-aucun genre de vie plus agréable que le leur: celle qu'on mène en
-Russie ne leur paraît digne que de mépris et de dédain.
-
-Il est difficile d'imaginer quel motif peut allumer la guerre entre
-des hommes si misérables, qui n'ont rien à perdre ni à gagner;
-mais il est certain qu'ils sont très-vindicatifs. Leurs guerres ne
-peuvent avoir d'autre objet que celui de faire des prisonniers, pour
-condamner les hommes à les servir. On ne peut douter cependant que
-les Cosaques, à leur arrivée, n'aient excité des troubles et des
-différends parmi eux, dans l'intention de profiter de leurs guerres
-intestines. La conquête de cette nation a été pour eux une tâche
-difficile, et, quoique faible et dénuée, elle s'est montrée terrible
-dans sa défense. Elle a employé le stratagème et la trahison quand la
-force était sans succès; et s'il est vrai qu'elle soit lâche, il ne
-l'est pas moins qu'elle est assez peu attachée à la vie pour que le
-suicide soit très-commun chez elle. On cite des exemples de naturels
-assiégés par les Cosaques dans leur dernier asile, et qui, n'ayant
-plus aucun espoir d'échapper, ont commencé par couper la gorge à
-leurs femmes et à leurs enfants; ils se sont ensuite tués eux-mêmes.
-L'usage du machomor devient une ressource pour eux en pareil cas;
-une certaine dose les plonge dans un profond sommeil, qui les prive
-de toutes sensations et termine leurs jours. C'est une espèce de
-champignon fort commun dans le pays, dont l'infusion cause l'ivresse
-et la gaieté, mais dont l'excès produit de fortes convulsions suivies
-de la mort.
-
-
-
-
-CHAPITRE III
-
-CAPTIVITÉ ET SÉJOUR DU GÉNÉRAL KOPEC (JOSEPH), EN 1795-1799.
-
-
-Né en Lithuanie vers 1762, Kopec embrassa fort jeune la carrière
-militaire, et servit dans la cavalerie polonaise, d'abord comme
-simple soldat. Étant parvenu au grade d'officier supérieur, il fit la
-campagne de 1792 contre les Russo-Moscovites qui avaient envahi la
-Pologne, et fut un de ceux qu'on força de s'enrôler dans l'armée de
-la tzarine Catherine II. Deux ans plus tard, une occasion favorable
-pour se soustraire à cette violence lui étant présentée, Kopec
-s'empressa d'en profiter, et, malgré le soin avec lequel on le
-surveillait aux environs de Kiow, il parvint le premier à se joindre,
-avec son corps, aux insurgés de la Pologne commandés par le célèbre
-Kosciuszko. Ayant pris alors le commandement d'une brigade, il servit
-pendant le reste de cette campagne, et se fit surtout distinguer
-au premier siége de Varsovie, que les Prussiens furent forcés
-d'abandonner; mais, blessé à la bataille de Maciciowice, il tomba,
-avec les autres généraux polonais, entre les mains des Moscovites et
-fut condamné à être exilé en Sibérie.
-
-Rentré sous le règne de Paul Ier dans son pays, le général Kopec
-mourut en 1830, laissant un manuscrit qui contenait ses mémoires.
-La principale partie de ces mémoires, traduite du polonais par M.
-L. Chodzko, ayant paru il y a quelque temps, nous donnons ici les
-détails qui se rattachent à la captivité et au séjour de l'auteur
-dans la presqu'île de Kamtchatka.
-
-
-I
-
- Kiow, Smolensk, Moscou, Kazan (villes).
-
-Voici d'abord comment l'auteur raconte son arrivée à Kiow, ville
-autrefois polonaise, où il fut transporté quelques jours après la
-malheureuse bataille de Maciciowice, livrée le 10 octobre 1794.
-
-On me sépara sur-le-champ de mes compatriotes, et on m'enferma dans
-un bâtiment vieux et humide. Le factionnaire ne devait me parler
-sous aucun prétexte. L'officier à qui était confiée ma surveillance
-m'amena sa femme en me disant qu'elle me vendrait un bonnet fourré
-pour me garantir du froid; je me privai du dernier argent qui me
-restait pour faire cet achat.
-
-Le sixième jour de ma captivité, on m'éveilla à minuit pour me jeter
-dans une _kibitka_ (voiture) grande comme un coffre, garnie au dehors
-avec des peaux de bœuf, et au dedans avec du fer. Cette kibitka
-avait une petite ouverture qui servait à faire passer la nourriture
-qu'on me donnait. On me traitait avec une cruauté toute spéciale,
-on me regardait comme un grand criminel, et les horreurs du secret
-n'étaient pas suffisantes pour moi; je n'eus plus de nom, et on me
-désigna seulement par un numéro!
-
-Je voyageai sept jours et sept nuits dans cette kibitka; mes
-blessures étaient encore saignantes, et je n'avais qu'un peu de
-paille pour reposer ma tête. A Smolensk, le peuple se pressait en
-foule pour voir ce qu'on avait pu renfermer dans ce coffre au-dessus
-duquel étaient assis deux soldats armés jusqu'aux dents; je fus
-déposé dans une grande chambre d'où j'entendais des gémissements
-et le bruit des armes. Après avoir franchi un long corridor, je
-fus poussé dans une espèce de niche, faiblement éclairée par une
-lampe, et gardée par plusieurs soldats. Le jour n'arrivait jamais
-jusqu'à moi, et les soldats ne proféraient pas une parole. Le
-sommeil m'abandonna complétement, et je vécus ainsi quatre semaines.
-Le quinzième jour, le commandant de la prison vint me visiter; ce
-commandant était un tigre à face humaine, et on l'avait chargé du
-martyre des Polonais; il me fit sortir de ma niche et me força à
-parcourir avec lui plusieurs rues de la ville; j'avais des vertiges,
-je marchais au hasard, je ne voyais rien, je pensais qu'on me
-conduisait à la mort. Enfin nous arrivâmes devant un grand bâtiment,
-et le commandant me dit que c'était le palais de la tzarine et que
-j'allais m'y divertir. On m'introduisit dans une salle où se tenaient
-des juges autour d'une table. On me fit asseoir, et on commença à
-m'interroger sur ma naissance, ma religion et les circonstances de
-ma vie. Voici les questions qu'on me fit, ainsi que mes réponses.
-
-«Avez-vous prêté serment?
-
---Pendant vingt ans que j'ai été au service j'ai prêté serment
-plusieurs fois.
-
---Mais quel a été le dernier serment que vous avez prêté?
-
---Le dernier, le plus important, c'est celui où j'ai promis de donner
-à ma patrie jusqu'à la dernière goutte de mon sang, et où j'ai promis
-de supporter avec courage tous les tourments.
-
---Mais il ne s'agit point de cela. Dites-nous si vous avez prêté
-serment de fidélité à l'impératrice notre auguste souveraine?
-
---Le serment a été arraché par la force et la violence.
-
---Et vous n'attachez aucune importance à ce serment?
-
---L'amour de ma patrie me commande de l'oublier.»
-
-A ces mots les juges se levèrent de leurs siéges et me firent ramener
-dans ma prison. Trois jours après je reparus devant les juges, qui
-m'adressèrent les questions suivantes:
-
-«Qui vous a annoncé le mouvement révolutionnaire de Cracovie? Quels
-hommes étaient de connivence avec vous? et de qui avez-vous reçu des
-secours?
-
---Je ne puis répondre à ces questions; mais ce que je puis dire,
-c'est qu'aucun citoyen n'était de connivence avec moi, et que
-personne ne m'a donné de secours, car j'étais peu connu. En
-rejoignant mes compatriotes j'ai été guidé par l'amour de ma patrie;
-je suis militaire, j'ai fait mon devoir; je suis blessé, j'ai été
-fait prisonnier, et on me traite comme un criminel!»
-
-On me fit écrire tout ce que j'avais dit, et on me transporta dans
-une vaste salle éclairée par quarante croisées et munie de quatre
-poêles. Le froid me saisit, et je tombai dangereusement malade; je
-demandai un confesseur, on me le refusa: je pensais que j'allais
-mourir sans me réconcilier avec Dieu, mais je n'étais qu'au
-commencement de mes épreuves!
-
-Ma maladie fit en quelques jours des progrès si rapides qu'on eut
-enfin pitié de moi, et qu'on me transporta dans une chambre plus
-petite et plus chaude. Ma croisée, qui donnait sur le cimetière,
-était grillée, et de mon lit de douleur je voyais des enterrements et
-j'entendais le chant des popes (prêtres schismatiques).
-
-Quoique mes jours fussent en péril, on me traitait avec la même
-rigueur. Pendant ma maladie, on amena plus de trois mille prisonniers
-polonais; la cruauté, les mauvais traitements qu'on exerça sur eux en
-firent périr la moitié. Le commandant, croyant que ma fin approchait,
-me dit que Szmigielski, mon ancien valet de chambre, se trouvait à
-Smolensk depuis trois mois.
-
-Ce bon serviteur, après la bataille de Maciciowice, obtint un
-passeport de Souvaroff, général russe, réunit quatre cents ducats
-(ayant chacun onze francs de valeur), et se mit à parcourir le pays
-pour me chercher. Arrivé à Smolensk, il fut instruit de mon sort; il
-s'adressa au commandant, qui, après s'être fait payer son obligeance,
-lui permit de me voir. Notre joie fut au comble. Szmigielski n'avait
-dépensé que cent ducats dans ses voyages, et le reste servit à
-rendre ma position plus supportable. Après quatre mois de séjour à
-Smolensk, un ordre de Catherine II vint disperser les Polonais sur
-différents points. On me réservait, à moi, le plus rude châtiment,
-et l'on m'envoya au fond du Kamtchatka. Il fallut me séparer de mon
-brave valet de chambre, on m'y contraignit, et depuis lors je n'ai pu
-savoir ce qu'il était devenu.
-
-Je partis la nuit dans une kibitka; un officier, quatre
-sous-officiers et quelques soldats m'escortaient. Nous voyageâmes
-cinq jours et cinq nuits sans nous arrêter.
-
-On me fit traverser Moscou sans voir la ville, puis on me conduisit à
-Kasan, et de là à Irkoutsk (Sibérie). Dans le trajet de Smolensk à
-Irkoutsk, trois soldats de l'escorte moururent, et en voici la cause:
-comme ils étaient presque toujours dans un état complet d'ivresse,
-ils tombaient du haut de la kibitka où ils étaient assis; ces chutes
-donnaient des secousses affreuses à ma triste voiture, et sans mon
-sac de paille j'aurais eu la tête brisée.
-
-Pendant mon séjour à Kasan, on me mit dans une chambre dont
-la croisée donnait sur la rue; je vis passer plusieurs de mes
-compatriotes, qui m'instruisirent des événements que ma captivité
-me laissait ignorer. Malheureusement on surprit bientôt mes
-intelligences avec le dehors, et l'on cloua des planches devant ma
-croisée. A travers la petite ouverture qui était pratiquée dans ma
-kibitka, je vis, sur la route de Kasan à Tobolsk, une grande quantité
-d'hommes marqués au front et à qui on avait coupé le nez.
-
-Un jour, je me sentis tellement malade que je demandai à l'officier
-de nous arrêter pendant quelques heures; il me répondit que si
-je mourais il porterait mon cadavre à sa destination, et que si
-l'escorte était arrêtée par des brigands pour me délivrer, il avait
-ordre de me tuer avant qu'on s'emparât de moi.
-
-
-II
-
- Nijni-Oudinsk (ville).--Irkoutsk (ville).--Kiringa
- (colonie).--Yakoutsk et Okhotsk (villes).--Générosité d'un
- marchand.--Embarquement.--Naufrages.--Iles Kouriles.
-
-J'arrivai à Nijni-Oudinsk dans un état de souffrance impossible à
-décrire. Après avoir pris un peu de repos, nous nous remîmes en
-route, et nous arrivâmes à une colonie distante de 300 werstes (60
-lieues) de Irkoutsk. Là on joignit à notre convoi cinq Polonais, dont
-l'un était le dominicain de Minsk (religieux), et les quatre autres,
-de pauvres gentilshommes des environs d'Oszmiana, ville de Lithuanie.
-Ces derniers étaient innocents de tous délits politiques; mais comme
-ils portaient le nom de riches magnats, qui avaient été arrêtés et
-qui s'étaient rachetés, on avait pris les pauvres en compensation.
-
-La nuit suivante, au moment où tout était prêt pour le départ,
-l'officier fit semblant d'avoir des attaques de nerfs; il avait
-été volé, disait-il; on lui avait pris son portefeuille avec tout
-l'argent destiné pour notre voyage; ces sommes lui étaient confiées
-par le gouvernement, et il pleurait, il se roulait et s'agitait comme
-un possédé. L'officier, avant la nuit, avait enfoui le portefeuille
-sous terre, et pour qu'on n'eût aucun soupçon, il joua la comédie
-que je viens de rapporter. Mais, non content des attaques de nerfs,
-il alla faire sa déposition aux autorités; il exigea qu'on visitât
-ses effets et les nôtres; on ne trouva rien, bien entendu; seulement
-l'un des juges-instructeurs vola une montre au pauvre dominicain.
-L'officier se fit donner des certificats par les marchands de la
-ville, qui constataient que ce genre d'accident était très-fréquent.
-Le gouvernement renvoya de l'argent, et nous voyageâmes plus vite
-pour regagner le temps perdu.
-
-Après cinq mois de voyage, nous arrivâmes à Irkoutsk; cette ville
-est baignée par le fleuve d'Angora, qui prend sa source dans les
-montagnes de la Chine. Le commandant de la ville vint au-devant de
-nous, et à l'instant tous les prisonniers furent séparés. On me logea
-chez un marchand, et je me serais cru en paradis si je n'avais été
-prisonnier.
-
-Le commandant était plein de compassion; chaque jour il m'envoyait
-des mets de sa table. Un médecin vint me voir; il me saigna et me
-donna quelques médicaments en me recommandant de les ménager, car
-plus loin, disait-il, je ne trouverais ni médecin ni médicaments.
-Il me demanda ce que je prenais le matin. Je lui dis qu'autrefois
-je prenais du café, mais que j'en avais oublié le goût, tant il y
-avait longtemps que je n'en avais pris. Au moment de mon départ,
-il m'envoya un grand sac de cuir, bien attaché, en disant que je
-pourrais me servir des plantes médicinales qu'il contenait. Quelle
-fut ma surprise lorsque, plus tard, en ouvrant le sac, j'y trouvai du
-café moulu et un pain de sucre! Ces deux denrées coûtent très-cher à
-Irkoutsk.
-
-De son côté, le commandant vint me souhaiter un bon voyage, et
-m'offrit une belle fourrure de cerf, qui fut mise dans ma kibitka; je
-lui témoignais mon étonnement, car la saison était chaude et le froid
-semblait éloigné; mais il me dit que dans les contrées que j'allais
-parcourir, l'atmosphère était toute différente, et qu'après quelques
-jours de route je sentirais le froid. En effet, cette fourrure me fut
-de la plus grande utilité.
-
-Après avoir traversé des déserts, nous arrivâmes à une colonie
-appelée Kiringa. On me donna une chambre assez commode, dont les
-fenêtres, au lieu de vitres, avaient du mica aussi transparent que du
-verre. En examinant cette fenêtre, je vis des vers écrits en russe,
-et tracés par la main de la princesse Menzikoff, qui avait accompagné
-son mari dans son exil, et qui mourut de désespoir, vers le milieu du
-XVIIIe siècle.
-
-Plus tard, on me conduisit à Yakoutsk; je passai l'hiver et le
-printemps dans cette ville, où je trouvai le colonel S..., connu par
-ses atrocités. Après avoir commis bien des crimes en Pologne, il
-obtint de se faire nommer commandant de Yakoutsk.
-
-Je rencontrai un jour à dîner, chez le commandant, plusieurs de mes
-compatriotes; mais dès que la saison le permit, on nous sépara pour
-nous envoyer dans différentes directions.
-
-Notre convoi se composait de quatre mille chevaux; on m'en donna
-quatre pour mon usage. Le trajet que nous devions parcourir de
-Yakoutsk à Okhotsk était de 3,000 werstes (650 lieues de France),
-et cependant là n'était pas le terme de notre voyage. Il n'y avait
-aucune route tracée; tout l'espace était coupé par des vallées,
-par des côtes escarpées ou par quelques ruisseaux bien rares. Des
-ossements de chevaux qui avaient été dévorés par les ours, servaient
-de signes de parcours. Le prince Mischinskoï, qui venait d'être nommé
-commandant d'Okhotsk, faisait partie de notre convoi, ainsi que
-plusieurs marchands; nous avions aussi des militaires. Le prince, qui
-était dur et impertinent avec tout le monde et qui manqua à plusieurs
-des nôtres, se vit tout à coup abandonné de tous; force lui fut de
-faire des excuses; car en voyageant seul il aurait pu être dévoré par
-les ours.
-
-Sur les bords de l'Aldon se trouvait un cimetière où nous remarquâmes
-plusieurs tombes dont les inscriptions portaient le nom d'un voyageur
-ou d'un exilé. En côtoyant la mer, nous nous approchâmes d'Okhotsk.
-
-Le commandant prit à l'instant possession de sa nouvelle autorité, et
-les habitants se prosternèrent devant lui comme devant une divinité.
-J'espérais, d'après ce qu'il m'avait dit, être traité avec quelque
-douceur; mais on me mit dans une cabane de matelots, et sous leur
-surveillance.
-
-Okhotsk est bâti sur un banc de sable, entre la rivière d'Okhota
-et la mer. Cette ville se compose, en tout, d'une soixantaine de
-maisons habitées par des courtiers, des marchands, des employés du
-gouvernement, et quelques matelots qui construisent les bâtiments. Il
-y a une église schismatique et un pope. Quand la mer refoule les eaux
-de l'Okhota, les maisons sont submergées.
-
-Le commandant me permit de me promener souvent au bord de la mer,
-pour que je m'habituasse à l'air humide.
-
-Un jour, dans une de mes promenades solitaires, je m'assis sur un
-tronc d'arbre renversé, et je me mis à contempler cette majestueuse
-nature. Tout à coup j'aperçus un jeune homme, beau, élégamment vêtu,
-qui venait dans ma direction. Sa vue produisit sur moi une si étrange
-impression, que je crus un moment qu'il sortait du fond des eaux. Cet
-homme, en m'approchant, me demanda à quelle nation j'appartenais.
-«A la plus malheureuse, répondis-je.--Vous êtes donc Polonais,» me
-dit-il. Puis il ajouta: «Je connais la Pologne; je m'intéresse à
-sa cause... Je suis marchand et envoyé par la chambre de commerce
-d'Irkoutsk pour expédier des marchandises par l'Océan; ensuite
-je reviendrai en Russie. Si vous avez une famille et des amis,
-écrivez-leur, et je vous promets que vos lettres leur parviendront.
-En vous faisant cette offre, je ne me dissimule pas les dangers
-auxquels je m'expose; mais le profond intérêt que vous m'inspirez
-l'emporte sur tout. En rentrant chez vous, vous trouverez tout ce
-qu'il faut pour écrire; vos gardiens seront payés par moi, ainsi
-ils ne vous trahiront pas.» Il me fit plusieurs questions, puis il
-me dit: «Ne faisiez-vous pas partie d'un complot contre la vie de
-Catherine II? jamais on n'a envoyé de prisonniers dans ce pays.» Je
-répondis que non, et que tout mon crime était d'avoir été plus zélé
-et plus dévoué que beaucoup d'autres. A mon tour, je lui demandai
-s'il connaissait le sort qu'on me réservait. «Non, me dit-il, car
-la terre finit ici; cependant comme il existe une presqu'île qu'on
-appelle le Kamtchatka, il serait possible que vous fussiez envoyé
-jusque-là. Peut-être la Providence vous délivrera-t-elle un jour;
-mais que d'incertitudes!»
-
-Ce brave marchand me donna un sac de tabac à fumer, ce qui est
-très-précieux dans ces contrées; puis un sac de biscuits et quelques
-bijoux de peu de valeur. Il me conseilla d'acheter des bijoux le plus
-que je pourrais, me disant que l'argent ici n'était rien, et que les
-objets fabriqués étaient tout. Il prit mes lettres, qui parvinrent
-en Pologne. J'avais adressé, par cette précieuse occasion, une
-pétition à Catherine II; ce fut Paul Ier qui la reçut, car Catherine
-n'était plus. Cette pétition me rendit à la liberté; mais je n'en
-reçus la nouvelle qu'un an après.
-
-Avant de partir pour le Kamtchatka, car c'était là le lieu de ma
-destination, j'achetai une quantité de petits bijoux; mes deux années
-de solde de prisonnier, que je venais de toucher, m'avaient mis à
-même de faire ces achats. Hélas! tout fut perdu dans un naufrage.
-
-Le moment de partir était venu: deux vaisseaux quittèrent d'abord
-la rade, l'un pour la Nouvelle-Hollande, et l'autre pour l'île
-Saint-Élie.
-
-La matinée était belle et sereine; le soleil éclairait l'horizon; le
-vent soufflait de terre, tout semblait favoriser la sortie du port.
-Mais à peine les embarcations avaient-elles fait deux milles, qu'un
-orage s'éleva; deux chaloupes furent submergées, quinze hommes
-périrent et quinze autres se sauvèrent à l'aide des cordes qu'on leur
-avait jetées d'un bâtiment. Le lendemain, les flots rapportèrent les
-cadavres.
-
-Quel triste augure pour moi, qui regardais ce spectacle, et qui
-allais m'embarquer dans quelques heures!
-
-Le bâtiment qui devait m'emmener mit à la voile, et je partis. Ce
-bâtiment, qui appartenait à la compagnie d'Irkoutsk, allait à la
-découverte de nouveaux pays, et devait faire un grand achat de
-fourrures. Notre équipage se composait de quatre-vingts hommes. Un
-matelot était commis à ma garde. Cet homme avait été capitaine;
-mais on l'avait dégradé parce qu'il avait perdu une chaloupe dans
-la guerre de Suède. Je lui abandonnais, chaque jour, ma portion de
-viande et de poisson, car je dînais avec les marchands; mes procédés
-l'attachèrent à moi, et c'est à lui que je dus mon salut.
-
-Au moment où les voiles déployées poussaient au large, le vaisseau
-rencontra un fragment de rocher; le choc fut si violent, que
-plusieurs passagers furent renversés, et d'autres seraient tombés
-à la mer, s'ils ne s'étaient cramponnés aux cordes. Nous passâmes
-un jour et une nuit, tantôt avançant, tantôt reculant; enfin, après
-huit jours d'incertitude, nous perdîmes de vue le port. Il m'était
-impossible de dormir, et je souffrais cruellement de cette insomnie,
-quand mon matelot eut l'idée de me faire donner un hamac; je me mis
-dedans, et je parvins à trouver le sommeil.
-
-Deux Kamtchadales moururent le même jour, et on leur fit les
-cérémonies en usage sur mer. Le pope lut les prières; puis les morts
-furent placés dans des sacs de cuir remplis de pierres, et on les
-jeta dans la mer l'un après l'autre. Le temps était redevenu si
-calme à ce moment, que le vaisseau était presque immobile. Nos yeux
-plongeaient dans l'abîme, et nous pûmes voir les animaux marins qui
-se disputaient les deux sacs et les deux cadavres. Pendant trois
-heures le vaisseau resta dans la même position. Quelques passagers
-nous dirent que ce calme plat annonçait que Dieu jugeait les morts.
-
-Après le coucher du soleil, une brise légère enfla les voiles. Nous
-vîmes aussitôt la mer couverte de poissons: c'est un signe d'orage,
-dirent les matelots. A peine avaient-ils prononcé ces mots, qu'une
-vague nous frappa avec violence et renversa plusieurs des nôtres;
-puis les matelots virent un oiseau de terre qui s'était perché sur
-le mât. Nous commençâmes à nous alarmer sérieusement, parce que nous
-nous étions crus loin de terre. Un matelot grimpa au mât, s'empara
-adroitement de l'oiseau et lui cassa une aile; comme l'oiseau criait
-de toutes ses forces, les autres matelots prirent des cordes et en
-appliquèrent vingt coups à leur camarade, en disant que les divinités
-maritimes se vengeraient d'une cruauté inutile.
-
-Les vagues enflaient d'une minute à l'autre; on hissa les voiles. Le
-capitaine ne pouvait prendre aucune direction; les vagues couvrirent
-bientôt le pont du vaisseau. On ne pouvait plus faire de feu, et
-nous étions mouillés, transis de froid et exténués de fatigue. Le
-capitaine pensa que nous étions près des îles Kouriles.
-
-Nous restions depuis quarante-huit heures dans la même position,
-quand, au lever du jour, nous aperçûmes des rochers et des animaux de
-différentes espèces. Les vagues étaient moins furieuses; les matelots
-grimpèrent aux mâts sans savoir quel était le pays dont nous nous
-approchions.
-
-Ce que nous craignions, c'était d'aborder dans une des îles du
-Japon, où tant de vaisseaux avaient péri. Le capitaine ordonna le
-sondage; le sondeur cria qu'il y avait quatre-vingts toises; un quart
-d'heure après, il n'y en avait que quarante. Le bâtiment allait
-donc inévitablement échouer; mais par bonheur les bords étaient
-sablonneux, et nous échouâmes sans trop d'avaries.
-
-Le capitaine ordonna de jeter l'ancre; mais il était trop tard: le
-vaisseau échoua; les cordes se rompirent et les mâts se brisèrent.
-L'eau entra dans le bâtiment; bientôt nous allions être submergés!
-Plusieurs des nôtres se jetèrent à la mer pour essayer de se sauver,
-les femmes et les enfants périrent. Mon matelot, qui était fort et
-vigoureux, se saisit de deux pieux en fer, longs de six pieds; il
-m'en donna un, garda l'autre en me disant que nous leur devrions
-notre salut; puis il m'entraîna dans le magasin où l'on mettait les
-cordes et le goudron. Il se goudronna depuis les pieds jusqu'à la
-tête; il me fit la même opération, et je me laissai faire, confiant
-en son expérience. «Maintenant, me dit mon matelot, sortons d'ici
-et suivez-moi, et surtout obéissez-moi.» Il s'approcha d'un mât
-renversé, se mit à cheval dessus, me dit d'en faire autant et de ne
-pas lâcher le pieu qu'il m'avait donné. «A présent, ajouta-t-il,
-tenez-vous bien ferme: nous allons nous jeter à la mer.» Il n'y
-avait que trois pieds d'eau; mais nous aurions eu la plus grande
-peine à nous en tirer, parce que nos jambes entraient dans le sable;
-cependant il nous restait plus de mille pas à faire pour gagner la
-terre que nous voyions devant nous. Nos forces étaient tellement
-épuisées, que nous fûmes forcés de nous arrêter un instant. Nous
-regardâmes derrière nous, et nous vîmes que les vagues furieuses
-ébranlaient le vaisseau et arrivaient sur nous. Mon matelot, aussi
-expérimenté que courageux, enfonça mon pieu dans le sable, en fit
-autant avec le sien, et me dit de me cramponner à lui et de mettre un
-genou par terre. La vague passa par-dessus nos têtes, alla se briser
-sur le bord, et revint encore aussi impétueuse au-dessus de nos
-têtes. Je fus tellement étourdi, que je faillis abandonner mon pieu.
-«Le plus grand danger est passé, me dit mon matelot; il viendra bien
-encore une vague, mais celle-ci ne sera rien.» Tout se passa comme il
-l'avait prédit, et nous fûmes sauvés.
-
-Je sentis enfin la terre sous mes pieds, et je m'assis, ou plutôt
-je me couchai, exténué de fatigue. La tête me tournait; j'étais
-dans un état de stupeur incroyable. Quand j'eus repris mes sens,
-mes yeux purent contempler le triste spectacle de notre naufrage!
-Notre bâtiment avait échoué sur le sable, et le capitaine, dans une
-attitude désespérée, était encore sur le pont avec son monde. Sur
-ces entrefaites, nous vîmes des habitants de l'île qui venaient dans
-notre direction. Notre premier sentiment fut de l'effroi; car nous
-ne savions à qui appartenait cette race d'hommes. Le capitaine fit
-chercher tout ce qui restait d'armes, et l'on se mit en garde, après
-avoir envoyé quelques matelots bien armés au-devant des habitants. On
-ne tarda pas à s'entendre, et nous apprîmes que nous étions dans les
-îles Kouriles, qui avaient déjà quelques relations avec la Russie.
-
-Plus tard, le capitaine, trente hommes armés et moi, nous allâmes
-plus avant dans les terres; nous traversâmes de petites rivières
-sur des barques de cuir, et nous arrivâmes dans une colonie dont
-plusieurs maisons sont recouvertes en peaux de cerf, et bariolées de
-différentes couleurs. Les habitants préparent leurs repas dans des
-vases en fer, que les Russes leur avaient procurés. Leurs mets se
-composaient de graisse de chien marin, de cheval et de grenouilles.
-La vue de ces mets nous rebutait; mais, pour ne point irriter ces
-sauvages, nous mangions en leur présence des limaçons rôtis, chose
-assez friande, et qui nous dispensait de goûter à leur affreux
-mélange. Nous les invitâmes à venir sur le bâtiment, et nous leur
-fîmes manger des produits européens, car nous n'avions pas tout perdu
-dans le naufrage.
-
-Ce procédé les rendit très-reconnaissants, et ils nous aidèrent
-puissamment à réparer les avaries du vaisseau.
-
-Bientôt nous pûmes nous remettre en mer, et, après quelques jours de
-navigation, nous abordâmes les côtes du Kamtchatka.
-
-
-III
-
- Kamtchatka (presqu'île)--Bolscheretzkoï (ville).--Délivrance de
- l'auteur et ses suites.--Départ.--Ygiguinsk (colonie).--Okhotsk
- et autres villes de la Sibérie.--Moscou.--Minsk.--Vilna.
-
-Au moment du débarquement, nous vîmes une foule de Kamtchadales qui
-accouraient pour nous voir. On distinguait au milieu de tous le
-commandant, vêtu à l'orientale. On me présenta à lui: je lui dis que
-j'espérais que mes malheurs m'attireraient sa pitié et son intérêt.
-Il me répondit: «Je suis homme, cela suffit; je ferai tout ce qui
-dépendra de moi.» Il me mena dans sa demeure, et m'offrit d'excellent
-thé avec du lait de biche. Sa femme entra brusquement; mais le
-commandant la fit aussitôt sortir: la pauvre créature était folle.
-Cette femme appartenait à une ancienne famille polonaise établie dans
-la Petite-Russie.
-
-Le commandant me mena ensuite dans une chaumière où je devais loger.
-«Ne soyez pas étonné, me dit-il, nous n'avons point ici d'autres
-habitations.»
-
-Ma chambre contenait une petite table en pierre, des bancs tout
-autour et une cheminée au milieu. Les croisées étaient en mica, et
-dans le haut il y avait un morceau de glace très-transparente, ce
-qui remplace le verre, toujours dangereux à cause des éruptions
-volcaniques.
-
-Je faisais des promenades au bord de la mer, où je voyais, quand
-le temps était à l'orage, toutes sortes d'animaux extraordinaires:
-c'étaient des baleines, puis des lions, des chevaux, des vaches, des
-chiens marins. Quand je m'avançais pour ramasser des coquillages,
-j'étais souvent inquiété par de grosses pierres qu'on me lançait
-je ne sais d'où. Je cherchai d'où venaient ces pierres, je vis que
-c'étaient des ours qui me les jetaient pour me tuer et me dévorer
-ensuite; je cessai mes promenades de ce côté.
-
-En automne, la mer est très-houleuse dans ces contrées. La terre
-tremble lorsque les flots se brisent contre ses bords. Les journées
-sont sombres, et les nuits tout à fait noires. Pendant le flux et le
-reflux, les chiens, qui se nourrissent de poisson, poussent des cris
-plaintifs, et les ours leur répondent. Les volcans, pendant cette
-crise de la nature, vomissent du feu et des cendres.
-
-L'exil dans ce pays était un supplice au-dessus de mes forces; mais
-comment fuir? Mon hôte et gardien était aussi un exilé; je lui
-confiai mes projets, je lui demandai ses conseils; non-seulement il
-consentit à m'aider, mais il me dit qu'il s'enfuirait avec moi.
-Nous devions partir dans deux traîneaux attelés de sept chiens;
-les chiens, dans ce pays, marchent intrépidement aux bords de la
-mer; nous arriverions ainsi dans le pays de Tchouktschi, voisin de
-l'Amérique septentrionale; mais avant l'exécution de notre projet, je
-reçus l'ordre de ma délivrance.
-
-J'étais donc libre, j'allais revoir la Pologne! hélas! j'en étais
-bien loin, mais l'espoir me soutenait. Je m'embarquai par la première
-occasion; ma traversée ne fut pas plus heureuse que l'autre. L'eau
-douce nous manqua, et nous fûmes obligés de relâcher dans le port de
-Bolscheretzkoï, où nous restâmes quelques jours.
-
-Je trouvai là des Sibériens, des Moscovites et quelques exilés. Dès
-qu'on sut que j'étais Polonais, on me dit que c'était dans ce pays
-que Beniowski avait été exilé; on me raconta son séjour, sa fuite;
-on me parla des Kamtchadales qui l'avaient accompagné et qui étaient
-arrivés avec lui jusqu'à Paris, et il se trouva que ces mêmes
-Kamtchadales avaient été mes gardiens pendant mon exil.
-
-[Ici l'auteur raconte en peu de mots l'histoire du même prisonnier,
-dont on trouvera les détails dans notre publication intitulée: _Vie
-et Aventures du comte Maurice-Auguste Beniowski_.]
-
-Les Kamtchadales, poursuit-il, qui avaient suivi Beniowski, finirent
-par rentrer dans leur patrie, et c'étaient précisément ceux qui
-avaient été mes gardiens, comme je l'ai dit tout à l'heure.
-
-Je reviens à ma propre histoire.
-
-Avant que je reçusse l'ordre qui devait me délivrer, j'étais plongé
-dans une affreuse tristesse; je croyais ne jamais revoir ma patrie,
-je me voyais déjà victime d'un lâche assassinat. Un jour mon
-hôte entra chez moi, pâle d'émotion, en me disant qu'un vaisseau
-approchait du port. «Doit-on se réjouir? lui dis-je.--Mais on ne sait
-si c'est la joie ou la douleur qu'il apporte,» reprit-il.
-
-Deux heures après, le commandant et le capitaine du vaisseau vinrent
-chez moi; je pensai qu'ils m'apportaient mon arrêt de mort; ils
-m'annonçaient que Paul Ier me rendait la liberté. Je ne pouvais
-croire à leurs paroles; il me semblait voir de ma fenêtre un bûcher
-allumé; j'allais mourir, je le croyais, et la foule qui accourait
-dans la direction de ma maison augmentait ma certitude; on accourait
-pour voir mon supplice! Le commandant et le capitaine ne savaient
-comment me persuader. «Tant mieux, m'écriais-je toujours, je ne
-souffrirai plus!» Enfin, le capitaine tira de sa poche un papier et
-me le fit lire; c'était l'ordre qui rendait à la liberté Kosciuszko,
-Waswrzecki, Niemcewiz, Potocki, etc., chefs des Polonais insurgés.
-Je ne doutai plus, et je m'abandonnai à la joie. Je voulus quitter
-ma chaise pour prendre les mains du capitaine et lui témoigner ma
-reconnaissance, mais je tombai à terre sans mouvement. Le commandant
-fit apporter une liqueur forte qui ressemble à l'esprit-de-vin et
-qu'on fait avec les herbes du pays; on ouvrit ma bouche, que je
-tenais convulsivement serrée, et on me fit avaler quelques gouttes de
-cette liqueur, qui me ranimèrent un peu; mais j'étais comme un homme
-ivre. Ensuite on me saigna avec une espèce de lancette en pierre
-très-fine et très-aiguë; il ne sortit que fort peu de sang.
-
-Quelques moments après, je repris mes sens, et je demandai au
-commandant la permission d'aller me promener au bord de la mer.
-«Vous êtes libre maintenant, me dit-il, et il dépend de vous de vous
-promener seul ou de vous faire accompagner.» Ces paroles, plus que
-tout, me donnèrent la conscience de ma liberté. Je me rendis au bord
-de la mer avec mes deux gardiens. Ma pauvre tête était dans un grand
-désordre. Les vagues, les oiseaux qui volaient au-dessus de la mer
-me semblaient des processions qui venaient au-devant de moi; je
-voyais des prêtres qui portaient la croix; j'entendais des chants
-polonais.... Je courus pour saisir cette vision, et je me serais jeté
-dans la mer si mes gardiens ne m'avaient retenu.
-
-En revenant de ma promenade, j'eus peine à traverser la foule qui
-se pressait devant ma maison; tout ce monde voulait me voir pour
-me féliciter. Les femmes m'offrirent des fruits et des poissons.
-Je trouvai sur ma table de pierre un petit pain de sucre, une
-bouteille de rhum et un paquet de bougies. Le cadeau m'avait été
-fait par un marchand qui se trouvait à bord. Mon hôte m'annonça que
-le ministre de la religion allait venir chez moi avec les chantres
-de l'église. Le prêtre, âgé de quatre-vingts ans, arriva dans ses
-habits sacerdotaux et suivi de six chantres. Pour le recevoir plus
-dignement, j'allumai des bougies et je sortis de mon portefeuille une
-petite image de saint Jean-Baptiste que j'avais achetée en Russie. Le
-prêtre commença par chanter les quatre évangiles, et les chantres
-lui répondirent. Tous les assistants pleuraient d'attendrissement,
-et moi, qui ne me souviens guère d'avoir pleuré, je me mis à
-sangloter en poussant de grands cris. Ces larmes me soulagèrent,
-j'eus moins d'oppression, et ma tête si bouleversée revint à la
-raison. Ne sachant comment témoigner ma reconnaissance pour toutes
-les bontés qu'on avait pour moi, je proposai de faire du punch;
-cette proposition fut bien accueillie, et pendant qu'on savourait
-cette excellente boisson, le prêtre et le commandant disaient qu'ils
-n'avaient plus l'espoir de revoir leur patrie. «Et vous, ajouta le
-commandant en se tournant vers moi, vous serez forcé de rester ici
-encore trois ans.--Je suis donc trahi! m'écriai-je avec effroi.--Non,
-répliqua-t-il, mais le vaisseau qui vous apportait la liberté repart
-demain et ne reviendra que dans trois ans; c'est alors qu'il vous
-emmènera.»
-
-Les sibylles et les devineresses jouent un grand rôle dans ce pays,
-et on les consulte même à défaut de médecin. Le commandant en fit
-venir deux pour qu'elles me dissent mon avenir. Elles arrivèrent le
-soir, vêtues d'une façon singulière, toutes couvertes de coquillages
-et de souris empaillées. Leurs visages étaient tatoués. L'une d'elles
-brûla un os au-dessus d'une lampe, et l'autre sautait, regardant le
-ciel en pirouettant, puis rentrant pour dire à sa compagne ce qu'elle
-avait vu.
-
-Le commandant, à l'aide d'un interprète, leur demanda ce qu'elles
-pensaient de mon avenir? «Je pense, répondit celle qui brûlait un os
-au-dessus de la lampe, qu'il arrivera sous peu un vaisseau portant
-des hommes de différentes couleurs et qu'on n'avait pas vus depuis
-bien longtemps. Nous nous réjouissons peu de la présence de cet
-étranger, car nous le voyons debout sur le seuil, vêtu de blanc et
-emportant ses effets.» La société se sépara, et je restai plongé dans
-mes pensées.
-
-Je perdis le sommeil, j'avais des oppressions, et mes forces
-m'abandonnaient. Quelques jours après, le commandant vint m'annoncer
-qu'un bâtiment anglais, sans mât et séparé de sa flotte, entrait
-dans le port, portant des dépêches qui devaient être expédiées à
-l'ambassadeur anglais qui résidait à Saint-Pétersbourg.
-
-Le commandant était dans un grand embarras; il n'avait point de
-bâtiment disponible, et il fallait exécuter les ordres sur-le-champ,
-car l'Angleterre était en paix avec la Russie en ce moment.
-
-Pour obvier à ces difficultés, on répara le bâtiment en toute hâte,
-et il put se rendre à sa destination.
-
-Dans les premiers jours de novembre, les bords de la mer furent pris
-par les glaces; toutefois le commandant conçut le projet de faire
-une expédition aventureuse à Okhotsk. On avait tenté sans succès
-plusieurs expéditions de ce genre; mais les unes avaient péri par le
-froid, et les autres avaient été attaquées par les Tschouktschi.
-
-Le commandant prit, pour cette expédition, trois cents chiens et
-cerfs, plusieurs interprètes bien armés, puis du poisson salé et
-des provisions de tous genres. Le voyage qu'il allait entreprendre
-par terre était deux fois plus long que par mer et bien autrement
-dangereux. Je le priai néanmoins de m'emmener avec lui; mais il s'y
-refusa, en me disant que je ne pourrais pas supporter la fatigue et
-la rigueur du froid; cependant j'insistai tellement qu'il finit par y
-consentir.
-
-Il fit faire des traîneaux dont l'intérieur était garni de peaux
-d'ours et de cerfs, et dont la forme ressemblait à celle d'un
-carrosse. Nous partîmes dans le milieu du mois de novembre 1798.
-J'avais dans mon traîneau deux grands chiens à longs poils; sans
-eux j'aurais gelé de froid. Treize chiens tiraient chaque traîneau,
-mais un seul servait de guide. Un Kamtchadale s'assied devant; comme
-il est muni de patins, il préfère souvent marcher, et court aussi
-vite que le traîneau; il tient dans sa main un long bâton ferré,
-garni de clochettes en haut; le fer du bâton sert pour arrêter
-les traîneaux, et les clochettes remplacent le fouet; les chiens
-redoutent ce bruit plus que tout autre. Le chien qui est en tête se
-retourne à chaque instant pour recevoir les ordres du conducteur.
-Rien de plus difficile que de s'orienter, car il n'y a aucune route
-tracée: tantôt il faut côtoyer la mer, et tantôt il faut gravir les
-montagnes. Avant notre départ, le prêtre nous bénit, et il me donna
-une médaille d'argent avec une croix autour de laquelle était gravée
-cette inscription: «Nous te disons adieu, en attendant notre deuxième
-résurrection.»
-
-Nous étions trente hommes et cent chiens. Quand nous eûmes gagné la
-mer Glaciale, toute la suite cria à tue-tête et agita les clochettes;
-les chiens effrayés partirent comme l'éclair. Quand ils sont trop
-fatigués, ils vont moins vite, et le soir on leur donne pour toute
-nourriture un petit poisson sec.
-
-Le sixième jour nous approchâmes d'une colonie. Les habitants nous
-parfumèrent dès notre arrivée, dans la crainte que nous ne leur
-apportassions la petite vérole. Le prêtre nous avait accompagnés dans
-ce périlleux voyage avec l'intention de revenir après la première
-halte.
-
-Après trois jours de repos, le prêtre nous quitta, et nous nous
-remîmes en route. Pendant quinze jours nous ne vîmes aucune
-habitation: tout à coup nous rencontrâmes une bande de Tschouktschi,
-et nos interprètes nous dirent que c'étaient ceux qui haïssaient les
-Sibériens et les Moscovites, mais que nous pourrions les adoucir
-en leur donnant du tabac et quelques petits bijoux. Par ce moyen
-nous échappâmes à la cruauté de ces sauvages. Mais, tout en faisant
-les cadeaux, nos interprètes, qui connaissaient parfaitement les
-Tschouktschi, leur dirent qu'ils escortaient un illustre prisonnier,
-victime du tzar; que ce prisonnier avait été puni parce qu'il aimait
-sa patrie et qu'il avait combattu pour elle. Cela fit sur eux la plus
-grande impression, et nous pûmes continuer notre route sans danger.
-
-Nous arrivâmes à une colonie appelée Ygiguinsk. Là, je tombai malade
-et faillis mourir: un soldat me saigna et me tira deux bouteilles de
-sang. J'étais d'une extrême faiblesse, et il fallait se remettre en
-route au milieu d'une neige qui rendait les chemins impraticables;
-puis, nos provisions finissaient, et nos chiens se dévoraient entre
-eux pour ne pas mourir de faim. Enfin, à travers mille dangers, en
-proie à toutes les privations, nous arrivâmes à Okhotsk.
-
-Je trouvai à Okhotsk le même commandant qui, jouissant de l'impunité,
-s'empara d'une grande partie des curiosités que j'avais ramassées
-dans mes voyages. Ce que j'ai pu lui soustraire, je l'ai remis au
-temple de la Sibylle, à Pulawy et à Poryck (villes polonaises). Je
-fus obligé de rester deux mois à Okhotsk, tant j'étais faible et
-souffrant.
-
-Il me vint à la poitrine une tumeur qui avait l'épaisseur et la
-largeur d'une orange; elle me causait des étouffements et des nausées
-insupportables. Néanmoins je pus poursuivre ma route, et j'arrivai à
-Irkoutsk, après avoir passé par Yakoutsk.
-
-A Irkoutsk, on prit mon passeport pour l'examiner, et les habitants
-arrivèrent de tous les côtés pour me voir; mon costume kamtchadale
-excitait partout la curiosité. Le commandant vint au-devant de moi
-et m'indiqua un logement, puis il me dit que le gouverneur général
-m'invitait à passer chez lui; mais je demandai le temps de pouvoir me
-présenter dans un costume plus convenable. Trois jours me suffirent
-pour me faire faire des habits à l'européenne, et je suivis le
-commandant chez le gouverneur général. L'hôtel de ce dernier était
-gardé par deux cents soldats. Dans la première salle, je vis quelques
-généraux décorés; ils se tenaient là humblement, attendant les
-ordres, car le gouverneur a entre ses mains le droit de vie et de
-mort.
-
-Aussitôt qu'on lui eut annoncé mon arrivée, il vint au-devant de moi,
-me prit par la main, m'introduisit dans son cabinet et me présenta
-au général Soummoff, qui venait de Saint-Pétersbourg pour passer en
-revue les garnisons de ces contrées. Tous deux me dirent les choses
-les plus flatteuses sur mon caractère et mon patriotisme.
-
-Soummoff me dit: «Je ne vous ai vu qu'à travers le bruit des
-armes et la fumée de la poudre, et j'avais un grand désir de vous
-connaître.--Moi, reprit le gouverneur général, j'ai beaucoup entendu
-parler de vous; je sais que vous êtes haut placé dans l'esprit de
-Kosciuszko, et c'est ce qui m'a engagé à me rapprocher de vous;
-j'estime les hommes qui aiment leur patrie. Je connais la Pologne;
-j'ai passé plusieurs années dans ses garnisons, et j'ai beaucoup de
-sympathie pour le caractère polonais.» Il parlait bien notre langue,
-et j'eus un grand plaisir à l'entendre. Ce gouverneur général était
-natif du Hanovre; il s'appelait Christophe Andreïewitsch Treïden.
-Malgré la sévérité de Paul Ier, il savait adoucir le sort des exilés.
-Il pensait que le plus souvent le caprice détermine les ordres du
-tzar.
-
-Le général Soummoff m'invita un jour à dîner: je trouvai sa table
-somptueusement servie; la plupart des convives étaient des femmes de
-haut rang qui venaient rejoindre leurs maris dans l'exil.
-
-Après ces honneurs, vinrent les affaires d'argent. Le trésorier de
-la couronne me fit dire que j'eusse à rembourser au gouvernement ma
-pension annuelle de prisonnier, qu'on m'avait payée pendant deux
-ans. Je me trouvais dans l'impossibilité de répondre à la demande,
-ou plutôt à l'ordre qu'on me donnait; mais une main amie vint à mon
-secours. Thadée Widzki, ancien colonel polonais, m'avança la somme
-nécessaire, et je lui en serai éternellement reconnaissant.
-
-En partant d'Irkoutsk pour me rendre à Tobolsk, je pris un domestique
-qui buvait outre mesure, et qui, quand il était ivre, engageait mes
-postillons à me tuer. Un postillon vint me le dénoncer, et voici ce
-que je fis pour m'en débarrasser. J'achetai de l'eau-de-vie, et je
-lui en fis boire à tous moments de grandes rasades; il ne se faisait
-pas prier, comme on le pense, et il en but tant qu'il finit par
-s'endormir. Je le laissai à un relais dans cet état, et je n'entendis
-plus parler de lui.
-
-Il y a trois mille werstes (sept cent cinquante lieues) de Yakoutsk
-à Tobolsk. Le pays est boisé, marécageux et désert; les routes sont
-remplies de troncs d'arbres, ce qui rend le voyage difficile et
-souvent périlleux, car on est heurté à chaque pas. Mais, à partir
-d'une plaine qu'on appelle Barabinskaïa, le terrain devient fertile,
-couvert d'une herbe rougeâtre, ou d'un sel qui sort de dessous terre.
-Les lacs et les rivières sont poissonneux et ombragés par des
-peupliers. Nous aperçûmes dans plusieurs endroits des tertres assez
-élevés et entourés d'arbres; ce sont des _tumulus_ (tombeaux) qui
-remontent à l'antiquité la plus reculée.
-
-En arrivant à Tobolsk, je me procurai un logement bien chaud, et je
-fus pris à l'instant d'affreuses convulsions: j'eus le délire, et je
-crus que j'allais expirer.
-
-Je rencontrai à Tobolsk plusieurs Polonais exilés par l'ordre de
-Paul. Kouscheloff était alors gouverneur général: c'était un homme
-probe, délicat et juste. Il m'invita à dîner plusieurs fois, et
-m'offrit généreusement trois cents roubles; cette offre me fut d'un
-grand secours, car je n'avais plus d'argent. Dès que je fus dans ma
-patrie, je m'acquittai de cette dette.
-
-En quittant Tobolsk, je pris la route de Moscou: je me rapprochais
-de ma patrie. Au dernier relais, je demandai à mon postillon quels
-étaient les meilleurs hôtels; il me répondit que c'étaient ceux de
-_Constantinople_ et de _France_: je me fis conduire à l'hôtel de
-France.
-
-L'hôtesse parut surprise de mon étrange costume, car le froid du
-pays m'avait forcé à reprendre mes habits kamtchadales; mais elle
-fut, malgré cela, d'une politesse extrême. Ensuite elle me demanda
-mon passeport, et me fit quelques questions sur ma personne; je lui
-racontai rapidement mon histoire, qui parut vivement l'intéresser:
-«Soyez prudent, me dit-elle, soyez-le avec tout le monde sans
-exception.»
-
-Il me restait, pour toute fortune, quinze roubles, et mon hôtesse
-m'avait annoncé que je paierais cinq roubles par jour pour la table
-et le logement; j'aurais pu m'inquiéter, mais je me fiais à la
-Providence.
-
-Le soir, je crus devoir dire à mon hôtesse que je manquais d'argent.
-«Ne vous inquiétez pas, me dit-elle, vous n'aurez rien à payer,
-et, en outre, voilà cent roubles qu'on vous prie d'accepter.» Je
-lui témoignai ma reconnaissance, et la suppliai de me dire à qui
-j'étais redevable, pour que je pusse m'acquitter un jour; mais elle
-me répondit que c'était un secret qu'il ne lui était pas permis de
-révéler.
-
-Trois jours après mon arrivée, le général Kavergine, chef de la
-police, me fit appeler chez lui pour me conduire chez le gouverneur
-général prince Soltikoff. Le prince commandait en Ukraine en 1794,
-au moment où je quittais cette province pour rejoindre Kosciuszko.
-Il me parla en polonais, et me raconta les persécutions qu'il avait
-souffertes, sous Catherine, pour m'avoir laissé partir.
-
-Je quittai enfin Moscou, je traversai la Russie-Blanche, Minsk, et
-j'arrivai à Vilna (1799). Je respirais l'air natal; je revoyais ma
-chère patrie, après avoir enduré un supplice de cinq ans!...
-
-
-FIN
-
-
-
-
-TABLE
-
-
- AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS. 1
-
- CHAPITRE I
-
- Voyages du professeur Gmelin, membre de l'Académie
- de Saint-Pétersbourg, dans les années
- 1733-1737. 3
-
- I
-
- Catherinenbourg (ville).--Mines et fonderies.--Tobolsk
- (capitale).--Fêtes de carnaval.--Carême.--Noce
- tatare.--Courses de chevaux.--Pâques.--Fêtes
- des morts.--Gouvernement et habitants de la
- province.--Irtisch (fleuve).--Steppe.--Yanuschna
- (fort).--Un lac salé.--Mines.--Obi (fleuve).--Kusnatzk,
- Tomsk, Jeniseisk et Krasnojarsk (villes). 5
-
- II
-
- Nikolskaia-Sastawa--Baïkal (lac).--Selinginsk
- (ville).--Frontière de la Chine (bureau de
- péage).--Irkoutsk (capitale).--Ilimsk (ville).--Tunguses
- (habitants).--Yakoutsk (ville).--Monts
- d'aimant.--Retour. 62
-
-
- CHAPITRE II
-
- Péninsule du Kamtchatka, explorée dans les années
- 1770-1771, par le comte Beniowski. 119
-
-
- CHAPITRE III
-
- Captivité et séjour du général Kopec (Joseph),
- en 1795-1799. 133
-
- I
-
- Kiew, Smolensk, Moscou, Kazan (villes). 135
-
- II
-
- Nijni-Oudinsk et Irkoutsk (villes).--Kiringa
- (colonie).--Yakoutsk et Okhotsk (villes).--Générosité
- d'un marchand.--Embarquement.--Naufrages.--Iles
- Kouriles. 144
-
- III
-
- Kamtchatka (presqu'île).--Bolscheretzkoï (ville).--Délivrance
- de l'auteur et ses suites.--Départ.--Ygiguinsk
- (colonie).--Okhotsk et autres
- villes de la Sibérie.--Moscou.--Minsk.--Vilna. 163
-
-[Déco]
-
- Tours.--Imp. Mame.
-
-
-
-
-
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-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGES EN SIBÉRIE ***
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- The Project Gutenberg's eBook of Voyages en sibérie, by N.-A. Kubalski</title>
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-<pre>
-
-Project Gutenberg's Voyages en Sibérie, by Kubalski Nikolai-Ambrozy
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
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-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
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-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-
-
-Title: Voyages en Sibérie
-
-Author: Kubalski Nikolai-Ambrozy
-
-Release Date: June 29, 2016 [EBook #52431]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGES EN SIBÉRIE ***
-
-
-
-
-Produced by Isabelle Kozsuch, Clarity and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
-<div class="tnote">
-<p>Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
-L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
-Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.</p></div>
-
-<p><span class="pagenumh"><a id="Page_i">i</a></span></p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<div class="topspace figcenter">
-<img src="images/ill_p1.jpg" width="350" height="572" alt="Treize chiens tirant le traîneau." />
-</div>
-<div class="caption">
-<p class="center">Treize chiens tiraient le traîneau, mais un seul servait de guide.</p>
-<p class="center small">VOYAGES EN SIBÉRIE.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenumh"><a id="Page_ii">ii</a></span></p>
-
-<h1><span class="xlarge">VOYAGES</span><br />
-EN SIBÉRIE</h1>
-
-<div class="titlepage">
-
-<p class="small">RECUEILLIS</p>
-
-<p><span class="large">PAR N.-A. KUBALSKI</span></p>
-
-<hr class="deco" />
-
-<p>NOUVELLE ÉDITION</p>
-
-<div class="figcenter">
-<img src="images/logo.jpg" width="150" height="107" alt="logo" />
-</div>
-
-<p class="large">TOURS</p>
-
-<p>A<sup>D</sup> MAME ET C<sup>IE</sup>, IMPRIMEURS-LIBRAIRES</p>
-
-<hr class="deco" />
-
-<p class="small">1856</p>
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenumh"><a id="Page_iii">iii</a></span></p>
-
-<hr class="chap" />
-
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_1">1</a></span></p>
-<h2>AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS.</h2>
-
-<div class="figcenter">
-<img src="images/ill_002.jpg" width="100" height="26" alt="deco" />
-</div>
-</div>
-
-<p>Bien que découverte il y a trois siècles, la
-Sibérie commença fort tard à être explorée,
-et aujourd'hui elle n'est encore connue que
-par des notices dispersées dans divers recueils
-scientifiques ou littéraires.</p>
-
-<p>Pour rendre plus complète la connaissance
-de cette contrée, si vaste et si intéressante
-sous plusieurs rapports, nous avons
-jugé à propos de réunir en substance les relations
-publiées, dans le courant du dernier
-siècle, par des hommes distingués qui y
-avaient séjourné soit comme voyageurs,
-<span class="pagenum"><a id="Page_2">2</a></span>
-soit comme prisonniers politiques. Le volume
-que nous offrons aux jeunes lecteurs
-contient les résultats de ce travail; il présente
-les principaux détails sur l'état physique
-de ce pays et sur ses malheureux
-habitants. On y trouvera donc une étude
-utile et agréable, sans avoir besoin de
-recourir à ces documents épars dont l'authenticité
-est souvent problématique.</p>
-
-<div class="space figcenter">
-<img src="images/ill_001.jpg" width="50" height="29" alt="deco" />
-</div>
-
-<hr class="chap" />
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_3">3</a></span></p>
-
-<p class="center"><span class="large">VOYAGES</span><br />
-<span class="xxlarge">EN SIBÉRIE</span></p>
-
-<div class="space figcenter">
-<img src="images/ill_005.jpg" width="100" height="21" alt="deco" />
-</div>
-
-
-<h2>CHAPITRE I</h2>
-<div class="center"><span class="large">VOYAGES DU PROFESSEUR GMELIN, MEMBRE DE L'ACADÉMIE<br />
-DE SAINT-PÉTERSBOURG, DANS LES ANNÉES 1733-1737.</span></div>
-
-<p>Originaire d'Allemagne, mais établi en
-Russie comme professeur de botanique, le
-docteur-médecin Gmelin fut, en 1733,
-chargé par le gouvernement d'explorer toute
-la Sibérie, y compris la presqu'île de Kamtchatka.
-Accompagné de deux autres naturalistes
-nommés Muller et de Lille de Coyère,
-<span class="pagenum"><a id="Page_4">4</a></span>
-ses collègues à l'Académie de Saint-Pétersbourg,
-et dont le dernier appartient à la
-France, il consacra à ce voyage plus de
-quatre ans, et en publia une relation en
-allemand.</p>
-
-<p>Nous donnons ici les principaux détails
-de cette relation, d'après une traduction
-française, sur les provinces de Tobolsk et
-d'Irkoutsk, l'auteur ayant été empêché,
-ainsi qu'on le verra par son récit, de visiter
-les autres parties de la Sibérie. Cependant
-les deux chapitres suivants comblent en
-partie cette lacune.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_5">5</a></span></p>
-<h3>I<br />
-PROVINCE DE TOBOLSK</h3>
-
-<p class="hanging indent">Catherinenbourg (ville).&mdash;Mines et fonderies.&mdash;Tobolsk
-(capitale).&mdash;Fêtes de carnaval.&mdash;Carême.&mdash;Noce
-tatare.&mdash;Courses de chevaux.&mdash;Pâques.&mdash;Fêtes des
-morts.&mdash;Gouvernement et habitants de la province.&mdash;Irtisch
-(fleuve).&mdash;Steppe.&mdash;Yanuschna (fort).&mdash;Un
-lac salé.&mdash;Mines.&mdash;Obi (fleuve).&mdash;Kusnatzk,
-Tomsk, Jeniseisk et Krasnojarsk (villes).</p>
-
-<p>La première ville remarquable de la Sibérie
-est Catherinenbourg. Cette ville, fondée
-en 1723 par Pierre I<sup>er</sup>, fut achevée en 1726,
-sous l'impératrice Catherine, dont elle porte
-le nom. On peut la regarder comme le point
-de réunion de toutes les fonderies et forges
-de Sibérie, qui appartiennent au collége suprême
-des Mines; car ce collége y réside, et
-c'est de là qu'il dirige tous les ouvrages de
-Sibérie. Toutes les maisons qui la composent
-ont été bâties aux dépens de la cour; aussi
-<span class="pagenum"><a id="Page_6">6</a></span>
-sont-elles habitées par des officiers impériaux,
-ou par des maîtres et des ouvriers
-attachés à l'exploitation des mines. La ville
-est régulière, et les maisons sont presque
-toutes bâties à l'allemande. Il y a des fortifications
-que le voisinage des Baskirs rend
-très-nécessaires. L'Iser (fleuve) passe au
-milieu de la ville, et ses eaux suffisent à
-tous les besoins des fonderies. L'église de
-Catherinenbourg est en bois; mais on a jeté
-les fondements d'une église en pierre. Il y a
-dans cette ville un bazar bâti en bois et
-garni de boutiques, mais on n'y trouve
-guère que des marchandises du pays; il y a
-aussi un bureau de péage dépendant de la
-régence de Tobolsk; les marchandises des
-commerçants qui y passent dans le temps
-de la foire d'Irbit, y sont visitées. La durée
-de cette foire est le seul temps où il soit
-permis aux marchands de passer par Catherinenbourg.</p>
-
-<p>Pour s'instruire à fond dans la matière
-des mines, forges, fonderies, etc., il suffit
-<span class="pagenum"><a id="Page_7">7</a></span>
-de voir cette ville. Les ouvrages y sont tous
-en très-bon état, et les ouvriers y travaillent
-avec autant d'application que d'habileté. On
-empêche sans violence ces ouvriers de s'enivrer,
-et voici comment: il est défendu par
-toute la ville de vendre de l'eau-de-vie dans
-d'autres temps que les dimanches après midi,
-et l'on ne permet d'en vendre qu'une certaine
-mesure, pour ne pas profaner ce
-jour.</p>
-
-<p>Dans la nuit du 31 décembre (1733),
-nous fûmes régalés d'un spectacle russe où
-nous ne trouvâmes pas le mot pour rire;
-notre appartement se remplit tout à coup de
-masques. Un homme vêtu de blanc conduisait
-la troupe; il était armé d'une faux qu'il
-aiguisait de temps en temps; c'était la Mort
-qu'il représentait; un autre faisait le rôle du
-Diable. Il y avait des musiciens et une nombreuse
-suite d'hommes et de femmes. La
-Mort et le Diable, qui étaient les principaux
-acteurs de la pièce, disaient que tous ces
-gens-là leur appartenaient, et ils voulaient
-<span class="pagenum"><a id="Page_8">8</a></span>
-nous emmener aussi. Nous nous débarrassâmes
-d'eux en leur donnant pour boire.</p>
-
-<p>Au commencement de janvier, l'auteur,
-accompagné de Muller, alla visiter
-les mines de cuivre de Polewai, situées à
-cinquante-deux werstes (la werste russe
-équivaut à 1 kilomètre 77 mètres) de Catherinenbourg.
-Nous entrâmes, dit-il, dans la
-mine de cuivre qui est dans l'enceinte des
-ouvrages élevés contre les incursions des
-Baskirs. Le rocher n'est pas inattaquable;
-cependant il faut pour le briser de la poudre
-à canon. La mine ne s'y trouve pas par
-couches; elle est distribuée par chambres,
-et donne, l'un portant l'autre, trois livres
-de cuivre par quintal. La terre qui la tient
-est noirâtre et un peu alumineuse. Comme
-la mine n'est pas profonde, on a rarement
-besoin de pousser les galeries au delà de
-cent brasses de profondeur; aussi n'est-on
-pas beaucoup incommodé des eaux, qui d'ailleurs
-sont chassées par des pompes que la
-rivière la Polewa fait agir.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_9">9</a></span>
-De la mine nous allâmes aux fonderies,
-où l'on voit tous les fourneaux nécessaires
-pour préparer la pierre crue et le cuivre;
-dans le même endroit sont les forges avec
-les marteaux. Tous ces ouvrages sont mis
-en mouvement par la Polewa, qu'un batardeau
-fait monter.</p>
-
-<p>Il ne se passa rien de remarquable à Tobolsk
-avant le 17 février. La semaine du
-<i>beurre</i> (c'est ainsi qu'on appelle ici le carnaval),
-qui commença ce jour-là, mit en
-mouvement toute la ville; les gens les plus
-distingués se rendaient continuellement des
-visites, et le peuple faisait mille extravagances;
-on ne voyait et l'on n'entendait
-jour et nuit dans les rues que des courses
-et des cris; la foule des passants et des
-traîneaux y causait à chaque instant des
-embarras. Une nuit, passant devant un
-cabaret, je vis beaucoup de monde assis sur
-un tas immense de neige, qu'on avait élevé
-exprès. On y chantait et l'on y buvait sans
-relâche; la provision finie, on renvoyait au
-<span class="pagenum"><a id="Page_10">10</a></span>
-cabaret. On invitait tous les passants à boire,
-et personne ne songeait au froid qu'il faisait.
-Les femmes se divertissaient à courir les
-rues, et elles étaient souvent jusqu'à huit
-dans un traîneau.</p>
-
-<p>A Pechler, j'entrai dans une maison de
-Tatares. Ceux du district de Tobolsk ne
-sont nullement comparables aux Tatares du
-Kazan pour la politesse et la propreté. Ces
-derniers ont ordinairement une chambre
-dans laquelle toute la famille vit pêle-mêle
-avec les b&oelig;ufs, les vaches, les veaux, les
-moutons. Cette malpropreté provient vraisemblablement
-de leur pauvreté: c'est par
-la même raison qu'ils ne boivent que de
-l'eau.</p>
-
-<p>Autant la ville avait été tumultueuse dans
-la semaine du beurre, autant elle paraissait
-tranquille dans les fêtes qui la suivirent. On
-voyait tout le monde en prière. La dévotion
-éclata surtout dans une cérémonie qui se fit
-le 3 mars à la cathédrale, et qui fut célébrée
-par l'archevêque du lieu. Elle commença
-<span class="pagenum"><a id="Page_11">11</a></span>
-par une espèce de béatification de tous les
-czars morts en odeur de sainteté, de leurs
-familles, des plus vertueux patriarches, et
-de plusieurs autres personnages, du nombre
-desquels fut Jermak (Cosaque), qui avait
-conquis la Sibérie; ensuite on prononça
-solennellement le grand ban de l'Église
-contre les infidèles, hérétiques et schismatiques,
-c'est-à-dire contre les mahométans,
-les luthériens, les calvinistes et les catholiques
-romains, supposés auteurs du schisme
-qui sépare les deux églises. Pendant tout le
-carême on n'entendit point de musique; il
-n'y eut aucune sorte de divertissement, ni
-noces ni fiançailles. Si nous n'eussions eu
-des Tatares à observer, nous aurions été
-réduits à la plus grande inaction.</p>
-
-<p>Le 15 mars, nous eûmes avis qu'il se faisait
-une noce tatare au village de Sabanaka;
-nous fûmes curieux de la voir, et nous nous
-rendîmes sur les lieux. On compte de Tobolsk
-à Sabanaka sept werstes anciens. Nous
-allâmes droit à la maison des nouveaux
-<span class="pagenum"><a id="Page_12">12</a></span>
-mariés; nous fûmes conduits, avec d'autres
-étrangers qui avaient eu la même curiosité
-que nous, dans une chambre particulière où
-l'on avait rangé des chaises pour nous recevoir.
-Nous y trouvâmes aussi des bancs
-larges et bas que nous avions vus jusqu'à
-présent dans toutes les chambres tatares, et
-ils étaient couverts de tapis; on y avait
-servi un gâteau, de gros raisins et des noix
-de cèdre. Comme nous arrivions dans la
-chambre, on nous présenta de l'eau-de-vie
-à la manière russe, et ensuite du thé. On
-nous prévint qu'on avait rassemblé à Tobolsk
-quelques chevaux qui viendraient en
-course pour disputer les prix. C'est un ancien
-usage dans toutes les noces tatares de donner
-le spectacle de ces courses avant de commencer
-la noce. Or, afin qu'il se trouve
-toujours des cavaliers et des chevaux pour
-les courses, il y a des prix proposés, tant de
-la part du marié que du côté de la mariée,
-et le plus considérable est adjugé à celui qui
-atteint le premier le but. Le prix donné par
-<span class="pagenum"><a id="Page_13">13</a></span>
-le marié était une pièce de kamka (étoffe)
-rouge, une peau de renard, une pièce de
-chamvert, une pièce de tschandar (ces deux
-dernières étoffes sont de coton et tirées de la
-Kalmoukie), et une peau rousse de cheval.
-De la part de la mariée, il y avait une pièce
-de kamka violet, une pièce d'étoffe de Bukharie
-rayée rouge et blanc, moitié soie et moitié
-coton, qu'on nomme <i>darei</i>; une peau de
-loutre, une pièce de kitaika rouge, et une
-peau rousse de cheval; ce qui faisait en tout
-dix prix destinés pour les meilleurs coureurs.
-Ces prix étaient attachés à de longues
-perches, et étalés devant la maison des
-mariés.</p>
-
-<p>Vers les onze heures, on vit arriver trois
-cavaliers. Ce furent deux jeunes garçons
-russes qui remportèrent les trois premiers
-prix. Quelque temps après il en arriva plusieurs
-autres, qui étaient presque tous de
-jeunes Tatares ou de jeunes Russes. Les
-prix furent donnés aux dix premiers; mais
-nous apprîmes qu'on les distribuait quelquefois
-<span class="pagenum"><a id="Page_14">14</a></span>
-avec un peu de partialité, et qu'ici
-particulièrement il y avait eu de la faveur.
-A peu de distance, il y avait deux tables,
-sur chacune desquelles était un instrument
-de musique tatare, consistant en un vieux
-pot sur lequel était un vieux cuir bien
-tendu, et sur lequel on frappait comme
-sur un tambour. Cette musique n'était
-pas merveilleuse; cependant il y avait une
-si grande foule de Tatares empressés de
-l'entendre, qu'on avait de la peine à en
-approcher.</p>
-
-<p>Après la distribution des prix, nous passâmes
-dans la chambre du marié, qui était
-dans la cour de la maison où demeurait la
-future. Cette chambre était remplie de gens
-qui se divertissaient à boire. Deux musiciens
-tatares étaient de la fête: l'un avait
-un simple roseau percé de trous avec lequel
-il rendait différents sons; l'embouchure de
-cette espèce de flûte était entièrement cachée
-dans sa bouche; l'autre raclait un
-violon ordinaire. Ils nous jouèrent quelques
-<span class="pagenum"><a id="Page_15">15</a></span>
-morceaux qui n'étaient pas absolument
-mauvais; nous fûmes surtout invités à la
-chanson ou romance de Jermak, qu'ils nous
-assurèrent avoir été faite dans le temps que
-ce guerrier conquit la Sibérie, et que leurs
-ancêtres furent soumis à la domination
-russe.</p>
-
-<p>De là nous repassâmes dans la première
-chambre, d'où nous vîmes le marié, conduit
-par ses paranymphes et par ses parents,
-faire trois fois le tour de la cour. Lorsqu'il
-passa la première fois devant la chambre
-de la mariée, on jeta des fenêtres de celle-ci
-des morceaux d'étoffe que le peuple s'empressa
-de ramasser. Le marié avait une
-longue veste rouge avec des boutonnières
-d'or; son bonnet était brodé en or, et de la
-même couleur. De la cour il se rendit dans
-une chambre où l'aguns (prêtre égal en
-dignité à un évêque), deux abuss ou abiss,
-et deux hommes qui représentaient les pères
-du marié et de la mariée, étaient assis sur
-un banc. Il y avait dans cet endroit une
-<span class="pagenum"><a id="Page_16">16</a></span>
-grande foule de spectateurs accourus pour
-voir la cérémonie. Les deux paranymphes
-entrèrent dans la chambre avant le marié,
-et demandèrent à l'aguns si la cérémonie se
-ferait. Après sa réponse, qui fut affirmative,
-le marié entra; les paranymphes lui
-demandèrent si lui <i>N.</i> pourrait obtenir <i>N.</i>
-pour femme. Alors l'abiss envoya chez la
-mariée pour avoir la réponse. Son consentement
-étant arrivé, et les pères et mères
-des futurs conjoints ayant aussi donné le
-leur, l'aguns récita au marié les lois du
-mariage, dont la principale était qu'il ne
-prendrait jamais d'autre femme sans le consentement
-de celle qu'on allait lui donner.
-A toutes ces formalités le marié gardait un
-profond silence; mais les paranymphes promirent
-qu'il ferait tout ce qu'on exigerait
-de lui. L'aguns, pour lors, donna sa bénédiction,
-et il finit la cérémonie par un éclat
-de rire qui fut imité par plusieurs des assistants.
-Pendant tout ce temps, les parents
-et les amis des mariés apportaient des pains
-<span class="pagenum"><a id="Page_17">17</a></span>
-de sucre pour présents de noce. Après la
-bénédiction nuptiale on cassa ces pains en
-plusieurs morceaux; on sépara les gros des
-petits, et on les mit sur des assiettes. Les
-plus gros furent distribués au clergé, et les
-autres aux assistants; nous eûmes chacun
-environ deux onces de sucre. On quitta
-cette chambre pour aller se mettre à table,
-et nous fûmes servis dans l'endroit où l'on
-nous avait reçus d'abord. Le repas était
-composé de riz, de pois, de b&oelig;uf et de
-mouton. A une heure après midi nous nous
-retirâmes, et nous revînmes à Tobolsk.
-Nous sûmes depuis que la noce avait duré
-trois jours, pendant lesquels on n'avait
-cessé de boire et de manger.</p>
-
-<p>Nous ne vîmes rien de remarquable à
-Tobolsk jusqu'au 14 avril, jour où finit le
-carême. Les cérémonies de Pâques usitées
-chez les Russes parmi le peuple sont ici les
-mêmes. Le 15, nous eûmes à peu près le
-même spectacle qu'on nous avait donné
-à Catherinenbourg, si ce n'est qu'il se fit
-<span class="pagenum"><a id="Page_18">18</a></span>
-en plein jour: ce fut la représentation
-d'une pieuse farce toute semblable à nos
-anciens mystères, et distribuée en trois
-actes.</p>
-
-<p>Il y eut ce même jour à Tobolsk une
-autre solennité dont Muller seul fut témoin:
-«A un werste de la ville, il était
-entré dans une maison située sur une éminence
-et qui paraissait ne contenir qu'une
-seule chambre. Il y descendit par quelques
-marches basses, et il y trouva beaucoup de
-cercueils remplis de corps morts, et qu'on
-pouvait aisément ouvrir. Ce sont des cadavres
-de gens qui sont morts de mort violente
-ou sans sacrements, et qui ne peuvent
-pas être enterrés avec ceux qui les ont reçus
-ou dont la mort a été naturelle. Près de
-ces bières il y avait un grand concours de
-monde, soit parents des morts, soit inconnus,
-qui venaient prendre congé des
-défunts; <i>car</i>, disent-ils, <i>quoique nous ne
-soyons pas parents, les morts peuvent dire
-un mot en notre faveur</i>. Ce n'est pas qu'ils
-<span class="pagenum"><a id="Page_19">19</a></span>
-croient que ceux qui ne sont pas morts
-dans les règles ne puissent pas être sauvés:
-ces morts, d'après les idées religieuses du
-pays, ne restent pas au delà d'un an dans
-cet état, et quelques-uns même n'ont pas
-aussi longtemps à attendre. Suivant cette
-opinion, tous ceux qui meurent dans l'année
-entre les jeudis antérieurs à celui qui précède
-les fêtes de la Pentecôte, restent sans
-être inhumés jusqu'à ce dernier jeudi, et
-sont gardés dans ce dépôt de morts. S'il
-arrive que quelqu'un meure le jeudi même,
-il faut qu'il attende une année entière pour
-être enterré. Si au contraire il ne meurt
-qu'un seul jour auparavant, il l'est dès le
-lendemain. Ce jeudi est appelé <i>tulpa</i> en
-langue russe; mais la plupart le nomment
-<i>sedmik</i>, parce que depuis le jeudi saint jusqu'à
-celui-ci il y a sept semaines. Ce même
-jour l'archevêque de Tobolsk fait une procession
-solennelle avec son clergé jusqu'à
-cette maison; et, après avoir récité quelques
-prières, il absout les morts des péchés dont
-<span class="pagenum"><a id="Page_20">20</a></span>
-ils se sont rendus coupables par leurs négligences,
-ou qu'ils n'ont pu expier à cause de
-leur mort subite.</p>
-
-<p>La semaine de Pâques se passa gaiement
-en visites réciproques. La populace la célébra
-par beaucoup de divertissements à sa
-manière; mais ces extravagances n'approchaient
-pas, à beaucoup près, de celles qui
-se firent dans la semaine du beurre.</p>
-
-<p>Tobolsk, capitale de la Sibérie, est située
-sur le fleuve Irtisch. Elle est divisée en
-ville haute et en ville basse. La ville haute
-est sur la rive orientale de l'Irtisch; la
-basse occupe le terrain qui est entre la
-montagne et le fleuve. Elles ont l'une et
-l'autre un circuit considérable; mais toutes
-les maisons sont bâties en bois. Dans la
-ville haute, qu'on appelle proprement la
-<i>ville</i>, se trouve la forteresse, qui forme
-presque un carré parfait. Elle renferme un
-bazar de marchandises bâti en pierres, la
-chancellerie de la régence et le palais archiépiscopal.
-Près de la forteresse est la maison
-<span class="pagenum"><a id="Page_21">21</a></span>
-du gouverneur général. Outre le bazar de
-marchandises, il y a dans la haute ville
-encore un magasin pour les vivres et pour
-toutes sortes de menues denrées.</p>
-
-<p>La ville haute a cinq églises, dont deux
-construites en pierre, enclavées dans la forteresse,
-et trois bâties en bois, outre un
-couvent. La ville basse a sept paroisses, et
-un couvent bâti en pierre.</p>
-
-<p>La ville haute a l'avantage de ne point
-être sujette aux inondations; mais elle a
-une grande incommodité, en ce qu'il y faut
-faire monter toute l'eau dont elle a besoin.
-L'archevêque seul a un puits profond de
-trente brasses, qu'il a fait creuser à grands
-frais, mais dont l'eau n'est à l'usage de personne
-hors de son palais. La ville basse a
-l'avantage d'être proche de l'eau; mais elle
-n'est pas à l'abri des inondations.</p>
-
-<p>On nous dit à Tobolsk que cette ville
-éprouvait tous les dix ans une inondation
-qui la mettait sous l'eau. En effet, l'année
-précédente (1733), non-seulement la ville,
-<span class="pagenum"><a id="Page_22">22</a></span>
-mais tous les lieux bas des environs avaient
-été submergés.</p>
-
-<p>Je n'ai pas connu d'endroit où l'on vît
-autant de vaches qu'on en rencontre à Tobolsk.
-Elles courent les rues, même en
-hiver; de quelque côté qu'on se tourne on
-aperçoit des vaches, mais surtout en été
-et au printemps.</p>
-
-<p>La ville de Tobolsk est fort peuplée, et
-les Tatares font près du quart des habitants.
-Les autres sont presque tous des
-Russes, ou exilés pour crimes, ou enfants
-d'exilés. Comme ici tout est à si bon marché
-qu'un homme d'une condition médiocre
-peut y vivre avec le modique revenu de dix
-roubles par an, la paresse y est excessive.
-Quoiqu'il y ait des ouvriers de tous métiers,
-il est très-difficile d'obtenir quelque chose
-de ces gens-là; on n'y parvient guère qu'en
-usant de contrainte et d'autorité, ou en les
-faisant travailler sous bonne garde. Quand
-ils ont gagné quelque chose, ils ne cessent
-de boire jusqu'à ce que, n'ayant plus rien,
-<span class="pagenum"><a id="Page_23">23</a></span>
-ils soient forcés par la faim de revenir au
-travail. Le bas prix du pain cause en partie
-ce désordre, et fait que les ouvriers ne
-pensent pas à épargner; deux heures de
-travail leur donnent de quoi vivre une
-semaine et satisfaire leur paresse.</p>
-
-<p>Du gouverneur général de Tobolsk relèvent
-tous les gouverneurs particuliers (woiwodes);
-cependant il ne peut pas les destituer
-ni les choisir lui-même; il est obligé
-de les recevoir tels qu'on les lui envoie de
-la prikase ou chancellerie de Sibérie, qui
-réside à Moscow. Il reçoit, ainsi que les
-sous-gouverneurs et les autres officiers de
-la chancellerie, des appointements du trésor
-impérial. Il y a deux secrétaires à la chancellerie
-de ce gouvernement qui sont perpétuels,
-quoiqu'on change les gouverneurs.
-Ces secrétaires, par cette raison, sont fort
-respectés; les grands et les petits recherchent
-leur protection, et ils gouvernent
-presque despotiquement toute la ville.</p>
-
-<p>Le gouverneur célèbre toutes les fêtes
-<span class="pagenum"><a id="Page_24">24</a></span>
-de la cour; il fait inviter ce jour-là tous
-ceux qui sont au service de la couronne,
-et même tous les négociants de la ville.
-Tout ce qu'il y avait à Tobolsk de personnes
-destinées pour le voyage du Kamtchatka,
-reçut de pareilles invitations. Nous étions
-toujours placés à la même table avec l'archevêque,
-les archimandrites, quelques
-autres ecclésiastiques d'un ordre inférieur,
-et les officiers de la garnison. Le dîner était
-servi à la manière russe; on y buvait beaucoup
-de vin du Rhin et de muscat. Ordinairement
-après le dîner, hors le temps de
-carême, on dansait jusqu'à sept à huit
-heures du soir; d'autres fumaient, jouaient
-au trictrac ou s'amusaient à d'autres jeux.</p>
-
-<p>Ces repas, quelque multipliés qu'ils
-soient, ne sont rien moins que ruineux;
-car aucun des négociants ne quitte la table
-sans laisser un demi-rouble ou un rouble;
-et c'est à qui fera le mieux les choses.</p>
-
-<p>Les Tatares établis dans cette ville descendent
-en partie de ceux qui l'habitaient
-<span class="pagenum"><a id="Page_25">25</a></span>
-avant la conquête de la Sibérie, et en partie
-des Bukhars, qui s'y sont introduits peu
-à peu avec la permission des grands-ducs,
-dont ils ont obtenu certains priviléges. Ils
-sont en général fort tranquilles, et vivent
-du commerce; mais il n'y a point de métiers
-parmi eux. Ils regardent l'ivrognerie comme
-un vice honteux et déshonorant; ceux
-d'entre eux qui boivent de l'eau-de-vie sont
-fort décriés dans la nation. Je n'eus aucune
-occasion de voir leurs cérémonies religieuses;
-mais il suffit de dire qu'ils sont
-tous mahométans.</p>
-
-<p>Les Tatares font leurs prières au lever et
-au coucher du soleil, ainsi qu'à chacun de
-leurs repas. Je demandai un jour à un Tatare
-pourquoi, au sortir de table et après
-son action de grâces, il passait sa main sur
-sa bouche; il me répondit par cette autre
-question: <i>Pourquoi joignez-vous les mains en
-priant?</i> question à laquelle il m'eût été
-facile de répondre.</p>
-
-<p>Les Tatares ne changent pas souvent de
-<span class="pagenum"><a id="Page_26">26</a></span>
-religion; on en a cependant baptisé quelques-uns;
-mais ces prosélytes sont fort
-méprisés dans leur nation. Ceux qui s'appellent
-les vrais croyants leur reprochent
-qu'ils ne changent de religion que par goût
-pour l'ivrognerie, et pour se retirer de l'esclavage.
-Cette dernière raison paraît la plus
-vraisemblable.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Le temps de notre départ approchait;
-nous avions fait préparer deux doschts-chennikes,
-où l'on avait réuni toutes les commodités
-possibles. Un doschts-chennike est un
-bâtiment qu'on peut regarder comme une
-grande barque couverte; lorsqu'il est destiné
-à remonter les rivières, il a un gouvernail;
-mais ceux qui les descendent ont, au lieu
-de gouvernail, une grande et longue poutre
-devant et derrière, comme les bâtiments du
-Volga. Dans chacun de ces bâtiments il y
-avait vingt-deux manouvriers, tous Tatares;
-chacun était muni en outre de deux
-canons et d'un canonnier. Nous nous embarquâmes,
-<span class="pagenum"><a id="Page_27">27</a></span>
-et nous remontâmes le fleuve
-Irtisch.</p>
-
-<p>Au delà de l'embouchure du Tara, qui se
-jette dans l'Irtisch, nous avions au rivage
-oriental le steppe ou le désert des Tatares-Barabins,
-et à l'occident celui des Cosaques.
-Ainsi, nous fîmes faire bonne garde. Nous
-n'avions rien à craindre des premiers, qui
-sont soumis à l'empire russe; mais le départ
-des Cosaques est très-dangereux; car des
-bords de l'Irtisch on peut arriver en trois
-jours jusqu'à la Kasakiahorda (horde de
-Cosaques), ainsi nommée par les Russes,
-qui court de temps en temps ce désert, et
-qui s'est rendue redoutable. Ces Cosaques
-tuent ordinairement tous les hommes qu'ils
-rencontrent, et emmènent les femmes. Ils
-traitent les Tatares un peu plus doucement
-que les Russes; ils les font marcher avec
-eux quelques pas, puis les dépouillent, les
-battent fort, et les laissent aller. Autrefois
-ils se contentaient d'emmener les Russes
-en captivité; j'en ai vu plusieurs qui en
-<span class="pagenum"><a id="Page_28">28</a></span>
-étaient sortis, et qui ne se lassent point de
-parler des cruautés qu'on leur avait fait
-souffrir.</p>
-
-<p>Jusque-là notre navigation sur l'Irtisch,
-à la lenteur près et malgré les inconvénients
-dont je viens de parler, ne pouvait être plus
-heureuse. Nous n'avions qu'à nous louer des
-travailleurs que nous avions pris à Tobolsk;
-c'étaient tous gens tranquilles, officieux,
-pleins de bonne volonté. Nous étions touchés
-de voir ces pauvres gens travailler sans un
-moment de relâche, sans aucun repos la
-nuit, et pourtant sans le moindre murmure.
-L'accident qui arriva à notre bâtiment nous
-fit encore mieux connaître toute la bonté de
-ces Tatares. Nous avions dans ce bateau
-une provision considérable de cochon fumé;
-on sait que cette viande est en horreur aux
-Tatares, et qu'ils n'osent seulement pas la
-toucher; cependant notre navire ayant fait
-eau, comme il fallait que le bâtiment fût
-promptement déchargé, nous les vîmes avec
-des mains tremblantes aider à porter cette
-<span class="pagenum"><a id="Page_29">29</a></span>
-viande à terre. Une autre fois, un cochon de
-lait étant tombé dans l'eau, un de nos Tatares
-s'y jeta sur-le-champ, nagea après l'animal
-et le rapporta.</p>
-
-<p>Nous avons aussi vu des marques de l'amitié
-qu'ils ont les uns pour les autres. Il
-était souvent arrivé que trois ou quatre
-Tatares étaient obligés, soit en nageant,
-soit en marchant dans l'eau, de prendre les
-devants pour sonder la profondeur et empêcher
-nos bâtiments d'échouer sur les bancs
-de sable. Un jour un de ces travailleurs qui,
-contre l'ordinaire des Tatares, ne savait pas
-bien nager, fut embarrassé dans un endroit
-profond, et près de se noyer. Ses camarades
-le voyant en danger, trois ou quatre d'entre
-eux se jetèrent à l'eau et le sauvèrent. Nous
-ne nous sommes jamais aperçus qu'ils nous
-aient volé la moindre chose. Leur probité est
-connue partout; aussi n'exige-t-on d'eux
-aucun serment; ils n'en connaissent pas
-même l'usage; mais lorsqu'ils ont frappé
-dans la main en promettant quelque chose,
-<span class="pagenum"><a id="Page_30">30</a></span>
-on peut être sûr de leur foi. Ils sont de plus
-très-religieux; je ne les ai jamais vus manger
-sans avoir fait leur prière à Dieu avant
-et après le repas. Ils ne levaient jamais la
-voile sans demander à Dieu, par des invocations
-en leur langue, sa bénédiction pour
-notre voyage.</p>
-
-<p>Ces Tatares sont presque tous maigres,
-secs, fort bruns, et ont les cheveux noirs;
-ils sont grands mangeurs, et quand ils ont
-des provisions ils mangent quatre fois le
-jour. Leur mets ordinaire est de l'orge qu'ils
-font un peu griller, et qu'ils appellent <i>kurmatsch</i>;
-ils la mangent ainsi presque crue,
-ou, quand ils veulent se régaler, ils la font
-griller encore une fois avec un peu de beurre.
-De toutes les viandes, celle qu'ils aiment le
-mieux est la chair de poulain. Ils furent
-obligés avec nous de se contenter de ce que
-nous pouvions leur donner; mais ils n'étaient
-point délicats. Je les ai souvent vus
-mettre sur le feu des morceaux de viande
-pourrie qu'ils mangeaient de très-bon appétit.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_31">31</a></span>
-Nous n'eûmes, dans tout ce voyage par
-eau, qu'une seule incommodité à laquelle il
-ne fut pas possible de trouver le moindre
-remède: c'étaient les cousins, dont il y a
-des quantités prodigieuses dans tous les endroits
-où nous passâmes. Ils s'attachent à
-toutes les parties du corps qui sont découvertes;
-ils plongent leur trompe à travers
-la peau, sucent le sang jusqu'à ce qu'ils en
-soient rassasiés, et s'envolent ensuite. Si
-on les laisse faire, ils couvrent entièrement
-la peau, et causent des douleurs insupportables.
-On m'a même assuré qu'ils
-tourmentent quelquefois si cruellement les
-vaches, qu'elles en tombent mortes. Le
-cousin des bords de l'Irtisch est d'une espèce
-très-délicate; on ne peut guère le toucher
-sans l'écraser, et si on l'écrase sur la peau, il
-y laisse son aiguillon, ce qui rend la douleur
-encore plus sensible. Sa piqûre fait enfler la
-peau aux uns, et à d'autres ne fait que des
-taches rouges telles qu'en font naître les
-orties. Le moyen usité dans le pays pour
-<span class="pagenum"><a id="Page_32">32</a></span>
-s'en garantir est de porter une sorte de bonnet
-fait en forme de tamis, qui couvre toute
-la tête et qui n'ôte pas entièrement la liberté
-de la vue. On met autour des lits des rideaux
-d'une toile claire de Russie. Nous
-employâmes ces deux moyens; mais nous
-trouvâmes de l'inconvénient à l'un comme à
-l'autre. Le premier causait une chaleur incommode
-qui se faisait sentir à la tête,
-et devenait bientôt insupportable. L'autre
-moyen nous parut d'abord sans effet: nos
-lits étaient assiégés par les cousins, et nous
-ne pouvions fermer l'&oelig;il de la nuit. Lorsqu'il
-pleuvait un peu ou que le temps était
-couvert, les cousins redoublaient de fureur;
-on ne se garantissait les mains et les jambes
-qu'en mettant des bas et des gants de peau.
-Les cousins sont en bien plus grande quantité
-sur les bords de l'eau que sur les bâtiments,
-et quelque chose qu'on fasse, on en
-est toujours couvert. Je risquai un jour
-d'aller sur le rivage; je ne puis exprimer
-tout ce que je souffris; mes mains et mon
-<span class="pagenum"><a id="Page_33">33</a></span>
-visage furent aussitôt remplis de petites
-pustules qui me causaient une démangeaison
-continuelle; je regagnai vite le bâtiment,
-et je me soulageai en me lavant avec du
-vinaigre.</p>
-
-<p>Nous nous aperçûmes à la fin que les
-cousins qui nous tourmentaient la nuit ne
-venaient pas à travers les rideaux, mais
-qu'ils montaient d'en bas entre les rideaux
-et le lit. Il était aisé de leur fermer ce passage:
-nous arrêtâmes les rideaux dans le
-lit, et nous n'étions plus interrompus dans
-notre sommeil. Pour pouvoir tenir pendant
-le jour dans nos cabanes, il fallait y faire une
-fumée continuelle. Le mal était moindre
-quand il faisait du vent; il ne fallait alors
-qu'ouvrir les fenêtres. Les cousins ne supportent
-pas le vent, et comme il y en avait
-toujours un peu sur le pont, ils étaient
-dispersés.</p>
-
-<p>Quand il faisait froid, il n'y avait plus
-de cousins; ils restaient dans les bâtiments
-attachés aux murs et comme morts;
-<span class="pagenum"><a id="Page_34">34</a></span>
-mais la moindre chaleur les faisait revivre.</p>
-
-<p>A deux journées de Iamuschewa nous
-cessâmes notre navigation, et nous montâmes
-à cheval avec une petite suite;
-notre chemin traversait directement le
-steppe, qui est partout fort uni. Nous
-eûmes beaucoup à souffrir jusqu'à Iamuschewa;
-la chaleur était devenue si forte,
-que nous pensâmes périr; il faisait à la
-vérité du vent, mais il était aussi chaud
-que s'il fût sorti d'une fournaise ardente.
-Nous n'avions pas dormi depuis près de
-trente-six heures; le sable et la poussière
-nous ôtaient la vue, et nous arrivâmes très-fatigués,
-à une heure après midi, à Iamuschewa.
-Là, nous sentîmes encore à notre
-arrivée la chaleur si vivement, que nous
-désespérions de pouvoir la supporter davantage.
-Tout ce qu'on nous servait à table,
-quand nous prenions nos repas, était plein
-de sable que le vent y portait. La chambre
-n'avait pas de fenêtres; il n'y avait que des
-<span class="pagenum"><a id="Page_35">35</a></span>
-ouvertures pratiquées dans la muraille, et
-c'était par là que le vent nous charriait ce
-sable incommode. Il me prit envie de me
-baigner, et je m'en trouvai bien; je me
-sentis tout à la fois rafraîchi et délassé. En
-rentrant à notre logis, j'entendis le tambour
-de la forteresse qui donnait le signal du feu.
-Nous apprîmes qu'il était dans le steppe,
-et qu'il y faisait du ravage. Le vent chassait
-la flamme avec violence vers la forteresse.
-Nous montâmes aux ouvrages des fortifications,
-et nous vîmes en plusieurs endroits
-du désert des feux qui répandaient une
-grande lumière. L'officier qui commandait
-dans la forteresse n'était pas fort à son aise;
-car le feu le plus proche n'était pas éloigné
-de lui de plus de cinq werstes. Toutes les
-femmes du lieu furent commandées pour
-porter chacune, en cas d'accident, une
-mesure d'eau dans la maison, et quelques
-hommes furent occupés à creuser des fossés
-pour empêcher la communication du feu
-de ce côté-là. Ces précautions furent inutiles:
-<span class="pagenum"><a id="Page_36">36</a></span>
-le feu s'éteignit en quelque façon de
-lui-même.</p>
-
-<p>Le steppe ressemble à une terre labourée
-où il n'y a que du chaume; l'herbe aride y
-brûle très-vite. Tout ce qui est combustible
-s'enflamme tout de suite et de proche en
-proche; mais dans ces steppes, outre les
-routes fort battues et les lacs, il y a au
-printemps quantité d'endroits marécageux,
-et en été beaucoup d'endroits secs, où il ne
-croît point du tout d'herbe. Ainsi, dans
-tous ces endroits, le feu s'arrête de lui-même,
-sans pouvoir aller plus loin, et
-s'éteint faute d'aliment. Les incendies des
-steppes ne sont pas rares: nous en avons
-vu plusieurs, et les habitants des environs
-assurent qu'on en voit presque tous les ans.
-On assigne deux causes à ces incendies: la
-première vient des voyageurs, qui font du
-feu dans les endroits où ils s'arrêtent pour
-faire manger leurs chevaux, et qui, en s'en
-allant, n'ont pas soin de l'éteindre; l'autre
-cause vient des fréquents orages, et on l'attribue
-<span class="pagenum"><a id="Page_37">37</a></span>
-au feu du ciel; mais elle se produit
-bien plus rarement.</p>
-
-<p>Le lendemain de notre arrivée à Iamuschewa,
-nous nous rendîmes, avec peu de
-suite, au fameux lac salé <i>Iamuschewa</i>, dont
-la forteresse a pris son nom, et qui en est
-éloigné de six werstes à l'est. Ce lac est une
-merveille de la nature; il a neuf werstes de
-circonférence, et est presque rond; ses bords
-sont couverts de sel, et le fond est tout
-rempli de cristaux salins. L'eau est extrêmement
-salée; et quand le soleil y donne,
-tout le lac paraît rouge comme une belle
-aurore. Le sel qu'il produit est blanc comme
-la neige, et se forme tout en cristaux cubiques:
-il y en a une quantité si prodigieuse,
-qu'en très-peu de temps on pourrait en
-charger de nombreux vaisseaux, et que dans
-les endroits où l'on en a pris une certaine
-quantité, on en retrouve de nouveau cinq
-à six jours après. Les provinces de Tobolsk
-et de Ieniseisk en sont complétement approvisionnées
-par ce lac, qui suffirait encore à
-<span class="pagenum"><a id="Page_38">38</a></span>
-la fourniture de cinquante provinces semblables.
-La couronne s'en est réservé le
-commerce, comme celui de toutes les autres
-salines. A peu de distance de ce lac, sur
-une colline assez élevée, est une station de
-dix hommes, qui sont postés là pour veiller
-à ce que personne, excepté ceux qui sont
-autorisés par la couronne, n'emporte du sel.
-Ce sel, au reste, est d'une qualité supérieure:
-rien n'approche de sa blancheur, et
-l'on n'en trouve nulle part qui sale aussi
-bien les viandes.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Nos voyageurs continuèrent ensuite leur
-route sur les bords de l'Irtisch, tandis que
-leurs bâtiments, chargés de provisions, les
-suivaient sur la rivière.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Le 23 août, dit l'auteur, nous allâmes à
-Kolywans-Kagora. C'est au pied de cette
-montagne qu'on a construit, en 1728, la
-première fonderie avec un ostrog (fort): on
-n'en voit plus que les ruines, parce qu'elle
-a été abandonnée pour être transportée
-<span class="pagenum"><a id="Page_39">39</a></span>
-l'année suivante dans un lieu plus convenable,
-où elle est aujourd'hui.</p>
-
-<p>En 1725, quelques paysans fugitifs étant
-venus s'établir sur l'Obi, apportèrent à un
-particulier russe, nommé Demidow, plusieurs
-échantillons de mines de cuivre,
-qu'ils avaient trouvés dans ces cantons en
-chassant. Demidow ayant obtenu du collége
-des mines la permission de faire fouiller
-et de bâtir des fonderies, fit de nouvelles
-recherches, et construisit la Sawode, ou
-fonderie de Kolywans-Kagora; elle est située
-dans les montagnes, et a pour défense un
-fortin de quatre bastions, entouré d'un
-rempart de terre et d'un fossé. C'est la résidence
-des officiers et travailleurs des mines.
-La plupart de ces travailleurs sont des
-paysans de différents cantons, qui viennent
-ici pour gagner la capitation qu'ils sont
-tenus de payer à la couronne. Après avoir
-gagné cet argent, ils s'en retournent presque
-tous chez eux, ce qui ralentit beaucoup le
-travail des mines. L'entrepreneur, pour y
-<span class="pagenum"><a id="Page_40">40</a></span>
-remédier, a établi quelques villages; mais
-ils fournissent à peine quarante à cinquante
-hommes, lorsqu'il en faudrait au moins huit
-cents. Il y a pour la sûreté du lieu cent
-hommes à cheval.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Le 2 septembre, nous arrivâmes sur les
-bords de l'Obi; nous y embarquâmes, sur
-un gros bâtiment, nos bagages avec nos
-instruments et nos ustensiles. L'Obi, l'un
-des plus grands fleuves de la Sibérie, a sa
-source dans le pays des Mongols; il est formé
-de deux grandes rivières nommées <i>Bija</i> et
-<i>Katuna</i>; il ne prend le nom d'Obi qu'à leur
-confluent, qui se fait à Bisk. C'est à partir
-de cette forteresse que les bords de l'Obi sont
-habités. Bisk est une forteresse de frontière
-contre les Kalmouks: on voyage avec tant
-de sûreté dans ce pays-là, qu'on n'a pas besoin
-d'escorte.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Le 11 du même mois, après avoir passé
-le Tom sur des radeaux, nous arrivâmes le
-soir à Kusnetzk, où nous employâmes notre
-<span class="pagenum"><a id="Page_41">41</a></span>
-séjour à satisfaire notre curiosité sur les
-Tatares du pays.</p>
-
-<p>Le 16, nous allâmes à trois werstes de
-la ville, dans un village habité par les Tatares-Éleuths.
-Leur religion n'a point de
-forme certaine, et il paraît qu'ils ne savent
-guère eux-mêmes ce qu'ils croient: ils rendent
-pourtant un culte à Dieu, mais bien
-simple; ils se tournent tous les matins vers
-le soleil levant, et prononcent cette courte
-prière: <i>Ne me tue pas</i>.</p>
-
-<p>Nous avions appris que plusieurs Tatares,
-établis sur les rivières de Kondoma
-et de Mrasa, savaient extraire le fer de
-la mine par la fonte, et même on n'avait
-dans ce lieu d'autre fer que celui qui venait
-de ces Tatares. Cela nous donna l'envie de
-voir leurs fonderies, qui n'étaient pas fort
-éloignées. Nous choisîmes la plus prochaine
-qu'on nous avait indiquée dans le village
-de Gadoewa, et nous envoyâmes quelqu'un
-les avertir de notre arrivée, afin qu'ils
-tinssent tout prêt.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_42">42</a></span>
-Nous partîmes dès le matin, et après
-avoir traversé plusieurs villages russes et
-tatares, et passé deux fois la Kondoma,
-nous trouvâmes sur le bord de cette rivière
-le village de Gadoewa. Notre premier soin
-fut de chercher des yeux quelques signes
-qui indiquassent une fonderie de fer; mais
-nous ne remarquions aucun bâtiment d'une
-apparence différente des autres. On nous
-conduisit enfin dans une maison, et dès
-l'entrée nous vîmes le fourneau de fonte.
-Nous comprîmes même à sa structure que,
-pour un pareil fourneau, on n'avait pas eu
-besoin de construire un bâtiment particulier,
-et qu'ils pouvaient tous également
-être propres à cet usage. Les travaux de
-la fonte n'empêchaient pas les ouvriers
-d'habiter la maison. Le four était à l'endroit
-où l'on fait ordinairement la cuisine,
-et la terre était un peu creusée. Le creux
-qui, dans toutes les maisons tatares, sert
-pour la cuisine, faisait une des principales
-parties du fourneau. Un chapiteau d'argile
-<span class="pagenum"><a id="Page_43">43</a></span>
-ou de terre glaise, de forme conique, d'environ
-un pied de diamètre, qui allait en
-se rétrécissant par en haut, composait, avec
-un trou creusé dans la terre, le fourneau
-de fonte. Deux Tatares font ici toute la
-besogne: l'un apporte alternativement du
-charbon et du minerai pilé, dont il remplit
-le fourneau; l'autre a soin du feu, et fait
-agir deux soufflets. A mesure que les charbons
-s'affaissent, on fournit de nouvelle
-matière et de nouveaux charbons; ce qui
-continue jusqu'à ce qu'il y ait dans le fourneau
-environ trois livres de minerai; ils
-n'en peuvent pas fondre davantage à la fois.
-Des trois livres de minerai ils en tirent
-deux de fer qui paraît encore fort impur,
-mais qui cependant est assez bon. En une
-heure et demie nous avions tout vu.</p>
-
-<p>Pendant qu'on s'occupait à fondre, nous
-fîmes chercher le kan (chef) du lieu, pour
-nous faire voir ses sortiléges, ce qu'ils
-appellent <i>faire le kamlat</i>. Il se fit apporter
-son tambour magique, qui avait la forme
-<span class="pagenum"><a id="Page_44">44</a></span>
-d'un tambour de basque; il battait dessus
-avec une seule baguette. Le kan, tantôt
-marmottait quelques mots tatares, et tantôt
-grognait comme un ours; il courait de
-côté et d'autre, puis s'asseyait, faisait d'épouvantables
-grimaces et d'horribles contorsions
-de corps, tournant les yeux, les
-fermant et gesticulant comme un insensé.
-Ce jeu ayant duré un quart d'heure, un
-homme lui ôta le tambour, et le sortilége
-finit. Nous demandâmes ce que tout cela
-signifiait; il répondit que, pour consulter
-le diable, il fallait s'y prendre de cette manière;
-que cependant tout ce qu'il avait
-fait n'était que pour satisfaire notre curiosité,
-et qu'il n'avait pas encore parlé au
-diable. Par d'autres questions, nous apprîmes
-que les Tatares ont recours au kan
-lorsqu'ils ont perdu quelque chose, ou
-lorsqu'ils veulent avoir des nouvelles de
-leurs amis absents. Alors le kan se sert
-d'un paquet de quarante-neuf morceaux
-de bois, gros comme des allumettes; il en
-<span class="pagenum"><a id="Page_45">45</a></span>
-met cinq à part, et joue avec les autres,
-les jetant à droite et à gauche avec beaucoup
-de grimaces et de contorsions; puis
-il donne la réponse comme il peut. Le kan
-leur fait accroire que par ses conjurations
-il évoque le diable, qui vient toujours du
-côté de l'occident et en forme d'ours, et lui
-révèle ce qu'il doit répondre. Il leur fait
-entendre qu'il est quelquefois maltraité
-cruellement par le diable, et tourmenté
-jusque dans le sommeil. Pour mieux convaincre
-ces bonnes gens de son commerce
-avec le diable, il fait semblant de s'éveiller
-en sursaut, en criant comme un possédé.
-Nous lui demandâmes pourquoi il ne s'adressait
-pas plutôt à Dieu, qui est la source
-de tout bien. Il répondit que ni lui ni les
-autres Tatares ne savaient rien de Dieu,
-sinon qu'il faisait du bien à ceux mêmes qui
-ne l'en priaient pas; que, par conséquent,
-ils n'avaient pas besoin de l'adorer; qu'au
-contraire ils étaient obligés de rendre un
-culte au diable, afin qu'il ne leur fît point
-<span class="pagenum"><a id="Page_46">46</a></span>
-de mal, parce qu'il ne songeait continuellement
-qu'à en faire. Ces Tatares, sur ces
-beaux principes, font des offrandes au diable
-et brassent souvent de gros tonneaux de
-bière qu'ils jettent en l'air ou contre les
-murs, pour que le diable s'en accommode.
-Quand ils sont près de mourir, toute leur
-inquiétude et leur frayeur, c'est que leur
-âme ne soit la proie du diable. Le kan est
-alors appelé pour battre le tambour, et pour
-faire leurs conventions avec le diable, en
-le flattant beaucoup. Ils ne savent pas ce
-que c'est que leur âme, ni où elle va; ils
-s'en embarrassent même fort peu, pourvu
-qu'elle ne tombe point entre les mains du
-diable. Ils enterrent leurs morts, ou les
-brûlent, ou les attachent à un arbre pour
-servir de proie aux oiseaux.</p>
-
-<p>Les instruments du labour dont ils se
-servent, ils les fabriquent eux-mêmes du
-fer dont on vient de parler. Ces instruments
-consistent en un seul outil qui a la forme
-d'un demi-cercle fort tranchant, et dont le
-<span class="pagenum"><a id="Page_47">47</a></span>
-manche fait avec le fer un angle droit. Ils
-travaillent avec cet outil dans les champs
-comme on travaille dans nos jardins avec
-la houe, et n'entament la terre, en labourant,
-qu'à la profondeur de quelques pouces.
-Pour faire leur farine, ils broient le grain
-entre deux pierres.</p>
-
-<p>Notre compagnon Muller fit tout ce qu'il
-put pour obtenir d'eux le tambour magique.
-Le kan en marqua beaucoup de tristesse;
-et comme on répondait à toutes les défaites
-qu'il cherchait pour ne s'en pas dessaisir,
-tout le village nous pria de ne pas insister
-davantage, parce qu'étant privés de ce tambour,
-ils seraient tous perdus, ainsi que
-leur kan. Ces belles raisons ne servirent
-qu'à nous faire insister encore davantage,
-et le tambour nous fut remis. Le kan, par
-une ruse tatare, pour fasciner les yeux de
-ses gens et leur diminuer le regret de cette
-perte, avait ôté quelques ferrements de
-l'intérieur du tambour.</p>
-
-<p>Kusnetzk est dans un pays autrefois habité
-<span class="pagenum"><a id="Page_48">48</a></span>
-par les Tatares, qui, se trouvant trop
-resserrés du côté de la Russie, se sont retirés
-peu à peu vers la frontière des Kalmouks.
-Cette ville est située sur le rivage oriental
-du Tom; elle se divise en trois parties: la
-haute, la moyenne et la basse ville. Les
-deux premières sont situées sur la plus
-grande élévation du rivage; la ville basse
-est dans une plaine qui s'étend de l'autre
-côté: c'est la plus peuplée des trois.</p>
-
-<p>Dans la ville haute, il y a une citadelle de
-bois qui a une chapelle. La ville moyenne
-est décorée d'un ostrog, qui contient la maison
-du gouverneur et la chancellerie. Le
-nombre des maisons, dans les trois villes,
-se monte à environ cinq cents.</p>
-
-<p>Les habitants sont paresseux et adonnés
-à l'oisiveté: on a de la peine à avoir des
-ouvriers pour de l'argent. Le Tom est assez
-poissonneux; cependant on ne trouve point
-de poissons dans les marchés; on n'y connaît
-pas non plus les fruits: on n'y trouve
-que de la viande et du pain. Chacun cultive
-<span class="pagenum"><a id="Page_49">49</a></span>
-ici le blé dont il a besoin pour son pain, et
-l'on peut dire que c'est la seule occupation
-qu'aient les habitants. Leurs terres à blé
-sont toutes sur les montagnes, non dans les
-vallées; et la raison qu'ils en donnent, c'est
-qu'il fait beaucoup plus froid dans les vallées
-que sur les montagnes. On n'y connaît
-plus aucune espèce de gibier; les habitants
-nous assurèrent que, quand on bâtit cette
-ville, le canton fourmillait de zibelines,
-d'écureuils, de martres, de cerfs, de biches,
-d'élans et d'autres animaux; mais qu'ils
-l'ont abandonné depuis, et qu'ils se sont
-retirés dans un pays inhabité, comme l'était
-celui-ci avant la fondation de Kusnetz. La
-plupart des villes de Sibérie sont assez commerçantes;
-mais celle-ci n'a aucun commerce.</p>
-
-<p>Le jour de notre départ fixé, un de nos
-compagnons, Muller, prit la route par terre
-avec notre interprète et un Tatare, moi je
-partis par eau sur le Tom avec le reste de
-la troupe et un interprète de cette nation.
-<span class="pagenum"><a id="Page_50">50</a></span>
-Malgré les obstacles de la navigation, le
-froid qui augmentait nous fit redoubler
-d'activité pour arriver à Tomsk le lendemain.</p>
-
-<p>Les fondements de cette ville ont été jetés
-sous le règne du czar Féodor Ivanovitch,
-vingt ans avant la construction de celle de
-Kusnetz. Ce n'était d'abord qu'une forteresse
-pour contenir les peuples du voisinage;
-mais ayant été soumis peu à peu, ils
-s'y sont rassemblés et ont formé une ville
-qui renferme dans son enceinte plus de
-deux mille maisons; elle est, après Tobolsk,
-la plus considérable de la Sibérie. Le ruisseau
-l'<i>Uschaika</i> la traverse par le milieu et
-se décharge au nord dans le Tom. On la
-divise en haute et basse ville. On y trouve
-les marchandises au même prix qu'à Saint-Pétersbourg,
-et tout ce qu'on peut désirer
-en fourrures non préparées.</p>
-
-<p>La situation de cette ville la rend plus
-propre au commerce qu'aucune autre du
-pays. On y arrive commodément pendant
-<span class="pagenum"><a id="Page_51">51</a></span>
-l'été par l'Irtisch, l'Obi et le Tom. Par
-terre, la route de Ieniseisk et de toutes les
-villes de Sibérie situées plus à l'est et au
-nord, passe par Tomsk. Non-seulement il
-arrive tous les ans une ou deux caravanes
-de la Kalmoukie, mais encore toutes celles
-qui vont de la Chine en Russie et de la
-Russie en Chine, prennent leur route par
-cette ville; elle a de plus son commerce
-intérieur, dont les affaires sont sous la direction
-d'un magistrat particulier.</p>
-
-<p>Les vieux croyants ou non-conformistes,
-(stara-wiertsy) sont en grand nombre dans
-cette ville, et l'on prétend que toute la
-Sibérie en est remplie. Ils sont tellement
-attachés aux anciens usages, que, depuis
-la publication de la défense de porter des
-barbes, ils aiment mieux payer à la chancellerie
-cinquante roubles chaque année
-que de se faire raser. Un homme de notre
-troupe alla un jour se baigner chez un de
-ces stara-wiertsy ou roskolniks; aussitôt
-qu'il fut sorti, le vieux croyant cassa tous
-<span class="pagenum"><a id="Page_52">52</a></span>
-les vases dont il s'était servi ou qu'il avait
-seulement touché.</p>
-
-<p>Leur indolence est telle, que les bestiaux
-ayant été attaqués l'année précédente d'une
-maladie épidémique considérable, qui ne
-laissa que dix vaches et à peine le tiers des
-chevaux, aucun habitant ne chercha à y
-apporter du remède; tous se fondaient sur
-ce que leurs ancêtres n'en avaient point
-employé en pareil cas.</p>
-
-<p>Pendant notre séjour à Tomsk, nous fîmes
-connaissance avec un Cosaque assez intelligent
-qui avait du goût pour les sciences.
-Nous fûmes d'autant plus charmés de cette
-découverte, que nous avions ordre d'établir
-des correspondances partout où nous
-le pourrions. Ainsi nous demandâmes à la
-chancellerie qu'on laissât à cet homme la
-liberté de faire des observations météorologiques.
-Nous l'instruisîmes, et nous lui laissâmes
-les instruments nécessaires, comme
-nous avions déjà fait à Kasan, à Tobolsk
-et à Jamischewa.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_53">53</a></span>
-Lorsque l'archevêque de Tomsk arriva
-dans ces cantons, il fit chercher tous les
-habitants qu'on pouvait trouver: quelques-uns
-venaient de bonne volonté, mais le plus
-grand nombre fut amené par les dragons
-qu'il avait avec lui.</p>
-
-<p>Comme tous ces Tatares demeurent le long
-du Tschulum, rien n'était plus commode
-pour le baptême; car ceux qui ne voulaient
-pas se faire baptiser étaient poussés de force
-dans la rivière; lorsqu'ils en sortaient, on
-leur pendait une croix au cou, et dès lors
-ils étaient censés baptisés. Pour que ces
-gens pussent persévérer dans la nouvelle
-religion, on construisit dès l'année suivante
-une église à laquelle on attacha un pope
-russe; mais ces Tatares n'ont pas la moindre
-connaissance de la religion chrétienne. Ils
-croient que l'essentiel consiste à faire le signe
-de la croix, à aller à l'église, à faire baptiser
-leurs enfants, à ne prendre qu'une femme,
-à faire abstinence de ce qu'ils mangeaient
-autrefois, comme du cheval, de l'écureuil,
-<span class="pagenum"><a id="Page_54">54</a></span>
-et à observer le carême des Russes. Au
-reste, on ne peut exiger d'eux davantage,
-parce que les popes russes qui devraient
-les instruire ignorent leur langue, et ne
-peuvent s'en faire entendre.</p>
-
-<p>La petite vérole faisait alors beaucoup de
-ravages dans le pays. Cette maladie n'y est
-point habituelle: dix années se passent quelquefois
-sans qu'on en soit incommodé; mais
-quand elle commence, elle dure deux à trois
-ans sans interruption.</p>
-
-<p>La ville de Ieniseisk est située sur le rivage
-gauche ou occidental du Iénisée, qui, en
-cet endroit, a un werste et demi de largeur.
-Ce fleuve a sa source dans le pays des Mongols,
-et après un cours d'environ trois mille
-werstes il se décharge dans la mer Glaciale.
-La ville est plus moderne que Kusnetz: on
-n'y bâtit d'abord qu'un ostrog, comme dans
-la plupart des villes de Sibérie; mais l'avantage
-de sa situation a contribué à son agrandissement:
-elle est beaucoup plus longue
-que large, et a environ six werstes de circonférence.
-<span class="pagenum"><a id="Page_55">55</a></span>
-Les bâtiments publics sont la
-cathédrale, la maison du gouverneur, la
-vieille et la nouvelle chancellerie, un arsenal
-et quelques petites cabanes; le tout est
-enfermé dans un ostrog qui reste encore du
-premier établissement, mais qui est presque
-tombé en ruine. La ville contient sept cents
-maisons de particuliers, trois paroisses,
-deux couvents, dont un de moines et
-l'autre de religieuses, un magasin à poudre
-et un autre de munitions de bouche; ces
-deux magasins sont entourés d'un ostrog
-particulier. Dans le couvent des moines
-réside l'archimandrite (provincial) du lieu.
-Les habitants sont pour la plupart des marchands
-qui pourraient faire un bon commerce;
-mais l'ivrognerie, la fainéantise et la
-débauche corrompent tout.</p>
-
-<p>Ce que les voyageurs avancent du froid
-qu'on ressent en Sibérie n'est point exagéré;
-car à la mi-décembre il fut si violent, que
-l'air même paraissait gelé. Le brouillard ne
-laissait pas monter la fumée des cheminées.
-<span class="pagenum"><a id="Page_56">56</a></span>
-Les moineaux et autres oiseaux, et celui
-qu'on appelle en latin <i>pica varia caudata</i>,
-tombaient de l'air comme morts, et mouraient
-en effet, si on ne les portait sur-le-champ
-dans un endroit chaud. Les fenêtres,
-en dedans de la chambre, en vingt-quatre
-heures étaient couvertes de glace de trois
-lignes d'épaisseur. Dans le jour, quelque
-court qu'il fût, il y avait continuellement
-des parhélies; dans la nuit, des parasélènes
-et des couronnes autour de la lune. Le
-mercure descendit, par la violence du froid,
-à cent vingt degrés du thermomètre de
-Fahrenheit (plus de cinquante-cinq degrés
-centigrades), et plus bas par conséquent
-qu'on l'eût observé jusque alors dans la
-nature.</p>
-
-<p>Il y a dans le territoire de Ieniseisk deux
-sortes d'Ostiakes: ceux de Narim et de Iénisée;
-ensuite les Tunguses, qui demeurent
-sur le Tanguska et sur la rivière de Tschun;
-et enfin les Tatares d'Assan, qui habitent
-les bords de l'Ussolka et de la rivière d'Ona.
-<span class="pagenum"><a id="Page_57">57</a></span>
-Les Ostiakes et les Tatares d'Assan vivent
-dans la plus grande misère; les premiers
-sont tous baptisés. Il ne restait plus qu'environ
-une douzaine de ces Tatares, dont à
-peine deux ou trois savaient leur langue.
-C'était autrefois une tribu très-considérable.
-Jusqu'à présent on n'a pu parvenir d'aucune
-façon à convertir les Tunguses à la religion
-chrétienne.</p>
-
-<p>Krasnojarsk est plus moderne que Ieniseisk,
-et c'est de Moscou qu'on est venu
-la bâtir. Elle est sur la rive gauche du
-Iénisée; à son extrémité est la rivière de
-Kastcha, dont une embouchure est au-dessous
-de la ville.</p>
-
-<p>Les habitants sont pour la plupart des
-Sluschiwies, qu'on y avait établis par la
-nécessité de garantir ces cantons des incursions
-des Tatares Kirgis, qui venaient ravager
-les environs; mais depuis quelques
-années ils se sont retirés vers le pays des
-Kalmouks. Depuis ce temps les Sluschiwies
-ont fait des courses sans aucun risque dans
-<span class="pagenum"><a id="Page_58">58</a></span>
-les environs du pays. Ils ont trouvé à travers
-les steppes un chemin assez droit
-depuis Krasnojarsk jusqu'à Jakusk et Tomsk,
-qui est très-commode pour voyager, surtout
-en été, puisque les eaux et les fourrages s'y
-trouvent en abondance.</p>
-
-<p>Les Sluschiwies mènent ici une vie fort
-agréable; ils sont riches en chevaux et en
-bestiaux, qui ne leur coûtent pas beaucoup
-à nourrir. Ils les laissent paître sur les
-steppes; car en hiver même on y voit peu
-de neige, et quand il y en a les bestiaux
-fouillent dans la terre, et en tirent toujours
-assez de racines et de plantes pourries pour
-ne pas mourir de faim. Il est vrai qu'en
-Russie un cheval tire plus que trois des
-leurs, et qu'une vache y donne vingt fois
-plus de lait que celles de ces cantons. On
-cultive ici du blé, et la terre est si fertile
-qu'il suffit de la remuer légèrement pour
-y semer pendant cinq à six années consécutives
-sans le moindre engrais. Quand elle
-est épuisée, on en choisit une autre qui
-<span class="pagenum"><a id="Page_59">59</a></span>
-n'exige pas plus de soins; ce qui convient
-fort à la paresse des habitants.</p>
-
-<p>Les antiquités qu'on trouve ici ont été
-tirées des anciens tombeaux, qui sont en
-grand nombre près d'Abakansk et de Sajansk.
-On y a autrefois déterré beaucoup
-d'or, preuve de la richesse des Tatares
-dans le temps de leur ancienne puissance.
-J'ai vu chez le gouverneur actuel une grande
-soucoupe et un petit pot, l'un et l'autre
-d'argent doré. Il y avait sur la soucoupe
-des figures ciselées qui ressemblaient à des
-griffons. On trouve encore assez souvent des
-couteaux en cuivre, de petits marteaux de
-différentes formes, des garnitures de harnais
-de chevaux, du bronze ou du métal de
-cloches, et de l'argent faux de la Chine.</p>
-
-<p>A Kanskoï-Ostrog, nous fîmes chercher
-quelques Tatares du canton. Ils sont en
-général assez pauvres: les hommes aussi
-bien que les femmes sont tout nus sous
-leur robe et n'ont jamais porté de chemise.
-Ceux d'entre eux qui sont baptisés se distinguent
-<span class="pagenum"><a id="Page_60">60</a></span>
-des autres à cet égard, mais ils
-sont en très-petit nombre; ils ont tous l'air
-fort malpropre, parce qu'ils ne se lavent
-jamais; et quand on leur demande la raison
-de cette négligence, ils répondent que leurs
-pères ne se sont jamais lavés non plus
-qu'eux, et qu'ils n'ont pas laissé que de
-bien vivre. Ces mêmes Tatares, au lieu de
-pain, mangent aussi des oignons ou d'autres
-espèces de plantes, et dédaignent l'agriculture.
-Leur exercice continuel est la chasse
-des zibelines; ils la font de différentes
-façons.</p>
-
-<p>Quand l'animal ne sait plus de quel côté
-tourner, il monte sur un arbre fort haut, et
-les Tatares y mettent aussitôt le feu. L'animal,
-que la fumée incommode, saute en
-bas de l'arbre, se prend dans un filet tendu
-à l'entour, et est tué.</p>
-
-<p>Aux environs de l'ostrog de Balachanskoï
-habitent un grand nombre de Buraetes, qui
-négligent la culture des terres, et ne vivent
-que du commerce de leurs bestiaux. Leurs
-<span class="pagenum"><a id="Page_61">61</a></span>
-b&oelig;ufs sont fort estimés. Contre l'usage
-général, les Bratskis de ce canton exercent
-un art dans lequel ils ne réussissent pas
-mal: ils savent si bien incruster dans le
-fer l'argent et l'étain, qu'on prendrait ce
-travail pour de l'ouvrage damasquiné. La
-plupart des harnais des chevaux, des ceinturons
-et des autres ustensiles qui en sont
-susceptibles, sont ornés de ces incrustations.</p>
-
-<div class="section">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_62">62</a></span></p>
-<h3>II<br />
-PROVINCE D'IRKOUTSK</h3>
-</div>
-
-<p class="hanging indent">Nikolskaia-Sastawa&mdash;Baïkal (lac).&mdash;Selinginsk (ville).&mdash;Frontière
-de la Chine (bureau de péage).&mdash;Irkoutsk
-(capitale).&mdash;Ilimsk (ville).&mdash;Tunguses (habitants).&mdash;Yakoutsk
-(ville).&mdash;Monts d'aimant.&mdash;Retour.</p>
-
-<p>Dès les premiers jours de notre arrivée
-à Irkoutsk, nous résolûmes d'aller à Selinginsk
-par les chemins d'hiver, et de là de
-pousser plus loin par les chemins d'été. Mais
-comme on nous avait représenté ce voyage,
-tel que nous l'avions projeté, si pénible et
-si difficile, qu'on ne pouvait le faire qu'à
-cheval, nous ne jugeâmes point à propos
-de nous embarrasser de beaucoup de bagages,
-et nous en laissâmes une partie.
-<span class="pagenum"><a id="Page_63">63</a></span>
-Nous avions en tout trente-sept voitures,
-et il est d'usage en Russie de fournir autant
-de chevaux de poste. Conformément à cette
-règle, la chancellerie d'Irkoutsk ordonna
-de nous amener seulement trente-sept chevaux,
-sans considérer que la première poste
-où nous devions en changer était à plus de
-deux cents werstes. Le gouverneur ne voulut
-jamais écouter nos représentations. Nous
-déclarâmes à la chancellerie que nous étions
-résolus de rester à Irkoutsk une année
-entière, à ses risques et dépens, si elle ne
-donnait pas ses ordres pour nous faire
-fournir un grand nombre de chevaux. On
-parut d'abord s'en effrayer peu; mais dès le
-lendemain nous apprîmes que les ordres
-étaient donnés pour nous satisfaire. Ainsi,
-tout se trouvant prêt pour notre voyage, et
-nos instruments étant chargés, nous fîmes
-partir toute notre suite le 23, avant midi.
-Le 25, à trois heures du matin, nous arrivâmes
-à Nikolskaia-Sastawa. Ce qu'on
-nomme en Sibérie <i>sastawa</i> est un endroit
-<span class="pagenum"><a id="Page_64">64</a></span>
-où se lève un droit de péage; le bureau de
-ce lieu reçoit le péage de toutes les marchandises
-qui viennent de la frontière de la
-Chine, et qui ne peuvent guère prendre
-une autre route. Comme ces marchandises
-sont nombreuses, la place de receveur est
-très-lucrative, et il ne faut guère plus d'un
-an pour s'enrichir. C'est le gouverneur qui
-dispose de cet emploi; et ceux qui veulent
-l'obtenir l'achètent à force de présents. Le
-pot-de-vin ordinaire est de trois cents roubles.
-On nous raconta que cette place s'étant
-trouvée depuis peu vacante, il s'était présenté
-trois compétiteurs, dont chacun comptait
-emporter la place; qu'elle avait été
-promise en effet à chacun d'eux séparément;
-qu'enfin, ayant obtenu tous trois l'agrément
-du gouverneur, ils avaient payé chacun les
-trois cents roubles, et s'en étaient fort bien
-trouvés.</p>
-
-<p>Arrivés à cette station, nous nous trouvâmes
-sur le lac Baïkal, dont les glaces
-étaient encore très-fortes et pouvaient porter
-<span class="pagenum"><a id="Page_65">65</a></span>
-nos traîneaux sans danger. Nous le traversâmes
-obliquement jusqu'à son bord méridional.</p>
-
-<p>C'est comme un article de foi chez les
-peuples de cette contrée de donner le nom
-de mer au lac Baïkal, et de ne point l'appeler
-un lac. Cette mer est déshonorée,
-selon eux, lorsqu'on la rabaisse à la simple
-dénomination de <i>lac</i>, et c'est un outrage
-dont elle ne manque point de se venger. Ils
-croient que cette mer a quelque chose de
-divin, et par cette raison ils la nomment de
-toute ancienneté <i>Swiatoï-Mare</i>, c'est-à-dire
-<i>mer sacrée</i>.</p>
-
-<p>Le lac Baïkal s'étend fort loin en longueur
-de l'ouest à l'est. Sur toutes les cartes
-que nous avions vues jusque alors, ses
-limites à l'orient n'étaient pas marquées,
-parce que vraisemblablement personne n'avait
-été jusque-là. On estime communément
-que sa longueur est de cinq cents werstes.
-Sa largeur, du nord au sud, en ligne droite,
-n'est guère que de vingt-cinq à trente
-<span class="pagenum"><a id="Page_66">66</a></span>
-werstes, et dans quelques endroits elle n'en
-excède pas quinze. Il est environné de
-hautes montagnes, sur lesquelles cependant,
-lorsque nous y passâmes, il y avait
-très-peu de neige. Une autre particularité
-de ce lac, c'est qu'il ne se prend que vers
-Noël, et qu'il ne dégèle qu'au commencement
-de mai. De là, nous marchâmes quelque
-temps sur un bras de la rivière de Selenga,
-où nous avions pour perspective une
-chaîne de montagnes, et nous vînmes le
-même jour au soir à Kanskoï-Ostrog, situé
-sur le ruisseau de Kabana.</p>
-
-<p>Ici nous commençâmes à nous apercevoir
-de la disette et de la cherté des vivres,
-qu'on a plus de peine à se procurer que
-dans tout ce que nous avions déjà parcouru
-de la Sibérie.</p>
-
-<p>Quoiqu'il y ait des terres labourées et de
-bons pâturages, les gens du pays sont dans
-l'habitude de ne vouloir rien vendre qu'à un
-prix exorbitant. On nous demanda cinquante
-kopeks (deux francs cinquante centimes)
-<span class="pagenum"><a id="Page_67">67</a></span>
-pour un poulet. Nous voulions
-acheter un veau, il n'y eut pas moyen d'en
-avoir; on nous dit que, si l'on se défaisait
-du veau, la vache ne donnerait plus de lait;
-c'est le langage que les paysans tiennent
-dans toute la Sibérie. Si le veau vient
-à mourir ou à être vendu, voici ce qu'on
-fait pour tromper la vache: on empaille
-la peau d'un veau, et quand on veut
-avoir du lait de la mère, on lui montre
-cette effigie; elle en donne alors, et non
-autrement.</p>
-
-<p>Partis de là, nous vîmes deux chaînes de
-montagnes entre lesquelles il fallut passer,
-et que le Selenga traverse. Nous fîmes encore
-pendant deux à trois jours une marche
-assez pénible, partie à travers des montagnes,
-partie sur le Selenga, partie dans
-des steppes arides; la difficulté d'avoir des
-chevaux renaissait à chaque station, par la
-mauvaise volonté des gens du pays.</p>
-
-<p>Arrivés à Selinginsk, nous fîmes bientôt
-nos dispositions pour le voyage que nous
-<span class="pagenum"><a id="Page_68">68</a></span>
-voulions faire à la frontière de la Chine,
-telle qu'elle fut réglée en 1727 par un commissaire
-impérial. Cette frontière était autrefois
-reculée jusqu'à la rivière de Bura, qui
-est à environ huit werstes au sud: c'était au
-delà de cette rivière que les Chinois recevaient
-les ambassadeurs de Russie. Or, il
-est certain que cette frontière était beaucoup
-plus avantageuse aux Russes, que la nouvelle,
-qui est arbitraire et tirée par le steppe
-à travers des montagnes où l'on ne voit
-d'autres limites que des pierres élevées
-appelées <i>majakes</i>, et marquées de quelque
-chiffre. Deux slobodes, l'une russe, l'autre
-chinoise, sont établies sur cette frontière,
-dans le terrain le plus aride, puisque c'est
-un misérable steppe qui ne produit rien; de
-sorte qu'on n'y trouve point de quoi nourrir
-ni abreuver les chevaux. Aussi tout y est
-d'une cherté extraordinaire.</p>
-
-<p>Les slobodes sont bâties depuis 1727. La
-slobode russe est au nord, et l'autre au
-midi: elles ne sont qu'à cent vingt brasses
-<span class="pagenum"><a id="Page_69">69</a></span>
-l'une de l'autre. Entre les deux stations,
-mais plus près de la slobode chinoise, on
-voit deux colonnes de bois élevées d'environ
-une brasse et demie sur celle qui est en
-deçà; on lit en caractères russes: <i>Slobode du
-commerce de la frontière russe</i>; sur l'autre,
-qui n'en est éloignée que d'une brasse, on
-voit quelques caractères chinois.</p>
-
-<p>Entre les deux slobodes, dans les montagnes,
-il y a des gardes posées pour empêcher
-de part et d'autre que personne ne viole
-les frontières.</p>
-
-<p>Quant au commerce qui se fait ici, les
-marchands russes y ont du drap, de la
-toile, des cuirs de Russie, de la vaisselle
-d'étain, et toutes sortes de pelleteries qu'ils
-vendent en cachette. Les Chinois, que les
-Russes appellent <i>naimantschins</i> (marchands),
-y apportent différentes soieries, telles que
-des damas de toute espèce, des satins de
-toute qualité, du chagrin, des gazes, des
-crêpes, une sorte d'étoffe de soie sur laquelle
-sont collés des fils d'or, à l'usage des ecclésiastiques;
-<span class="pagenum"><a id="Page_70">70</a></span>
-des cotonnades de diverses
-sortes, des toiles, des velours, du tabac de
-la Chine, de la porcelaine, du thé, du sucre
-en poudre, du sucre candi, du gingembre
-confit, des écorces d'oranges confites, de
-l'anis étoilé, des pipes à fumer, des fleurs
-artificielles de papier et de soie, des aiguilles
-à trous ronds, des poupées d'étoffe
-de soie et de porcelaine, des peignes de bois,
-toutes sortes de bagatelles pour les Bratskis
-et les Tunguses; du zunzoing, que nous
-nommons <i>gensing</i>, des bibles chinoises imprimées
-sur étoffe de soie, et d'autres garnies
-d'ivoire, des ceinturons de soie, des rasoirs,
-des perles, de l'eau-de-vie, de la farine,
-du froment, du poivre, des couteaux et
-des fourchettes; des habits chinois, des
-éventails, etc.</p>
-
-<p>Voilà les marchandises qui forment le
-commerce de cette frontière; et l'on voit
-que les marchandises chinoises excèdent de
-beaucoup celles des Russes.</p>
-
-<p>L'intelligence de ceux-ci cède encore à la
-<span class="pagenum"><a id="Page_71">71</a></span>
-sagacité des Chinois; car les derniers, sachant
-que les marchands russes qui font le
-voyage de la frontière ne cherchent qu'à
-se débarrasser de leurs marchandises pour
-pouvoir s'en retourner promptement, attendent
-qu'ils commencent à s'ennuyer, et
-les amènent par leur lenteur à se défaire
-de leurs marchandises aux prix qu'ils ont
-résolu d'y mettre. Je voulus obtenir des
-Chinois quelques-uns de leurs médicaments,
-et je n'ai jamais pu m'en procurer. On ne
-peut pas non plus, quelques observations
-qu'on leur fasse, tirer d'eux les moindres
-lumières sur leur pays. Les Chinois qui
-viennent à Kiachta sont de la plus vile
-condition; ils ne connaissent que leur commerce;
-et du reste, ce sont des paysans
-grossiers. Ils ont à leur tête une espèce de
-facteur envoyé du collége des affaires étrangères
-à Pékin; il est changé tous les deux
-ans. Il discute non-seulement toutes les
-contestations des Chinois, mais encore celles
-qui surviennent entre eux et les marchands
-<span class="pagenum"><a id="Page_72">72</a></span>
-russes; et dans le dernier cas il agit de concert
-avec le commissaire de Russie.</p>
-
-<p>La ville de Selinginsk, bâtie en 1666,
-est située sur la rive orientale du Selenga;
-ce ne fut d'abord qu'un simple ostrog (bourgade),
-selon l'usage du pays. Environ vingt
-ans après, on construisit la forteresse qui
-subsiste encore, et ce lieu lui doit son accroissement.
-La ville s'étend le long de la
-rivière, et a environ deux werstes de longueur,
-mais elle est étroite. La manière
-de vivre des habitants diffère peu de celle
-des Bratskis. Ils mangent tranquillement
-ce qu'ils trouvent, et prennent surtout
-beaucoup de thé. Trop paresseux pour ramasser
-un peu de fourrage et en nourrir
-leurs bestiaux, ils les laissent courir l'hiver
-et l'été pour chercher à paître où ils peuvent.
-Il y a dans la ville quelques boutiques,
-mais où l'on ne trouve presque rien; ils
-aiment mieux rester couchés derrière leurs
-poêles pendant cinquante-une semaines,
-que de se donner la moindre peine pour
-<span class="pagenum"><a id="Page_73">73</a></span>
-gagner quelque chose. Enfin, la cinquante-deuxième,
-ils vont à Kiachta, et ce qu'ils
-y gagnent leur suffit pour vivre pendant
-l'année entière.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>La ville d'Irkoutsk, bâtie vers l'an 1661,
-est, après Tobolsk et Tomsk, une des
-plus grandes villes de la Sibérie. Elle est
-située sur la rive orientale de l'Angara,
-dans une belle plaine, vis-à-vis de l'embouchure
-de l'Irkoutsk, d'où elle tire son
-nom. Il y a plus de neuf cents maisons
-assez bien construites, et dont le plus grand
-nombre contient, outre la chambre du poêle
-et celle du bain, une chambre sans fumée
-où se tient la famille; mais toutes ces maisons
-sont en bois. Le comte Sawa Wladislawitz
-a fait entourer cette ville, comme les
-autres de ce district, de palissades en carré,
-excepté du côté de la rivière, qui est fortifiée
-par la nature.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>La ville d'Irkoutsk a un gouverneur
-général auquel toute la province est soumise.
-<span class="pagenum"><a id="Page_74">74</a></span>
-De lui dépendent les gouverneurs de
-Selinginsk, de Nertschinsk, d'Ilimsk, d'Yakoutsk,
-et les commandants d'Okhotsk et
-de Kamtchatka. Ses revenus sont beaucoup
-plus considérables que ceux du gouverneur
-général de Tobolsk, dont il est
-dépendant; et les émoluments annuels qu'il
-se procure, indépendamment des gages
-ordinaires de son office, ne vont guère à
-moins de trente mille roubles. Il se fait
-craindre des gouverneurs subalternes qui
-lui sont soumis; mais il ne craint pas aisément
-qu'on lui fasse des affaires, attendu
-le grand éloignement de Tobolsk.</p>
-
-<p>Irkoutsk a un évêque (schismatique) qui
-ne siége pas, mais dont la résidence est
-dans un couvent bâti à cinq werstes de distance,
-au côté occidental de l'Angara. On
-devait lui bâtir prochainement une maison
-dans la ville. C'est de cet évêque que
-dépendent toutes les fondations ecclésiastiques
-qui sont dans la province d'Irkoutsk,
-tout le clergé séculier et régulier.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_75">75</a></span>
-La police est assez bien faite dans cette
-ville. Toutes les grandes rues ont des chevaux
-de frise et des gardes de nuit. Les officiers
-de la police font la patrouille pendant
-la nuit; ils arrêtent tous ceux qui commettent
-quelque désordre dans les rues,
-et visitent de temps en temps les maisons
-suspectes. Cependant il arrive souvent que
-les cabarets sont, pendant la nuit, pleins
-de monde, contre les ordonnances expresses
-publiées par toute la Russie.</p>
-
-<p>Les environs d'Irkoutsk sont agréables,
-quoique montagneux. Il y a surtout de belles
-prairies du côté occidental de l'Angara. On
-ne cultive point de blé dans le district de
-cette ville: tout ce qui s'y en consomme
-est amené des plaines de l'Angara, des slobodes
-situées sur la rivière d'Irkoutsk et
-sur la Komda, et du territoire d'Ilimsk.
-Le gibier n'y manque pas; on y trouve
-des élans, des cerfs, des sangliers et autres
-bêtes fauves. En volaille et volatile, il
-y a des poules et des coqs, des poules de
-<span class="pagenum"><a id="Page_76">76</a></span>
-bruyère, des perdrix, des francolins, des
-gelinottes, etc.</p>
-
-<p>L'Angara n'est pas fort poissonneux; mais
-le lac Baïkal y supplée abondamment. A
-l'égard des marchandises étrangères, celles
-de la Chine n'y sont pas beaucoup plus
-chères qu'à Kiachta, et toutes en général
-y sont parfois (surtout au printemps dès
-que les eaux sont dégelées) à presque
-aussi bon compte qu'à Moscou et à Saint-Pétersbourg.
-Le commerce de la Chine
-attire ici des marchands de toutes les villes
-de Russie; ils y viennent du commencement
-au milieu de l'hiver, et commercent
-pendant toute cette saison avec les Chinois.
-Si, dans cet espace de temps, ils n'ont
-pu tout vendre, comme ils sont obligés de
-s'en retourner aussitôt que les rivières sont
-navigables, ils se défont promptement de
-leurs marchandises, et les donnent quelquefois
-à meilleur compte qu'on ne les
-trouve à Moscou et à Saint-Pétersbourg.
-Ce qui les presse encore de vendre, c'est
-<span class="pagenum"><a id="Page_77">77</a></span>
-qu'à leur retour en Russie ils ont besoin
-d'argent pour payer les péages et les mariniers
-qui conduisent leurs bateaux. Ainsi,
-dans la nécessité de faire de l'argent à quelque
-prix que ce soit, les marchandises
-qu'ils n'ont pas vendues aux Chinois, ils
-les laissent ordinairement à des commissionnaires
-de cette ville, qui les débitent
-comme ils peuvent en boutique. Quelques-uns
-d'entre eux cependant vont jusqu'à
-Yakoutsk avec les marchandises qu'ils ont
-prises en échange des Chinois, et cherchent
-à les y placer. De cette façon, un marchand
-russe fait quelquefois un très-long
-voyage avant de retourner chez lui; il part
-au printemps de Moscou, arrive dans l'été
-à la foire de Makari, et au commencement
-de l'année suivante à celle d'Yrbit. Dans
-la première, il cherche à troquer quelques-unes
-de ses marchandises contre
-d'autres dont il puisse tirer un meilleur
-parti à Yrbit. Là, au contraire, il porte
-ses vues sur le commerce de la Chine.
-<span class="pagenum"><a id="Page_78">78</a></span>
-Quand il lui reste une espèce de marchandise
-qu'il ne peut pas débiter avantageusement
-à Yrbit, il cherche à s'en
-débarrasser pendant l'hiver à Tobolsk. Il
-part de cette ville dans le printemps, parcourt
-toute la Sibérie, et arrive en automne
-à Irkoutsk; ou, si les glaces ne lui permettent
-pas d'aller si loin, il ne manque
-pas de s'y rendre au commencement de
-l'hiver. Il va alors à Kiachta, et au printemps
-à Yakoutsk; de là il tâche, en s'en
-retournant, de s'avancer de six à sept cents
-werstes pendant que les eaux sont encore
-ouvertes, et il pousse un traîneau droit à
-Kiachta, où il travaille à se défaire de ses
-marchandises de Yakoutsk; il revient au
-printemps à Irkoutsk, et arrive en automne
-à Tobolsk. L'hiver et l'été suivants, il
-visite les foires d'Yrbit et de Makari. Enfin,
-après quatre ans et demi de courses, il
-reprend la route de Moscou: or, pour peu
-qu'il entende le commerce, ou qu'il ait
-la chance favorable, il doit dans cet espace
-<span class="pagenum"><a id="Page_79">79</a></span>
-de temps gagner pour le moins trois cents
-pour cent.</p>
-
-<p>La ville d'Ilimsk est située sur le rivage
-septentrional de l'Ilim, large en cet endroit
-de quarante à cinquante brasses,
-dans une vallée formée par de hautes
-montagnes qui s'étendent de l'orient à l'occident,
-et si étroite, qu'en y comprenant
-la rivière, elle n'a pas cent brasses
-de largeur: sa longueur est à peu près d'un
-werste.</p>
-
-<p>Toutes les maisons des habitants sont
-très-misérables; il ne faut pas s'en étonner,
-c'est le pays de la paresse: on n'y fait
-presque autre chose que boire et dormir.
-Toute l'occupation des habitants se borne
-à tendre des piéges aux petits animaux,
-à creuser des fosses pour attraper les gros,
-et à jeter du sublimé aux renards; ils sont
-trop paresseux pour aller eux-mêmes à la
-chasse. Quelques-uns vivent d'un petit
-troupeau que leurs pères leur ont laissé, et
-se gardent bien de cultiver eux-mêmes la
-<span class="pagenum"><a id="Page_80">80</a></span>
-terre: ils louent pour cela des Russes qui
-sont exilés dans ce canton et quelquefois
-des Tunguses, qu'ils frustrent ordinairement
-de leur salaire.</p>
-
-<p>Les Tunguses, pendant l'hiver, ne vivent
-que de leur chasse, et c'est pour cela qu'ils
-changent si souvent d'habitation. Les rennes
-leur servent alors de bêtes de charge ou
-d'attelage pour tirer un léger traîneau. Ils
-leur mettent sur le dos une espèce de selle
-formée avec deux petites planches étroites,
-longues d'un pied et demi; ils y attachent
-leurs ustensiles, ou font monter dessus les
-enfants et les femmes malades. On ne peut
-pas beaucoup charger les rennes, mais ils
-vont fort vite. Leur bride consiste en une
-sangle qui passe sur le cou de l'animal; et
-quelque profonde que soit la neige, il passe
-par-dessus sans jamais enfoncer: ce qui
-provient en partie de ce que le renne en
-marchant élargit considérablement la sole
-de ses pieds, en partie de ce qu'il tient
-cette sole élevée par-devant, et ne touche
-<span class="pagenum"><a id="Page_81">81</a></span>
-point la neige à plat. Si les rennes ne
-suffisent pas pour porter tous les ustensiles,
-le Tunguse s'attelle lui-même au
-traîneau. Dès qu'ils sont arrivés à l'endroit
-où ils sont résolus de se fixer pour quelque
-temps, après avoir dressé la jurte, ils
-chassent aussitôt dans les environs, en
-courant sur leurs larges patins. Lorsqu'ils
-ne trouvent plus de gibier, ils passent avec
-leurs familles dans un autre canton, et ils
-continuent cette façon de vivre pendant
-tout l'hiver. Le meilleur temps pour la
-chasse est depuis le commencement de
-l'année jusque vers le mois de mars, parce
-qu'alors il tombe peu de neige et que les
-traces des animaux y restent plus longtemps.
-En été et en automne, ils se nourrissent
-presque uniquement de poisson, et
-dressent, pour cet effet, leurs jurtes sur le
-bord des rivières.</p>
-
-<p>Les Tunguses se construisent eux-mêmes
-des barques fort étroites à proportion de
-leur longueur, et dont les deux bouts
-<span class="pagenum"><a id="Page_82">82</a></span>
-finissent en pointe; leurs plus grosses
-barques ont à peine trois brasses et demie
-de longueur, et un arschine (aune) dans
-leur plus grande largeur, qui est le milieu;
-les petites barques sont longues d'environ
-une brasse et ont six werschoks (un werschok
-est la sixième partie d'un arschine)
-de largeur. Elles sont faites d'écorce de bouleau
-cousue; et pour qu'elles ne prennent
-point l'eau, les coutures et tous les endroits
-où se trouvent des fentes et des ouvertures
-sont enduits d'une sorte de goudron; elles
-sont de plus bordées par en haut avec le
-bois dont on fait des cercles de tonneaux;
-d'autres cercles sont encore appliqués dans
-toute la largeur de la barque, et coupés
-par de semblables cercles qui la traversent
-en longueur, en sorte que par leur position
-ils renforcent la barque. Leurs plus
-grands bâtiments tiennent quatre hommes
-assis, et les plus petites barques n'en
-tiennent qu'un. Les Tunguses remontent
-et descendent les rivières dans ces barques
-<span class="pagenum"><a id="Page_83">83</a></span>
-avec une rapidité étonnante: quand une
-rivière fait un grand détour, ou qu'ils ont
-envie de passer dans une rivière voisine,
-ils mettent la barque sur leurs épaules, et
-la portent par terre jusqu'à ce que la fantaisie
-leur prenne de se rembarquer. Autant
-la barque porte d'hommes, autant elle
-a de rames. Ces rames sont larges aux
-deux bouts; car on rame et on gouverne
-en même temps, et par conséquent on est
-obligé de les faire aller continuellement
-tantôt d'un côté, tantôt de l'autre.</p>
-
-<p>Les Tunguses d'Ilimsk sont presque tous
-pauvres; le plus grand nombre n'a pas plus
-de six rennes, et ceux qui en ont cinquante
-sont regardés comme très-riches,
-parce que ces animaux forment toute leur
-richesse. Leur habillement est simple; ils
-portent en tout temps sur leur peau une
-pelisse de peau de renne, dont le poil est
-tourné en dehors, et qui descend un peu
-plus bas que les genoux: cette pelisse se
-ferme par-devant avec des courroies. Les
-<span class="pagenum"><a id="Page_84">84</a></span>
-femmes en ont de semblables, mais la
-fourrure est tournée en dedans. Quand
-elles veulent se parer, elles portent de plus
-une soubreveste de peau de daim, le poil
-tourné en dehors, qui ne descend que jusqu'aux
-hanches, et est ouverte sur la poitrine.</p>
-
-<p>Leur religion permet la polygamie. Ils
-ont des idoles de bois, et leur adressent
-soir et matin des prières pour en obtenir
-une chasse ou une pêche abondante; c'est
-à quoi se bornent presque tous leurs v&oelig;ux.
-Ils sacrifient au diable le premier animal
-qu'ils ont tué à la chasse, et sur le lieu
-même; ce qu'ils font de cette manière: ils
-dévorent la viande, gardent la peau pour
-leur usage, et n'exposent que les os tout
-secs sur un poteau, pour la part du diable:
-c'est du moins n'être pas trop dupe, et
-traiter le démon comme il le mérite. Si la
-chasse est heureuse, les chasseurs, de retour
-à la jurte, en font des remerciements
-à l'idole, la caressent beaucoup et lui font
-<span class="pagenum"><a id="Page_85">85</a></span>
-goûter du sang des animaux qu'ils ont tués.
-Si la chasse, au contraire, n'a pas bien
-réussi, ils s'en prennent à l'idole et la
-jettent de dépit d'un coin de la jurte à
-l'autre. Quelquefois on la met en pénitence,
-et l'on est un certain temps sans
-lui rendre aucune sorte de culte, sans lui
-marquer aucun respect; ou quand on est
-bien piqué contre elle, on la porte à l'eau
-pour la noyer.</p>
-
-<p>Les Tunguses ont une façon de prendre
-les muscs et les daims. Quand les petits
-de ces animaux sont égarés, ils ont un cri
-particulier pour appeler leurs mères: cette
-découverte faite par les Tunguses leur
-donne la facilité de prendre ces animaux,
-ce qu'ils font toujours dans l'été. Ils n'ont
-qu'à plier un morceau d'écorce de bouleau,
-avec lequel ils imitent le cri des jeunes
-muscs et des petits daims, et leurs mères
-accourant à ces cris, ils les tuent sans
-peine à coups de flèches.</p>
-
-<p>La manière dont se fait la chasse des
-<span class="pagenum"><a id="Page_86">86</a></span>
-zibelines a quelques circonstances singulières.
-Il se forme ordinairement une société
-de dix à douze chasseurs qui partagent
-entre eux toutes les zibelines qu'ils prennent.
-Avant de partir pour la chasse, ils
-font v&oelig;u d'offrir à l'église une certaine
-portion de leurs prises; ils choisissent
-entre eux un chef à qui toute la compagnie
-est tenue d'obéir; ce chef est appelé
-<i>peredowschick</i>, c'est-à-dire conducteur, et
-ils lui portent un si grand respect qu'ils
-s'imposent eux-mêmes les lois les plus
-sévères pour ne point s'écarter de ses
-ordres. Quand quelqu'un manque à l'obéissance
-qu'il doit au conducteur, celui-ci
-le réprimande; il est même en droit de
-lui donner des coups de bâton, et ce châtiment
-se nomme, ainsi que la simple
-réprimande, une <i>leçon</i> (<i>utschenié</i>). Outre
-cette leçon, le réfractaire perd encore toutes
-les zibelines qu'il a prises. Il lui est défendu
-d'être assis en cercle avec les autres chasseurs
-pendant leurs repas; il est obligé de
-<span class="pagenum"><a id="Page_87">87</a></span>
-se tenir debout et de faire tout ce que les
-autres lui commandent. Il faut qu'il allume
-le poêle de la chambre noire, qu'il la tienne
-propre, qu'il coupe du bois, et enfin qu'il
-fasse le ménage. Cette punition dure jusqu'à
-ce que toute la société lui ait accordé
-son pardon, qu'il demande continuellement
-et debout, tandis que les autres mangent
-assis.</p>
-
-<p>Dès qu'on a pris une zibeline, il faut la
-serrer sur-le-champ sans la regarder; car
-ils s'imaginent que de parler bien ou mal
-de la zibeline qu'on a prise, c'est la gâter.
-Un ancien chasseur poussait si loin cette
-superstition, qu'il disait qu'une des principales
-causes qui faisaient manquer la chasse
-des zibelines, c'était d'avoir envoyé quelques-uns
-de ces animaux vivants à Moscou,
-parce que tout le monde les avait admirés
-comme des animaux rares, ce qui n'était
-point du goût des zibelines. Une autre raison
-de leur disette, c'était, selon lui, que le
-monde était devenu beaucoup plus mauvais,
-<span class="pagenum"><a id="Page_88">88</a></span>
-et qu'il y avait souvent dans leurs
-sociétés des chasseurs qui cachaient leurs
-prises, ce que les zibelines ne pouvaient
-encore souffrir.</p>
-
-<p>Les habitants du district de Kirenga et
-des bords du Léna, hommes et animaux,
-comme les b&oelig;ufs, les vaches, sont sujets
-aux goîtres. On croit ici communément que
-les goîtres sont héréditaires, et que les enfants
-naissent avec ces sortes d'excroissances,
-ou du moins en apportent le germe;
-mais ce sentiment n'est pas général: il n'est
-pas adopté surtout par ceux qui ont des
-goîtres et qui cherchent à se marier.</p>
-
-<p>A l'occasion de quelques déserteurs de
-notre troupe, qu'avait effrayés l'expédition
-au Kamtchatka, et qui nous abandonnèrent,
-j'appris une superstition des Sibériens que
-j'ignorais. Lorsqu'on ouvrit le sac de voyage
-d'un de ces déserteurs que l'on avait arrêté,
-on y trouva, entre autres choses, un
-petit paquet rempli de terre. Je demandai
-ce que c'était. On me dit que les voyageurs
-<span class="pagenum"><a id="Page_89">89</a></span>
-qui passaient de leur pays dans un autre
-étaient dans l'usage d'emporter de la terre
-ou du sable de leur sol natal, et que partout
-où ils se trouvaient ils en mêlaient un peu
-dans de l'eau qu'ils buvaient sous un ciel
-étranger; que cette précaution les préservait
-de toutes sortes de maladies, et que son
-principal effet était de les garantir de celles
-du pays. En même temps on m'assura que
-cette superstition ne venait pas originairement
-de Sibérie, mais qu'elle était établie
-depuis un temps immémorial parmi les
-Russes mêmes.</p>
-
-<p>Les Yakoutes supposent deux êtres souverains,
-l'un cause de tout le bien, et l'autre
-du mal. Chacun de ces êtres a sa famille.
-Plusieurs diables, selon eux, ont femmes et
-enfants. Tel ordre de diables nuit aux bestiaux,
-tel autre aux hommes faits, tel autre
-aux enfants, etc. Certains démons habitent
-les nuées, et d'autres fort avant dans la terre.
-Il en est de même de leurs dieux: les uns
-ont soin des bestiaux, les autres procurent
-<span class="pagenum"><a id="Page_90">90</a></span>
-une bonne chasse, d'autres protégent les
-hommes, etc.; mais ils résident tous fort
-haut dans les airs.</p>
-
-<p>Un endroit du Léna fort célèbre par une
-suite de montagnes placées sur la rive
-gauche du fleuve, qui forment comme des
-espèces de colonnes élevées dans des directions
-différentes, attire l'attention de tous
-les voyageurs. On l'appelle <i>Stolbi</i>. Je fis arrêter
-notre bâtiment à deux werstes au-dessous
-de l'endroit où commence cette colonnade
-de montagnes, tant pour les voir de
-près que pour examiner la mine de fer
-qu'on y exploitait depuis l'année précédente
-pour la compagnie de Kamtchatka. Ces
-montagnes colonniformes font un spectacle
-aussi singulier que curieux. Depuis leur
-pied jusqu'à leur sommet, de grandes pièces
-de rochers s'élèvent les unes en forme de
-colonnes rondes, d'autres comme des cheminées
-carrées, d'autres comme de grands
-murs de pierre, de la hauteur de dix à
-quinze brasses: on s'imaginerait voir les
-<span class="pagenum"><a id="Page_91">91</a></span>
-ruines d'une grande ville. Plus on en est
-éloigné, plus le coup d'&oelig;il est beau, parce
-que les pièces de rochers, placées les unes
-derrière les autres, prennent toutes sortes de
-formes, selon le point de vue d'où on les regarde.
-Les arbres qui se trouvent entre leurs
-intervalles augmentent encore la beauté du
-coup d'&oelig;il. Ces montagnes occupent une
-étendue de trente-cinq werstes; elles diminuent
-graduellement, et se perdent enfin
-tout à fait.</p>
-
-<p>La pierre dont les colonnes sont formées
-est en partie sablonneuse et de toutes sortes
-de couleurs, en partie d'un marbre rouge
-agréablement varié. Enfin, à une certaine
-distance, ces montagnes pyramidales ou colonniformes
-rappellent exactement tout ce
-qui compose la perspective des villes: tours,
-clochers, péristyles, et autres édifices. Entre
-les rochers, ainsi figurés en colonnes, on
-trouve épars un bon minerai de fer, et l'on
-voit, au pied de la montagne où commence
-la perspective, deux cabanes construites
-<span class="pagenum"><a id="Page_92">92</a></span>
-avec des broussailles en forme de jurte, où
-les ouvriers se retirent la nuit et les jours
-de fête. Je me rendis à cette montagne, dont
-la hauteur est d'environ trois quarts de
-werste, et j'y trouvai tous les ouvriers travaillant:
-je n'avais encore vu nulle part exploiter
-si lestement une mine.</p>
-
-<p>Notre troupe académique se réunit à Yakoutsk,
-en septembre. L'hiver avançait. Le
-19 septembre, le Léna commença à charrier
-de la glace, qui augmenta tellement de jour
-en jour jusqu'au 28 du même mois, que le
-fleuve en fut entièrement couvert le lendemain:
-on le passait partout en traîneau. La
-glace devint en peu de jours si épaisse,
-qu'on pouvait en tirer des morceaux considérables
-pour l'usage des habitants; car on
-fait ici de la glace unie un usage dont on n'a
-point d'idée ailleurs: elle sert à calfeutrer
-les maisons. Pour peu que les fenêtres
-d'un logis ne ferment pas avec précision,
-elles ne sauraient suffisamment garantir les
-chambres du froid extérieur. Les caves
-<span class="pagenum"><a id="Page_93">93</a></span>
-mêmes dans lesquelles on garde la boisson,
-comme bière, hydromel, vin, etc., ne
-peuvent pas être à l'abri du grand froid par
-les moyens ordinaires, comme de bonnes
-portes, du fumier de cheval, etc. C'est la
-rigueur du froid même qui fournit le moyen
-le plus sûr d'empêcher qu'il ne pénètre dans
-les habitations. On coupe de la glace bien
-nette, et dans laquelle il n'y ait point d'ordure;
-on en taille des morceaux de l'exacte
-grandeur des fenêtres et des ouvertures, et
-on les y applique par dehors, comme on fait
-ailleurs de doubles châssis de verre. Pour
-qu'ils tiennent, on ne fait qu'y verser de
-l'eau, qui, en se gelant, les attache fortement
-aux ouvertures. Ces vitraux de glace
-n'ôtent pas beaucoup de lumière: lorsqu'il y
-a du soleil, on voit aussi clair qu'à travers
-des châssis de verre; et quelque vent qu'il
-fasse au dehors, le froid n'entre jamais dans
-les chambres. Les gens aisés, dont les maisons
-ont des fenêtres, appliquent les vitraux
-de glace par dedans, et par là ne souffrent
-<span class="pagenum"><a id="Page_94">94</a></span>
-point du tout des froides émanations de la
-glace. La boisson ne se gèle pas non plus
-dans les caves, quand leurs ouvertures ou
-soupiraux sont garnis de ces sortes de châssis.
-Ceux mêmes qui n'ont point d'autres
-vitraux que ces fenêtres de glace, s'en
-trouvent fort bien, pourvu qu'ils aient l'attention
-de ne pas trop rester dans les
-chambres après que le poêle est fermé: cependant
-les nationaux ne prennent guère
-cette précaution.</p>
-
-<p>La ville de Yakoutsk est située dans une
-plaine sur la rive gauche du Léna, qui se
-jette à deux cents lieues plus loin dans la
-mer Glaciale. L'hiver y est ordinairement
-très-rude; mais les forêts qui sont au-dessus
-et au-dessous de la ville fournissent
-assez de bois.</p>
-
-<p>Quant à la végétation des grains, le climat
-n'y paraît pas propre. Il est vrai que le
-couvent de la basse ville a ensemencé autrefois
-quelques terrains d'orge qui, dans
-certaines années, a mûri; mais comme elle
-<span class="pagenum"><a id="Page_95">95</a></span>
-manquait dans d'autres temps, cette culture
-est abandonnée. Je n'ai point entendu dire
-qu'outre l'orge aucun autre grain soit parvenu
-à sa pleine maturité; mais c'est la
-qualité du climat, plutôt que celle du sol,
-qui s'oppose à la maturation des grains;
-car le terrain est noir et gras; il s'y trouve
-même de temps en temps des champs garnis
-de bouleaux clair-semés, ce qu'on regarde
-en Sibérie comme la marque d'une bonne
-terre labourable. Après tout, que peut produire
-la terre, quelque bonne qu'elle soit,
-lorsqu'elle manque de chaleur? Et quelle
-chaleur peut-elle avoir, quand à la fin de
-juin elle est encore gelée à la profondeur de
-trois pieds ou même davantage?</p>
-
-<p>Quoique dans les environs de Yakoutsk il
-y ait encore quelques montagnes, on y trouve
-peu ou point de sources, et c'est vraisemblablement
-parce que la terre est gelée à
-une certaine profondeur.</p>
-
-<p>Le séjour de toutes les personnes réunies
-à Yakoutsk pour le voyage de Kamtchatka
-<span class="pagenum"><a id="Page_96">96</a></span>
-rendait cette ville fort active, et nous n'y
-fûmes point dés&oelig;uvrés. La brièveté des jours
-dans un climat rigoureux, sous la latitude
-de soixante-deux degrés deux secondes, n'encourageait
-pas beaucoup au travail. Il faisait
-à peine jour à neuf heures du matin.
-Quand il s'élevait un certain vent qui
-chassait une poussière de neige, on ne pouvait
-rester sans lumière aux plus belles
-heures de la journée, et par un temps serein
-on voyait déjà les étoiles avant deux heures
-après midi. La plupart des habitants profitent
-de ce temps oiseux pour dormir: à
-peine sont-ils levés pour manger qu'ils se
-recouchent encore, et quand le jour est tout
-à fait sombre, souvent ils ne se réveillent
-point. Nous étions bien prévenus du danger
-qu'il y avait, en s'abandonnant au sommeil,
-de gagner le scorbut: nous nous arrangeâmes
-en conséquence, et nous partagions
-notre temps entre le travail et la dissipation,
-sans en donner beaucoup au sommeil.</p>
-
-<p>Je m'amusais fort bien d'une sorte de
-<span class="pagenum"><a id="Page_97">97</a></span>
-marmottes très-communes dans le pays, et
-que les Russes nomment <i>iewraschka</i>. Ce
-joli petit animal se trouve dans les champs
-aux environs de Yakoutsk, et jusque dans
-les caves et dans les greniers, aussi bien
-dans ceux qui sont creusés sous terre que
-dans ceux qui sont au haut des maisons;
-car il est bon de remarquer que, dans tout
-le district de Yakoutsk, il y a autant de
-greniers à blé sous terre qu'au-dessus, parce
-que dans les premiers les grains sont à
-l'abri de l'humidité et des insectes. Tout ce
-qui est sous la surface de la terre, à la profondeur
-de deux pieds, y gèle presque en
-toute saison; ni l'humidité ni les insectes
-n'y pénètrent guère. Les marmottes des
-champs restent dans des souterrains qu'elles
-se creusent, et dorment pendant tout l'hiver;
-mais celles qui sont friandes de blé et de légumes
-sont en mouvement l'hiver et l'été
-pour chercher partout leur nourriture. Lorsqu'on
-prend cet animal et qu'on l'irrite, il
-mord très-fort, et pousse un cri sonore
-<span class="pagenum"><a id="Page_98">98</a></span>
-comme celui de la marmotte ordinaire.
-Quand on lui donne à manger, il se tient
-assis sur les pattes de derrière et mange
-avec celles de devant. Les femelles de ces
-animaux mettent bas dans les mois d'avril
-et de mai; elles ont depuis cinq jusqu'à
-huit petits. On trouve en différents endroits
-de la Sibérie de véritables marmottes, mais
-qui diffèrent, selon les lieux, de grosseur et
-de couleur. Les Russes et les Tatares les
-nomment <i>suroks</i>.</p>
-
-<p>L'hiver de cette année fut très-doux relativement
-au climat; cependant on éprouva
-de temps en temps des froids excessifs.
-J'en faillis porter de tristes marques un
-jour que je courus en traîneau pendant
-l'espace d'une demi-lieue avec quelques
-personnes. Nous sortions d'auprès d'un
-poêle bien chaud; nous étions bien garnis
-de pelisses; nous n'avions mis que six minutes
-à faire le trajet: nous trouvâmes en
-arrivant une chambre bien chaude, et nous
-avions tous le nez gelé.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_99">99</a></span>
-Les habitants m'assurèrent que le plus
-grand froid de cet hiver n'approchait pas
-de celui qu'ils avaient ressenti dans certaines
-années. On raconte même qu'il y eut
-un hiver où le froid fut si vif, qu'un gouverneur
-de province, en allant de sa maison
-à la chancellerie, qui n'en était pas
-éloignée de plus de cinquante pas, quoiqu'il
-fût enveloppé dans une longue pelisse, et
-qu'il eût un capuchon fourré qui lui couvrait
-toute la tête, eut les mains, les pieds
-et le nez gelés, et qu'on eut beaucoup de
-peine à le guérir de cet accident. Pendant
-l'hiver que nous passâmes à Yakoutsk, le
-thermomètre marquait quelquefois soixante-douze
-degrés au-dessous de zéro (trente-quatre
-degrés centigrades). On juge bien
-que sous un pareil ciel les hommes sont
-souvent exposés à avoir des membres gelés.</p>
-
-<p>Voici les indices du mal et les remèdes
-qu'on y apporte. Un membre qui vient d'être
-gelé n'a plus aucune sensibilité; il n'y reste
-aucune trace de rougeur, et il est plus blanc
-<span class="pagenum"><a id="Page_100">100</a></span>
-qu'aucun autre endroit du corps. Pour rétablir
-la partie gelée, on conseille ordinairement
-de la frotter bien fort avec de la
-neige. Lorsqu'on commence à s'apercevoir
-que quelque sensibilité y revient, on continue
-le frottement; mais au lieu de neige
-on se sert d'eau froide. Quand la congélation
-n'a pas duré bien longtemps, et n'est
-arrivée qu'en passant d'une maison à une
-autre, le remède le plus prompt est de bien
-frotter le membre avec un morceau de
-laine. Ce moyen est en usage à Yakoutsk,
-et je l'ai moi-même éprouvé avec assez de
-succès; mais quand le membre a été gelé
-pendant un temps considérable, les frottements
-avec la neige, avec l'eau froide et
-avec la laine ne servent à rien. Il faut dans
-ce cas plonger le membre gelé dans la neige,
-ensuite dans l'eau froide, et l'y tenir très-longtemps,
-après quoi l'on en vient au frottement.
-Les Yakoutes, dont les Russes ont
-adopté la méthode, couvrent les membres
-gelés de fiente de vache ou de terre glaise,
-<span class="pagenum"><a id="Page_101">101</a></span>
-ou de ces deux choses mêlées ensemble
-en même temps. On prétend que ce remède
-dissipe peu à peu l'inflammation du
-membre gelé, et lui rend la vie: il est encore
-regardé comme un bon préservatif. La
-plupart des Yakoutes, lorsqu'ils sont obligés
-de faire un voyage un peu long par un
-grand froid, enduisent de cette espèce d'onguent
-toutes les parties dont on craint la
-congélation; et tous assurent que s'ils ne
-sont pas entièrement garantis par cet enduit,
-il ralentit du moins l'effet de la
-gelée.</p>
-
-<p>La manière de vivre des Yakoutes ne
-diffère pas beaucoup de celle des autres nations
-de Sibérie; mais ils ont un usage
-dont il n'y a peut-être point d'exemple chez
-aucun autre peuple du monde: lorsqu'une
-femme yakoute a mis au monde un enfant,
-la première personne qui entre dans la jurte
-donne le nom au nouveau-né.</p>
-
-<p>C'est à Yakoutsk que nos voyageurs
-devaient trouver toutes les facilités nécessaires
-<span class="pagenum"><a id="Page_102">102</a></span>
-pour se transporter au Kamtchatka;
-mais, malgré les ordres du sénat de Saint-Pétersbourg,
-qui apparemment avait peu
-de puissance en raison de son éloignement,
-la chancellerie de Yakoutsk ne leur fournit
-ni bâtiments, ni équipages pour pouvoir se
-rendre à Okhotsk, d'où l'on s'embarque sur
-la mer du Kamtchatka; ils résolurent donc
-de reprendre la route de Saint-Pétersbourg.
-Considérant, dit le docteur Gmelin, qu'il y
-avait déjà quatre années que nous étions
-partis de Saint-Pétersbourg, tandis qu'on
-nous avait fait espérer que notre voyage ne
-durerait en tout que cinq ans, nous comprîmes
-que, quand tout réussirait à notre
-gré, quand nous trouverions toutes les facilités
-possibles pour passer au Kamtchatka,
-il y aurait déjà cinq ans d'écoulés, et qu'il
-fallait compter encore au moins deux ans
-pour le retour, outre le temps de notre
-séjour dans cette presqu'île. Nous n'avions,
-d'ailleurs, nullement envie d'habiter éternellement
-les contrés sauvages de la Sibérie.
-<span class="pagenum"><a id="Page_103">103</a></span>
-Nous prîmes donc, le professeur Muller et
-moi, les arrangements nécessaires pour notre
-départ de Yakoutsk.</p>
-
-<p>Les glaces de la mer fondent presque
-toujours dans le même temps que le Iénisée
-dégèle à son embouchure; ce qui arrive
-communément vers le 12 juin. La mer
-est bientôt nettoyée, lorsqu'il souffle des
-vents de terre qui chassent les glaces. Une
-circonstance remarquable, c'est que, même
-après que les vents de terre n'ont pas cessé
-de souffler pendant quinze jours, on retrouve
-encore de la glace sur le bord de la
-mer, quand les vents nord et nord-ouest ont
-soufflé seulement pendant vingt-quatre
-heures, sans même être violents: ce qui
-semble indiquer que l'origine de cette glace
-ne peut être fort éloignée, et que le froid doit
-provenir d'une grande île ou d'un continent,
-et de la mer Glaciale. Cette dernière conjecture
-paraît confirmée par les navigations
-que les Russes ont poussées à plusieurs reprises
-jusqu'au 78<sup>e</sup> degré de latitude septentrionale,
-<span class="pagenum"><a id="Page_104">104</a></span>
-point d'où les vaisseaux ne
-pouvaient pas pénétrer plus loin à cause
-des glaces.</p>
-
-<p>Si la mer dégèle tard, elle gèle de bonne
-heure. Vers la fin du mois d'août, on n'est
-plus sûr de ne pas trouver la mer glacée.
-Il ne faut, avec le calme, qu'un froid ordinaire
-pour qu'elle soit couverte de glace
-en un quart d'heure; mais quand elle est
-gelée de si bonne heure, il n'est pas sûr
-non plus qu'elle reste en cet état jusqu'à
-l'hiver. Quoi qu'il en soit, il est certain que
-la mer ne gèle jamais plus tard que le premier
-octobre, et qu'ordinairement elle gèle
-plus tôt.</p>
-
-<p>Il pleut rarement dans le printemps à
-Ieniseisk; et pendant l'été le ciel y est presque
-toujours serein. Le tonnerre y est fort
-rare, et l'on n'y connaît point du tout les
-éclairs. En automne, il y a des brouillards
-continuels, et les murs suintent sans cesse
-dans les maisons et dans les cabanes; en
-hiver, il y a de fréquentes tempêtes.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_105">105</a></span>
-Depuis le commencement d'octobre
-jusque vers la fin de décembre, on voit
-beaucoup d'aurores boréales, mais qui sont
-de deux espèces. Dans l'une, il paraît
-entre le nord-ouest et l'ouest un arc
-lumineux d'où s'élèvent, à une hauteur
-moyenne, quantité de colonnes lumineuses;
-ces colonnes s'étendent vers différents points
-du ciel, qui est tout noir au-dessous de
-l'arc, quoiqu'on aperçoive quelquefois les
-étoiles au travers de cette obscurité. Dans
-l'autre espèce, il paraît d'abord au nord et
-au nord-est quelques colonnes lumineuses
-qui s'agrandissent peu à peu, et occupent
-un grand espace de ciel; ces colonnes
-s'élancent avec beaucoup de rapidité, et
-couvrent enfin tout le ciel jusqu'au zénith,
-où les rayons viennent se réunir. C'est
-comme un vaste pavillon brillant d'or, de
-rubis et de saphirs, déployé dans toute
-l'étendue du ciel. On ne saurait imaginer
-un plus beau spectacle; mais quand on voit
-pour la première fois cette aurore boréale,
-<span class="pagenum"><a id="Page_106">106</a></span>
-on ne peut la regarder sans effroi, parce
-qu'elle est accompagnée d'un bruit semblable
-à celui d'un grand feu d'artifice. Les
-animaux mêmes en sont, dit-on, effrayés.
-Les chasseurs qui sont à la quête des
-renards blancs et bleus des cantons voisins
-de la mer Glaciale, sont souvent surpris
-par ces aurores boréales. Leurs chiens en
-sont épouvantés, refusent d'aller plus loin,
-et restent couchés à terre en tremblant,
-jusqu'à ce que le bruit ait cessé; cependant
-ces effrayants météores sont ordinairement
-suivis d'un temps fort serein.</p>
-
-<p>On n'avait depuis longtemps aucune
-nouvelle du professeur De la Croyère: les
-trois professeurs, depuis leur séparation,
-avaient presque toujours suivi des directions
-opposées qui les éloignaient de plus
-en plus les uns des autres. On reçut enfin
-de lui une lettre qui marquait que vers la
-fin d'août 1737, il était parti par eau de
-Yakoutsk, et qu'il avait eu le bonheur
-d'atteindre Simowic, située à plus de douze
-<span class="pagenum"><a id="Page_107">107</a></span>
-cents werstes au-dessous de Yakoutsk. Il
-semblait, disait-il, que le ciel et la terre
-fussent conjurés contre lui; qu'ils eussent
-suscité tous les éléments pour traverser
-de toutes les façons imaginables les entreprises
-qu'il avait formées dans l'intérêt de
-la science, au péril de sa vie. Le ciel avait
-été presque continuellement couvert de
-nuages, et le grand froid avait gâté tous
-ses instruments météorologiques; en sorte
-qu'il ne lui restait plus aucun de ses meilleurs
-thermomètres, parce qu'il les avait
-tous emportés avec lui, pour n'en pas manquer
-dans les lieux où il comptait pouvoir
-surprendre le froid, pour ainsi dire, à sa
-source. Il ajoutait que, voulant savoir jusqu'à
-quelle profondeur la terre était gelée
-sous ce rigoureux climat, il s'était servi
-de la houe; mais que la terre, pour éluder
-ses recherches, avait pris la dureté du
-marbre; qu'elle ne s'était laissé pénétrer
-en aucun endroit, et que les plus forts
-instruments de fer s'étaient brisés sous les
-<span class="pagenum"><a id="Page_108">108</a></span>
-efforts redoublés des plus robustes travailleurs;
-qu'il n'avait pas trouvé l'eau plus
-docile qu'au commencement de février.
-Ayant fait creuser la glace jusqu'à l'eau
-courante, pour voir si l'eau dans ces cantons,
-sans perdre sa fluidité, était susceptible
-d'un plus fort degré de froid que dans
-les pays où la congélation est au trente-deuxième
-degré Fahrenheit (quinze degrés
-centigrades), il avait suspendu dans ce trou
-le seul thermomètre qui lui restait, et que
-dix à douze minutes après, tout au plus,
-le thermomètre était engagé dans trois
-pouces dix lignes de glace, et si fortement
-pris, qu'avec toutes les précautions qu'il
-mit en usage pour le détacher de ce ciment
-glacial, il n'avait pu l'en retirer que par
-pièces; que le froid alors était si vif, qu'il
-ne pouvait tenir sa main l'espace de dix
-minutes au grand air sans risquer de l'avoir
-gelée; que pendant tout le temps qu'il
-avait séjourné dans ce canton-là, les vents
-avaient soufflé entre nord-ouest et nord-nord-est;
-<span class="pagenum"><a id="Page_109">109</a></span>
-qu'on ne voyait ni ciel ni terre,
-lorsque le vent venait tout à coup à changer
-de direction, et qu'il amenait souvent
-une si forte poussière de neige, qu'en la
-voyant on aurait dit que tout l'air était
-converti en neige; que le feu même, dont
-on pouvait espérer au moins des services,
-lui avait quelquefois refusé les secours
-qu'il en attendait, et qu'il avait eu souvent
-les doigts gelés près d'un grand feu; qu'enfin
-l'air, dans ces climats glacés, avait été
-pendant son séjour d'une si mauvaise qualité,
-qu'environ la moitié des habitants,
-quoique indigènes, avaient péri par des
-maladies épidémiques.</p>
-
-<p>Après beaucoup de recherches sur la
-chasse des rennes et sur celle des renards
-blancs et bleus, le docteur Gmelin rapporte,
-sur la foi des chasseurs, qu'ils
-s'éloignent souvent de leurs habitations à
-la distance de quarante, de cinquante et de
-cent werstes, pourvu qu'ils aient quelque
-espérance de réussir. Ainsi ces sortes de
-<span class="pagenum"><a id="Page_110">110</a></span>
-chasses sont de vrais voyages. Dans l'hiver,
-où elles sont les plus fréquentes, il s'élève
-quelquefois des tempêtes si furieuses, qu'on
-ne voit pas devant soi la moindre trace de
-chemin, et qu'on est forcé de rester dans
-l'endroit où l'on se trouve jusqu'à ce que
-l'ouragan soit passé. Comme chaque chasseur
-est pourvu d'une petite tente qu'il
-porte partout, pour lui et pour son chien,
-il la dresse alors et se met à couvert des
-injures du temps. Aucun ne s'expose dans
-ces longues courses sans avoir des vivres
-pour quelques jours; et quand la tempête
-dure trop longtemps, ils diminuent chaque
-jour quelque chose de leur portion pour en
-prolonger la durée. Ces chasseurs sont aussi
-munis chacun d'une boussole, pour pouvoir
-retrouver leur chemin quand les ouragans
-en ont effacé les traces. Quand les neiges
-accumulées rendent les chemins impraticables,
-ils ont une sorte de chaussure avec
-laquelle ils glissent sur la neige sans y
-enfoncer. La boussole vue par le docteur
-<span class="pagenum"><a id="Page_111">111</a></span>
-Gmelin était en bois, et l'aiguille aimantée
-marquait assez bien: elle indiquait huit
-vents principaux qui avaient chacun leur
-nom. Les autres vents y étaient marqués,
-sans être désignés nommément; les vents
-intermédiaires étaient distingués par des
-lignes ou des points.</p>
-
-<p>A Mangaséa, sur un bras du Iénisée, le
-soleil était fort chaud, et dès le 14 juin il
-n'y avait plus aucune trace de neige, ni
-dans les rues, ni dans les champs. L'herbe
-poussait à vue d'&oelig;il. Le 15, on vit fleurir
-des violettes jaunes qui ne viennent guère
-que sur les montagnes de la Suisse et sur
-quelques autres aussi élevées. Ici, ces violettes
-croissaient en quantité sur un terrain
-bas entre les buissons. L'herbe, à la fin du
-mois de juin, avait un pied, et dans quelques
-endroits jusqu'à un pied et demi de
-hauteur. Depuis le 11, on ne voyait pas
-beaucoup de différence entre le jour et la
-nuit pour la clarté. On lisait à près de minuit
-la plus fine écriture, presque aussi bien
-<span class="pagenum"><a id="Page_112">112</a></span>
-qu'on l'aurait lue à midi, par un temps
-couvert, dans les pays plus méridionaux.
-Pendant toute la nuit, le soleil était visible
-au-dessus de l'horizon. Vers minuit, à la
-vérité, lorsqu'on était dans un endroit bas,
-on avait de la peine à voir entièrement le
-disque du soleil; mais en montant sur la
-tour, qui n'était pas même fort haute, on
-le voyait distinctement tout entier. On pouvait
-hardiment regarder cet astre sans en
-être ébloui: les rayons ne commençaient
-à se rendre bien sensibles qu'à plus de minuit
-passé. Toute la troupe des voyageurs
-ne put s'empêcher de célébrer ce magnifique
-spectacle, qu'aucun d'entre eux n'avait
-vu, et que, selon toutes les apparences,
-ils ne devaient jamais revoir. On se mit à
-table dans la rue, le visage tourné au nord;
-tout le monde regardait le soleil, sans en
-détourner un instant les yeux, et changeait
-de position à mesure que cet astre avançait.
-On jouit de ce rare spectacle jusqu'au
-moment où les rayons du soleil, qui prenait
-<span class="pagenum"><a id="Page_113">113</a></span>
-insensiblement de la force, devenus
-trop vifs, ne pouvaient plus qu'incommoder.</p>
-
-<p>Le docteur Gmelin visita la grande montagne
-d'aimant dans le pays des Baskirs.
-C'est, à proprement parler, une chaîne de
-montagnes qui s'étend du nord au sud, à la
-longueur d'environ trois werstes, et qui,
-du côté occidental, est divisée par huit
-vallons de différentes profondeurs, qui la
-coupent en autant de parties séparées. Du
-côté oriental est un steppe assez ouvert,
-dont la partie occidentale est éloignée d'environ
-cinq à six werstes du Jaïk; du même
-côté, et au pied de la montagne, passe encore
-un ruisseau sans nom qui, à deux
-werstes au-dessous, va se jeter dans le Jaïk.
-La septième partie ou section de la montagne,
-à compter de l'extrémité septentrionale,
-est la plus haute de toutes, et sa
-hauteur perpendiculaire peut être de quatre-vingts
-à quatre-vingt-dix brasses. Celle-ci
-produit aussi le meilleur aimant, non pas
-<span class="pagenum"><a id="Page_114">114</a></span>
-au sommet, qui est formé d'une pierre
-blanche tirant sur le jaune, et participe
-d'une espèce de jaspe, mais à environ huit
-brasses au-dessous. On voit là des pierres
-du poids de deux mille cinq cents à trois
-mille livres, qu'on prendrait de loin pour
-des pierres de grès, et qui ont toute la propriété
-de l'aimant. Quoiqu'elles soient couvertes
-de mousses, elles ne laissent pas
-d'attirer le fer ou l'acier à la distance de
-plus d'un pouce. Les faces exposées à l'air
-ont la plus forte action magnétique; ceux
-qui sont enfoncés en terre en ont beaucoup
-moins. D'un autre côté, les parties les plus
-exposées à l'air et aux vicissitudes du temps
-sont moins dures, et par conséquent moins
-propres à être armées. Une pierre d'aimant
-de la grandeur qu'on vient de décrire est
-composée de quantité de petits aimants, qui
-opèrent en différentes directions. Pour les
-bien travailler, il faudrait les séparer à la
-scie, afin que le bloc qui renferme la vertu
-de chaque aimant particulier demeurât tout
-<span class="pagenum"><a id="Page_115">115</a></span>
-entier; on obtiendrait vraisemblablement
-de cette façon des aimants d'une grande
-puissance. On taille ici des morceaux au
-hasard, et il s'en trouve plusieurs qui ne
-valent rien du tout, soit parce qu'on abat
-un morceau de pierre qui n'a point de vertu
-magnétique ou qui n'en renferme qu'une
-petite parcelle, soit parce que dans un seul
-morceau il se trouve deux ou trois aimants
-réunis. A la vérité, ces morceaux ont une
-vertu magnétique; mais comme elle ne converge
-pas vers un même point, il n'est pas
-étonnant que l'effet d'un pareil aimant soit
-sujet à bien des variations.</p>
-
-<p>L'aimant de cette montagne, à l'exception
-de celui qui est exposé à l'air, est
-d'une grande dureté, tacheté de noir, et
-rempli de tubérosités qui ont de petites
-parties anguleuses, comme on en voit souvent
-à la surface de la pierre sanguine,
-dont il ne diffère que par la couleur; mais
-souvent, au lieu de ces parties anguleuses,
-on ne voit qu'une espèce de terre d'ocre.
-<span class="pagenum"><a id="Page_116">116</a></span>
-En général les aimants qui ont ces petites
-parties anguleuses ont moins de vertu que
-les autres. La portion de la montagne où
-sont les aimants est presque entièrement
-composée d'une bonne mine d'acier, qu'on
-tire par petits morceaux entre les pierres
-d'aimant. Toute la section de la montagne
-la plus élevée renferme une pareille mine;
-mais plus elle s'abaisse, moins elle contient
-de métal. Plus bas, au-dessous de la montagne
-d'aimant, il y a d'autres pierres ferrugineuses,
-mais qui rendraient fort peu
-de fer si l'on voulait les faire fondre. Les
-morceaux qu'on en tire ont la couleur du
-métal, et sont très-lourds. Ils sont inégaux
-en dedans, et ont presque l'air de scories,
-si ce n'est qu'on y trouve beaucoup de ces
-parties anguleuses. Ces morceaux ressemblent
-assez, à l'extérieur, aux pierres
-d'aimant; mais ceux qu'on tire à huit
-brasses au-dessous du roc n'ont plus aucune
-vertu. Entre ces pierres, on trouve d'autres
-morceaux de roc qui paraissent composés
-<span class="pagenum"><a id="Page_117">117</a></span>
-de très-petites parcelles de fer, dont ils
-montrent en effet la couleur. La pierre par
-elle-même est pesante à la vérité, mais
-fort molle; les parcelles, intérieurement,
-sont comme si elles étaient brûlées, et elles
-n'ont que peu ou point de vertu magnétique.
-On trouve aussi de loin à loin un
-minerai brun de fer dans des couches
-épaisses d'un pouce, mais il rend peu de
-métal. La section la plus méridionale, ou
-la huitième partie de la montagne, ressemble
-en tout à la septième, si ce n'est
-qu'elle est plus basse. Les aimants de cette
-dernière section n'ont pas été trouvés
-d'une aussi bonne qualité. Toute la montagne
-est couverte de plantes et d'herbes,
-qui sont presque partout assez hautes. On
-voit aussi par intervalles, à mi-côte et dans
-les vallées, de petits bosquets de bouleaux.
-Cette montagne, au reste, outre cet aimant,
-n'offre qu'un roc ordinaire; seulement en
-certains endroits on y rencontre de la pierre
-à chaux.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_118">118</a></span>
-(Suivent d'autres détails du voyage,
-qui n'offrent pas assez d'intérêt pour être
-relatés.)</p>
-
-
-<hr class="chap" />
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_119">119</a></span></p>
-
-
-
-<h2>CHAPITRE II</h2>
-
-<div class="center"><span class="large">PÉNINSULE DU KAMTCHATKA,</span><br />
-EXPLORÉE DANS LES ANNÉES 1770-1771, PAR LE COMTE BENIOWSKI.</div>
-
-
-<p>Voici une description abrégée de cette
-péninsule d'après les Mémoires du comte
-Maurice-Auguste Beniowski, dont nous
-avons publié séparément la vie et les aventures.</p>
-
-
-<h3>CONSTITUTION PHYSIQUE DU PAYS</h3>
-
-<p>La péninsule de Kamtchatka forme l'extrémité
-du nord-est de l'Asie; sa côte occidentale
-<span class="pagenum"><a id="Page_120">120</a></span>
-est très-sinueuse, forme différents
-ports et est coupée par plusieurs rivières,
-dont la plus considérable est celle de Bolsha.
-Les vaisseaux d'Okhotsk entrent dans
-cette rivière, ce qu'ils ne peuvent faire
-cependant avec sûreté que dans le temps
-des marées du printemps, qui montent
-alors jusqu'à dix pieds. Il est difficile de
-remonter cette rivière, à cause de la rapidité
-du courant et du grand nombre d'îles
-qu'elle contient.</p>
-
-<p>Le Kamtchatka, en ouvrant asile à nos
-navigateurs pendant l'hiver, les engage à
-tenter de nouvelles découvertes. A présent
-ce n'est qu'un rendez-vous et un entrepôt
-pour l'échange des riches fourrures
-que les chasseurs apportent des îles Kouriles
-et Aléoutiennes; mais si l'on jugeait
-à propos d'établir des colonies dans ces îles,
-et d'entretenir un commerce avec la Chine,
-le Japon, la Corée, etc., le Kamtchatka
-deviendrait une source de richesse et de
-prospérité pour la Russie.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_121">121</a></span>
-Cette presqu'île peut servir aussi à établir
-une communication entre les deux continents
-de l'Asie et de l'Amérique. Le seul
-port commode sur la côte orientale est la
-baie d'Avatcha, nommée Racova. Le gouverneur
-du Kamtchatka a bâti un fort
-régulier capable d'en défendre l'entrée.</p>
-
-<p>Les habitants de la zone torride voient
-dans le soleil la source du feu; mais les
-nations septentrionales la trouvent dans
-les volcans. Il y en a plus de vingt dans
-la presqu'île du Kamtchatka; les plus célèbres
-sont à Avatcha, Tolbachz, et près
-de la rivière de Kamerolteira. Les mêmes
-principes qui ont dont donné naissance aux
-volcans, ont produit un grand nombre de
-sources chaudes qui ont la vertu des eaux
-minérales. L'eau qui coule de ces sources
-est couverte d'une écume noire.</p>
-
-<p>Toutes les tentatives faites pour la production
-du grain ont été sans succès,
-excepté dans des terrains préparés par des
-engrais. Quoiqu'il y croisse naturellement
-<span class="pagenum"><a id="Page_122">122</a></span>
-assez de bois pour la construction des
-huttes, il n'y en a point de propre à
-la construction des vaisseaux. On trouva
-dans toute l'étendue de la province cinq
-vaches, deux taureaux, qui étaient nourris
-avec de l'écorce de bouleau neuf mois de
-l'année, car il n'y a de verdure que du mois
-de juillet au mois de septembre.</p>
-
-<p>Le climat et la température du Kamtchatka
-ne sont pas non plus aussi doux
-que plusieurs écrivains l'ont prétendu. Un
-brouillard continuel, qui couvre tout le
-pays, produit des affections scorbutiques
-et d'autres maladies qui nuisent à la population.
-La rigueur du froid est telle, que
-durant le dernier hiver (1769), on a
-trouvé plusieurs soldats gelés dans leurs
-postes. Le long séjour de la neige occasionne
-la cécité, de sorte que les naturels
-ne passent guère quarante ans sans devenir
-aveugles.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_123">123</a></span></p>
-
-<h3>PRODUCTIONS</h3>
-
-<p>Le Kamtchatka produit des métaux.
-Près d'Avatcha il y a des mines d'or, et
-près de Girova des mines de cuivre. Les
-montagnes fournissent du cristal de roche,
-dont quelques échantillons sont verts et
-rouges; les naturels s'en servent pour faire
-des pointes à leurs javelines. Les seules
-espèces d'arbres qui croissent au Kamtchatka
-sont une sorte de sapin bâtard, des
-cèdres, des saules et des bouleaux; le
-cèdre porte une graine que les habitants
-aiment beaucoup; l'écorce des saules et
-des bouleaux leur tient lieu de pain. La
-seule plante utile est le <i>sarana</i>, qui fleurit
-et donne du fruit au mois d'août. Les
-Kamtchadales en font de grandes provisions,
-et en forment avec leur caviar une
-certaine pâte qu'ils trouvent délicieuse,
-<span class="pagenum"><a id="Page_124">124</a></span>
-mais qui, pour d'autres, n'empêcherait
-pas de mourir de faim. Outre le sarana,
-le gouvernement a fait ramasser une plante
-nommée vinoroya, d'où l'on extrait une
-sorte d'eau-de-vie qui produit un faible
-revenu; mais l'usage en est dangereux,
-car cette plante est un poison des plus
-actifs.</p>
-
-
-<h3>ANIMAUX</h3>
-
-<p>Le Kamtchatka ne brille pas beaucoup
-du côté du règne animal. Le premier rang
-est dû aux chiens, qui tiennent lieu de
-chevaux de trait, et dont la peau, après
-leur mort, sert de vêtements. Les chiens
-du Kamtchatka sont grands, forts, laborieux;
-on les nourrit avec de l'opana, composition
-faite de vieux poisson et d'écorce
-de bouleau; mais plus communément ils
-sont obligés de chercher eux-mêmes leur
-nourriture, c'est-à-dire quelques poissons,
-<span class="pagenum"><a id="Page_125">125</a></span>
-qu'ils trouvent dans les rivières produites
-par les sources chaudes.</p>
-
-<p>Le renard vient après le chien. Sa peau
-est du plus beau lustre, et dans la Sibérie
-il n'y a point de fourrure qui puisse soutenir
-la comparaison avec la peau de renard du
-Kamtchatka.</p>
-
-<p>Le bélier de ce pays est un excellent
-manger; sa peau est d'un très-grand prix,
-et ses cornes sont aussi un objet de commerce;
-mais dans ces dernières années le
-nombre en a beaucoup diminué.</p>
-
-<p>La martre zibeline est très-commune au
-Kamtchatka; les naturels sont constamment
-à la chasse de cet animal, ainsi que
-les étrangers. Le nombre des martres apportées
-l'année dernière (1770) du Kamtchatka
-au marché se montait à six mille
-huit cents. La fourrure de la marmotte est
-très-chaude et très-légère.</p>
-
-<p>Les ours sont très-nombreux; leur
-humeur est assez pacifique, et jamais ils
-ne font de mal que pour leur propre défense.
-<span class="pagenum"><a id="Page_126">126</a></span>
-Les chasseurs sont obligés de chasser l'ours
-pour leur subsistance; souvent ils reviennent
-déchirés; mais l'ours tue rarement:
-il semble que cet animal épargne la vie de
-son ennemi, quand celui-ci n'est plus à
-craindre. Il n'y a point d'exemple qu'il ait
-blessé une femme. Ces animaux sont gras
-en été, et maigres en hiver.</p>
-
-<p>Le <i>manate</i> ressemble à la vache par la
-tête. Les femelles ont deux mamelles, et
-tiennent leurs petits contre leur sein. Les
-Français ont appelé cet animal <i>lamentin</i>, à
-cause de son cri. Sa peau est noire et rude,
-épaisse comme l'écorce d'un chêne, et capable
-de résister au tranchant de la hache.
-Ses dents sont préférées à l'ivoire. Le Kamtchatka
-en produit annuellement de deux
-cent cinquante à trois cents livres. La chair
-ressemble à celle du b&oelig;uf parvenu à son
-entière croissance, et, quand le lamentin
-est jeune, à celle du veau.</p>
-
-<p>On trouve ici des castors. La peau de
-cet animal est aussi douce que le duvet;
-<span class="pagenum"><a id="Page_127">127</a></span>
-ses dents sont petites et bien affilées; sa
-queue, courte, plate et large, se termine
-en pointe. On le prend à la ligne, et quelquefois
-on le tire sous la glace.</p>
-
-<p>Le lion de mer est de la taille d'un b&oelig;uf;
-son cri est épouvantable; mais, heureusement
-pour les navigateurs, c'est un des
-signes qui annoncent le voisinage de la
-terre, pendant les brouillards si communs
-en ce pays. Cet animal est timide; on le
-harponne, ou bien on le tire à coups de
-fusils ou de flèches.</p>
-
-<p>Le veau marin se trouve en grande quantité
-près de toutes les îles et de tous les
-promontoires; il ne s'éloigne jamais de la
-côte, mais il remonte l'embouchure des
-rivières pour dévorer le poisson. On se sert
-de sa peau pour faire des bottines. Les
-habitants le prennent à la ligne.</p>
-
-<p>Le Kamtchatka produit quantité de différentes
-sortes de poissons, depuis la baleine
-jusqu'aux plus petites espèces; mais les
-oiseaux sont en très-petit nombre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_128">128</a></span></p>
-
-<h3>HABITANTS INDIGÈNES</h3>
-
-<p>Les Kamtchadales d'origine se désignent
-entre eux par le nom d'<i>Itelmen</i>, mot qui
-signifie habitants du pays. Si nous voulions
-discuter leur origine d'après les formes
-de leur langage, nous les croirions descendants
-des Tatares Mongols: leur figure
-ressemble assez à celle de ce peuple; ils
-ont les cheveux noirs, la barbe peu fournie,
-la face large et aplatie. Cette nation n'a
-aucune tradition sur son origine; elle était
-nombreuse à l'arrivée des premiers Cosaques,
-mais ce nombre a depuis lors prodigieusement
-diminué.</p>
-
-<p>Les naturels du Kamtchatka n'ont d'autre
-subsistance que du poisson, des racines,
-de la chair d'ours, de l'écorce d'arbre;
-<span class="pagenum"><a id="Page_129">129</a></span>
-leur boisson est de l'eau, et quelquefois de
-l'eau-de-vie, qu'ils paient très-cher aux
-marchands.</p>
-
-<p>Ils ont à présent des habits, avantage
-dont ils sont redevables aux Européens;
-mais cet avantage leur a coûté bien cher,
-si on le met dans la balance avec le traitement
-barbare et tyrannique qu'ils ont
-éprouvé de leurs nouveaux maîtres.</p>
-
-<p>Leurs femmes ont un penchant extraordinaire
-pour le luxe, à tel point qu'elles
-ne font jamais la cuisine sans avoir leurs
-gants, et qu'aucun motif ne pourrait les
-décider à se laisser voir par un étranger
-sans gants et sans rouge, dont elles portent
-une couche épaisse sur leur hideuse figure.</p>
-
-<p>Les Kamtchadales ont deux sortes d'habitations:
-celle d'hiver s'appelle <i>jurte</i>, et
-celle d'été <i>balagan</i>.</p>
-
-<p>Toute la religion des naturels consiste
-à croire que leur Dieu, après avoir d'abord
-demeuré dans le Kamtchatka, fixa son
-<span class="pagenum"><a id="Page_130">130</a></span>
-séjour pendant plusieurs années sur les
-bords de chaque rivière, et peupla ces
-lieux avec ses enfants, auxquels il donna
-pour héritage tout le pays d'alentour, avant
-de disparaître lui-même pour aller s'établir
-ailleurs. C'est pour cette raison qu'ils ne
-veulent jamais quitter un domaine si ancien
-et d'ailleurs si peu aliénable.</p>
-
-<p>Le peuple n'a que des sensations purement
-animales. Pour lui, le bonheur consiste
-dans l'inaction et la satisfaction des
-sens. Il est impossible de persuader à ces
-hommes grossiers qu'il puisse y avoir aucun
-genre de vie plus agréable que le leur:
-celle qu'on mène en Russie ne leur paraît
-digne que de mépris et de dédain.</p>
-
-<p>Il est difficile d'imaginer quel motif peut
-allumer la guerre entre des hommes si
-misérables, qui n'ont rien à perdre ni à
-gagner; mais il est certain qu'ils sont très-vindicatifs.
-Leurs guerres ne peuvent avoir
-d'autre objet que celui de faire des prisonniers,
-<span class="pagenum"><a id="Page_131">131</a></span>
-pour condamner les hommes à les
-servir. On ne peut douter cependant que
-les Cosaques, à leur arrivée, n'aient excité
-des troubles et des différends parmi eux,
-dans l'intention de profiter de leurs guerres
-intestines. La conquête de cette nation a
-été pour eux une tâche difficile, et, quoique
-faible et dénuée, elle s'est montrée terrible
-dans sa défense. Elle a employé le stratagème
-et la trahison quand la force était
-sans succès; et s'il est vrai qu'elle soit
-lâche, il ne l'est pas moins qu'elle est
-assez peu attachée à la vie pour que le suicide
-soit très-commun chez elle. On cite
-des exemples de naturels assiégés par les
-Cosaques dans leur dernier asile, et qui,
-n'ayant plus aucun espoir d'échapper, ont
-commencé par couper la gorge à leurs
-femmes et à leurs enfants; ils se sont
-ensuite tués eux-mêmes. L'usage du machomor
-devient une ressource pour eux en
-pareil cas; une certaine dose les plonge dans
-un profond sommeil, qui les prive de toutes
-<span class="pagenum"><a id="Page_132">132</a></span>
-sensations et termine leurs jours. C'est une
-espèce de champignon fort commun dans
-le pays, dont l'infusion cause l'ivresse et
-la gaieté, mais dont l'excès produit de fortes
-convulsions suivies de la mort.</p>
-
-
-<hr class="chap" />
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_133">133</a></span></p>
-
-
-
-<h2>CHAPITRE III</h2>
-
-<div class="center"><span class="large">CAPTIVITÉ ET SÉJOUR DU GÉNÉRAL KOPEC (JOSEPH),<br />
-EN 1795-1799.</span></div>
-
-
-<p>Né en Lithuanie vers 1762, Kopec embrassa
-fort jeune la carrière militaire, et
-servit dans la cavalerie polonaise, d'abord
-comme simple soldat. Étant parvenu au
-grade d'officier supérieur, il fit la campagne
-de 1792 contre les Russo-Moscovites
-qui avaient envahi la Pologne, et fut un
-de ceux qu'on força de s'enrôler dans l'armée
-de la tzarine Catherine II. Deux ans plus
-tard, une occasion favorable pour se soustraire
-à cette violence lui étant présentée,
-<span class="pagenum"><a id="Page_134">134</a></span>
-Kopec s'empressa d'en profiter, et, malgré
-le soin avec lequel on le surveillait aux
-environs de Kiow, il parvint le premier à se
-joindre, avec son corps, aux insurgés de la
-Pologne commandés par le célèbre Kosciuszko.
-Ayant pris alors le commandement
-d'une brigade, il servit pendant le reste de
-cette campagne, et se fit surtout distinguer
-au premier siége de Varsovie, que les Prussiens
-furent forcés d'abandonner; mais,
-blessé à la bataille de Maciciowice, il tomba,
-avec les autres généraux polonais, entre les
-mains des Moscovites et fut condamné à
-être exilé en Sibérie.</p>
-
-<p>Rentré sous le règne de Paul I<sup>er</sup> dans
-son pays, le général Kopec mourut en
-1830, laissant un manuscrit qui contenait
-ses mémoires. La principale partie de
-ces mémoires, traduite du polonais par
-M. L. Chodzko, ayant paru il y a quelque
-temps, nous donnons ici les détails qui se
-rattachent à la captivité et au séjour de
-l'auteur dans la presqu'île de Kamtchatka.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_135">135</a></span></p>
-
-<h3>I</h3>
-
-<p class="hanging indent">Kiow, Smolensk, Moscou, Kazan (villes).</p>
-
-<p>Voici d'abord comment l'auteur raconte
-son arrivée à Kiow, ville autrefois polonaise,
-où il fut transporté quelques jours après la
-malheureuse bataille de Maciciowice, livrée
-le 10 octobre 1794.</p>
-
-<p>On me sépara sur-le-champ de mes compatriotes,
-et on m'enferma dans un bâtiment
-vieux et humide. Le factionnaire ne devait
-me parler sous aucun prétexte. L'officier à
-qui était confiée ma surveillance m'amena
-sa femme en me disant qu'elle me vendrait
-un bonnet fourré pour me garantir du froid;
-je me privai du dernier argent qui me restait
-pour faire cet achat.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_136">136</a></span>
-Le sixième jour de ma captivité, on
-m'éveilla à minuit pour me jeter dans une
-<i>kibitka</i> (voiture) grande comme un coffre,
-garnie au dehors avec des peaux de b&oelig;uf,
-et au dedans avec du fer. Cette kibitka
-avait une petite ouverture qui servait à faire
-passer la nourriture qu'on me donnait. On
-me traitait avec une cruauté toute spéciale,
-on me regardait comme un grand criminel,
-et les horreurs du secret n'étaient pas
-suffisantes pour moi; je n'eus plus de
-nom, et on me désigna seulement par un
-numéro!</p>
-
-<p>Je voyageai sept jours et sept nuits dans
-cette kibitka; mes blessures étaient encore
-saignantes, et je n'avais qu'un peu de
-paille pour reposer ma tête. A Smolensk,
-le peuple se pressait en foule pour voir ce
-qu'on avait pu renfermer dans ce coffre
-au-dessus duquel étaient assis deux soldats
-armés jusqu'aux dents; je fus déposé dans
-une grande chambre d'où j'entendais des
-gémissements et le bruit des armes. Après
-<span class="pagenum"><a id="Page_137">137</a></span>
-avoir franchi un long corridor, je fus
-poussé dans une espèce de niche, faiblement
-éclairée par une lampe, et gardée par plusieurs
-soldats. Le jour n'arrivait jamais
-jusqu'à moi, et les soldats ne proféraient
-pas une parole. Le sommeil m'abandonna
-complétement, et je vécus ainsi quatre
-semaines. Le quinzième jour, le commandant
-de la prison vint me visiter; ce commandant
-était un tigre à face humaine, et
-on l'avait chargé du martyre des Polonais;
-il me fit sortir de ma niche et me força à
-parcourir avec lui plusieurs rues de la ville;
-j'avais des vertiges, je marchais au hasard,
-je ne voyais rien, je pensais qu'on me
-conduisait à la mort. Enfin nous arrivâmes
-devant un grand bâtiment, et le commandant
-me dit que c'était le palais de la tzarine
-et que j'allais m'y divertir. On m'introduisit
-dans une salle où se tenaient des
-juges autour d'une table. On me fit asseoir,
-et on commença à m'interroger sur ma
-naissance, ma religion et les circonstances
-<span class="pagenum"><a id="Page_138">138</a></span>
-de ma vie. Voici les questions qu'on me fit,
-ainsi que mes réponses.</p>
-
-<p>«Avez-vous prêté serment?</p>
-
-<p>&mdash;Pendant vingt ans que j'ai été au
-service j'ai prêté serment plusieurs fois.</p>
-
-<p>&mdash;Mais quel a été le dernier serment que
-vous avez prêté?</p>
-
-<p>&mdash;Le dernier, le plus important, c'est
-celui où j'ai promis de donner à ma patrie
-jusqu'à la dernière goutte de mon sang, et
-où j'ai promis de supporter avec courage
-tous les tourments.</p>
-
-<p>&mdash;Mais il ne s'agit point de cela. Dites-nous
-si vous avez prêté serment de fidélité
-à l'impératrice notre auguste souveraine?</p>
-
-<p>&mdash;Le serment a été arraché par la force
-et la violence.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous n'attachez aucune importance
-à ce serment?</p>
-
-<p>&mdash;L'amour de ma patrie me commande
-de l'oublier.»</p>
-
-<p>A ces mots les juges se levèrent de leurs
-siéges et me firent ramener dans ma prison.
-<span class="pagenum"><a id="Page_139">139</a></span>
-Trois jours après je reparus devant les
-juges, qui m'adressèrent les questions suivantes:</p>
-
-<p>«Qui vous a annoncé le mouvement
-révolutionnaire de Cracovie? Quels hommes
-étaient de connivence avec vous? et de qui
-avez-vous reçu des secours?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne puis répondre à ces questions;
-mais ce que je puis dire, c'est qu'aucun
-citoyen n'était de connivence avec moi, et
-que personne ne m'a donné de secours, car
-j'étais peu connu. En rejoignant mes compatriotes
-j'ai été guidé par l'amour de ma
-patrie; je suis militaire, j'ai fait mon devoir;
-je suis blessé, j'ai été fait prisonnier, et
-on me traite comme un criminel!»</p>
-
-<p>On me fit écrire tout ce que j'avais dit,
-et on me transporta dans une vaste salle
-éclairée par quarante croisées et munie de
-quatre poêles. Le froid me saisit, et je
-tombai dangereusement malade; je demandai
-un confesseur, on me le refusa: je
-pensais que j'allais mourir sans me réconcilier
-<span class="pagenum"><a id="Page_140">140</a></span>
-avec Dieu, mais je n'étais qu'au commencement
-de mes épreuves!</p>
-
-<p>Ma maladie fit en quelques jours des
-progrès si rapides qu'on eut enfin pitié de
-moi, et qu'on me transporta dans une
-chambre plus petite et plus chaude. Ma
-croisée, qui donnait sur le cimetière, était
-grillée, et de mon lit de douleur je voyais
-des enterrements et j'entendais le chant des
-popes (prêtres schismatiques).</p>
-
-<p>Quoique mes jours fussent en péril, on
-me traitait avec la même rigueur. Pendant
-ma maladie, on amena plus de trois mille
-prisonniers polonais; la cruauté, les mauvais
-traitements qu'on exerça sur eux en
-firent périr la moitié. Le commandant,
-croyant que ma fin approchait, me dit que
-Szmigielski, mon ancien valet de chambre,
-se trouvait à Smolensk depuis trois mois.</p>
-
-<p>Ce bon serviteur, après la bataille de Maciciowice,
-obtint un passeport de Souvaroff,
-général russe, réunit quatre cents ducats
-(ayant chacun onze francs de valeur), et
-<span class="pagenum"><a id="Page_141">141</a></span>
-se mit à parcourir le pays pour me chercher.
-Arrivé à Smolensk, il fut instruit de
-mon sort; il s'adressa au commandant, qui,
-après s'être fait payer son obligeance, lui
-permit de me voir. Notre joie fut au comble.
-Szmigielski n'avait dépensé que cent ducats
-dans ses voyages, et le reste servit à rendre
-ma position plus supportable. Après quatre
-mois de séjour à Smolensk, un ordre de
-Catherine II vint disperser les Polonais sur
-différents points. On me réservait, à moi,
-le plus rude châtiment, et l'on m'envoya
-au fond du Kamtchatka. Il fallut me séparer
-de mon brave valet de chambre, on
-m'y contraignit, et depuis lors je n'ai pu
-savoir ce qu'il était devenu.</p>
-
-<p>Je partis la nuit dans une kibitka; un
-officier, quatre sous-officiers et quelques
-soldats m'escortaient. Nous voyageâmes
-cinq jours et cinq nuits sans nous arrêter.</p>
-
-<p>On me fit traverser Moscou sans voir la
-ville, puis on me conduisit à Kasan, et de
-là à Irkoutsk (Sibérie). Dans le trajet de
-<span class="pagenum"><a id="Page_142">142</a></span>
-Smolensk à Irkoutsk, trois soldats de
-l'escorte moururent, et en voici la cause:
-comme ils étaient presque toujours dans un
-état complet d'ivresse, ils tombaient du
-haut de la kibitka où ils étaient assis; ces
-chutes donnaient des secousses affreuses à
-ma triste voiture, et sans mon sac de paille
-j'aurais eu la tête brisée.</p>
-
-<p>Pendant mon séjour à Kasan, on me mit
-dans une chambre dont la croisée donnait
-sur la rue; je vis passer plusieurs de mes
-compatriotes, qui m'instruisirent des événements
-que ma captivité me laissait ignorer.
-Malheureusement on surprit bientôt mes
-intelligences avec le dehors, et l'on cloua
-des planches devant ma croisée. A travers
-la petite ouverture qui était pratiquée dans
-ma kibitka, je vis, sur la route de Kasan
-à Tobolsk, une grande quantité d'hommes
-marqués au front et à qui on avait coupé
-le nez.</p>
-
-<p>Un jour, je me sentis tellement malade
-que je demandai à l'officier de nous arrêter
-<span class="pagenum"><a id="Page_143">143</a></span>
-pendant quelques heures; il me répondit
-que si je mourais il porterait mon cadavre
-à sa destination, et que si l'escorte était
-arrêtée par des brigands pour me délivrer,
-il avait ordre de me tuer avant qu'on s'emparât
-de moi.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_144">144</a></span></p>
-
-<h3>II</h3>
-
-<p class="hanging indent">Nijni-Oudinsk (ville).&mdash;Irkoutsk (ville).&mdash;Kiringa
-(colonie).&mdash;Yakoutsk et Okhotsk (villes).&mdash;Générosité
-d'un marchand.&mdash;Embarquement.&mdash;Naufrages.&mdash;Iles
-Kouriles.</p>
-
-<p>J'arrivai à Nijni-Oudinsk dans un état de
-souffrance impossible à décrire. Après avoir
-pris un peu de repos, nous nous remîmes
-en route, et nous arrivâmes à une colonie
-distante de 300 werstes (60 lieues) de
-Irkoutsk. Là on joignit à notre convoi cinq
-Polonais, dont l'un était le dominicain de
-Minsk (religieux), et les quatre autres, de
-pauvres gentilshommes des environs d'Oszmiana,
-ville de Lithuanie. Ces derniers
-<span class="pagenum"><a id="Page_145">145</a></span>
-étaient innocents de tous délits politiques;
-mais comme ils portaient le nom de riches
-magnats, qui avaient été arrêtés et qui
-s'étaient rachetés, on avait pris les pauvres
-en compensation.</p>
-
-<p>La nuit suivante, au moment où tout
-était prêt pour le départ, l'officier fit
-semblant d'avoir des attaques de nerfs; il
-avait été volé, disait-il; on lui avait pris
-son portefeuille avec tout l'argent destiné
-pour notre voyage; ces sommes lui étaient
-confiées par le gouvernement, et il pleurait,
-il se roulait et s'agitait comme un possédé.
-L'officier, avant la nuit, avait enfoui le
-portefeuille sous terre, et pour qu'on n'eût
-aucun soupçon, il joua la comédie que je
-viens de rapporter. Mais, non content des
-attaques de nerfs, il alla faire sa déposition
-aux autorités; il exigea qu'on visitât ses
-effets et les nôtres; on ne trouva rien, bien
-entendu; seulement l'un des juges-instructeurs
-vola une montre au pauvre dominicain.
-L'officier se fit donner des certificats
-<span class="pagenum"><a id="Page_146">146</a></span>
-par les marchands de la ville, qui constataient
-que ce genre d'accident était très-fréquent.
-Le gouvernement renvoya de
-l'argent, et nous voyageâmes plus vite pour
-regagner le temps perdu.</p>
-
-<p>Après cinq mois de voyage, nous arrivâmes
-à Irkoutsk; cette ville est baignée
-par le fleuve d'Angora, qui prend sa source
-dans les montagnes de la Chine. Le commandant
-de la ville vint au-devant de
-nous, et à l'instant tous les prisonniers
-furent séparés. On me logea chez un marchand,
-et je me serais cru en paradis si je
-n'avais été prisonnier.</p>
-
-<p>Le commandant était plein de compassion;
-chaque jour il m'envoyait des mets
-de sa table. Un médecin vint me voir; il
-me saigna et me donna quelques médicaments
-en me recommandant de les ménager,
-car plus loin, disait-il, je ne trouverais
-ni médecin ni médicaments. Il me
-demanda ce que je prenais le matin. Je
-lui dis qu'autrefois je prenais du café, mais
-<span class="pagenum"><a id="Page_147">147</a></span>
-que j'en avais oublié le goût, tant il y
-avait longtemps que je n'en avais pris. Au
-moment de mon départ, il m'envoya un
-grand sac de cuir, bien attaché, en disant
-que je pourrais me servir des plantes médicinales
-qu'il contenait. Quelle fut ma surprise
-lorsque, plus tard, en ouvrant le sac,
-j'y trouvai du café moulu et un pain de
-sucre! Ces deux denrées coûtent très-cher
-à Irkoutsk.</p>
-
-<p>De son côté, le commandant vint me
-souhaiter un bon voyage, et m'offrit une
-belle fourrure de cerf, qui fut mise dans
-ma kibitka; je lui témoignais mon étonnement,
-car la saison était chaude et le froid
-semblait éloigné; mais il me dit que dans
-les contrées que j'allais parcourir, l'atmosphère
-était toute différente, et qu'après
-quelques jours de route je sentirais le froid.
-En effet, cette fourrure me fut de la plus
-grande utilité.</p>
-
-<p>Après avoir traversé des déserts, nous
-arrivâmes à une colonie appelée Kiringa.
-<span class="pagenum"><a id="Page_148">148</a></span>
-On me donna une chambre assez commode,
-dont les fenêtres, au lieu de vitres,
-avaient du mica aussi transparent que du
-verre. En examinant cette fenêtre, je vis
-des vers écrits en russe, et tracés par la
-main de la princesse Menzikoff, qui avait
-accompagné son mari dans son exil, et qui
-mourut de désespoir, vers le milieu du
-<span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle.</p>
-
-<p>Plus tard, on me conduisit à Yakoutsk;
-je passai l'hiver et le printemps dans cette
-ville, où je trouvai le colonel S..., connu
-par ses atrocités. Après avoir commis bien
-des crimes en Pologne, il obtint de se faire
-nommer commandant de Yakoutsk.</p>
-
-<p>Je rencontrai un jour à dîner, chez le
-commandant, plusieurs de mes compatriotes;
-mais dès que la saison le permit,
-on nous sépara pour nous envoyer dans
-différentes directions.</p>
-
-<p>Notre convoi se composait de quatre mille
-chevaux; on m'en donna quatre pour mon
-usage. Le trajet que nous devions parcourir
-<span class="pagenum"><a id="Page_149">149</a></span>
-de Yakoutsk à Okhotsk était de 3,000
-werstes (650 lieues de France), et cependant
-là n'était pas le terme de notre voyage. Il n'y
-avait aucune route tracée; tout l'espace
-était coupé par des vallées, par des côtes
-escarpées ou par quelques ruisseaux bien
-rares. Des ossements de chevaux qui avaient
-été dévorés par les ours, servaient de
-signes de parcours. Le prince Mischinskoï,
-qui venait d'être nommé commandant
-d'Okhotsk, faisait partie de notre convoi,
-ainsi que plusieurs marchands; nous avions
-aussi des militaires. Le prince, qui était
-dur et impertinent avec tout le monde et
-qui manqua à plusieurs des nôtres, se vit
-tout à coup abandonné de tous; force lui
-fut de faire des excuses; car en voyageant
-seul il aurait pu être dévoré par les
-ours.</p>
-
-<p>Sur les bords de l'Aldon se trouvait un
-cimetière où nous remarquâmes plusieurs
-tombes dont les inscriptions portaient le
-nom d'un voyageur ou d'un exilé. En
-<span class="pagenum"><a id="Page_150">150</a></span>
-côtoyant la mer, nous nous approchâmes
-d'Okhotsk.</p>
-
-<p>Le commandant prit à l'instant possession
-de sa nouvelle autorité, et les habitants
-se prosternèrent devant lui comme devant
-une divinité. J'espérais, d'après ce qu'il
-m'avait dit, être traité avec quelque douceur;
-mais on me mit dans une cabane de
-matelots, et sous leur surveillance.</p>
-
-<p>Okhotsk est bâti sur un banc de sable,
-entre la rivière d'Okhota et la mer. Cette
-ville se compose, en tout, d'une soixantaine
-de maisons habitées par des courtiers, des
-marchands, des employés du gouvernement,
-et quelques matelots qui construisent les
-bâtiments. Il y a une église schismatique
-et un pope. Quand la mer refoule les eaux
-de l'Okhota, les maisons sont submergées.</p>
-
-<p>Le commandant me permit de me promener
-souvent au bord de la mer, pour que
-je m'habituasse à l'air humide.</p>
-
-<p>Un jour, dans une de mes promenades
-solitaires, je m'assis sur un tronc d'arbre
-<span class="pagenum"><a id="Page_151">151</a></span>
-renversé, et je me mis à contempler cette
-majestueuse nature. Tout à coup j'aperçus
-un jeune homme, beau, élégamment vêtu,
-qui venait dans ma direction. Sa vue produisit
-sur moi une si étrange impression,
-que je crus un moment qu'il sortait du fond
-des eaux. Cet homme, en m'approchant,
-me demanda à quelle nation j'appartenais.
-«A la plus malheureuse, répondis-je.&mdash;Vous
-êtes donc Polonais,» me dit-il. Puis
-il ajouta: «Je connais la Pologne; je m'intéresse
-à sa cause... Je suis marchand et
-envoyé par la chambre de commerce d'Irkoutsk
-pour expédier des marchandises par
-l'Océan; ensuite je reviendrai en Russie.
-Si vous avez une famille et des amis, écrivez-leur,
-et je vous promets que vos lettres
-leur parviendront. En vous faisant cette
-offre, je ne me dissimule pas les dangers
-auxquels je m'expose; mais le profond intérêt
-que vous m'inspirez l'emporte sur
-tout. En rentrant chez vous, vous trouverez
-tout ce qu'il faut pour écrire; vos
-<span class="pagenum"><a id="Page_152">152</a></span>
-gardiens seront payés par moi, ainsi ils ne
-vous trahiront pas.» Il me fit plusieurs
-questions, puis il me dit: «Ne faisiez-vous
-pas partie d'un complot contre la vie de
-Catherine II? jamais on n'a envoyé de prisonniers
-dans ce pays.» Je répondis que
-non, et que tout mon crime était d'avoir
-été plus zélé et plus dévoué que beaucoup
-d'autres. A mon tour, je lui demandai s'il
-connaissait le sort qu'on me réservait.
-«Non, me dit-il, car la terre finit ici;
-cependant comme il existe une presqu'île
-qu'on appelle le Kamtchatka, il serait possible
-que vous fussiez envoyé jusque-là.
-Peut-être la Providence vous délivrera-t-elle
-un jour; mais que d'incertitudes!»</p>
-
-<p>Ce brave marchand me donna un sac de
-tabac à fumer, ce qui est très-précieux dans
-ces contrées; puis un sac de biscuits et
-quelques bijoux de peu de valeur. Il me
-conseilla d'acheter des bijoux le plus que je
-pourrais, me disant que l'argent ici n'était
-rien, et que les objets fabriqués étaient
-<span class="pagenum"><a id="Page_153">153</a></span>
-tout. Il prit mes lettres, qui parvinrent en
-Pologne. J'avais adressé, par cette précieuse
-occasion, une pétition à Catherine II;
-ce fut Paul I<sup>er</sup> qui la reçut, car Catherine
-n'était plus. Cette pétition me rendit à la
-liberté; mais je n'en reçus la nouvelle
-qu'un an après.</p>
-
-<p>Avant de partir pour le Kamtchatka, car
-c'était là le lieu de ma destination, j'achetai
-une quantité de petits bijoux; mes deux
-années de solde de prisonnier, que je venais
-de toucher, m'avaient mis à même de faire
-ces achats. Hélas! tout fut perdu dans un
-naufrage.</p>
-
-<p>Le moment de partir était venu: deux
-vaisseaux quittèrent d'abord la rade, l'un
-pour la Nouvelle-Hollande, et l'autre pour
-l'île Saint-Élie.</p>
-
-<p>La matinée était belle et sereine; le soleil
-éclairait l'horizon; le vent soufflait de
-terre, tout semblait favoriser la sortie du
-port. Mais à peine les embarcations avaient-elles
-fait deux milles, qu'un orage s'éleva;
-<span class="pagenum"><a id="Page_154">154</a></span>
-deux chaloupes furent submergées, quinze
-hommes périrent et quinze autres se sauvèrent
-à l'aide des cordes qu'on leur avait
-jetées d'un bâtiment. Le lendemain, les
-flots rapportèrent les cadavres.</p>
-
-<p>Quel triste augure pour moi, qui regardais
-ce spectacle, et qui allais m'embarquer dans
-quelques heures!</p>
-
-<p>Le bâtiment qui devait m'emmener mit
-à la voile, et je partis. Ce bâtiment, qui
-appartenait à la compagnie d'Irkoutsk, allait
-à la découverte de nouveaux pays, et devait
-faire un grand achat de fourrures. Notre
-équipage se composait de quatre-vingts
-hommes. Un matelot était commis à ma
-garde. Cet homme avait été capitaine; mais
-on l'avait dégradé parce qu'il avait perdu
-une chaloupe dans la guerre de Suède. Je
-lui abandonnais, chaque jour, ma portion
-de viande et de poisson, car je dînais avec
-les marchands; mes procédés l'attachèrent
-à moi, et c'est à lui que je dus mon salut.</p>
-
-<p>Au moment où les voiles déployées poussaient
-<span class="pagenum"><a id="Page_155">155</a></span>
-au large, le vaisseau rencontra un
-fragment de rocher; le choc fut si violent,
-que plusieurs passagers furent renversés,
-et d'autres seraient tombés à la mer, s'ils
-ne s'étaient cramponnés aux cordes. Nous
-passâmes un jour et une nuit, tantôt avançant,
-tantôt reculant; enfin, après huit
-jours d'incertitude, nous perdîmes de vue
-le port. Il m'était impossible de dormir, et
-je souffrais cruellement de cette insomnie,
-quand mon matelot eut l'idée de me faire
-donner un hamac; je me mis dedans, et je
-parvins à trouver le sommeil.</p>
-
-<p>Deux Kamtchadales moururent le même
-jour, et on leur fit les cérémonies en usage
-sur mer. Le pope lut les prières; puis les
-morts furent placés dans des sacs de cuir
-remplis de pierres, et on les jeta dans la
-mer l'un après l'autre. Le temps était redevenu
-si calme à ce moment, que le vaisseau
-était presque immobile. Nos yeux plongeaient
-dans l'abîme, et nous pûmes voir
-les animaux marins qui se disputaient les
-<span class="pagenum"><a id="Page_156">156</a></span>
-deux sacs et les deux cadavres. Pendant
-trois heures le vaisseau resta dans la même
-position. Quelques passagers nous dirent
-que ce calme plat annonçait que Dieu
-jugeait les morts.</p>
-
-<p>Après le coucher du soleil, une brise
-légère enfla les voiles. Nous vîmes aussitôt
-la mer couverte de poissons: c'est un signe
-d'orage, dirent les matelots. A peine avaient-ils
-prononcé ces mots, qu'une vague nous
-frappa avec violence et renversa plusieurs
-des nôtres; puis les matelots virent un
-oiseau de terre qui s'était perché sur le
-mât. Nous commençâmes à nous alarmer
-sérieusement, parce que nous nous étions
-crus loin de terre. Un matelot grimpa au
-mât, s'empara adroitement de l'oiseau et
-lui cassa une aile; comme l'oiseau criait de
-toutes ses forces, les autres matelots prirent
-des cordes et en appliquèrent vingt coups
-à leur camarade, en disant que les divinités
-maritimes se vengeraient d'une cruauté
-inutile.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_157">157</a></span>
-Les vagues enflaient d'une minute à
-l'autre; on hissa les voiles. Le capitaine
-ne pouvait prendre aucune direction; les
-vagues couvrirent bientôt le pont du vaisseau.
-On ne pouvait plus faire de feu,
-et nous étions mouillés, transis de froid et
-exténués de fatigue. Le capitaine pensa que
-nous étions près des îles Kouriles.</p>
-
-<p>Nous restions depuis quarante-huit
-heures dans la même position, quand, au
-lever du jour, nous aperçûmes des rochers
-et des animaux de différentes espèces. Les
-vagues étaient moins furieuses; les matelots
-grimpèrent aux mâts sans savoir quel était
-le pays dont nous nous approchions.</p>
-
-<p>Ce que nous craignions, c'était d'aborder
-dans une des îles du Japon, où tant de
-vaisseaux avaient péri. Le capitaine ordonna
-le sondage; le sondeur cria qu'il y avait
-quatre-vingts toises; un quart d'heure
-après, il n'y en avait que quarante. Le bâtiment
-allait donc inévitablement échouer;
-mais par bonheur les bords étaient sablonneux,
-<span class="pagenum"><a id="Page_158">158</a></span>
-et nous échouâmes sans trop
-d'avaries.</p>
-
-<p>Le capitaine ordonna de jeter l'ancre;
-mais il était trop tard: le vaisseau échoua;
-les cordes se rompirent et les mâts se brisèrent.
-L'eau entra dans le bâtiment;
-bientôt nous allions être submergés! Plusieurs
-des nôtres se jetèrent à la mer pour
-essayer de se sauver, les femmes et les
-enfants périrent. Mon matelot, qui était
-fort et vigoureux, se saisit de deux pieux
-en fer, longs de six pieds; il m'en donna
-un, garda l'autre en me disant que nous
-leur devrions notre salut; puis il m'entraîna
-dans le magasin où l'on mettait les cordes
-et le goudron. Il se goudronna depuis les
-pieds jusqu'à la tête; il me fit la même
-opération, et je me laissai faire, confiant
-en son expérience. «Maintenant, me dit
-mon matelot, sortons d'ici et suivez-moi,
-et surtout obéissez-moi.» Il s'approcha
-d'un mât renversé, se mit à cheval
-dessus, me dit d'en faire autant et de
-<span class="pagenum"><a id="Page_159">159</a></span>
-ne pas lâcher le pieu qu'il m'avait donné.
-«A présent, ajouta-t-il, tenez-vous bien
-ferme: nous allons nous jeter à la mer.» Il
-n'y avait que trois pieds d'eau; mais nous
-aurions eu la plus grande peine à nous en
-tirer, parce que nos jambes entraient dans
-le sable; cependant il nous restait plus de
-mille pas à faire pour gagner la terre que
-nous voyions devant nous. Nos forces
-étaient tellement épuisées, que nous fûmes
-forcés de nous arrêter un instant. Nous
-regardâmes derrière nous, et nous vîmes
-que les vagues furieuses ébranlaient le vaisseau
-et arrivaient sur nous. Mon matelot,
-aussi expérimenté que courageux, enfonça
-mon pieu dans le sable, en fit autant avec
-le sien, et me dit de me cramponner à lui
-et de mettre un genou par terre. La vague
-passa par-dessus nos têtes, alla se briser
-sur le bord, et revint encore aussi impétueuse
-au-dessus de nos têtes. Je fus tellement
-étourdi, que je faillis abandonner
-mon pieu. «Le plus grand danger est
-<span class="pagenum"><a id="Page_160">160</a></span>
-passé, me dit mon matelot; il viendra bien
-encore une vague, mais celle-ci ne sera
-rien.» Tout se passa comme il l'avait
-prédit, et nous fûmes sauvés.</p>
-
-<p>Je sentis enfin la terre sous mes pieds,
-et je m'assis, ou plutôt je me couchai,
-exténué de fatigue. La tête me tournait;
-j'étais dans un état de stupeur incroyable.
-Quand j'eus repris mes sens, mes yeux
-purent contempler le triste spectacle de
-notre naufrage! Notre bâtiment avait échoué
-sur le sable, et le capitaine, dans une attitude
-désespérée, était encore sur le pont
-avec son monde. Sur ces entrefaites, nous
-vîmes des habitants de l'île qui venaient
-dans notre direction. Notre premier sentiment
-fut de l'effroi; car nous ne savions à
-qui appartenait cette race d'hommes. Le
-capitaine fit chercher tout ce qui restait
-d'armes, et l'on se mit en garde, après
-avoir envoyé quelques matelots bien armés
-au-devant des habitants. On ne tarda pas
-à s'entendre, et nous apprîmes que nous
-<span class="pagenum"><a id="Page_161">161</a></span>
-étions dans les îles Kouriles, qui avaient
-déjà quelques relations avec la Russie.</p>
-
-<p>Plus tard, le capitaine, trente hommes
-armés et moi, nous allâmes plus avant
-dans les terres; nous traversâmes de petites
-rivières sur des barques de cuir, et nous
-arrivâmes dans une colonie dont plusieurs
-maisons sont recouvertes en peaux de cerf,
-et bariolées de différentes couleurs. Les
-habitants préparent leurs repas dans des
-vases en fer, que les Russes leur avaient
-procurés. Leurs mets se composaient de
-graisse de chien marin, de cheval et de
-grenouilles. La vue de ces mets nous rebutait;
-mais, pour ne point irriter ces sauvages,
-nous mangions en leur présence des
-limaçons rôtis, chose assez friande, et qui
-nous dispensait de goûter à leur affreux
-mélange. Nous les invitâmes à venir sur le
-bâtiment, et nous leur fîmes manger des
-produits européens, car nous n'avions pas
-tout perdu dans le naufrage.</p>
-
-<p>Ce procédé les rendit très-reconnaissants,
-<span class="pagenum"><a id="Page_162">162</a></span>
-et ils nous aidèrent puissamment à réparer
-les avaries du vaisseau.</p>
-
-<p>Bientôt nous pûmes nous remettre en
-mer, et, après quelques jours de navigation,
-nous abordâmes les côtes du Kamtchatka.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_163">163</a></span></p>
-
-<h3>III</h3>
-
-<p class="hanging indent">Kamtchatka (presqu'île)&mdash;Bolscheretzkoï (ville).&mdash;Délivrance
-de l'auteur et ses suites.&mdash;Départ.&mdash;Ygiguinsk
-(colonie).&mdash;Okhotsk et autres villes de la
-Sibérie.&mdash;Moscou.&mdash;Minsk.&mdash;Vilna.</p>
-
-<p>Au moment du débarquement, nous
-vîmes une foule de Kamtchadales qui
-accouraient pour nous voir. On distinguait
-au milieu de tous le commandant, vêtu
-à l'orientale. On me présenta à lui: je lui
-dis que j'espérais que mes malheurs m'attireraient
-sa pitié et son intérêt. Il me répondit:
-«Je suis homme, cela suffit; je
-ferai tout ce qui dépendra de moi.» Il me
-mena dans sa demeure, et m'offrit d'excellent
-<span class="pagenum"><a id="Page_164">164</a></span>
-thé avec du lait de biche. Sa femme
-entra brusquement; mais le commandant
-la fit aussitôt sortir: la pauvre créature
-était folle. Cette femme appartenait à une
-ancienne famille polonaise établie dans la
-Petite-Russie.</p>
-
-<p>Le commandant me mena ensuite dans
-une chaumière où je devais loger. «Ne soyez
-pas étonné, me dit-il, nous n'avons point
-ici d'autres habitations.»</p>
-
-<p>Ma chambre contenait une petite table en
-pierre, des bancs tout autour et une cheminée
-au milieu. Les croisées étaient en
-mica, et dans le haut il y avait un morceau
-de glace très-transparente, ce qui remplace
-le verre, toujours dangereux à cause des
-éruptions volcaniques.</p>
-
-<p>Je faisais des promenades au bord de la
-mer, où je voyais, quand le temps était à
-l'orage, toutes sortes d'animaux extraordinaires:
-c'étaient des baleines, puis des
-lions, des chevaux, des vaches, des chiens
-marins. Quand je m'avançais pour ramasser
-<span class="pagenum"><a id="Page_165">165</a></span>
-des coquillages, j'étais souvent inquiété
-par de grosses pierres qu'on me lançait je
-ne sais d'où. Je cherchai d'où venaient ces
-pierres, je vis que c'étaient des ours qui me
-les jetaient pour me tuer et me dévorer
-ensuite; je cessai mes promenades de ce
-côté.</p>
-
-<p>En automne, la mer est très-houleuse
-dans ces contrées. La terre tremble lorsque
-les flots se brisent contre ses bords. Les
-journées sont sombres, et les nuits tout à
-fait noires. Pendant le flux et le reflux, les
-chiens, qui se nourrissent de poisson, poussent
-des cris plaintifs, et les ours leur répondent.
-Les volcans, pendant cette crise
-de la nature, vomissent du feu et des
-cendres.</p>
-
-<p>L'exil dans ce pays était un supplice au-dessus
-de mes forces; mais comment fuir?
-Mon hôte et gardien était aussi un exilé;
-je lui confiai mes projets, je lui demandai
-ses conseils; non-seulement il consentit à
-m'aider, mais il me dit qu'il s'enfuirait avec
-<span class="pagenum"><a id="Page_166">166</a></span>
-moi. Nous devions partir dans deux traîneaux
-attelés de sept chiens; les chiens,
-dans ce pays, marchent intrépidement aux
-bords de la mer; nous arriverions ainsi
-dans le pays de Tchouktschi, voisin de
-l'Amérique septentrionale; mais avant l'exécution
-de notre projet, je reçus l'ordre de
-ma délivrance.</p>
-
-<p>J'étais donc libre, j'allais revoir la Pologne!
-hélas! j'en étais bien loin, mais
-l'espoir me soutenait. Je m'embarquai par
-la première occasion; ma traversée ne fut
-pas plus heureuse que l'autre. L'eau douce
-nous manqua, et nous fûmes obligés de
-relâcher dans le port de Bolscheretzkoï, où
-nous restâmes quelques jours.</p>
-
-<p>Je trouvai là des Sibériens, des Moscovites
-et quelques exilés. Dès qu'on sut que
-j'étais Polonais, on me dit que c'était dans
-ce pays que Beniowski avait été exilé; on me
-raconta son séjour, sa fuite; on me parla
-des Kamtchadales qui l'avaient accompagné
-et qui étaient arrivés avec lui jusqu'à
-<span class="pagenum"><a id="Page_167">167</a></span>
-Paris, et il se trouva que ces mêmes
-Kamtchadales avaient été mes gardiens
-pendant mon exil.</p>
-
-<p>[Ici l'auteur raconte en peu de mots l'histoire
-du même prisonnier, dont on trouvera
-les détails dans notre publication intitulée:
-<i>Vie et Aventures du comte Maurice-Auguste
-Beniowski</i>.]</p>
-
-<p>Les Kamtchadales, poursuit-il, qui
-avaient suivi Beniowski, finirent par rentrer
-dans leur patrie, et c'étaient précisément
-ceux qui avaient été mes gardiens, comme
-je l'ai dit tout à l'heure.</p>
-
-<p>Je reviens à ma propre histoire.</p>
-
-<p>Avant que je reçusse l'ordre qui devait
-me délivrer, j'étais plongé dans une affreuse
-tristesse; je croyais ne jamais revoir ma
-patrie, je me voyais déjà victime d'un lâche
-assassinat. Un jour mon hôte entra chez
-moi, pâle d'émotion, en me disant qu'un
-vaisseau approchait du port. «Doit-on se
-réjouir? lui dis-je.&mdash;Mais on ne sait si
-<span class="pagenum"><a id="Page_168">168</a></span>
-c'est la joie ou la douleur qu'il apporte,»
-reprit-il.</p>
-
-<p>Deux heures après, le commandant et le
-capitaine du vaisseau vinrent chez moi; je
-pensai qu'ils m'apportaient mon arrêt de
-mort; ils m'annonçaient que Paul I<sup>er</sup> me
-rendait la liberté. Je ne pouvais croire à
-leurs paroles; il me semblait voir de ma
-fenêtre un bûcher allumé; j'allais mourir,
-je le croyais, et la foule qui accourait dans
-la direction de ma maison augmentait ma
-certitude; on accourait pour voir mon supplice!
-Le commandant et le capitaine ne
-savaient comment me persuader. «Tant
-mieux, m'écriais-je toujours, je ne souffrirai
-plus!» Enfin, le capitaine tira de sa
-poche un papier et me le fit lire; c'était
-l'ordre qui rendait à la liberté Kosciuszko,
-Waswrzecki, Niemcewiz, Potocki, etc.,
-chefs des Polonais insurgés. Je ne doutai
-plus, et je m'abandonnai à la joie. Je
-voulus quitter ma chaise pour prendre les
-mains du capitaine et lui témoigner ma
-<span class="pagenum"><a id="Page_169">169</a></span>
-reconnaissance, mais je tombai à terre sans
-mouvement. Le commandant fit apporter
-une liqueur forte qui ressemble à l'esprit-de-vin
-et qu'on fait avec les herbes du pays;
-on ouvrit ma bouche, que je tenais convulsivement
-serrée, et on me fit avaler
-quelques gouttes de cette liqueur, qui me
-ranimèrent un peu; mais j'étais comme un
-homme ivre. Ensuite on me saigna avec
-une espèce de lancette en pierre très-fine et
-très-aiguë; il ne sortit que fort peu de sang.</p>
-
-<p>Quelques moments après, je repris mes
-sens, et je demandai au commandant la
-permission d'aller me promener au bord de
-la mer. «Vous êtes libre maintenant, me
-dit-il, et il dépend de vous de vous promener
-seul ou de vous faire accompagner.»
-Ces paroles, plus que tout, me donnèrent
-la conscience de ma liberté. Je me rendis
-au bord de la mer avec mes deux gardiens.
-Ma pauvre tête était dans un grand désordre.
-Les vagues, les oiseaux qui volaient
-au-dessus de la mer me semblaient des
-<span class="pagenum"><a id="Page_170">170</a></span>
-processions qui venaient au-devant de moi;
-je voyais des prêtres qui portaient la croix;
-j'entendais des chants polonais.... Je courus
-pour saisir cette vision, et je me serais jeté
-dans la mer si mes gardiens ne m'avaient
-retenu.</p>
-
-<p>En revenant de ma promenade, j'eus peine
-à traverser la foule qui se pressait devant ma
-maison; tout ce monde voulait me voir pour
-me féliciter. Les femmes m'offrirent des
-fruits et des poissons. Je trouvai sur ma
-table de pierre un petit pain de sucre, une
-bouteille de rhum et un paquet de bougies.
-Le cadeau m'avait été fait par un marchand
-qui se trouvait à bord. Mon hôte m'annonça
-que le ministre de la religion allait
-venir chez moi avec les chantres de l'église.
-Le prêtre, âgé de quatre-vingts ans, arriva
-dans ses habits sacerdotaux et suivi de six
-chantres. Pour le recevoir plus dignement,
-j'allumai des bougies et je sortis de mon portefeuille
-une petite image de saint Jean-Baptiste
-que j'avais achetée en Russie. Le prêtre commença
-<span class="pagenum"><a id="Page_171">171</a></span>
-par chanter les quatre évangiles, et
-les chantres lui répondirent. Tous les assistants
-pleuraient d'attendrissement, et moi,
-qui ne me souviens guère d'avoir pleuré,
-je me mis à sangloter en poussant de grands
-cris. Ces larmes me soulagèrent, j'eus moins
-d'oppression, et ma tête si bouleversée
-revint à la raison. Ne sachant comment
-témoigner ma reconnaissance pour toutes
-les bontés qu'on avait pour moi, je proposai
-de faire du punch; cette proposition fut
-bien accueillie, et pendant qu'on savourait
-cette excellente boisson, le prêtre et le commandant
-disaient qu'ils n'avaient plus
-l'espoir de revoir leur patrie. «Et vous,
-ajouta le commandant en se tournant vers
-moi, vous serez forcé de rester ici encore
-trois ans.&mdash;Je suis donc trahi! m'écriai-je
-avec effroi.&mdash;Non, répliqua-t-il, mais
-le vaisseau qui vous apportait la liberté
-repart demain et ne reviendra que dans trois
-ans; c'est alors qu'il vous emmènera.»</p>
-
-<p>Les sibylles et les devineresses jouent un
-<span class="pagenum"><a id="Page_172">172</a></span>
-grand rôle dans ce pays, et on les consulte
-même à défaut de médecin. Le commandant
-en fit venir deux pour qu'elles me dissent
-mon avenir. Elles arrivèrent le soir, vêtues
-d'une façon singulière, toutes couvertes de
-coquillages et de souris empaillées. Leurs
-visages étaient tatoués. L'une d'elles brûla un
-os au-dessus d'une lampe, et l'autre sautait,
-regardant le ciel en pirouettant, puis
-rentrant pour dire à sa compagne ce qu'elle
-avait vu.</p>
-
-<p>Le commandant, à l'aide d'un interprète,
-leur demanda ce qu'elles pensaient de mon
-avenir? «Je pense, répondit celle qui
-brûlait un os au-dessus de la lampe, qu'il
-arrivera sous peu un vaisseau portant des
-hommes de différentes couleurs et qu'on
-n'avait pas vus depuis bien longtemps. Nous
-nous réjouissons peu de la présence de cet
-étranger, car nous le voyons debout sur le
-seuil, vêtu de blanc et emportant ses
-effets.» La société se sépara, et je restai
-plongé dans mes pensées.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_173">173</a></span>
-Je perdis le sommeil, j'avais des oppressions,
-et mes forces m'abandonnaient. Quelques
-jours après, le commandant vint m'annoncer
-qu'un bâtiment anglais, sans mât
-et séparé de sa flotte, entrait dans le port,
-portant des dépêches qui devaient être
-expédiées à l'ambassadeur anglais qui résidait
-à Saint-Pétersbourg.</p>
-
-<p>Le commandant était dans un grand
-embarras; il n'avait point de bâtiment disponible,
-et il fallait exécuter les ordres sur-le-champ,
-car l'Angleterre était en paix avec
-la Russie en ce moment.</p>
-
-<p>Pour obvier à ces difficultés, on répara
-le bâtiment en toute hâte, et il put se
-rendre à sa destination.</p>
-
-<p>Dans les premiers jours de novembre,
-les bords de la mer furent pris par les
-glaces; toutefois le commandant conçut le
-projet de faire une expédition aventureuse
-à Okhotsk. On avait tenté sans succès plusieurs
-expéditions de ce genre; mais les
-unes avaient péri par le froid, et les autres
-<span class="pagenum"><a id="Page_174">174</a></span>
-avaient été attaquées par les Tschouktschi.</p>
-
-<p>Le commandant prit, pour cette expédition,
-trois cents chiens et cerfs, plusieurs
-interprètes bien armés, puis du poisson salé
-et des provisions de tous genres. Le voyage
-qu'il allait entreprendre par terre était deux
-fois plus long que par mer et bien autrement
-dangereux. Je le priai néanmoins de
-m'emmener avec lui; mais il s'y refusa, en
-me disant que je ne pourrais pas supporter
-la fatigue et la rigueur du froid; cependant
-j'insistai tellement qu'il finit par y consentir.</p>
-
-<p>Il fit faire des traîneaux dont l'intérieur
-était garni de peaux d'ours et de cerfs, et
-dont la forme ressemblait à celle d'un carrosse.
-Nous partîmes dans le milieu du mois
-de novembre 1798. J'avais dans mon traîneau
-deux grands chiens à longs poils; sans
-eux j'aurais gelé de froid. Treize chiens
-tiraient chaque traîneau, mais un seul servait
-de guide. Un Kamtchadale s'assied
-devant; comme il est muni de patins, il
-<span class="pagenum"><a id="Page_175">175</a></span>
-préfère souvent marcher, et court aussi vite
-que le traîneau; il tient dans sa main un
-long bâton ferré, garni de clochettes en
-haut; le fer du bâton sert pour arrêter les
-traîneaux, et les clochettes remplacent le
-fouet; les chiens redoutent ce bruit plus que
-tout autre. Le chien qui est en tête se
-retourne à chaque instant pour recevoir les
-ordres du conducteur. Rien de plus difficile
-que de s'orienter, car il n'y a aucune route
-tracée: tantôt il faut côtoyer la mer, et
-tantôt il faut gravir les montagnes. Avant
-notre départ, le prêtre nous bénit, et il me
-donna une médaille d'argent avec une croix
-autour de laquelle était gravée cette inscription:
-«Nous te disons adieu, en attendant
-notre deuxième résurrection.»</p>
-
-<p>Nous étions trente hommes et cent
-chiens. Quand nous eûmes gagné la mer
-Glaciale, toute la suite cria à tue-tête et
-agita les clochettes; les chiens effrayés partirent
-comme l'éclair. Quand ils sont trop
-fatigués, ils vont moins vite, et le soir on
-<span class="pagenum"><a id="Page_176">176</a></span>
-leur donne pour toute nourriture un petit
-poisson sec.</p>
-
-<p>Le sixième jour nous approchâmes d'une
-colonie. Les habitants nous parfumèrent
-dès notre arrivée, dans la crainte que nous
-ne leur apportassions la petite vérole. Le
-prêtre nous avait accompagnés dans ce périlleux
-voyage avec l'intention de revenir
-après la première halte.</p>
-
-<p>Après trois jours de repos, le prêtre nous
-quitta, et nous nous remîmes en route. Pendant
-quinze jours nous ne vîmes aucune
-habitation: tout à coup nous rencontrâmes
-une bande de Tschouktschi, et nos interprètes
-nous dirent que c'étaient ceux qui
-haïssaient les Sibériens et les Moscovites,
-mais que nous pourrions les adoucir en leur
-donnant du tabac et quelques petits bijoux.
-Par ce moyen nous échappâmes à la cruauté
-de ces sauvages. Mais, tout en faisant les
-cadeaux, nos interprètes, qui connaissaient
-parfaitement les Tschouktschi, leur dirent
-qu'ils escortaient un illustre prisonnier,
-<span class="pagenum"><a id="Page_177">177</a></span>
-victime du tzar; que ce prisonnier avait été
-puni parce qu'il aimait sa patrie et qu'il avait
-combattu pour elle. Cela fit sur eux la plus
-grande impression, et nous pûmes continuer
-notre route sans danger.</p>
-
-<p>Nous arrivâmes à une colonie appelée
-Ygiguinsk. Là, je tombai malade et faillis
-mourir: un soldat me saigna et me tira
-deux bouteilles de sang. J'étais d'une
-extrême faiblesse, et il fallait se remettre
-en route au milieu d'une neige qui rendait
-les chemins impraticables; puis, nos provisions
-finissaient, et nos chiens se dévoraient
-entre eux pour ne pas mourir de
-faim. Enfin, à travers mille dangers, en
-proie à toutes les privations, nous arrivâmes
-à Okhotsk.</p>
-
-<p>Je trouvai à Okhotsk le même commandant
-qui, jouissant de l'impunité, s'empara
-d'une grande partie des curiosités que j'avais
-ramassées dans mes voyages. Ce que j'ai pu
-lui soustraire, je l'ai remis au temple de la
-Sibylle, à Pulawy et à Poryck (villes polonaises).
-<span class="pagenum"><a id="Page_178">178</a></span>
-Je fus obligé de rester deux mois à
-Okhotsk, tant j'étais faible et souffrant.</p>
-
-<p>Il me vint à la poitrine une tumeur qui
-avait l'épaisseur et la largeur d'une orange;
-elle me causait des étouffements et des
-nausées insupportables. Néanmoins je pus
-poursuivre ma route, et j'arrivai à Irkoutsk,
-après avoir passé par Yakoutsk.</p>
-
-<p>A Irkoutsk, on prit mon passeport pour
-l'examiner, et les habitants arrivèrent de
-tous les côtés pour me voir; mon costume
-kamtchadale excitait partout la curiosité.
-Le commandant vint au-devant de moi et
-m'indiqua un logement, puis il me dit que
-le gouverneur général m'invitait à passer
-chez lui; mais je demandai le temps de
-pouvoir me présenter dans un costume plus
-convenable. Trois jours me suffirent pour
-me faire faire des habits à l'européenne, et
-je suivis le commandant chez le gouverneur
-général. L'hôtel de ce dernier était gardé par
-deux cents soldats. Dans la première salle,
-je vis quelques généraux décorés; ils se
-<span class="pagenum"><a id="Page_179">179</a></span>
-tenaient là humblement, attendant les
-ordres, car le gouverneur a entre ses mains
-le droit de vie et de mort.</p>
-
-<p>Aussitôt qu'on lui eut annoncé mon arrivée,
-il vint au-devant de moi, me prit
-par la main, m'introduisit dans son cabinet
-et me présenta au général Soummoff, qui
-venait de Saint-Pétersbourg pour passer en
-revue les garnisons de ces contrées. Tous
-deux me dirent les choses les plus flatteuses
-sur mon caractère et mon patriotisme.</p>
-
-<p>Soummoff me dit: «Je ne vous ai vu
-qu'à travers le bruit des armes et la fumée
-de la poudre, et j'avais un grand désir de
-vous connaître.&mdash;Moi, reprit le gouverneur
-général, j'ai beaucoup entendu parler de
-vous; je sais que vous êtes haut placé dans
-l'esprit de Kosciuszko, et c'est ce qui m'a
-engagé à me rapprocher de vous; j'estime
-les hommes qui aiment leur patrie. Je connais
-la Pologne; j'ai passé plusieurs années
-dans ses garnisons, et j'ai beaucoup de sympathie
-pour le caractère polonais.» Il parlait
-<span class="pagenum"><a id="Page_180">180</a></span>
-bien notre langue, et j'eus un grand
-plaisir à l'entendre. Ce gouverneur général
-était natif du Hanovre; il s'appelait Christophe
-Andreïewitsch Treïden. Malgré la
-sévérité de Paul I<sup>er</sup>, il savait adoucir le sort
-des exilés. Il pensait que le plus souvent le
-caprice détermine les ordres du tzar.</p>
-
-<p>Le général Soummoff m'invita un jour à
-dîner: je trouvai sa table somptueusement
-servie; la plupart des convives étaient des
-femmes de haut rang qui venaient rejoindre
-leurs maris dans l'exil.</p>
-
-<p>Après ces honneurs, vinrent les affaires
-d'argent. Le trésorier de la couronne me fit
-dire que j'eusse à rembourser au gouvernement
-ma pension annuelle de prisonnier,
-qu'on m'avait payée pendant deux ans. Je
-me trouvais dans l'impossibilité de répondre
-à la demande, ou plutôt à l'ordre qu'on me
-donnait; mais une main amie vint à mon
-secours. Thadée Widzki, ancien colonel
-polonais, m'avança la somme nécessaire, et
-je lui en serai éternellement reconnaissant.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_181">181</a></span>
-En partant d'Irkoutsk pour me rendre à
-Tobolsk, je pris un domestique qui buvait
-outre mesure, et qui, quand il était ivre,
-engageait mes postillons à me tuer. Un postillon
-vint me le dénoncer, et voici ce que
-je fis pour m'en débarrasser. J'achetai de
-l'eau-de-vie, et je lui en fis boire à tous
-moments de grandes rasades; il ne se faisait
-pas prier, comme on le pense, et il en but
-tant qu'il finit par s'endormir. Je le laissai
-à un relais dans cet état, et je n'entendis
-plus parler de lui.</p>
-
-<p>Il y a trois mille werstes (sept cent cinquante
-lieues) de Yakoutsk à Tobolsk. Le
-pays est boisé, marécageux et désert; les
-routes sont remplies de troncs d'arbres, ce
-qui rend le voyage difficile et souvent périlleux,
-car on est heurté à chaque pas.
-Mais, à partir d'une plaine qu'on appelle
-Barabinskaïa, le terrain devient fertile,
-couvert d'une herbe rougeâtre, ou d'un sel
-qui sort de dessous terre. Les lacs et les
-rivières sont poissonneux et ombragés par
-<span class="pagenum"><a id="Page_182">182</a></span>
-des peupliers. Nous aperçûmes dans plusieurs
-endroits des tertres assez élevés et
-entourés d'arbres; ce sont des <i>tumulus</i> (tombeaux)
-qui remontent à l'antiquité la plus
-reculée.</p>
-
-<p>En arrivant à Tobolsk, je me procurai un
-logement bien chaud, et je fus pris à l'instant
-d'affreuses convulsions: j'eus le délire,
-et je crus que j'allais expirer.</p>
-
-<p>Je rencontrai à Tobolsk plusieurs Polonais
-exilés par l'ordre de Paul. Kouscheloff
-était alors gouverneur général: c'était un
-homme probe, délicat et juste. Il m'invita
-à dîner plusieurs fois, et m'offrit généreusement
-trois cents roubles; cette offre me
-fut d'un grand secours, car je n'avais plus
-d'argent. Dès que je fus dans ma patrie, je
-m'acquittai de cette dette.</p>
-
-<p>En quittant Tobolsk, je pris la route de
-Moscou: je me rapprochais de ma patrie. Au
-dernier relais, je demandai à mon postillon
-quels étaient les meilleurs hôtels; il me répondit
-que c'étaient ceux de <i>Constantinople</i>
-<span class="pagenum"><a id="Page_183">183</a></span>
-et de <i>France</i>: je me fis conduire à l'hôtel de
-France.</p>
-
-<p>L'hôtesse parut surprise de mon étrange
-costume, car le froid du pays m'avait forcé
-à reprendre mes habits kamtchadales; mais
-elle fut, malgré cela, d'une politesse extrême.
-Ensuite elle me demanda mon passeport,
-et me fit quelques questions sur ma personne;
-je lui racontai rapidement mon
-histoire, qui parut vivement l'intéresser:
-«Soyez prudent, me dit-elle, soyez-le avec
-tout le monde sans exception.»</p>
-
-<p>Il me restait, pour toute fortune, quinze
-roubles, et mon hôtesse m'avait annoncé
-que je paierais cinq roubles par jour pour la
-table et le logement; j'aurais pu m'inquiéter,
-mais je me fiais à la Providence.</p>
-
-<p>Le soir, je crus devoir dire à mon hôtesse
-que je manquais d'argent. «Ne vous inquiétez
-pas, me dit-elle, vous n'aurez rien à
-payer, et, en outre, voilà cent roubles qu'on
-vous prie d'accepter.» Je lui témoignai ma
-reconnaissance, et la suppliai de me dire à
-<span class="pagenum"><a id="Page_184">184</a></span>
-qui j'étais redevable, pour que je pusse
-m'acquitter un jour; mais elle me répondit
-que c'était un secret qu'il ne lui était pas
-permis de révéler.</p>
-
-<p>Trois jours après mon arrivée, le général
-Kavergine, chef de la police, me fit appeler
-chez lui pour me conduire chez le gouverneur
-général prince Soltikoff. Le prince commandait
-en Ukraine en 1794, au moment
-où je quittais cette province pour rejoindre
-Kosciuszko. Il me parla en polonais, et me
-raconta les persécutions qu'il avait souffertes,
-sous Catherine, pour m'avoir laissé
-partir.</p>
-
-<p>Je quittai enfin Moscou, je traversai la
-Russie-Blanche, Minsk, et j'arrivai à Vilna
-(1799). Je respirais l'air natal; je revoyais
-ma chère patrie, après avoir enduré un
-supplice de cinq ans!...</p>
-
-
-<p class="end">FIN</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_185">185</a></span></p>
-
-
-
-<h2>TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-<div class="bottomspace figcenter">
-<img src="images/ill_003.jpg" width="100" height="31" alt="deco" />
-</div>
-
-<table id="Toc" summary="contents">
-
- <tr>
- <td class="tdl"><span class="smcap">Avertissement des Éditeurs.</span></td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_1">1</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <th colspan="2" class="tdc"><span class="large">CHAPITRE I</span></th>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl">Voyages du professeur Gmelin, membre de l'Académie
- de Saint-Pétersbourg, dans les années
- 1733-1737.</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_3">3</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <th colspan="2" class="tdc">I</th>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl">Catherinenbourg (ville).&mdash;Mines et fonderies.&mdash;Tobolsk
- (capitale).&mdash;Fêtes de carnaval.&mdash;Carême.&mdash;Noce
- tatare.&mdash;Courses de chevaux.&mdash;Pâques.&mdash;Fêtes
- des morts.&mdash;Gouvernement
- <div class="pagenum"><a id="Page_186">186</a></div>
- et habitants de la province.&mdash;Irtisch
- (fleuve).&mdash;Steppe.&mdash;Yanuschna (fort).&mdash;Un
- lac salé.&mdash;Mines.&mdash;Obi (fleuve).&mdash;Kusnatzk,
- Tomsk, Jeniseisk et Krasnojarsk (villes).</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_5">5</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <th colspan="2" class="tdc">II</th>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl">Nikolskaia-Sastawa&mdash;Baïkal (lac).&mdash;Selinginsk
- (ville).&mdash;Frontière de la Chine (bureau de
- péage).&mdash;Irkoutsk (capitale).&mdash;Ilimsk (ville).&mdash;Tunguses
- (habitants).&mdash;Yakoutsk (ville).&mdash;Monts
- d'aimant.&mdash;Retour.</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_62">62</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <th colspan="2" class="tdc"><span class="large">CHAPITRE II</span></th>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl">Péninsule du Kamtchatka, explorée dans les années
- 1770-1771, par le comte Beniowski.</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_119">119</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <th colspan="2" class="tdc"><span class="large">CHAPITRE III</span></th>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl">Captivité et séjour du général Kopec (Joseph),
- en 1795-1799.</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_133">133</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <th colspan="2" class="tdc">I</th>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl">Kiew, Smolensk, Moscou, Kazan (villes).</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_135">135</a>
- <span class="pagenum"><a id="Page_187">187</a></span></td>
- </tr>
- <tr>
- <th colspan="2" class="tdc">II</th>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl">Nijni-Oudinsk et Irkoutsk (villes).&mdash;Kiringa
- (colonie).&mdash;Yakoutsk et Okhotsk (villes).&mdash;Générosité
- d'un marchand.&mdash;Embarquement.&mdash;Naufrages.&mdash;Iles
- Kouriles.</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_144">144</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <th colspan="2" class="tdc">III</th>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdl">Kamtchatka (presqu'île).&mdash;Bolscheretzkoï (ville).&mdash;Délivrance
- de l'auteur et ses suites.&mdash;Départ.&mdash;Ygiguinsk
- (colonie).&mdash;Okhotsk et autres
- villes de la Sibérie.&mdash;Moscou.&mdash;Minsk.&mdash;Vilna.</td>
- <td class="tdr"><a href="#Page_163">163</a></td>
- </tr>
-</table>
-
-<div class="topspace figcenter">
-<img src="images/ill_004.jpg" width="50" height="46" alt="deco" />
-</div>
-
-<hr class="deco" />
-
-<p class="end">Tours.&mdash;Imp. Mame.</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Voyages en Sibérie, by Kubalski Nikolai-Ambrozy
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGES EN SIBÉRIE ***
-
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+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/52431-h/images/logo.jpg b/old/52431-h/images/logo.jpg
deleted file mode 100644
index 02755ee..0000000
--- a/old/52431-h/images/logo.jpg
+++ /dev/null
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