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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Sanguines - -Author: Pierre Louÿs - -Release Date: April 10, 2016 [EBook #51725] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SANGUINES *** - - - - -Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - -SANGUINES - - - - -ŒUVRES DE PIERRE LOUŸS - - ASTARTÉ, poèmes.--1892 épuisé. - LES CHANSONS DE BILITIS.--1894 1 vol. - APHRODITE.--1896 1 vol. - LA FEMME ET LE PANTIN.--1898 1 vol. - LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE.--1901 1 vol. - -IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE - -50 exemplaires numérotés sur papier de Hollande. - -15 exemplaires numérotés sur papier du Japon. - -15 exemplaires numérotés sur papier Whatmann. - - - - -PIERRE LOUŸS - -SANGUINES - -ONZIÈME MILLE - -PARIS - -BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER - -EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR - -11, RUE DE GRENELLE, 11 - -1903 - -Tous droits réservés. - - -A MON FRÈRE - - - - -L'HOMME DE POURPRE - - -I - -Dans les jardins verts de la blanche Ephèse, nous étions deux -jeunes apprentis avec le vieillard Bryaxis. - -Lui, venait de s'asseoir dans un siège de pierre aussi pâle que -son visage. Il ne parlait point. Il grattait la terre du bout de -son bâton usé. - -Nous, par respect pour son grand âge et pour sa grande gloire -plus vénérable encore, nous nous tenions debout en face de sa -personne, adossés à deux cyprès noirs et n'osant ouvrir la bouche -alors qu'il ne disait rien. - -Immobiles, nous le considérions avec une sorte de piété dont il -semblait avoir conscience. Nous lui savions gré de survivre à -tous ceux que nous aurions voulu connaître; nous l'aimions de se -montrer à nous, simples enfants nés trop tard pour entendre les -voix héroïques; et, pressentant les jours prochains où personne -ne le verrait plus, nous cherchions en silence les invisibles -liens qui l'unissaient à son œuvre éclatante. Ce front avait -conçu, ce pouce avait modelé dans l'argile de l'ébauche, une frise -et douze statues pour le tombeau de Mausole, les cinq colosses -dressés devant la ville de Rhodes, le Taureau de Pasiphaé qui fait -rêver les yeux des femmes, le formidable Apollon de bronze et le -Séleucos Triomphant de la nouvelle capitale... Plus je contemplais -leur auteur, et plus il me paraissait que les dieux avaient dû -façonner de leurs mains ce sculpteur de la lumière, avant de -descendre jusqu'à lui pour qu'il les révélât aux hommes. - - -Tout à coup, un pas de course, un sifflet, un cri de gaieté: le -petit Ophélion bondit entre nous. - ---Bryaxis! fit-il. Ecoute ce que toute la ville sait déjà. Si je -suis le premier à te l'apprendre, je déposerai une fève devant -l'Artémis... Mais d'abord, salut! J'avais oublié. - -Vite, il nous fit du coin de l'œil un clignement qui pouvait -passer aussi pour un salut, à moins que cela ne voulût dire: -préparez-vous bien. Et aussitôt, il commença: - ---Tu savais, mon bon vieux, que Clésidès faisait le portrait de la -Reine? - ---On m'en avait parlé. - ---Mais la fin de l'histoire, on te l'a dite aussi? - ---Il y a donc une histoire? - ---S'il y en a une! Tu ne sais rien! Clésidès était venu tout -exprès d'Athènes, il y a huit jours. On l'amène au palais, la -Reine n'était pas prête! elle se permettait d'être en retard. -Enfin elle se montre, salue à peine son peintre, et pose... si -l'on peut appeler cela poser. Il paraît qu'elle remuait tout le -temps, sous prétexte que l'amour lui avait donné des crampes. -Clésidès dessinait tant bien que mal, au vol des gestes, et de -très méchante humeur, comme tu peux l'imaginer. Son esquisse même -n'était pas faite, quand voici la Reine qui se retourne et déclare -qu'elle veut poser de dos! - ---Sans raison? - ---Parce que son dos, disait-elle, est aussi parfait que le reste -et doit figurer dans le tableau. Clésidès a beau protester qu'il -est peintre et non statuaire, qu'on ne tourne pas derrière un -panneau et qu'on ne peut dessiner une femme vue de tous les côtés -sur la même planche, elle répond que c'est sa volonté, que les -lois de l'art ne sont pas les siennes, qu'elle a vu le portrait -de sa sœur en Perséphone, de sa mère en Dêmêtêr, et qu'elle, -Stratonice, à elle toute seule, posera pour les Trois Grâces. - ---Ce n'est pas bête, dit Bryaxis. - -Notre camarade s'offusqua. - ---Pourtant si Clésidès avait répondu non? Il en était libre, je -pense. On ne donne pas d'ordres à un artiste. Cette petite en use -avec nous d'une façon que nous ne supporterons pas. Jamais son -père n'aurait fait cela! Lorsqu'il mit le siège devant Rhodes où -Protogène travaillait son Iasyle... - ---Je sais, dit Bryaxis. Continue. - ---Bref. Clésidès était fort en colère, encore qu'il n'en montrât -rien. Il termine son étude de dos, la Reine se lève, lui demande -de revenir le lendemain, il accepte et la quitte. Bon. - -Ophélion se croisa les bras. - ---Le lendemain, savez-vous qui l'attendait? Une servante sur un -tabouret. - ---Stratonice, dit-elle, est fatiguée, ce matin. Elle ne posera -plus, mon maître, et c'est moi qui la remplacerai tant que son -portrait ne sera pas fini. Ainsi en a-t-elle décidé. - -Nous éclatâmes de rire et Bryaxis lui-même ne s'en défendit point. - -Ophélion poursuivait gaiement: - ---L'esclave n'était pas mal faite. Clésidès poussa les scrupules -jusqu'à lui donner les crampes de rigueur afin qu'elle ressemblât -ainsi de plus près à sa maîtresse. Puis il expliqua d'un ton sec -qu'il n'avait plus besoin d'elle, et rentra chez lui avec ses -dessins. - ---Cette fois, il a eu raison! m'écriai-je. La Reine se moquait, -vraiment. - ---En chemin, comme il passait le long du port marchand, il aperçut -un marinier dont quelqu'un lui avait dit qu'il voyait la Reine -en secret, bien que personne n'en eût la preuve. C'est Glaucon, -vous le connaissez bien. Clésidès le manda chez lui, le paya, le -fit poser et quatre jours plus tard il avait terminé deux petits -tableaux injurieux qui représentaient la Reine entre les bras de -cet homme, d'abord de face et ensuite de dos... - ---Comme elle l'avait désiré, interrompis-je. - ---A peu près. La nuit dernière (à quelle heure? on n'en sait -rien), il a fixé les deux planches peintes au mur du palais de -Seleucos: sans doute il a pu s'enfuir sur une barque après sa -vengeance publiée, car on ne trouve sa trace nulle part. - -Nous nous récriâmes: - ---La Reine va en mourir de rage! - ---La Reine? Elle le sait déjà et si elle est furieuse au fond, -elle le dissimule à merveille. Pendant toute la matinée, une foule -énorme a défilé devant ces affiches à scandale. On a prévenu -Stratonice, qui a voulu voir, elle aussi. Suivie de quatre-vingts -personnes de la cour, elle s'est arrêtée devant chacun des deux -sujets, approchant et reculant pour juger tour à tour du détail -et de l'ensemble... J'étais là, et comme je la suivais des yeux -avec frisson, me demandant qui de nous elle allait mettre à mort -lorsque sa fureur éclaterait: «Je ne sais pas lequel est le -meilleur, dit-elle; mais tous deux sont excellents.» - -Bryaxis, au milieu de notre exultation, leva simplement les -sourcils en donnant à son vieux visage les plis de la surprise et -de l'estime: - ---Elle prouve qu'elle n'est pas moins spirituelle qu'impudente, -fit-il. L'histoire est curieuse en effet. Mais comment en -êtes-vous si fiers, mes enfants? Il me semble que le rôle de -l'artiste ne vaut pas celui du modèle, dans l'anecdote que je -viens d'entendre? - ---Si la Reine avait osé, dit Ophélion, elle aurait fait poursuivre -Clésidès jusqu'au delà des mers, et tuer comme un chien. Mais -alors tout le pays grec l'aurait traitée en femme barbare, elle -qui veut se croire Athénienne par le hasard qui l'a fait naître -dans un Parthénon devenu Porneion. Stratonice tient l'Asie dans sa -main comme une mouche, et elle a reculé devant un homme qui a pour -toute arme une boulette de cire. Désormais l'Artiste est le roi -des rois, le seul être inviolable qui vive sous le soleil. Voilà -pourquoi nous sommes fiers! - -Le vieillard fit une moue assez dédaigneuse: - ---Tu es jeune, répliqua-t-il. De mon temps on disait déjà la même -formule, et peut-être avec plus de raisons. Lorsque Alexandre, -timidement, essayait d'expliquer «pourquoi» tel tableau lui -paraissait bon, mon ami Apelle le faisait taire en disant qu'il -prêtait à rire aux gamins qui broyaient ses couleurs. Et Alexandre -s'excusait... Eh bien! je n'ai jamais trouvé que ces sortes -d'anecdotes valussent le mal qu'on se donne pour en faire le -récit. Quels que soient le respect ou la hauteur du roi envers -les peintres contemporains, les tableaux n'en sont ni meilleurs -ni pires: tout cela est donc indifférent. Au contraire, il peut -être bon et même grand, qu'un artiste ose et puisse se mettre, non -pas au-dessus du roi quelconque dont l'armée passe le long de ses -murs, mais plus haut que les lois humaines, et plus haut que les -lois divines, le jour où ses muses lui commandent de fouler aux -pieds tout ce qui n'est pas elles. - -Bryaxis s'était dressé. - -Nous murmurâmes: - ---Qui a fait cela? - ---Personne, peut-être, dit le vieillard avec un songe dans les -yeux. Personne... si ce n'est Parrhasios... Et encore fit-il -bien?... Je le croyais autrefois. Aujourd'hui, je ne sais plus que -penser. - -Ophélion me jeta un regard étonné. Mais je ne pouvais rien lui -apprendre. - ---Nous ne te comprenons pas, dis-je à Bryaxis. - -Il pensa nous mettre sur la voie. - ---Le Prométhée... fit-il tout bas. - ---Eh bien? - ---Vous ne savez pas?... Vous ne savez pas comment Parrhasios a -peint le Prométhée de l'Acropole? - ---On ne nous l'a pas dit. - ---Vous ne connaissez pas cette horrible scène? la tragédie de mort -et de hurlements d'où ce tableau est sorti dans le sang comme -l'enfant d'une accouchée? - ---Parle... Dis-nous toute la scène; nous n'en savons rien. - -Un instant, Bryaxis suspendit son regard sur nos jeunes têtes -comme s'il hésitait à nous plonger de force un pareil souvenir -dans l'âme... - -Puis il se détermina: - ---Eh bien! oui. Je vous la dirai. - - -II - -Ce que je vous raconte, mes enfants, s'est passé la dernière année -de la cent septième Olympiade, l'année même où Platon mourut: il y -a bien cinquante ans de cela. - -J'étais alors dans Halicarnasse et je venais d'achever ma part -de labeur au tombeau de Mausole le Chevelu: part ingrate s'il -en fut jamais. Scopas qui nous dirigeait avait trouvé bon de -décorer tout seul la façade orientale du monument, c'est-à-dire -qu'à l'heure du matin où se font les sacrifices, les marbres de -notre maître resplendissaient en pleine lumière, et, vraiment, on -ne voyait qu'eux. A son camarade Timothée, il avait attribué la -face latérale sud, un peu moins intéressante et deux fois plus -étendue. Leokharès s'était chargé du fronton occidental; quant -à moi, j'avais pris ce dont personne ne voulait, le côté nord, -travail énorme et perpétuellement dans l'ombre. Pendant cinq ans, -je sculptai ainsi des Victoires et des Amazones qui vivaient au -soleil comme des femmes, mais chaque fois qu'il me fallait en -fixer une pour toujours dans la zone obscure du mausolée, il me -semblait la voir mourir, et je pleurais, mes petits enfants. - -Enfin, ma tâche vint à son terme. Je me préoccupai de rentrer en -Attique. Cette année-là, comme aujourd'hui, la mer Egée était -peu sûre. Guerre partout. Haines de ville à ville. Athènes, -d'ailleurs, était vaincue. Le jour où je voulus partir, je ne -trouvai pas d'armateur qui se souciât d'aller au Pirée. Les -Cariens, en bons négociants, se retournaient vers le vainqueur, -et dès que la prise d'Olynthe eut fait tomber Khalkis dans les -mains du Macédonien, tous les marchands d'Halicarnasse gonflèrent -leurs voiles vers l'Eubée pour y vendre des robes de Cos avec des -courtisanes de Cnide. - -Moi aussi, je partis pour Khalkis. L'Euripe, me disais-je, n'est -pas large, et d'Aulis, par Tanagre et la route d'Akharnées, -j'aurai bientôt gagné Athènes. Ce voyage sur mer fut désagréable; -on me traita fort mal dans mon coin, où pourtant je tenais peu -de place. Mon nom alors n'avait pas le même son qu'aujourd'hui -sans doute, et le Mausolée était trop neuf pour mériter qu'on -l'estimât. Les autres passagers se contentaient de savoir que -j'étais citoyen d'Athènes, et cela suffisait bien pour qu'ils se -moquassent, puisque Athènes était malheureuse. - -Un matin, le soleil avait déjà passé les cimes des hauteurs -orientales, lorsque nous abordâmes à Khalkis au milieu d'une foule -immense. Je m'y perdis avec plaisir. - -En interrogeant quelqu'un, j'appris qu'il y avait hors des portes -un extraordinaire marché. Philippe, à la chute d'Olynthe, après -avoir rasé la ville, avait emmené en esclavage la population tout -entière: environ quatre-vingt mille têtes. La vente avait lieu -depuis deux jours. On comptait qu'elle durerait trois mois. - -Aussi la ville regorgeait-elle d'étrangers, d'acheteurs et de -curieux. Mon interlocuteur, qui était marchand de vins, ne se -plaignait pas de cette cohue; mais il me confia que son voisin, -lequel vendait à l'ordinaire des esclaves cotés fort cher, s'était -ruiné du jour au lendemain, tant la baisse avait été prompte. -J'entends encore le tavernier me dire avec de grands gestes: - ---Enfin, un Thrace de vingt ans, on sait ce que cela vaut, par les -dieux! Quand on en achetait douze pour cultiver une plaine, on -comptait bien douze sacs d'or frappés à la chouette! Eh bien! va, -va marquer les prix; le cours est tombé à cinquante drachmes. Juge -par là des autres! Jamais cela ne s'est vu! Il y a trois mille -vierges au marché: on les écoule à vingt-cinq drachmes; ne crois -pas que je parle au hasard: vingt-deux, vingt-cinq, vingt-huit -drachmes lorsqu'elles ont la peau très blanche. Ah! Philippe est -un grand roi! - -Cet homme me dégoûtait. Je me séparai de lui, et je suivis la -multitude jusqu'au delà des portes ouvertes, dans la vaste prairie -en pente où les Olynthiens étaient parqués. - -A grand'peine je me frayais un chemin entre les groupes en -mouvement, et je ne savais plus dans quel sens diriger une marche -si contrariée, lorsque je vis passer devant moi un cortège -extravagant et majestueux devant lequel la foule s'écartait. - - -Six esclaves sarmates s'avançaient deux par deux, chacun portant -une charge d'or et des coutelas à la ceinture. Derrière eux, un -négrillon tenait horizontalement comme une patère à libations, -une longue crosse de cèdre rose serrée par un lacet d'or: la -canne auguste du Maître. Enfin, gigantesque et pesant, couronné -de fleurs, la barbe imprégnée de parfums, soutenu par les deux -épaules aux cous de deux jolies filles, enveloppé dans une robe de -pourpre dont la surface était énorme et repoussant les herbes avec -ses larges pieds, je vis Parrhasios lui-même, semblable au Bakkhos -indien, et ses yeux s'abaissèrent sur moi. - ---Si tu n'es pas Bryaxis, me dit-il en fronçant le sourcil, -comment te permets-tu de prendre son visage? - ---Et toi, si tu n'es pas le fils de Sémélé, qui t'a donné ces -vastes boucles, cette stature dionysiaque et cette robe de pourpre -tissée par les Grâces de Naxos? - -Il sourit. Sans même dégager son bras du soutien charmant qui -l'élargissait, il me tendit comme un plat d'or par-dessus une -courtisane, sa grande main chargée d'anneaux, et serra la mienne -sur un sein découvert. - ---Khariklo, dit-il à la jeune fille de droite, prends mon ami d'un -bras qui lui soit doux, et continuons notre promenade. Bientôt le -soleil serait trop ardent pour que ton fard n'en souffrît point. - -Nous repartîmes donc tous enlacés. Parrhasios imprimait à la -marche un balancement vaste et scandé, pompeux comme un hexamètre -où le petit pas des femmes eût battu le dactyle. - -En trois mots, il s'enquit de mes œuvres et de ma vie. A chacune -de mes réponses, il disait vivement: «C'est parfait», afin de -couper court aux explications. Puis il se mit à parler de lui. - ---Comprends bien que je t'ai pris sous ma protection, disait-il, -car pas un citoyen d'Athènes, hors moi seul, n'est en sûreté chez -le Macédonien, et si le moindre différend t'avait conduit devant -la justice, je n'aurais pas donné deux oboles, ce matin, de ton -indépendance. Désormais, te voilà tranquille. - ---Je ne suis pas, répondis-je, d'un naturel tremblant; mais je ne -doute guère qu'ici même et si tu donnais ton nom... - ---C'est fait, déclara-t-il. Je me suis annoncé. Lorsque Philippe -a su que je lui faisais l'honneur de visiter sa nouvelle ville où -il n'installe que des goujats, il a dépêché sur ma route à dix -stades du pont de l'Euripe un officier de son palais. Cet homme -m'apportait des présents royaux, entre autres six colosses du Nord -et les deux belles filles que tu vois: la force pour m'ouvrir la -marche, la grâce pour fleurir ma personne. - ---Des Macédoniennes? demandai-je. - ---Macédoniennes de Rhodes! firent-elles en éclatant de rire. - -Et Parrhasios, d'un geste généreux, conclut: - ---Elles seront dans ton lit ce soir. Moi, j'en ai laissé d'autres -avec mes bagages; mais tu peux être seul, ami: accepte ces roses -de ma main. Leur jeune peau doit être éclatante sur un tapis de -pourpre sombre. - - -Nous approchions du grand marché. Il s'arrêta, et, me regardant: - ---Au fait, tu ne me demandes pas ce que je viens chercher ici! - ---Je n'osais. - ---Le devines-tu? - ---Non certes. Je ne pense pas que tu veuilles un esclave, puisque -Philippe te donne les siens. Ni une femme, puisque celles-ci... - ---Je suis venu d'Athènes à Khalkis pour trouver un modèle, mon -petit. Te voilà tout surpris. Je m'y attendais bien. - ---Un modèle? Il n'y en a donc plus entre l'Académie et le Pirée? - ---Environ quatre cent quarante mille, pour moi, dit Parrhasios -orgueilleusement; la population de l'Attique. Et cependant je -cherche un modèle au marché des Olynthiens. Voici pourquoi. Tu vas -comprendre. - -Il se redressa: - ---Je fais, dit-il, un Prométhée. - -En prononçant un pareil nom, il resta la bouche ouverte et toute -l'horreur de son sujet passa dans le pli de ses sourcils. - ---Des Prométhées, tu le sais, il y en a sous tous les portiques. -Timagoras en a vendu un. Apollodore en a tenté un autre. Zeuxis a -cru pouvoir... mais pourquoi rappeler tant de piteuse peinture? On -n'a jamais fait de Prométhée. - ---Je le crois, répondis-je. - ---On a représenté des paysans nus attachés sur des rochers de bois -et le visage tordu par je ne sais quelle grimace qui trahit un -mal de dents; mais Prométhée Forgeron du Feu, Prométhée Créateur -de l'Homme et sa lutte avec l'Aigle-Dieu entre le Caucase et la -Foudre, ah! non! Bryaxis! on n'a pas fait cela. Ce Prométhée -grandiose, je le vois comme ta face, et je veux en clouer l'image -à la muraille du Parthénon. - -Disant cela, il quitta l'appui de ses deux femmes, prit sa canne -d'or au petit porteur et traça de grands gestes dans l'air. - ---Depuis deux mois j'y travaillais, j'avais trouvé des rochers -superbes dans les domaines de Kratès au promontoire d'Astypalée. -Toutes mes études étaient finies. Le fond de mon paysage: prêt. -La ligne de la figure: en place. Et tout à coup me voici barré: -je ne peux pas trouver une tête. Oh! s'il s'agissait d'un Hermès, -d'un Apollon ou d'un Pan, tous les citoyens d'Athènes seraient -fiers de poser chez moi; mais prendre pour modèle un homme dont -le génie resplendisse sur le visage et ligoter cet homme par les -pieds, par les poings, sur la charpente d'un praticable, tu le -vois bien, ce n'est pas possible. On ne peut disloquer ainsi que -les membres d'un esclave. Et ces gens ont des têtes de brutes! Ce -sont des Encelades, des Typhons; ce ne sont pas des Prométhées. -Pourquoi? parce que nous manquons d'esclaves qui aient été de -libres Hellènes. Eh bien! Philippe nous en apporte; je suis venu -les prendre où il les vend. - -Je frémis. - ---Un Olynthien? dis-je. Un allié vaincu? Mais où comptes-tu faire -ce tableau? - ---A Athènes! - ---Sur le sol d'Athènes ton esclave sera libre. - ---Il sera selon ma volonté. - ---Mais alors, si tu le traites en captif, n'as-tu pas peur que les -lois...? - ---Les lois? dit Parrhasios avec un sourire. Les lois sont dans -ma main comme les plis de ce manteau, que je jette derrière mon -épaule. - -Et d'un mouvement magnifique, il s'enveloppa de pourpre et de -soleil. - - -III - -Le marché aux Olynthiens s'étendait devant nous. - -A perte de vue, et formant en ligne droite six larges voies -parallèles, des estrades de planches étaient dressées sur des -tréteaux de hauteur médiocre qui montaient environ à mi-cuisse des -passants. - -La population de toute une ville se massait là devant une seconde -foule: l'une, marchandise, et l'autre, acheteuse. Quatre-vingt -mille hommes, femmes, enfants, les mains liées derrière le dos, -les pieds entravés de cordes lâches, attendaient, la plupart -debout, le Maître inconnu qui les emmènerait vers un point -mystérieux de la terre hellène. Un soldat en gardait quarante et -s'improvisait crieur d'hommes. Derrière les tables, des serviteurs -ramassés dans les faubourgs, faisaient circuler l'eau et le pain -nécessaires à la nourriture de cette multitude asservie, et un -grand bruit s'élevait toujours, comme la voix perpétuelle d'une -fête. - -Parrhasios pénétra dans la rue principale où s'exposaient à droite -et à gauche, nus comme un peuple de marbre, les jeunes gens et -les jeunes filles qui avaient paru valoir les hauts prix. A mon -étonnement, je ne surpris rien de morne dans leurs regards plutôt -curieux. La douleur humaine a son terme que la jeunesse voit venir -bientôt. Depuis la ruine de leurs maisons, ces beaux êtres avaient -usé jusqu'au bout tout ce qu'ils pouvaient donner de jours et de -nuits à l'appréhension ou au désespoir: rien n'en paraissait plus -sur leurs physionomies. Les jeunes gens sans doute avaient repris -confiance dans leur évasion future. Peut-être les jeunes filles -songeaient-elles à l'amour dont on allait combler leur couche et -qu'elles méconnaissaient assez pour le convoiter, quel qu'il fût. -Bref, par inconscience ou par bravade, ils affectaient une bonne -humeur. - -La foule autour d'eux se poussait, empressée à l'examen, plus -indécise devant l'achat. Peu d'hommes se décidaient vite au milieu -d'une telle mise en vente. On touchait beaucoup aux esclaves. -Des mains éprouvaient les muscles d'une jambe, la délicatesse -d'une peau, la fermeté d'un sein tendu, la carrure d'un poing -viril. Et puis ces gens passaient à l'estrade voisine, espérant -trouver mieux encore. Parrhasios fit halte un instant aux pieds -d'une adolescente élancée, dont la longue forme blanche était une -harmonie. - ---Voilà, dit-il, une belle enfant. - -Aussitôt le vendeur se précipita: - ---C'est la plus belle du marché, seigneur. Vois comme elle est -droite! et comme elle est blanche! Seize ans depuis hier... - ---Dix-huit, rectifia la jeune fille elle-même. - ---Tu mens, par Dzeus! Elle n'en a que seize, seigneur, il ne faut -pas la croire. Regarde ses cheveux noirs relevés par le peigne. -Quand elle les dénoue, ils lui tombent aux jarrets. Regarde ses -mains, ses longs doigts qui n'ont pas même touché la quenouille. -Elle est fille d'un sénateur... - ---Ne parle pas de mon père, fit-elle très gravement. - ---Quand je ne le dirais pas, cela se verrait, affirma le vendeur. -Elle est belle comme une Néréide, souple comme une épée, douce -comme une biche au bois,--enfin voici qui vaut tout le reste: -vierge comme à sa naissance. - -Et la brusquant de ses mains cyniques, il nous en découvrit la -preuve. - -Parrhasios battait le sol sec du bout de sa canne sonore. - ---Vierge, dit-il, je n'y tenais pas. Il me suffisait qu'elle fût -belle. Ote-lui ces entraves qui nuisent à sa grâce, et, vite, -qu'elle remette son vêtement. Je l'achète. Quel est son nom? - ---Artémidora, dit-elle. - ---Eh bien, Artémidora, sache que tu es désormais à la suite de -Parrhasios. - -Elle ouvrit de grands yeux, hésita naïvement: - ---Tu es... tu serais le Parrhasios que... - ---Je le suis, répondit son maître. - -Et la remettant à la garde des gens qui l'accompagnaient, il -reprit sa marche en avant. - -Puis il daigna m'expliquer: - ---Ecartelée sur le Caucase, cette jeune fille offrirait un -charmant spectacle. Cependant je ne l'ai pas prise à dessein -d'achever avec elle le Prométhée dont je t'ai parlé. Elle me -servira de modèle pour certains petits tableaux obscènes, auxquels -je délasse mon esprit pendant mes heures de loisir, et qui sont -loin d'être, tu le sais, la moins noble partie de mon œuvre. - -Nous marchâmes longtemps devant les tréteaux. La foule avait -encore grossi. Le soleil devenait plus difficilement tolérable -dans cette vaste plaine sans ombre, au milieu d'un peuple houleux. -Artémidora s'était ornée d'abord de sa tunique blanche, puis de -la ceinture des vierges remontée au-dessous des seins, et ses -cheveux disparaissaient dans le sommet d'un voile bleuâtre qui -enveloppait tout son corps. Elle se retournait souvent pour nous -voir; et je m'aperçus alors qu'en s'habillant soudain elle avait -revêtu presque une âme nouvelle. Son visage s'était métamorphosé. -Elle nous observait avec inquiétude, comme si elle avait cherché -à savoir lequel de tous ces hommes allait lui faire outrage, et -oubliant déjà dans quelle nudité nous avions connu sa personne, -elle repoussait son voile plissé avec ce joli mouvement du coude -gauche en arrière qui veut dissimuler le globe de la croupe. - -Déjà nous avions parcouru la moitié de la rue principale, quand -Parrhasios s'arrêta. - ---Non, me dit-il, ce que je cherche n'est pas ici. La jeunesse du -corps et la beauté du front ne se rencontrent point ensemble. -Aussi bien Prométhée n'est-il pas un éphèbe. Coupons court vers -la droite; suivons au hasard: j'ai plus de chances de trouver mon -homme parmi les esclaves de second prix. - -A peine avions-nous fait trois pas dans la deuxième allée à -droite, il étendit les mains et cria: - ---Le voici! - - -Je m'approchai avec curiosité. - -L'homme qu'il me désignait ainsi touchait à la cinquantaine. -De très haute taille et de proportions excellentes, il avait -le front large, l'arcade sourcilière puissante et musclée, le -nez robuste et géométrique, les narines épanouies, les oreilles -profondes. Ses cheveux étaient gris, sa barbe encore brune, courte -et roulée en boucles rondes aussi expressives que ses traits. Les -fortes attaches de son cou formaient une sorte de piédestal, qui -donnait, par un singulier rapport, une autorité plus grande à -l'intelligence de ses yeux. - -Parrhasios l'interpella: - ---Comment t'appelles-tu? - ---Outis. - ---Je ne te demande pas de littérature, mon brave, mais le nom que -tu as reçu de ton père, et tu me répondras, je pense? - ---Depuis un mois je m'appelle Outis. Si j'ai porté un nom ancien, -il ne me plaît pas de te dire lequel. - ---Pourquoi? - ---Ni de te dire pourquoi, fils de chien. - -Parrhasios, hors de lui-même, devint plus rouge que son manteau. -Le vendeur, tout alarmé, avança des bras suppliants. - ---Ne l'écoute pas, seigneur, il parle comme un insensé. Et c'est -pure malice de sa part, car il a plus de cervelle que moi. Il est -médecin. Pour la science comme pour l'habileté, il n'avait pas son -pareil dans Olynthe. Je te dis là ce que tout le monde répète, car -il était célèbre jusqu'en Macédoine. On m'a dit que depuis trente -ans il a guéri plus d'Olynthiens que nous n'avons pu en tuer le -jour où nous avons pris la ville. Ce sera un esclave précieux -dès que tu l'auras mis à la chaîne et qu'il aura senti le bâton; -car il fait encore l'insolent, mais il changera de ton comme les -autres. Alors, si tu sais le mener, tu ne connaîtras pas la mort -avant ton centième hiver. Donne-moi trente drachmes et Nicostrate -sera ta chose pour toujours. - ---Nicostrate? répéta Parrhasios vers moi. En effet. Je connais ce -nom. Mon indifférence est totale envers sa science de médecin. -Toutes mes drogues sont dans ma cave et l'une me guérit fort bien -des indigestions que l'autre donne. Quand parfois je suis enrhumé, -je ne m'applique pas d'autre emplâtre qu'une belle fille aux seins -brûlants sur ma poitrine étendue, et je compte bien vivre cent ans -sans l'aide de cet apothicaire. - -Se tournant vers le vendeur, il ordonna: - ---Ote-lui ses vêtements. - -Nicostrate se laissa faire, impuissant et dédaigneux. - -Parrhasios continua de commander. - ---Mets-le de face, et les bras tombants. Bien... De côté... De -dos... A droite maintenant... Encore de face... Marché conclu. - -Il claqua légèrement de la main mon épaule et me dit à mi-voix: - ---Superbe! mon petit. - -Et je ne lui répondis point, car je me sentais secoué d'un frisson -qui était presque de l'envie. - - -Cinquante ans sont passés; l'espace d'une vie humaine. J'ai vu des -milliers de modèles: jamais un qui fût comparable à ce Nicostrate -d'Olynthe. - -Il était la statue de l'Homme dans toute sa grandeur, à l'âge où -la force devient de la puissance. Parrhasios le nommait Prométhée; -mais n'importe quel nom éternel n'eût pas été moins digne de son -nouvel esclave. Cet homme dans mon atelier pendant un an de mon -travail, et j'eusse fait assez d'ébauches pour emplir toute ma -carrière de Dzeus, de Ploutons, de Poseidons, des quinze dieux à -barbe grise qu'on appelle les Dominateurs. Il évoquait l'Olympe à -ses pieds. Quand il allongeait le bras, on y voyait le Trident, -et quand il le haussait, on y voyait la Foudre. Les lignes de ses -pectoraux s'unissaient à ses épaules avec un air de majesté qui -divinisait tous les gestes. - -Ah! pensai-je, Parrhasios songe à me donner des femmes, comme -si j'allais passer mes soirs entre les stèles du Céramique, et -certes, il ne comprend pas que je renoncerais à l'amour lui-même -en échange de son Nicostrate. Les dieux lui inspireront-ils de me -l'envoyer jamais, fût-ce pour une journée? - -Ainsi je remuais en mon cœur des malaises de jalousie; et puis je -me consolais à demi en sachant que, si ce n'était le marbre, au -moins la cire allait fixer de sa matière presque aussi pure tout -ce qui brillait là d'immortel. - -En effet, Nicostrate fut perdu pour le marbre. - -Je ne l'eus jamais pour modèle. - -Le malheureux ne posa qu'une fois, et vous allez savoir comment. - - -IV - -Je revins seul, à cheval, à travers l'Attique. Pendant mes cinq -années d'absence, des créanciers avaient vendu le peu de bien -que je possédais, et je descendis simplement dans une hôtellerie -d'Athènes pour les longues semaines nécessaires à ma nouvelle -installation. - -Parrhasios m'avait suivi à quelques jours d'intervalle. Apprenant -dans quel lieu modeste j'avais fait porter mes bagages, il ne -voulut point que j'acceptasse d'autre hospitalité que la sienne et -me fit dire qu'il m'attendait. - -Le lendemain, je me rendis chez lui, seul, et pour décliner son -offre. - -Il habitait, à mi-chemin entre le Céramique et l'Académie, un -palais de marbre et d'airain, près de la maisonnette où vivait -Platon. Ses jardins s'étendaient très bas jusqu'aux rives bleues -du Cyclobore, et de l'autre côté, remontant vers la route, ils -entouraient l'édifice blanc d'arbres inutiles et fastueux. - -Par une faiblesse inattendue chez un homme de sa valeur, -Parrhasios aimait à donner l'ostentation de la richesse. Sa -fortune était immense: il faisait qu'on n'en doutât point. Et -d'ailleurs, prenant leur part de plaisir à toutes les voluptés -offertes, il voulait éprouver sans cesse le marbre frais, les -soies fines, la peau plus douce encore des vierges, la pourpre -seyant au visage, l'or inaltérable et solaire. C'est pourquoi sa -maison ressemblait au palais d'Artaxercès. - -Il m'accueillit au seuil de la grande cour intérieure qui lui -servait d'atelier. - -Debout, toujours drapé de soie rouge et la bandelette au front -comme un dieu olympien, il m'ouvrit ses larges bras. Puis je -pénétrai à ses côtés dans l'illustre salle, matrice de chefs -d'œuvre, où je fus ému de me retrouver. - ---Mon Prométhée? répondit-il à ma question. Non. Je ne le sens pas -mûr encore. Ce Nicostrate a besoin d'être médité quelque temps, -et je pressens que ma première conception du sujet va éclater en -morceaux dès que j'y ferai entrer sa personne. Dans quelques jours -nous verrons bien. - -Je lui demandai s'il se reposait, mais c'était mal le connaître. -La peinture était sa vie même. Revenu de voyage au milieu de la -nuit, il avait commencé un tableau le matin. - ---Viens, me dit-il brusquement. Je suis content que tu puisses le -voir: cette petite chose est une merveille. Je n'ai jamais rien -fait de plus beau. - -C'était encore un trait de son caractère, que d'estimer ses œuvres -à leur valeur suprême et de comprendre l'admiration que tout le -peuple grec vouait à son grand nom. - -Le panneau commencé reposait obliquement sur un chevalet -de bois de sycomore dont les deux montants, prêts à se -rejoindre, se recourbaient en cols de cygnes d'or. Je me penchai -respectueusement et vis un singulier sujet qui, pourtant, ne -me surprit point dans l'atelier de Parrhasios. Son tableau -représentait un paysage sylvestre et frais à voir, où s'allongeait -sur le côté une nymphe endormie, ses flèches à la main. Un satyre, -penché devant elle, lui soulevait la tunique jusqu'à la ceinture -avec une expression de gourmandise bestiale. Derrière, un deuxième -satyre à genoux assaillait la vierge directement, sans troubler -son jeune sommeil qui devait être bien profond. C'était tout. - -Mais comme je relevais les yeux, j'aperçus à quelques pas, étendue -sur une banquette, la confuse Artémidora entre les deux barbares -Sarmates qui venaient de poser avec elle le mouvement de cette -rouge esquisse. - -Et Parrhasios m'expliqua: - ---Oui. J'aime ces tableaux de vie intense, et je ne montre -le Désir de l'Homme qu'à l'instant de son paroxysme et de sa -réalisation. Socrate, qui avait commencé par être un mauvais -sculpteur avant de devenir un bon philosophe, voulait me voir -peindre l'amour avec des regards et des pensées. C'était d'une -absurde critique. La peinture est dessin et couleur: sa langue ne -parle que par gestes, et le geste le plus expressif est celui par -quoi elle triomphe. J'ai peint Akhilleus à l'instant où il tue. Sa -colère immobile, je la laisse au poète. Mais en voilà assez, nous -nous comprenons. - -Il s'assit devant son chevalet et commanda: - ---Reprenez la pose. - -Alors Artémidora leva ses yeux noirs vers nous et d'une voix qui -me laissa troublé elle murmura: - ---Devant lui? - -Mais Parrhasios n'entendait point. Parrhasios chantait déjà. Avec -son pinceau fin dont le manche était d'ivoire et creusé en roseau, -il ajouta les derniers traits à l'esquisse afin d'en accentuer -encore l'impeccable et pur dessin. Puis deux de ses jeunes -apprentis lui apportèrent ses instruments. - ---Tu le vois, me dit-il en souriant, j'ai cessé de peindre à la -détrempe. Voilà de la cire et des fers selon le procédé nouveau. -Ces jeunes gens de l'Ecole de Sikyone, je les battrai sur leur -terrain! - -On eût dit, en effet, à le voir, qu'il avait toujours employé ce -procédé de Polygnote récemment remis à la mode. Ses petites boîtes -à cire étaient disposées dans un coffret déjà maculé par l'usage. -Il y plongeait avec mesure le fin cautère chauffé au fourneau, en -retirait une gouttelette de cire colorée, la posait à sa place -et la mêlait aux autres avec une sûreté de main qui m'arrachait -parfois un sourire d'enthousiasme. - -Tout en peignant, il m'apprenait comment on mêlait la cire aux -couleurs et quelles couleurs étaient les bonnes, à l'exclusion -de toutes les autres. Son blanc venait de l'île de Mélos, celui -de Samos étant trop gras. Il aimait le cinabre indien, plus -solide que le cinabre d'Ephèse, plus coûteux aussi, d'ailleurs. -La sandaraque couleur de flamme et l'arménion d'un bleu si pâle, -convenaient aux vêtements féminins. Il estimait le noir d'ivoire -que le jeune Apelle venait d'inventer, mais il s'en tenait pour sa -part au noir plus docile aux mélanges, fabriqué (lorsqu'on peut -en prendre) avec les os calcinés des morts et ravis aux tombeaux -anciens. - -Ainsi se passa la journée sans que je sentisse la fuite des -heures, sinon quand Parrhasios commandait: «Reposez-vous!» et -qu'Artémidora toujours plus rougissante, cachait son visage dans -ses mains. - -Vers la fin du jour, il se leva, criant aux apprentis: - ---Faites chauffer la plaque! - -Et se retournant vers moi, il me dit: - ---C'est fini. - -On lui apporta la plaque rouge qui lançait des étincelles. Il la -saisit par le piton avec des tenailles à longues branches. Il la -promena très lentement devant le tableau horizontal, où la cire -montait à la surface en fixant au bois sec son âme multicolore. - -Et voilà comment fut achevée, entre l'aube d'un jour et le -crépuscule, la «Nymphe surprise» de Parrhasios, qui est maintenant -à Syracuse. - - -Parrhasios regarda son œuvre avec une négligente complaisance, -et secouant sa belle main expressive, il cria comme pour cent -personnes: - ---Oui. C'est un exercice avant la bataille. - -Distrait, je demandai: - ---Quelle bataille? - -Il parut s'étonner que je n'eusse pas compris. A grands pas, il -traversa la pièce, ouvrit une porte: Nicostrate à la chaîne leva -les yeux sur nous. Parrhasios se haussa devant lui, et, les doigts -passés dans la barbe, il murmura comme pour lui seul: - ---Ma bataille de dieu contre cet être humain. - - -V - -Je restai un mois entier occupé dans Athènes à des affaires -personnelles, qui ne me permettaient pas de retourner chez -Parrhasios. - -Athènes était vraiment en deuil depuis la chute des Olynthiens. Le -marché de Khalkis, la vente d'un peuple allié,--ce scandale et cet -affront aux portes mêmes de l'Attique,--était le sujet de tous les -discours, le songe de tous les silences. - -Contre Philippe, on ne pouvait rien. Kratès ne voulait pas la -guerre, et Démosthéne lui-même ne la demandait plus. Mais Eschine, -en revenant du Péloponèse, avait rencontré sur sa route des -troupeaux d'Olynthiens conduits comme des bêtes, et il lui avait -suffi de raconter ce passage d'esclaves, pour soulever à sa voix -l'indignation du peuple contre les cités coupables. - -Un jour, ce fut pis encore: on apprit que dans la ville même, un -citoyen traitait en femme captive une malheureuse Olynthienne. -L'homme fut arrêté, jugé, condamné à mort sur-le-champ. - -Alarmé, je vis Parrhasios menacé d'un sort semblable et laissant -là toute affaire, je descendis jusqu'à son palais, afin de -l'avertir s'il en était temps. - -Portes et rideaux étaient fermés lorsque je parvins à son mur. -L'esclave ne voulait pas me laisser franchir le seuil. Il me -fallut insister, montrer mon angoisse, affirmer qu'il y allait de -la vie de son maître. Je passai enfin, et suivant en courant la -grande galerie vide, je soulevai la portière. - - -Je n'oublierai jamais le regard lent et grave que me jeta -Parrhasios lorsqu'il me vit entrer. Il peignait debout, -gigantesque devant un panneau de bois noir qui était presque de sa -taille. Le ciel vaguement orageux donnait à sa haute stature une -apparence extra-humaine. La sérénité de son visage était telle, -que les traits n'y paraissaient plus: les rides mêmes s'étaient -effacées, ainsi qu'il arrive aux cadavres des grands vieillards -couchés dans la paix des morts. - -Il ne me parla point. Il ne me regarda plus. La tige chaude entre -les doigts, il portait les larmes de cire entre la boîte et le -panneau droit, d'une main aussi sûre et aussi tranquille que s'il -avait créé le monde avec des gouttes de couleur. - -C'est alors que, suivant son œil fixé tour à tour sur son œuvre -et sur un point de la vaste salle, j'aperçus, tumultueux et nu, -écartelé des quatre membres à la croupe d'une roche véritable, -Nicostrate qui tirait, couvert de tous ses muscles, sur quatre -cordes retordues. - -Longtemps, je restai immobile, retenant mon souffle, ne sachant -plus ce que j'étais venu faire et dire. Mon cerveau nageait tout -entier dans les merveilles de la vue. Mes autres sens ne me -parlaient plus et j'avais moins de pensée qu'on n'en a en songe. - - * * * * * - -Tout à coup, Parrhasios prononça un mot... Du moins, il me sembla -l'entendre. - -Et ce mot, c'était: - ---Crie! - -Et sa voix était calme comme son geste et son front. - ---Crie! répéta Parrhasios. - -Nicostrate poussa violemment un éclat de rire forcé qui remua la -salle. Et il dit qu'il ne crierait point! qu'il était maître de -son visage! qu'on n'attacherait pas ses traits, comme ses membres, -avec des câbles à la roche! qu'il empêcherait bien ce tableau -de se faire! puis il vomit l'écume de sa rage avec des éclats -d'injures. - -La face de Parrhasios ne s'altéra pas d'une ligne. Il posa le -cautère qu'il tenait à la main, en prit lentement un autre qui -chauffait à blanc dans le fourneau voisin, et, mesurant la -place exacte où le vautour de son tableau fouillait le foie de -Prométhée, il dit à un esclave sarmate: - ---Tiens. A droite. Sous la dernière côte. Touche légèrement, sans -pénétrer. - -Nicostrate vit cet homme s'avancer jusqu'à lui. Il gardait un -sourire très pâle et la chair grésilla sans qu'il eût dit un mot. - -Mais, bientôt, ses yeux défaillirent. Une sueur atroce coula de -ses tempes. Il se mit à hurler d'abord, puis à gémir d'une voix -secouée comme un sanglot de petit enfant. - -Parrhasios, impassible, observait son visage. - - * * * * * - -Combien de temps ceci dura-t-il? Je ne sais plus. Jusqu'au soir, -je pense. Je ne sais pas davantage à quelle heure j'eus la force -de me traîner hors de cette salle, car je défaillais de la tête -aux pieds. Au moment où je passais la porte, j'entendis un silence -soudain, puis une voix dans l'éloignement: - ---L'imbécile! criait Parrhasios. Il est mort un instant trop tôt! - - * * * * * - -Lorsqu'on sut le lendemain dans Athènes, comment Parrhasios avait -accompli le «Prométhée enchaîné» qu'il destinait au Parthénon, il -n'y eut dans toute la ville qu'un seul cri d'horreur. - -Le peuple se porta en foule sur la route du Cyclobore et vint -assaillir la maison du peintre, dont les portes étaient fermées. - ---Un Olynthien! Un homme libre! Un vaincu du Macédonien! - ---Le poison pour son meurtrier! - -Je me mêlai à cette foule hostile, non pas pour sauver mon ami, -car moi aussi je pensais alors qu'il méritait tous les supplices, -et les hurlements de Nicostrate grondaient toujours dans mes -oreilles. Mais j'allai, suivant la cohue, poussé par le mouvement -du peuple, et je parvins avec le troupeau sous les murailles -assiégées. - -La foule cria longtemps. La maison semblait morte. Pas un esclave -sur le seuil. Pas une voix derrière les rideaux qui pendaient -entre les colonnes, immobiles et refermés. - -Enfin Parrhasios lui-même, entre deux rideaux qui s'ouvrirent, -apparut au premier étage, les bras croisés dans sa robe royale et -le front toujours ceint de la bandelette sacrée. - -Une tempête de cris monta jusqu'à lui: - ---Assassin! Barbare! Allié de Philippe! criait la foule. Où -est-il, cet Olynthien? Nous lui ferons des funérailles comme à un -général vainqueur. Et le poison pour toi! le poison pour toi! - - -Parrhasios laissa cette colère se déchaîner et se ralentir. -Puis, saisissant à ses pieds, par les deux côtés du panneau, le -«Prométhée» qu'il venait de peindre, il le souleva lentement et -comme religieusement, d'abord au-dessus de la balustrade, puis -au-dessus même de son front, si bien qu'il fut caché par lui, et -l'Œuvre apparut à la place de l'Homme. - - -Une brusque secousse ébranla cette foule qui s'approcha encore. Un -prodige lui apparaissait: le tableau de la douleur humaine et de -l'éternelle défaite par la souffrance et par la mort, palpitait -au-dessus de ses têtes. Devant ses innombrables yeux, le sommet -de la grandeur tragique se découvrait là pour la première fois. -Elle frémit. Quelques hommes pleurèrent. Un silence de temple se -répandit jusqu'aux dernières bouches de la multitude, et comme des -huées essayaient de renaître, une acclamation tonnante les étouffa -dans le bruit de la Gloire. - - Le Caire, 1901. - - - - -DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT - - -ARCAS - -Jeune fille aux yeux noirs... - -MELITTA - -Ne me touche pas! - -ARCAS - -Non certes; je reste loin, tu le vois, sœur d'Aphrodite, jeune -fille aux cheveux bouclés comme des grappes de raisins. Je -m'arrête sur le bord de la route, et je ne peux plus m'en aller, -tu le vois, ni vers ceux qui m'attendent, ni vers ceux que j'ai -quittés. - -MELITTA - -Va! va! tu parles vainement, chevrier sans chèvres, coureur de -chemins vagues! Si tu ne peux plus suivre la route, va-t'en alors -à travers champs; mais n'entre pas dans ma prairie, toi que je ne -connais pas; ou j'appelle! - -ARCAS - -Qui donc appellerais-tu dans cette solitude? - -MELITTA - -Les dieux! qui m'entendront. - -ARCAS - -Ah! petite fille! Les dieux sont plus loin de toi que je ne suis à -présent, et fussent-ils même à tes côtés, ils ne me défendraient -pas de te dire que tu es belle, car ils sont fiers de ton visage -et ils savent bien que c'est leur chef-d'œuvre. - -MELITTA - -Tais-toi, chevrier. Va-t'en. Ma mère m'a défendu d'écouter aucun -homme. Je suis ici pour garder mes brebis laineuses et leur faire -brouter l'herbe jusqu'au soleil couchant. Je ne dois pas entendre -la voix des garçons qui passent sur la route avec le vent du soir -et les poussières ailées. - -ARCAS - -Pourquoi? - -MELITTA - -Je ne le sais pas. Ma mère le sait pour moi. Il n'y a pas encore -treize ans que je suis née sur son lit de feuilles, et je serais -bien imprudente si je ne faisais pas tout ce qu'elle veut -m'ordonner. - -ARCAS - -Tu ne l'as pas comprise, enfant, ta mère si bonne et si sage et si -belle, et si vénérable. Elle t'a parlé des hommes barbares qui -traversent parfois les campagnes, le bouclier sur le bras gauche -et l'épée dans la main droite. Ceux-là seraient méchants pour -toi, car tu es faible et ils sont forts. Dans les cités qu'ils -ont prises pendant les détestables guerres, ils ont tué beaucoup -de jeunes vierges presque aussi belles que tu l'es et ils ne -t'épargneraient pas s'ils te trouvaient sur leur chemin. Mais moi, -quel mal pourrais-je te faire? Je n'ai que ma peau de mouton sur -l'épaule et ma baguette à la main. Regarde-moi. Suis-je donc si -terrible? - -MELITTA - -Non, chevrier. Tes paroles sont douces et je les écouterais -longtemps... Mais les plus douces paroles sont perfides, m'a-t-on -dit, lorsque la bouche d'un jeune homme les murmure à l'une de -nous. - -ARCAS - -Me répondras-tu si je te pose une question? - -MELITTA - -Oui. - -ARCAS - -A quoi songeais-tu, sous l'olivier noir, lorsque j'ai passé? - -MELITTA - -Je ne veux pas te le dire. - -ARCAS - -Je le sais. - -MELITTA - -Dis-le-moi. - -ARCAS - -Si tu me permets d'approcher. Autrement je resterai muet. Je ne -puis te dire cela qu'à l'oreille puisque c'est ton secret et non -le mien. Tu veux bien que je m'approche? que je te prenne la main? - -MELITTA - -A quoi pensais-je? - -ARCAS - -A ta ceinture de noces. - -MELITTA - -Oh! qui t'a répété... Ai-je parlé tout haut? Es-tu dieu, chevrier, -pour lire de si loin dans les yeux des filles? Ne me regarde pas -ainsi! ne cherche pas à lire ce que je pense à l'instant... - -ARCAS - -Tu songeais à ta ceinture de noces et à l'inconnu qui la -dénouerait, avec quelques-unes de ces douces paroles que tu crains -autour de toi. Celles-là aussi seront-elles perfides? - -MELITTA - -Je ne les ai jamais entendues... - -ARCAS - -Mais tu entends les miennes, et tu vois mes yeux... - -MELITTA - -Je ne veux plus les voir... - -ARCAS - -Tu les vois dans ton songe. - -MELITTA - -O chevrier!... - -ARCAS - -Quand je te prends la main, pourquoi frissonnes-tu? Quand mon bras -se referme autour de ta poitrine, pourquoi t'inclines-tu? Pourquoi -ta faible tête cherche-t-elle mon épaule?... - -MELITTA - -O chevrier! - -ARCAS - -Comment serais-tu ainsi presque nue dans mes bras si je n'étais -pas déjà presque ton époux? - -MELITTA - -Mais non, tu ne l'es pas; laisse-moi, laisse-moi, j'ai peur, -va-t'en, je ne te connais pas; laisse-moi, tes mains me font mal, -laisse-moi, je ne te veux pas! - -ARCAS - -Pourquoi me parles-tu, petite fille, avec la bouche de ta mère? - -MELITTA - -Non, ce n'est pas elle, c'est moi qui te parle. Je suis sage; -laisse-moi, chevrier. J'aurais honte de faire comme Naïs, ou -comme Philyra ou Chloë qui n'attendirent point le jour de leurs -noces pour apprendre les secrets d'Aphrodite et enfanter -mystérieusement. Non, non, je ne te céderai pas! tu peux déchirer -ma tunique, je ne te céderai pas, chevrier! je m'étranglerais -plutôt de mes mains. - -ARCAS - -Pourquoi encore? Et que t'ai-je fait? J'ai touché cette tunique, -je ne l'ai pas déchirée. J'ai baisé ta ceinture, je ne l'ai pas -dénouée. Eh bien, soit! je t'abandonne, je te délivre, je te -laisse... Va-t'en!... Pourquoi ne t'en vas-tu pas? - -MELITTA - -Laisse-moi pleurer. - -ARCAS - -Crois-tu donc que je t'aime assez peu pour te ravir à toi-même? -T'aurais-je ainsi parlé depuis que tu m'entends si je ne te -demandais qu'un instant de plaisir tel que toutes les bergères -m'en pourraient donner? Est-ce que mes yeux ne t'ont pas -appris... Mais tu ne les regardes plus, mes yeux. Tu caches les -tiens, et tu pleures.. - -MELITTA - -ARCAS - -Pourtant, si tu l'avais voulu, j'aurais tant aimé passer à tes -pieds toute une vie d'amour et de tendres paroles. J'aurais mis -mes deux bras autour de ton corps, ma tête sur ton sein, ma bouche -sous la tienne, et tu aurais dénoué tes cheveux pour m'en faire -des caresses autour de nos baisers... Écoute! si tu l'avais voulu, -je t'aurais fait une hutte verte avec des branches fleuries et -des herbes fraîches, pleines encore de cigales chantantes et -de scarabées d'or, précieux comme des bijoux. C'est là que tu -m'aurais enfermé toutes les nuits, et que sur le lit blanc de mon -manteau étendu, nos deux cœurs auraient battu éternellement l'un -contre l'autre. - -MELITTA - -Oh! laisse-moi pleurer encore... - -ARCAS - -Loin de moi? - -MELITTA - -Dans tes bras... dans tes yeux... - -ARCAS - -Mon amour... Le soir monte, et la lumière s'en va, comme un être -ailé, vers le ciel... La terre est déjà noire. On ne voit plus au -loin que la longue voie lactée du ruisseau qui scintille comme -un fleuve d'étoiles autour de notre champ... Mais c'est trop de -clarté... - -MELITTA - -Oui, c'est trop... conduis-moi. - -ARCAS - -Viens... Le bois où nous nous glissons entre les branches -caressantes est si profond que, même le jour, les divinités en -ont peur. On ne voit jamais dans les sentiers les doubles sabots -des satyres suivre les pieds légers des nymphes. On n'y voit pas -entre les feuilles les yeux verts des hamadryades fixer les yeux -craintifs des hommes. Mais nous n'aurons pas peur puisque nous -sommes ensemble, tous les deux, toi, et moi... - -MELITTA - -Non. Je pleure malgré moi, mais je t'aime et je te suis. Un dieu -est dans mon cœur! Parle-moi! Parle encore! Un dieu est dans ta -voix. - -ARCAS - -Mets tes cheveux autour de mon cou, ton bras autour de ma ceinture -et ta joue contre ma joue. Prends garde, voici des pierres. Baisse -les yeux, voici des racines. La mousse glisse sous nos pieds nus, -et la terre est fraîche... Mais ton sein est chaud sous ma main. - -MELITTA - -Ne le cherche pas. Il est petit, il est jeune, il n'est pas -beau. L'automne dernier je n'en avais pas plus qu'au jour de ma -naissance. Mes amies se moquaient de moi. C'est au printemps que -je l'ai vu croître, avec les bourgeons sur les arbres... Ne le -caresse pas ainsi... Je ne peux plus marcher. - -ARCAS - -Viens pourtant... Ici nous sommes dans les ténèbres. Je ne vois -plus ton visage. Nous ne sommes ni toi ni moi. Ne me donne plus -tes lèvres: je veux revoir tes yeux. Viens jusqu'au vieil arbre -là-bas, qui est devant le clair de lune. Sa grande ombre rampe -jusqu'à nous, suis-la... - -MELITTA - -Il est grand comme un palais... - -ARCAS - -Le palais de tes noces, qui s'ouvre pour nous deux au fond de la -nuit sacrée... - -MELITTA - -J'entends du bruit... Ce sont les palmes... - -ARCAS - -Les palmes bruissantes du cortège nuptial. - -MELITTA - -Ces étoiles... - -ARCAS - -Ce sont les torches. - -MELITTA - -Et ces voix... - -ARCAS - -Ce sont les dieux. - -MELITTA - -O chevrier, je suis entrée ici, vierge comme Artémis qui nous -éclaire de loin à travers les branches noires, et qui, peut-être, -écoute mon serment. Je ne sais pas si j'ai bien fait de te suivre -où je t'ai suivie, mais un souffle était en moi, un esprit que -ta voix a fait naître... et tu m'as donné le bonheur, comme un -immortel, en me donnant la main. - -ARCAS - -Jeune fille aux yeux noirs, ni ton père ni mon père n'ont préparé -notre union devant l'autel de leurs foyers en échangeant ta -richesse et la mienne. Nous sommes pauvres, donc nous sommes -libres. Si quelqu'un nous marie ce soir, lève les yeux: ce sont -les Olympiens protecteurs des bergers. - -MELITTA - -Mon époux, quel est ton nom? - -ARCAS - -ARCAS. Et le tien? - -MELITTA - -MELITTA. - - Biarritz, 1903. - - - - -UNE VOLUPTÉ NOUVELLE - - -I - -Il y a quatre ans, peut-être cinq, j'habitais plusieurs jours par -semaine un rez-de-chaussée incommode, mais clandestin et costumé, -dans une rue qui communiquait par une de ses extrémités avec le -petit parc Monceau: détail sans intérêt pour moi, car la grille -en était fermée tous les soirs avant minuit, de sorte que je n'y -pouvais passer précisément à l'heure où j'apprécie la marche en -plein air. - -Une nuit, comme je me trouvais là, en conversation silencieuse -avec deux chats de faïence bleue accroupis sur une table blanche, -j'hésitais à choisir entre deux passe-temps de solitude: écrire un -sonnet régulier en fumant des cigarettes, ou fumer des cigarettes -en regardant le tapis du plafond. - -L'important est d'avoir toujours une cigarette à la main; il faut -envelopper les objets d'une nuée céleste et fine qui baigne les -lumières et les ombres, efface les angles matériels, et, par un -sortilège parfumé, impose à l'esprit qui s'agite un équilibre -variable d'où il puisse tomber dans le songe. - -Ce soir-là, j'avais l'intention d'écrire et le désir de ne rien -faire; en d'autres termes, c'était une soirée qui ressemblait à -toutes les autres et allait fatalement se terminer devant une -feuille de papier vierge et un cendrier plein de cadavres, quand -je fus tout à coup tiré de mes pensées par un coup de sonnette -inattendu. - -Je levai la tête. Je me persuadai que, le vendredi 9 juin, je -n'attendais personne à cette heure de nuit; mais, comme un second -coup de sonnette suivit de très près le premier, j'allai à la -porte et je tirai la serrure. - - -La porte ouverte, je vis une femme. - -Elle se tenait enveloppée dans un manteau flottant qui était de -drap beige comme un vêtement de voyage, mais broché d'entrelacs -comme une sortie de bal. Cela se serrait autour du cou par une -chenille ronde et touffue d'où la tête émergeait à peine, toute -brune sous les cheveux teints en blond. Le visage était jeune, -sensuel, un peu railleur; deux yeux très noirs, une bouche très -rouge. - - ---Veux-tu bien me permettre de passer, dit-elle en penchant la -tête sur l'épaule. - -Je m'effaçai, avec l'étonnement particulier d'un homme qui voit -entrer chez lui, à l'heure où l'on ne reçoit guère que les amies -les plus intimes, une femme qui ne lui rappelle pas le moindre -souvenir, et qui le tutoie dès la première phrase. - ---Chère amie, lui dis-je timidement quand je l'eus suivie dans ma -chambre; chère amie, ne m'accuse pas, je te reconnais à merveille, -mais je ne sais par quelle infortune je ne puis à l'instant me -rappeler ton nom. Ne serait-ce pas Lucienne? ou Tototte? - -Elle eut un sourire d'indulgence et, sans répondre, elle défit son -manteau. Sa robe était de soie vert-d'eau, ornée de gigantesques -iris tissés avec la robe elle-même et dont les tiges montaient en -fusées le long du corps jusqu'à un décolletage carré qui montrait -nu le bout des seins. Elle portait à chaque bras un petit serpent -d'or aux yeux d'émeraude. Un collier de grosses perles à deux -rangs brillaient sur sa peau foncée, en marquant la naissance du -cou qui était mobile et arrondi. - ---Si tu me reconnais, dit-elle, c'est que tu m'as vue en rêve. Je -suis Callistô, fille de Lamia. Pendant dix-huit cents ans, mon -tombeau est resté en paix dans les bois fleuris de Daphné, près -des collines où fut la voluptueuse Antioche. Mais maintenant, les -tombeaux voyagent. On m'a emmenée à Paris et mon ombre suivait la -pierre qui contenait mes cendres fines. Longtemps encore, j'ai -dormi enfermée dans les caves glaciales du Louvre. J'y serais -toujours si un grand païen, un saint homme, M. Louis Ménard, le -seul qui se souvienne aujourd'hui des rites et des gestes divins, -n'avait prononcé devant ma tombe les paroles traditionnelles qui -savent rendre aux pauvres mortes une vie éphémère et nocturne. -Pendant sept heures, chaque nuit, je me promène dans ta sale -ville... - ---Oh! pauvre fille! interrompis-je. Comme tu dois trouver le monde -changé! - ---Oui et non. Je trouve les maisons noires; les costumes laids et -le ciel lugubre (quelle singulière idée vous avez eue de venir -habiter sous un pareil climat!) Je trouve que la vie est plus -sotte et que les gens ont l'air moins heureux; mais si j'ai une -stupéfaction, c'est bien de revoir à chaque pas toutes les choses -que j'ai connues. Comment! en dix-huit cents ans vous n'avez fait -que cela! Rien de plus nouveau? Rien de mieux, vraiment? Ce que -j'ai vu dans vos rues, dans vos champs, dans vos maisons, c'est -tout, c'est bien tout?... Quelle misère, mon ami! - -L'étonnement qu'elle me vit prendre pouvait tenir lieu de -réplique. Elle sourit et s'expliqua: - ---Tu vois comment je suis habillée? me dit-elle. J'ai la robe -qu'on a mise avec moi au tombeau. Regarde-la. De mon temps, on -s'habillait avec de la laine, du fil et de la soie. En revenant -sur terre, je croyais trouver tous ces vieux tissus disparus même -des mémoires. Je m'imaginais (pardonne-moi) qu'après de si longues -années les hommes auraient découvert des étoffes merveilleuses -comme le soleil ou la lune, et plus voluptueuses au toucher que -la peau d'une vierge ou d'un fruit. Mais non, de quoi vous -habillez-vous? de laine, de fil et de soie... Oh! je sais, vous -avez trouvé les cotonnades, et vous en enveloppez les nègres, qui -vous semblent inconvenants dans l'état où ils se promènent. C'est -peut-être extrêmement moral... Tu aimes beaucoup le coton? Tu es -fier de sa découverte? Moi, je ne peux pas même sentir sous mes -doigts cette chose qui colle et qui se défait. Enfin, avez-vous -une étoffe mieux drapée que la laine? non; plus fine que le fil de -lin? plus lumineuse que la soie... Mais réponds toi-même. - -Elle poursuivit: - ---De mon temps, on se chaussait avec du cuir... On connaissait -les mules, les souliers de couleur, les pantoufles fourrées, les -bottines montantes... Tiens, tes souliers de cycliste, découverts -avec une bride un peu plus haut, c'est une forme phrygienne. -Regarde maintenant les miens: ils sont en maroquin olive et dorés -aux petits fers comme une reliure. Admire-les. Tu n'en trouveras -pas d'aussi beaux chez le fournisseur de tes amies. - -Elle poursuivit encore: - ---De mon temps, pour faire les bijoux, on se servait de deux -métaux précieux: l'or et l'argent. En avez-vous trouvé un -troisième? On en faisait des colliers, des bagues, des bracelets, -des boucles d'oreilles, des diadèmes et des broches. J'ai retrouvé -tout cela rue de la Paix, identique. Nous connaissions les perles, -l'émeraude, le diamant, l'opale, la pierre de lune, le rubis, le -saphir et toutes les silices nuancées qui viennent de l'Arabie et -de l'Inde aujourd'hui comme autrefois. Par hasard, auriez-vous -créé une pierre précieuse en dix-huit siècles? Une seule, dis-m'en -une, je t'en prie! une pierre que je n'aie pas connue, une bague -que je n'aie pas mise à mon doigt; un bijou nouveau, même monté -en or comme les miens, puisque tu n'as pas de métal plus rare à -m'offrir, mais portant dans ses griffes une gemme inventée? - -Sa voix s'était animée peu à peu jusqu'à un ton de reproche et de -dépit. Je fis un geste beaucoup plus calme. - ---Callistô, répondis-je, tu me parais attacher une importance -exagérée aux ornements dont les femmes se chargent et qui n'ont -pas d'autre excuse que d'occuper, par leur choix difficile et leur -composition méticuleuse, une vie stagnante et désœuvrée. Il est -évident aujourd'hui, après dix mille ans d'efforts infructueux -chez tous les peuples, qu'une jeune fille ne saurait jamais être -plus belle par l'art du couturier, du brodeur et de l'orfèvre -qu'à l'instant où elle se montre toute nue comme les dieux l'ont -créée. Ce simple costume, je ne doute pas que les Grecs ne l'aient -connu... - ---Mieux que tes compatriotes. - ---Vous ne l'avez pas inventé; n'en sois pas fière. Je reconnais -que, de nos jours, on le travestit encore plus mal que du temps où -tu es née; mais du mauvais au pire la différence importe-t-elle? -On ne peut pas habiller les femmes. C'est un axiome. Nous ne le -détruirons pas. Si les vérités esthétiques pouvaient se démontrer -par théorèmes, M. Poincaré aurait déjà prouvé mathématiquement -qu'il est inutile d'exercer l'imagination humaine à la recherche -de cette découverte, aussi certainement chimérique que la -trisection des angles. Pour ma part, je ne m'afflige pas d'un -insuccès qui persiste parce qu'il est éternel; et je me contente -d'admirer la femme dans sa pureté primitive (qui, elle aussi, est -immuable) avec l'émotion antique de ceux qui touchèrent Hélène. - -Elle me regarda plus fixement en penchant la tête vers moi, et me -dit avec lenteur: - ---Es-tu sûr, ô présomptueux! que les femmes n'aient pas changé? - - -II - -Ce qu'elle fit immédiatement après avoir dit ces mots, je ne sais -si je l'ai vu, dans le trouble où j'étais. - -Comment elle quitta ses bagues, fit glisser quatre bracelets, -ouvrit son collier, laissa tomber ses vêtements en même temps que -ses lourds cheveux, je ne pourrais le dire. Ce fut si rapide et -si éclatant qu'il m'en est resté dans la mémoire un éblouissement -plein d'ombres. - -Jusque-là, je n'avais pas cru avec certitude à la réalité de -l'aventure. Les apparitions longtemps prises pour surnaturelles, -et désormais tenues plus volontiers comme obéissant aux lois -d'une nature profonde et mal connue, se présentent parfois avec -les caractères d'une matérialité qui n'est démentie par aucun de -nos sens et qui peut égarer un esprit incrédule ou simplement -prévenu contre l'invraisemblance. - -Je me demandais depuis une heure si je n'étais pas mystifié par -une lectrice extravagante: quelque étrangère, pensais-je, assez -immodeste et assez délibérée pour se rendre la nuit dans une -chambre à coucher où on ne l'invite point, veut sans doute faire -oublier le dessein banal qui l'entraîne, en considération du soin -qu'elle apporte à le dissimuler dans une robe de théâtre. J'avais -répondu dans le sens où elle me conduisait elle-même, avec la -réserve d'un interlocuteur complaisant qui, par déférence ou par -curiosité, ne veut pas déchirer trop tôt le tissu d'une comédie -laborieuse et intéressante. - -Mais dès qu'elle fut nue, je compris qu'elle venait à moi du fond -du passé... - -Je me souviens très bien qu'au moment où j'en eus la certitude, -j'ébauchai, si je n'achevai pas, tous les mouvements qu'un -instinct religieux m'inspirait invinciblement. Je me retins à -ma chaise pour ne pas me mettre à genoux et je la regardais, en -inclinant le front, avec un sentiment de sacrilège, comme si une -personne aussi miraculeuse ne devait pas être contemplée avec les -mêmes yeux qui voyaient les femmes vivantes. - - -Callistô était grande. Elle avait le torse étroit et rond, la -taille haut placée, les jambes très longues. Ses articulations -fines étaient d'une fragilité qui me ravissait; et même dans ses -cuisses musclées on devinait des os délicats. Épilée, mais pure -et sans fards, sa peau luisait comme au sortir du bain, brune -d'un léger ton uniforme, presque noire au bout des seins, au bord -allongé des paupières et dans la ligne courte du sexe. Je ne -saurais expliquer comment sa beauté ne pouvait s'être accomplie ni -sous notre climat, ni même dans notre temps, car cette évidence -ne naissait d'aucun détail, mais seulement d'une harmonie et -peut-être d'une clarté. Pour affirmer une différence entre elle -et les femmes de mon époque, j'étais obligé de croire sans autre -preuve à mon discernement, comme un collectionneur distingue le -vrai du faux sans que parfois il puisse démontrer qu'il se fonde -sur un indice particulier pour établir sa conviction. - -Comme pour se mettre à ma portée, elle s'étendit sur une chaise -longue. - ---Vous auriez pu au moins perfectionner les femmes, reprit-elle -en souriant. Et, tu le vois, les races ont perdu. Vos médecins, -qui méprisent les nôtres, pourquoi laissent-ils aujourd'hui tes -maîtresses moins belles que mes sœurs? La terre où nous vécûmes -ne s'est pas engloutie. L'Oronte descend toujours du fond des -montagnes de cèdres. Smyrne survit. Sparte est morte, mais Athènes -est ressuscitée. Siècle vaniteux et débile, pourquoi remplaces-tu -les Ioniennes par le mélange des Levantines, et que n'as-tu créé -des sélections de femmes, comme tu crées des familles de roses? Tu -ne peux pas. Ton effort est celui d'un enfant. Le nôtre fut celui -des dieux. - - -Pendant qu'elle me parlait (je n'étais guère en esprit de discuter -contre elle), une terreur comme on n'en a guère que dans le -frisson du demi-sommeil, m'étreignait les tempes. Je tremblais -qu'elle ne me quittât tout à coup, comme un être fluide, un -néant de lumière, et je me demandais si mes yeux seuls auraient -l'illusion de sa présence charnelle; si je pourrais, du bout du -doigt, sur la peau tendre de sa hanche, la toucher. - ---Viens! dit-elle en riant. Je ne suis pas une ombre. Donne-moi la -main. - -Et cambrant les reins sur la chaise longue, elle passa mon bras -autour de son corps, qui pesa, voluptueux, sur mes doigts. - -Puis, avec un entêtement qui ne voulait point se démentir, elle -reprit sa conférence. - ---Mille ans avant que je ne fusse belle, les hommes s'unissaient -aux femmes à peu près comme les boucs aux chèvres. Tu as lu -Homère? Ni Argos, ni Troie, n'ont connu d'autres plaisirs que ceux -de l'acte sauvage dont les animaux se contentent. Même le baiser -sur la bouche était ignoré de Briséis. Jamais Andromaque ne tendit -sa poitrine à d'autres lèvres qu'à celles de son petit enfant. -Jamais autour des flancs d'Hélène, une main ouverte et légère ne -souleva le frémissement qui naît de la caresse humaine. - -Elle ferma les yeux. - ---Et puis, tout à coup, en un jour, l'antique Orient où je suis -née prit aux dieux, comme un feu éternellement jeune, le seul don -qui les distinguât des autres habitants de la terre: il inventa la -volupté. - -» O jours de sève! jeunesse du monde! Pour la première fois, -les lèvres d'un homme et d'une femme, laissant les fruits, se -savourèrent. La grande âme brûlante d'Aphrodite inspira le corps -des amants, et chaque jour un plaisir nouveau--un plaisir nouveau, -tu m'entends?--descendait de l'Olympe bleu dans les larges lits -gémissants. Ce fut une ivresse effrénée: de Babylone au mont Eryx, -tous les parfums, toutes les soieries, les fleurs, les arts et -les femmes, formèrent le triomphe qui suivit la découverte de la -joie. Les jeunes filles enfin libérées d'une barbarie héréditaire, -conscientes de leurs sens et de leurs désirs, ouvrirent leurs -narines à la rose et leurs corps charmants à la bouche. Pendant -des siècles on augmenta le trésor des sensualités. De mon temps, -dans Antioche et dans Alexandrie, les femmes l'enrichissaient -encore. Moi-même, moi, Callistô, fille de Lamia, c'est moi qui ai -trouvé ceci... - -Mais je reculai... - -Elle se rit. - ---Ah! tu as peur! Eh bien, parle à ton tour; voyons! Pendant les -dix-neuf cents ans de mon sommeil dans le tombeau, quelle joie -inconnue avez-vous conquise? Je te demandais tout à l'heure une -perle nouvelle. Je te demande maintenant un amour que je n'aie -pas expérimenté. Sans doute, depuis si longtemps, on a dû révéler -des jouissances toutes neuves. J'attends que tu m'invites à les -partager. - - -Elle se maintenait avec sécurité dans ses positions d'ironie et je -devinai bien que pendant ses longues courses nocturnes à travers -la ville, elle avait essayé en vain de compléter son éducation; -aussi ne tentai-je rien dans cette impossible voie. - ---Prends patience, lui dis-je simplement. Vois-tu, nous avons -commencé par tout oublier. Et puis, nous réinventons. C'est ce -qu'on appelle l'histoire de la civilisation moderne. Il est -arrivé au monde, peu d'années après ton trépas, des calamités -sans exemple et qui auraient pu être irréparables. Ce fut d'abord -la naissance et la singulière fortune d'une religion qui, à son -origine, était moralement admirable; mais qui, dénaturée par des -israélites trop grossiers ou trop adroits, a stérilisé l'effort -de ta race et semé du sel sur les ruines d'Athènes. Ensuite, ce -furent des invasions de barbares; quand le déluge de Judée eut -pourri le bois du vaisseau, les rats y pénétrèrent et le mirent -en pièces. Cela dura jusqu'au jour nouveau où l'on vit monter -de l'Orient, comme une aurore, les livres sauvés du désastre et -revenus de Constantinople. Nous mîmes cent ans à les lire. Depuis -qu'ils sont étudiés, trois siècles à peine ont vécu. Mais le temps -est à nous, peut-être. Laisse-nous le temps, Callistô. - -Elle eut un sourire de dérision. - ---Trouveras-tu, répondit-elle, dans les parchemins de tes musées -la tradition de Rhodopis? Vos archéologues, qui possèdent si bien -la politique de Périclès et la stratégie d'Alexandre, ont-ils -reconstitué la science d'Aspasie et de Thaïs? Savent-ils si la -tombe où repose la poussière fine de Phryné n'a pas enfermé pour -toujours le secret d'une volupté perdue? - -» Cette tradition, je l'ai encore. Veux-tu la connaître? Je te -l'abandonne... - - -III - -Quelles que soient les curiosités des jeunes filles qui liront -ce fragment de mémoires, je ne pousserai pas plus avant la -description de ce qui suivit; d'abord parce que j'ai déjà écrit, -sur les documents de Callistô, tout un livre qui est _Aphrodite_; -et ensuite, parce qu'une certaine réserve me retiendrait peut-être -encore, à présenter, sous une forme personnelle, le détail d'une -nuit excessive. - -Callistô mit pied à terre vers midi. Elle me fit observer avec -douceur que le soleil était levé déjà, et que, par la faute d'un -éclairage perfectionné, nous ne nous en étions pas aperçus. - ---Vous détruisez la Nuit; vous ne connaissez plus l'Aube, -dit-elle d'une voix triste. Autrefois, le spectacle des lueurs -du matin était la récompense des longues veilles épuisantes. -Maintenant, vous passez votre vie dans une lumière monotone et -vous ne savez même plus regarder les Ténèbres. - -Je m'inquiétai. - ---Midi!... mais tu m'avais parlé, pour toi, d'une vie bornée aux -heures nocturnes. Comment puis-je encore te garder ici? - ---C'est affaire entre moi et Perséphone, fit-elle avec un sourire -singulier. Causons. Je n'ai pas fini d'injurier ton époque. - -J'étais un peu las, et cependant nerveux. - ---Assez, dis-je, je t'en prie. Parlons de nous, veux-tu? Laissons -le monde, meilleur ou pire... Toi seule m'intéresses. - ---Alors, écoute-moi. Tu n'es pas convaincu. Je continuerai jusqu'à -ce que tu avoues. Vraiment, je reviens désolée de mon second -voyage sur la terre. J'aurais dû rester au tombeau, avec le rêve -d'un temps plus pur où j'avais grandi dans la joie. J'ai besoin -de dire à quelqu'un sur quelles déceptions je termine ma promenade -et que j'en veux à ton siècle pour toutes les surprises qu'il ne -m'a pas offertes. Vois-tu, le monde est un jeune homme qui donnait -des espérances et qui est en train de rater sa vie. - ---Je ne sais pas... Il me semble pourtant que nous avons beaucoup -pensé, beaucoup créé depuis ta mort. Le siècle où nous vivons -n'est pas si méprisable. - ---Il l'est! un peu par son impuissance et plus encore par sa -fatuité. Non! vous ne pensez pas; et vous ne créez pas! Vous êtes -des Phéniciens habiles à reproduire les modèles inventés par ma -race, mais ailleurs que chez nous vous ne les trouvez pas, et vous -n'existez que dans notre ombre. - -Elle fit un geste. - ---Promène-toi dans les rues de Paris. Partout notre âme éternelle -éclate à la façade des monuments, aux chapiteaux des colonnes et -sur le front des statues. Après avoir échafaudé, pendant un moyen -âge barbare et chétif, de misérables bâtisses qui s'écroulent déjà -(c'est heureux!), vous, les hommes des temps modernes, incapables -de créer, vous êtes revenus à nos ruines et depuis quatre cents -ans vous faites des mosaïques de pierre avec les morceaux de nos -temples. Une colonne trouvée en Sicile a engendré deux mille -églises et autant de gares de chemins de fer. Même à des besoins -nouveaux vous ne savez pas donner une architecture nouvelle. Avec -l'airain de vos canons vous recopiez la colonne trajane, et vous -faites des salles de quatuor qui sont du style corinthien. Après -nous qui sculptions le marbre et qui fondions le bronze au moule, -vous n'avez rien trouvé, pas une pierre naturelle, pas un alliage -chimique, plus digne de reproduire la figure humaine. Et le seul -grand de vos sculpteurs n'est devenu ce qu'il a été que parce -qu'on a trouvé sous terre un torse d'Apollonios, un débris sans -tête, sans bras et sans jambes; une ruine lamentable, mais œuvre -créée, celle-là; œuvre créatrice. Écoliers! - -Elle prit deux livres dans une bibliothèque et les jeta sur le -tapis. - ---Votre pensée, comme votre art, est parasite de nos cadavres. Ce -n'est pas Descartes, c'est Parménide qui a dit que la pensée était -identique à l'être. Ce n'est pas Kant, c'est encore Parménide qui -a dit que la pensée était identique à son objet. Et dans ces deux -phrases, les écoles modernes se pelotonnent tout entières; elles -n'en sortiront pas. Partout où votre science devient générale, -c'est-à-dire philosophique, elle se repose, encore aujourd'hui, -sur nos assises fondamentales. Les maîtres d'Euclide ont fixé -pour toujours les rapports immuables des lignes. Archimède s'est -servi du calcul intégral bien avant votre Leibnitz, qui nous -doit également sa métaphysique. Au lieu de méditer devant la -chute des pommes, Newton, que vous révérez, aurait pu se borner à -lire une page de notre Aristote, où sa théorie de la gravitation -universelle était exposée depuis deux mille ans. Sur la -constitution de la matière, qui est le problème de Dieu, Démocrite -en savait autant que lord Kelvin; son hypothèse reste seule -admise. Enfin, au moment où vous êtes sur le point de concevoir -une science universelle et centrale, dont la loi suffirait à -expliquer la totalité des phénomènes,--quelle est cette science -et quelle est cette loi? Celles dont Héraclite a donné, voici -deux mille quatre cents ans, l'expression définitive:--le feu se -transforme en mouvement; le mouvement se transforme en feu; et -c'est là le monde. - -J'étais épuisé. - ---O Callistô, suppliai-je, écoute mes paroles ailées; tu es -beaucoup trop savante. J'avais bien entendu dire que les -courtisanes antiques étaient des femmes de rare intellectualité, -mais ce n'est pas cela, sans doute, qui les a faites si belles. -Aujourd'hui si Mme de Pougy, malgré son beau talent littéraire, -voulait entretenir M. Boutroux des sujets qui le préoccupent, elle -ne réussirait pas à l'intéresser autant qu'une Aspasie parlant à -Xénophon. Et pourtant, je la préfère, parce qu'elle discourt plus -volontiers d'une robe que d'une loi thermodynamique, et c'est une -conversation qui sied mieux à son corps flexible. D'ailleurs le -charme d'une femme s'accroît toujours au moment où elle se tait; -mais c'est une vérité spéciale dont l'évidence n'apparaît qu'aux -hommes. - - -Elle attendit en silence que j'eusse terminé; puis avec un -entêtement victorieux, elle recommença: - ---Quoi qu'il en soit, depuis deux mille ans vous n'avez découvert -ni... - ---Nous avons découvert l'Amérique, interrompis-je patiemment. - ---Cela n'est pas vrai! - ---Callistô, ne dis pas d'absurdités. - ---Je répète et je soutiens que l'Amérique a été découverte par -Aristote, et que ceci n'est pas une thèse paradoxale, mais un -fait historique et patent. Aristote savait que la terre était -ronde, et (tu peux le lire dans ses œuvres) il avait conseillé de -chercher le chemin des Indes «par l'occident, au-delà des colonnes -d'Héraklès». C'est le projet qu'a repris Colomb. Mais on a -toujours estimé que la gloire d'une découverte revient au cerveau -qui conçoit et non à l'ouvrier qui exécute. Quand Leverrier a -découvert Neptune... - ---Eh bien! dis-je au comble de la lassitude, tu conviens donc au -moins de ceci: nous avons découvert Neptune. - ---Et quand cela serait! On a découvert Neptune! Tu es étonnant! -Depuis hier, je te supplie de me révéler un plaisir nouveau, une -conquête vers le bonheur, une victoire sur les larmes. Et on a -découvert Neptune! Je rentre dans la vie après vingt siècles, -anxieuse de tout, jalouse des merveilles que je suppose inventées, -me demandant si je ne vais pas pleurer pendant ma vie d'ombre -éternelle, pour être venue au monde trop tôt: et on a découvert -Neptune! Un plaisir! un plaisir! plaisir de l'esprit, plaisir des -sens, que m'importe! Vais-je donc redescendre aux plaines Élysées -sans emporter avec moi le frisson d'une volupté nouvelle? - - -Elle étendit les mains... Puis, brusquement: - ---D'ailleurs, c'est Pythagore qui a découvert Neptune. - -Je m'affaissai. - ---Parfaitement, expliqua-t-elle inexorable. Pythagore avait trouvé -que le système solaire devait se composer de dix astres. Je ne -sais sur quoi il se fondait pour affirmer ce chiffre; mais comme -son disciple Philolaos devait discerner plus tard, sans aucun -instrument à lentille, et bien des siècles avant Copernic, le -double mouvement de la terre autour de son axe et autour du feu -central; comme sans doute il ne t'est pas possible de comprendre -comment une pareille découverte a été établie avec le seul secours -du raisonnement, tu n'as pas le droit de préjuger que l'hypothèse -de Pythagore ait été avancée témérairement et se soit confirmée -par hasard. J'ai dit. - - -Je ne luttais plus. - ---Veux-tu une cigarette? demandai-je. - ---Comment? - ---Je dis: Veux-tu une cigarette? Sans doute, cela aussi nous vient -de la Grèce, puisque c'est Aristote qui a... - ---Non. Je ne vais pas jusque-là. J'avoue que nous ignorions cette -inepte habitude, qui consiste à s'emplir la bouche avec de la -fumée de feuilles. Mais je pense que tu ne prétends pas m'offrir -ceci comme un plaisir? - ---Qui sait? As-tu essayé? - ---Jamais! Comment, tu es de ceux qui se livrent à cet exercice -ridicule? - ---Soixante fois par jour. C'est même la seule occupation régulière -dont j'aie consenti à charger ma vie. - ---Et elle te plaît? - ---Je crois véritablement que je me résignerais à ne pas toucher -la main d'une femme pendant une semaine tout entière, plutôt que -de me voir séparé de mes cigarettes pendant le même laps. - ---Tu exagères. - ---Presque pas. - -Elle était devenue rêveuse. - ---Eh bien! donne-moi une cigarette. - ---Je te l'offrais. - ---Allume-la. Comment fait-on? On aspire? - ---Les jeunes filles soufflent dedans; mais ce n'est pas le -meilleur moyen. Il vaut mieux aspirer, en effet. Prends une -bouffée. Ferme les yeux. Une autre... - -En quelques minutes, Callistô avait mis en cendres son petit -rouleau de feuilles orientales. Elle en jeta le bout à demi -consumé, où le fard de ses lèvres avait laissé du rouge. - -Il y eut un silence. - -Elle évitait même de me regarder. Elle avait pris le paquet carré -dans sa main, qui me parut agitée comme par une légère émotion, -et après qu'elle l'eut examiné sur les quatre faces, je vis -qu'elle ne me le rendait pas. - - -Lente, avec le soin qu'on apporte aux objets les plus précieux, -elle le posa près du cendrier, sur le bord d'un divan clair où -elle étendit son long corps foncé. - - 1898. - - - - -ESCALE EN RADE DE NEMOURS - - -M. Walter H..., dont le nom est aujourd'hui trop célèbre pour -qu'il soit nécessaire de l'écrire en toutes lettres, a été mon ami -pendant vingt-quatre heures, un jour où nous avons failli périr -ensemble. - -Lui et moi, nous étions montés, sans nous connaître, sur un -transatlantique de cabotage, la _Ville-de-Barcelone_, qui faisait -le service des ports entre la blanche Tanger, Gibraltar et Oran. -Tempête sur toute la mer. Les journaux espagnols achetés à Malaga, -racontaient l'engloutissement du plus beau croiseur de la flotte, -la _Reina-Regente_, coulé bas sous une trombe de vent, avec -quatre cent cinquante-cinq officiers et matelots, dans les mêmes -parages. Je revois encore l'aspect de ces journaux funèbres et la -liste immense des morts emplissant la première page noire, depuis -l'amiral commandant jusqu'aux laveurs de sentines. - -Nous partîmes le même jour, au milieu d'une fausse accalmie qui -ne dura pas une demi-heure. Sitôt que le navire eut franchi la -ligne vert sombre de la pleine mer, il bondit, plongea, rebondit -plus haut, se coucha sur le flanc droit et frémit de toutes ses -membrures comme un petit oiseau terrifié sous l'explosion de -l'ouragan. - -Une vague passa par-dessus le vaisseau et s'abattit sur lui de -toute sa masse. Une autre en fit le tour. Une autre et cent -autres. Toute la nuit, nous entendîmes l'effondrement des flots -pesants sur le pont et ses planches plaintives. Quelquefois -nous sautions sur le faîte d'une lame comme un œuf vide dans le -panache d'un jet d'eau, et alors l'hélice émergée tourbillonnait -en l'air avec un bruit strident qui sifflait la sirène au milieu -de l'orage. Par moments, entre deux minutes assourdissantes, nous -traversions de si profonds silences que nous pensions avoir _déjà_ -coulé. Heures incomparables de grandeur et de beauté tragique. - -Le lendemain matin, quand je montai sur le pont, à la fin de la -tempête, un grand Marocain brun, drapé d'un burnous blanc dont les -plis s'enfuyaient au fil de la rafale, s'approcha du capitaine. - ---Quand c'est n's arrivons Melilla? dit-il. - ---A Melilla? fit le commandant. Pas de sitôt, mon ami. Dans une -quinzaine. Au prochain voyage. - ---Qu'est-ce tu dis, dans une quinzaine? Je vais Melilla, jord'hui. - ---Oui. Eh bien! tu iras de Nemours. Nous avons filé devant Melilla -sans relâche. J'aurais coulé mon bâtiment si j'avais abordé cette -nuit, par le temps que nous avons eu. - -L'Arabe, de fureur, claqua des dents. Il grogna un _Yekreb beïtak_ -où toute sa colère était grondante; puis il s'éloigna sur le pont -en se tenant aux bastingages et en promenant son regard noir sur -la côte de sa patrie qui fermait l'horizon à l'est. - - * * * * * - -La salle à manger dont je poussai la porte restait vide, ou -à peu près. Deux autres passagers, sur cinquante, avaient pu -quitter leur cabine. C'était d'abord une vaillante voyageuse, la -vieille marquise de S..., mère d'un député français que M. Jaurès -combattait déjà. C'était ensuite M. Walter H... Celui-ci m'adressa -la parole, avec la bonne humeur joyeuse qui succède aux mauvaises -nuits de mer et qui ressemble au sourire de la convalescence. - ---Je viens de passer cinq ans au Maroc, me dit-il, et je vais -en Perse, par Marseille, Constantinople et Batoum. Dites-moi, -aimez-vous les Arabes? - -Sur ce mot, nous fûmes en sympathie. - -Walter H... avait alors vingt-neuf ans. Son visage était bruni par -le soleil d'Afrique et rasé comme à Oxford, mais assez français de -ligne et d'expression. Il avait couru toutes les routes du Maroc -et même un peu du Sahara. Il parlait la langue arabe avec une -telle perfection que je le vis un jour, dans les faubourgs d'Oran, -cerné par un groupe d'indigènes qui le prenaient pour un musulman -costumé en roumi. - ---Ah! disait-il, vous ne connaîtrez les vrais Arabes que le jour -où vous irez là-bas, entre Fez et Marrakech, sous le Djebel -Aïachin. Partout ailleurs, sujet des Turcs, sujet des Français, -des Anglais, l'Arabe a déjà perdu la noblesse de son caractère -avec son indépendance. Tripolitains négociants, Tunisiens adoucis -et revêtus de soies bleuâtres, Algérois fonctionnaires ou rentiers -pacifiques, les premiers de la race sont courbés sous la servitude -de l'Europe; et autour de ceux-là grouille la foule pauvre et -craintive, qui se soulèverait sans doute à la bonne occasion, -mais qui, jusque-là, tend la main. - ---Tandis qu'au Maroc... - ---Oh! là-bas! Là-bas, il y a une race antique qui, depuis -l'origine du monde, n'a jamais été esclave. Je crois que cela est -unique chez les peuples de la terre. Là-bas survivent encore huit -millions d'hommes libres, fils des grands conquérants qui, d'une -seule chevauchée, galopèrent un jour de la mer des Indes au bassin -de la Loire, et campèrent à peu près sur leurs positions. Ce sont -les vieux Sarrasins! Allez les voir: ils sont superbes! - -Cependant, le navire s'était arrêté sur ses ancres, dans une rade -aux lignes harmonieuses: le village de Nemours s'allongeait devant -la Méditerranée, Nemours, le seul point de la terre marocaine où -flotte le drapeau français, le seul vallon que le maréchal Bugeaud -sut obtenir du sultan, après la victoire de l'Isly. - -Nous descendîmes dans un canot qui devait nous conduire à terre. -Le Marocain mécontent que j'avais entrevu sur le pont nous suivit -et prit place sur le banc du milieu. - -Je le considérai: il avait laissé tomber le capuchon blanc de -son burnous, et sa fine tête se dressait, portée par un cou -admirable. Les traits de son visage étaient composés de tous ceux -que nous estimons nécessaires à la noblesse d'une expression. Une -majesté consciente flottait dans son sourcil et jetait son ombre à -l'œil noir. Ses lèvres minces et ses narines attestaient sa race -absolument pure. - -Walter H... le fit parler. Il s'appelait El Hadj Omar ben -Abd-el-Nebi, caïd de Sidi-Mallouk. - -Plusieurs fois déjà, au retour de Tanger, il avait gagné sa tribu -par l'escale de Melilla, les sentiers du Riff et les bords de la -rivière; mais, détourné de sa route habituelle, il s'inquiétait du -chemin à suivre par Nemours et Lalla-Marnia, car la grande tribu -d'Oudjda n'était point amie de la sienne. - -Désignant deux pistolets qui sortaient de sa ceinture jaune, je -lui dis: - ---Tu es armé. - -Il eut une moue de mépris et un mouvement d'épaules. - ---Des pétards, murmura-t-il. - -A ce moment, nous abordâmes. - -Et, quand nous fûmes tous trois à terre, en marche dans la vallée -fleurie qui monte au sortir du village, El Hadj Omar défit un pli -de son manteau blanc, prit avec précaution, presque avec respect, -le coutelas qu'il tenait caché le long de sa cuisse et le présenta -horizontalement. - ---Ça, c'est une arme, dit-il. - - -Ce coutelas était long comme les deux tiers du bras. La poignée en -était courte, mais solide et bien en main, sans autre garde qu'une -languette de cuivre qui recouvrait le talon. La lame apparut, d'un -bleu noir, habillée par des dentelles d'or de ses damasquinures -fines, et toute nue au fil du tranchant. - -El Hadj Omar pinça la nervure avec le bout du pouce et de -l'index. Sa main fila jusqu'à la pointe aiguë, et la contourna en -s'échappant, comme si elle eût passé autour du feu. - - ---Avec ça, dit-il encore, mon frère a tué d'un coup un homme et -une femme. D'un coup du poing. C'est un bon couteau. - -Un homme et une femme? Nous voulûmes savoir l'histoire. Le -Marocain hésitait. Enfin, il se laissa prier. - -Nous nous assîmes sur un talus vert, dans un tournant de la vallée -où les fleurs inondaient la terre. Une végétation prodigieuse -descendait des flancs de la montagne; térébinthes et palmiers -nains, phyllireas, micocouliers. Des buissons de myrtes et -de lentisques et de bruyères arborescentes environnaient les -jujubiers couverts de feuilles printanières. Des tamaris et des -buplèvres croissaient au bord d'une eau fuyante où frissonnaient -des lauriers-roses. - -Et tel fut le récit que nous entendîmes dans cette vallée -paradisiaque: - - * * * * * - -El Hadj Omar avait eu un frère, Mahmoud ben Abd-el-Nebi, caïd, -avant lui, de Sidi-Mallouk. - -Mahmoud était déjà mari de trois femmes et, depuis longtemps, il -ne songeait plus à de nouvelles épousailles lorsqu'il rencontra -une jeune fille errante, et devint fou d'amour pour elle, tout à -coup. - -Elle se nommait Djouhera. Djouhera est un mot qui veut dire -«la perle». Elle venait des plaines de la Tunisie et portait -le costume de son village: une simple tunique rouge ouverte -sur le flanc droit et laissant voir le sein dans le bâillement -de l'étoffe. C'était une fille de berger, si toutefois sa mère -disait vrai, car on ne savait rien de clair sur elles deux, sinon -qu'elles avaient l'air de deux bohémiennes mécréantes. Mais rien, -sur terre ni dans les rêves, n'était plus beau que Djouhera. - -Aussi, Mahmoud ne fut-il pas insensé, mais plutôt malheureux et -maudit, le jour où il trouva cette fille sur sa route, car elle -se promenait à visage découvert et chacun pouvait voir sa bouche, -et n'était-ce pas assez pour le malheur d'un homme? Il était tout -naturel que Mahmoud l'emmenât d'abord pour la saisir et l'épousât -ensuite pour s'en faire aimer, si Dieu le voulait bien. Mais Dieu -ne le voulut pas. - -Djouhera ne donna rien à Mahmoud, que son petit corps indifférent. -En échange, elle obtint tout, même le divorce des premières femmes -et l'assentiment du cadi. Elle devint maîtresse absolue de son -mari et de la maison. Et, lorsqu'elle n'eut plus rien à vaincre, -elle porta plus loin ses désirs, voulut aussi les autres hommes. - -Quels furent alors ses amants? et qui pourrait les compter? Jamais -la femme d'un caïd ne s'était ainsi débauchée. Elle montait le -soir sur les terrasses, le visage dévoilé, la robe entr'ouverte, -et si un homme l'apercevait, elle lui souriait, au lieu de -s'enfuir. Les jeunes gens de la tribu connurent l'un après l'autre -qu'elle acceptait toujours celui qui était là. Elle attirait le -premier venu près d'une porte basse au fond de son jardin, sous -les branches tombantes d'un amandier rose, et jamais on ne put la -surprendre, car elle goûtait le plaisir de sa chair avec une telle -promptitude que ses rendez-vous les plus tendres duraient l'espace -d'une étreinte. - -Or, un soir, au milieu d'un de ces frissons furtifs, Djouhera -devint amoureuse. - -Cela lui prit comme une puberté, tout à coup, à sa grande -surprise. Un certain Abdallah, aussi pauvre qu'elle-même l'avait -été jadis, un garçon qui dormait, l'été, sur la terre, et l'hiver, -dans la mosquée, fut celui qui la transporta depuis la volupté -jusqu'à la passion. Elle s'enfuit à cheval, avec lui. - -Pendant des jours et des jours, Mahmoud chercha leur trace sans -pouvoir la trouver, car la jeune femme était partie en habits -d'homme et galopait comme un chasseur de lions. Si désespéré qu'il -fût, Mahmoud était bien décidé à lui pardonner plutôt que de la -perdre et quelque honte qu'on lui en fît, car son amour avait -dispersé dans le néant tout ce qu'il y avait en lui d'orgueil. - -Mais il ne savait pas qu'il dût voir ce qu'il vit. - -Lorsque au terme de sa poursuite il pénétra enfin dans la chambre -d'auberge où il retrouvait Djouhera, les deux amants étaient -si enivrés l'un de l'autre qu'ils ne l'entendirent pas entrer. -Mahmoud cria deux fois: «Djouhera!... Djouhera!...» puis, sans -savoir ce qu'il faisait, il perça d'un seul geste le jeune homme -sur la femme et la femme avec lui, et le plancher par-dessous. - -L'homme mourut sur le coup. Djouhera poussa un cri faible, mais -long comme un cri d'extase. Elle ouvrit tout à fait ses yeux -d'agonisante, tourna la tête et murmura: - ---O Mahmoud, c'est Dieu qui t'envoie... Je priais Dieu de me faire -mourir au milieu de ma félicité. C'est lui qui vient d'armer -ta main... Oh! Dieu! quelle belle nuit est ma dernière nuit... -Toi, Mahmoud, tu mourras dans la souffrance, dans la vieillesse -et la maladie... Et moi je m'en vais dans un évanouissement de -bonheur... Sois béni, Mahmoud; sois béni, Mahmoud; sois béni... - -Et plusieurs fois, elle répéta jusqu'à sa dernière haleine: - ---Sois béni, Mahmoud; sois béni, béni... - - -El Hadj Omar, ayant achevé son récit, tira une seconde fois du -fourreau le coutelas où je crus voir, vaguement, des reflets -rouges. Puis, nous reprîmes notre promenade le long de la vallée -fleurie. A nos pieds, un marmot arabe agaçait dans le sable sec un -petit scorpion noir, furibond et retroussé. - - Biarritz, 1903. - - - - -LA FAUSSE ESTHER - - -Au milieu du catalogue rouge, je lus ce prodigieux article: - - MANUSCRIT.--Fragment d'un journal intime (1836-1839), - par Mlle Esther van Gobseck, philosophe néerlandaise 50 fr. - - Intéressant. Détails inédits sur Fichte. - -Les principaux types romanesques dont le public conserve le -souvenir, acquièrent souvent une célébrité qui dépasse celle des -personnages historiques de même ordre. Si peu balzacien que puisse -être le lecteur, il me permettra de supposer qu'il n'ignore pas -Esther Gobseck. Lui-même lisant cette annonce eût manifesté une -extrême surprise, personne n'en saurait douter. - -Une heure plus tard, j'étais chez le libraire et le document -m'appartenait. On voulut l'envelopper; je n'y consentis pas, et -dans la voiture qui me ramenait je commençai de l'examiner. - - -Mon acquisition était une sorte de registre couvert d'un papier -à fleurs. A la première page, Mlle Gobseck, ou plutôt son -homonyme, avait aquarellé d'une main timide et sage deux bouquets -de roses liés par un ruban d'azur. Une hirondelle et un papillon, -qui se trouvaient être de la même taille, volaient au-dessus de -la composition, et vers le milieu de la feuille se lisait cette -calligraphie: - -_IIe CAHIER DE MON JOURNAL_ - -_Commencé le 5 mars 1836_ (_Anniversaire!_) - -_Terminé le..._ - -Le catalogue avait dit vrai. Mlle Gobseck parlait de Fichte; -sinon pour l'avoir connu (puisque le grand Johann-Gottlieb était -mort depuis 1814) au moins pour avoir eu l'honneur d'entendre -parler son fils Hermann, pendant un séjour en Prusse. - -De même l'annonce avait dûment traité de philosophe cette -Néerlandaise. - -La philosophie et Mlle Gobseck étaient inséparables; mais au -cours de cette sympathie entre une abstraction et une réalité, la -première ne donnait guère, encore que la seconde crût recevoir -beaucoup. Le zèle de Mlle Gobseck à évoluer de la raison pure -jusqu'à la raison pratique n'avait d'égale que la résistance -sourde opposée à ses efforts par sa lente cérébralité. Les thèses -et les antithèses qui s'affrontaient dans son esprit ne se -rencontraient nulle part ailleurs dans le champ de l'intelligence -humaine, et elle en tirait des synthèses qui étaient d'abord -remarquables par la surprise qu'elles ne lui causaient pas. - -Mais rien ne la décourageait. Mlle Gobseck éprouvait à l'égard -de la philosophie cette _Liebe ohne Wiederliebe_, cette passion -non partagée, que l'on s'accorde à regarder comme incomparable, en -sentiment comme en expression. Elle aimait à régler sa vie en tous -temps d'après ses principes, je veux dire d'après les principes -des maîtres. Elle se gardait de croire aux critériums trompeurs -de ses sens, aux conseils néfastes de ses goûts, aux fallacieux -bavardages de ses opinions personnelles, et rien ne lui semblait -véritable, légitime ou digne de foi, qui ne reposât d'abord sur un -enseignement. Sa paix intérieure était à ce prix. - -Les années 1836 et 1837 n'amenèrent aucun événement notable dans -son existence. La petite ville, où elle passait des jours sans -tristesses ni joies et parfaitement exempts de surprises, donnait -un horizon tranquille à ses méditations régulières. En 1838, elle -fit un voyage en Prusse, voyage d'études et de perfectionnement, -au cours duquel toute aventure lui fut, semble-t-il, épargnée. - - -Ce préambule exposé pour l'instruction du lecteur, je me -bornerai à transcrire les dernières pages du journal que j'ai -sous les yeux sans insister autrement sur ce qu'elles présentent -d'extraordinaire. - - -I - - 28 mars 1839. - -«Mina est venue me voir ce matin, à cinq heures et demie. -D'habitude, je ne la vois jamais avant le lever du soleil, bien -qu'elle et moi nous travaillions de bonne heure... Je suis allée -lui ouvrir, une chandelle en main et mes cheveux sur le dos, dans -une tenue où je n'aime pas à me montrer; mais je me coiffais et je -ne l'attendais pas. - -«Je lui ai dit: «Qu'y a-t-il?» - -«Et elle m'a répondu: «Ah! Esther!» - -«Bien inquiète, je l'ai fait asseoir, et je lui ai demandé si elle -n'était pas malade, ou si son grand-père n'était pas plus mal, ou -si peut-être la petite sœur... mais il ne s'agissait pas d'elle; -il s'agissait de moi, hélas! - -«Elle tenait deux volumes à la main et elle me les tendit en -disant: - -«--Lis toi-même.» - -«Je lus: H. de Balzac, _la Femme supérieure_, et je repris: - -«--Qu'y a-t-il là-dedans? - -«--Ce qu'il y a, répondit-elle. Il y a que ces deux volumes -contiennent trois romans, et que dans le troisième il est question -de toi, sous les traits d'une fille perdue. - -«Elle m'avait dit cela si brusquement... Je me trouvai mal tout de -suite et perdis conscience... - -«Lorsque je fus de nouveau capable de l'entendre, Mina continuait: - -«--Oui, oui, c'est affreux, mais il faut que tu lises, Esther, -il faut que tu lises. C'est une Hollandaise, te dis-je; elle -s'appelle Esther comme toi; Gobseck, comme ton père: c'est ton -nom, c'est toi enfin, à toutes les pages de cet horrible livre. -S'il continue de se vendre, ce roman de l'enfer, tu es déshonorée, -ma fille, comprends-tu; il faut agir tout de suite, aller à Paris, -parler à l'auteur...» - -«Miséricorde! quel malheur sur moi! Mina m'a montré quelques -pages. Ce troisième roman s'appelle _la Torpille_[1]... Esther -Gobseck... Esther Gobseck... En effet, c'est moi, c'est le nom -de mon père... et dans quelle compagnie, Seigneur! dans quelles -maisons! Ah! mon Dieu! quel malheur sur moi! Mon Dieu! Mon Dieu! -je n'y survivrai pas! Mon Dieu! faut-il avoir vécu comme je l'ai -fait pendant vingt-sept ans selon la sagesse et parfois au prix -de quelles luttes avec mes penchants naturels! faut-il avoir -tout sacrifié aux fortifications de cette maison pure où je veux -qu'habite mon âme et se cultive mon esprit! faut-il avoir renoncé -même aux félicités du mariage pour se voir à la fin souillée -moralement, salie par un Français que je ne connais même point, -traînée sous mon propre nom dans la boue du ruisseau de Paris... -Ah! mon Dieu! quel malheur sur moi! - -[Note 1: La première partie de _Splendeurs et Misères_ parut -sous ce titre en octobre 1838, en même temps que la _Femme -supérieure_ et la _Maison Nucingen_.--P. L.] - -«Que faire? que faire à présent? Comment serai-je reçue par ce -romancier si j'ose me présenter à lui? Sais-je seulement si -je serai respectée chez un homme assez débauché pour écrire -ces infamies? Et puis, qui me dit que tout cela n'est pas une -vengeance, une machination ourdie contre moi? J'ai des ennemis -dans la ville, bien que je n'aie fait de mal à personne. Certains -en veulent à ma famille, d'autres à ma fortune, d'autres à mon -savoir. Et puis... et puis... le mal est fait...» - - -II - - Paris, 12 avril. - -«Je suis venue. En vérité, je ne sais pas ce que je fais ici, mais -je suis venue... Mina le voulait pour mon honneur. Elle m'a dit -qu'il était encore temps d'agir pour éviter un mal plus grave... -Si du moins elle m'accompagnait, si je pouvais faire avec elle -cette visite qui m'épouvante... Mais je suis seule ici dans cette -ville, où mon nom, depuis six mois, est un nom infâme...» - - -III - - 13 avril. - -«Où demeure M. de Balzac? Comment me renseigner? Je suis entrée ce -matin chez son éditeur et j'ai posé la question. Un employé m'a -dit: «Qui êtes vous?» et comme je n'osais pas me nommer, il m'a -répondu grossièrement: - -«--Ah? alors, une créancière? Eh bien! si on vous demande -l'adresse de Balzac, vous direz que vous ne la savez pas. - -«Je suis partie... A mon hôtel on ne connaît pas même le nom de ce -monsieur. Il n'est pas si célèbre que Mina me l'avait dit. - -«Et cependant ses romans sont chez tous les libraires. J'ai vu, -ce soir, la _Torpille_ au Palais-Royal et je me suis enfuie en me -cachant. Il me semble toujours que les passants me dévisagent, -qu'ils me reconnaissent dans les rues...» - - -IV - - 15 avril. - -«Enfin je sais. M. de Balzac: aux Jardies, Sèvres, sur la route de -Ville-d'Avray, après l'arcade du chemin de fer. - -«J'irai demain matin de bonne heure, pour être certaine de le -trouver chez lui. - -«Ah! aurai-je assez de courage?» - - -V - - 16 avril, midi. - -«Je ne crois pas que l'on se soit moqué de moi, mais quel homme -singulier que cet écrivain!... - -«A sept heures, j'avais pris au Carrousel l'omnibus de Sèvres et -je m'étais fait arrêter à l'arcade de Ville-d'Avray. - -«J'ai trouvé sans peine la maison. Elle est située à mi-côte d'une -colline, sous un parc, en plein midi, devant une admirable vue. -Partout des bois, des forêts, des vallons. La brume du matin était -si fraîche et si douce autour de moi que je me sentais pleine de -vaillance et décidée à être forte lorsque j'ai sonné à la grille. - -«Un domestique m'ouvre: - -«--Monsieur de Balzac? - -«--Monsieur vient de se coucher. - -«--Il est souffrant? - -«--Non, madame. Monsieur se couche tous les jours vers huit heures -du matin. Monsieur travaille la nuit. - -«Vraiment, je ne crois pas qu'il se soit moqué de moi... A Paris, -on ne voit guère d'existences normales... Tous les Français sont -de tels originaux. - -«--Madame peut revenir à six heures du soir, m'a dit le -domestique, si Madame tient à voir Monsieur. - -«Je reviendrai donc, mais cette journée d'attente me fait mal aux -nerfs et m'enlève toute mon énergie. Maintenant j'ai peur, je suis -épuisée d'impatience et d'appréhensions.» - - -VI - - 16 avril, soir. - -«Si cette journée n'est pas un rêve, j'en resterai folle ou j'en -mourrai. Je ne comprends pas moi-même comment j'ai le courage d'en -écrire le récit après l'avoir vécue; mais il n'importe, j'écris -machinalement, sans voir, dans un bourdonnement cérébral qui -emporte ma raison. - -«Je suis entrée chez cet homme à six heures, je crois... je ne -sais plus... Ah! pourquoi Mina m'a-t-elle fait lire ces pages que -peut-être j'eusse ignorées! Pourquoi le destin s'acharne-t-il sur -ma tête! Ah! pauvre moi! pauvre moi! - -«Le domestique m'avait demandé qui annoncer... J'ai donné mon nom; -j'espérais qu'ainsi M. de Balzac saurait tout de suite quel était -l'objet de ma démarche. - -«Pendant cinq minutes je suis restée seule dans une antichambre -qui n'avait pas de sièges. Les quatre murs en étaient blancs, et -sur le plâtre on avait écrit au charbon: _Ici une fresque par -Delacroix... Ici un bas-relief de Rude... Ici une tapisserie des -Gobelins..._ Je ne sais quoi encore... Il me vint à l'esprit que -j'étais chez un fou... Mais non... Ce n'est pas lui qui est fou. -C'est moi qui suis folle, ce soir. Lui, il a raison, il a toujours -raison. - -«On a ouvert une porte, j'ai fait trois pas, je n'ai vu -personne... Et soudain une voix terrible m'a crié du fond de la -pièce: - - -«--Qui vous autorise, mademoiselle, à prendre le nom d'Esther -Gobseck?» - - -«Ah! cette voix! elle résonne encore dans ma pauvre tête en -démence... - -«J'ai levé les yeux. Un homme était devant moi, gros et laid et -cependant superbe, avec de longs cheveux droits comme j'en ai vu -porter aux étudiants prussiens. Il était debout derrière un bureau -où il y avait bien dix mille feuilles de papier, plus mêlées, plus -houleuses que les flots de la mer, et, par-dessus cet océan, il me -regardait avec des prunelles noires que je voyais luire jusqu'à -moi, bien qu'il tournât le dos à la lumière du jour. - -«--Ah! monsieur», murmurai-je presque défaillante. - -«Les mots mouraient sur mes lèvres. - -«Il frappa du poing le bois de son bureau et répéta plusieurs fois: - - -«--Qui vous autorise? qui vous autorise?» - - -«Alors je ne sais plus comment j'en trouvai la force, mais je -réussis à murmurer: - -«--Monsieur, _je suis_ Esther Gobseck.» - -«Il porta tout son buste en avant, me foudroya d'un regard que je -ne pus soutenir, et partit d'un éclat de rire qui secoua les murs -comme la commotion d'une bombe. - -«--Vous? dit-il. Vous!! Esther Gobseck!» - -«J'inclinai la tête. - -«--Mademoiselle, reprit-il plus calme, cette plaisanterie est -détestable. Si vous voulez me cacher votre identité, libre à vous. -Prenez un pseudonyme ou ne vous nommez point, mais ne ravissez pas -le nom d'une autre! Le nom est la propriété la plus sacrée que -possède la personne humaine.» - - -«D'une main tremblante, j'ouvris ma serviette portefeuille et je -lui tendis mon passeport où mon signalement se trouvait exposé. - -«--Prenez-en connaissance, monsieur. Les pièces sont signées du -bourgmestre...» - -«Il lut, relut, dit à plusieurs reprises: «Etrange... curieux... -singulier...» Puis il me considéra longuement, et, de pâle que -j'étais je devins extrêmement rouge. - -«--C'est en règle, fit-il enfin. Il n'y a rien à dire. Vous êtes -Esther Gobseck... si extraordinaire que cela puisse sembler.» - - -«Il chiffonna un papier qu'il jeta dans une corbeille, s'assit, -et, se retournant soudain vers moi: - -«--Alors vous allez me donner tout de suite un renseignement dont -j'ai besoin. De quoi se composait le mobilier de votre chambre à -coucher lorsque vous êtes entrée à l'Opéra comme petite danseuse? - -«--Petite danseuse! m'écriai-je révoltée. Mais monsieur, je n'ai -jamais été petite danseuse! je suis philosophe fichtiste. - -«Furieux, il frappa de nouveau le bois du meuble: - -«--Mademoiselle, je vous répète que cette facétie est déplacée. -De deux choses l'une: ou bien vous n'êtes pas Esther Gobseck (et -c'est ce que j'ai cru tout d'abord), ou bien si vous êtes Esther -Gobseck, vous êtes la Torpille. - -«--La Torpille, c'est moi? balbutiai-je égarée. - -«--Mais bien entendu! Et la Torpille n'est pas philosophe -fichtiste!» - - -«Après un silence, il se leva, étendit sa main dans ma direction -et me dit les choses stupéfiantes que je vais essayer d'écrire si -j'en ai encore la force. L'autorité de sa voix était telle que je -ne l'interrompis à aucun moment. - - -«Vous êtes née en 1805, de Sarah van Gobseck et de père inconnu. -Votre mère, ruinée par Maxime de Trailles, est morte assassinée -par un officier dans une maison du Palais-Royal, au mois de -décembre 1818. A cette date, vous aviez treize ans et, depuis -plusieurs années déjà, guidée par votre mère Sarah, vous meniez la -triste vie des petites prostituées impubères. C'est alors que vous -êtes entrée à l'Opéra. Plusieurs habitués vous entretenaient, -parmi lesquels Clément des Lupeaulx. J'aurais bien besoin de -savoir quel fut le mobilier de votre chambre à coucher vers -cette époque; mais puisque vous ne voulez rien dire, passons. -En 1823, on complote de vous envoyer à Issoudun chez le vieux -Jean-Jacques Rouget sur le point d'épouser sa bonne, et que l'on -voudrait, grâce à vous, détourner de ce mariage indigne. Le -projet ne réussit pas. Je passe encore sur les embarras d'argent -qui attristèrent votre dix-huitième année, embarras qui vous -obligent à un expédient honteux. A la fin de cette année 1823, -vous rencontrez par hasard Lucien de Rubempré au théâtre, vous -le recevez dans votre appartement situé rue de Langlade. Vous -l'adorez, il vous aime, et je ne vous apprendrai point comment, -par l'entremise de Vautrin, le baron de Nucingen fait votre -fortune et celle de Lucien tout ensemble. Maintenant, écoutez-moi -bien.» - -«Je l'écoutais, au comble de l'horreur. - -«--Nucingen vous est odieux, ma fille. Il a trente-huit ans de -plus que vous. Il est antipathique et même répulsif. Vous le -subissez avec une aversion croissante. Ecoutez-moi bien: le 13 -mai, après une soirée donnée en son honneur, vous absorberez -une perle noire contenant un topique javanais, et vous mourrez -instantanément. Tel est le sort que je vous réserve.» - -«Hélas! je tremblais comme une feuille. - -«--Comment le savez-vous, monsieur? bégayai-je. - -«--Comment je le sais? cria-t-il. Quelle inepte question! c'est -moi qui vous ai faite!» - - * * * * * - - -VII - - 17 avril. - -«Ma raison revient peu à peu. - -«Maintenant j'y vois clair. La situation s'illumine. C'est la -lutte de deux certitudes entre elles, et pas autre chose, pas -autre chose. - -«Je crois (je crois) que j'ai vingt-sept ans, que je suis née à -Maestricht en 1812, que je porte le nom de mon père et que j'ai -toujours vécu en honnête fille; mais au fond quelle preuve ai-je -de cela? aucune. - -«Je ne me fonde ni sur un principe rationnel, ni sur une vérité -d'expérience, ni sur une sensation pour affirmer que telle est -ma vie. Je ne puis donc examiner que deux représentations pour -arriver à la connaissance adéquate de mon passé: mon propre -souvenir ou le témoignage d'autrui. Or, dans le cas actuel, ce -sont des représentations antagonistes. Reste donc à déterminer -laquelle des deux primera l'autre. - -«Eh bien, je me sens encore mentalement trop atteinte pour -accorder la suprématie à ma certitude personnelle. L'homme qui -m'a parlé hier me domine, je n'en puis pas douter. Considérer -son esprit comme inférieur au mien serait de ma part une insigne -niaiserie. Sa clairvoyance a été la lumière de ma raison égarée. -J'ai vécu ces jours-ci dans une hallucination dont je n'avais -pas même conscience, et qui, par un phénomène inexplicable, m'a -donné des souvenirs fictifs au moment où je perdais mes souvenirs -conformes. - -«Ma personnalité s'est dédoublée si complètement que je ne puis -pas savoir à quelle date exacte s'est faite la métamorphose de -mon moi, car je ne trouve à mon service qu'une mémoire faussée -de fond en comble. Je me sens vivre dans l'état mental du rêve, -acceptant comme vraisemblables des événements chimériques et toute -une longue suite de souvenirs que M. de Balzac, par son témoignage -formel, réduit à néant.» - - -VIII - - 18 avril. - -«Ainsi je suis une de ces femmes... Mon Dieu! je ne m'en doutais -guère, je ne voyais pas la vérité; mais quelle folie de la -nier; quelle folie! Ma sensation intervient pour corroborer le -témoignage. Je ne suis pas physiquement pure; ma chasteté n'est -qu'intellectuelle, j'ai les sens impérieux d'une courtisane; mon -corps est brûlé d'un feu intérieur. Comment le nier, hélas! et -toutes mes faiblesses! et toutes les faiblesses de ma volonté!» - - -IX - - 19 avril. - -«Ce soir je suis sortie pour accomplir mon destin; mais quelle -étrange métamorphose est la mienne! J'ai totalement oublié mes -habitudes premières. La seule pensée d'y revenir m'effarouche et -la timidité m'étrangle au moment d'articuler un mot. - -«Un inconnu que j'ai osé aborder m'a prise sans doute pour une -mendiante, car il m'a jeté cinquante centimes et ne m'a pas -invitée à le suivre. Peut-être n'ai-je pas le costume... Peut-être -aussi n'ai-je pas la voix.» - - * * * * * - - -X - - 5 mai. - -«La fin approche, la fin de ma pauvre destinée. Je sais bien, -quoique je n'ose pas l'écrire; je sais trop bien pourquoi le 13 -mai prochain, comme l'a prédit M. de Balzac, je passerai de la vie -à la mort en avalant une perle noire... - -«Une perle noire, contenant un topique javanais... Où la trouver, -cette perle noire qui renferme l'éternité? Je vais de boutique en -boutique, chez les pharmaciens, chez les herboristes... On m'offre -des poisons, mais pas celui-là... (Oh! Dieu! l'horrible vie, et -que la mort me sera douce!)... Je veux un topique javanais, un -topique javanais dans une perle noire... M. de Balzac l'ordonne -ainsi.» - - * * * * * - -(Le manuscrit s'arrête là. Suivent 41 pages blanches.) - - - - -LA CONFESSION DE MLLE X - - -L'abbé de Couézy n'aimait pas qu'on lui fît certaines questions, -même du ton le plus honnête, sur son expérience du confessionnal. -Mais il ne se passait guère de jour où quelqu'un ne les lui posât -point. - -On eût pu dire de lui qu'il était mondain, à la condition -que cette épithète n'impliquât rien de désobligeant pour son -caractère, car on le voyait presque aussi souvent à l'église que -dans les salons, et, s'il s'en fallait de quelque chose, c'est -qu'une messe est une cérémonie plus brève qu'une visite ou un -dîner. L'abbé de Couézy était religieux. - -Le trait dominant de sa physionomie grasse et fine était d'abord -l'intelligence et, plus spécialement, la perspicacité. Lorsqu'il -regardait un nouveau venu, ses petits yeux faisaient lentement le -tour du personnage à découvrir; puis les paupières se refermaient -avec un singulier battement, comme des lèvres qui murmurent: «Va, -maintenant, je sais qui tu es.» - -Il confessait tout Paris. Les dames le choisissaient en foule -pour directeur de leurs consciences toujours justement alarmées. -On le savait assez homme du monde pour ne pas envoyer à Rome une -pénitente paisiblement relapse dans un adultère de tout repos; et -cependant son indulgence était assez mesurée pour qu'en se jetant -à ses pieds nul repentir même éphémère n'eût la certitude absolue -d'être pardonné à l'avance. Quand les dames consentent à pécher, -on serait mal venu de leur dire que leur faute n'existe point. - -Eh bien! lorsque l'abbé de Couézy en visite quittait le canapé du -salon pour le fauteuil de cuir du fumoir brumeux, lorsqu'il se -glissait avec discrétion au milieu des causeries entre hommes, -il arrivait que sa présence transformait aussitôt la forme des -discours sans en altérer le fond, sinon par réticence. On le -prenait volontiers pour informateur, encore qu'il se refusât -avec indignation à jouer ce rôle. Les habiles, tentant d'obtenir -ses confidences en les faisant dévier insensiblement du général -au particulier, débutaient par cette phrase ou quelque autre -semblable: - ---Vous, monsieur l'abbé, vous qui connaissez notre époque mieux -que personne, qu'est-ce que vous pensez des mœurs? - -Et lui, en agitant les mains: - ---Que me demandez-vous là! s'écriait-il. Mais je ne puis rien -dire! je ne puis rien dire! Nous ne devons retenir de chaque -confession que l'expérience nécessaire à bien entendre les autres -et à acquérir par là un esprit juste, ou plutôt encore judicieux -à l'égard des cas difficiles. Mais s'il nous est défendu de -révéler une confession, même anonyme, à plus forte raison ne -devons-nous pas exposer le sommaire de tous les aveux, en tirer -la quintessence et l'offrir aux curiosités sous prétexte de -philosophie. - -Le jour où je l'entendis prononcer cette phrase, quelqu'un en -releva le dernier mot: - ---Si cette philosophie était salutaire? - ---Elle ne peut être que funeste, monsieur, comme toute morale qui -s'appuie sur la description de la faute à éviter. L'homme n'est -complètement démoralisé que dans les pays qui souffrent d'une -surabondance de moralistes. Constater l'extension d'un vice avec -le dessein d'en inspirer l'horreur, c'est d'abord oublier que -l'auditeur retient l'exemple donné, lequel lui servira d'excuse -s'il tombe dans le même égarement. Aussi je me garderai bien de -vous dire ce que je sais des mœurs de mon temps, car les vôtres en -deviendraient pires et j'en serais plus affligé que vous. - -Nous convînmes avec modestie que l'abbé de Couézy parlait d'or. -Pourtant la même voix insista: - ---Tout le monde n'a pas votre réserve, monsieur l'abbé. J'ai -rencontré dernièrement un prêtre qui a été deux ans vicaire tout -près d'ici, à Sainte-Clotilde. Il est épouvanté de ce qu'il -a entendu pendant ses deux années de confession au faubourg. -Épouvanté. Il ne s'en cache pas. Adultères partout, séduction des -jeunes filles, avortements, infanticides, empoisonnement du père -ou de l'époux... il se passe des choses effroyables au sein des -familles, et personne ne le sait, hors le confessionnal. Tout -scandale qui germe est écrasé dans l'œuf. D'autres sont admis, -reçus, imposés s'il le faut. On voit se multiplier partout, comme -une peste, un vice presque inconnu autrefois des hautes classes... -Vous savez lequel, monsieur l'abbé? - ---Oh! il y en a beaucoup, fit doucement l'abbé de Couézy. Je ne -saurais trop celui que vous voulez désigner. - ---L'inceste, mais oui, tout simplement. Qui de nous a jamais -entendu parler d'inceste il y a vingt ans? Dans ma jeunesse -on ne connaissait cela que par la Bible. Un homme qui aurait -mis à mal sa sœur ou sa fille eût été tenu pour fou et enfermé -comme tel puisque le Code pénal ne prévoit pas le cas. Et voici -qu'aujourd'hui c'est la faute à la mode. On n'entend plus que cela -au confessionnal, si mes renseignements sont bons. Le premier -amant, c'est le frère. Nous revenons aux Ptolémées. Le frère -initie, déniaise, pervertit, séduit, est aimé. Si d'aventure il -n'y a que des filles dans la chambre des enfants, leur crime se -complique ou se simplifie, je vous laisse le choix du terme... - -L'abbé garda le silence. - ---Enfin, dites une opinion, répéta l'interlocuteur. Suis-je bien -informé? Vous qui confessez toute la rue de Varennes, trouvez-vous -que j'aie noirci le tableau des mœurs du temps? Au sujet de -l'inceste, en particulier, ai-je calomnié les jeunes filles? -Avouent-elles, voyons, confessent-elles? - - -L'abbé de Couézy s'accouda au fauteuil avec un sourire très fin, -à peine dessiné sous les yeux, et qui semblait s'adresser à -lui-même... Puis il chuchota: - ---Oui, mais elles se vantent. - - -En relevant les paupières l'abbé constata qu'on ne l'avait pas -compris. Nous faisions la mine de gens qui attendent une réponse -grave et qui reçoivent une pirouette. Il s'expliqua, un peu blessé. - ---Si je parlais ici, devant des confesseurs, je n'aurais rien -de plus à dire. On aurait assez entendu ma pensée; mais il est -naturel que vous ne pressentiez pas toute l'intuition qu'il nous -faut exercer pour discerner le vrai du faux, entre les réticences -sur les faits que l'on nous cache, et les exagérations sur les -fautes que l'on nous expose. - ---Exagérations? - ---Très fréquentes... Comprenez bien d'abord ceci: le confessionnal -n'est un lieu mystérieux et redoutable que pour les paroissiens -qui s'en tiennent éloignés. Les fidèles qui, tous les samedis, -viennent s'agenouiller sur son petit banc finissent par y -acquérir une familiarité dont vous ne vous doutez point. Nous les -rassurons, cela est indispensable; sans nos encouragements nous -ne saurions jamais rien; mais, il arrive assez souvent que notre -affabilité dépasse le but; et vous allez savoir comment. - -L'abbé de Couézy baissa la voix: - ---A onze ans, les jeunes filles viennent à nous. Elles confessent -d'abord leurs petits péchés: colère, gourmandise ou paresse; puis, -tout à coup, vers treize ou quatorze ans, elles parviennent à -l'âge d'un péché nouveau dont l'aveu leur cause une honte extrême. -Quelques-unes ne peuvent jamais se résoudre à nous en parler. -Alors, comme d'une part il n'y a pas d'exemple qu'aucune d'elles -s'en soit corrigée avant son mariage; comme, d'autre part, elles -comprennent vite qu'une absolution imméritée les met dans un état -d'impénitence plus grave que l'impénitence simple, elles luttent -pendant un an ou deux, et désertent le confessionnal: celles-là -sont perdues pour l'Église... Tout à l'opposé, nous voyons des -jeunes filles s'enhardir avec une aisance qui nous confond. Au -début ce n'est pas impudeur de leur part, loin de là; c'est -piété, humilité, soumission, mortification. Mais quoi? tout cela -se métamorphose. Insensiblement l'aveu, lui aussi, devient une -habitude agréable... S'il arrive que le péché ait des complices, -s'il peut donner matière à la narration d'une aventure; si une -amie, un cousin, un danseur y est mêlé, alors ce sont des récits -qui n'en finissent point, et plus nous répétons: «Ma chère enfant, -pas de détails!» plus on nous répond: «Mon père, il faut bien que -je vous explique, sans cela vous ne comprendriez pas.» - -Nous nous regardâmes sans mot dire. - ---Eh bien! (et c'est là que je voulais en venir) certaines jeunes -filles, nerveuses à l'excès, s'accusent sans aucune mesure. Elles -nous en disent plus qu'il n'y en a. Peut-être inconsciemment elles -regardent comme également réalisés les péchés qu'elles ont sur -le cœur et ceux qu'elles ont dans la tête. Elles s'attribuent -les vices qu'elles n'osent pas commettre. Elles nous présentent -comme s'étant déroulée sur le canapé d'un petit salon une scène -qui a véritablement commencé là, mais qui ne s'est terminée que -dans leur cerveau... Voilà ce dont il faut avertir le confesseur -débutant, sous peine de le voir juger avec trop de rigueur les -coutumes du siècle. Parmi les histoires que l'on nous raconte, les -plus vilaines sont «arrangées». Encore une fois, le confessionnal -n'est pas un lieu extra-terrestre: là, comme ailleurs, on se vante -de tout, même du mal que l'on n'a pas fait. - -L'abbé se renversa dans son fauteuil en homme qui vient de -trancher un différend. - -Cependant, nous n'étions pas convaincus. Le même contradicteur se -chargea de le lui dire: - ---Je ne doute pas, monsieur l'abbé, que vous ne soyez un -psychologue fort expert, et plus apte qu'aucun de nous à pénétrer -les secrètes pensées. Les hommes qui savent ainsi regarder au -delà des prunelles possèdent un don inestimable autant qu'il est -rare, et pourtant ce don-là connaît des limites, même chez ceux -qui le possèdent au plus haut degré. Sur quoi vous fondez-vous -pour démasquer le mensonge? Sur votre seul jugement. Il n'y a ni -preuves, ni témoins au confessionnal. Croyez-vous être certain -que, pendant ces confessions graves auxquelles vous n'ajoutez pas -foi, votre jugement échappe à l'influence d'un optimisme préconçu? -Ne pensez-vous jamais que telle scène invraisemblable est par -conséquent apocryphe? Les médecins qui s'occupent de psychopathie -ont pour axiome que tout est possible. Vous ne paraissez pas être -de leur avis. - -De la tête, l'abbé fit un geste vague qui signifiait: «Ce -n'est pas la question.» Puis, après un silence calculé, il dit -simplement: - ---J'ai des preuves. - -Tous nos regards les lui demandaient. Brusquement résolu, il -croisa les jambes: - ---Au fait, je puis parler, dit-il. A l'instant je me retranchais -derrière des secrets inviolables. Mais j'ai reçu naguère une -confession de femme que je puis révéler sans péché, vous en -conviendrez tout à l'heure. - - -Il releva la tête sur le haut du dossier avec un sourire -circulaire et imperceptiblement vaniteux, qui semblait prendre -conscience des curiosités éveillées. Enfin, il commença le récit: - ---A une époque que je ne précise pas, j'étais prêtre dans une -paroisse de Paris que je ne dirai pas davantage: il vous suffira -de savoir que mon église s'élevait très loin de Saint-Thomas et -que mes ouailles étaient des pauvres. Comme j'attendais, un jour, -devant le confessionnal, l'heure où mes pénitentes devaient se -présenter, je vis approcher une personne fort élégante, mais d'une -élégance sobre et qui n'était assurément pas ma paroissienne: -certains chapeaux ne se portent guère qu'entre les Invalides et -le Palais-Bourbon. Elle avait le visage et la taille d'une jeune -fille de vingt-huit ans; il est d'ailleurs inutile que je vous la -décrive. Sur mon invitation elle s'agenouilla, et voici ce que -j'appris d'elle après un préambule où elle m'avertissait que sa -confession serait grave. - -» Depuis douze ans elle se tenait éloignée de la communion. A -dix-sept ans, voyageant seule avec son père dans l'intérieur de -l'Italie, elle arrive un soir à Pise dans un hôtel comble où tous -deux sont contraints d'accepter une simple chambre à deux lits: -circonstance funeste qui les égare. Désormais, dans la suite du -voyage, ils ne s'inscrivent plus sur les registres comme «Monsieur -et Mademoiselle», mais comme «Monsieur et Madame», afin de -conserver partout leur liberté d'appartement. Jusqu'à cet endroit -du récit, rien d'extraordinaire, n'est-ce pas? - -Il y eut des exclamations. - ---Au retour, continua l'abbé de Couézy imperturbable, la situation -se maintient, plus dissimulée sans doute (car la jeune fille -a encore sa mère), mais jamais interrompue. Sous prétexte de -longues promenades côte à côte, les coupables vont cacher leurs -erreurs dans un appartement loué. Je passe, bien entendu, sur -le détail de ces fautes, encore que la pénitente ne m'ait fait -grâce d'aucune explication. Mais, tout à coup, le père meurt... -Pendant les deux années qui suivent, la santé morale de la -jeune fille s'altère gravement. Ses sens, éveillés à l'extrême, -se contiennent mal sous la surveillance maternelle. Plusieurs -mariages projetés échouent. Des troubles nerveux interviennent, -accompagnés et suivis de souffrances. Une nuit, incapable de -résister davantage à la tentation du péché, elle se lève, pénètre -dans la chambre de son jeune frère qui a quatorze ans, et, sans -ruse, sans prétexte, muette et folle, le prend dans son lit. -Elle m'a conté cette terrible scène dont elle avait encore la -violence dans la voix, disant tout, luttes, refus, prières, et -la résistance chrétienne de l'enfant, lequel ne peut toutefois -commander à son corps et finit par être surmonté. Pendant quinze -jours elle le garde à elle, moins hostile mais de plus en plus -tourmenté par le remords, et enfin la première confession du petit -le lui arrache pour jamais. Plus elle le prie, plus il s'obstine, -s'enferme à clef, menace de tout dire. Alors, messieurs, elle -l'empoisonne... Instruite par un procédé qu'elle trouve dans un -feuilleton populaire, elle se procure un poison lent, sans traces -ni douleurs, mais qui tue peu à peu. Elle voit sa victime dépérir -et s'éteindre sous ses yeux qui ne lui pardonnent point. Chaque -jour elle lui laisse mentalement à choisir entre le crime et le -tombeau, sans démasquer la main qui soulève la pierre et enfin la -laisse retomber. - - * * * * * - -L'œil du prêtre nous parcourut avec un éclair tragique, resta -quelque temps allumé d'horreur et, nous regardant toujours en -face, prit un sourire de franche gaieté. - -Pour nous, en écoutant cette histoire, nous avions oublié jusqu'au -bout qu'il s'agissait d'une confession suspecte. Le ton du -narrateur était si formellement affirmatif que nous avions perdu -de vue l'occasion, l'objet du récit. - ---Qu'y a-t-il de vrai dans tout cela? demanda quelqu'un. - ---Pas un mot. Rien, mais rien, pas une scène, pas un détail, pas -un personnage, pas un fait, rien, littéralement rien, ce qui -s'appelle rien... Six mois après avoir reçu cette confession, je -changeais de paroisse; la mère de la jeune fille devenait ma -pénitente et moi le familier de sa maison. Il y a de ces hasards, -n'est-ce pas? J'appris successivement que jamais Mlle X... -n'avait voyagé en Italie; que son père était mort lorsqu'elle -avait deux ans; qu'elle avait toujours été fille unique, et enfin -que sa réputation restait inattaquable. Ainsi, non seulement -l'histoire était fausse, mais il était matériellement impossible -qu'elle fût véritable en l'une quelconque de ses parties, puisque -les deux complices n'avaient pas existé. Ainsi tout le roman que -vous venez d'entendre,--le premier inceste, le second, l'hôtel -de Pise, l'appartement de Paris, le deuil, la scène violente, la -confession de l'enfant, la lutte, le poison,--tout cela, et les -mille détails que je ne vous ai pas dits, tout cela, je le répète, -avait pris naissance dans le cerveau d'une vierge chrétienne qui -n'allait même pas au bal tant elle fuyait les tentations. - - -L'abbé de Couézy se leva, et, terminant sa longue visite par un -peu de latin et un peu de malice: - ---_Lasciva pagina_, dit-il, _vita proba_. Avec ces quatre mots si -clairs on ferait le portrait moral d'une petite jeune fille. - - - - -L'AVENTURE EXTRAORDINAIRE - -DE MADAME ESQUOLLIER - - -I - -Lorsqu'en sortant de l'Opéra, suivie de sa jeune sœur Armande, -Mme Esquollier se fut assise dans son coupé automobile: - ---Eh bien? dit-elle. Ton impression? - ---D'abord; physiquement, il est délicieux! - ---Bon. Inutile de continuer. Tu es prise, ma chérie. Embrasse-moi. -C'est conclu. - -Elles s'enlacèrent avec tendresse, mais Armande protesta: - ---Non, non, tu vas trop vite, Madeleine. Qu'importe qu'il me -plaise? Je lui ai déplu. Il a passé une heure à me faire des -critiques, et moi, comme une sotte, à les mériter. - ---Qu'est-ce que cela veut dire? - ---J'ai une trop jolie robe, paraît-il. Ce n'est pas une robe de -jeune fille, c'est une robe d'actrice. - ---Quel petit insolent! - ---Ce n'est pas tout, ma chère. Il a trouvé singulier qu'on -me mène à l'Opéra un jour de ballet. Son père et sa mère ont -été présentés (de loin) un soir où l'on jouait _Zampa_ et les -_Rendez-vous bourgeois_, pièces convenables, à son avis. J'ai eu -le malheur de lui dire que _Zampa_ était une histoire de viols, -et il m'a regardé d'un air suffoqué. Je lui ai dit aussi que les -_Rendez-vous bourgeois_ apprenaient aux jeunes filles comment on -introduit un monsieur dans sa chambre, et il est devenu tout pâle. - ---Mais aussi pourquoi... - ---Je ne sais pas. J'étais énervée jusqu'au bout des ongles. Il -m'aimait, je le sentais bien. Alors je prenais plaisir à le -scandaliser pour qu'il m'aime encore avec mes défauts... Mais je -crois que j'ai été trop loin. - ---Qu'est-ce que tu as pu lui dire? - ---Je lui ai montré dans un coin de la scène les deux petites -Italiennes dont tu m'avais parlé l'autre jour et je lui ai -confié... - ---Que c'était un ménage? - ---Oui. - ---Ça, par exemple, c'est une gaffe. - ---N'est-ce pas? soupira la jeune fille. - ---Et qu'est-ce qu'il a répondu? - ---Il m'a demandé avec qui. - -Madeleine éclata de rire entre ses gants, et conclut, sans égards -pour les sentiments de sa sœur: - ---Mon enfant, ce garçon est une perle. Je ne te laisserai pas -manquer un pareil mari. Tu l'épouseras. Il est précieux. - -Puis, sans transition: - ---Ah ça! dit-elle, mais nous roulons depuis vingt minutes. Quel -chemin suivons-nous donc? - - -Armande effaça la buée qui embrumait la vitre, et dit: - ---Je ne vois rien... Il fait noir... - ---Comment, il fait noir? dans les Champs-Elysées? - -A son tour elle se pencha, prolongea son regard dans les ténèbres -et aperçut vaguement le sol gris d'une route qui n'était pas -bordée de maisons. - ---Je... balbutia-t-elle... je ne sais pas où nous sommes... Ce -n'est plus Paris... Alexandre est fou... Arrêtons-le... - -Vivement elle toucha le bouton de la sonnette. - -Mais à peine les notes claires du timbre avaient-elles tinté dans -le silence, on entendit près du siège un double déclic rapide, et -l'automobile fonça en avant, avec un vrombissement de coléoptère, -au maximum de la vitesse. - - -II - -La secousse rejeta en arrière les deux sœurs qui, d'une seule -voix, gémirent: - ---Ah! mon Dieu! - -Madeleine baissa la tête et, par la glace d'avant, regarda vers le -siège: - ---Mon Dieu! dit-elle encore. Ce n'est pas Alexandre... - ---Tu dis? - ---Nous sommes enlevées... Ce n'est pas Alexandre qui conduit. - ---Je vais sauter... - ---Armande, tu es folle!... nous faisons du quarante; tu sauterais -à la mort! - -Si elles n'avaient été ensemble, chacune d'elles eût pourtant -sauté; mais par un sentiment analogue à celui que nous éprouvons -au bord d'un gouffre lorsque le péril de nos compagnons nous donne -plus de vertige que notre danger, Armande et Madeleine pensèrent -en même temps: «_Moi_, je pourrais sauter, mais _elle_ se tuerait.» - -Leurs mains qui tremblaient se cherchèrent, se prirent et se -maintinrent serrées sur le cuir des coussins. - -La vitesse du coupé restait excessive. Au passage d'un petit -caniveau, un choc brusque plaqua les ressorts, souleva deux roues -qui tourbillonnèrent à vide, et tout fléchit, rebondit, frissonna -pendant une courte minute; puis la course reprit, unie et rapide, -comme une rivière qui file par delà le brisant. - -Immobiles au fond de la voiture, les deux sœurs, froides -d'épouvante, s'étaient tues. Madeleine, en femme qui a tout connu -de la vie et des hommes, songeait: - ---Si ce n'était que _cela_! S'ils ne nous tuaient point! - -Armande ne s'attachait même pas au pis aller de cette espérance. -Elle n'était pas assez ingénue pour ignorer rien de ce qui -l'attendait, et la pauvre petite devenait folle d'horreur. Hélas! -elle s'était fait de son premier amour futur une idée si lyrique -et si précise à la fois! elle avait rêvé tant de nuits à ce -qu'elle entendait qu'il fût pour rester digne de sa petite âme -orgueilleuse et sentimentale! tant de nuits elle s'était juré de -ménager au moins celui-là, quitte à faire mépris des autres! déjà -elle l'entrevoyait dans la brume blanche d'un songe heureux à la -veille de ses fiançailles, et tout allait sombrer au fond de cette -aventure... - ---Ah! cria-t-elle tout à coup, Madeleine! j'aime mieux sauter... -c'est une meilleure fin... - -Mais au même instant l'automobile s'arrêta presque, tourna, -franchit un porche, parcourut une grande cour déserte et stoppa -devant un perron. - -Madeleine murmura: - ---Il est trop tard, ma petite. - - -Un homme d'une quarantaine d'années, chauve, élégant et obséquieux -venait d'ouvrir la portière, et saluait. - -Armande poussa un cri: - ---Monsieur, tuez-moi! tuez-moi!--et naïvement elle ajouta:--Mais -ne m'approchez point! - ---Mademoiselle, fit l'inconnu, je ne vous approcherai en aucune -façon, mais veuillez me suivre, le temps presse. Il est inutile de -crier: la maison est seule au milieu des bois. - -Madeleine descendit la première. Armande suivit, mais si -défaillante qu'elle manqua le marchepied. On la soutint. Un léger -clair de lune qui venait d'apparaître argenta les sorties de -bal, les deux profils livides, les cheveux très coiffés. Elles -entrèrent, par le perron. - -Toute la maison était éclairée. L'inconnu, précédant ses victimes, -traversa un vestibule dallé, deux salons et une petite pièce. -Il chemina dans un corridor qui paraissait faire tout le tour du -château et qui déroutait les orientations. Enfin il ouvrit une -dernière porte, fit passer devant lui les deux jeunes femmes et -les enferma sans les accompagner. - -Dans la pièce où elles pénétrèrent, une vieille personne était -debout, qui salua, elle aussi, tout de noir vêtue. - ---Madame... Mademoiselle... - -Puis, sans autre préambule, sa voix sèche articula: - ---Veuillez me permettre de vous déshabiller. - ---De nous... de nous... bégaya Madeleine. - -Elle n'acheva pas. La vieille dame avait déjà décroché la boucle -du manteau, retiré les épingles de la ceinture et fait glisser la -jupe autour du premier jupon. Avec la même dextérité ses doigts -minces firent sauter les agrafes du corsage et les épaulettes -filèrent le long des faibles bras poudrés. - ---Vous aussi, mademoiselle, reprit la même voix sèche. - -Déjà pâle, Armande blêmit. Elle jeta un regard désespéré vers -sa sœur qui venait de se jeter sur un canapé, secouée des pieds -à la tête par une convulsion nerveuse. Sans défense, ni force, -ni courage elle s'abandonna comme une morte aux mains qui la -dépouillaient. La vieille dame prit les deux robes sur son bras -gauche, sortit vivement et, par derrière, referma la porte à clef. - - -La jeune fille était restée debout. Elle tomba sur les genoux -devant un fauteuil, sanglotante, et se mit à prier. Elle priait -presque à voix haute en pleurant dans ses mains jointes, avec -une ferveur épouvantée, balbutiante et lamentable. Elle invoqua -les trois saints qui l'avaient toujours protégée, promit à l'un -des cierges, à l'autre des aumônes, au troisième un vase d'autel -acheté chez un bon orfèvre. Elle jura de faire une neuvaine, -d'observer le jeûne pendant le carême sans réclamer aucune -dispense, et fit vœu, si elle se mariait, de ne pas tromper -son mari pendant toute la première année, jusqu'au trois cent -soixante-cinquième jour, quelles que fussent les circonstances... - - -Le temps passait. La pendule de la chambre sonna quatre heures du -matin. - -Tordue sur son canapé, Madeleine agitait ses bras raidis et -donnait des coups de poings au dossier du meuble. - ---J'en ai assez!! j'en ai assez!! cria-t-elle. C'est horrible, -cette attente! je serai morte de peur quand ils arriveront!... On -ne torture pas ainsi deux malheureuses femmes!... mais qu'est-ce -que ces monstres veulent donc faire de nous?... Pourquoi ne -viennent-ils pas! pourquoi ne viennent-ils pas!.. - - -Et puis un accès de tendresse les jeta dans les bras l'une de -l'autre. - ---Ma chérie! mon Armande! ma petite Armande! ma petite sœur -aimée!... ne crains rien, mon amour, je te défendrai, va!... Moi, -cela n'a pas d'importance... mais, toi, je ne veux pas qu'ils te -touchent, et ils ne te toucheront pas... je te couvrirai de mon -corps... - -Un pas sonna dans le couloir sourd. - - ---Seigneur! mon Dieu! Les voici! - - -III - -La clef entra dans la serrure avec un bruit si déchirant -qu'Armande poussa un cri d'angoisse comme si cela se passait déjà -dans sa petite virginité. - -La porte ouverte, cependant, on ne vit dans l'entrebâillement que -la vieille dame portant sur le bras les deux robes. - -Les jeunes femmes s'étaient reculées jusqu'à l'extrémité de la -pièce. - ---Madame... Mademoiselle... dit la voix sèche... veuillez me -permettre de vous rhabiller. - ---Hein? fit Madeleine... mais je... mais alors... - -La septuagénaire ne s'arrêta point à des stupéfactions qui -vraisemblablement ne l'étonnaient pas elle-même. Merveilleusement -experte à fermer les agrafes, comme elle s'était montrée apte à -les défaire, elle remit les deux robes où elle les avait prises, -évasa le décolletage, aéra les dentelles, allongea les plis des -jupes et sortit avec un salut. - -A sa place, l'inconnu rentra. - - -Il était en habit, le front découvert et les mains gantées... -peut-être un peu plus semblable à un maître d'hôtel qu'à un homme -du monde; mais la différence est parfois si faible! disons qu'il -avait l'aspect d'un conférencier mondain. - ---Mesdames, dit-il posément, j'avais d'abord eu dessein de vous -faire reconduire chez vous avec mes excuses laconiques, sans -donner d'autre explication aux mystères de votre enlèvement. Mais -la curiosité féminine est un élément avec lequel nul ne saurait -trop compter. Si je ne vous dis point mon secret, vous chercherez -à l'apprendre, et en vous perdant vous me perdrez moi-même. J'ai -donc intérêt à vous le dire pour que vous vous en teniez là. - - -Il ferma les yeux, les rouvrit, et continua en souriant: - ---Vous avez cette nuit, sur vous, les deux plus jolies robes de -Paris... - ---Hélas! fit Madeleine les mains sur le front, c'était donc pour -cela! - ---L'une de mes clientes, une jeune étrangère, a vu ces deux robes -lundi à l'Opéra. Elle a voulu les mêmes à n'importe quel prix. -J'aurais pu, cela va sans dire, copier leur forme extérieure et ce -qui fait leur élégance propre, sans le secours d'aucun stratagème, -car le coup d'œil d'un couturier photographie un corsage avec -la sûreté d'un objectif; mais vos robes sont couvertes par -deux dessins de broderie dont la fantaisie est absolument -déconcertante, même pour un ornemaniste. On ne pouvait imiter -cela qu'à la condition de tenir la jupe et le corsage étalés, -_sans plis_, sur une table de coupeur. Il fallait donc, Mesdames, -que je me les procurasse. - -Il prit une chaise par le dossier, la pencha vers lui et reprit: - ---Le plus simple était de les demander à votre femme de chambre, -en la payant convenablement. J'y ai certes pensé; mais, par -malheur pour moi, cette fille est stupide. En cas de découverte, -de plainte et de procès (il faut tout prévoir), elle n'eût -jamais résisté à cinq minutes d'interrogatoire devant un juge -d'instruction. Servi par elle, j'étais pris avec elle, et c'était -une triste fin pour un artiste de mon rang. J'ai mieux aimé jouer -le tout pour le tout et faire enlever les robes avec ce qu'elles -contenaient. Cela, du moins, était digne de moi. - -Les deux sœurs, hébétées devant cette audace, se regardèrent sans -dire un mot. - ---J'ai donc acheté votre chauffeur et je l'ai remplacé par le -mien. L'échange s'est fait dans l'encombrement de la rue Auber -pendant un arrêt prévu qui se produit toujours aux sorties du -théâtre. Le même dévoué serviteur (c'est du mien que je parle ici) -va vous reconduire à votre hôtel. Deux dames peuvent très bien -revenir du bal à six heures du matin sans étonner personne. Vous -ne serez donc pas compromises. D'autre part, votre intérêt le plus -élémentaire est de garder un silence absolu sur cette histoire; -car je n'ai pas besoin de vous dire que, si vous la racontiez, vos -amis la répéteraient... avec un certain sourire. - - -Madeleine ne parut pas entendre l'insulte. Elle était toute à -sa joie d'échapper à l'affreux cauchemar et se sentait anéantie -devant l'assurance de cet homme. - -Elle se pencha vers Armande: - ---C'est une grâce de Dieu que mon mari ne soit pas là! Quelle -chance que ce départ pour la chasse! - ---Pour la chasse? dit le couturier. Je crois que mes -renseignements sont meilleurs. Il était indispensable que monsieur -votre époux fût absent pendant la nuit de nos projets. Une -personne fort à la mode s'est éprise de passion pour lui... - ---Vous dites! - - -Il conclut en s'inclinant: - ---C'est ce qui nous coûte le plus cher. - - -IV - -Le lendemain matin, Mme Esquollier garda le silence, en effet, -sur son aventure, car elle dormit jusqu'à deux heures, épuisée -de fatigue et d'émotions. Mais sa meilleure amie, Mme de -Lalette, ayant alors forcé sa porte, Madeleine éprouva le besoin -irrésistible de s'épancher dans sa tendresse, et elle lui révéla -le dramatique événement. - -Lorsqu'elle eut tout dit, jusqu'au dernier mot, elle prit son -amie par les deux mains, lui fit jurer de n'en parler à personne, -expliqua longuement qu'elle ne pouvait pas saisir la justice -parce que l'instruction de l'affaire la couvrirait de ridicule -assurément, et peut-être de scandale; que si elle ne poursuivait -pas, il valait mieux dissimuler tout à fait et n'instruire âme qui -vive de ce qui s'était passé, car le monde comprendrait encore -moins pourquoi elle se tenait tranquille si l'anecdote devenait -publique. Bref, elle comptait absolument sur la discrétion de sa -chère Yvonne... Mme de Lalette promit. - -Malheureusement l'histoire était trop belle. Les femmes ne gardent -bien que les petites confidences, pour mériter un jour par là -de recevoir les grands aveux, et de les répandre. Le soir même, -Mme de Lalette se trouva dans un salon où elle comptait douze -amies, aussi discrètes qu'elle-même (et c'était beaucoup dire). -Sous le sceau du secret de la tombe, elle raconta le fantastique -enlèvement. - - -Le récit fut conduit avec beaucoup d'art. Pas un instant elle -ne laissa voir que l'aventure se terminait par un dénouement de -comédie. L'effet du début fut saisissant. Des dames criaient: -«C'est horrible!» Toutes se voyaient emportées dans l'automobile -fantôme par le chauffeur mystérieux. L'impression fut si violente -qu'elle persista jusqu'à la fin: un concert d'indignation -accueillit le dernier discours, celui de l'infâme couturier. - ---Vraiment, dit une dame, il ne faut plus s'étonner de rien! - ---Un enlèvement à l'Opéra! - ---Paris devient inhabitable! - ---Nous vivons chez les Apaches! - -Une vieille fille ne manqua pas d'observer que l'heureuse -conclusion de la scène était due à un miracle; car si la petite -Armande n'avait pas fait de vœu, les choses eussent tourné tout -autrement pour elle. - -Une autre protesta qu'elle n'oserait plus sortir sans un cavalier, -après le coucher du soleil, et qu'elle aurait toujours un stylet -dans le corsage, un stylet empoisonné, avec le mot _Muerte_ gravé -sur le plat, puisque le mélodrame devenait la vie réelle. - -Mme de Lalette, seule, ne disait rien, n'ajoutait pas un -commentaire à son récit terminé. - ---Et vous, Yvonne, qu'en pensez-vous? demanda une petite voix. - -Elle fit une moue indifférente. - ---Moi? oh! je pense... je pense... - ---Eh bien? - ---Je pense que c'est se donner beaucoup de mal pour expliquer un -retour à sept heures du matin. - - -Alors une explosion de joie et de gaîté transporta les douze -amies, et au milieu des cris, des rires, des caquets, des -applaudissements, on entendit la petite voix perçante qui -gazouillait avec délices: - ---Ah! chérie!... Peste que vous êtes! - - - - -UNE ASCENSION AU VENUSBERG - - -Au mois d'août 1891, comme je venais d'entendre à Bayreuth -_Tannhäuser_, _Tristan_ et, pour la neuvième fois, _Parsifal_, je -vécus une quinzaine de jours dans le verdoyant Marienthal, près de -la vieille cité d'Eisenach. - -La chambre que j'occupais s'ouvrait au couchant sur la haute -Wartburg et à l'est sur le mont Hœrsel que les prêtres et les -poètes nommèrent jadis le Venusberg. L'Etoile de Wolfram, -elle-même, apparaissait au ciel léger de ce pays wagnérien. - -J'étais alors si enclin au péché qu'après m'être accoudé une fois -à la fenêtre occidentale, devant les tours de Luther, l'idée ne -me vint plus d'y retourner, même en songe. Le Venusberg m'attirait -à lui. - -Seul, de toutes les montagnes voisines qui, vêtues de sapins noirs -ou de prairies mouillées, dessinaient une robe sur la terre, -le Venusberg était nu, et tout à fait semblable au sein gonflé -d'une femme. Parfois les crépuscules rouges faisaient nager sur -lui les pourpres de la chair. Il palpitait; vraiment il semblait -vivre à certaines heures du soir, et alors on eût dit que la -Thuringe, comme une divinité couchée dans une tunique verte et -noire, laissait monter le sang de ses désirs jusqu'au sommet de sa -poitrine nue. - -Pendant de longues soirées je regardai, chaque jour, cette -transfiguration de la colline de Vénus. Je la regardais de loin. -Je ne m'approchais pas. Il me plaisait de ne pas croire à son -existence naturelle, car le plaisir est exquis de simplifier -les réalités jusqu'au pur aspect de leur symbole et de rester à -la distance où l'œil n'est pas forcé de voir les choses telles -qu'elles sont. J'avais peur qu'une fois pour toujours l'illusion -s'évanouît et ne reparût plus le jour où j'aurais touché du pied -le sol véritable de la montagne. - -Cependant, un matin, je me mis en route... - -Je suivis d'abord le chemin de Gotha, coupé de ponts et de -ruisseaux verts; puis un sentier dans les champs. Je n'avais pas -levé les yeux du niveau des prairies quand, trois heures plus -tard, j'arrivai au terme. Alors je regardai en avant. - - -Vu de près, le mont Hœrsel était roussâtre et pelé, sans terres, -sans herbes, sans eaux; brûlé par un feu intérieur comme si la -malédiction légendaire continuait d'arrêter à sa base toutes les -verdures nouvelles qui donnaient la vie aux autres montagnes. Le -sentier où je m'engageai était fait de cailloux et de lichens -morts, parfois presque indistinct dans un désert de pierre, -parfois nettement conduit entre de hautes roches rouillées. Il -s'élevait jusqu'au sommet où une petite maison grise avait -été construite, qui opposait des murailles épaisses aux libres -violences du vent. - -J'entrai là, et j'appris qu'on y pouvait déjeuner. Déjeuner sur -le Venusberg! C'était le coup de grâce. Je le reçus, à ma honte, -assez volontiers, car, malgré mon désenchantement, j'avais faim. - -Les deux filles de l'aubergiste absent me servirent sur une -petite table un _Wiener Schnitzl_ qui était peut-être plus saxon -que viennois, et un Niersteiner un peu aigre. J'étais en pleine -réalité. La salle propre et claire, les rideaux blancs aux -fenêtres, le carrelage fraîchement lavé, une lumineuse chambre à -coucher qu'on apercevait par une porte ouverte, tout acheva de -me persuader que je ne mangeais pas chez des sorcières, comme un -instant, hélas! je l'avais espéré. Ces deux jeunes filles étaient -des esprits sans détour, qui ne voulaient prendre aucune part à la -damnation du pays. - -Il est vrai qu'à la fin du repas l'aînée se retira discrètement, -et qu'aussitôt la seconde enfant eut un sourire d'invitation qui -prouvait son bon naturel; mais, dans les auberges allemandes, les -servantes ne voient guère de limites précises aux bontés que l'on -doit avoir pour un jeune voyageur qui passe, et ordinairement cela -n'indique pas qu'elles aient pactisé dans l'ombre avec une déesse -maudite. - -Nous causâmes. Elle était assez obligeante pour comprendre mon -allemand, bien que je le parlasse à peu près comme un nègre du -Kamerun. Je lui demandai un certain nombre de renseignements -topographiques sur ce que j'ignorais du pays. Elle me les donna de -fort bonne grâce. - ---N'oubliez pas, dit-elle, de visiter la grotte. - ---Quelle grotte? - ---La Venushœhle. - ---Il y a une grotte de Vénus? - ---Mais oui! on l'appelle comme cela, je ne sais pas pourquoi, mais -c'est la Venushœhle; il ne faut pas que vous redescendiez de la -montagne sans avoir visité la Venushœhle. - -Inquiet, et même presque jaloux, je voulus apprendre si beaucoup -d'étrangers étaient venus la voir, cette grotte dont le nom seul -m'avait secoué d'un frisson... - -La jeune fille répondit tristement: - ---Personne! Voyez-vous, la montagne n'est pas assez haute -pour tenter les ascensionnistes, et elle l'est trop pour les -promeneurs. Nous ne voyons jamais d'étrangers. A peine, de loin en -loin, un chasseur d'Eisenach vient déjeuner ici, ou y passer la -nuit; mais vous êtes le premier Français que j'aie vu depuis ma -naissance... - ---Où est le chemin de la grotte? - ---Prenez le sentier à gauche. Vous y serez dans cinq minutes. -Peut-être trouverez-vous à l'entrée un homme assis sur une pierre. -Ne faites pas attention à ce qu'il vous dira: c'est un fou. - - * * * * * - -Comment, il y avait une grotte de Vénus dans les flancs du -Hœrselberg! mais alors le pays de Tannhäuser avait tout conservé -de sa terrible légende! - -... La grotte de la Déesse était là, en effet. Et l'homme y était -aussi. - - -Petite, elliptique en hauteur, couronnée de ronces brunes et -fines, elle apparaissait comme le symbole nécessaire de la -montagne, comme une autre justification du vieux conte germanique, -plus frappante encore que l'aspect charnel du Venusberg à -l'horizon... L'intérieur, où je plongeais du regard, était -obscur, étroit et bas. Des flaques d'eau, des baies ténébreuses, -se partageaient le sol indistinct. Il devait être difficile d'y -pénétrer sans être souillé par la fange, mais je ne sais quel -charme incompréhensible m'attirait dans cette nuit humide... - - ---Où allez-vous? dit l'homme brusquement. - ---Au fond de la grotte... - ---Au fond de la grotte? mais il n'y a pas de fond, Monsieur. C'est -l'Ouverture de la Terre. - ---Bien, fis-je avec patience. Je n'irai pas loin... je sortirai -bientôt. - -Ses longues joues creuses s'empourprèrent. Il frappa sa canne du -poing. - ---Ah! vous sortirez bientôt! Ha! Ha! vous croyez qu'on peut entrer -là et en sortir à volonté! Vous prenez peut-être cette grotte pour -un but d'ascension ou pour une curiosité géologique? Êtes-vous -envoyé par une Agence Cook ou par un Musée d'histoire naturelle? -Venez-vous écrire votre nom sur la roche, ou ramasser des pierres -pour votre collection?... Vous pensez que vous allez découvrir -ici des lacs souterrains, des poissons aveugles, des stalactites -architecturales et des voûtes rocheuses couvertes de cristaux! -Vous allez étudier la spéléologie de la Venushœhle! Ha! Ha! c'est -admirable! Mais vous êtes donc un fou comme les autres! Vous ne -comprenez donc pas! Vous ne _savez_ donc pas... que Vénus est là -toute en chair et ses millions de nymphes alentour, plus vivantes -que vous, puisque immortelles! - ---Monsieur, fis-je, je crois ce que vous me dites; mais vous me -connaissez bien mal si vous imaginez que la présence de Vénus -puisse me retenir d'entrer ici. - ---L'Enfer! cria-t-il. - ---Il ne me déplaît pas de le mériter au prix des faveurs qu'elle -décerne. - -Le fou esquissa un geste qui signifiait évidemment: Vous ne me -comprenez pas du tout. Puis il se prit le front dans les mains et -continua de parler. - ---Hœrselberg! Hœllenberg plutôt[2]! ils arriveront jusqu'à toi -sans avoir pressenti ton horreur éternelle, toi qui attends -les purs, toi qui punis les chastes, toi qui consumeras dans -l'éternité les mauvais avares de la chair, ô Brasier! Ils auront -vécu leur vie solitaire rebelles à la grande loi divine, et ils -ne connaîtront ton atroce brûlure que le jour où, à la force de -l'Épée, le Messager des Ames les plongera dans le gouffre. Ils -ont des yeux et ils ne voient point, ils ont des oreilles et ils -n'entendent point, ils ont des bouches et ils ne... Mon Dieu! ce -sont des fous! des fous! des fous! - -[Note 2: _Hœllenberg_: Montagne d'enfer.] - - -Tout à coup, se tournant vers moi, il hurla: - ---Comment pouvez-vous rêver que le Venusberg puisse devenir un -motif de damnation, puisque _le Venusberg est l'Enfer lui-même_! - -Je fis un mouvement. - ---Hélas! gémit-il. Hélas! mon Dieu! (et ses mains descendaient de -ses yeux sur sa barbe). Hélas? serai-je le seul vivant à connaître -la Vérité, la Vérité, la Vérité.. Ce sera donc en vain que tous -les Patriarches auront placé Vénus en regard de Dieu comme son -antithèse effrayante, et personne n'aura su qu'elle était Satan? -Ce sera donc en vain que la tradition antique aura dépeint les -Satyres avec ces cornes, cette queue noire, ces jambes de bouc, -ces pieds fourchus: personne n'aura deviné qu'ils étaient les -Démons. Et quant aux flammes éternelles, personne au monde n'aura -compris qu'elles sont les milliards de femmes nues qui dansent -là... - -Il frappa la terre. - ---... là! sous nos pieds! - -Il tremblait jusqu'à la nuque. - - ---Depuis que l'homme pense, depuis que l'homme écrit et enseigne, -il dit, il répète, il crie qu'il n'est pire torture que d'aimer. -Comment n'a-t-il pas pressenti que dans le monde de l'éternelle -torture, cette torture-là seule lui serait infligée! Et quelle -autre imaginerait-il qui fût plus épouvantable! - - -Il prit alors une posture de voyant et sa main s'agita au milieu -de son regard: - ---Oui, dit-il, c'est là... c'est là... Du jour où nous ne serons -plus que des cadavres pourrissants et des âmes affolées d'effroi, -c'est là que nous irons en foule, nous, nous tous, nous tous -les pécheurs, brûler de l'horrible feu qui est la Convoitise. -A chaque jour et à chaque heure nous désirerons, jusqu'à la -souffrance, des femmes plus belles que les femmes, et à l'instant -de la possession nous les verrons, comme sur terre, s'évanouir -en vaines fumées. Mais ce qui est ici un spasme, une transe, un -cri, un sanglot,--ce qui suffit à préparer la malédiction d'une -vie humaine par l'enfantement du souvenir futur,--sera là-bas -le perpétuel frisson, l'angoisse ininterrompue, le supplice des -années, et des siècles des siècles... Ah! Dieu!... Tel est le -destin qui m'attend. - - -Ses yeux se fixèrent sur une pierre du sol. Hochant la tête il -reprit, d'une voix affreusement altérée: - ---J'ai mal vécu, Monsieur; voici comment. - -«Je suis né de parents protestants, dans la montagne de la -Wartburg, là même où Luther, voici plus de trois siècles, édifia -sa mauvaise doctrine. Ma jeunesse fut pieuse, ma vie austère et -noble. Pourtant dès ma quatorzième année je ne pouvais regarder -une femme sans être assailli de désirs terribles. Je les matai. -C'étaient des luttes atroces qui me laissaient, au matin, le -front trempé de sueur et les mâchoires tremblantes. Je croyais -rester pur en vivant sans amour, insensé que j'étais, aveugle -sur moi-même! Pour rester pur je me serais tué de ma main avant -d'accomplir le péché. Jamais ceux qui n'ont pas connu ces combats -nocturnes entre un devoir religieux et la volonté forcenée du -corps, jamais ceux-là n'ont connu la douleur!--Et je luttais -ainsi pour une ombre, et je sais maintenant que je luttais contre -Dieu!--Plus tard je me suis marié, Monsieur, mais marié envers -le monde. Cette femme et moi nous nous étions juré de ne laisser -s'unir que nos âmes, afin de les conserver, pensions-nous, -supérieures. C'est de la sorte que peu à peu je me suis damné par -ma faute en mentant chaque jour à la loi de la vie; et désormais -_il n'est plus temps_ pour moi de suivre le droit chemin de ma -jeunesse perdue. Je suis vierge. Ah! malheur aux vierges! car -l'amour qu'ils ont repoussé pendant leur existence brève les -suppliciera justement dans l'infini des peines futures! - - * * * * * - -Il me saisit le bras: - ---Écoutez!... le soleil descend... Voici l'heure... Tous les soirs -je viens ici et doucement la Déesse chante... Elle m'appelle de -loin... elle m'attire... Je viens comme au jour de ma mort, comme -au jour de ma chute dans la Venushœhle... Ah! ne dites pas un mot. -_Elle va nous parler._ - -Je ne sais si le calme de ces dernières paroles, ou l'expression -de cet homme, ou le serrement de sa main me persuadèrent qu'il -disait vrai,--mais un frisson brusque m'enveloppa et je prêtai -l'oreille. - -C'était une sensation que je ne connaissais point. J'attendais, -non pas au hasard, mais avec une absolue exactitude de prévision, -l'événement prédit par le fou. - -Je ne puis mieux comparer l'état d'esprit où je me trouvais qu'à -celui d'un passant, qui, ayant vu l'éclair et connaissant la -distance de l'orage, attend le tonnerre céleste à une seconde -déterminée. - -Le temps qui me séparait du prodige diminua d'abord d'un quart, -puis de moitié, puis des trois quarts et à l'instant précis où -j'en voyais la fin, une bouffée de parfums traîna jusqu'à nous -l'écho languissant d'une... Voix... - - Octobre 1896. - - - - -LA PERSIENNE - - -Voici mon secret, me dit-elle enfin. Puisque ceci vous inquiète, -cher ami, je vous dirai ce soir pourquoi je n'ai jamais voulu me -marier. - -Votre question est plus affectueuse que le silence des autres, -où je lis quelquefois tant de réticences blessantes. On n'ignore -pas, en effet, la fortune de toute ma famille, et lorsqu'une jeune -fille riche ne se marie point, c'est toujours la faute de son -orgueil, ou de son ambition, ou de sa laideur, ou de ses mœurs: -suppositions entre lesquelles le monde a le choix libre pour juger -ma vie, s'il ne les adopte à la fois, charitablement, toutes les -quatre. - -Croyez-le, je n'ai pas refusé mes prétendants pour eux-mêmes. -C'est le mari, c'est l'homme, l'amant légal ou non, c'est lui -dont je me suis écartée avec une espèce de terreur qui commence à -peine à s'éteindre maintenant que la quarantaine me couvre d'une -sauvegarde... Ne devinez pas encore: mon histoire n'est pas celle -d'un amour malheureux; non, non, je n'ai jamais aimé; j'ai été -vieille trop tôt, un soir, à dix-sept ans... - -Écoutez-moi. Ce ne sera pas long. - -Au fait... peut-être ne comprendrez-vous guère pourquoi un -événement si banal, si connu, a dépouillé ma vie de toutes ses -joies futures. Il s'agit d'un fait-divers: vous en lisez de -semblables à la troisième page de tous les journaux, et je ne suis -même pas l'un des personnages du récit que je vais vous conter. -Si mon existence solitaire en a frissonné si longtemps, cela -tient à ce que j'ai vu cette chose, vu de mes yeux, à un pas de -ma personne. Vous qui l'entendrez comme une anecdote, vous ne -sentirez rien de ce que j'ai senti. - - * * * * * - -Mlle N... posa le front sur sa main et commença ainsi, le -regard fixé à terre, sans jamais lever les yeux vers moi: - ---Il y a vingt-cinq ans, ma mère et moi nous habitions un vieil -hôtel particulier à l'ombre de Saint-Sulpice. Hôtel simple: ni -cour, ni communs; toutes les fenêtres sur la rue, mais la rue -calme comme une allée de forêt. - -Une nuit, en pleine été, il faisait, dans ma chambre, une chaleur -étouffante et je ne dormais pas. Ouvrir ma fenêtre, je n'osais, -de peur de réveiller ma mère. Après une heure d'insomnie, je -me levai, chaussai des mules, et descendis en chemise le grand -escalier, jusqu'au salon du rez-de-chaussée. - -Ici... comprenez bien la disposition du salon. L'hôtel avait eu -autrefois un jardin, comme lui longeant la rue. Ce terrain vendu -à des constructeurs, la Ville en avait exproprié une partie pour -l'alignement. Une fenêtre du salon s'ouvrait donc sur un coin -sombre, en retrait, mystérieux et noir, où les rayons du gaz ne -pénétraient pas. - -En entrant dans la pièce, je vis qu'on n'avait pas fermé cette -fenêtre-là. Les persiennes seules étaient closes. Épuisée de -chaleur et presque suffocante, je montai sur l'appui, je me retins -du bout des doigts aux lattes obliques de la persienne et je -respirai, des pieds à la tête, la délicieuse fraîcheur nocturne. - -C'est le dernier instant de plaisir sans mélange que j'aie eu dans -mon passé. - - -Je n'étais pas là depuis une minute lorsque, de l'autre côté, un -couple survint. - -L'homme entraînait la jeune fille dans ce coin d'ombre et de -secret. Lui, c'était un faux ouvrier, un de ceux qui travaillent -trois semaines et qui chôment six mois parce que leur beauté leur -permet de mépriser le travail honnête. Elle, je la reconnus tout -de suite. C'était une fille de quinze ans à qui ma mère avait -fait beaucoup de bien et qui venait d'un patronage où, plus d'une -fois, j'étais entrée. Elle portait une jupe noire trop courte, une -camisole grise et pas de corset (d'ailleurs elle en avait à peine -besoin). La petite natte de ses cheveux était relevée par une -épingle au sommet de sa tête blonde. - -Son compagnon, qui la tenait par les deux épaules, lui dit avec -hâte. - ---Et ici? Veux-tu? - -Elle répondit pâlement: - ---Laissez-moi,... laissez-moi... - -Au ton de sa voix, on sentait qu'elle avait répété cette phrase -deux cents fois depuis le restaurant. - -L'homme reprit. - ---Voyons, ma gosse, tu m'as dit qu'oui; c'est oui. T'as pas deux -idées comme ça. Ce qui est dit est dit, pas vrai?... On est bien -ici, pourquoi qu'tu veux pas? - ---Non... pas là... pas là... - ---Alors, où qu'tu veux? T'as pas le rond, moi non plus; je peux -pas te payer une chambre. Si tu viens jusqu'aux fortifs, marche, -on en a pour une heure. - -Elle fit signe que non. L'homme devint nerveux. - ---Titine, cause-moi en face. Me gobes-tu, oui ou non?... Parce que -si c'est non, tu sais, j'en ai d'autres... - -La pauvre petite éclata en sanglots. Elle pleurait si fort contre -la persienne où j'étais appuyée que je sentais tous les sursauts -de ce pauvre jeune cœur bouleversé. - ---Oui, je vous aime bien, disait-elle. Mais pas pour ça, pas -pour ça... Je ne sais pas comment dire, mais ce n'est pas ça, -l'amour... Je vous aime... parce que vous êtes doux, parce que -vous parlez autrement que les autres, parce que je suis toute -contente quand je vous vois arriver. Je vous aime pour vous -embrasser, oh! ça, tant que vous voudrez, tous les soirs, tout le -temps! Mais, depuis que vous me parlez de ces choses-là, non, vous -savez, je ne veux pas... surtout avec vous... il me semble que ça -serait mal. - -L'homme haussa les épaules et se mit à jurer. - ---Ah! sacrée maboule de gonzesse... - -Beaucoup d'autres choses que je ne peux pas dire. - -Puis, tirant de son gilet un couteau... un couteau... mais un -couteau de boucher... quelque chose comme une épée, il planta cela -dans la persienne, à la hauteur de ma poitrine et dit d'une voix -violente et basse: - ---Maintenant, c'est à nous deux. Si tu ressautes je te pique. - - -La jeune fille se raidit. Il y eut une scène atroce... - -La rue était absolument déserte et le silence tellement pur, que -seul, le silence des champs est aussi calme. On n'entendait même -pas la rumeur de la ville. Quelle heure était-il? Peut-être deux -heures du matin. Tout dormait dans le quartier, hors ce couple, et -moi,--spectatrice atterrée. - -Si près de moi que j'aurais pu la toucher en étendant seulement -les doigts, la jeune fille résistait avec une énergie qui lui -donnait presque de la vigueur. - -Elle s'était courbée en deux, la tête basse, les genoux serrés. -Elle soufflait comme une bête haletante. Dès qu'on lui maîtrisait -les bras, elle fermait ses jambes d'enfant, et dès qu'on lui -touchait les jupes, elle luttait avec les mains... Cela dura très -longtemps, plus que vous ne pouvez croire; mais, comme dans la -chanson grecque où, à la fin, Charon terrasse le berger,--à la -fin, elle fut vaincue. - -Alors, elle battit l'air de ses bras, s'accrocha à quelque chose -qui était planté dans la persienne... Elle ne savait pas quoi, la -pauvre enfant; elle ne savait plus que c'était un couteau, et, -avec sa main armée par hasard, elle repoussa une fois encore -celui qui la blessait horriblement, au corps et à l'âme, pour -jamais. - -Hélas! la chair humaine, ce n'est rien, c'est une boue molle et -fine qui cède au premier coup... Le couteau entra dans la gorge et -brilla de l'autre côté. - -Un jet de sang... - -(Ici, le long du cou, il y a deux artères énormes, d'où le sang -jaillit comme d'un cœur...) - -Un jet de sang chaud fusa par la persienne fendue et vint -m'arroser la ceinture. - -L'homme, étouffé par la lame, les yeux exorbités, ouvrait une -bouche effrayante d'où ne sortait pas un soupir; mais, lorsqu'il -tomba sur la face, ce fut elle, la meurtrière, qui, reculant et -sautelant comme un petit oiseau noir, poussa, dans le silence de -la rue, trois cris... trois cris d'horreur... - -Ah! ces hurlements à la mort! je n'ai jamais rien entendu de plus -épouvantable. - - * * * * * - -Ce qui se passa ensuite... peu vous importe, n'est-ce pas? Ma -mère, éveillée en sursaut, craignant pour moi, me cherchant, -trouvant mon lit vide, appelant mon nom dans tout l'hôtel et me -découvrant, enfin, debout sur cette fenêtre, toute grasse et rouge -d'un sang qu'elle crut d'abord le mien... ce n'est pas pour cette -partie du drame que je vous ai fait un tel récit. - -Le reste suffit au fond de mon souvenir. J'avais dix-sept ans. En -une demi-heure, moi qui ne savais rien des réalités, j'avais tout -appris d'elles, tous les secrets de la vie, de l'amour et de la -mort; et ce que les romans appellent le désir! et ce que c'est -qu'un homme amoureux! et ce que c'est aussi qu'un homme mort. - -Si le monde ignore pourquoi j'ai voulu vivre seule, vous, du -moins, cher ami, désormais vous le saurez. - - - - -L'IN-PLANO - -CONTE DE PAQUES - - -I - -Quand la grande porte se fut refermée avec le claquement de sa -forte serrure, la petite Cile ne sut pas d'abord si elle devait -rire ou pleurer, tant elle ignorait profondément les émotions de -la solitude. - -Depuis douze ans, c'est-à-dire depuis le jour de sa naissance, -on ne l'avait jamais laissée plus de cinq minutes seule avec -elle-même. Le soir elle s'endormait dans la chambre de sa mère, -qui ne voulait pas la quitter la nuit; le matin, elle travaillait -sous le regard de sa jeune gouvernante; l'après-midi, elle -devenait le centre charmant et l'objet aimé de toute la famille. -Dix personnes autour d'elle ne l'étonnaient point; mais elle ne -connaissait pas plus la solitude que Siegfried ne connut la peur. - -Et, cependant, elle était seule, tout à fait seule, pour deux -longues heures encore, elle n'en pouvait pas douter. - -Son père avait quitté Paris pour la chasse. Sa mère venait de -sortir en voiture, emmenant le cocher avec le valet de pied. -La femme de chambre et son mari le valet de chambre étaient en -province, où les avait appelés l'enterrement d'un parent. Le chef -et la fille de cuisine sortaient chacun de leur côté, comme ils -en avaient le droit tous les dimanches, Mlle Cile était donc -restée sous la garde unique et peut-être un peu jeune, de sa -gouvernante madrilène, qui lui apprenait l'espagnol. - -Malheureusement, Señorita (comme l'appelait sa petite élève) -semblait avoir ses raisons d'aller se promener, elle aussi. Elle -était, ce jour-là, inconcevablement distraite, et nerveuse, et -prête à pleurer. Cile l'aimait bien, et s'enquit de sa peine. -Alors, brusquement, Señorita lui dit qu'elle allait sortir, -qu'elle ne pouvait pas l'emmener, que dans deux heures, sans -faute, elle serait de retour; mais que pour rien au monde il ne -fallait le dire à Madame, et que Cile lui prouverait sa tendre -affection en restant plus sage encore, toute seule, qu'elle ne -l'aurait été devant sa maîtresse. - -Cile promit, sans savoir ce qu'elle promettait puisque la solitude -et elle ne s'étaient jamais rencontrées. Señorita piqua une grande -épingle dans son chapeau noir, embrassa vivement la petite fille -immobile, et les deux portes s'étaient refermées avant que Cile -eût rien compris à ce qui venait de lui arriver. - - -Mélancolique, elle s'assit doucement sur la chaise qui se -trouvait derrière elle, et poussa un gros soupir. - -Tout le monde l'avait abandonnée. - -Ainsi, des cent personnes qui l'aimaient tant et le lui répétaient -sans cesse, parents, grands-parents, domestiques, gouvernante, -oncles, tantes, cousines, amies, pas une âme n'était restée là -pour avoir l'honneur de lui faire sa cour. Tout le monde aimait -donc «ailleurs», et comment expliquer cela? Cile n'avait jamais -prévu la détresse d'une situation pareille. - -Elle se leva sur la pointe du pied, alla de chambre en chambre, et -de salon en salon. Le vaste hôtel où elle était née l'intimidait -pour la première fois. Après avoir beaucoup réfléchi, Cile observa -que la maison déserte avait reçu en plein jour le silence de la -nuit, et rien n'est plus mystérieux que certains bouleversements -des heures par les ténèbres du son comme par celles de la lumière. -Sans doute, le soleil était vif au dehors, mais dans le calme -soudain des choses autour d'elle, Cile tremblait comme sous une -éclipse. - -Elle se mit lentement, sagement, au piano, ouvrit le premier -tome de Schumann à la corne qui marquait son morceau le plus -facile: «Retour du théâtre», et elle voulut jouer. Mais l'éclat du -premier accord la fit sauter de son tabouret par terre, tant il se -répercuta violemment sur les quatre murs, et elle jugea prudent de -ne pas continuer. - -Toujours à petits pas, elle courut vers la fenêtre: la grande cour -pavée, les doubles communs, les hautes portes closes de la remise -et de l'écurie composaient comme d'habitude le décor trop connu et -toujours désert de ses contemplations pensives. Même la niche du -chien prenait un aspect de maison vide, depuis le départ pour la -chasse. Cile souffla sur la vitre lisse, et doucement écrivit dans -la buée blanchâtre:--Je m'ennuie. - - -Mais, soudain, une idée, une éclatante idée, illumina sa petite -cervelle. - -L'hôtel n'avait que trois étages, et tout le troisième était -occupé par une vaste bibliothèque, interdite à la jeune Cile. En -vérité, elle n'imaginait rien de tout à fait inaccessible que deux -régions supérieures: d'abord cette bibliothèque, et, ensuite, -le firmament. Qui l'empêchait d'explorer, pendant son heure -d'indépendance, la première et la plus tentante des zones qu'elle -ne connaissait point? Qui l'empêchait? Sa conscience? Non. Cile -avait beaucoup de conscience, mais seulement à l'égard des fautes -ou des péchés dont elle comprenait la noirceur. Au troisième -étage comme au premier elle était bien résolue à ne rien faire de -condamnable. Elle y serait sage, ne casserait rien, marcherait -sur la pointe du pied, ne laisserait aucune trace de sa visite -secrète... - -Un peu tremblante, elle monta. - -Chaque marche nouvelle, où ses pantoufles roses n'avaient jamais -posé leur semelle flexible, l'effrayait à la fois et l'intéressait -comme une bande de terrain vierge dans un voyage de découvertes. -Il y en eut vingt-huit jusqu'au sommet. Lorsqu'elle eut atteint la -rampe horizontale, Cile se pencha tout émue avec le sentiment de -fouler la cime du monde. - -Sur le palier, la double porte était restée entr'ouverte. Poussée -par l'enfant craintive, elle tourna majestueusement dans l'ombre, -telle la porte du Mystère,--et Cile entra, sur la pointe du pied. - - -II - -Cette bibliothèque s'allongeait en forme de cathédrale, très -haute, très profonde et très sombre, avec des vitraux au-dessus -des rayons. Des multitudes de livres bruns (Cile pensa: plus -de dix millions de livres) couvraient les murs à droite et à -gauche, et même au fond, dans le lointain. Cile aimait beaucoup -les livres. Comme on devait s'amuser avec tant d'histoires! Sans -doute, elle pouvait bien se donner la permission d'en lire un peu. -D'abord on ne le saurait pas. Et puis, cela ne faisait de mal à -personne. Pourquoi le lui défendait-on? - -Seulement, l'embarras était grand de choisir un volume entre dix -millions. Lequel prendre? Le plus beau. Et le plus beau, c'était -le plus grand. Il se trouva que justement devant elle, tout en bas -du plus haut meuble, se dressait le dos noir et or d'un in-plano -gigantesque. - - -Oh! celui-là, par exemple, ce n'était pas un livre, bien sûr. On -ne faisait pas de livres pareils. - -Cile se rappela qu'on lui avait donné, autrefois, comme cadeau de -Noël, un grand jeu enfermé dans une boîte en forme de reliure. - ---Si c'était un jeu! se dit-elle. - -Et elle se pencha pour lire le titre. - -En majuscules dorées, le titre se lisait: - - HAGIOGRAPH - - HISPANOR - -Les connaissances bibliographiques et latines de la lectrice -étaient encore trop élémentaires pour qu'elle sût compléter la -phrase sous sa forme véritable: _Hagiographorum hispanorum opera -selectissima_. - -Elle mit un doigt dans sa bouche, et se dit, après réflexion: - ---Un hagiographe Hispanor... ça doit être un jeu mécanique. - - -Ceci décidé, sa résolution fut prise. Elle saisit avec les deux -mains l'énorme in-plano presque aussi grand qu'elle, le tira, fit -un effort qui tendit ses reins en arrière... Le volume, arraché -de sa place éternelle, glissa, bascula, oscilla et retomba tout -debout, sur la tranche. - -Cile respira largement, fière de sa force, et plus encore de son -audace; mais elle ne se hasarda point à transporter une si lourde -charge. Toujours avec les deux mains, elle fit tourner le premier -plat sur ses gonds comme une porte sourde, et elle recula de -quelques pas. - - -L'obscurité augmentait autour d'elle. Le jour baissait, baissait -rapidement. Un long rayon, descendu d'un vitrail bleuâtre, -frappait le frontispice noir du livre qu'elle venait d'ouvrir. - -Une sainte espagnole y était gravée en costume de carmélite, -devant un paysage vaguement africain. Elle tenait un fouet d'une -main, et de l'autre un grand cœur qui dégouttait de sang. - -Cile, effrayée, recula encore. - - -Bientôt, il n'y eut plus rien d'éclairé dans la vaste salle, que -le fantôme triste et pâle de la Sainte; mais plus les alentours -s'obscurcissaient de noir, plus elle-même s'illuminait de blanc. - -Elle paraissait grandir, bouger, remuer les yeux. - -Un souffle d'air venait du paysage animer les plis de ses -vêtements. - -Elle penchait la tête. - -Elle parla enfin. - ---Cécile... - -La pauvre petite, presque morte d'effroi, tomba sur les genoux. - ---Madame... dit-elle. - -Puis, se reprenant comme une enfant sage, et pensant, à propos, -qu'il fallait dire «ma sœur» à toutes les religieuses, elle -murmura poliment: - ---Ma Sainte... - -L'apparition répondit: - ---Ne crains pas. - ---Oh! je n'ai pas peur, dit Cile, toute blanche, mais je suis bien -intimidée... Pardonnez-moi, ma Sainte. - -Tout en parlant, elle considérait le costume flottant de -l'immortelle, la tunique brune, le scapulaire, les pieds nus dans -les sandales, et, par-dessus toute la stature, le vaste manteau -blanc comme une lumière. - ---Viens plus près, dit la Sainte, plus près. Que puis-je pour toi? -As-tu quelque chose à me dire, ou plutôt, à me demander? - -Cile s'enhardit: - ---Plutôt à vous demander, ma Sainte. Il y a tant de choses que je -voudrais savoir! Et vous devez savoir tout, puisque vous venez du -ciel. - ---Eh bien, je te permets de me poser trois questions. Trois, pas -une de plus. Je t'écoute. Et je te répondrai, mon enfant. - - -Tout de suite, l'enfant posa la première: - ---Pourquoi me défend-on de venir ici? - -La Sainte lentement répondit: - ---Parce que les poutres, et les planches, et les feuilles, et les -gravures de toute cette bibliothèque sont le tronc et les branches -et les feuilles et les fleurs de l'Arbre de la Science du Bien et -du Mal. - ---La Science du Bien et du Mal, répéta l'enfant. Qu'est-ce que -c'est? - ---C'est la connaissance de la vie. - ---La Vie... répéta-t-elle encore. Oh! qu'est-ce que sera ma vie? - -La Sainte frissonna imperceptiblement. - ---Ce serait ta dernière question, petite Cile, réfléchis bien! -N'aimerais-tu pas mieux m'en poser une autre? - -Mais la petite, peu à peu rassurée, insistait: - ---Non! non! c'est tout ce que je veux savoir. - ---Si je te réponds, tu regretteras de m'avoir interrogée. - -Cile hésita, pâlit de nouveau, et reprit d'une voix très douce: - ---Ma Sainte, répondez-moi, vous me l'avez promis. - - -Alors l'apparition éleva vers le ciel sa main qui tenait un grand -cœur de pourpre, et les gouttes de sang se mirent à tomber, -d'abord une à une, comme des larmes, puis par ruisseaux, comme des -sanglots. - ---Je pourrais, dit-elle sourdement, ouvrir le livre de ta -vie, savoir comment... de quel côté... sous quelle forme... -et les circonstances... A quoi bon? Toutes les vies humaines -sont nivelées sous le même rouleau et, quelle que soit ta vie, -elle sera la Vie... Écoute-moi bien, ma pauvre enfant. Tu vis -d'illusion et d'espoirs: ton illusion s'évanouira; tous tes -espoirs seront fauchés; jamais! jamais tu n'obtiendras ni de -conserver ce que tu chéris, ni de posséder ce que tu désires, -ni de réaliser ce que tu rêves. Tu poursuivras le bonheur d'une -poursuite insensée; tu le verras partout à portée de la main, et -toujours ta main retombera sur le vide, tes genoux sur la terre, -et ton front sur tes genoux avec tant de sanglots que tu te -croiras mourir... Tu mourras cent fois avec tes cent rêves; ton -dernier jour n'est pas le plus noir de ceux qui te restent à vivre. - - -Un flot de sang ruissela du cœur suspendu. - - ---Écoute-moi bien... Tu aimeras. Un sentiment nouveau, étrange, -inexprimablement lumineux et tendre envahira ton âme crédule, qui -le prendra pour le bonheur, et plus il t'aura promis d'allégresse, -plus il flagellera ton corps et ton esprit avec son triple fouet -d'horreur, de désespoir et de dégoût. Quel que soit ton amour, il -mourra dans les larmes et tes douleurs seront telles que tu ne -peux pas les imaginer... - - -Le cœur se gonfla plusieurs fois à toute violence. Le sang rouge -en ruisselait toujours. - - ---Écoute-moi encore... Tu seras mère. Ah! cette fois tu croiras -vraiment avoir trouvé le chemin de la vie bienheureuse. Ton -enfant! Ton enfant! Comme tu le désireras! Quel avenir enchanté tu -rêveras pour toi-même et pour lui dans tes bras! Mais du jour où -Dieu te l'aura promis, tes larmes ne cesseront plus de couler sur -tes joues. Douleurs horribles pour l'obtenir, efforts et peines -de tous les jours pour le conserver à la vie, terreur s'il est -malade, déchirement inguérissable si Dieu te le reprend comme il -te l'a donné. Alors tu connaîtras que le malheur monte comme une -marée à l'assaut de la vie humaine, et sans cesse, d'année en -année, grossit ses vagues de sanglots. - - -Le cœur s'élargissait tel qu'un soleil du soir. On ne voyait -presque plus sa forme, car le sang débordait tout autour de lui. - - ---Enfin, reprit la Sainte, fais le compte aujourd'hui de tous -ceux que tu aimes et sache que pas un d'eux ne sera près de ton -chevet le jour où, vieille femme et presque une étrangère dans un -monde nouveau, tu mourras, affreusement seule. Tu verras, l'un -après l'autre, tes quatre grands-parents si bons et tant aimés -disparaître des lieux où tu les embrassais. Tu verras ta mère -expirer, peut-être après une agonie dont tu frissonneras pour -toujours. Tu mettras ton père mort dans un cercueil de chêne, -entre deux couches de sciure de bois pour que sa pourriture ne -filtre pas à terre, par les fentes de la caisse reclouée sur son -front... - ---Ah!!! - -Cile, au dernier degré de l'épouvante, criait, pleurait, tendait -les mains... - ---Non... non... ma Sainte... non... ne me dites pas... - -Elle se jeta en suppliant dans les plis du manteau de lumière; -mais à travers la vision impondérable, elle toucha l'énorme -in-plano toujours debout sur sa tranche... Le volume chancela en -arrière, s'abattit de toute sa hauteur et son bruit formidable -tonna dans la voûte retentissante, pendant qu'au sein du nuage de -poussière bleuâtre s'effaçait et fuyait sainte Thérèse de Jésus. - - -Au même instant la porte s'ouvrait... Brusquement quatorze jets de -foudre enflammèrent le lustre électrique, et Cile entendit la voix -de son père crier sur un ton de fureur qu'elle ne lui avait jamais -connu: - ---Cécile! méchante enfant! c'est ici que je te trouve! - -Ah! la pauvre petite n'était guère en état de répondre. Elle -écouta la colère paternelle avec une espèce d'égarement; elle vit -dans cet éclat de voix le commencement des malheurs de la vie, et -dans une explosion de larmes elle se coucha sur le plancher. - - -III - ---Je veux mourir tout de suite, tout de suite; je veux mourir tout -de suite... répétait-elle. - -Le père inquiet, s'approcha, la releva, la prit sur ses genoux, -l'interrogea. Que s'était-il passé? Qu'est-ce que tout cela -signifiait? Pourquoi était-elle entrée là? et pourquoi ces cris de -désespoir? Mais Cile ne voulait pas répondre. Cile ne voulait plus -que mourir. - - -Elle sanglota pendant une heure sans pouvoir expliquer sa peine. -Elle pleurait, la tête perdue sur l'épaule de son père, qui la -berçait un peu. Et tout à coup elle raconta ce que lui avait dit -la Sainte, avec une petite voix blanche, monotone et désespérée -comme en ont les personnes mourantes qui prononcent leurs -dernières paroles. - -Son père l'écoutait parler. Il ne voulait montrer qu'une émotion -souriante; mais, malgré les efforts de toute sa volonté, il ne put -s'empêcher d'avoir les yeux en larmes et resta plus pâle que la -petite lorsqu'elle eut achevé son récit... - -Alors il l'embrassa de plus près. Ses deux larges mains -affectueuses enveloppèrent des deux côtés la petite tête blonde -inondée de pleurs, et il lui dit avec une extrême tendresse: - ---Mon enfant... mon petit... console-toi... Tu as été punie, tu -le vois, parce que tu m'avais désobéi. Voilà ce qui arrive aux -petites filles qui vont dans les bibliothèques. Elles lisent sur -la vie certaines choses qu'elles n'ont pas besoin de savoir... - -Il reprit après une hésitation: - ---... et qui ne sont pas vraies. - -Cile leva ses yeux d'enfant grave: - ---Pas vraies?... Comment, pas vraies?... Ce que m'a dit la Sainte -n'est pas vrai? - ---La Sainte a voulu t'effrayer, pour ta pénitence, ma chérie; mais -la vie est tout le contraire du tableau qu'elle t'en a fait. La -vie est belle... La vie est douce... La vie est bonne... Tout est -bonheur. - -Et, de nouveau, il s'efforça de sourire. - - -L'enfant le regarda longtemps... puis elle le serra de toute sa -force, en tremblant de la tête aux pieds. - - - - -TABLE - - - L'HOMME DE POURPRE 1 - - DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT 55 - - UNE VOLUPTÉ NOUVELLE 73 - - ESCALE EN RADE DE NEMOURS 107 - - LA FAUSSE ESTHER 123 - - LA CONFESSION DE Mlle X 161 - - L'AVENTURE EXTRAORDINAIRE DE MADAME - ESQUOLLIER 181 - - UNE ASCENSION AU VENUSBERG 205 - - LA PERSIENNE 223 - - L'IN-PLANO 235 - - -IMPRIMÉ - -PAR - -PHILIPPE RENOUARD - -19, rue des Saints-Pères - -PARIS - - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Sanguines, by Pierre Louÿs - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SANGUINES *** - -***** This file should be named 51725-0.txt or 51725-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/1/7/2/51725/ - -Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive -specific permission. If you do not charge anything for copies of this -eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook -for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, -performances and research. They may be modified and printed and given -away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks -not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any -Defect you cause. - -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm - -Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org - - - -Section 3. 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Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - diff --git a/old/51725-0.zip b/old/51725-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 0a512d2..0000000 --- a/old/51725-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/51725-h.zip b/old/51725-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index bbf130f..0000000 --- a/old/51725-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/51725-h/51725-h.htm b/old/51725-h/51725-h.htm deleted file mode 100644 index 5902e25..0000000 --- a/old/51725-h/51725-h.htm +++ /dev/null @@ -1,6410 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> - <head> - <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" /> - <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> - <title> - The Project Gutenberg eBook of Sanguines, by Pierre Louÿs. - </title> - <link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> - <style type="text/css"> - -body { - margin-left: 10%; - margin-right: 10%; -} - - h1,h2,h3,h4 { - text-align: center; /* all headings centered */ - clear: both; -} - -p { - margin-top: .51em; - text-align: justify; - margin-bottom: .49em; -} - -hr { - width: 33%; - margin-top: 2em; - margin-bottom: 2em; - margin-left: auto; - margin-right: auto; - clear: both; -} - -hr.tb {width: 45%;visibility: hidden;} -hr.stars {width: 22%} -hr.chap {width: 65%} - - -table { - margin-left: auto; - margin-right: auto; -} - -.pagenum { /* uncomment the next line for invisible page numbers */ - /* visibility: hidden;*/ - position: absolute; - left: 92%; - font-size: smaller; - text-align: right; -} /* page numbers */ - -.center {text-align: center;} -.right {text-align: right;} -.smcap {font-variant: small-caps;} - -/* Footnotes */ - -.footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em;} - -.footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right;} - -.fnanchor { - vertical-align: super; - font-size: .8em; - text-decoration: - none; -} - </style> - </head> -<body> - - -<pre> - -The Project Gutenberg EBook of Sanguines, by Pierre Louÿs - -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most -other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Sanguines - -Author: Pierre Louÿs - -Release Date: April 10, 2016 [EBook #51725] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SANGUINES *** - - - - -Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - - - -<h1>SANGUINES</h1> -<hr class="chap" /> - - - -<h2><a name="OEUVRES_DE_PIERRE_LOU_S" id="OEUVRES_DE_PIERRE_LOU_S">ŒUVRES DE PIERRE LOUŸS</a></h2> - -<table id="meme_auteur"> -<tr><td>ASTARTÉ, poèmes.—1892 </td><td> épuisé.</td></tr> -<tr><td>LES CHANSONS DE BILITIS.—1894 </td><td> 1 vol.</td></tr> -<tr><td>APHRODITE.—1896 </td><td> 1 vol.</td></tr> -<tr><td>LA FEMME ET LE PANTIN.—1898 </td><td> 1 vol.</td></tr> -<tr><td>LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE.—1901 </td><td> 1 vol.</td></tr> -</table> -<hr class="chap" /> -<p>IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE</p> - -<p>50 exemplaires numérotés sur papier de Hollande.</p> - -<p>15 exemplaires numérotés sur papier du Japon.</p> - -<p>15 exemplaires numérotés sur papier Whatmann.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="PIERRE_LOU_S" id="PIERRE_LOU_S">PIERRE LOUŸS</a></h2> - -<h1>SANGUINES</h1> - -<h4>ONZIÈME MILLE</h4> - -<h4>PARIS</h4> - -<h4>BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER</h4> - -<h3>EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR</h3> - -<h4>11, RUE DE GRENELLE, 11</h4> - -<h4>1903</h4> - -<h4>Tous droits réservés.</h4> - -<hr class="chap" /> -<h3>A MON FRÈRE</h3> -<hr class="chap" /> -<h2><span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">[p. 3]</a></span><a name="HOMME_DE_POURPRE" id="HOMME_DE_POURPRE">L'HOMME DE POURPRE</a></h2> - - -<h3>I</h3> - -<p>Dans les jardins verts de la blanche Ephèse, -nous étions deux jeunes apprentis avec le vieillard -Bryaxis.</p> - -<p>Lui, venait de s'asseoir dans un siège de -pierre aussi pâle que son visage. Il ne parlait -point. Il grattait la terre du bout de son bâton -usé.</p> - -<p>Nous, par respect pour son grand âge et pour -sa grande gloire plus vénérable encore, nous -nous tenions debout en face de sa personne,<span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[p. 4]</a></span> -adossés à deux cyprès noirs et n'osant ouvrir la -bouche alors qu'il ne disait rien.</p> - -<p>Immobiles, nous le considérions avec une -sorte de piété dont il semblait avoir conscience. -Nous lui savions gré de survivre à tous ceux -que nous aurions voulu connaître; nous l'aimions -de se montrer à nous, simples enfants -nés trop tard pour entendre les voix héroïques; -et, pressentant les jours prochains où personne -ne le verrait plus, nous cherchions en silence -les invisibles liens qui l'unissaient à son œuvre -éclatante. Ce front avait conçu, ce pouce avait -modelé dans l'argile de l'ébauche, une frise et -douze statues pour le tombeau de Mausole, -les cinq colosses dressés devant la ville de -Rhodes, le Taureau de Pasiphaé qui fait rêver -les yeux des femmes, le formidable Apollon -de bronze et le Séleucos Triomphant de -la nouvelle capitale... Plus je contemplais -leur auteur, et plus il me paraissait que les -dieux avaient dû façonner de leurs mains -ce sculpteur de la lumière, avant de descendre<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[p. 5]</a></span> -jusqu'à lui pour qu'il les révélât aux -hommes.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Tout à coup, un pas de course, un sifflet, un -cri de gaieté: le petit Ophélion bondit entre -nous.</p> - -<p>—Bryaxis! fit-il. Ecoute ce que toute la -ville sait déjà. Si je suis le premier à te l'apprendre, -je déposerai une fève devant l'Artémis... -Mais d'abord, salut! J'avais oublié.</p> - -<p>Vite, il nous fit du coin de l'œil un clignement -qui pouvait passer aussi pour un salut, à -moins que cela ne voulût dire: préparez-vous -bien. Et aussitôt, il commença:</p> - -<p>—Tu savais, mon bon vieux, que Clésidès -faisait le portrait de la Reine?</p> - -<p>—On m'en avait parlé.</p> - -<p>—Mais la fin de l'histoire, on te l'a dite -aussi?</p> - -<p>—Il y a donc une histoire?</p> - -<p>—S'il y en a une! Tu ne sais rien! Clésidès -était venu tout exprès d'Athènes, il y a huit<span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[p. 6]</a></span> -jours. On l'amène au palais, la Reine n'était -pas prête! elle se permettait d'être en retard. -Enfin elle se montre, salue à peine son peintre, -et pose... si l'on peut appeler cela poser. Il paraît -qu'elle remuait tout le temps, sous prétexte -que l'amour lui avait donné des crampes. Clésidès -dessinait tant bien que mal, au vol des -gestes, et de très méchante humeur, comme tu -peux l'imaginer. Son esquisse même n'était pas -faite, quand voici la Reine qui se retourne et -déclare qu'elle veut poser de dos!</p> - -<p>—Sans raison?</p> - -<p>—Parce que son dos, disait-elle, est aussi -parfait que le reste et doit figurer dans le tableau. -Clésidès a beau protester qu'il est peintre -et non statuaire, qu'on ne tourne pas derrière -un panneau et qu'on ne peut dessiner une -femme vue de tous les côtés sur la même -planche, elle répond que c'est sa volonté, que -les lois de l'art ne sont pas les siennes, qu'elle -a vu le portrait de sa sœur en Perséphone, de -sa mère en Dêmêtêr, et qu'elle, Stratonice, à<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[p. 7]</a></span> -elle toute seule, posera pour les Trois Grâces.</p> - -<p>—Ce n'est pas bête, dit Bryaxis.</p> - -<p>Notre camarade s'offusqua.</p> - -<p>—Pourtant si Clésidès avait répondu non? -Il en était libre, je pense. On ne donne pas -d'ordres à un artiste. Cette petite en use avec -nous d'une façon que nous ne supporterons -pas. Jamais son père n'aurait fait cela! Lorsqu'il -mit le siège devant Rhodes où Protogène -travaillait son Iasyle...</p> - -<p>—Je sais, dit Bryaxis. Continue.</p> - -<p>—Bref. Clésidès était fort en colère, encore -qu'il n'en montrât rien. Il termine son étude -de dos, la Reine se lève, lui demande de revenir -le lendemain, il accepte et la quitte. Bon.</p> - -<p>Ophélion se croisa les bras.</p> - -<p>—Le lendemain, savez-vous qui l'attendait? -Une servante sur un tabouret.</p> - -<p>—Stratonice, dit-elle, est fatiguée, ce matin. -Elle ne posera plus, mon maître, et c'est moi -qui la remplacerai tant que son portrait ne -sera pas fini. Ainsi en a-t-elle décidé.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">[p. 8]</a></span></p> - -<p>Nous éclatâmes de rire et Bryaxis lui-même -ne s'en défendit point.</p> - -<p>Ophélion poursuivait gaiement:</p> - -<p>—L'esclave n'était pas mal faite. Clésidès -poussa les scrupules jusqu'à lui donner les -crampes de rigueur afin qu'elle ressemblât -ainsi de plus près à sa maîtresse. Puis il expliqua -d'un ton sec qu'il n'avait plus besoin -d'elle, et rentra chez lui avec ses dessins.</p> - -<p>—Cette fois, il a eu raison! m'écriai-je. La -Reine se moquait, vraiment.</p> - -<p>—En chemin, comme il passait le long du -port marchand, il aperçut un marinier dont -quelqu'un lui avait dit qu'il voyait la Reine en -secret, bien que personne n'en eût la preuve. -C'est Glaucon, vous le connaissez bien. Clésidès -le manda chez lui, le paya, le fit poser et -quatre jours plus tard il avait terminé deux -petits tableaux injurieux qui représentaient la -Reine entre les bras de cet homme, d'abord de -face et ensuite de dos...</p> - -<p>—Comme elle l'avait désiré, interrompis-je.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[p. 9]</a></span></p> - -<p>—A peu près. La nuit dernière (à quelle heure? -on n'en sait rien), il a fixé les deux planches -peintes au mur du palais de Seleucos: sans -doute il a pu s'enfuir sur une barque après sa -vengeance publiée, car on ne trouve sa trace -nulle part.</p> - -<p>Nous nous récriâmes:</p> - -<p>—La Reine va en mourir de rage!</p> - -<p>—La Reine? Elle le sait déjà et si elle est -furieuse au fond, elle le dissimule à merveille. -Pendant toute la matinée, une foule énorme a -défilé devant ces affiches à scandale. On a prévenu -Stratonice, qui a voulu voir, elle aussi. -Suivie de quatre-vingts personnes de la cour, -elle s'est arrêtée devant chacun des deux sujets, -approchant et reculant pour juger tour à tour -du détail et de l'ensemble... J'étais là, et comme -je la suivais des yeux avec frisson, me demandant -qui de nous elle allait mettre à mort lorsque -sa fureur éclaterait: «Je ne sais pas lequel -est le meilleur, dit-elle; mais tous deux sont -excellents.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[p. 10]</a></span></p> - -<p>Bryaxis, au milieu de notre exultation, leva -simplement les sourcils en donnant à son vieux -visage les plis de la surprise et de l'estime:</p> - -<p>—Elle prouve qu'elle n'est pas moins spirituelle -qu'impudente, fit-il. L'histoire est curieuse -en effet. Mais comment en êtes-vous si -fiers, mes enfants? Il me semble que le rôle de -l'artiste ne vaut pas celui du modèle, dans -l'anecdote que je viens d'entendre?</p> - -<p>—Si la Reine avait osé, dit Ophélion, elle -aurait fait poursuivre Clésidès jusqu'au delà -des mers, et tuer comme un chien. Mais alors -tout le pays grec l'aurait traitée en femme barbare, -elle qui veut se croire Athénienne par le -hasard qui l'a fait naître dans un Parthénon -devenu Porneion. Stratonice tient l'Asie dans -sa main comme une mouche, et elle a reculé -devant un homme qui a pour toute arme une -boulette de cire. Désormais l'Artiste est le roi -des rois, le seul être inviolable qui vive sous -le soleil. Voilà pourquoi nous sommes fiers!</p> - -<p>Le vieillard fit une moue assez dédaigneuse:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[p. 11]</a></span></p> - -<p>—Tu es jeune, répliqua-t-il. De mon temps -on disait déjà la même formule, et peut-être -avec plus de raisons. Lorsque Alexandre, timidement, -essayait d'expliquer «pourquoi» tel -tableau lui paraissait bon, mon ami Apelle le -faisait taire en disant qu'il prêtait à rire aux -gamins qui broyaient ses couleurs. Et Alexandre -s'excusait... Eh bien! je n'ai jamais trouvé -que ces sortes d'anecdotes valussent le mal -qu'on se donne pour en faire le récit. Quels -que soient le respect ou la hauteur du roi envers -les peintres contemporains, les tableaux -n'en sont ni meilleurs ni pires: tout cela est -donc indifférent. Au contraire, il peut être bon -et même grand, qu'un artiste ose et puisse se -mettre, non pas au-dessus du roi quelconque -dont l'armée passe le long de ses murs, mais -plus haut que les lois humaines, et plus haut -que les lois divines, le jour où ses muses lui -commandent de fouler aux pieds tout ce qui -n'est pas elles.</p> - -<p>Bryaxis s'était dressé.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[p. 12]</a></span></p> - -<p>Nous murmurâmes:</p> - -<p>—Qui a fait cela?</p> - -<p>—Personne, peut-être, dit le vieillard avec -un songe dans les yeux. Personne... si ce n'est -Parrhasios... Et encore fit-il bien?... Je le -croyais autrefois. Aujourd'hui, je ne sais plus -que penser.</p> - -<p>Ophélion me jeta un regard étonné. Mais je -ne pouvais rien lui apprendre.</p> - -<p>—Nous ne te comprenons pas, dis-je à -Bryaxis.</p> - -<p>Il pensa nous mettre sur la voie.</p> - -<p>—Le Prométhée... fit-il tout bas.</p> - -<p>—Eh bien?</p> - -<p>—Vous ne savez pas?... Vous ne savez pas -comment Parrhasios a peint le Prométhée de -l'Acropole?</p> - -<p>—On ne nous l'a pas dit.</p> - -<p>—Vous ne connaissez pas cette horrible -scène? la tragédie de mort et de hurlements -d'où ce tableau est sorti dans le sang comme -l'enfant d'une accouchée?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[p. 13]</a></span></p> - -<p>—Parle... Dis-nous toute la scène; nous -n'en savons rien.</p> - -<p>Un instant, Bryaxis suspendit son regard -sur nos jeunes têtes comme s'il hésitait à -nous plonger de force un pareil souvenir dans -l'âme...</p> - -<p>Puis il se détermina:</p> - -<p>—Eh bien! oui. Je vous la dirai.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[p. 15]</a></span></p> - - -<h3>II</h3> - -<p>Ce que je vous raconte, mes enfants, s'est -passé la dernière année de la cent septième -Olympiade, l'année même où Platon mourut: -il y a bien cinquante ans de cela.</p> - -<p>J'étais alors dans Halicarnasse et je venais -d'achever ma part de labeur au tombeau de -Mausole le Chevelu: part ingrate s'il en fut -jamais. Scopas qui nous dirigeait avait trouvé -bon de décorer tout seul la façade orientale du -monument, c'est-à-dire qu'à l'heure du matin -où se font les sacrifices, les marbres de notre -maître resplendissaient en pleine lumière, et, -vraiment, on ne voyait qu'eux. A son camarade -Timothée, il avait attribué la face latérale sud,<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[p. 16]</a></span> -un peu moins intéressante et deux fois plus -étendue. Leokharès s'était chargé du fronton -occidental; quant à moi, j'avais pris ce dont -personne ne voulait, le côté nord, travail -énorme et perpétuellement dans l'ombre. Pendant -cinq ans, je sculptai ainsi des Victoires -et des Amazones qui vivaient au soleil comme -des femmes, mais chaque fois qu'il me fallait -en fixer une pour toujours dans la zone obscure -du mausolée, il me semblait la voir mourir, et -je pleurais, mes petits enfants.</p> - -<p>Enfin, ma tâche vint à son terme. Je me -préoccupai de rentrer en Attique. Cette année-là, -comme aujourd'hui, la mer Egée était peu -sûre. Guerre partout. Haines de ville à ville. -Athènes, d'ailleurs, était vaincue. Le jour où -je voulus partir, je ne trouvai pas d'armateur -qui se souciât d'aller au Pirée. Les Cariens, en -bons négociants, se retournaient vers le vainqueur, -et dès que la prise d'Olynthe eut fait -tomber Khalkis dans les mains du Macédonien, -tous les marchands d'Halicarnasse gonflèrent<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[p. 17]</a></span> -leurs voiles vers l'Eubée pour y vendre -des robes de Cos avec des courtisanes de Cnide.</p> - -<p>Moi aussi, je partis pour Khalkis. L'Euripe, -me disais-je, n'est pas large, et d'Aulis, par -Tanagre et la route d'Akharnées, j'aurai -bientôt gagné Athènes. Ce voyage sur mer fut -désagréable; on me traita fort mal dans mon -coin, où pourtant je tenais peu de place. Mon -nom alors n'avait pas le même son qu'aujourd'hui -sans doute, et le Mausolée était trop -neuf pour mériter qu'on l'estimât. Les autres -passagers se contentaient de savoir que j'étais -citoyen d'Athènes, et cela suffisait bien pour -qu'ils se moquassent, puisque Athènes était -malheureuse.</p> - -<p>Un matin, le soleil avait déjà passé les cimes -des hauteurs orientales, lorsque nous abordâmes -à Khalkis au milieu d'une foule immense. -Je m'y perdis avec plaisir.</p> - -<p>En interrogeant quelqu'un, j'appris qu'il -y avait hors des portes un extraordinaire marché. -Philippe, à la chute d'Olynthe, après avoir<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[p. 18]</a></span> -rasé la ville, avait emmené en esclavage la -population tout entière: environ quatre-vingt -mille têtes. La vente avait lieu depuis deux -jours. On comptait qu'elle durerait trois -mois.</p> - -<p>Aussi la ville regorgeait-elle d'étrangers, -d'acheteurs et de curieux. Mon interlocuteur, -qui était marchand de vins, ne se plaignait pas -de cette cohue; mais il me confia que son voisin, -lequel vendait à l'ordinaire des esclaves -cotés fort cher, s'était ruiné du jour au lendemain, -tant la baisse avait été prompte. J'entends -encore le tavernier me dire avec de grands -gestes:</p> - -<p>—Enfin, un Thrace de vingt ans, on sait ce -que cela vaut, par les dieux! Quand on en -achetait douze pour cultiver une plaine, on -comptait bien douze sacs d'or frappés à la -chouette! Eh bien! va, va marquer les prix; -le cours est tombé à cinquante drachmes. Juge -par là des autres! Jamais cela ne s'est vu! Il y -a trois mille vierges au marché: on les écoule<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[p. 19]</a></span> -à vingt-cinq drachmes; ne crois pas que je parle -au hasard: vingt-deux, vingt-cinq, vingt-huit -drachmes lorsqu'elles ont la peau très blanche. -Ah! Philippe est un grand roi!</p> - -<p>Cet homme me dégoûtait. Je me séparai de -lui, et je suivis la multitude jusqu'au delà des -portes ouvertes, dans la vaste prairie en pente -où les Olynthiens étaient parqués.</p> - -<p>A grand'peine je me frayais un chemin entre -les groupes en mouvement, et je ne savais plus -dans quel sens diriger une marche si contrariée, -lorsque je vis passer devant moi un cortège -extravagant et majestueux devant lequel -la foule s'écartait.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Six esclaves sarmates s'avançaient deux par -deux, chacun portant une charge d'or et des -coutelas à la ceinture. Derrière eux, un négrillon -tenait horizontalement comme une patère -à libations, une longue crosse de cèdre rose -serrée par un lacet d'or: la canne auguste du -Maître. Enfin, gigantesque et pesant, couronné<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[p. 20]</a></span> -de fleurs, la barbe imprégnée de parfums, soutenu -par les deux épaules aux cous de deux -jolies filles, enveloppé dans une robe de pourpre -dont la surface était énorme et repoussant les -herbes avec ses larges pieds, je vis Parrhasios -lui-même, semblable au Bakkhos indien, et ses -yeux s'abaissèrent sur moi.</p> - -<p>—Si tu n'es pas Bryaxis, me dit-il en fronçant -le sourcil, comment te permets-tu de -prendre son visage?</p> - -<p>—Et toi, si tu n'es pas le fils de Sémélé, qui -t'a donné ces vastes boucles, cette stature dionysiaque -et cette robe de pourpre tissée par les -Grâces de Naxos?</p> - -<p>Il sourit. Sans même dégager son bras du -soutien charmant qui l'élargissait, il me tendit -comme un plat d'or par-dessus une courtisane, -sa grande main chargée d'anneaux, et serra la -mienne sur un sein découvert.</p> - -<p>—Khariklo, dit-il à la jeune fille de droite, -prends mon ami d'un bras qui lui soit doux, et -continuons notre promenade. Bientôt le soleil<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[p. 21]</a></span> -serait trop ardent pour que ton fard n'en souffrît -point.</p> - -<p>Nous repartîmes donc tous enlacés. Parrhasios -imprimait à la marche un balancement -vaste et scandé, pompeux comme un hexamètre -où le petit pas des femmes eût battu le dactyle.</p> - -<p>En trois mots, il s'enquit de mes œuvres et -de ma vie. A chacune de mes réponses, il disait -vivement: «C'est parfait», afin de couper -court aux explications. Puis il se mit à parler -de lui.</p> - -<p>—Comprends bien que je t'ai pris sous ma -protection, disait-il, car pas un citoyen d'Athènes, -hors moi seul, n'est en sûreté chez le Macédonien, -et si le moindre différend t'avait -conduit devant la justice, je n'aurais pas donné -deux oboles, ce matin, de ton indépendance. -Désormais, te voilà tranquille.</p> - -<p>—Je ne suis pas, répondis-je, d'un naturel -tremblant; mais je ne doute guère qu'ici même -et si tu donnais ton nom...</p> - -<p>—C'est fait, déclara-t-il. Je me suis annoncé.<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[p. 22]</a></span> -Lorsque Philippe a su que je lui faisais l'honneur -de visiter sa nouvelle ville où il n'installe -que des goujats, il a dépêché sur ma route à dix -stades du pont de l'Euripe un officier de son -palais. Cet homme m'apportait des présents -royaux, entre autres six colosses du Nord et -les deux belles filles que tu vois: la force pour -m'ouvrir la marche, la grâce pour fleurir ma -personne.</p> - -<p>—Des Macédoniennes? demandai-je.</p> - -<p>—Macédoniennes de Rhodes! firent-elles -en éclatant de rire.</p> - -<p>Et Parrhasios, d'un geste généreux, conclut:</p> - -<p>—Elles seront dans ton lit ce soir. Moi, j'en -ai laissé d'autres avec mes bagages; mais tu -peux être seul, ami: accepte ces roses de ma -main. Leur jeune peau doit être éclatante sur -un tapis de pourpre sombre.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Nous approchions du grand marché. Il s'arrêta, -et, me regardant:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[p. 23]</a></span></p> - -<p>—Au fait, tu ne me demandes pas ce que je -viens chercher ici!</p> - -<p>—Je n'osais.</p> - -<p>—Le devines-tu?</p> - -<p>—Non certes. Je ne pense pas que tu veuilles -un esclave, puisque Philippe te donne les siens. -Ni une femme, puisque celles-ci...</p> - -<p>—Je suis venu d'Athènes à Khalkis pour -trouver un modèle, mon petit. Te voilà tout -surpris. Je m'y attendais bien.</p> - -<p>—Un modèle? Il n'y en a donc plus entre -l'Académie et le Pirée?</p> - -<p>—Environ quatre cent quarante mille, pour -moi, dit Parrhasios orgueilleusement; la population -de l'Attique. Et cependant je cherche un -modèle au marché des Olynthiens. Voici pourquoi. -Tu vas comprendre.</p> - -<p>Il se redressa:</p> - -<p>—Je fais, dit-il, un Prométhée.</p> - -<p>En prononçant un pareil nom, il resta la -bouche ouverte et toute l'horreur de son sujet -passa dans le pli de ses sourcils.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[p. 24]</a></span></p> - -<p>—Des Prométhées, tu le sais, il y en a sous -tous les portiques. Timagoras en a vendu un. -Apollodore en a tenté un autre. Zeuxis a cru -pouvoir... mais pourquoi rappeler tant de -piteuse peinture? On n'a jamais fait de Prométhée.</p> - -<p>—Je le crois, répondis-je.</p> - -<p>—On a représenté des paysans nus attachés -sur des rochers de bois et le visage tordu par -je ne sais quelle grimace qui trahit un mal de -dents; mais Prométhée Forgeron du Feu, Prométhée -Créateur de l'Homme et sa lutte avec -l'Aigle-Dieu entre le Caucase et la Foudre, ah! -non! Bryaxis! on n'a pas fait cela. Ce Prométhée -grandiose, je le vois comme ta face, et je -veux en clouer l'image à la muraille du Parthénon.</p> - -<p>Disant cela, il quitta l'appui de ses deux -femmes, prit sa canne d'or au petit porteur et -traça de grands gestes dans l'air.</p> - -<p>—Depuis deux mois j'y travaillais, j'avais -trouvé des rochers superbes dans les domaines<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[p. 25]</a></span> -de Kratès au promontoire d'Astypalée. Toutes -mes études étaient finies. Le fond de mon paysage: -prêt. La ligne de la figure: en place. Et -tout à coup me voici barré: je ne peux pas -trouver une tête. Oh! s'il s'agissait d'un Hermès, -d'un Apollon ou d'un Pan, tous les citoyens -d'Athènes seraient fiers de poser chez moi; mais -prendre pour modèle un homme dont le génie -resplendisse sur le visage et ligoter cet homme -par les pieds, par les poings, sur la charpente -d'un praticable, tu le vois bien, ce n'est pas -possible. On ne peut disloquer ainsi que les -membres d'un esclave. Et ces gens ont des têtes -de brutes! Ce sont des Encelades, des Typhons; -ce ne sont pas des Prométhées. Pourquoi? parce -que nous manquons d'esclaves qui aient été de -libres Hellènes. Eh bien! Philippe nous en apporte; -je suis venu les prendre où il les vend.</p> - -<p>Je frémis.</p> - -<p>—Un Olynthien? dis-je. Un allié vaincu? -Mais où comptes-tu faire ce tableau?</p> - -<p>—A Athènes!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[p. 26]</a></span></p> - -<p>—Sur le sol d'Athènes ton esclave sera -libre.</p> - -<p>—Il sera selon ma volonté.</p> - -<p>—Mais alors, si tu le traites en captif, n'as-tu -pas peur que les lois...?</p> - -<p>—Les lois? dit Parrhasios avec un sourire. -Les lois sont dans ma main comme les plis -de ce manteau, que je jette derrière mon -épaule.</p> - -<p>Et d'un mouvement magnifique, il s'enveloppa -de pourpre et de soleil.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[p. 27]</a></span></p> - - -<h3>III</h3> - -<p>Le marché aux Olynthiens s'étendait devant -nous.</p> - -<p>A perte de vue, et formant en ligne droite -six larges voies parallèles, des estrades de -planches étaient dressées sur des tréteaux de -hauteur médiocre qui montaient environ à mi-cuisse -des passants.</p> - -<p>La population de toute une ville se massait -là devant une seconde foule: l'une, marchandise, -et l'autre, acheteuse. Quatre-vingt mille -hommes, femmes, enfants, les mains liées derrière -le dos, les pieds entravés de cordes lâches, -attendaient, la plupart debout, le Maître inconnu -qui les emmènerait vers un point mystérieux<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[p. 28]</a></span> -de la terre hellène. Un soldat en gardait -quarante et s'improvisait crieur d'hommes. -Derrière les tables, des serviteurs ramassés -dans les faubourgs, faisaient circuler l'eau et -le pain nécessaires à la nourriture de cette -multitude asservie, et un grand bruit s'élevait -toujours, comme la voix perpétuelle d'une fête.</p> - -<p>Parrhasios pénétra dans la rue principale où -s'exposaient à droite et à gauche, nus comme -un peuple de marbre, les jeunes gens et les -jeunes filles qui avaient paru valoir les hauts -prix. A mon étonnement, je ne surpris rien de -morne dans leurs regards plutôt curieux. La -douleur humaine a son terme que la jeunesse -voit venir bientôt. Depuis la ruine de leurs -maisons, ces beaux êtres avaient usé jusqu'au -bout tout ce qu'ils pouvaient donner de jours -et de nuits à l'appréhension ou au désespoir: -rien n'en paraissait plus sur leurs physionomies. -Les jeunes gens sans doute avaient repris -confiance dans leur évasion future. Peut-être -les jeunes filles songeaient-elles à l'amour dont<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[p. 29]</a></span> -on allait combler leur couche et qu'elles méconnaissaient -assez pour le convoiter, quel qu'il -fût. Bref, par inconscience ou par bravade, ils -affectaient une bonne humeur.</p> - -<p>La foule autour d'eux se poussait, empressée -à l'examen, plus indécise devant l'achat. Peu -d'hommes se décidaient vite au milieu d'une -telle mise en vente. On touchait beaucoup aux -esclaves. Des mains éprouvaient les muscles -d'une jambe, la délicatesse d'une peau, la fermeté -d'un sein tendu, la carrure d'un poing -viril. Et puis ces gens passaient à l'estrade voisine, -espérant trouver mieux encore. Parrhasios -fit halte un instant aux pieds d'une adolescente -élancée, dont la longue forme blanche -était une harmonie.</p> - -<p>—Voilà, dit-il, une belle enfant.</p> - -<p>Aussitôt le vendeur se précipita:</p> - -<p>—C'est la plus belle du marché, seigneur. -Vois comme elle est droite! et comme elle est -blanche! Seize ans depuis hier...</p> - -<p>—Dix-huit, rectifia la jeune fille elle-même.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[p. 30]</a></span></p> - -<p>—Tu mens, par Dzeus! Elle n'en a que -seize, seigneur, il ne faut pas la croire. Regarde -ses cheveux noirs relevés par le peigne. Quand -elle les dénoue, ils lui tombent aux jarrets. -Regarde ses mains, ses longs doigts qui n'ont -pas même touché la quenouille. Elle est fille -d'un sénateur...</p> - -<p>—Ne parle pas de mon père, fit-elle très -gravement.</p> - -<p>—Quand je ne le dirais pas, cela se verrait, -affirma le vendeur. Elle est belle comme une -Néréide, souple comme une épée, douce -comme une biche au bois,—enfin voici qui -vaut tout le reste: vierge comme à sa naissance.</p> - -<p>Et la brusquant de ses mains cyniques, il -nous en découvrit la preuve.</p> - -<p>Parrhasios battait le sol sec du bout de sa -canne sonore.</p> - -<p>—Vierge, dit-il, je n'y tenais pas. Il me -suffisait qu'elle fût belle. Ote-lui ces entraves -qui nuisent à sa grâce, et, vite, qu'elle remette -son vêtement. Je l'achète. Quel est son nom?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[p. 31]</a></span></p> - -<p>—Artémidora, dit-elle.</p> - -<p>—Eh bien, Artémidora, sache que tu es -désormais à la suite de Parrhasios.</p> - -<p>Elle ouvrit de grands yeux, hésita naïvement:</p> - -<p>—Tu es... tu serais le Parrhasios que...</p> - -<p>—Je le suis, répondit son maître.</p> - -<p>Et la remettant à la garde des gens qui -l'accompagnaient, il reprit sa marche en -avant.</p> - -<p>Puis il daigna m'expliquer:</p> - -<p>—Ecartelée sur le Caucase, cette jeune fille -offrirait un charmant spectacle. Cependant je -ne l'ai pas prise à dessein d'achever avec elle -le Prométhée dont je t'ai parlé. Elle me servira -de modèle pour certains petits tableaux obscènes, -auxquels je délasse mon esprit pendant -mes heures de loisir, et qui sont loin d'être, -tu le sais, la moins noble partie de mon -œuvre.</p> - -<p>Nous marchâmes longtemps devant les tréteaux. -La foule avait encore grossi. Le soleil<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[p. 32]</a></span> -devenait plus difficilement tolérable dans cette -vaste plaine sans ombre, au milieu d'un peuple -houleux. Artémidora s'était ornée d'abord de -sa tunique blanche, puis de la ceinture des -vierges remontée au-dessous des seins, et ses -cheveux disparaissaient dans le sommet d'un -voile bleuâtre qui enveloppait tout son corps. -Elle se retournait souvent pour nous voir; et -je m'aperçus alors qu'en s'habillant soudain -elle avait revêtu presque une âme nouvelle. -Son visage s'était métamorphosé. Elle nous -observait avec inquiétude, comme si elle avait -cherché à savoir lequel de tous ces hommes -allait lui faire outrage, et oubliant déjà dans -quelle nudité nous avions connu sa personne, -elle repoussait son voile plissé avec ce joli -mouvement du coude gauche en arrière qui -veut dissimuler le globe de la croupe.</p> - -<p>Déjà nous avions parcouru la moitié de la -rue principale, quand Parrhasios s'arrêta.</p> - -<p>—Non, me dit-il, ce que je cherche n'est pas -ici. La jeunesse du corps et la beauté du front<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[p. 33]</a></span> -ne se rencontrent point ensemble. Aussi bien -Prométhée n'est-il pas un éphèbe. Coupons -court vers la droite; suivons au hasard: j'ai -plus de chances de trouver mon homme parmi -les esclaves de second prix.</p> - -<p>A peine avions-nous fait trois pas dans la -deuxième allée à droite, il étendit les mains -et cria:</p> - -<p>—Le voici!</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Je m'approchai avec curiosité.</p> - -<p>L'homme qu'il me désignait ainsi touchait à -la cinquantaine. De très haute taille et de proportions -excellentes, il avait le front large, -l'arcade sourcilière puissante et musclée, le -nez robuste et géométrique, les narines épanouies, -les oreilles profondes. Ses cheveux -étaient gris, sa barbe encore brune, courte -et roulée en boucles rondes aussi expressives -que ses traits. Les fortes attaches de -son cou formaient une sorte de piédestal, -qui donnait, par un singulier rapport, une<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[p. 34]</a></span> -autorité plus grande à l'intelligence de ses -yeux.</p> - -<p>Parrhasios l'interpella:</p> - -<p>—Comment t'appelles-tu?</p> - -<p>—Outis.</p> - -<p>—Je ne te demande pas de littérature, mon -brave, mais le nom que tu as reçu de ton père, -et tu me répondras, je pense?</p> - -<p>—Depuis un mois je m'appelle Outis. Si -j'ai porté un nom ancien, il ne me plaît pas de -te dire lequel.</p> - -<p>—Pourquoi?</p> - -<p>—Ni de te dire pourquoi, fils de chien.</p> - -<p>Parrhasios, hors de lui-même, devint plus -rouge que son manteau. Le vendeur, tout -alarmé, avança des bras suppliants.</p> - -<p>—Ne l'écoute pas, seigneur, il parle comme -un insensé. Et c'est pure malice de sa part, -car il a plus de cervelle que moi. Il est médecin. -Pour la science comme pour l'habileté, il -n'avait pas son pareil dans Olynthe. Je te dis là -ce que tout le monde répète, car il était célèbre<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[p. 35]</a></span> -jusqu'en Macédoine. On m'a dit que depuis -trente ans il a guéri plus d'Olynthiens que -nous n'avons pu en tuer le jour où nous avons -pris la ville. Ce sera un esclave précieux dès -que tu l'auras mis à la chaîne et qu'il aura -senti le bâton; car il fait encore l'insolent, mais -il changera de ton comme les autres. Alors, si tu -sais le mener, tu ne connaîtras pas la mort avant -ton centième hiver. Donne-moi trente drachmes -et Nicostrate sera ta chose pour toujours.</p> - -<p>—Nicostrate? répéta Parrhasios vers moi. -En effet. Je connais ce nom. Mon indifférence -est totale envers sa science de médecin. Toutes -mes drogues sont dans ma cave et l'une me -guérit fort bien des indigestions que l'autre -donne. Quand parfois je suis enrhumé, je ne -m'applique pas d'autre emplâtre qu'une belle -fille aux seins brûlants sur ma poitrine étendue, -et je compte bien vivre cent ans sans l'aide -de cet apothicaire.</p> - -<p>Se tournant vers le vendeur, il ordonna:</p> - -<p>—Ote-lui ses vêtements.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[p. 36]</a></span></p> - -<p>Nicostrate se laissa faire, impuissant et -dédaigneux.</p> - -<p>Parrhasios continua de commander.</p> - -<p>—Mets-le de face, et les bras tombants. -Bien... De côté... De dos... A droite maintenant... -Encore de face... Marché conclu.</p> - -<p>Il claqua légèrement de la main mon épaule -et me dit à mi-voix:</p> - -<p>—Superbe! mon petit.</p> - -<p>Et je ne lui répondis point, car je me sentais -secoué d'un frisson qui était presque de -l'envie.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Cinquante ans sont passés; l'espace d'une -vie humaine. J'ai vu des milliers de modèles: -jamais un qui fût comparable à ce Nicostrate -d'Olynthe.</p> - -<p>Il était la statue de l'Homme dans toute sa -grandeur, à l'âge où la force devient de la puissance. -Parrhasios le nommait Prométhée; -mais n'importe quel nom éternel n'eût pas été -moins digne de son nouvel esclave. Cet homme<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[p. 37]</a></span> -dans mon atelier pendant un an de mon travail, -et j'eusse fait assez d'ébauches pour emplir -toute ma carrière de Dzeus, de Ploutons, -de Poseidons, des quinze dieux à barbe grise -qu'on appelle les Dominateurs. Il évoquait -l'Olympe à ses pieds. Quand il allongeait le -bras, on y voyait le Trident, et quand il le -haussait, on y voyait la Foudre. Les lignes de -ses pectoraux s'unissaient à ses épaules avec -un air de majesté qui divinisait tous les gestes.</p> - -<p>Ah! pensai-je, Parrhasios songe à me donner -des femmes, comme si j'allais passer mes soirs -entre les stèles du Céramique, et certes, il ne -comprend pas que je renoncerais à l'amour -lui-même en échange de son Nicostrate. Les -dieux lui inspireront-ils de me l'envoyer -jamais, fût-ce pour une journée?</p> - -<p>Ainsi je remuais en mon cœur des malaises -de jalousie; et puis je me consolais à demi en -sachant que, si ce n'était le marbre, au moins -la cire allait fixer de sa matière presque aussi -pure tout ce qui brillait là d'immortel.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[p. 38]</a></span></p> - -<p>En effet, Nicostrate fut perdu pour le marbre.</p> - -<p>Je ne l'eus jamais pour modèle.</p> - -<p>Le malheureux ne posa qu'une fois, et vous -allez savoir comment.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[p. 39]</a></span></p> - - -<h3>IV</h3> - -<p>Je revins seul, à cheval, à travers l'Attique. -Pendant mes cinq années d'absence, des créanciers -avaient vendu le peu de bien que je possédais, -et je descendis simplement dans une -hôtellerie d'Athènes pour les longues semaines -nécessaires à ma nouvelle installation.</p> - -<p>Parrhasios m'avait suivi à quelques jours -d'intervalle. Apprenant dans quel lieu modeste -j'avais fait porter mes bagages, il ne voulut -point que j'acceptasse d'autre hospitalité que -la sienne et me fit dire qu'il m'attendait.</p> - -<p>Le lendemain, je me rendis chez lui, seul, et -pour décliner son offre.</p> - -<p>Il habitait, à mi-chemin entre le Céramique<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[p. 40]</a></span> -et l'Académie, un palais de marbre et d'airain, -près de la maisonnette où vivait Platon. Ses -jardins s'étendaient très bas jusqu'aux rives -bleues du Cyclobore, et de l'autre côté, remontant -vers la route, ils entouraient l'édifice blanc -d'arbres inutiles et fastueux.</p> - -<p>Par une faiblesse inattendue chez un homme -de sa valeur, Parrhasios aimait à donner l'ostentation -de la richesse. Sa fortune était immense: -il faisait qu'on n'en doutât point. Et -d'ailleurs, prenant leur part de plaisir à toutes -les voluptés offertes, il voulait éprouver sans -cesse le marbre frais, les soies fines, la peau plus -douce encore des vierges, la pourpre seyant au -visage, l'or inaltérable et solaire. C'est pourquoi -sa maison ressemblait au palais d'Artaxercès.</p> - -<p>Il m'accueillit au seuil de la grande cour -intérieure qui lui servait d'atelier.</p> - -<p>Debout, toujours drapé de soie rouge et la -bandelette au front comme un dieu olympien, -il m'ouvrit ses larges bras. Puis je pénétrai à -ses côtés dans l'illustre salle, matrice de chefs<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[p. 41]</a></span> -d'œuvre, où je fus ému de me retrouver.</p> - -<p>—Mon Prométhée? répondit-il à ma question. -Non. Je ne le sens pas mûr encore. Ce -Nicostrate a besoin d'être médité quelque -temps, et je pressens que ma première conception -du sujet va éclater en morceaux dès -que j'y ferai entrer sa personne. Dans quelques -jours nous verrons bien.</p> - -<p>Je lui demandai s'il se reposait, mais c'était -mal le connaître. La peinture était sa vie même. -Revenu de voyage au milieu de la nuit, il avait -commencé un tableau le matin.</p> - -<p>—Viens, me dit-il brusquement. Je suis -content que tu puisses le voir: cette petite -chose est une merveille. Je n'ai jamais rien -fait de plus beau.</p> - -<p>C'était encore un trait de son caractère, que -d'estimer ses œuvres à leur valeur suprême et -de comprendre l'admiration que tout le peuple -grec vouait à son grand nom.</p> - -<p>Le panneau commencé reposait obliquement -sur un chevalet de bois de sycomore dont les<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[p. 42]</a></span> -deux montants, prêts à se rejoindre, se recourbaient -en cols de cygnes d'or. Je me penchai -respectueusement et vis un singulier sujet qui, -pourtant, ne me surprit point dans l'atelier de -Parrhasios. Son tableau représentait un paysage -sylvestre et frais à voir, où s'allongeait -sur le côté une nymphe endormie, ses flèches -à la main. Un satyre, penché devant elle, lui -soulevait la tunique jusqu'à la ceinture avec une -expression de gourmandise bestiale. Derrière, -un deuxième satyre à genoux assaillait la vierge -directement, sans troubler son jeune sommeil -qui devait être bien profond. C'était tout.</p> - -<p>Mais comme je relevais les yeux, j'aperçus à -quelques pas, étendue sur une banquette, la -confuse Artémidora entre les deux barbares -Sarmates qui venaient de poser avec elle le -mouvement de cette rouge esquisse.</p> - -<p>Et Parrhasios m'expliqua:</p> - -<p>—Oui. J'aime ces tableaux de vie intense, -et je ne montre le Désir de l'Homme qu'à l'instant -de son paroxysme et de sa réalisation.<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[p. 43]</a></span> -Socrate, qui avait commencé par être un mauvais -sculpteur avant de devenir un bon philosophe, -voulait me voir peindre l'amour avec -des regards et des pensées. C'était d'une -absurde critique. La peinture est dessin et -couleur: sa langue ne parle que par gestes, -et le geste le plus expressif est celui par quoi -elle triomphe. J'ai peint Akhilleus à l'instant -où il tue. Sa colère immobile, je la laisse au -poète. Mais en voilà assez, nous nous comprenons.</p> - -<p>Il s'assit devant son chevalet et commanda:</p> - -<p>—Reprenez la pose.</p> - -<p>Alors Artémidora leva ses yeux noirs vers -nous et d'une voix qui me laissa troublé elle -murmura:</p> - -<p>—Devant lui?</p> - -<p>Mais Parrhasios n'entendait point. Parrhasios -chantait déjà. Avec son pinceau fin dont le -manche était d'ivoire et creusé en roseau, il -ajouta les derniers traits à l'esquisse afin d'en -accentuer encore l'impeccable et pur dessin.<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[p. 44]</a></span> -Puis deux de ses jeunes apprentis lui apportèrent -ses instruments.</p> - -<p>—Tu le vois, me dit-il en souriant, j'ai cessé -de peindre à la détrempe. Voilà de la cire et -des fers selon le procédé nouveau. Ces jeunes -gens de l'Ecole de Sikyone, je les battrai sur -leur terrain!</p> - -<p>On eût dit, en effet, à le voir, qu'il avait -toujours employé ce procédé de Polygnote -récemment remis à la mode. Ses petites boîtes -à cire étaient disposées dans un coffret déjà -maculé par l'usage. Il y plongeait avec mesure -le fin cautère chauffé au fourneau, en retirait une -gouttelette de cire colorée, la posait à sa place -et la mêlait aux autres avec une sûreté de -main qui m'arrachait parfois un sourire d'enthousiasme.</p> - -<p>Tout en peignant, il m'apprenait comment -on mêlait la cire aux couleurs et quelles couleurs -étaient les bonnes, à l'exclusion de toutes -les autres. Son blanc venait de l'île de Mélos, -celui de Samos étant trop gras. Il aimait le<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[p. 45]</a></span> -cinabre indien, plus solide que le cinabre -d'Ephèse, plus coûteux aussi, d'ailleurs. La -sandaraque couleur de flamme et l'arménion -d'un bleu si pâle, convenaient aux vêtements -féminins. Il estimait le noir d'ivoire que le -jeune Apelle venait d'inventer, mais il s'en -tenait pour sa part au noir plus docile aux -mélanges, fabriqué (lorsqu'on peut en prendre) -avec les os calcinés des morts et ravis aux -tombeaux anciens.</p> - -<p>Ainsi se passa la journée sans que je sentisse -la fuite des heures, sinon quand Parrhasios -commandait: «Reposez-vous!» et qu'Artémidora -toujours plus rougissante, cachait son -visage dans ses mains.</p> - -<p>Vers la fin du jour, il se leva, criant aux -apprentis:</p> - -<p>—Faites chauffer la plaque!</p> - -<p>Et se retournant vers moi, il me dit:</p> - -<p>—C'est fini.</p> - -<p>On lui apporta la plaque rouge qui lançait -des étincelles. Il la saisit par le piton avec des<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[p. 46]</a></span> -tenailles à longues branches. Il la promena -très lentement devant le tableau horizontal, -où la cire montait à la surface en fixant au bois -sec son âme multicolore.</p> - -<p>Et voilà comment fut achevée, entre l'aube -d'un jour et le crépuscule, la «Nymphe surprise» -de Parrhasios, qui est maintenant à Syracuse.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Parrhasios regarda son œuvre avec une négligente -complaisance, et secouant sa belle -main expressive, il cria comme pour cent personnes:</p> - -<p>—Oui. C'est un exercice avant la bataille.</p> - -<p>Distrait, je demandai:</p> - -<p>—Quelle bataille?</p> - -<p>Il parut s'étonner que je n'eusse pas compris. -A grands pas, il traversa la pièce, ouvrit une -porte: Nicostrate à la chaîne leva les yeux sur -nous. Parrhasios se haussa devant lui, et, les -doigts passés dans la barbe, il murmura comme -pour lui seul:</p> - -<p>—Ma bataille de dieu contre cet être humain.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[p. 47]</a></span></p> - - -<h3>V</h3> - -<p>Je restai un mois entier occupé dans Athènes -à des affaires personnelles, qui ne me -permettaient pas de retourner chez Parrhasios.</p> - -<p>Athènes était vraiment en deuil depuis la -chute des Olynthiens. Le marché de Khalkis, -la vente d'un peuple allié,—ce scandale et cet -affront aux portes mêmes de l'Attique,—était -le sujet de tous les discours, le songe de tous -les silences.</p> - -<p>Contre Philippe, on ne pouvait rien. Kratès -ne voulait pas la guerre, et Démosthéne lui-même -ne la demandait plus. Mais Eschine, -en revenant du Péloponèse, avait rencontré -sur sa route des troupeaux d'Olynthiens conduits<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[p. 48]</a></span> -comme des bêtes, et il lui avait suffi de -raconter ce passage d'esclaves, pour soulever -à sa voix l'indignation du peuple contre les -cités coupables.</p> - -<p>Un jour, ce fut pis encore: on apprit que -dans la ville même, un citoyen traitait en -femme captive une malheureuse Olynthienne. -L'homme fut arrêté, jugé, condamné à mort -sur-le-champ.</p> - -<p>Alarmé, je vis Parrhasios menacé d'un sort -semblable et laissant là toute affaire, je descendis -jusqu'à son palais, afin de l'avertir s'il -en était temps.</p> - -<p>Portes et rideaux étaient fermés lorsque je -parvins à son mur. L'esclave ne voulait pas me -laisser franchir le seuil. Il me fallut insister, -montrer mon angoisse, affirmer qu'il y allait -de la vie de son maître. Je passai enfin, et -suivant en courant la grande galerie vide, je -soulevai la portière.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Je n'oublierai jamais le regard lent et grave<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[p. 49]</a></span> -que me jeta Parrhasios lorsqu'il me vit entrer. -Il peignait debout, gigantesque devant un panneau -de bois noir qui était presque de sa taille. -Le ciel vaguement orageux donnait à sa haute -stature une apparence extra-humaine. La sérénité -de son visage était telle, que les traits n'y -paraissaient plus: les rides mêmes s'étaient -effacées, ainsi qu'il arrive aux cadavres des -grands vieillards couchés dans la paix des -morts.</p> - -<p>Il ne me parla point. Il ne me regarda plus. -La tige chaude entre les doigts, il portait les -larmes de cire entre la boîte et le panneau -droit, d'une main aussi sûre et aussi tranquille -que s'il avait créé le monde avec des gouttes -de couleur.</p> - -<p>C'est alors que, suivant son œil fixé tour à -tour sur son œuvre et sur un point de la vaste -salle, j'aperçus, tumultueux et nu, écartelé -des quatre membres à la croupe d'une roche -véritable, Nicostrate qui tirait, couvert de tous -ses muscles, sur quatre cordes retordues.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[p. 50]</a></span></p> - -<p>Longtemps, je restai immobile, retenant mon -souffle, ne sachant plus ce que j'étais venu -faire et dire. Mon cerveau nageait tout entier -dans les merveilles de la vue. Mes autres sens -ne me parlaient plus et j'avais moins de pensée -qu'on n'en a en songe.</p> - -<hr class="stars" /> - -<p>Tout à coup, Parrhasios prononça un mot... -Du moins, il me sembla l'entendre.</p> - -<p>Et ce mot, c'était:</p> - -<p>—Crie!</p> - -<p>Et sa voix était calme comme son geste et -son front.</p> - -<p>—Crie! répéta Parrhasios.</p> - -<p>Nicostrate poussa violemment un éclat de -rire forcé qui remua la salle. Et il dit qu'il ne -crierait point! qu'il était maître de son visage! -qu'on n'attacherait pas ses traits, comme ses -membres, avec des câbles à la roche! qu'il empêcherait -bien ce tableau de se faire! puis il vomit -l'écume de sa rage avec des éclats d'injures.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[p. 51]</a></span></p> - -<p>La face de Parrhasios ne s'altéra pas d'une -ligne. Il posa le cautère qu'il tenait à la -main, en prit lentement un autre qui chauffait -à blanc dans le fourneau voisin, et, mesurant la -place exacte où le vautour de son tableau fouillait -le foie de Prométhée, il dit à un esclave -sarmate:</p> - -<p>—Tiens. A droite. Sous la dernière côte. -Touche légèrement, sans pénétrer.</p> - -<p>Nicostrate vit cet homme s'avancer jusqu'à -lui. Il gardait un sourire très pâle et la chair -grésilla sans qu'il eût dit un mot.</p> - -<p>Mais, bientôt, ses yeux défaillirent. Une -sueur atroce coula de ses tempes. Il se mit à -hurler d'abord, puis à gémir d'une voix secouée -comme un sanglot de petit enfant.</p> - -<p>Parrhasios, impassible, observait son visage.</p> - -<hr class="stars" /> - -<p>Combien de temps ceci dura-t-il? Je ne sais -plus. Jusqu'au soir, je pense. Je ne sais pas -davantage à quelle heure j'eus la force de me -traîner hors de cette salle, car je défaillais de<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[p. 52]</a></span> -la tête aux pieds. Au moment où je passais la -porte, j'entendis un silence soudain, puis une -voix dans l'éloignement:</p> - -<p>—L'imbécile! criait Parrhasios. Il est mort -un instant trop tôt!</p> - -<hr class="stars" /> - -<p>Lorsqu'on sut le lendemain dans Athènes, -comment Parrhasios avait accompli le «Prométhée -enchaîné» qu'il destinait au Parthénon, -il n'y eut dans toute la ville qu'un seul cri -d'horreur.</p> - -<p>Le peuple se porta en foule sur la route du -Cyclobore et vint assaillir la maison du peintre, -dont les portes étaient fermées.</p> - -<p>—Un Olynthien! Un homme libre! Un -vaincu du Macédonien!</p> - -<p>—Le poison pour son meurtrier!</p> - -<p>Je me mêlai à cette foule hostile, non pas -pour sauver mon ami, car moi aussi je pensais -alors qu'il méritait tous les supplices, et les<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[p. 53]</a></span> -hurlements de Nicostrate grondaient toujours -dans mes oreilles. Mais j'allai, suivant la cohue, -poussé par le mouvement du peuple, et je -parvins avec le troupeau sous les murailles -assiégées.</p> - -<p>La foule cria longtemps. La maison semblait -morte. Pas un esclave sur le seuil. Pas une -voix derrière les rideaux qui pendaient entre -les colonnes, immobiles et refermés.</p> - -<p>Enfin Parrhasios lui-même, entre deux rideaux -qui s'ouvrirent, apparut au premier -étage, les bras croisés dans sa robe royale et le -front toujours ceint de la bandelette sacrée.</p> - -<p>Une tempête de cris monta jusqu'à lui:</p> - -<p>—Assassin! Barbare! Allié de Philippe! -criait la foule. Où est-il, cet Olynthien? Nous -lui ferons des funérailles comme à un général -vainqueur. Et le poison pour toi! le poison -pour toi!</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Parrhasios laissa cette colère se déchaîner -et se ralentir. Puis, saisissant à ses pieds, par<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[p. 54]</a></span> -les deux côtés du panneau, le «Prométhée» -qu'il venait de peindre, il le souleva lentement -et comme religieusement, d'abord au-dessus -de la balustrade, puis au-dessus même de son -front, si bien qu'il fut caché par lui, et l'Œuvre -apparut à la place de l'Homme.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Une brusque secousse ébranla cette foule -qui s'approcha encore. Un prodige lui apparaissait: -le tableau de la douleur humaine et de -l'éternelle défaite par la souffrance et par la -mort, palpitait au-dessus de ses têtes. Devant -ses innombrables yeux, le sommet de la grandeur -tragique se découvrait là pour la première -fois. Elle frémit. Quelques hommes -pleurèrent. Un silence de temple se répandit -jusqu'aux dernières bouches de la multitude, -et comme des huées essayaient de renaître, -une acclamation tonnante les étouffa dans le -bruit de la Gloire.</p> - -<p class="right"> -Le Caire, 1901. -</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[p. 57]</a></span></p> - - - - -<h2><a name="DIALOGUE_AU_SOLEIL_COUCHANT" id="DIALOGUE_AU_SOLEIL_COUCHANT">DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT</a></h2> - - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Jeune fille aux yeux noirs...</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Ne me touche pas!</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Non certes; je reste loin, tu le vois, sœur -d'Aphrodite, jeune fille aux cheveux bouclés -comme des grappes de raisins. Je m'arrête sur -le bord de la route, et je ne peux plus m'en -aller, tu le vois, ni vers ceux qui m'attendent, -ni vers ceux que j'ai quittés.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[p. 58]</a></span></p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Va! va! tu parles vainement, chevrier sans -chèvres, coureur de chemins vagues! Si tu ne -peux plus suivre la route, va-t'en alors à travers -champs; mais n'entre pas dans ma prairie, -toi que je ne connais pas; ou j'appelle!</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Qui donc appellerais-tu dans cette solitude?</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Les dieux! qui m'entendront.</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Ah! petite fille! Les dieux sont plus loin de -toi que je ne suis à présent, et fussent-ils même -à tes côtés, ils ne me défendraient pas de te -dire que tu es belle, car ils sont fiers de ton -visage et ils savent bien que c'est leur chef-d'œuvre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[p. 59]</a></span></p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Tais-toi, chevrier. Va-t'en. Ma mère m'a défendu -d'écouter aucun homme. Je suis ici pour -garder mes brebis laineuses et leur faire brouter -l'herbe jusqu'au soleil couchant. Je ne dois -pas entendre la voix des garçons qui passent -sur la route avec le vent du soir et les poussières -ailées.</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Pourquoi?</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Je ne le sais pas. Ma mère le sait pour moi. -Il n'y a pas encore treize ans que je suis née -sur son lit de feuilles, et je serais bien imprudente -si je ne faisais pas tout ce qu'elle veut -m'ordonner.</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Tu ne l'as pas comprise, enfant, ta mère si -bonne et si sage et si belle, et si vénérable.<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[p. 60]</a></span> -Elle t'a parlé des hommes barbares qui traversent -parfois les campagnes, le bouclier sur -le bras gauche et l'épée dans la main droite. -Ceux-là seraient méchants pour toi, car tu es -faible et ils sont forts. Dans les cités qu'ils ont -prises pendant les détestables guerres, ils ont -tué beaucoup de jeunes vierges presque aussi -belles que tu l'es et ils ne t'épargneraient pas -s'ils te trouvaient sur leur chemin. Mais moi, -quel mal pourrais-je te faire? Je n'ai que ma -peau de mouton sur l'épaule et ma baguette à -la main. Regarde-moi. Suis-je donc si terrible?</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Non, chevrier. Tes paroles sont douces et je -les écouterais longtemps... Mais les plus douces -paroles sont perfides, m'a-t-on dit, lorsque la -bouche d'un jeune homme les murmure à l'une -de nous.</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Me répondras-tu si je te pose une question?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[p. 61]</a></span></p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Oui.</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>A quoi songeais-tu, sous l'olivier noir, lorsque -j'ai passé?</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Je ne veux pas te le dire.</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Je le sais.</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Dis-le-moi.</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Si tu me permets d'approcher. Autrement -je resterai muet. Je ne puis te dire cela qu'à -l'oreille puisque c'est ton secret et non le mien. -Tu veux bien que je m'approche? que je te -prenne la main?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[p. 62]</a></span></p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>A quoi pensais-je?</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>A ta ceinture de noces.</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Oh! qui t'a répété... Ai-je parlé tout haut? -Es-tu dieu, chevrier, pour lire de si loin dans -les yeux des filles? Ne me regarde pas ainsi! -ne cherche pas à lire ce que je pense à l'instant...</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Tu songeais à ta ceinture de noces et à l'inconnu -qui la dénouerait, avec quelques-unes -de ces douces paroles que tu crains autour de -toi. Celles-là aussi seront-elles perfides?</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Je ne les ai jamais entendues...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[p. 63]</a></span></p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Mais tu entends les miennes, et tu vois mes -yeux...</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Je ne veux plus les voir...</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Tu les vois dans ton songe.</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>O chevrier!...</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Quand je te prends la main, pourquoi frissonnes-tu? -Quand mon bras se referme autour -de ta poitrine, pourquoi t'inclines-tu? Pourquoi -ta faible tête cherche-t-elle mon épaule?...</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>O chevrier!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[p. 64]</a></span></p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Comment serais-tu ainsi presque nue dans -mes bras si je n'étais pas déjà presque ton -époux?</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Mais non, tu ne l'es pas; laisse-moi, laisse-moi, -j'ai peur, va-t'en, je ne te connais pas; -laisse-moi, tes mains me font mal, laisse-moi, -je ne te veux pas!</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Pourquoi me parles-tu, petite fille, avec la -bouche de ta mère?</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Non, ce n'est pas elle, c'est moi qui te -parle. Je suis sage; laisse-moi, chevrier. J'aurais -honte de faire comme Naïs, ou comme -Philyra ou Chloë qui n'attendirent point le -jour de leurs noces pour apprendre les secrets<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[p. 65]</a></span> -d'Aphrodite et enfanter mystérieusement. Non, -non, je ne te céderai pas! tu peux déchirer -ma tunique, je ne te céderai pas, chevrier! je -m'étranglerais plutôt de mes mains.</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Pourquoi encore? Et que t'ai-je fait? J'ai -touché cette tunique, je ne l'ai pas déchirée. -J'ai baisé ta ceinture, je ne l'ai pas dénouée. -Eh bien, soit! je t'abandonne, je te délivre, je -te laisse... Va-t'en!... Pourquoi ne t'en vas-tu -pas?</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Laisse-moi pleurer.</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Crois-tu donc que je t'aime assez peu pour -te ravir à toi-même? T'aurais-je ainsi parlé -depuis que tu m'entends si je ne te demandais -qu'un instant de plaisir tel que toutes les -bergères m'en pourraient donner? Est-ce que<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[p. 66]</a></span> -mes yeux ne t'ont pas appris... Mais tu ne -les regardes plus, mes yeux. Tu caches les -tiens, et tu pleures..</p> - -<p class="center">MELITTA</p> -<hr class="tb" /> -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Pourtant, si tu l'avais voulu, j'aurais tant -aimé passer à tes pieds toute une vie d'amour -et de tendres paroles. J'aurais mis mes deux -bras autour de ton corps, ma tête sur ton sein, -ma bouche sous la tienne, et tu aurais dénoué -tes cheveux pour m'en faire des caresses autour -de nos baisers... Écoute! si tu l'avais voulu, -je t'aurais fait une hutte verte avec des branches -fleuries et des herbes fraîches, pleines encore -de cigales chantantes et de scarabées d'or, -précieux comme des bijoux. C'est là que tu -m'aurais enfermé toutes les nuits, et que sur -le lit blanc de mon manteau étendu, nos deux -cœurs auraient battu éternellement l'un contre -l'autre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[p. 67]</a></span></p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Oh! laisse-moi pleurer encore...</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Loin de moi?</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Dans tes bras... dans tes yeux...</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Mon amour... Le soir monte, et la lumière -s'en va, comme un être ailé, vers le ciel... La -terre est déjà noire. On ne voit plus au loin -que la longue voie lactée du ruisseau qui -scintille comme un fleuve d'étoiles autour de -notre champ... Mais c'est trop de clarté...</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Oui, c'est trop... conduis-moi.</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Viens... Le bois où nous nous glissons entre -les branches caressantes est si profond que,<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[p. 68]</a></span> -même le jour, les divinités en ont peur. On ne -voit jamais dans les sentiers les doubles sabots -des satyres suivre les pieds légers des nymphes. -On n'y voit pas entre les feuilles les yeux verts -des hamadryades fixer les yeux craintifs des -hommes. Mais nous n'aurons pas peur puisque -nous sommes ensemble, tous les deux, toi, et -moi...</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Non. Je pleure malgré moi, mais je t'aime -et je te suis. Un dieu est dans mon cœur! -Parle-moi! Parle encore! Un dieu est dans ta -voix.</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Mets tes cheveux autour de mon cou, ton -bras autour de ma ceinture et ta joue contre -ma joue. Prends garde, voici des pierres. Baisse -les yeux, voici des racines. La mousse glisse -sous nos pieds nus, et la terre est fraîche... -Mais ton sein est chaud sous ma main.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[p. 69]</a></span></p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Ne le cherche pas. Il est petit, il est jeune, -il n'est pas beau. L'automne dernier je n'en -avais pas plus qu'au jour de ma naissance. -Mes amies se moquaient de moi. C'est au -printemps que je l'ai vu croître, avec les -bourgeons sur les arbres... Ne le caresse pas -ainsi... Je ne peux plus marcher.</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Viens pourtant... Ici nous sommes dans les -ténèbres. Je ne vois plus ton visage. Nous ne -sommes ni toi ni moi. Ne me donne plus tes -lèvres: je veux revoir tes yeux. Viens jusqu'au -vieil arbre là-bas, qui est devant le clair de -lune. Sa grande ombre rampe jusqu'à nous, -suis-la...</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Il est grand comme un palais...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[p. 70]</a></span></p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Le palais de tes noces, qui s'ouvre pour -nous deux au fond de la nuit sacrée...</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>J'entends du bruit... Ce sont les palmes...</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Les palmes bruissantes du cortège nuptial.</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Ces étoiles...</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Ce sont les torches.</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Et ces voix...</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Ce sont les dieux.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[p. 71]</a></span></p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>O chevrier, je suis entrée ici, vierge comme -Artémis qui nous éclaire de loin à travers les -branches noires, et qui, peut-être, écoute mon -serment. Je ne sais pas si j'ai bien fait de te -suivre où je t'ai suivie, mais un souffle était -en moi, un esprit que ta voix a fait naître... -et tu m'as donné le bonheur, comme un -immortel, en me donnant la main.</p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p>Jeune fille aux yeux noirs, ni ton père ni -mon père n'ont préparé notre union devant -l'autel de leurs foyers en échangeant ta richesse -et la mienne. Nous sommes pauvres, donc -nous sommes libres. Si quelqu'un nous marie -ce soir, lève les yeux: ce sont les Olympiens -protecteurs des bergers.</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p>Mon époux, quel est ton nom?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[p. 72]</a></span></p> - -<p class="center">ARCAS</p> - -<p class="center">ARCAS. Et le tien?</p> - -<p class="center">MELITTA</p> - -<p class="center">MELITTA.</p> - -<p class="right"> -Biarritz, 1903. -</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[p. 75]</a></span></p> - - - - -<h2><a name="UNE_VOLUPTE_NOUVELLE" id="UNE_VOLUPTE_NOUVELLE">UNE VOLUPTÉ NOUVELLE</a></h2> - - -<h3>I</h3> - -<p>Il y a quatre ans, peut-être cinq, j'habitais -plusieurs jours par semaine un rez-de-chaussée -incommode, mais clandestin et costumé, dans -une rue qui communiquait par une de ses -extrémités avec le petit parc Monceau: détail -sans intérêt pour moi, car la grille en était -fermée tous les soirs avant minuit, de sorte -que je n'y pouvais passer précisément à l'heure -où j'apprécie la marche en plein air.</p> - -<p>Une nuit, comme je me trouvais là, en conversation<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[p. 76]</a></span> -silencieuse avec deux chats de faïence -bleue accroupis sur une table blanche, j'hésitais -à choisir entre deux passe-temps de solitude: -écrire un sonnet régulier en fumant des -cigarettes, ou fumer des cigarettes en regardant -le tapis du plafond.</p> - -<p>L'important est d'avoir toujours une cigarette -à la main; il faut envelopper les objets -d'une nuée céleste et fine qui baigne les lumières -et les ombres, efface les angles matériels, -et, par un sortilège parfumé, impose à -l'esprit qui s'agite un équilibre variable d'où -il puisse tomber dans le songe.</p> - -<p>Ce soir-là, j'avais l'intention d'écrire et le -désir de ne rien faire; en d'autres termes, -c'était une soirée qui ressemblait à toutes -les autres et allait fatalement se terminer devant -une feuille de papier vierge et un cendrier -plein de cadavres, quand je fus tout à -coup tiré de mes pensées par un coup de sonnette -inattendu.</p> - -<p>Je levai la tête. Je me persuadai que, le vendredi<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[p. 77]</a></span> -9 juin, je n'attendais personne à cette -heure de nuit; mais, comme un second coup -de sonnette suivit de très près le premier, -j'allai à la porte et je tirai la serrure.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>La porte ouverte, je vis une femme.</p> - -<p>Elle se tenait enveloppée dans un manteau -flottant qui était de drap beige comme un -vêtement de voyage, mais broché d'entrelacs -comme une sortie de bal. Cela se serrait autour -du cou par une chenille ronde et touffue d'où -la tête émergeait à peine, toute brune sous les -cheveux teints en blond. Le visage était jeune, -sensuel, un peu railleur; deux yeux très noirs, -une bouche très rouge.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>—Veux-tu bien me permettre de passer, -dit-elle en penchant la tête sur l'épaule.</p> - -<p>Je m'effaçai, avec l'étonnement particulier -d'un homme qui voit entrer chez lui, à l'heure -où l'on ne reçoit guère que les amies les plus -intimes, une femme qui ne lui rappelle pas le<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[p. 78]</a></span> -moindre souvenir, et qui le tutoie dès la première -phrase.</p> - -<p>—Chère amie, lui dis-je timidement quand -je l'eus suivie dans ma chambre; chère amie, -ne m'accuse pas, je te reconnais à merveille, -mais je ne sais par quelle infortune je ne puis -à l'instant me rappeler ton nom. Ne serait-ce -pas Lucienne? ou Tototte?</p> - -<p>Elle eut un sourire d'indulgence et, sans -répondre, elle défit son manteau. Sa robe était -de soie vert-d'eau, ornée de gigantesques iris -tissés avec la robe elle-même et dont les tiges -montaient en fusées le long du corps jusqu'à -un décolletage carré qui montrait nu le bout -des seins. Elle portait à chaque bras un petit -serpent d'or aux yeux d'émeraude. Un collier -de grosses perles à deux rangs brillaient sur -sa peau foncée, en marquant la naissance du -cou qui était mobile et arrondi.</p> - -<p>—Si tu me reconnais, dit-elle, c'est que tu -m'as vue en rêve. Je suis Callistô, fille de -Lamia. Pendant dix-huit cents ans, mon tombeau<span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[p. 79]</a></span> -est resté en paix dans les bois fleuris de -Daphné, près des collines où fut la voluptueuse -Antioche. Mais maintenant, les tombeaux -voyagent. On m'a emmenée à Paris et mon -ombre suivait la pierre qui contenait mes -cendres fines. Longtemps encore, j'ai dormi -enfermée dans les caves glaciales du Louvre. -J'y serais toujours si un grand païen, un saint -homme, M. Louis Ménard, le seul qui se souvienne -aujourd'hui des rites et des gestes -divins, n'avait prononcé devant ma tombe les -paroles traditionnelles qui savent rendre aux -pauvres mortes une vie éphémère et nocturne. -Pendant sept heures, chaque nuit, je me promène -dans ta sale ville...</p> - -<p>—Oh! pauvre fille! interrompis-je. Comme -tu dois trouver le monde changé!</p> - -<p>—Oui et non. Je trouve les maisons noires; -les costumes laids et le ciel lugubre (quelle -singulière idée vous avez eue de venir habiter -sous un pareil climat!) Je trouve que la vie -est plus sotte et que les gens ont l'air moins<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[p. 80]</a></span> -heureux; mais si j'ai une stupéfaction, c'est -bien de revoir à chaque pas toutes les choses -que j'ai connues. Comment! en dix-huit cents -ans vous n'avez fait que cela! Rien de plus -nouveau? Rien de mieux, vraiment? Ce que -j'ai vu dans vos rues, dans vos champs, dans -vos maisons, c'est tout, c'est bien tout?... -Quelle misère, mon ami!</p> - -<p>L'étonnement qu'elle me vit prendre pouvait -tenir lieu de réplique. Elle sourit et -s'expliqua:</p> - -<p>—Tu vois comment je suis habillée? me -dit-elle. J'ai la robe qu'on a mise avec moi -au tombeau. Regarde-la. De mon temps, on -s'habillait avec de la laine, du fil et de la soie. -En revenant sur terre, je croyais trouver tous -ces vieux tissus disparus même des mémoires. -Je m'imaginais (pardonne-moi) qu'après de si -longues années les hommes auraient découvert -des étoffes merveilleuses comme le soleil -ou la lune, et plus voluptueuses au toucher -que la peau d'une vierge ou d'un fruit. Mais<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[p. 81]</a></span> -non, de quoi vous habillez-vous? de laine, de -fil et de soie... Oh! je sais, vous avez trouvé -les cotonnades, et vous en enveloppez les -nègres, qui vous semblent inconvenants dans -l'état où ils se promènent. C'est peut-être -extrêmement moral... Tu aimes beaucoup le -coton? Tu es fier de sa découverte? Moi, je ne -peux pas même sentir sous mes doigts cette -chose qui colle et qui se défait. Enfin, avez-vous -une étoffe mieux drapée que la laine? non; -plus fine que le fil de lin? plus lumineuse que -la soie... Mais réponds toi-même.</p> - -<p>Elle poursuivit:</p> - -<p>—De mon temps, on se chaussait avec -du cuir... On connaissait les mules, les souliers -de couleur, les pantoufles fourrées, les -bottines montantes... Tiens, tes souliers de -cycliste, découverts avec une bride un peu plus -haut, c'est une forme phrygienne. Regarde -maintenant les miens: ils sont en maroquin -olive et dorés aux petits fers comme une -reliure. Admire-les. Tu n'en trouveras pas<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[p. 82]</a></span> -d'aussi beaux chez le fournisseur de tes amies.</p> - -<p>Elle poursuivit encore:</p> - -<p>—De mon temps, pour faire les bijoux, on -se servait de deux métaux précieux: l'or et -l'argent. En avez-vous trouvé un troisième? -On en faisait des colliers, des bagues, des bracelets, -des boucles d'oreilles, des diadèmes et -des broches. J'ai retrouvé tout cela rue de la -Paix, identique. Nous connaissions les perles, -l'émeraude, le diamant, l'opale, la pierre de -lune, le rubis, le saphir et toutes les silices -nuancées qui viennent de l'Arabie et de l'Inde -aujourd'hui comme autrefois. Par hasard, auriez-vous -créé une pierre précieuse en dix-huit -siècles? Une seule, dis-m'en une, je t'en prie! -une pierre que je n'aie pas connue, une bague -que je n'aie pas mise à mon doigt; un bijou -nouveau, même monté en or comme les miens, -puisque tu n'as pas de métal plus rare à m'offrir, -mais portant dans ses griffes une gemme -inventée?</p> - -<p>Sa voix s'était animée peu à peu jusqu'à un<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[p. 83]</a></span> -ton de reproche et de dépit. Je fis un geste -beaucoup plus calme.</p> - -<p>—Callistô, répondis-je, tu me parais attacher -une importance exagérée aux ornements dont -les femmes se chargent et qui n'ont pas d'autre -excuse que d'occuper, par leur choix difficile -et leur composition méticuleuse, une vie stagnante -et désœuvrée. Il est évident aujourd'hui, -après dix mille ans d'efforts infructueux -chez tous les peuples, qu'une jeune fille ne -saurait jamais être plus belle par l'art du couturier, -du brodeur et de l'orfèvre qu'à l'instant -où elle se montre toute nue comme les dieux -l'ont créée. Ce simple costume, je ne doute pas -que les Grecs ne l'aient connu...</p> - -<p>—Mieux que tes compatriotes.</p> - -<p>—Vous ne l'avez pas inventé; n'en sois pas -fière. Je reconnais que, de nos jours, on le -travestit encore plus mal que du temps où tu -es née; mais du mauvais au pire la différence -importe-t-elle? On ne peut pas habiller les -femmes. C'est un axiome. Nous ne le détruirons<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[p. 84]</a></span> -pas. Si les vérités esthétiques pouvaient -se démontrer par théorèmes, M. Poincaré -aurait déjà prouvé mathématiquement qu'il est -inutile d'exercer l'imagination humaine à la -recherche de cette découverte, aussi certainement -chimérique que la trisection des angles. -Pour ma part, je ne m'afflige pas d'un insuccès -qui persiste parce qu'il est éternel; et je me -contente d'admirer la femme dans sa pureté -primitive (qui, elle aussi, est immuable) avec -l'émotion antique de ceux qui touchèrent -Hélène.</p> - -<p>Elle me regarda plus fixement en penchant -la tête vers moi, et me dit avec lenteur:</p> - -<p>—Es-tu sûr, ô présomptueux! que les femmes -n'aient pas changé?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[p. 85]</a></span></p> - - -<h3>II</h3> - -<p>Ce qu'elle fit immédiatement après avoir dit -ces mots, je ne sais si je l'ai vu, dans le trouble -où j'étais.</p> - -<p>Comment elle quitta ses bagues, fit glisser -quatre bracelets, ouvrit son collier, laissa -tomber ses vêtements en même temps que ses -lourds cheveux, je ne pourrais le dire. Ce fut -si rapide et si éclatant qu'il m'en est resté -dans la mémoire un éblouissement plein -d'ombres.</p> - -<p>Jusque-là, je n'avais pas cru avec certitude -à la réalité de l'aventure. Les apparitions -longtemps prises pour surnaturelles, et désormais -tenues plus volontiers comme obéissant<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[p. 86]</a></span> -aux lois d'une nature profonde et mal connue, -se présentent parfois avec les caractères d'une -matérialité qui n'est démentie par aucun de nos -sens et qui peut égarer un esprit incrédule ou -simplement prévenu contre l'invraisemblance.</p> - -<p>Je me demandais depuis une heure si je -n'étais pas mystifié par une lectrice extravagante: -quelque étrangère, pensais-je, assez -immodeste et assez délibérée pour se rendre -la nuit dans une chambre à coucher où on ne -l'invite point, veut sans doute faire oublier le -dessein banal qui l'entraîne, en considération -du soin qu'elle apporte à le dissimuler dans -une robe de théâtre. J'avais répondu dans le -sens où elle me conduisait elle-même, avec -la réserve d'un interlocuteur complaisant qui, -par déférence ou par curiosité, ne veut pas -déchirer trop tôt le tissu d'une comédie laborieuse -et intéressante.</p> - -<p>Mais dès qu'elle fut nue, je compris qu'elle -venait à moi du fond du passé...</p> - -<p>Je me souviens très bien qu'au moment où<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[p. 87]</a></span> -j'en eus la certitude, j'ébauchai, si je n'achevai -pas, tous les mouvements qu'un instinct religieux -m'inspirait invinciblement. Je me retins -à ma chaise pour ne pas me mettre à genoux -et je la regardais, en inclinant le front, avec -un sentiment de sacrilège, comme si une personne -aussi miraculeuse ne devait pas être -contemplée avec les mêmes yeux qui voyaient -les femmes vivantes.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Callistô était grande. Elle avait le torse -étroit et rond, la taille haut placée, les jambes -très longues. Ses articulations fines étaient -d'une fragilité qui me ravissait; et même dans -ses cuisses musclées on devinait des os délicats. -Épilée, mais pure et sans fards, sa peau -luisait comme au sortir du bain, brune d'un -léger ton uniforme, presque noire au bout -des seins, au bord allongé des paupières et -dans la ligne courte du sexe. Je ne saurais -expliquer comment sa beauté ne pouvait -s'être accomplie ni sous notre climat, ni même<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[p. 88]</a></span> -dans notre temps, car cette évidence ne naissait -d'aucun détail, mais seulement d'une harmonie -et peut-être d'une clarté. Pour affirmer une -différence entre elle et les femmes de mon -époque, j'étais obligé de croire sans autre -preuve à mon discernement, comme un collectionneur -distingue le vrai du faux sans que -parfois il puisse démontrer qu'il se fonde sur -un indice particulier pour établir sa conviction.</p> - -<p>Comme pour se mettre à ma portée, elle -s'étendit sur une chaise longue.</p> - -<p>—Vous auriez pu au moins perfectionner les -femmes, reprit-elle en souriant. Et, tu le vois, -les races ont perdu. Vos médecins, qui méprisent -les nôtres, pourquoi laissent-ils aujourd'hui -tes maîtresses moins belles que mes -sœurs? La terre où nous vécûmes ne s'est pas -engloutie. L'Oronte descend toujours du fond -des montagnes de cèdres. Smyrne survit. Sparte -est morte, mais Athènes est ressuscitée. Siècle -vaniteux et débile, pourquoi remplaces-tu les<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[p. 89]</a></span> -Ioniennes par le mélange des Levantines, et -que n'as-tu créé des sélections de femmes, -comme tu crées des familles de roses? Tu ne -peux pas. Ton effort est celui d'un enfant. Le -nôtre fut celui des dieux.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Pendant qu'elle me parlait (je n'étais guère -en esprit de discuter contre elle), une terreur -comme on n'en a guère que dans le frisson du -demi-sommeil, m'étreignait les tempes. Je tremblais -qu'elle ne me quittât tout à coup, comme -un être fluide, un néant de lumière, et je me demandais -si mes yeux seuls auraient l'illusion -de sa présence charnelle; si je pourrais, du bout -du doigt, sur la peau tendre de sa hanche, la -toucher.</p> - -<p>—Viens! dit-elle en riant. Je ne suis pas une -ombre. Donne-moi la main.</p> - -<p>Et cambrant les reins sur la chaise longue, -elle passa mon bras autour de son corps, qui -pesa, voluptueux, sur mes doigts.</p> - -<p>Puis, avec un entêtement qui ne voulait<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[p. 90]</a></span> -point se démentir, elle reprit sa conférence.</p> - -<p>—Mille ans avant que je ne fusse belle, les -hommes s'unissaient aux femmes à peu près -comme les boucs aux chèvres. Tu as lu Homère? -Ni Argos, ni Troie, n'ont connu d'autres plaisirs -que ceux de l'acte sauvage dont les animaux -se contentent. Même le baiser sur la -bouche était ignoré de Briséis. Jamais Andromaque -ne tendit sa poitrine à d'autres lèvres -qu'à celles de son petit enfant. Jamais autour -des flancs d'Hélène, une main ouverte et légère -ne souleva le frémissement qui naît de la -caresse humaine.</p> - -<p>Elle ferma les yeux.</p> - -<p>—Et puis, tout à coup, en un jour, l'antique -Orient où je suis née prit aux dieux, comme -un feu éternellement jeune, le seul don qui les -distinguât des autres habitants de la terre: il -inventa la volupté.</p> - -<p>» O jours de sève! jeunesse du monde! Pour -la première fois, les lèvres d'un homme et d'une -femme, laissant les fruits, se savourèrent. La<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[p. 91]</a></span> -grande âme brûlante d'Aphrodite inspira le -corps des amants, et chaque jour un plaisir -nouveau—un plaisir nouveau, tu m'entends?—descendait -de l'Olympe bleu dans les larges -lits gémissants. Ce fut une ivresse effrénée: de -Babylone au mont Eryx, tous les parfums, toutes -les soieries, les fleurs, les arts et les femmes, -formèrent le triomphe qui suivit la découverte -de la joie. Les jeunes filles enfin libérées d'une -barbarie héréditaire, conscientes de leurs sens -et de leurs désirs, ouvrirent leurs narines à la -rose et leurs corps charmants à la bouche. -Pendant des siècles on augmenta le trésor des -sensualités. De mon temps, dans Antioche et -dans Alexandrie, les femmes l'enrichissaient -encore. Moi-même, moi, Callistô, fille de Lamia, -c'est moi qui ai trouvé ceci...</p> - -<p>Mais je reculai...</p> - -<p>Elle se rit.</p> - -<p>—Ah! tu as peur! Eh bien, parle à ton tour; -voyons! Pendant les dix-neuf cents ans de -mon sommeil dans le tombeau, quelle joie<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[p. 92]</a></span> -inconnue avez-vous conquise? Je te demandais -tout à l'heure une perle nouvelle. Je te demande -maintenant un amour que je n'aie -pas expérimenté. Sans doute, depuis si longtemps, -on a dû révéler des jouissances toutes -neuves. J'attends que tu m'invites à les partager.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Elle se maintenait avec sécurité dans ses -positions d'ironie et je devinai bien que pendant -ses longues courses nocturnes à travers la -ville, elle avait essayé en vain de compléter -son éducation; aussi ne tentai-je rien dans cette -impossible voie.</p> - -<p>—Prends patience, lui dis-je simplement. -Vois-tu, nous avons commencé par tout oublier. -Et puis, nous réinventons. C'est ce qu'on appelle -l'histoire de la civilisation moderne. Il est arrivé -au monde, peu d'années après ton trépas, des -calamités sans exemple et qui auraient pu être -irréparables. Ce fut d'abord la naissance et la -singulière fortune d'une religion qui, à son origine,<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[p. 93]</a></span> -était moralement admirable; mais qui, dénaturée -par des israélites trop grossiers ou trop -adroits, a stérilisé l'effort de ta race et semé du -sel sur les ruines d'Athènes. Ensuite, ce furent -des invasions de barbares; quand le déluge de -Judée eut pourri le bois du vaisseau, les rats y -pénétrèrent et le mirent en pièces. Cela dura -jusqu'au jour nouveau où l'on vit monter de -l'Orient, comme une aurore, les livres sauvés -du désastre et revenus de Constantinople. Nous -mîmes cent ans à les lire. Depuis qu'ils sont -étudiés, trois siècles à peine ont vécu. Mais le -temps est à nous, peut-être. Laisse-nous le -temps, Callistô.</p> - -<p>Elle eut un sourire de dérision.</p> - -<p>—Trouveras-tu, répondit-elle, dans les parchemins -de tes musées la tradition de Rhodopis? -Vos archéologues, qui possèdent si -bien la politique de Périclès et la stratégie -d'Alexandre, ont-ils reconstitué la science d'Aspasie -et de Thaïs? Savent-ils si la tombe où repose -la poussière fine de Phryné n'a pas enfermé<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[p. 94]</a></span> -pour toujours le secret d'une volupté -perdue?</p> - -<p>» Cette tradition, je l'ai encore. Veux-tu la -connaître? Je te l'abandonne...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[p. 95]</a></span></p> - - -<h3>III</h3> - -<p>Quelles que soient les curiosités des jeunes -filles qui liront ce fragment de mémoires, je ne -pousserai pas plus avant la description de ce -qui suivit; d'abord parce que j'ai déjà écrit, sur -les documents de Callistô, tout un livre qui est -<em>Aphrodite</em>; et ensuite, parce qu'une certaine -réserve me retiendrait peut-être encore, à présenter, -sous une forme personnelle, le détail -d'une nuit excessive.</p> - -<p>Callistô mit pied à terre vers midi. Elle me -fit observer avec douceur que le soleil était levé -déjà, et que, par la faute d'un éclairage perfectionné, -nous ne nous en étions pas aperçus.</p> - -<p>—Vous détruisez la Nuit; vous ne connaissez<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[p. 96]</a></span> -plus l'Aube, dit-elle d'une voix triste. -Autrefois, le spectacle des lueurs du matin -était la récompense des longues veilles épuisantes. -Maintenant, vous passez votre vie dans -une lumière monotone et vous ne savez même -plus regarder les Ténèbres.</p> - -<p>Je m'inquiétai.</p> - -<p>—Midi!... mais tu m'avais parlé, pour toi, -d'une vie bornée aux heures nocturnes. Comment -puis-je encore te garder ici?</p> - -<p>—C'est affaire entre moi et Perséphone, fit-elle -avec un sourire singulier. Causons. Je n'ai -pas fini d'injurier ton époque.</p> - -<p>J'étais un peu las, et cependant nerveux.</p> - -<p>—Assez, dis-je, je t'en prie. Parlons de -nous, veux-tu? Laissons le monde, meilleur ou -pire... Toi seule m'intéresses.</p> - -<p>—Alors, écoute-moi. Tu n'es pas convaincu. -Je continuerai jusqu'à ce que tu avoues. Vraiment, -je reviens désolée de mon second voyage -sur la terre. J'aurais dû rester au tombeau, -avec le rêve d'un temps plus pur où j'avais<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[p. 97]</a></span> -grandi dans la joie. J'ai besoin de dire à quelqu'un -sur quelles déceptions je termine ma promenade -et que j'en veux à ton siècle pour toutes -les surprises qu'il ne m'a pas offertes. Vois-tu, -le monde est un jeune homme qui donnait des -espérances et qui est en train de rater sa vie.</p> - -<p>—Je ne sais pas... Il me semble pourtant -que nous avons beaucoup pensé, beaucoup créé -depuis ta mort. Le siècle où nous vivons n'est -pas si méprisable.</p> - -<p>—Il l'est! un peu par son impuissance et -plus encore par sa fatuité. Non! vous ne pensez -pas; et vous ne créez pas! Vous êtes des Phéniciens -habiles à reproduire les modèles inventés -par ma race, mais ailleurs que chez nous vous -ne les trouvez pas, et vous n'existez que dans -notre ombre.</p> - -<p>Elle fit un geste.</p> - -<p>—Promène-toi dans les rues de Paris. Partout -notre âme éternelle éclate à la façade des -monuments, aux chapiteaux des colonnes et -sur le front des statues. Après avoir échafaudé,<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[p. 98]</a></span> -pendant un moyen âge barbare et chétif, de -misérables bâtisses qui s'écroulent déjà (c'est -heureux!), vous, les hommes des temps modernes, -incapables de créer, vous êtes revenus -à nos ruines et depuis quatre cents ans vous -faites des mosaïques de pierre avec les morceaux -de nos temples. Une colonne trouvée en -Sicile a engendré deux mille églises et autant -de gares de chemins de fer. Même à des besoins -nouveaux vous ne savez pas donner une -architecture nouvelle. Avec l'airain de vos -canons vous recopiez la colonne trajane, et -vous faites des salles de quatuor qui sont du -style corinthien. Après nous qui sculptions le -marbre et qui fondions le bronze au moule, -vous n'avez rien trouvé, pas une pierre naturelle, -pas un alliage chimique, plus digne de -reproduire la figure humaine. Et le seul grand -de vos sculpteurs n'est devenu ce qu'il a été -que parce qu'on a trouvé sous terre un torse -d'Apollonios, un débris sans tête, sans bras et -sans jambes; une ruine lamentable, mais œuvre<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[p. 99]</a></span> -créée, celle-là; œuvre créatrice. Écoliers!</p> - -<p>Elle prit deux livres dans une bibliothèque -et les jeta sur le tapis.</p> - -<p>—Votre pensée, comme votre art, est parasite -de nos cadavres. Ce n'est pas Descartes, -c'est Parménide qui a dit que la pensée était -identique à l'être. Ce n'est pas Kant, c'est -encore Parménide qui a dit que la pensée était -identique à son objet. Et dans ces deux phrases, -les écoles modernes se pelotonnent tout entières; -elles n'en sortiront pas. Partout où votre science -devient générale, c'est-à-dire philosophique, -elle se repose, encore aujourd'hui, sur nos -assises fondamentales. Les maîtres d'Euclide -ont fixé pour toujours les rapports immuables -des lignes. Archimède s'est servi du calcul intégral -bien avant votre Leibnitz, qui nous doit -également sa métaphysique. Au lieu de méditer -devant la chute des pommes, Newton, que -vous révérez, aurait pu se borner à lire une -page de notre Aristote, où sa théorie de la gravitation -universelle était exposée depuis deux<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[p. 100]</a></span> -mille ans. Sur la constitution de la matière, -qui est le problème de Dieu, Démocrite en savait -autant que lord Kelvin; son hypothèse -reste seule admise. Enfin, au moment où vous -êtes sur le point de concevoir une science universelle -et centrale, dont la loi suffirait à -expliquer la totalité des phénomènes,—quelle -est cette science et quelle est cette loi? Celles -dont Héraclite a donné, voici deux mille quatre -cents ans, l'expression définitive:—le feu se -transforme en mouvement; le mouvement se -transforme en feu; et c'est là le monde.</p> - -<p>J'étais épuisé.</p> - -<p>—O Callistô, suppliai-je, écoute mes paroles -ailées; tu es beaucoup trop savante. J'avais -bien entendu dire que les courtisanes antiques -étaient des femmes de rare intellectualité, -mais ce n'est pas cela, sans doute, qui les a -faites si belles. Aujourd'hui si M<sup>me</sup> de Pougy, -malgré son beau talent littéraire, voulait entretenir -M. Boutroux des sujets qui le préoccupent, -elle ne réussirait pas à l'intéresser autant qu'une<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[p. 101]</a></span> -Aspasie parlant à Xénophon. Et pourtant, je la -préfère, parce qu'elle discourt plus volontiers -d'une robe que d'une loi thermodynamique, -et c'est une conversation qui sied mieux à son -corps flexible. D'ailleurs le charme d'une -femme s'accroît toujours au moment où elle -se tait; mais c'est une vérité spéciale dont -l'évidence n'apparaît qu'aux hommes.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Elle attendit en silence que j'eusse terminé; -puis avec un entêtement victorieux, elle recommença:</p> - -<p>—Quoi qu'il en soit, depuis deux mille ans -vous n'avez découvert ni...</p> - -<p>—Nous avons découvert l'Amérique, interrompis-je -patiemment.</p> - -<p>—Cela n'est pas vrai!</p> - -<p>—Callistô, ne dis pas d'absurdités.</p> - -<p>—Je répète et je soutiens que l'Amérique a -été découverte par Aristote, et que ceci n'est -pas une thèse paradoxale, mais un fait historique -et patent. Aristote savait que la terre<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[p. 102]</a></span> -était ronde, et (tu peux le lire dans ses œuvres) -il avait conseillé de chercher le chemin des -Indes «par l'occident, au-delà des colonnes -d'Héraklès». C'est le projet qu'a repris Colomb. -Mais on a toujours estimé que la gloire d'une -découverte revient au cerveau qui conçoit et -non à l'ouvrier qui exécute. Quand Leverrier a -découvert Neptune...</p> - -<p>—Eh bien! dis-je au comble de la lassitude, -tu conviens donc au moins de ceci: nous -avons découvert Neptune.</p> - -<p>—Et quand cela serait! On a découvert -Neptune! Tu es étonnant! Depuis hier, je te -supplie de me révéler un plaisir nouveau, une -conquête vers le bonheur, une victoire sur les -larmes. Et on a découvert Neptune! Je rentre -dans la vie après vingt siècles, anxieuse de -tout, jalouse des merveilles que je suppose -inventées, me demandant si je ne vais pas -pleurer pendant ma vie d'ombre éternelle, -pour être venue au monde trop tôt: et on a -découvert Neptune! Un plaisir! un plaisir!<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[p. 103]</a></span> -plaisir de l'esprit, plaisir des sens, que m'importe! -Vais-je donc redescendre aux plaines -Élysées sans emporter avec moi le frisson d'une -volupté nouvelle?</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Elle étendit les mains... Puis, brusquement:</p> - -<p>—D'ailleurs, c'est Pythagore qui a découvert -Neptune.</p> - -<p>Je m'affaissai.</p> - -<p>—Parfaitement, expliqua-t-elle inexorable. -Pythagore avait trouvé que le système solaire -devait se composer de dix astres. Je ne sais sur -quoi il se fondait pour affirmer ce chiffre; mais -comme son disciple Philolaos devait discerner -plus tard, sans aucun instrument à lentille, et -bien des siècles avant Copernic, le double -mouvement de la terre autour de son axe et -autour du feu central; comme sans doute il ne -t'est pas possible de comprendre comment une -pareille découverte a été établie avec le seul -secours du raisonnement, tu n'as pas le droit -de préjuger que l'hypothèse de Pythagore ait<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[p. 104]</a></span> -été avancée témérairement et se soit confirmée -par hasard. J'ai dit.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Je ne luttais plus.</p> - -<p>—Veux-tu une cigarette? demandai-je.</p> - -<p>—Comment?</p> - -<p>—Je dis: Veux-tu une cigarette? Sans -doute, cela aussi nous vient de la Grèce, puisque -c'est Aristote qui a...</p> - -<p>—Non. Je ne vais pas jusque-là. J'avoue -que nous ignorions cette inepte habitude, qui -consiste à s'emplir la bouche avec de la fumée -de feuilles. Mais je pense que tu ne prétends -pas m'offrir ceci comme un plaisir?</p> - -<p>—Qui sait? As-tu essayé?</p> - -<p>—Jamais! Comment, tu es de ceux qui se -livrent à cet exercice ridicule?</p> - -<p>—Soixante fois par jour. C'est même la -seule occupation régulière dont j'aie consenti à -charger ma vie.</p> - -<p>—Et elle te plaît?</p> - -<p>—Je crois véritablement que je me résignerais<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[p. 105]</a></span> -à ne pas toucher la main d'une femme -pendant une semaine tout entière, plutôt que -de me voir séparé de mes cigarettes pendant -le même laps.</p> - -<p>—Tu exagères.</p> - -<p>—Presque pas.</p> - -<p>Elle était devenue rêveuse.</p> - -<p>—Eh bien! donne-moi une cigarette.</p> - -<p>—Je te l'offrais.</p> - -<p>—Allume-la. Comment fait-on? On aspire?</p> - -<p>—Les jeunes filles soufflent dedans; mais -ce n'est pas le meilleur moyen. Il vaut mieux -aspirer, en effet. Prends une bouffée. Ferme -les yeux. Une autre...</p> - -<p>En quelques minutes, Callistô avait mis en -cendres son petit rouleau de feuilles orientales. -Elle en jeta le bout à demi consumé, où le -fard de ses lèvres avait laissé du rouge.</p> - -<p>Il y eut un silence.</p> - -<p>Elle évitait même de me regarder. Elle avait -pris le paquet carré dans sa main, qui me -parut agitée comme par une légère émotion,<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[p. 106]</a></span> -et après qu'elle l'eut examiné sur les quatre -faces, je vis qu'elle ne me le rendait pas.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Lente, avec le soin qu'on apporte aux objets -les plus précieux, elle le posa près du cendrier, -sur le bord d'un divan clair où elle étendit son -long corps foncé.</p> - -<p class="right"> -1898. -</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[p. 109]</a></span></p> - - - - -<h2><a name="ESCALE_EN_RADE_DE_NEMOURS" id="ESCALE_EN_RADE_DE_NEMOURS">ESCALE EN RADE DE NEMOURS</a></h2> - - -<p>M. Walter H..., dont le nom est aujourd'hui -trop célèbre pour qu'il soit nécessaire de -l'écrire en toutes lettres, a été mon ami pendant -vingt-quatre heures, un jour où nous -avons failli périr ensemble.</p> - -<p>Lui et moi, nous étions montés, sans nous -connaître, sur un transatlantique de cabotage, -la <em>Ville-de-Barcelone</em>, qui faisait le service des -ports entre la blanche Tanger, Gibraltar et -Oran. Tempête sur toute la mer. Les journaux -espagnols achetés à Malaga, racontaient l'engloutissement -du plus beau croiseur de la -flotte, la <em>Reina-Regente</em>, coulé bas sous une<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[p. 110]</a></span> -trombe de vent, avec quatre cent cinquante-cinq -officiers et matelots, dans les mêmes -parages. Je revois encore l'aspect de ces journaux -funèbres et la liste immense des morts -emplissant la première page noire, depuis -l'amiral commandant jusqu'aux laveurs de -sentines.</p> - -<p>Nous partîmes le même jour, au milieu -d'une fausse accalmie qui ne dura pas une -demi-heure. Sitôt que le navire eut franchi la -ligne vert sombre de la pleine mer, il bondit, -plongea, rebondit plus haut, se coucha sur le -flanc droit et frémit de toutes ses membrures -comme un petit oiseau terrifié sous l'explosion -de l'ouragan.</p> - -<p>Une vague passa par-dessus le vaisseau et -s'abattit sur lui de toute sa masse. Une autre -en fit le tour. Une autre et cent autres. Toute -la nuit, nous entendîmes l'effondrement des -flots pesants sur le pont et ses planches plaintives. -Quelquefois nous sautions sur le faîte -d'une lame comme un œuf vide dans le panache<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[p. 111]</a></span> -d'un jet d'eau, et alors l'hélice émergée -tourbillonnait en l'air avec un bruit strident -qui sifflait la sirène au milieu de l'orage. -Par moments, entre deux minutes assourdissantes, -nous traversions de si profonds silences -que nous pensions avoir <em>déjà</em> coulé. Heures incomparables -de grandeur et de beauté tragique.</p> - -<p>Le lendemain matin, quand je montai sur -le pont, à la fin de la tempête, un grand Marocain -brun, drapé d'un burnous blanc dont les -plis s'enfuyaient au fil de la rafale, s'approcha -du capitaine.</p> - -<p>—Quand c'est n's arrivons Melilla? dit-il.</p> - -<p>—A Melilla? fit le commandant. Pas de -sitôt, mon ami. Dans une quinzaine. Au prochain -voyage.</p> - -<p>—Qu'est-ce tu dis, dans une quinzaine? Je -vais Melilla, jord'hui.</p> - -<p>—Oui. Eh bien! tu iras de Nemours. Nous -avons filé devant Melilla sans relâche. J'aurais -coulé mon bâtiment si j'avais abordé cette nuit, -par le temps que nous avons eu.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[p. 112]</a></span></p> - -<p>L'Arabe, de fureur, claqua des dents. Il grogna -un <em>Yekreb beïtak</em> où toute sa colère était grondante; -puis il s'éloigna sur le pont en se tenant -aux bastingages et en promenant son regard -noir sur la côte de sa patrie qui fermait l'horizon -à l'est.</p> - -<hr class="stars" /> - -<p>La salle à manger dont je poussai la porte -restait vide, ou à peu près. Deux autres passagers, -sur cinquante, avaient pu quitter leur -cabine. C'était d'abord une vaillante voyageuse, -la vieille marquise de S..., mère d'un député -français que M. Jaurès combattait déjà. C'était -ensuite M. Walter H... Celui-ci m'adressa la -parole, avec la bonne humeur joyeuse qui succède -aux mauvaises nuits de mer et qui ressemble -au sourire de la convalescence.</p> - -<p>—Je viens de passer cinq ans au Maroc, me -dit-il, et je vais en Perse, par Marseille, Constantinople -et Batoum. Dites-moi, aimez-vous -les Arabes?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[p. 113]</a></span></p> - -<p>Sur ce mot, nous fûmes en sympathie.</p> - -<p>Walter H... avait alors vingt-neuf ans. Son -visage était bruni par le soleil d'Afrique et rasé -comme à Oxford, mais assez français de ligne -et d'expression. Il avait couru toutes les routes -du Maroc et même un peu du Sahara. Il parlait -la langue arabe avec une telle perfection que -je le vis un jour, dans les faubourgs d'Oran, -cerné par un groupe d'indigènes qui le prenaient -pour un musulman costumé en roumi.</p> - -<p>—Ah! disait-il, vous ne connaîtrez les vrais -Arabes que le jour où vous irez là-bas, entre -Fez et Marrakech, sous le Djebel Aïachin. Partout -ailleurs, sujet des Turcs, sujet des Français, -des Anglais, l'Arabe a déjà perdu la -noblesse de son caractère avec son indépendance. -Tripolitains négociants, Tunisiens adoucis -et revêtus de soies bleuâtres, Algérois fonctionnaires -ou rentiers pacifiques, les premiers -de la race sont courbés sous la servitude de -l'Europe; et autour de ceux-là grouille la -foule pauvre et craintive, qui se soulèverait<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[p. 114]</a></span> -sans doute à la bonne occasion, mais qui, jusque-là, -tend la main.</p> - -<p>—Tandis qu'au Maroc...</p> - -<p>—Oh! là-bas! Là-bas, il y a une race antique -qui, depuis l'origine du monde, n'a jamais -été esclave. Je crois que cela est unique chez -les peuples de la terre. Là-bas survivent encore -huit millions d'hommes libres, fils des grands -conquérants qui, d'une seule chevauchée, galopèrent -un jour de la mer des Indes au bassin -de la Loire, et campèrent à peu près sur leurs -positions. Ce sont les vieux Sarrasins! Allez les -voir: ils sont superbes!</p> - -<p>Cependant, le navire s'était arrêté sur ses -ancres, dans une rade aux lignes harmonieuses: -le village de Nemours s'allongeait devant la -Méditerranée, Nemours, le seul point de la -terre marocaine où flotte le drapeau français, le -seul vallon que le maréchal Bugeaud sut obtenir -du sultan, après la victoire de l'Isly.</p> - -<p>Nous descendîmes dans un canot qui devait -nous conduire à terre. Le Marocain mécontent<span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[p. 115]</a></span> -que j'avais entrevu sur le pont nous suivit et -prit place sur le banc du milieu.</p> - -<p>Je le considérai: il avait laissé tomber le -capuchon blanc de son burnous, et sa fine -tête se dressait, portée par un cou admirable. -Les traits de son visage étaient composés de -tous ceux que nous estimons nécessaires à -la noblesse d'une expression. Une majesté -consciente flottait dans son sourcil et jetait -son ombre à l'œil noir. Ses lèvres minces et -ses narines attestaient sa race absolument -pure.</p> - -<p>Walter H... le fit parler. Il s'appelait El -Hadj Omar ben Abd-el-Nebi, caïd de Sidi-Mallouk.</p> - -<p>Plusieurs fois déjà, au retour de Tanger, il -avait gagné sa tribu par l'escale de Melilla, les -sentiers du Riff et les bords de la rivière; mais, -détourné de sa route habituelle, il s'inquiétait -du chemin à suivre par Nemours et Lalla-Marnia, -car la grande tribu d'Oudjda n'était -point amie de la sienne.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[p. 116]</a></span></p> - -<p>Désignant deux pistolets qui sortaient de sa -ceinture jaune, je lui dis:</p> - -<p>—Tu es armé.</p> - -<p>Il eut une moue de mépris et un mouvement -d'épaules.</p> - -<p>—Des pétards, murmura-t-il.</p> - -<p>A ce moment, nous abordâmes.</p> - -<p>Et, quand nous fûmes tous trois à terre, en -marche dans la vallée fleurie qui monte au -sortir du village, El Hadj Omar défit un pli de -son manteau blanc, prit avec précaution, presque -avec respect, le coutelas qu'il tenait caché -le long de sa cuisse et le présenta horizontalement.</p> - -<p>—Ça, c'est une arme, dit-il.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Ce coutelas était long comme les deux tiers -du bras. La poignée en était courte, mais -solide et bien en main, sans autre garde -qu'une languette de cuivre qui recouvrait le -talon. La lame apparut, d'un bleu noir, habillée -par des dentelles d'or de ses damasquinures<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[p. 117]</a></span> -fines, et toute nue au fil du tranchant.</p> - -<p>El Hadj Omar pinça la nervure avec le bout -du pouce et de l'index. Sa main fila jusqu'à la -pointe aiguë, et la contourna en s'échappant, -comme si elle eût passé autour du feu.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>—Avec ça, dit-il encore, mon frère a tué -d'un coup un homme et une femme. D'un coup -du poing. C'est un bon couteau.</p> - -<p>Un homme et une femme? Nous voulûmes -savoir l'histoire. Le Marocain hésitait. Enfin, -il se laissa prier.</p> - -<p>Nous nous assîmes sur un talus vert, dans -un tournant de la vallée où les fleurs inondaient -la terre. Une végétation prodigieuse descendait -des flancs de la montagne; térébinthes et -palmiers nains, phyllireas, micocouliers. Des -buissons de myrtes et de lentisques et de -bruyères arborescentes environnaient les jujubiers -couverts de feuilles printanières. Des tamaris -et des buplèvres croissaient au bord d'une -eau fuyante où frissonnaient des lauriers-roses.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[p. 118]</a></span></p> - -<p>Et tel fut le récit que nous entendîmes dans -cette vallée paradisiaque:</p> - -<hr class="stars" /> - -<p>El Hadj Omar avait eu un frère, Mahmoud -ben Abd-el-Nebi, caïd, avant lui, de Sidi-Mallouk.</p> - -<p>Mahmoud était déjà mari de trois femmes -et, depuis longtemps, il ne songeait plus à de -nouvelles épousailles lorsqu'il rencontra une -jeune fille errante, et devint fou d'amour -pour elle, tout à coup.</p> - -<p>Elle se nommait Djouhera. Djouhera est un -mot qui veut dire «la perle». Elle venait des -plaines de la Tunisie et portait le costume de -son village: une simple tunique rouge ouverte -sur le flanc droit et laissant voir le sein dans -le bâillement de l'étoffe. C'était une fille de -berger, si toutefois sa mère disait vrai, car on -ne savait rien de clair sur elles deux, sinon -qu'elles avaient l'air de deux bohémiennes<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[p. 119]</a></span> -mécréantes. Mais rien, sur terre ni dans les -rêves, n'était plus beau que Djouhera.</p> - -<p>Aussi, Mahmoud ne fut-il pas insensé, mais -plutôt malheureux et maudit, le jour où il -trouva cette fille sur sa route, car elle se promenait -à visage découvert et chacun pouvait -voir sa bouche, et n'était-ce pas assez pour le -malheur d'un homme? Il était tout naturel que -Mahmoud l'emmenât d'abord pour la saisir et -l'épousât ensuite pour s'en faire aimer, si -Dieu le voulait bien. Mais Dieu ne le voulut pas.</p> - -<p>Djouhera ne donna rien à Mahmoud, que -son petit corps indifférent. En échange, elle -obtint tout, même le divorce des premières -femmes et l'assentiment du cadi. Elle devint -maîtresse absolue de son mari et de la maison. -Et, lorsqu'elle n'eut plus rien à vaincre, elle -porta plus loin ses désirs, voulut aussi les -autres hommes.</p> - -<p>Quels furent alors ses amants? et qui pourrait -les compter? Jamais la femme d'un caïd -ne s'était ainsi débauchée. Elle montait le soir<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[p. 120]</a></span> -sur les terrasses, le visage dévoilé, la robe entr'ouverte, -et si un homme l'apercevait, elle -lui souriait, au lieu de s'enfuir. Les jeunes gens -de la tribu connurent l'un après l'autre qu'elle -acceptait toujours celui qui était là. Elle attirait -le premier venu près d'une porte basse au -fond de son jardin, sous les branches tombantes -d'un amandier rose, et jamais on ne put la -surprendre, car elle goûtait le plaisir de sa -chair avec une telle promptitude que ses rendez-vous -les plus tendres duraient l'espace -d'une étreinte.</p> - -<p>Or, un soir, au milieu d'un de ces frissons -furtifs, Djouhera devint amoureuse.</p> - -<p>Cela lui prit comme une puberté, tout à coup, -à sa grande surprise. Un certain Abdallah, -aussi pauvre qu'elle-même l'avait été jadis, un -garçon qui dormait, l'été, sur la terre, et l'hiver, -dans la mosquée, fut celui qui la transporta -depuis la volupté jusqu'à la passion. Elle s'enfuit -à cheval, avec lui.</p> - -<p>Pendant des jours et des jours, Mahmoud chercha<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[p. 121]</a></span> -leur trace sans pouvoir la trouver, car la -jeune femme était partie en habits d'homme et -galopait comme un chasseur de lions. Si désespéré -qu'il fût, Mahmoud était bien décidé à lui -pardonner plutôt que de la perdre et quelque -honte qu'on lui en fît, car son amour avait dispersé -dans le néant tout ce qu'il y avait en lui -d'orgueil.</p> - -<p>Mais il ne savait pas qu'il dût voir ce qu'il vit.</p> - -<p>Lorsque au terme de sa poursuite il pénétra -enfin dans la chambre d'auberge où il retrouvait -Djouhera, les deux amants étaient si enivrés -l'un de l'autre qu'ils ne l'entendirent pas -entrer. Mahmoud cria deux fois: «Djouhera!... -Djouhera!...» puis, sans savoir ce qu'il faisait, -il perça d'un seul geste le jeune homme sur la -femme et la femme avec lui, et le plancher par-dessous.</p> - -<p>L'homme mourut sur le coup. Djouhera -poussa un cri faible, mais long comme un cri -d'extase. Elle ouvrit tout à fait ses yeux d'agonisante, -tourna la tête et murmura:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[p. 122]</a></span></p> - -<p>—O Mahmoud, c'est Dieu qui t'envoie... Je -priais Dieu de me faire mourir au milieu de -ma félicité. C'est lui qui vient d'armer ta main... -Oh! Dieu! quelle belle nuit est ma dernière -nuit... Toi, Mahmoud, tu mourras dans la souffrance, -dans la vieillesse et la maladie... Et -moi je m'en vais dans un évanouissement de -bonheur... Sois béni, Mahmoud; sois béni, -Mahmoud; sois béni...</p> - -<p>Et plusieurs fois, elle répéta jusqu'à sa dernière -haleine:</p> - -<p>—Sois béni, Mahmoud; sois béni, béni...</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>El Hadj Omar, ayant achevé son récit, tira -une seconde fois du fourreau le coutelas où je -crus voir, vaguement, des reflets rouges. Puis, -nous reprîmes notre promenade le long de la -vallée fleurie. A nos pieds, un marmot arabe -agaçait dans le sable sec un petit scorpion noir, -furibond et retroussé.</p> - -<p class="right"> -Biarritz, 1903. -</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[p. 125]</a></span></p> - - - - -<h2><a name="LA_FAUSSE_ESTHER" id="LA_FAUSSE_ESTHER">LA FAUSSE ESTHER</a></h2> - - -<p>Au milieu du catalogue rouge, je lus ce prodigieux -article:</p> - -<table id="catalogue_esther"> -<tr><td>MANUSCRIT.—Fragment d'un journal intime (1836-1839),</td></tr> -<tr><td>par M<sup>lle</sup> Esther van Gobseck, philosophe néerlandaise </td><td> 50 fr.</td></tr> - -<tr><td>Intéressant. Détails inédits sur Fichte.</td></tr> -</table> - -<p>Les principaux types romanesques dont le public -conserve le souvenir, acquièrent souvent -une célébrité qui dépasse celle des personnages -historiques de même ordre. Si peu balzacien -que puisse être le lecteur, il me permettra de -supposer qu'il n'ignore pas Esther Gobseck.<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[p. 126]</a></span> -Lui-même lisant cette annonce eût manifesté -une extrême surprise, personne n'en saurait -douter.</p> - -<p>Une heure plus tard, j'étais chez le libraire -et le document m'appartenait. On voulut l'envelopper; -je n'y consentis pas, et dans la voiture -qui me ramenait je commençai de l'examiner.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Mon acquisition était une sorte de registre -couvert d'un papier à fleurs. A la première page, -M<sup>lle</sup> Gobseck, ou plutôt son homonyme, avait -aquarellé d'une main timide et sage deux bouquets -de roses liés par un ruban d'azur. Une -hirondelle et un papillon, qui se trouvaient être -de la même taille, volaient au-dessus de la -composition, et vers le milieu de la feuille se -lisait cette calligraphie:</p> - -<p class="center"><em>II<sup>e</sup> CAHIER DE MON JOURNAL</em></p> - -<p><em>Commencé le 5 mars 1836</em> (<em>Anniversaire!</em>)</p> - -<p><em>Terminé le...</em></p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[p. 127]</a></span></p> - -<p>Le catalogue avait dit vrai. M<sup>lle</sup> Gobseck parlait -de Fichte; sinon pour l'avoir connu (puisque -le grand Johann-Gottlieb était mort depuis -1814) au moins pour avoir eu l'honneur d'entendre -parler son fils Hermann, pendant un -séjour en Prusse.</p> - -<p>De même l'annonce avait dûment traité de -philosophe cette Néerlandaise.</p> - -<p>La philosophie et M<sup>lle</sup> Gobseck étaient inséparables; -mais au cours de cette sympathie -entre une abstraction et une réalité, la première -ne donnait guère, encore que la seconde -crût recevoir beaucoup. Le zèle de M<sup>lle</sup> Gobseck -à évoluer de la raison pure jusqu'à la raison -pratique n'avait d'égale que la résistance sourde -opposée à ses efforts par sa lente cérébralité. -Les thèses et les antithèses qui s'affrontaient -dans son esprit ne se rencontraient nulle part -ailleurs dans le champ de l'intelligence humaine, -et elle en tirait des synthèses qui étaient -d'abord remarquables par la surprise qu'elles -ne lui causaient pas.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[p. 128]</a></span></p> - -<p>Mais rien ne la décourageait. M<sup>lle</sup> Gobseck -éprouvait à l'égard de la philosophie cette -<em>Liebe ohne Wiederliebe</em>, cette passion non -partagée, que l'on s'accorde à regarder comme -incomparable, en sentiment comme en expression. -Elle aimait à régler sa vie en tous temps -d'après ses principes, je veux dire d'après les -principes des maîtres. Elle se gardait de croire -aux critériums trompeurs de ses sens, aux -conseils néfastes de ses goûts, aux fallacieux -bavardages de ses opinions personnelles, et -rien ne lui semblait véritable, légitime ou -digne de foi, qui ne reposât d'abord sur un -enseignement. Sa paix intérieure était à ce -prix.</p> - -<p>Les années 1836 et 1837 n'amenèrent aucun -événement notable dans son existence. La petite -ville, où elle passait des jours sans tristesses -ni joies et parfaitement exempts de surprises, -donnait un horizon tranquille à ses -méditations régulières. En 1838, elle fit un -voyage en Prusse, voyage d'études et de perfectionnement,<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[p. 129]</a></span> -au cours duquel toute aventure -lui fut, semble-t-il, épargnée.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Ce préambule exposé pour l'instruction du -lecteur, je me bornerai à transcrire les dernières -pages du journal que j'ai sous les yeux -sans insister autrement sur ce qu'elles présentent -d'extraordinaire.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[p. 131]</a></span></p> - - -<h3>I</h3> - -<p class="right"> -28 mars 1839. -</p> - -<p>«Mina est venue me voir ce matin, à cinq -heures et demie. D'habitude, je ne la vois jamais -avant le lever du soleil, bien qu'elle et moi nous -travaillions de bonne heure... Je suis allée lui -ouvrir, une chandelle en main et mes cheveux -sur le dos, dans une tenue où je n'aime pas à -me montrer; mais je me coiffais et je ne l'attendais -pas.</p> - -<p>«Je lui ai dit: «Qu'y a-t-il?»</p> - -<p>«Et elle m'a répondu: «Ah! Esther!»</p> - -<p>«Bien inquiète, je l'ai fait asseoir, et je lui -ai demandé si elle n'était pas malade, ou si son<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[p. 132]</a></span> -grand-père n'était pas plus mal, ou si peut-être -la petite sœur... mais il ne s'agissait pas d'elle; -il s'agissait de moi, hélas!</p> - -<p>«Elle tenait deux volumes à la main et elle -me les tendit en disant:</p> - -<p>«—Lis toi-même.»</p> - -<p>«Je lus: <span class="smcap">H. de Balzac</span>, <em>la Femme supérieure</em>, -et je repris:</p> - -<p>«—Qu'y a-t-il là-dedans?</p> - -<p>«—Ce qu'il y a, répondit-elle. Il y a que -ces deux volumes contiennent trois romans, -et que dans le troisième il est question de toi, -sous les traits d'une fille perdue.</p> - -<p>«Elle m'avait dit cela si brusquement... Je -me trouvai mal tout de suite et perdis conscience...</p> - -<p>«Lorsque je fus de nouveau capable de l'entendre, -Mina continuait:</p> - -<p>«—Oui, oui, c'est affreux, mais il faut que -tu lises, Esther, il faut que tu lises. C'est une -Hollandaise, te dis-je; elle s'appelle Esther -comme toi; Gobseck, comme ton père: c'est ton<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[p. 133]</a></span> -nom, c'est toi enfin, à toutes les pages de cet -horrible livre. S'il continue de se vendre, ce -roman de l'enfer, tu es déshonorée, ma fille, -comprends-tu; il faut agir tout de suite, aller -à Paris, parler à l'auteur...»</p> - -<p>«Miséricorde! quel malheur sur moi! Mina -m'a montré quelques pages. Ce troisième roman -s'appelle <em>la Torpille</em><a name="NoteRef_1_1" id="NoteRef_1_1"></a><a href="#Note_1_1" class="fnanchor">[1]</a>... Esther Gobseck... -Esther Gobseck... En effet, c'est moi, c'est le -nom de mon père... et dans quelle compagnie, -Seigneur! dans quelles maisons! Ah! mon -Dieu! quel malheur sur moi! Mon Dieu! Mon -Dieu! je n'y survivrai pas! Mon Dieu! faut-il -avoir vécu comme je l'ai fait pendant vingt-sept -ans selon la sagesse et parfois au prix de quelles -luttes avec mes penchants naturels! faut-il -avoir tout sacrifié aux fortifications de cette -maison pure où je veux qu'habite mon âme et -se cultive mon esprit! faut-il avoir renoncé<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[p. 134]</a></span> -même aux félicités du mariage pour se voir à -la fin souillée moralement, salie par un Français -que je ne connais même point, traînée -sous mon propre nom dans la boue du ruisseau -de Paris... Ah! mon Dieu! quel malheur sur -moi!</p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_1_1" id="Note_1_1"></a><a href="#NoteRef_1_1"><span class="label">[1]</span></a> La première partie de <em>Splendeurs et Misères</em> parut -sous ce titre en octobre 1838, en même temps que la -<em>Femme supérieure</em> et la <em>Maison Nucingen</em>.—P. L.</p></div> - -<p>«Que faire? que faire à présent? Comment -serai-je reçue par ce romancier si j'ose me -présenter à lui? Sais-je seulement si je serai -respectée chez un homme assez débauché pour -écrire ces infamies? Et puis, qui me dit que -tout cela n'est pas une vengeance, une machination -ourdie contre moi? J'ai des ennemis -dans la ville, bien que je n'aie fait de mal à -personne. Certains en veulent à ma famille, -d'autres à ma fortune, d'autres à mon savoir. -Et puis... et puis... le mal est fait...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[p. 135]</a></span></p> - - -<h3>II</h3> - -<p class="right"> -Paris, 12 avril. -</p> - -<p>«Je suis venue. En vérité, je ne sais pas ce -que je fais ici, mais je suis venue... Mina le -voulait pour mon honneur. Elle m'a dit qu'il -était encore temps d'agir pour éviter un mal -plus grave... Si du moins elle m'accompagnait, -si je pouvais faire avec elle cette visite qui -m'épouvante... Mais je suis seule ici dans cette -ville, où mon nom, depuis six mois, est un -nom infâme...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[p. 137]</a></span></p> - - -<h3>III</h3> - -<p class="right"> -13 avril. -</p> - -<p>«Où demeure M. de Balzac? Comment me -renseigner? Je suis entrée ce matin chez son -éditeur et j'ai posé la question. Un employé -m'a dit: «Qui êtes vous?» et comme je n'osais -pas me nommer, il m'a répondu grossièrement:</p> - -<p>«—Ah? alors, une créancière? Eh bien! -si on vous demande l'adresse de Balzac, vous -direz que vous ne la savez pas.</p> - -<p>«Je suis partie... A mon hôtel on ne connaît -pas même le nom de ce monsieur. Il n'est pas -si célèbre que Mina me l'avait dit.</p> - -<p>«Et cependant ses romans sont chez tous<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[p. 138]</a></span> -les libraires. J'ai vu, ce soir, la <em>Torpille</em> au -Palais-Royal et je me suis enfuie en me cachant. -Il me semble toujours que les passants me -dévisagent, qu'ils me reconnaissent dans les -rues...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[p. 139]</a></span></p> - - -<h3>IV</h3> - -<p class="right"> -15 avril. -</p> - -<p>«Enfin je sais. M. de Balzac: aux Jardies, -Sèvres, sur la route de Ville-d'Avray, après -l'arcade du chemin de fer.</p> - -<p>«J'irai demain matin de bonne heure, pour -être certaine de le trouver chez lui.</p> - -<p>«Ah! aurai-je assez de courage?»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[p. 141]</a></span></p> - - -<h3>V</h3> - -<p class="right"> -16 avril, midi. -</p> - -<p>«Je ne crois pas que l'on se soit moqué -de moi, mais quel homme singulier que cet -écrivain!...</p> - -<p>«A sept heures, j'avais pris au Carrousel -l'omnibus de Sèvres et je m'étais fait arrêter à -l'arcade de Ville-d'Avray.</p> - -<p>«J'ai trouvé sans peine la maison. Elle est -située à mi-côte d'une colline, sous un parc, -en plein midi, devant une admirable vue. Partout -des bois, des forêts, des vallons. La brume -du matin était si fraîche et si douce autour de -moi que je me sentais pleine de vaillance et<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[p. 142]</a></span> -décidée à être forte lorsque j'ai sonné à la grille.</p> - -<p>«Un domestique m'ouvre:</p> - -<p>«—Monsieur de Balzac?</p> - -<p>«—Monsieur vient de se coucher.</p> - -<p>«—Il est souffrant?</p> - -<p>«—Non, madame. Monsieur se couche tous -les jours vers huit heures du matin. Monsieur -travaille la nuit.</p> - -<p>«Vraiment, je ne crois pas qu'il se soit -moqué de moi... A Paris, on ne voit guère -d'existences normales... Tous les Français sont -de tels originaux.</p> - -<p>«—Madame peut revenir à six heures du -soir, m'a dit le domestique, si Madame tient -à voir Monsieur.</p> - -<p>«Je reviendrai donc, mais cette journée -d'attente me fait mal aux nerfs et m'enlève -toute mon énergie. Maintenant j'ai peur, je -suis épuisée d'impatience et d'appréhensions.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[p. 143]</a></span></p> - - -<h3>VI</h3> - -<p class="right"> -16 avril, soir. -</p> - -<p>«Si cette journée n'est pas un rêve, j'en -resterai folle ou j'en mourrai. Je ne comprends -pas moi-même comment j'ai le courage d'en -écrire le récit après l'avoir vécue; mais il -n'importe, j'écris machinalement, sans voir, -dans un bourdonnement cérébral qui emporte -ma raison.</p> - -<p>«Je suis entrée chez cet homme à six heures, -je crois... je ne sais plus... Ah! pourquoi Mina -m'a-t-elle fait lire ces pages que peut-être -j'eusse ignorées! Pourquoi le destin s'acharne-t-il -sur ma tête! Ah! pauvre moi! pauvre moi!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[p. 144]</a></span></p> - -<p>«Le domestique m'avait demandé qui -annoncer... J'ai donné mon nom; j'espérais -qu'ainsi M. de Balzac saurait tout de suite quel -était l'objet de ma démarche.</p> - -<p>«Pendant cinq minutes je suis restée seule -dans une antichambre qui n'avait pas de sièges. -Les quatre murs en étaient blancs, et sur le -plâtre on avait écrit au charbon: <em>Ici une fresque -par Delacroix... Ici un bas-relief de Rude... -Ici une tapisserie des Gobelins...</em> Je ne sais quoi -encore... Il me vint à l'esprit que j'étais chez -un fou... Mais non... Ce n'est pas lui qui est fou. -C'est moi qui suis folle, ce soir. Lui, il a raison, -il a toujours raison.</p> - -<p>«On a ouvert une porte, j'ai fait trois pas, -je n'ai vu personne... Et soudain une voix terrible -m'a crié du fond de la pièce:</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>«—Qui vous autorise, mademoiselle, à -prendre le nom d'Esther Gobseck?»</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>«Ah! cette voix! elle résonne encore dans -ma pauvre tête en démence...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[p. 145]</a></span></p> - -<p>«J'ai levé les yeux. Un homme était devant -moi, gros et laid et cependant superbe, avec de -longs cheveux droits comme j'en ai vu porter -aux étudiants prussiens. Il était debout derrière -un bureau où il y avait bien dix mille -feuilles de papier, plus mêlées, plus houleuses -que les flots de la mer, et, par-dessus cet -océan, il me regardait avec des prunelles noires -que je voyais luire jusqu'à moi, bien qu'il tournât -le dos à la lumière du jour.</p> - -<p>«—Ah! monsieur», murmurai-je presque -défaillante.</p> - -<p>«Les mots mouraient sur mes lèvres.</p> - -<p>«Il frappa du poing le bois de son bureau et -répéta plusieurs fois:</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>«—Qui vous autorise? qui vous autorise?»</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>«Alors je ne sais plus comment j'en trouvai -la force, mais je réussis à murmurer:</p> - -<p>«—Monsieur, <em>je suis</em> Esther Gobseck.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[p. 146]</a></span></p> - -<p>«Il porta tout son buste en avant, me foudroya -d'un regard que je ne pus soutenir, et -partit d'un éclat de rire qui secoua les murs -comme la commotion d'une bombe.</p> - -<p>«—Vous? dit-il. Vous!! Esther Gobseck!»</p> - -<p>«J'inclinai la tête.</p> - -<p>«—Mademoiselle, reprit-il plus calme, cette -plaisanterie est détestable. Si vous voulez me -cacher votre identité, libre à vous. Prenez un -pseudonyme ou ne vous nommez point, mais -ne ravissez pas le nom d'une autre! Le nom -est la propriété la plus sacrée que possède la -personne humaine.»</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>«D'une main tremblante, j'ouvris ma serviette -portefeuille et je lui tendis mon passeport -où mon signalement se trouvait exposé.</p> - -<p>«—Prenez-en connaissance, monsieur. Les -pièces sont signées du bourgmestre...»</p> - -<p>«Il lut, relut, dit à plusieurs reprises: -«Etrange... curieux... singulier...» Puis il me<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[p. 147]</a></span> -considéra longuement, et, de pâle que j'étais -je devins extrêmement rouge.</p> - -<p>«—C'est en règle, fit-il enfin. Il n'y a rien à -dire. Vous êtes Esther Gobseck... si extraordinaire -que cela puisse sembler.»</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>«Il chiffonna un papier qu'il jeta dans une -corbeille, s'assit, et, se retournant soudain vers -moi:</p> - -<p>«—Alors vous allez me donner tout de suite -un renseignement dont j'ai besoin. De quoi se -composait le mobilier de votre chambre à coucher -lorsque vous êtes entrée à l'Opéra comme -petite danseuse?</p> - -<p>«—Petite danseuse! m'écriai-je révoltée. -Mais monsieur, je n'ai jamais été petite danseuse! -je suis philosophe fichtiste.</p> - -<p>«Furieux, il frappa de nouveau le bois du -meuble:</p> - -<p>«—Mademoiselle, je vous répète que cette -facétie est déplacée. De deux choses l'une: -ou bien vous n'êtes pas Esther Gobseck (et<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[p. 148]</a></span> -c'est ce que j'ai cru tout d'abord), ou bien si -vous êtes Esther Gobseck, vous êtes la Torpille.</p> - -<p>«—La Torpille, c'est moi? balbutiai-je -égarée.</p> - -<p>«—Mais bien entendu! Et la Torpille n'est -pas philosophe fichtiste!»</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>«Après un silence, il se leva, étendit sa main -dans ma direction et me dit les choses stupéfiantes -que je vais essayer d'écrire si j'en ai -encore la force. L'autorité de sa voix était telle -que je ne l'interrompis à aucun moment.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>«Vous êtes née en 1805, de Sarah van Gobseck -et de père inconnu. Votre mère, ruinée -par Maxime de Trailles, est morte assassinée -par un officier dans une maison du Palais-Royal, -au mois de décembre 1818. A cette date, -vous aviez treize ans et, depuis plusieurs -années déjà, guidée par votre mère Sarah, -vous meniez la triste vie des petites prostituées -impubères. C'est alors que vous êtes entrée à<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[p. 149]</a></span> -l'Opéra. Plusieurs habitués vous entretenaient, -parmi lesquels Clément des Lupeaulx. J'aurais -bien besoin de savoir quel fut le mobilier de -votre chambre à coucher vers cette époque; mais -puisque vous ne voulez rien dire, passons. En -1823, on complote de vous envoyer à Issoudun -chez le vieux Jean-Jacques Rouget sur le point -d'épouser sa bonne, et que l'on voudrait, grâce -à vous, détourner de ce mariage indigne. Le -projet ne réussit pas. Je passe encore sur les -embarras d'argent qui attristèrent votre dix-huitième -année, embarras qui vous obligent à -un expédient honteux. A la fin de cette -année 1823, vous rencontrez par hasard Lucien -de Rubempré au théâtre, vous le recevez dans -votre appartement situé rue de Langlade. Vous -l'adorez, il vous aime, et je ne vous apprendrai -point comment, par l'entremise de Vautrin, le -baron de Nucingen fait votre fortune et celle -de Lucien tout ensemble. Maintenant, écoutez-moi -bien.»</p> - -<p>«Je l'écoutais, au comble de l'horreur.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[p. 150]</a></span></p> - -<p>«—Nucingen vous est odieux, ma fille. Il a -trente-huit ans de plus que vous. Il est antipathique -et même répulsif. Vous le subissez -avec une aversion croissante. Ecoutez-moi bien: -le 13 mai, après une soirée donnée en son -honneur, vous absorberez une perle noire contenant -un topique javanais, et vous mourrez -instantanément. Tel est le sort que je vous -réserve.»</p> - -<p>«Hélas! je tremblais comme une feuille.</p> - -<p>«—Comment le savez-vous, monsieur? -bégayai-je.</p> - -<p>«—Comment je le sais? cria-t-il. Quelle -inepte question! c'est moi qui vous ai faite!»</p> - -<hr class="stars" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[p. 151]</a></span></p> - - -<h3>VII</h3> - -<p class="right"> -17 avril. -</p> - -<p>«Ma raison revient peu à peu.</p> - -<p>«Maintenant j'y vois clair. La situation -s'illumine. C'est la lutte de deux certitudes entre -elles, et pas autre chose, pas autre chose.</p> - -<p>«Je crois (je crois) que j'ai vingt-sept ans, que -je suis née à Maestricht en 1812, que je porte -le nom de mon père et que j'ai toujours vécu -en honnête fille; mais au fond quelle preuve -ai-je de cela? aucune.</p> - -<p>«Je ne me fonde ni sur un principe rationnel, -ni sur une vérité d'expérience, ni sur une sensation -pour affirmer que telle est ma vie. Je<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[p. 152]</a></span> -ne puis donc examiner que deux représentations -pour arriver à la connaissance adéquate -de mon passé: mon propre souvenir ou le -témoignage d'autrui. Or, dans le cas actuel, ce -sont des représentations antagonistes. Reste -donc à déterminer laquelle des deux primera -l'autre.</p> - -<p>«Eh bien, je me sens encore mentalement -trop atteinte pour accorder la suprématie à ma -certitude personnelle. L'homme qui m'a parlé -hier me domine, je n'en puis pas douter. Considérer -son esprit comme inférieur au mien -serait de ma part une insigne niaiserie. Sa clairvoyance -a été la lumière de ma raison égarée. -J'ai vécu ces jours-ci dans une hallucination -dont je n'avais pas même conscience, et qui, -par un phénomène inexplicable, m'a donné des -souvenirs fictifs au moment où je perdais mes -souvenirs conformes.</p> - -<p>«Ma personnalité s'est dédoublée si complètement -que je ne puis pas savoir à quelle date -exacte s'est faite la métamorphose de mon moi,<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[p. 153]</a></span> -car je ne trouve à mon service qu'une mémoire -faussée de fond en comble. Je me sens vivre -dans l'état mental du rêve, acceptant comme -vraisemblables des événements chimériques et -toute une longue suite de souvenirs que M. de -Balzac, par son témoignage formel, réduit à -néant.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[p. 155]</a></span></p> - - -<h3>VIII</h3> - -<p class="right"> -18 avril. -</p> - -<p>«Ainsi je suis une de ces femmes... Mon -Dieu! je ne m'en doutais guère, je ne voyais -pas la vérité; mais quelle folie de la nier; -quelle folie! Ma sensation intervient pour corroborer -le témoignage. Je ne suis pas physiquement -pure; ma chasteté n'est qu'intellectuelle, -j'ai les sens impérieux d'une courtisane; mon -corps est brûlé d'un feu intérieur. Comment le -nier, hélas! et toutes mes faiblesses! et toutes -les faiblesses de ma volonté!»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[p. 157]</a></span></p> - - -<h3>IX</h3> - -<p class="right"> -19 avril. -</p> - -<p>«Ce soir je suis sortie pour accomplir mon -destin; mais quelle étrange métamorphose est -la mienne! J'ai totalement oublié mes habitudes -premières. La seule pensée d'y revenir -m'effarouche et la timidité m'étrangle au moment -d'articuler un mot.</p> - -<p>«Un inconnu que j'ai osé aborder m'a prise -sans doute pour une mendiante, car il m'a jeté -cinquante centimes et ne m'a pas invitée à le -suivre. Peut-être n'ai-je pas le costume... -Peut-être aussi n'ai-je pas la voix.»</p> - -<hr class="stars" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[p. 159]</a></span></p> - - -<h3>X</h3> - -<p class="right"> -5 mai. -</p> - -<p>«La fin approche, la fin de ma pauvre destinée. -Je sais bien, quoique je n'ose pas l'écrire; -je sais trop bien pourquoi le 13 mai prochain, -comme l'a prédit M. de Balzac, je passerai de -la vie à la mort en avalant une perle noire...</p> - -<p>«Une perle noire, contenant un topique -javanais... Où la trouver, cette perle noire qui -renferme l'éternité? Je vais de boutique en -boutique, chez les pharmaciens, chez les herboristes... -On m'offre des poisons, mais pas -celui-là... (Oh! Dieu! l'horrible vie, et que la -mort me sera douce!)... Je veux un topique<span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[p. 160]</a></span> -javanais, un topique javanais dans une perle -noire... M. de Balzac l'ordonne ainsi.»</p> - -<hr class="stars" /> - -<p>(Le manuscrit s'arrête là. Suivent 41 pages -blanches.)</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[p. 163]</a></span></p> - - - - -<h2><a name="LA_CONFESSION_DE_MLLE_X" id="LA_CONFESSION_DE_MLLE_X">LA CONFESSION DE M<sup>LLE</sup> X</a></h2> - - -<p>L'abbé de Couézy n'aimait pas qu'on lui fît -certaines questions, même du ton le plus honnête, -sur son expérience du confessionnal. -Mais il ne se passait guère de jour où quelqu'un -ne les lui posât point.</p> - -<p>On eût pu dire de lui qu'il était mondain, -à la condition que cette épithète n'impliquât -rien de désobligeant pour son caractère, car on -le voyait presque aussi souvent à l'église que -dans les salons, et, s'il s'en fallait de quelque -chose, c'est qu'une messe est une cérémonie -plus brève qu'une visite ou un dîner. L'abbé -de Couézy était religieux.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[p. 164]</a></span></p> - -<p>Le trait dominant de sa physionomie grasse -et fine était d'abord l'intelligence et, plus spécialement, -la perspicacité. Lorsqu'il regardait -un nouveau venu, ses petits yeux faisaient -lentement le tour du personnage à découvrir; -puis les paupières se refermaient avec un singulier -battement, comme des lèvres qui murmurent: -«Va, maintenant, je sais qui tu es.»</p> - -<p>Il confessait tout Paris. Les dames le choisissaient -en foule pour directeur de leurs consciences -toujours justement alarmées. On le -savait assez homme du monde pour ne pas -envoyer à Rome une pénitente paisiblement -relapse dans un adultère de tout repos; et -cependant son indulgence était assez mesurée -pour qu'en se jetant à ses pieds nul repentir -même éphémère n'eût la certitude absolue -d'être pardonné à l'avance. Quand les dames -consentent à pécher, on serait mal venu de -leur dire que leur faute n'existe point.</p> - -<p>Eh bien! lorsque l'abbé de Couézy en visite -quittait le canapé du salon pour le fauteuil de<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[p. 165]</a></span> -cuir du fumoir brumeux, lorsqu'il se glissait -avec discrétion au milieu des causeries entre -hommes, il arrivait que sa présence transformait -aussitôt la forme des discours sans en -altérer le fond, sinon par réticence. On le prenait -volontiers pour informateur, encore qu'il -se refusât avec indignation à jouer ce rôle. -Les habiles, tentant d'obtenir ses confidences -en les faisant dévier insensiblement du général -au particulier, débutaient par cette phrase ou -quelque autre semblable:</p> - -<p>—Vous, monsieur l'abbé, vous qui connaissez -notre époque mieux que personne, qu'est-ce -que vous pensez des mœurs?</p> - -<p>Et lui, en agitant les mains:</p> - -<p>—Que me demandez-vous là! s'écriait-il. -Mais je ne puis rien dire! je ne puis rien dire! -Nous ne devons retenir de chaque confession -que l'expérience nécessaire à bien entendre -les autres et à acquérir par là un esprit juste, -ou plutôt encore judicieux à l'égard des cas -difficiles. Mais s'il nous est défendu de révéler<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[p. 166]</a></span> -une confession, même anonyme, à plus forte -raison ne devons-nous pas exposer le sommaire -de tous les aveux, en tirer la quintessence -et l'offrir aux curiosités sous prétexte de -philosophie.</p> - -<p>Le jour où je l'entendis prononcer cette -phrase, quelqu'un en releva le dernier mot:</p> - -<p>—Si cette philosophie était salutaire?</p> - -<p>—Elle ne peut être que funeste, monsieur, -comme toute morale qui s'appuie sur la description -de la faute à éviter. L'homme n'est -complètement démoralisé que dans les pays -qui souffrent d'une surabondance de moralistes. -Constater l'extension d'un vice avec le -dessein d'en inspirer l'horreur, c'est d'abord -oublier que l'auditeur retient l'exemple donné, -lequel lui servira d'excuse s'il tombe dans le -même égarement. Aussi je me garderai bien -de vous dire ce que je sais des mœurs de mon -temps, car les vôtres en deviendraient pires -et j'en serais plus affligé que vous.</p> - -<p>Nous convînmes avec modestie que l'abbé de<span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[p. 167]</a></span> -Couézy parlait d'or. Pourtant la même voix -insista:</p> - -<p>—Tout le monde n'a pas votre réserve, -monsieur l'abbé. J'ai rencontré dernièrement -un prêtre qui a été deux ans vicaire tout près -d'ici, à Sainte-Clotilde. Il est épouvanté de ce -qu'il a entendu pendant ses deux années de -confession au faubourg. Épouvanté. Il ne s'en -cache pas. Adultères partout, séduction des -jeunes filles, avortements, infanticides, empoisonnement -du père ou de l'époux... il se passe -des choses effroyables au sein des familles, et -personne ne le sait, hors le confessionnal. -Tout scandale qui germe est écrasé dans l'œuf. -D'autres sont admis, reçus, imposés s'il le faut. -On voit se multiplier partout, comme une -peste, un vice presque inconnu autrefois des -hautes classes... Vous savez lequel, monsieur -l'abbé?</p> - -<p>—Oh! il y en a beaucoup, fit doucement -l'abbé de Couézy. Je ne saurais trop celui que -vous voulez désigner.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[p. 168]</a></span></p> - -<p>—L'inceste, mais oui, tout simplement. -Qui de nous a jamais entendu parler d'inceste -il y a vingt ans? Dans ma jeunesse on ne connaissait -cela que par la Bible. Un homme qui -aurait mis à mal sa sœur ou sa fille eût été -tenu pour fou et enfermé comme tel puisque -le Code pénal ne prévoit pas le cas. Et voici -qu'aujourd'hui c'est la faute à la mode. On -n'entend plus que cela au confessionnal, si -mes renseignements sont bons. Le premier -amant, c'est le frère. Nous revenons aux Ptolémées. -Le frère initie, déniaise, pervertit, -séduit, est aimé. Si d'aventure il n'y a que des -filles dans la chambre des enfants, leur crime -se complique ou se simplifie, je vous laisse le -choix du terme...</p> - -<p>L'abbé garda le silence.</p> - -<p>—Enfin, dites une opinion, répéta l'interlocuteur. -Suis-je bien informé? Vous qui -confessez toute la rue de Varennes, trouvez-vous -que j'aie noirci le tableau des mœurs du -temps? Au sujet de l'inceste, en particulier,<span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[p. 169]</a></span> -ai-je calomnié les jeunes filles? Avouent-elles, -voyons, confessent-elles?</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>L'abbé de Couézy s'accouda au fauteuil avec -un sourire très fin, à peine dessiné sous les -yeux, et qui semblait s'adresser à lui-même... -Puis il chuchota:</p> - -<p>—Oui, mais elles se vantent.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>En relevant les paupières l'abbé constata -qu'on ne l'avait pas compris. Nous faisions la -mine de gens qui attendent une réponse grave -et qui reçoivent une pirouette. Il s'expliqua, -un peu blessé.</p> - -<p>—Si je parlais ici, devant des confesseurs, -je n'aurais rien de plus à dire. On aurait assez -entendu ma pensée; mais il est naturel que -vous ne pressentiez pas toute l'intuition qu'il -nous faut exercer pour discerner le vrai du -faux, entre les réticences sur les faits que l'on -nous cache, et les exagérations sur les fautes -que l'on nous expose.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[p. 170]</a></span></p> - -<p>—Exagérations?</p> - -<p>—Très fréquentes... Comprenez bien -d'abord ceci: le confessionnal n'est un lieu -mystérieux et redoutable que pour les paroissiens -qui s'en tiennent éloignés. Les fidèles -qui, tous les samedis, viennent s'agenouiller -sur son petit banc finissent par y acquérir une -familiarité dont vous ne vous doutez point. -Nous les rassurons, cela est indispensable; -sans nos encouragements nous ne saurions -jamais rien; mais, il arrive assez souvent que -notre affabilité dépasse le but; et vous allez -savoir comment.</p> - -<p>L'abbé de Couézy baissa la voix:</p> - -<p>—A onze ans, les jeunes filles viennent à -nous. Elles confessent d'abord leurs petits -péchés: colère, gourmandise ou paresse; puis, -tout à coup, vers treize ou quatorze ans, elles -parviennent à l'âge d'un péché nouveau dont -l'aveu leur cause une honte extrême. Quelques-unes -ne peuvent jamais se résoudre à nous en -parler. Alors, comme d'une part il n'y a pas<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[p. 171]</a></span> -d'exemple qu'aucune d'elles s'en soit corrigée -avant son mariage; comme, d'autre part, elles -comprennent vite qu'une absolution imméritée -les met dans un état d'impénitence plus grave -que l'impénitence simple, elles luttent pendant -un an ou deux, et désertent le confessionnal: -celles-là sont perdues pour l'Église... Tout à -l'opposé, nous voyons des jeunes filles s'enhardir -avec une aisance qui nous confond. Au -début ce n'est pas impudeur de leur part, loin -de là; c'est piété, humilité, soumission, mortification. -Mais quoi? tout cela se métamorphose. -Insensiblement l'aveu, lui aussi, devient une -habitude agréable... S'il arrive que le péché -ait des complices, s'il peut donner matière à la -narration d'une aventure; si une amie, un cousin, -un danseur y est mêlé, alors ce sont des récits -qui n'en finissent point, et plus nous répétons: -«Ma chère enfant, pas de détails!» plus on nous -répond: «Mon père, il faut bien que je vous -explique, sans cela vous ne comprendriez pas.»</p> - -<p>Nous nous regardâmes sans mot dire.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[p. 172]</a></span></p> - -<p>—Eh bien! (et c'est là que je voulais en -venir) certaines jeunes filles, nerveuses à -l'excès, s'accusent sans aucune mesure. Elles -nous en disent plus qu'il n'y en a. Peut-être -inconsciemment elles regardent comme également -réalisés les péchés qu'elles ont sur le -cœur et ceux qu'elles ont dans la tête. Elles -s'attribuent les vices qu'elles n'osent pas -commettre. Elles nous présentent comme -s'étant déroulée sur le canapé d'un petit salon -une scène qui a véritablement commencé là, -mais qui ne s'est terminée que dans leur -cerveau... Voilà ce dont il faut avertir le -confesseur débutant, sous peine de le voir -juger avec trop de rigueur les coutumes du -siècle. Parmi les histoires que l'on nous -raconte, les plus vilaines sont «arrangées». -Encore une fois, le confessionnal n'est pas un -lieu extra-terrestre: là, comme ailleurs, on se -vante de tout, même du mal que l'on n'a pas -fait.</p> - -<p>L'abbé se renversa dans son fauteuil en<span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[p. 173]</a></span> -homme qui vient de trancher un différend.</p> - -<p>Cependant, nous n'étions pas convaincus. Le -même contradicteur se chargea de le lui dire:</p> - -<p>—Je ne doute pas, monsieur l'abbé, que -vous ne soyez un psychologue fort expert, et -plus apte qu'aucun de nous à pénétrer les -secrètes pensées. Les hommes qui savent -ainsi regarder au delà des prunelles possèdent -un don inestimable autant qu'il est rare, et -pourtant ce don-là connaît des limites, même -chez ceux qui le possèdent au plus haut degré. -Sur quoi vous fondez-vous pour démasquer le -mensonge? Sur votre seul jugement. Il n'y a -ni preuves, ni témoins au confessionnal. -Croyez-vous être certain que, pendant ces confessions -graves auxquelles vous n'ajoutez pas -foi, votre jugement échappe à l'influence d'un -optimisme préconçu? Ne pensez-vous jamais -que telle scène invraisemblable est par conséquent -apocryphe? Les médecins qui s'occupent -de psychopathie ont pour axiome que tout est -possible. Vous ne paraissez pas être de leur avis.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[p. 174]</a></span></p> - -<p>De la tête, l'abbé fit un geste vague qui -signifiait: «Ce n'est pas la question.» Puis, -après un silence calculé, il dit simplement:</p> - -<p>—J'ai des preuves.</p> - -<p>Tous nos regards les lui demandaient. -Brusquement résolu, il croisa les jambes:</p> - -<p>—Au fait, je puis parler, dit-il. A l'instant -je me retranchais derrière des secrets inviolables. -Mais j'ai reçu naguère une confession -de femme que je puis révéler sans péché, -vous en conviendrez tout à l'heure.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Il releva la tête sur le haut du dossier avec -un sourire circulaire et imperceptiblement -vaniteux, qui semblait prendre conscience des -curiosités éveillées. Enfin, il commença le -récit:</p> - -<p>—A une époque que je ne précise pas, -j'étais prêtre dans une paroisse de Paris que je -ne dirai pas davantage: il vous suffira de savoir -que mon église s'élevait très loin de Saint-Thomas -et que mes ouailles étaient des pauvres.<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[p. 175]</a></span> -Comme j'attendais, un jour, devant le confessionnal, -l'heure où mes pénitentes devaient -se présenter, je vis approcher une personne fort -élégante, mais d'une élégance sobre et qui -n'était assurément pas ma paroissienne: certains -chapeaux ne se portent guère qu'entre les -Invalides et le Palais-Bourbon. Elle avait le -visage et la taille d'une jeune fille de vingt-huit -ans; il est d'ailleurs inutile que je vous la -décrive. Sur mon invitation elle s'agenouilla, -et voici ce que j'appris d'elle après un préambule -où elle m'avertissait que sa confession serait -grave.</p> - -<p>» Depuis douze ans elle se tenait éloignée de -la communion. A dix-sept ans, voyageant -seule avec son père dans l'intérieur de l'Italie, -elle arrive un soir à Pise dans un hôtel comble -où tous deux sont contraints d'accepter une -simple chambre à deux lits: circonstance -funeste qui les égare. Désormais, dans la -suite du voyage, ils ne s'inscrivent plus sur les -registres comme «Monsieur et Mademoiselle»,<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[p. 176]</a></span> -mais comme «Monsieur et Madame», afin de -conserver partout leur liberté d'appartement. -Jusqu'à cet endroit du récit, rien d'extraordinaire, -n'est-ce pas?</p> - -<p>Il y eut des exclamations.</p> - -<p>—Au retour, continua l'abbé de Couézy -imperturbable, la situation se maintient, plus -dissimulée sans doute (car la jeune fille a encore -sa mère), mais jamais interrompue. Sous prétexte -de longues promenades côte à côte, les -coupables vont cacher leurs erreurs dans un -appartement loué. Je passe, bien entendu, sur -le détail de ces fautes, encore que la pénitente -ne m'ait fait grâce d'aucune explication. Mais, -tout à coup, le père meurt... Pendant les deux -années qui suivent, la santé morale de la jeune -fille s'altère gravement. Ses sens, éveillés à -l'extrême, se contiennent mal sous la surveillance -maternelle. Plusieurs mariages projetés -échouent. Des troubles nerveux interviennent, -accompagnés et suivis de souffrances. Une -nuit, incapable de résister davantage à la tentation<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[p. 177]</a></span> -du péché, elle se lève, pénètre dans la -chambre de son jeune frère qui a quatorze ans, -et, sans ruse, sans prétexte, muette et folle, le -prend dans son lit. Elle m'a conté cette terrible -scène dont elle avait encore la violence dans -la voix, disant tout, luttes, refus, prières, et la -résistance chrétienne de l'enfant, lequel ne -peut toutefois commander à son corps et finit -par être surmonté. Pendant quinze jours elle -le garde à elle, moins hostile mais de plus en -plus tourmenté par le remords, et enfin la -première confession du petit le lui arrache -pour jamais. Plus elle le prie, plus il s'obstine, -s'enferme à clef, menace de tout dire. Alors, -messieurs, elle l'empoisonne... Instruite par -un procédé qu'elle trouve dans un feuilleton -populaire, elle se procure un poison lent, sans -traces ni douleurs, mais qui tue peu à peu. Elle -voit sa victime dépérir et s'éteindre sous ses -yeux qui ne lui pardonnent point. Chaque -jour elle lui laisse mentalement à choisir -entre le crime et le tombeau, sans démasquer<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[p. 178]</a></span> -la main qui soulève la pierre et enfin la laisse -retomber.</p> - -<hr class="stars" /> - -<p>L'œil du prêtre nous parcourut avec un éclair -tragique, resta quelque temps allumé d'horreur -et, nous regardant toujours en face, prit -un sourire de franche gaieté.</p> - -<p>Pour nous, en écoutant cette histoire, nous -avions oublié jusqu'au bout qu'il s'agissait -d'une confession suspecte. Le ton du narrateur -était si formellement affirmatif que nous -avions perdu de vue l'occasion, l'objet du -récit.</p> - -<p>—Qu'y a-t-il de vrai dans tout cela? demanda -quelqu'un.</p> - -<p>—Pas un mot. Rien, mais rien, pas une -scène, pas un détail, pas un personnage, pas -un fait, rien, littéralement rien, ce qui s'appelle -rien... Six mois après avoir reçu cette confession, -je changeais de paroisse; la mère de la<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[p. 179]</a></span> -jeune fille devenait ma pénitente et moi le -familier de sa maison. Il y a de ces hasards, -n'est-ce pas? J'appris successivement que -jamais M<sup>lle</sup> X... n'avait voyagé en Italie; que -son père était mort lorsqu'elle avait deux ans; -qu'elle avait toujours été fille unique, et enfin -que sa réputation restait inattaquable. Ainsi, -non seulement l'histoire était fausse, mais il -était matériellement impossible qu'elle fût -véritable en l'une quelconque de ses parties, -puisque les deux complices n'avaient pas -existé. Ainsi tout le roman que vous venez -d'entendre,—le premier inceste, le second, -l'hôtel de Pise, l'appartement de Paris, le deuil, -la scène violente, la confession de l'enfant, la -lutte, le poison,—tout cela, et les mille détails -que je ne vous ai pas dits, tout cela, je le -répète, avait pris naissance dans le cerveau -d'une vierge chrétienne qui n'allait même pas -au bal tant elle fuyait les tentations.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>L'abbé de Couézy se leva, et, terminant sa<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[p. 180]</a></span> -longue visite par un peu de latin et un peu de -malice:</p> - -<p>—<em>Lasciva pagina</em>, dit-il, <em>vita proba</em>. Avec -ces quatre mots si clairs on ferait le portrait -moral d'une petite jeune fille.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[p. 183]</a></span></p> - - - - -<h2><a name="LAVENTURE_EXTRAORDINAIRE" id="LAVENTURE_EXTRAORDINAIRE">L'AVENTURE EXTRAORDINAIRE DE MADAME ESQUOLLIER</a></h2> - - -<h3>I</h3> - -<p>Lorsqu'en sortant de l'Opéra, suivie de sa -jeune sœur Armande, M<sup>me</sup> Esquollier se fut -assise dans son coupé automobile:</p> - -<p>—Eh bien? dit-elle. Ton impression?</p> - -<p>—D'abord; physiquement, il est délicieux!</p> - -<p>—Bon. Inutile de continuer. Tu es prise, -ma chérie. Embrasse-moi. C'est conclu.</p> - -<p>Elles s'enlacèrent avec tendresse, mais -Armande protesta:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[p. 184]</a></span></p> - -<p>—Non, non, tu vas trop vite, Madeleine. -Qu'importe qu'il me plaise? Je lui ai déplu. Il -a passé une heure à me faire des critiques, et -moi, comme une sotte, à les mériter.</p> - -<p>—Qu'est-ce que cela veut dire?</p> - -<p>—J'ai une trop jolie robe, paraît-il. Ce n'est -pas une robe de jeune fille, c'est une robe -d'actrice.</p> - -<p>—Quel petit insolent!</p> - -<p>—Ce n'est pas tout, ma chère. Il a trouvé -singulier qu'on me mène à l'Opéra un jour de -ballet. Son père et sa mère ont été présentés -(de loin) un soir où l'on jouait <em>Zampa</em> et les -<em>Rendez-vous bourgeois</em>, pièces convenables, à -son avis. J'ai eu le malheur de lui dire que -<em>Zampa</em> était une histoire de viols, et il m'a -regardé d'un air suffoqué. Je lui ai dit aussi -que les <em>Rendez-vous bourgeois</em> apprenaient -aux jeunes filles comment on introduit un -monsieur dans sa chambre, et il est devenu -tout pâle.</p> - -<p>—Mais aussi pourquoi...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[p. 185]</a></span></p> - -<p>—Je ne sais pas. J'étais énervée jusqu'au -bout des ongles. Il m'aimait, je le sentais bien. -Alors je prenais plaisir à le scandaliser pour -qu'il m'aime encore avec mes défauts... Mais je -crois que j'ai été trop loin.</p> - -<p>—Qu'est-ce que tu as pu lui dire?</p> - -<p>—Je lui ai montré dans un coin de la scène -les deux petites Italiennes dont tu m'avais -parlé l'autre jour et je lui ai confié...</p> - -<p>—Que c'était un ménage?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Ça, par exemple, c'est une gaffe.</p> - -<p>—N'est-ce pas? soupira la jeune fille.</p> - -<p>—Et qu'est-ce qu'il a répondu?</p> - -<p>—Il m'a demandé avec qui.</p> - -<p>Madeleine éclata de rire entre ses gants, et -conclut, sans égards pour les sentiments de sa -sœur:</p> - -<p>—Mon enfant, ce garçon est une perle. Je ne -te laisserai pas manquer un pareil mari. Tu -l'épouseras. Il est précieux.</p> - -<p>Puis, sans transition:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[p. 186]</a></span></p> - -<p>—Ah ça! dit-elle, mais nous roulons depuis -vingt minutes. Quel chemin suivons-nous donc?</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Armande effaça la buée qui embrumait la -vitre, et dit:</p> - -<p>—Je ne vois rien... Il fait noir...</p> - -<p>—Comment, il fait noir? dans les Champs-Elysées?</p> - -<p>A son tour elle se pencha, prolongea son regard -dans les ténèbres et aperçut vaguement le -sol gris d'une route qui n'était pas bordée de -maisons.</p> - -<p>—Je... balbutia-t-elle... je ne sais pas où -nous sommes... Ce n'est plus Paris... Alexandre -est fou... Arrêtons-le...</p> - -<p>Vivement elle toucha le bouton de la sonnette.</p> - -<p>Mais à peine les notes claires du timbre -avaient-elles tinté dans le silence, on entendit -près du siège un double déclic rapide, et l'automobile -fonça en avant, avec un vrombissement -de coléoptère, au maximum de la vitesse.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[p. 187]</a></span></p> - - -<h3>II</h3> - -<p>La secousse rejeta en arrière les deux sœurs -qui, d'une seule voix, gémirent:</p> - -<p>—Ah! mon Dieu!</p> - -<p>Madeleine baissa la tête et, par la glace -d'avant, regarda vers le siège:</p> - -<p>—Mon Dieu! dit-elle encore. Ce n'est pas -Alexandre...</p> - -<p>—Tu dis?</p> - -<p>—Nous sommes enlevées... Ce n'est pas -Alexandre qui conduit.</p> - -<p>—Je vais sauter...</p> - -<p>—Armande, tu es folle!... nous faisons du -quarante; tu sauterais à la mort!</p> - -<p>Si elles n'avaient été ensemble, chacune<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[p. 188]</a></span> -d'elles eût pourtant sauté; mais par un sentiment -analogue à celui que nous éprouvons au -bord d'un gouffre lorsque le péril de nos compagnons -nous donne plus de vertige que notre -danger, Armande et Madeleine pensèrent en -même temps: «<em>Moi</em>, je pourrais sauter, mais -<em>elle</em> se tuerait.»</p> - -<p>Leurs mains qui tremblaient se cherchèrent, -se prirent et se maintinrent serrées sur le cuir -des coussins.</p> - -<p>La vitesse du coupé restait excessive. Au -passage d'un petit caniveau, un choc brusque -plaqua les ressorts, souleva deux roues qui -tourbillonnèrent à vide, et tout fléchit, -rebondit, frissonna pendant une courte minute; -puis la course reprit, unie et rapide, -comme une rivière qui file par delà le brisant.</p> - -<p>Immobiles au fond de la voiture, les deux -sœurs, froides d'épouvante, s'étaient tues. Madeleine, -en femme qui a tout connu de la vie et -des hommes, songeait:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[p. 189]</a></span></p> - -<p>—Si ce n'était que <em>cela</em>! S'ils ne nous -tuaient point!</p> - -<p>Armande ne s'attachait même pas au pis -aller de cette espérance. Elle n'était pas assez -ingénue pour ignorer rien de ce qui l'attendait, -et la pauvre petite devenait folle d'horreur. -Hélas! elle s'était fait de son premier amour -futur une idée si lyrique et si précise à la fois! -elle avait rêvé tant de nuits à ce qu'elle entendait -qu'il fût pour rester digne de sa petite âme -orgueilleuse et sentimentale! tant de nuits elle -s'était juré de ménager au moins celui-là, -quitte à faire mépris des autres! déjà elle l'entrevoyait -dans la brume blanche d'un songe -heureux à la veille de ses fiançailles, et tout -allait sombrer au fond de cette aventure...</p> - -<p>—Ah! cria-t-elle tout à coup, Madeleine! -j'aime mieux sauter... c'est une meilleure fin...</p> - -<p>Mais au même instant l'automobile s'arrêta -presque, tourna, franchit un porche, parcourut -une grande cour déserte et stoppa devant -un perron.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[p. 190]</a></span></p> - -<p>Madeleine murmura:</p> - -<p>—Il est trop tard, ma petite.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Un homme d'une quarantaine d'années, -chauve, élégant et obséquieux venait d'ouvrir -la portière, et saluait.</p> - -<p>Armande poussa un cri:</p> - -<p>—Monsieur, tuez-moi! tuez-moi!—et naïvement -elle ajouta:—Mais ne m'approchez -point!</p> - -<p>—Mademoiselle, fit l'inconnu, je ne vous -approcherai en aucune façon, mais veuillez me -suivre, le temps presse. Il est inutile de -crier: la maison est seule au milieu des bois.</p> - -<p>Madeleine descendit la première. Armande -suivit, mais si défaillante qu'elle manqua le -marchepied. On la soutint. Un léger clair de -lune qui venait d'apparaître argenta les sorties -de bal, les deux profils livides, les cheveux très -coiffés. Elles entrèrent, par le perron.</p> - -<p>Toute la maison était éclairée. L'inconnu, -précédant ses victimes, traversa un vestibule<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[p. 191]</a></span> -dallé, deux salons et une petite pièce. Il chemina -dans un corridor qui paraissait faire tout -le tour du château et qui déroutait les orientations. -Enfin il ouvrit une dernière porte, fit -passer devant lui les deux jeunes femmes et les -enferma sans les accompagner.</p> - -<p>Dans la pièce où elles pénétrèrent, une vieille -personne était debout, qui salua, elle aussi, -tout de noir vêtue.</p> - -<p>—Madame... Mademoiselle...</p> - -<p>Puis, sans autre préambule, sa voix sèche -articula:</p> - -<p>—Veuillez me permettre de vous déshabiller.</p> - -<p>—De nous... de nous... bégaya Madeleine.</p> - -<p>Elle n'acheva pas. La vieille dame avait déjà -décroché la boucle du manteau, retiré les -épingles de la ceinture et fait glisser la jupe -autour du premier jupon. Avec la même dextérité -ses doigts minces firent sauter les agrafes -du corsage et les épaulettes filèrent le long des -faibles bras poudrés.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[p. 192]</a></span></p> - -<p>—Vous aussi, mademoiselle, reprit la même -voix sèche.</p> - -<p>Déjà pâle, Armande blêmit. Elle jeta un regard -désespéré vers sa sœur qui venait de se -jeter sur un canapé, secouée des pieds à la tête -par une convulsion nerveuse. Sans défense, -ni force, ni courage elle s'abandonna comme -une morte aux mains qui la dépouillaient. La -vieille dame prit les deux robes sur son bras -gauche, sortit vivement et, par derrière, referma -la porte à clef.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>La jeune fille était restée debout. Elle tomba -sur les genoux devant un fauteuil, sanglotante, -et se mit à prier. Elle priait presque à -voix haute en pleurant dans ses mains jointes, -avec une ferveur épouvantée, balbutiante et -lamentable. Elle invoqua les trois saints qui -l'avaient toujours protégée, promit à l'un des -cierges, à l'autre des aumônes, au troisième -un vase d'autel acheté chez un bon orfèvre. -Elle jura de faire une neuvaine, d'observer le<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[p. 193]</a></span> -jeûne pendant le carême sans réclamer aucune -dispense, et fit vœu, si elle se mariait, de ne -pas tromper son mari pendant toute la première -année, jusqu'au trois cent soixante-cinquième -jour, quelles que fussent les circonstances...</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Le temps passait. La pendule de la chambre -sonna quatre heures du matin.</p> - -<p>Tordue sur son canapé, Madeleine agitait ses -bras raidis et donnait des coups de poings au -dossier du meuble.</p> - -<p>—J'en ai assez!! j'en ai assez!! cria-t-elle. -C'est horrible, cette attente! je serai morte de -peur quand ils arriveront!... On ne torture pas -ainsi deux malheureuses femmes!... mais -qu'est-ce que ces monstres veulent donc faire -de nous?... Pourquoi ne viennent-ils pas! pourquoi -ne viennent-ils pas!..</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Et puis un accès de tendresse les jeta dans -les bras l'une de l'autre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[p. 194]</a></span></p> - -<p>—Ma chérie! mon Armande! ma petite Armande! -ma petite sœur aimée!... ne crains -rien, mon amour, je te défendrai, va!... Moi, -cela n'a pas d'importance... mais, toi, je ne veux -pas qu'ils te touchent, et ils ne te toucheront -pas... je te couvrirai de mon corps...</p> - -<p>Un pas sonna dans le couloir sourd.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>—Seigneur! mon Dieu! Les voici!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[p. 195]</a></span></p> - - -<h3>III</h3> - -<p>La clef entra dans la serrure avec un bruit -si déchirant qu'Armande poussa un cri d'angoisse -comme si cela se passait déjà dans sa -petite virginité.</p> - -<p>La porte ouverte, cependant, on ne vit dans -l'entrebâillement que la vieille dame portant -sur le bras les deux robes.</p> - -<p>Les jeunes femmes s'étaient reculées jusqu'à -l'extrémité de la pièce.</p> - -<p>—Madame... Mademoiselle... dit la voix -sèche... veuillez me permettre de vous rhabiller.</p> - -<p>—Hein? fit Madeleine... mais je... mais -alors...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[p. 196]</a></span></p> - -<p>La septuagénaire ne s'arrêta point à des -stupéfactions qui vraisemblablement ne l'étonnaient -pas elle-même. Merveilleusement experte -à fermer les agrafes, comme elle s'était -montrée apte à les défaire, elle remit les deux -robes où elle les avait prises, évasa le décolletage, -aéra les dentelles, allongea les plis des -jupes et sortit avec un salut.</p> - -<p>A sa place, l'inconnu rentra.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Il était en habit, le front découvert et les -mains gantées... peut-être un peu plus semblable -à un maître d'hôtel qu'à un homme du -monde; mais la différence est parfois si faible! -disons qu'il avait l'aspect d'un conférencier -mondain.</p> - -<p>—Mesdames, dit-il posément, j'avais d'abord -eu dessein de vous faire reconduire chez vous -avec mes excuses laconiques, sans donner -d'autre explication aux mystères de votre enlèvement. -Mais la curiosité féminine est un -élément avec lequel nul ne saurait trop compter.<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[p. 197]</a></span> -Si je ne vous dis point mon secret, vous -chercherez à l'apprendre, et en vous perdant -vous me perdrez moi-même. J'ai donc intérêt à -vous le dire pour que vous vous en teniez là.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Il ferma les yeux, les rouvrit, et continua -en souriant:</p> - -<p>—Vous avez cette nuit, sur vous, les deux -plus jolies robes de Paris...</p> - -<p>—Hélas! fit Madeleine les mains sur le -front, c'était donc pour cela!</p> - -<p>—L'une de mes clientes, une jeune étrangère, -a vu ces deux robes lundi à l'Opéra. Elle a -voulu les mêmes à n'importe quel prix. J'aurais -pu, cela va sans dire, copier leur forme extérieure -et ce qui fait leur élégance propre, sans -le secours d'aucun stratagème, car le coup -d'œil d'un couturier photographie un corsage -avec la sûreté d'un objectif; mais vos robes -sont couvertes par deux dessins de broderie -dont la fantaisie est absolument déconcertante, -même pour un ornemaniste. On ne pouvait<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[p. 198]</a></span> -imiter cela qu'à la condition de tenir la jupe -et le corsage étalés, <em>sans plis</em>, sur une table de -coupeur. Il fallait donc, Mesdames, que je me -les procurasse.</p> - -<p>Il prit une chaise par le dossier, la pencha -vers lui et reprit:</p> - -<p>—Le plus simple était de les demander à -votre femme de chambre, en la payant convenablement. -J'y ai certes pensé; mais, par -malheur pour moi, cette fille est stupide. En -cas de découverte, de plainte et de procès (il -faut tout prévoir), elle n'eût jamais résisté à -cinq minutes d'interrogatoire devant un juge -d'instruction. Servi par elle, j'étais pris avec -elle, et c'était une triste fin pour un artiste -de mon rang. J'ai mieux aimé jouer le tout -pour le tout et faire enlever les robes avec ce -qu'elles contenaient. Cela, du moins, était -digne de moi.</p> - -<p>Les deux sœurs, hébétées devant cette audace, -se regardèrent sans dire un mot.</p> - -<p>—J'ai donc acheté votre chauffeur et je l'ai<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[p. 199]</a></span> -remplacé par le mien. L'échange s'est fait dans -l'encombrement de la rue Auber pendant un -arrêt prévu qui se produit toujours aux sorties -du théâtre. Le même dévoué serviteur (c'est -du mien que je parle ici) va vous reconduire à -votre hôtel. Deux dames peuvent très bien -revenir du bal à six heures du matin sans -étonner personne. Vous ne serez donc pas compromises. -D'autre part, votre intérêt le plus -élémentaire est de garder un silence absolu sur -cette histoire; car je n'ai pas besoin de vous -dire que, si vous la racontiez, vos amis la répéteraient... -avec un certain sourire.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Madeleine ne parut pas entendre l'insulte. -Elle était toute à sa joie d'échapper à l'affreux -cauchemar et se sentait anéantie devant l'assurance -de cet homme.</p> - -<p>Elle se pencha vers Armande:</p> - -<p>—C'est une grâce de Dieu que mon mari -ne soit pas là! Quelle chance que ce départ pour -la chasse!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[p. 200]</a></span></p> - -<p>—Pour la chasse? dit le couturier. Je crois -que mes renseignements sont meilleurs. Il était -indispensable que monsieur votre époux fût -absent pendant la nuit de nos projets. Une -personne fort à la mode s'est éprise de passion -pour lui...</p> - -<p>—Vous dites!</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Il conclut en s'inclinant:</p> - -<p>—C'est ce qui nous coûte le plus cher.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[p. 201]</a></span></p> - - -<h3>IV</h3> - -<p>Le lendemain matin, M<sup>me</sup> Esquollier -garda le silence, en effet, sur son aventure, car -elle dormit jusqu'à deux heures, épuisée de -fatigue et d'émotions. Mais sa meilleure amie, -M<sup>me</sup> de Lalette, ayant alors forcé sa porte, -Madeleine éprouva le besoin irrésistible de -s'épancher dans sa tendresse, et elle lui révéla -le dramatique événement.</p> - -<p>Lorsqu'elle eut tout dit, jusqu'au dernier -mot, elle prit son amie par les deux mains, lui -fit jurer de n'en parler à personne, expliqua -longuement qu'elle ne pouvait pas saisir la -justice parce que l'instruction de l'affaire la -couvrirait de ridicule assurément, et peut-être<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[p. 202]</a></span> -de scandale; que si elle ne poursuivait pas, il -valait mieux dissimuler tout à fait et n'instruire -âme qui vive de ce qui s'était passé, car le -monde comprendrait encore moins pourquoi -elle se tenait tranquille si l'anecdote devenait -publique. Bref, elle comptait absolument sur -la discrétion de sa chère Yvonne... M<sup>me</sup> de -Lalette promit.</p> - -<p>Malheureusement l'histoire était trop belle. -Les femmes ne gardent bien que les petites -confidences, pour mériter un jour par là de -recevoir les grands aveux, et de les répandre. -Le soir même, M<sup>me</sup> de Lalette se trouva dans -un salon où elle comptait douze amies, aussi -discrètes qu'elle-même (et c'était beaucoup -dire). Sous le sceau du secret de la tombe, -elle raconta le fantastique enlèvement.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Le récit fut conduit avec beaucoup d'art. -Pas un instant elle ne laissa voir que l'aventure -se terminait par un dénouement de comédie. -L'effet du début fut saisissant. Des dames<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[p. 203]</a></span> -criaient: «C'est horrible!» Toutes se voyaient -emportées dans l'automobile fantôme par le -chauffeur mystérieux. L'impression fut si violente -qu'elle persista jusqu'à la fin: un concert -d'indignation accueillit le dernier discours, celui -de l'infâme couturier.</p> - -<p>—Vraiment, dit une dame, il ne faut plus -s'étonner de rien!</p> - -<p>—Un enlèvement à l'Opéra!</p> - -<p>—Paris devient inhabitable!</p> - -<p>—Nous vivons chez les Apaches!</p> - -<p>Une vieille fille ne manqua pas d'observer -que l'heureuse conclusion de la scène était due -à un miracle; car si la petite Armande n'avait -pas fait de vœu, les choses eussent tourné tout -autrement pour elle.</p> - -<p>Une autre protesta qu'elle n'oserait plus sortir -sans un cavalier, après le coucher du soleil, -et qu'elle aurait toujours un stylet dans le -corsage, un stylet empoisonné, avec le mot -<em>Muerte</em> gravé sur le plat, puisque le mélodrame -devenait la vie réelle.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[p. 204]</a></span></p> - -<p>M<sup>me</sup> de Lalette, seule, ne disait rien, n'ajoutait -pas un commentaire à son récit terminé.</p> - -<p>—Et vous, Yvonne, qu'en pensez-vous? -demanda une petite voix.</p> - -<p>Elle fit une moue indifférente.</p> - -<p>—Moi? oh! je pense... je pense...</p> - -<p>—Eh bien?</p> - -<p>—Je pense que c'est se donner beaucoup de -mal pour expliquer un retour à sept heures du -matin.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Alors une explosion de joie et de gaîté transporta -les douze amies, et au milieu des cris, -des rires, des caquets, des applaudissements, -on entendit la petite voix perçante qui gazouillait -avec délices:</p> - -<p>—Ah! chérie!... Peste que vous êtes!</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[p. 207]</a></span></p> - - - - -<h2><a name="UNE_ASCENSION_AU_VENUSBERG" id="UNE_ASCENSION_AU_VENUSBERG">UNE ASCENSION AU VENUSBERG</a></h2> - - -<p>Au mois d'août 1891, comme je venais d'entendre -à Bayreuth <em>Tannhäuser</em>, <em>Tristan</em> et, pour -la neuvième fois, <em>Parsifal</em>, je vécus une quinzaine -de jours dans le verdoyant Marienthal, -près de la vieille cité d'Eisenach.</p> - -<p>La chambre que j'occupais s'ouvrait au couchant -sur la haute Wartburg et à l'est sur le -mont Hœrsel que les prêtres et les poètes -nommèrent jadis le Venusberg. L'Etoile de -Wolfram, elle-même, apparaissait au ciel léger -de ce pays wagnérien.</p> - -<p>J'étais alors si enclin au péché qu'après -m'être accoudé une fois à la fenêtre occidentale,<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[p. 208]</a></span> -devant les tours de Luther, l'idée ne me -vint plus d'y retourner, même en songe. Le -Venusberg m'attirait à lui.</p> - -<p>Seul, de toutes les montagnes voisines qui, -vêtues de sapins noirs ou de prairies mouillées, -dessinaient une robe sur la terre, le Venusberg -était nu, et tout à fait semblable au sein -gonflé d'une femme. Parfois les crépuscules -rouges faisaient nager sur lui les pourpres de -la chair. Il palpitait; vraiment il semblait vivre -à certaines heures du soir, et alors on eût dit -que la Thuringe, comme une divinité couchée -dans une tunique verte et noire, laissait monter -le sang de ses désirs jusqu'au sommet de sa -poitrine nue.</p> - -<p>Pendant de longues soirées je regardai, chaque -jour, cette transfiguration de la colline de -Vénus. Je la regardais de loin. Je ne m'approchais -pas. Il me plaisait de ne pas croire à son -existence naturelle, car le plaisir est exquis de -simplifier les réalités jusqu'au pur aspect de leur -symbole et de rester à la distance où l'œil n'est<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[p. 209]</a></span> -pas forcé de voir les choses telles qu'elles sont. -J'avais peur qu'une fois pour toujours l'illusion -s'évanouît et ne reparût plus le jour où j'aurais -touché du pied le sol véritable de la montagne.</p> - -<p>Cependant, un matin, je me mis en route...</p> - -<p>Je suivis d'abord le chemin de Gotha, coupé -de ponts et de ruisseaux verts; puis un sentier -dans les champs. Je n'avais pas levé les yeux du -niveau des prairies quand, trois heures plus tard, -j'arrivai au terme. Alors je regardai en avant.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Vu de près, le mont Hœrsel était roussâtre -et pelé, sans terres, sans herbes, sans eaux; -brûlé par un feu intérieur comme si la malédiction -légendaire continuait d'arrêter à sa -base toutes les verdures nouvelles qui donnaient -la vie aux autres montagnes. Le sentier -où je m'engageai était fait de cailloux et de -lichens morts, parfois presque indistinct dans -un désert de pierre, parfois nettement conduit -entre de hautes roches rouillées. Il s'élevait -jusqu'au sommet où une petite maison grise<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[p. 210]</a></span> -avait été construite, qui opposait des murailles -épaisses aux libres violences du vent.</p> - -<p>J'entrai là, et j'appris qu'on y pouvait déjeuner. -Déjeuner sur le Venusberg! C'était le -coup de grâce. Je le reçus, à ma honte, assez -volontiers, car, malgré mon désenchantement, -j'avais faim.</p> - -<p>Les deux filles de l'aubergiste absent me -servirent sur une petite table un <em>Wiener -Schnitzl</em> qui était peut-être plus saxon que -viennois, et un Niersteiner un peu aigre. J'étais -en pleine réalité. La salle propre et claire, les -rideaux blancs aux fenêtres, le carrelage fraîchement -lavé, une lumineuse chambre à coucher -qu'on apercevait par une porte ouverte, -tout acheva de me persuader que je ne mangeais -pas chez des sorcières, comme un instant, -hélas! je l'avais espéré. Ces deux jeunes filles -étaient des esprits sans détour, qui ne voulaient -prendre aucune part à la damnation du pays.</p> - -<p>Il est vrai qu'à la fin du repas l'aînée se -retira discrètement, et qu'aussitôt la seconde<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[p. 211]</a></span> -enfant eut un sourire d'invitation qui prouvait -son bon naturel; mais, dans les auberges allemandes, -les servantes ne voient guère de limites -précises aux bontés que l'on doit avoir -pour un jeune voyageur qui passe, et ordinairement -cela n'indique pas qu'elles aient pactisé -dans l'ombre avec une déesse maudite.</p> - -<p>Nous causâmes. Elle était assez obligeante -pour comprendre mon allemand, bien que je le -parlasse à peu près comme un nègre du Kamerun. -Je lui demandai un certain nombre de -renseignements topographiques sur ce que -j'ignorais du pays. Elle me les donna de fort -bonne grâce.</p> - -<p>—N'oubliez pas, dit-elle, de visiter la grotte.</p> - -<p>—Quelle grotte?</p> - -<p>—La Venushœhle.</p> - -<p>—Il y a une grotte de Vénus?</p> - -<p>—Mais oui! on l'appelle comme cela, je ne -sais pas pourquoi, mais c'est la Venushœhle; -il ne faut pas que vous redescendiez de la -montagne sans avoir visité la Venushœhle.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[p. 212]</a></span></p> - -<p>Inquiet, et même presque jaloux, je voulus -apprendre si beaucoup d'étrangers étaient -venus la voir, cette grotte dont le nom seul -m'avait secoué d'un frisson...</p> - -<p>La jeune fille répondit tristement:</p> - -<p>—Personne! Voyez-vous, la montagne n'est -pas assez haute pour tenter les ascensionnistes, -et elle l'est trop pour les promeneurs. Nous ne -voyons jamais d'étrangers. A peine, de loin en -loin, un chasseur d'Eisenach vient déjeuner ici, -ou y passer la nuit; mais vous êtes le premier -Français que j'aie vu depuis ma naissance...</p> - -<p>—Où est le chemin de la grotte?</p> - -<p>—Prenez le sentier à gauche. Vous y serez -dans cinq minutes. Peut-être trouverez-vous à -l'entrée un homme assis sur une pierre. Ne -faites pas attention à ce qu'il vous dira: c'est -un fou.</p> - -<hr class="stars" /> - -<p>Comment, il y avait une grotte de Vénus -dans les flancs du Hœrselberg! mais alors le<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[p. 213]</a></span> -pays de Tannhäuser avait tout conservé de sa -terrible légende!</p> - -<p>... La grotte de la Déesse était là, en effet. -Et l'homme y était aussi.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Petite, elliptique en hauteur, couronnée de -ronces brunes et fines, elle apparaissait comme -le symbole nécessaire de la montagne, comme -une autre justification du vieux conte germanique, -plus frappante encore que l'aspect charnel -du Venusberg à l'horizon... L'intérieur, où -je plongeais du regard, était obscur, étroit et -bas. Des flaques d'eau, des baies ténébreuses, -se partageaient le sol indistinct. Il devait être -difficile d'y pénétrer sans être souillé par la -fange, mais je ne sais quel charme incompréhensible -m'attirait dans cette nuit humide...</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>—Où allez-vous? dit l'homme brusquement.</p> - -<p>—Au fond de la grotte...</p> - -<p>—Au fond de la grotte? mais il n'y a pas -de fond, Monsieur. C'est l'Ouverture de la Terre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[p. 214]</a></span></p> - -<p>—Bien, fis-je avec patience. Je n'irai pas loin... -je sortirai bientôt.</p> - -<p>Ses longues joues creuses s'empourprèrent. -Il frappa sa canne du poing.</p> - -<p>—Ah! vous sortirez bientôt! Ha! Ha! vous -croyez qu'on peut entrer là et en sortir à volonté! -Vous prenez peut-être cette grotte pour -un but d'ascension ou pour une curiosité géologique? -Êtes-vous envoyé par une Agence -Cook ou par un Musée d'histoire naturelle? -Venez-vous écrire votre nom sur la roche, ou -ramasser des pierres pour votre collection?... -Vous pensez que vous allez découvrir ici des -lacs souterrains, des poissons aveugles, des -stalactites architecturales et des voûtes rocheuses -couvertes de cristaux! Vous allez étudier la -spéléologie de la Venushœhle! Ha! Ha! c'est -admirable! Mais vous êtes donc un fou comme -les autres! Vous ne comprenez donc pas! Vous -ne <em>savez</em> donc pas... que Vénus est là toute en -chair et ses millions de nymphes alentour, -plus vivantes que vous, puisque immortelles!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[p. 215]</a></span></p> - -<p>—Monsieur, fis-je, je crois ce que vous me -dites; mais vous me connaissez bien mal si -vous imaginez que la présence de Vénus puisse -me retenir d'entrer ici.</p> - -<p>—L'Enfer! cria-t-il.</p> - -<p>—Il ne me déplaît pas de le mériter au prix -des faveurs qu'elle décerne.</p> - -<p>Le fou esquissa un geste qui signifiait évidemment: -Vous ne me comprenez pas du tout. -Puis il se prit le front dans les mains et continua -de parler.</p> - -<p>—Hœrselberg! Hœllenberg plutôt<a name="NoteRef_1_2" id="NoteRef_1_2"></a><a href="#Note_1_2" class="fnanchor">[2]</a>! ils -arriveront jusqu'à toi sans avoir pressenti ton -horreur éternelle, toi qui attends les purs, toi -qui punis les chastes, toi qui consumeras dans -l'éternité les mauvais avares de la chair, ô -Brasier! Ils auront vécu leur vie solitaire -rebelles à la grande loi divine, et ils ne connaîtront -ton atroce brûlure que le jour où, à la -force de l'Épée, le Messager des Ames les<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[p. 216]</a></span> -plongera dans le gouffre. Ils ont des yeux et ils -ne voient point, ils ont des oreilles et ils n'entendent -point, ils ont des bouches et ils ne... -Mon Dieu! ce sont des fous! des fous! des fous!</p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_1_2" id="Note_1_2"></a><a href="#NoteRef_1_2"><span class="label">[2]</span></a> <em>Hœllenberg</em>: Montagne d'enfer.</p></div> - -<hr class="tb" /> - -<p>Tout à coup, se tournant vers moi, il hurla:</p> - -<p>—Comment pouvez-vous rêver que le Venusberg -puisse devenir un motif de damnation, -puisque <em>le Venusberg est l'Enfer lui-même</em>!</p> - -<p>Je fis un mouvement.</p> - -<p>—Hélas! gémit-il. Hélas! mon Dieu! (et ses -mains descendaient de ses yeux sur sa barbe). -Hélas? serai-je le seul vivant à connaître la -Vérité, la Vérité, la Vérité.. Ce sera donc en -vain que tous les Patriarches auront placé -Vénus en regard de Dieu comme son antithèse -effrayante, et personne n'aura su qu'elle était -Satan? Ce sera donc en vain que la tradition -antique aura dépeint les Satyres avec ces cornes, -cette queue noire, ces jambes de bouc, ces -pieds fourchus: personne n'aura deviné qu'ils -étaient les Démons. Et quant aux flammes<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[p. 217]</a></span> -éternelles, personne au monde n'aura compris -qu'elles sont les milliards de femmes nues qui -dansent là...</p> - -<p>Il frappa la terre.</p> - -<p>—... là! sous nos pieds!</p> - -<p>Il tremblait jusqu'à la nuque.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>—Depuis que l'homme pense, depuis que -l'homme écrit et enseigne, il dit, il répète, il -crie qu'il n'est pire torture que d'aimer. Comment -n'a-t-il pas pressenti que dans le monde -de l'éternelle torture, cette torture-là seule lui -serait infligée! Et quelle autre imaginerait-il -qui fût plus épouvantable!</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Il prit alors une posture de voyant et sa main -s'agita au milieu de son regard:</p> - -<p>—Oui, dit-il, c'est là... c'est là... Du jour -où nous ne serons plus que des cadavres pourrissants -et des âmes affolées d'effroi, c'est là que -nous irons en foule, nous, nous tous, nous tous -les pécheurs, brûler de l'horrible feu qui est la<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">[p. 218]</a></span> -Convoitise. A chaque jour et à chaque heure -nous désirerons, jusqu'à la souffrance, des -femmes plus belles que les femmes, et à l'instant -de la possession nous les verrons, comme -sur terre, s'évanouir en vaines fumées. Mais -ce qui est ici un spasme, une transe, un cri, -un sanglot,—ce qui suffit à préparer la malédiction -d'une vie humaine par l'enfantement -du souvenir futur,—sera là-bas le perpétuel -frisson, l'angoisse ininterrompue, le supplice -des années, et des siècles des siècles... Ah! -Dieu!... Tel est le destin qui m'attend.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Ses yeux se fixèrent sur une pierre du sol. -Hochant la tête il reprit, d'une voix affreusement -altérée:</p> - -<p>—J'ai mal vécu, Monsieur; voici comment.</p> - -<p>«Je suis né de parents protestants, dans la -montagne de la Wartburg, là même où Luther, -voici plus de trois siècles, édifia sa mauvaise -doctrine. Ma jeunesse fut pieuse, ma vie<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[p. 219]</a></span> -austère et noble. Pourtant dès ma quatorzième -année je ne pouvais regarder une femme sans -être assailli de désirs terribles. Je les matai. -C'étaient des luttes atroces qui me laissaient, -au matin, le front trempé de sueur et les mâchoires -tremblantes. Je croyais rester pur en -vivant sans amour, insensé que j'étais, aveugle -sur moi-même! Pour rester pur je me serais -tué de ma main avant d'accomplir le péché. -Jamais ceux qui n'ont pas connu ces combats -nocturnes entre un devoir religieux et la volonté -forcenée du corps, jamais ceux-là n'ont -connu la douleur!—Et je luttais ainsi pour -une ombre, et je sais maintenant que je luttais -contre Dieu!—Plus tard je me suis marié, -Monsieur, mais marié envers le monde. Cette -femme et moi nous nous étions juré de ne laisser -s'unir que nos âmes, afin de les conserver, -pensions-nous, supérieures. C'est de la sorte -que peu à peu je me suis damné par ma faute -en mentant chaque jour à la loi de la vie; et -désormais <em>il n'est plus temps</em> pour moi de suivre<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[p. 220]</a></span> -le droit chemin de ma jeunesse perdue. Je -suis vierge. Ah! malheur aux vierges! car -l'amour qu'ils ont repoussé pendant leur existence -brève les suppliciera justement dans -l'infini des peines futures!</p> - -<hr class="stars" /> - -<p>Il me saisit le bras:</p> - -<p>—Écoutez!... le soleil descend... Voici -l'heure... Tous les soirs je viens ici et doucement -la Déesse chante... Elle m'appelle de -loin... elle m'attire... Je viens comme au jour -de ma mort, comme au jour de ma chute dans -la Venushœhle... Ah! ne dites pas un mot. -<em>Elle va nous parler.</em></p> - -<p>Je ne sais si le calme de ces dernières paroles, -ou l'expression de cet homme, ou le serrement -de sa main me persuadèrent qu'il disait vrai,—mais -un frisson brusque m'enveloppa et je -prêtai l'oreille.</p> - -<p>C'était une sensation que je ne connaissais<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[p. 221]</a></span> -point. J'attendais, non pas au hasard, mais -avec une absolue exactitude de prévision, -l'événement prédit par le fou.</p> - -<p>Je ne puis mieux comparer l'état d'esprit où -je me trouvais qu'à celui d'un passant, qui, -ayant vu l'éclair et connaissant la distance de -l'orage, attend le tonnerre céleste à une seconde -déterminée.</p> - -<p>Le temps qui me séparait du prodige diminua -d'abord d'un quart, puis de moitié, puis -des trois quarts et à l'instant précis où j'en -voyais la fin, une bouffée de parfums traîna -jusqu'à nous l'écho languissant d'une... Voix...</p> - -<p class="right"> -Octobre 1896. -</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[p. 225]</a></span></p> - - - - -<h2><a name="LA_PERSIENNE" id="LA_PERSIENNE">LA PERSIENNE</a></h2> - - -<p>Voici mon secret, me dit-elle enfin. -Puisque ceci vous inquiète, cher ami, je vous -dirai ce soir pourquoi je n'ai jamais voulu me -marier.</p> - -<p>Votre question est plus affectueuse que le -silence des autres, où je lis quelquefois tant -de réticences blessantes. On n'ignore pas, en -effet, la fortune de toute ma famille, et lorsqu'une -jeune fille riche ne se marie point, c'est -toujours la faute de son orgueil, ou de son -ambition, ou de sa laideur, ou de ses mœurs: -suppositions entre lesquelles le monde a le -choix libre pour juger ma vie, s'il ne les adopte<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[p. 226]</a></span> -à la fois, charitablement, toutes les quatre.</p> - -<p>Croyez-le, je n'ai pas refusé mes prétendants -pour eux-mêmes. C'est le mari, c'est l'homme, -l'amant légal ou non, c'est lui dont je me suis -écartée avec une espèce de terreur qui commence -à peine à s'éteindre maintenant que la -quarantaine me couvre d'une sauvegarde... Ne -devinez pas encore: mon histoire n'est pas celle -d'un amour malheureux; non, non, je n'ai -jamais aimé; j'ai été vieille trop tôt, un soir, -à dix-sept ans...</p> - -<p>Écoutez-moi. Ce ne sera pas long.</p> - -<p>Au fait... peut-être ne comprendrez-vous -guère pourquoi un événement si banal, si -connu, a dépouillé ma vie de toutes ses joies -futures. Il s'agit d'un fait-divers: vous en lisez -de semblables à la troisième page de tous les -journaux, et je ne suis même pas l'un des personnages -du récit que je vais vous conter. Si -mon existence solitaire en a frissonné si longtemps, -cela tient à ce que j'ai vu cette chose, -vu de mes yeux, à un pas de ma personne.<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[p. 227]</a></span> -Vous qui l'entendrez comme une anecdote, vous -ne sentirez rien de ce que j'ai senti.</p> - -<hr class="stars" /> - -<p>M<sup>lle</sup> N... posa le front sur sa main et commença -ainsi, le regard fixé à terre, sans jamais -lever les yeux vers moi:</p> - -<p>—Il y a vingt-cinq ans, ma mère et moi -nous habitions un vieil hôtel particulier à -l'ombre de Saint-Sulpice. Hôtel simple: ni -cour, ni communs; toutes les fenêtres sur la -rue, mais la rue calme comme une allée de forêt.</p> - -<p>Une nuit, en pleine été, il faisait, dans ma -chambre, une chaleur étouffante et je ne dormais -pas. Ouvrir ma fenêtre, je n'osais, de -peur de réveiller ma mère. Après une heure -d'insomnie, je me levai, chaussai des mules, -et descendis en chemise le grand escalier, jusqu'au -salon du rez-de-chaussée.</p> - -<p>Ici... comprenez bien la disposition du salon. -L'hôtel avait eu autrefois un jardin, comme<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[p. 228]</a></span> -lui longeant la rue. Ce terrain vendu à des -constructeurs, la Ville en avait exproprié une -partie pour l'alignement. Une fenêtre du salon -s'ouvrait donc sur un coin sombre, en retrait, -mystérieux et noir, où les rayons du gaz ne -pénétraient pas.</p> - -<p>En entrant dans la pièce, je vis qu'on n'avait -pas fermé cette fenêtre-là. Les persiennes -seules étaient closes. Épuisée de chaleur et -presque suffocante, je montai sur l'appui, je -me retins du bout des doigts aux lattes obliques -de la persienne et je respirai, des pieds à -la tête, la délicieuse fraîcheur nocturne.</p> - -<p>C'est le dernier instant de plaisir sans mélange -que j'aie eu dans mon passé.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Je n'étais pas là depuis une minute lorsque, -de l'autre côté, un couple survint.</p> - -<p>L'homme entraînait la jeune fille dans ce -coin d'ombre et de secret. Lui, c'était un faux -ouvrier, un de ceux qui travaillent trois semaines -et qui chôment six mois parce que leur<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[p. 229]</a></span> -beauté leur permet de mépriser le travail honnête. -Elle, je la reconnus tout de suite. C'était -une fille de quinze ans à qui ma mère avait -fait beaucoup de bien et qui venait d'un patronage -où, plus d'une fois, j'étais entrée. Elle -portait une jupe noire trop courte, une camisole -grise et pas de corset (d'ailleurs elle en -avait à peine besoin). La petite natte de ses -cheveux était relevée par une épingle au sommet -de sa tête blonde.</p> - -<p>Son compagnon, qui la tenait par les deux -épaules, lui dit avec hâte.</p> - -<p>—Et ici? Veux-tu?</p> - -<p>Elle répondit pâlement:</p> - -<p>—Laissez-moi,... laissez-moi...</p> - -<p>Au ton de sa voix, on sentait qu'elle avait répété -cette phrase deux cents fois depuis le restaurant.</p> - -<p>L'homme reprit.</p> - -<p>—Voyons, ma gosse, tu m'as dit qu'oui; -c'est oui. T'as pas deux idées comme ça. Ce qui -est dit est dit, pas vrai?... On est bien ici, -pourquoi qu'tu veux pas?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[p. 230]</a></span></p> - -<p>—Non... pas là... pas là...</p> - -<p>—Alors, où qu'tu veux? T'as pas le rond, -moi non plus; je peux pas te payer une chambre. -Si tu viens jusqu'aux fortifs, marche, on -en a pour une heure.</p> - -<p>Elle fit signe que non. L'homme devint nerveux.</p> - -<p>—Titine, cause-moi en face. Me gobes-tu, -oui ou non?... Parce que si c'est non, tu sais, -j'en ai d'autres...</p> - -<p>La pauvre petite éclata en sanglots. Elle -pleurait si fort contre la persienne où j'étais -appuyée que je sentais tous les sursauts de ce -pauvre jeune cœur bouleversé.</p> - -<p>—Oui, je vous aime bien, disait-elle. Mais -pas pour ça, pas pour ça... Je ne sais pas comment -dire, mais ce n'est pas ça, l'amour... Je -vous aime... parce que vous êtes doux, parce -que vous parlez autrement que les autres, -parce que je suis toute contente quand je vous -vois arriver. Je vous aime pour vous embrasser, -oh! ça, tant que vous voudrez, tous les<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[p. 231]</a></span> -soirs, tout le temps! Mais, depuis que vous me -parlez de ces choses-là, non, vous savez, je -ne veux pas... surtout avec vous... il me semble -que ça serait mal.</p> - -<p>L'homme haussa les épaules et se mit à -jurer.</p> - -<p>—Ah! sacrée maboule de gonzesse...</p> - -<p>Beaucoup d'autres choses que je ne peux -pas dire.</p> - -<p>Puis, tirant de son gilet un couteau... un -couteau... mais un couteau de boucher... -quelque chose comme une épée, il planta cela -dans la persienne, à la hauteur de ma poitrine -et dit d'une voix violente et basse:</p> - -<p>—Maintenant, c'est à nous deux. Si tu ressautes -je te pique.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>La jeune fille se raidit. Il y eut une scène -atroce...</p> - -<p>La rue était absolument déserte et le -silence tellement pur, que seul, le silence des -champs est aussi calme. On n'entendait même<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[p. 232]</a></span> -pas la rumeur de la ville. Quelle heure était-il? -Peut-être deux heures du matin. Tout dormait -dans le quartier, hors ce couple, et moi,—spectatrice -atterrée.</p> - -<p>Si près de moi que j'aurais pu la toucher en -étendant seulement les doigts, la jeune fille -résistait avec une énergie qui lui donnait -presque de la vigueur.</p> - -<p>Elle s'était courbée en deux, la tête basse, -les genoux serrés. Elle soufflait comme une -bête haletante. Dès qu'on lui maîtrisait les -bras, elle fermait ses jambes d'enfant, et dès -qu'on lui touchait les jupes, elle luttait avec -les mains... Cela dura très longtemps, plus -que vous ne pouvez croire; mais, comme dans -la chanson grecque où, à la fin, Charon terrasse -le berger,—à la fin, elle fut vaincue.</p> - -<p>Alors, elle battit l'air de ses bras, s'accrocha -à quelque chose qui était planté dans la persienne... -Elle ne savait pas quoi, la pauvre enfant; -elle ne savait plus que c'était un couteau, -et, avec sa main armée par hasard, elle repoussa<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[p. 233]</a></span> -une fois encore celui qui la blessait -horriblement, au corps et à l'âme, pour -jamais.</p> - -<p>Hélas! la chair humaine, ce n'est rien, c'est -une boue molle et fine qui cède au premier -coup... Le couteau entra dans la gorge et brilla -de l'autre côté.</p> - -<p>Un jet de sang...</p> - -<p>(Ici, le long du cou, il y a deux artères -énormes, d'où le sang jaillit comme d'un -cœur...)</p> - -<p>Un jet de sang chaud fusa par la persienne -fendue et vint m'arroser la ceinture.</p> - -<p>L'homme, étouffé par la lame, les yeux exorbités, -ouvrait une bouche effrayante d'où ne sortait -pas un soupir; mais, lorsqu'il tomba sur -la face, ce fut elle, la meurtrière, qui, reculant -et sautelant comme un petit oiseau noir, poussa, -dans le silence de la rue, trois cris... trois cris -d'horreur...</p> - -<p>Ah! ces hurlements à la mort! je n'ai jamais -rien entendu de plus épouvantable.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[p. 234]</a></span></p> - -<hr class="stars" /> - -<p>Ce qui se passa ensuite... peu vous importe, -n'est-ce pas? Ma mère, éveillée en sursaut, -craignant pour moi, me cherchant, trouvant -mon lit vide, appelant mon nom dans tout -l'hôtel et me découvrant, enfin, debout sur -cette fenêtre, toute grasse et rouge d'un sang -qu'elle crut d'abord le mien... ce n'est pas -pour cette partie du drame que je vous ai fait -un tel récit.</p> - -<p>Le reste suffit au fond de mon souvenir. -J'avais dix-sept ans. En une demi-heure, moi -qui ne savais rien des réalités, j'avais tout -appris d'elles, tous les secrets de la vie, de -l'amour et de la mort; et ce que les romans -appellent le désir! et ce que c'est qu'un homme -amoureux! et ce que c'est aussi qu'un homme -mort.</p> - -<p>Si le monde ignore pourquoi j'ai voulu vivre -seule, vous, du moins, cher ami, désormais -vous le saurez.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[p. 237]</a></span></p> - - - - -<h2><a name="LIN-PLANO" id="LIN-PLANO">L'IN-PLANO</a></h2> - -<h3>CONTE DE PAQUES</h3> - - -<h3>I</h3> - -<p>Quand la grande porte se fut refermée avec -le claquement de sa forte serrure, la petite Cile -ne sut pas d'abord si elle devait rire ou pleurer, -tant elle ignorait profondément les émotions -de la solitude.</p> - -<p>Depuis douze ans, c'est-à-dire depuis le jour -de sa naissance, on ne l'avait jamais laissée -plus de cinq minutes seule avec elle-même. -Le soir elle s'endormait dans la chambre de sa<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[p. 238]</a></span> -mère, qui ne voulait pas la quitter la nuit; le -matin, elle travaillait sous le regard de sa -jeune gouvernante; l'après-midi, elle devenait -le centre charmant et l'objet aimé de toute -la famille. Dix personnes autour d'elle ne -l'étonnaient point; mais elle ne connaissait -pas plus la solitude que Siegfried ne connut la -peur.</p> - -<p>Et, cependant, elle était seule, tout à fait -seule, pour deux longues heures encore, elle -n'en pouvait pas douter.</p> - -<p>Son père avait quitté Paris pour la chasse. -Sa mère venait de sortir en voiture, emmenant -le cocher avec le valet de pied. La femme de -chambre et son mari le valet de chambre -étaient en province, où les avait appelés l'enterrement -d'un parent. Le chef et la fille de cuisine -sortaient chacun de leur côté, comme -ils en avaient le droit tous les dimanches, -M<sup>lle</sup> Cile était donc restée sous la garde unique -et peut-être un peu jeune, de sa gouvernante -madrilène, qui lui apprenait l'espagnol.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[p. 239]</a></span></p> - -<p>Malheureusement, Señorita (comme l'appelait -sa petite élève) semblait avoir ses raisons -d'aller se promener, elle aussi. Elle était, ce -jour-là, inconcevablement distraite, et nerveuse, -et prête à pleurer. Cile l'aimait bien, -et s'enquit de sa peine. Alors, brusquement, -Señorita lui dit qu'elle allait sortir, qu'elle ne -pouvait pas l'emmener, que dans deux heures, -sans faute, elle serait de retour; mais que pour -rien au monde il ne fallait le dire à Madame, -et que Cile lui prouverait sa tendre affection -en restant plus sage encore, toute seule, qu'elle -ne l'aurait été devant sa maîtresse.</p> - -<p>Cile promit, sans savoir ce qu'elle promettait -puisque la solitude et elle ne s'étaient jamais -rencontrées. Señorita piqua une grande épingle -dans son chapeau noir, embrassa vivement la -petite fille immobile, et les deux portes -s'étaient refermées avant que Cile eût rien -compris à ce qui venait de lui arriver.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Mélancolique, elle s'assit doucement sur la<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[p. 240]</a></span> -chaise qui se trouvait derrière elle, et poussa -un gros soupir.</p> - -<p>Tout le monde l'avait abandonnée.</p> - -<p>Ainsi, des cent personnes qui l'aimaient tant -et le lui répétaient sans cesse, parents, grands-parents, -domestiques, gouvernante, oncles, -tantes, cousines, amies, pas une âme n'était -restée là pour avoir l'honneur de lui faire sa -cour. Tout le monde aimait donc «ailleurs», -et comment expliquer cela? Cile n'avait jamais -prévu la détresse d'une situation pareille.</p> - -<p>Elle se leva sur la pointe du pied, alla de -chambre en chambre, et de salon en salon. -Le vaste hôtel où elle était née l'intimidait -pour la première fois. Après avoir beaucoup -réfléchi, Cile observa que la maison déserte -avait reçu en plein jour le silence de la -nuit, et rien n'est plus mystérieux que certains -bouleversements des heures par les -ténèbres du son comme par celles de la lumière. -Sans doute, le soleil était vif au dehors, -mais dans le calme soudain des choses autour<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[p. 241]</a></span> -d'elle, Cile tremblait comme sous une éclipse.</p> - -<p>Elle se mit lentement, sagement, au piano, -ouvrit le premier tome de Schumann à la corne -qui marquait son morceau le plus facile: -«Retour du théâtre», et elle voulut jouer. -Mais l'éclat du premier accord la fit sauter de -son tabouret par terre, tant il se répercuta -violemment sur les quatre murs, et elle jugea -prudent de ne pas continuer.</p> - -<p>Toujours à petits pas, elle courut vers la -fenêtre: la grande cour pavée, les doubles communs, -les hautes portes closes de la remise et -de l'écurie composaient comme d'habitude le -décor trop connu et toujours désert de ses -contemplations pensives. Même la niche du -chien prenait un aspect de maison vide, depuis -le départ pour la chasse. Cile souffla sur la -vitre lisse, et doucement écrivit dans la buée -blanchâtre:—Je m'ennuie.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Mais, soudain, une idée, une éclatante idée, -illumina sa petite cervelle.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[p. 242]</a></span></p> - -<p>L'hôtel n'avait que trois étages, et tout le -troisième était occupé par une vaste bibliothèque, -interdite à la jeune Cile. En vérité, elle -n'imaginait rien de tout à fait inaccessible que -deux régions supérieures: d'abord cette bibliothèque, -et, ensuite, le firmament. Qui l'empêchait -d'explorer, pendant son heure d'indépendance, -la première et la plus tentante des -zones qu'elle ne connaissait point? Qui l'empêchait? -Sa conscience? Non. Cile avait beaucoup -de conscience, mais seulement à l'égard -des fautes ou des péchés dont elle comprenait -la noirceur. Au troisième étage comme au premier -elle était bien résolue à ne rien faire de -condamnable. Elle y serait sage, ne casserait -rien, marcherait sur la pointe du pied, ne -laisserait aucune trace de sa visite secrète...</p> - -<p>Un peu tremblante, elle monta.</p> - -<p>Chaque marche nouvelle, où ses pantoufles -roses n'avaient jamais posé leur semelle flexible, -l'effrayait à la fois et l'intéressait comme -une bande de terrain vierge dans un voyage<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[p. 243]</a></span> -de découvertes. Il y en eut vingt-huit jusqu'au -sommet. Lorsqu'elle eut atteint la rampe horizontale, -Cile se pencha tout émue avec le sentiment -de fouler la cime du monde.</p> - -<p>Sur le palier, la double porte était restée -entr'ouverte. Poussée par l'enfant craintive, -elle tourna majestueusement dans l'ombre, -telle la porte du Mystère,—et Cile entra, sur -la pointe du pied.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[p. 245]</a></span></p> - - -<h3>II</h3> - -<p>Cette bibliothèque s'allongeait en forme de -cathédrale, très haute, très profonde et très -sombre, avec des vitraux au-dessus des rayons. -Des multitudes de livres bruns (Cile pensa: -plus de dix millions de livres) couvraient les -murs à droite et à gauche, et même au fond, -dans le lointain. Cile aimait beaucoup les livres. -Comme on devait s'amuser avec tant d'histoires! -Sans doute, elle pouvait bien se donner -la permission d'en lire un peu. D'abord on ne -le saurait pas. Et puis, cela ne faisait de mal à -personne. Pourquoi le lui défendait-on?</p> - -<p>Seulement, l'embarras était grand de choisir -un volume entre dix millions. Lequel prendre?<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[p. 246]</a></span> -Le plus beau. Et le plus beau, c'était le plus -grand. Il se trouva que justement devant elle, -tout en bas du plus haut meuble, se dressait le -dos noir et or d'un in-plano gigantesque.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Oh! celui-là, par exemple, ce n'était pas un -livre, bien sûr. On ne faisait pas de livres -pareils.</p> - -<p>Cile se rappela qu'on lui avait donné, autrefois, -comme cadeau de Noël, un grand jeu -enfermé dans une boîte en forme de reliure.</p> - -<p>—Si c'était un jeu! se dit-elle.</p> - -<p>Et elle se pencha pour lire le titre.</p> - -<p>En majuscules dorées, le titre se lisait:</p> - -<p class="center"> -HAGIOGRAPH<br /> -HISPANOR<br /> -</p> - -<p>Les connaissances bibliographiques et latines -de la lectrice étaient encore trop élémentaires -pour qu'elle sût compléter la phrase sous sa -forme véritable: <em>Hagiographorum hispanorum -opera selectissima</em>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[p. 247]</a></span></p> - -<p>Elle mit un doigt dans sa bouche, et se dit, -après réflexion:</p> - -<p>—Un hagiographe Hispanor... ça doit être -un jeu mécanique.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Ceci décidé, sa résolution fut prise. Elle -saisit avec les deux mains l'énorme in-plano -presque aussi grand qu'elle, le tira, fit un effort -qui tendit ses reins en arrière... Le volume, -arraché de sa place éternelle, glissa, bascula, -oscilla et retomba tout debout, sur la tranche.</p> - -<p>Cile respira largement, fière de sa force, et -plus encore de son audace; mais elle ne se -hasarda point à transporter une si lourde -charge. Toujours avec les deux mains, elle fit -tourner le premier plat sur ses gonds comme -une porte sourde, et elle recula de quelques -pas.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>L'obscurité augmentait autour d'elle. Le -jour baissait, baissait rapidement. Un long -rayon, descendu d'un vitrail bleuâtre, frappait<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[p. 248]</a></span> -le frontispice noir du livre qu'elle venait d'ouvrir.</p> - -<p>Une sainte espagnole y était gravée en costume -de carmélite, devant un paysage vaguement -africain. Elle tenait un fouet d'une main, -et de l'autre un grand cœur qui dégouttait de -sang.</p> - -<p>Cile, effrayée, recula encore.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Bientôt, il n'y eut plus rien d'éclairé dans la -vaste salle, que le fantôme triste et pâle de la -Sainte; mais plus les alentours s'obscurcissaient -de noir, plus elle-même s'illuminait de blanc.</p> - -<p>Elle paraissait grandir, bouger, remuer les -yeux.</p> - -<p>Un souffle d'air venait du paysage animer les -plis de ses vêtements.</p> - -<p>Elle penchait la tête.</p> - -<p>Elle parla enfin.</p> - -<p>—Cécile...</p> - -<p>La pauvre petite, presque morte d'effroi, -tomba sur les genoux.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[p. 249]</a></span></p> - -<p>—Madame... dit-elle.</p> - -<p>Puis, se reprenant comme une enfant sage, -et pensant, à propos, qu'il fallait dire «ma -sœur» à toutes les religieuses, elle murmura -poliment:</p> - -<p>—Ma Sainte...</p> - -<p>L'apparition répondit:</p> - -<p>—Ne crains pas.</p> - -<p>—Oh! je n'ai pas peur, dit Cile, toute blanche, -mais je suis bien intimidée... Pardonnez-moi, -ma Sainte.</p> - -<p>Tout en parlant, elle considérait le costume -flottant de l'immortelle, la tunique brune, le -scapulaire, les pieds nus dans les sandales, et, -par-dessus toute la stature, le vaste manteau -blanc comme une lumière.</p> - -<p>—Viens plus près, dit la Sainte, plus près. -Que puis-je pour toi? As-tu quelque chose à -me dire, ou plutôt, à me demander?</p> - -<p>Cile s'enhardit:</p> - -<p>—Plutôt à vous demander, ma Sainte. Il y -a tant de choses que je voudrais savoir! Et vous<span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[p. 250]</a></span> -devez savoir tout, puisque vous venez du ciel.</p> - -<p>—Eh bien, je te permets de me poser trois -questions. Trois, pas une de plus. Je t'écoute. -Et je te répondrai, mon enfant.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Tout de suite, l'enfant posa la première:</p> - -<p>—Pourquoi me défend-on de venir ici?</p> - -<p>La Sainte lentement répondit:</p> - -<p>—Parce que les poutres, et les planches, et -les feuilles, et les gravures de toute cette bibliothèque -sont le tronc et les branches et les -feuilles et les fleurs de l'Arbre de la Science -du Bien et du Mal.</p> - -<p>—La Science du Bien et du Mal, répéta -l'enfant. Qu'est-ce que c'est?</p> - -<p>—C'est la connaissance de la vie.</p> - -<p>—La Vie... répéta-t-elle encore. Oh! -qu'est-ce que sera ma vie?</p> - -<p>La Sainte frissonna imperceptiblement.</p> - -<p>—Ce serait ta dernière question, petite -Cile, réfléchis bien! N'aimerais-tu pas mieux -m'en poser une autre?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[p. 251]</a></span></p> - -<p>Mais la petite, peu à peu rassurée, insistait:</p> - -<p>—Non! non! c'est tout ce que je veux -savoir.</p> - -<p>—Si je te réponds, tu regretteras de m'avoir -interrogée.</p> - -<p>Cile hésita, pâlit de nouveau, et reprit d'une -voix très douce:</p> - -<p>—Ma Sainte, répondez-moi, vous me l'avez -promis.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Alors l'apparition éleva vers le ciel sa main -qui tenait un grand cœur de pourpre, et les -gouttes de sang se mirent à tomber, d'abord -une à une, comme des larmes, puis par ruisseaux, -comme des sanglots.</p> - -<p>—Je pourrais, dit-elle sourdement, ouvrir -le livre de ta vie, savoir comment... de quel -côté... sous quelle forme... et les circonstances... -A quoi bon? Toutes les vies humaines -sont nivelées sous le même rouleau et, quelle -que soit ta vie, elle sera la Vie... Écoute-moi<span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[p. 252]</a></span> -bien, ma pauvre enfant. Tu vis d'illusion et -d'espoirs: ton illusion s'évanouira; tous tes -espoirs seront fauchés; jamais! jamais tu -n'obtiendras ni de conserver ce que tu chéris, -ni de posséder ce que tu désires, ni de réaliser -ce que tu rêves. Tu poursuivras le bonheur -d'une poursuite insensée; tu le verras partout -à portée de la main, et toujours ta main -retombera sur le vide, tes genoux sur la terre, -et ton front sur tes genoux avec tant de sanglots -que tu te croiras mourir... Tu mourras -cent fois avec tes cent rêves; ton dernier jour -n'est pas le plus noir de ceux qui te restent à -vivre.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Un flot de sang ruissela du cœur suspendu.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>—Écoute-moi bien... Tu aimeras. Un sentiment -nouveau, étrange, inexprimablement -lumineux et tendre envahira ton âme crédule, -qui le prendra pour le bonheur, et plus il -t'aura promis d'allégresse, plus il flagellera ton<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[p. 253]</a></span> -corps et ton esprit avec son triple fouet d'horreur, -de désespoir et de dégoût. Quel que soit -ton amour, il mourra dans les larmes et tes -douleurs seront telles que tu ne peux pas les -imaginer...</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Le cœur se gonfla plusieurs fois à toute -violence. Le sang rouge en ruisselait toujours.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>—Écoute-moi encore... Tu seras mère. Ah! -cette fois tu croiras vraiment avoir trouvé le -chemin de la vie bienheureuse. Ton enfant! -Ton enfant! Comme tu le désireras! Quel -avenir enchanté tu rêveras pour toi-même et -pour lui dans tes bras! Mais du jour où Dieu -te l'aura promis, tes larmes ne cesseront plus -de couler sur tes joues. Douleurs horribles -pour l'obtenir, efforts et peines de tous les -jours pour le conserver à la vie, terreur s'il -est malade, déchirement inguérissable si Dieu -te le reprend comme il te l'a donné. Alors tu<span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[p. 254]</a></span> -connaîtras que le malheur monte comme une -marée à l'assaut de la vie humaine, et sans -cesse, d'année en année, grossit ses vagues de -sanglots.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Le cœur s'élargissait tel qu'un soleil du -soir. On ne voyait presque plus sa forme, car -le sang débordait tout autour de lui.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>—Enfin, reprit la Sainte, fais le compte -aujourd'hui de tous ceux que tu aimes et -sache que pas un d'eux ne sera près de ton -chevet le jour où, vieille femme et presque une -étrangère dans un monde nouveau, tu mourras, -affreusement seule. Tu verras, l'un après -l'autre, tes quatre grands-parents si bons et -tant aimés disparaître des lieux où tu les -embrassais. Tu verras ta mère expirer, peut-être -après une agonie dont tu frissonneras -pour toujours. Tu mettras ton père mort dans -un cercueil de chêne, entre deux couches de -sciure de bois pour que sa pourriture ne filtre<span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[p. 255]</a></span> -pas à terre, par les fentes de la caisse reclouée -sur son front...</p> - -<p>—Ah!!!</p> - -<p>Cile, au dernier degré de l'épouvante, criait, -pleurait, tendait les mains...</p> - -<p>—Non... non... ma Sainte... non... ne me -dites pas...</p> - -<p>Elle se jeta en suppliant dans les plis du -manteau de lumière; mais à travers la vision -impondérable, elle toucha l'énorme in-plano -toujours debout sur sa tranche... Le volume -chancela en arrière, s'abattit de toute sa hauteur -et son bruit formidable tonna dans la -voûte retentissante, pendant qu'au sein du -nuage de poussière bleuâtre s'effaçait et fuyait -sainte Thérèse de Jésus.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Au même instant la porte s'ouvrait... Brusquement -quatorze jets de foudre enflammèrent -le lustre électrique, et Cile entendit la voix de -son père crier sur un ton de fureur qu'elle ne -lui avait jamais connu:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[p. 256]</a></span></p> - -<p>—Cécile! méchante enfant! c'est ici que je -te trouve!</p> - -<p>Ah! la pauvre petite n'était guère en état de -répondre. Elle écouta la colère paternelle avec -une espèce d'égarement; elle vit dans cet -éclat de voix le commencement des malheurs -de la vie, et dans une explosion de larmes elle -se coucha sur le plancher.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[p. 257]</a></span></p> - - -<h3>III</h3> - -<p>—Je veux mourir tout de suite, tout de -suite; je veux mourir tout de suite... répétait-elle.</p> - -<p>Le père inquiet, s'approcha, la releva, la -prit sur ses genoux, l'interrogea. Que s'était-il -passé? Qu'est-ce que tout cela signifiait? -Pourquoi était-elle entrée là? et pourquoi ces -cris de désespoir? Mais Cile ne voulait pas -répondre. Cile ne voulait plus que mourir.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Elle sanglota pendant une heure sans pouvoir -expliquer sa peine. Elle pleurait, la tête -perdue sur l'épaule de son père, qui la berçait -un peu. Et tout à coup elle raconta ce que lui<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[p. 258]</a></span> -avait dit la Sainte, avec une petite voix -blanche, monotone et désespérée comme en -ont les personnes mourantes qui prononcent -leurs dernières paroles.</p> - -<p>Son père l'écoutait parler. Il ne voulait -montrer qu'une émotion souriante; mais, -malgré les efforts de toute sa volonté, il ne -put s'empêcher d'avoir les yeux en larmes et -resta plus pâle que la petite lorsqu'elle eut -achevé son récit...</p> - -<p>Alors il l'embrassa de plus près. Ses deux -larges mains affectueuses enveloppèrent des -deux côtés la petite tête blonde inondée de -pleurs, et il lui dit avec une extrême tendresse:</p> - -<p>—Mon enfant... mon petit... console-toi... -Tu as été punie, tu le vois, parce que tu m'avais -désobéi. Voilà ce qui arrive aux petites filles -qui vont dans les bibliothèques. Elles lisent -sur la vie certaines choses qu'elles n'ont pas -besoin de savoir...</p> - -<p>Il reprit après une hésitation:</p> - -<p>—... et qui ne sont pas vraies.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[p. 259]</a></span></p> - -<p>Cile leva ses yeux d'enfant grave:</p> - -<p>—Pas vraies?... Comment, pas vraies?... Ce -que m'a dit la Sainte n'est pas vrai?</p> - -<p>—La Sainte a voulu t'effrayer, pour ta -pénitence, ma chérie; mais la vie est tout le -contraire du tableau qu'elle t'en a fait. La vie -est belle... La vie est douce... La vie est -bonne... Tout est bonheur.</p> - -<p>Et, de nouveau, il s'efforça de sourire.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>L'enfant le regarda longtemps... puis elle le -serra de toute sa force, en tremblant de la tête -aux pieds.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[p. 261]</a></span></p> - - - - -<h2><a name="TABLE" id="TABLE">TABLE</a></h2> - - -<p> -<a href="#HOMME_DE_POURPRE">L'HOMME DE POURPRE </a><br /> -<br /> -<a href="#DIALOGUE_AU_SOLEIL_COUCHANT">DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT</a><br /> -<br /> -<a href="#UNE_VOLUPTE_NOUVELLE">UNE VOLUPTÉ NOUVELLE</a><br /> -<br /> -<a href="#ESCALE_EN_RADE_DE_NEMOURS">ESCALE EN RADE DE NEMOURS</a><br /> -<br /> -<a href="#LA_FAUSSE_ESTHER">LA FAUSSE ESTHER</a><br /> -<br /> -<a href="#LA_CONFESSION_DE_MLLE_X">LA CONFESSION DE M<sup>LLE</sup> X</a><br /> -<br /> -<a href="#LAVENTURE_EXTRAORDINAIRE">L'AVENTURE EXTRAORDINAIRE DE MADAME ESQUOLLIER</a><br /> -<br /> -<a href="#UNE_ASCENSION_AU_VENUSBERG">UNE ASCENSION AU VENUSBERG</a><br /> -<br /> -<a href="#LA_PERSIENNE">LA PERSIENNE</a><br /> -<br /> -<a href="#LIN-PLANO">L'IN-PLANO</a><br /> -</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[p. 263]</a></span></p> - -<hr class="chap" /> -<p>IMPRIMÉ</p> - -<p>PAR</p> - -<p>PHILIPPE RENOUARD</p> - -<p>19, rue des Saints-Pères</p> - -<p>PARIS</p> - - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Sanguines, by Pierre Louÿs - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SANGUINES *** - -***** This file should be named 51725-h.htm or 51725-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/1/7/2/51725/ - -Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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