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-The Project Gutenberg EBook of Sanguines, by Pierre Louÿs
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Sanguines
-
-Author: Pierre Louÿs
-
-Release Date: April 10, 2016 [EBook #51725]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SANGUINES ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
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-
-
-SANGUINES
-
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-
-
-ŒUVRES DE PIERRE LOUŸS
-
- ASTARTÉ, poèmes.--1892 épuisé.
- LES CHANSONS DE BILITIS.--1894 1 vol.
- APHRODITE.--1896 1 vol.
- LA FEMME ET LE PANTIN.--1898 1 vol.
- LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE.--1901 1 vol.
-
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
-
-50 exemplaires numérotés sur papier de Hollande.
-
-15 exemplaires numérotés sur papier du Japon.
-
-15 exemplaires numérotés sur papier Whatmann.
-
-
-
-
-PIERRE LOUŸS
-
-SANGUINES
-
-ONZIÈME MILLE
-
-PARIS
-
-BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
-
-EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
-
-11, RUE DE GRENELLE, 11
-
-1903
-
-Tous droits réservés.
-
-
-A MON FRÈRE
-
-
-
-
-L'HOMME DE POURPRE
-
-
-I
-
-Dans les jardins verts de la blanche Ephèse, nous étions deux
-jeunes apprentis avec le vieillard Bryaxis.
-
-Lui, venait de s'asseoir dans un siège de pierre aussi pâle que
-son visage. Il ne parlait point. Il grattait la terre du bout de
-son bâton usé.
-
-Nous, par respect pour son grand âge et pour sa grande gloire
-plus vénérable encore, nous nous tenions debout en face de sa
-personne, adossés à deux cyprès noirs et n'osant ouvrir la bouche
-alors qu'il ne disait rien.
-
-Immobiles, nous le considérions avec une sorte de piété dont il
-semblait avoir conscience. Nous lui savions gré de survivre à
-tous ceux que nous aurions voulu connaître; nous l'aimions de se
-montrer à nous, simples enfants nés trop tard pour entendre les
-voix héroïques; et, pressentant les jours prochains où personne
-ne le verrait plus, nous cherchions en silence les invisibles
-liens qui l'unissaient à son œuvre éclatante. Ce front avait
-conçu, ce pouce avait modelé dans l'argile de l'ébauche, une frise
-et douze statues pour le tombeau de Mausole, les cinq colosses
-dressés devant la ville de Rhodes, le Taureau de Pasiphaé qui fait
-rêver les yeux des femmes, le formidable Apollon de bronze et le
-Séleucos Triomphant de la nouvelle capitale... Plus je contemplais
-leur auteur, et plus il me paraissait que les dieux avaient dû
-façonner de leurs mains ce sculpteur de la lumière, avant de
-descendre jusqu'à lui pour qu'il les révélât aux hommes.
-
-
-Tout à coup, un pas de course, un sifflet, un cri de gaieté: le
-petit Ophélion bondit entre nous.
-
---Bryaxis! fit-il. Ecoute ce que toute la ville sait déjà. Si je
-suis le premier à te l'apprendre, je déposerai une fève devant
-l'Artémis... Mais d'abord, salut! J'avais oublié.
-
-Vite, il nous fit du coin de l'œil un clignement qui pouvait
-passer aussi pour un salut, à moins que cela ne voulût dire:
-préparez-vous bien. Et aussitôt, il commença:
-
---Tu savais, mon bon vieux, que Clésidès faisait le portrait de la
-Reine?
-
---On m'en avait parlé.
-
---Mais la fin de l'histoire, on te l'a dite aussi?
-
---Il y a donc une histoire?
-
---S'il y en a une! Tu ne sais rien! Clésidès était venu tout
-exprès d'Athènes, il y a huit jours. On l'amène au palais, la
-Reine n'était pas prête! elle se permettait d'être en retard.
-Enfin elle se montre, salue à peine son peintre, et pose... si
-l'on peut appeler cela poser. Il paraît qu'elle remuait tout le
-temps, sous prétexte que l'amour lui avait donné des crampes.
-Clésidès dessinait tant bien que mal, au vol des gestes, et de
-très méchante humeur, comme tu peux l'imaginer. Son esquisse même
-n'était pas faite, quand voici la Reine qui se retourne et déclare
-qu'elle veut poser de dos!
-
---Sans raison?
-
---Parce que son dos, disait-elle, est aussi parfait que le reste
-et doit figurer dans le tableau. Clésidès a beau protester qu'il
-est peintre et non statuaire, qu'on ne tourne pas derrière un
-panneau et qu'on ne peut dessiner une femme vue de tous les côtés
-sur la même planche, elle répond que c'est sa volonté, que les
-lois de l'art ne sont pas les siennes, qu'elle a vu le portrait
-de sa sœur en Perséphone, de sa mère en Dêmêtêr, et qu'elle,
-Stratonice, à elle toute seule, posera pour les Trois Grâces.
-
---Ce n'est pas bête, dit Bryaxis.
-
-Notre camarade s'offusqua.
-
---Pourtant si Clésidès avait répondu non? Il en était libre, je
-pense. On ne donne pas d'ordres à un artiste. Cette petite en use
-avec nous d'une façon que nous ne supporterons pas. Jamais son
-père n'aurait fait cela! Lorsqu'il mit le siège devant Rhodes où
-Protogène travaillait son Iasyle...
-
---Je sais, dit Bryaxis. Continue.
-
---Bref. Clésidès était fort en colère, encore qu'il n'en montrât
-rien. Il termine son étude de dos, la Reine se lève, lui demande
-de revenir le lendemain, il accepte et la quitte. Bon.
-
-Ophélion se croisa les bras.
-
---Le lendemain, savez-vous qui l'attendait? Une servante sur un
-tabouret.
-
---Stratonice, dit-elle, est fatiguée, ce matin. Elle ne posera
-plus, mon maître, et c'est moi qui la remplacerai tant que son
-portrait ne sera pas fini. Ainsi en a-t-elle décidé.
-
-Nous éclatâmes de rire et Bryaxis lui-même ne s'en défendit point.
-
-Ophélion poursuivait gaiement:
-
---L'esclave n'était pas mal faite. Clésidès poussa les scrupules
-jusqu'à lui donner les crampes de rigueur afin qu'elle ressemblât
-ainsi de plus près à sa maîtresse. Puis il expliqua d'un ton sec
-qu'il n'avait plus besoin d'elle, et rentra chez lui avec ses
-dessins.
-
---Cette fois, il a eu raison! m'écriai-je. La Reine se moquait,
-vraiment.
-
---En chemin, comme il passait le long du port marchand, il aperçut
-un marinier dont quelqu'un lui avait dit qu'il voyait la Reine
-en secret, bien que personne n'en eût la preuve. C'est Glaucon,
-vous le connaissez bien. Clésidès le manda chez lui, le paya, le
-fit poser et quatre jours plus tard il avait terminé deux petits
-tableaux injurieux qui représentaient la Reine entre les bras de
-cet homme, d'abord de face et ensuite de dos...
-
---Comme elle l'avait désiré, interrompis-je.
-
---A peu près. La nuit dernière (à quelle heure? on n'en sait
-rien), il a fixé les deux planches peintes au mur du palais de
-Seleucos: sans doute il a pu s'enfuir sur une barque après sa
-vengeance publiée, car on ne trouve sa trace nulle part.
-
-Nous nous récriâmes:
-
---La Reine va en mourir de rage!
-
---La Reine? Elle le sait déjà et si elle est furieuse au fond,
-elle le dissimule à merveille. Pendant toute la matinée, une foule
-énorme a défilé devant ces affiches à scandale. On a prévenu
-Stratonice, qui a voulu voir, elle aussi. Suivie de quatre-vingts
-personnes de la cour, elle s'est arrêtée devant chacun des deux
-sujets, approchant et reculant pour juger tour à tour du détail
-et de l'ensemble... J'étais là, et comme je la suivais des yeux
-avec frisson, me demandant qui de nous elle allait mettre à mort
-lorsque sa fureur éclaterait: «Je ne sais pas lequel est le
-meilleur, dit-elle; mais tous deux sont excellents.»
-
-Bryaxis, au milieu de notre exultation, leva simplement les
-sourcils en donnant à son vieux visage les plis de la surprise et
-de l'estime:
-
---Elle prouve qu'elle n'est pas moins spirituelle qu'impudente,
-fit-il. L'histoire est curieuse en effet. Mais comment en
-êtes-vous si fiers, mes enfants? Il me semble que le rôle de
-l'artiste ne vaut pas celui du modèle, dans l'anecdote que je
-viens d'entendre?
-
---Si la Reine avait osé, dit Ophélion, elle aurait fait poursuivre
-Clésidès jusqu'au delà des mers, et tuer comme un chien. Mais
-alors tout le pays grec l'aurait traitée en femme barbare, elle
-qui veut se croire Athénienne par le hasard qui l'a fait naître
-dans un Parthénon devenu Porneion. Stratonice tient l'Asie dans sa
-main comme une mouche, et elle a reculé devant un homme qui a pour
-toute arme une boulette de cire. Désormais l'Artiste est le roi
-des rois, le seul être inviolable qui vive sous le soleil. Voilà
-pourquoi nous sommes fiers!
-
-Le vieillard fit une moue assez dédaigneuse:
-
---Tu es jeune, répliqua-t-il. De mon temps on disait déjà la même
-formule, et peut-être avec plus de raisons. Lorsque Alexandre,
-timidement, essayait d'expliquer «pourquoi» tel tableau lui
-paraissait bon, mon ami Apelle le faisait taire en disant qu'il
-prêtait à rire aux gamins qui broyaient ses couleurs. Et Alexandre
-s'excusait... Eh bien! je n'ai jamais trouvé que ces sortes
-d'anecdotes valussent le mal qu'on se donne pour en faire le
-récit. Quels que soient le respect ou la hauteur du roi envers
-les peintres contemporains, les tableaux n'en sont ni meilleurs
-ni pires: tout cela est donc indifférent. Au contraire, il peut
-être bon et même grand, qu'un artiste ose et puisse se mettre, non
-pas au-dessus du roi quelconque dont l'armée passe le long de ses
-murs, mais plus haut que les lois humaines, et plus haut que les
-lois divines, le jour où ses muses lui commandent de fouler aux
-pieds tout ce qui n'est pas elles.
-
-Bryaxis s'était dressé.
-
-Nous murmurâmes:
-
---Qui a fait cela?
-
---Personne, peut-être, dit le vieillard avec un songe dans les
-yeux. Personne... si ce n'est Parrhasios... Et encore fit-il
-bien?... Je le croyais autrefois. Aujourd'hui, je ne sais plus que
-penser.
-
-Ophélion me jeta un regard étonné. Mais je ne pouvais rien lui
-apprendre.
-
---Nous ne te comprenons pas, dis-je à Bryaxis.
-
-Il pensa nous mettre sur la voie.
-
---Le Prométhée... fit-il tout bas.
-
---Eh bien?
-
---Vous ne savez pas?... Vous ne savez pas comment Parrhasios a
-peint le Prométhée de l'Acropole?
-
---On ne nous l'a pas dit.
-
---Vous ne connaissez pas cette horrible scène? la tragédie de mort
-et de hurlements d'où ce tableau est sorti dans le sang comme
-l'enfant d'une accouchée?
-
---Parle... Dis-nous toute la scène; nous n'en savons rien.
-
-Un instant, Bryaxis suspendit son regard sur nos jeunes têtes
-comme s'il hésitait à nous plonger de force un pareil souvenir
-dans l'âme...
-
-Puis il se détermina:
-
---Eh bien! oui. Je vous la dirai.
-
-
-II
-
-Ce que je vous raconte, mes enfants, s'est passé la dernière année
-de la cent septième Olympiade, l'année même où Platon mourut: il y
-a bien cinquante ans de cela.
-
-J'étais alors dans Halicarnasse et je venais d'achever ma part
-de labeur au tombeau de Mausole le Chevelu: part ingrate s'il
-en fut jamais. Scopas qui nous dirigeait avait trouvé bon de
-décorer tout seul la façade orientale du monument, c'est-à-dire
-qu'à l'heure du matin où se font les sacrifices, les marbres de
-notre maître resplendissaient en pleine lumière, et, vraiment, on
-ne voyait qu'eux. A son camarade Timothée, il avait attribué la
-face latérale sud, un peu moins intéressante et deux fois plus
-étendue. Leokharès s'était chargé du fronton occidental; quant
-à moi, j'avais pris ce dont personne ne voulait, le côté nord,
-travail énorme et perpétuellement dans l'ombre. Pendant cinq ans,
-je sculptai ainsi des Victoires et des Amazones qui vivaient au
-soleil comme des femmes, mais chaque fois qu'il me fallait en
-fixer une pour toujours dans la zone obscure du mausolée, il me
-semblait la voir mourir, et je pleurais, mes petits enfants.
-
-Enfin, ma tâche vint à son terme. Je me préoccupai de rentrer en
-Attique. Cette année-là, comme aujourd'hui, la mer Egée était
-peu sûre. Guerre partout. Haines de ville à ville. Athènes,
-d'ailleurs, était vaincue. Le jour où je voulus partir, je ne
-trouvai pas d'armateur qui se souciât d'aller au Pirée. Les
-Cariens, en bons négociants, se retournaient vers le vainqueur,
-et dès que la prise d'Olynthe eut fait tomber Khalkis dans les
-mains du Macédonien, tous les marchands d'Halicarnasse gonflèrent
-leurs voiles vers l'Eubée pour y vendre des robes de Cos avec des
-courtisanes de Cnide.
-
-Moi aussi, je partis pour Khalkis. L'Euripe, me disais-je, n'est
-pas large, et d'Aulis, par Tanagre et la route d'Akharnées,
-j'aurai bientôt gagné Athènes. Ce voyage sur mer fut désagréable;
-on me traita fort mal dans mon coin, où pourtant je tenais peu
-de place. Mon nom alors n'avait pas le même son qu'aujourd'hui
-sans doute, et le Mausolée était trop neuf pour mériter qu'on
-l'estimât. Les autres passagers se contentaient de savoir que
-j'étais citoyen d'Athènes, et cela suffisait bien pour qu'ils se
-moquassent, puisque Athènes était malheureuse.
-
-Un matin, le soleil avait déjà passé les cimes des hauteurs
-orientales, lorsque nous abordâmes à Khalkis au milieu d'une foule
-immense. Je m'y perdis avec plaisir.
-
-En interrogeant quelqu'un, j'appris qu'il y avait hors des portes
-un extraordinaire marché. Philippe, à la chute d'Olynthe, après
-avoir rasé la ville, avait emmené en esclavage la population tout
-entière: environ quatre-vingt mille têtes. La vente avait lieu
-depuis deux jours. On comptait qu'elle durerait trois mois.
-
-Aussi la ville regorgeait-elle d'étrangers, d'acheteurs et de
-curieux. Mon interlocuteur, qui était marchand de vins, ne se
-plaignait pas de cette cohue; mais il me confia que son voisin,
-lequel vendait à l'ordinaire des esclaves cotés fort cher, s'était
-ruiné du jour au lendemain, tant la baisse avait été prompte.
-J'entends encore le tavernier me dire avec de grands gestes:
-
---Enfin, un Thrace de vingt ans, on sait ce que cela vaut, par les
-dieux! Quand on en achetait douze pour cultiver une plaine, on
-comptait bien douze sacs d'or frappés à la chouette! Eh bien! va,
-va marquer les prix; le cours est tombé à cinquante drachmes. Juge
-par là des autres! Jamais cela ne s'est vu! Il y a trois mille
-vierges au marché: on les écoule à vingt-cinq drachmes; ne crois
-pas que je parle au hasard: vingt-deux, vingt-cinq, vingt-huit
-drachmes lorsqu'elles ont la peau très blanche. Ah! Philippe est
-un grand roi!
-
-Cet homme me dégoûtait. Je me séparai de lui, et je suivis la
-multitude jusqu'au delà des portes ouvertes, dans la vaste prairie
-en pente où les Olynthiens étaient parqués.
-
-A grand'peine je me frayais un chemin entre les groupes en
-mouvement, et je ne savais plus dans quel sens diriger une marche
-si contrariée, lorsque je vis passer devant moi un cortège
-extravagant et majestueux devant lequel la foule s'écartait.
-
-
-Six esclaves sarmates s'avançaient deux par deux, chacun portant
-une charge d'or et des coutelas à la ceinture. Derrière eux, un
-négrillon tenait horizontalement comme une patère à libations,
-une longue crosse de cèdre rose serrée par un lacet d'or: la
-canne auguste du Maître. Enfin, gigantesque et pesant, couronné
-de fleurs, la barbe imprégnée de parfums, soutenu par les deux
-épaules aux cous de deux jolies filles, enveloppé dans une robe de
-pourpre dont la surface était énorme et repoussant les herbes avec
-ses larges pieds, je vis Parrhasios lui-même, semblable au Bakkhos
-indien, et ses yeux s'abaissèrent sur moi.
-
---Si tu n'es pas Bryaxis, me dit-il en fronçant le sourcil,
-comment te permets-tu de prendre son visage?
-
---Et toi, si tu n'es pas le fils de Sémélé, qui t'a donné ces
-vastes boucles, cette stature dionysiaque et cette robe de pourpre
-tissée par les Grâces de Naxos?
-
-Il sourit. Sans même dégager son bras du soutien charmant qui
-l'élargissait, il me tendit comme un plat d'or par-dessus une
-courtisane, sa grande main chargée d'anneaux, et serra la mienne
-sur un sein découvert.
-
---Khariklo, dit-il à la jeune fille de droite, prends mon ami d'un
-bras qui lui soit doux, et continuons notre promenade. Bientôt le
-soleil serait trop ardent pour que ton fard n'en souffrît point.
-
-Nous repartîmes donc tous enlacés. Parrhasios imprimait à la
-marche un balancement vaste et scandé, pompeux comme un hexamètre
-où le petit pas des femmes eût battu le dactyle.
-
-En trois mots, il s'enquit de mes œuvres et de ma vie. A chacune
-de mes réponses, il disait vivement: «C'est parfait», afin de
-couper court aux explications. Puis il se mit à parler de lui.
-
---Comprends bien que je t'ai pris sous ma protection, disait-il,
-car pas un citoyen d'Athènes, hors moi seul, n'est en sûreté chez
-le Macédonien, et si le moindre différend t'avait conduit devant
-la justice, je n'aurais pas donné deux oboles, ce matin, de ton
-indépendance. Désormais, te voilà tranquille.
-
---Je ne suis pas, répondis-je, d'un naturel tremblant; mais je ne
-doute guère qu'ici même et si tu donnais ton nom...
-
---C'est fait, déclara-t-il. Je me suis annoncé. Lorsque Philippe
-a su que je lui faisais l'honneur de visiter sa nouvelle ville où
-il n'installe que des goujats, il a dépêché sur ma route à dix
-stades du pont de l'Euripe un officier de son palais. Cet homme
-m'apportait des présents royaux, entre autres six colosses du Nord
-et les deux belles filles que tu vois: la force pour m'ouvrir la
-marche, la grâce pour fleurir ma personne.
-
---Des Macédoniennes? demandai-je.
-
---Macédoniennes de Rhodes! firent-elles en éclatant de rire.
-
-Et Parrhasios, d'un geste généreux, conclut:
-
---Elles seront dans ton lit ce soir. Moi, j'en ai laissé d'autres
-avec mes bagages; mais tu peux être seul, ami: accepte ces roses
-de ma main. Leur jeune peau doit être éclatante sur un tapis de
-pourpre sombre.
-
-
-Nous approchions du grand marché. Il s'arrêta, et, me regardant:
-
---Au fait, tu ne me demandes pas ce que je viens chercher ici!
-
---Je n'osais.
-
---Le devines-tu?
-
---Non certes. Je ne pense pas que tu veuilles un esclave, puisque
-Philippe te donne les siens. Ni une femme, puisque celles-ci...
-
---Je suis venu d'Athènes à Khalkis pour trouver un modèle, mon
-petit. Te voilà tout surpris. Je m'y attendais bien.
-
---Un modèle? Il n'y en a donc plus entre l'Académie et le Pirée?
-
---Environ quatre cent quarante mille, pour moi, dit Parrhasios
-orgueilleusement; la population de l'Attique. Et cependant je
-cherche un modèle au marché des Olynthiens. Voici pourquoi. Tu vas
-comprendre.
-
-Il se redressa:
-
---Je fais, dit-il, un Prométhée.
-
-En prononçant un pareil nom, il resta la bouche ouverte et toute
-l'horreur de son sujet passa dans le pli de ses sourcils.
-
---Des Prométhées, tu le sais, il y en a sous tous les portiques.
-Timagoras en a vendu un. Apollodore en a tenté un autre. Zeuxis a
-cru pouvoir... mais pourquoi rappeler tant de piteuse peinture? On
-n'a jamais fait de Prométhée.
-
---Je le crois, répondis-je.
-
---On a représenté des paysans nus attachés sur des rochers de bois
-et le visage tordu par je ne sais quelle grimace qui trahit un
-mal de dents; mais Prométhée Forgeron du Feu, Prométhée Créateur
-de l'Homme et sa lutte avec l'Aigle-Dieu entre le Caucase et la
-Foudre, ah! non! Bryaxis! on n'a pas fait cela. Ce Prométhée
-grandiose, je le vois comme ta face, et je veux en clouer l'image
-à la muraille du Parthénon.
-
-Disant cela, il quitta l'appui de ses deux femmes, prit sa canne
-d'or au petit porteur et traça de grands gestes dans l'air.
-
---Depuis deux mois j'y travaillais, j'avais trouvé des rochers
-superbes dans les domaines de Kratès au promontoire d'Astypalée.
-Toutes mes études étaient finies. Le fond de mon paysage: prêt.
-La ligne de la figure: en place. Et tout à coup me voici barré:
-je ne peux pas trouver une tête. Oh! s'il s'agissait d'un Hermès,
-d'un Apollon ou d'un Pan, tous les citoyens d'Athènes seraient
-fiers de poser chez moi; mais prendre pour modèle un homme dont
-le génie resplendisse sur le visage et ligoter cet homme par les
-pieds, par les poings, sur la charpente d'un praticable, tu le
-vois bien, ce n'est pas possible. On ne peut disloquer ainsi que
-les membres d'un esclave. Et ces gens ont des têtes de brutes! Ce
-sont des Encelades, des Typhons; ce ne sont pas des Prométhées.
-Pourquoi? parce que nous manquons d'esclaves qui aient été de
-libres Hellènes. Eh bien! Philippe nous en apporte; je suis venu
-les prendre où il les vend.
-
-Je frémis.
-
---Un Olynthien? dis-je. Un allié vaincu? Mais où comptes-tu faire
-ce tableau?
-
---A Athènes!
-
---Sur le sol d'Athènes ton esclave sera libre.
-
---Il sera selon ma volonté.
-
---Mais alors, si tu le traites en captif, n'as-tu pas peur que les
-lois...?
-
---Les lois? dit Parrhasios avec un sourire. Les lois sont dans
-ma main comme les plis de ce manteau, que je jette derrière mon
-épaule.
-
-Et d'un mouvement magnifique, il s'enveloppa de pourpre et de
-soleil.
-
-
-III
-
-Le marché aux Olynthiens s'étendait devant nous.
-
-A perte de vue, et formant en ligne droite six larges voies
-parallèles, des estrades de planches étaient dressées sur des
-tréteaux de hauteur médiocre qui montaient environ à mi-cuisse des
-passants.
-
-La population de toute une ville se massait là devant une seconde
-foule: l'une, marchandise, et l'autre, acheteuse. Quatre-vingt
-mille hommes, femmes, enfants, les mains liées derrière le dos,
-les pieds entravés de cordes lâches, attendaient, la plupart
-debout, le Maître inconnu qui les emmènerait vers un point
-mystérieux de la terre hellène. Un soldat en gardait quarante et
-s'improvisait crieur d'hommes. Derrière les tables, des serviteurs
-ramassés dans les faubourgs, faisaient circuler l'eau et le pain
-nécessaires à la nourriture de cette multitude asservie, et un
-grand bruit s'élevait toujours, comme la voix perpétuelle d'une
-fête.
-
-Parrhasios pénétra dans la rue principale où s'exposaient à droite
-et à gauche, nus comme un peuple de marbre, les jeunes gens et
-les jeunes filles qui avaient paru valoir les hauts prix. A mon
-étonnement, je ne surpris rien de morne dans leurs regards plutôt
-curieux. La douleur humaine a son terme que la jeunesse voit venir
-bientôt. Depuis la ruine de leurs maisons, ces beaux êtres avaient
-usé jusqu'au bout tout ce qu'ils pouvaient donner de jours et de
-nuits à l'appréhension ou au désespoir: rien n'en paraissait plus
-sur leurs physionomies. Les jeunes gens sans doute avaient repris
-confiance dans leur évasion future. Peut-être les jeunes filles
-songeaient-elles à l'amour dont on allait combler leur couche et
-qu'elles méconnaissaient assez pour le convoiter, quel qu'il fût.
-Bref, par inconscience ou par bravade, ils affectaient une bonne
-humeur.
-
-La foule autour d'eux se poussait, empressée à l'examen, plus
-indécise devant l'achat. Peu d'hommes se décidaient vite au milieu
-d'une telle mise en vente. On touchait beaucoup aux esclaves.
-Des mains éprouvaient les muscles d'une jambe, la délicatesse
-d'une peau, la fermeté d'un sein tendu, la carrure d'un poing
-viril. Et puis ces gens passaient à l'estrade voisine, espérant
-trouver mieux encore. Parrhasios fit halte un instant aux pieds
-d'une adolescente élancée, dont la longue forme blanche était une
-harmonie.
-
---Voilà, dit-il, une belle enfant.
-
-Aussitôt le vendeur se précipita:
-
---C'est la plus belle du marché, seigneur. Vois comme elle est
-droite! et comme elle est blanche! Seize ans depuis hier...
-
---Dix-huit, rectifia la jeune fille elle-même.
-
---Tu mens, par Dzeus! Elle n'en a que seize, seigneur, il ne faut
-pas la croire. Regarde ses cheveux noirs relevés par le peigne.
-Quand elle les dénoue, ils lui tombent aux jarrets. Regarde ses
-mains, ses longs doigts qui n'ont pas même touché la quenouille.
-Elle est fille d'un sénateur...
-
---Ne parle pas de mon père, fit-elle très gravement.
-
---Quand je ne le dirais pas, cela se verrait, affirma le vendeur.
-Elle est belle comme une Néréide, souple comme une épée, douce
-comme une biche au bois,--enfin voici qui vaut tout le reste:
-vierge comme à sa naissance.
-
-Et la brusquant de ses mains cyniques, il nous en découvrit la
-preuve.
-
-Parrhasios battait le sol sec du bout de sa canne sonore.
-
---Vierge, dit-il, je n'y tenais pas. Il me suffisait qu'elle fût
-belle. Ote-lui ces entraves qui nuisent à sa grâce, et, vite,
-qu'elle remette son vêtement. Je l'achète. Quel est son nom?
-
---Artémidora, dit-elle.
-
---Eh bien, Artémidora, sache que tu es désormais à la suite de
-Parrhasios.
-
-Elle ouvrit de grands yeux, hésita naïvement:
-
---Tu es... tu serais le Parrhasios que...
-
---Je le suis, répondit son maître.
-
-Et la remettant à la garde des gens qui l'accompagnaient, il
-reprit sa marche en avant.
-
-Puis il daigna m'expliquer:
-
---Ecartelée sur le Caucase, cette jeune fille offrirait un
-charmant spectacle. Cependant je ne l'ai pas prise à dessein
-d'achever avec elle le Prométhée dont je t'ai parlé. Elle me
-servira de modèle pour certains petits tableaux obscènes, auxquels
-je délasse mon esprit pendant mes heures de loisir, et qui sont
-loin d'être, tu le sais, la moins noble partie de mon œuvre.
-
-Nous marchâmes longtemps devant les tréteaux. La foule avait
-encore grossi. Le soleil devenait plus difficilement tolérable
-dans cette vaste plaine sans ombre, au milieu d'un peuple houleux.
-Artémidora s'était ornée d'abord de sa tunique blanche, puis de
-la ceinture des vierges remontée au-dessous des seins, et ses
-cheveux disparaissaient dans le sommet d'un voile bleuâtre qui
-enveloppait tout son corps. Elle se retournait souvent pour nous
-voir; et je m'aperçus alors qu'en s'habillant soudain elle avait
-revêtu presque une âme nouvelle. Son visage s'était métamorphosé.
-Elle nous observait avec inquiétude, comme si elle avait cherché
-à savoir lequel de tous ces hommes allait lui faire outrage, et
-oubliant déjà dans quelle nudité nous avions connu sa personne,
-elle repoussait son voile plissé avec ce joli mouvement du coude
-gauche en arrière qui veut dissimuler le globe de la croupe.
-
-Déjà nous avions parcouru la moitié de la rue principale, quand
-Parrhasios s'arrêta.
-
---Non, me dit-il, ce que je cherche n'est pas ici. La jeunesse du
-corps et la beauté du front ne se rencontrent point ensemble.
-Aussi bien Prométhée n'est-il pas un éphèbe. Coupons court vers
-la droite; suivons au hasard: j'ai plus de chances de trouver mon
-homme parmi les esclaves de second prix.
-
-A peine avions-nous fait trois pas dans la deuxième allée à
-droite, il étendit les mains et cria:
-
---Le voici!
-
-
-Je m'approchai avec curiosité.
-
-L'homme qu'il me désignait ainsi touchait à la cinquantaine.
-De très haute taille et de proportions excellentes, il avait
-le front large, l'arcade sourcilière puissante et musclée, le
-nez robuste et géométrique, les narines épanouies, les oreilles
-profondes. Ses cheveux étaient gris, sa barbe encore brune, courte
-et roulée en boucles rondes aussi expressives que ses traits. Les
-fortes attaches de son cou formaient une sorte de piédestal, qui
-donnait, par un singulier rapport, une autorité plus grande à
-l'intelligence de ses yeux.
-
-Parrhasios l'interpella:
-
---Comment t'appelles-tu?
-
---Outis.
-
---Je ne te demande pas de littérature, mon brave, mais le nom que
-tu as reçu de ton père, et tu me répondras, je pense?
-
---Depuis un mois je m'appelle Outis. Si j'ai porté un nom ancien,
-il ne me plaît pas de te dire lequel.
-
---Pourquoi?
-
---Ni de te dire pourquoi, fils de chien.
-
-Parrhasios, hors de lui-même, devint plus rouge que son manteau.
-Le vendeur, tout alarmé, avança des bras suppliants.
-
---Ne l'écoute pas, seigneur, il parle comme un insensé. Et c'est
-pure malice de sa part, car il a plus de cervelle que moi. Il est
-médecin. Pour la science comme pour l'habileté, il n'avait pas son
-pareil dans Olynthe. Je te dis là ce que tout le monde répète, car
-il était célèbre jusqu'en Macédoine. On m'a dit que depuis trente
-ans il a guéri plus d'Olynthiens que nous n'avons pu en tuer le
-jour où nous avons pris la ville. Ce sera un esclave précieux
-dès que tu l'auras mis à la chaîne et qu'il aura senti le bâton;
-car il fait encore l'insolent, mais il changera de ton comme les
-autres. Alors, si tu sais le mener, tu ne connaîtras pas la mort
-avant ton centième hiver. Donne-moi trente drachmes et Nicostrate
-sera ta chose pour toujours.
-
---Nicostrate? répéta Parrhasios vers moi. En effet. Je connais ce
-nom. Mon indifférence est totale envers sa science de médecin.
-Toutes mes drogues sont dans ma cave et l'une me guérit fort bien
-des indigestions que l'autre donne. Quand parfois je suis enrhumé,
-je ne m'applique pas d'autre emplâtre qu'une belle fille aux seins
-brûlants sur ma poitrine étendue, et je compte bien vivre cent ans
-sans l'aide de cet apothicaire.
-
-Se tournant vers le vendeur, il ordonna:
-
---Ote-lui ses vêtements.
-
-Nicostrate se laissa faire, impuissant et dédaigneux.
-
-Parrhasios continua de commander.
-
---Mets-le de face, et les bras tombants. Bien... De côté... De
-dos... A droite maintenant... Encore de face... Marché conclu.
-
-Il claqua légèrement de la main mon épaule et me dit à mi-voix:
-
---Superbe! mon petit.
-
-Et je ne lui répondis point, car je me sentais secoué d'un frisson
-qui était presque de l'envie.
-
-
-Cinquante ans sont passés; l'espace d'une vie humaine. J'ai vu des
-milliers de modèles: jamais un qui fût comparable à ce Nicostrate
-d'Olynthe.
-
-Il était la statue de l'Homme dans toute sa grandeur, à l'âge où
-la force devient de la puissance. Parrhasios le nommait Prométhée;
-mais n'importe quel nom éternel n'eût pas été moins digne de son
-nouvel esclave. Cet homme dans mon atelier pendant un an de mon
-travail, et j'eusse fait assez d'ébauches pour emplir toute ma
-carrière de Dzeus, de Ploutons, de Poseidons, des quinze dieux à
-barbe grise qu'on appelle les Dominateurs. Il évoquait l'Olympe à
-ses pieds. Quand il allongeait le bras, on y voyait le Trident,
-et quand il le haussait, on y voyait la Foudre. Les lignes de ses
-pectoraux s'unissaient à ses épaules avec un air de majesté qui
-divinisait tous les gestes.
-
-Ah! pensai-je, Parrhasios songe à me donner des femmes, comme
-si j'allais passer mes soirs entre les stèles du Céramique, et
-certes, il ne comprend pas que je renoncerais à l'amour lui-même
-en échange de son Nicostrate. Les dieux lui inspireront-ils de me
-l'envoyer jamais, fût-ce pour une journée?
-
-Ainsi je remuais en mon cœur des malaises de jalousie; et puis je
-me consolais à demi en sachant que, si ce n'était le marbre, au
-moins la cire allait fixer de sa matière presque aussi pure tout
-ce qui brillait là d'immortel.
-
-En effet, Nicostrate fut perdu pour le marbre.
-
-Je ne l'eus jamais pour modèle.
-
-Le malheureux ne posa qu'une fois, et vous allez savoir comment.
-
-
-IV
-
-Je revins seul, à cheval, à travers l'Attique. Pendant mes cinq
-années d'absence, des créanciers avaient vendu le peu de bien
-que je possédais, et je descendis simplement dans une hôtellerie
-d'Athènes pour les longues semaines nécessaires à ma nouvelle
-installation.
-
-Parrhasios m'avait suivi à quelques jours d'intervalle. Apprenant
-dans quel lieu modeste j'avais fait porter mes bagages, il ne
-voulut point que j'acceptasse d'autre hospitalité que la sienne et
-me fit dire qu'il m'attendait.
-
-Le lendemain, je me rendis chez lui, seul, et pour décliner son
-offre.
-
-Il habitait, à mi-chemin entre le Céramique et l'Académie, un
-palais de marbre et d'airain, près de la maisonnette où vivait
-Platon. Ses jardins s'étendaient très bas jusqu'aux rives bleues
-du Cyclobore, et de l'autre côté, remontant vers la route, ils
-entouraient l'édifice blanc d'arbres inutiles et fastueux.
-
-Par une faiblesse inattendue chez un homme de sa valeur,
-Parrhasios aimait à donner l'ostentation de la richesse. Sa
-fortune était immense: il faisait qu'on n'en doutât point. Et
-d'ailleurs, prenant leur part de plaisir à toutes les voluptés
-offertes, il voulait éprouver sans cesse le marbre frais, les
-soies fines, la peau plus douce encore des vierges, la pourpre
-seyant au visage, l'or inaltérable et solaire. C'est pourquoi sa
-maison ressemblait au palais d'Artaxercès.
-
-Il m'accueillit au seuil de la grande cour intérieure qui lui
-servait d'atelier.
-
-Debout, toujours drapé de soie rouge et la bandelette au front
-comme un dieu olympien, il m'ouvrit ses larges bras. Puis je
-pénétrai à ses côtés dans l'illustre salle, matrice de chefs
-d'œuvre, où je fus ému de me retrouver.
-
---Mon Prométhée? répondit-il à ma question. Non. Je ne le sens pas
-mûr encore. Ce Nicostrate a besoin d'être médité quelque temps,
-et je pressens que ma première conception du sujet va éclater en
-morceaux dès que j'y ferai entrer sa personne. Dans quelques jours
-nous verrons bien.
-
-Je lui demandai s'il se reposait, mais c'était mal le connaître.
-La peinture était sa vie même. Revenu de voyage au milieu de la
-nuit, il avait commencé un tableau le matin.
-
---Viens, me dit-il brusquement. Je suis content que tu puisses le
-voir: cette petite chose est une merveille. Je n'ai jamais rien
-fait de plus beau.
-
-C'était encore un trait de son caractère, que d'estimer ses œuvres
-à leur valeur suprême et de comprendre l'admiration que tout le
-peuple grec vouait à son grand nom.
-
-Le panneau commencé reposait obliquement sur un chevalet
-de bois de sycomore dont les deux montants, prêts à se
-rejoindre, se recourbaient en cols de cygnes d'or. Je me penchai
-respectueusement et vis un singulier sujet qui, pourtant, ne
-me surprit point dans l'atelier de Parrhasios. Son tableau
-représentait un paysage sylvestre et frais à voir, où s'allongeait
-sur le côté une nymphe endormie, ses flèches à la main. Un satyre,
-penché devant elle, lui soulevait la tunique jusqu'à la ceinture
-avec une expression de gourmandise bestiale. Derrière, un deuxième
-satyre à genoux assaillait la vierge directement, sans troubler
-son jeune sommeil qui devait être bien profond. C'était tout.
-
-Mais comme je relevais les yeux, j'aperçus à quelques pas, étendue
-sur une banquette, la confuse Artémidora entre les deux barbares
-Sarmates qui venaient de poser avec elle le mouvement de cette
-rouge esquisse.
-
-Et Parrhasios m'expliqua:
-
---Oui. J'aime ces tableaux de vie intense, et je ne montre
-le Désir de l'Homme qu'à l'instant de son paroxysme et de sa
-réalisation. Socrate, qui avait commencé par être un mauvais
-sculpteur avant de devenir un bon philosophe, voulait me voir
-peindre l'amour avec des regards et des pensées. C'était d'une
-absurde critique. La peinture est dessin et couleur: sa langue ne
-parle que par gestes, et le geste le plus expressif est celui par
-quoi elle triomphe. J'ai peint Akhilleus à l'instant où il tue. Sa
-colère immobile, je la laisse au poète. Mais en voilà assez, nous
-nous comprenons.
-
-Il s'assit devant son chevalet et commanda:
-
---Reprenez la pose.
-
-Alors Artémidora leva ses yeux noirs vers nous et d'une voix qui
-me laissa troublé elle murmura:
-
---Devant lui?
-
-Mais Parrhasios n'entendait point. Parrhasios chantait déjà. Avec
-son pinceau fin dont le manche était d'ivoire et creusé en roseau,
-il ajouta les derniers traits à l'esquisse afin d'en accentuer
-encore l'impeccable et pur dessin. Puis deux de ses jeunes
-apprentis lui apportèrent ses instruments.
-
---Tu le vois, me dit-il en souriant, j'ai cessé de peindre à la
-détrempe. Voilà de la cire et des fers selon le procédé nouveau.
-Ces jeunes gens de l'Ecole de Sikyone, je les battrai sur leur
-terrain!
-
-On eût dit, en effet, à le voir, qu'il avait toujours employé ce
-procédé de Polygnote récemment remis à la mode. Ses petites boîtes
-à cire étaient disposées dans un coffret déjà maculé par l'usage.
-Il y plongeait avec mesure le fin cautère chauffé au fourneau, en
-retirait une gouttelette de cire colorée, la posait à sa place
-et la mêlait aux autres avec une sûreté de main qui m'arrachait
-parfois un sourire d'enthousiasme.
-
-Tout en peignant, il m'apprenait comment on mêlait la cire aux
-couleurs et quelles couleurs étaient les bonnes, à l'exclusion
-de toutes les autres. Son blanc venait de l'île de Mélos, celui
-de Samos étant trop gras. Il aimait le cinabre indien, plus
-solide que le cinabre d'Ephèse, plus coûteux aussi, d'ailleurs.
-La sandaraque couleur de flamme et l'arménion d'un bleu si pâle,
-convenaient aux vêtements féminins. Il estimait le noir d'ivoire
-que le jeune Apelle venait d'inventer, mais il s'en tenait pour sa
-part au noir plus docile aux mélanges, fabriqué (lorsqu'on peut
-en prendre) avec les os calcinés des morts et ravis aux tombeaux
-anciens.
-
-Ainsi se passa la journée sans que je sentisse la fuite des
-heures, sinon quand Parrhasios commandait: «Reposez-vous!» et
-qu'Artémidora toujours plus rougissante, cachait son visage dans
-ses mains.
-
-Vers la fin du jour, il se leva, criant aux apprentis:
-
---Faites chauffer la plaque!
-
-Et se retournant vers moi, il me dit:
-
---C'est fini.
-
-On lui apporta la plaque rouge qui lançait des étincelles. Il la
-saisit par le piton avec des tenailles à longues branches. Il la
-promena très lentement devant le tableau horizontal, où la cire
-montait à la surface en fixant au bois sec son âme multicolore.
-
-Et voilà comment fut achevée, entre l'aube d'un jour et le
-crépuscule, la «Nymphe surprise» de Parrhasios, qui est maintenant
-à Syracuse.
-
-
-Parrhasios regarda son œuvre avec une négligente complaisance,
-et secouant sa belle main expressive, il cria comme pour cent
-personnes:
-
---Oui. C'est un exercice avant la bataille.
-
-Distrait, je demandai:
-
---Quelle bataille?
-
-Il parut s'étonner que je n'eusse pas compris. A grands pas, il
-traversa la pièce, ouvrit une porte: Nicostrate à la chaîne leva
-les yeux sur nous. Parrhasios se haussa devant lui, et, les doigts
-passés dans la barbe, il murmura comme pour lui seul:
-
---Ma bataille de dieu contre cet être humain.
-
-
-V
-
-Je restai un mois entier occupé dans Athènes à des affaires
-personnelles, qui ne me permettaient pas de retourner chez
-Parrhasios.
-
-Athènes était vraiment en deuil depuis la chute des Olynthiens. Le
-marché de Khalkis, la vente d'un peuple allié,--ce scandale et cet
-affront aux portes mêmes de l'Attique,--était le sujet de tous les
-discours, le songe de tous les silences.
-
-Contre Philippe, on ne pouvait rien. Kratès ne voulait pas la
-guerre, et Démosthéne lui-même ne la demandait plus. Mais Eschine,
-en revenant du Péloponèse, avait rencontré sur sa route des
-troupeaux d'Olynthiens conduits comme des bêtes, et il lui avait
-suffi de raconter ce passage d'esclaves, pour soulever à sa voix
-l'indignation du peuple contre les cités coupables.
-
-Un jour, ce fut pis encore: on apprit que dans la ville même, un
-citoyen traitait en femme captive une malheureuse Olynthienne.
-L'homme fut arrêté, jugé, condamné à mort sur-le-champ.
-
-Alarmé, je vis Parrhasios menacé d'un sort semblable et laissant
-là toute affaire, je descendis jusqu'à son palais, afin de
-l'avertir s'il en était temps.
-
-Portes et rideaux étaient fermés lorsque je parvins à son mur.
-L'esclave ne voulait pas me laisser franchir le seuil. Il me
-fallut insister, montrer mon angoisse, affirmer qu'il y allait de
-la vie de son maître. Je passai enfin, et suivant en courant la
-grande galerie vide, je soulevai la portière.
-
-
-Je n'oublierai jamais le regard lent et grave que me jeta
-Parrhasios lorsqu'il me vit entrer. Il peignait debout,
-gigantesque devant un panneau de bois noir qui était presque de sa
-taille. Le ciel vaguement orageux donnait à sa haute stature une
-apparence extra-humaine. La sérénité de son visage était telle,
-que les traits n'y paraissaient plus: les rides mêmes s'étaient
-effacées, ainsi qu'il arrive aux cadavres des grands vieillards
-couchés dans la paix des morts.
-
-Il ne me parla point. Il ne me regarda plus. La tige chaude entre
-les doigts, il portait les larmes de cire entre la boîte et le
-panneau droit, d'une main aussi sûre et aussi tranquille que s'il
-avait créé le monde avec des gouttes de couleur.
-
-C'est alors que, suivant son œil fixé tour à tour sur son œuvre
-et sur un point de la vaste salle, j'aperçus, tumultueux et nu,
-écartelé des quatre membres à la croupe d'une roche véritable,
-Nicostrate qui tirait, couvert de tous ses muscles, sur quatre
-cordes retordues.
-
-Longtemps, je restai immobile, retenant mon souffle, ne sachant
-plus ce que j'étais venu faire et dire. Mon cerveau nageait tout
-entier dans les merveilles de la vue. Mes autres sens ne me
-parlaient plus et j'avais moins de pensée qu'on n'en a en songe.
-
- * * * * *
-
-Tout à coup, Parrhasios prononça un mot... Du moins, il me sembla
-l'entendre.
-
-Et ce mot, c'était:
-
---Crie!
-
-Et sa voix était calme comme son geste et son front.
-
---Crie! répéta Parrhasios.
-
-Nicostrate poussa violemment un éclat de rire forcé qui remua la
-salle. Et il dit qu'il ne crierait point! qu'il était maître de
-son visage! qu'on n'attacherait pas ses traits, comme ses membres,
-avec des câbles à la roche! qu'il empêcherait bien ce tableau
-de se faire! puis il vomit l'écume de sa rage avec des éclats
-d'injures.
-
-La face de Parrhasios ne s'altéra pas d'une ligne. Il posa le
-cautère qu'il tenait à la main, en prit lentement un autre qui
-chauffait à blanc dans le fourneau voisin, et, mesurant la
-place exacte où le vautour de son tableau fouillait le foie de
-Prométhée, il dit à un esclave sarmate:
-
---Tiens. A droite. Sous la dernière côte. Touche légèrement, sans
-pénétrer.
-
-Nicostrate vit cet homme s'avancer jusqu'à lui. Il gardait un
-sourire très pâle et la chair grésilla sans qu'il eût dit un mot.
-
-Mais, bientôt, ses yeux défaillirent. Une sueur atroce coula de
-ses tempes. Il se mit à hurler d'abord, puis à gémir d'une voix
-secouée comme un sanglot de petit enfant.
-
-Parrhasios, impassible, observait son visage.
-
- * * * * *
-
-Combien de temps ceci dura-t-il? Je ne sais plus. Jusqu'au soir,
-je pense. Je ne sais pas davantage à quelle heure j'eus la force
-de me traîner hors de cette salle, car je défaillais de la tête
-aux pieds. Au moment où je passais la porte, j'entendis un silence
-soudain, puis une voix dans l'éloignement:
-
---L'imbécile! criait Parrhasios. Il est mort un instant trop tôt!
-
- * * * * *
-
-Lorsqu'on sut le lendemain dans Athènes, comment Parrhasios avait
-accompli le «Prométhée enchaîné» qu'il destinait au Parthénon, il
-n'y eut dans toute la ville qu'un seul cri d'horreur.
-
-Le peuple se porta en foule sur la route du Cyclobore et vint
-assaillir la maison du peintre, dont les portes étaient fermées.
-
---Un Olynthien! Un homme libre! Un vaincu du Macédonien!
-
---Le poison pour son meurtrier!
-
-Je me mêlai à cette foule hostile, non pas pour sauver mon ami,
-car moi aussi je pensais alors qu'il méritait tous les supplices,
-et les hurlements de Nicostrate grondaient toujours dans mes
-oreilles. Mais j'allai, suivant la cohue, poussé par le mouvement
-du peuple, et je parvins avec le troupeau sous les murailles
-assiégées.
-
-La foule cria longtemps. La maison semblait morte. Pas un esclave
-sur le seuil. Pas une voix derrière les rideaux qui pendaient
-entre les colonnes, immobiles et refermés.
-
-Enfin Parrhasios lui-même, entre deux rideaux qui s'ouvrirent,
-apparut au premier étage, les bras croisés dans sa robe royale et
-le front toujours ceint de la bandelette sacrée.
-
-Une tempête de cris monta jusqu'à lui:
-
---Assassin! Barbare! Allié de Philippe! criait la foule. Où
-est-il, cet Olynthien? Nous lui ferons des funérailles comme à un
-général vainqueur. Et le poison pour toi! le poison pour toi!
-
-
-Parrhasios laissa cette colère se déchaîner et se ralentir.
-Puis, saisissant à ses pieds, par les deux côtés du panneau, le
-«Prométhée» qu'il venait de peindre, il le souleva lentement et
-comme religieusement, d'abord au-dessus de la balustrade, puis
-au-dessus même de son front, si bien qu'il fut caché par lui, et
-l'Œuvre apparut à la place de l'Homme.
-
-
-Une brusque secousse ébranla cette foule qui s'approcha encore. Un
-prodige lui apparaissait: le tableau de la douleur humaine et de
-l'éternelle défaite par la souffrance et par la mort, palpitait
-au-dessus de ses têtes. Devant ses innombrables yeux, le sommet
-de la grandeur tragique se découvrait là pour la première fois.
-Elle frémit. Quelques hommes pleurèrent. Un silence de temple se
-répandit jusqu'aux dernières bouches de la multitude, et comme des
-huées essayaient de renaître, une acclamation tonnante les étouffa
-dans le bruit de la Gloire.
-
- Le Caire, 1901.
-
-
-
-
-DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT
-
-
-ARCAS
-
-Jeune fille aux yeux noirs...
-
-MELITTA
-
-Ne me touche pas!
-
-ARCAS
-
-Non certes; je reste loin, tu le vois, sœur d'Aphrodite, jeune
-fille aux cheveux bouclés comme des grappes de raisins. Je
-m'arrête sur le bord de la route, et je ne peux plus m'en aller,
-tu le vois, ni vers ceux qui m'attendent, ni vers ceux que j'ai
-quittés.
-
-MELITTA
-
-Va! va! tu parles vainement, chevrier sans chèvres, coureur de
-chemins vagues! Si tu ne peux plus suivre la route, va-t'en alors
-à travers champs; mais n'entre pas dans ma prairie, toi que je ne
-connais pas; ou j'appelle!
-
-ARCAS
-
-Qui donc appellerais-tu dans cette solitude?
-
-MELITTA
-
-Les dieux! qui m'entendront.
-
-ARCAS
-
-Ah! petite fille! Les dieux sont plus loin de toi que je ne suis à
-présent, et fussent-ils même à tes côtés, ils ne me défendraient
-pas de te dire que tu es belle, car ils sont fiers de ton visage
-et ils savent bien que c'est leur chef-d'œuvre.
-
-MELITTA
-
-Tais-toi, chevrier. Va-t'en. Ma mère m'a défendu d'écouter aucun
-homme. Je suis ici pour garder mes brebis laineuses et leur faire
-brouter l'herbe jusqu'au soleil couchant. Je ne dois pas entendre
-la voix des garçons qui passent sur la route avec le vent du soir
-et les poussières ailées.
-
-ARCAS
-
-Pourquoi?
-
-MELITTA
-
-Je ne le sais pas. Ma mère le sait pour moi. Il n'y a pas encore
-treize ans que je suis née sur son lit de feuilles, et je serais
-bien imprudente si je ne faisais pas tout ce qu'elle veut
-m'ordonner.
-
-ARCAS
-
-Tu ne l'as pas comprise, enfant, ta mère si bonne et si sage et si
-belle, et si vénérable. Elle t'a parlé des hommes barbares qui
-traversent parfois les campagnes, le bouclier sur le bras gauche
-et l'épée dans la main droite. Ceux-là seraient méchants pour
-toi, car tu es faible et ils sont forts. Dans les cités qu'ils
-ont prises pendant les détestables guerres, ils ont tué beaucoup
-de jeunes vierges presque aussi belles que tu l'es et ils ne
-t'épargneraient pas s'ils te trouvaient sur leur chemin. Mais moi,
-quel mal pourrais-je te faire? Je n'ai que ma peau de mouton sur
-l'épaule et ma baguette à la main. Regarde-moi. Suis-je donc si
-terrible?
-
-MELITTA
-
-Non, chevrier. Tes paroles sont douces et je les écouterais
-longtemps... Mais les plus douces paroles sont perfides, m'a-t-on
-dit, lorsque la bouche d'un jeune homme les murmure à l'une de
-nous.
-
-ARCAS
-
-Me répondras-tu si je te pose une question?
-
-MELITTA
-
-Oui.
-
-ARCAS
-
-A quoi songeais-tu, sous l'olivier noir, lorsque j'ai passé?
-
-MELITTA
-
-Je ne veux pas te le dire.
-
-ARCAS
-
-Je le sais.
-
-MELITTA
-
-Dis-le-moi.
-
-ARCAS
-
-Si tu me permets d'approcher. Autrement je resterai muet. Je ne
-puis te dire cela qu'à l'oreille puisque c'est ton secret et non
-le mien. Tu veux bien que je m'approche? que je te prenne la main?
-
-MELITTA
-
-A quoi pensais-je?
-
-ARCAS
-
-A ta ceinture de noces.
-
-MELITTA
-
-Oh! qui t'a répété... Ai-je parlé tout haut? Es-tu dieu, chevrier,
-pour lire de si loin dans les yeux des filles? Ne me regarde pas
-ainsi! ne cherche pas à lire ce que je pense à l'instant...
-
-ARCAS
-
-Tu songeais à ta ceinture de noces et à l'inconnu qui la
-dénouerait, avec quelques-unes de ces douces paroles que tu crains
-autour de toi. Celles-là aussi seront-elles perfides?
-
-MELITTA
-
-Je ne les ai jamais entendues...
-
-ARCAS
-
-Mais tu entends les miennes, et tu vois mes yeux...
-
-MELITTA
-
-Je ne veux plus les voir...
-
-ARCAS
-
-Tu les vois dans ton songe.
-
-MELITTA
-
-O chevrier!...
-
-ARCAS
-
-Quand je te prends la main, pourquoi frissonnes-tu? Quand mon bras
-se referme autour de ta poitrine, pourquoi t'inclines-tu? Pourquoi
-ta faible tête cherche-t-elle mon épaule?...
-
-MELITTA
-
-O chevrier!
-
-ARCAS
-
-Comment serais-tu ainsi presque nue dans mes bras si je n'étais
-pas déjà presque ton époux?
-
-MELITTA
-
-Mais non, tu ne l'es pas; laisse-moi, laisse-moi, j'ai peur,
-va-t'en, je ne te connais pas; laisse-moi, tes mains me font mal,
-laisse-moi, je ne te veux pas!
-
-ARCAS
-
-Pourquoi me parles-tu, petite fille, avec la bouche de ta mère?
-
-MELITTA
-
-Non, ce n'est pas elle, c'est moi qui te parle. Je suis sage;
-laisse-moi, chevrier. J'aurais honte de faire comme Naïs, ou
-comme Philyra ou Chloë qui n'attendirent point le jour de leurs
-noces pour apprendre les secrets d'Aphrodite et enfanter
-mystérieusement. Non, non, je ne te céderai pas! tu peux déchirer
-ma tunique, je ne te céderai pas, chevrier! je m'étranglerais
-plutôt de mes mains.
-
-ARCAS
-
-Pourquoi encore? Et que t'ai-je fait? J'ai touché cette tunique,
-je ne l'ai pas déchirée. J'ai baisé ta ceinture, je ne l'ai pas
-dénouée. Eh bien, soit! je t'abandonne, je te délivre, je te
-laisse... Va-t'en!... Pourquoi ne t'en vas-tu pas?
-
-MELITTA
-
-Laisse-moi pleurer.
-
-ARCAS
-
-Crois-tu donc que je t'aime assez peu pour te ravir à toi-même?
-T'aurais-je ainsi parlé depuis que tu m'entends si je ne te
-demandais qu'un instant de plaisir tel que toutes les bergères
-m'en pourraient donner? Est-ce que mes yeux ne t'ont pas
-appris... Mais tu ne les regardes plus, mes yeux. Tu caches les
-tiens, et tu pleures..
-
-MELITTA
-
-ARCAS
-
-Pourtant, si tu l'avais voulu, j'aurais tant aimé passer à tes
-pieds toute une vie d'amour et de tendres paroles. J'aurais mis
-mes deux bras autour de ton corps, ma tête sur ton sein, ma bouche
-sous la tienne, et tu aurais dénoué tes cheveux pour m'en faire
-des caresses autour de nos baisers... Écoute! si tu l'avais voulu,
-je t'aurais fait une hutte verte avec des branches fleuries et
-des herbes fraîches, pleines encore de cigales chantantes et
-de scarabées d'or, précieux comme des bijoux. C'est là que tu
-m'aurais enfermé toutes les nuits, et que sur le lit blanc de mon
-manteau étendu, nos deux cœurs auraient battu éternellement l'un
-contre l'autre.
-
-MELITTA
-
-Oh! laisse-moi pleurer encore...
-
-ARCAS
-
-Loin de moi?
-
-MELITTA
-
-Dans tes bras... dans tes yeux...
-
-ARCAS
-
-Mon amour... Le soir monte, et la lumière s'en va, comme un être
-ailé, vers le ciel... La terre est déjà noire. On ne voit plus au
-loin que la longue voie lactée du ruisseau qui scintille comme
-un fleuve d'étoiles autour de notre champ... Mais c'est trop de
-clarté...
-
-MELITTA
-
-Oui, c'est trop... conduis-moi.
-
-ARCAS
-
-Viens... Le bois où nous nous glissons entre les branches
-caressantes est si profond que, même le jour, les divinités en
-ont peur. On ne voit jamais dans les sentiers les doubles sabots
-des satyres suivre les pieds légers des nymphes. On n'y voit pas
-entre les feuilles les yeux verts des hamadryades fixer les yeux
-craintifs des hommes. Mais nous n'aurons pas peur puisque nous
-sommes ensemble, tous les deux, toi, et moi...
-
-MELITTA
-
-Non. Je pleure malgré moi, mais je t'aime et je te suis. Un dieu
-est dans mon cœur! Parle-moi! Parle encore! Un dieu est dans ta
-voix.
-
-ARCAS
-
-Mets tes cheveux autour de mon cou, ton bras autour de ma ceinture
-et ta joue contre ma joue. Prends garde, voici des pierres. Baisse
-les yeux, voici des racines. La mousse glisse sous nos pieds nus,
-et la terre est fraîche... Mais ton sein est chaud sous ma main.
-
-MELITTA
-
-Ne le cherche pas. Il est petit, il est jeune, il n'est pas
-beau. L'automne dernier je n'en avais pas plus qu'au jour de ma
-naissance. Mes amies se moquaient de moi. C'est au printemps que
-je l'ai vu croître, avec les bourgeons sur les arbres... Ne le
-caresse pas ainsi... Je ne peux plus marcher.
-
-ARCAS
-
-Viens pourtant... Ici nous sommes dans les ténèbres. Je ne vois
-plus ton visage. Nous ne sommes ni toi ni moi. Ne me donne plus
-tes lèvres: je veux revoir tes yeux. Viens jusqu'au vieil arbre
-là-bas, qui est devant le clair de lune. Sa grande ombre rampe
-jusqu'à nous, suis-la...
-
-MELITTA
-
-Il est grand comme un palais...
-
-ARCAS
-
-Le palais de tes noces, qui s'ouvre pour nous deux au fond de la
-nuit sacrée...
-
-MELITTA
-
-J'entends du bruit... Ce sont les palmes...
-
-ARCAS
-
-Les palmes bruissantes du cortège nuptial.
-
-MELITTA
-
-Ces étoiles...
-
-ARCAS
-
-Ce sont les torches.
-
-MELITTA
-
-Et ces voix...
-
-ARCAS
-
-Ce sont les dieux.
-
-MELITTA
-
-O chevrier, je suis entrée ici, vierge comme Artémis qui nous
-éclaire de loin à travers les branches noires, et qui, peut-être,
-écoute mon serment. Je ne sais pas si j'ai bien fait de te suivre
-où je t'ai suivie, mais un souffle était en moi, un esprit que
-ta voix a fait naître... et tu m'as donné le bonheur, comme un
-immortel, en me donnant la main.
-
-ARCAS
-
-Jeune fille aux yeux noirs, ni ton père ni mon père n'ont préparé
-notre union devant l'autel de leurs foyers en échangeant ta
-richesse et la mienne. Nous sommes pauvres, donc nous sommes
-libres. Si quelqu'un nous marie ce soir, lève les yeux: ce sont
-les Olympiens protecteurs des bergers.
-
-MELITTA
-
-Mon époux, quel est ton nom?
-
-ARCAS
-
-ARCAS. Et le tien?
-
-MELITTA
-
-MELITTA.
-
- Biarritz, 1903.
-
-
-
-
-UNE VOLUPTÉ NOUVELLE
-
-
-I
-
-Il y a quatre ans, peut-être cinq, j'habitais plusieurs jours par
-semaine un rez-de-chaussée incommode, mais clandestin et costumé,
-dans une rue qui communiquait par une de ses extrémités avec le
-petit parc Monceau: détail sans intérêt pour moi, car la grille
-en était fermée tous les soirs avant minuit, de sorte que je n'y
-pouvais passer précisément à l'heure où j'apprécie la marche en
-plein air.
-
-Une nuit, comme je me trouvais là, en conversation silencieuse
-avec deux chats de faïence bleue accroupis sur une table blanche,
-j'hésitais à choisir entre deux passe-temps de solitude: écrire un
-sonnet régulier en fumant des cigarettes, ou fumer des cigarettes
-en regardant le tapis du plafond.
-
-L'important est d'avoir toujours une cigarette à la main; il faut
-envelopper les objets d'une nuée céleste et fine qui baigne les
-lumières et les ombres, efface les angles matériels, et, par un
-sortilège parfumé, impose à l'esprit qui s'agite un équilibre
-variable d'où il puisse tomber dans le songe.
-
-Ce soir-là, j'avais l'intention d'écrire et le désir de ne rien
-faire; en d'autres termes, c'était une soirée qui ressemblait à
-toutes les autres et allait fatalement se terminer devant une
-feuille de papier vierge et un cendrier plein de cadavres, quand
-je fus tout à coup tiré de mes pensées par un coup de sonnette
-inattendu.
-
-Je levai la tête. Je me persuadai que, le vendredi 9 juin, je
-n'attendais personne à cette heure de nuit; mais, comme un second
-coup de sonnette suivit de très près le premier, j'allai à la
-porte et je tirai la serrure.
-
-
-La porte ouverte, je vis une femme.
-
-Elle se tenait enveloppée dans un manteau flottant qui était de
-drap beige comme un vêtement de voyage, mais broché d'entrelacs
-comme une sortie de bal. Cela se serrait autour du cou par une
-chenille ronde et touffue d'où la tête émergeait à peine, toute
-brune sous les cheveux teints en blond. Le visage était jeune,
-sensuel, un peu railleur; deux yeux très noirs, une bouche très
-rouge.
-
-
---Veux-tu bien me permettre de passer, dit-elle en penchant la
-tête sur l'épaule.
-
-Je m'effaçai, avec l'étonnement particulier d'un homme qui voit
-entrer chez lui, à l'heure où l'on ne reçoit guère que les amies
-les plus intimes, une femme qui ne lui rappelle pas le moindre
-souvenir, et qui le tutoie dès la première phrase.
-
---Chère amie, lui dis-je timidement quand je l'eus suivie dans ma
-chambre; chère amie, ne m'accuse pas, je te reconnais à merveille,
-mais je ne sais par quelle infortune je ne puis à l'instant me
-rappeler ton nom. Ne serait-ce pas Lucienne? ou Tototte?
-
-Elle eut un sourire d'indulgence et, sans répondre, elle défit son
-manteau. Sa robe était de soie vert-d'eau, ornée de gigantesques
-iris tissés avec la robe elle-même et dont les tiges montaient en
-fusées le long du corps jusqu'à un décolletage carré qui montrait
-nu le bout des seins. Elle portait à chaque bras un petit serpent
-d'or aux yeux d'émeraude. Un collier de grosses perles à deux
-rangs brillaient sur sa peau foncée, en marquant la naissance du
-cou qui était mobile et arrondi.
-
---Si tu me reconnais, dit-elle, c'est que tu m'as vue en rêve. Je
-suis Callistô, fille de Lamia. Pendant dix-huit cents ans, mon
-tombeau est resté en paix dans les bois fleuris de Daphné, près
-des collines où fut la voluptueuse Antioche. Mais maintenant, les
-tombeaux voyagent. On m'a emmenée à Paris et mon ombre suivait la
-pierre qui contenait mes cendres fines. Longtemps encore, j'ai
-dormi enfermée dans les caves glaciales du Louvre. J'y serais
-toujours si un grand païen, un saint homme, M. Louis Ménard, le
-seul qui se souvienne aujourd'hui des rites et des gestes divins,
-n'avait prononcé devant ma tombe les paroles traditionnelles qui
-savent rendre aux pauvres mortes une vie éphémère et nocturne.
-Pendant sept heures, chaque nuit, je me promène dans ta sale
-ville...
-
---Oh! pauvre fille! interrompis-je. Comme tu dois trouver le monde
-changé!
-
---Oui et non. Je trouve les maisons noires; les costumes laids et
-le ciel lugubre (quelle singulière idée vous avez eue de venir
-habiter sous un pareil climat!) Je trouve que la vie est plus
-sotte et que les gens ont l'air moins heureux; mais si j'ai une
-stupéfaction, c'est bien de revoir à chaque pas toutes les choses
-que j'ai connues. Comment! en dix-huit cents ans vous n'avez fait
-que cela! Rien de plus nouveau? Rien de mieux, vraiment? Ce que
-j'ai vu dans vos rues, dans vos champs, dans vos maisons, c'est
-tout, c'est bien tout?... Quelle misère, mon ami!
-
-L'étonnement qu'elle me vit prendre pouvait tenir lieu de
-réplique. Elle sourit et s'expliqua:
-
---Tu vois comment je suis habillée? me dit-elle. J'ai la robe
-qu'on a mise avec moi au tombeau. Regarde-la. De mon temps, on
-s'habillait avec de la laine, du fil et de la soie. En revenant
-sur terre, je croyais trouver tous ces vieux tissus disparus même
-des mémoires. Je m'imaginais (pardonne-moi) qu'après de si longues
-années les hommes auraient découvert des étoffes merveilleuses
-comme le soleil ou la lune, et plus voluptueuses au toucher que
-la peau d'une vierge ou d'un fruit. Mais non, de quoi vous
-habillez-vous? de laine, de fil et de soie... Oh! je sais, vous
-avez trouvé les cotonnades, et vous en enveloppez les nègres, qui
-vous semblent inconvenants dans l'état où ils se promènent. C'est
-peut-être extrêmement moral... Tu aimes beaucoup le coton? Tu es
-fier de sa découverte? Moi, je ne peux pas même sentir sous mes
-doigts cette chose qui colle et qui se défait. Enfin, avez-vous
-une étoffe mieux drapée que la laine? non; plus fine que le fil de
-lin? plus lumineuse que la soie... Mais réponds toi-même.
-
-Elle poursuivit:
-
---De mon temps, on se chaussait avec du cuir... On connaissait
-les mules, les souliers de couleur, les pantoufles fourrées, les
-bottines montantes... Tiens, tes souliers de cycliste, découverts
-avec une bride un peu plus haut, c'est une forme phrygienne.
-Regarde maintenant les miens: ils sont en maroquin olive et dorés
-aux petits fers comme une reliure. Admire-les. Tu n'en trouveras
-pas d'aussi beaux chez le fournisseur de tes amies.
-
-Elle poursuivit encore:
-
---De mon temps, pour faire les bijoux, on se servait de deux
-métaux précieux: l'or et l'argent. En avez-vous trouvé un
-troisième? On en faisait des colliers, des bagues, des bracelets,
-des boucles d'oreilles, des diadèmes et des broches. J'ai retrouvé
-tout cela rue de la Paix, identique. Nous connaissions les perles,
-l'émeraude, le diamant, l'opale, la pierre de lune, le rubis, le
-saphir et toutes les silices nuancées qui viennent de l'Arabie et
-de l'Inde aujourd'hui comme autrefois. Par hasard, auriez-vous
-créé une pierre précieuse en dix-huit siècles? Une seule, dis-m'en
-une, je t'en prie! une pierre que je n'aie pas connue, une bague
-que je n'aie pas mise à mon doigt; un bijou nouveau, même monté
-en or comme les miens, puisque tu n'as pas de métal plus rare à
-m'offrir, mais portant dans ses griffes une gemme inventée?
-
-Sa voix s'était animée peu à peu jusqu'à un ton de reproche et de
-dépit. Je fis un geste beaucoup plus calme.
-
---Callistô, répondis-je, tu me parais attacher une importance
-exagérée aux ornements dont les femmes se chargent et qui n'ont
-pas d'autre excuse que d'occuper, par leur choix difficile et leur
-composition méticuleuse, une vie stagnante et désœuvrée. Il est
-évident aujourd'hui, après dix mille ans d'efforts infructueux
-chez tous les peuples, qu'une jeune fille ne saurait jamais être
-plus belle par l'art du couturier, du brodeur et de l'orfèvre
-qu'à l'instant où elle se montre toute nue comme les dieux l'ont
-créée. Ce simple costume, je ne doute pas que les Grecs ne l'aient
-connu...
-
---Mieux que tes compatriotes.
-
---Vous ne l'avez pas inventé; n'en sois pas fière. Je reconnais
-que, de nos jours, on le travestit encore plus mal que du temps où
-tu es née; mais du mauvais au pire la différence importe-t-elle?
-On ne peut pas habiller les femmes. C'est un axiome. Nous ne le
-détruirons pas. Si les vérités esthétiques pouvaient se démontrer
-par théorèmes, M. Poincaré aurait déjà prouvé mathématiquement
-qu'il est inutile d'exercer l'imagination humaine à la recherche
-de cette découverte, aussi certainement chimérique que la
-trisection des angles. Pour ma part, je ne m'afflige pas d'un
-insuccès qui persiste parce qu'il est éternel; et je me contente
-d'admirer la femme dans sa pureté primitive (qui, elle aussi, est
-immuable) avec l'émotion antique de ceux qui touchèrent Hélène.
-
-Elle me regarda plus fixement en penchant la tête vers moi, et me
-dit avec lenteur:
-
---Es-tu sûr, ô présomptueux! que les femmes n'aient pas changé?
-
-
-II
-
-Ce qu'elle fit immédiatement après avoir dit ces mots, je ne sais
-si je l'ai vu, dans le trouble où j'étais.
-
-Comment elle quitta ses bagues, fit glisser quatre bracelets,
-ouvrit son collier, laissa tomber ses vêtements en même temps que
-ses lourds cheveux, je ne pourrais le dire. Ce fut si rapide et
-si éclatant qu'il m'en est resté dans la mémoire un éblouissement
-plein d'ombres.
-
-Jusque-là, je n'avais pas cru avec certitude à la réalité de
-l'aventure. Les apparitions longtemps prises pour surnaturelles,
-et désormais tenues plus volontiers comme obéissant aux lois
-d'une nature profonde et mal connue, se présentent parfois avec
-les caractères d'une matérialité qui n'est démentie par aucun de
-nos sens et qui peut égarer un esprit incrédule ou simplement
-prévenu contre l'invraisemblance.
-
-Je me demandais depuis une heure si je n'étais pas mystifié par
-une lectrice extravagante: quelque étrangère, pensais-je, assez
-immodeste et assez délibérée pour se rendre la nuit dans une
-chambre à coucher où on ne l'invite point, veut sans doute faire
-oublier le dessein banal qui l'entraîne, en considération du soin
-qu'elle apporte à le dissimuler dans une robe de théâtre. J'avais
-répondu dans le sens où elle me conduisait elle-même, avec la
-réserve d'un interlocuteur complaisant qui, par déférence ou par
-curiosité, ne veut pas déchirer trop tôt le tissu d'une comédie
-laborieuse et intéressante.
-
-Mais dès qu'elle fut nue, je compris qu'elle venait à moi du fond
-du passé...
-
-Je me souviens très bien qu'au moment où j'en eus la certitude,
-j'ébauchai, si je n'achevai pas, tous les mouvements qu'un
-instinct religieux m'inspirait invinciblement. Je me retins à
-ma chaise pour ne pas me mettre à genoux et je la regardais, en
-inclinant le front, avec un sentiment de sacrilège, comme si une
-personne aussi miraculeuse ne devait pas être contemplée avec les
-mêmes yeux qui voyaient les femmes vivantes.
-
-
-Callistô était grande. Elle avait le torse étroit et rond, la
-taille haut placée, les jambes très longues. Ses articulations
-fines étaient d'une fragilité qui me ravissait; et même dans ses
-cuisses musclées on devinait des os délicats. Épilée, mais pure
-et sans fards, sa peau luisait comme au sortir du bain, brune
-d'un léger ton uniforme, presque noire au bout des seins, au bord
-allongé des paupières et dans la ligne courte du sexe. Je ne
-saurais expliquer comment sa beauté ne pouvait s'être accomplie ni
-sous notre climat, ni même dans notre temps, car cette évidence
-ne naissait d'aucun détail, mais seulement d'une harmonie et
-peut-être d'une clarté. Pour affirmer une différence entre elle
-et les femmes de mon époque, j'étais obligé de croire sans autre
-preuve à mon discernement, comme un collectionneur distingue le
-vrai du faux sans que parfois il puisse démontrer qu'il se fonde
-sur un indice particulier pour établir sa conviction.
-
-Comme pour se mettre à ma portée, elle s'étendit sur une chaise
-longue.
-
---Vous auriez pu au moins perfectionner les femmes, reprit-elle
-en souriant. Et, tu le vois, les races ont perdu. Vos médecins,
-qui méprisent les nôtres, pourquoi laissent-ils aujourd'hui tes
-maîtresses moins belles que mes sœurs? La terre où nous vécûmes
-ne s'est pas engloutie. L'Oronte descend toujours du fond des
-montagnes de cèdres. Smyrne survit. Sparte est morte, mais Athènes
-est ressuscitée. Siècle vaniteux et débile, pourquoi remplaces-tu
-les Ioniennes par le mélange des Levantines, et que n'as-tu créé
-des sélections de femmes, comme tu crées des familles de roses? Tu
-ne peux pas. Ton effort est celui d'un enfant. Le nôtre fut celui
-des dieux.
-
-
-Pendant qu'elle me parlait (je n'étais guère en esprit de discuter
-contre elle), une terreur comme on n'en a guère que dans le
-frisson du demi-sommeil, m'étreignait les tempes. Je tremblais
-qu'elle ne me quittât tout à coup, comme un être fluide, un
-néant de lumière, et je me demandais si mes yeux seuls auraient
-l'illusion de sa présence charnelle; si je pourrais, du bout du
-doigt, sur la peau tendre de sa hanche, la toucher.
-
---Viens! dit-elle en riant. Je ne suis pas une ombre. Donne-moi la
-main.
-
-Et cambrant les reins sur la chaise longue, elle passa mon bras
-autour de son corps, qui pesa, voluptueux, sur mes doigts.
-
-Puis, avec un entêtement qui ne voulait point se démentir, elle
-reprit sa conférence.
-
---Mille ans avant que je ne fusse belle, les hommes s'unissaient
-aux femmes à peu près comme les boucs aux chèvres. Tu as lu
-Homère? Ni Argos, ni Troie, n'ont connu d'autres plaisirs que ceux
-de l'acte sauvage dont les animaux se contentent. Même le baiser
-sur la bouche était ignoré de Briséis. Jamais Andromaque ne tendit
-sa poitrine à d'autres lèvres qu'à celles de son petit enfant.
-Jamais autour des flancs d'Hélène, une main ouverte et légère ne
-souleva le frémissement qui naît de la caresse humaine.
-
-Elle ferma les yeux.
-
---Et puis, tout à coup, en un jour, l'antique Orient où je suis
-née prit aux dieux, comme un feu éternellement jeune, le seul don
-qui les distinguât des autres habitants de la terre: il inventa la
-volupté.
-
-» O jours de sève! jeunesse du monde! Pour la première fois,
-les lèvres d'un homme et d'une femme, laissant les fruits, se
-savourèrent. La grande âme brûlante d'Aphrodite inspira le corps
-des amants, et chaque jour un plaisir nouveau--un plaisir nouveau,
-tu m'entends?--descendait de l'Olympe bleu dans les larges lits
-gémissants. Ce fut une ivresse effrénée: de Babylone au mont Eryx,
-tous les parfums, toutes les soieries, les fleurs, les arts et
-les femmes, formèrent le triomphe qui suivit la découverte de la
-joie. Les jeunes filles enfin libérées d'une barbarie héréditaire,
-conscientes de leurs sens et de leurs désirs, ouvrirent leurs
-narines à la rose et leurs corps charmants à la bouche. Pendant
-des siècles on augmenta le trésor des sensualités. De mon temps,
-dans Antioche et dans Alexandrie, les femmes l'enrichissaient
-encore. Moi-même, moi, Callistô, fille de Lamia, c'est moi qui ai
-trouvé ceci...
-
-Mais je reculai...
-
-Elle se rit.
-
---Ah! tu as peur! Eh bien, parle à ton tour; voyons! Pendant les
-dix-neuf cents ans de mon sommeil dans le tombeau, quelle joie
-inconnue avez-vous conquise? Je te demandais tout à l'heure une
-perle nouvelle. Je te demande maintenant un amour que je n'aie
-pas expérimenté. Sans doute, depuis si longtemps, on a dû révéler
-des jouissances toutes neuves. J'attends que tu m'invites à les
-partager.
-
-
-Elle se maintenait avec sécurité dans ses positions d'ironie et je
-devinai bien que pendant ses longues courses nocturnes à travers
-la ville, elle avait essayé en vain de compléter son éducation;
-aussi ne tentai-je rien dans cette impossible voie.
-
---Prends patience, lui dis-je simplement. Vois-tu, nous avons
-commencé par tout oublier. Et puis, nous réinventons. C'est ce
-qu'on appelle l'histoire de la civilisation moderne. Il est
-arrivé au monde, peu d'années après ton trépas, des calamités
-sans exemple et qui auraient pu être irréparables. Ce fut d'abord
-la naissance et la singulière fortune d'une religion qui, à son
-origine, était moralement admirable; mais qui, dénaturée par des
-israélites trop grossiers ou trop adroits, a stérilisé l'effort
-de ta race et semé du sel sur les ruines d'Athènes. Ensuite, ce
-furent des invasions de barbares; quand le déluge de Judée eut
-pourri le bois du vaisseau, les rats y pénétrèrent et le mirent
-en pièces. Cela dura jusqu'au jour nouveau où l'on vit monter
-de l'Orient, comme une aurore, les livres sauvés du désastre et
-revenus de Constantinople. Nous mîmes cent ans à les lire. Depuis
-qu'ils sont étudiés, trois siècles à peine ont vécu. Mais le temps
-est à nous, peut-être. Laisse-nous le temps, Callistô.
-
-Elle eut un sourire de dérision.
-
---Trouveras-tu, répondit-elle, dans les parchemins de tes musées
-la tradition de Rhodopis? Vos archéologues, qui possèdent si bien
-la politique de Périclès et la stratégie d'Alexandre, ont-ils
-reconstitué la science d'Aspasie et de Thaïs? Savent-ils si la
-tombe où repose la poussière fine de Phryné n'a pas enfermé pour
-toujours le secret d'une volupté perdue?
-
-» Cette tradition, je l'ai encore. Veux-tu la connaître? Je te
-l'abandonne...
-
-
-III
-
-Quelles que soient les curiosités des jeunes filles qui liront
-ce fragment de mémoires, je ne pousserai pas plus avant la
-description de ce qui suivit; d'abord parce que j'ai déjà écrit,
-sur les documents de Callistô, tout un livre qui est _Aphrodite_;
-et ensuite, parce qu'une certaine réserve me retiendrait peut-être
-encore, à présenter, sous une forme personnelle, le détail d'une
-nuit excessive.
-
-Callistô mit pied à terre vers midi. Elle me fit observer avec
-douceur que le soleil était levé déjà, et que, par la faute d'un
-éclairage perfectionné, nous ne nous en étions pas aperçus.
-
---Vous détruisez la Nuit; vous ne connaissez plus l'Aube,
-dit-elle d'une voix triste. Autrefois, le spectacle des lueurs
-du matin était la récompense des longues veilles épuisantes.
-Maintenant, vous passez votre vie dans une lumière monotone et
-vous ne savez même plus regarder les Ténèbres.
-
-Je m'inquiétai.
-
---Midi!... mais tu m'avais parlé, pour toi, d'une vie bornée aux
-heures nocturnes. Comment puis-je encore te garder ici?
-
---C'est affaire entre moi et Perséphone, fit-elle avec un sourire
-singulier. Causons. Je n'ai pas fini d'injurier ton époque.
-
-J'étais un peu las, et cependant nerveux.
-
---Assez, dis-je, je t'en prie. Parlons de nous, veux-tu? Laissons
-le monde, meilleur ou pire... Toi seule m'intéresses.
-
---Alors, écoute-moi. Tu n'es pas convaincu. Je continuerai jusqu'à
-ce que tu avoues. Vraiment, je reviens désolée de mon second
-voyage sur la terre. J'aurais dû rester au tombeau, avec le rêve
-d'un temps plus pur où j'avais grandi dans la joie. J'ai besoin
-de dire à quelqu'un sur quelles déceptions je termine ma promenade
-et que j'en veux à ton siècle pour toutes les surprises qu'il ne
-m'a pas offertes. Vois-tu, le monde est un jeune homme qui donnait
-des espérances et qui est en train de rater sa vie.
-
---Je ne sais pas... Il me semble pourtant que nous avons beaucoup
-pensé, beaucoup créé depuis ta mort. Le siècle où nous vivons
-n'est pas si méprisable.
-
---Il l'est! un peu par son impuissance et plus encore par sa
-fatuité. Non! vous ne pensez pas; et vous ne créez pas! Vous êtes
-des Phéniciens habiles à reproduire les modèles inventés par ma
-race, mais ailleurs que chez nous vous ne les trouvez pas, et vous
-n'existez que dans notre ombre.
-
-Elle fit un geste.
-
---Promène-toi dans les rues de Paris. Partout notre âme éternelle
-éclate à la façade des monuments, aux chapiteaux des colonnes et
-sur le front des statues. Après avoir échafaudé, pendant un moyen
-âge barbare et chétif, de misérables bâtisses qui s'écroulent déjà
-(c'est heureux!), vous, les hommes des temps modernes, incapables
-de créer, vous êtes revenus à nos ruines et depuis quatre cents
-ans vous faites des mosaïques de pierre avec les morceaux de nos
-temples. Une colonne trouvée en Sicile a engendré deux mille
-églises et autant de gares de chemins de fer. Même à des besoins
-nouveaux vous ne savez pas donner une architecture nouvelle. Avec
-l'airain de vos canons vous recopiez la colonne trajane, et vous
-faites des salles de quatuor qui sont du style corinthien. Après
-nous qui sculptions le marbre et qui fondions le bronze au moule,
-vous n'avez rien trouvé, pas une pierre naturelle, pas un alliage
-chimique, plus digne de reproduire la figure humaine. Et le seul
-grand de vos sculpteurs n'est devenu ce qu'il a été que parce
-qu'on a trouvé sous terre un torse d'Apollonios, un débris sans
-tête, sans bras et sans jambes; une ruine lamentable, mais œuvre
-créée, celle-là; œuvre créatrice. Écoliers!
-
-Elle prit deux livres dans une bibliothèque et les jeta sur le
-tapis.
-
---Votre pensée, comme votre art, est parasite de nos cadavres. Ce
-n'est pas Descartes, c'est Parménide qui a dit que la pensée était
-identique à l'être. Ce n'est pas Kant, c'est encore Parménide qui
-a dit que la pensée était identique à son objet. Et dans ces deux
-phrases, les écoles modernes se pelotonnent tout entières; elles
-n'en sortiront pas. Partout où votre science devient générale,
-c'est-à-dire philosophique, elle se repose, encore aujourd'hui,
-sur nos assises fondamentales. Les maîtres d'Euclide ont fixé
-pour toujours les rapports immuables des lignes. Archimède s'est
-servi du calcul intégral bien avant votre Leibnitz, qui nous
-doit également sa métaphysique. Au lieu de méditer devant la
-chute des pommes, Newton, que vous révérez, aurait pu se borner à
-lire une page de notre Aristote, où sa théorie de la gravitation
-universelle était exposée depuis deux mille ans. Sur la
-constitution de la matière, qui est le problème de Dieu, Démocrite
-en savait autant que lord Kelvin; son hypothèse reste seule
-admise. Enfin, au moment où vous êtes sur le point de concevoir
-une science universelle et centrale, dont la loi suffirait à
-expliquer la totalité des phénomènes,--quelle est cette science
-et quelle est cette loi? Celles dont Héraclite a donné, voici
-deux mille quatre cents ans, l'expression définitive:--le feu se
-transforme en mouvement; le mouvement se transforme en feu; et
-c'est là le monde.
-
-J'étais épuisé.
-
---O Callistô, suppliai-je, écoute mes paroles ailées; tu es
-beaucoup trop savante. J'avais bien entendu dire que les
-courtisanes antiques étaient des femmes de rare intellectualité,
-mais ce n'est pas cela, sans doute, qui les a faites si belles.
-Aujourd'hui si Mme de Pougy, malgré son beau talent littéraire,
-voulait entretenir M. Boutroux des sujets qui le préoccupent, elle
-ne réussirait pas à l'intéresser autant qu'une Aspasie parlant à
-Xénophon. Et pourtant, je la préfère, parce qu'elle discourt plus
-volontiers d'une robe que d'une loi thermodynamique, et c'est une
-conversation qui sied mieux à son corps flexible. D'ailleurs le
-charme d'une femme s'accroît toujours au moment où elle se tait;
-mais c'est une vérité spéciale dont l'évidence n'apparaît qu'aux
-hommes.
-
-
-Elle attendit en silence que j'eusse terminé; puis avec un
-entêtement victorieux, elle recommença:
-
---Quoi qu'il en soit, depuis deux mille ans vous n'avez découvert
-ni...
-
---Nous avons découvert l'Amérique, interrompis-je patiemment.
-
---Cela n'est pas vrai!
-
---Callistô, ne dis pas d'absurdités.
-
---Je répète et je soutiens que l'Amérique a été découverte par
-Aristote, et que ceci n'est pas une thèse paradoxale, mais un
-fait historique et patent. Aristote savait que la terre était
-ronde, et (tu peux le lire dans ses œuvres) il avait conseillé de
-chercher le chemin des Indes «par l'occident, au-delà des colonnes
-d'Héraklès». C'est le projet qu'a repris Colomb. Mais on a
-toujours estimé que la gloire d'une découverte revient au cerveau
-qui conçoit et non à l'ouvrier qui exécute. Quand Leverrier a
-découvert Neptune...
-
---Eh bien! dis-je au comble de la lassitude, tu conviens donc au
-moins de ceci: nous avons découvert Neptune.
-
---Et quand cela serait! On a découvert Neptune! Tu es étonnant!
-Depuis hier, je te supplie de me révéler un plaisir nouveau, une
-conquête vers le bonheur, une victoire sur les larmes. Et on a
-découvert Neptune! Je rentre dans la vie après vingt siècles,
-anxieuse de tout, jalouse des merveilles que je suppose inventées,
-me demandant si je ne vais pas pleurer pendant ma vie d'ombre
-éternelle, pour être venue au monde trop tôt: et on a découvert
-Neptune! Un plaisir! un plaisir! plaisir de l'esprit, plaisir des
-sens, que m'importe! Vais-je donc redescendre aux plaines Élysées
-sans emporter avec moi le frisson d'une volupté nouvelle?
-
-
-Elle étendit les mains... Puis, brusquement:
-
---D'ailleurs, c'est Pythagore qui a découvert Neptune.
-
-Je m'affaissai.
-
---Parfaitement, expliqua-t-elle inexorable. Pythagore avait trouvé
-que le système solaire devait se composer de dix astres. Je ne
-sais sur quoi il se fondait pour affirmer ce chiffre; mais comme
-son disciple Philolaos devait discerner plus tard, sans aucun
-instrument à lentille, et bien des siècles avant Copernic, le
-double mouvement de la terre autour de son axe et autour du feu
-central; comme sans doute il ne t'est pas possible de comprendre
-comment une pareille découverte a été établie avec le seul secours
-du raisonnement, tu n'as pas le droit de préjuger que l'hypothèse
-de Pythagore ait été avancée témérairement et se soit confirmée
-par hasard. J'ai dit.
-
-
-Je ne luttais plus.
-
---Veux-tu une cigarette? demandai-je.
-
---Comment?
-
---Je dis: Veux-tu une cigarette? Sans doute, cela aussi nous vient
-de la Grèce, puisque c'est Aristote qui a...
-
---Non. Je ne vais pas jusque-là. J'avoue que nous ignorions cette
-inepte habitude, qui consiste à s'emplir la bouche avec de la
-fumée de feuilles. Mais je pense que tu ne prétends pas m'offrir
-ceci comme un plaisir?
-
---Qui sait? As-tu essayé?
-
---Jamais! Comment, tu es de ceux qui se livrent à cet exercice
-ridicule?
-
---Soixante fois par jour. C'est même la seule occupation régulière
-dont j'aie consenti à charger ma vie.
-
---Et elle te plaît?
-
---Je crois véritablement que je me résignerais à ne pas toucher
-la main d'une femme pendant une semaine tout entière, plutôt que
-de me voir séparé de mes cigarettes pendant le même laps.
-
---Tu exagères.
-
---Presque pas.
-
-Elle était devenue rêveuse.
-
---Eh bien! donne-moi une cigarette.
-
---Je te l'offrais.
-
---Allume-la. Comment fait-on? On aspire?
-
---Les jeunes filles soufflent dedans; mais ce n'est pas le
-meilleur moyen. Il vaut mieux aspirer, en effet. Prends une
-bouffée. Ferme les yeux. Une autre...
-
-En quelques minutes, Callistô avait mis en cendres son petit
-rouleau de feuilles orientales. Elle en jeta le bout à demi
-consumé, où le fard de ses lèvres avait laissé du rouge.
-
-Il y eut un silence.
-
-Elle évitait même de me regarder. Elle avait pris le paquet carré
-dans sa main, qui me parut agitée comme par une légère émotion,
-et après qu'elle l'eut examiné sur les quatre faces, je vis
-qu'elle ne me le rendait pas.
-
-
-Lente, avec le soin qu'on apporte aux objets les plus précieux,
-elle le posa près du cendrier, sur le bord d'un divan clair où
-elle étendit son long corps foncé.
-
- 1898.
-
-
-
-
-ESCALE EN RADE DE NEMOURS
-
-
-M. Walter H..., dont le nom est aujourd'hui trop célèbre pour
-qu'il soit nécessaire de l'écrire en toutes lettres, a été mon ami
-pendant vingt-quatre heures, un jour où nous avons failli périr
-ensemble.
-
-Lui et moi, nous étions montés, sans nous connaître, sur un
-transatlantique de cabotage, la _Ville-de-Barcelone_, qui faisait
-le service des ports entre la blanche Tanger, Gibraltar et Oran.
-Tempête sur toute la mer. Les journaux espagnols achetés à Malaga,
-racontaient l'engloutissement du plus beau croiseur de la flotte,
-la _Reina-Regente_, coulé bas sous une trombe de vent, avec
-quatre cent cinquante-cinq officiers et matelots, dans les mêmes
-parages. Je revois encore l'aspect de ces journaux funèbres et la
-liste immense des morts emplissant la première page noire, depuis
-l'amiral commandant jusqu'aux laveurs de sentines.
-
-Nous partîmes le même jour, au milieu d'une fausse accalmie qui
-ne dura pas une demi-heure. Sitôt que le navire eut franchi la
-ligne vert sombre de la pleine mer, il bondit, plongea, rebondit
-plus haut, se coucha sur le flanc droit et frémit de toutes ses
-membrures comme un petit oiseau terrifié sous l'explosion de
-l'ouragan.
-
-Une vague passa par-dessus le vaisseau et s'abattit sur lui de
-toute sa masse. Une autre en fit le tour. Une autre et cent
-autres. Toute la nuit, nous entendîmes l'effondrement des flots
-pesants sur le pont et ses planches plaintives. Quelquefois
-nous sautions sur le faîte d'une lame comme un œuf vide dans le
-panache d'un jet d'eau, et alors l'hélice émergée tourbillonnait
-en l'air avec un bruit strident qui sifflait la sirène au milieu
-de l'orage. Par moments, entre deux minutes assourdissantes, nous
-traversions de si profonds silences que nous pensions avoir _déjà_
-coulé. Heures incomparables de grandeur et de beauté tragique.
-
-Le lendemain matin, quand je montai sur le pont, à la fin de la
-tempête, un grand Marocain brun, drapé d'un burnous blanc dont les
-plis s'enfuyaient au fil de la rafale, s'approcha du capitaine.
-
---Quand c'est n's arrivons Melilla? dit-il.
-
---A Melilla? fit le commandant. Pas de sitôt, mon ami. Dans une
-quinzaine. Au prochain voyage.
-
---Qu'est-ce tu dis, dans une quinzaine? Je vais Melilla, jord'hui.
-
---Oui. Eh bien! tu iras de Nemours. Nous avons filé devant Melilla
-sans relâche. J'aurais coulé mon bâtiment si j'avais abordé cette
-nuit, par le temps que nous avons eu.
-
-L'Arabe, de fureur, claqua des dents. Il grogna un _Yekreb beïtak_
-où toute sa colère était grondante; puis il s'éloigna sur le pont
-en se tenant aux bastingages et en promenant son regard noir sur
-la côte de sa patrie qui fermait l'horizon à l'est.
-
- * * * * *
-
-La salle à manger dont je poussai la porte restait vide, ou
-à peu près. Deux autres passagers, sur cinquante, avaient pu
-quitter leur cabine. C'était d'abord une vaillante voyageuse, la
-vieille marquise de S..., mère d'un député français que M. Jaurès
-combattait déjà. C'était ensuite M. Walter H... Celui-ci m'adressa
-la parole, avec la bonne humeur joyeuse qui succède aux mauvaises
-nuits de mer et qui ressemble au sourire de la convalescence.
-
---Je viens de passer cinq ans au Maroc, me dit-il, et je vais
-en Perse, par Marseille, Constantinople et Batoum. Dites-moi,
-aimez-vous les Arabes?
-
-Sur ce mot, nous fûmes en sympathie.
-
-Walter H... avait alors vingt-neuf ans. Son visage était bruni par
-le soleil d'Afrique et rasé comme à Oxford, mais assez français de
-ligne et d'expression. Il avait couru toutes les routes du Maroc
-et même un peu du Sahara. Il parlait la langue arabe avec une
-telle perfection que je le vis un jour, dans les faubourgs d'Oran,
-cerné par un groupe d'indigènes qui le prenaient pour un musulman
-costumé en roumi.
-
---Ah! disait-il, vous ne connaîtrez les vrais Arabes que le jour
-où vous irez là-bas, entre Fez et Marrakech, sous le Djebel
-Aïachin. Partout ailleurs, sujet des Turcs, sujet des Français,
-des Anglais, l'Arabe a déjà perdu la noblesse de son caractère
-avec son indépendance. Tripolitains négociants, Tunisiens adoucis
-et revêtus de soies bleuâtres, Algérois fonctionnaires ou rentiers
-pacifiques, les premiers de la race sont courbés sous la servitude
-de l'Europe; et autour de ceux-là grouille la foule pauvre et
-craintive, qui se soulèverait sans doute à la bonne occasion,
-mais qui, jusque-là, tend la main.
-
---Tandis qu'au Maroc...
-
---Oh! là-bas! Là-bas, il y a une race antique qui, depuis
-l'origine du monde, n'a jamais été esclave. Je crois que cela est
-unique chez les peuples de la terre. Là-bas survivent encore huit
-millions d'hommes libres, fils des grands conquérants qui, d'une
-seule chevauchée, galopèrent un jour de la mer des Indes au bassin
-de la Loire, et campèrent à peu près sur leurs positions. Ce sont
-les vieux Sarrasins! Allez les voir: ils sont superbes!
-
-Cependant, le navire s'était arrêté sur ses ancres, dans une rade
-aux lignes harmonieuses: le village de Nemours s'allongeait devant
-la Méditerranée, Nemours, le seul point de la terre marocaine où
-flotte le drapeau français, le seul vallon que le maréchal Bugeaud
-sut obtenir du sultan, après la victoire de l'Isly.
-
-Nous descendîmes dans un canot qui devait nous conduire à terre.
-Le Marocain mécontent que j'avais entrevu sur le pont nous suivit
-et prit place sur le banc du milieu.
-
-Je le considérai: il avait laissé tomber le capuchon blanc de
-son burnous, et sa fine tête se dressait, portée par un cou
-admirable. Les traits de son visage étaient composés de tous ceux
-que nous estimons nécessaires à la noblesse d'une expression. Une
-majesté consciente flottait dans son sourcil et jetait son ombre à
-l'œil noir. Ses lèvres minces et ses narines attestaient sa race
-absolument pure.
-
-Walter H... le fit parler. Il s'appelait El Hadj Omar ben
-Abd-el-Nebi, caïd de Sidi-Mallouk.
-
-Plusieurs fois déjà, au retour de Tanger, il avait gagné sa tribu
-par l'escale de Melilla, les sentiers du Riff et les bords de la
-rivière; mais, détourné de sa route habituelle, il s'inquiétait du
-chemin à suivre par Nemours et Lalla-Marnia, car la grande tribu
-d'Oudjda n'était point amie de la sienne.
-
-Désignant deux pistolets qui sortaient de sa ceinture jaune, je
-lui dis:
-
---Tu es armé.
-
-Il eut une moue de mépris et un mouvement d'épaules.
-
---Des pétards, murmura-t-il.
-
-A ce moment, nous abordâmes.
-
-Et, quand nous fûmes tous trois à terre, en marche dans la vallée
-fleurie qui monte au sortir du village, El Hadj Omar défit un pli
-de son manteau blanc, prit avec précaution, presque avec respect,
-le coutelas qu'il tenait caché le long de sa cuisse et le présenta
-horizontalement.
-
---Ça, c'est une arme, dit-il.
-
-
-Ce coutelas était long comme les deux tiers du bras. La poignée en
-était courte, mais solide et bien en main, sans autre garde qu'une
-languette de cuivre qui recouvrait le talon. La lame apparut, d'un
-bleu noir, habillée par des dentelles d'or de ses damasquinures
-fines, et toute nue au fil du tranchant.
-
-El Hadj Omar pinça la nervure avec le bout du pouce et de
-l'index. Sa main fila jusqu'à la pointe aiguë, et la contourna en
-s'échappant, comme si elle eût passé autour du feu.
-
-
---Avec ça, dit-il encore, mon frère a tué d'un coup un homme et
-une femme. D'un coup du poing. C'est un bon couteau.
-
-Un homme et une femme? Nous voulûmes savoir l'histoire. Le
-Marocain hésitait. Enfin, il se laissa prier.
-
-Nous nous assîmes sur un talus vert, dans un tournant de la vallée
-où les fleurs inondaient la terre. Une végétation prodigieuse
-descendait des flancs de la montagne; térébinthes et palmiers
-nains, phyllireas, micocouliers. Des buissons de myrtes et
-de lentisques et de bruyères arborescentes environnaient les
-jujubiers couverts de feuilles printanières. Des tamaris et des
-buplèvres croissaient au bord d'une eau fuyante où frissonnaient
-des lauriers-roses.
-
-Et tel fut le récit que nous entendîmes dans cette vallée
-paradisiaque:
-
- * * * * *
-
-El Hadj Omar avait eu un frère, Mahmoud ben Abd-el-Nebi, caïd,
-avant lui, de Sidi-Mallouk.
-
-Mahmoud était déjà mari de trois femmes et, depuis longtemps, il
-ne songeait plus à de nouvelles épousailles lorsqu'il rencontra
-une jeune fille errante, et devint fou d'amour pour elle, tout à
-coup.
-
-Elle se nommait Djouhera. Djouhera est un mot qui veut dire
-«la perle». Elle venait des plaines de la Tunisie et portait
-le costume de son village: une simple tunique rouge ouverte
-sur le flanc droit et laissant voir le sein dans le bâillement
-de l'étoffe. C'était une fille de berger, si toutefois sa mère
-disait vrai, car on ne savait rien de clair sur elles deux, sinon
-qu'elles avaient l'air de deux bohémiennes mécréantes. Mais rien,
-sur terre ni dans les rêves, n'était plus beau que Djouhera.
-
-Aussi, Mahmoud ne fut-il pas insensé, mais plutôt malheureux et
-maudit, le jour où il trouva cette fille sur sa route, car elle
-se promenait à visage découvert et chacun pouvait voir sa bouche,
-et n'était-ce pas assez pour le malheur d'un homme? Il était tout
-naturel que Mahmoud l'emmenât d'abord pour la saisir et l'épousât
-ensuite pour s'en faire aimer, si Dieu le voulait bien. Mais Dieu
-ne le voulut pas.
-
-Djouhera ne donna rien à Mahmoud, que son petit corps indifférent.
-En échange, elle obtint tout, même le divorce des premières femmes
-et l'assentiment du cadi. Elle devint maîtresse absolue de son
-mari et de la maison. Et, lorsqu'elle n'eut plus rien à vaincre,
-elle porta plus loin ses désirs, voulut aussi les autres hommes.
-
-Quels furent alors ses amants? et qui pourrait les compter? Jamais
-la femme d'un caïd ne s'était ainsi débauchée. Elle montait le
-soir sur les terrasses, le visage dévoilé, la robe entr'ouverte,
-et si un homme l'apercevait, elle lui souriait, au lieu de
-s'enfuir. Les jeunes gens de la tribu connurent l'un après l'autre
-qu'elle acceptait toujours celui qui était là. Elle attirait le
-premier venu près d'une porte basse au fond de son jardin, sous
-les branches tombantes d'un amandier rose, et jamais on ne put la
-surprendre, car elle goûtait le plaisir de sa chair avec une telle
-promptitude que ses rendez-vous les plus tendres duraient l'espace
-d'une étreinte.
-
-Or, un soir, au milieu d'un de ces frissons furtifs, Djouhera
-devint amoureuse.
-
-Cela lui prit comme une puberté, tout à coup, à sa grande
-surprise. Un certain Abdallah, aussi pauvre qu'elle-même l'avait
-été jadis, un garçon qui dormait, l'été, sur la terre, et l'hiver,
-dans la mosquée, fut celui qui la transporta depuis la volupté
-jusqu'à la passion. Elle s'enfuit à cheval, avec lui.
-
-Pendant des jours et des jours, Mahmoud chercha leur trace sans
-pouvoir la trouver, car la jeune femme était partie en habits
-d'homme et galopait comme un chasseur de lions. Si désespéré qu'il
-fût, Mahmoud était bien décidé à lui pardonner plutôt que de la
-perdre et quelque honte qu'on lui en fît, car son amour avait
-dispersé dans le néant tout ce qu'il y avait en lui d'orgueil.
-
-Mais il ne savait pas qu'il dût voir ce qu'il vit.
-
-Lorsque au terme de sa poursuite il pénétra enfin dans la chambre
-d'auberge où il retrouvait Djouhera, les deux amants étaient
-si enivrés l'un de l'autre qu'ils ne l'entendirent pas entrer.
-Mahmoud cria deux fois: «Djouhera!... Djouhera!...» puis, sans
-savoir ce qu'il faisait, il perça d'un seul geste le jeune homme
-sur la femme et la femme avec lui, et le plancher par-dessous.
-
-L'homme mourut sur le coup. Djouhera poussa un cri faible, mais
-long comme un cri d'extase. Elle ouvrit tout à fait ses yeux
-d'agonisante, tourna la tête et murmura:
-
---O Mahmoud, c'est Dieu qui t'envoie... Je priais Dieu de me faire
-mourir au milieu de ma félicité. C'est lui qui vient d'armer
-ta main... Oh! Dieu! quelle belle nuit est ma dernière nuit...
-Toi, Mahmoud, tu mourras dans la souffrance, dans la vieillesse
-et la maladie... Et moi je m'en vais dans un évanouissement de
-bonheur... Sois béni, Mahmoud; sois béni, Mahmoud; sois béni...
-
-Et plusieurs fois, elle répéta jusqu'à sa dernière haleine:
-
---Sois béni, Mahmoud; sois béni, béni...
-
-
-El Hadj Omar, ayant achevé son récit, tira une seconde fois du
-fourreau le coutelas où je crus voir, vaguement, des reflets
-rouges. Puis, nous reprîmes notre promenade le long de la vallée
-fleurie. A nos pieds, un marmot arabe agaçait dans le sable sec un
-petit scorpion noir, furibond et retroussé.
-
- Biarritz, 1903.
-
-
-
-
-LA FAUSSE ESTHER
-
-
-Au milieu du catalogue rouge, je lus ce prodigieux article:
-
- MANUSCRIT.--Fragment d'un journal intime (1836-1839),
- par Mlle Esther van Gobseck, philosophe néerlandaise 50 fr.
-
- Intéressant. Détails inédits sur Fichte.
-
-Les principaux types romanesques dont le public conserve le
-souvenir, acquièrent souvent une célébrité qui dépasse celle des
-personnages historiques de même ordre. Si peu balzacien que puisse
-être le lecteur, il me permettra de supposer qu'il n'ignore pas
-Esther Gobseck. Lui-même lisant cette annonce eût manifesté une
-extrême surprise, personne n'en saurait douter.
-
-Une heure plus tard, j'étais chez le libraire et le document
-m'appartenait. On voulut l'envelopper; je n'y consentis pas, et
-dans la voiture qui me ramenait je commençai de l'examiner.
-
-
-Mon acquisition était une sorte de registre couvert d'un papier
-à fleurs. A la première page, Mlle Gobseck, ou plutôt son
-homonyme, avait aquarellé d'une main timide et sage deux bouquets
-de roses liés par un ruban d'azur. Une hirondelle et un papillon,
-qui se trouvaient être de la même taille, volaient au-dessus de
-la composition, et vers le milieu de la feuille se lisait cette
-calligraphie:
-
-_IIe CAHIER DE MON JOURNAL_
-
-_Commencé le 5 mars 1836_ (_Anniversaire!_)
-
-_Terminé le..._
-
-Le catalogue avait dit vrai. Mlle Gobseck parlait de Fichte;
-sinon pour l'avoir connu (puisque le grand Johann-Gottlieb était
-mort depuis 1814) au moins pour avoir eu l'honneur d'entendre
-parler son fils Hermann, pendant un séjour en Prusse.
-
-De même l'annonce avait dûment traité de philosophe cette
-Néerlandaise.
-
-La philosophie et Mlle Gobseck étaient inséparables; mais au
-cours de cette sympathie entre une abstraction et une réalité, la
-première ne donnait guère, encore que la seconde crût recevoir
-beaucoup. Le zèle de Mlle Gobseck à évoluer de la raison pure
-jusqu'à la raison pratique n'avait d'égale que la résistance
-sourde opposée à ses efforts par sa lente cérébralité. Les thèses
-et les antithèses qui s'affrontaient dans son esprit ne se
-rencontraient nulle part ailleurs dans le champ de l'intelligence
-humaine, et elle en tirait des synthèses qui étaient d'abord
-remarquables par la surprise qu'elles ne lui causaient pas.
-
-Mais rien ne la décourageait. Mlle Gobseck éprouvait à l'égard
-de la philosophie cette _Liebe ohne Wiederliebe_, cette passion
-non partagée, que l'on s'accorde à regarder comme incomparable, en
-sentiment comme en expression. Elle aimait à régler sa vie en tous
-temps d'après ses principes, je veux dire d'après les principes
-des maîtres. Elle se gardait de croire aux critériums trompeurs
-de ses sens, aux conseils néfastes de ses goûts, aux fallacieux
-bavardages de ses opinions personnelles, et rien ne lui semblait
-véritable, légitime ou digne de foi, qui ne reposât d'abord sur un
-enseignement. Sa paix intérieure était à ce prix.
-
-Les années 1836 et 1837 n'amenèrent aucun événement notable dans
-son existence. La petite ville, où elle passait des jours sans
-tristesses ni joies et parfaitement exempts de surprises, donnait
-un horizon tranquille à ses méditations régulières. En 1838, elle
-fit un voyage en Prusse, voyage d'études et de perfectionnement,
-au cours duquel toute aventure lui fut, semble-t-il, épargnée.
-
-
-Ce préambule exposé pour l'instruction du lecteur, je me
-bornerai à transcrire les dernières pages du journal que j'ai
-sous les yeux sans insister autrement sur ce qu'elles présentent
-d'extraordinaire.
-
-
-I
-
- 28 mars 1839.
-
-«Mina est venue me voir ce matin, à cinq heures et demie.
-D'habitude, je ne la vois jamais avant le lever du soleil, bien
-qu'elle et moi nous travaillions de bonne heure... Je suis allée
-lui ouvrir, une chandelle en main et mes cheveux sur le dos, dans
-une tenue où je n'aime pas à me montrer; mais je me coiffais et je
-ne l'attendais pas.
-
-«Je lui ai dit: «Qu'y a-t-il?»
-
-«Et elle m'a répondu: «Ah! Esther!»
-
-«Bien inquiète, je l'ai fait asseoir, et je lui ai demandé si elle
-n'était pas malade, ou si son grand-père n'était pas plus mal, ou
-si peut-être la petite sœur... mais il ne s'agissait pas d'elle;
-il s'agissait de moi, hélas!
-
-«Elle tenait deux volumes à la main et elle me les tendit en
-disant:
-
-«--Lis toi-même.»
-
-«Je lus: H. de Balzac, _la Femme supérieure_, et je repris:
-
-«--Qu'y a-t-il là-dedans?
-
-«--Ce qu'il y a, répondit-elle. Il y a que ces deux volumes
-contiennent trois romans, et que dans le troisième il est question
-de toi, sous les traits d'une fille perdue.
-
-«Elle m'avait dit cela si brusquement... Je me trouvai mal tout de
-suite et perdis conscience...
-
-«Lorsque je fus de nouveau capable de l'entendre, Mina continuait:
-
-«--Oui, oui, c'est affreux, mais il faut que tu lises, Esther,
-il faut que tu lises. C'est une Hollandaise, te dis-je; elle
-s'appelle Esther comme toi; Gobseck, comme ton père: c'est ton
-nom, c'est toi enfin, à toutes les pages de cet horrible livre.
-S'il continue de se vendre, ce roman de l'enfer, tu es déshonorée,
-ma fille, comprends-tu; il faut agir tout de suite, aller à Paris,
-parler à l'auteur...»
-
-«Miséricorde! quel malheur sur moi! Mina m'a montré quelques
-pages. Ce troisième roman s'appelle _la Torpille_[1]... Esther
-Gobseck... Esther Gobseck... En effet, c'est moi, c'est le nom
-de mon père... et dans quelle compagnie, Seigneur! dans quelles
-maisons! Ah! mon Dieu! quel malheur sur moi! Mon Dieu! Mon Dieu!
-je n'y survivrai pas! Mon Dieu! faut-il avoir vécu comme je l'ai
-fait pendant vingt-sept ans selon la sagesse et parfois au prix
-de quelles luttes avec mes penchants naturels! faut-il avoir
-tout sacrifié aux fortifications de cette maison pure où je veux
-qu'habite mon âme et se cultive mon esprit! faut-il avoir renoncé
-même aux félicités du mariage pour se voir à la fin souillée
-moralement, salie par un Français que je ne connais même point,
-traînée sous mon propre nom dans la boue du ruisseau de Paris...
-Ah! mon Dieu! quel malheur sur moi!
-
-[Note 1: La première partie de _Splendeurs et Misères_ parut
-sous ce titre en octobre 1838, en même temps que la _Femme
-supérieure_ et la _Maison Nucingen_.--P. L.]
-
-«Que faire? que faire à présent? Comment serai-je reçue par ce
-romancier si j'ose me présenter à lui? Sais-je seulement si
-je serai respectée chez un homme assez débauché pour écrire
-ces infamies? Et puis, qui me dit que tout cela n'est pas une
-vengeance, une machination ourdie contre moi? J'ai des ennemis
-dans la ville, bien que je n'aie fait de mal à personne. Certains
-en veulent à ma famille, d'autres à ma fortune, d'autres à mon
-savoir. Et puis... et puis... le mal est fait...»
-
-
-II
-
- Paris, 12 avril.
-
-«Je suis venue. En vérité, je ne sais pas ce que je fais ici, mais
-je suis venue... Mina le voulait pour mon honneur. Elle m'a dit
-qu'il était encore temps d'agir pour éviter un mal plus grave...
-Si du moins elle m'accompagnait, si je pouvais faire avec elle
-cette visite qui m'épouvante... Mais je suis seule ici dans cette
-ville, où mon nom, depuis six mois, est un nom infâme...»
-
-
-III
-
- 13 avril.
-
-«Où demeure M. de Balzac? Comment me renseigner? Je suis entrée ce
-matin chez son éditeur et j'ai posé la question. Un employé m'a
-dit: «Qui êtes vous?» et comme je n'osais pas me nommer, il m'a
-répondu grossièrement:
-
-«--Ah? alors, une créancière? Eh bien! si on vous demande
-l'adresse de Balzac, vous direz que vous ne la savez pas.
-
-«Je suis partie... A mon hôtel on ne connaît pas même le nom de ce
-monsieur. Il n'est pas si célèbre que Mina me l'avait dit.
-
-«Et cependant ses romans sont chez tous les libraires. J'ai vu,
-ce soir, la _Torpille_ au Palais-Royal et je me suis enfuie en me
-cachant. Il me semble toujours que les passants me dévisagent,
-qu'ils me reconnaissent dans les rues...»
-
-
-IV
-
- 15 avril.
-
-«Enfin je sais. M. de Balzac: aux Jardies, Sèvres, sur la route de
-Ville-d'Avray, après l'arcade du chemin de fer.
-
-«J'irai demain matin de bonne heure, pour être certaine de le
-trouver chez lui.
-
-«Ah! aurai-je assez de courage?»
-
-
-V
-
- 16 avril, midi.
-
-«Je ne crois pas que l'on se soit moqué de moi, mais quel homme
-singulier que cet écrivain!...
-
-«A sept heures, j'avais pris au Carrousel l'omnibus de Sèvres et
-je m'étais fait arrêter à l'arcade de Ville-d'Avray.
-
-«J'ai trouvé sans peine la maison. Elle est située à mi-côte d'une
-colline, sous un parc, en plein midi, devant une admirable vue.
-Partout des bois, des forêts, des vallons. La brume du matin était
-si fraîche et si douce autour de moi que je me sentais pleine de
-vaillance et décidée à être forte lorsque j'ai sonné à la grille.
-
-«Un domestique m'ouvre:
-
-«--Monsieur de Balzac?
-
-«--Monsieur vient de se coucher.
-
-«--Il est souffrant?
-
-«--Non, madame. Monsieur se couche tous les jours vers huit heures
-du matin. Monsieur travaille la nuit.
-
-«Vraiment, je ne crois pas qu'il se soit moqué de moi... A Paris,
-on ne voit guère d'existences normales... Tous les Français sont
-de tels originaux.
-
-«--Madame peut revenir à six heures du soir, m'a dit le
-domestique, si Madame tient à voir Monsieur.
-
-«Je reviendrai donc, mais cette journée d'attente me fait mal aux
-nerfs et m'enlève toute mon énergie. Maintenant j'ai peur, je suis
-épuisée d'impatience et d'appréhensions.»
-
-
-VI
-
- 16 avril, soir.
-
-«Si cette journée n'est pas un rêve, j'en resterai folle ou j'en
-mourrai. Je ne comprends pas moi-même comment j'ai le courage d'en
-écrire le récit après l'avoir vécue; mais il n'importe, j'écris
-machinalement, sans voir, dans un bourdonnement cérébral qui
-emporte ma raison.
-
-«Je suis entrée chez cet homme à six heures, je crois... je ne
-sais plus... Ah! pourquoi Mina m'a-t-elle fait lire ces pages que
-peut-être j'eusse ignorées! Pourquoi le destin s'acharne-t-il sur
-ma tête! Ah! pauvre moi! pauvre moi!
-
-«Le domestique m'avait demandé qui annoncer... J'ai donné mon nom;
-j'espérais qu'ainsi M. de Balzac saurait tout de suite quel était
-l'objet de ma démarche.
-
-«Pendant cinq minutes je suis restée seule dans une antichambre
-qui n'avait pas de sièges. Les quatre murs en étaient blancs, et
-sur le plâtre on avait écrit au charbon: _Ici une fresque par
-Delacroix... Ici un bas-relief de Rude... Ici une tapisserie des
-Gobelins..._ Je ne sais quoi encore... Il me vint à l'esprit que
-j'étais chez un fou... Mais non... Ce n'est pas lui qui est fou.
-C'est moi qui suis folle, ce soir. Lui, il a raison, il a toujours
-raison.
-
-«On a ouvert une porte, j'ai fait trois pas, je n'ai vu
-personne... Et soudain une voix terrible m'a crié du fond de la
-pièce:
-
-
-«--Qui vous autorise, mademoiselle, à prendre le nom d'Esther
-Gobseck?»
-
-
-«Ah! cette voix! elle résonne encore dans ma pauvre tête en
-démence...
-
-«J'ai levé les yeux. Un homme était devant moi, gros et laid et
-cependant superbe, avec de longs cheveux droits comme j'en ai vu
-porter aux étudiants prussiens. Il était debout derrière un bureau
-où il y avait bien dix mille feuilles de papier, plus mêlées, plus
-houleuses que les flots de la mer, et, par-dessus cet océan, il me
-regardait avec des prunelles noires que je voyais luire jusqu'à
-moi, bien qu'il tournât le dos à la lumière du jour.
-
-«--Ah! monsieur», murmurai-je presque défaillante.
-
-«Les mots mouraient sur mes lèvres.
-
-«Il frappa du poing le bois de son bureau et répéta plusieurs fois:
-
-
-«--Qui vous autorise? qui vous autorise?»
-
-
-«Alors je ne sais plus comment j'en trouvai la force, mais je
-réussis à murmurer:
-
-«--Monsieur, _je suis_ Esther Gobseck.»
-
-«Il porta tout son buste en avant, me foudroya d'un regard que je
-ne pus soutenir, et partit d'un éclat de rire qui secoua les murs
-comme la commotion d'une bombe.
-
-«--Vous? dit-il. Vous!! Esther Gobseck!»
-
-«J'inclinai la tête.
-
-«--Mademoiselle, reprit-il plus calme, cette plaisanterie est
-détestable. Si vous voulez me cacher votre identité, libre à vous.
-Prenez un pseudonyme ou ne vous nommez point, mais ne ravissez pas
-le nom d'une autre! Le nom est la propriété la plus sacrée que
-possède la personne humaine.»
-
-
-«D'une main tremblante, j'ouvris ma serviette portefeuille et je
-lui tendis mon passeport où mon signalement se trouvait exposé.
-
-«--Prenez-en connaissance, monsieur. Les pièces sont signées du
-bourgmestre...»
-
-«Il lut, relut, dit à plusieurs reprises: «Etrange... curieux...
-singulier...» Puis il me considéra longuement, et, de pâle que
-j'étais je devins extrêmement rouge.
-
-«--C'est en règle, fit-il enfin. Il n'y a rien à dire. Vous êtes
-Esther Gobseck... si extraordinaire que cela puisse sembler.»
-
-
-«Il chiffonna un papier qu'il jeta dans une corbeille, s'assit,
-et, se retournant soudain vers moi:
-
-«--Alors vous allez me donner tout de suite un renseignement dont
-j'ai besoin. De quoi se composait le mobilier de votre chambre à
-coucher lorsque vous êtes entrée à l'Opéra comme petite danseuse?
-
-«--Petite danseuse! m'écriai-je révoltée. Mais monsieur, je n'ai
-jamais été petite danseuse! je suis philosophe fichtiste.
-
-«Furieux, il frappa de nouveau le bois du meuble:
-
-«--Mademoiselle, je vous répète que cette facétie est déplacée.
-De deux choses l'une: ou bien vous n'êtes pas Esther Gobseck (et
-c'est ce que j'ai cru tout d'abord), ou bien si vous êtes Esther
-Gobseck, vous êtes la Torpille.
-
-«--La Torpille, c'est moi? balbutiai-je égarée.
-
-«--Mais bien entendu! Et la Torpille n'est pas philosophe
-fichtiste!»
-
-
-«Après un silence, il se leva, étendit sa main dans ma direction
-et me dit les choses stupéfiantes que je vais essayer d'écrire si
-j'en ai encore la force. L'autorité de sa voix était telle que je
-ne l'interrompis à aucun moment.
-
-
-«Vous êtes née en 1805, de Sarah van Gobseck et de père inconnu.
-Votre mère, ruinée par Maxime de Trailles, est morte assassinée
-par un officier dans une maison du Palais-Royal, au mois de
-décembre 1818. A cette date, vous aviez treize ans et, depuis
-plusieurs années déjà, guidée par votre mère Sarah, vous meniez la
-triste vie des petites prostituées impubères. C'est alors que vous
-êtes entrée à l'Opéra. Plusieurs habitués vous entretenaient,
-parmi lesquels Clément des Lupeaulx. J'aurais bien besoin de
-savoir quel fut le mobilier de votre chambre à coucher vers
-cette époque; mais puisque vous ne voulez rien dire, passons.
-En 1823, on complote de vous envoyer à Issoudun chez le vieux
-Jean-Jacques Rouget sur le point d'épouser sa bonne, et que l'on
-voudrait, grâce à vous, détourner de ce mariage indigne. Le
-projet ne réussit pas. Je passe encore sur les embarras d'argent
-qui attristèrent votre dix-huitième année, embarras qui vous
-obligent à un expédient honteux. A la fin de cette année 1823,
-vous rencontrez par hasard Lucien de Rubempré au théâtre, vous
-le recevez dans votre appartement situé rue de Langlade. Vous
-l'adorez, il vous aime, et je ne vous apprendrai point comment,
-par l'entremise de Vautrin, le baron de Nucingen fait votre
-fortune et celle de Lucien tout ensemble. Maintenant, écoutez-moi
-bien.»
-
-«Je l'écoutais, au comble de l'horreur.
-
-«--Nucingen vous est odieux, ma fille. Il a trente-huit ans de
-plus que vous. Il est antipathique et même répulsif. Vous le
-subissez avec une aversion croissante. Ecoutez-moi bien: le 13
-mai, après une soirée donnée en son honneur, vous absorberez
-une perle noire contenant un topique javanais, et vous mourrez
-instantanément. Tel est le sort que je vous réserve.»
-
-«Hélas! je tremblais comme une feuille.
-
-«--Comment le savez-vous, monsieur? bégayai-je.
-
-«--Comment je le sais? cria-t-il. Quelle inepte question! c'est
-moi qui vous ai faite!»
-
- * * * * *
-
-
-VII
-
- 17 avril.
-
-«Ma raison revient peu à peu.
-
-«Maintenant j'y vois clair. La situation s'illumine. C'est la
-lutte de deux certitudes entre elles, et pas autre chose, pas
-autre chose.
-
-«Je crois (je crois) que j'ai vingt-sept ans, que je suis née à
-Maestricht en 1812, que je porte le nom de mon père et que j'ai
-toujours vécu en honnête fille; mais au fond quelle preuve ai-je
-de cela? aucune.
-
-«Je ne me fonde ni sur un principe rationnel, ni sur une vérité
-d'expérience, ni sur une sensation pour affirmer que telle est
-ma vie. Je ne puis donc examiner que deux représentations pour
-arriver à la connaissance adéquate de mon passé: mon propre
-souvenir ou le témoignage d'autrui. Or, dans le cas actuel, ce
-sont des représentations antagonistes. Reste donc à déterminer
-laquelle des deux primera l'autre.
-
-«Eh bien, je me sens encore mentalement trop atteinte pour
-accorder la suprématie à ma certitude personnelle. L'homme qui
-m'a parlé hier me domine, je n'en puis pas douter. Considérer
-son esprit comme inférieur au mien serait de ma part une insigne
-niaiserie. Sa clairvoyance a été la lumière de ma raison égarée.
-J'ai vécu ces jours-ci dans une hallucination dont je n'avais
-pas même conscience, et qui, par un phénomène inexplicable, m'a
-donné des souvenirs fictifs au moment où je perdais mes souvenirs
-conformes.
-
-«Ma personnalité s'est dédoublée si complètement que je ne puis
-pas savoir à quelle date exacte s'est faite la métamorphose de
-mon moi, car je ne trouve à mon service qu'une mémoire faussée
-de fond en comble. Je me sens vivre dans l'état mental du rêve,
-acceptant comme vraisemblables des événements chimériques et toute
-une longue suite de souvenirs que M. de Balzac, par son témoignage
-formel, réduit à néant.»
-
-
-VIII
-
- 18 avril.
-
-«Ainsi je suis une de ces femmes... Mon Dieu! je ne m'en doutais
-guère, je ne voyais pas la vérité; mais quelle folie de la
-nier; quelle folie! Ma sensation intervient pour corroborer le
-témoignage. Je ne suis pas physiquement pure; ma chasteté n'est
-qu'intellectuelle, j'ai les sens impérieux d'une courtisane; mon
-corps est brûlé d'un feu intérieur. Comment le nier, hélas! et
-toutes mes faiblesses! et toutes les faiblesses de ma volonté!»
-
-
-IX
-
- 19 avril.
-
-«Ce soir je suis sortie pour accomplir mon destin; mais quelle
-étrange métamorphose est la mienne! J'ai totalement oublié mes
-habitudes premières. La seule pensée d'y revenir m'effarouche et
-la timidité m'étrangle au moment d'articuler un mot.
-
-«Un inconnu que j'ai osé aborder m'a prise sans doute pour une
-mendiante, car il m'a jeté cinquante centimes et ne m'a pas
-invitée à le suivre. Peut-être n'ai-je pas le costume... Peut-être
-aussi n'ai-je pas la voix.»
-
- * * * * *
-
-
-X
-
- 5 mai.
-
-«La fin approche, la fin de ma pauvre destinée. Je sais bien,
-quoique je n'ose pas l'écrire; je sais trop bien pourquoi le 13
-mai prochain, comme l'a prédit M. de Balzac, je passerai de la vie
-à la mort en avalant une perle noire...
-
-«Une perle noire, contenant un topique javanais... Où la trouver,
-cette perle noire qui renferme l'éternité? Je vais de boutique en
-boutique, chez les pharmaciens, chez les herboristes... On m'offre
-des poisons, mais pas celui-là... (Oh! Dieu! l'horrible vie, et
-que la mort me sera douce!)... Je veux un topique javanais, un
-topique javanais dans une perle noire... M. de Balzac l'ordonne
-ainsi.»
-
- * * * * *
-
-(Le manuscrit s'arrête là. Suivent 41 pages blanches.)
-
-
-
-
-LA CONFESSION DE MLLE X
-
-
-L'abbé de Couézy n'aimait pas qu'on lui fît certaines questions,
-même du ton le plus honnête, sur son expérience du confessionnal.
-Mais il ne se passait guère de jour où quelqu'un ne les lui posât
-point.
-
-On eût pu dire de lui qu'il était mondain, à la condition
-que cette épithète n'impliquât rien de désobligeant pour son
-caractère, car on le voyait presque aussi souvent à l'église que
-dans les salons, et, s'il s'en fallait de quelque chose, c'est
-qu'une messe est une cérémonie plus brève qu'une visite ou un
-dîner. L'abbé de Couézy était religieux.
-
-Le trait dominant de sa physionomie grasse et fine était d'abord
-l'intelligence et, plus spécialement, la perspicacité. Lorsqu'il
-regardait un nouveau venu, ses petits yeux faisaient lentement le
-tour du personnage à découvrir; puis les paupières se refermaient
-avec un singulier battement, comme des lèvres qui murmurent: «Va,
-maintenant, je sais qui tu es.»
-
-Il confessait tout Paris. Les dames le choisissaient en foule
-pour directeur de leurs consciences toujours justement alarmées.
-On le savait assez homme du monde pour ne pas envoyer à Rome une
-pénitente paisiblement relapse dans un adultère de tout repos; et
-cependant son indulgence était assez mesurée pour qu'en se jetant
-à ses pieds nul repentir même éphémère n'eût la certitude absolue
-d'être pardonné à l'avance. Quand les dames consentent à pécher,
-on serait mal venu de leur dire que leur faute n'existe point.
-
-Eh bien! lorsque l'abbé de Couézy en visite quittait le canapé du
-salon pour le fauteuil de cuir du fumoir brumeux, lorsqu'il se
-glissait avec discrétion au milieu des causeries entre hommes,
-il arrivait que sa présence transformait aussitôt la forme des
-discours sans en altérer le fond, sinon par réticence. On le
-prenait volontiers pour informateur, encore qu'il se refusât
-avec indignation à jouer ce rôle. Les habiles, tentant d'obtenir
-ses confidences en les faisant dévier insensiblement du général
-au particulier, débutaient par cette phrase ou quelque autre
-semblable:
-
---Vous, monsieur l'abbé, vous qui connaissez notre époque mieux
-que personne, qu'est-ce que vous pensez des mœurs?
-
-Et lui, en agitant les mains:
-
---Que me demandez-vous là! s'écriait-il. Mais je ne puis rien
-dire! je ne puis rien dire! Nous ne devons retenir de chaque
-confession que l'expérience nécessaire à bien entendre les autres
-et à acquérir par là un esprit juste, ou plutôt encore judicieux
-à l'égard des cas difficiles. Mais s'il nous est défendu de
-révéler une confession, même anonyme, à plus forte raison ne
-devons-nous pas exposer le sommaire de tous les aveux, en tirer
-la quintessence et l'offrir aux curiosités sous prétexte de
-philosophie.
-
-Le jour où je l'entendis prononcer cette phrase, quelqu'un en
-releva le dernier mot:
-
---Si cette philosophie était salutaire?
-
---Elle ne peut être que funeste, monsieur, comme toute morale qui
-s'appuie sur la description de la faute à éviter. L'homme n'est
-complètement démoralisé que dans les pays qui souffrent d'une
-surabondance de moralistes. Constater l'extension d'un vice avec
-le dessein d'en inspirer l'horreur, c'est d'abord oublier que
-l'auditeur retient l'exemple donné, lequel lui servira d'excuse
-s'il tombe dans le même égarement. Aussi je me garderai bien de
-vous dire ce que je sais des mœurs de mon temps, car les vôtres en
-deviendraient pires et j'en serais plus affligé que vous.
-
-Nous convînmes avec modestie que l'abbé de Couézy parlait d'or.
-Pourtant la même voix insista:
-
---Tout le monde n'a pas votre réserve, monsieur l'abbé. J'ai
-rencontré dernièrement un prêtre qui a été deux ans vicaire tout
-près d'ici, à Sainte-Clotilde. Il est épouvanté de ce qu'il
-a entendu pendant ses deux années de confession au faubourg.
-Épouvanté. Il ne s'en cache pas. Adultères partout, séduction des
-jeunes filles, avortements, infanticides, empoisonnement du père
-ou de l'époux... il se passe des choses effroyables au sein des
-familles, et personne ne le sait, hors le confessionnal. Tout
-scandale qui germe est écrasé dans l'œuf. D'autres sont admis,
-reçus, imposés s'il le faut. On voit se multiplier partout, comme
-une peste, un vice presque inconnu autrefois des hautes classes...
-Vous savez lequel, monsieur l'abbé?
-
---Oh! il y en a beaucoup, fit doucement l'abbé de Couézy. Je ne
-saurais trop celui que vous voulez désigner.
-
---L'inceste, mais oui, tout simplement. Qui de nous a jamais
-entendu parler d'inceste il y a vingt ans? Dans ma jeunesse
-on ne connaissait cela que par la Bible. Un homme qui aurait
-mis à mal sa sœur ou sa fille eût été tenu pour fou et enfermé
-comme tel puisque le Code pénal ne prévoit pas le cas. Et voici
-qu'aujourd'hui c'est la faute à la mode. On n'entend plus que cela
-au confessionnal, si mes renseignements sont bons. Le premier
-amant, c'est le frère. Nous revenons aux Ptolémées. Le frère
-initie, déniaise, pervertit, séduit, est aimé. Si d'aventure il
-n'y a que des filles dans la chambre des enfants, leur crime se
-complique ou se simplifie, je vous laisse le choix du terme...
-
-L'abbé garda le silence.
-
---Enfin, dites une opinion, répéta l'interlocuteur. Suis-je bien
-informé? Vous qui confessez toute la rue de Varennes, trouvez-vous
-que j'aie noirci le tableau des mœurs du temps? Au sujet de
-l'inceste, en particulier, ai-je calomnié les jeunes filles?
-Avouent-elles, voyons, confessent-elles?
-
-
-L'abbé de Couézy s'accouda au fauteuil avec un sourire très fin,
-à peine dessiné sous les yeux, et qui semblait s'adresser à
-lui-même... Puis il chuchota:
-
---Oui, mais elles se vantent.
-
-
-En relevant les paupières l'abbé constata qu'on ne l'avait pas
-compris. Nous faisions la mine de gens qui attendent une réponse
-grave et qui reçoivent une pirouette. Il s'expliqua, un peu blessé.
-
---Si je parlais ici, devant des confesseurs, je n'aurais rien
-de plus à dire. On aurait assez entendu ma pensée; mais il est
-naturel que vous ne pressentiez pas toute l'intuition qu'il nous
-faut exercer pour discerner le vrai du faux, entre les réticences
-sur les faits que l'on nous cache, et les exagérations sur les
-fautes que l'on nous expose.
-
---Exagérations?
-
---Très fréquentes... Comprenez bien d'abord ceci: le confessionnal
-n'est un lieu mystérieux et redoutable que pour les paroissiens
-qui s'en tiennent éloignés. Les fidèles qui, tous les samedis,
-viennent s'agenouiller sur son petit banc finissent par y
-acquérir une familiarité dont vous ne vous doutez point. Nous les
-rassurons, cela est indispensable; sans nos encouragements nous
-ne saurions jamais rien; mais, il arrive assez souvent que notre
-affabilité dépasse le but; et vous allez savoir comment.
-
-L'abbé de Couézy baissa la voix:
-
---A onze ans, les jeunes filles viennent à nous. Elles confessent
-d'abord leurs petits péchés: colère, gourmandise ou paresse; puis,
-tout à coup, vers treize ou quatorze ans, elles parviennent à
-l'âge d'un péché nouveau dont l'aveu leur cause une honte extrême.
-Quelques-unes ne peuvent jamais se résoudre à nous en parler.
-Alors, comme d'une part il n'y a pas d'exemple qu'aucune d'elles
-s'en soit corrigée avant son mariage; comme, d'autre part, elles
-comprennent vite qu'une absolution imméritée les met dans un état
-d'impénitence plus grave que l'impénitence simple, elles luttent
-pendant un an ou deux, et désertent le confessionnal: celles-là
-sont perdues pour l'Église... Tout à l'opposé, nous voyons des
-jeunes filles s'enhardir avec une aisance qui nous confond. Au
-début ce n'est pas impudeur de leur part, loin de là; c'est
-piété, humilité, soumission, mortification. Mais quoi? tout cela
-se métamorphose. Insensiblement l'aveu, lui aussi, devient une
-habitude agréable... S'il arrive que le péché ait des complices,
-s'il peut donner matière à la narration d'une aventure; si une
-amie, un cousin, un danseur y est mêlé, alors ce sont des récits
-qui n'en finissent point, et plus nous répétons: «Ma chère enfant,
-pas de détails!» plus on nous répond: «Mon père, il faut bien que
-je vous explique, sans cela vous ne comprendriez pas.»
-
-Nous nous regardâmes sans mot dire.
-
---Eh bien! (et c'est là que je voulais en venir) certaines jeunes
-filles, nerveuses à l'excès, s'accusent sans aucune mesure. Elles
-nous en disent plus qu'il n'y en a. Peut-être inconsciemment elles
-regardent comme également réalisés les péchés qu'elles ont sur
-le cœur et ceux qu'elles ont dans la tête. Elles s'attribuent
-les vices qu'elles n'osent pas commettre. Elles nous présentent
-comme s'étant déroulée sur le canapé d'un petit salon une scène
-qui a véritablement commencé là, mais qui ne s'est terminée que
-dans leur cerveau... Voilà ce dont il faut avertir le confesseur
-débutant, sous peine de le voir juger avec trop de rigueur les
-coutumes du siècle. Parmi les histoires que l'on nous raconte, les
-plus vilaines sont «arrangées». Encore une fois, le confessionnal
-n'est pas un lieu extra-terrestre: là, comme ailleurs, on se vante
-de tout, même du mal que l'on n'a pas fait.
-
-L'abbé se renversa dans son fauteuil en homme qui vient de
-trancher un différend.
-
-Cependant, nous n'étions pas convaincus. Le même contradicteur se
-chargea de le lui dire:
-
---Je ne doute pas, monsieur l'abbé, que vous ne soyez un
-psychologue fort expert, et plus apte qu'aucun de nous à pénétrer
-les secrètes pensées. Les hommes qui savent ainsi regarder au
-delà des prunelles possèdent un don inestimable autant qu'il est
-rare, et pourtant ce don-là connaît des limites, même chez ceux
-qui le possèdent au plus haut degré. Sur quoi vous fondez-vous
-pour démasquer le mensonge? Sur votre seul jugement. Il n'y a ni
-preuves, ni témoins au confessionnal. Croyez-vous être certain
-que, pendant ces confessions graves auxquelles vous n'ajoutez pas
-foi, votre jugement échappe à l'influence d'un optimisme préconçu?
-Ne pensez-vous jamais que telle scène invraisemblable est par
-conséquent apocryphe? Les médecins qui s'occupent de psychopathie
-ont pour axiome que tout est possible. Vous ne paraissez pas être
-de leur avis.
-
-De la tête, l'abbé fit un geste vague qui signifiait: «Ce
-n'est pas la question.» Puis, après un silence calculé, il dit
-simplement:
-
---J'ai des preuves.
-
-Tous nos regards les lui demandaient. Brusquement résolu, il
-croisa les jambes:
-
---Au fait, je puis parler, dit-il. A l'instant je me retranchais
-derrière des secrets inviolables. Mais j'ai reçu naguère une
-confession de femme que je puis révéler sans péché, vous en
-conviendrez tout à l'heure.
-
-
-Il releva la tête sur le haut du dossier avec un sourire
-circulaire et imperceptiblement vaniteux, qui semblait prendre
-conscience des curiosités éveillées. Enfin, il commença le récit:
-
---A une époque que je ne précise pas, j'étais prêtre dans une
-paroisse de Paris que je ne dirai pas davantage: il vous suffira
-de savoir que mon église s'élevait très loin de Saint-Thomas et
-que mes ouailles étaient des pauvres. Comme j'attendais, un jour,
-devant le confessionnal, l'heure où mes pénitentes devaient se
-présenter, je vis approcher une personne fort élégante, mais d'une
-élégance sobre et qui n'était assurément pas ma paroissienne:
-certains chapeaux ne se portent guère qu'entre les Invalides et
-le Palais-Bourbon. Elle avait le visage et la taille d'une jeune
-fille de vingt-huit ans; il est d'ailleurs inutile que je vous la
-décrive. Sur mon invitation elle s'agenouilla, et voici ce que
-j'appris d'elle après un préambule où elle m'avertissait que sa
-confession serait grave.
-
-» Depuis douze ans elle se tenait éloignée de la communion. A
-dix-sept ans, voyageant seule avec son père dans l'intérieur de
-l'Italie, elle arrive un soir à Pise dans un hôtel comble où tous
-deux sont contraints d'accepter une simple chambre à deux lits:
-circonstance funeste qui les égare. Désormais, dans la suite du
-voyage, ils ne s'inscrivent plus sur les registres comme «Monsieur
-et Mademoiselle», mais comme «Monsieur et Madame», afin de
-conserver partout leur liberté d'appartement. Jusqu'à cet endroit
-du récit, rien d'extraordinaire, n'est-ce pas?
-
-Il y eut des exclamations.
-
---Au retour, continua l'abbé de Couézy imperturbable, la situation
-se maintient, plus dissimulée sans doute (car la jeune fille
-a encore sa mère), mais jamais interrompue. Sous prétexte de
-longues promenades côte à côte, les coupables vont cacher leurs
-erreurs dans un appartement loué. Je passe, bien entendu, sur
-le détail de ces fautes, encore que la pénitente ne m'ait fait
-grâce d'aucune explication. Mais, tout à coup, le père meurt...
-Pendant les deux années qui suivent, la santé morale de la
-jeune fille s'altère gravement. Ses sens, éveillés à l'extrême,
-se contiennent mal sous la surveillance maternelle. Plusieurs
-mariages projetés échouent. Des troubles nerveux interviennent,
-accompagnés et suivis de souffrances. Une nuit, incapable de
-résister davantage à la tentation du péché, elle se lève, pénètre
-dans la chambre de son jeune frère qui a quatorze ans, et, sans
-ruse, sans prétexte, muette et folle, le prend dans son lit.
-Elle m'a conté cette terrible scène dont elle avait encore la
-violence dans la voix, disant tout, luttes, refus, prières, et
-la résistance chrétienne de l'enfant, lequel ne peut toutefois
-commander à son corps et finit par être surmonté. Pendant quinze
-jours elle le garde à elle, moins hostile mais de plus en plus
-tourmenté par le remords, et enfin la première confession du petit
-le lui arrache pour jamais. Plus elle le prie, plus il s'obstine,
-s'enferme à clef, menace de tout dire. Alors, messieurs, elle
-l'empoisonne... Instruite par un procédé qu'elle trouve dans un
-feuilleton populaire, elle se procure un poison lent, sans traces
-ni douleurs, mais qui tue peu à peu. Elle voit sa victime dépérir
-et s'éteindre sous ses yeux qui ne lui pardonnent point. Chaque
-jour elle lui laisse mentalement à choisir entre le crime et le
-tombeau, sans démasquer la main qui soulève la pierre et enfin la
-laisse retomber.
-
- * * * * *
-
-L'œil du prêtre nous parcourut avec un éclair tragique, resta
-quelque temps allumé d'horreur et, nous regardant toujours en
-face, prit un sourire de franche gaieté.
-
-Pour nous, en écoutant cette histoire, nous avions oublié jusqu'au
-bout qu'il s'agissait d'une confession suspecte. Le ton du
-narrateur était si formellement affirmatif que nous avions perdu
-de vue l'occasion, l'objet du récit.
-
---Qu'y a-t-il de vrai dans tout cela? demanda quelqu'un.
-
---Pas un mot. Rien, mais rien, pas une scène, pas un détail, pas
-un personnage, pas un fait, rien, littéralement rien, ce qui
-s'appelle rien... Six mois après avoir reçu cette confession, je
-changeais de paroisse; la mère de la jeune fille devenait ma
-pénitente et moi le familier de sa maison. Il y a de ces hasards,
-n'est-ce pas? J'appris successivement que jamais Mlle X...
-n'avait voyagé en Italie; que son père était mort lorsqu'elle
-avait deux ans; qu'elle avait toujours été fille unique, et enfin
-que sa réputation restait inattaquable. Ainsi, non seulement
-l'histoire était fausse, mais il était matériellement impossible
-qu'elle fût véritable en l'une quelconque de ses parties, puisque
-les deux complices n'avaient pas existé. Ainsi tout le roman que
-vous venez d'entendre,--le premier inceste, le second, l'hôtel
-de Pise, l'appartement de Paris, le deuil, la scène violente, la
-confession de l'enfant, la lutte, le poison,--tout cela, et les
-mille détails que je ne vous ai pas dits, tout cela, je le répète,
-avait pris naissance dans le cerveau d'une vierge chrétienne qui
-n'allait même pas au bal tant elle fuyait les tentations.
-
-
-L'abbé de Couézy se leva, et, terminant sa longue visite par un
-peu de latin et un peu de malice:
-
---_Lasciva pagina_, dit-il, _vita proba_. Avec ces quatre mots si
-clairs on ferait le portrait moral d'une petite jeune fille.
-
-
-
-
-L'AVENTURE EXTRAORDINAIRE
-
-DE MADAME ESQUOLLIER
-
-
-I
-
-Lorsqu'en sortant de l'Opéra, suivie de sa jeune sœur Armande,
-Mme Esquollier se fut assise dans son coupé automobile:
-
---Eh bien? dit-elle. Ton impression?
-
---D'abord; physiquement, il est délicieux!
-
---Bon. Inutile de continuer. Tu es prise, ma chérie. Embrasse-moi.
-C'est conclu.
-
-Elles s'enlacèrent avec tendresse, mais Armande protesta:
-
---Non, non, tu vas trop vite, Madeleine. Qu'importe qu'il me
-plaise? Je lui ai déplu. Il a passé une heure à me faire des
-critiques, et moi, comme une sotte, à les mériter.
-
---Qu'est-ce que cela veut dire?
-
---J'ai une trop jolie robe, paraît-il. Ce n'est pas une robe de
-jeune fille, c'est une robe d'actrice.
-
---Quel petit insolent!
-
---Ce n'est pas tout, ma chère. Il a trouvé singulier qu'on
-me mène à l'Opéra un jour de ballet. Son père et sa mère ont
-été présentés (de loin) un soir où l'on jouait _Zampa_ et les
-_Rendez-vous bourgeois_, pièces convenables, à son avis. J'ai eu
-le malheur de lui dire que _Zampa_ était une histoire de viols,
-et il m'a regardé d'un air suffoqué. Je lui ai dit aussi que les
-_Rendez-vous bourgeois_ apprenaient aux jeunes filles comment on
-introduit un monsieur dans sa chambre, et il est devenu tout pâle.
-
---Mais aussi pourquoi...
-
---Je ne sais pas. J'étais énervée jusqu'au bout des ongles. Il
-m'aimait, je le sentais bien. Alors je prenais plaisir à le
-scandaliser pour qu'il m'aime encore avec mes défauts... Mais je
-crois que j'ai été trop loin.
-
---Qu'est-ce que tu as pu lui dire?
-
---Je lui ai montré dans un coin de la scène les deux petites
-Italiennes dont tu m'avais parlé l'autre jour et je lui ai
-confié...
-
---Que c'était un ménage?
-
---Oui.
-
---Ça, par exemple, c'est une gaffe.
-
---N'est-ce pas? soupira la jeune fille.
-
---Et qu'est-ce qu'il a répondu?
-
---Il m'a demandé avec qui.
-
-Madeleine éclata de rire entre ses gants, et conclut, sans égards
-pour les sentiments de sa sœur:
-
---Mon enfant, ce garçon est une perle. Je ne te laisserai pas
-manquer un pareil mari. Tu l'épouseras. Il est précieux.
-
-Puis, sans transition:
-
---Ah ça! dit-elle, mais nous roulons depuis vingt minutes. Quel
-chemin suivons-nous donc?
-
-
-Armande effaça la buée qui embrumait la vitre, et dit:
-
---Je ne vois rien... Il fait noir...
-
---Comment, il fait noir? dans les Champs-Elysées?
-
-A son tour elle se pencha, prolongea son regard dans les ténèbres
-et aperçut vaguement le sol gris d'une route qui n'était pas
-bordée de maisons.
-
---Je... balbutia-t-elle... je ne sais pas où nous sommes... Ce
-n'est plus Paris... Alexandre est fou... Arrêtons-le...
-
-Vivement elle toucha le bouton de la sonnette.
-
-Mais à peine les notes claires du timbre avaient-elles tinté dans
-le silence, on entendit près du siège un double déclic rapide, et
-l'automobile fonça en avant, avec un vrombissement de coléoptère,
-au maximum de la vitesse.
-
-
-II
-
-La secousse rejeta en arrière les deux sœurs qui, d'une seule
-voix, gémirent:
-
---Ah! mon Dieu!
-
-Madeleine baissa la tête et, par la glace d'avant, regarda vers le
-siège:
-
---Mon Dieu! dit-elle encore. Ce n'est pas Alexandre...
-
---Tu dis?
-
---Nous sommes enlevées... Ce n'est pas Alexandre qui conduit.
-
---Je vais sauter...
-
---Armande, tu es folle!... nous faisons du quarante; tu sauterais
-à la mort!
-
-Si elles n'avaient été ensemble, chacune d'elles eût pourtant
-sauté; mais par un sentiment analogue à celui que nous éprouvons
-au bord d'un gouffre lorsque le péril de nos compagnons nous donne
-plus de vertige que notre danger, Armande et Madeleine pensèrent
-en même temps: «_Moi_, je pourrais sauter, mais _elle_ se tuerait.»
-
-Leurs mains qui tremblaient se cherchèrent, se prirent et se
-maintinrent serrées sur le cuir des coussins.
-
-La vitesse du coupé restait excessive. Au passage d'un petit
-caniveau, un choc brusque plaqua les ressorts, souleva deux roues
-qui tourbillonnèrent à vide, et tout fléchit, rebondit, frissonna
-pendant une courte minute; puis la course reprit, unie et rapide,
-comme une rivière qui file par delà le brisant.
-
-Immobiles au fond de la voiture, les deux sœurs, froides
-d'épouvante, s'étaient tues. Madeleine, en femme qui a tout connu
-de la vie et des hommes, songeait:
-
---Si ce n'était que _cela_! S'ils ne nous tuaient point!
-
-Armande ne s'attachait même pas au pis aller de cette espérance.
-Elle n'était pas assez ingénue pour ignorer rien de ce qui
-l'attendait, et la pauvre petite devenait folle d'horreur. Hélas!
-elle s'était fait de son premier amour futur une idée si lyrique
-et si précise à la fois! elle avait rêvé tant de nuits à ce
-qu'elle entendait qu'il fût pour rester digne de sa petite âme
-orgueilleuse et sentimentale! tant de nuits elle s'était juré de
-ménager au moins celui-là, quitte à faire mépris des autres! déjà
-elle l'entrevoyait dans la brume blanche d'un songe heureux à la
-veille de ses fiançailles, et tout allait sombrer au fond de cette
-aventure...
-
---Ah! cria-t-elle tout à coup, Madeleine! j'aime mieux sauter...
-c'est une meilleure fin...
-
-Mais au même instant l'automobile s'arrêta presque, tourna,
-franchit un porche, parcourut une grande cour déserte et stoppa
-devant un perron.
-
-Madeleine murmura:
-
---Il est trop tard, ma petite.
-
-
-Un homme d'une quarantaine d'années, chauve, élégant et obséquieux
-venait d'ouvrir la portière, et saluait.
-
-Armande poussa un cri:
-
---Monsieur, tuez-moi! tuez-moi!--et naïvement elle ajouta:--Mais
-ne m'approchez point!
-
---Mademoiselle, fit l'inconnu, je ne vous approcherai en aucune
-façon, mais veuillez me suivre, le temps presse. Il est inutile de
-crier: la maison est seule au milieu des bois.
-
-Madeleine descendit la première. Armande suivit, mais si
-défaillante qu'elle manqua le marchepied. On la soutint. Un léger
-clair de lune qui venait d'apparaître argenta les sorties de
-bal, les deux profils livides, les cheveux très coiffés. Elles
-entrèrent, par le perron.
-
-Toute la maison était éclairée. L'inconnu, précédant ses victimes,
-traversa un vestibule dallé, deux salons et une petite pièce.
-Il chemina dans un corridor qui paraissait faire tout le tour du
-château et qui déroutait les orientations. Enfin il ouvrit une
-dernière porte, fit passer devant lui les deux jeunes femmes et
-les enferma sans les accompagner.
-
-Dans la pièce où elles pénétrèrent, une vieille personne était
-debout, qui salua, elle aussi, tout de noir vêtue.
-
---Madame... Mademoiselle...
-
-Puis, sans autre préambule, sa voix sèche articula:
-
---Veuillez me permettre de vous déshabiller.
-
---De nous... de nous... bégaya Madeleine.
-
-Elle n'acheva pas. La vieille dame avait déjà décroché la boucle
-du manteau, retiré les épingles de la ceinture et fait glisser la
-jupe autour du premier jupon. Avec la même dextérité ses doigts
-minces firent sauter les agrafes du corsage et les épaulettes
-filèrent le long des faibles bras poudrés.
-
---Vous aussi, mademoiselle, reprit la même voix sèche.
-
-Déjà pâle, Armande blêmit. Elle jeta un regard désespéré vers
-sa sœur qui venait de se jeter sur un canapé, secouée des pieds
-à la tête par une convulsion nerveuse. Sans défense, ni force,
-ni courage elle s'abandonna comme une morte aux mains qui la
-dépouillaient. La vieille dame prit les deux robes sur son bras
-gauche, sortit vivement et, par derrière, referma la porte à clef.
-
-
-La jeune fille était restée debout. Elle tomba sur les genoux
-devant un fauteuil, sanglotante, et se mit à prier. Elle priait
-presque à voix haute en pleurant dans ses mains jointes, avec
-une ferveur épouvantée, balbutiante et lamentable. Elle invoqua
-les trois saints qui l'avaient toujours protégée, promit à l'un
-des cierges, à l'autre des aumônes, au troisième un vase d'autel
-acheté chez un bon orfèvre. Elle jura de faire une neuvaine,
-d'observer le jeûne pendant le carême sans réclamer aucune
-dispense, et fit vœu, si elle se mariait, de ne pas tromper
-son mari pendant toute la première année, jusqu'au trois cent
-soixante-cinquième jour, quelles que fussent les circonstances...
-
-
-Le temps passait. La pendule de la chambre sonna quatre heures du
-matin.
-
-Tordue sur son canapé, Madeleine agitait ses bras raidis et
-donnait des coups de poings au dossier du meuble.
-
---J'en ai assez!! j'en ai assez!! cria-t-elle. C'est horrible,
-cette attente! je serai morte de peur quand ils arriveront!... On
-ne torture pas ainsi deux malheureuses femmes!... mais qu'est-ce
-que ces monstres veulent donc faire de nous?... Pourquoi ne
-viennent-ils pas! pourquoi ne viennent-ils pas!..
-
-
-Et puis un accès de tendresse les jeta dans les bras l'une de
-l'autre.
-
---Ma chérie! mon Armande! ma petite Armande! ma petite sœur
-aimée!... ne crains rien, mon amour, je te défendrai, va!... Moi,
-cela n'a pas d'importance... mais, toi, je ne veux pas qu'ils te
-touchent, et ils ne te toucheront pas... je te couvrirai de mon
-corps...
-
-Un pas sonna dans le couloir sourd.
-
-
---Seigneur! mon Dieu! Les voici!
-
-
-III
-
-La clef entra dans la serrure avec un bruit si déchirant
-qu'Armande poussa un cri d'angoisse comme si cela se passait déjà
-dans sa petite virginité.
-
-La porte ouverte, cependant, on ne vit dans l'entrebâillement que
-la vieille dame portant sur le bras les deux robes.
-
-Les jeunes femmes s'étaient reculées jusqu'à l'extrémité de la
-pièce.
-
---Madame... Mademoiselle... dit la voix sèche... veuillez me
-permettre de vous rhabiller.
-
---Hein? fit Madeleine... mais je... mais alors...
-
-La septuagénaire ne s'arrêta point à des stupéfactions qui
-vraisemblablement ne l'étonnaient pas elle-même. Merveilleusement
-experte à fermer les agrafes, comme elle s'était montrée apte à
-les défaire, elle remit les deux robes où elle les avait prises,
-évasa le décolletage, aéra les dentelles, allongea les plis des
-jupes et sortit avec un salut.
-
-A sa place, l'inconnu rentra.
-
-
-Il était en habit, le front découvert et les mains gantées...
-peut-être un peu plus semblable à un maître d'hôtel qu'à un homme
-du monde; mais la différence est parfois si faible! disons qu'il
-avait l'aspect d'un conférencier mondain.
-
---Mesdames, dit-il posément, j'avais d'abord eu dessein de vous
-faire reconduire chez vous avec mes excuses laconiques, sans
-donner d'autre explication aux mystères de votre enlèvement. Mais
-la curiosité féminine est un élément avec lequel nul ne saurait
-trop compter. Si je ne vous dis point mon secret, vous chercherez
-à l'apprendre, et en vous perdant vous me perdrez moi-même. J'ai
-donc intérêt à vous le dire pour que vous vous en teniez là.
-
-
-Il ferma les yeux, les rouvrit, et continua en souriant:
-
---Vous avez cette nuit, sur vous, les deux plus jolies robes de
-Paris...
-
---Hélas! fit Madeleine les mains sur le front, c'était donc pour
-cela!
-
---L'une de mes clientes, une jeune étrangère, a vu ces deux robes
-lundi à l'Opéra. Elle a voulu les mêmes à n'importe quel prix.
-J'aurais pu, cela va sans dire, copier leur forme extérieure et ce
-qui fait leur élégance propre, sans le secours d'aucun stratagème,
-car le coup d'œil d'un couturier photographie un corsage avec
-la sûreté d'un objectif; mais vos robes sont couvertes par
-deux dessins de broderie dont la fantaisie est absolument
-déconcertante, même pour un ornemaniste. On ne pouvait imiter
-cela qu'à la condition de tenir la jupe et le corsage étalés,
-_sans plis_, sur une table de coupeur. Il fallait donc, Mesdames,
-que je me les procurasse.
-
-Il prit une chaise par le dossier, la pencha vers lui et reprit:
-
---Le plus simple était de les demander à votre femme de chambre,
-en la payant convenablement. J'y ai certes pensé; mais, par
-malheur pour moi, cette fille est stupide. En cas de découverte,
-de plainte et de procès (il faut tout prévoir), elle n'eût
-jamais résisté à cinq minutes d'interrogatoire devant un juge
-d'instruction. Servi par elle, j'étais pris avec elle, et c'était
-une triste fin pour un artiste de mon rang. J'ai mieux aimé jouer
-le tout pour le tout et faire enlever les robes avec ce qu'elles
-contenaient. Cela, du moins, était digne de moi.
-
-Les deux sœurs, hébétées devant cette audace, se regardèrent sans
-dire un mot.
-
---J'ai donc acheté votre chauffeur et je l'ai remplacé par le
-mien. L'échange s'est fait dans l'encombrement de la rue Auber
-pendant un arrêt prévu qui se produit toujours aux sorties du
-théâtre. Le même dévoué serviteur (c'est du mien que je parle ici)
-va vous reconduire à votre hôtel. Deux dames peuvent très bien
-revenir du bal à six heures du matin sans étonner personne. Vous
-ne serez donc pas compromises. D'autre part, votre intérêt le plus
-élémentaire est de garder un silence absolu sur cette histoire;
-car je n'ai pas besoin de vous dire que, si vous la racontiez, vos
-amis la répéteraient... avec un certain sourire.
-
-
-Madeleine ne parut pas entendre l'insulte. Elle était toute à
-sa joie d'échapper à l'affreux cauchemar et se sentait anéantie
-devant l'assurance de cet homme.
-
-Elle se pencha vers Armande:
-
---C'est une grâce de Dieu que mon mari ne soit pas là! Quelle
-chance que ce départ pour la chasse!
-
---Pour la chasse? dit le couturier. Je crois que mes
-renseignements sont meilleurs. Il était indispensable que monsieur
-votre époux fût absent pendant la nuit de nos projets. Une
-personne fort à la mode s'est éprise de passion pour lui...
-
---Vous dites!
-
-
-Il conclut en s'inclinant:
-
---C'est ce qui nous coûte le plus cher.
-
-
-IV
-
-Le lendemain matin, Mme Esquollier garda le silence, en effet,
-sur son aventure, car elle dormit jusqu'à deux heures, épuisée
-de fatigue et d'émotions. Mais sa meilleure amie, Mme de
-Lalette, ayant alors forcé sa porte, Madeleine éprouva le besoin
-irrésistible de s'épancher dans sa tendresse, et elle lui révéla
-le dramatique événement.
-
-Lorsqu'elle eut tout dit, jusqu'au dernier mot, elle prit son
-amie par les deux mains, lui fit jurer de n'en parler à personne,
-expliqua longuement qu'elle ne pouvait pas saisir la justice
-parce que l'instruction de l'affaire la couvrirait de ridicule
-assurément, et peut-être de scandale; que si elle ne poursuivait
-pas, il valait mieux dissimuler tout à fait et n'instruire âme qui
-vive de ce qui s'était passé, car le monde comprendrait encore
-moins pourquoi elle se tenait tranquille si l'anecdote devenait
-publique. Bref, elle comptait absolument sur la discrétion de sa
-chère Yvonne... Mme de Lalette promit.
-
-Malheureusement l'histoire était trop belle. Les femmes ne gardent
-bien que les petites confidences, pour mériter un jour par là
-de recevoir les grands aveux, et de les répandre. Le soir même,
-Mme de Lalette se trouva dans un salon où elle comptait douze
-amies, aussi discrètes qu'elle-même (et c'était beaucoup dire).
-Sous le sceau du secret de la tombe, elle raconta le fantastique
-enlèvement.
-
-
-Le récit fut conduit avec beaucoup d'art. Pas un instant elle
-ne laissa voir que l'aventure se terminait par un dénouement de
-comédie. L'effet du début fut saisissant. Des dames criaient:
-«C'est horrible!» Toutes se voyaient emportées dans l'automobile
-fantôme par le chauffeur mystérieux. L'impression fut si violente
-qu'elle persista jusqu'à la fin: un concert d'indignation
-accueillit le dernier discours, celui de l'infâme couturier.
-
---Vraiment, dit une dame, il ne faut plus s'étonner de rien!
-
---Un enlèvement à l'Opéra!
-
---Paris devient inhabitable!
-
---Nous vivons chez les Apaches!
-
-Une vieille fille ne manqua pas d'observer que l'heureuse
-conclusion de la scène était due à un miracle; car si la petite
-Armande n'avait pas fait de vœu, les choses eussent tourné tout
-autrement pour elle.
-
-Une autre protesta qu'elle n'oserait plus sortir sans un cavalier,
-après le coucher du soleil, et qu'elle aurait toujours un stylet
-dans le corsage, un stylet empoisonné, avec le mot _Muerte_ gravé
-sur le plat, puisque le mélodrame devenait la vie réelle.
-
-Mme de Lalette, seule, ne disait rien, n'ajoutait pas un
-commentaire à son récit terminé.
-
---Et vous, Yvonne, qu'en pensez-vous? demanda une petite voix.
-
-Elle fit une moue indifférente.
-
---Moi? oh! je pense... je pense...
-
---Eh bien?
-
---Je pense que c'est se donner beaucoup de mal pour expliquer un
-retour à sept heures du matin.
-
-
-Alors une explosion de joie et de gaîté transporta les douze
-amies, et au milieu des cris, des rires, des caquets, des
-applaudissements, on entendit la petite voix perçante qui
-gazouillait avec délices:
-
---Ah! chérie!... Peste que vous êtes!
-
-
-
-
-UNE ASCENSION AU VENUSBERG
-
-
-Au mois d'août 1891, comme je venais d'entendre à Bayreuth
-_Tannhäuser_, _Tristan_ et, pour la neuvième fois, _Parsifal_, je
-vécus une quinzaine de jours dans le verdoyant Marienthal, près de
-la vieille cité d'Eisenach.
-
-La chambre que j'occupais s'ouvrait au couchant sur la haute
-Wartburg et à l'est sur le mont Hœrsel que les prêtres et les
-poètes nommèrent jadis le Venusberg. L'Etoile de Wolfram,
-elle-même, apparaissait au ciel léger de ce pays wagnérien.
-
-J'étais alors si enclin au péché qu'après m'être accoudé une fois
-à la fenêtre occidentale, devant les tours de Luther, l'idée ne
-me vint plus d'y retourner, même en songe. Le Venusberg m'attirait
-à lui.
-
-Seul, de toutes les montagnes voisines qui, vêtues de sapins noirs
-ou de prairies mouillées, dessinaient une robe sur la terre,
-le Venusberg était nu, et tout à fait semblable au sein gonflé
-d'une femme. Parfois les crépuscules rouges faisaient nager sur
-lui les pourpres de la chair. Il palpitait; vraiment il semblait
-vivre à certaines heures du soir, et alors on eût dit que la
-Thuringe, comme une divinité couchée dans une tunique verte et
-noire, laissait monter le sang de ses désirs jusqu'au sommet de sa
-poitrine nue.
-
-Pendant de longues soirées je regardai, chaque jour, cette
-transfiguration de la colline de Vénus. Je la regardais de loin.
-Je ne m'approchais pas. Il me plaisait de ne pas croire à son
-existence naturelle, car le plaisir est exquis de simplifier
-les réalités jusqu'au pur aspect de leur symbole et de rester à
-la distance où l'œil n'est pas forcé de voir les choses telles
-qu'elles sont. J'avais peur qu'une fois pour toujours l'illusion
-s'évanouît et ne reparût plus le jour où j'aurais touché du pied
-le sol véritable de la montagne.
-
-Cependant, un matin, je me mis en route...
-
-Je suivis d'abord le chemin de Gotha, coupé de ponts et de
-ruisseaux verts; puis un sentier dans les champs. Je n'avais pas
-levé les yeux du niveau des prairies quand, trois heures plus
-tard, j'arrivai au terme. Alors je regardai en avant.
-
-
-Vu de près, le mont Hœrsel était roussâtre et pelé, sans terres,
-sans herbes, sans eaux; brûlé par un feu intérieur comme si la
-malédiction légendaire continuait d'arrêter à sa base toutes les
-verdures nouvelles qui donnaient la vie aux autres montagnes. Le
-sentier où je m'engageai était fait de cailloux et de lichens
-morts, parfois presque indistinct dans un désert de pierre,
-parfois nettement conduit entre de hautes roches rouillées. Il
-s'élevait jusqu'au sommet où une petite maison grise avait
-été construite, qui opposait des murailles épaisses aux libres
-violences du vent.
-
-J'entrai là, et j'appris qu'on y pouvait déjeuner. Déjeuner sur
-le Venusberg! C'était le coup de grâce. Je le reçus, à ma honte,
-assez volontiers, car, malgré mon désenchantement, j'avais faim.
-
-Les deux filles de l'aubergiste absent me servirent sur une
-petite table un _Wiener Schnitzl_ qui était peut-être plus saxon
-que viennois, et un Niersteiner un peu aigre. J'étais en pleine
-réalité. La salle propre et claire, les rideaux blancs aux
-fenêtres, le carrelage fraîchement lavé, une lumineuse chambre à
-coucher qu'on apercevait par une porte ouverte, tout acheva de
-me persuader que je ne mangeais pas chez des sorcières, comme un
-instant, hélas! je l'avais espéré. Ces deux jeunes filles étaient
-des esprits sans détour, qui ne voulaient prendre aucune part à la
-damnation du pays.
-
-Il est vrai qu'à la fin du repas l'aînée se retira discrètement,
-et qu'aussitôt la seconde enfant eut un sourire d'invitation qui
-prouvait son bon naturel; mais, dans les auberges allemandes, les
-servantes ne voient guère de limites précises aux bontés que l'on
-doit avoir pour un jeune voyageur qui passe, et ordinairement cela
-n'indique pas qu'elles aient pactisé dans l'ombre avec une déesse
-maudite.
-
-Nous causâmes. Elle était assez obligeante pour comprendre mon
-allemand, bien que je le parlasse à peu près comme un nègre du
-Kamerun. Je lui demandai un certain nombre de renseignements
-topographiques sur ce que j'ignorais du pays. Elle me les donna de
-fort bonne grâce.
-
---N'oubliez pas, dit-elle, de visiter la grotte.
-
---Quelle grotte?
-
---La Venushœhle.
-
---Il y a une grotte de Vénus?
-
---Mais oui! on l'appelle comme cela, je ne sais pas pourquoi, mais
-c'est la Venushœhle; il ne faut pas que vous redescendiez de la
-montagne sans avoir visité la Venushœhle.
-
-Inquiet, et même presque jaloux, je voulus apprendre si beaucoup
-d'étrangers étaient venus la voir, cette grotte dont le nom seul
-m'avait secoué d'un frisson...
-
-La jeune fille répondit tristement:
-
---Personne! Voyez-vous, la montagne n'est pas assez haute
-pour tenter les ascensionnistes, et elle l'est trop pour les
-promeneurs. Nous ne voyons jamais d'étrangers. A peine, de loin en
-loin, un chasseur d'Eisenach vient déjeuner ici, ou y passer la
-nuit; mais vous êtes le premier Français que j'aie vu depuis ma
-naissance...
-
---Où est le chemin de la grotte?
-
---Prenez le sentier à gauche. Vous y serez dans cinq minutes.
-Peut-être trouverez-vous à l'entrée un homme assis sur une pierre.
-Ne faites pas attention à ce qu'il vous dira: c'est un fou.
-
- * * * * *
-
-Comment, il y avait une grotte de Vénus dans les flancs du
-Hœrselberg! mais alors le pays de Tannhäuser avait tout conservé
-de sa terrible légende!
-
-... La grotte de la Déesse était là, en effet. Et l'homme y était
-aussi.
-
-
-Petite, elliptique en hauteur, couronnée de ronces brunes et
-fines, elle apparaissait comme le symbole nécessaire de la
-montagne, comme une autre justification du vieux conte germanique,
-plus frappante encore que l'aspect charnel du Venusberg à
-l'horizon... L'intérieur, où je plongeais du regard, était
-obscur, étroit et bas. Des flaques d'eau, des baies ténébreuses,
-se partageaient le sol indistinct. Il devait être difficile d'y
-pénétrer sans être souillé par la fange, mais je ne sais quel
-charme incompréhensible m'attirait dans cette nuit humide...
-
-
---Où allez-vous? dit l'homme brusquement.
-
---Au fond de la grotte...
-
---Au fond de la grotte? mais il n'y a pas de fond, Monsieur. C'est
-l'Ouverture de la Terre.
-
---Bien, fis-je avec patience. Je n'irai pas loin... je sortirai
-bientôt.
-
-Ses longues joues creuses s'empourprèrent. Il frappa sa canne du
-poing.
-
---Ah! vous sortirez bientôt! Ha! Ha! vous croyez qu'on peut entrer
-là et en sortir à volonté! Vous prenez peut-être cette grotte pour
-un but d'ascension ou pour une curiosité géologique? Êtes-vous
-envoyé par une Agence Cook ou par un Musée d'histoire naturelle?
-Venez-vous écrire votre nom sur la roche, ou ramasser des pierres
-pour votre collection?... Vous pensez que vous allez découvrir
-ici des lacs souterrains, des poissons aveugles, des stalactites
-architecturales et des voûtes rocheuses couvertes de cristaux!
-Vous allez étudier la spéléologie de la Venushœhle! Ha! Ha! c'est
-admirable! Mais vous êtes donc un fou comme les autres! Vous ne
-comprenez donc pas! Vous ne _savez_ donc pas... que Vénus est là
-toute en chair et ses millions de nymphes alentour, plus vivantes
-que vous, puisque immortelles!
-
---Monsieur, fis-je, je crois ce que vous me dites; mais vous me
-connaissez bien mal si vous imaginez que la présence de Vénus
-puisse me retenir d'entrer ici.
-
---L'Enfer! cria-t-il.
-
---Il ne me déplaît pas de le mériter au prix des faveurs qu'elle
-décerne.
-
-Le fou esquissa un geste qui signifiait évidemment: Vous ne me
-comprenez pas du tout. Puis il se prit le front dans les mains et
-continua de parler.
-
---Hœrselberg! Hœllenberg plutôt[2]! ils arriveront jusqu'à toi
-sans avoir pressenti ton horreur éternelle, toi qui attends
-les purs, toi qui punis les chastes, toi qui consumeras dans
-l'éternité les mauvais avares de la chair, ô Brasier! Ils auront
-vécu leur vie solitaire rebelles à la grande loi divine, et ils
-ne connaîtront ton atroce brûlure que le jour où, à la force de
-l'Épée, le Messager des Ames les plongera dans le gouffre. Ils
-ont des yeux et ils ne voient point, ils ont des oreilles et ils
-n'entendent point, ils ont des bouches et ils ne... Mon Dieu! ce
-sont des fous! des fous! des fous!
-
-[Note 2: _Hœllenberg_: Montagne d'enfer.]
-
-
-Tout à coup, se tournant vers moi, il hurla:
-
---Comment pouvez-vous rêver que le Venusberg puisse devenir un
-motif de damnation, puisque _le Venusberg est l'Enfer lui-même_!
-
-Je fis un mouvement.
-
---Hélas! gémit-il. Hélas! mon Dieu! (et ses mains descendaient de
-ses yeux sur sa barbe). Hélas? serai-je le seul vivant à connaître
-la Vérité, la Vérité, la Vérité.. Ce sera donc en vain que tous
-les Patriarches auront placé Vénus en regard de Dieu comme son
-antithèse effrayante, et personne n'aura su qu'elle était Satan?
-Ce sera donc en vain que la tradition antique aura dépeint les
-Satyres avec ces cornes, cette queue noire, ces jambes de bouc,
-ces pieds fourchus: personne n'aura deviné qu'ils étaient les
-Démons. Et quant aux flammes éternelles, personne au monde n'aura
-compris qu'elles sont les milliards de femmes nues qui dansent
-là...
-
-Il frappa la terre.
-
---... là! sous nos pieds!
-
-Il tremblait jusqu'à la nuque.
-
-
---Depuis que l'homme pense, depuis que l'homme écrit et enseigne,
-il dit, il répète, il crie qu'il n'est pire torture que d'aimer.
-Comment n'a-t-il pas pressenti que dans le monde de l'éternelle
-torture, cette torture-là seule lui serait infligée! Et quelle
-autre imaginerait-il qui fût plus épouvantable!
-
-
-Il prit alors une posture de voyant et sa main s'agita au milieu
-de son regard:
-
---Oui, dit-il, c'est là... c'est là... Du jour où nous ne serons
-plus que des cadavres pourrissants et des âmes affolées d'effroi,
-c'est là que nous irons en foule, nous, nous tous, nous tous
-les pécheurs, brûler de l'horrible feu qui est la Convoitise.
-A chaque jour et à chaque heure nous désirerons, jusqu'à la
-souffrance, des femmes plus belles que les femmes, et à l'instant
-de la possession nous les verrons, comme sur terre, s'évanouir
-en vaines fumées. Mais ce qui est ici un spasme, une transe, un
-cri, un sanglot,--ce qui suffit à préparer la malédiction d'une
-vie humaine par l'enfantement du souvenir futur,--sera là-bas
-le perpétuel frisson, l'angoisse ininterrompue, le supplice des
-années, et des siècles des siècles... Ah! Dieu!... Tel est le
-destin qui m'attend.
-
-
-Ses yeux se fixèrent sur une pierre du sol. Hochant la tête il
-reprit, d'une voix affreusement altérée:
-
---J'ai mal vécu, Monsieur; voici comment.
-
-«Je suis né de parents protestants, dans la montagne de la
-Wartburg, là même où Luther, voici plus de trois siècles, édifia
-sa mauvaise doctrine. Ma jeunesse fut pieuse, ma vie austère et
-noble. Pourtant dès ma quatorzième année je ne pouvais regarder
-une femme sans être assailli de désirs terribles. Je les matai.
-C'étaient des luttes atroces qui me laissaient, au matin, le
-front trempé de sueur et les mâchoires tremblantes. Je croyais
-rester pur en vivant sans amour, insensé que j'étais, aveugle
-sur moi-même! Pour rester pur je me serais tué de ma main avant
-d'accomplir le péché. Jamais ceux qui n'ont pas connu ces combats
-nocturnes entre un devoir religieux et la volonté forcenée du
-corps, jamais ceux-là n'ont connu la douleur!--Et je luttais
-ainsi pour une ombre, et je sais maintenant que je luttais contre
-Dieu!--Plus tard je me suis marié, Monsieur, mais marié envers
-le monde. Cette femme et moi nous nous étions juré de ne laisser
-s'unir que nos âmes, afin de les conserver, pensions-nous,
-supérieures. C'est de la sorte que peu à peu je me suis damné par
-ma faute en mentant chaque jour à la loi de la vie; et désormais
-_il n'est plus temps_ pour moi de suivre le droit chemin de ma
-jeunesse perdue. Je suis vierge. Ah! malheur aux vierges! car
-l'amour qu'ils ont repoussé pendant leur existence brève les
-suppliciera justement dans l'infini des peines futures!
-
- * * * * *
-
-Il me saisit le bras:
-
---Écoutez!... le soleil descend... Voici l'heure... Tous les soirs
-je viens ici et doucement la Déesse chante... Elle m'appelle de
-loin... elle m'attire... Je viens comme au jour de ma mort, comme
-au jour de ma chute dans la Venushœhle... Ah! ne dites pas un mot.
-_Elle va nous parler._
-
-Je ne sais si le calme de ces dernières paroles, ou l'expression
-de cet homme, ou le serrement de sa main me persuadèrent qu'il
-disait vrai,--mais un frisson brusque m'enveloppa et je prêtai
-l'oreille.
-
-C'était une sensation que je ne connaissais point. J'attendais,
-non pas au hasard, mais avec une absolue exactitude de prévision,
-l'événement prédit par le fou.
-
-Je ne puis mieux comparer l'état d'esprit où je me trouvais qu'à
-celui d'un passant, qui, ayant vu l'éclair et connaissant la
-distance de l'orage, attend le tonnerre céleste à une seconde
-déterminée.
-
-Le temps qui me séparait du prodige diminua d'abord d'un quart,
-puis de moitié, puis des trois quarts et à l'instant précis où
-j'en voyais la fin, une bouffée de parfums traîna jusqu'à nous
-l'écho languissant d'une... Voix...
-
- Octobre 1896.
-
-
-
-
-LA PERSIENNE
-
-
-Voici mon secret, me dit-elle enfin. Puisque ceci vous inquiète,
-cher ami, je vous dirai ce soir pourquoi je n'ai jamais voulu me
-marier.
-
-Votre question est plus affectueuse que le silence des autres,
-où je lis quelquefois tant de réticences blessantes. On n'ignore
-pas, en effet, la fortune de toute ma famille, et lorsqu'une jeune
-fille riche ne se marie point, c'est toujours la faute de son
-orgueil, ou de son ambition, ou de sa laideur, ou de ses mœurs:
-suppositions entre lesquelles le monde a le choix libre pour juger
-ma vie, s'il ne les adopte à la fois, charitablement, toutes les
-quatre.
-
-Croyez-le, je n'ai pas refusé mes prétendants pour eux-mêmes.
-C'est le mari, c'est l'homme, l'amant légal ou non, c'est lui
-dont je me suis écartée avec une espèce de terreur qui commence à
-peine à s'éteindre maintenant que la quarantaine me couvre d'une
-sauvegarde... Ne devinez pas encore: mon histoire n'est pas celle
-d'un amour malheureux; non, non, je n'ai jamais aimé; j'ai été
-vieille trop tôt, un soir, à dix-sept ans...
-
-Écoutez-moi. Ce ne sera pas long.
-
-Au fait... peut-être ne comprendrez-vous guère pourquoi un
-événement si banal, si connu, a dépouillé ma vie de toutes ses
-joies futures. Il s'agit d'un fait-divers: vous en lisez de
-semblables à la troisième page de tous les journaux, et je ne suis
-même pas l'un des personnages du récit que je vais vous conter.
-Si mon existence solitaire en a frissonné si longtemps, cela
-tient à ce que j'ai vu cette chose, vu de mes yeux, à un pas de
-ma personne. Vous qui l'entendrez comme une anecdote, vous ne
-sentirez rien de ce que j'ai senti.
-
- * * * * *
-
-Mlle N... posa le front sur sa main et commença ainsi, le
-regard fixé à terre, sans jamais lever les yeux vers moi:
-
---Il y a vingt-cinq ans, ma mère et moi nous habitions un vieil
-hôtel particulier à l'ombre de Saint-Sulpice. Hôtel simple: ni
-cour, ni communs; toutes les fenêtres sur la rue, mais la rue
-calme comme une allée de forêt.
-
-Une nuit, en pleine été, il faisait, dans ma chambre, une chaleur
-étouffante et je ne dormais pas. Ouvrir ma fenêtre, je n'osais,
-de peur de réveiller ma mère. Après une heure d'insomnie, je
-me levai, chaussai des mules, et descendis en chemise le grand
-escalier, jusqu'au salon du rez-de-chaussée.
-
-Ici... comprenez bien la disposition du salon. L'hôtel avait eu
-autrefois un jardin, comme lui longeant la rue. Ce terrain vendu
-à des constructeurs, la Ville en avait exproprié une partie pour
-l'alignement. Une fenêtre du salon s'ouvrait donc sur un coin
-sombre, en retrait, mystérieux et noir, où les rayons du gaz ne
-pénétraient pas.
-
-En entrant dans la pièce, je vis qu'on n'avait pas fermé cette
-fenêtre-là. Les persiennes seules étaient closes. Épuisée de
-chaleur et presque suffocante, je montai sur l'appui, je me retins
-du bout des doigts aux lattes obliques de la persienne et je
-respirai, des pieds à la tête, la délicieuse fraîcheur nocturne.
-
-C'est le dernier instant de plaisir sans mélange que j'aie eu dans
-mon passé.
-
-
-Je n'étais pas là depuis une minute lorsque, de l'autre côté, un
-couple survint.
-
-L'homme entraînait la jeune fille dans ce coin d'ombre et de
-secret. Lui, c'était un faux ouvrier, un de ceux qui travaillent
-trois semaines et qui chôment six mois parce que leur beauté leur
-permet de mépriser le travail honnête. Elle, je la reconnus tout
-de suite. C'était une fille de quinze ans à qui ma mère avait
-fait beaucoup de bien et qui venait d'un patronage où, plus d'une
-fois, j'étais entrée. Elle portait une jupe noire trop courte, une
-camisole grise et pas de corset (d'ailleurs elle en avait à peine
-besoin). La petite natte de ses cheveux était relevée par une
-épingle au sommet de sa tête blonde.
-
-Son compagnon, qui la tenait par les deux épaules, lui dit avec
-hâte.
-
---Et ici? Veux-tu?
-
-Elle répondit pâlement:
-
---Laissez-moi,... laissez-moi...
-
-Au ton de sa voix, on sentait qu'elle avait répété cette phrase
-deux cents fois depuis le restaurant.
-
-L'homme reprit.
-
---Voyons, ma gosse, tu m'as dit qu'oui; c'est oui. T'as pas deux
-idées comme ça. Ce qui est dit est dit, pas vrai?... On est bien
-ici, pourquoi qu'tu veux pas?
-
---Non... pas là... pas là...
-
---Alors, où qu'tu veux? T'as pas le rond, moi non plus; je peux
-pas te payer une chambre. Si tu viens jusqu'aux fortifs, marche,
-on en a pour une heure.
-
-Elle fit signe que non. L'homme devint nerveux.
-
---Titine, cause-moi en face. Me gobes-tu, oui ou non?... Parce que
-si c'est non, tu sais, j'en ai d'autres...
-
-La pauvre petite éclata en sanglots. Elle pleurait si fort contre
-la persienne où j'étais appuyée que je sentais tous les sursauts
-de ce pauvre jeune cœur bouleversé.
-
---Oui, je vous aime bien, disait-elle. Mais pas pour ça, pas
-pour ça... Je ne sais pas comment dire, mais ce n'est pas ça,
-l'amour... Je vous aime... parce que vous êtes doux, parce que
-vous parlez autrement que les autres, parce que je suis toute
-contente quand je vous vois arriver. Je vous aime pour vous
-embrasser, oh! ça, tant que vous voudrez, tous les soirs, tout le
-temps! Mais, depuis que vous me parlez de ces choses-là, non, vous
-savez, je ne veux pas... surtout avec vous... il me semble que ça
-serait mal.
-
-L'homme haussa les épaules et se mit à jurer.
-
---Ah! sacrée maboule de gonzesse...
-
-Beaucoup d'autres choses que je ne peux pas dire.
-
-Puis, tirant de son gilet un couteau... un couteau... mais un
-couteau de boucher... quelque chose comme une épée, il planta cela
-dans la persienne, à la hauteur de ma poitrine et dit d'une voix
-violente et basse:
-
---Maintenant, c'est à nous deux. Si tu ressautes je te pique.
-
-
-La jeune fille se raidit. Il y eut une scène atroce...
-
-La rue était absolument déserte et le silence tellement pur, que
-seul, le silence des champs est aussi calme. On n'entendait même
-pas la rumeur de la ville. Quelle heure était-il? Peut-être deux
-heures du matin. Tout dormait dans le quartier, hors ce couple, et
-moi,--spectatrice atterrée.
-
-Si près de moi que j'aurais pu la toucher en étendant seulement
-les doigts, la jeune fille résistait avec une énergie qui lui
-donnait presque de la vigueur.
-
-Elle s'était courbée en deux, la tête basse, les genoux serrés.
-Elle soufflait comme une bête haletante. Dès qu'on lui maîtrisait
-les bras, elle fermait ses jambes d'enfant, et dès qu'on lui
-touchait les jupes, elle luttait avec les mains... Cela dura très
-longtemps, plus que vous ne pouvez croire; mais, comme dans la
-chanson grecque où, à la fin, Charon terrasse le berger,--à la
-fin, elle fut vaincue.
-
-Alors, elle battit l'air de ses bras, s'accrocha à quelque chose
-qui était planté dans la persienne... Elle ne savait pas quoi, la
-pauvre enfant; elle ne savait plus que c'était un couteau, et,
-avec sa main armée par hasard, elle repoussa une fois encore
-celui qui la blessait horriblement, au corps et à l'âme, pour
-jamais.
-
-Hélas! la chair humaine, ce n'est rien, c'est une boue molle et
-fine qui cède au premier coup... Le couteau entra dans la gorge et
-brilla de l'autre côté.
-
-Un jet de sang...
-
-(Ici, le long du cou, il y a deux artères énormes, d'où le sang
-jaillit comme d'un cœur...)
-
-Un jet de sang chaud fusa par la persienne fendue et vint
-m'arroser la ceinture.
-
-L'homme, étouffé par la lame, les yeux exorbités, ouvrait une
-bouche effrayante d'où ne sortait pas un soupir; mais, lorsqu'il
-tomba sur la face, ce fut elle, la meurtrière, qui, reculant et
-sautelant comme un petit oiseau noir, poussa, dans le silence de
-la rue, trois cris... trois cris d'horreur...
-
-Ah! ces hurlements à la mort! je n'ai jamais rien entendu de plus
-épouvantable.
-
- * * * * *
-
-Ce qui se passa ensuite... peu vous importe, n'est-ce pas? Ma
-mère, éveillée en sursaut, craignant pour moi, me cherchant,
-trouvant mon lit vide, appelant mon nom dans tout l'hôtel et me
-découvrant, enfin, debout sur cette fenêtre, toute grasse et rouge
-d'un sang qu'elle crut d'abord le mien... ce n'est pas pour cette
-partie du drame que je vous ai fait un tel récit.
-
-Le reste suffit au fond de mon souvenir. J'avais dix-sept ans. En
-une demi-heure, moi qui ne savais rien des réalités, j'avais tout
-appris d'elles, tous les secrets de la vie, de l'amour et de la
-mort; et ce que les romans appellent le désir! et ce que c'est
-qu'un homme amoureux! et ce que c'est aussi qu'un homme mort.
-
-Si le monde ignore pourquoi j'ai voulu vivre seule, vous, du
-moins, cher ami, désormais vous le saurez.
-
-
-
-
-L'IN-PLANO
-
-CONTE DE PAQUES
-
-
-I
-
-Quand la grande porte se fut refermée avec le claquement de sa
-forte serrure, la petite Cile ne sut pas d'abord si elle devait
-rire ou pleurer, tant elle ignorait profondément les émotions de
-la solitude.
-
-Depuis douze ans, c'est-à-dire depuis le jour de sa naissance,
-on ne l'avait jamais laissée plus de cinq minutes seule avec
-elle-même. Le soir elle s'endormait dans la chambre de sa mère,
-qui ne voulait pas la quitter la nuit; le matin, elle travaillait
-sous le regard de sa jeune gouvernante; l'après-midi, elle
-devenait le centre charmant et l'objet aimé de toute la famille.
-Dix personnes autour d'elle ne l'étonnaient point; mais elle ne
-connaissait pas plus la solitude que Siegfried ne connut la peur.
-
-Et, cependant, elle était seule, tout à fait seule, pour deux
-longues heures encore, elle n'en pouvait pas douter.
-
-Son père avait quitté Paris pour la chasse. Sa mère venait de
-sortir en voiture, emmenant le cocher avec le valet de pied.
-La femme de chambre et son mari le valet de chambre étaient en
-province, où les avait appelés l'enterrement d'un parent. Le chef
-et la fille de cuisine sortaient chacun de leur côté, comme ils
-en avaient le droit tous les dimanches, Mlle Cile était donc
-restée sous la garde unique et peut-être un peu jeune, de sa
-gouvernante madrilène, qui lui apprenait l'espagnol.
-
-Malheureusement, Señorita (comme l'appelait sa petite élève)
-semblait avoir ses raisons d'aller se promener, elle aussi. Elle
-était, ce jour-là, inconcevablement distraite, et nerveuse, et
-prête à pleurer. Cile l'aimait bien, et s'enquit de sa peine.
-Alors, brusquement, Señorita lui dit qu'elle allait sortir,
-qu'elle ne pouvait pas l'emmener, que dans deux heures, sans
-faute, elle serait de retour; mais que pour rien au monde il ne
-fallait le dire à Madame, et que Cile lui prouverait sa tendre
-affection en restant plus sage encore, toute seule, qu'elle ne
-l'aurait été devant sa maîtresse.
-
-Cile promit, sans savoir ce qu'elle promettait puisque la solitude
-et elle ne s'étaient jamais rencontrées. Señorita piqua une grande
-épingle dans son chapeau noir, embrassa vivement la petite fille
-immobile, et les deux portes s'étaient refermées avant que Cile
-eût rien compris à ce qui venait de lui arriver.
-
-
-Mélancolique, elle s'assit doucement sur la chaise qui se
-trouvait derrière elle, et poussa un gros soupir.
-
-Tout le monde l'avait abandonnée.
-
-Ainsi, des cent personnes qui l'aimaient tant et le lui répétaient
-sans cesse, parents, grands-parents, domestiques, gouvernante,
-oncles, tantes, cousines, amies, pas une âme n'était restée là
-pour avoir l'honneur de lui faire sa cour. Tout le monde aimait
-donc «ailleurs», et comment expliquer cela? Cile n'avait jamais
-prévu la détresse d'une situation pareille.
-
-Elle se leva sur la pointe du pied, alla de chambre en chambre, et
-de salon en salon. Le vaste hôtel où elle était née l'intimidait
-pour la première fois. Après avoir beaucoup réfléchi, Cile observa
-que la maison déserte avait reçu en plein jour le silence de la
-nuit, et rien n'est plus mystérieux que certains bouleversements
-des heures par les ténèbres du son comme par celles de la lumière.
-Sans doute, le soleil était vif au dehors, mais dans le calme
-soudain des choses autour d'elle, Cile tremblait comme sous une
-éclipse.
-
-Elle se mit lentement, sagement, au piano, ouvrit le premier
-tome de Schumann à la corne qui marquait son morceau le plus
-facile: «Retour du théâtre», et elle voulut jouer. Mais l'éclat du
-premier accord la fit sauter de son tabouret par terre, tant il se
-répercuta violemment sur les quatre murs, et elle jugea prudent de
-ne pas continuer.
-
-Toujours à petits pas, elle courut vers la fenêtre: la grande cour
-pavée, les doubles communs, les hautes portes closes de la remise
-et de l'écurie composaient comme d'habitude le décor trop connu et
-toujours désert de ses contemplations pensives. Même la niche du
-chien prenait un aspect de maison vide, depuis le départ pour la
-chasse. Cile souffla sur la vitre lisse, et doucement écrivit dans
-la buée blanchâtre:--Je m'ennuie.
-
-
-Mais, soudain, une idée, une éclatante idée, illumina sa petite
-cervelle.
-
-L'hôtel n'avait que trois étages, et tout le troisième était
-occupé par une vaste bibliothèque, interdite à la jeune Cile. En
-vérité, elle n'imaginait rien de tout à fait inaccessible que deux
-régions supérieures: d'abord cette bibliothèque, et, ensuite,
-le firmament. Qui l'empêchait d'explorer, pendant son heure
-d'indépendance, la première et la plus tentante des zones qu'elle
-ne connaissait point? Qui l'empêchait? Sa conscience? Non. Cile
-avait beaucoup de conscience, mais seulement à l'égard des fautes
-ou des péchés dont elle comprenait la noirceur. Au troisième
-étage comme au premier elle était bien résolue à ne rien faire de
-condamnable. Elle y serait sage, ne casserait rien, marcherait
-sur la pointe du pied, ne laisserait aucune trace de sa visite
-secrète...
-
-Un peu tremblante, elle monta.
-
-Chaque marche nouvelle, où ses pantoufles roses n'avaient jamais
-posé leur semelle flexible, l'effrayait à la fois et l'intéressait
-comme une bande de terrain vierge dans un voyage de découvertes.
-Il y en eut vingt-huit jusqu'au sommet. Lorsqu'elle eut atteint la
-rampe horizontale, Cile se pencha tout émue avec le sentiment de
-fouler la cime du monde.
-
-Sur le palier, la double porte était restée entr'ouverte. Poussée
-par l'enfant craintive, elle tourna majestueusement dans l'ombre,
-telle la porte du Mystère,--et Cile entra, sur la pointe du pied.
-
-
-II
-
-Cette bibliothèque s'allongeait en forme de cathédrale, très
-haute, très profonde et très sombre, avec des vitraux au-dessus
-des rayons. Des multitudes de livres bruns (Cile pensa: plus
-de dix millions de livres) couvraient les murs à droite et à
-gauche, et même au fond, dans le lointain. Cile aimait beaucoup
-les livres. Comme on devait s'amuser avec tant d'histoires! Sans
-doute, elle pouvait bien se donner la permission d'en lire un peu.
-D'abord on ne le saurait pas. Et puis, cela ne faisait de mal à
-personne. Pourquoi le lui défendait-on?
-
-Seulement, l'embarras était grand de choisir un volume entre dix
-millions. Lequel prendre? Le plus beau. Et le plus beau, c'était
-le plus grand. Il se trouva que justement devant elle, tout en bas
-du plus haut meuble, se dressait le dos noir et or d'un in-plano
-gigantesque.
-
-
-Oh! celui-là, par exemple, ce n'était pas un livre, bien sûr. On
-ne faisait pas de livres pareils.
-
-Cile se rappela qu'on lui avait donné, autrefois, comme cadeau de
-Noël, un grand jeu enfermé dans une boîte en forme de reliure.
-
---Si c'était un jeu! se dit-elle.
-
-Et elle se pencha pour lire le titre.
-
-En majuscules dorées, le titre se lisait:
-
- HAGIOGRAPH
-
- HISPANOR
-
-Les connaissances bibliographiques et latines de la lectrice
-étaient encore trop élémentaires pour qu'elle sût compléter la
-phrase sous sa forme véritable: _Hagiographorum hispanorum opera
-selectissima_.
-
-Elle mit un doigt dans sa bouche, et se dit, après réflexion:
-
---Un hagiographe Hispanor... ça doit être un jeu mécanique.
-
-
-Ceci décidé, sa résolution fut prise. Elle saisit avec les deux
-mains l'énorme in-plano presque aussi grand qu'elle, le tira, fit
-un effort qui tendit ses reins en arrière... Le volume, arraché
-de sa place éternelle, glissa, bascula, oscilla et retomba tout
-debout, sur la tranche.
-
-Cile respira largement, fière de sa force, et plus encore de son
-audace; mais elle ne se hasarda point à transporter une si lourde
-charge. Toujours avec les deux mains, elle fit tourner le premier
-plat sur ses gonds comme une porte sourde, et elle recula de
-quelques pas.
-
-
-L'obscurité augmentait autour d'elle. Le jour baissait, baissait
-rapidement. Un long rayon, descendu d'un vitrail bleuâtre,
-frappait le frontispice noir du livre qu'elle venait d'ouvrir.
-
-Une sainte espagnole y était gravée en costume de carmélite,
-devant un paysage vaguement africain. Elle tenait un fouet d'une
-main, et de l'autre un grand cœur qui dégouttait de sang.
-
-Cile, effrayée, recula encore.
-
-
-Bientôt, il n'y eut plus rien d'éclairé dans la vaste salle, que
-le fantôme triste et pâle de la Sainte; mais plus les alentours
-s'obscurcissaient de noir, plus elle-même s'illuminait de blanc.
-
-Elle paraissait grandir, bouger, remuer les yeux.
-
-Un souffle d'air venait du paysage animer les plis de ses
-vêtements.
-
-Elle penchait la tête.
-
-Elle parla enfin.
-
---Cécile...
-
-La pauvre petite, presque morte d'effroi, tomba sur les genoux.
-
---Madame... dit-elle.
-
-Puis, se reprenant comme une enfant sage, et pensant, à propos,
-qu'il fallait dire «ma sœur» à toutes les religieuses, elle
-murmura poliment:
-
---Ma Sainte...
-
-L'apparition répondit:
-
---Ne crains pas.
-
---Oh! je n'ai pas peur, dit Cile, toute blanche, mais je suis bien
-intimidée... Pardonnez-moi, ma Sainte.
-
-Tout en parlant, elle considérait le costume flottant de
-l'immortelle, la tunique brune, le scapulaire, les pieds nus dans
-les sandales, et, par-dessus toute la stature, le vaste manteau
-blanc comme une lumière.
-
---Viens plus près, dit la Sainte, plus près. Que puis-je pour toi?
-As-tu quelque chose à me dire, ou plutôt, à me demander?
-
-Cile s'enhardit:
-
---Plutôt à vous demander, ma Sainte. Il y a tant de choses que je
-voudrais savoir! Et vous devez savoir tout, puisque vous venez du
-ciel.
-
---Eh bien, je te permets de me poser trois questions. Trois, pas
-une de plus. Je t'écoute. Et je te répondrai, mon enfant.
-
-
-Tout de suite, l'enfant posa la première:
-
---Pourquoi me défend-on de venir ici?
-
-La Sainte lentement répondit:
-
---Parce que les poutres, et les planches, et les feuilles, et les
-gravures de toute cette bibliothèque sont le tronc et les branches
-et les feuilles et les fleurs de l'Arbre de la Science du Bien et
-du Mal.
-
---La Science du Bien et du Mal, répéta l'enfant. Qu'est-ce que
-c'est?
-
---C'est la connaissance de la vie.
-
---La Vie... répéta-t-elle encore. Oh! qu'est-ce que sera ma vie?
-
-La Sainte frissonna imperceptiblement.
-
---Ce serait ta dernière question, petite Cile, réfléchis bien!
-N'aimerais-tu pas mieux m'en poser une autre?
-
-Mais la petite, peu à peu rassurée, insistait:
-
---Non! non! c'est tout ce que je veux savoir.
-
---Si je te réponds, tu regretteras de m'avoir interrogée.
-
-Cile hésita, pâlit de nouveau, et reprit d'une voix très douce:
-
---Ma Sainte, répondez-moi, vous me l'avez promis.
-
-
-Alors l'apparition éleva vers le ciel sa main qui tenait un grand
-cœur de pourpre, et les gouttes de sang se mirent à tomber,
-d'abord une à une, comme des larmes, puis par ruisseaux, comme des
-sanglots.
-
---Je pourrais, dit-elle sourdement, ouvrir le livre de ta
-vie, savoir comment... de quel côté... sous quelle forme...
-et les circonstances... A quoi bon? Toutes les vies humaines
-sont nivelées sous le même rouleau et, quelle que soit ta vie,
-elle sera la Vie... Écoute-moi bien, ma pauvre enfant. Tu vis
-d'illusion et d'espoirs: ton illusion s'évanouira; tous tes
-espoirs seront fauchés; jamais! jamais tu n'obtiendras ni de
-conserver ce que tu chéris, ni de posséder ce que tu désires,
-ni de réaliser ce que tu rêves. Tu poursuivras le bonheur d'une
-poursuite insensée; tu le verras partout à portée de la main, et
-toujours ta main retombera sur le vide, tes genoux sur la terre,
-et ton front sur tes genoux avec tant de sanglots que tu te
-croiras mourir... Tu mourras cent fois avec tes cent rêves; ton
-dernier jour n'est pas le plus noir de ceux qui te restent à vivre.
-
-
-Un flot de sang ruissela du cœur suspendu.
-
-
---Écoute-moi bien... Tu aimeras. Un sentiment nouveau, étrange,
-inexprimablement lumineux et tendre envahira ton âme crédule, qui
-le prendra pour le bonheur, et plus il t'aura promis d'allégresse,
-plus il flagellera ton corps et ton esprit avec son triple fouet
-d'horreur, de désespoir et de dégoût. Quel que soit ton amour, il
-mourra dans les larmes et tes douleurs seront telles que tu ne
-peux pas les imaginer...
-
-
-Le cœur se gonfla plusieurs fois à toute violence. Le sang rouge
-en ruisselait toujours.
-
-
---Écoute-moi encore... Tu seras mère. Ah! cette fois tu croiras
-vraiment avoir trouvé le chemin de la vie bienheureuse. Ton
-enfant! Ton enfant! Comme tu le désireras! Quel avenir enchanté tu
-rêveras pour toi-même et pour lui dans tes bras! Mais du jour où
-Dieu te l'aura promis, tes larmes ne cesseront plus de couler sur
-tes joues. Douleurs horribles pour l'obtenir, efforts et peines
-de tous les jours pour le conserver à la vie, terreur s'il est
-malade, déchirement inguérissable si Dieu te le reprend comme il
-te l'a donné. Alors tu connaîtras que le malheur monte comme une
-marée à l'assaut de la vie humaine, et sans cesse, d'année en
-année, grossit ses vagues de sanglots.
-
-
-Le cœur s'élargissait tel qu'un soleil du soir. On ne voyait
-presque plus sa forme, car le sang débordait tout autour de lui.
-
-
---Enfin, reprit la Sainte, fais le compte aujourd'hui de tous
-ceux que tu aimes et sache que pas un d'eux ne sera près de ton
-chevet le jour où, vieille femme et presque une étrangère dans un
-monde nouveau, tu mourras, affreusement seule. Tu verras, l'un
-après l'autre, tes quatre grands-parents si bons et tant aimés
-disparaître des lieux où tu les embrassais. Tu verras ta mère
-expirer, peut-être après une agonie dont tu frissonneras pour
-toujours. Tu mettras ton père mort dans un cercueil de chêne,
-entre deux couches de sciure de bois pour que sa pourriture ne
-filtre pas à terre, par les fentes de la caisse reclouée sur son
-front...
-
---Ah!!!
-
-Cile, au dernier degré de l'épouvante, criait, pleurait, tendait
-les mains...
-
---Non... non... ma Sainte... non... ne me dites pas...
-
-Elle se jeta en suppliant dans les plis du manteau de lumière;
-mais à travers la vision impondérable, elle toucha l'énorme
-in-plano toujours debout sur sa tranche... Le volume chancela en
-arrière, s'abattit de toute sa hauteur et son bruit formidable
-tonna dans la voûte retentissante, pendant qu'au sein du nuage de
-poussière bleuâtre s'effaçait et fuyait sainte Thérèse de Jésus.
-
-
-Au même instant la porte s'ouvrait... Brusquement quatorze jets de
-foudre enflammèrent le lustre électrique, et Cile entendit la voix
-de son père crier sur un ton de fureur qu'elle ne lui avait jamais
-connu:
-
---Cécile! méchante enfant! c'est ici que je te trouve!
-
-Ah! la pauvre petite n'était guère en état de répondre. Elle
-écouta la colère paternelle avec une espèce d'égarement; elle vit
-dans cet éclat de voix le commencement des malheurs de la vie, et
-dans une explosion de larmes elle se coucha sur le plancher.
-
-
-III
-
---Je veux mourir tout de suite, tout de suite; je veux mourir tout
-de suite... répétait-elle.
-
-Le père inquiet, s'approcha, la releva, la prit sur ses genoux,
-l'interrogea. Que s'était-il passé? Qu'est-ce que tout cela
-signifiait? Pourquoi était-elle entrée là? et pourquoi ces cris de
-désespoir? Mais Cile ne voulait pas répondre. Cile ne voulait plus
-que mourir.
-
-
-Elle sanglota pendant une heure sans pouvoir expliquer sa peine.
-Elle pleurait, la tête perdue sur l'épaule de son père, qui la
-berçait un peu. Et tout à coup elle raconta ce que lui avait dit
-la Sainte, avec une petite voix blanche, monotone et désespérée
-comme en ont les personnes mourantes qui prononcent leurs
-dernières paroles.
-
-Son père l'écoutait parler. Il ne voulait montrer qu'une émotion
-souriante; mais, malgré les efforts de toute sa volonté, il ne put
-s'empêcher d'avoir les yeux en larmes et resta plus pâle que la
-petite lorsqu'elle eut achevé son récit...
-
-Alors il l'embrassa de plus près. Ses deux larges mains
-affectueuses enveloppèrent des deux côtés la petite tête blonde
-inondée de pleurs, et il lui dit avec une extrême tendresse:
-
---Mon enfant... mon petit... console-toi... Tu as été punie, tu
-le vois, parce que tu m'avais désobéi. Voilà ce qui arrive aux
-petites filles qui vont dans les bibliothèques. Elles lisent sur
-la vie certaines choses qu'elles n'ont pas besoin de savoir...
-
-Il reprit après une hésitation:
-
---... et qui ne sont pas vraies.
-
-Cile leva ses yeux d'enfant grave:
-
---Pas vraies?... Comment, pas vraies?... Ce que m'a dit la Sainte
-n'est pas vrai?
-
---La Sainte a voulu t'effrayer, pour ta pénitence, ma chérie; mais
-la vie est tout le contraire du tableau qu'elle t'en a fait. La
-vie est belle... La vie est douce... La vie est bonne... Tout est
-bonheur.
-
-Et, de nouveau, il s'efforça de sourire.
-
-
-L'enfant le regarda longtemps... puis elle le serra de toute sa
-force, en tremblant de la tête aux pieds.
-
-
-
-
-TABLE
-
-
- L'HOMME DE POURPRE 1
-
- DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT 55
-
- UNE VOLUPTÉ NOUVELLE 73
-
- ESCALE EN RADE DE NEMOURS 107
-
- LA FAUSSE ESTHER 123
-
- LA CONFESSION DE Mlle X 161
-
- L'AVENTURE EXTRAORDINAIRE DE MADAME
- ESQUOLLIER 181
-
- UNE ASCENSION AU VENUSBERG 205
-
- LA PERSIENNE 223
-
- L'IN-PLANO 235
-
-
-IMPRIMÉ
-
-PAR
-
-PHILIPPE RENOUARD
-
-19, rue des Saints-Pères
-
-PARIS
-
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Sanguines, by Pierre Louÿs
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SANGUINES ***
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- The Project Gutenberg eBook of Sanguines, by Pierre Louÿs.
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-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Sanguines, by Pierre Louÿs
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Sanguines
-
-Author: Pierre Louÿs
-
-Release Date: April 10, 2016 [EBook #51725]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SANGUINES ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
-
-<h1>SANGUINES</h1>
-<hr class="chap" />
-
-
-
-<h2><a name="OEUVRES_DE_PIERRE_LOU_S" id="OEUVRES_DE_PIERRE_LOU_S">ŒUVRES DE PIERRE LOUŸS</a></h2>
-
-<table id="meme_auteur">
-<tr><td>ASTARTÉ, poèmes.&mdash;1892 </td><td> épuisé.</td></tr>
-<tr><td>LES CHANSONS DE BILITIS.&mdash;1894 </td><td> 1 vol.</td></tr>
-<tr><td>APHRODITE.&mdash;1896 </td><td> 1 vol.</td></tr>
-<tr><td>LA FEMME ET LE PANTIN.&mdash;1898 </td><td> 1 vol.</td></tr>
-<tr><td>LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE.&mdash;1901 </td><td> 1 vol.</td></tr>
-</table>
-<hr class="chap" />
-<p>IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE</p>
-
-<p>50 exemplaires numérotés sur papier de Hollande.</p>
-
-<p>15 exemplaires numérotés sur papier du Japon.</p>
-
-<p>15 exemplaires numérotés sur papier Whatmann.</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="PIERRE_LOU_S" id="PIERRE_LOU_S">PIERRE LOUŸS</a></h2>
-
-<h1>SANGUINES</h1>
-
-<h4>ONZIÈME MILLE</h4>
-
-<h4>PARIS</h4>
-
-<h4>BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER</h4>
-
-<h3>EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR</h3>
-
-<h4>11, RUE DE GRENELLE, 11</h4>
-
-<h4>1903</h4>
-
-<h4>Tous droits réservés.</h4>
-
-<hr class="chap" />
-<h3>A MON FRÈRE</h3>
-<hr class="chap" />
-<h2><span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">[p. 3]</a></span><a name="HOMME_DE_POURPRE" id="HOMME_DE_POURPRE">L'HOMME DE POURPRE</a></h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Dans les jardins verts de la blanche Ephèse,
-nous étions deux jeunes apprentis avec le vieillard
-Bryaxis.</p>
-
-<p>Lui, venait de s'asseoir dans un siège de
-pierre aussi pâle que son visage. Il ne parlait
-point. Il grattait la terre du bout de son bâton
-usé.</p>
-
-<p>Nous, par respect pour son grand âge et pour
-sa grande gloire plus vénérable encore, nous
-nous tenions debout en face de sa personne,<span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[p. 4]</a></span>
-adossés à deux cyprès noirs et n'osant ouvrir la
-bouche alors qu'il ne disait rien.</p>
-
-<p>Immobiles, nous le considérions avec une
-sorte de piété dont il semblait avoir conscience.
-Nous lui savions gré de survivre à tous ceux
-que nous aurions voulu connaître; nous l'aimions
-de se montrer à nous, simples enfants
-nés trop tard pour entendre les voix héroïques;
-et, pressentant les jours prochains où personne
-ne le verrait plus, nous cherchions en silence
-les invisibles liens qui l'unissaient à son œuvre
-éclatante. Ce front avait conçu, ce pouce avait
-modelé dans l'argile de l'ébauche, une frise et
-douze statues pour le tombeau de Mausole,
-les cinq colosses dressés devant la ville de
-Rhodes, le Taureau de Pasiphaé qui fait rêver
-les yeux des femmes, le formidable Apollon
-de bronze et le Séleucos Triomphant de
-la nouvelle capitale... Plus je contemplais
-leur auteur, et plus il me paraissait que les
-dieux avaient dû façonner de leurs mains
-ce sculpteur de la lumière, avant de descendre<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[p. 5]</a></span>
-jusqu'à lui pour qu'il les révélât aux
-hommes.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Tout à coup, un pas de course, un sifflet, un
-cri de gaieté: le petit Ophélion bondit entre
-nous.</p>
-
-<p>&mdash;Bryaxis! fit-il. Ecoute ce que toute la
-ville sait déjà. Si je suis le premier à te l'apprendre,
-je déposerai une fève devant l'Artémis...
-Mais d'abord, salut! J'avais oublié.</p>
-
-<p>Vite, il nous fit du coin de l'œil un clignement
-qui pouvait passer aussi pour un salut, à
-moins que cela ne voulût dire: préparez-vous
-bien. Et aussitôt, il commença:</p>
-
-<p>&mdash;Tu savais, mon bon vieux, que Clésidès
-faisait le portrait de la Reine?</p>
-
-<p>&mdash;On m'en avait parlé.</p>
-
-<p>&mdash;Mais la fin de l'histoire, on te l'a dite
-aussi?</p>
-
-<p>&mdash;Il y a donc une histoire?</p>
-
-<p>&mdash;S'il y en a une! Tu ne sais rien! Clésidès
-était venu tout exprès d'Athènes, il y a huit<span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[p. 6]</a></span>
-jours. On l'amène au palais, la Reine n'était
-pas prête! elle se permettait d'être en retard.
-Enfin elle se montre, salue à peine son peintre,
-et pose... si l'on peut appeler cela poser. Il paraît
-qu'elle remuait tout le temps, sous prétexte
-que l'amour lui avait donné des crampes. Clésidès
-dessinait tant bien que mal, au vol des
-gestes, et de très méchante humeur, comme tu
-peux l'imaginer. Son esquisse même n'était pas
-faite, quand voici la Reine qui se retourne et
-déclare qu'elle veut poser de dos!</p>
-
-<p>&mdash;Sans raison?</p>
-
-<p>&mdash;Parce que son dos, disait-elle, est aussi
-parfait que le reste et doit figurer dans le tableau.
-Clésidès a beau protester qu'il est peintre
-et non statuaire, qu'on ne tourne pas derrière
-un panneau et qu'on ne peut dessiner une
-femme vue de tous les côtés sur la même
-planche, elle répond que c'est sa volonté, que
-les lois de l'art ne sont pas les siennes, qu'elle
-a vu le portrait de sa sœur en Perséphone, de
-sa mère en Dêmêtêr, et qu'elle, Stratonice, à<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[p. 7]</a></span>
-elle toute seule, posera pour les Trois Grâces.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas bête, dit Bryaxis.</p>
-
-<p>Notre camarade s'offusqua.</p>
-
-<p>&mdash;Pourtant si Clésidès avait répondu non?
-Il en était libre, je pense. On ne donne pas
-d'ordres à un artiste. Cette petite en use avec
-nous d'une façon que nous ne supporterons
-pas. Jamais son père n'aurait fait cela! Lorsqu'il
-mit le siège devant Rhodes où Protogène
-travaillait son Iasyle...</p>
-
-<p>&mdash;Je sais, dit Bryaxis. Continue.</p>
-
-<p>&mdash;Bref. Clésidès était fort en colère, encore
-qu'il n'en montrât rien. Il termine son étude
-de dos, la Reine se lève, lui demande de revenir
-le lendemain, il accepte et la quitte. Bon.</p>
-
-<p>Ophélion se croisa les bras.</p>
-
-<p>&mdash;Le lendemain, savez-vous qui l'attendait?
-Une servante sur un tabouret.</p>
-
-<p>&mdash;Stratonice, dit-elle, est fatiguée, ce matin.
-Elle ne posera plus, mon maître, et c'est moi
-qui la remplacerai tant que son portrait ne
-sera pas fini. Ainsi en a-t-elle décidé.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">[p. 8]</a></span></p>
-
-<p>Nous éclatâmes de rire et Bryaxis lui-même
-ne s'en défendit point.</p>
-
-<p>Ophélion poursuivait gaiement:</p>
-
-<p>&mdash;L'esclave n'était pas mal faite. Clésidès
-poussa les scrupules jusqu'à lui donner les
-crampes de rigueur afin qu'elle ressemblât
-ainsi de plus près à sa maîtresse. Puis il expliqua
-d'un ton sec qu'il n'avait plus besoin
-d'elle, et rentra chez lui avec ses dessins.</p>
-
-<p>&mdash;Cette fois, il a eu raison! m'écriai-je. La
-Reine se moquait, vraiment.</p>
-
-<p>&mdash;En chemin, comme il passait le long du
-port marchand, il aperçut un marinier dont
-quelqu'un lui avait dit qu'il voyait la Reine en
-secret, bien que personne n'en eût la preuve.
-C'est Glaucon, vous le connaissez bien. Clésidès
-le manda chez lui, le paya, le fit poser et
-quatre jours plus tard il avait terminé deux
-petits tableaux injurieux qui représentaient la
-Reine entre les bras de cet homme, d'abord de
-face et ensuite de dos...</p>
-
-<p>&mdash;Comme elle l'avait désiré, interrompis-je.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[p. 9]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;A peu près. La nuit dernière (à quelle heure?
-on n'en sait rien), il a fixé les deux planches
-peintes au mur du palais de Seleucos: sans
-doute il a pu s'enfuir sur une barque après sa
-vengeance publiée, car on ne trouve sa trace
-nulle part.</p>
-
-<p>Nous nous récriâmes:</p>
-
-<p>&mdash;La Reine va en mourir de rage!</p>
-
-<p>&mdash;La Reine? Elle le sait déjà et si elle est
-furieuse au fond, elle le dissimule à merveille.
-Pendant toute la matinée, une foule énorme a
-défilé devant ces affiches à scandale. On a prévenu
-Stratonice, qui a voulu voir, elle aussi.
-Suivie de quatre-vingts personnes de la cour,
-elle s'est arrêtée devant chacun des deux sujets,
-approchant et reculant pour juger tour à tour
-du détail et de l'ensemble... J'étais là, et comme
-je la suivais des yeux avec frisson, me demandant
-qui de nous elle allait mettre à mort lorsque
-sa fureur éclaterait: «Je ne sais pas lequel
-est le meilleur, dit-elle; mais tous deux sont
-excellents.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[p. 10]</a></span></p>
-
-<p>Bryaxis, au milieu de notre exultation, leva
-simplement les sourcils en donnant à son vieux
-visage les plis de la surprise et de l'estime:</p>
-
-<p>&mdash;Elle prouve qu'elle n'est pas moins spirituelle
-qu'impudente, fit-il. L'histoire est curieuse
-en effet. Mais comment en êtes-vous si
-fiers, mes enfants? Il me semble que le rôle de
-l'artiste ne vaut pas celui du modèle, dans
-l'anecdote que je viens d'entendre?</p>
-
-<p>&mdash;Si la Reine avait osé, dit Ophélion, elle
-aurait fait poursuivre Clésidès jusqu'au delà
-des mers, et tuer comme un chien. Mais alors
-tout le pays grec l'aurait traitée en femme barbare,
-elle qui veut se croire Athénienne par le
-hasard qui l'a fait naître dans un Parthénon
-devenu Porneion. Stratonice tient l'Asie dans
-sa main comme une mouche, et elle a reculé
-devant un homme qui a pour toute arme une
-boulette de cire. Désormais l'Artiste est le roi
-des rois, le seul être inviolable qui vive sous
-le soleil. Voilà pourquoi nous sommes fiers!</p>
-
-<p>Le vieillard fit une moue assez dédaigneuse:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[p. 11]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Tu es jeune, répliqua-t-il. De mon temps
-on disait déjà la même formule, et peut-être
-avec plus de raisons. Lorsque Alexandre, timidement,
-essayait d'expliquer «pourquoi» tel
-tableau lui paraissait bon, mon ami Apelle le
-faisait taire en disant qu'il prêtait à rire aux
-gamins qui broyaient ses couleurs. Et Alexandre
-s'excusait... Eh bien! je n'ai jamais trouvé
-que ces sortes d'anecdotes valussent le mal
-qu'on se donne pour en faire le récit. Quels
-que soient le respect ou la hauteur du roi envers
-les peintres contemporains, les tableaux
-n'en sont ni meilleurs ni pires: tout cela est
-donc indifférent. Au contraire, il peut être bon
-et même grand, qu'un artiste ose et puisse se
-mettre, non pas au-dessus du roi quelconque
-dont l'armée passe le long de ses murs, mais
-plus haut que les lois humaines, et plus haut
-que les lois divines, le jour où ses muses lui
-commandent de fouler aux pieds tout ce qui
-n'est pas elles.</p>
-
-<p>Bryaxis s'était dressé.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[p. 12]</a></span></p>
-
-<p>Nous murmurâmes:</p>
-
-<p>&mdash;Qui a fait cela?</p>
-
-<p>&mdash;Personne, peut-être, dit le vieillard avec
-un songe dans les yeux. Personne... si ce n'est
-Parrhasios... Et encore fit-il bien?... Je le
-croyais autrefois. Aujourd'hui, je ne sais plus
-que penser.</p>
-
-<p>Ophélion me jeta un regard étonné. Mais je
-ne pouvais rien lui apprendre.</p>
-
-<p>&mdash;Nous ne te comprenons pas, dis-je à
-Bryaxis.</p>
-
-<p>Il pensa nous mettre sur la voie.</p>
-
-<p>&mdash;Le Prométhée... fit-il tout bas.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien?</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne savez pas?... Vous ne savez pas
-comment Parrhasios a peint le Prométhée de
-l'Acropole?</p>
-
-<p>&mdash;On ne nous l'a pas dit.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne connaissez pas cette horrible
-scène? la tragédie de mort et de hurlements
-d'où ce tableau est sorti dans le sang comme
-l'enfant d'une accouchée?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[p. 13]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Parle... Dis-nous toute la scène; nous
-n'en savons rien.</p>
-
-<p>Un instant, Bryaxis suspendit son regard
-sur nos jeunes têtes comme s'il hésitait à
-nous plonger de force un pareil souvenir dans
-l'âme...</p>
-
-<p>Puis il se détermina:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! oui. Je vous la dirai.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[p. 15]</a></span></p>
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>Ce que je vous raconte, mes enfants, s'est
-passé la dernière année de la cent septième
-Olympiade, l'année même où Platon mourut:
-il y a bien cinquante ans de cela.</p>
-
-<p>J'étais alors dans Halicarnasse et je venais
-d'achever ma part de labeur au tombeau de
-Mausole le Chevelu: part ingrate s'il en fut
-jamais. Scopas qui nous dirigeait avait trouvé
-bon de décorer tout seul la façade orientale du
-monument, c'est-à-dire qu'à l'heure du matin
-où se font les sacrifices, les marbres de notre
-maître resplendissaient en pleine lumière, et,
-vraiment, on ne voyait qu'eux. A son camarade
-Timothée, il avait attribué la face latérale sud,<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[p. 16]</a></span>
-un peu moins intéressante et deux fois plus
-étendue. Leokharès s'était chargé du fronton
-occidental; quant à moi, j'avais pris ce dont
-personne ne voulait, le côté nord, travail
-énorme et perpétuellement dans l'ombre. Pendant
-cinq ans, je sculptai ainsi des Victoires
-et des Amazones qui vivaient au soleil comme
-des femmes, mais chaque fois qu'il me fallait
-en fixer une pour toujours dans la zone obscure
-du mausolée, il me semblait la voir mourir, et
-je pleurais, mes petits enfants.</p>
-
-<p>Enfin, ma tâche vint à son terme. Je me
-préoccupai de rentrer en Attique. Cette année-là,
-comme aujourd'hui, la mer Egée était peu
-sûre. Guerre partout. Haines de ville à ville.
-Athènes, d'ailleurs, était vaincue. Le jour où
-je voulus partir, je ne trouvai pas d'armateur
-qui se souciât d'aller au Pirée. Les Cariens, en
-bons négociants, se retournaient vers le vainqueur,
-et dès que la prise d'Olynthe eut fait
-tomber Khalkis dans les mains du Macédonien,
-tous les marchands d'Halicarnasse gonflèrent<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[p. 17]</a></span>
-leurs voiles vers l'Eubée pour y vendre
-des robes de Cos avec des courtisanes de Cnide.</p>
-
-<p>Moi aussi, je partis pour Khalkis. L'Euripe,
-me disais-je, n'est pas large, et d'Aulis, par
-Tanagre et la route d'Akharnées, j'aurai
-bientôt gagné Athènes. Ce voyage sur mer fut
-désagréable; on me traita fort mal dans mon
-coin, où pourtant je tenais peu de place. Mon
-nom alors n'avait pas le même son qu'aujourd'hui
-sans doute, et le Mausolée était trop
-neuf pour mériter qu'on l'estimât. Les autres
-passagers se contentaient de savoir que j'étais
-citoyen d'Athènes, et cela suffisait bien pour
-qu'ils se moquassent, puisque Athènes était
-malheureuse.</p>
-
-<p>Un matin, le soleil avait déjà passé les cimes
-des hauteurs orientales, lorsque nous abordâmes
-à Khalkis au milieu d'une foule immense.
-Je m'y perdis avec plaisir.</p>
-
-<p>En interrogeant quelqu'un, j'appris qu'il
-y avait hors des portes un extraordinaire marché.
-Philippe, à la chute d'Olynthe, après avoir<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[p. 18]</a></span>
-rasé la ville, avait emmené en esclavage la
-population tout entière: environ quatre-vingt
-mille têtes. La vente avait lieu depuis deux
-jours. On comptait qu'elle durerait trois
-mois.</p>
-
-<p>Aussi la ville regorgeait-elle d'étrangers,
-d'acheteurs et de curieux. Mon interlocuteur,
-qui était marchand de vins, ne se plaignait pas
-de cette cohue; mais il me confia que son voisin,
-lequel vendait à l'ordinaire des esclaves
-cotés fort cher, s'était ruiné du jour au lendemain,
-tant la baisse avait été prompte. J'entends
-encore le tavernier me dire avec de grands
-gestes:</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, un Thrace de vingt ans, on sait ce
-que cela vaut, par les dieux! Quand on en
-achetait douze pour cultiver une plaine, on
-comptait bien douze sacs d'or frappés à la
-chouette! Eh bien! va, va marquer les prix;
-le cours est tombé à cinquante drachmes. Juge
-par là des autres! Jamais cela ne s'est vu! Il y
-a trois mille vierges au marché: on les écoule<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[p. 19]</a></span>
-à vingt-cinq drachmes; ne crois pas que je parle
-au hasard: vingt-deux, vingt-cinq, vingt-huit
-drachmes lorsqu'elles ont la peau très blanche.
-Ah! Philippe est un grand roi!</p>
-
-<p>Cet homme me dégoûtait. Je me séparai de
-lui, et je suivis la multitude jusqu'au delà des
-portes ouvertes, dans la vaste prairie en pente
-où les Olynthiens étaient parqués.</p>
-
-<p>A grand'peine je me frayais un chemin entre
-les groupes en mouvement, et je ne savais plus
-dans quel sens diriger une marche si contrariée,
-lorsque je vis passer devant moi un cortège
-extravagant et majestueux devant lequel
-la foule s'écartait.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Six esclaves sarmates s'avançaient deux par
-deux, chacun portant une charge d'or et des
-coutelas à la ceinture. Derrière eux, un négrillon
-tenait horizontalement comme une patère
-à libations, une longue crosse de cèdre rose
-serrée par un lacet d'or: la canne auguste du
-Maître. Enfin, gigantesque et pesant, couronné<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[p. 20]</a></span>
-de fleurs, la barbe imprégnée de parfums, soutenu
-par les deux épaules aux cous de deux
-jolies filles, enveloppé dans une robe de pourpre
-dont la surface était énorme et repoussant les
-herbes avec ses larges pieds, je vis Parrhasios
-lui-même, semblable au Bakkhos indien, et ses
-yeux s'abaissèrent sur moi.</p>
-
-<p>&mdash;Si tu n'es pas Bryaxis, me dit-il en fronçant
-le sourcil, comment te permets-tu de
-prendre son visage?</p>
-
-<p>&mdash;Et toi, si tu n'es pas le fils de Sémélé, qui
-t'a donné ces vastes boucles, cette stature dionysiaque
-et cette robe de pourpre tissée par les
-Grâces de Naxos?</p>
-
-<p>Il sourit. Sans même dégager son bras du
-soutien charmant qui l'élargissait, il me tendit
-comme un plat d'or par-dessus une courtisane,
-sa grande main chargée d'anneaux, et serra la
-mienne sur un sein découvert.</p>
-
-<p>&mdash;Khariklo, dit-il à la jeune fille de droite,
-prends mon ami d'un bras qui lui soit doux, et
-continuons notre promenade. Bientôt le soleil<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[p. 21]</a></span>
-serait trop ardent pour que ton fard n'en souffrît
-point.</p>
-
-<p>Nous repartîmes donc tous enlacés. Parrhasios
-imprimait à la marche un balancement
-vaste et scandé, pompeux comme un hexamètre
-où le petit pas des femmes eût battu le dactyle.</p>
-
-<p>En trois mots, il s'enquit de mes œuvres et
-de ma vie. A chacune de mes réponses, il disait
-vivement: «C'est parfait», afin de couper
-court aux explications. Puis il se mit à parler
-de lui.</p>
-
-<p>&mdash;Comprends bien que je t'ai pris sous ma
-protection, disait-il, car pas un citoyen d'Athènes,
-hors moi seul, n'est en sûreté chez le Macédonien,
-et si le moindre différend t'avait
-conduit devant la justice, je n'aurais pas donné
-deux oboles, ce matin, de ton indépendance.
-Désormais, te voilà tranquille.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suis pas, répondis-je, d'un naturel
-tremblant; mais je ne doute guère qu'ici même
-et si tu donnais ton nom...</p>
-
-<p>&mdash;C'est fait, déclara-t-il. Je me suis annoncé.<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[p. 22]</a></span>
-Lorsque Philippe a su que je lui faisais l'honneur
-de visiter sa nouvelle ville où il n'installe
-que des goujats, il a dépêché sur ma route à dix
-stades du pont de l'Euripe un officier de son
-palais. Cet homme m'apportait des présents
-royaux, entre autres six colosses du Nord et
-les deux belles filles que tu vois: la force pour
-m'ouvrir la marche, la grâce pour fleurir ma
-personne.</p>
-
-<p>&mdash;Des Macédoniennes? demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Macédoniennes de Rhodes! firent-elles
-en éclatant de rire.</p>
-
-<p>Et Parrhasios, d'un geste généreux, conclut:</p>
-
-<p>&mdash;Elles seront dans ton lit ce soir. Moi, j'en
-ai laissé d'autres avec mes bagages; mais tu
-peux être seul, ami: accepte ces roses de ma
-main. Leur jeune peau doit être éclatante sur
-un tapis de pourpre sombre.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Nous approchions du grand marché. Il s'arrêta,
-et, me regardant:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[p. 23]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Au fait, tu ne me demandes pas ce que je
-viens chercher ici!</p>
-
-<p>&mdash;Je n'osais.</p>
-
-<p>&mdash;Le devines-tu?</p>
-
-<p>&mdash;Non certes. Je ne pense pas que tu veuilles
-un esclave, puisque Philippe te donne les siens.
-Ni une femme, puisque celles-ci...</p>
-
-<p>&mdash;Je suis venu d'Athènes à Khalkis pour
-trouver un modèle, mon petit. Te voilà tout
-surpris. Je m'y attendais bien.</p>
-
-<p>&mdash;Un modèle? Il n'y en a donc plus entre
-l'Académie et le Pirée?</p>
-
-<p>&mdash;Environ quatre cent quarante mille, pour
-moi, dit Parrhasios orgueilleusement; la population
-de l'Attique. Et cependant je cherche un
-modèle au marché des Olynthiens. Voici pourquoi.
-Tu vas comprendre.</p>
-
-<p>Il se redressa:</p>
-
-<p>&mdash;Je fais, dit-il, un Prométhée.</p>
-
-<p>En prononçant un pareil nom, il resta la
-bouche ouverte et toute l'horreur de son sujet
-passa dans le pli de ses sourcils.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[p. 24]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Des Prométhées, tu le sais, il y en a sous
-tous les portiques. Timagoras en a vendu un.
-Apollodore en a tenté un autre. Zeuxis a cru
-pouvoir... mais pourquoi rappeler tant de
-piteuse peinture? On n'a jamais fait de Prométhée.</p>
-
-<p>&mdash;Je le crois, répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;On a représenté des paysans nus attachés
-sur des rochers de bois et le visage tordu par
-je ne sais quelle grimace qui trahit un mal de
-dents; mais Prométhée Forgeron du Feu, Prométhée
-Créateur de l'Homme et sa lutte avec
-l'Aigle-Dieu entre le Caucase et la Foudre, ah!
-non! Bryaxis! on n'a pas fait cela. Ce Prométhée
-grandiose, je le vois comme ta face, et je
-veux en clouer l'image à la muraille du Parthénon.</p>
-
-<p>Disant cela, il quitta l'appui de ses deux
-femmes, prit sa canne d'or au petit porteur et
-traça de grands gestes dans l'air.</p>
-
-<p>&mdash;Depuis deux mois j'y travaillais, j'avais
-trouvé des rochers superbes dans les domaines<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[p. 25]</a></span>
-de Kratès au promontoire d'Astypalée. Toutes
-mes études étaient finies. Le fond de mon paysage:
-prêt. La ligne de la figure: en place. Et
-tout à coup me voici barré: je ne peux pas
-trouver une tête. Oh! s'il s'agissait d'un Hermès,
-d'un Apollon ou d'un Pan, tous les citoyens
-d'Athènes seraient fiers de poser chez moi; mais
-prendre pour modèle un homme dont le génie
-resplendisse sur le visage et ligoter cet homme
-par les pieds, par les poings, sur la charpente
-d'un praticable, tu le vois bien, ce n'est pas
-possible. On ne peut disloquer ainsi que les
-membres d'un esclave. Et ces gens ont des têtes
-de brutes! Ce sont des Encelades, des Typhons;
-ce ne sont pas des Prométhées. Pourquoi? parce
-que nous manquons d'esclaves qui aient été de
-libres Hellènes. Eh bien! Philippe nous en apporte;
-je suis venu les prendre où il les vend.</p>
-
-<p>Je frémis.</p>
-
-<p>&mdash;Un Olynthien? dis-je. Un allié vaincu?
-Mais où comptes-tu faire ce tableau?</p>
-
-<p>&mdash;A Athènes!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[p. 26]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Sur le sol d'Athènes ton esclave sera
-libre.</p>
-
-<p>&mdash;Il sera selon ma volonté.</p>
-
-<p>&mdash;Mais alors, si tu le traites en captif, n'as-tu
-pas peur que les lois...?</p>
-
-<p>&mdash;Les lois? dit Parrhasios avec un sourire.
-Les lois sont dans ma main comme les plis
-de ce manteau, que je jette derrière mon
-épaule.</p>
-
-<p>Et d'un mouvement magnifique, il s'enveloppa
-de pourpre et de soleil.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[p. 27]</a></span></p>
-
-
-<h3>III</h3>
-
-<p>Le marché aux Olynthiens s'étendait devant
-nous.</p>
-
-<p>A perte de vue, et formant en ligne droite
-six larges voies parallèles, des estrades de
-planches étaient dressées sur des tréteaux de
-hauteur médiocre qui montaient environ à mi-cuisse
-des passants.</p>
-
-<p>La population de toute une ville se massait
-là devant une seconde foule: l'une, marchandise,
-et l'autre, acheteuse. Quatre-vingt mille
-hommes, femmes, enfants, les mains liées derrière
-le dos, les pieds entravés de cordes lâches,
-attendaient, la plupart debout, le Maître inconnu
-qui les emmènerait vers un point mystérieux<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[p. 28]</a></span>
-de la terre hellène. Un soldat en gardait
-quarante et s'improvisait crieur d'hommes.
-Derrière les tables, des serviteurs ramassés
-dans les faubourgs, faisaient circuler l'eau et
-le pain nécessaires à la nourriture de cette
-multitude asservie, et un grand bruit s'élevait
-toujours, comme la voix perpétuelle d'une fête.</p>
-
-<p>Parrhasios pénétra dans la rue principale où
-s'exposaient à droite et à gauche, nus comme
-un peuple de marbre, les jeunes gens et les
-jeunes filles qui avaient paru valoir les hauts
-prix. A mon étonnement, je ne surpris rien de
-morne dans leurs regards plutôt curieux. La
-douleur humaine a son terme que la jeunesse
-voit venir bientôt. Depuis la ruine de leurs
-maisons, ces beaux êtres avaient usé jusqu'au
-bout tout ce qu'ils pouvaient donner de jours
-et de nuits à l'appréhension ou au désespoir:
-rien n'en paraissait plus sur leurs physionomies.
-Les jeunes gens sans doute avaient repris
-confiance dans leur évasion future. Peut-être
-les jeunes filles songeaient-elles à l'amour dont<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[p. 29]</a></span>
-on allait combler leur couche et qu'elles méconnaissaient
-assez pour le convoiter, quel qu'il
-fût. Bref, par inconscience ou par bravade, ils
-affectaient une bonne humeur.</p>
-
-<p>La foule autour d'eux se poussait, empressée
-à l'examen, plus indécise devant l'achat. Peu
-d'hommes se décidaient vite au milieu d'une
-telle mise en vente. On touchait beaucoup aux
-esclaves. Des mains éprouvaient les muscles
-d'une jambe, la délicatesse d'une peau, la fermeté
-d'un sein tendu, la carrure d'un poing
-viril. Et puis ces gens passaient à l'estrade voisine,
-espérant trouver mieux encore. Parrhasios
-fit halte un instant aux pieds d'une adolescente
-élancée, dont la longue forme blanche
-était une harmonie.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà, dit-il, une belle enfant.</p>
-
-<p>Aussitôt le vendeur se précipita:</p>
-
-<p>&mdash;C'est la plus belle du marché, seigneur.
-Vois comme elle est droite! et comme elle est
-blanche! Seize ans depuis hier...</p>
-
-<p>&mdash;Dix-huit, rectifia la jeune fille elle-même.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[p. 30]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Tu mens, par Dzeus! Elle n'en a que
-seize, seigneur, il ne faut pas la croire. Regarde
-ses cheveux noirs relevés par le peigne. Quand
-elle les dénoue, ils lui tombent aux jarrets.
-Regarde ses mains, ses longs doigts qui n'ont
-pas même touché la quenouille. Elle est fille
-d'un sénateur...</p>
-
-<p>&mdash;Ne parle pas de mon père, fit-elle très
-gravement.</p>
-
-<p>&mdash;Quand je ne le dirais pas, cela se verrait,
-affirma le vendeur. Elle est belle comme une
-Néréide, souple comme une épée, douce
-comme une biche au bois,&mdash;enfin voici qui
-vaut tout le reste: vierge comme à sa naissance.</p>
-
-<p>Et la brusquant de ses mains cyniques, il
-nous en découvrit la preuve.</p>
-
-<p>Parrhasios battait le sol sec du bout de sa
-canne sonore.</p>
-
-<p>&mdash;Vierge, dit-il, je n'y tenais pas. Il me
-suffisait qu'elle fût belle. Ote-lui ces entraves
-qui nuisent à sa grâce, et, vite, qu'elle remette
-son vêtement. Je l'achète. Quel est son nom?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[p. 31]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Artémidora, dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, Artémidora, sache que tu es
-désormais à la suite de Parrhasios.</p>
-
-<p>Elle ouvrit de grands yeux, hésita naïvement:</p>
-
-<p>&mdash;Tu es... tu serais le Parrhasios que...</p>
-
-<p>&mdash;Je le suis, répondit son maître.</p>
-
-<p>Et la remettant à la garde des gens qui
-l'accompagnaient, il reprit sa marche en
-avant.</p>
-
-<p>Puis il daigna m'expliquer:</p>
-
-<p>&mdash;Ecartelée sur le Caucase, cette jeune fille
-offrirait un charmant spectacle. Cependant je
-ne l'ai pas prise à dessein d'achever avec elle
-le Prométhée dont je t'ai parlé. Elle me servira
-de modèle pour certains petits tableaux obscènes,
-auxquels je délasse mon esprit pendant
-mes heures de loisir, et qui sont loin d'être,
-tu le sais, la moins noble partie de mon
-œuvre.</p>
-
-<p>Nous marchâmes longtemps devant les tréteaux.
-La foule avait encore grossi. Le soleil<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[p. 32]</a></span>
-devenait plus difficilement tolérable dans cette
-vaste plaine sans ombre, au milieu d'un peuple
-houleux. Artémidora s'était ornée d'abord de
-sa tunique blanche, puis de la ceinture des
-vierges remontée au-dessous des seins, et ses
-cheveux disparaissaient dans le sommet d'un
-voile bleuâtre qui enveloppait tout son corps.
-Elle se retournait souvent pour nous voir; et
-je m'aperçus alors qu'en s'habillant soudain
-elle avait revêtu presque une âme nouvelle.
-Son visage s'était métamorphosé. Elle nous
-observait avec inquiétude, comme si elle avait
-cherché à savoir lequel de tous ces hommes
-allait lui faire outrage, et oubliant déjà dans
-quelle nudité nous avions connu sa personne,
-elle repoussait son voile plissé avec ce joli
-mouvement du coude gauche en arrière qui
-veut dissimuler le globe de la croupe.</p>
-
-<p>Déjà nous avions parcouru la moitié de la
-rue principale, quand Parrhasios s'arrêta.</p>
-
-<p>&mdash;Non, me dit-il, ce que je cherche n'est pas
-ici. La jeunesse du corps et la beauté du front<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[p. 33]</a></span>
-ne se rencontrent point ensemble. Aussi bien
-Prométhée n'est-il pas un éphèbe. Coupons
-court vers la droite; suivons au hasard: j'ai
-plus de chances de trouver mon homme parmi
-les esclaves de second prix.</p>
-
-<p>A peine avions-nous fait trois pas dans la
-deuxième allée à droite, il étendit les mains
-et cria:</p>
-
-<p>&mdash;Le voici!</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Je m'approchai avec curiosité.</p>
-
-<p>L'homme qu'il me désignait ainsi touchait à
-la cinquantaine. De très haute taille et de proportions
-excellentes, il avait le front large,
-l'arcade sourcilière puissante et musclée, le
-nez robuste et géométrique, les narines épanouies,
-les oreilles profondes. Ses cheveux
-étaient gris, sa barbe encore brune, courte
-et roulée en boucles rondes aussi expressives
-que ses traits. Les fortes attaches de
-son cou formaient une sorte de piédestal,
-qui donnait, par un singulier rapport, une<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[p. 34]</a></span>
-autorité plus grande à l'intelligence de ses
-yeux.</p>
-
-<p>Parrhasios l'interpella:</p>
-
-<p>&mdash;Comment t'appelles-tu?</p>
-
-<p>&mdash;Outis.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne te demande pas de littérature, mon
-brave, mais le nom que tu as reçu de ton père,
-et tu me répondras, je pense?</p>
-
-<p>&mdash;Depuis un mois je m'appelle Outis. Si
-j'ai porté un nom ancien, il ne me plaît pas de
-te dire lequel.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi?</p>
-
-<p>&mdash;Ni de te dire pourquoi, fils de chien.</p>
-
-<p>Parrhasios, hors de lui-même, devint plus
-rouge que son manteau. Le vendeur, tout
-alarmé, avança des bras suppliants.</p>
-
-<p>&mdash;Ne l'écoute pas, seigneur, il parle comme
-un insensé. Et c'est pure malice de sa part,
-car il a plus de cervelle que moi. Il est médecin.
-Pour la science comme pour l'habileté, il
-n'avait pas son pareil dans Olynthe. Je te dis là
-ce que tout le monde répète, car il était célèbre<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[p. 35]</a></span>
-jusqu'en Macédoine. On m'a dit que depuis
-trente ans il a guéri plus d'Olynthiens que
-nous n'avons pu en tuer le jour où nous avons
-pris la ville. Ce sera un esclave précieux dès
-que tu l'auras mis à la chaîne et qu'il aura
-senti le bâton; car il fait encore l'insolent, mais
-il changera de ton comme les autres. Alors, si tu
-sais le mener, tu ne connaîtras pas la mort avant
-ton centième hiver. Donne-moi trente drachmes
-et Nicostrate sera ta chose pour toujours.</p>
-
-<p>&mdash;Nicostrate? répéta Parrhasios vers moi.
-En effet. Je connais ce nom. Mon indifférence
-est totale envers sa science de médecin. Toutes
-mes drogues sont dans ma cave et l'une me
-guérit fort bien des indigestions que l'autre
-donne. Quand parfois je suis enrhumé, je ne
-m'applique pas d'autre emplâtre qu'une belle
-fille aux seins brûlants sur ma poitrine étendue,
-et je compte bien vivre cent ans sans l'aide
-de cet apothicaire.</p>
-
-<p>Se tournant vers le vendeur, il ordonna:</p>
-
-<p>&mdash;Ote-lui ses vêtements.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[p. 36]</a></span></p>
-
-<p>Nicostrate se laissa faire, impuissant et
-dédaigneux.</p>
-
-<p>Parrhasios continua de commander.</p>
-
-<p>&mdash;Mets-le de face, et les bras tombants.
-Bien... De côté... De dos... A droite maintenant...
-Encore de face... Marché conclu.</p>
-
-<p>Il claqua légèrement de la main mon épaule
-et me dit à mi-voix:</p>
-
-<p>&mdash;Superbe! mon petit.</p>
-
-<p>Et je ne lui répondis point, car je me sentais
-secoué d'un frisson qui était presque de
-l'envie.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Cinquante ans sont passés; l'espace d'une
-vie humaine. J'ai vu des milliers de modèles:
-jamais un qui fût comparable à ce Nicostrate
-d'Olynthe.</p>
-
-<p>Il était la statue de l'Homme dans toute sa
-grandeur, à l'âge où la force devient de la puissance.
-Parrhasios le nommait Prométhée;
-mais n'importe quel nom éternel n'eût pas été
-moins digne de son nouvel esclave. Cet homme<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[p. 37]</a></span>
-dans mon atelier pendant un an de mon travail,
-et j'eusse fait assez d'ébauches pour emplir
-toute ma carrière de Dzeus, de Ploutons,
-de Poseidons, des quinze dieux à barbe grise
-qu'on appelle les Dominateurs. Il évoquait
-l'Olympe à ses pieds. Quand il allongeait le
-bras, on y voyait le Trident, et quand il le
-haussait, on y voyait la Foudre. Les lignes de
-ses pectoraux s'unissaient à ses épaules avec
-un air de majesté qui divinisait tous les gestes.</p>
-
-<p>Ah! pensai-je, Parrhasios songe à me donner
-des femmes, comme si j'allais passer mes soirs
-entre les stèles du Céramique, et certes, il ne
-comprend pas que je renoncerais à l'amour
-lui-même en échange de son Nicostrate. Les
-dieux lui inspireront-ils de me l'envoyer
-jamais, fût-ce pour une journée?</p>
-
-<p>Ainsi je remuais en mon cœur des malaises
-de jalousie; et puis je me consolais à demi en
-sachant que, si ce n'était le marbre, au moins
-la cire allait fixer de sa matière presque aussi
-pure tout ce qui brillait là d'immortel.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[p. 38]</a></span></p>
-
-<p>En effet, Nicostrate fut perdu pour le marbre.</p>
-
-<p>Je ne l'eus jamais pour modèle.</p>
-
-<p>Le malheureux ne posa qu'une fois, et vous
-allez savoir comment.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[p. 39]</a></span></p>
-
-
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Je revins seul, à cheval, à travers l'Attique.
-Pendant mes cinq années d'absence, des créanciers
-avaient vendu le peu de bien que je possédais,
-et je descendis simplement dans une
-hôtellerie d'Athènes pour les longues semaines
-nécessaires à ma nouvelle installation.</p>
-
-<p>Parrhasios m'avait suivi à quelques jours
-d'intervalle. Apprenant dans quel lieu modeste
-j'avais fait porter mes bagages, il ne voulut
-point que j'acceptasse d'autre hospitalité que
-la sienne et me fit dire qu'il m'attendait.</p>
-
-<p>Le lendemain, je me rendis chez lui, seul, et
-pour décliner son offre.</p>
-
-<p>Il habitait, à mi-chemin entre le Céramique<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[p. 40]</a></span>
-et l'Académie, un palais de marbre et d'airain,
-près de la maisonnette où vivait Platon. Ses
-jardins s'étendaient très bas jusqu'aux rives
-bleues du Cyclobore, et de l'autre côté, remontant
-vers la route, ils entouraient l'édifice blanc
-d'arbres inutiles et fastueux.</p>
-
-<p>Par une faiblesse inattendue chez un homme
-de sa valeur, Parrhasios aimait à donner l'ostentation
-de la richesse. Sa fortune était immense:
-il faisait qu'on n'en doutât point. Et
-d'ailleurs, prenant leur part de plaisir à toutes
-les voluptés offertes, il voulait éprouver sans
-cesse le marbre frais, les soies fines, la peau plus
-douce encore des vierges, la pourpre seyant au
-visage, l'or inaltérable et solaire. C'est pourquoi
-sa maison ressemblait au palais d'Artaxercès.</p>
-
-<p>Il m'accueillit au seuil de la grande cour
-intérieure qui lui servait d'atelier.</p>
-
-<p>Debout, toujours drapé de soie rouge et la
-bandelette au front comme un dieu olympien,
-il m'ouvrit ses larges bras. Puis je pénétrai à
-ses côtés dans l'illustre salle, matrice de chefs<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[p. 41]</a></span>
-d'œuvre, où je fus ému de me retrouver.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Prométhée? répondit-il à ma question.
-Non. Je ne le sens pas mûr encore. Ce
-Nicostrate a besoin d'être médité quelque
-temps, et je pressens que ma première conception
-du sujet va éclater en morceaux dès
-que j'y ferai entrer sa personne. Dans quelques
-jours nous verrons bien.</p>
-
-<p>Je lui demandai s'il se reposait, mais c'était
-mal le connaître. La peinture était sa vie même.
-Revenu de voyage au milieu de la nuit, il avait
-commencé un tableau le matin.</p>
-
-<p>&mdash;Viens, me dit-il brusquement. Je suis
-content que tu puisses le voir: cette petite
-chose est une merveille. Je n'ai jamais rien
-fait de plus beau.</p>
-
-<p>C'était encore un trait de son caractère, que
-d'estimer ses œuvres à leur valeur suprême et
-de comprendre l'admiration que tout le peuple
-grec vouait à son grand nom.</p>
-
-<p>Le panneau commencé reposait obliquement
-sur un chevalet de bois de sycomore dont les<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[p. 42]</a></span>
-deux montants, prêts à se rejoindre, se recourbaient
-en cols de cygnes d'or. Je me penchai
-respectueusement et vis un singulier sujet qui,
-pourtant, ne me surprit point dans l'atelier de
-Parrhasios. Son tableau représentait un paysage
-sylvestre et frais à voir, où s'allongeait
-sur le côté une nymphe endormie, ses flèches
-à la main. Un satyre, penché devant elle, lui
-soulevait la tunique jusqu'à la ceinture avec une
-expression de gourmandise bestiale. Derrière,
-un deuxième satyre à genoux assaillait la vierge
-directement, sans troubler son jeune sommeil
-qui devait être bien profond. C'était tout.</p>
-
-<p>Mais comme je relevais les yeux, j'aperçus à
-quelques pas, étendue sur une banquette, la
-confuse Artémidora entre les deux barbares
-Sarmates qui venaient de poser avec elle le
-mouvement de cette rouge esquisse.</p>
-
-<p>Et Parrhasios m'expliqua:</p>
-
-<p>&mdash;Oui. J'aime ces tableaux de vie intense,
-et je ne montre le Désir de l'Homme qu'à l'instant
-de son paroxysme et de sa réalisation.<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[p. 43]</a></span>
-Socrate, qui avait commencé par être un mauvais
-sculpteur avant de devenir un bon philosophe,
-voulait me voir peindre l'amour avec
-des regards et des pensées. C'était d'une
-absurde critique. La peinture est dessin et
-couleur: sa langue ne parle que par gestes,
-et le geste le plus expressif est celui par quoi
-elle triomphe. J'ai peint Akhilleus à l'instant
-où il tue. Sa colère immobile, je la laisse au
-poète. Mais en voilà assez, nous nous comprenons.</p>
-
-<p>Il s'assit devant son chevalet et commanda:</p>
-
-<p>&mdash;Reprenez la pose.</p>
-
-<p>Alors Artémidora leva ses yeux noirs vers
-nous et d'une voix qui me laissa troublé elle
-murmura:</p>
-
-<p>&mdash;Devant lui?</p>
-
-<p>Mais Parrhasios n'entendait point. Parrhasios
-chantait déjà. Avec son pinceau fin dont le
-manche était d'ivoire et creusé en roseau, il
-ajouta les derniers traits à l'esquisse afin d'en
-accentuer encore l'impeccable et pur dessin.<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[p. 44]</a></span>
-Puis deux de ses jeunes apprentis lui apportèrent
-ses instruments.</p>
-
-<p>&mdash;Tu le vois, me dit-il en souriant, j'ai cessé
-de peindre à la détrempe. Voilà de la cire et
-des fers selon le procédé nouveau. Ces jeunes
-gens de l'Ecole de Sikyone, je les battrai sur
-leur terrain!</p>
-
-<p>On eût dit, en effet, à le voir, qu'il avait
-toujours employé ce procédé de Polygnote
-récemment remis à la mode. Ses petites boîtes
-à cire étaient disposées dans un coffret déjà
-maculé par l'usage. Il y plongeait avec mesure
-le fin cautère chauffé au fourneau, en retirait une
-gouttelette de cire colorée, la posait à sa place
-et la mêlait aux autres avec une sûreté de
-main qui m'arrachait parfois un sourire d'enthousiasme.</p>
-
-<p>Tout en peignant, il m'apprenait comment
-on mêlait la cire aux couleurs et quelles couleurs
-étaient les bonnes, à l'exclusion de toutes
-les autres. Son blanc venait de l'île de Mélos,
-celui de Samos étant trop gras. Il aimait le<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[p. 45]</a></span>
-cinabre indien, plus solide que le cinabre
-d'Ephèse, plus coûteux aussi, d'ailleurs. La
-sandaraque couleur de flamme et l'arménion
-d'un bleu si pâle, convenaient aux vêtements
-féminins. Il estimait le noir d'ivoire que le
-jeune Apelle venait d'inventer, mais il s'en
-tenait pour sa part au noir plus docile aux
-mélanges, fabriqué (lorsqu'on peut en prendre)
-avec les os calcinés des morts et ravis aux
-tombeaux anciens.</p>
-
-<p>Ainsi se passa la journée sans que je sentisse
-la fuite des heures, sinon quand Parrhasios
-commandait: «Reposez-vous!» et qu'Artémidora
-toujours plus rougissante, cachait son
-visage dans ses mains.</p>
-
-<p>Vers la fin du jour, il se leva, criant aux
-apprentis:</p>
-
-<p>&mdash;Faites chauffer la plaque!</p>
-
-<p>Et se retournant vers moi, il me dit:</p>
-
-<p>&mdash;C'est fini.</p>
-
-<p>On lui apporta la plaque rouge qui lançait
-des étincelles. Il la saisit par le piton avec des<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[p. 46]</a></span>
-tenailles à longues branches. Il la promena
-très lentement devant le tableau horizontal,
-où la cire montait à la surface en fixant au bois
-sec son âme multicolore.</p>
-
-<p>Et voilà comment fut achevée, entre l'aube
-d'un jour et le crépuscule, la «Nymphe surprise»
-de Parrhasios, qui est maintenant à Syracuse.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Parrhasios regarda son œuvre avec une négligente
-complaisance, et secouant sa belle
-main expressive, il cria comme pour cent personnes:</p>
-
-<p>&mdash;Oui. C'est un exercice avant la bataille.</p>
-
-<p>Distrait, je demandai:</p>
-
-<p>&mdash;Quelle bataille?</p>
-
-<p>Il parut s'étonner que je n'eusse pas compris.
-A grands pas, il traversa la pièce, ouvrit une
-porte: Nicostrate à la chaîne leva les yeux sur
-nous. Parrhasios se haussa devant lui, et, les
-doigts passés dans la barbe, il murmura comme
-pour lui seul:</p>
-
-<p>&mdash;Ma bataille de dieu contre cet être humain.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[p. 47]</a></span></p>
-
-
-<h3>V</h3>
-
-<p>Je restai un mois entier occupé dans Athènes
-à des affaires personnelles, qui ne me
-permettaient pas de retourner chez Parrhasios.</p>
-
-<p>Athènes était vraiment en deuil depuis la
-chute des Olynthiens. Le marché de Khalkis,
-la vente d'un peuple allié,&mdash;ce scandale et cet
-affront aux portes mêmes de l'Attique,&mdash;était
-le sujet de tous les discours, le songe de tous
-les silences.</p>
-
-<p>Contre Philippe, on ne pouvait rien. Kratès
-ne voulait pas la guerre, et Démosthéne lui-même
-ne la demandait plus. Mais Eschine,
-en revenant du Péloponèse, avait rencontré
-sur sa route des troupeaux d'Olynthiens conduits<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[p. 48]</a></span>
-comme des bêtes, et il lui avait suffi de
-raconter ce passage d'esclaves, pour soulever
-à sa voix l'indignation du peuple contre les
-cités coupables.</p>
-
-<p>Un jour, ce fut pis encore: on apprit que
-dans la ville même, un citoyen traitait en
-femme captive une malheureuse Olynthienne.
-L'homme fut arrêté, jugé, condamné à mort
-sur-le-champ.</p>
-
-<p>Alarmé, je vis Parrhasios menacé d'un sort
-semblable et laissant là toute affaire, je descendis
-jusqu'à son palais, afin de l'avertir s'il
-en était temps.</p>
-
-<p>Portes et rideaux étaient fermés lorsque je
-parvins à son mur. L'esclave ne voulait pas me
-laisser franchir le seuil. Il me fallut insister,
-montrer mon angoisse, affirmer qu'il y allait
-de la vie de son maître. Je passai enfin, et
-suivant en courant la grande galerie vide, je
-soulevai la portière.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Je n'oublierai jamais le regard lent et grave<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[p. 49]</a></span>
-que me jeta Parrhasios lorsqu'il me vit entrer.
-Il peignait debout, gigantesque devant un panneau
-de bois noir qui était presque de sa taille.
-Le ciel vaguement orageux donnait à sa haute
-stature une apparence extra-humaine. La sérénité
-de son visage était telle, que les traits n'y
-paraissaient plus: les rides mêmes s'étaient
-effacées, ainsi qu'il arrive aux cadavres des
-grands vieillards couchés dans la paix des
-morts.</p>
-
-<p>Il ne me parla point. Il ne me regarda plus.
-La tige chaude entre les doigts, il portait les
-larmes de cire entre la boîte et le panneau
-droit, d'une main aussi sûre et aussi tranquille
-que s'il avait créé le monde avec des gouttes
-de couleur.</p>
-
-<p>C'est alors que, suivant son œil fixé tour à
-tour sur son œuvre et sur un point de la vaste
-salle, j'aperçus, tumultueux et nu, écartelé
-des quatre membres à la croupe d'une roche
-véritable, Nicostrate qui tirait, couvert de tous
-ses muscles, sur quatre cordes retordues.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[p. 50]</a></span></p>
-
-<p>Longtemps, je restai immobile, retenant mon
-souffle, ne sachant plus ce que j'étais venu
-faire et dire. Mon cerveau nageait tout entier
-dans les merveilles de la vue. Mes autres sens
-ne me parlaient plus et j'avais moins de pensée
-qu'on n'en a en songe.</p>
-
-<hr class="stars" />
-
-<p>Tout à coup, Parrhasios prononça un mot...
-Du moins, il me sembla l'entendre.</p>
-
-<p>Et ce mot, c'était:</p>
-
-<p>&mdash;Crie!</p>
-
-<p>Et sa voix était calme comme son geste et
-son front.</p>
-
-<p>&mdash;Crie! répéta Parrhasios.</p>
-
-<p>Nicostrate poussa violemment un éclat de
-rire forcé qui remua la salle. Et il dit qu'il ne
-crierait point! qu'il était maître de son visage!
-qu'on n'attacherait pas ses traits, comme ses
-membres, avec des câbles à la roche! qu'il empêcherait
-bien ce tableau de se faire! puis il vomit
-l'écume de sa rage avec des éclats d'injures.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[p. 51]</a></span></p>
-
-<p>La face de Parrhasios ne s'altéra pas d'une
-ligne. Il posa le cautère qu'il tenait à la
-main, en prit lentement un autre qui chauffait
-à blanc dans le fourneau voisin, et, mesurant la
-place exacte où le vautour de son tableau fouillait
-le foie de Prométhée, il dit à un esclave
-sarmate:</p>
-
-<p>&mdash;Tiens. A droite. Sous la dernière côte.
-Touche légèrement, sans pénétrer.</p>
-
-<p>Nicostrate vit cet homme s'avancer jusqu'à
-lui. Il gardait un sourire très pâle et la chair
-grésilla sans qu'il eût dit un mot.</p>
-
-<p>Mais, bientôt, ses yeux défaillirent. Une
-sueur atroce coula de ses tempes. Il se mit à
-hurler d'abord, puis à gémir d'une voix secouée
-comme un sanglot de petit enfant.</p>
-
-<p>Parrhasios, impassible, observait son visage.</p>
-
-<hr class="stars" />
-
-<p>Combien de temps ceci dura-t-il? Je ne sais
-plus. Jusqu'au soir, je pense. Je ne sais pas
-davantage à quelle heure j'eus la force de me
-traîner hors de cette salle, car je défaillais de<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[p. 52]</a></span>
-la tête aux pieds. Au moment où je passais la
-porte, j'entendis un silence soudain, puis une
-voix dans l'éloignement:</p>
-
-<p>&mdash;L'imbécile! criait Parrhasios. Il est mort
-un instant trop tôt!</p>
-
-<hr class="stars" />
-
-<p>Lorsqu'on sut le lendemain dans Athènes,
-comment Parrhasios avait accompli le «Prométhée
-enchaîné» qu'il destinait au Parthénon,
-il n'y eut dans toute la ville qu'un seul cri
-d'horreur.</p>
-
-<p>Le peuple se porta en foule sur la route du
-Cyclobore et vint assaillir la maison du peintre,
-dont les portes étaient fermées.</p>
-
-<p>&mdash;Un Olynthien! Un homme libre! Un
-vaincu du Macédonien!</p>
-
-<p>&mdash;Le poison pour son meurtrier!</p>
-
-<p>Je me mêlai à cette foule hostile, non pas
-pour sauver mon ami, car moi aussi je pensais
-alors qu'il méritait tous les supplices, et les<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[p. 53]</a></span>
-hurlements de Nicostrate grondaient toujours
-dans mes oreilles. Mais j'allai, suivant la cohue,
-poussé par le mouvement du peuple, et je
-parvins avec le troupeau sous les murailles
-assiégées.</p>
-
-<p>La foule cria longtemps. La maison semblait
-morte. Pas un esclave sur le seuil. Pas une
-voix derrière les rideaux qui pendaient entre
-les colonnes, immobiles et refermés.</p>
-
-<p>Enfin Parrhasios lui-même, entre deux rideaux
-qui s'ouvrirent, apparut au premier
-étage, les bras croisés dans sa robe royale et le
-front toujours ceint de la bandelette sacrée.</p>
-
-<p>Une tempête de cris monta jusqu'à lui:</p>
-
-<p>&mdash;Assassin! Barbare! Allié de Philippe!
-criait la foule. Où est-il, cet Olynthien? Nous
-lui ferons des funérailles comme à un général
-vainqueur. Et le poison pour toi! le poison
-pour toi!</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Parrhasios laissa cette colère se déchaîner
-et se ralentir. Puis, saisissant à ses pieds, par<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[p. 54]</a></span>
-les deux côtés du panneau, le «Prométhée»
-qu'il venait de peindre, il le souleva lentement
-et comme religieusement, d'abord au-dessus
-de la balustrade, puis au-dessus même de son
-front, si bien qu'il fut caché par lui, et l'Œuvre
-apparut à la place de l'Homme.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Une brusque secousse ébranla cette foule
-qui s'approcha encore. Un prodige lui apparaissait:
-le tableau de la douleur humaine et de
-l'éternelle défaite par la souffrance et par la
-mort, palpitait au-dessus de ses têtes. Devant
-ses innombrables yeux, le sommet de la grandeur
-tragique se découvrait là pour la première
-fois. Elle frémit. Quelques hommes
-pleurèrent. Un silence de temple se répandit
-jusqu'aux dernières bouches de la multitude,
-et comme des huées essayaient de renaître,
-une acclamation tonnante les étouffa dans le
-bruit de la Gloire.</p>
-
-<p class="right">
-Le Caire, 1901.
-</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[p. 57]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="DIALOGUE_AU_SOLEIL_COUCHANT" id="DIALOGUE_AU_SOLEIL_COUCHANT">DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT</a></h2>
-
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Jeune fille aux yeux noirs...</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Ne me touche pas!</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Non certes; je reste loin, tu le vois, sœur
-d'Aphrodite, jeune fille aux cheveux bouclés
-comme des grappes de raisins. Je m'arrête sur
-le bord de la route, et je ne peux plus m'en
-aller, tu le vois, ni vers ceux qui m'attendent,
-ni vers ceux que j'ai quittés.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[p. 58]</a></span></p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Va! va! tu parles vainement, chevrier sans
-chèvres, coureur de chemins vagues! Si tu ne
-peux plus suivre la route, va-t'en alors à travers
-champs; mais n'entre pas dans ma prairie,
-toi que je ne connais pas; ou j'appelle!</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Qui donc appellerais-tu dans cette solitude?</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Les dieux! qui m'entendront.</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Ah! petite fille! Les dieux sont plus loin de
-toi que je ne suis à présent, et fussent-ils même
-à tes côtés, ils ne me défendraient pas de te
-dire que tu es belle, car ils sont fiers de ton
-visage et ils savent bien que c'est leur chef-d'œuvre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[p. 59]</a></span></p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Tais-toi, chevrier. Va-t'en. Ma mère m'a défendu
-d'écouter aucun homme. Je suis ici pour
-garder mes brebis laineuses et leur faire brouter
-l'herbe jusqu'au soleil couchant. Je ne dois
-pas entendre la voix des garçons qui passent
-sur la route avec le vent du soir et les poussières
-ailées.</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Pourquoi?</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Je ne le sais pas. Ma mère le sait pour moi.
-Il n'y a pas encore treize ans que je suis née
-sur son lit de feuilles, et je serais bien imprudente
-si je ne faisais pas tout ce qu'elle veut
-m'ordonner.</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Tu ne l'as pas comprise, enfant, ta mère si
-bonne et si sage et si belle, et si vénérable.<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[p. 60]</a></span>
-Elle t'a parlé des hommes barbares qui traversent
-parfois les campagnes, le bouclier sur
-le bras gauche et l'épée dans la main droite.
-Ceux-là seraient méchants pour toi, car tu es
-faible et ils sont forts. Dans les cités qu'ils ont
-prises pendant les détestables guerres, ils ont
-tué beaucoup de jeunes vierges presque aussi
-belles que tu l'es et ils ne t'épargneraient pas
-s'ils te trouvaient sur leur chemin. Mais moi,
-quel mal pourrais-je te faire? Je n'ai que ma
-peau de mouton sur l'épaule et ma baguette à
-la main. Regarde-moi. Suis-je donc si terrible?</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Non, chevrier. Tes paroles sont douces et je
-les écouterais longtemps... Mais les plus douces
-paroles sont perfides, m'a-t-on dit, lorsque la
-bouche d'un jeune homme les murmure à l'une
-de nous.</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Me répondras-tu si je te pose une question?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[p. 61]</a></span></p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Oui.</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>A quoi songeais-tu, sous l'olivier noir, lorsque
-j'ai passé?</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Je ne veux pas te le dire.</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Je le sais.</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Dis-le-moi.</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Si tu me permets d'approcher. Autrement
-je resterai muet. Je ne puis te dire cela qu'à
-l'oreille puisque c'est ton secret et non le mien.
-Tu veux bien que je m'approche? que je te
-prenne la main?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[p. 62]</a></span></p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>A quoi pensais-je?</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>A ta ceinture de noces.</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Oh! qui t'a répété... Ai-je parlé tout haut?
-Es-tu dieu, chevrier, pour lire de si loin dans
-les yeux des filles? Ne me regarde pas ainsi!
-ne cherche pas à lire ce que je pense à l'instant...</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Tu songeais à ta ceinture de noces et à l'inconnu
-qui la dénouerait, avec quelques-unes
-de ces douces paroles que tu crains autour de
-toi. Celles-là aussi seront-elles perfides?</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Je ne les ai jamais entendues...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[p. 63]</a></span></p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Mais tu entends les miennes, et tu vois mes
-yeux...</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Je ne veux plus les voir...</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Tu les vois dans ton songe.</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>O chevrier!...</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Quand je te prends la main, pourquoi frissonnes-tu?
-Quand mon bras se referme autour
-de ta poitrine, pourquoi t'inclines-tu? Pourquoi
-ta faible tête cherche-t-elle mon épaule?...</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>O chevrier!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[p. 64]</a></span></p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Comment serais-tu ainsi presque nue dans
-mes bras si je n'étais pas déjà presque ton
-époux?</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Mais non, tu ne l'es pas; laisse-moi, laisse-moi,
-j'ai peur, va-t'en, je ne te connais pas;
-laisse-moi, tes mains me font mal, laisse-moi,
-je ne te veux pas!</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Pourquoi me parles-tu, petite fille, avec la
-bouche de ta mère?</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Non, ce n'est pas elle, c'est moi qui te
-parle. Je suis sage; laisse-moi, chevrier. J'aurais
-honte de faire comme Naïs, ou comme
-Philyra ou Chloë qui n'attendirent point le
-jour de leurs noces pour apprendre les secrets<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[p. 65]</a></span>
-d'Aphrodite et enfanter mystérieusement. Non,
-non, je ne te céderai pas! tu peux déchirer
-ma tunique, je ne te céderai pas, chevrier! je
-m'étranglerais plutôt de mes mains.</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Pourquoi encore? Et que t'ai-je fait? J'ai
-touché cette tunique, je ne l'ai pas déchirée.
-J'ai baisé ta ceinture, je ne l'ai pas dénouée.
-Eh bien, soit! je t'abandonne, je te délivre, je
-te laisse... Va-t'en!... Pourquoi ne t'en vas-tu
-pas?</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Laisse-moi pleurer.</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Crois-tu donc que je t'aime assez peu pour
-te ravir à toi-même? T'aurais-je ainsi parlé
-depuis que tu m'entends si je ne te demandais
-qu'un instant de plaisir tel que toutes les
-bergères m'en pourraient donner? Est-ce que<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[p. 66]</a></span>
-mes yeux ne t'ont pas appris... Mais tu ne
-les regardes plus, mes yeux. Tu caches les
-tiens, et tu pleures..</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-<hr class="tb" />
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Pourtant, si tu l'avais voulu, j'aurais tant
-aimé passer à tes pieds toute une vie d'amour
-et de tendres paroles. J'aurais mis mes deux
-bras autour de ton corps, ma tête sur ton sein,
-ma bouche sous la tienne, et tu aurais dénoué
-tes cheveux pour m'en faire des caresses autour
-de nos baisers... Écoute! si tu l'avais voulu,
-je t'aurais fait une hutte verte avec des branches
-fleuries et des herbes fraîches, pleines encore
-de cigales chantantes et de scarabées d'or,
-précieux comme des bijoux. C'est là que tu
-m'aurais enfermé toutes les nuits, et que sur
-le lit blanc de mon manteau étendu, nos deux
-cœurs auraient battu éternellement l'un contre
-l'autre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[p. 67]</a></span></p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Oh! laisse-moi pleurer encore...</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Loin de moi?</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Dans tes bras... dans tes yeux...</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Mon amour... Le soir monte, et la lumière
-s'en va, comme un être ailé, vers le ciel... La
-terre est déjà noire. On ne voit plus au loin
-que la longue voie lactée du ruisseau qui
-scintille comme un fleuve d'étoiles autour de
-notre champ... Mais c'est trop de clarté...</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Oui, c'est trop... conduis-moi.</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Viens... Le bois où nous nous glissons entre
-les branches caressantes est si profond que,<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[p. 68]</a></span>
-même le jour, les divinités en ont peur. On ne
-voit jamais dans les sentiers les doubles sabots
-des satyres suivre les pieds légers des nymphes.
-On n'y voit pas entre les feuilles les yeux verts
-des hamadryades fixer les yeux craintifs des
-hommes. Mais nous n'aurons pas peur puisque
-nous sommes ensemble, tous les deux, toi, et
-moi...</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Non. Je pleure malgré moi, mais je t'aime
-et je te suis. Un dieu est dans mon cœur!
-Parle-moi! Parle encore! Un dieu est dans ta
-voix.</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Mets tes cheveux autour de mon cou, ton
-bras autour de ma ceinture et ta joue contre
-ma joue. Prends garde, voici des pierres. Baisse
-les yeux, voici des racines. La mousse glisse
-sous nos pieds nus, et la terre est fraîche...
-Mais ton sein est chaud sous ma main.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[p. 69]</a></span></p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Ne le cherche pas. Il est petit, il est jeune,
-il n'est pas beau. L'automne dernier je n'en
-avais pas plus qu'au jour de ma naissance.
-Mes amies se moquaient de moi. C'est au
-printemps que je l'ai vu croître, avec les
-bourgeons sur les arbres... Ne le caresse pas
-ainsi... Je ne peux plus marcher.</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Viens pourtant... Ici nous sommes dans les
-ténèbres. Je ne vois plus ton visage. Nous ne
-sommes ni toi ni moi. Ne me donne plus tes
-lèvres: je veux revoir tes yeux. Viens jusqu'au
-vieil arbre là-bas, qui est devant le clair de
-lune. Sa grande ombre rampe jusqu'à nous,
-suis-la...</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Il est grand comme un palais...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[p. 70]</a></span></p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Le palais de tes noces, qui s'ouvre pour
-nous deux au fond de la nuit sacrée...</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>J'entends du bruit... Ce sont les palmes...</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Les palmes bruissantes du cortège nuptial.</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Ces étoiles...</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Ce sont les torches.</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Et ces voix...</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Ce sont les dieux.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[p. 71]</a></span></p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>O chevrier, je suis entrée ici, vierge comme
-Artémis qui nous éclaire de loin à travers les
-branches noires, et qui, peut-être, écoute mon
-serment. Je ne sais pas si j'ai bien fait de te
-suivre où je t'ai suivie, mais un souffle était
-en moi, un esprit que ta voix a fait naître...
-et tu m'as donné le bonheur, comme un
-immortel, en me donnant la main.</p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p>Jeune fille aux yeux noirs, ni ton père ni
-mon père n'ont préparé notre union devant
-l'autel de leurs foyers en échangeant ta richesse
-et la mienne. Nous sommes pauvres, donc
-nous sommes libres. Si quelqu'un nous marie
-ce soir, lève les yeux: ce sont les Olympiens
-protecteurs des bergers.</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p>Mon époux, quel est ton nom?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[p. 72]</a></span></p>
-
-<p class="center">ARCAS</p>
-
-<p class="center">ARCAS. Et le tien?</p>
-
-<p class="center">MELITTA</p>
-
-<p class="center">MELITTA.</p>
-
-<p class="right">
-Biarritz, 1903.
-</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[p. 75]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="UNE_VOLUPTE_NOUVELLE" id="UNE_VOLUPTE_NOUVELLE">UNE VOLUPTÉ NOUVELLE</a></h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Il y a quatre ans, peut-être cinq, j'habitais
-plusieurs jours par semaine un rez-de-chaussée
-incommode, mais clandestin et costumé, dans
-une rue qui communiquait par une de ses
-extrémités avec le petit parc Monceau: détail
-sans intérêt pour moi, car la grille en était
-fermée tous les soirs avant minuit, de sorte
-que je n'y pouvais passer précisément à l'heure
-où j'apprécie la marche en plein air.</p>
-
-<p>Une nuit, comme je me trouvais là, en conversation<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[p. 76]</a></span>
-silencieuse avec deux chats de faïence
-bleue accroupis sur une table blanche, j'hésitais
-à choisir entre deux passe-temps de solitude:
-écrire un sonnet régulier en fumant des
-cigarettes, ou fumer des cigarettes en regardant
-le tapis du plafond.</p>
-
-<p>L'important est d'avoir toujours une cigarette
-à la main; il faut envelopper les objets
-d'une nuée céleste et fine qui baigne les lumières
-et les ombres, efface les angles matériels,
-et, par un sortilège parfumé, impose à
-l'esprit qui s'agite un équilibre variable d'où
-il puisse tomber dans le songe.</p>
-
-<p>Ce soir-là, j'avais l'intention d'écrire et le
-désir de ne rien faire; en d'autres termes,
-c'était une soirée qui ressemblait à toutes
-les autres et allait fatalement se terminer devant
-une feuille de papier vierge et un cendrier
-plein de cadavres, quand je fus tout à
-coup tiré de mes pensées par un coup de sonnette
-inattendu.</p>
-
-<p>Je levai la tête. Je me persuadai que, le vendredi<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[p. 77]</a></span>
-9 juin, je n'attendais personne à cette
-heure de nuit; mais, comme un second coup
-de sonnette suivit de très près le premier,
-j'allai à la porte et je tirai la serrure.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>La porte ouverte, je vis une femme.</p>
-
-<p>Elle se tenait enveloppée dans un manteau
-flottant qui était de drap beige comme un
-vêtement de voyage, mais broché d'entrelacs
-comme une sortie de bal. Cela se serrait autour
-du cou par une chenille ronde et touffue d'où
-la tête émergeait à peine, toute brune sous les
-cheveux teints en blond. Le visage était jeune,
-sensuel, un peu railleur; deux yeux très noirs,
-une bouche très rouge.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>&mdash;Veux-tu bien me permettre de passer,
-dit-elle en penchant la tête sur l'épaule.</p>
-
-<p>Je m'effaçai, avec l'étonnement particulier
-d'un homme qui voit entrer chez lui, à l'heure
-où l'on ne reçoit guère que les amies les plus
-intimes, une femme qui ne lui rappelle pas le<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[p. 78]</a></span>
-moindre souvenir, et qui le tutoie dès la première
-phrase.</p>
-
-<p>&mdash;Chère amie, lui dis-je timidement quand
-je l'eus suivie dans ma chambre; chère amie,
-ne m'accuse pas, je te reconnais à merveille,
-mais je ne sais par quelle infortune je ne puis
-à l'instant me rappeler ton nom. Ne serait-ce
-pas Lucienne? ou Tototte?</p>
-
-<p>Elle eut un sourire d'indulgence et, sans
-répondre, elle défit son manteau. Sa robe était
-de soie vert-d'eau, ornée de gigantesques iris
-tissés avec la robe elle-même et dont les tiges
-montaient en fusées le long du corps jusqu'à
-un décolletage carré qui montrait nu le bout
-des seins. Elle portait à chaque bras un petit
-serpent d'or aux yeux d'émeraude. Un collier
-de grosses perles à deux rangs brillaient sur
-sa peau foncée, en marquant la naissance du
-cou qui était mobile et arrondi.</p>
-
-<p>&mdash;Si tu me reconnais, dit-elle, c'est que tu
-m'as vue en rêve. Je suis Callistô, fille de
-Lamia. Pendant dix-huit cents ans, mon tombeau<span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[p. 79]</a></span>
-est resté en paix dans les bois fleuris de
-Daphné, près des collines où fut la voluptueuse
-Antioche. Mais maintenant, les tombeaux
-voyagent. On m'a emmenée à Paris et mon
-ombre suivait la pierre qui contenait mes
-cendres fines. Longtemps encore, j'ai dormi
-enfermée dans les caves glaciales du Louvre.
-J'y serais toujours si un grand païen, un saint
-homme, M. Louis Ménard, le seul qui se souvienne
-aujourd'hui des rites et des gestes
-divins, n'avait prononcé devant ma tombe les
-paroles traditionnelles qui savent rendre aux
-pauvres mortes une vie éphémère et nocturne.
-Pendant sept heures, chaque nuit, je me promène
-dans ta sale ville...</p>
-
-<p>&mdash;Oh! pauvre fille! interrompis-je. Comme
-tu dois trouver le monde changé!</p>
-
-<p>&mdash;Oui et non. Je trouve les maisons noires;
-les costumes laids et le ciel lugubre (quelle
-singulière idée vous avez eue de venir habiter
-sous un pareil climat!) Je trouve que la vie
-est plus sotte et que les gens ont l'air moins<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[p. 80]</a></span>
-heureux; mais si j'ai une stupéfaction, c'est
-bien de revoir à chaque pas toutes les choses
-que j'ai connues. Comment! en dix-huit cents
-ans vous n'avez fait que cela! Rien de plus
-nouveau? Rien de mieux, vraiment? Ce que
-j'ai vu dans vos rues, dans vos champs, dans
-vos maisons, c'est tout, c'est bien tout?...
-Quelle misère, mon ami!</p>
-
-<p>L'étonnement qu'elle me vit prendre pouvait
-tenir lieu de réplique. Elle sourit et
-s'expliqua:</p>
-
-<p>&mdash;Tu vois comment je suis habillée? me
-dit-elle. J'ai la robe qu'on a mise avec moi
-au tombeau. Regarde-la. De mon temps, on
-s'habillait avec de la laine, du fil et de la soie.
-En revenant sur terre, je croyais trouver tous
-ces vieux tissus disparus même des mémoires.
-Je m'imaginais (pardonne-moi) qu'après de si
-longues années les hommes auraient découvert
-des étoffes merveilleuses comme le soleil
-ou la lune, et plus voluptueuses au toucher
-que la peau d'une vierge ou d'un fruit. Mais<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[p. 81]</a></span>
-non, de quoi vous habillez-vous? de laine, de
-fil et de soie... Oh! je sais, vous avez trouvé
-les cotonnades, et vous en enveloppez les
-nègres, qui vous semblent inconvenants dans
-l'état où ils se promènent. C'est peut-être
-extrêmement moral... Tu aimes beaucoup le
-coton? Tu es fier de sa découverte? Moi, je ne
-peux pas même sentir sous mes doigts cette
-chose qui colle et qui se défait. Enfin, avez-vous
-une étoffe mieux drapée que la laine? non;
-plus fine que le fil de lin? plus lumineuse que
-la soie... Mais réponds toi-même.</p>
-
-<p>Elle poursuivit:</p>
-
-<p>&mdash;De mon temps, on se chaussait avec
-du cuir... On connaissait les mules, les souliers
-de couleur, les pantoufles fourrées, les
-bottines montantes... Tiens, tes souliers de
-cycliste, découverts avec une bride un peu plus
-haut, c'est une forme phrygienne. Regarde
-maintenant les miens: ils sont en maroquin
-olive et dorés aux petits fers comme une
-reliure. Admire-les. Tu n'en trouveras pas<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[p. 82]</a></span>
-d'aussi beaux chez le fournisseur de tes amies.</p>
-
-<p>Elle poursuivit encore:</p>
-
-<p>&mdash;De mon temps, pour faire les bijoux, on
-se servait de deux métaux précieux: l'or et
-l'argent. En avez-vous trouvé un troisième?
-On en faisait des colliers, des bagues, des bracelets,
-des boucles d'oreilles, des diadèmes et
-des broches. J'ai retrouvé tout cela rue de la
-Paix, identique. Nous connaissions les perles,
-l'émeraude, le diamant, l'opale, la pierre de
-lune, le rubis, le saphir et toutes les silices
-nuancées qui viennent de l'Arabie et de l'Inde
-aujourd'hui comme autrefois. Par hasard, auriez-vous
-créé une pierre précieuse en dix-huit
-siècles? Une seule, dis-m'en une, je t'en prie!
-une pierre que je n'aie pas connue, une bague
-que je n'aie pas mise à mon doigt; un bijou
-nouveau, même monté en or comme les miens,
-puisque tu n'as pas de métal plus rare à m'offrir,
-mais portant dans ses griffes une gemme
-inventée?</p>
-
-<p>Sa voix s'était animée peu à peu jusqu'à un<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[p. 83]</a></span>
-ton de reproche et de dépit. Je fis un geste
-beaucoup plus calme.</p>
-
-<p>&mdash;Callistô, répondis-je, tu me parais attacher
-une importance exagérée aux ornements dont
-les femmes se chargent et qui n'ont pas d'autre
-excuse que d'occuper, par leur choix difficile
-et leur composition méticuleuse, une vie stagnante
-et désœuvrée. Il est évident aujourd'hui,
-après dix mille ans d'efforts infructueux
-chez tous les peuples, qu'une jeune fille ne
-saurait jamais être plus belle par l'art du couturier,
-du brodeur et de l'orfèvre qu'à l'instant
-où elle se montre toute nue comme les dieux
-l'ont créée. Ce simple costume, je ne doute pas
-que les Grecs ne l'aient connu...</p>
-
-<p>&mdash;Mieux que tes compatriotes.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne l'avez pas inventé; n'en sois pas
-fière. Je reconnais que, de nos jours, on le
-travestit encore plus mal que du temps où tu
-es née; mais du mauvais au pire la différence
-importe-t-elle? On ne peut pas habiller les
-femmes. C'est un axiome. Nous ne le détruirons<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[p. 84]</a></span>
-pas. Si les vérités esthétiques pouvaient
-se démontrer par théorèmes, M. Poincaré
-aurait déjà prouvé mathématiquement qu'il est
-inutile d'exercer l'imagination humaine à la
-recherche de cette découverte, aussi certainement
-chimérique que la trisection des angles.
-Pour ma part, je ne m'afflige pas d'un insuccès
-qui persiste parce qu'il est éternel; et je me
-contente d'admirer la femme dans sa pureté
-primitive (qui, elle aussi, est immuable) avec
-l'émotion antique de ceux qui touchèrent
-Hélène.</p>
-
-<p>Elle me regarda plus fixement en penchant
-la tête vers moi, et me dit avec lenteur:</p>
-
-<p>&mdash;Es-tu sûr, ô présomptueux! que les femmes
-n'aient pas changé?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[p. 85]</a></span></p>
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>Ce qu'elle fit immédiatement après avoir dit
-ces mots, je ne sais si je l'ai vu, dans le trouble
-où j'étais.</p>
-
-<p>Comment elle quitta ses bagues, fit glisser
-quatre bracelets, ouvrit son collier, laissa
-tomber ses vêtements en même temps que ses
-lourds cheveux, je ne pourrais le dire. Ce fut
-si rapide et si éclatant qu'il m'en est resté
-dans la mémoire un éblouissement plein
-d'ombres.</p>
-
-<p>Jusque-là, je n'avais pas cru avec certitude
-à la réalité de l'aventure. Les apparitions
-longtemps prises pour surnaturelles, et désormais
-tenues plus volontiers comme obéissant<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[p. 86]</a></span>
-aux lois d'une nature profonde et mal connue,
-se présentent parfois avec les caractères d'une
-matérialité qui n'est démentie par aucun de nos
-sens et qui peut égarer un esprit incrédule ou
-simplement prévenu contre l'invraisemblance.</p>
-
-<p>Je me demandais depuis une heure si je
-n'étais pas mystifié par une lectrice extravagante:
-quelque étrangère, pensais-je, assez
-immodeste et assez délibérée pour se rendre
-la nuit dans une chambre à coucher où on ne
-l'invite point, veut sans doute faire oublier le
-dessein banal qui l'entraîne, en considération
-du soin qu'elle apporte à le dissimuler dans
-une robe de théâtre. J'avais répondu dans le
-sens où elle me conduisait elle-même, avec
-la réserve d'un interlocuteur complaisant qui,
-par déférence ou par curiosité, ne veut pas
-déchirer trop tôt le tissu d'une comédie laborieuse
-et intéressante.</p>
-
-<p>Mais dès qu'elle fut nue, je compris qu'elle
-venait à moi du fond du passé...</p>
-
-<p>Je me souviens très bien qu'au moment où<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[p. 87]</a></span>
-j'en eus la certitude, j'ébauchai, si je n'achevai
-pas, tous les mouvements qu'un instinct religieux
-m'inspirait invinciblement. Je me retins
-à ma chaise pour ne pas me mettre à genoux
-et je la regardais, en inclinant le front, avec
-un sentiment de sacrilège, comme si une personne
-aussi miraculeuse ne devait pas être
-contemplée avec les mêmes yeux qui voyaient
-les femmes vivantes.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Callistô était grande. Elle avait le torse
-étroit et rond, la taille haut placée, les jambes
-très longues. Ses articulations fines étaient
-d'une fragilité qui me ravissait; et même dans
-ses cuisses musclées on devinait des os délicats.
-Épilée, mais pure et sans fards, sa peau
-luisait comme au sortir du bain, brune d'un
-léger ton uniforme, presque noire au bout
-des seins, au bord allongé des paupières et
-dans la ligne courte du sexe. Je ne saurais
-expliquer comment sa beauté ne pouvait
-s'être accomplie ni sous notre climat, ni même<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[p. 88]</a></span>
-dans notre temps, car cette évidence ne naissait
-d'aucun détail, mais seulement d'une harmonie
-et peut-être d'une clarté. Pour affirmer une
-différence entre elle et les femmes de mon
-époque, j'étais obligé de croire sans autre
-preuve à mon discernement, comme un collectionneur
-distingue le vrai du faux sans que
-parfois il puisse démontrer qu'il se fonde sur
-un indice particulier pour établir sa conviction.</p>
-
-<p>Comme pour se mettre à ma portée, elle
-s'étendit sur une chaise longue.</p>
-
-<p>&mdash;Vous auriez pu au moins perfectionner les
-femmes, reprit-elle en souriant. Et, tu le vois,
-les races ont perdu. Vos médecins, qui méprisent
-les nôtres, pourquoi laissent-ils aujourd'hui
-tes maîtresses moins belles que mes
-sœurs? La terre où nous vécûmes ne s'est pas
-engloutie. L'Oronte descend toujours du fond
-des montagnes de cèdres. Smyrne survit. Sparte
-est morte, mais Athènes est ressuscitée. Siècle
-vaniteux et débile, pourquoi remplaces-tu les<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[p. 89]</a></span>
-Ioniennes par le mélange des Levantines, et
-que n'as-tu créé des sélections de femmes,
-comme tu crées des familles de roses? Tu ne
-peux pas. Ton effort est celui d'un enfant. Le
-nôtre fut celui des dieux.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Pendant qu'elle me parlait (je n'étais guère
-en esprit de discuter contre elle), une terreur
-comme on n'en a guère que dans le frisson du
-demi-sommeil, m'étreignait les tempes. Je tremblais
-qu'elle ne me quittât tout à coup, comme
-un être fluide, un néant de lumière, et je me demandais
-si mes yeux seuls auraient l'illusion
-de sa présence charnelle; si je pourrais, du bout
-du doigt, sur la peau tendre de sa hanche, la
-toucher.</p>
-
-<p>&mdash;Viens! dit-elle en riant. Je ne suis pas une
-ombre. Donne-moi la main.</p>
-
-<p>Et cambrant les reins sur la chaise longue,
-elle passa mon bras autour de son corps, qui
-pesa, voluptueux, sur mes doigts.</p>
-
-<p>Puis, avec un entêtement qui ne voulait<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[p. 90]</a></span>
-point se démentir, elle reprit sa conférence.</p>
-
-<p>&mdash;Mille ans avant que je ne fusse belle, les
-hommes s'unissaient aux femmes à peu près
-comme les boucs aux chèvres. Tu as lu Homère?
-Ni Argos, ni Troie, n'ont connu d'autres plaisirs
-que ceux de l'acte sauvage dont les animaux
-se contentent. Même le baiser sur la
-bouche était ignoré de Briséis. Jamais Andromaque
-ne tendit sa poitrine à d'autres lèvres
-qu'à celles de son petit enfant. Jamais autour
-des flancs d'Hélène, une main ouverte et légère
-ne souleva le frémissement qui naît de la
-caresse humaine.</p>
-
-<p>Elle ferma les yeux.</p>
-
-<p>&mdash;Et puis, tout à coup, en un jour, l'antique
-Orient où je suis née prit aux dieux, comme
-un feu éternellement jeune, le seul don qui les
-distinguât des autres habitants de la terre: il
-inventa la volupté.</p>
-
-<p>» O jours de sève! jeunesse du monde! Pour
-la première fois, les lèvres d'un homme et d'une
-femme, laissant les fruits, se savourèrent. La<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[p. 91]</a></span>
-grande âme brûlante d'Aphrodite inspira le
-corps des amants, et chaque jour un plaisir
-nouveau&mdash;un plaisir nouveau, tu m'entends?&mdash;descendait
-de l'Olympe bleu dans les larges
-lits gémissants. Ce fut une ivresse effrénée: de
-Babylone au mont Eryx, tous les parfums, toutes
-les soieries, les fleurs, les arts et les femmes,
-formèrent le triomphe qui suivit la découverte
-de la joie. Les jeunes filles enfin libérées d'une
-barbarie héréditaire, conscientes de leurs sens
-et de leurs désirs, ouvrirent leurs narines à la
-rose et leurs corps charmants à la bouche.
-Pendant des siècles on augmenta le trésor des
-sensualités. De mon temps, dans Antioche et
-dans Alexandrie, les femmes l'enrichissaient
-encore. Moi-même, moi, Callistô, fille de Lamia,
-c'est moi qui ai trouvé ceci...</p>
-
-<p>Mais je reculai...</p>
-
-<p>Elle se rit.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! tu as peur! Eh bien, parle à ton tour;
-voyons! Pendant les dix-neuf cents ans de
-mon sommeil dans le tombeau, quelle joie<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[p. 92]</a></span>
-inconnue avez-vous conquise? Je te demandais
-tout à l'heure une perle nouvelle. Je te demande
-maintenant un amour que je n'aie
-pas expérimenté. Sans doute, depuis si longtemps,
-on a dû révéler des jouissances toutes
-neuves. J'attends que tu m'invites à les partager.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Elle se maintenait avec sécurité dans ses
-positions d'ironie et je devinai bien que pendant
-ses longues courses nocturnes à travers la
-ville, elle avait essayé en vain de compléter
-son éducation; aussi ne tentai-je rien dans cette
-impossible voie.</p>
-
-<p>&mdash;Prends patience, lui dis-je simplement.
-Vois-tu, nous avons commencé par tout oublier.
-Et puis, nous réinventons. C'est ce qu'on appelle
-l'histoire de la civilisation moderne. Il est arrivé
-au monde, peu d'années après ton trépas, des
-calamités sans exemple et qui auraient pu être
-irréparables. Ce fut d'abord la naissance et la
-singulière fortune d'une religion qui, à son origine,<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[p. 93]</a></span>
-était moralement admirable; mais qui, dénaturée
-par des israélites trop grossiers ou trop
-adroits, a stérilisé l'effort de ta race et semé du
-sel sur les ruines d'Athènes. Ensuite, ce furent
-des invasions de barbares; quand le déluge de
-Judée eut pourri le bois du vaisseau, les rats y
-pénétrèrent et le mirent en pièces. Cela dura
-jusqu'au jour nouveau où l'on vit monter de
-l'Orient, comme une aurore, les livres sauvés
-du désastre et revenus de Constantinople. Nous
-mîmes cent ans à les lire. Depuis qu'ils sont
-étudiés, trois siècles à peine ont vécu. Mais le
-temps est à nous, peut-être. Laisse-nous le
-temps, Callistô.</p>
-
-<p>Elle eut un sourire de dérision.</p>
-
-<p>&mdash;Trouveras-tu, répondit-elle, dans les parchemins
-de tes musées la tradition de Rhodopis?
-Vos archéologues, qui possèdent si
-bien la politique de Périclès et la stratégie
-d'Alexandre, ont-ils reconstitué la science d'Aspasie
-et de Thaïs? Savent-ils si la tombe où repose
-la poussière fine de Phryné n'a pas enfermé<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[p. 94]</a></span>
-pour toujours le secret d'une volupté
-perdue?</p>
-
-<p>» Cette tradition, je l'ai encore. Veux-tu la
-connaître? Je te l'abandonne...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[p. 95]</a></span></p>
-
-
-<h3>III</h3>
-
-<p>Quelles que soient les curiosités des jeunes
-filles qui liront ce fragment de mémoires, je ne
-pousserai pas plus avant la description de ce
-qui suivit; d'abord parce que j'ai déjà écrit, sur
-les documents de Callistô, tout un livre qui est
-<em>Aphrodite</em>; et ensuite, parce qu'une certaine
-réserve me retiendrait peut-être encore, à présenter,
-sous une forme personnelle, le détail
-d'une nuit excessive.</p>
-
-<p>Callistô mit pied à terre vers midi. Elle me
-fit observer avec douceur que le soleil était levé
-déjà, et que, par la faute d'un éclairage perfectionné,
-nous ne nous en étions pas aperçus.</p>
-
-<p>&mdash;Vous détruisez la Nuit; vous ne connaissez<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[p. 96]</a></span>
-plus l'Aube, dit-elle d'une voix triste.
-Autrefois, le spectacle des lueurs du matin
-était la récompense des longues veilles épuisantes.
-Maintenant, vous passez votre vie dans
-une lumière monotone et vous ne savez même
-plus regarder les Ténèbres.</p>
-
-<p>Je m'inquiétai.</p>
-
-<p>&mdash;Midi!... mais tu m'avais parlé, pour toi,
-d'une vie bornée aux heures nocturnes. Comment
-puis-je encore te garder ici?</p>
-
-<p>&mdash;C'est affaire entre moi et Perséphone, fit-elle
-avec un sourire singulier. Causons. Je n'ai
-pas fini d'injurier ton époque.</p>
-
-<p>J'étais un peu las, et cependant nerveux.</p>
-
-<p>&mdash;Assez, dis-je, je t'en prie. Parlons de
-nous, veux-tu? Laissons le monde, meilleur ou
-pire... Toi seule m'intéresses.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, écoute-moi. Tu n'es pas convaincu.
-Je continuerai jusqu'à ce que tu avoues. Vraiment,
-je reviens désolée de mon second voyage
-sur la terre. J'aurais dû rester au tombeau,
-avec le rêve d'un temps plus pur où j'avais<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[p. 97]</a></span>
-grandi dans la joie. J'ai besoin de dire à quelqu'un
-sur quelles déceptions je termine ma promenade
-et que j'en veux à ton siècle pour toutes
-les surprises qu'il ne m'a pas offertes. Vois-tu,
-le monde est un jeune homme qui donnait des
-espérances et qui est en train de rater sa vie.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas... Il me semble pourtant
-que nous avons beaucoup pensé, beaucoup créé
-depuis ta mort. Le siècle où nous vivons n'est
-pas si méprisable.</p>
-
-<p>&mdash;Il l'est! un peu par son impuissance et
-plus encore par sa fatuité. Non! vous ne pensez
-pas; et vous ne créez pas! Vous êtes des Phéniciens
-habiles à reproduire les modèles inventés
-par ma race, mais ailleurs que chez nous vous
-ne les trouvez pas, et vous n'existez que dans
-notre ombre.</p>
-
-<p>Elle fit un geste.</p>
-
-<p>&mdash;Promène-toi dans les rues de Paris. Partout
-notre âme éternelle éclate à la façade des
-monuments, aux chapiteaux des colonnes et
-sur le front des statues. Après avoir échafaudé,<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[p. 98]</a></span>
-pendant un moyen âge barbare et chétif, de
-misérables bâtisses qui s'écroulent déjà (c'est
-heureux!), vous, les hommes des temps modernes,
-incapables de créer, vous êtes revenus
-à nos ruines et depuis quatre cents ans vous
-faites des mosaïques de pierre avec les morceaux
-de nos temples. Une colonne trouvée en
-Sicile a engendré deux mille églises et autant
-de gares de chemins de fer. Même à des besoins
-nouveaux vous ne savez pas donner une
-architecture nouvelle. Avec l'airain de vos
-canons vous recopiez la colonne trajane, et
-vous faites des salles de quatuor qui sont du
-style corinthien. Après nous qui sculptions le
-marbre et qui fondions le bronze au moule,
-vous n'avez rien trouvé, pas une pierre naturelle,
-pas un alliage chimique, plus digne de
-reproduire la figure humaine. Et le seul grand
-de vos sculpteurs n'est devenu ce qu'il a été
-que parce qu'on a trouvé sous terre un torse
-d'Apollonios, un débris sans tête, sans bras et
-sans jambes; une ruine lamentable, mais œuvre<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[p. 99]</a></span>
-créée, celle-là; œuvre créatrice. Écoliers!</p>
-
-<p>Elle prit deux livres dans une bibliothèque
-et les jeta sur le tapis.</p>
-
-<p>&mdash;Votre pensée, comme votre art, est parasite
-de nos cadavres. Ce n'est pas Descartes,
-c'est Parménide qui a dit que la pensée était
-identique à l'être. Ce n'est pas Kant, c'est
-encore Parménide qui a dit que la pensée était
-identique à son objet. Et dans ces deux phrases,
-les écoles modernes se pelotonnent tout entières;
-elles n'en sortiront pas. Partout où votre science
-devient générale, c'est-à-dire philosophique,
-elle se repose, encore aujourd'hui, sur nos
-assises fondamentales. Les maîtres d'Euclide
-ont fixé pour toujours les rapports immuables
-des lignes. Archimède s'est servi du calcul intégral
-bien avant votre Leibnitz, qui nous doit
-également sa métaphysique. Au lieu de méditer
-devant la chute des pommes, Newton, que
-vous révérez, aurait pu se borner à lire une
-page de notre Aristote, où sa théorie de la gravitation
-universelle était exposée depuis deux<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[p. 100]</a></span>
-mille ans. Sur la constitution de la matière,
-qui est le problème de Dieu, Démocrite en savait
-autant que lord Kelvin; son hypothèse
-reste seule admise. Enfin, au moment où vous
-êtes sur le point de concevoir une science universelle
-et centrale, dont la loi suffirait à
-expliquer la totalité des phénomènes,&mdash;quelle
-est cette science et quelle est cette loi? Celles
-dont Héraclite a donné, voici deux mille quatre
-cents ans, l'expression définitive:&mdash;le feu se
-transforme en mouvement; le mouvement se
-transforme en feu; et c'est là le monde.</p>
-
-<p>J'étais épuisé.</p>
-
-<p>&mdash;O Callistô, suppliai-je, écoute mes paroles
-ailées; tu es beaucoup trop savante. J'avais
-bien entendu dire que les courtisanes antiques
-étaient des femmes de rare intellectualité,
-mais ce n'est pas cela, sans doute, qui les a
-faites si belles. Aujourd'hui si M<sup>me</sup> de Pougy,
-malgré son beau talent littéraire, voulait entretenir
-M. Boutroux des sujets qui le préoccupent,
-elle ne réussirait pas à l'intéresser autant qu'une<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[p. 101]</a></span>
-Aspasie parlant à Xénophon. Et pourtant, je la
-préfère, parce qu'elle discourt plus volontiers
-d'une robe que d'une loi thermodynamique,
-et c'est une conversation qui sied mieux à son
-corps flexible. D'ailleurs le charme d'une
-femme s'accroît toujours au moment où elle
-se tait; mais c'est une vérité spéciale dont
-l'évidence n'apparaît qu'aux hommes.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Elle attendit en silence que j'eusse terminé;
-puis avec un entêtement victorieux, elle recommença:</p>
-
-<p>&mdash;Quoi qu'il en soit, depuis deux mille ans
-vous n'avez découvert ni...</p>
-
-<p>&mdash;Nous avons découvert l'Amérique, interrompis-je
-patiemment.</p>
-
-<p>&mdash;Cela n'est pas vrai!</p>
-
-<p>&mdash;Callistô, ne dis pas d'absurdités.</p>
-
-<p>&mdash;Je répète et je soutiens que l'Amérique a
-été découverte par Aristote, et que ceci n'est
-pas une thèse paradoxale, mais un fait historique
-et patent. Aristote savait que la terre<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[p. 102]</a></span>
-était ronde, et (tu peux le lire dans ses œuvres)
-il avait conseillé de chercher le chemin des
-Indes «par l'occident, au-delà des colonnes
-d'Héraklès». C'est le projet qu'a repris Colomb.
-Mais on a toujours estimé que la gloire d'une
-découverte revient au cerveau qui conçoit et
-non à l'ouvrier qui exécute. Quand Leverrier a
-découvert Neptune...</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! dis-je au comble de la lassitude,
-tu conviens donc au moins de ceci: nous
-avons découvert Neptune.</p>
-
-<p>&mdash;Et quand cela serait! On a découvert
-Neptune! Tu es étonnant! Depuis hier, je te
-supplie de me révéler un plaisir nouveau, une
-conquête vers le bonheur, une victoire sur les
-larmes. Et on a découvert Neptune! Je rentre
-dans la vie après vingt siècles, anxieuse de
-tout, jalouse des merveilles que je suppose
-inventées, me demandant si je ne vais pas
-pleurer pendant ma vie d'ombre éternelle,
-pour être venue au monde trop tôt: et on a
-découvert Neptune! Un plaisir! un plaisir!<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[p. 103]</a></span>
-plaisir de l'esprit, plaisir des sens, que m'importe!
-Vais-je donc redescendre aux plaines
-Élysées sans emporter avec moi le frisson d'une
-volupté nouvelle?</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Elle étendit les mains... Puis, brusquement:</p>
-
-<p>&mdash;D'ailleurs, c'est Pythagore qui a découvert
-Neptune.</p>
-
-<p>Je m'affaissai.</p>
-
-<p>&mdash;Parfaitement, expliqua-t-elle inexorable.
-Pythagore avait trouvé que le système solaire
-devait se composer de dix astres. Je ne sais sur
-quoi il se fondait pour affirmer ce chiffre; mais
-comme son disciple Philolaos devait discerner
-plus tard, sans aucun instrument à lentille, et
-bien des siècles avant Copernic, le double
-mouvement de la terre autour de son axe et
-autour du feu central; comme sans doute il ne
-t'est pas possible de comprendre comment une
-pareille découverte a été établie avec le seul
-secours du raisonnement, tu n'as pas le droit
-de préjuger que l'hypothèse de Pythagore ait<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[p. 104]</a></span>
-été avancée témérairement et se soit confirmée
-par hasard. J'ai dit.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Je ne luttais plus.</p>
-
-<p>&mdash;Veux-tu une cigarette? demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Comment?</p>
-
-<p>&mdash;Je dis: Veux-tu une cigarette? Sans
-doute, cela aussi nous vient de la Grèce, puisque
-c'est Aristote qui a...</p>
-
-<p>&mdash;Non. Je ne vais pas jusque-là. J'avoue
-que nous ignorions cette inepte habitude, qui
-consiste à s'emplir la bouche avec de la fumée
-de feuilles. Mais je pense que tu ne prétends
-pas m'offrir ceci comme un plaisir?</p>
-
-<p>&mdash;Qui sait? As-tu essayé?</p>
-
-<p>&mdash;Jamais! Comment, tu es de ceux qui se
-livrent à cet exercice ridicule?</p>
-
-<p>&mdash;Soixante fois par jour. C'est même la
-seule occupation régulière dont j'aie consenti à
-charger ma vie.</p>
-
-<p>&mdash;Et elle te plaît?</p>
-
-<p>&mdash;Je crois véritablement que je me résignerais<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[p. 105]</a></span>
-à ne pas toucher la main d'une femme
-pendant une semaine tout entière, plutôt que
-de me voir séparé de mes cigarettes pendant
-le même laps.</p>
-
-<p>&mdash;Tu exagères.</p>
-
-<p>&mdash;Presque pas.</p>
-
-<p>Elle était devenue rêveuse.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! donne-moi une cigarette.</p>
-
-<p>&mdash;Je te l'offrais.</p>
-
-<p>&mdash;Allume-la. Comment fait-on? On aspire?</p>
-
-<p>&mdash;Les jeunes filles soufflent dedans; mais
-ce n'est pas le meilleur moyen. Il vaut mieux
-aspirer, en effet. Prends une bouffée. Ferme
-les yeux. Une autre...</p>
-
-<p>En quelques minutes, Callistô avait mis en
-cendres son petit rouleau de feuilles orientales.
-Elle en jeta le bout à demi consumé, où le
-fard de ses lèvres avait laissé du rouge.</p>
-
-<p>Il y eut un silence.</p>
-
-<p>Elle évitait même de me regarder. Elle avait
-pris le paquet carré dans sa main, qui me
-parut agitée comme par une légère émotion,<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[p. 106]</a></span>
-et après qu'elle l'eut examiné sur les quatre
-faces, je vis qu'elle ne me le rendait pas.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Lente, avec le soin qu'on apporte aux objets
-les plus précieux, elle le posa près du cendrier,
-sur le bord d'un divan clair où elle étendit son
-long corps foncé.</p>
-
-<p class="right">
-1898.
-</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[p. 109]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="ESCALE_EN_RADE_DE_NEMOURS" id="ESCALE_EN_RADE_DE_NEMOURS">ESCALE EN RADE DE NEMOURS</a></h2>
-
-
-<p>M. Walter H..., dont le nom est aujourd'hui
-trop célèbre pour qu'il soit nécessaire de
-l'écrire en toutes lettres, a été mon ami pendant
-vingt-quatre heures, un jour où nous
-avons failli périr ensemble.</p>
-
-<p>Lui et moi, nous étions montés, sans nous
-connaître, sur un transatlantique de cabotage,
-la <em>Ville-de-Barcelone</em>, qui faisait le service des
-ports entre la blanche Tanger, Gibraltar et
-Oran. Tempête sur toute la mer. Les journaux
-espagnols achetés à Malaga, racontaient l'engloutissement
-du plus beau croiseur de la
-flotte, la <em>Reina-Regente</em>, coulé bas sous une<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[p. 110]</a></span>
-trombe de vent, avec quatre cent cinquante-cinq
-officiers et matelots, dans les mêmes
-parages. Je revois encore l'aspect de ces journaux
-funèbres et la liste immense des morts
-emplissant la première page noire, depuis
-l'amiral commandant jusqu'aux laveurs de
-sentines.</p>
-
-<p>Nous partîmes le même jour, au milieu
-d'une fausse accalmie qui ne dura pas une
-demi-heure. Sitôt que le navire eut franchi la
-ligne vert sombre de la pleine mer, il bondit,
-plongea, rebondit plus haut, se coucha sur le
-flanc droit et frémit de toutes ses membrures
-comme un petit oiseau terrifié sous l'explosion
-de l'ouragan.</p>
-
-<p>Une vague passa par-dessus le vaisseau et
-s'abattit sur lui de toute sa masse. Une autre
-en fit le tour. Une autre et cent autres. Toute
-la nuit, nous entendîmes l'effondrement des
-flots pesants sur le pont et ses planches plaintives.
-Quelquefois nous sautions sur le faîte
-d'une lame comme un œuf vide dans le panache<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[p. 111]</a></span>
-d'un jet d'eau, et alors l'hélice émergée
-tourbillonnait en l'air avec un bruit strident
-qui sifflait la sirène au milieu de l'orage.
-Par moments, entre deux minutes assourdissantes,
-nous traversions de si profonds silences
-que nous pensions avoir <em>déjà</em> coulé. Heures incomparables
-de grandeur et de beauté tragique.</p>
-
-<p>Le lendemain matin, quand je montai sur
-le pont, à la fin de la tempête, un grand Marocain
-brun, drapé d'un burnous blanc dont les
-plis s'enfuyaient au fil de la rafale, s'approcha
-du capitaine.</p>
-
-<p>&mdash;Quand c'est n's arrivons Melilla? dit-il.</p>
-
-<p>&mdash;A Melilla? fit le commandant. Pas de
-sitôt, mon ami. Dans une quinzaine. Au prochain
-voyage.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce tu dis, dans une quinzaine? Je
-vais Melilla, jord'hui.</p>
-
-<p>&mdash;Oui. Eh bien! tu iras de Nemours. Nous
-avons filé devant Melilla sans relâche. J'aurais
-coulé mon bâtiment si j'avais abordé cette nuit,
-par le temps que nous avons eu.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[p. 112]</a></span></p>
-
-<p>L'Arabe, de fureur, claqua des dents. Il grogna
-un <em>Yekreb beïtak</em> où toute sa colère était grondante;
-puis il s'éloigna sur le pont en se tenant
-aux bastingages et en promenant son regard
-noir sur la côte de sa patrie qui fermait l'horizon
-à l'est.</p>
-
-<hr class="stars" />
-
-<p>La salle à manger dont je poussai la porte
-restait vide, ou à peu près. Deux autres passagers,
-sur cinquante, avaient pu quitter leur
-cabine. C'était d'abord une vaillante voyageuse,
-la vieille marquise de S..., mère d'un député
-français que M. Jaurès combattait déjà. C'était
-ensuite M. Walter H... Celui-ci m'adressa la
-parole, avec la bonne humeur joyeuse qui succède
-aux mauvaises nuits de mer et qui ressemble
-au sourire de la convalescence.</p>
-
-<p>&mdash;Je viens de passer cinq ans au Maroc, me
-dit-il, et je vais en Perse, par Marseille, Constantinople
-et Batoum. Dites-moi, aimez-vous
-les Arabes?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[p. 113]</a></span></p>
-
-<p>Sur ce mot, nous fûmes en sympathie.</p>
-
-<p>Walter H... avait alors vingt-neuf ans. Son
-visage était bruni par le soleil d'Afrique et rasé
-comme à Oxford, mais assez français de ligne
-et d'expression. Il avait couru toutes les routes
-du Maroc et même un peu du Sahara. Il parlait
-la langue arabe avec une telle perfection que
-je le vis un jour, dans les faubourgs d'Oran,
-cerné par un groupe d'indigènes qui le prenaient
-pour un musulman costumé en roumi.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! disait-il, vous ne connaîtrez les vrais
-Arabes que le jour où vous irez là-bas, entre
-Fez et Marrakech, sous le Djebel Aïachin. Partout
-ailleurs, sujet des Turcs, sujet des Français,
-des Anglais, l'Arabe a déjà perdu la
-noblesse de son caractère avec son indépendance.
-Tripolitains négociants, Tunisiens adoucis
-et revêtus de soies bleuâtres, Algérois fonctionnaires
-ou rentiers pacifiques, les premiers
-de la race sont courbés sous la servitude de
-l'Europe; et autour de ceux-là grouille la
-foule pauvre et craintive, qui se soulèverait<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[p. 114]</a></span>
-sans doute à la bonne occasion, mais qui, jusque-là,
-tend la main.</p>
-
-<p>&mdash;Tandis qu'au Maroc...</p>
-
-<p>&mdash;Oh! là-bas! Là-bas, il y a une race antique
-qui, depuis l'origine du monde, n'a jamais
-été esclave. Je crois que cela est unique chez
-les peuples de la terre. Là-bas survivent encore
-huit millions d'hommes libres, fils des grands
-conquérants qui, d'une seule chevauchée, galopèrent
-un jour de la mer des Indes au bassin
-de la Loire, et campèrent à peu près sur leurs
-positions. Ce sont les vieux Sarrasins! Allez les
-voir: ils sont superbes!</p>
-
-<p>Cependant, le navire s'était arrêté sur ses
-ancres, dans une rade aux lignes harmonieuses:
-le village de Nemours s'allongeait devant la
-Méditerranée, Nemours, le seul point de la
-terre marocaine où flotte le drapeau français, le
-seul vallon que le maréchal Bugeaud sut obtenir
-du sultan, après la victoire de l'Isly.</p>
-
-<p>Nous descendîmes dans un canot qui devait
-nous conduire à terre. Le Marocain mécontent<span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[p. 115]</a></span>
-que j'avais entrevu sur le pont nous suivit et
-prit place sur le banc du milieu.</p>
-
-<p>Je le considérai: il avait laissé tomber le
-capuchon blanc de son burnous, et sa fine
-tête se dressait, portée par un cou admirable.
-Les traits de son visage étaient composés de
-tous ceux que nous estimons nécessaires à
-la noblesse d'une expression. Une majesté
-consciente flottait dans son sourcil et jetait
-son ombre à l'œil noir. Ses lèvres minces et
-ses narines attestaient sa race absolument
-pure.</p>
-
-<p>Walter H... le fit parler. Il s'appelait El
-Hadj Omar ben Abd-el-Nebi, caïd de Sidi-Mallouk.</p>
-
-<p>Plusieurs fois déjà, au retour de Tanger, il
-avait gagné sa tribu par l'escale de Melilla, les
-sentiers du Riff et les bords de la rivière; mais,
-détourné de sa route habituelle, il s'inquiétait
-du chemin à suivre par Nemours et Lalla-Marnia,
-car la grande tribu d'Oudjda n'était
-point amie de la sienne.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[p. 116]</a></span></p>
-
-<p>Désignant deux pistolets qui sortaient de sa
-ceinture jaune, je lui dis:</p>
-
-<p>&mdash;Tu es armé.</p>
-
-<p>Il eut une moue de mépris et un mouvement
-d'épaules.</p>
-
-<p>&mdash;Des pétards, murmura-t-il.</p>
-
-<p>A ce moment, nous abordâmes.</p>
-
-<p>Et, quand nous fûmes tous trois à terre, en
-marche dans la vallée fleurie qui monte au
-sortir du village, El Hadj Omar défit un pli de
-son manteau blanc, prit avec précaution, presque
-avec respect, le coutelas qu'il tenait caché
-le long de sa cuisse et le présenta horizontalement.</p>
-
-<p>&mdash;Ça, c'est une arme, dit-il.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Ce coutelas était long comme les deux tiers
-du bras. La poignée en était courte, mais
-solide et bien en main, sans autre garde
-qu'une languette de cuivre qui recouvrait le
-talon. La lame apparut, d'un bleu noir, habillée
-par des dentelles d'or de ses damasquinures<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[p. 117]</a></span>
-fines, et toute nue au fil du tranchant.</p>
-
-<p>El Hadj Omar pinça la nervure avec le bout
-du pouce et de l'index. Sa main fila jusqu'à la
-pointe aiguë, et la contourna en s'échappant,
-comme si elle eût passé autour du feu.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>&mdash;Avec ça, dit-il encore, mon frère a tué
-d'un coup un homme et une femme. D'un coup
-du poing. C'est un bon couteau.</p>
-
-<p>Un homme et une femme? Nous voulûmes
-savoir l'histoire. Le Marocain hésitait. Enfin,
-il se laissa prier.</p>
-
-<p>Nous nous assîmes sur un talus vert, dans
-un tournant de la vallée où les fleurs inondaient
-la terre. Une végétation prodigieuse descendait
-des flancs de la montagne; térébinthes et
-palmiers nains, phyllireas, micocouliers. Des
-buissons de myrtes et de lentisques et de
-bruyères arborescentes environnaient les jujubiers
-couverts de feuilles printanières. Des tamaris
-et des buplèvres croissaient au bord d'une
-eau fuyante où frissonnaient des lauriers-roses.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[p. 118]</a></span></p>
-
-<p>Et tel fut le récit que nous entendîmes dans
-cette vallée paradisiaque:</p>
-
-<hr class="stars" />
-
-<p>El Hadj Omar avait eu un frère, Mahmoud
-ben Abd-el-Nebi, caïd, avant lui, de Sidi-Mallouk.</p>
-
-<p>Mahmoud était déjà mari de trois femmes
-et, depuis longtemps, il ne songeait plus à de
-nouvelles épousailles lorsqu'il rencontra une
-jeune fille errante, et devint fou d'amour
-pour elle, tout à coup.</p>
-
-<p>Elle se nommait Djouhera. Djouhera est un
-mot qui veut dire «la perle». Elle venait des
-plaines de la Tunisie et portait le costume de
-son village: une simple tunique rouge ouverte
-sur le flanc droit et laissant voir le sein dans
-le bâillement de l'étoffe. C'était une fille de
-berger, si toutefois sa mère disait vrai, car on
-ne savait rien de clair sur elles deux, sinon
-qu'elles avaient l'air de deux bohémiennes<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[p. 119]</a></span>
-mécréantes. Mais rien, sur terre ni dans les
-rêves, n'était plus beau que Djouhera.</p>
-
-<p>Aussi, Mahmoud ne fut-il pas insensé, mais
-plutôt malheureux et maudit, le jour où il
-trouva cette fille sur sa route, car elle se promenait
-à visage découvert et chacun pouvait
-voir sa bouche, et n'était-ce pas assez pour le
-malheur d'un homme? Il était tout naturel que
-Mahmoud l'emmenât d'abord pour la saisir et
-l'épousât ensuite pour s'en faire aimer, si
-Dieu le voulait bien. Mais Dieu ne le voulut pas.</p>
-
-<p>Djouhera ne donna rien à Mahmoud, que
-son petit corps indifférent. En échange, elle
-obtint tout, même le divorce des premières
-femmes et l'assentiment du cadi. Elle devint
-maîtresse absolue de son mari et de la maison.
-Et, lorsqu'elle n'eut plus rien à vaincre, elle
-porta plus loin ses désirs, voulut aussi les
-autres hommes.</p>
-
-<p>Quels furent alors ses amants? et qui pourrait
-les compter? Jamais la femme d'un caïd
-ne s'était ainsi débauchée. Elle montait le soir<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[p. 120]</a></span>
-sur les terrasses, le visage dévoilé, la robe entr'ouverte,
-et si un homme l'apercevait, elle
-lui souriait, au lieu de s'enfuir. Les jeunes gens
-de la tribu connurent l'un après l'autre qu'elle
-acceptait toujours celui qui était là. Elle attirait
-le premier venu près d'une porte basse au
-fond de son jardin, sous les branches tombantes
-d'un amandier rose, et jamais on ne put la
-surprendre, car elle goûtait le plaisir de sa
-chair avec une telle promptitude que ses rendez-vous
-les plus tendres duraient l'espace
-d'une étreinte.</p>
-
-<p>Or, un soir, au milieu d'un de ces frissons
-furtifs, Djouhera devint amoureuse.</p>
-
-<p>Cela lui prit comme une puberté, tout à coup,
-à sa grande surprise. Un certain Abdallah,
-aussi pauvre qu'elle-même l'avait été jadis, un
-garçon qui dormait, l'été, sur la terre, et l'hiver,
-dans la mosquée, fut celui qui la transporta
-depuis la volupté jusqu'à la passion. Elle s'enfuit
-à cheval, avec lui.</p>
-
-<p>Pendant des jours et des jours, Mahmoud chercha<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[p. 121]</a></span>
-leur trace sans pouvoir la trouver, car la
-jeune femme était partie en habits d'homme et
-galopait comme un chasseur de lions. Si désespéré
-qu'il fût, Mahmoud était bien décidé à lui
-pardonner plutôt que de la perdre et quelque
-honte qu'on lui en fît, car son amour avait dispersé
-dans le néant tout ce qu'il y avait en lui
-d'orgueil.</p>
-
-<p>Mais il ne savait pas qu'il dût voir ce qu'il vit.</p>
-
-<p>Lorsque au terme de sa poursuite il pénétra
-enfin dans la chambre d'auberge où il retrouvait
-Djouhera, les deux amants étaient si enivrés
-l'un de l'autre qu'ils ne l'entendirent pas
-entrer. Mahmoud cria deux fois: «Djouhera!...
-Djouhera!...» puis, sans savoir ce qu'il faisait,
-il perça d'un seul geste le jeune homme sur la
-femme et la femme avec lui, et le plancher par-dessous.</p>
-
-<p>L'homme mourut sur le coup. Djouhera
-poussa un cri faible, mais long comme un cri
-d'extase. Elle ouvrit tout à fait ses yeux d'agonisante,
-tourna la tête et murmura:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[p. 122]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;O Mahmoud, c'est Dieu qui t'envoie... Je
-priais Dieu de me faire mourir au milieu de
-ma félicité. C'est lui qui vient d'armer ta main...
-Oh! Dieu! quelle belle nuit est ma dernière
-nuit... Toi, Mahmoud, tu mourras dans la souffrance,
-dans la vieillesse et la maladie... Et
-moi je m'en vais dans un évanouissement de
-bonheur... Sois béni, Mahmoud; sois béni,
-Mahmoud; sois béni...</p>
-
-<p>Et plusieurs fois, elle répéta jusqu'à sa dernière
-haleine:</p>
-
-<p>&mdash;Sois béni, Mahmoud; sois béni, béni...</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>El Hadj Omar, ayant achevé son récit, tira
-une seconde fois du fourreau le coutelas où je
-crus voir, vaguement, des reflets rouges. Puis,
-nous reprîmes notre promenade le long de la
-vallée fleurie. A nos pieds, un marmot arabe
-agaçait dans le sable sec un petit scorpion noir,
-furibond et retroussé.</p>
-
-<p class="right">
-Biarritz, 1903.
-</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[p. 125]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="LA_FAUSSE_ESTHER" id="LA_FAUSSE_ESTHER">LA FAUSSE ESTHER</a></h2>
-
-
-<p>Au milieu du catalogue rouge, je lus ce prodigieux
-article:</p>
-
-<table id="catalogue_esther">
-<tr><td>MANUSCRIT.&mdash;Fragment d'un journal intime (1836-1839),</td></tr>
-<tr><td>par M<sup>lle</sup> Esther van Gobseck, philosophe néerlandaise </td><td> 50 fr.</td></tr>
-
-<tr><td>Intéressant. Détails inédits sur Fichte.</td></tr>
-</table>
-
-<p>Les principaux types romanesques dont le public
-conserve le souvenir, acquièrent souvent
-une célébrité qui dépasse celle des personnages
-historiques de même ordre. Si peu balzacien
-que puisse être le lecteur, il me permettra de
-supposer qu'il n'ignore pas Esther Gobseck.<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[p. 126]</a></span>
-Lui-même lisant cette annonce eût manifesté
-une extrême surprise, personne n'en saurait
-douter.</p>
-
-<p>Une heure plus tard, j'étais chez le libraire
-et le document m'appartenait. On voulut l'envelopper;
-je n'y consentis pas, et dans la voiture
-qui me ramenait je commençai de l'examiner.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Mon acquisition était une sorte de registre
-couvert d'un papier à fleurs. A la première page,
-M<sup>lle</sup> Gobseck, ou plutôt son homonyme, avait
-aquarellé d'une main timide et sage deux bouquets
-de roses liés par un ruban d'azur. Une
-hirondelle et un papillon, qui se trouvaient être
-de la même taille, volaient au-dessus de la
-composition, et vers le milieu de la feuille se
-lisait cette calligraphie:</p>
-
-<p class="center"><em>II<sup>e</sup> CAHIER DE MON JOURNAL</em></p>
-
-<p><em>Commencé le 5 mars 1836</em> (<em>Anniversaire!</em>)</p>
-
-<p><em>Terminé le...</em></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[p. 127]</a></span></p>
-
-<p>Le catalogue avait dit vrai. M<sup>lle</sup> Gobseck parlait
-de Fichte; sinon pour l'avoir connu (puisque
-le grand Johann-Gottlieb était mort depuis
-1814) au moins pour avoir eu l'honneur d'entendre
-parler son fils Hermann, pendant un
-séjour en Prusse.</p>
-
-<p>De même l'annonce avait dûment traité de
-philosophe cette Néerlandaise.</p>
-
-<p>La philosophie et M<sup>lle</sup> Gobseck étaient inséparables;
-mais au cours de cette sympathie
-entre une abstraction et une réalité, la première
-ne donnait guère, encore que la seconde
-crût recevoir beaucoup. Le zèle de M<sup>lle</sup> Gobseck
-à évoluer de la raison pure jusqu'à la raison
-pratique n'avait d'égale que la résistance sourde
-opposée à ses efforts par sa lente cérébralité.
-Les thèses et les antithèses qui s'affrontaient
-dans son esprit ne se rencontraient nulle part
-ailleurs dans le champ de l'intelligence humaine,
-et elle en tirait des synthèses qui étaient
-d'abord remarquables par la surprise qu'elles
-ne lui causaient pas.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[p. 128]</a></span></p>
-
-<p>Mais rien ne la décourageait. M<sup>lle</sup> Gobseck
-éprouvait à l'égard de la philosophie cette
-<em>Liebe ohne Wiederliebe</em>, cette passion non
-partagée, que l'on s'accorde à regarder comme
-incomparable, en sentiment comme en expression.
-Elle aimait à régler sa vie en tous temps
-d'après ses principes, je veux dire d'après les
-principes des maîtres. Elle se gardait de croire
-aux critériums trompeurs de ses sens, aux
-conseils néfastes de ses goûts, aux fallacieux
-bavardages de ses opinions personnelles, et
-rien ne lui semblait véritable, légitime ou
-digne de foi, qui ne reposât d'abord sur un
-enseignement. Sa paix intérieure était à ce
-prix.</p>
-
-<p>Les années 1836 et 1837 n'amenèrent aucun
-événement notable dans son existence. La petite
-ville, où elle passait des jours sans tristesses
-ni joies et parfaitement exempts de surprises,
-donnait un horizon tranquille à ses
-méditations régulières. En 1838, elle fit un
-voyage en Prusse, voyage d'études et de perfectionnement,<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[p. 129]</a></span>
-au cours duquel toute aventure
-lui fut, semble-t-il, épargnée.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Ce préambule exposé pour l'instruction du
-lecteur, je me bornerai à transcrire les dernières
-pages du journal que j'ai sous les yeux
-sans insister autrement sur ce qu'elles présentent
-d'extraordinaire.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[p. 131]</a></span></p>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p class="right">
-28 mars 1839.
-</p>
-
-<p>«Mina est venue me voir ce matin, à cinq
-heures et demie. D'habitude, je ne la vois jamais
-avant le lever du soleil, bien qu'elle et moi nous
-travaillions de bonne heure... Je suis allée lui
-ouvrir, une chandelle en main et mes cheveux
-sur le dos, dans une tenue où je n'aime pas à
-me montrer; mais je me coiffais et je ne l'attendais
-pas.</p>
-
-<p>«Je lui ai dit: «Qu'y a-t-il?»</p>
-
-<p>«Et elle m'a répondu: «Ah! Esther!»</p>
-
-<p>«Bien inquiète, je l'ai fait asseoir, et je lui
-ai demandé si elle n'était pas malade, ou si son<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[p. 132]</a></span>
-grand-père n'était pas plus mal, ou si peut-être
-la petite sœur... mais il ne s'agissait pas d'elle;
-il s'agissait de moi, hélas!</p>
-
-<p>«Elle tenait deux volumes à la main et elle
-me les tendit en disant:</p>
-
-<p>«&mdash;Lis toi-même.»</p>
-
-<p>«Je lus: <span class="smcap">H. de Balzac</span>, <em>la Femme supérieure</em>,
-et je repris:</p>
-
-<p>«&mdash;Qu'y a-t-il là-dedans?</p>
-
-<p>«&mdash;Ce qu'il y a, répondit-elle. Il y a que
-ces deux volumes contiennent trois romans,
-et que dans le troisième il est question de toi,
-sous les traits d'une fille perdue.</p>
-
-<p>«Elle m'avait dit cela si brusquement... Je
-me trouvai mal tout de suite et perdis conscience...</p>
-
-<p>«Lorsque je fus de nouveau capable de l'entendre,
-Mina continuait:</p>
-
-<p>«&mdash;Oui, oui, c'est affreux, mais il faut que
-tu lises, Esther, il faut que tu lises. C'est une
-Hollandaise, te dis-je; elle s'appelle Esther
-comme toi; Gobseck, comme ton père: c'est ton<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[p. 133]</a></span>
-nom, c'est toi enfin, à toutes les pages de cet
-horrible livre. S'il continue de se vendre, ce
-roman de l'enfer, tu es déshonorée, ma fille,
-comprends-tu; il faut agir tout de suite, aller
-à Paris, parler à l'auteur...»</p>
-
-<p>«Miséricorde! quel malheur sur moi! Mina
-m'a montré quelques pages. Ce troisième roman
-s'appelle <em>la Torpille</em><a name="NoteRef_1_1" id="NoteRef_1_1"></a><a href="#Note_1_1" class="fnanchor">[1]</a>... Esther Gobseck...
-Esther Gobseck... En effet, c'est moi, c'est le
-nom de mon père... et dans quelle compagnie,
-Seigneur! dans quelles maisons! Ah! mon
-Dieu! quel malheur sur moi! Mon Dieu! Mon
-Dieu! je n'y survivrai pas! Mon Dieu! faut-il
-avoir vécu comme je l'ai fait pendant vingt-sept
-ans selon la sagesse et parfois au prix de quelles
-luttes avec mes penchants naturels! faut-il
-avoir tout sacrifié aux fortifications de cette
-maison pure où je veux qu'habite mon âme et
-se cultive mon esprit! faut-il avoir renoncé<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[p. 134]</a></span>
-même aux félicités du mariage pour se voir à
-la fin souillée moralement, salie par un Français
-que je ne connais même point, traînée
-sous mon propre nom dans la boue du ruisseau
-de Paris... Ah! mon Dieu! quel malheur sur
-moi!</p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Note_1_1" id="Note_1_1"></a><a href="#NoteRef_1_1"><span class="label">[1]</span></a> La première partie de <em>Splendeurs et Misères</em> parut
-sous ce titre en octobre 1838, en même temps que la
-<em>Femme supérieure</em> et la <em>Maison Nucingen</em>.&mdash;P. L.</p></div>
-
-<p>«Que faire? que faire à présent? Comment
-serai-je reçue par ce romancier si j'ose me
-présenter à lui? Sais-je seulement si je serai
-respectée chez un homme assez débauché pour
-écrire ces infamies? Et puis, qui me dit que
-tout cela n'est pas une vengeance, une machination
-ourdie contre moi? J'ai des ennemis
-dans la ville, bien que je n'aie fait de mal à
-personne. Certains en veulent à ma famille,
-d'autres à ma fortune, d'autres à mon savoir.
-Et puis... et puis... le mal est fait...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[p. 135]</a></span></p>
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p class="right">
-Paris, 12 avril.
-</p>
-
-<p>«Je suis venue. En vérité, je ne sais pas ce
-que je fais ici, mais je suis venue... Mina le
-voulait pour mon honneur. Elle m'a dit qu'il
-était encore temps d'agir pour éviter un mal
-plus grave... Si du moins elle m'accompagnait,
-si je pouvais faire avec elle cette visite qui
-m'épouvante... Mais je suis seule ici dans cette
-ville, où mon nom, depuis six mois, est un
-nom infâme...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[p. 137]</a></span></p>
-
-
-<h3>III</h3>
-
-<p class="right">
-13 avril.
-</p>
-
-<p>«Où demeure M. de Balzac? Comment me
-renseigner? Je suis entrée ce matin chez son
-éditeur et j'ai posé la question. Un employé
-m'a dit: «Qui êtes vous?» et comme je n'osais
-pas me nommer, il m'a répondu grossièrement:</p>
-
-<p>«&mdash;Ah? alors, une créancière? Eh bien!
-si on vous demande l'adresse de Balzac, vous
-direz que vous ne la savez pas.</p>
-
-<p>«Je suis partie... A mon hôtel on ne connaît
-pas même le nom de ce monsieur. Il n'est pas
-si célèbre que Mina me l'avait dit.</p>
-
-<p>«Et cependant ses romans sont chez tous<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[p. 138]</a></span>
-les libraires. J'ai vu, ce soir, la <em>Torpille</em> au
-Palais-Royal et je me suis enfuie en me cachant.
-Il me semble toujours que les passants me
-dévisagent, qu'ils me reconnaissent dans les
-rues...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[p. 139]</a></span></p>
-
-
-<h3>IV</h3>
-
-<p class="right">
-15 avril.
-</p>
-
-<p>«Enfin je sais. M. de Balzac: aux Jardies,
-Sèvres, sur la route de Ville-d'Avray, après
-l'arcade du chemin de fer.</p>
-
-<p>«J'irai demain matin de bonne heure, pour
-être certaine de le trouver chez lui.</p>
-
-<p>«Ah! aurai-je assez de courage?»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[p. 141]</a></span></p>
-
-
-<h3>V</h3>
-
-<p class="right">
-16 avril, midi.
-</p>
-
-<p>«Je ne crois pas que l'on se soit moqué
-de moi, mais quel homme singulier que cet
-écrivain!...</p>
-
-<p>«A sept heures, j'avais pris au Carrousel
-l'omnibus de Sèvres et je m'étais fait arrêter à
-l'arcade de Ville-d'Avray.</p>
-
-<p>«J'ai trouvé sans peine la maison. Elle est
-située à mi-côte d'une colline, sous un parc,
-en plein midi, devant une admirable vue. Partout
-des bois, des forêts, des vallons. La brume
-du matin était si fraîche et si douce autour de
-moi que je me sentais pleine de vaillance et<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[p. 142]</a></span>
-décidée à être forte lorsque j'ai sonné à la grille.</p>
-
-<p>«Un domestique m'ouvre:</p>
-
-<p>«&mdash;Monsieur de Balzac?</p>
-
-<p>«&mdash;Monsieur vient de se coucher.</p>
-
-<p>«&mdash;Il est souffrant?</p>
-
-<p>«&mdash;Non, madame. Monsieur se couche tous
-les jours vers huit heures du matin. Monsieur
-travaille la nuit.</p>
-
-<p>«Vraiment, je ne crois pas qu'il se soit
-moqué de moi... A Paris, on ne voit guère
-d'existences normales... Tous les Français sont
-de tels originaux.</p>
-
-<p>«&mdash;Madame peut revenir à six heures du
-soir, m'a dit le domestique, si Madame tient
-à voir Monsieur.</p>
-
-<p>«Je reviendrai donc, mais cette journée
-d'attente me fait mal aux nerfs et m'enlève
-toute mon énergie. Maintenant j'ai peur, je
-suis épuisée d'impatience et d'appréhensions.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[p. 143]</a></span></p>
-
-
-<h3>VI</h3>
-
-<p class="right">
-16 avril, soir.
-</p>
-
-<p>«Si cette journée n'est pas un rêve, j'en
-resterai folle ou j'en mourrai. Je ne comprends
-pas moi-même comment j'ai le courage d'en
-écrire le récit après l'avoir vécue; mais il
-n'importe, j'écris machinalement, sans voir,
-dans un bourdonnement cérébral qui emporte
-ma raison.</p>
-
-<p>«Je suis entrée chez cet homme à six heures,
-je crois... je ne sais plus... Ah! pourquoi Mina
-m'a-t-elle fait lire ces pages que peut-être
-j'eusse ignorées! Pourquoi le destin s'acharne-t-il
-sur ma tête! Ah! pauvre moi! pauvre moi!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[p. 144]</a></span></p>
-
-<p>«Le domestique m'avait demandé qui
-annoncer... J'ai donné mon nom; j'espérais
-qu'ainsi M. de Balzac saurait tout de suite quel
-était l'objet de ma démarche.</p>
-
-<p>«Pendant cinq minutes je suis restée seule
-dans une antichambre qui n'avait pas de sièges.
-Les quatre murs en étaient blancs, et sur le
-plâtre on avait écrit au charbon: <em>Ici une fresque
-par Delacroix... Ici un bas-relief de Rude...
-Ici une tapisserie des Gobelins...</em> Je ne sais quoi
-encore... Il me vint à l'esprit que j'étais chez
-un fou... Mais non... Ce n'est pas lui qui est fou.
-C'est moi qui suis folle, ce soir. Lui, il a raison,
-il a toujours raison.</p>
-
-<p>«On a ouvert une porte, j'ai fait trois pas,
-je n'ai vu personne... Et soudain une voix terrible
-m'a crié du fond de la pièce:</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>«&mdash;Qui vous autorise, mademoiselle, à
-prendre le nom d'Esther Gobseck?»</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>«Ah! cette voix! elle résonne encore dans
-ma pauvre tête en démence...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[p. 145]</a></span></p>
-
-<p>«J'ai levé les yeux. Un homme était devant
-moi, gros et laid et cependant superbe, avec de
-longs cheveux droits comme j'en ai vu porter
-aux étudiants prussiens. Il était debout derrière
-un bureau où il y avait bien dix mille
-feuilles de papier, plus mêlées, plus houleuses
-que les flots de la mer, et, par-dessus cet
-océan, il me regardait avec des prunelles noires
-que je voyais luire jusqu'à moi, bien qu'il tournât
-le dos à la lumière du jour.</p>
-
-<p>«&mdash;Ah! monsieur», murmurai-je presque
-défaillante.</p>
-
-<p>«Les mots mouraient sur mes lèvres.</p>
-
-<p>«Il frappa du poing le bois de son bureau et
-répéta plusieurs fois:</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>«&mdash;Qui vous autorise? qui vous autorise?»</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>«Alors je ne sais plus comment j'en trouvai
-la force, mais je réussis à murmurer:</p>
-
-<p>«&mdash;Monsieur, <em>je suis</em> Esther Gobseck.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[p. 146]</a></span></p>
-
-<p>«Il porta tout son buste en avant, me foudroya
-d'un regard que je ne pus soutenir, et
-partit d'un éclat de rire qui secoua les murs
-comme la commotion d'une bombe.</p>
-
-<p>«&mdash;Vous? dit-il. Vous!! Esther Gobseck!»</p>
-
-<p>«J'inclinai la tête.</p>
-
-<p>«&mdash;Mademoiselle, reprit-il plus calme, cette
-plaisanterie est détestable. Si vous voulez me
-cacher votre identité, libre à vous. Prenez un
-pseudonyme ou ne vous nommez point, mais
-ne ravissez pas le nom d'une autre! Le nom
-est la propriété la plus sacrée que possède la
-personne humaine.»</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>«D'une main tremblante, j'ouvris ma serviette
-portefeuille et je lui tendis mon passeport
-où mon signalement se trouvait exposé.</p>
-
-<p>«&mdash;Prenez-en connaissance, monsieur. Les
-pièces sont signées du bourgmestre...»</p>
-
-<p>«Il lut, relut, dit à plusieurs reprises:
-«Etrange... curieux... singulier...» Puis il me<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[p. 147]</a></span>
-considéra longuement, et, de pâle que j'étais
-je devins extrêmement rouge.</p>
-
-<p>«&mdash;C'est en règle, fit-il enfin. Il n'y a rien à
-dire. Vous êtes Esther Gobseck... si extraordinaire
-que cela puisse sembler.»</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>«Il chiffonna un papier qu'il jeta dans une
-corbeille, s'assit, et, se retournant soudain vers
-moi:</p>
-
-<p>«&mdash;Alors vous allez me donner tout de suite
-un renseignement dont j'ai besoin. De quoi se
-composait le mobilier de votre chambre à coucher
-lorsque vous êtes entrée à l'Opéra comme
-petite danseuse?</p>
-
-<p>«&mdash;Petite danseuse! m'écriai-je révoltée.
-Mais monsieur, je n'ai jamais été petite danseuse!
-je suis philosophe fichtiste.</p>
-
-<p>«Furieux, il frappa de nouveau le bois du
-meuble:</p>
-
-<p>«&mdash;Mademoiselle, je vous répète que cette
-facétie est déplacée. De deux choses l'une:
-ou bien vous n'êtes pas Esther Gobseck (et<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[p. 148]</a></span>
-c'est ce que j'ai cru tout d'abord), ou bien si
-vous êtes Esther Gobseck, vous êtes la Torpille.</p>
-
-<p>«&mdash;La Torpille, c'est moi? balbutiai-je
-égarée.</p>
-
-<p>«&mdash;Mais bien entendu! Et la Torpille n'est
-pas philosophe fichtiste!»</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>«Après un silence, il se leva, étendit sa main
-dans ma direction et me dit les choses stupéfiantes
-que je vais essayer d'écrire si j'en ai
-encore la force. L'autorité de sa voix était telle
-que je ne l'interrompis à aucun moment.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>«Vous êtes née en 1805, de Sarah van Gobseck
-et de père inconnu. Votre mère, ruinée
-par Maxime de Trailles, est morte assassinée
-par un officier dans une maison du Palais-Royal,
-au mois de décembre 1818. A cette date,
-vous aviez treize ans et, depuis plusieurs
-années déjà, guidée par votre mère Sarah,
-vous meniez la triste vie des petites prostituées
-impubères. C'est alors que vous êtes entrée à<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[p. 149]</a></span>
-l'Opéra. Plusieurs habitués vous entretenaient,
-parmi lesquels Clément des Lupeaulx. J'aurais
-bien besoin de savoir quel fut le mobilier de
-votre chambre à coucher vers cette époque; mais
-puisque vous ne voulez rien dire, passons. En
-1823, on complote de vous envoyer à Issoudun
-chez le vieux Jean-Jacques Rouget sur le point
-d'épouser sa bonne, et que l'on voudrait, grâce
-à vous, détourner de ce mariage indigne. Le
-projet ne réussit pas. Je passe encore sur les
-embarras d'argent qui attristèrent votre dix-huitième
-année, embarras qui vous obligent à
-un expédient honteux. A la fin de cette
-année 1823, vous rencontrez par hasard Lucien
-de Rubempré au théâtre, vous le recevez dans
-votre appartement situé rue de Langlade. Vous
-l'adorez, il vous aime, et je ne vous apprendrai
-point comment, par l'entremise de Vautrin, le
-baron de Nucingen fait votre fortune et celle
-de Lucien tout ensemble. Maintenant, écoutez-moi
-bien.»</p>
-
-<p>«Je l'écoutais, au comble de l'horreur.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[p. 150]</a></span></p>
-
-<p>«&mdash;Nucingen vous est odieux, ma fille. Il a
-trente-huit ans de plus que vous. Il est antipathique
-et même répulsif. Vous le subissez
-avec une aversion croissante. Ecoutez-moi bien:
-le 13 mai, après une soirée donnée en son
-honneur, vous absorberez une perle noire contenant
-un topique javanais, et vous mourrez
-instantanément. Tel est le sort que je vous
-réserve.»</p>
-
-<p>«Hélas! je tremblais comme une feuille.</p>
-
-<p>«&mdash;Comment le savez-vous, monsieur?
-bégayai-je.</p>
-
-<p>«&mdash;Comment je le sais? cria-t-il. Quelle
-inepte question! c'est moi qui vous ai faite!»</p>
-
-<hr class="stars" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[p. 151]</a></span></p>
-
-
-<h3>VII</h3>
-
-<p class="right">
-17 avril.
-</p>
-
-<p>«Ma raison revient peu à peu.</p>
-
-<p>«Maintenant j'y vois clair. La situation
-s'illumine. C'est la lutte de deux certitudes entre
-elles, et pas autre chose, pas autre chose.</p>
-
-<p>«Je crois (je crois) que j'ai vingt-sept ans, que
-je suis née à Maestricht en 1812, que je porte
-le nom de mon père et que j'ai toujours vécu
-en honnête fille; mais au fond quelle preuve
-ai-je de cela? aucune.</p>
-
-<p>«Je ne me fonde ni sur un principe rationnel,
-ni sur une vérité d'expérience, ni sur une sensation
-pour affirmer que telle est ma vie. Je<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[p. 152]</a></span>
-ne puis donc examiner que deux représentations
-pour arriver à la connaissance adéquate
-de mon passé: mon propre souvenir ou le
-témoignage d'autrui. Or, dans le cas actuel, ce
-sont des représentations antagonistes. Reste
-donc à déterminer laquelle des deux primera
-l'autre.</p>
-
-<p>«Eh bien, je me sens encore mentalement
-trop atteinte pour accorder la suprématie à ma
-certitude personnelle. L'homme qui m'a parlé
-hier me domine, je n'en puis pas douter. Considérer
-son esprit comme inférieur au mien
-serait de ma part une insigne niaiserie. Sa clairvoyance
-a été la lumière de ma raison égarée.
-J'ai vécu ces jours-ci dans une hallucination
-dont je n'avais pas même conscience, et qui,
-par un phénomène inexplicable, m'a donné des
-souvenirs fictifs au moment où je perdais mes
-souvenirs conformes.</p>
-
-<p>«Ma personnalité s'est dédoublée si complètement
-que je ne puis pas savoir à quelle date
-exacte s'est faite la métamorphose de mon moi,<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[p. 153]</a></span>
-car je ne trouve à mon service qu'une mémoire
-faussée de fond en comble. Je me sens vivre
-dans l'état mental du rêve, acceptant comme
-vraisemblables des événements chimériques et
-toute une longue suite de souvenirs que M. de
-Balzac, par son témoignage formel, réduit à
-néant.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[p. 155]</a></span></p>
-
-
-<h3>VIII</h3>
-
-<p class="right">
-18 avril.
-</p>
-
-<p>«Ainsi je suis une de ces femmes... Mon
-Dieu! je ne m'en doutais guère, je ne voyais
-pas la vérité; mais quelle folie de la nier;
-quelle folie! Ma sensation intervient pour corroborer
-le témoignage. Je ne suis pas physiquement
-pure; ma chasteté n'est qu'intellectuelle,
-j'ai les sens impérieux d'une courtisane; mon
-corps est brûlé d'un feu intérieur. Comment le
-nier, hélas! et toutes mes faiblesses! et toutes
-les faiblesses de ma volonté!»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[p. 157]</a></span></p>
-
-
-<h3>IX</h3>
-
-<p class="right">
-19 avril.
-</p>
-
-<p>«Ce soir je suis sortie pour accomplir mon
-destin; mais quelle étrange métamorphose est
-la mienne! J'ai totalement oublié mes habitudes
-premières. La seule pensée d'y revenir
-m'effarouche et la timidité m'étrangle au moment
-d'articuler un mot.</p>
-
-<p>«Un inconnu que j'ai osé aborder m'a prise
-sans doute pour une mendiante, car il m'a jeté
-cinquante centimes et ne m'a pas invitée à le
-suivre. Peut-être n'ai-je pas le costume...
-Peut-être aussi n'ai-je pas la voix.»</p>
-
-<hr class="stars" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[p. 159]</a></span></p>
-
-
-<h3>X</h3>
-
-<p class="right">
-5 mai.
-</p>
-
-<p>«La fin approche, la fin de ma pauvre destinée.
-Je sais bien, quoique je n'ose pas l'écrire;
-je sais trop bien pourquoi le 13 mai prochain,
-comme l'a prédit M. de Balzac, je passerai de
-la vie à la mort en avalant une perle noire...</p>
-
-<p>«Une perle noire, contenant un topique
-javanais... Où la trouver, cette perle noire qui
-renferme l'éternité? Je vais de boutique en
-boutique, chez les pharmaciens, chez les herboristes...
-On m'offre des poisons, mais pas
-celui-là... (Oh! Dieu! l'horrible vie, et que la
-mort me sera douce!)... Je veux un topique<span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[p. 160]</a></span>
-javanais, un topique javanais dans une perle
-noire... M. de Balzac l'ordonne ainsi.»</p>
-
-<hr class="stars" />
-
-<p>(Le manuscrit s'arrête là. Suivent 41 pages
-blanches.)</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[p. 163]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="LA_CONFESSION_DE_MLLE_X" id="LA_CONFESSION_DE_MLLE_X">LA CONFESSION DE M<sup>LLE</sup> X</a></h2>
-
-
-<p>L'abbé de Couézy n'aimait pas qu'on lui fît
-certaines questions, même du ton le plus honnête,
-sur son expérience du confessionnal.
-Mais il ne se passait guère de jour où quelqu'un
-ne les lui posât point.</p>
-
-<p>On eût pu dire de lui qu'il était mondain,
-à la condition que cette épithète n'impliquât
-rien de désobligeant pour son caractère, car on
-le voyait presque aussi souvent à l'église que
-dans les salons, et, s'il s'en fallait de quelque
-chose, c'est qu'une messe est une cérémonie
-plus brève qu'une visite ou un dîner. L'abbé
-de Couézy était religieux.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[p. 164]</a></span></p>
-
-<p>Le trait dominant de sa physionomie grasse
-et fine était d'abord l'intelligence et, plus spécialement,
-la perspicacité. Lorsqu'il regardait
-un nouveau venu, ses petits yeux faisaient
-lentement le tour du personnage à découvrir;
-puis les paupières se refermaient avec un singulier
-battement, comme des lèvres qui murmurent:
-«Va, maintenant, je sais qui tu es.»</p>
-
-<p>Il confessait tout Paris. Les dames le choisissaient
-en foule pour directeur de leurs consciences
-toujours justement alarmées. On le
-savait assez homme du monde pour ne pas
-envoyer à Rome une pénitente paisiblement
-relapse dans un adultère de tout repos; et
-cependant son indulgence était assez mesurée
-pour qu'en se jetant à ses pieds nul repentir
-même éphémère n'eût la certitude absolue
-d'être pardonné à l'avance. Quand les dames
-consentent à pécher, on serait mal venu de
-leur dire que leur faute n'existe point.</p>
-
-<p>Eh bien! lorsque l'abbé de Couézy en visite
-quittait le canapé du salon pour le fauteuil de<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[p. 165]</a></span>
-cuir du fumoir brumeux, lorsqu'il se glissait
-avec discrétion au milieu des causeries entre
-hommes, il arrivait que sa présence transformait
-aussitôt la forme des discours sans en
-altérer le fond, sinon par réticence. On le prenait
-volontiers pour informateur, encore qu'il
-se refusât avec indignation à jouer ce rôle.
-Les habiles, tentant d'obtenir ses confidences
-en les faisant dévier insensiblement du général
-au particulier, débutaient par cette phrase ou
-quelque autre semblable:</p>
-
-<p>&mdash;Vous, monsieur l'abbé, vous qui connaissez
-notre époque mieux que personne, qu'est-ce
-que vous pensez des mœurs?</p>
-
-<p>Et lui, en agitant les mains:</p>
-
-<p>&mdash;Que me demandez-vous là! s'écriait-il.
-Mais je ne puis rien dire! je ne puis rien dire!
-Nous ne devons retenir de chaque confession
-que l'expérience nécessaire à bien entendre
-les autres et à acquérir par là un esprit juste,
-ou plutôt encore judicieux à l'égard des cas
-difficiles. Mais s'il nous est défendu de révéler<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[p. 166]</a></span>
-une confession, même anonyme, à plus forte
-raison ne devons-nous pas exposer le sommaire
-de tous les aveux, en tirer la quintessence
-et l'offrir aux curiosités sous prétexte de
-philosophie.</p>
-
-<p>Le jour où je l'entendis prononcer cette
-phrase, quelqu'un en releva le dernier mot:</p>
-
-<p>&mdash;Si cette philosophie était salutaire?</p>
-
-<p>&mdash;Elle ne peut être que funeste, monsieur,
-comme toute morale qui s'appuie sur la description
-de la faute à éviter. L'homme n'est
-complètement démoralisé que dans les pays
-qui souffrent d'une surabondance de moralistes.
-Constater l'extension d'un vice avec le
-dessein d'en inspirer l'horreur, c'est d'abord
-oublier que l'auditeur retient l'exemple donné,
-lequel lui servira d'excuse s'il tombe dans le
-même égarement. Aussi je me garderai bien
-de vous dire ce que je sais des mœurs de mon
-temps, car les vôtres en deviendraient pires
-et j'en serais plus affligé que vous.</p>
-
-<p>Nous convînmes avec modestie que l'abbé de<span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[p. 167]</a></span>
-Couézy parlait d'or. Pourtant la même voix
-insista:</p>
-
-<p>&mdash;Tout le monde n'a pas votre réserve,
-monsieur l'abbé. J'ai rencontré dernièrement
-un prêtre qui a été deux ans vicaire tout près
-d'ici, à Sainte-Clotilde. Il est épouvanté de ce
-qu'il a entendu pendant ses deux années de
-confession au faubourg. Épouvanté. Il ne s'en
-cache pas. Adultères partout, séduction des
-jeunes filles, avortements, infanticides, empoisonnement
-du père ou de l'époux... il se passe
-des choses effroyables au sein des familles, et
-personne ne le sait, hors le confessionnal.
-Tout scandale qui germe est écrasé dans l'œuf.
-D'autres sont admis, reçus, imposés s'il le faut.
-On voit se multiplier partout, comme une
-peste, un vice presque inconnu autrefois des
-hautes classes... Vous savez lequel, monsieur
-l'abbé?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! il y en a beaucoup, fit doucement
-l'abbé de Couézy. Je ne saurais trop celui que
-vous voulez désigner.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[p. 168]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;L'inceste, mais oui, tout simplement.
-Qui de nous a jamais entendu parler d'inceste
-il y a vingt ans? Dans ma jeunesse on ne connaissait
-cela que par la Bible. Un homme qui
-aurait mis à mal sa sœur ou sa fille eût été
-tenu pour fou et enfermé comme tel puisque
-le Code pénal ne prévoit pas le cas. Et voici
-qu'aujourd'hui c'est la faute à la mode. On
-n'entend plus que cela au confessionnal, si
-mes renseignements sont bons. Le premier
-amant, c'est le frère. Nous revenons aux Ptolémées.
-Le frère initie, déniaise, pervertit,
-séduit, est aimé. Si d'aventure il n'y a que des
-filles dans la chambre des enfants, leur crime
-se complique ou se simplifie, je vous laisse le
-choix du terme...</p>
-
-<p>L'abbé garda le silence.</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, dites une opinion, répéta l'interlocuteur.
-Suis-je bien informé? Vous qui
-confessez toute la rue de Varennes, trouvez-vous
-que j'aie noirci le tableau des mœurs du
-temps? Au sujet de l'inceste, en particulier,<span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[p. 169]</a></span>
-ai-je calomnié les jeunes filles? Avouent-elles,
-voyons, confessent-elles?</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>L'abbé de Couézy s'accouda au fauteuil avec
-un sourire très fin, à peine dessiné sous les
-yeux, et qui semblait s'adresser à lui-même...
-Puis il chuchota:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mais elles se vantent.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>En relevant les paupières l'abbé constata
-qu'on ne l'avait pas compris. Nous faisions la
-mine de gens qui attendent une réponse grave
-et qui reçoivent une pirouette. Il s'expliqua,
-un peu blessé.</p>
-
-<p>&mdash;Si je parlais ici, devant des confesseurs,
-je n'aurais rien de plus à dire. On aurait assez
-entendu ma pensée; mais il est naturel que
-vous ne pressentiez pas toute l'intuition qu'il
-nous faut exercer pour discerner le vrai du
-faux, entre les réticences sur les faits que l'on
-nous cache, et les exagérations sur les fautes
-que l'on nous expose.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[p. 170]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Exagérations?</p>
-
-<p>&mdash;Très fréquentes... Comprenez bien
-d'abord ceci: le confessionnal n'est un lieu
-mystérieux et redoutable que pour les paroissiens
-qui s'en tiennent éloignés. Les fidèles
-qui, tous les samedis, viennent s'agenouiller
-sur son petit banc finissent par y acquérir une
-familiarité dont vous ne vous doutez point.
-Nous les rassurons, cela est indispensable;
-sans nos encouragements nous ne saurions
-jamais rien; mais, il arrive assez souvent que
-notre affabilité dépasse le but; et vous allez
-savoir comment.</p>
-
-<p>L'abbé de Couézy baissa la voix:</p>
-
-<p>&mdash;A onze ans, les jeunes filles viennent à
-nous. Elles confessent d'abord leurs petits
-péchés: colère, gourmandise ou paresse; puis,
-tout à coup, vers treize ou quatorze ans, elles
-parviennent à l'âge d'un péché nouveau dont
-l'aveu leur cause une honte extrême. Quelques-unes
-ne peuvent jamais se résoudre à nous en
-parler. Alors, comme d'une part il n'y a pas<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[p. 171]</a></span>
-d'exemple qu'aucune d'elles s'en soit corrigée
-avant son mariage; comme, d'autre part, elles
-comprennent vite qu'une absolution imméritée
-les met dans un état d'impénitence plus grave
-que l'impénitence simple, elles luttent pendant
-un an ou deux, et désertent le confessionnal:
-celles-là sont perdues pour l'Église... Tout à
-l'opposé, nous voyons des jeunes filles s'enhardir
-avec une aisance qui nous confond. Au
-début ce n'est pas impudeur de leur part, loin
-de là; c'est piété, humilité, soumission, mortification.
-Mais quoi? tout cela se métamorphose.
-Insensiblement l'aveu, lui aussi, devient une
-habitude agréable... S'il arrive que le péché
-ait des complices, s'il peut donner matière à la
-narration d'une aventure; si une amie, un cousin,
-un danseur y est mêlé, alors ce sont des récits
-qui n'en finissent point, et plus nous répétons:
-«Ma chère enfant, pas de détails!» plus on nous
-répond: «Mon père, il faut bien que je vous
-explique, sans cela vous ne comprendriez pas.»</p>
-
-<p>Nous nous regardâmes sans mot dire.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[p. 172]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! (et c'est là que je voulais en
-venir) certaines jeunes filles, nerveuses à
-l'excès, s'accusent sans aucune mesure. Elles
-nous en disent plus qu'il n'y en a. Peut-être
-inconsciemment elles regardent comme également
-réalisés les péchés qu'elles ont sur le
-cœur et ceux qu'elles ont dans la tête. Elles
-s'attribuent les vices qu'elles n'osent pas
-commettre. Elles nous présentent comme
-s'étant déroulée sur le canapé d'un petit salon
-une scène qui a véritablement commencé là,
-mais qui ne s'est terminée que dans leur
-cerveau... Voilà ce dont il faut avertir le
-confesseur débutant, sous peine de le voir
-juger avec trop de rigueur les coutumes du
-siècle. Parmi les histoires que l'on nous
-raconte, les plus vilaines sont «arrangées».
-Encore une fois, le confessionnal n'est pas un
-lieu extra-terrestre: là, comme ailleurs, on se
-vante de tout, même du mal que l'on n'a pas
-fait.</p>
-
-<p>L'abbé se renversa dans son fauteuil en<span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[p. 173]</a></span>
-homme qui vient de trancher un différend.</p>
-
-<p>Cependant, nous n'étions pas convaincus. Le
-même contradicteur se chargea de le lui dire:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne doute pas, monsieur l'abbé, que
-vous ne soyez un psychologue fort expert, et
-plus apte qu'aucun de nous à pénétrer les
-secrètes pensées. Les hommes qui savent
-ainsi regarder au delà des prunelles possèdent
-un don inestimable autant qu'il est rare, et
-pourtant ce don-là connaît des limites, même
-chez ceux qui le possèdent au plus haut degré.
-Sur quoi vous fondez-vous pour démasquer le
-mensonge? Sur votre seul jugement. Il n'y a
-ni preuves, ni témoins au confessionnal.
-Croyez-vous être certain que, pendant ces confessions
-graves auxquelles vous n'ajoutez pas
-foi, votre jugement échappe à l'influence d'un
-optimisme préconçu? Ne pensez-vous jamais
-que telle scène invraisemblable est par conséquent
-apocryphe? Les médecins qui s'occupent
-de psychopathie ont pour axiome que tout est
-possible. Vous ne paraissez pas être de leur avis.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[p. 174]</a></span></p>
-
-<p>De la tête, l'abbé fit un geste vague qui
-signifiait: «Ce n'est pas la question.» Puis,
-après un silence calculé, il dit simplement:</p>
-
-<p>&mdash;J'ai des preuves.</p>
-
-<p>Tous nos regards les lui demandaient.
-Brusquement résolu, il croisa les jambes:</p>
-
-<p>&mdash;Au fait, je puis parler, dit-il. A l'instant
-je me retranchais derrière des secrets inviolables.
-Mais j'ai reçu naguère une confession
-de femme que je puis révéler sans péché,
-vous en conviendrez tout à l'heure.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Il releva la tête sur le haut du dossier avec
-un sourire circulaire et imperceptiblement
-vaniteux, qui semblait prendre conscience des
-curiosités éveillées. Enfin, il commença le
-récit:</p>
-
-<p>&mdash;A une époque que je ne précise pas,
-j'étais prêtre dans une paroisse de Paris que je
-ne dirai pas davantage: il vous suffira de savoir
-que mon église s'élevait très loin de Saint-Thomas
-et que mes ouailles étaient des pauvres.<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[p. 175]</a></span>
-Comme j'attendais, un jour, devant le confessionnal,
-l'heure où mes pénitentes devaient
-se présenter, je vis approcher une personne fort
-élégante, mais d'une élégance sobre et qui
-n'était assurément pas ma paroissienne: certains
-chapeaux ne se portent guère qu'entre les
-Invalides et le Palais-Bourbon. Elle avait le
-visage et la taille d'une jeune fille de vingt-huit
-ans; il est d'ailleurs inutile que je vous la
-décrive. Sur mon invitation elle s'agenouilla,
-et voici ce que j'appris d'elle après un préambule
-où elle m'avertissait que sa confession serait
-grave.</p>
-
-<p>» Depuis douze ans elle se tenait éloignée de
-la communion. A dix-sept ans, voyageant
-seule avec son père dans l'intérieur de l'Italie,
-elle arrive un soir à Pise dans un hôtel comble
-où tous deux sont contraints d'accepter une
-simple chambre à deux lits: circonstance
-funeste qui les égare. Désormais, dans la
-suite du voyage, ils ne s'inscrivent plus sur les
-registres comme «Monsieur et Mademoiselle»,<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[p. 176]</a></span>
-mais comme «Monsieur et Madame», afin de
-conserver partout leur liberté d'appartement.
-Jusqu'à cet endroit du récit, rien d'extraordinaire,
-n'est-ce pas?</p>
-
-<p>Il y eut des exclamations.</p>
-
-<p>&mdash;Au retour, continua l'abbé de Couézy
-imperturbable, la situation se maintient, plus
-dissimulée sans doute (car la jeune fille a encore
-sa mère), mais jamais interrompue. Sous prétexte
-de longues promenades côte à côte, les
-coupables vont cacher leurs erreurs dans un
-appartement loué. Je passe, bien entendu, sur
-le détail de ces fautes, encore que la pénitente
-ne m'ait fait grâce d'aucune explication. Mais,
-tout à coup, le père meurt... Pendant les deux
-années qui suivent, la santé morale de la jeune
-fille s'altère gravement. Ses sens, éveillés à
-l'extrême, se contiennent mal sous la surveillance
-maternelle. Plusieurs mariages projetés
-échouent. Des troubles nerveux interviennent,
-accompagnés et suivis de souffrances. Une
-nuit, incapable de résister davantage à la tentation<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[p. 177]</a></span>
-du péché, elle se lève, pénètre dans la
-chambre de son jeune frère qui a quatorze ans,
-et, sans ruse, sans prétexte, muette et folle, le
-prend dans son lit. Elle m'a conté cette terrible
-scène dont elle avait encore la violence dans
-la voix, disant tout, luttes, refus, prières, et la
-résistance chrétienne de l'enfant, lequel ne
-peut toutefois commander à son corps et finit
-par être surmonté. Pendant quinze jours elle
-le garde à elle, moins hostile mais de plus en
-plus tourmenté par le remords, et enfin la
-première confession du petit le lui arrache
-pour jamais. Plus elle le prie, plus il s'obstine,
-s'enferme à clef, menace de tout dire. Alors,
-messieurs, elle l'empoisonne... Instruite par
-un procédé qu'elle trouve dans un feuilleton
-populaire, elle se procure un poison lent, sans
-traces ni douleurs, mais qui tue peu à peu. Elle
-voit sa victime dépérir et s'éteindre sous ses
-yeux qui ne lui pardonnent point. Chaque
-jour elle lui laisse mentalement à choisir
-entre le crime et le tombeau, sans démasquer<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[p. 178]</a></span>
-la main qui soulève la pierre et enfin la laisse
-retomber.</p>
-
-<hr class="stars" />
-
-<p>L'œil du prêtre nous parcourut avec un éclair
-tragique, resta quelque temps allumé d'horreur
-et, nous regardant toujours en face, prit
-un sourire de franche gaieté.</p>
-
-<p>Pour nous, en écoutant cette histoire, nous
-avions oublié jusqu'au bout qu'il s'agissait
-d'une confession suspecte. Le ton du narrateur
-était si formellement affirmatif que nous
-avions perdu de vue l'occasion, l'objet du
-récit.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'y a-t-il de vrai dans tout cela? demanda
-quelqu'un.</p>
-
-<p>&mdash;Pas un mot. Rien, mais rien, pas une
-scène, pas un détail, pas un personnage, pas
-un fait, rien, littéralement rien, ce qui s'appelle
-rien... Six mois après avoir reçu cette confession,
-je changeais de paroisse; la mère de la<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[p. 179]</a></span>
-jeune fille devenait ma pénitente et moi le
-familier de sa maison. Il y a de ces hasards,
-n'est-ce pas? J'appris successivement que
-jamais M<sup>lle</sup> X... n'avait voyagé en Italie; que
-son père était mort lorsqu'elle avait deux ans;
-qu'elle avait toujours été fille unique, et enfin
-que sa réputation restait inattaquable. Ainsi,
-non seulement l'histoire était fausse, mais il
-était matériellement impossible qu'elle fût
-véritable en l'une quelconque de ses parties,
-puisque les deux complices n'avaient pas
-existé. Ainsi tout le roman que vous venez
-d'entendre,&mdash;le premier inceste, le second,
-l'hôtel de Pise, l'appartement de Paris, le deuil,
-la scène violente, la confession de l'enfant, la
-lutte, le poison,&mdash;tout cela, et les mille détails
-que je ne vous ai pas dits, tout cela, je le
-répète, avait pris naissance dans le cerveau
-d'une vierge chrétienne qui n'allait même pas
-au bal tant elle fuyait les tentations.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>L'abbé de Couézy se leva, et, terminant sa<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[p. 180]</a></span>
-longue visite par un peu de latin et un peu de
-malice:</p>
-
-<p>&mdash;<em>Lasciva pagina</em>, dit-il, <em>vita proba</em>. Avec
-ces quatre mots si clairs on ferait le portrait
-moral d'une petite jeune fille.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[p. 183]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="LAVENTURE_EXTRAORDINAIRE" id="LAVENTURE_EXTRAORDINAIRE">L'AVENTURE EXTRAORDINAIRE DE MADAME ESQUOLLIER</a></h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Lorsqu'en sortant de l'Opéra, suivie de sa
-jeune sœur Armande, M<sup>me</sup> Esquollier se fut
-assise dans son coupé automobile:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien? dit-elle. Ton impression?</p>
-
-<p>&mdash;D'abord; physiquement, il est délicieux!</p>
-
-<p>&mdash;Bon. Inutile de continuer. Tu es prise,
-ma chérie. Embrasse-moi. C'est conclu.</p>
-
-<p>Elles s'enlacèrent avec tendresse, mais
-Armande protesta:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[p. 184]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Non, non, tu vas trop vite, Madeleine.
-Qu'importe qu'il me plaise? Je lui ai déplu. Il
-a passé une heure à me faire des critiques, et
-moi, comme une sotte, à les mériter.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que cela veut dire?</p>
-
-<p>&mdash;J'ai une trop jolie robe, paraît-il. Ce n'est
-pas une robe de jeune fille, c'est une robe
-d'actrice.</p>
-
-<p>&mdash;Quel petit insolent!</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas tout, ma chère. Il a trouvé
-singulier qu'on me mène à l'Opéra un jour de
-ballet. Son père et sa mère ont été présentés
-(de loin) un soir où l'on jouait <em>Zampa</em> et les
-<em>Rendez-vous bourgeois</em>, pièces convenables, à
-son avis. J'ai eu le malheur de lui dire que
-<em>Zampa</em> était une histoire de viols, et il m'a
-regardé d'un air suffoqué. Je lui ai dit aussi
-que les <em>Rendez-vous bourgeois</em> apprenaient
-aux jeunes filles comment on introduit un
-monsieur dans sa chambre, et il est devenu
-tout pâle.</p>
-
-<p>&mdash;Mais aussi pourquoi...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[p. 185]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas. J'étais énervée jusqu'au
-bout des ongles. Il m'aimait, je le sentais bien.
-Alors je prenais plaisir à le scandaliser pour
-qu'il m'aime encore avec mes défauts... Mais je
-crois que j'ai été trop loin.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que tu as pu lui dire?</p>
-
-<p>&mdash;Je lui ai montré dans un coin de la scène
-les deux petites Italiennes dont tu m'avais
-parlé l'autre jour et je lui ai confié...</p>
-
-<p>&mdash;Que c'était un ménage?</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>&mdash;Ça, par exemple, c'est une gaffe.</p>
-
-<p>&mdash;N'est-ce pas? soupira la jeune fille.</p>
-
-<p>&mdash;Et qu'est-ce qu'il a répondu?</p>
-
-<p>&mdash;Il m'a demandé avec qui.</p>
-
-<p>Madeleine éclata de rire entre ses gants, et
-conclut, sans égards pour les sentiments de sa
-sœur:</p>
-
-<p>&mdash;Mon enfant, ce garçon est une perle. Je ne
-te laisserai pas manquer un pareil mari. Tu
-l'épouseras. Il est précieux.</p>
-
-<p>Puis, sans transition:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[p. 186]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Ah ça! dit-elle, mais nous roulons depuis
-vingt minutes. Quel chemin suivons-nous donc?</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Armande effaça la buée qui embrumait la
-vitre, et dit:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vois rien... Il fait noir...</p>
-
-<p>&mdash;Comment, il fait noir? dans les Champs-Elysées?</p>
-
-<p>A son tour elle se pencha, prolongea son regard
-dans les ténèbres et aperçut vaguement le
-sol gris d'une route qui n'était pas bordée de
-maisons.</p>
-
-<p>&mdash;Je... balbutia-t-elle... je ne sais pas où
-nous sommes... Ce n'est plus Paris... Alexandre
-est fou... Arrêtons-le...</p>
-
-<p>Vivement elle toucha le bouton de la sonnette.</p>
-
-<p>Mais à peine les notes claires du timbre
-avaient-elles tinté dans le silence, on entendit
-près du siège un double déclic rapide, et l'automobile
-fonça en avant, avec un vrombissement
-de coléoptère, au maximum de la vitesse.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[p. 187]</a></span></p>
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>La secousse rejeta en arrière les deux sœurs
-qui, d'une seule voix, gémirent:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mon Dieu!</p>
-
-<p>Madeleine baissa la tête et, par la glace
-d'avant, regarda vers le siège:</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu! dit-elle encore. Ce n'est pas
-Alexandre...</p>
-
-<p>&mdash;Tu dis?</p>
-
-<p>&mdash;Nous sommes enlevées... Ce n'est pas
-Alexandre qui conduit.</p>
-
-<p>&mdash;Je vais sauter...</p>
-
-<p>&mdash;Armande, tu es folle!... nous faisons du
-quarante; tu sauterais à la mort!</p>
-
-<p>Si elles n'avaient été ensemble, chacune<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[p. 188]</a></span>
-d'elles eût pourtant sauté; mais par un sentiment
-analogue à celui que nous éprouvons au
-bord d'un gouffre lorsque le péril de nos compagnons
-nous donne plus de vertige que notre
-danger, Armande et Madeleine pensèrent en
-même temps: «<em>Moi</em>, je pourrais sauter, mais
-<em>elle</em> se tuerait.»</p>
-
-<p>Leurs mains qui tremblaient se cherchèrent,
-se prirent et se maintinrent serrées sur le cuir
-des coussins.</p>
-
-<p>La vitesse du coupé restait excessive. Au
-passage d'un petit caniveau, un choc brusque
-plaqua les ressorts, souleva deux roues qui
-tourbillonnèrent à vide, et tout fléchit,
-rebondit, frissonna pendant une courte minute;
-puis la course reprit, unie et rapide,
-comme une rivière qui file par delà le brisant.</p>
-
-<p>Immobiles au fond de la voiture, les deux
-sœurs, froides d'épouvante, s'étaient tues. Madeleine,
-en femme qui a tout connu de la vie et
-des hommes, songeait:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[p. 189]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Si ce n'était que <em>cela</em>! S'ils ne nous
-tuaient point!</p>
-
-<p>Armande ne s'attachait même pas au pis
-aller de cette espérance. Elle n'était pas assez
-ingénue pour ignorer rien de ce qui l'attendait,
-et la pauvre petite devenait folle d'horreur.
-Hélas! elle s'était fait de son premier amour
-futur une idée si lyrique et si précise à la fois!
-elle avait rêvé tant de nuits à ce qu'elle entendait
-qu'il fût pour rester digne de sa petite âme
-orgueilleuse et sentimentale! tant de nuits elle
-s'était juré de ménager au moins celui-là,
-quitte à faire mépris des autres! déjà elle l'entrevoyait
-dans la brume blanche d'un songe
-heureux à la veille de ses fiançailles, et tout
-allait sombrer au fond de cette aventure...</p>
-
-<p>&mdash;Ah! cria-t-elle tout à coup, Madeleine!
-j'aime mieux sauter... c'est une meilleure fin...</p>
-
-<p>Mais au même instant l'automobile s'arrêta
-presque, tourna, franchit un porche, parcourut
-une grande cour déserte et stoppa devant
-un perron.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[p. 190]</a></span></p>
-
-<p>Madeleine murmura:</p>
-
-<p>&mdash;Il est trop tard, ma petite.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Un homme d'une quarantaine d'années,
-chauve, élégant et obséquieux venait d'ouvrir
-la portière, et saluait.</p>
-
-<p>Armande poussa un cri:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, tuez-moi! tuez-moi!&mdash;et naïvement
-elle ajouta:&mdash;Mais ne m'approchez
-point!</p>
-
-<p>&mdash;Mademoiselle, fit l'inconnu, je ne vous
-approcherai en aucune façon, mais veuillez me
-suivre, le temps presse. Il est inutile de
-crier: la maison est seule au milieu des bois.</p>
-
-<p>Madeleine descendit la première. Armande
-suivit, mais si défaillante qu'elle manqua le
-marchepied. On la soutint. Un léger clair de
-lune qui venait d'apparaître argenta les sorties
-de bal, les deux profils livides, les cheveux très
-coiffés. Elles entrèrent, par le perron.</p>
-
-<p>Toute la maison était éclairée. L'inconnu,
-précédant ses victimes, traversa un vestibule<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[p. 191]</a></span>
-dallé, deux salons et une petite pièce. Il chemina
-dans un corridor qui paraissait faire tout
-le tour du château et qui déroutait les orientations.
-Enfin il ouvrit une dernière porte, fit
-passer devant lui les deux jeunes femmes et les
-enferma sans les accompagner.</p>
-
-<p>Dans la pièce où elles pénétrèrent, une vieille
-personne était debout, qui salua, elle aussi,
-tout de noir vêtue.</p>
-
-<p>&mdash;Madame... Mademoiselle...</p>
-
-<p>Puis, sans autre préambule, sa voix sèche
-articula:</p>
-
-<p>&mdash;Veuillez me permettre de vous déshabiller.</p>
-
-<p>&mdash;De nous... de nous... bégaya Madeleine.</p>
-
-<p>Elle n'acheva pas. La vieille dame avait déjà
-décroché la boucle du manteau, retiré les
-épingles de la ceinture et fait glisser la jupe
-autour du premier jupon. Avec la même dextérité
-ses doigts minces firent sauter les agrafes
-du corsage et les épaulettes filèrent le long des
-faibles bras poudrés.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[p. 192]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Vous aussi, mademoiselle, reprit la même
-voix sèche.</p>
-
-<p>Déjà pâle, Armande blêmit. Elle jeta un regard
-désespéré vers sa sœur qui venait de se
-jeter sur un canapé, secouée des pieds à la tête
-par une convulsion nerveuse. Sans défense,
-ni force, ni courage elle s'abandonna comme
-une morte aux mains qui la dépouillaient. La
-vieille dame prit les deux robes sur son bras
-gauche, sortit vivement et, par derrière, referma
-la porte à clef.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>La jeune fille était restée debout. Elle tomba
-sur les genoux devant un fauteuil, sanglotante,
-et se mit à prier. Elle priait presque à
-voix haute en pleurant dans ses mains jointes,
-avec une ferveur épouvantée, balbutiante et
-lamentable. Elle invoqua les trois saints qui
-l'avaient toujours protégée, promit à l'un des
-cierges, à l'autre des aumônes, au troisième
-un vase d'autel acheté chez un bon orfèvre.
-Elle jura de faire une neuvaine, d'observer le<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[p. 193]</a></span>
-jeûne pendant le carême sans réclamer aucune
-dispense, et fit vœu, si elle se mariait, de ne
-pas tromper son mari pendant toute la première
-année, jusqu'au trois cent soixante-cinquième
-jour, quelles que fussent les circonstances...</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Le temps passait. La pendule de la chambre
-sonna quatre heures du matin.</p>
-
-<p>Tordue sur son canapé, Madeleine agitait ses
-bras raidis et donnait des coups de poings au
-dossier du meuble.</p>
-
-<p>&mdash;J'en ai assez!! j'en ai assez!! cria-t-elle.
-C'est horrible, cette attente! je serai morte de
-peur quand ils arriveront!... On ne torture pas
-ainsi deux malheureuses femmes!... mais
-qu'est-ce que ces monstres veulent donc faire
-de nous?... Pourquoi ne viennent-ils pas! pourquoi
-ne viennent-ils pas!..</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Et puis un accès de tendresse les jeta dans
-les bras l'une de l'autre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[p. 194]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Ma chérie! mon Armande! ma petite Armande!
-ma petite sœur aimée!... ne crains
-rien, mon amour, je te défendrai, va!... Moi,
-cela n'a pas d'importance... mais, toi, je ne veux
-pas qu'ils te touchent, et ils ne te toucheront
-pas... je te couvrirai de mon corps...</p>
-
-<p>Un pas sonna dans le couloir sourd.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>&mdash;Seigneur! mon Dieu! Les voici!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[p. 195]</a></span></p>
-
-
-<h3>III</h3>
-
-<p>La clef entra dans la serrure avec un bruit
-si déchirant qu'Armande poussa un cri d'angoisse
-comme si cela se passait déjà dans sa
-petite virginité.</p>
-
-<p>La porte ouverte, cependant, on ne vit dans
-l'entrebâillement que la vieille dame portant
-sur le bras les deux robes.</p>
-
-<p>Les jeunes femmes s'étaient reculées jusqu'à
-l'extrémité de la pièce.</p>
-
-<p>&mdash;Madame... Mademoiselle... dit la voix
-sèche... veuillez me permettre de vous rhabiller.</p>
-
-<p>&mdash;Hein? fit Madeleine... mais je... mais
-alors...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[p. 196]</a></span></p>
-
-<p>La septuagénaire ne s'arrêta point à des
-stupéfactions qui vraisemblablement ne l'étonnaient
-pas elle-même. Merveilleusement experte
-à fermer les agrafes, comme elle s'était
-montrée apte à les défaire, elle remit les deux
-robes où elle les avait prises, évasa le décolletage,
-aéra les dentelles, allongea les plis des
-jupes et sortit avec un salut.</p>
-
-<p>A sa place, l'inconnu rentra.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Il était en habit, le front découvert et les
-mains gantées... peut-être un peu plus semblable
-à un maître d'hôtel qu'à un homme du
-monde; mais la différence est parfois si faible!
-disons qu'il avait l'aspect d'un conférencier
-mondain.</p>
-
-<p>&mdash;Mesdames, dit-il posément, j'avais d'abord
-eu dessein de vous faire reconduire chez vous
-avec mes excuses laconiques, sans donner
-d'autre explication aux mystères de votre enlèvement.
-Mais la curiosité féminine est un
-élément avec lequel nul ne saurait trop compter.<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[p. 197]</a></span>
-Si je ne vous dis point mon secret, vous
-chercherez à l'apprendre, et en vous perdant
-vous me perdrez moi-même. J'ai donc intérêt à
-vous le dire pour que vous vous en teniez là.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Il ferma les yeux, les rouvrit, et continua
-en souriant:</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez cette nuit, sur vous, les deux
-plus jolies robes de Paris...</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! fit Madeleine les mains sur le
-front, c'était donc pour cela!</p>
-
-<p>&mdash;L'une de mes clientes, une jeune étrangère,
-a vu ces deux robes lundi à l'Opéra. Elle a
-voulu les mêmes à n'importe quel prix. J'aurais
-pu, cela va sans dire, copier leur forme extérieure
-et ce qui fait leur élégance propre, sans
-le secours d'aucun stratagème, car le coup
-d'œil d'un couturier photographie un corsage
-avec la sûreté d'un objectif; mais vos robes
-sont couvertes par deux dessins de broderie
-dont la fantaisie est absolument déconcertante,
-même pour un ornemaniste. On ne pouvait<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[p. 198]</a></span>
-imiter cela qu'à la condition de tenir la jupe
-et le corsage étalés, <em>sans plis</em>, sur une table de
-coupeur. Il fallait donc, Mesdames, que je me
-les procurasse.</p>
-
-<p>Il prit une chaise par le dossier, la pencha
-vers lui et reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Le plus simple était de les demander à
-votre femme de chambre, en la payant convenablement.
-J'y ai certes pensé; mais, par
-malheur pour moi, cette fille est stupide. En
-cas de découverte, de plainte et de procès (il
-faut tout prévoir), elle n'eût jamais résisté à
-cinq minutes d'interrogatoire devant un juge
-d'instruction. Servi par elle, j'étais pris avec
-elle, et c'était une triste fin pour un artiste
-de mon rang. J'ai mieux aimé jouer le tout
-pour le tout et faire enlever les robes avec ce
-qu'elles contenaient. Cela, du moins, était
-digne de moi.</p>
-
-<p>Les deux sœurs, hébétées devant cette audace,
-se regardèrent sans dire un mot.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai donc acheté votre chauffeur et je l'ai<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[p. 199]</a></span>
-remplacé par le mien. L'échange s'est fait dans
-l'encombrement de la rue Auber pendant un
-arrêt prévu qui se produit toujours aux sorties
-du théâtre. Le même dévoué serviteur (c'est
-du mien que je parle ici) va vous reconduire à
-votre hôtel. Deux dames peuvent très bien
-revenir du bal à six heures du matin sans
-étonner personne. Vous ne serez donc pas compromises.
-D'autre part, votre intérêt le plus
-élémentaire est de garder un silence absolu sur
-cette histoire; car je n'ai pas besoin de vous
-dire que, si vous la racontiez, vos amis la répéteraient...
-avec un certain sourire.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Madeleine ne parut pas entendre l'insulte.
-Elle était toute à sa joie d'échapper à l'affreux
-cauchemar et se sentait anéantie devant l'assurance
-de cet homme.</p>
-
-<p>Elle se pencha vers Armande:</p>
-
-<p>&mdash;C'est une grâce de Dieu que mon mari
-ne soit pas là! Quelle chance que ce départ pour
-la chasse!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[p. 200]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Pour la chasse? dit le couturier. Je crois
-que mes renseignements sont meilleurs. Il était
-indispensable que monsieur votre époux fût
-absent pendant la nuit de nos projets. Une
-personne fort à la mode s'est éprise de passion
-pour lui...</p>
-
-<p>&mdash;Vous dites!</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Il conclut en s'inclinant:</p>
-
-<p>&mdash;C'est ce qui nous coûte le plus cher.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[p. 201]</a></span></p>
-
-
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Le lendemain matin, M<sup>me</sup> Esquollier
-garda le silence, en effet, sur son aventure, car
-elle dormit jusqu'à deux heures, épuisée de
-fatigue et d'émotions. Mais sa meilleure amie,
-M<sup>me</sup> de Lalette, ayant alors forcé sa porte,
-Madeleine éprouva le besoin irrésistible de
-s'épancher dans sa tendresse, et elle lui révéla
-le dramatique événement.</p>
-
-<p>Lorsqu'elle eut tout dit, jusqu'au dernier
-mot, elle prit son amie par les deux mains, lui
-fit jurer de n'en parler à personne, expliqua
-longuement qu'elle ne pouvait pas saisir la
-justice parce que l'instruction de l'affaire la
-couvrirait de ridicule assurément, et peut-être<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[p. 202]</a></span>
-de scandale; que si elle ne poursuivait pas, il
-valait mieux dissimuler tout à fait et n'instruire
-âme qui vive de ce qui s'était passé, car le
-monde comprendrait encore moins pourquoi
-elle se tenait tranquille si l'anecdote devenait
-publique. Bref, elle comptait absolument sur
-la discrétion de sa chère Yvonne... M<sup>me</sup> de
-Lalette promit.</p>
-
-<p>Malheureusement l'histoire était trop belle.
-Les femmes ne gardent bien que les petites
-confidences, pour mériter un jour par là de
-recevoir les grands aveux, et de les répandre.
-Le soir même, M<sup>me</sup> de Lalette se trouva dans
-un salon où elle comptait douze amies, aussi
-discrètes qu'elle-même (et c'était beaucoup
-dire). Sous le sceau du secret de la tombe,
-elle raconta le fantastique enlèvement.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Le récit fut conduit avec beaucoup d'art.
-Pas un instant elle ne laissa voir que l'aventure
-se terminait par un dénouement de comédie.
-L'effet du début fut saisissant. Des dames<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[p. 203]</a></span>
-criaient: «C'est horrible!» Toutes se voyaient
-emportées dans l'automobile fantôme par le
-chauffeur mystérieux. L'impression fut si violente
-qu'elle persista jusqu'à la fin: un concert
-d'indignation accueillit le dernier discours, celui
-de l'infâme couturier.</p>
-
-<p>&mdash;Vraiment, dit une dame, il ne faut plus
-s'étonner de rien!</p>
-
-<p>&mdash;Un enlèvement à l'Opéra!</p>
-
-<p>&mdash;Paris devient inhabitable!</p>
-
-<p>&mdash;Nous vivons chez les Apaches!</p>
-
-<p>Une vieille fille ne manqua pas d'observer
-que l'heureuse conclusion de la scène était due
-à un miracle; car si la petite Armande n'avait
-pas fait de vœu, les choses eussent tourné tout
-autrement pour elle.</p>
-
-<p>Une autre protesta qu'elle n'oserait plus sortir
-sans un cavalier, après le coucher du soleil,
-et qu'elle aurait toujours un stylet dans le
-corsage, un stylet empoisonné, avec le mot
-<em>Muerte</em> gravé sur le plat, puisque le mélodrame
-devenait la vie réelle.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[p. 204]</a></span></p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Lalette, seule, ne disait rien, n'ajoutait
-pas un commentaire à son récit terminé.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous, Yvonne, qu'en pensez-vous?
-demanda une petite voix.</p>
-
-<p>Elle fit une moue indifférente.</p>
-
-<p>&mdash;Moi? oh! je pense... je pense...</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien?</p>
-
-<p>&mdash;Je pense que c'est se donner beaucoup de
-mal pour expliquer un retour à sept heures du
-matin.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Alors une explosion de joie et de gaîté transporta
-les douze amies, et au milieu des cris,
-des rires, des caquets, des applaudissements,
-on entendit la petite voix perçante qui gazouillait
-avec délices:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! chérie!... Peste que vous êtes!</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[p. 207]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="UNE_ASCENSION_AU_VENUSBERG" id="UNE_ASCENSION_AU_VENUSBERG">UNE ASCENSION AU VENUSBERG</a></h2>
-
-
-<p>Au mois d'août 1891, comme je venais d'entendre
-à Bayreuth <em>Tannhäuser</em>, <em>Tristan</em> et, pour
-la neuvième fois, <em>Parsifal</em>, je vécus une quinzaine
-de jours dans le verdoyant Marienthal,
-près de la vieille cité d'Eisenach.</p>
-
-<p>La chambre que j'occupais s'ouvrait au couchant
-sur la haute Wartburg et à l'est sur le
-mont Hœrsel que les prêtres et les poètes
-nommèrent jadis le Venusberg. L'Etoile de
-Wolfram, elle-même, apparaissait au ciel léger
-de ce pays wagnérien.</p>
-
-<p>J'étais alors si enclin au péché qu'après
-m'être accoudé une fois à la fenêtre occidentale,<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[p. 208]</a></span>
-devant les tours de Luther, l'idée ne me
-vint plus d'y retourner, même en songe. Le
-Venusberg m'attirait à lui.</p>
-
-<p>Seul, de toutes les montagnes voisines qui,
-vêtues de sapins noirs ou de prairies mouillées,
-dessinaient une robe sur la terre, le Venusberg
-était nu, et tout à fait semblable au sein
-gonflé d'une femme. Parfois les crépuscules
-rouges faisaient nager sur lui les pourpres de
-la chair. Il palpitait; vraiment il semblait vivre
-à certaines heures du soir, et alors on eût dit
-que la Thuringe, comme une divinité couchée
-dans une tunique verte et noire, laissait monter
-le sang de ses désirs jusqu'au sommet de sa
-poitrine nue.</p>
-
-<p>Pendant de longues soirées je regardai, chaque
-jour, cette transfiguration de la colline de
-Vénus. Je la regardais de loin. Je ne m'approchais
-pas. Il me plaisait de ne pas croire à son
-existence naturelle, car le plaisir est exquis de
-simplifier les réalités jusqu'au pur aspect de leur
-symbole et de rester à la distance où l'œil n'est<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[p. 209]</a></span>
-pas forcé de voir les choses telles qu'elles sont.
-J'avais peur qu'une fois pour toujours l'illusion
-s'évanouît et ne reparût plus le jour où j'aurais
-touché du pied le sol véritable de la montagne.</p>
-
-<p>Cependant, un matin, je me mis en route...</p>
-
-<p>Je suivis d'abord le chemin de Gotha, coupé
-de ponts et de ruisseaux verts; puis un sentier
-dans les champs. Je n'avais pas levé les yeux du
-niveau des prairies quand, trois heures plus tard,
-j'arrivai au terme. Alors je regardai en avant.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Vu de près, le mont Hœrsel était roussâtre
-et pelé, sans terres, sans herbes, sans eaux;
-brûlé par un feu intérieur comme si la malédiction
-légendaire continuait d'arrêter à sa
-base toutes les verdures nouvelles qui donnaient
-la vie aux autres montagnes. Le sentier
-où je m'engageai était fait de cailloux et de
-lichens morts, parfois presque indistinct dans
-un désert de pierre, parfois nettement conduit
-entre de hautes roches rouillées. Il s'élevait
-jusqu'au sommet où une petite maison grise<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[p. 210]</a></span>
-avait été construite, qui opposait des murailles
-épaisses aux libres violences du vent.</p>
-
-<p>J'entrai là, et j'appris qu'on y pouvait déjeuner.
-Déjeuner sur le Venusberg! C'était le
-coup de grâce. Je le reçus, à ma honte, assez
-volontiers, car, malgré mon désenchantement,
-j'avais faim.</p>
-
-<p>Les deux filles de l'aubergiste absent me
-servirent sur une petite table un <em>Wiener
-Schnitzl</em> qui était peut-être plus saxon que
-viennois, et un Niersteiner un peu aigre. J'étais
-en pleine réalité. La salle propre et claire, les
-rideaux blancs aux fenêtres, le carrelage fraîchement
-lavé, une lumineuse chambre à coucher
-qu'on apercevait par une porte ouverte,
-tout acheva de me persuader que je ne mangeais
-pas chez des sorcières, comme un instant,
-hélas! je l'avais espéré. Ces deux jeunes filles
-étaient des esprits sans détour, qui ne voulaient
-prendre aucune part à la damnation du pays.</p>
-
-<p>Il est vrai qu'à la fin du repas l'aînée se
-retira discrètement, et qu'aussitôt la seconde<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[p. 211]</a></span>
-enfant eut un sourire d'invitation qui prouvait
-son bon naturel; mais, dans les auberges allemandes,
-les servantes ne voient guère de limites
-précises aux bontés que l'on doit avoir
-pour un jeune voyageur qui passe, et ordinairement
-cela n'indique pas qu'elles aient pactisé
-dans l'ombre avec une déesse maudite.</p>
-
-<p>Nous causâmes. Elle était assez obligeante
-pour comprendre mon allemand, bien que je le
-parlasse à peu près comme un nègre du Kamerun.
-Je lui demandai un certain nombre de
-renseignements topographiques sur ce que
-j'ignorais du pays. Elle me les donna de fort
-bonne grâce.</p>
-
-<p>&mdash;N'oubliez pas, dit-elle, de visiter la grotte.</p>
-
-<p>&mdash;Quelle grotte?</p>
-
-<p>&mdash;La Venushœhle.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a une grotte de Vénus?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui! on l'appelle comme cela, je ne
-sais pas pourquoi, mais c'est la Venushœhle;
-il ne faut pas que vous redescendiez de la
-montagne sans avoir visité la Venushœhle.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[p. 212]</a></span></p>
-
-<p>Inquiet, et même presque jaloux, je voulus
-apprendre si beaucoup d'étrangers étaient
-venus la voir, cette grotte dont le nom seul
-m'avait secoué d'un frisson...</p>
-
-<p>La jeune fille répondit tristement:</p>
-
-<p>&mdash;Personne! Voyez-vous, la montagne n'est
-pas assez haute pour tenter les ascensionnistes,
-et elle l'est trop pour les promeneurs. Nous ne
-voyons jamais d'étrangers. A peine, de loin en
-loin, un chasseur d'Eisenach vient déjeuner ici,
-ou y passer la nuit; mais vous êtes le premier
-Français que j'aie vu depuis ma naissance...</p>
-
-<p>&mdash;Où est le chemin de la grotte?</p>
-
-<p>&mdash;Prenez le sentier à gauche. Vous y serez
-dans cinq minutes. Peut-être trouverez-vous à
-l'entrée un homme assis sur une pierre. Ne
-faites pas attention à ce qu'il vous dira: c'est
-un fou.</p>
-
-<hr class="stars" />
-
-<p>Comment, il y avait une grotte de Vénus
-dans les flancs du Hœrselberg! mais alors le<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[p. 213]</a></span>
-pays de Tannhäuser avait tout conservé de sa
-terrible légende!</p>
-
-<p>... La grotte de la Déesse était là, en effet.
-Et l'homme y était aussi.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Petite, elliptique en hauteur, couronnée de
-ronces brunes et fines, elle apparaissait comme
-le symbole nécessaire de la montagne, comme
-une autre justification du vieux conte germanique,
-plus frappante encore que l'aspect charnel
-du Venusberg à l'horizon... L'intérieur, où
-je plongeais du regard, était obscur, étroit et
-bas. Des flaques d'eau, des baies ténébreuses,
-se partageaient le sol indistinct. Il devait être
-difficile d'y pénétrer sans être souillé par la
-fange, mais je ne sais quel charme incompréhensible
-m'attirait dans cette nuit humide...</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>&mdash;Où allez-vous? dit l'homme brusquement.</p>
-
-<p>&mdash;Au fond de la grotte...</p>
-
-<p>&mdash;Au fond de la grotte? mais il n'y a pas
-de fond, Monsieur. C'est l'Ouverture de la Terre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[p. 214]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Bien, fis-je avec patience. Je n'irai pas loin...
-je sortirai bientôt.</p>
-
-<p>Ses longues joues creuses s'empourprèrent.
-Il frappa sa canne du poing.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! vous sortirez bientôt! Ha! Ha! vous
-croyez qu'on peut entrer là et en sortir à volonté!
-Vous prenez peut-être cette grotte pour
-un but d'ascension ou pour une curiosité géologique?
-Êtes-vous envoyé par une Agence
-Cook ou par un Musée d'histoire naturelle?
-Venez-vous écrire votre nom sur la roche, ou
-ramasser des pierres pour votre collection?...
-Vous pensez que vous allez découvrir ici des
-lacs souterrains, des poissons aveugles, des
-stalactites architecturales et des voûtes rocheuses
-couvertes de cristaux! Vous allez étudier la
-spéléologie de la Venushœhle! Ha! Ha! c'est
-admirable! Mais vous êtes donc un fou comme
-les autres! Vous ne comprenez donc pas! Vous
-ne <em>savez</em> donc pas... que Vénus est là toute en
-chair et ses millions de nymphes alentour,
-plus vivantes que vous, puisque immortelles!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[p. 215]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, fis-je, je crois ce que vous me
-dites; mais vous me connaissez bien mal si
-vous imaginez que la présence de Vénus puisse
-me retenir d'entrer ici.</p>
-
-<p>&mdash;L'Enfer! cria-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Il ne me déplaît pas de le mériter au prix
-des faveurs qu'elle décerne.</p>
-
-<p>Le fou esquissa un geste qui signifiait évidemment:
-Vous ne me comprenez pas du tout.
-Puis il se prit le front dans les mains et continua
-de parler.</p>
-
-<p>&mdash;Hœrselberg! Hœllenberg plutôt<a name="NoteRef_1_2" id="NoteRef_1_2"></a><a href="#Note_1_2" class="fnanchor">[2]</a>! ils
-arriveront jusqu'à toi sans avoir pressenti ton
-horreur éternelle, toi qui attends les purs, toi
-qui punis les chastes, toi qui consumeras dans
-l'éternité les mauvais avares de la chair, ô
-Brasier! Ils auront vécu leur vie solitaire
-rebelles à la grande loi divine, et ils ne connaîtront
-ton atroce brûlure que le jour où, à la
-force de l'Épée, le Messager des Ames les<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[p. 216]</a></span>
-plongera dans le gouffre. Ils ont des yeux et ils
-ne voient point, ils ont des oreilles et ils n'entendent
-point, ils ont des bouches et ils ne...
-Mon Dieu! ce sont des fous! des fous! des fous!</p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Note_1_2" id="Note_1_2"></a><a href="#NoteRef_1_2"><span class="label">[2]</span></a> <em>Hœllenberg</em>: Montagne d'enfer.</p></div>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Tout à coup, se tournant vers moi, il hurla:</p>
-
-<p>&mdash;Comment pouvez-vous rêver que le Venusberg
-puisse devenir un motif de damnation,
-puisque <em>le Venusberg est l'Enfer lui-même</em>!</p>
-
-<p>Je fis un mouvement.</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! gémit-il. Hélas! mon Dieu! (et ses
-mains descendaient de ses yeux sur sa barbe).
-Hélas? serai-je le seul vivant à connaître la
-Vérité, la Vérité, la Vérité.. Ce sera donc en
-vain que tous les Patriarches auront placé
-Vénus en regard de Dieu comme son antithèse
-effrayante, et personne n'aura su qu'elle était
-Satan? Ce sera donc en vain que la tradition
-antique aura dépeint les Satyres avec ces cornes,
-cette queue noire, ces jambes de bouc, ces
-pieds fourchus: personne n'aura deviné qu'ils
-étaient les Démons. Et quant aux flammes<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[p. 217]</a></span>
-éternelles, personne au monde n'aura compris
-qu'elles sont les milliards de femmes nues qui
-dansent là...</p>
-
-<p>Il frappa la terre.</p>
-
-<p>&mdash;... là! sous nos pieds!</p>
-
-<p>Il tremblait jusqu'à la nuque.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>&mdash;Depuis que l'homme pense, depuis que
-l'homme écrit et enseigne, il dit, il répète, il
-crie qu'il n'est pire torture que d'aimer. Comment
-n'a-t-il pas pressenti que dans le monde
-de l'éternelle torture, cette torture-là seule lui
-serait infligée! Et quelle autre imaginerait-il
-qui fût plus épouvantable!</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Il prit alors une posture de voyant et sa main
-s'agita au milieu de son regard:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, dit-il, c'est là... c'est là... Du jour
-où nous ne serons plus que des cadavres pourrissants
-et des âmes affolées d'effroi, c'est là que
-nous irons en foule, nous, nous tous, nous tous
-les pécheurs, brûler de l'horrible feu qui est la<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">[p. 218]</a></span>
-Convoitise. A chaque jour et à chaque heure
-nous désirerons, jusqu'à la souffrance, des
-femmes plus belles que les femmes, et à l'instant
-de la possession nous les verrons, comme
-sur terre, s'évanouir en vaines fumées. Mais
-ce qui est ici un spasme, une transe, un cri,
-un sanglot,&mdash;ce qui suffit à préparer la malédiction
-d'une vie humaine par l'enfantement
-du souvenir futur,&mdash;sera là-bas le perpétuel
-frisson, l'angoisse ininterrompue, le supplice
-des années, et des siècles des siècles... Ah!
-Dieu!... Tel est le destin qui m'attend.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Ses yeux se fixèrent sur une pierre du sol.
-Hochant la tête il reprit, d'une voix affreusement
-altérée:</p>
-
-<p>&mdash;J'ai mal vécu, Monsieur; voici comment.</p>
-
-<p>«Je suis né de parents protestants, dans la
-montagne de la Wartburg, là même où Luther,
-voici plus de trois siècles, édifia sa mauvaise
-doctrine. Ma jeunesse fut pieuse, ma vie<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[p. 219]</a></span>
-austère et noble. Pourtant dès ma quatorzième
-année je ne pouvais regarder une femme sans
-être assailli de désirs terribles. Je les matai.
-C'étaient des luttes atroces qui me laissaient,
-au matin, le front trempé de sueur et les mâchoires
-tremblantes. Je croyais rester pur en
-vivant sans amour, insensé que j'étais, aveugle
-sur moi-même! Pour rester pur je me serais
-tué de ma main avant d'accomplir le péché.
-Jamais ceux qui n'ont pas connu ces combats
-nocturnes entre un devoir religieux et la volonté
-forcenée du corps, jamais ceux-là n'ont
-connu la douleur!&mdash;Et je luttais ainsi pour
-une ombre, et je sais maintenant que je luttais
-contre Dieu!&mdash;Plus tard je me suis marié,
-Monsieur, mais marié envers le monde. Cette
-femme et moi nous nous étions juré de ne laisser
-s'unir que nos âmes, afin de les conserver,
-pensions-nous, supérieures. C'est de la sorte
-que peu à peu je me suis damné par ma faute
-en mentant chaque jour à la loi de la vie; et
-désormais <em>il n'est plus temps</em> pour moi de suivre<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[p. 220]</a></span>
-le droit chemin de ma jeunesse perdue. Je
-suis vierge. Ah! malheur aux vierges! car
-l'amour qu'ils ont repoussé pendant leur existence
-brève les suppliciera justement dans
-l'infini des peines futures!</p>
-
-<hr class="stars" />
-
-<p>Il me saisit le bras:</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez!... le soleil descend... Voici
-l'heure... Tous les soirs je viens ici et doucement
-la Déesse chante... Elle m'appelle de
-loin... elle m'attire... Je viens comme au jour
-de ma mort, comme au jour de ma chute dans
-la Venushœhle... Ah! ne dites pas un mot.
-<em>Elle va nous parler.</em></p>
-
-<p>Je ne sais si le calme de ces dernières paroles,
-ou l'expression de cet homme, ou le serrement
-de sa main me persuadèrent qu'il disait vrai,&mdash;mais
-un frisson brusque m'enveloppa et je
-prêtai l'oreille.</p>
-
-<p>C'était une sensation que je ne connaissais<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[p. 221]</a></span>
-point. J'attendais, non pas au hasard, mais
-avec une absolue exactitude de prévision,
-l'événement prédit par le fou.</p>
-
-<p>Je ne puis mieux comparer l'état d'esprit où
-je me trouvais qu'à celui d'un passant, qui,
-ayant vu l'éclair et connaissant la distance de
-l'orage, attend le tonnerre céleste à une seconde
-déterminée.</p>
-
-<p>Le temps qui me séparait du prodige diminua
-d'abord d'un quart, puis de moitié, puis
-des trois quarts et à l'instant précis où j'en
-voyais la fin, une bouffée de parfums traîna
-jusqu'à nous l'écho languissant d'une... Voix...</p>
-
-<p class="right">
-Octobre 1896.
-</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[p. 225]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="LA_PERSIENNE" id="LA_PERSIENNE">LA PERSIENNE</a></h2>
-
-
-<p>Voici mon secret, me dit-elle enfin.
-Puisque ceci vous inquiète, cher ami, je vous
-dirai ce soir pourquoi je n'ai jamais voulu me
-marier.</p>
-
-<p>Votre question est plus affectueuse que le
-silence des autres, où je lis quelquefois tant
-de réticences blessantes. On n'ignore pas, en
-effet, la fortune de toute ma famille, et lorsqu'une
-jeune fille riche ne se marie point, c'est
-toujours la faute de son orgueil, ou de son
-ambition, ou de sa laideur, ou de ses mœurs:
-suppositions entre lesquelles le monde a le
-choix libre pour juger ma vie, s'il ne les adopte<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[p. 226]</a></span>
-à la fois, charitablement, toutes les quatre.</p>
-
-<p>Croyez-le, je n'ai pas refusé mes prétendants
-pour eux-mêmes. C'est le mari, c'est l'homme,
-l'amant légal ou non, c'est lui dont je me suis
-écartée avec une espèce de terreur qui commence
-à peine à s'éteindre maintenant que la
-quarantaine me couvre d'une sauvegarde... Ne
-devinez pas encore: mon histoire n'est pas celle
-d'un amour malheureux; non, non, je n'ai
-jamais aimé; j'ai été vieille trop tôt, un soir,
-à dix-sept ans...</p>
-
-<p>Écoutez-moi. Ce ne sera pas long.</p>
-
-<p>Au fait... peut-être ne comprendrez-vous
-guère pourquoi un événement si banal, si
-connu, a dépouillé ma vie de toutes ses joies
-futures. Il s'agit d'un fait-divers: vous en lisez
-de semblables à la troisième page de tous les
-journaux, et je ne suis même pas l'un des personnages
-du récit que je vais vous conter. Si
-mon existence solitaire en a frissonné si longtemps,
-cela tient à ce que j'ai vu cette chose,
-vu de mes yeux, à un pas de ma personne.<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[p. 227]</a></span>
-Vous qui l'entendrez comme une anecdote, vous
-ne sentirez rien de ce que j'ai senti.</p>
-
-<hr class="stars" />
-
-<p>M<sup>lle</sup> N... posa le front sur sa main et commença
-ainsi, le regard fixé à terre, sans jamais
-lever les yeux vers moi:</p>
-
-<p>&mdash;Il y a vingt-cinq ans, ma mère et moi
-nous habitions un vieil hôtel particulier à
-l'ombre de Saint-Sulpice. Hôtel simple: ni
-cour, ni communs; toutes les fenêtres sur la
-rue, mais la rue calme comme une allée de forêt.</p>
-
-<p>Une nuit, en pleine été, il faisait, dans ma
-chambre, une chaleur étouffante et je ne dormais
-pas. Ouvrir ma fenêtre, je n'osais, de
-peur de réveiller ma mère. Après une heure
-d'insomnie, je me levai, chaussai des mules,
-et descendis en chemise le grand escalier, jusqu'au
-salon du rez-de-chaussée.</p>
-
-<p>Ici... comprenez bien la disposition du salon.
-L'hôtel avait eu autrefois un jardin, comme<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[p. 228]</a></span>
-lui longeant la rue. Ce terrain vendu à des
-constructeurs, la Ville en avait exproprié une
-partie pour l'alignement. Une fenêtre du salon
-s'ouvrait donc sur un coin sombre, en retrait,
-mystérieux et noir, où les rayons du gaz ne
-pénétraient pas.</p>
-
-<p>En entrant dans la pièce, je vis qu'on n'avait
-pas fermé cette fenêtre-là. Les persiennes
-seules étaient closes. Épuisée de chaleur et
-presque suffocante, je montai sur l'appui, je
-me retins du bout des doigts aux lattes obliques
-de la persienne et je respirai, des pieds à
-la tête, la délicieuse fraîcheur nocturne.</p>
-
-<p>C'est le dernier instant de plaisir sans mélange
-que j'aie eu dans mon passé.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Je n'étais pas là depuis une minute lorsque,
-de l'autre côté, un couple survint.</p>
-
-<p>L'homme entraînait la jeune fille dans ce
-coin d'ombre et de secret. Lui, c'était un faux
-ouvrier, un de ceux qui travaillent trois semaines
-et qui chôment six mois parce que leur<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[p. 229]</a></span>
-beauté leur permet de mépriser le travail honnête.
-Elle, je la reconnus tout de suite. C'était
-une fille de quinze ans à qui ma mère avait
-fait beaucoup de bien et qui venait d'un patronage
-où, plus d'une fois, j'étais entrée. Elle
-portait une jupe noire trop courte, une camisole
-grise et pas de corset (d'ailleurs elle en
-avait à peine besoin). La petite natte de ses
-cheveux était relevée par une épingle au sommet
-de sa tête blonde.</p>
-
-<p>Son compagnon, qui la tenait par les deux
-épaules, lui dit avec hâte.</p>
-
-<p>&mdash;Et ici? Veux-tu?</p>
-
-<p>Elle répondit pâlement:</p>
-
-<p>&mdash;Laissez-moi,... laissez-moi...</p>
-
-<p>Au ton de sa voix, on sentait qu'elle avait répété
-cette phrase deux cents fois depuis le restaurant.</p>
-
-<p>L'homme reprit.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, ma gosse, tu m'as dit qu'oui;
-c'est oui. T'as pas deux idées comme ça. Ce qui
-est dit est dit, pas vrai?... On est bien ici,
-pourquoi qu'tu veux pas?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[p. 230]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Non... pas là... pas là...</p>
-
-<p>&mdash;Alors, où qu'tu veux? T'as pas le rond,
-moi non plus; je peux pas te payer une chambre.
-Si tu viens jusqu'aux fortifs, marche, on
-en a pour une heure.</p>
-
-<p>Elle fit signe que non. L'homme devint nerveux.</p>
-
-<p>&mdash;Titine, cause-moi en face. Me gobes-tu,
-oui ou non?... Parce que si c'est non, tu sais,
-j'en ai d'autres...</p>
-
-<p>La pauvre petite éclata en sanglots. Elle
-pleurait si fort contre la persienne où j'étais
-appuyée que je sentais tous les sursauts de ce
-pauvre jeune cœur bouleversé.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je vous aime bien, disait-elle. Mais
-pas pour ça, pas pour ça... Je ne sais pas comment
-dire, mais ce n'est pas ça, l'amour... Je
-vous aime... parce que vous êtes doux, parce
-que vous parlez autrement que les autres,
-parce que je suis toute contente quand je vous
-vois arriver. Je vous aime pour vous embrasser,
-oh! ça, tant que vous voudrez, tous les<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[p. 231]</a></span>
-soirs, tout le temps! Mais, depuis que vous me
-parlez de ces choses-là, non, vous savez, je
-ne veux pas... surtout avec vous... il me semble
-que ça serait mal.</p>
-
-<p>L'homme haussa les épaules et se mit à
-jurer.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! sacrée maboule de gonzesse...</p>
-
-<p>Beaucoup d'autres choses que je ne peux
-pas dire.</p>
-
-<p>Puis, tirant de son gilet un couteau... un
-couteau... mais un couteau de boucher...
-quelque chose comme une épée, il planta cela
-dans la persienne, à la hauteur de ma poitrine
-et dit d'une voix violente et basse:</p>
-
-<p>&mdash;Maintenant, c'est à nous deux. Si tu ressautes
-je te pique.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>La jeune fille se raidit. Il y eut une scène
-atroce...</p>
-
-<p>La rue était absolument déserte et le
-silence tellement pur, que seul, le silence des
-champs est aussi calme. On n'entendait même<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[p. 232]</a></span>
-pas la rumeur de la ville. Quelle heure était-il?
-Peut-être deux heures du matin. Tout dormait
-dans le quartier, hors ce couple, et moi,&mdash;spectatrice
-atterrée.</p>
-
-<p>Si près de moi que j'aurais pu la toucher en
-étendant seulement les doigts, la jeune fille
-résistait avec une énergie qui lui donnait
-presque de la vigueur.</p>
-
-<p>Elle s'était courbée en deux, la tête basse,
-les genoux serrés. Elle soufflait comme une
-bête haletante. Dès qu'on lui maîtrisait les
-bras, elle fermait ses jambes d'enfant, et dès
-qu'on lui touchait les jupes, elle luttait avec
-les mains... Cela dura très longtemps, plus
-que vous ne pouvez croire; mais, comme dans
-la chanson grecque où, à la fin, Charon terrasse
-le berger,&mdash;à la fin, elle fut vaincue.</p>
-
-<p>Alors, elle battit l'air de ses bras, s'accrocha
-à quelque chose qui était planté dans la persienne...
-Elle ne savait pas quoi, la pauvre enfant;
-elle ne savait plus que c'était un couteau,
-et, avec sa main armée par hasard, elle repoussa<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[p. 233]</a></span>
-une fois encore celui qui la blessait
-horriblement, au corps et à l'âme, pour
-jamais.</p>
-
-<p>Hélas! la chair humaine, ce n'est rien, c'est
-une boue molle et fine qui cède au premier
-coup... Le couteau entra dans la gorge et brilla
-de l'autre côté.</p>
-
-<p>Un jet de sang...</p>
-
-<p>(Ici, le long du cou, il y a deux artères
-énormes, d'où le sang jaillit comme d'un
-cœur...)</p>
-
-<p>Un jet de sang chaud fusa par la persienne
-fendue et vint m'arroser la ceinture.</p>
-
-<p>L'homme, étouffé par la lame, les yeux exorbités,
-ouvrait une bouche effrayante d'où ne sortait
-pas un soupir; mais, lorsqu'il tomba sur
-la face, ce fut elle, la meurtrière, qui, reculant
-et sautelant comme un petit oiseau noir, poussa,
-dans le silence de la rue, trois cris... trois cris
-d'horreur...</p>
-
-<p>Ah! ces hurlements à la mort! je n'ai jamais
-rien entendu de plus épouvantable.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[p. 234]</a></span></p>
-
-<hr class="stars" />
-
-<p>Ce qui se passa ensuite... peu vous importe,
-n'est-ce pas? Ma mère, éveillée en sursaut,
-craignant pour moi, me cherchant, trouvant
-mon lit vide, appelant mon nom dans tout
-l'hôtel et me découvrant, enfin, debout sur
-cette fenêtre, toute grasse et rouge d'un sang
-qu'elle crut d'abord le mien... ce n'est pas
-pour cette partie du drame que je vous ai fait
-un tel récit.</p>
-
-<p>Le reste suffit au fond de mon souvenir.
-J'avais dix-sept ans. En une demi-heure, moi
-qui ne savais rien des réalités, j'avais tout
-appris d'elles, tous les secrets de la vie, de
-l'amour et de la mort; et ce que les romans
-appellent le désir! et ce que c'est qu'un homme
-amoureux! et ce que c'est aussi qu'un homme
-mort.</p>
-
-<p>Si le monde ignore pourquoi j'ai voulu vivre
-seule, vous, du moins, cher ami, désormais
-vous le saurez.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[p. 237]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="LIN-PLANO" id="LIN-PLANO">L'IN-PLANO</a></h2>
-
-<h3>CONTE DE PAQUES</h3>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Quand la grande porte se fut refermée avec
-le claquement de sa forte serrure, la petite Cile
-ne sut pas d'abord si elle devait rire ou pleurer,
-tant elle ignorait profondément les émotions
-de la solitude.</p>
-
-<p>Depuis douze ans, c'est-à-dire depuis le jour
-de sa naissance, on ne l'avait jamais laissée
-plus de cinq minutes seule avec elle-même.
-Le soir elle s'endormait dans la chambre de sa<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[p. 238]</a></span>
-mère, qui ne voulait pas la quitter la nuit; le
-matin, elle travaillait sous le regard de sa
-jeune gouvernante; l'après-midi, elle devenait
-le centre charmant et l'objet aimé de toute
-la famille. Dix personnes autour d'elle ne
-l'étonnaient point; mais elle ne connaissait
-pas plus la solitude que Siegfried ne connut la
-peur.</p>
-
-<p>Et, cependant, elle était seule, tout à fait
-seule, pour deux longues heures encore, elle
-n'en pouvait pas douter.</p>
-
-<p>Son père avait quitté Paris pour la chasse.
-Sa mère venait de sortir en voiture, emmenant
-le cocher avec le valet de pied. La femme de
-chambre et son mari le valet de chambre
-étaient en province, où les avait appelés l'enterrement
-d'un parent. Le chef et la fille de cuisine
-sortaient chacun de leur côté, comme
-ils en avaient le droit tous les dimanches,
-M<sup>lle</sup> Cile était donc restée sous la garde unique
-et peut-être un peu jeune, de sa gouvernante
-madrilène, qui lui apprenait l'espagnol.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[p. 239]</a></span></p>
-
-<p>Malheureusement, Señorita (comme l'appelait
-sa petite élève) semblait avoir ses raisons
-d'aller se promener, elle aussi. Elle était, ce
-jour-là, inconcevablement distraite, et nerveuse,
-et prête à pleurer. Cile l'aimait bien,
-et s'enquit de sa peine. Alors, brusquement,
-Señorita lui dit qu'elle allait sortir, qu'elle ne
-pouvait pas l'emmener, que dans deux heures,
-sans faute, elle serait de retour; mais que pour
-rien au monde il ne fallait le dire à Madame,
-et que Cile lui prouverait sa tendre affection
-en restant plus sage encore, toute seule, qu'elle
-ne l'aurait été devant sa maîtresse.</p>
-
-<p>Cile promit, sans savoir ce qu'elle promettait
-puisque la solitude et elle ne s'étaient jamais
-rencontrées. Señorita piqua une grande épingle
-dans son chapeau noir, embrassa vivement la
-petite fille immobile, et les deux portes
-s'étaient refermées avant que Cile eût rien
-compris à ce qui venait de lui arriver.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Mélancolique, elle s'assit doucement sur la<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[p. 240]</a></span>
-chaise qui se trouvait derrière elle, et poussa
-un gros soupir.</p>
-
-<p>Tout le monde l'avait abandonnée.</p>
-
-<p>Ainsi, des cent personnes qui l'aimaient tant
-et le lui répétaient sans cesse, parents, grands-parents,
-domestiques, gouvernante, oncles,
-tantes, cousines, amies, pas une âme n'était
-restée là pour avoir l'honneur de lui faire sa
-cour. Tout le monde aimait donc «ailleurs»,
-et comment expliquer cela? Cile n'avait jamais
-prévu la détresse d'une situation pareille.</p>
-
-<p>Elle se leva sur la pointe du pied, alla de
-chambre en chambre, et de salon en salon.
-Le vaste hôtel où elle était née l'intimidait
-pour la première fois. Après avoir beaucoup
-réfléchi, Cile observa que la maison déserte
-avait reçu en plein jour le silence de la
-nuit, et rien n'est plus mystérieux que certains
-bouleversements des heures par les
-ténèbres du son comme par celles de la lumière.
-Sans doute, le soleil était vif au dehors,
-mais dans le calme soudain des choses autour<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[p. 241]</a></span>
-d'elle, Cile tremblait comme sous une éclipse.</p>
-
-<p>Elle se mit lentement, sagement, au piano,
-ouvrit le premier tome de Schumann à la corne
-qui marquait son morceau le plus facile:
-«Retour du théâtre», et elle voulut jouer.
-Mais l'éclat du premier accord la fit sauter de
-son tabouret par terre, tant il se répercuta
-violemment sur les quatre murs, et elle jugea
-prudent de ne pas continuer.</p>
-
-<p>Toujours à petits pas, elle courut vers la
-fenêtre: la grande cour pavée, les doubles communs,
-les hautes portes closes de la remise et
-de l'écurie composaient comme d'habitude le
-décor trop connu et toujours désert de ses
-contemplations pensives. Même la niche du
-chien prenait un aspect de maison vide, depuis
-le départ pour la chasse. Cile souffla sur la
-vitre lisse, et doucement écrivit dans la buée
-blanchâtre:&mdash;Je m'ennuie.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Mais, soudain, une idée, une éclatante idée,
-illumina sa petite cervelle.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[p. 242]</a></span></p>
-
-<p>L'hôtel n'avait que trois étages, et tout le
-troisième était occupé par une vaste bibliothèque,
-interdite à la jeune Cile. En vérité, elle
-n'imaginait rien de tout à fait inaccessible que
-deux régions supérieures: d'abord cette bibliothèque,
-et, ensuite, le firmament. Qui l'empêchait
-d'explorer, pendant son heure d'indépendance,
-la première et la plus tentante des
-zones qu'elle ne connaissait point? Qui l'empêchait?
-Sa conscience? Non. Cile avait beaucoup
-de conscience, mais seulement à l'égard
-des fautes ou des péchés dont elle comprenait
-la noirceur. Au troisième étage comme au premier
-elle était bien résolue à ne rien faire de
-condamnable. Elle y serait sage, ne casserait
-rien, marcherait sur la pointe du pied, ne
-laisserait aucune trace de sa visite secrète...</p>
-
-<p>Un peu tremblante, elle monta.</p>
-
-<p>Chaque marche nouvelle, où ses pantoufles
-roses n'avaient jamais posé leur semelle flexible,
-l'effrayait à la fois et l'intéressait comme
-une bande de terrain vierge dans un voyage<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[p. 243]</a></span>
-de découvertes. Il y en eut vingt-huit jusqu'au
-sommet. Lorsqu'elle eut atteint la rampe horizontale,
-Cile se pencha tout émue avec le sentiment
-de fouler la cime du monde.</p>
-
-<p>Sur le palier, la double porte était restée
-entr'ouverte. Poussée par l'enfant craintive,
-elle tourna majestueusement dans l'ombre,
-telle la porte du Mystère,&mdash;et Cile entra, sur
-la pointe du pied.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[p. 245]</a></span></p>
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>Cette bibliothèque s'allongeait en forme de
-cathédrale, très haute, très profonde et très
-sombre, avec des vitraux au-dessus des rayons.
-Des multitudes de livres bruns (Cile pensa:
-plus de dix millions de livres) couvraient les
-murs à droite et à gauche, et même au fond,
-dans le lointain. Cile aimait beaucoup les livres.
-Comme on devait s'amuser avec tant d'histoires!
-Sans doute, elle pouvait bien se donner
-la permission d'en lire un peu. D'abord on ne
-le saurait pas. Et puis, cela ne faisait de mal à
-personne. Pourquoi le lui défendait-on?</p>
-
-<p>Seulement, l'embarras était grand de choisir
-un volume entre dix millions. Lequel prendre?<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[p. 246]</a></span>
-Le plus beau. Et le plus beau, c'était le plus
-grand. Il se trouva que justement devant elle,
-tout en bas du plus haut meuble, se dressait le
-dos noir et or d'un in-plano gigantesque.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Oh! celui-là, par exemple, ce n'était pas un
-livre, bien sûr. On ne faisait pas de livres
-pareils.</p>
-
-<p>Cile se rappela qu'on lui avait donné, autrefois,
-comme cadeau de Noël, un grand jeu
-enfermé dans une boîte en forme de reliure.</p>
-
-<p>&mdash;Si c'était un jeu! se dit-elle.</p>
-
-<p>Et elle se pencha pour lire le titre.</p>
-
-<p>En majuscules dorées, le titre se lisait:</p>
-
-<p class="center">
-HAGIOGRAPH<br />
-HISPANOR<br />
-</p>
-
-<p>Les connaissances bibliographiques et latines
-de la lectrice étaient encore trop élémentaires
-pour qu'elle sût compléter la phrase sous sa
-forme véritable: <em>Hagiographorum hispanorum
-opera selectissima</em>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[p. 247]</a></span></p>
-
-<p>Elle mit un doigt dans sa bouche, et se dit,
-après réflexion:</p>
-
-<p>&mdash;Un hagiographe Hispanor... ça doit être
-un jeu mécanique.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Ceci décidé, sa résolution fut prise. Elle
-saisit avec les deux mains l'énorme in-plano
-presque aussi grand qu'elle, le tira, fit un effort
-qui tendit ses reins en arrière... Le volume,
-arraché de sa place éternelle, glissa, bascula,
-oscilla et retomba tout debout, sur la tranche.</p>
-
-<p>Cile respira largement, fière de sa force, et
-plus encore de son audace; mais elle ne se
-hasarda point à transporter une si lourde
-charge. Toujours avec les deux mains, elle fit
-tourner le premier plat sur ses gonds comme
-une porte sourde, et elle recula de quelques
-pas.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>L'obscurité augmentait autour d'elle. Le
-jour baissait, baissait rapidement. Un long
-rayon, descendu d'un vitrail bleuâtre, frappait<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[p. 248]</a></span>
-le frontispice noir du livre qu'elle venait d'ouvrir.</p>
-
-<p>Une sainte espagnole y était gravée en costume
-de carmélite, devant un paysage vaguement
-africain. Elle tenait un fouet d'une main,
-et de l'autre un grand cœur qui dégouttait de
-sang.</p>
-
-<p>Cile, effrayée, recula encore.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Bientôt, il n'y eut plus rien d'éclairé dans la
-vaste salle, que le fantôme triste et pâle de la
-Sainte; mais plus les alentours s'obscurcissaient
-de noir, plus elle-même s'illuminait de blanc.</p>
-
-<p>Elle paraissait grandir, bouger, remuer les
-yeux.</p>
-
-<p>Un souffle d'air venait du paysage animer les
-plis de ses vêtements.</p>
-
-<p>Elle penchait la tête.</p>
-
-<p>Elle parla enfin.</p>
-
-<p>&mdash;Cécile...</p>
-
-<p>La pauvre petite, presque morte d'effroi,
-tomba sur les genoux.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[p. 249]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Madame... dit-elle.</p>
-
-<p>Puis, se reprenant comme une enfant sage,
-et pensant, à propos, qu'il fallait dire «ma
-sœur» à toutes les religieuses, elle murmura
-poliment:</p>
-
-<p>&mdash;Ma Sainte...</p>
-
-<p>L'apparition répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Ne crains pas.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! je n'ai pas peur, dit Cile, toute blanche,
-mais je suis bien intimidée... Pardonnez-moi,
-ma Sainte.</p>
-
-<p>Tout en parlant, elle considérait le costume
-flottant de l'immortelle, la tunique brune, le
-scapulaire, les pieds nus dans les sandales, et,
-par-dessus toute la stature, le vaste manteau
-blanc comme une lumière.</p>
-
-<p>&mdash;Viens plus près, dit la Sainte, plus près.
-Que puis-je pour toi? As-tu quelque chose à
-me dire, ou plutôt, à me demander?</p>
-
-<p>Cile s'enhardit:</p>
-
-<p>&mdash;Plutôt à vous demander, ma Sainte. Il y
-a tant de choses que je voudrais savoir! Et vous<span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[p. 250]</a></span>
-devez savoir tout, puisque vous venez du ciel.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, je te permets de me poser trois
-questions. Trois, pas une de plus. Je t'écoute.
-Et je te répondrai, mon enfant.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Tout de suite, l'enfant posa la première:</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi me défend-on de venir ici?</p>
-
-<p>La Sainte lentement répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Parce que les poutres, et les planches, et
-les feuilles, et les gravures de toute cette bibliothèque
-sont le tronc et les branches et les
-feuilles et les fleurs de l'Arbre de la Science
-du Bien et du Mal.</p>
-
-<p>&mdash;La Science du Bien et du Mal, répéta
-l'enfant. Qu'est-ce que c'est?</p>
-
-<p>&mdash;C'est la connaissance de la vie.</p>
-
-<p>&mdash;La Vie... répéta-t-elle encore. Oh!
-qu'est-ce que sera ma vie?</p>
-
-<p>La Sainte frissonna imperceptiblement.</p>
-
-<p>&mdash;Ce serait ta dernière question, petite
-Cile, réfléchis bien! N'aimerais-tu pas mieux
-m'en poser une autre?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[p. 251]</a></span></p>
-
-<p>Mais la petite, peu à peu rassurée, insistait:</p>
-
-<p>&mdash;Non! non! c'est tout ce que je veux
-savoir.</p>
-
-<p>&mdash;Si je te réponds, tu regretteras de m'avoir
-interrogée.</p>
-
-<p>Cile hésita, pâlit de nouveau, et reprit d'une
-voix très douce:</p>
-
-<p>&mdash;Ma Sainte, répondez-moi, vous me l'avez
-promis.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Alors l'apparition éleva vers le ciel sa main
-qui tenait un grand cœur de pourpre, et les
-gouttes de sang se mirent à tomber, d'abord
-une à une, comme des larmes, puis par ruisseaux,
-comme des sanglots.</p>
-
-<p>&mdash;Je pourrais, dit-elle sourdement, ouvrir
-le livre de ta vie, savoir comment... de quel
-côté... sous quelle forme... et les circonstances...
-A quoi bon? Toutes les vies humaines
-sont nivelées sous le même rouleau et, quelle
-que soit ta vie, elle sera la Vie... Écoute-moi<span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[p. 252]</a></span>
-bien, ma pauvre enfant. Tu vis d'illusion et
-d'espoirs: ton illusion s'évanouira; tous tes
-espoirs seront fauchés; jamais! jamais tu
-n'obtiendras ni de conserver ce que tu chéris,
-ni de posséder ce que tu désires, ni de réaliser
-ce que tu rêves. Tu poursuivras le bonheur
-d'une poursuite insensée; tu le verras partout
-à portée de la main, et toujours ta main
-retombera sur le vide, tes genoux sur la terre,
-et ton front sur tes genoux avec tant de sanglots
-que tu te croiras mourir... Tu mourras
-cent fois avec tes cent rêves; ton dernier jour
-n'est pas le plus noir de ceux qui te restent à
-vivre.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Un flot de sang ruissela du cœur suspendu.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>&mdash;Écoute-moi bien... Tu aimeras. Un sentiment
-nouveau, étrange, inexprimablement
-lumineux et tendre envahira ton âme crédule,
-qui le prendra pour le bonheur, et plus il
-t'aura promis d'allégresse, plus il flagellera ton<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[p. 253]</a></span>
-corps et ton esprit avec son triple fouet d'horreur,
-de désespoir et de dégoût. Quel que soit
-ton amour, il mourra dans les larmes et tes
-douleurs seront telles que tu ne peux pas les
-imaginer...</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Le cœur se gonfla plusieurs fois à toute
-violence. Le sang rouge en ruisselait toujours.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>&mdash;Écoute-moi encore... Tu seras mère. Ah!
-cette fois tu croiras vraiment avoir trouvé le
-chemin de la vie bienheureuse. Ton enfant!
-Ton enfant! Comme tu le désireras! Quel
-avenir enchanté tu rêveras pour toi-même et
-pour lui dans tes bras! Mais du jour où Dieu
-te l'aura promis, tes larmes ne cesseront plus
-de couler sur tes joues. Douleurs horribles
-pour l'obtenir, efforts et peines de tous les
-jours pour le conserver à la vie, terreur s'il
-est malade, déchirement inguérissable si Dieu
-te le reprend comme il te l'a donné. Alors tu<span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[p. 254]</a></span>
-connaîtras que le malheur monte comme une
-marée à l'assaut de la vie humaine, et sans
-cesse, d'année en année, grossit ses vagues de
-sanglots.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Le cœur s'élargissait tel qu'un soleil du
-soir. On ne voyait presque plus sa forme, car
-le sang débordait tout autour de lui.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>&mdash;Enfin, reprit la Sainte, fais le compte
-aujourd'hui de tous ceux que tu aimes et
-sache que pas un d'eux ne sera près de ton
-chevet le jour où, vieille femme et presque une
-étrangère dans un monde nouveau, tu mourras,
-affreusement seule. Tu verras, l'un après
-l'autre, tes quatre grands-parents si bons et
-tant aimés disparaître des lieux où tu les
-embrassais. Tu verras ta mère expirer, peut-être
-après une agonie dont tu frissonneras
-pour toujours. Tu mettras ton père mort dans
-un cercueil de chêne, entre deux couches de
-sciure de bois pour que sa pourriture ne filtre<span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[p. 255]</a></span>
-pas à terre, par les fentes de la caisse reclouée
-sur son front...</p>
-
-<p>&mdash;Ah!!!</p>
-
-<p>Cile, au dernier degré de l'épouvante, criait,
-pleurait, tendait les mains...</p>
-
-<p>&mdash;Non... non... ma Sainte... non... ne me
-dites pas...</p>
-
-<p>Elle se jeta en suppliant dans les plis du
-manteau de lumière; mais à travers la vision
-impondérable, elle toucha l'énorme in-plano
-toujours debout sur sa tranche... Le volume
-chancela en arrière, s'abattit de toute sa hauteur
-et son bruit formidable tonna dans la
-voûte retentissante, pendant qu'au sein du
-nuage de poussière bleuâtre s'effaçait et fuyait
-sainte Thérèse de Jésus.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Au même instant la porte s'ouvrait... Brusquement
-quatorze jets de foudre enflammèrent
-le lustre électrique, et Cile entendit la voix de
-son père crier sur un ton de fureur qu'elle ne
-lui avait jamais connu:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[p. 256]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Cécile! méchante enfant! c'est ici que je
-te trouve!</p>
-
-<p>Ah! la pauvre petite n'était guère en état de
-répondre. Elle écouta la colère paternelle avec
-une espèce d'égarement; elle vit dans cet
-éclat de voix le commencement des malheurs
-de la vie, et dans une explosion de larmes elle
-se coucha sur le plancher.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[p. 257]</a></span></p>
-
-
-<h3>III</h3>
-
-<p>&mdash;Je veux mourir tout de suite, tout de
-suite; je veux mourir tout de suite... répétait-elle.</p>
-
-<p>Le père inquiet, s'approcha, la releva, la
-prit sur ses genoux, l'interrogea. Que s'était-il
-passé? Qu'est-ce que tout cela signifiait?
-Pourquoi était-elle entrée là? et pourquoi ces
-cris de désespoir? Mais Cile ne voulait pas
-répondre. Cile ne voulait plus que mourir.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Elle sanglota pendant une heure sans pouvoir
-expliquer sa peine. Elle pleurait, la tête
-perdue sur l'épaule de son père, qui la berçait
-un peu. Et tout à coup elle raconta ce que lui<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[p. 258]</a></span>
-avait dit la Sainte, avec une petite voix
-blanche, monotone et désespérée comme en
-ont les personnes mourantes qui prononcent
-leurs dernières paroles.</p>
-
-<p>Son père l'écoutait parler. Il ne voulait
-montrer qu'une émotion souriante; mais,
-malgré les efforts de toute sa volonté, il ne
-put s'empêcher d'avoir les yeux en larmes et
-resta plus pâle que la petite lorsqu'elle eut
-achevé son récit...</p>
-
-<p>Alors il l'embrassa de plus près. Ses deux
-larges mains affectueuses enveloppèrent des
-deux côtés la petite tête blonde inondée de
-pleurs, et il lui dit avec une extrême tendresse:</p>
-
-<p>&mdash;Mon enfant... mon petit... console-toi...
-Tu as été punie, tu le vois, parce que tu m'avais
-désobéi. Voilà ce qui arrive aux petites filles
-qui vont dans les bibliothèques. Elles lisent
-sur la vie certaines choses qu'elles n'ont pas
-besoin de savoir...</p>
-
-<p>Il reprit après une hésitation:</p>
-
-<p>&mdash;... et qui ne sont pas vraies.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[p. 259]</a></span></p>
-
-<p>Cile leva ses yeux d'enfant grave:</p>
-
-<p>&mdash;Pas vraies?... Comment, pas vraies?... Ce
-que m'a dit la Sainte n'est pas vrai?</p>
-
-<p>&mdash;La Sainte a voulu t'effrayer, pour ta
-pénitence, ma chérie; mais la vie est tout le
-contraire du tableau qu'elle t'en a fait. La vie
-est belle... La vie est douce... La vie est
-bonne... Tout est bonheur.</p>
-
-<p>Et, de nouveau, il s'efforça de sourire.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>L'enfant le regarda longtemps... puis elle le
-serra de toute sa force, en tremblant de la tête
-aux pieds.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[p. 261]</a></span></p>
-
-
-
-
-<h2><a name="TABLE" id="TABLE">TABLE</a></h2>
-
-
-<p>
-<a href="#HOMME_DE_POURPRE">L'HOMME DE POURPRE </a><br />
-<br />
-<a href="#DIALOGUE_AU_SOLEIL_COUCHANT">DIALOGUE AU SOLEIL COUCHANT</a><br />
-<br />
-<a href="#UNE_VOLUPTE_NOUVELLE">UNE VOLUPTÉ NOUVELLE</a><br />
-<br />
-<a href="#ESCALE_EN_RADE_DE_NEMOURS">ESCALE EN RADE DE NEMOURS</a><br />
-<br />
-<a href="#LA_FAUSSE_ESTHER">LA FAUSSE ESTHER</a><br />
-<br />
-<a href="#LA_CONFESSION_DE_MLLE_X">LA CONFESSION DE M<sup>LLE</sup> X</a><br />
-<br />
-<a href="#LAVENTURE_EXTRAORDINAIRE">L'AVENTURE EXTRAORDINAIRE DE MADAME ESQUOLLIER</a><br />
-<br />
-<a href="#UNE_ASCENSION_AU_VENUSBERG">UNE ASCENSION AU VENUSBERG</a><br />
-<br />
-<a href="#LA_PERSIENNE">LA PERSIENNE</a><br />
-<br />
-<a href="#LIN-PLANO">L'IN-PLANO</a><br />
-</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[p. 263]</a></span></p>
-
-<hr class="chap" />
-<p>IMPRIMÉ</p>
-
-<p>PAR</p>
-
-<p>PHILIPPE RENOUARD</p>
-
-<p>19, rue des Saints-Pères</p>
-
-<p>PARIS</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Sanguines, by Pierre Louÿs
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SANGUINES ***
-
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