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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Les révélées - -Author: Michel Corday - -Release Date: April 9, 2016 [EBook #51703] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RÉVÉLÉES *** - - - - -Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - - - NOTES SUR LA TRANSCRIPTION: - -—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. - -—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes. - -—La table des matières a été rajoutée dans ce livre électronique. - -—Les mots écrites en gras ont étées representées ainsi: =mot gras=. - -—Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et - a^{bc}. - - - - - LES RÉVÉLÉES - - - - - OUVRAGES DU MÊME AUTEUR - - - DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER - - à 3 fr. 50 le volume. - - =Vénus ou les deux risques= 1 vol. - =Les Embrasés= 1 vol. - =Sésame ou la Maternité consentie= 1 vol. - =Les Frères Jolidan= 1 vol. - =Les Demi-Fous= 1 vol. - =La Mémoire du cœur= 1 vol. - =Monsieur, Madame et l’Auto= 1 vol. - =Mariage de demain= 1 vol. - =Plaisirs d’Auto= 1 vol. - - - CHEZ GARNIER FRÈRES - - =Mariés jeunes.= - =Confession d’un enfant du Siège.= - =Scènes de la vie conjugale.= - =Scènes de la vie d’officier.= - - - IL A ÉTÉ TIRÉ DU PRÉSENT OUVRAGE: - - _10 exemplaires, numérotés à la presse, sur papier de Hollande._ - - - Paris—L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.—1679. - - - - - MICHEL CORDAY - - - LES - - RÉVÉLÉES - - - — ROMAN — - - ...C’est le plaisir qu’elle aime; - L’homme est rude et le prend sans savoir le donner. - - ALFRED DE VIGNY. - - - CINQUIÈME MILLE - - - PARIS - - BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER - EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR - 11, RUE DE GRENELLE, 11 - - 1909 - - - - - Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays - - Published July 10 1909. - Privilege of Copyright in the United States reserved under the Act - approved march 3 1905 by MICHEL CORDAY. - - - - - TABLE DES MATIÈRES - - - CHAPITRE I. Page 1 - - II. 35 - - III. 71 - - IV. 85 - - V. 125 - - VI. 157 - - VII. 169 - - VIII. 205 - - IX. 231 - - - - - LES RÉVÉLÉES - - - - -I - - -—On peut entrer?... Ah! Elle est encore couchée, la petite loche ... -Bonjour, mon amour, bonjour ma vieille Lucette ... - -Zonzon—un diminutif de Suzon—se penchait à la porte entr’ouverte. -En longue chemise, la gorge épanouie crevant la dentelle, la face -brillante parmi ses cheveux qui la coiffaient d’un gros bonnet de -fourrure châtain, les pieds nus dans des sandales rouges, la jeune -femme courut au lit de sa sœur. - -Elle était royale et claire, la chambre de Lucette. Royale par ses -dimensions, par ses lignes, par le style de ses meubles et de ses -panneaux, d’un Louis XVI fleuri, laqué blanc. Claire de toutes ces -neigeuses sculptures, des miroirs à biseaux, des tentures délicates -et tendres, des bibelots de Saxe et d’argent, toute une fraîcheur -scintillante qu’exagérait encore la folle lumière du matin de juin. -Lucette, qui s’apercevait dans les glaces, semblait perdue, parmi ses -cheveux noirs répandus sur l’oreiller, dans le vaste lit de milieu -exhaussé de deux marches, à la façon d’un trône. - -Quand les deux sœurs se furent câlinement embrassées. - -—J’ouvre une fenêtre, n’est-ce pas? dit Zonzon. - -Et, sans plus attendre, elle se dirigea, dans son léger costume, vers -l’une des deux croisées. Craintive, un peu choquée, Lucette reprocha: - -—Oh!... Si on te voyait ... - -Zonzon répliqua, en ouvrant tout grand: - -—Eh bien, «on» ne s’embêterait pas. - -Puis, accoudée à la barre: - -—Bon Dieu que c’est beau ... - -Prolongeant la terrasse du château, un parterre géant s’ouvrait une -trouée à travers le parc, déroulait en pente douce sa tapisserie de -fleurs jusqu’aux peupliers de la vallée. Les lointains, les bois, les -ombres étaient baignés d’une brume bleue et dorée, à croire qu’il -pleuvait de l’azur en même temps que de la lumière. Un de ces matins où -il semble vraiment que le ciel soit descendu sur la terre. - -Quittant la fenêtre, Zonzon s’assit au bord du lit, en amazone. - -—Tout à l’heure, quand j’ai découvert cette vue, de ma chambre, ça -m’a fichu un coup. J’ai failli crier toute seule. Voilà ce qu’il y a -d’épatant dans l’arrivée de nuit: c’est la surprise du matin. Oh, déjà, -rien que le temps de passer de l’auto dans l’ascenseur, d’entrevoir -aux lumières le vestibule en cathédrale, vieux chêne et marbre blanc, -j’avais reconnu la main de papa ... fichtre! - -C’était, en effet, leur père, l’architecte René Savourette, qui avait -restauré le château des Barres pour le compte du propriétaire actuel, -le gros entrepreneur Duclos, un de ses camarades d’enfance, récemment -retrouvé. Les travaux touchant à leur fin, Duclos avait invité -l’architecte et sa famille à passer quelques semaines sous son toit. -Mais Zonzon, qui exerçait depuis peu la médecine à Paris, n’avait pu -s’échapper que la veille, et pour un seul jour. - -—Figure-toi, reprit-elle, que j’ai failli ne pas venir du tout. A -neuf heures, hier soir, j’étais encore chez des clients—un petit -ménage d’officiers—dont le gosse faisait de la diphtérie. Les pauvres -gens! Ils n’en menaient pas large ... Mais quand le sérum a commencé -d’agir—j’en avais pris du tout frais à l’Institut Pasteur—quand leur -mioche s’est mis à respirer, à renaître ... Ah! Si tu les avais vus! -Sur le pas de la porte, le lieutenant me serrait les mains à me coller -les doigts. Et il bafouillait: «Merci, monsieur ... Merci, monsieur ...» - -Zonzon, le menton à la gorge, les paupières baissées, s’examina avec -une malicieuse complaisance: - -—Hein? Tout de même, fallait-il qu’il soit ému, pour s’y tromper! - -—Oh! Zonzon ... soupira Lucette. - -Mais déjà la jeune femme poursuivait: - -—Enfin, je me décolle les doigts, je me sauve, je touche chez moi, -j’arrive à la gare, j’avale un sandwich, un bock, je saute dans le -train, je trouve l’auto à Sens, et me voilà ... - -Le torse cambré, les bras étendus en croix, la tête en arrière et la -face heureuse, elle s’étira: - -—Ah! C’est amusant, la vie pleine, la vie bien tassée, où l’on empile -tant qu’on peut de l’utile et de l’agréable. - -Puis, se rapprochant, les mains enlacées à celles de Lucette: - -—Mais toi, toi ... C’est à toi de raconter. Depuis quinze jours ... -Cette nuit, tu dormais si bien. Je n’ai pas voulu te réveiller. Et tes -petits bouts de lettres, tes petits coups de téléphone ne m’ont pas -appris grand’chose. Je trouve même qu’elles devenaient de plus en plus -courtes, tes communications. Pas d’anicroche? Tu ne me caches rien? - -Lucette s’était à demi soulevée, un coude dans l’oreiller. Et posant -une main sur le bras de sa sœur, elle dit, résolue: - -—Si, Zonzon. Je t’attendais. Moi aussi, j’ai voulu te laisser dormir. -Mais j’ai un service à te demander. Tu pars toujours ce soir? - -—Faut bien. - -—Eh bien, emmène-moi. - -D’un élan, Zonzon fut contre Lucette: - -—T’emmener? Mais qu’est-ce qu’il y a? Rien de grave, j’espère? - -Les paupières closes, la jeune fille agita la tête: - -—Non, non, rien de grave. - -—Alors, quoi? Tu te rases, dans ce castel? - -—Ne me demande rien, supplia Lucette. Emmène-moi, voilà tout. - -Et de son bras, à hauteur de ses yeux, elle se barrait la face. Zonzon -s’était reculée légèrement: - -—Je veux bien, moi. Pardi, ce ne serait pas la première fois que tu -passerais quelques jours chez moi. Mais je ne serais tout de même pas -fâchée de savoir pourquoi je t’enlève. Je veux bien marcher, mais je -n’aime pas marcher sans savoir où je vais. Allons, explique. Pourquoi -veux-tu partir? - -Lucette s’entêtait, confuse et farouche: - -—Parce que ... - -Zonzon haussa ses rondes épaules sous leur étroite épaulette de -dentelle: - -—Ah! Toujours la même! Toujours fermée, toujours bouclée ... Dire -qu’il m’a fallu chaque fois te cambrioler tes petits secrets! Tiens, -tu me fais bouillir. Mais tu ne devrais pas en avoir pour moi, des -secrets. Tu as beau aller sur tes vingt-deux ans, j’en ai toujours -huit de plus que toi. Tu es toujours un peu ma petite, ma mioche. Tu -sais bien que si je te presse, ce n’est pas par curiosité. C’est par -intérêt, par tendresse. Voyons, voyons, Lucette. Personne ne t’écoutera -mieux. Personne ne jasera moins. Et puis, c’est si bon de se débrider, -de s’ouvrir. Allons, va ... - -Inclinée sur Lucette, elle la dominait, essayait de la pénétrer. Ainsi -rapprochées, elles apparaissaient à la fois pareilles et différentes. -Et la lumineuse figure de Zonzon semblait penchée sur une eau profonde, -qui lui eût renvoyé en reflet sa propre image, assombrie et mystérieuse. - -A demi vaincue, Lucette murmura: - -—J’ai peur que tu te moques ... - -—Allons donc! Tu sais bien que non. - -—Eh bien, je veux partir avant de ... m’attacher à quelqu’un ... A -quelqu’un que je ne peux pas épouser. - -—Qui? qui? - -—Paul Duclos. - -Zonzon la pressait, avide: - -—Tu t’es emballée sur le fils Duclos? Et lui, de son côté? - -Mais Lucette s’était refermée. Elle roulait lentement sa tête sur -l’oreiller: - -—Qu’est-ce que ça peut faire? Qu’importe? - -—Enfin, que s’est-il passé entre vous? - -Tout de suite la jeune fille se révolta: - -—Mais rien! - -—Alors, comme il est fils unique, comme le père Duclos a je ne sais -combien de millions, comme nous n’avons pas un fifrelin de dot, tu ne -veux pas courir la chance? Dis, dis, c’est ça. - -Lucette avait conscience de cette réserve, de cette pudeur ombrageuse -qui la retenaient de dévoiler sa vie la plus intime, les mouvements de -son cœur. Mais sa sœur était sa grande amie, son guide. Cette fois, -elle se libéra. Et, avec une violence concentrée: - -—Oui, c’est cela. Je ne veux pas courir le risque d’un refus. D’abord -parce que je ne veux pas passer pour une coquette, pour une intrigante. -Si M. Paul s’avisait de vouloir m’épouser,—et vraiment j’ignore tout -de ses intentions,—il se heurterait sans doute à son père. Et je les -aurais, malgré moi, dressés l’un contre l’autre ... - -—Mais, remarqua Zonzon, le papa Duclos aime son fils. Il n’a plus que -lui au monde. - -—Raison de plus pour qu’il lui souhaite un mariage éclatant. -D’ailleurs, il me fait peur, ce M. Duclos. Il est si âpre, si rude -d’aspect et d’esprit. Il n’envisage rien qu’au point de vue des -affaires. Il n’a qu’une phrase à la bouche: «Est-ce une bonne affaire?» -Et marier son «garçon», comme il dit, à la fille de son architecte, tu -penses si ce serait la bonne affaire! - -—Il n’est peut-être pas si terrible qu’il en a l’air. - -Mais Lucette n’écoutait plus: - -—Et puis, vois-tu, Zonzon, j’ai peur de souffrir. Ce que je veux -éviter surtout, c’est le risque d’une déconvenue. Je veux fuir pendant -qu’il en est temps encore, avant de m’attacher, avant d’avoir trop mal -... Tu vois, ce n’est plus du scrupule, c’est de la prudence. - -—Ne te fais donc pas moins chic que tu n’es. - -Très émue, la riante Zonzon. Ses larges yeux bruns s’attendrissaient. -Elle avait un sens trop exact de la vie et de son temps pour ne point -sentir l’étroite servitude de l’argent et pour ne point admirer -l’élégance et la grâce des sentiments qui s’en affranchissent. - -Elle reprit: - -—Papa, maman ne savent pas que tu veux partir? - -—Je n’aurais jamais osé leur avouer mes raisons. Et puis, à quoi -bon? Papa partagerait mes scrupules. Il s’affolerait à l’idée d’être -soupçonné d’une arrière-pensée d’intérêt. Et quant à maman, elle se -retrancherait derrière lui, comme toujours. - -—Oui, dit Zonzon, je connais la phrase: «En as-tu parlé à ton père?» - -—Mieux vaut les laisser tranquilles, en sécurité. Je n’ai pas besoin -d’eux. Tu es là. - -Et elle se pressa contre sa grande, qui lui rendit sa caresse. Zonzon -couvrait Lucette d’une tendresse vigilante. Non point seulement parce -qu’elles étaient sœurs. Que de sœurs se supportent sans se chérir! Mais -parce qu’elle la protégeait, la savait plus fragile, plus complexe, -plus flexible qu’elle-même. Si les fleurs pensent et sentent, le beau -rosier épanoui doit aimer de la sorte le liseron qui s’enroule à sa -tige. - -—Alors, conclut Lucette, c’est convenu, n’est-ce pas, tu m’emmènes? Je -n’annonce pas un départ définitif. Nous devions rester ici encore une -huitaine. Une fois partie, j’ajournerai mon retour. Nous prendrons un -prétexte quelconque. Tu as besoin de moi pour ton dispensaire. Ou bien -un essayage pressant. - -Zonzon sourit: - -—Je choisis l’essayage. C’est plus sérieux. - -—Il ne faut pas rire, Zonzon, dit Lucette. J’ai du chagrin. - -L’aînée la pressa: - -—Ah ça! voyons, tu l’aimes donc déjà? Et lui? - -Mais elle se déroba encore: - -—Ne m’interroge pas, ne me force pas à m’interroger moi-même. Je ne -veux pas savoir. Je veux partir. - -Et blottie contre sa sœur, elle ajouta, la voix passionnée: - -—Ah! Il me semble que j’aimerai tant, si fort, si uniquement ... -Emmène-moi, Zonzon, emmène-moi ... - -Que faire, au mieux du bonheur de Lucette? Car cela seul importait. -Zonzon réfléchit. Par nature et par métier, elle avait le jugement -prompt, lucide et stable. Sa décision fut vite arrêtée! Partir. -Pourquoi pas? Si ce Paul Duclos n’aimait pas Lucette, s’il l’oubliait -sitôt partie, mieux valait en effet qu’elle s’en détachât au plus -vite. S’il l’aimait vraiment, l’épreuve de l’absence achèverait de -l’éclairer sur lui-même, l’éperonnerait, le jetterait à la poursuite -de la fugitive par-dessus tous les obstacles. Et si, en dehors de son -énorme fortune, il était réellement digne d’épouser Lucette, il lui -apporterait alors la plus grande chance de bonheur au monde: un mutuel -amour sans entrave, ni souci. - -Et Zonzon prononça délibérément: - -—Eh bien, c’est entendu, ma petite Lucette. Je t’enlève. - - * * * * * - -En vérité, nous ne sommes qu’une vivante contradiction. Lucette -voudrait que cette dernière journée au château des Barres fût déjà -achevée, dans une hâte de malade avant l’opération, qui souhaite -éperdument que c’en soit fini. Et, en même temps, elle voudrait arrêter -la fuite des heures, isoler, déguster chaque minute, chaque seconde, -comme on tâche de garder au palais la saveur d’un sorbet qu’on sent -fondre dans sa bouche. Ce royal domaine qu’elle ne reverra plus, elle -voudrait l’inscrire, le fixer dans sa mémoire, l’emporter en elle-même. -Et toute la matinée, en guidant sa sœur à travers les salles et les -jardins, parmi la folle fête de lumière, elle butine, par tous ses sens -éveillés et tendus, les souvenirs. - -Quinze jours! A-t-elle vraiment vécu quinze jours au château? Tour à -tour il lui semble qu’elle y soit arrivée la veille et qu’elle ne l’ait -jamais quitté. S’asseoit-elle vraiment depuis quinze jours à cette -table, dans cette salle à manger d’une solennité d’église, habillée de -bois anciens, noirs et luisants, trouée d’une cheminée féodale dont la -hotte se heurte aux caissons du plafond? Quinze jours qu’à chaque repas -elle contemple en coin, sans parvenir à s’apprivoiser, son redoutable -voisin M. Duclos, sa solide carrure, sa simplicité soigneuse, sa face -de granit, ses yeux aigus sous les sourcils hérissés. Quinze jours -qu’elle l’entend, à chaque plat mitonné, de sa voix qui s’est éraillée -sur les chantiers: - -—Revenez-y donc, M’ame Savourette. - -Et quinze jours que maman se laisse tenter, avec un heureux roulis des -épaules, le menton dans la gorge, la lèvre grasse et le regard gourmand: - -—Oh! M. Duclos, j’en reprendrai bien encore un petit peu ... - -Et lui, lui ... Il est assis face à son père, devant elle. Oh! Elle -voudrait lui trouver des défauts, pour le regretter moins. N’a-t-il -pas gardé, de son récent séjour en Asie-Mineure—deux ans de fouilles -au dur soleil—un petit air levantin? On s’imprègne des pays qu’on -habite. Avec son teint brûlé, sa pointe de barbe noire, on dirait un -personnage des _Mille et une Nuits_, habillé chez le bon tailleur. -Et quelle singulière façon d’écouter, la tête inclinée, le regard au -plafond. Pourquoi entr’ouvre-t-il parfois la bouche une seconde, avant -de parler? L’œil est trop doux, le profil trop régulier, le front trop -bossué ... Allons donc! Elle ment. Il est parfait. Et maudissant son -blasphème, elle voudrait, d’un élan, se lever de table et courir lui -demander pardon. - -L’après-midi. Que d’heures légères—si légères qu’elles ne laissaient -pas de traces dans le souvenir—passées dans le parc, autour de ce -petit temple troyen qu’édifiait papa, avec les matériaux et d’après les -plans rapportés par M. Paul. Chaque jour on en suivait les progrès. -On tirait de leurs caisses les briques vernissées, les faïences, les -mosaïques dont devait se revêtir cette reconstitution charmante. Hélas! -Lucette ne la verrait pas achevée ... - -Un coup de cloche à la grille. Un couple apparaît au détour d’une -allée. Les Turquois. Car le village de Brûlon ne s’enorgueillit pas -seulement de son royal château des Barres. Il possède aussi son homme -célèbre, Turquois, l’auteur dramatique, qui s’y retire pendant les -mois d’été. Les gens du pays ne connaissent guère ses pièces, libres -et violentes. Mais ils voient son portrait dans les feuilles et les -magazines, sa face de joyeux vivant, crépue et lippue. M. Duclos -fait grand accueil à son voisin. Mais Lucette n’aime ni son jovial -sans-gêne, ni sa réputation libertine. Et à chaque visite, elle -s’étonne de ce regard tendre, admiratif, fidèle, dont le suit sa femme, -si différente de lui, si grave, si contenue, d’une grâce si souveraine, -d’une si belle allure ailée. Bah! Encore des gens qu’elle ne reverra -plus ... - -Un domestique apporte des sodas. M. Paul raconte son goût inné -d’archéologie, cite le fameux exemple de Schliemann, le savant -allemand, tour à tour mousse, garçon épicier, enrichi enfin dans -le commerce de l’indigo, poursuivant et réalisant à travers -d’invraisemblables vicissitudes le rêve de toute sa vie: exhumer -Troie, la Troie de l’Iliade, Troie dix ans investie par Ménélas pour -venger l’enlèvement de sa femme Hélène! Et sous la ville de Pâris et -de Priam, il avait découvert six autres cités superposées! Ainsi, sept -civilisations s’étaient succédé avant le siège dont le chant d’Homère -nous a gardé le souvenir ... - -Turquois appuie d’un gros rire: - -—En somme, de vos sept civilisations, que reste-t-il? Une histoire de -femme! - -Puis, de sa manière brusque, il s’empare de Lucette, l’isole: - -—Et vous, mademoiselle, vous trouvez que ça vaut dix ans de siège, une -femme enlevée? - -Sans attendre de réponse, il déploie des idées scabreuses sur le -mariage, avec autorité. Distraite, absente, Lucette songe au cher -tête-à-tête qu’elle n’aura pas, qu’elle n’aura plus jamais. Quelle -ironie, de paraître flirter avec ce déplaisant personnage! Mais elle y -prend un amer plaisir, une joie de mortification. Furieuse contre le -destin, elle s’en venge sur elle-même. - -L’heure passe, à la fois rapide et lente. Maintenant, autour du petit -temple, tous tirent des caisses les précieuses mosaïques couchées sur -des claies de paille, en rassemblent les morceaux. On dirait de grands -enfants occupés à un gigantesque jeu de patience. Comme tout ce monde -est joyeux, insouciant! Ils ne devinent donc pas, ni les uns ni les -autres, qu’un drame se joue, tout près d’eux, dans un petit cœur? Ah! -Quelle plaisanterie, cette mystérieuse télépathie qui devrait avertir -notre entourage de notre chagrin. Comme ils sont loin de nous, nos -proches! Lucette est presque dépitée qu’on soit si gai autour d’elle, -qu’on ne soit pas influencé par sa peine secrète. Et, en même temps, -pour rien au monde, elle ne l’avouerait. - -Et voyez comme ils sont tous éloignés, en effet, de pressentir -la vérité. Quand Lucette annonce qu’elle accompagnera sa sœur à -Paris—décidément elle invoque la nécessité d’un essayage—c’est à -peine si l’on interrompt le jeu des mosaïques. Maman, qui, souriante et -placide, le suit du creux de son fauteuil, demande seulement: - -—Tu l’as dit à ton père? - -Et M. Savourette ne s’émeut guère. Il l’aime pourtant bien, sa -fillette. Mais voilà: il détaille les fresques à M^{me} Turquois. Et -il est resté d’une si fine galanterie, d’un si joli empressement près -des femmes, qu’il est tout à son inoffensive habitude de briller et de -plaire. Il tire et jette en avant sa manchette, fait valoir son profil -cambré à la Henri IV et accueille la nouvelle d’un distrait: - -—Ah! ah!... Et tu nous reviens bientôt, surtout? - -M. Paul lui-même ne se doute de rien. Il se donne à sa minutieuse -besogne d’un entrain joyeux, une de ces gaîtés ingénues et fougueuses -qu’on voit parfois aux très jeunes religieux qui, soutane troussée, -jouent au ballon avec leurs élèves. Dirait-on qu’il a vingt-sept ans? - -Pourtant, il a entendu, se redresse, s’exclame, la face changée: - -—Comment? Vous partez, Mademoiselle? Mais pour une seule journée, -n’est-ce pas? - -S’il savait! Précipitamment, elle répond: - -—Oui, oui ... - -Mais que c’est dur, de dissimuler jusqu’au soir, jusqu’au moment où -l’auto vient ranger le perron dans la clarté des deux gros lampadaires. - -Qu’ils sont pénibles, ces adieux qu’elle seule sait être définitifs. -Et aussi, quelle amère volupté de se sentir enfin dans la nuit, de -s’abattre sur la tiède et solide poitrine de Zonzon et là, de se -détendre, de sangloter: - -—Oh! ma chérie, j’ai tant de chagrin, si tu savais, tant de chagrin ... - - * * * * * - -Toute la matinée du lendemain, Paul Duclos erra du parc au château. -Impatient, fébrile, il était incapable de tenir en place. Certainement, -elle rentrerait le soir même. Mais que c’est long, tout un jour! Il -aurait voulu perdre la sensation du temps, de l’attente. - -A tous les tournants d’allée, au seuil de toutes les pièces, elle lui -apparaissait, en visions qui lui heurtaient le cœur. L’hallucination -était si vive, qu’il en aurait crié, qu’il en aurait tendu les bras en -avant. C’était sa silhouette à la fois ferme et menue, sous l’écharpe -claire, sa nette petite figure nacrée parmi les ondes animées de la -brune chevelure, le regard chaud sous l’arcade profonde, les pétales -rouges des lèvres. C’était son enjouement contenu, son éclat chatoyant, -précis, son geste harmonieux et sobre, toute une grâce de petit coffret -clos et ciselé. Le pur joyau ... - -Là, contre cette porte rustique qui s’ouvrait sur l’Yonne, ils avaient -ensemble déchiffré les dates des crues, gravées dans la pierre du -montant. A ce rond-point, tandis qu’il la tenait devant l’objectif de -son instantané, elle lui avait demandé: «Faut-il bouger?» Et il lui -avait répondu avec une douceur voulue, une intention dans la voix: -«Oui, il faut venir à moi.» Audace dont il s’effarait, car son ardeur -timide n’avait jamais osé risquer d’aveu. - -Autour du petit temple, que d’heureux moments! Mais aussi, quelles -minutes cruelles, la veille, quand cette brute de Turquois l’avait -isolée, chambrée. Oh! il avait su dissimuler. Mais, incapable -d’écouter, de répondre, il épiait, seconde à seconde, la fin de -l’odieux tête-à-tête, soulevé d’une frénétique envie de bondir, -d’incendier le domaine, de faire crouler le ciel, pour que ce butor -cessât de lui parler ainsi sur la bouche! Et, attendri soudain, il -regrettait même ce moment-là. Au moins, elle était présente ... - -Mais, sans doute, elle allait téléphoner son retour. A quoi -songeait-il, de s’éloigner de la maison? Il grimpa le parterre au -pas de course. Dans le grand salon, un livre qu’elle avait commencé -traînait sur la table. Il emporta la fleur qu’elle y avait laissée en -guise de signet. A table, il trouva des prétextes pour parler d’elle, -pour prononcer, pour entendre son nom. L’après-midi se traîna. Il -essayait de s’absorber dans la lecture des journaux, espérait gagner -ainsi une demi-heure, tirait sa montre: il avait usé cinq minutes. - -Au dîner, pas de nouvelles encore. Il s’enhardit à interroger M^{me} -Savourette. Elle répondit paisiblement qu’on aurait sans doute une -lettre le lendemain matin. Et tout à coup, il s’indigna de la placidité -de cette dame confite en béatitude, de son air de pigeonne heureuse. - -Et ce M. Savourette! Un charmeur, un artiste, certes. Mais n’aurait-il -pas dû se soucier un peu de sa fille, au lieu de tourner l’anecdote et -de filer le trait, en lançant ses manchettes à l’assaut? Évidemment, -ils étaient habitués. De bonne heure, ils avaient laissé les deux -sœurs sortir et voyager seules. - -Même, l’aînée s’était affranchie, avait fait sa vie, de son côté. Mais, -que diable, on n’a pas cette sérénité! - -Il ne s’endormit qu’à l’aube et dans l’appréhension du réveil. Et, en -effet, ce deuxième jour s’annonça terrible. D’un mot à sa mère, la -jeune fille s’excusait de retarder son retour. Aussitôt, l’appréhension -le traversa qu’elle ne reviendrait pas. Car nos pressentiments ne sont -faits que de nos craintes. - -Comme la veille, il traîna son impatience et son inquiétude au long -des allées. Parfois, dans sa détresse croissante, il l’appelait, d’une -voix suppliante et sanglotante: «Lucette! Lucette!» Il semble toujours -que ce qu’on appelle va répondre. Et le nom aimé, aux lèvres des amants -lointains, possède un pouvoir mystérieux, invisible hostie où se -réalise la présence, verbe qui se fait chair ... - -Malgré le ciel admirable, jardin, maison, tout lui paraissait morne et -désolé. Il songeait aux antiques cités exhumées qu’il avait parcourues, -deux fois mortes, parce que leurs pierres gardent l’empreinte de la vie -qu’elles ont contenue. Oui, elle était la parure et la vie du domaine, -la force inconnue qui anime les choses. Elle partie, tout retombait à -la mort. Comme elle lui manquait! Comme elle lui manquait! - -Et, le troisième jour, M^{me} Savourette annonça tranquillement que -Lucette, retenue à Paris, demeurerait chez sa sœur, qu’à son grand -regret elle renonçait à revenir aux Barres. Il crut que le château -s’effondrait sur sa tête. Elle ne reviendrait pas! Pourquoi? Il n’était -pas dupe des futiles raisons qu’elle donnait. Quelqu’un, quelque chose -lui avait-il déplu? Bien qu’ils n’eussent pas échangé de paroles -tendres, il avait bien cru sentir entre eux de l’entente, de l’accord, -de la sympathie, au sens profond du mot ... Alors? Ah! Qu’importait! -Il l’aimait. Il l’aimait. Il en prenait violemment conscience devant -ce vide, cette dévastation que son départ laissait autour de lui, en -lui. Elle lui était nécessaire. Il étouffait, dans une sorte d’asphyxie -morale, quelque chose d’intolérable et d’affreux comme l’agonie du -matelot au fond du sous-marin sombré. Il voulait de l’air, de la vie. -Il la voulait. - -Elle est émouvante et presque auguste, cette invasion de l’amour chez -l’homme en pleine possession de lui-même. Quelques aventures sans -durée ni profondeur, de la passade d’étudiant à la piètre intrigue -mondaine, ont déçu sa soif d’idéal, ébranlé sa foi dans la passion -vraie. Il doute. Et soudain, le hasard admirable se réalise. Il se sent -un être privilégié, le centre d’un miracle. Il ne se reconnaît plus. -Sa sensibilité s’accroît et le prolonge. Il perçoit des nuances, des -parfums, des harmonies qu’il ignorait la veille. Le bonheur le féconde. -Il s’épanouit et se pavoise. L’arbre nu s’habille de fleurs, le voilier -prend la mer et se couvre de toile. Il devient une de ces grandes -forces de désir et d’attraction qui mènent à la nature. Il se mêle à -l’univers et le porte en lui. - -Chez Paul Duclos, tout préparait, tout favorisait cette métamorphose. -Son père, prématurément veuf, absorbé par ses énormes travaux, -se sachant rude et presque inculte, l’avait confié à l’éducation -religieuse, seule capable, à son avis, de remplacer l’influence -maternelle et l’atmosphère du foyer. Et plus tard, ses recherches, ses -voyages, tout en excitant en lui le goût et la curiosité de la vie, -l’avaient sauvé de cette oisiveté facile, de cette vaine existence où -les meilleurs se diminuent, où l’ardeur se détend, la fraîcheur se fane. - -Il se jeta donc fougueusement dans l’avenir. Il dissiperait le -malentendu qui, seul, pouvait expliquer la fuite de la jeune fille. -Il la rattraperait. Elle serait sa femme, si elle y consentait. De -son côté, il était libre. Nul obstacle entre eux. Oui, c’est vrai, il -était plus riche qu’elle. Tant mieux. Le cadre serait digne de l’œuvre. -Son père pouvait s’effarer de l’inégalité des fortunes? Ah! Ceux qui -le jugeaient sur ses rudes façons ne le connaissaient guère. Avait-il -jamais eu d’autre but, d’autre joie, que de gâter son «garçon»? -Pourquoi avait-il ouvert des tranchées, percé des tunnels, amoncelé des -remblais, creusé des ports, pourquoi ce formidable ouvrier avait-il -sculpté la face de la terre, sinon pour faire plaisir à son garçon? - -Que de caprices royalement exaucés! Cela se passait toujours de la même -façon, comique et touchante. Son père le scrutait, le regard aigu, la -tête inclinée: - -—Alors ça ferait ton affaire? - -—Oh! oui, papa. - -—Eh bien, l’affaire est faite. - -Que d’affaires faites, depuis les somptueux jouets mécaniques de la -petite enfance jusqu’à la 60-chevaux de course où Paul évaporait son -ardeur! Et ces deux ans de fouilles en Asie-Mineure, ces sommes énormes -versées aux terrassiers indigènes! - -Ah! par exemple, M. Duclos en voulait pour son argent. C’était son -grand souci. Il fallait que son garçon fût content. Et malheur au -joujou qui n’aurait pas vraiment fait l’affaire! - -Pas de crainte, cette fois, de ce côté-là. Et d’avance Paul s’imaginait -le rapide colloque, l’œil en coin dans la face penchée: «La petite -Savourette? Alors, ça ferait ton affaire?—Oh! oui, papa!» Et -certainement, l’affaire serait faite. - - - - -II - - -C’était la fin du jour, d’un joli jour perlé d’avril. Le gros des -visites passé, Lucette respirait, dans l’accalmie. Ouf! Ç’avait été -presque un gala, et comme la fête de ses relevailles. Car elle n’avait -pas reçu depuis la naissance de sa petite Paule. - -Deux mois déjà! Deux mois depuis cet inimaginable martyre, ces trente -heures où, mordant la main que son mari lui abandonnait, elle avait -supplié qu’on l’achevât, qu’on la tuât.... Deux mois depuis cette -torture qui avait si profondément marqué sa chair et sa pensée qu’elle -en rêvait la nuit, croyait la subir encore et s’éveillait dans -l’angoisse et la sueur du cauchemar. Oh! oui, un cauchemar, où elle ne -s’était pas seulement révoltée de souffrir, mais aussi de se sentir une -si pauvre chose, d’être obligée de livrer, d’étaler toute la misère, -tout le secret intime de son corps devant ses proches, les médecins, -des indifférents même. Rien que d’y songer, elle en rougissait encore. -Mais aussi quelle joie de résurrection quand, se mirant dans les glaces -ou coulant ses mains au long de sa taille, elle retrouvait sa vraie -ligne, sa vraie silhouette, fondue, dégagée, rajeunie d’un an! - -Un amusant désordre animait le grand salon et le jardin d’hiver qui le -prolongeait et dont les vitrages découvraient les jeunes frondaisons -du Champ-de-Mars. Sur tous les meubles erraient des tasses, des -verres, des petits papiers froissés de confiserie. Les fauteuils, -dérangés, gardaient l’empreinte et le souvenir des visites. Certains se -groupaient en rond. D’autres se reculaient en tête-à-tête. Et, levant -leurs bras vides, ils avaient l’air de papoter entre eux. - -Il ne restait plus que deux personnes. D’abord maman. M^{me} Savourette -secondait sa fille à son jour. Mais, sous couleur qu’elle n’avait rien -pu prendre de l’après-midi, elle se rattrapait. Elle picorait la table -du goûter, marchait de découverte en découverte, avec des petits cris -émerveillés. Une trouvaille, ces _bombes_, ces choux fourrés qui vous -éclatent dans la bouche. Et ces pains aux rollmops, quel montant, -quelle saveur! Mais elle préférait encore les sandwiches à la crème et -aux olives pilées. Un pur délice. Et se calant sur elle-même dans un -roulis des épaules: - -—Oh! Lucette, j’en reprendrais bien encore un petit peu ... - -Par contre, l’autre visiteuse, M^{me} Chazelles, ne prenait rien. -C’était une de ces femmes qui paraissent pauvres si bien vêtues -qu’elles soient, une de ces femmes qui ont quelque chose d’inachevé -dans le geste, la parole et le visage, qui ne sont pas d’aplomb dans -la vie. Son mari, le beau Chazelles, était conservateur du musée -Suffren, dont M. Savourette était lui-même l’architecte. De là, de -vagues relations entre femmes. Mais on les disait en train de divorcer. -Pourquoi? Certes, elle ne trompait pas le séduisant Chazelles. Comment -consentait-elle à s’en séparer? Ce petit mystère intriguait Lucette. -Mais au moment où M^{me} Chazelles semblait se décider aux confidences -entre M^{me} Savourette et sa fille, Turquois entra. L’entretien dévia. - -Depuis trois ans que Lucette était mariée, les Turquois étaient -presque devenus des familiers du petit hôtel du Champ-de-Mars. L’été -précédent, les deux ménages, rapprochés par la solitude de Brûlon, -avaient beaucoup voisiné aux Barres. «Les mois de campagne comptent -double», disait l’auteur dramatique dans son gros rire heureux. Et si -Lucette se sentait surtout attirée par M^{me} Turquois, par sa belle -sérénité qu’on devinait sensible, elle s’accoutumait au mari. Un gai -compagnon, au demeurant, plein d’entrain, d’une continuelle bonne -humeur, et dont la notoriété excusait les boutades et pimentait les -gamineries. - -A la condition, bien entendu, de ne rester qu’un gai compagnon. Or, -il fallait lui rendre justice. Ce libertin n’avait jamais courtisé -Lucette. Pas la moindre allusion. Et cela s’expliquait pour qui le -connaissait. Maintenant qu’on parlait librement devant elle, la -jeune femme savait la spécialité de Turquois, de s’attaquer presque -uniquement aux ménages qui se lézardent, de profiter de la première -évasion d’une épouse irritée ou déçue. Il se vantait presque de son -flair, cet instinct de requin qui suit le navire où quelqu’un va -mourir, qui guette le moment où l’on jettera le mort par-dessus le -bastingage ... - -On le félicita du succès de sa dernière pièce, _La Meute_, dont la -vogue durait depuis le début de l’hiver. Il expliqua: - -—Savez pas pourquoi j’ai la veine? Regardez mes titres: _L’Écran, La -Crise, La Meute_. Je les choisis de cinq lettres. Ça porte bonheur! - -Il en riait encore pendant que Lucette, un peu choquée malgré -l’habitude, lui versait du Zucco. Mais, pendant ce temps, M^{me} -Savourette entraînait la pauvre petite M^{me} Chazelles dans un des -coins du jardin d’hiver. Elle aussi, ce divorce l’intriguait. Ce -Chazelles ne la rendait donc pas heureuse? Un si bel homme! Elle -renoua: - -—Alors, c’est vrai? - -M^{me} Chazelles ébaucha, mollement: - -—Oui. D’un commun accord ... on s’est arrangé ... Avec des relations, -c’est toujours facile, de divorcer ... - -—Comment? Vous n’aviez pas de griefs sérieux? - -—Non ... Pas les mêmes idées, ni les mêmes goûts ... Pas d’enfants. -Rien ne nous attachait ... Alors, autant essayer de recommencer, chacun -de son côté ... - -M^{me} Savourette se pencha: - -—M. Chazelles n’était donc pas un bon mari? - -Et il fallait entendre le son caressant, doux et plein, que rendaient -ces deux mots-là, «bon mari», sur les lèvres de l’excellente femme! - -—Un bon mari? répéta M^{me} Chazelles d’une voix neutre. - -—Enfin, vous savez bien ce que je veux dire. Tous les hommes ont leurs -petits défauts. Mais ils savent si bien se les faire pardonner quand -ils veulent! Voyons, voyons, est-ce qu’il n’y a pas des moments qui -font tout oublier, les ennuis, les chagrins, les querelles? - -M^{me} Chazelles, bouche ouverte, semblait déchiffrer un rébus. Puis, -elle sourit avec lassitude: - -—Ah! Vous voulez parler de ... Vous trouvez que?... - -—Mais oui, je trouve, affirma crânement M^{me} Savourette. - -Et elle eut ce beau regard, pétillant et mouillé tout ensemble, que les -femmes heureuses par l’amour jettent sur leur passé. - -Une nausée aux lèvres, M^{me} Chazelles avoua avec nonchalance: - -—Moi pas. Ça me dégoûte. Je trouve ça embêtant comme la pluie. Chaque -fois, faut se lever, faut courir ... J’avais toujours envie de lui -demander, quand ça le prenait: «Pourquoi faire?» - -M^{me} Savourette la considérait avec stupeur et compassion. Elle -jugeait naïvement les autres d’après elle-même. Et cette pauvre petite -M^{me} Chazelles lui apparaissait une créature disgraciée, une infirme. - -Cependant, des éclats de voix partaient du salon, des «bonjour ...» -aigus et flûtés, des excuses volubiles sur la tardive visite, des «Oh! -Ah! Oh!» d’admiration sur ce délicieux hôtel qu’on ne connaissait pas -encore. Et d’une folle allure d’hirondelle entrée dans une chambre, -une dame blonde, vive, chatoyante, fit le tour de la pièce, lorgna les -meubles, les tableaux, la serre, but une gorgée de thé, becqueta un -gâteau, serra des mains et s’en fut ... - -C’était M^{me} Evenon. Son mari, l’homme le plus affairé de Paris, -présidait dix conseils d’administration par jour. Il déjeunait dans -sa voiture, dînait en s’habillant et dormait au théâtre. Il gagnait -effroyablement d’argent, mais il ne trouvait pas le temps de le -dépenser. - -Amusée et surprise de cette visite d’oiseau, Lucette s’attardait au -seuil du salon. Le soir tombait. Le couchant colorait les vitrages. -Maman et la pauvre petite M^{me} Chazelles ne formaient plus qu’un -groupe indécis sous les palmiers qui découpaient sur le ciel délicat -leurs silhouettes fines et noires. - -—Vous savez ce que M^{me} Evenon est venue chercher ici? demanda -Turquois. - -—Non. - -—Un alibi, parbleu. - -—Comment? - -—Eh! oui. C’est la femme qui aspire à la grande passion. Type connu. -Depuis dix ans, elle fait des essais. Elle sort de chez son amant. Elle -dira qu’elle a passé deux heures ici. - -Devant la glace embrumée de pénombre, Lucette relevait ses cheveux: - -—Vous croyez? dit-elle. - -—Bien sûr. Les visites n’ont pas d’autre utilité. C’est très commode. -Vous verrez. - -Brusquement, Lucette se retourna, les bras encore levés vers sa -chevelure: - -—Comment? Je verrai?... - -—Je l’espère bien ... Dites donc, je m’inscris, hein? Je suis le -_preux_, comme disent les gosses. Et même, en attendant, vous devriez -bien me laisser prendre un petit acompte, là, dans le cou ... - -Elle avait laissé retomber ses bras. Elle murmura: - -—Vous êtes fou! - -Il lui faisait peur, dans la demi-obscurité. Sa face de faune, -d’ordinaire joviale, était tirée, enlaidie par le désir. Il -poursuivait: - -—Ben quoi? On ne nous verrait pas, du jardin. Ce serait amusant, au -contraire, sous le nez des gens. - -Trop stupéfaite pour agir, pour penser même, retenue seulement -d’appeler ou de s’enfuir par un instinct d’orgueil et de crânerie, elle -répéta: - -—Vous êtes fou! - -—Mais non, je ne suis pas fou. Je suis emballé, voilà tout. Alors, -vrai, vous ne voulez pas. Rien à faire, nous deux, pour l’instant? - -Pour la troisième fois: - -—Vous êtes fou! Taisez-vous donc ... - -Mais elle s’était un peu reprise. Elle tourna un commutateur. Le salon -s’illumina. Turquois ne se troubla pas: - -—Bon, bon. Mettons que je n’ai rien dit, là. Il n’y a pas de quoi se -fâcher. On est amis, tout de même, hein? - -Elle ne lui répondit pas. Les joues en feu, elle s’éloigna, retenant -entre ses dents serrées le mot qui la soulageait: «Brute!» - - * * * * * - -Le soir même, allongée dans un des lits jumeaux tandis que son -mari dormait dans l’autre, Lucette, les yeux grands ouverts dans -l’obscurité, s’interrogeait: «Voyons, voyons, ne suis-je pas aussi -heureuse qu’on peut l’être, absolument heureuse?» - -Il avait fallu l’offre brutale de Turquois pour la contraindre à cet -examen. Ils sont si rares, ces regards intérieurs! Il semble que nous -n’ayons jamais le temps de prendre conscience de nous-mêmes, de nous -rassembler, de dresser le bilan de notre existence. Mais l’alarme -avait sonné. Ce Turquois, avec son flair de requin, n’avait-il pas la -réputation de guetter la première chute, de s’attaquer à bon escient, -aux femmes qui chancellent, qui sont près de défaillir? Pourquoi, -subitement, l’avait il entreprise? Elle se répéta, plus indignée -qu’inquiète: «Est-ce que je ne suis pas absolument heureuse?» - -Minutieusement, elle explorait le passé, suivait le fil des jours. -Depuis cet éblouissant coup de surprise, depuis l’heure où M. Duclos, -au retour des Barres, l’avait demandée en mariage pour son fils, elle -s’était sentie enveloppée, soulevée par la forte certitude du bonheur. -Elle aimait. Elle était aimée. Et tout l’hiver des fiançailles, plus -fleuri qu’un printemps, elle s’était maintenue dans cette ivresse -comblée, cette plénitude de tout elle-même. Elle avait vécu comme on -valse, emportée dans du vertige, de la musique, de la lumière, aux -bras de l’être aimé. Une telle griserie, qu’elle ne parvenait même -pas maintenant à retrouver de points de repère, des souvenirs précis. -Rien d’étonnant. Le malheur blesse, le bonheur caresse. Les blessures -laissent des traces, les caresses n’en laissent pas. - -Et depuis son mariage? Hors l’inévitable torture de la maternité, -n’était-ce pas la même succession de jours sans heurt, de jours bleus, -de jours planés? Jamais un souci, jamais une contrariété même. Sa -félicité était toujours restée égale à elle-même, à hauteur de ses -rêves. - -Pourrait-elle même trouver un moment inférieur? Scrupuleusement, elle -cherchait ... Oh! un bien court moment, en tout cas. Même pas le nuage -au ciel. Plutôt le petit souffle qui, par le plus beau temps, fait -soudain frissonner les feuilles. Une impression bien fugitive, un -souvenir que se reprochait sa tendresse et que fuyait sa pudeur. - -C’était le matin, le lendemain de son mariage, au château des Barres, -où son mari, l’enlevant au lunch, l’avait emmenée en auto ... Ah! le -joli voyage, lui aussi tout embrumé dans sa mémoire d’une lumineuse -buée de bonheur. Donc, pendant cette matinée, le garde-chasse avait -fait demander Paul. Elle était restée seule. On ne devrait jamais -rester seule, ce matin-là. Elle se levait, assise au bord du lit. On -était en avril. Juste trois ans. Le temps était voilé. Et, tout à -coup,—le hurlement d’une sirène sur la route ou les aboiements des -chiens du garde sous la fenêtre avaient-ils crispé ses nerfs tendus -et sensibles,—un souffle de mélancolie avait passé sur elle, léger, -rapide, mais net, quelque chose comme une voix triste qui lui eût -murmuré: «Ce n’est que cela ...» - -Oh! la parole impie, qui la poursuivait d’un remords! «Ce n’est que -cela ...» Mais il faut dire aussi qu’elle aimait tant, au seuil du -mariage ... Son amour l’emportait d’un trait si dru, d’un essor si -large et si puissant, qu’elle aspirait à se dépasser encore, à se -dépasser toujours, à atteindre elle ne savait quels sommets ... - -Et puis, jeune fille, tout se conjurait pour exalter sa foi dans -l’amour. Les livres, le théâtre, la musique, le chuchotis du monde, -tout vivait, tout palpitait d’amour. Et, enveloppé dans ce bruissement -recueilli, dans cet encens magnifique, dans ce cantique éperdu, le -mystère s’élevait, devenait divin, infini ... - -Qu’attendait-elle alors? Elle l’ignorait au juste. On a beau être -d’une famille artiste où chacun a son libre parler, on a beau sortir -seule, avoir flirté un brin,—on ne mène pas, de dix-huit à vingt-deux -ans, la vie de tennis et de plage, de bals et de dîners, sans être -courtisée,—tout de même, la conspiration du silence continue. On est -bien plus ignorante qu’on n’en a l’air. On a vu des statues sans voile, -on a vu des bêtes s’unir, on a surpris des allusions qu’on a traduites -à sa façon, même il vous est tombé de vilains livres sous les yeux ... -Et cependant il subsiste des précisions impénétrables. - -Ces «terres inconnues» de la carte, ces lacunes, on les a comblées à -coups d’imagination. Et parfois si drôlement!... Si chaste, si peu -curieuse qu’on soit, on y rêve, à cette vérité cachée, justement parce -qu’elle est cachée et parce qu’on la sent capitale. Mais la terre -inconnue garde son secret. Hélas! lorsqu’on la foule enfin, transportée -d’attente, d’ardeur, de foi, de frénésie, pourquoi faut-il qu’une -pensée vous traverse: «Ce n’est que cela ...» - -Qu’attendait-elle?... Lorsque leurs lèvres s’étaient rencontrées pour -la première fois, il lui avait semblé qu’elle buvait à une source de -bonheur; une langueur délicieuse coulait en elle, l’alourdissait, à -croire qu’elle allait tomber sous le poids du plaisir, et glisser vers -une mort heureuse. Alors, ingénument, confusément, elle imaginait -l’étreinte dernière comme un baiser plus violent, plus profond, un -baiser où l’on achève de mourir ... - -La folle! Non, ce n’était pas cela. Mais n’était-ce donc rien que de se -sentir une belle proie passionnément désirée, de n’être plus soudain -qu’une petite chose bouleversée sous un fougueux assaut, de se livrer, -de s’abandonner toute à celui qu’on adore, de le sentir en soi, d’obéir -à sa brûlante convoitise jusque dans la souffrance, d’être soudée à -lui, d’être heureuse, enfin, de la joie qu’on lui donne ... Et ensuite, -de le tenir contre soi, las et reconnaissant, de le bercer tendrement, -comme un tout petit? Évidemment, c’était là tout l’amour. Ce ne pouvait -pas être autre chose. Ce qu’on imagine dépasse fatalement ce qu’on -réalise. Mais la part restait belle. Et il fallait bien qu’elle fût née -d’un moment de solitude et de malaise, cette pensée impie: «Ce n’est -que cela.» - -Vilaine impression aussitôt chassée, ensuite oubliée parmi tant -d’heures charmantes ... D’abord, l’installation dans ce petit hôtel du -Champ-de-Mars, coquet, battant neuf, et dont l’éclat trop cru, trop -frais verni, avait vite disparu derrière les tentures et les meubles -vénérables. L’amusante chasse aux trouvailles, du noble magasin du -tapissier jusqu’au fond des faubourgs ... Vie affairée d’abeilles qui -rapportent à la ruche le miel de toutes les fleurs. Jamais leurs goûts -ne se heurtaient. Il est vrai que Paul était bien capable d’imposer -silence à ses préférences, en cas de désaccord. Il lui disait: «Ce qui -te fait plaisir me plaît.» - -Il la «servait». Elle ne trouvait pas d’autre mot pour exprimer la -ferveur dont il l’entourait, une ferveur où il subsistait quelque chose -de religieux, une ferveur attentive, respectueuse et passionnée tout -ensemble, et qui, dans l’effusion, montait, brusque, ardente, passait -sur elle en coup de flamme. - -Il la servait comme un néophyte qui, d’un zèle brûlant, s’incline -devant l’autel. Il se montrait d’une douceur patiente, égale, d’où -jaillissait parfois sa gaîté jeune et fraîche. Et, sans doute parce -qu’il n’avait pas eu le temps de se durcir, de s’ossifier dans un -long célibat, il n’avait aucun de ces travers à arêtes vives où l’on -s’écorche, où l’on s’irrite, dans le frottement de la vie commune. - -Il la servait. Tous ses regards montaient vers elle. Le reste du monde -lui était indifférent Sauf pourtant ses travaux qui lui restaient -chers,—un gros ouvrage qu’il préparait depuis deux ans, l’exposé de -ses découvertes en Troade. Et encore ne lui en parlait-il qu’avec une -timide discrétion, tant il craignait de l’importuner par des vues trop -arides. - -Il la servait. Il la comblait d’offrandes, surprises ingénieuses, fines -attentions! Et il trouvait, pour saluer une toilette heureuse, un -chapeau seyant, une mine particulièrement brillante, bref, pour vous -répéter ce que vous dit votre glace, de ces mots qui vous éclairent, -qui vous réchauffent, vous auréolent. - -Oui, il était bien le compagnon rêvé. Il lui avait bien fait la -meilleure existence. Elle se le répétait, d’un élan où s’exaltait sa -propre tendresse. A suivre ainsi sa vie de femme, elle retrouvait la -même impression que dans les promenades où elle s’amusait à parcourir -toute seule son logis de pièce en pièce. Un tiède bien-être, une pure -et noble harmonie, une profusion de richesses délicates, accumulées, -répandues avec un zèle pieux, comme autant d’ex-voto de bonheur ... - -Mais pourquoi cet homme, ce Turquois, l’avait-il si brutalement -entreprise? - -«Suis-je absolument heureuse?» Cette question, Zonzon devait la -contraindre à son tour d’y répondre, quelques mois plus tard, à la -rentrée d’automne. - -Dès qu’elle avait une heure libre, entre deux consultations, deux -visites au dispensaire, elle accourait, pressée, rapide, la poitrine au -vent, la robe tendue en drapeau sur la hampe fière de la jambe. - -Tout de suite, elle animait la maison. Dès son entrée, il y faisait -plus chaud, plus clair. L’air vibrait, comme il danse sur les champs -au soleil. Elle criait en riant: «Voilà la marchande de santé!» Et -de fait, elle en avait à revendre. Son beau regard brun, aiguisé -par dix ans d’exercice, scrutait la petite Paule, la nourrice, puis -se reposait, tendre, sur Lucette. Ah! la chère dévouée, la chère -vigilante ... - -Mais ce jour-là—un matin, vers onze heures, Lucette achevant lentement -sa toilette dans sa chambre—une sorte de fièvre l’agitait. Elle ne -tenait pas en place, tandis que sa sœur, comme d’habitude, racontait -ses dernières journées, courses, visites, dîners, détaillait ces -mille riens dorés dont était tissée la trame légère de son existence. -Et soudain, se campant debout, les mains derrière le dos, Zonzon -l’interrompit, pénétrée: - -—Alors, bien vrai, ça va, la vie? - -Lucette, qui se polissait les ongles devant sa table, releva la tête. -Pourquoi ce ton grave, presse anxieux, que rien n’appelait, et qui -ressemblait si peu à Zonzon? - -—Comme tu me demandes cela? - -Zonzon hésita une seconde. Puis, dans un coup d’épaules résolu: - -—Eh bien ... Je te demande ça comme une Zonzon qui pourrait bien se -donner de l’air, filer quelques mois, et qui voudrait être sûre, -absolument sûre, de laisser sa Lucette tout à fait heureuse, en plein -bonheur. - -Zonzon partir, s’absenter ... Quelle stupeur! Mais déjà, s’asseyant -près de Lucette: - -—Oh! dit Zonzon, ce n’est qu’un projet. Et tu sais, les projets, c’est -comme les oiseaux. Ils s’envolent tout d’un coup pendant qu’on les -caresse. Ce ne serait en tout cas que pour la fin de l’année, peut-être -le printemps. Mais si je pars, je veux partir tranquille. Et, une fois -là-bas, l’idée d’une anicroche, l’idée que tu pourrais avoir besoin de -ton docteur ordinaire, me gâterait le voyage. Alors, dis, tu te sens -bien d’aplomb? - -Lucette ne répondit pas directement: - -—Enfin, de quoi s’agit-il? - -Lucette ne connaissait que la vie extérieure de Zonzon. Depuis -l’époque où elle étudiait la médecine, elle avait lentement conquis -son indépendance. Elle avait, un à un, dénoué plutôt que tranché les -liens qui l’attachaient au foyer de famille. Mais comment, jusqu’où -usait-elle de sa liberté? Là-dessus, Lucette n’avait jamais interrogé -sa sœur. Elle en était retenue par son ombrageux respect de tout ce -qui est intime et caché, par le prestige et l’autorité de son aînée -à ses yeux, et aussi, peut-être, par cette sorte de désintéressement -où nous restons de tout ce qui ne réagit pas, de ce qui n’influe pas -directement sur notre propre existence. - -Tout de même, et surtout depuis son mariage, la curiosité de -Lucette s’éveillait parfois, en courtes lueurs: «Comment vit-elle?» -Et la gravité inhabituelle de sa sœur, l’imprévu de ce départ, -l’avertissaient qu’elle touchait au mystère. - -Zonzon s’était accoudée à la petite table où s’étalaient toutes les -pièces de l’onglier, ce joli superflu qui s’échappe d’un nécessaire. - -—Il s’agit d’un voyage, d’une mission ... Mais je ne partirais pas -seule. J’ai un ami, ma petite Lucette. Depuis longtemps, déjà. Quatre -ans. Bah! J’aime mieux tout lâcher, maintenant que j’ai commencé. -C’est drôle, la vie. Nous nous sommes connus au chevet de sa femme -malade. On l’opérait. Une maladie de reins. Je tenais le chloroforme. -Il assistait, aussi blanc qu’elle. Elle est morte, huit jours après. On -s’est revu plus tard. Et petit à petit, on s’est aimé, fort, bien fort, -très fort ... Voilà. - -A froid, et connaissant Zonzon, Lucette avait envisagé semblable -aventure. Mais, sous le choc de la confidence, toutes les idées -convenues qui sommeillent en nous—sur ce qui se fait ou ne se fait -pas—se réveillaient, se révoltaient. Elle était péniblement surprise, -comme d’un amoindrissement, d’une déchéance, d’une mise hors la règle. -Elle cria presque: - -—Mais pourquoi ne t’a-t-il pas épousée? - -—Il me l’a offert. Mais il a une fille. Treize ans. Toute à -l’empreinte de sa mère, pieuse, presque mystique, bref à l’envers de -moi. Aussi, tu comprends. Pour elle, voir une autre femme prendre la -place de sa maman, ce serait la perdre deux fois. Ça lui ferait trop de -peine, à cette petite. Alors, je n’ai pas voulu. - -—Ah! Zonzon, murmura Lucette, remuée. - -—Bah! ce n’est pas héroïque. D’autant que plus tard, quand elle sera -mariée, on pourra faire comme elle, si on veut. Mais, moi, je n’y tiens -guère. Ah! dame, faut se cacher, c’est vrai. Car cette enfant doit -ignorer toute l’histoire. Sinon, le beau geste ne servirait de rien. Tu -es la première à qui je me raconte, la seule dans le secret. Et encore, -sans ce voyage, je crois bien que je serais restée bouche close. Car je -te devine, va! Tu as beau remuer la tête: ça te fait de la peine, au -fond, mon histoire. Je ne suis pourtant pas à plaindre, sacristi!... -Enfin, fallait bien justifier le départ. Tu n’aurais pas compris. -Tu m’en aurais voulu, de ficher le camp. Tandis que maintenant, tu -dois comprendre. On partirait pour l’Amérique. Lui, il ferait une -enquête pour l’usine Grive, où il est ingénieur. Tu sais, les machins, -les choses en fer. Moi, je décrocherais une mission quelconque pour -étudier leurs universités là-bas, au point de vue médical. Mais on ne -travaillerait pas tout le temps, bigre! On se retrouverait. Alors, tu -penses, ces six mois ensemble, en liberté, en plein jour, quelle fête! -Les grandes vacances de la vie, quoi! - -—Tu vois bien, dit Lucette, que tu souffres d’être obligée de te -cacher. - -—Pas tant que tu crois. On concentre sur une heure ce qu’on aurait -répandu sur un jour. Les moments où nous sommes ensemble me dédommagent -des autres. J’y puise du courage, de la force, de la joie, pour le -reste du temps. Nous n’avons pas de foyer, c’est vrai. Mais il est -en moi, mon foyer, si clair et si brûlant, qu’il illumine et qu’il -réchauffe toute ma vie. Ah! Lucette, tu te rappelles, ce matin -d’été, aux Barres, où tu me disais: «J’aimerais tant, si uniquement -...» J’étais à lui depuis peu. Et j’aurais voulu pouvoir te crier: -«C’est comme moi, c’est comme moi!...» Il faut croire que nous nous -ressemblons aussi de cette manière-là, que nous sommes décidément -taillées sur le même patron. Du jour où je me suis donnée, j’ai bien -senti que je ne me reprendrais plus. Et depuis ce jour-là, pas un -regret, pas une ombre, pas un moment moins exquis. Mais aussi, je lui -dois un bonheur si plein, si complet ... Ah! tu ne trouves pas que -c’est bon, que c’est beau et que c’est le secret d’un amour fort et -durable, de se sentir en affinité, de se sentir aimée complètement, par -toutes les cellules de l’être, toutes, toutes, celles où dorment et -naissent nos plus tendres pensées, celles qui dessinent le modelé de -notre visage et de notre corps, celles qui s’éveillent au plaisir et -répandent en nous le grand frisson ... - -Et, lancée, saisissant les mains de Lucette: - -—Quelle chance, ma chérie, de pouvoir parler enfin en franchise avec -toi, de pouvoir t’interroger, te confesser. Vois-tu, mon beau voyage -serait gâté, si je savais laisser de l’autre côté de l’eau une petite -Lucette qui ne serait pas royalement, absolument heureuse ... Tu l’es -bien tout entière, tu l’es bien comme je l’entends? Maintenant, tu peux -me répondre, tu peux tout me dire ... - -Oh! l’enthousiaste, l’exubérante Zonzon. Le visage animé, le geste -tendre et pressant, elle appuyait: - -—Dis?... Il te rend heureuse? - -Lucette sourit: - -—Bien sûr. - -Mais Zonzon se mordait la lèvre, agitait la tête. On l’eût dit tentée -et retenue tout à la fois de pousser et de préciser sa question. - -—Ah! Avec toi, on a toujours peur de t’effaroucher, de faire refermer -la sensitive. Enfin, tu me comprends ... Dans ses bras ... tu es tout à -fait heureuse ... tout à fait? - -Heureuse, dans ses bras? Certes! Ne se l’était-elle pas avoué? De -nouveau, elle se l’affirma. Oui, elle était heureuse sous ses baisers, -heureuse de se sentir si passionnément désirée, heureuse de la secrète -volupté de se sacrifier, de s’offrir à l’aimé, d’être à la fois pour -lui l’idole et victime, heureuse de cette rapide et fougueuse ardeur -qui déferlait sur elle, de l’ivresse qu’elle devait lui verser et dont -il lui rendait grâce ensuite, avec tant de ferveur ... - -Que voulait dire Zonzon? Allait-elle se prétendre plus favorisée, faire -croire qu’elle connaissait un plus grand bonheur? Allons donc! Il n’en -existait pas. - -Et ce fut avec une entière franchise relevée d’une toute petite pointe -d’orgueil jaloux qu’elle répondit, l’air entendu: - -—Tout à fait heureuse. - -Zonzon respira, détendue: - -—A la bonne heure! - -Lucette jeta, d’une impulsion: - -—Tu n’en doutais pas, je pense? - -—Non, non. Mais je suis contente d’avoir pu m’assurer ... Parce que, -vois-tu, c’est l’important, cela. J’ai tellement entendu, déjà, de -confidences ... Des choses qu’une femme ne dira pas à son médecin, -si c’est un homme, et qu’elle lui confesse, si c’est une femme comme -elle. Des déceptions, des dégoûts, des nausées chez les unes. Et des -transports, des délices, une vie comme vernie, chez les autres ... Oui, -c’est cela l’important. Évidemment, ce n’est pas tout. Mais cela régit -tout. C’est la clef de voûte, sans qui le reste s’écroule. D’ailleurs, -tu n’as qu’à regarder autour de nous, dans chaque ménage. Oh! pas -besoin de chercher bien loin. Tiens, papa et maman ... - -Et sur un recul de Lucette: - -—Comment, reprit-elle, tu n’y avais jamais pensé? Réfléchis. Ils -ont eu leur part d’embêtements, comme tout le monde. Cette affaire -de l’oncle Gratien, le frère de maman, ces fausses traites qu’il a -signées, qu’ils ont payées pour éviter le scandale. Cette histoire-là -a pesé sur toute leur vie. Papa avait beau gagner de l’argent, on a -toujours vécu à la maison dans une gêne dorée, parmi les coups de -sonnette insolents des fournisseurs, les chuchotis autour des factures -renvoyées. Eh bien, pourquoi maman a-t-elle toujours gardé sa placidité -souriante, son joli scintillement fixe d’étoile? Pourquoi cette grande -indulgence répandue sur nous, sur son entourage, sur toute la vie? -Parce qu’elle a eu, elle aussi, comme elle le dit si souvent, un «bon -mari» Un peu trop galant, papa, un peu trop le coq qui, par habitude, -lisse ses plumes et tend l’ergot à chaque poule qui passe. Mais un coq! -Un tendre coq attentif à sa sultane, et qui lui a donné ce qu’il lui -fallait ... Maman ... Ah! je te crois qu’elle a dû souvent en reprendre -un petit peu! - -Lucette s’effara: - -—Oh! Zonzon!... - -Mais, déjà, l’aînée se levait, rajustait son chapeau devant la glace. - -—Bon sang! Je viens de refermer la sensitive. Mais quoi, grosse bête, -y a pas de mal. C’est naturel. Allons, je me sauve, j’ai rendez-vous. -Oui, avec lui. Crois-tu, depuis quatre ans, chacun de notre côté, nous -arrivons toujours en avance. Ce n’est pas admirable? Au revoir, mon -loup, au revoir, ma chérie, au revoir, ma bienheureuse. Oh! je suis -contente ... - -Elle s’envola, radieuse. - -Ah! si elle avait pu, ce jour-là, deviner qu’elle n’était pas comprise, -qu’un malentendu vital s’établissait entre elles ... Pourquoi aussi -la réserve de Lucette retenait-elle Zonzon d’insister, de préciser, -d’appeler toutes les choses par leur nom, comme elle en avait coutume? -Pourquoi ne parle-t-on pas de son corps comme de son cœur? Entre deux -êtres sains, il ne devrait pas y avoir de sujets interdits, de pensées -indicibles, de ces paroles dont on a honte et qui restent dans la -gorge. L’intention peut être vicieuse. Mais les mots en eux-mêmes ne -sont jamais impurs. - - - - -III - - -Dans quelques années, lorsque les aéroplanes seront aussi répandus dans -le ciel que les autos sur les routes, lorsque leur vol ne surprendra -pas plus que celui d’un oiseau, le souvenir deviendra curieux, presque -historique, des premiers essais, des premiers essors, sur le champ de -manœuvre d’Issy. - -Un petit groupe de fanatiques suivaient ces séances et, de temps en -temps, amenaient quelques amis dont ils avaient piqué la curiosité. -C’est ainsi que Lucien Chazelles entraîna Lucette et son mari. - -Rien ne prédestinait ce Lucien Chazelles à s’occuper d’aviation. -D’abord officier de cavalerie, il avait traversé discrètement la -politique et la littérature. Pour l’instant, il était conservateur du -musée Suffren, consacré, comme on sait, à l’histoire du Costume. On -assurait qu’il convoitait un gros emploi dans les finances publiques. -Mais c’était un de ces esprits clairvoyants, pivotants, qui se braquent -dans toutes les directions, une de ces intelligences complètes, -circulaires, avides de tout, aptes à tout. - -Jusqu’à ces derniers temps, Lucette l’avait tout juste aperçu. Elle -ne voyait que M^{me} Chazelles. Mais la pauvre petite femme s’était -retirée en province depuis son divorce. Et sans doute toutes relations -eussent-elles cessé avec le mari, si Paul n’avait marqué l’intention -de doter le musée Suffren d’une collection de bijoux et d’aquarelles -rapportés de ses fouilles en Troade. - -Lucette avait accepté d’enthousiasme d’accompagner son mari et -Chazelles à Issy. Elle s’en amusait comme d’une expédition. Et, dans la -limousine qui les emportait tous trois à travers les rues ouvrières de -Grenelle, elle s’étonnait même que ce petit grain d’imprévu jeté dans -sa vie la fît si allègrement résonner. - -L’après-midi de mars était doux, presque tiède, d’un gris si -transparent qu’on le voyait bleu, un de ces jours où les gens, -respirant l’espoir du renouveau, disent: «Ça sent le printemps.» - -Dès l’octroi franchi, l’espace s’élargit soudain. Un grand vide -lumineux, un désert de sable brun où, çà et là, des pelotons de -cavaliers manœuvraient encore. - -—Voilà Issy, dit Chazelles. - -Quoi? Si près? Lucette croyait partir pour un pays perdu, une banlieue -lointaine, et la fameuse plaine était à la porte même de Paris, moins -loin de la ville que le champ de courses d’Auteuil. Sur l’indication de -Chazelles, la voiture piqua tout droit vers les hangars en bordure, où -se massait une foule noire et s’alignaient des autos en rang pressé. - -Tous trois débarquèrent. Sur le champ de manœuvre, les curieux -entouraient un étrange appareil au repos, énorme et léger, qui ne -ressemblait à rien de connu. Au centre des grandes surfaces blanches -et tendues, parmi le réseau ténu du bâtis, le pilote haut perché -était assis, faisant corps avec la machinerie. Derrière lui, un aide -s’efforçait de lancer l’hélice à la volée, jetait un bref signal: -«Hop!» Mais elle ne partait pas. - -—Il a des ennuis de moteur, dit Chazelles. - -Il guidait ses compagnons, leur nommait—en échangeant des saluts et -des poignées de main—des notoriétés de l’aviation. Puis il leur fit -gravir un petit tertre, une dune de sable, d’où l’on dominait la plaine. - -Pas gaie, même sous la timide embellie, cette grève noirâtre, bordée, -sur trois côtés, de remparts, de remblais et d’usines. La foule -elle-même, disparate, inquiétait. Des sportsmen, des amis du pilote, -des badauds attirés par les notes de journaux, des fidèles aussi, qui -venaient chaque jour, matin et soir. Des photographes importants, qui -promenaient de lourds trépieds, ou circulaient la poitrine blindée de -leur instantané. Puis des gamins, moineaux des fortifs, pouilleux, -joyeux, poussiéreux, qui s’ébattaient dans le sable, turbulents et -criards, pour le plaisir et pour la galerie. Et d’autres fils de -la zone, plus grands, ceux-là, plus inquiétants, en espadrilles et -casquette cycliste, le pantalon évasé à la base en pilier de réverbère, -et qui, pour tromper l’attente, improvisaient un jeu, abattaient à -coups de pierre de vieilles boîtes de conserves fichées dans le sable. - -Lucette en prit un peu peur. Elle l’avoua en riant. - -—Bah! Ils ne sont pas méchants, dit Chazelles. - -Elle le considéra, d’un bref regard en coin. Grand, brun, solide, -la face avenante et nette, il respirait surtout la force. Et on ne -démêlait qu’ensuite la finesse qui aiguisait le ferme regard, creusait -d’une fossette le menton volontaire, animait les lèvres délicates sous -la vigoureuse moustache noire. Il fumait sans cesse des cigarettes, -qu’il tirait d’un étui d’or, d’un geste rapide et coulé. - -Cependant, l’attente se prolongeait. Paul interrogea Lucette: - -—Tu n’es pas fatiguée? Tu ne veux pas t’asseoir? - -Justement, à l’ombre des hangars, une petite baraque de débitant -avait poussé, qui s’intitulait modestement: _Aerian Bar_. On pourrait -emprunter des chaises ... - -—Mais non, mais non. - -Elle s’irrita qu’on la crût lasse devant Chazelles, qui, poitrine au -vent, la cigarette haute, suivait la lutte patiente du pilote contre -son moteur. Enfin, des détonations éclatèrent, d’abord intermittentes, -en pétarade. Puis elles s’enchaînèrent, l’hélice tourna à vive allure -et ne fut plus bientôt dans l’air qu’un bouclier vibrant, impalpable -et terrible. Des casquettes, des chapeaux s’envolèrent, emportés par -son souffle puissant. Des aides accroupis, dont le bourgeron claquait -dans le vent, retenaient l’appareil à pleins bras. Ils le lâchèrent -quand le pilote leva la main. Aussitôt l’aéroplane démarra. Ses roues -s’avancèrent dans le sable mou, d’une vitesse croissante. - -On suivait sa marche avec une sorte d’angoisse. On aurait voulu -l’alléger, l’aider, le soulever à distance, comme le magnétiseur qui -projette sa force. Et soudain, à cent mètres de là, il quitta le sol, -plana, les ailes grandes. - -De toute la foule, un cri d’admiration et de délivrance monta, -l’accompagna dans son essor. De nouveau, des vœux, des désirs tendus -le soutenaient, s’opposaient à sa chute. Dans un virage, près des -fortifications, il s’inclina. Une aile menaça d’accrocher la terre. -Et chacun frémit, comme d’un danger personnel. Enfin, à la lisière -opposée, il prit contact, roula, s’arrêta. On vit l’hélice ralentie -tourner comme le soleil éteint d’un feu d’artifice. Des fanatiques -coururent à travers la plaine pour féliciter plus tôt le héros. - -Dans les groupes, chacun analysait ses impressions. On les -reconnaissait pareilles. C’était, chez tous, au moment de l’essor, -la même allégresse, la même détente, une félicité intérieure, une -jouissance physique, un délicieux décrochement du cœur. - -Tandis que l’aviateur essayait de réparer son appareil, ramené à -bras devant les hangars,—car il s’agissait d’une nouvelle panne -de moteur,—Paul et Chazelles s’efforçaient de démêler les causes -profondes de leur émotion. - -—Peut-être, dit Paul, avons-nous la notion confuse d’assister à un -spectacle qu’aucun regard n’a jamais contemplé et que des centaines -de générations ont imaginé. Les hommes ont toujours aspiré à quitter -la terre. La légende en fait foi. Ce qui nous émeut, c’est d’être les -premiers à voir réaliser un rêve aussi vieux que l’humanité pensante. - -—Possible, consentit Chazelles. Et puis, ce n’est qu’un balbutiement, -qu’une promesse. Ce grand oiseau de toile fait songer aux espoirs qu’il -couve sous ses ailes, à l’avenir qu’il nous prépare et qu’on nous -prédit tous les jours. - -De fait, cette année-là, on vivait en pleine anticipation. Dans les -dîners, l’aviation détrônait le théâtre, ce grand accapareur de la -table. On ne parlait plus de la dernière pièce, mais de la dernière -envolée. Des causeurs se taillaient des succès faciles en montrant -l’aéroplane au-dessus des jardins, les clôtures désormais inutiles, -la propriété perturbée, la fin de l’odieux gabelou, de l’indiscret -douanier, de la guerre devenue trop cruelle, bref, toutes les -frontières renversées au souffle de l’hélice aérienne. - -Lucette écoutait distraitement la discussion des deux hommes. Elle -observait le pilote, grimpé dans l’armature de son appareil, et qui -s’efforçait, à petites retouches patientes, de ranimer son moteur. Mais -soudain son attention se réveilla. Chazelles affirmait: - -—Non, voyez-vous, il y a autre chose. Ni les vieux rêves du passé, ni -les promesses de l’avenir ne suffisent à expliquer le frisson qui nous -parcourt, qui nous électrise, au moment précis de l’essor. Il y a là un -besoin de l’esprit qui prend corps, un symbole. - -—Un symbole? demanda Paul. Comment l’entendez-vous? - -—Eh oui, tous, tant que nous sommes, nous tendons à quitter la -terre. Le meilleur et le plus pur de nous-même aspire sans cesse à -s’affranchir de la gangue, à s’élever, d’un coup d’aile. Et il nous -semble que notre secret désir se réalise, quand cet homme s’arrache -au sol. Le coup d’aile ... Mais nous le demandons à tout ce qui nous -exalte, tout ce qui nous transporte et nous enchante, à tout ce qui -nous rend supérieur à nous-même. Qu’attendons-nous de la musique, -vulgaires tziganes ou splendide opéra? Que le premier coup d’archet -nous emporte et nous ravisse au réel. Coup d’aile, la voix du ténor, -la tirade de l’acteur, l’éloquence du tribun. Coup d’aile, le voyage, -le beau site, le clair de lune. Coup d’aile, l’amour ... - -—L’amour? dit Lucette. - -L’opinion l’intriguait, de cet homme dont le divorce restait -mystérieux, sans raison notable. Chazelles allumait une nouvelle -cigarette à celle qu’il venait d’achever. Les paupières attentives et -tendues vers le petit point de feu, il aspirait avec force la fumée, -de ce même appétit voluptueux dont il semblait aspirer la vie. Il se -tourna vers Lucette: - -—Mais certainement, madame. L’essor de cet aviateur est l’emblème -exact de l’amour. Songez-y. L’amour? Mais nous puisons dans sa -force l’élan nécessaire à nous affranchir des soucis, des tracas, -des petitesses, des cahots de la route, à échapper au sort commun, -au terre-à-terre. Et dès qu’enfin il nous arrache au sol et nous -emporte, nous cherchons à nous élever encore sur ses ailes et, par sa -puissance, à nous dépasser, à planer toujours plus haut, dans un besoin -fou de plein ciel, d’ivresse culminante, de vertige absolu, qu’un -risque mortel ne paye pas trop cher!... Ah! oui, c’est le grand coup -d’aile ... - -Mais le crépitement du moteur l’interrompit. Il tendit l’oreille: - -—Il donne bien, dit-il. - -Et le spectacle l’absorba. C’était déjà le crépuscule. On hâtait les -rites du départ. L’aviateur leva le bras et l’immense oiseau, dont les -ailes paraissaient lumineuses dans le jour atténué, s’enfuit au ras du -sol. - -Tout en le suivant dans sa course, Lucette songeait aux paroles de -Chazelles. Il l’intéressait. Il lui semblait qu’elle venait d’entendre -de ces mots qu’on attend, qu’on a pensé sans les dire. Et quand -l’aéroplane s’enleva, brusquement, comme sous un coup de mors, elle -en éprouva un choc aux entrailles, une secousse plus violente que la -première fois. A croire qu’elle avait vraiment sous les yeux l’image de -l’amour, l’essor où l’on quitte la terre ... - -Une seconde, elle observa Chazelles. Il épiait le vol. Mais, comme -s’il l’eût devinée, il tourna la tête. Leur regard et leur pensée se -lièrent. Et, de son menton volontaire, il lui désigna, en souriant, le -grand oiseau qui montait, tout blanc, dans la brume du soir. - - - - -IV - - -«Ah! Voilà les lettres», pensa Lucette. Du coin de parc qu’elle avait -adopté,—un rond-point ombreux, présidé par un gros chêne et meublé de -tables et de sièges rustiques,—elle avait entendu sonner à la grille. -Dans la vie tout unie qu’on menait aux Barres, le courrier faisait -événement. Le matin, quand la femme de chambre apportait le déjeuner, -Lucette guettait, dans la demi-obscurité de la pièce close encore, le -paquet de lettres et de journaux posé sur le plateau. Et, l’après-midi, -dès le coup de cloche du facteur, elle calculait le temps mort du -triage, de «l’épluchage» à l’office, elle écoutait le caillou craquer -sous le pas nonchalant du domestique. - -Parfois, son impatience avait un motif. Elle attendait des nouvelles -de Zonzon, partie depuis un mois pour l’Amérique. Elles arrivaient -à intervalles à peu près réguliers, huit et douze pages sur pelure -bleutée, des expansions d’écolière en vacances, des joies de découverte -et de liberté qu’attisait un secret bonheur. Un si fol éclat -d’enthousiasme, qu’on s’attendait presque à voir les lignes danser et -fuser. On s’étonnait que cette claire écriture, cursive et déliée, pût -contenir et exprimer tant d’exubérance. - -Mais ce n’était pas le jour de Zonzon. Rien que des cartes illustrées -d’amies en voyage, pas fâchées de faire montre de leurs déplacements -et d’esquiver en trois mots la corvée d’écrire. Des journaux, dont -Lucette parcourut les titres sinistres. Assassinats, incendies, -cambriolages, grèves, menaces de guerre. Rien de nouveau. - -Déçue, elle rejeta le paquet sur la table. Qu’attendait-elle? Elle -n’aurait pas su le dire. Peut-être un peu d’imprévu, de surprise, -d’alerte. - -Une branche morte qui cassa net, tout près d’elle, la fit sursauter. -Elle se leva. Dans ce silence, cette ombre verte, on avait l’air d’être -au fond de l’eau. Et elle gagna l’orée du parc, la grande trouée -lumineuse du parterre. - -C’était la pleine chaleur du jour et de l’été. Des abeilles animaient -l’air sonore. Dans le calme absolu, des pétales tombaient mollement -des roses épanouies. Et de s’effeuiller elles embaumaient davantage, à -croire que leur parfum s’échappait de leurs blessures. Les buis des -bordures craquaient; on entendait, on suivait la montée de la sève vers -la lumière. Les papillons posés s’éventaient lentement de l’aile. Et -toutes les fleurs se tournaient et s’ouvraient vers le soleil, comme -autant de baisers envoyés par la terre. - -Mais cet incessant labeur de création, bourdonnant, odorant, Lucette -en était blessée comme d’un coup de clarté trop vive. Elle ne se -sentait pas en communion, en harmonie avec cette fête de la vie, cette -splendeur féconde. Et loin de se fondre dans cette allégresse, elle en -éprouvait une lassitude inquiète. - -Pourquoi ce malaise? L’absence de sa grande amie, de Zonzon? Elle la -cherchait à ses côtés, forte et vivante. Ah! le cher guide, si sûr, si -ferme, d’une puissance presque magnétique. Il arrivait à Lucette de lui -dire: «Enlève-moi ma migraine avec tes mains.» Et Zonzon lui caressait -le front, apaisait la douleur. Et maintenant, séparées. Au plus vite, -il leur faudrait quinze jours pour se rejoindre. L’une pourrait mourir -à l’insu de l’autre. Elle s’attendrit, prête à pleurer. - -—Ah ça! je suis folle, murmura-t-elle. - -Oui, folle. Nulle n’était plus choyée, plus entourée, plus riche en -êtres aimés. Certains perdent leurs parents avant d’être eux-mêmes -installés dans la vie. Et, à chaque petit bonheur, à chaque petit -succès, ce ne sont que des ombres qu’ils prennent à témoin de leur -joie ... Elle, au contraire, à son plein épanouissement, possédait les -siens, et si jeunes de cœur. Un coup de téléphone, elle pouvait les -entendre. Deux heures de train ou d’auto, elle était dans leurs bras. - -Jusqu’à M. Duclos,—père, comme elle l’appelait,—dont l’apparente -rudesse rendait plus savoureuse la bonté, et qui, à chacun de ses -passages, la traitait en petite reine, en petite fée du bonheur de son -«garçon». - -Et là, tout près, derrière ces fenêtres recueillies, ouvertes sur la -terrasse que le jardinier ne devait pas ratisser, afin de respecter -le silence ... Certes, pressant, minutieux, formidable, ce travail de -correction d’épreuves qui devait être achevé pour la rentrée, où les -citations en caractères grecs multipliaient les risques de fautes, -où la mise en place des dessins dans le texte exigeait d’incessantes -retouches. Et pourtant, dès qu’elle entrerait dans le sanctuaire, -les feuillets s’envoleraient, le fauteuil pivoterait, et vers elle -se tendraient des bras aussi avides, monteraient des regards aussi -fervents, des paroles aussi tendres qu’au premier jour. - -Mais un éclat de rire proche coupa sa rêverie. Vivement, elle gravit -les marches de la terrasse. A l’ombre du château, dans le jardin -anglais, la nourrice s’égayait des propos du chauffeur. A la vue de -Lucette, l’homme s’éloigna. Paule, sa petite Paule ... Elle était -assise par terre dans une allée et jouait au sable. Lucette la prit -dans ses bras, promena ses lèvres sur le petit front moite et duveté. -Puis, l’écartant un peu, elle la contempla. - -Comme elle était jolie! Déjà, dans ses traits indécis, des -ressemblances s’affirmaient. Lucette reconnaissait le dessin arqué -de ses propres lèvres, la coupe et la teinte des yeux de Paul. Elle -s’exalta à penser que leur fille était née d’eux, de leurs caresses. -Elle aurait voulu se baigner, se fondre dans la tiédeur du petit cou -tendre, la bonne odeur du poupon de luxe, s’abîmer dans un de ces -amours presque féroces qu’on prête à la lionne pour son petit. Et elle -l’embrassait, l’embrassait ... - -—Madame va lui faire mal. - -La nourrice. Elle l’oubliait. Cette femme aussi appelait Paule «ma -fille». Et elle avait raison. En fait, l’enfant vivait plus avec sa -nounou qu’avec sa maman. Dans l’hôtel du Champ-de-Mars comme au château -des Barres, elle avait une sorte d’existence personnelle, à part, son -appartement, son petit _home_ dans le grand. Elle n’envahissait pas -le foyer comme elle l’eût fait dans un ménage à l’étroit. Nos enfants -tiennent dans notre vie la même place que dans notre logis. - -Et Lucette s’efforçait d’expliquer, par ces exigences de coutumes, -pourquoi elle ne se sentait pas plus étroitement attachée encore à sa -fille, pourquoi la maternité ne lui donnait pas ces émotions violentes, -insondables, où s’abîmer et se dissoudre, ce sens de l’absolu, de -l’infini, qu’elle attendait toujours de la vie sentimentale ... - -Et, comme elle s’éloignait le long de l’avenue de tilleuls, une -angoisse la suffoqua soudain. Elle eut ce terrible cri d’effroi que -tant de prêtres ont entendu à travers la grille du confessionnal: -«Est-ce que je ne serais pas capable d’aimer? Est-ce que je serais -insensible? Est-ce que je n’aurais qu’un cœur desséché?...» - -Ah! le bondissement indigné qui la souleva! Elle, dure, insensible, -sèche? Allons donc! Elle en qui frémissaient, malgré toutes les -tendresses répandues, de telles réserves de passion qu’elle croyait -étouffer du besoin de les prodiguer. Elle, en qui se déchaînaient des -forces si aiguës qu’elle eût voulu les darder, les enfoncer comme -elle s’incrustait les ongles dans les paumes. Elle qui s’irritait de -l’allégresse des choses parce qu’elle l’enviait. Elle qui souhaitait, -par elle ne savait quel miracle, quelle vertigineuse défaillance, de se -mêler à cet air sonore et parfumé, à ce grand vol amoureux où dansaient -ensemble le pollen des fleurs et l’aile des insectes. Elle!... - -Lucette était encore toute secouée de l’alarme quand M^{me} Turquois -parut dans la perspective de l’avenue. Elles continuaient de voisiner -dans la solitude de Brûlon. Lucette subissait toujours l’attrait de -cette beauté candide, cette fraîcheur reposée de déesse qui sort de -l’onde. L’exquise femme. Elle semblait revêtue, tant il y avait de -grâce souveraine dans sa démarche, d’un invisible manteau de cour. Et -l’on devinait si frémissante en ses profondeurs cette belle coulée -limpide ... - -Fait étrange. Le penchant de Lucette s’était accru depuis la brutale -tentative de Turquois. L’amie dont le mari vous a vainement courtisée -vous en devient plus chère. - -Quant à lui, il se tenait tranquille, depuis un an. A douter qu’il se -fût jamais démasqué. Le requin plongeait. D’ailleurs, Brûlon ne le -voyait guère. En ce moment, afin d’écrire une pièce en collaboration, -il avait suivi son complice—comme il disait—sur la côte bretonne. - -Lucette, sachant le singulier attachement de M^{me} Turquois: - -—Votre mari rentre-t-il bientôt? demanda-t-elle. Vous en avez de -bonnes nouvelles? - -Elles s’étaient assises sur un banc de pierre, à l’extrémité de -l’avenue, qui se heurtait au mur du parc. M^{me} Turquois eut un -imperceptible haussement d’épaules. Et, l’ombrelle taquinant le sable: - -—Mon mari? Non. Je ne sais pas. Il est à Saint-Enogat. Une retraite un -peu mondaine, pour le travail. Enfin ... - -Pour la première fois, elle en parlait sur ce ton d’amertume légère. -Lucette la dévisagea, surprise. Aurait-elle deviné les velléités de -Turquois ...? Elle paraissait tendue, sous son calme apparent. Alors, -timidement: - -—Sa pièce?... - -Sur le pur visage de M^{me} Turquois, une moue passa, la moue de -l’enfant près de pleurer. Et, la voix en saccades: - -—Sa pièce!... Il s’agit bien de sa pièce! Une nouvelle intrigue -qui commence, oui. Il m’a suffi d’ouvrir les journaux ce matin. -Déplacements et villégiatures. J’ai compris. J’ai tellement l’habitude! -On vient le relancer à Saint-Enogat. Il y a longtemps que je la -craignais, celle-là. - -Quoi? C’en était fini de cette sérénité limpide, de ce beau regard -couchant vers son mari, de cette indulgence pour ses frasques? Lucette -en oubliait son propre malaise. - -Maintenant qu’elle s’était trahie, M^{me} Turquois ne cherchait plus à -se contenir. Elle s’épanchait. La maille du filet qui rompt, entraînant -les autres. - -—Ah! ma pauvre petite amie, j’ai tant de chagrin. Laissez-moi dire. -Je n’ai personne, moi. Je suis toute seule. Cela vous étonne, n’est-ce -pas, que je me démasque et que je me révolte. Mais d’ordinaire, -voyez-vous, ce n’étaient que des passades, des fruits prêts à tomber -et maraudés au bord du chemin en allongeant le bras. Il ne se donnait -pas. Il se prêtait. Je me disais: «Il me reviendra.» Il ne s’éloignait -même pas. Mais cette fois, j’ai peur. J’ai peur. Si cette femme met la -griffe sur lui, si elle trouve en lui l’homme qu’elle attend, elle ne -me le rendra plus ... - -—Qui? - -—Une amie, naturellement. D’ailleurs, vous la connaissez. Elle vient -chez vous. Madame Evenon ... - -—Ah! oui, dont le mari est si occupé ... - -—Il ferait mieux de s’occuper d’elle. Une assoiffée de bonheur, du -bonheur qu’elle n’a pas chez elle. Et qui le cherche avidement. Ce -qu’elle a déjà brisé, tordu, rejeté d’amants. Mais celui qui la fixera, -qui sera son maître ... Oh! celui-là, elle s’accrochera à lui comme -le naufragé à son sauveteur. Ils se perdront ensemble. Et celui-là, -je le sens, ce sera lui ... Comprenez donc. D’ordinaire, c’était le -gai coureur d’aventures, celui qui, dans un couloir d’hôtel, se -risque à pousser les portes entre-bâillées. On ouvre, tant mieux. On -résiste, tant pis. Mais cette fois, la porte se refermera sur lui, -et bien bouclée, je vous jure. Il ne sortira plus ... Alors? que -faire? Menacer, supplier, bref me jeter entre eux? Ils s’en désireront -davantage. Ou alors attendre, toujours attendre. - -Elle se voûta, sa claire figure soudain vieillie de chagrin. - -—Oh! l’attente! ce que j’en ai déjà connu, des attentes ... Des -sommeils troués, de brusques sursauts qui me rejetaient assise, -l’oreille tendue. C’est lui? non. Pas encore. Et ces retours, où je -sentais dans ses vêtements, sur son corps, l’odeur des autres ... Et -ces lettres, que je retrouvais, oubliées au fond des poches et des -tiroirs, ou mal déchirées dans sa corbeille ... Ces fleurs séchées -qui s’émiettaient dans ses goussets. Des fleurs, à lui! Ce que nous -sommes bêtes! Et lui, me revenait tranquille, gai, épanoui, décidé à ne -rien voir, à ne rien savoir de mon supplice. Parbleu! il avait raison. -Jamais je n’ai rien dit. J’ai toujours feint d’ignorer. Ignorer! j’ai -tout su, au contraire. Toutes ses tentatives, échecs et triomphes. -Tout, jusqu’à ses velléités, ses désirs. Vous, Lucette, oui, vous, ma -pauvre petite, j’ai su ... - -Lucette se sentit rougir: - -—Moi? - -—Oui, j’ai vu qu’un moment il s’attaquait à vous. L’an dernier. Et -quel soulagement quand j’ai compris que vous le repoussiez, qu’il -abandonnait, que je pourrais vivre sans crainte de ce côté-là, que -je ne serais pas obligée de vous fêter ouvertement et de vous haïr -en secret, comme j’ai dû faire avec tant d’autres! Et peut-être y -a-t-il de la gratitude, dans ma franchise d’aujourd’hui ... Oui, j’ai -tout su. J’avais l’air d’être dupe, de croire ses grosses feintes, -ses mensonges enfantins. Et toute ma consolation, tout mon orgueil, -c’était, chaque fois, de l’absoudre en moi-même ... - -Lucette écoutait, stupéfaite. Comment ce brutal avait-il su prendre un -tel empire sur cette fine et fière créature? Elle demanda doucement: - -—Vous l’aimez bien? - -Oh! le regard farouche et lointain qui brilla dans cette face défaite: - -—Aimer! Dire que nous n’avons qu’un mot, un seul mot, pour exprimer -tant de choses différentes! Oui, je lui reste attachée parce qu’il -n’est pas méchant, au fond, parce qu’il est gai, parce qu’il est, entre -ses fugues, un bon compagnon, parce que je suis fière de porter son -nom, de partager sa notoriété ... - -Et soudain se secouant toute: - -—Et puis non, je mens, je mens encore, je mens à moi-même. J’y tiens -parce que c’est «mon homme» comme disent les femmes du peuple et comme -disent les filles. Comprenez-vous? J’y tiens comme la pierreuse tient -à l’amant qui la mâte, qui la frappe et qui la contente. Ah! oui, je -lui ressemble, à cette malheureuse ... Elle a reçu moins de coups de -couteau dans la peau que je n’en ai reçu dans le cœur ... Ah! parfois, -je me fais horreur et pitié. Car je reste clairvoyante. Et voilà le -vrai drame de ma vie. C’est de me sentir esclave, uniquement attachée -par ce lien de chair. Que de fois je me suis révoltée contre moi-même! -J’avais, comme les autres, des aspirations délicates, des petits rêves -fleuris, tout un parterre secret. Il a tout piétiné, tout foulé de son -gros sans-gêne. Je me souviens. Je lui préparais des surprises, j’avais -pour lui de fines attentions. Il ne goûtait rien. Il ne comprenait -rien. Et je recommençais ... J’avais des idées, des opinions à moi, -que rebroussaient les siennes. Il m’a repétri une âme à son image, de -ses mains, de ses mains qui me brûlent ... Ses manières m’irritaient. -Je les ai adoptées, je les ai prises ... Et quand je l’injurie tout -bas, je sens que je l’admire encore ... Je sais qu’il serait plus -digne et plus sage de rompre une bonne fois. Un divorce ne devrait pas -m’effrayer. On me confierait mon petit garçon, tant l’inconduite du -père est flagrante. Et je ne peux pas rompre ... Chaque fois que je me -cabre, je retombe sous lui ... Enfin, c’est mon homme, je vous dis, -c’est mon homme. Il est à la fois ma torture et mon bonheur. Je les -accepte ensemble. Je les veux ensemble. Et je suis prête à les disputer -à qui me les enlèverait, prête à tout ... Ah! je suis folle ... - -Elle s’essuya vivement les yeux, se ressaisit. Puis, d’un geste triste, -montrant contre la clématite de la muraille un papillon, ailes -battantes, qui buvait une fleur: - -—Tenez, voilà ce que je suis. Un pauvre papillon, mais un papillon -épinglé au mur, fixé à jamais, d’une pointe que rien n’arrachera, et -dont les ailes palpitent de la même façon dans la douleur que dans le -plaisir ... - -M^{me} Turquois était partie que Lucette rêvait encore devant le -papillon assoupi. Comment ce farouche amour avait-il pu résister à -tant d’épreuves? Pauvre femme ... Et le tribut payé à la compassion, -par un retour naturel, Lucette se penchait sur elle-même. Elle aussi -était un papillon. Un papillon heureux, un papillon attaché à sa fleur. -Mais elle ne se sentait point au cœur ni aux entrailles cette pointe -voluptueuse et cruelle qui fixe jusqu’à la mort ... - -Chaque fois que Lucette, après un séjour aux Barres, débarquait à la -gare de Lyon sur le grand jour de la place animée de cafés et d’autos, -elle stoppait une seconde, un peu étourdie, au ras du perron. Elle -avait l’impression de dominer un bain tout fumant de vie et, à chaque -marche qu’elle descendait, d’entrer dans cette piscine aux ondes -chaudes et courantes. - -Elle s’y plongeait avec une sorte de plaisir physique. De sa voiture, -elle s’amusait de la comédie de la rue, retrouvait des enseignes, -admirait les arbres, d’une beauté plus touchante qu’à la campagne, dans -leur cadre de pierre. - -A chacune de ces petites expéditions d’un jour, elle passait chez -ses parents, qui ne pouvaient, cette année-là, quitter Paris qu’en -septembre. Paul restait aux Barres, prétextant son travail urgent. Au -fond, guidé par son exquise discrétion, peut-être obéissait-il au désir -de la laisser toute aux siens et devinait-il l’aise singulière qu’elle -éprouvait à rentrer un moment dans son passé de jeune fille. - -Immuable, en effet, le vieux logis de famille, dans la tranquille rue -Guersant, aux Ternes. Dès que Lucette apercevait la frise sculptée au -fronton de la maison, dès qu’elle respirait l’odeur de l’appartement, -elle avait cinq ans, elle avait dix ans, elle n’avait plus d’âge. - -Et dans le salon où maman brodait, épanouie au creux d’un fauteuil -bas, elle retrouvait les mêmes tableaux, les mêmes gravures, la même -tenture aux dessins noirs sur rouge, le jeu d’échecs sur une console à -l’abri d’un globe de verre et les deux petits amours de bronze qui se -lutinaient sur la pendule. - -D’où vient la douceur de revoir ce qu’on a toujours vu, le tendre -attrait de ces vieux amis, de ces petits témoins de l’enfance? Sans -doute de ce qu’ils sont l’empreinte et le moulage de notre vie, des -souvenirs en relief, de la mémoire sensible, du passé présent. Et aussi -de ce qu’ils rassurent notre besoin de durer, puisqu’ils sont un peu de -nous-mêmes et qu’ils n’ont pas changé ... - -Jusqu’au petit craquement de l’aiguille dans la toile cirée de la -broderie, qui rajeunissait Lucette. Excellente maman ... Elle non -plus, ne vieillissait pas. A peine si quelques fils gris niellaient -ses cheveux en diadème. Toujours son beau regard luisant, sa face -bourbonnienne, gourmande et fine. Toujours aussi paisible qu’au temps -où Lucette, dans la pièce voisine,—le bureau de papa,—criait: «Maman, -gronde Zonzon, qui me taquine!» Et où M^{me} Savourette, sans bouger de -son fauteuil, disait tranquillement: «Zonzon, je te gronde.» - -Certes, elle les aimait bien, ses filles. Mais elle leur avait toujours -préféré son mari. Et elle ne le chérissait pas, comme M^{me} Turquois, -d’un amour heurté, mais d’une tendresse si unie, si brillante ... -Zonzon disait vrai: rien ne l’avait altérée, rien ne l’avait ternie. -Pas même ces continuels embarras d’argent dont Lucette, jeune fille, -avait tant de fois subi le contre-coup. Ah! Tout ce que son chic -apparent cachait alors de ruses et d’ingéniosité! L’art de rajeunir -les chapeaux et les robes, pour paraître en changer plus souvent. Ces -grands dîners où l’on allait en voiture et d’où l’on revenait à pied. -Le petit supplice des gants blancs qui s’obstinent à fleurer la benzine -... Maintenant qu’elle était royalement affranchie de ces triviales -inquiétudes, Lucette en saisissait mieux, en contraste, toute l’action -corrosive, dissolvante. Comment avaient-ils pu tous deux se débattre -au milieu de ces soucis irritants, sans jamais cesser de se sourire? - -Un peu mélancolique, cette heure où, parvenu à la taille de ses -parents, on les voit, non plus comme des demi-dieux parfaits qu’on -regardait en levant la tête, mais comme des égaux, des êtres pareils -aux autres, l’heure où l’on cherche à les déchiffrer en s’aidant de ses -purs souvenirs d’enfant et de sa science acquise ... - -Mais on parlait, dans la pièce voisine. Lucette demanda: - -—Papa est là? - -—Oui, avec le beau Chazelles. - -Chazelles? Un court saisissement. Mais quoi? C’était tout naturel. Elle -oubliait: M. Savourette était l’architecte du musée Suffren. Chazelles -... A peine l’avait-elle revu deux fois, depuis la visite au champ de -manœuvre d’Issy. Mais, sans doute parce que cette journée rompait -avec le traintrain de son existence—courses et visites, théâtre et -dîners—elle en gardait un souvenir vivace, l’impression d’une trouée -lumineuse comme celle qui s’était ouverte à ses yeux dès la sortie de -Paris, sur la plaine rase. Elle revivait les longues attentes, elle -revoyait Chazelles debout sur la petite dune de sable, son avidité -voluptueuse à tirer sur sa cigarette, le menton haut. Et souvent, rien -qu’à lire les comptes rendus d’aviation—elle les suivait, depuis ce -jour-là, dans les feuilles—même rien qu’à voir un oiseau prendre son -vol, là-bas, aux Barres, elle se rappelait ce qu’il avait dit sur le -coup d’aile ... - -—Je ne veux pas les déranger. J’attendrai. - -Mais elle écoutait et parlait distraitement, gênée par le ronronnement -des voix, oppressée d’un peu d’impatience, jusqu’au moment où la -porte s’ouvrit devant Chazelles. Avenant, chaleureux, il s’enquit -des nouvelles des Barres. Cependant, tout en embrassant sa fille, -M. Savourette se lamentait. Il ne la verrait pas. Il était obligé -d’accompagner Chazelles. Un rendez-vous pris avec l’entrepreneur. Et -une grosse affaire: la construction d’une annexe. - -—Venez avec nous, Madame, suggéra Chazelles. Vous causerez tous deux -en route. Je parie que vous ne connaissez pas mon musée? - -Elle l’avoua, en riant. Pourtant, sa maison n’en était séparée que -par la largeur du Champ-de-Mars. Mais, à Paris, il suffit de demeurer -près d’un monument pour n’y jamais entrer. Une fois, cependant, elle -en avait franchi le seuil, afin de rendre visite à M^{me} Chazelles. -Car le conservateur habitait le palais. Elle fut tentée de rappeler -ce souvenir, mais se mordit les lèvres à temps. Toute une éducation -nouvelle, l’art de parler devant les divorcés. Chazelles insistait: - -—J’avais choisi un lundi pour ce rendez-vous, parce que le musée est -fermé au public. Vous l’aurez pour vous toute seule. - -Lucette se laissa tenter. - -Laissant bientôt M. Savourette aux mains de l’entrepreneur, Chazelles -tint à faire à sa visiteuse les honneurs de son palais. Il n’entendait -pas la confier à un gardien, ou la laisser errer sans guide. - -—D’ailleurs, toute seule, vous auriez peut-être peur. - -Elle se cabra: - -—Peur! - -—Eh oui ... Vous allez voir. - -Était-ce le tête-à-tête à peine prévu, si vite arrangé? Le brusque -passage du jour à la lumière de théâtre qui éclairait le musée? Ces -vastes salles sonores, solitaires, où les vitrines se reflétaient dans -le parquet luisant? Surtout ces loggias ouvertes dans les murailles, -où, sous la clarté crue des rampes cachées, des personnages de cire -se dressaient dans un décor assorti à leur costume, scènes d’intérieur -ou de plein air, de toutes les époques et de tous les pays, qui -donnaient à la visiteuse la sensation de n’être plus dans son temps, -dans son atmosphère, mais de glisser à travers les âges et les races? -De fait, Lucette perdait un peu pied. Mais, l’orgueil aidant, elle se -roidissait, se montrait d’autant plus désinvolte qu’elle était moins -rassurée. - -Ils allaient. De temps en temps, Chazelles s’arrêtait devant une -vitrine et, frappant la glace d’une des clefs qu’il tenait à la main, -signalait la richesse ou la rareté d’une collection, la fraîcheur -d’une robe très ancienne, miraculeusement conservée et qu’on devinait -fragile, à la merci d’un souffle. - -Ou encore, il ouvrait un panneau de verre, saisissait une dentelle, -un bijou et l’élevait précieusement jusqu’à ses yeux. Et sa voix, son -regard, son geste trahissaient son appétit, son vaste amour de toutes -les beautés. Il s’écria: - -—Et quand on songe que tous ces trésors n’ont été créés que pour -plaire! Eh oui. Se vêtir n’est qu’un prétexte. Séduire est le vrai but. -Les hommes ont obéi à la même loi qui veut pour les fleurs des couleurs -et des parfums, pour les oiseaux des plumages éclatants. Il s’agit -d’attirer à soi, de fixer le caprice qui passe. Regardez. Les hommes -ont voulu paraître plus grands sous les casques et les cimiers, plus -imposants sous leurs armures et les draperies de leurs manteaux. Les -femmes ont voulu paraître plus mystérieuses sous la robe, plus affinées -sous le corselet, plus scintillantes sous la parure. Chaque bijou -souligne un charme. Le collier éclaire le visage, le bracelet détache -la main, la ceinture fait valoir la gorge. Partout le même effort de -s’accroître en prestige, en pouvoir, en attrait ... - -Puis il voulut qu’elle essayât des joyaux. Il l’aida, l’effleurant -parfois de ses doigts. Et appuyant sur elle son ferme regard: - -—Vous, tout vous sied. Rien ne vous rehausse. - -Toute louange caresse le cœur. Ce Chazelles ... Elle le connaissait -peu. Sans doute il avait le compliment facile. Pourtant, s’il n’en -était pas prodigue? Mais elle ne voulut pas s’appesantir et poursuivit -sa marche pour échapper à sa pensée. - -Elle avait hâte de revoir le jour, le vrai jour. Tous ces personnages -immobiles autour des salles, dans leur décor de lumière, la hantaient, -la poursuivaient de leur regard de verre. Chazelles avait deviné juste. -Elle avait presque peur. Les figures de cire, muettes, figées dans les -attitudes et sous les couleurs de la vie sans pourtant posséder la vie, -lui inspiraient une sorte d’effroi, comme une mort fardée. - -Parfois, dans un cadre plus ample, sur une perspective plus profonde, -s’ouvraient des scènes capitales, des reproductions de toiles célèbres: -_L’Entrevue du Camp du Drap d’Or, Le Sacre de Napoléon_. Mais Lucette -ne s’attardait pas, fuyait sur le parquet luisant. - -Et tout à coup elle eut un cri de stupeur ravie. Suave, fraîche, -printanière, irréelle, une apparition surgissait devant elle. Par la -grâce des lignes, le choix heureux des lumières et des nuances, le fini -du détail, elle touchait à l’œuvre d’art. - -—_L’Embarquement pour Cythère_, de Watteau, expliqua-t-il. - -Immobile, émue: - -—Que c’est charmant, dit Lucette. - -—N’est-ce pas? reprit Chazelles. Et ce n’est peut-être pas une simple -fantaisie, mais une prévision ... Oui, les grands admirateurs de -Watteau lui prêtent des vues profondes. Il aurait pressenti les idées -des philosophes du dix-huitième siècle, qu’il précédait de peu dans -la vie. Et il n’aurait pas laissé une œuvre frivole, mais un acte de -foi, une évocation d’une société future, affranchie de la souffrance, -occupée seulement de son bonheur. - -—Vous le croyez? demanda Lucette. - -—J’y suis porté. Justement parce que ses personnages ne songent qu’à -l’amour. Aujourd’hui, notre premier, notre plus pressant instinct est -de nous subvenir. Le second, d’aimer. Mais si l’existence devenait -facile et douce, l’instinct de lutte céderait le pas à celui de -l’amour. Le souci d’aimer passerait au premier rang. Et cela est si -vrai que, dès maintenant, les oisifs, les privilégiés, ceux qui n’ont -plus à gagner leur vie, ne sont guère préoccupés que de l’amour. -Dans les décors choisis que vous connaissez, ils réalisent les fêtes -galantes. Ce sont des précurseurs, d’heureux précurseurs ... - -Lucette rêvait, devant la vision délicieuse. L’amour, toujours l’amour -... - -Et il lui fallut, pour la rendre toute à elle-même, le beau jour doré -de cinq heures et la voix proche de papa qui, mètre en main, discutait -avec l’entrepreneur. Délibérée, elle remercia Chazelles et se félicita -même du hasard de la rencontre. Alors, en souriant: - -—Ce n’est pas tout à fait le hasard, dit-il. Chez vos parents, j’ai su -par votre père qu’il vous attendait. Et j’ai différé mon départ jusqu’à -votre arrivée. - -Elle ne répondit pas et baissa la tête. N’était-ce encore qu’une -galanterie banale? La recherchait-il vraiment? Bah! ils n’étaient l’un -pour l’autre que des indifférents. Elle aimait, elle était aimée, et le -reste importait peu ... - -Tout de même, cette petite phrase tombée dans sa vie venait d’y jeter -ce ferment d’inquiétude et d’intérêt, de piquant et de trouble: -l’alerte. - - * * * * * - -Les soirs qui suivirent, son retour aux Barres, Lucette, avant de -s’endormir, revoyait des figures de cire dans l’obscurité. Elles se -dégageaient peu à peu, sortaient des tentures, s’affirmaient, très -claires, reconnaissables. Puis, au bout d’une semaine environ, ces -visions disparurent. - -Mais elle les ravivait, le jour, par le souvenir, en fermant les yeux. -Dans ces moments-là, elle songeait: «Tout de même, j’ai un secret ...» -La phrase ambiguë de Chazelles au moment du départ. Un secret si menu -qu’elle n’avait pas scrupule à le garder. Avait-elle raconté à son mari -l’aventure de Turquois? Non. C’eût été maladresse et fatuité. Que de -fois une femme, pour peu qu’elle ne soit pas trop laide, sent passer -sur elle une rapide convoitise! Peut-être même s’abusait-elle. - -Mais la pensée d’avoir un petit secret l’amusait, l’animait comme un -jeu. Elle se rappelait ces enfants qui vont enfouir un joujou dans un -coin de jardin, pour la joie d’avoir une cachette, d’être seuls à la -connaître, de déterrer de temps en temps leur humble trésor, de le -découvrir ... - -Cependant un jeu n’emplit pas la vie, pas plus que le petit grain -sonore n’emplit le vide du grelot. Et Lucette retombait à sa langueur -inquiète, son attente vague et sans objet. Peut-être tout simplement -les lourdes chaleurs de l’été, la solitude des champs? - -Elle se désespérait de ne prendre goût ni aux besognes, ni aux -distractions qu’apportaient les jours: les soins de la maison, les -promenades avec M^{me} Turquois. Il lui semblait que les aiguilles aux -pendules, le soleil au ciel ralentissaient leur marche. Et, déçue de -la longueur du temps, elle s’étonnait: «Qu’est-ce que cela peut me -faire? Je n’attends rien.» - -Elle inventait des étapes, pour couper les journées. Elle en arrivait -à désirer avec impatience l’heure des repas. Et quand elle se mettait -à table, elle mangeait à peine et sans plaisir, la gorge bloquée. Sa -crainte d’alarmer son mari, lorsqu’elle sentait sur elle son regard -attentif, parvenait seule à forcer un instant sa répugnance. - -Un soir d’août, après dîner, ils goûtaient tous deux la fraîcheur sur -la terrasse, après une journée de fournaise. Il faisait un clair de -lune à pleurer. La façade aux volets clos était toute blanche, comme -sous un crépi neuf. Le parterre scintillait, mouillé de clarté. Et les -bois lointains semblaient de brume blonde. - -Dans la vallée, passaient les grands rapides de nuit, échappés de -Paris deux heures plus tôt. Leur crinière de fumée s’embrasait des -reflets du foyer. Tous les wagons étaient encore illuminés. Et la -longue fusée glissait dans la nuit transparente. Ils emportaient -tous ceux qui partaient pour la Côte, pour l’Italie, pour l’Afrique, -l’Extrême-Orient ... Que d’ambitions, d’impatiences, que de rêves, que -de déchirements ... - -Paul, assis près de Lucette, lui prit la main. Si doux que fût le -geste, elle sursauta, réveillée. Il lui demanda, presque humblement: - -—Où es-tu? A quoi penses-tu? - -Et comme elle ne répondait pas tout de suite, il poursuivit sans -attendre: - -—Il me semble que tu changes, depuis quelque temps ... Que tu es -triste, absorbée. - -Effrayée, elle se défendit: - -—Moi? Non, non. Qu’est-ce que tu vas imaginer? - -—J’ai si peur que tu ne t’ennuies ... Te manque-t-il quelque chose? -As-tu un désir, un caprice? La vie ici ne te plaît peut-être pas? -Veux-tu voyager? Veux-tu recevoir des amis? Je suis si heureux de te -faire plaisir. Parle. Dis un mot, fais un geste, un signe ... - -Elle fut inondée de gratitude et de tendresse. Des désirs? Il les -comblait d’avance. Une vie plus large? Elle régnait sur ce royal -domaine. Et quant au voyage ... Non. D’une croisière entreprise avant -sa grossesse—la Norwège, retour par l’Écosse—elle gardait un souvenir -trépidant de cinématographe, l’impression d’être perdue dans toutes ces -chambres neutres d’hôtel, d’étouffer parmi ces races de langage et de -mœurs inconnus, d’être comme transplantée sur une autre planète. - -—Je t’assure, dit-elle, je n’ai besoin de rien. Tu m’as tout donné. - -Il insista, lui pressant les mains: - -—Alors, pourquoi n’es-tu plus la même? Voilà des semaines que je -tourne et que je retourne cette question dans ma pauvre tête. Mon Dieu! -Voir cette ombre dans tes yeux, et ne pas savoir ce qui se passe là, -derrière ton petit front ... Lucette, ma Lucette, je t’en supplie, -dis-moi ce que tu as. Tout vaut mieux que le silence. Je t’en supplie. - -Électrisée de franchise et d’abandon, elle descendit encore en elle. -Non. Elle ne trouvait rien, rien de précis, rien d’exprimable: - -—Je n’ai rien. Je te jure. - -D’un élan, il glissa presque à ses pieds: - -—C’est vrai? C’est bien vrai?... Ah! Lucette, ma Lucette adorée, tu es -tout pour moi, vois-tu, ma raison de vivre. Et la seule pensée que tu -pourrais t’éloigner de moi ... Ça me rend fou ... J’en mourrais ... Je -t’aime tant, je t’aime tant ... - -Elle lui jeta les bras autour du cou. Soulevée du désir violent et -confus d’être protégée par lui, rivée à lui, d’être dans ses bras -comme dans une prison heureuse, elle balbutiait: - -—Moi aussi, je t’aime, je t’aime. Je suis à toi. Ah! mon aimé, sois -mon refuge, garde-moi, prends-moi ... - -La tête renversée, les yeux emplis de la nuit blonde, elle souhaitait, -elle ne savait quel miracle qui éternisât l’instant, quel vertige à -faire crouler sur elle les étoiles ... - -Mais lui, toujours agenouillé, releva vers elle son visage illuminé de -joie et de clarté, frappé d’extase. Puis, lui prenant les mains, il les -couvrit religieusement de baisers. - - - - -V - - -Lucette n’aspirait pas au retour à Paris. Sûrement, elle ne -parviendrait pas à secouer, par une vaine agitation, sa lassitude -inquiète. Dès lors, à quoi bon changer? D’avance, les rites de l’hiver -l’excédaient. - -Un jour, devant sa mère—les Savourette passaient aux Barres quelques -semaines d’automne—elle laissa percer sa répugnance. Les deux femmes -étaient assises dans l’ombre du rond-point. M^{me} Savourette -travaillait à son éternelle broderie. Lucette venait d’achever la -lecture des journaux, tout bruissants déjà des «premières» prochaines. -Après tant d’autres, elle déplora le vide de l’existence selon le monde. - -Mais l’excellente M^{me} Savourette ne fit que rire au refrain. Son -solide optimisme à vue courte tenait Lucette pour la plus heureuse des -femmes. Grosse fortune. Bon mari. Bel enfant. Que lui eût-il manqué? - -—Je te conseille de te plaindre! s’exclama-t-elle. - -—Je ne me plains pas, repartit Lucette. Mais je constate que les -usages nous ont tracé la vie la plus plate, la plus fastidieuse. -Comment en sortir? Comment y jeter un grain d’intérêt? M’occuper plus -de ma fille? Nous devons, à la rentrée, lui donner une nurse. Un peu -pour faire comme les autres, beaucoup parce que cette Anglaise saura -mieux l’élever que je ne le ferais moi-même. Mais j’aurai encore moins -qu’aujourd’hui le droit d’y toucher ... Lire? Tous les romans se -ressemblent. Quand on ouvre un livre nouveau, on croit l’avoir déjà -lu ... S’attacher à une œuvre bienfaisante, ou sociale? Il suffit -d’écouter les femmes qui s’y donnent pour s’apercevoir que ce sont des -nids d’intrigues, où l’on convoite surtout des palmes ou de pauvres -petits titres de trésorière ou de vice-présidente. A part quelques -illuminées, bien entendu. Mais je n’ai pas la foi ... Travailler, -produire une œuvre d’art? Mais cela ne souffre pas la médiocrité. -Sinon, on retombe dans l’ouvrage de dames, le papillon de corne ou la -boîte d’étain repoussé. Il faut du talent. Et je n’en ai pas ... Alors? - -M^{me} Savourette écarta ses bras courts: - -—Mais n’as-tu pas ton mari?... Tu te plaindrais, toi qui as le tien -tout le temps, qui peux t’intéresser à ses travaux!... Tu veux rire. - -Lucette, évasive, expliqua: - -—Rien ne m’a préparée à les suivre ... Je craindrais de le déranger. - -Elle disait vrai. Mais, cependant, elle restait frappée par cette -simple remarque. Une fois de plus, elle s’étonna de la béatitude où -vivait sa mère. En voilà une qui pourtant n’avait guère son mari! -Ses travaux d’architecte l’appelaient sans cesse au dehors, sur les -chantiers, chez ses clients. Et même quand ils étaient ensemble, -ne gardait-il pas l’habitude de coqueter, de lancer sa manchette -à l’assaut dans toutes les directions? Cependant elle paraissait -heureuse. Et M^{me} Turquois? Son cas était encore plus extraordinaire. -Son «homme» disparaissait des mois entiers, s’affichait avec d’autres -femmes. Pourtant elle lui restait passionnément attachée. - -Comment pouvaient-elles se satisfaire de ces bribes d’affection qu’on -leur jetait au passage, quand elle-même, qui ne quittait pas son mari, -qui l’aimait, qui en était aimée, restait obscurément mécontente? -Était-elle donc une petite créature insatiable, une façon de monstre? -Et elle s’en effarait. - -Mais à quoi bon appréhender l’avenir, puisqu’il ne se réalise jamais -comme on l’imagine? Il est rarement redoutable pour les raisons qui -le font redouter. Dès la rentrée, la vie, dans le petit hôtel du -Champ-de-Mars, prit, sous une influence nouvelle, une allure, une -direction toutes différentes de celles que prévoyait Lucette. - -Après d’innombrables formalités, le Musée Suffren était enfin autorisé -à entrer en possession des bijoux et des aquarelles dont Paul Duclos -désirait le doter. Il fallut régler la disposition des vitrines -et des tableaux, la mise en place des précieux objets, le libellé -des inscriptions. Grosse affaire. Ce fut, tout octobre, entre le -conservateur et le donateur, un continuel échange de vues. Et très -vite, Chazelles devint un des familiers du logis. - -Jusqu’alors, Lucette et son mari ne profitaient pas de toutes les -occasions de sorties que leur offraient leur fortune et leurs -relations. Au fond, bien qu’il fût toujours prêt à suivre sa femme, à -servir ses moindres caprices, Paul était surtout attaché à son foyer, -au sanctuaire que divinisait sa Lucette. Et elle-même se sentait trop -médiocrement attirée au dehors pour chercher à l’entraîner. Mais -Chazelles changea tout cela. - -Sa situation actuelle et les camaraderies qu’il avait gardées dans la -politique et la littérature lui ouvraient toutes les portes. Ses poches -étaient toujours gonflées de cartes d’exposition et de coupons de loge. -Avec lui, on entrait partout. Très averti, très friand, très expert, -c’était le guide rêvé, le guide qui aime ce qu’il montre. - -Il eut vite fait de stimuler la curiosité de ses nouveaux amis. Il -avait des «C’est à voir», des «Il faut avoir entendu ça» péremptoires, -sans réplique. Et on allait voir, on allait entendre. La pièce légère -et la grave audition, la fine chanson de Montmartre et la grosse séance -de la Chambre, les petits Salons et les grandes Premières, tout ce qui -éclate et mousse à la surface de Paris. - -Lucette s’amusait. Voilà sans doute ce qui lui manquait: une vie plus -animée, plus pailletée, à tout prendre plus intéressante. Elle devenait -infatigable. Et Paul suivait la course, ravi, puisqu’elle y prenait -plaisir. - -Afin de remercier Chazelles de ses complaisances, ils le retenaient -à dîner, à souper dans les restaurants où la mode avait décidé qu’on -mangeait le mieux, cette année-là. Et c’était plaisir de voir ce -gourmet délicat estimer le velouté d’une sauce, la fraîcheur des -huîtres, le bouquet d’un vin. «Émouvant ...» prononçait-il gravement -en élevant son verre. - -Il plaisait par sa manière avenante, énergique, de pressurer ainsi les -choses, d’en extraire le suc et le parfum, la sève et la moelle. Il -prenait sur Lucette une influence qui grandissait chaque jour. Elle ne -s’en dissimulait pas les progrès, mais un moment vint où elle n’osa -plus les avouer. Parfois, seule avec son mari, elle arrêtait sur ses -lèvres la phrase qu’elle avait déjà prononcée mentalement: «Il faudra -que je demande à Chazelles ...» - -Elle ne s’en effarouchait pas. Car il se tenait dans les bornes d’une -camaraderie tendre. Jamais de ces compliments qui gênent, de ces -frôlements qui insistent. Rien qui rappelât même la phrase ambiguë -qu’il avait risquée au sortir du Musée Suffren, l’été précédent. - -Cette réserve en arrivait même à l’intriguer. Elle souhaitait de le -mieux connaître. A en juger sur de rapides aperçus, comme cette visite -au Musée, ou la journée d’Issy, vingt autres occasions semblables en -deux mois de sorties ensemble, il devait avoir sur toute la vie, en -tous sens, des opinions, des idées à lui. Elle aurait voulu pouvoir le -consulter à loisir. - -Et voilà qu’un soir de théâtre, pendant un entr’acte, sur le bord de -la loge—son mari au fond—Chazelles, cessant un moment de lorgner la -salle à travers sa jumelle, dit en souriant, à mi-voix: - -—Vous ne trouvez pas irritant, à la fin, de ne pouvoir jamais échanger -que vingt mots qu’on serre entre ses dents? Une amitié comme la nôtre a -besoin, de temps en temps, de s’exprimer un peu en liberté. - -Elle s’affola. Pourtant, il n’avait fait qu’aller au devant de son -secret désir. L’avait-il donc deviné? Que voulait-il? Un tête-à-tête? -Où? Elle répondit des mots vagues, balbutiés, dans le brouhaha de la -fin de l’entr’acte. - -Mais longtemps, dans la nuit, elle essaya de saisir l’intention cachée -sous les mots. Le lendemain, en s’éveillant, ce fut d’abord de cette -énigme qu’elle reprit conscience. Il l’aimait donc? Quel imprévu tombé -dans sa vie ... Ah! maintenant, l’alerte battait la charge. Ce n’était -plus le frêle grelot qui tinte, mais la sonnerie drue, qui ne cessait -pas, le signal, attirant et troublant, qui annonce quelque chose qu’on -ne voit pas encore. - - * * * * * - -Dans le prolongement de la rue Guersant, au delà des fortifications, -entre le Neuilly habité toute l’année et la cité ouvrière de Levallois, -s’ouvre un éventail de larges avenues bordées de villas closes -l’hiver, et blotties au fond de jardins. C’est au long de leurs grilles -désertes que Lucette, cédant aux instances de Chazelles, se laissa -entraîner vers cinq heures d’un soir hâtif de décembre. - -Le voisinage de la maison de ses parents, où elle s’était arrêtée -un instant, avait guidé son choix. Même reconnue dans l’ombre, elle -saurait expliquer sa présence dans ce quartier. - -Chazelles la rejoignit après la sortie de Paris. Il la remercia dans -sa manière chaude et sobre. Puis il marchèrent côte à côte, sans qu’il -tentât de lui prendre le bras. Et leur causerie était dégagée comme -leur attitude. Tout juste un peu plus d’aise, d’expansion et d’intimité -que dans un salon. - -Ils étaient presque seuls. A peine, de temps à autre, croisaient-ils un -passant pressé. A un moment, cependant, ils tombèrent sur une maison de -santé, dont toutes les fenêtres étaient éclairées et devant laquelle -stationnait une file d’autos et de voitures. Puis ils retrouvèrent la -solitude. - -Ils s’intéressaient au site, à mesure que leurs yeux s’accoutumaient à -l’ombre. Ils s’arrêtaient devant les grilles, cherchant à distinguer -les façades à travers les jardins dénudés. Leurs volets clos leur -prêtaient un air tragique et romanesque de maisons de crime ou d’amour. -Chazelles les marquait d’un mot. Il voulut reconnaître une villa -italienne, dont le faîte était fleuronné d’une terrasse. Un cottage -anglais, dont les murs blancs étaient barrés de poutres apparentes, -sous de hauts toits de chaume. Un Trianon deviné dans un parc du plus -pur dix-huitième siècle. Et Lucette trouvait un attrait de mystère et -d’inconnu à ce voyage de découverte, dans la nuit. - -Ils le reprirent quelques jours plus tard, mais cette fois le -poussèrent plus loin, jusqu’à la Seine. Là, brillait une énorme -usine toute en vitrages, un palais de verre illuminé dans la nuit, -bourdonnant d’un bruit de machines, puissant et grave comme un -grondement d’orgue. Des échappements de vapeur haletaient au ras des -toits. - -Sur le quai, l’obscurité semblait plus profonde, en contraste -avec ces verrières flamboyantes. Des ouvriers, qui sortaient des -ateliers proches, passaient en groupes noirs et silencieux. En face, -s’allongeait une île basse, où des lumières rares clignotaient aux -fenêtres des guinguettes, entre les arbres nus. Au loin, sur le pont -d’Asnières, les trains passaient en tonnerre et reflétaient dans l’eau -sombre leur sillon en fusée. - -Et soudain, Lucette se sentit prise aux épaules, embrassée. D’instinct, -dans un sursaut de surprise, elle détourna la tête. Des lèvres chaudes -sous la rudesse de la moustache butinaient sa joue, cherchaient sa -bouche, la trouvèrent. Alors, dans la félicité sourde d’être vaincue, -elle s’entr’ouvrit au baiser gourmand, profond, nouveau, qui la -pénétrait. Elle sombrait, lourde à mourir, à croire que la terre cédait -sous elle. Et rien ne lui survivait que l’espoir de descendre encore -plus avant, de s’engouffrer, de s’anéantir dans du bonheur inéprouvé. -Elle attendait, elle attendait ... Mais Chazelles s’écarta. Un groupe -d’ouvriers approchait. - -Et désormais, chaque fois que d’un mot, d’un signe, il lui demandait -de la rejoindre là-bas, elle y courait, poussée par ce besoin enragé -de s’enfoncer dans du mystère, dans de l’inconnu, dans de l’ombre, de -toucher à elle ne savait quelle apothéose d’allégresse, comme elle -avait découvert, au bout de sa course, le grand palais de féerie, -éclatant dans la nuit, lumineux et sonore. - -Mais le but reculait devant elle. Au fond des baisers, elle ne trouvait -pas l’oubli délicieux. Et elle rentrait brûlante, inapaisée. - -Elle rentrait ... Et son supplice commençait. Le tête-à-tête n’était -plus qu’une torture. Encore grisée d’un reste de vertige, dans la -clarté des lampes et parmi ses objets familiers, elle se demandait -d’abord si c’était bien elle qui venait d’errer dans ce pays -d’ombre et de donner ses lèvres à l’autre. Elle s’étonnait, avec -une sorte d’orgueil malsain, qu’on pût ainsi cacher tout un pan de -sa vie, dissimuler sa pensée sous son front. Puis Paul approchait. -S’informait-il, toujours délicatement courtois et discret, de sa -journée, de ses parents? Il lui fallait inventer, mentir. A peine -pouvait-elle s’arracher les mots de la gorge. Ou bien, il la félicitait -de sa belle mine, prenant pour les couleurs de la santé le feu -qui lui brûlait encore les joues. Alors la honte, la pitié tendre -l’envahissaient. Elle aurait voulu se jeter à genoux devant lui. Toutes -ses attentions lui faisaient mal comme des reproches. Toutes ses -caresses la déchiraient de remords. - -Et quand Chazelles était entre eux, sa présence ne faisait que lui -rendre plus sensibles et plus odieux le mensonge, l’indigne comédie, la -duperie. - -Malgré tout, avant tout, elle aimait son mari. Que cherchait-elle donc -dans cette aventure? Pourquoi en courait-elle les risques? C’était -absurde, insensé. Alors, elle décidait de briser net, de s’arrêter à -temps sur la pente. Mais le lendemain, elle retournait, dans l’ombre, -au palais de verre. Elle ne pouvait pas résister à la force qui -l’attirait. Elle ne trouvait pas de point d’appui. Qui donc pourrait la -retenir? A qui s’accrocher? - -Ah! Pourquoi Zonzon n’était-elle pas là? Comme sa sœur lui manquait -... Si elle l’avait sentie toute proche, peut-être eût-elle trouvé, -sous la menace du péril, le courage de s’ouvrir, de lui demander aide -et secours. Hélas! Zonzon ne rentrait pas. Même, si son voyage eût -duré les six mois convenus, son retour eut été imminent. Mais elle le -retardait, de quinzaine en quinzaine. Ses lettres exubérantes s’en -excusaient: «Tu comprends, ma chérie, l’occasion ne se retrouvera plus, -plus jamais. En tout cas, j’aurai passé le bel âge ... Alors, je la -fais durer, je l’allonge. Toi, tu ne peux pas savoir. C’est toujours -vacances, pour vous deux ...» Si Zonzon avait su ... Parfois, Lucette -était tentée de lui câbler: «Reviens». Mais elle n’osait pas. - -Qui prendre pour confidente? Maman ... Quelle folie! Un aveu spontané, -d’une fille à sa mère, n’était pas possible. Il aurait fallu que M^{me} -Savourette s’alarmât, fût déjà sur la voie de la vérité. Mais elle -était si loin de la soupçonner, du fond de sa quiétude ... - -Une amie? Elle ne voyait assidûment que M^{me} Turquois. Et celle-là -était trop absorbée par ses propres soucis. Chaque fois qu’elles -se rencontraient, la malheureuse se répandait en larmes et en -gémissements. Son mari, décidément aux mains de M^{me} Evenon; la -délaissait plus que jamais. Même plus de ces retours où il savait se -faire pardonner ses escapades. Ouvertement, il appartenait à l’autre. -Et quand, pour la première fois de sa vie, elle avait risqué une -plainte, il en avait pris prétexte pour claquer les portes, quitter le -logis, s’installer à l’hôtel. - -Rongée, ravagée, M^{me} Turquois décidait un jour de divorcer, d’en -finir avec une situation humiliante et fausse. Le lendemain, elle y -renonçait, se résignait à l’attente, à l’éternelle attente de l’amante -soumise. Et elle en venait à se féliciter de s’occuper encore de lui, -d’entretenir et de vérifier les vêtements qu’elle lui faisait parvenir, -comme si ce lien trivial les eût encore unis. Ah! Certes la malheureuse -n’était guère en état de prêter un appui, de donner un conseil. - -Et les promenades du soir continuaient. Maintenant, ils exploraient, -étendaient leur domaine. Ils s’enfonçaient dans des ruelles obscures -et sinueuses, s’arrêtaient soudain devant des avenues éclairées, -sillonnées de trams, ou devant ces rues vides, toutes blanches de -globes électriques, qui découpent au cordeau la cité automobile de -Levallois. - -Le sens de l’habitude est si puissant, qu’ils saluaient au passage, -d’un regard amical, des points de repère devenus familiers: un portail -dont l’auvent rustique abritait deux gros lampadaires; une petite -fenêtre toujours éclairée, aux vitres revêtues de photos sur verre; -un sinistre débit du bord de l’eau, dont le comptoir était fait d’une -barque renversée. - -Et Lucette s’extasiait. Elle prêtait du charme, de la poésie, de -la beauté aux moindres recoins du décor, dans son furieux besoin -d’ennoblir et d’exalter l’aventure. Car elle voulait s’absoudre au -nom de l’amour, du plus grand amour. Elle croyait aimer son mari. Elle -se trompait. Elle aimait Chazelles. Comment expliquer autrement cette -force irrésistible qui, l’éloignant de l’un, la poussait vers l’autre? -Elle aimait Chazelles. De même qu’il avait prononcé, les mots qu’on -espère, il était celui qu’on attend. - -Un jour de janvier qu’ils avaient rendez-vous à la porte Guersant, -la neige s’abattit en tempête dès le matin, fondit l’après-midi et -transforma la ville en un cloaque de boue glacée. Lucette pensa que -Chazelles renoncerait à la promenade. Cependant, comme elle avait passé -la fin de la journée près de sa mère, elle parcourut à pied la courte -distance qui la séparait de la poterne. - -Tout en suivant le petit sentier que les pas avaient à peu près déblayé -au milieu du trottoir étroit, elle s’étonnait et se dépitait de n’être -pas plus affectée par la perspective de ce contre-temps, d’en éprouver -autant d’espoir que de crainte. - -Il en était ainsi chaque fois qu’elle attendait Chazelles, chaque -fois qu’il arrivait en retard de quelques minutes au rendez-vous. -Tant mieux, s’il ne venait pas. Ce serait un signe du sort. Elle s’en -autoriserait pour ne plus venir à son tour. C’en serait fini. Puis, -apercevant de loin sa robuste carrure, sa cape de feutre et son long -manteau noir, elle s’avouait que le voyage dans l’ombre lui eût manqué, -qu’elle en subissait toujours le trouble attrait. Et elle déplorait -d’être ainsi partagée. Elle aurait voulu se jeter au gouffre d’un élan, -d’une ardeur. - -Personne à la porte Guersant. Elle ne s’était pas trompée. Il ne -viendrait pas ... Et comme elle s’apprêtait à revenir sur ses pas, un -taxi, dont les pneus labouraient la neige fondante, vint ranger le -trottoir devant elle. Chazelles entr’ouvrit la portière. Il retint la -main de Lucette: - -—Vous ne pouvez pas rester dans cette boue. Venez. Venez. - -Elle commença: - -—Mais ... - -Il l’attira sans l’entendre. Et quand il eut refermé sur elle, le -chauffeur partit sans demander d’adresse. - -Elle s’écria: - -—Où allons-nous? - -Il répondit gaîment: - -—Au Musée. Nous y serons toujours mieux qu’ici. Nous recommencerons la -visite de cet été. Nous ferons un pèlerinage à Watteau ... - -En effet, ils traversèrent à nouveau les salles vides et sonores, au -parquet luisant, sous le regard des figures de cire figées dans la -lumière crue de leurs loggias. En effet, ils s’arrêtèrent un instant -devant l’exquise vision de _L’Embarquement pour Cythère_. Seulement, -Chazelles ouvrit la petite porte qui, par un escalier intérieur, -donnait accès à ses appartements. Et, de la parole et du geste, il -l’attira. - -Cela, elle l’avait prévu, dès qu’elle avait su où les emmenait la -voiture. Là même, tandis que la crainte d’être reconnue la rejetait -au coin le plus obscur et l’éloignait de son compagnon, elle avait -prévu qu’il chercherait à l’entraîner, et qu’elle céderait, qu’elle -ne trouverait pas en elle la force de résister; que la voix mauvaise, -sortie du plus secret de son être, s’élèverait plus impérieuse que -jamais, étoufferait tous les appels de sa raison. - -Tout cela, elle se l’était dit. Et elle se le répétait dans -l’étourdissement de la course parmi les figures de cire, dans -l’escalier obscur et tournant, dans l’étreinte plus pressante de -son guide. Elle entendait à peine les paroles qu’il lui murmurait -à l’oreille, ses explications rassurantes: ils étaient seuls, son -domestique absent; il voulait seulement lui faire visiter son logis ... - -Ah! que lui importait toutes ces petites ruses, et tous ces biais et -ces hypocrisies ... Il lui fallait toucher le but, toucher le fond. -Elle aurait au moins le courage et la franchise de s’obéir. Et, dans -un retournement de sa nature, un total abandon de sa réserve qui -trahissaient bien son impatience et sa tension, avec la crâne audace du -plongeur qui sème en deux temps ses vêtements sur la rive, elle se jeta -au bonheur. - - * * * * * - -Mais le plongeur, dès qu’il a touché le fond, remonte, d’un coup de -talon, vers la lumière, vers le ciel. S’il risque chaque fois sa vie, -il goûte en retour cette joie de résurrection. Au plus creux de la -chute, il trouve l’essor. - -Et Lucette ne trouva pas l’essor. Elle l’appelait pourtant, de tous ses -nerfs tendus, de tout elle-même. Les yeux rouverts, elle ne mesurait -que la hauteur dont elle était tombée. Elle restait au fond de l’abîme, -perdue. - -Cette mélancolie qui l’avait effleurée au lendemain de son mariage,—et -que la mystérieuse association des souvenirs liait pour elle aux -aboiements de la meute, aux hurlements de la sirène,—l’enveloppait -maintenant, lourde, écrasante, aggravée du poids de la faute inutile. - -«Ce n’est que cela ...» Elle ne le pensait plus dans l’ignorance et -le trouble de l’initiation toute fraîche. Mais dans la déception -consciente de la femme qui a cru se dépasser, d’un élan coupable, et -qui retombe aux mêmes bornes. - -Pourtant elle accepta d’autres rendez-vous. Elle refit le pèlerinage -à Watteau, reprit le petit escalier obscur et tournant. Elle ne -renonçait pas à l’espoir d’oublier sa faute dans le plus grand bonheur. -Elle s’acharnait à sa poursuite passionnée, voulant trouver, dans sa -frénésie même, la preuve qu’elle aimait. - -Elle refusait de se laisser arrêter par ces mesquines entraves qui -avilissaient pourtant leurs rencontres: ce souci, nouveau pour elle, -d’éviter la maternité, ces habitudes minutieuses et exigeantes de son -amant ... Ah! Il était joli, le coup d’aile ... Pouah! - -Et cependant, elle le sentait bien: si elle avait aimé, rien ne l’eût -sali. Au moins, ces promenades presque innocentes, dans l’ombre, lui -eussent laissé un souvenir charmé. Tandis qu’elle évitait même de -passer à Neuilly, de revoir au plein jour les étapes du voyage. Et, -par moments, elle en venait à souhaiter qu’un incendie rasât cette -banlieue, qu’il n’en restât plus de trace. - -Non, elle n’avait pas l’excuse d’aimer. Ni même l’excuse d’être aimée. -Elle se rendait compte qu’il avait profité de l’occasion offerte, -qu’il avait étendu vers elle une main d’amateur et de dilettante, -qu’il l’avait prise, aspirée comme sa cigarette, une pauvre chose qui -brasillait sans flamme, et dont il ne restait qu’un peu de cendre et de -fumée. - -Ah! Ils étaient loin de la passion, de la vraie passion en rafale, -devant qui tout se courbe et s’incline ... La passion d’une M^{me} -Turquois qui, un jour, tombant frémissante chez Lucette, annonçait -ensemble la grave maladie de son petit garçon—une inquiétante -scarlatine—et le retour de son mari. - -Il était accouru aux premiers symptômes du mal. Et, implorant du -médecin un miracle, prêt à supplier à mains jointes—lui, le jovial -sceptique—une intervention divine, il n’était plus, au chevet du -petit malade, qu’un pauvre être affolé, en suspens, sans direction, -déboulonné, pour qui les aventures ne comptaient plus, n’existaient -plus, et qui n’ouvrait même pas les lettres de M^{me} Evenon. Et le -tragique, dans le récit de cette femme, c’est qu’on la sentait à la -fois déchirée par la crainte de perdre son enfant et si heureuse de -retrouver son mari ... Sous son angoisse de mère, perçait sa joie -d’épouse, d’amante. - -Lucette l’envia presque. Au moins, celle-là savait ce qu’elle voulait. -Tandis qu’en elle, quel affreux désarroi ... Naguère, au temps de ses -promenades dans Neuilly, elle souffrait de toutes les attentions, de -toutes les ferveurs de son mari. Elle croyait qu’il n’était pas de -plus cruel petit supplice. Quelle erreur! Maintenant qu’elle s’était -donnée toute, la torture devenait cent fois pire. Chaque fois que -Paul s’approchait pour l’embrasser, la prendre, elle était tentée -de reculer, de se refuser, parce qu’elle se jugeait indigne de ses -caresses, parce qu’elle se révoltait à la pensée du partage. Et elle -était arrêtée dans sa retraite autant par la crainte d’éveiller les -soupçons de son mari que par un grand besoin de tendresse humiliée. -Mais quelle malpropreté, quelle profanation! Elle se faisait horreur. - -Un soir qu’elle était en voiture avec Chazelles,—car elle -s’enhardissait à parcourir ainsi la ville, par un maladif désir de -provoquer le danger, de corser l’aventure,—elle vit Paul ... Il -cheminait doucement au long du trottoir. Il lisait un journal, à la -lueur des réverbères et des devantures. Et si confiant, si loin de -soupçonner qu’elle le frôlait presque aux côtés de son amant ... -D’abord, elle eut peur, la peur instinctive d’être surprise. Mais -surtout un attendrissement infini la bouleversa, fait de remords, de -pitié, d’attachement. Là, plus peut-être encore qu’aux bras de l’autre, -elle prit conscience de le tromper, de le trahir. Elle fut tentée -d’ouvrir la portière, de s’élancer, de le rejoindre, de lui demander -pardon, en pleine rue, à genoux. Et dans ce moment, elle n’éprouvait -pour son amant que de la haine, cette haine où l’on confond le complice -et la faute. Mais la voiture était passée ... - -La vie, de ce soir-là, lui devint intolérable. Elle ne parvenait pas -à se détacher complètement de Chazelles, à résister à toutes ses -sollicitations pourtant attiédies. Elle s’acharnait à faire jaillir -l’étincelle. Il lui en coûtait trop de reconnaître décidément qu’elle -n’avait obéi qu’à de la curiosité, à du vice. Ce n’était pas vrai! Elle -n’était pas vicieuse! D’ailleurs, eût-elle achevé de rompre, le passé -n’en subsistait pas moins. Et, en même temps, le mensonge lui pesait -tellement que parfois elle ouvrait la bouche pour tout avouer à son -mari. Oui, avouer, au risque des pires cataclysmes, avouer pour sortir -du bourbier, pour en finir ... - -Puis, par un télégramme, Zonzon annonça ferme son retour pour le milieu -de Mars, dans une huitaine. Trop tard, hélas! Trop tard pour la sauver. -Et, au contraire, Lucette ne voyait plus en sa sœur qu’un juge trop -clairvoyant qui saurait lui arracher la vérité, sans pouvoir l’absoudre. - -Elle se débattait ainsi, dans une angoisse croissante, quand M^{me} -Turquois lui annonça la convalescence de son petit garçon et son départ -pour Brûlon, où le changement d’air achèverait de le rétablir. Son mari -les accompagnerait. Alors, d’une impulsion: - -—J’irai aux Barres, dit Lucette. Je vous aiderai. Je vous tiendrai -compagnie quand M. Turquois devra s’absenter. Quand partez-vous? - -—Demain. - -—Nous ferons route ensemble. - -Elle sautait sur l’occasion, sans songer plus loin. Échapper à -Chazelles et à son mari, à la faute et au remords, retarder du même -coup le premier regard de Zonzon. Et là-bas, dans la retraite, dans la -solitude, prendre une résolution. Mais, avant tout, s’enfuir ... - - - - -VI - - -Ce que Lucette allait être surprise et contente ... Une idée de -Zonzon, de tomber chez sa sœur, sans prévenir, au saut du train. On ne -l’attendait que le lendemain. En empruntant la ligne de paquebot qui -touche à Cherbourg, elle avait pu gagner un jour sur son horaire. - -Dès la gare, après une nuit de chemin de fer, sans passer chez -elle, sans se débarrasser même de la suie du wagon, encore roulée -dans son cache-poussière, elle piquait droit sur le petit hôtel du -Champ-de-Mars, dans la hâte de revoir Lucette et aussi d’oublier, près -de sa meilleure amie, la fin du beau voyage, ces huit mois de grand -jour et de liberté ... - -—Madame est là? - -Le domestique, bienveillant mais fermé, lui répondit: - -—Madame n’est pas à Paris. Mais Monsieur est ici. Si Mademoiselle -désire que je prévienne Monsieur. - -Lucette partie, sans son mari? Qu’est-ce que ça signifiait? - -—Je crois bien que je désire!... - -Elle suivit le valet de chambre jusqu’au cabinet de travail, où, dans -la pleine lumière, Paul écrivait derrière des piles amoncelées de gros -livres fleurant bon l’impression toute fraîche, le fameux ouvrage sur -la Troade. Il se leva, courut à elle. Mais sous les mots de bienvenue, -de surprise, et de fête, dans sa poignée de main trop nerveuse, -perçaient sa gêne et sa préoccupation. - -—Qu’est-ce qu’on m’a dit: Lucette n’est pas là? Où est-elle? - -Il s’assit derrière son bureau, comme s’il eût voulu retrancher son -trouble derrière ses livres. Et la voix mal assurée: - -—Lucette est partie pour les Barres, depuis cinq jours. - -Zonzon s’était laissée tomber dans le fauteuil qu’il lui avait avancé: - -—Aux Barres, en mars? - -—Oui, le petit garçon de M^{me} Turquois a eu cet hiver une fièvre -scarlatine très violente. Peut-être Lucette vous l’a-t-elle écrit. Dès -que l’enfant a été transportable, sa mère l’a emmené à Brûlon, pour -le changer d’air, hâter la convalescence. Lucette a exprimé le désir -d’assister son amie, au moins pour quelques jours. Elle a confié Paule -à sa grand-mère Savourette ... - -Vraiment alarmée, Zonzon l’interrompit. - -Elle aimait trop Lucette pour s’arrêter à de vains scrupules de -discrétion. Elle voulait la vérité: - -—Voyons, voyons, qu’est-ce que c’est que cette histoire-là? Ça ne -tient pas debout. - -Paul se pencha vers elle. Ses traits ne cachaient plus son inquiétude: - -—Écoutez, Suzanne (Il s’obstinait à ne pas l’appeler Zonzon, malgré -ses reproches). Je ne veux pas feindre avec vous. Au surplus, j’étais -résolu à me confier à vous. Et seule votre arrivée imprévue m’a pris -de court. Les choses se sont bien passées comme je viens de vous le -dire. Lucette ne m’a pas donné d’autres raisons de son départ. Mais je -sens, je suis sûr qu’il y en a d’autres. Je veux les découvrir. Et je -comptais vous demander de m’y aider. Ah! La pensée qu’il y a entre -nous quelque chose de caché, nous qui vivions si confiants, si unis, -cette pensée-là—surtout maintenant que je l’exprime, que je la précise -dans des mots—me bouleverse à un point que vous ne pouvez pas imaginer. - -—Enfin, demanda Zonzon, elle est partie à la suite d’un incident -quelconque? Vous lui avez offert de l’accompagner, naturellement? - -—Oui. Dès qu’elle m’a fait connaître son intention—tenez, c’était -un soir, après dîner, dans ce bureau—je lui ai tout de suite proposé -de la suivre. Elle a aussitôt cherché à m’en détourner. Mon livre, -disait-elle, allait paraître. Ma présence à Paris était nécessaire. -Elle partait en garde-malade. C’était son rôle et non le mien ... J’ai -insisté. Alors, elle m’a avoué que nous étions beaucoup sortis, que -l’hiver l’avait fatiguée, qu’elle avait besoin de faire une retraite, -une cure de repos. Bref, elle m’a supplié de la laisser partir seule -... De mon côté, je résistais. Cela a été notre premier froissement, -notre premier assaut. Et puis, j’ai fini par céder ... Que voulez-vous? -Je crois avoir quelque énergie, mais j’ai toujours plié devant elle, -tant il m’était doux de lui faire plaisir. Cette fois encore, j’ai -reculé, j’ai rompu. Mais non sans surprise, sans révolte, ni sans -chagrin ... - -Zonzon ne savait que penser. - -—Elle n’avait pas un malaise quelconque? Elle n’était pas dans une -mauvaise disposition? Avec les femmes, est-ce qu’on peut jamais savoir -jusqu’où le corps réagit sur l’esprit?... - -Il répondit, en homme qui a ressassé ses inquiétudes: - -—A peu près depuis votre départ, son humeur a changé. Elle est devenue -inégale, instable. Voyez-vous, il me semble que rien ne m’échappe, -sinon de sa pensée, au moins de son apparence, tellement je vis pour -elle, les yeux sur elle. Eh bien, cet été elle m’a paru lasse et -triste, par périodes. Elle perdait cet entrain contenu, vous savez, où -se mêlent si joliment sa réserve et son ardeur. Je l’ai interrogée, -je lui ai offert de choisir des distractions. Elle m’a juré qu’elle -n’avait rien, qu’elle n’avait besoin de rien. J’ai attribué son -malaise à la saison. Nous sommes rentrés à Paris. Notre hiver a été en -effet assez animé, assez épars. L’agitation, le mouvement semblaient -plaire à Lucette et je me gardais bien de l’enrayer. Elle était -gaie, d’une gaîté un peu nerveuse, à éclats. Puis, peu à peu, elle -s’est assombrie de nouveau, plus mystérieuse que jamais. Tour à tour -elle avait des élans, des retraites, de ces imperceptibles, de ces -abominables retraites où il semble que la peau se contracte sous la -main qui l’effleure ... Jusqu’au jour où elle a saisi cette occasion de -s’enfuir, oui, de s’enfuir ... - -Il se leva, fit quelques pas, les regards au tapis. Puis s’arrêtant -devant Zonzon: - -—Je vous en prie, Suzanne, rendez-moi un grand service. Voyez-la. -Confessez-la. Vous vous aimez, toutes les deux. Vous la connaissez. -Vous avez une forte influence sur elle. Moi, je n’ose plus -l’interroger. J’ai peur de la froisser, de la refermer. Ah! Tenez, -pendant ces cinq jours, la tentation m’a souvent pris de sauter seul -dans mon auto, de bondir d’un trait jusqu’aux Barres, de lui crier: -«Qu’est-ce que tu as?» Et puis je renonçais. D’abord, j’ai promis de -la laisser seule. Ensuite, à quoi bon? Avant même qu’elle ne fronce le -sourcil, qu’elle ne laisse échapper un signe d’ennui, je tremble que -mon insistance ne l’excède. Et si au contraire elle me répond d’un mot -de tendresse, alors je sens mon cœur se fondre et je n’ai plus envie -que de la remercier, de lui rendre grâces, tout bas. Je ne peux pas -parler devant elle. Je ne peux pas. Ah! On ne parle jamais assez ... - -De nouveau il avait repris sa marche à travers le cabinet de travail. -Et la noblesse de cette pièce, sa solennité de chapelle, son -recueillement de sanctuaire, accusaient encore l’agitation, la misère -de ce malheureux. - -—Si vous saviez ce que j’endure. Parfois, il me semble qu’elle s’est -éloignée de toutes façons, de cœur, de pensée comme de fait. Non, -non, c’est impossible. Ce serait trop cruel. Et trop injuste. A tout -instant, je m’interroge: «Qu’est-ce que j’ai fait?» ou: «Qu’est-ce que -je n’ai pas fait?» Je creuse, je creuse, et il y a maintenant en moi -comme un trou noir sans fond, à donner le vertige ... Ah! Je comprends -que ceux qui vont mourir trouvent la vie si passionnément bonne. On -ne sent combien on aime un être que quand on est menacé de le perdre. -Tout me manque d’elle. Son visage, sa silhouette, ses gestes, sa voix, -son parfum et mille petits détails qui faisaient mes délices, une -inflexion, une expression, un pli de paupière, un coin de lèvre, la -courbe de ses cheveux ... est-ce que je sais, moi ... Enfin, je ne suis -plus qu’une loque, un vêtement vide et jeté sur un siège. - -Il posa sa main brûlante sur l’épaule de Zonzon: - -—Suzanne, il faut que vous me la rendiez, que vous me rendiez la vie. -Je remets notre sort dans vos mains. J’aime, j’admire votre force, -votre santé morale. Si parfois, secrètement, votre belle audace m’a -effarouché, la faute en est à l’éducation que j’ai reçue. Mais j’ai une -confiance absolue en vous, en votre jugement. De vous, je suis prêt à -tout entendre, à tout croire. - -Elle se leva, lui tendit la main: - -—Je ferai ce que je pourrai. Je partirai cet après-midi. - -Tout en l’accompagnant jusqu’à la rue, il s’excusait de lui imposer ce -surcroît de fatigue, après une semaine de paquebot, une nuit de train. -Elle plaisanta, pour lui donner confiance: - -—Au contraire. C’est très commode. Je suis déjà en costume de voyage. - - - - -VII - - -Au fond, Zonzon était très alarmée. Et son inquiétude grandit pendant -ces deux heures de wagon sous le ciel froid, parmi la campagne encore -défeuillée, qui montrait la terre. Qui ne connaît, pour l’avoir éprouvé -au moins une fois dans sa vie, ce supplice irritant de voyager sous -l’oppression d’une énigme dont on attend la solution au but? Énervé -de vaine impatience, on accueille et on repousse cent hypothèses, on -esquisse des plans qu’on efface ensuite. Et l’on sent dans sa tête la -pensée tourner à l’allure et au rythme des roues sur le rail. - -Puis, l’anxiété de Zonzon s’avivait encore d’un scrupule. Ce -trouble—inconnu, mais évident—jeté dans le ménage de Lucette, ce -trouble qu’elle souhaitait passionnément de découvrir et de guérir, -qui sait si elle ne l’eût point évité par sa présence? Elle en aurait -guetté les symptômes, chaque jour. Elle aurait veillé. Mais elle -était partie, pour le beau voyage ... Est-elle donc vraie, cette loi -d’équilibre qui veut que tout bonheur soit balancé par un malheur, de -même que sur toute la terre, à chaque seconde, une naissance balance -une mort? - -A Sens, elle prit une voiture à la gare, pour franchir les quatre -kilomètres qui la séparaient de Brûlon. Elle n’avait pas voulu -annoncer son arrivée, afin de ne pas mettre sa sœur en défense. - -Mais elle regretta sa tactique, au cri presque douloureux, devant le -visage presque terrifié de Lucette, accourue à la grille au coup de -cloche. Et tandis qu’elles se jetaient sans paroles aux bras l’une de -l’autre, Zonzon décidait de temporiser. Elle n’obtiendrait rien en -brusquant l’attaque. - -Lucette, la première, dénoua l’étreinte. Et très vite: - -—Mais tu ne devais rentrer que demain?... Comment as-tu su que j’étais -ici?... Tu as vu Paul? - -Zonzon l’entraînait vers le château: - -—Mais oui, mais oui. Je te raconterai tout ça. Cristi, ce que j’ai eu -froid, sur cette route ... - -La pleine chaleur du calorifère dès le vestibule, la montée claire -du grand feu de bois dans la bibliothèque, le thé fumant parfumé de -citron, eurent vite fait d’épanouir la voyageuse: - -—Ah! Ça va mieux. - -La première alerte et la première surprise passées, Lucette cherchait -à se rassurer. Comment la présence d’un même être peut-elle inspirer à -la fois tant de joie et de crainte? Ah! Certes, malgré l’appréhension -de la rencontre, malgré le tumulte que soulevait en elle la seule vue -de sa sœur, Lucette était bien heureuse de retrouver sa grande, sa -vaillante ... Et, en même temps, elle redoutait la clairvoyance de -Zonzon. - -La solitude et la méditation ne l’avaient pas apaisée. En elle, c’était -le même trouble qu’au premier jour, la même terreur de l’avenir, le -même besoin de fuir la faute et le remords, de se fuir. Ah! pouvoir -cacher, enfouir sa honte jusqu’à l’oublier. Et elle se terrait au gîte -comme une bête malade qui tremble d’être découverte. - -Et voilà que Zonzon la relançait. Elle en venait à maudire cet -ascendant, ce pouvoir presque magnétique que l’aînée exerçait sur -elle. Lucette sentait en éveil cette tendresse de mère, ce flair -subtil d’amoureuse, ce regard de médecin. Des terreurs absurdes la -traversaient. Zonzon allait peut-être la trouver changée, lire la -vérité dans ses yeux, sur ses lèvres, à quelque empreinte nouvelle -laissée sur son visage? - -Mais non, pourtant. Zonzon bavardait gaiement. Quand deux êtres -chers reprennent contact après une longue absence, ils ne rentrent -que lentement en possession l’un de l’autre. Une étrange pudeur les -retient de se livrer trop vite, de se parler tout de suite cœur à -cœur. Ils n’échangent d’abord que des propos neutres, en surface. -Zonzon racontait des incidents du retour. On menait joyeuse vie sur le -paquebot. La veille de l’arrivée, un peu trop émus de champagne et de -cocktails des passagers n’avaient-ils pas erré en circuit le long des -couloirs, à la recherche de leurs cabines, jurant qu’on avait changé -les numéros des portes, ou retourné bout pour bout le navire? - -Une sonnerie de téléphone retentit, drue et longue. Lucette sursauta. -Qui la demandait? Son mari, sans doute. Il l’appelait tous les jours. -Un raffinement de supplice pour elle, ces courtes causeries. Elle -craignait toujours de s’y trahir. Au moins, quand on répond par lettre, -on réfléchit. Même, dans une conversation face à face, on prend des -temps; la physionomie de l’interlocuteur avertit de ses intentions. -Tandis que là, ce sont les voix toutes nues qui se croisent et se -pressent, comme les épées dans un assaut. Justement, Paul n’avait pas -téléphoné de la journée. Elle avait décroché l’écouteur de l’appareil -posé sur la table: - -—Allo ... Qui est là? - -Les paroles claquèrent, toutes proches: - -«—C’est moi ... Lucien Chazelles. - -Il lui sembla qu’elle se rétrécissait, tout le sang reflué au cœur en -un bloc lourd. Et Zonzon qui la regardait, qui attendait. D’instinct, -Lucette serrait les récepteurs contre ses oreilles, comme pour empêcher -les mots de se répandre dans la pièce. Et si elle coupait net la -communication? Mais il était prudent de savoir ce qu’il voulait. Et -puis, le geste intriguerait Zonzon. La receveuse insisterait, la -rappellerait. Elle y renonça et, sur un ton qu’elle s’efforçait de -rendre indifférent: - -—Ah! c’est vous ... - -Dès qu’il l’eut reconnue à la voix: - -«—Oui, votre mari m’a appris hier votre départ. Comment se fait-il que -vous ne m’ayez pas averti? Que s’est-il passé? Rien de grave? - -—Je suis partie brusquement. Une amie à assister ... Un enfant malade -... - -Mais les propos se chevauchaient. Avant qu’elle eût achevé, il reprit: - -«—Écoutez. Permettez-moi d’aller vous voir là-bas ... - -Elle répondit violemment: - -—Non, non. C’est impossible. - -Oh! avoir ces deux écouteurs rivés aux oreilles, la tête pleine à -éclater de ce crépitement et, devant les yeux, ce témoin inoccupé, -muet, espion malgré lui, qui, tout, naturellement, s’ingénie à -comprendre l’entretien dont il n’entend que la moitié ... Chazelles -continuait: - -«—Il faut absolument que je vous voie. On m’offre une trésorerie -générale, à Draguignan. On demande une réponse urgente. Je tiens à -m’entendre avec vous ... - -Elle répéta: - -—Non, non. Je ne veux pas. - -Il insistait: - -«—Mais si, voyons. J’ai tout combiné. Je prends le train demain -matin. J’arrive à pied pour passer inaperçu. Fixez-moi un rendez-vous. - -Par quels mots, comment lui refuser? Ne lui avait-elle pas donné le -droit de tout exiger d’elle? Il croyait sans doute à quelque caprice. -Car il ajoutait, d’un ton riant mais décidé: - -«—Eh bien, si vous ne voulez pas, j’irai sonner à votre grille, et -vous faire une visite ... - -A tout prix, il fallait l’empêcher de venir. Elle s’affola, perdit pied: - -—Je vous dis que c’est impossible. D’ailleurs, je ne suis pas seule. -Ma sœur est ici ... près de moi. - -Puis, certaine de l’avoir arrêté, elle balbutia un bref au revoir et -raccrocha les récepteurs. Mais elle n’osait pas regarder sa sœur et -s’attardait à sonner la fin de la communication. - -Alors, très simplement: - -—Qui est-ce? demanda Zonzon. - -Il fallait répondre. Elle n’eut pas le temps d’inventer. - -—Lucien Chazelles. - -Et, en prononçant ce nom, elle se sentit rougir, rougir, envahie -d’une onde de sang qui lui brûlait les pommettes, le tour des yeux, -le front, une poussée d’autant plus violente qu’elle s’efforçait plus -d’en refréner l’élan. Et, à travers cette brume rouge où elle aurait -voulu disparaître, s’anéantir, elle entendit encore la voix maintenant -soupçonneuse: - -—Et il voulait venir te voir ici, te croyant seule? - -Mais avant d’avoir pu trouver une réponse, elle se sentit happée par -deux bras impérieux et tendres, pressée, blottie contre une chaude -poitrine. Et la voix de Zonzon, ferme et douce comme l’étreinte: - -—Alors, c’est ton amant?... Allons, ne te cabre pas. Ah! Ce n’est pas -le moment de se dérober, de jouer à cache-cache. Nous n’avons pas le -temps aujourd’hui. Finies, ces manières-là. Il y va peut-être de ton -sort, mon pauvre petit, de celui de ton mari, de ton enfant ... Je peux -t’aider à voir en toi, à découvrir le mal, à le guérir. Tu n’as pas le -droit de te taire. Parle, ma chérie, parle tout de suite. - -Zonzon l’entraîna vers un fauteuil, s’assit, la prit sur ses genoux, la -berça: - -—Tu penses bien que je ne vais pas te gronder, te faire des sermons. -Le passé, ce n’est pas intéressant, puisqu’on n’y peut rien. Quand on -s’est trompé de route, ce qu’il faut savoir, c’est où on est, et où on -va. Maintenant, raconte, bien sagement ... - -Et par une de ces déterminations soudaines qui nous semblent au rebours -de notre caractère, qui parfois nous surprennent et nous emportent, -brusquement Lucette se décida. Puisque sa sœur l’avait si vite -devinée, à quoi bon s’épuiser en ruses et en mensonges? Il faudrait, en -effet, bientôt prendre un parti, choisir une route. Autant se fier au -bon guide, lucide et sûr. - -Alors, le front niché dans le cou de Zonzon, elle goûta l’amer -réconfort de la confession. Elle dit la journée d’Issy, la visite au -musée, l’attente sans but, l’espoir sans objet, l’inquiétude sans -raison, l’hiver tout pailleté, enfin tous les degrés de la descente, -jusqu’à la chute, puis la déception secrète, l’odieux des gestes de -l’amour sans l’amour, l’horreur du mensonge croissant avec le dégoût, -enfin le besoin et l’occasion de s’enfuir ... - -Zonzon l’avait à peine interrompue. Tout juste, de temps en temps, -le «oui» attentif et réfléchi du docteur qui écoute son malade. Et -Lucette avait vraiment l’impression d’être aux mains du médecin qui se -renseigne, qui coordonne les indices, investit le mal, avant d’émettre -un diagnostic. - -Même, lorsqu’elle acheva, lorsqu’elle se hasarda à relever la tête, -elle crut voir aux yeux de sa sœur une lueur de divination, ce beau -regard avivé auquel vient d’apparaître la vérité ... - -Mais Zonzon demanda simplement: - -—Et maintenant, que comptes-tu faire? Tu ne peux pas rester ici -indéfiniment. Ton prétexte va s’user, cette convalescence du jeune -Turquois. Il guérira, ce petit. Et surtout ton mari se lassera. Alors? - -Lucette s’étreignait les tempes, à deux mains: - -—Je ne sais pas ... Je te jure que je ne sais pas. J’ai saisi -l’occasion, je suis partie, comme le voleur traqué saute dans la -voiture qui passe, sans savoir où il va, pour échapper, pour fuir ... - -Elle se leva, s’accouda à la cheminée. Le crépuscule tombait. Les -reflets du grand feu de bois dansaient sur le tapis. - -—Voyons, voyons, dit Zonzon. Tu n’as le choix qu’entre deux partis. -Rentrer ou ne pas rentrer chez toi. Et encore. Si tu ne rentres pas, -si, par exemple, tu retournes rue Guersant chez nos parents, ou chez -moi—car je ne supposes pas que tu veuilles rejoindre ce Chazelles—ton -mari te relancera. Il respecte tes caprices. Soit. Mais il y a des -bornes. Il exigera des explications. C’est son droit. Qu’est-ce que tu -lui répondras? - -—Eh bien, j’avouerai! s’écria Lucette. J’y serai forcée. Tant mieux! -Il y a longtemps que j’y pense. Même si je rentrais à la maison, je ne -pourrais pas vivre devant Paul avec ce perpétuel mensonge entre nous. -Je le sais. J’ai essayé ... Ah! oui, c’est stupide, ces scrupules -tardifs. Il aurait fallu les avoir avant, n’est-ce pas? Mais on n’est -pas la même femme, avant et après. On ne sent l’étendue et le poids -d’une faute que quand on l’a commise ... - -Et s’exaltant: - -—A quelque endroit que je me retrouve devant Paul, je ne veux plus; je -ne peux plus me taire. Il sera mon juge. Il décidera. Il me chassera ou -il me gardera. Mais au moins, j’aurai expié. Je n’aurai plus rien de -caché pour lui. Oui, oui, je parlerai ... - -Mais Zonzon l’interrompit, toute jetée en avant d’un geste de prière et -de commandement: - -—Ne fais pas ça, Lucette, ne fais pas ça!... Mon pauvre petit ... Mais -songe donc. Il ne te comprendrait pas. Voilà le vrai point de vue. -Les mobiles qui t’ont poussée, les suggestions auxquelles tu as obéi, -il ne se les expliquerait pas. Il te jugerait d’après d’autres lois -que celles qui t’ont menée. Les femmes ont des raisons que les hommes -n’ont pas ... Et, fatalement, son arrêt serait injuste. Injuste en ses -termes, injuste en ses conséquences ... - -—Cependant, s’il pardonnait? dit Lucette. - -—Mais le pardon lui-même porte à faux parce que l’homme ne sait -pas ce qu’il pardonne à la femme! Et l’on ne pardonne bien que ce -qu’on comprend bien. Encore une fois, les deux sexes ne parlent pas -le même langage. Et cette mésentente, qui fausse le pardon, fausse -aussi ses suites. Elle impose désormais à l’un et à l’autre des -sentiments injustes, des tortures qu’ils n’ont pas méritées. Pour lui, -l’orgueil blessé, l’amour flétri, la désillusion, l’amertume, le doute -invincible. Pour elle, l’humiliation, le joug de l’indulgence. Pour -tous deux, la piqûre continuelle des allusions que le hasard apporte, -une vie en sursis, empoisonnée, gâchée ... - -—Ah! Zonzon, gémit Lucette. - -—Mais pourquoi courir le risque d’une telle existence, quand rien n’y -contraint? Pourquoi aller au-devant d’un jugement vicié d’avance? - -—Ah! Je serais mal venue, dit Lucette, de parler aujourd’hui de -droiture et de probité. Cependant il me semble ... - -Zonzon l’interrompit encore: - -—La probité n’est plus maintenant où tu la places. Elle n’est pas -dans l’aveu. Vois-tu, il y a une loi qui nous régit inconsciemment: -la loi du moindre effort. Eh bien, il y en a une autre qui doit nous -régir consciemment: la loi du moindre tort. Au point où tu en es, le -moindre tort que tu puisses faire à ton mari, c’est de le laisser dans -l’ignorance. Il faut qu’il garde sa foi ... - -—Et moi mon remords ... - -—Tu ne penses qu’à toi! s’écria Zonzon. Vous êtes tous les mêmes. -Ton remords s’apaisera. Je sais, moi, je sais comment et pourquoi tu -l’oublieras. Tandis que si tu parlais, la foi de ton mari en toi serait -à jamais ébranlée. Pense donc un peu à lui, que diable! Il t’adore. -Il t’adore mal, mais il t’adore. Si tu l’avais vu comme je l’ai vu, -affolé par cette absence où il ne voit cependant qu’un caprice ou un -malaise. Il vit à peine, avec des sursauts, comme une lampe qui baisse. -Rallume-la, bon sang! Ne la laisse pas s’éteindre. Ah! Non, Lucette, -n’avoue pas. Ne fais pas ça. Ce serait la dernière faute, la vraie -faute. - -Il faisait presque nuit. Seules, les lueurs changeantes du foyer les -éclairaient toutes deux. - -—Alors, dit lentement Lucette, tu es d’avis que je rentre et que je me -taise? - -—Eh parbleu! oui. Tout à l’heure, pendant que j’écoutais ton aventure, -la vérité m’apparaissait lumineuse, transparente. Je lui voyais les -dessous! Et elle me conduisait au point où je t’amène. - -Lucette, sombre, murmura: - -—Je ne pourrai jamais ... - -—Tu le pourras, dit fermement Zonzon. Mais réfléchis donc. Si tu -parles, que te reste-t-il, quelle planche de salut, en dehors de la -solution médiocre du replâtrage, du pardon? Le scandale, le divorce. Je -n’y crois guère. Car ton mari t’aime trop pour le demander, l’accepter -même. Mais admettons. Alors tu retombes sur le gros écueil qu’on n’a -pas encore pu faire sauter. Le cas de l’enfant, le mioche écartelé ... -Allons donc! Et pense encore aux autres, à nos parents, qui te croient -heureuse, dans leur quiétude, à ce brave homme de Duclos, pour qui le -bonheur de son fils est la raison de vivre ... - -—Je ne pourrai pas, répéta Lucette. Tu oublies justement que Paul est -riche ... Si je me taisais, j’aurais l’air de vouloir garder tous les -avantages de la fortune, au prix d’un mensonge. - -—Aux yeux de qui? Ni aux tiens ni aux miens, je pense. Et nous serons -seules à le savoir. Alors?... Je te dis que tu pourras te taire sans -t’avilir. Et pour une raison simple et qui dispense de toutes les -autres, c’est que tu aimes ton mari ... - -—Ah! s’écria Lucette, d’une voix désespérée, est-ce qu’on peut -prétendre aimer celui qu’on a trahi, dupé, volé? - -—Oui, Lucette, oui, on peut le prétendre. Parce que nous ne sommes -pas des êtres simples, tout d’un bloc, tout d’une pièce. Voilà la -grande erreur. Nous sommes bien plus complexes, bien plus divers que -nous ne le croyons, qu’on veut nous le faire croire. Chacun de nous -est comme un livre dont les feuillets ne se répètent pas. Nous-mêmes, -nous n’en savons pas déchiffrer toutes les pages. Et nous savons encore -moins d’où vient le vent qui les fait tourner ... Tu l’aimes, Lucette. -La preuve en est dans ton besoin de le prendre pour juge, de ne lui -rien cacher, de recevoir de lui l’absolution ou le châtiment. Si tu -ne l’aimais pas, tu n’aurais pas songé même à le fuir!... Il habite -en toi. C’est son image seule qui te hante et t’agite. Il reste le -maître de ta pensée. Le maître auquel tu as désobéi, soit. Mais sans -doute parce qu’il n’a pas su se faire obéir. Ah! Lucette, les petites -ficelles qui font danser la marionnette ne sont pas toujours faciles à -démêler. Que de choses ne m’apparaissent qu’aujourd’hui!... Trop tard -pour t’éviter l’embardée, ma pauvre chérie. Mais à temps, j’espère, -pour te ramener dans la bonne ligne et t’y laisser en sécurité ... - -—Quelles choses? Que veux-tu dire, interrogea Lucette. - -—Rien, rien ... Mais aie confiance en moi, Laisse-toi guider, tu -verras. - -La femme de chambre frappa, puis annonça M. et M^{me} Turquois. Lucette -donna de la lumière. - -—C’est vrai, expliqua-t-elle. Turquois devait arriver cette -après-midi. C’est pourquoi j’ai pu quitter sa femme plus tôt, -aujourd’hui. Sans doute, ils s’arrêtent en passant. - -Et dans le brouhaha des propos d’accueil, Zonzon se félicita de -l’arrivée du couple. Car, peut-être, dans son ardeur à vaincre, se -fût-elle laissé entraîner, sinon à engager, du moins à démasquer ses -réserves, sa plus forte raison d’espérer. Et cette raison-là, Lucette -ne devait pas la connaître. - -Non, à aucun prix, elle ne devait connaître cette vérité secrète que -son récit même avait fait jaillir aux yeux de Zonzon, le malentendu -formidable soudain apparu, en pleine lumière, éblouissant. - -Ah! le jour où Lucette lui avait affirmé, avec de petits airs entendus, -qu’elle était heureuse, «tout à fait heureuse» aux bras de son mari, -Zonzon aurait dû se roidir contre cette maudite peur des mots qui la -paralysait devant sa sœur, et insister, préciser et vider la question -jusqu’au tréfonds ... Parbleu! Lucette était de bonne foi. Est-ce -qu’une honnête femme doit être instruite en ces matières-là, et savoir -jusqu’où doit aller son plaisir? Fi donc! De bonne foi, elle s’était -trompée. Non, elle n’était pas tout à fait heureuse. Elle n’avait pas -atteint le sommet aigu de la joie. Toute sa confession le criait. - -Presque classique, l’aventure. On croit céder à l’attrait de l’inconnu, -du fruit défendu, du plus grand amour ... On cherche simplement le -frisson qu’on n’a pas. Du premier pas jusqu’à la chute, Lucette, -inquiète, inconsciente, n’avait fait qu’obéir à l’appel de ses sens. -Comme tant d’autres, dans cette marche à l’amant, elle n’était guidée -que par l’espoir confus du coup de bonheur qui lui manquait. - -Heureusement, elle était tombée sur Chazelles, un avide égoïste, -préoccupé de lui, de lui seul. Là encore, pas d’erreur possible. -L’ex-Madame Chazelles avait la confidence trop facile pour qu’on en -ignorât. Et le naïf dégoût qu’elle avouait à qui voulait l’entendre, -aussi bien à Zonzon qu’à M^{me} Savourette, suffisait à éclairer un -esprit averti. Chazelles était de ceux qui se penchent uniquement sur -leur plaisir, sans souci d’éveiller celui de leur compagne. Il l’avait -dégustée comme un mets friand, une œuvre d’art. Est-ce qu’on pense au -plaisir du plat qu’on mange, du tableau qu’on regarde? - -Heureusement. Car si Chazelles avait révélé Lucette à elle-même, il -en eût fait sa chose. S’il avait fait jaillir en elle la source de -délices, il lui serait devenu précieux comme la vie même. Il l’aurait -rivée à lui. Tandis que, sans le savoir, elle s’était détachée parce -qu’elle était déçue. - -Donc, le mal était réparable. Ni le mari ni l’amant n’avaient ouvert à -Lucette la terre promise. Mais elle y pouvait encore pénétrer. Aux bras -de Paul lui-même, parbleu! de Paul mieux avisé. - -Car il avait péché, lui, non par égoïsme, mais par ignorance. Un -amoureux? Soit. Mais un amoureux qui ne sait pas l’amour. Il avait -fallu, pour s’y tromper, les petits airs satisfaits de Lucette, ce -néfaste malentendu ... Instruit de sa maladresse et des moyens de la -réparer, il prendrait sur Lucette cet empire que toute son adoration -trop chaste n’avait pas su lui gagner. Et quant à elle, satisfaite à -son insu, pleinement contentée, elle n’irait plus chercher ailleurs ce -qu’elle trouverait chez elle ... Ah! dame, la tâche était délicate, -d’éclairer les trente ans de ce garçon. Mais l’enjeu valait qu’on -risquât la partie. - -Moyen scabreux, certes. Mais moyen unique de remettre et surtout de -maintenir Lucette dans la bonne ligne. Sans la vigoureuse impulsion du -coup de bonheur, elle s’exposait à de nouveaux écarts. Si, de retour au -foyer, son secret appétit n’était pas satisfait, si elle avait encore -faim, elle serait reprise des mêmes défaillances. Et il se trouverait -toujours un galant pour la soutenir à ce moment-là. Pas besoin de -chercher loin. Est-ce qu’au premier signe de vertige, Turquois, par -exemple, ne serait pas là pour la recevoir dans ses bras? - -Il suffisait de le regarder d’un peu près, en ce moment même, dilaté -dans la chaleur du calorifère et la gaîté du feu, dans la lumière -rousse des bulles électriques, l’air parfumé de thé et de citron, et -surtout dans l’intimité de trois femmes ... Oh! un Turquois assagi par -l’alerte, par ses angoisses au chevet du petit malade,—plus séduisant, -peut-être, dans sa nouvelle manière attendrie et fondue,—mais dont se -réveillaient, en détente, le flair et les convoitises d’amant. - -Celui-là guettait Lucette. Il l’avait déjà pressentie. Un jour, en -riant, elle l’avait avoué à sa grande. Il attendait son heure. Eh -bien, cette heure sonnerait. Oh! pas maintenant. Mais elle sonnerait, -si Lucette, inapaisée, poussée par l’obscur et puissant instinct, -continuait de chercher, faute d’avoir trouvé. - -Lorsque la femme ne se borne pas à un homme, c’est qu’elle n’a pas reçu -de lui ce qu’elle en attendait inconsciemment. Peut-être un autre la -comblera-t-il? Ce n’est pas celui-là? Un autre encore ... Et elle se -lance alors dans cette poursuite exaspérée du bonheur qu’elle ignore -et qu’elle veut, dans ces aventures où l’amour n’a plus de part, cette -dégringolade de chute en chute, de mains en mains, où elle se détraque -et s’amoindrit. Non, non, à tout prix, il fallait éviter un pareil sort -à cette petite Lucette, si délicate, si sensible, si bien faite pour le -bonheur unique. Il fallait que Paul connût le péril et sût y parer. - -Mais de ces clartés, de ces projets, Lucette devait tout ignorer. -Car elle se refuserait sans doute à penser qu’elle n’avait attendu, -recherché qu’un bonheur matériel. Comme tant d’autres, elle croyait -rouvrir un idéal trop pur, trop romanesque, pour admettre qu’il prît -racine dans sa chair. Comme tant d’autres, elle avait de l’amour une -notion trop mystique pour concevoir qu’une jouissance physique en fût -le sommet, la clef de voûte. Elle se cabrerait à l’idée que son sort -dépendait de la satisfaction d’un besoin si grossier. Et aussi, avertie -de l’existence d’une volupté précise, elle l’épierait et la goûterait -moins, de l’avoir attendue. Il lui répugnerait de n’y voir que l’effet -d’un peu d’attention, d’habileté, d’un tour de main. L’envers du décor -lui dépoétiserait la pièce. Non. Il fallait que l’extase la surprît en -coup de foudre, l’éblouît, lui apparût comme le signe divin de son -salut ... la révélation. - -Si Zonzon, malgré sa promptitude de jugement et sa foi dans le succès, -avait hésité devant l’audace de son projet, certaine rencontre matinale -eût achevé de la décider à l’action. - -Sur les instances de sa sœur, elle avait ajourné son départ au -lendemain, afin de prendre un peu de repos et de ne pas voyager deux -nuits de suite. Pendant la soirée, répétant ses arguments, renouvelant -ses assauts, elle avait enfin ébranlé Lucette. Elle la laissait à peu -près disposée à reprendre la vie commune et à garder le silence, au -moins à titre d’essai. Zonzon n’en demandait pas davantage. - -Levée tôt, elle parcourait le jardin encore dénudé. Et comme le hasard -l’acheminait vers la grille, elle se heurta à M. Duclos ... - -Elle n’ignorait pas que, sans cesse en route, il passait souvent aux -Barres, entre deux trains ou deux courses d’auto, afin d’y jeter le -coup d’œil du maître. Cependant, cette apparition imprévue l’inquiéta. -Était-ce une simple coïncidence qui le faisait tomber là pendant le -séjour de Lucette? Il l’eut vite édifiée. Dès les bonjours échangés, il -se campa, les pouces aux hanches, le ventre en bataille, les sourcils -croisés: - -—Ah ça, qu’est-ce qui se passe ici? J’arrive d’Algérie—oui, le chemin -de fer de l’Oued-Mia, une grosse affaire—et, hier soir, à Marseille, -je trouve une lettre de mon garçon. Sa femme est seule, aux Barres, -pour soigner la scarlatine du petit Turquois? Elle laisse sa gamine -à M^{me} Savourette pour dorloter le gosse des autres? Qu’est-ce que -c’est que cette affaire-là? Du caprice, de la brouille? Elle est -enceinte? Quoi? Vous devez savoir ça, vous? - -Zonzon s’effrayait. Ce rude bonhomme, qui tombait là en obus, était -capable de tout démolir. Elle essaya d’affirmer: - -—Mais votre fils vous a dit la vérité. Lucette ... - -Il coupa: - -—Allons, allons, Mam’zelle Zonzon, faut pas m’en conter. J’aime pas -qu’on me roule, moi. Une petite madame comme Lucette ne s’installe -pas seule, en mars, à la campagne, pour aider un mioche à changer de -peau.... Y a quelque chose, je veux le savoir. Je le saurai. J’ai -débrouillé des affaires plus compliquées que ça. - -Évidemment, il saurait. Ce ne serait pas difficile. S’il abordait -Lucette de ce ton brutal, du haut de sa puissance et de son argent, -elle se révolterait aussitôt. Encore hésitante sur son attitude, elle -verrait dans cet interrogatoire une indication du sort. Elle avouerait, -elle lui jetterait la vérité à la face. Et elle se perdrait, à jamais -... Comment le maîtriser? Il continuait: - -—Je ne veux pas qu’on fasse de la peine à mon garçon, moi. Il a voulu -épouser cette petite Lucette. Affaire conclue. Le ménage marche. Bonne -affaire. Mais si ça bat la ferraille, halte-là! Je m’en mêle. Je veux -qu’il soit heureux. Il s’est marié pour ça ... - -Zonzon s’exaspérait. Il voulait du bonheur pour son argent, cet homme. -Que faire? Elle eut l’intuition d’opposer la violence à la violence: - -—Eh! mon cher monsieur, s’écria-t-elle, tout ne s’achète pas avec de -l’argent. Surtout le bonheur. Ça serait vraiment trop commode et trop -injuste. Faut quelquefois y mettre du sien et payer de sa personne!... - -Interloqué, il se pencha, les yeux aigus: - -—Quoi? Quoi? Qu’est-ce que vous dites? - -Soutenue par l’espoir de le mâter, elle reprit: - -—Êtes-vous bien sûr que votre garçon, comme vous dites, a fait tout -ce qu’il fallait pour être heureux? Oui, en êtes-vous bien sûr? Il -a reçu une éducation de luxe, modèle riche. C’est entendu. Mais il -y a peut-être des lacunes. Il manque peut-être des volumes dans la -bibliothèque. On ne peut pas tout savoir. - -Intrigué, inquiet, il se croisa les bras, secoua la tête: - -—Enfin, qu’est-ce que tout ça signifie? - -—Rien de grave. Je dis simplement que nul n’est parfait, que nul -ne peut s’aviser de tout. Dans un ménage, les torts sont souvent -réciproques. - -—Vous voyez bien qu’il y a de la brouille! s’écria M. Duclos. - -—Un malentendu, rectifia Zonzon en souriant. Seulement, voyez-vous, -monsieur Duclos, vous devriez me laisser le dissiper. Je suis venue -pour ça ... - -—Pourtant ... - -—Je vous assure, poursuivit fermement Zonzon, laissez-moi arranger -ça, toute seule. Vous parliez tout à l’heure d’affaires compliquées, -monsieur Duclos. Si vous saviez comme les femmes sont des affaires -compliquées! C’est un peu ma spécialité. Prenez-moi comme contremaître, -dans cette entreprise-là ... - -Il sourit, à demi-désarmé: - -—Cependant, je voudrais bien savoir. Il s’agit de mon garçon ... - -—Il s’agit aussi de ma petite sœur. Soyez tranquille. Je vous le -répète, c’est très ténu, très subtil, c’est des nerfs coupés en quatre. -Vous rentrez à Paris? - -—Après déjeuner. - -—Eh bien, dit-elle, vous m’emmènerez. Mais c’est promis, n’est-ce pas? -Vous ne rudoierez pas Lucette. Vous semblerez trouver sa présence ici -toute naturelle. Vous ne l’interrogerez pas. - -Il se débattait encore: - -—Mais vous m’expliquerez ... - -—Plus tard, plus tard. Tenez, je vous donne rendez-vous ici, l’été -prochain. A ce moment-là, je vous rendrai des comptes. Vous me direz si -j’ai bien réussi. Alors, c’est promis, vous me confiez l’affaire? - -Il hésita. Puis, rondement, dans un coup d’épaule: - -—Allons, affaire conclue. - -Elle sourit, soulagée: - -—Croyez-moi, c’est la bonne affaire. - -Seulement, maintenant, il fallait marcher. - - - - -VIII - - -Dans son petit appartement du boulevard Raspail, la pièce où Zonzon -donnait ses consultations était très gaie. Sièges, table-bureau, bahut -à usage de vitrine et de bibliothèque, tout le meuble était de ce style -flamand moderne aux lignes simples et pures et dont le chêne clair a -les tons chauds et dorés des moissons mûres. Les frais bouquets de la -toile de Jouy fleurissaient la tenture. Dans des cadres sobres, de -bonnes héliographies reproduisaient des chefs-d’œuvre préférés. Un peu -partout, des pots de cuivre et de grès flambé. Et même le classique -fauteuil articulé, toujours sinistre sous ses faux airs d’instrument -de torture, était remplacé par un divan jonché de petits coussins à -volants. - -C’est là qu’au lendemain de son retour des Barres elle reçut son -beau-frère. Entre ces murs où, depuis cinq ans, elle avait déjà sondé -et soulagé tant d’intimes misères, elle se sentait plus confiante, plus -désignée que partout ailleurs pour lui faire entendre en franchise les -paroles de guérison. - -A peine entré, il demanda âprement: - -—Vous avez vu Lucette? Vous l’avez confessée? - -—Oui. - -De la main, elle lui désigna un fauteuil. Il s’y laissa tomber. - -—Ah!... Eh bien, qu’est-ce qu’elle a? - -Zonzon s’était assise derrière son bureau. Elle ébaucha: - -—Peuh!... Du malaise. - -Mais de sa main gantée, impatiente, il frappait la table: - -—Voyons, voyons, ne me ménagez pas, je vous en prie. Je suis prêt à -tout. Elle se détache de moi, n’est-ce pas? Elle ne m’aime plus?... - -Zonzon leva les bras: - -—Là! le voilà parti ... Mais si, elle vous aime. Elle n’a jamais -cessé de vous aimer. Elle va rentrer, d’ici quelques jours. Je vous le -promets. - -Un peu rassuré, il reprit; - -—Alors, d’où vient ce malaise? Pourquoi cette fuite sous un vain -prétexte, ce besoin de solitude et de retraite? Encore une fois, -qu’est-ce qu’elle a? - -Zonzon ouvrait et refermait le couvercle de l’encrier de cristal: - -—Il ne faut pas chercher ce qu’elle a, il faut chercher ce qu’elle -n’a pas ... Tenez, il arrive qu’en sortant de chez soi, dès la porte -claquée, on éprouve l’impression d’avoir oublié quelque chose. Un -objet indispensable, clef, argent, lettre. On ne sait pas encore quoi. -On s’interroge, on se tâte. Lucette est à peu près dans cet état-là. -Elle sent qu’il lui manque quelque chose. Elle ne sait pas ce qui lui -manque. De là son inquiétude et son trouble. - -Il s’écria: - -—Que lui manque-t-il? Je lui ai tout offert. Tout ce que ma tendresse, -mon culte m’ont inspiré d’attentions ... - -Elle l’interrompit: - -—Je sais de quelle adoration vous entourez ma petite Lucette. Et je -vous en ai bien de la gratitude, allez. Mais êtes-vous sûr de lui avoir -donné tout ce que vous pouviez lui donner?... - -—Je ne vous comprends pas. - -Elle insista: - -—D’avoir tout tenté pour la rendre heureuse? Cherchez bien. Vous -m’avez dit que, tous ces jours-ci, vous aviez fait votre examen de -conscience. Vous n’avez rien trouvé? Vous n’avez rien à vous reprocher? - -—Non, dit-il. Ah! Parfois, j’en venais à souhaiter de me prendre en -faute. Au moins, ç’aurait été une explication, une chance de réparer, -une lueur d’espoir. Non. Rien. Mais vous, Suzanne, vous devez savoir -... Ah! parlez, parlez. Je vous l’ai dit, je suis prêt à vous suivre -aveuglément. - -Elle pensa tout haut: - -—Allons, c’est bien décidément de l’ignorance. - -Et elle ajouta en souriant: - -—Avez-vous lu _Daphnis et Chloé_? - -—Non. - -—Même pas! J’aurais dû m’en douter. - -Ah! c’est bien la peine de posséder à fond son antiquité!... Eh -bien, Daphnis et Chloé s’aiment. Mais ils ne savent pas s’aimer. Ils -manquent d’expérience. Et ils ne sont pas heureux. Ils sont tourmentés, -inquiets. Jusqu’au jour où une certaine Lycénion dissipe l’ignorance -de Daphnis. Grâce à quoi les deux amants goûtent enfin le bonheur. -Oh! je ne prétends pas vous renseigner à la manière de Lycénion, -rassurez-vous. Sérieusement, Paul, c’est en médecin que je veux vous -parler. En médecin ami, très ami, mais en médecin. Vous aussi, votre -ignorance peut compromettre votre bonheur. Il faut qu’elle cesse. - -Et comme il s’apprêtait à parler: - -—Eh! parbleu, poursuivit-elle. Je sais bien ce que vous allez me -répondre. Vous connaissez votre a b c. C’est entendu. La preuve, -c’est que vous avez un enfant. Un enfant ... Justement, rappelez-vous -les trente heures de tortures qu’a passées Lucette à ce moment-là. -Où elle demandait grâce, et qu’on l’achève, et qu’on la tue ... Où -vous pleuriez, vous, d’avoir été comme l’artisan de son supplice et -de ne pas pouvoir l’adoucir. Vous ne vous êtes jamais demandé ni -sur-le-champ, ni plus tard, ni ces jours-ci quand vous êtes descendu en -vous-même, vous ne vous êtes jamais demandé si une pareille souffrance -ne devait pas être compensée par du plaisir? Vous trouvez naturel -qu’une femme puisse endurer le martyre, risquer sa peau, mettre au -monde une demi-douzaine d’enfants, sans éprouver de la satisfaction au -moment où elle les conçoit? J’en connais, de ces malheureuses. Elles -sont légion. Mais je dis qu’il ne devrait pas y en avoir. Non, non, -c’est trop injuste, et d’une injustice qui devrait frapper un esprit -réfléchi comme le vôtre. - -Elle s’échauffait, frappait à son tour le bureau du plat de la main. - -—Car enfin, vous autres hommes, non seulement vous êtes dispensés de -ces abominables tortures, mais encore, vous êtes certains, à coup sûr, -avec qui que ce soit, pour ainsi dire mécaniquement, automatiquement, -d’atteindre à ce plaisir qu’ignorent tant de femmes. N’est-ce pas une -pitié qu’il y ait tout juste une élue sur quatre appelées?... Eh! -oui, voilà le chiffre, autant qu’on puisse faire de la statistique en -ces matières-là. Et le plus fort,—est-ce par un calcul de l’égoïsme -mâle, ou par cette maudite horreur de tout ce qui touche au sexe,—le -plus fort, c’est que, la plupart du temps, celles qui ne goûtent pas -le plaisir n’en connaissent même pas l’existence! Elles ne savent pas -qu’il y a une volupté précise, une extase culminante, quelques secondes -de frénésie, de folie heureuse, auxquelles elles ont droit—comme vous. -Elles ne savent pas ce qui leur manque ... - -—Cependant, put placer Paul, n’y a-t-il pas des femmes insensibles ... - -—C’est un bruit que les hommes font courir! s’écria Zonzon. La -frigidité! Une femme frigide. C’est vite dit. C’est commode. Comme -si la froideur ne pouvait pas toujours s’échauffer! On dit encore, -inversement: il y a des femmes qui ont du tempérament, des femmes qui -ont des sens. Et par là on laisse entendre que toutes les autres sont -inertes. Mais toutes les femmes ont des sens; seulement il faut savoir -s’en servir. Je sais bien, sur cette question-là comme sur toutes les -questions, on se sépare en deux camps. Mais je me range parmi ceux qui -proclament qu’il n’y a pas de frigidité absolue, de femmes à jamais -insensibles. Il n’y a que des endormies qu’on peut toujours éveiller. -Leur sensibilité est latente. Il s’agit de la développer pour en -révéler les effets. Eh oui, l’histoire de la plaque photographique, -toujours sensible, elle aussi, dont la faculté d’impression existe, -et qui, pourtant, a besoin d’être développée pour révéler l’image -qu’elle tient enclose. Il lui faut le bain favorable, des soins, tout -un traitement dans l’ombre, pour que les oppositions apparaissent, -s’affirment en vigueur. La révélation ... Le mot est juste, même au -sens religieux. Ce je ne sais quoi de miraculeux, d’éblouissant, qui -vous ouvre le ciel ... Mais il faut révéler, il faut aider la nature. -C’est très joli, d’être en adoration devant sa femme, comme vous -l’êtes. Mais vous m’avez promis de tout entendre, n’est-ce pas? Eh -bien, mon cher, on n’adore pas une femme avec les mains jointes ... - -Et pour justifier l’audace nécessaire de ses paroles: - -—Voilà, la lacune, voilà la faille où pouvait sombrer votre bonheur. -Il faut la combler. Il faut seconder la nature. Elle-même le demande. -Mieux, elle y invite. Elle a ses vigies, qui sont aux aguets du -plaisir, qui se portent au-devant de lui, qui annoncent et préparent -son approche. Elle veut que le vainqueur ne se précipite pas trop vite -dans la place, qu’il s’arrête à ces postes avancés, qu’il les flatte -au passage. Afin qu’il ne puisse pas ignorer ses vedettes, elle les -érige habilement aux seuils et aux faîtes, à fleur de lèvres, à fleur -de gorge, et la plus secrète, mais aussi la plus sensible, n’est pas -plus difficile à trouver qu’une violette sous la mousse ... A toutes, -il faut payer le tribut d’hommages qu’elles réclament ... Il ne faut -pas penser qu’à soi. Il faut penser à l’autre, sans cesse. - -«Et plus tard, avant d’atteindre an sommet du plaisir, il faut se -rappeler encore qu’on est deux à tenter l’ascension. Il faut se défier -de sa fougue et de son impatience, et cela d’autant plus qu’on se -sait plus rapide et plus pressé. Il faut s’assurer qu’on est suivi -par l’autre, le stimuler, l’entraîner au rythme de sa propre marche, -l’attendre au prix même d’une halte, afin d’arriver ensemble à la -cime ... Et tout cela, parbleu, c’est de l’altruisme! Mais oui. C’est -peut-être l’exemple le plus frappant de cet altruisme que prêchent les -morales et les religions. De cet altruisme qui a l’air de nous coûter -et qui, en fin de compte, nous rapporte. Ce qu’il y a d’admirable dans -l’amour, c’est qu’en s’occupant de l’autre, on s’occupe encore de soi. -Car c’est accroître sa joie que de la partager. Et l’éprouver à deux, -c’est l’éprouver deux fois ... - -«Voilà l’avantage immédiat. Mais l’avantage continu, l’avantage vital, -c’est que la femme dont toutes les aspirations sont satisfaites, la -femme contentée, est du même coup fixée. Elle ne chasse plus sur -l’ancre. Ayant ce qu’il lui faut, elle ne faute pas. Ses sens sont à -l’abri d’une surprise, puisqu’ils sont avertis. C’est le pivot, c’est -l’axe du mariage. Par là, l’homme tient dans ses mains le sort de la -vie à deux. Pour lui, quelle sécurité, quelle sauvegarde! Voilà le vrai -lien, la vraie soudure entre les deux êtres associés. Et l’opinion ne -s’y trompe pas. Si elle s’apitoie si peu sur le sort du mari trompé, -c’est qu’elle le soupçonne confusément d’avoir méconnu, soit par -égoïsme, soit par ignorance, cette grande vérité. - -Et se portant d’elle-même au-devant des obstacles: - -—Surtout, ne vous laissez pas arrêter par les objections que l’on -ne manque pas d’opposer à une pareille doctrine. Dangereux, dit-on, -de faire de sa femme sa maîtresse. Moins dangereux, en tout cas, que -d’en faire la maîtresse d’un autre! Dangereux, dit-on, d’exciter les -curiosités et les convoitises de sa femme. Mais ces convoitises et ces -curiosités sont en elle. Et elle cherchera obscurément à les satisfaire -au dehors si elles ne sont pas satisfaites au logis. On vous dira aussi -qu’il existe de bons ménages où la femme n’éprouve pas de plaisir. -Parbleu, il en existe aussi où la femme est cul-de-jatte! Mais l’homme -qui tient ce discours oublie qu’il prive sa compagne d’un bonheur qui -lui est dû. Enfin, qu’on n’aille pas prétendre non plus qu’initier -ainsi sa femme, c’est l’asservir. Non. C’est simplement lui faire la -part égale. - -«Ne vous laissez pas influencer par de telles préventions. Au -contraire, regardez autour de vous. Est-ce que cette clef n’ouvre pas, -ne livre pas toutes les existences féminines? Voyez ces inachevées -comme cette petite M^{me} Chazelles que vous avez connue, dont la -vie gâchée, délayée, s’en va à vau-l’eau, faute d’avoir fait prise -sous l’étreinte. Et derrière cette pauvre silhouette falote, d’autres -m’apparaissent, identiques, ses sœurs en infortune, ces nostalgiques -provinciales dont le mari rentre fourbu de la chasse, du cercle ou -du banquet, et qui s’étiolent, végètent, soupirent, rêvent à de -romanesques aventures, tandis qu’il eût suffi qu’un peu de bonheur -attentif se posât sur elles pour qu’elles s’épanouissent ... Voyez les -Madame Evenon, délaissées, elles aussi, par un mari fantoche, mais -qui s’acharnent à la poursuite du grand frisson, qui veulent à tout -prix parvenir à la cime, et qui roulent, de culbute en culbute, se -détraquent, se souillent et s’abîment. - -«Et les autres, les révélées ... Ah! on ne devrait pas pouvoir s’y -tromper. On devrait les reconnaître rien qu’à leur allure équilibrée, -stable et coulante de frégate en course, leur langueur fraîche et saine -de fleur arrosée. - -«Le peuple, dans sa clairvoyance instinctive, reconnaît la femme qui -«a ce qui lui faut, qui a son contentement». Les mots dégagent l’idée. -Ah! j’en ai recueilli bien d’autres, au dispensaire, sur les lèvres de -pauvres filles. Tenez, celui-là, d’un raccourci en éclair: «J’ai relui -...». - -Les révélées ... Comme elles sont en quiétude et bien d’aplomb ... Il -n’y a qu’à la nuit qu’elles s’agitent, un peu fébriles. La soirée leur -paraît longue, le bridge interminable. Ah! parmi elles, il n’est pas -d’oisives. La vie ne leur paraît jamais ni creuse ni vide. Leur journée -a toujours un but: elles attendent le soir. - -«Et le bienfait se répand sur toute leur existence. C’est lui qui -fait ces maturités aimables dont nous avons, vous et moi, un exemple -si proche qu’il n’est point utile de le citer. C’est lui qui fait ces -jolies vieilles indulgentes, dont l’œil reste piquant, la lèvre bonne -et le cœur tendre. Parce qu’elles ont attendu en frémissant les soirs -de leur jeunesse, elles attendent en souriant le soir de leur vie. - -«Les révélées!... L’empreinte qu’elles ont reçue est si profonde, si -vive, qu’elles sont heureuses, même si leur compagnon n’est pas digne -d’elles par ailleurs. Il suffit qu’un Turquois ait ainsi marqué sa -femme au coin du plaisir, pour se l’attacher tout entière. Elle est -l’esclave, mais l’esclave qui ne veut pas s’affranchir. De lui, elle -accepte tout, elle pardonne tout. Pour elle, c’est le demi-dieu. Le -demi-dieu pétri de travers humains, mais qui donne la vie, qui anime -la statue ... Et, peut-être, ce pouvoir si facilement conquis n’est-il -point si injuste qu’il le paraît. Car il ne va pas, chez l’homme, sans -un certain sens de bonté, de prévenance et d’attention. - -«Les révélées ... Ont-elles, au contraire, un compagnon parfait? Oh! -alors, ce sont les vraies bienheureuses. Elles ont l’existence divine, -le bonheur en diamant que rien n’entame, que rien ne raye et qui ne -tombe qu’à la mort. Le bonheur, l’existence qui vous attendent, vous -deux, vous qui avez tout, la fortune, l’amour, vous à qui ne manque que -ce joyau pour couronner, pour fermer le diadème.... - -Et, les avant-bras appliqués à la table, les mains jointes, en -suppliante: - -—Je vous en prie, Paul, croyez-moi. Méditez, creusez tout ce que je -viens de vous dire. Certes, ma tâche est ingrate. Connaissant votre -idéal, votre culture, votre tournure d’esprit, je me doute bien que -je vous rebrousse et que je vous révolte. Je me doute bien qu’il doit -vous paraître misérable, presque vil, de vouloir donner au bonheur des -racines de chair, faire dépendre son éclosion de soins et d’expédients -dont vous ne voyez peut-être que la trivialité, de hausser la volupté -jusqu’au rang des vertus et de fonder l’honnêteté sur le plaisir ... - -«Et pourtant, pourtant ... Ah! vous qui aimez Lucette de tant de façons -déjà, vous devriez chercher à l’aimer pour ainsi dire anatomiquement, -à comprendre combien tout son organisme délicat est différent du vôtre -... Vous devriez concevoir que, chez la femme, le sexe est comme un -second cœur. Oui, un second cœur où, comme dans l’autre, la vie afflue, -se ramasse et bat son grand rythme. Un second cœur, peut-être plus -sensible que le premier, et dont les émotions, les maux, les joies, -retentissent profondément sur les sentiments, le caractère, sur toute -la femme. Un second cœur, dont il faut aussi écouter les appels et -combler les vœux ... - -«Mais il n’y a pas besoin de raison de science pour saisir l’importance -et la grandeur de cette révélation, de l’unisson dans le plaisir. Il -suffit de se rappeler tout ce qu’il y a d’imparfait, d’incomplet, dans -le plus rare amour; cette impossibilité, pour deux êtres qui s’adorent, -de se comprendre, de se connaître à fond; ces cloisons qui se dressent, -ces mensonges qui s’imposent, ces malentendus qui s’établissent entre -eux, malgré leurs efforts désespérés de se pénétrer, de plonger l’un -dans l’autre. C’est par là qu’ils sentent toute leur misère. Et c’est -par l’extase qu’ils s’en affranchissent. Leur rêve de communion -absolue, sans entrave et sans masque, ne se réalise que dans la -sensation éperdue d’être enfin parcourus et liés par le même frisson, -fondus au même creuset, de n’avoir plus qu’une vie, n’étant plus qu’une -joie ... - - * * * * * - -Paul errait seul, dans la nuit et le vent, sous la pluie tenace et -violente, autour de la gare de Lyon. - -Il guettait Lucette. Cependant, Zonzon l’avait bien détourné d’aller la -chercher à la gare. Il ne fallait pas, disait-elle, donner à ce retour -une importance de solennité, souligner ainsi la durée de l’absence. Au -contraire, Lucette devait rentrer simplement, comme d’une fugue aux -Barres entre deux trains, d’une course. Elle-même, au téléphone, avait -prié qu’on ne l’attendît point. - -Mais il avait passé outre, ou, du moins, tourné le conseil, dans son -impatience de la revoir un quart d’heure plus tôt qu’à la maison, de -s’assurer ainsi qu’elle rentrait vraiment. Si, au dernier moment, elle -se dérobait, si elle reculait devant la crainte d’une explication? Ou -même, si une cause fortuite l’avait empêchée de partir? - -Seulement, il se contenterait de la contempler dans l’ombre, sans se -montrer. Et il rentrerait derrière elle, lui laissant ainsi le temps de -reprendre contact avec les choses, de se réaccoutumer au logis. Il lui -avait envoyé l’auto, sans y monter lui-même. - -Arrivé trois grands quarts d’heure trop tôt, il avait d’abord attendu -à la terrasse d’un café dont les bâches, gonflées d’eau à crever, -lâchaient des cataractes sous les coups de vent. De là, il épiait -l’énorme horloge lumineuse incrustée dans le beffroi de la gare. Et son -impatience était si vive, qu’il se félicitait de voir la gigantesque -aiguille avancer par saccades. Il lui semblait, à chaque secousse, -gagner instantanément une minute. Mais comme elle restait longtemps -immobile!.. - -Enfin, l’heure approcha. Agité, incapable de demeurer plus à la même -place, il se leva, commença de guetter la sortie. Et, obligé de se -cacher de son chauffeur qui devait ignorer sa présence et qui attendait -sur le terre-plein, il se glissait, avec toutes sortes de ruses et de -précautions, derrière les balustrades et les files de voitures, sans -jamais perdre de vue l’arrivée. - -Il envia ceux qui pouvaient se montrer, ceux qui, en ce moment, -déambulaient tranquillement sur les quais ou se groupaient autour de -la sortie. Mais, en même temps, il goûtait une sorte de volupté à se -sentir isolé, perdu, dans le déluge et la rafale, à marcher dans les -minces lames d’eau qui vernissaient les trottoirs, sous les regards des -agents encapuchonnés qu’inquiétait son allure louche de chasseur en -embuscade. - -L’idée qu’elle allait venir le soutenait, l’exaltait. Et soudain, il -était poignardé de la crainte de ne pas la voir. Il ne pouvait plus -contenir son impatience. Elle le dépassait. Elle l’étouffait. Un de ces -moments à commettre un vol, un meurtre, n’importe quoi, pour tromper -l’attente. - -L’heure arriva. Mais le train avait sans doute du retard, car la sortie -restait vide. La possibilité d’un accident le traversa. Il vit Lucette -morte, dans la nuit, en rase campagne. Sûrement, il se tuerait. Mais -un mouvement se dessina. Les petits groupes massés à l’arrivée s’en -rapprochèrent. Les files de voitures se resserrèrent. Les gabelous se -postaient à la porte. Des chauffeurs mirent leur moteur en marche. -Les premiers voyageurs apparurent, pressés, isolés, sous la lumière -violente des globes électriques. Puis, le flot grossit. - -Caché entre deux voitures, le cœur dans la gorge, le cou et le regard -tendus, Paul se haussait sur ses pointes. Mais sa vue se troublait. -Dix fois, il crut reconnaître Lucette. Il se trompait. Elle ne -viendrait pas. Et tout à coup, sans savoir comment elle était parvenue -là, il la vit au ras du trottoir, dans son long manteau de voyage. Elle -s’immobilisait, cherchant sans doute des yeux son auto. - -Et lui ne voyait qu’elle, droite et svelte, le visage dans l’ombre du -chapeau, sous la clarté crue. Toutes ses pensées, toute sa vie s’en -allaient dans ce regard qu’il projetait sur elle, dont il l’enveloppait -et la pénétrait. Il eut l’impression étrange de découvrir une Lucette -nouvelle, la Lucette plus fragile, plus délicate, que les paroles de -sa sœur lui avaient dévoilée. Oui, il avait compris, il avait foi. Il -saurait achever de la conquérir. - -Mais le chauffeur l’avait aperçue. L’auto vint ranger le trottoir et -la masquer. Alors, il courut jusqu’à la voiture qu’il avait retenue et -qui l’attendait dans la rue voisine. Il bondissait, sans souci des -flaques, de la rafale et de la boue. Maintenant qu’il ne voyait plus -Lucette, l’émotion, tenue un instant en suspens, rompait ses digues. -Elle le bouleversait. Jamais il n’en avait connu d’aussi violente. Il -en admirait la franchise et la force. Il n’y avait en lui que son amour. - -Transporté d’espoir, de hâte, fou, la tête perdue, il sanglotait par -la rue déserte en poursuivant sa course. Et dans son trouble, son -attendrissement insensés, il jetait—lui qui avait à peine connu sa -mère—ce cri de tous ceux qui ont faim, qui ont mal, qui ont peur, de -tous ceux dont la vie est en jeu, ce cri qui monte du berceau et du -champ de bataille: «Maman, maman!...» - - - - -IX - - -A l’arrière de la yole, les bras écartés suivant la courbe du dossier, -les jambes croisées, la pointe du petit soulier blanc frétillant au -bord de la robe de piqué, Lucette était étendue. - -Paul, assis sur le banc mobile, suivait la rive à coups de rames -allongés et lents, dans l’ombre des saules. Ils étaient seuls sur -l’Yonne, en vue des Barres, par une de ces matinées de juin où, dans -l’air bleu, s’attarde une brume blonde, comme s’il restait au ciel un -peu de clair de lune. - -Lucette caressait du regard les mouvements coulés du rameur, le jeu -souple des muscles nerveux, le cou plein et rond de l’homme dans sa -force, que dégageait la chemise molle, nouée d’une simple cordelière. - -Elle le contemplait, dans la pleine lumière, accrue du reflet de l’eau. -Ses yeux s’attardaient à des coins aimés de son visage. Un petit espace -de peau toute blanche où la barbe ne pousse pas, à la commissure des -lèvres, sous la moustache. Un autre à l’angle des paupières, si doux, -si pur, si tendre, que les premières rides s’y exercent à tracer leurs -sillons. Mais, Dieu merci, elles n’apparaissaient pas encore. - -Parfois, au passage de la yole, un oiseau s’envolait des saulaies de -la rive. Un petit héron, un _butor_, s’enfuyait, les pattes allongées, -l’allure et le cri maladroits. Ou bien un martin-pêcheur, dont luisait -un instant la gorge bleue, d’un éclat de saphir. Ou encore, d’une -détente brusque de ressort, un poisson en chasse, perchette ou brochet, -sautait hors de l’eau. Alors, des ondes s’élargissaient en cercle, -fripaient de petites rides la belle robe de soie de la rivière, vert -et or. Mais, bien vite, le courant la repassait. Et le calme absolu -retombait. - -Sans cette trop grande clarté, cette trouée lumineuse ouverte par le -fleuve, Lucette se fût coulée aux pieds de son mari, pour lui prendre -et lui baiser les mains, le sentir plus proche, contre elle, au-dessus -d’elle, pour laisser monter vers lui sa gratitude et l’en pénétrer. - -Oui, de la gratitude. Car, parfois, on eût dit qu’il était conscient, -qu’il avait tout deviné, qu’il lui avait pardonné non seulement ses -caprices et sa fugue, mais qu’il l’avait absoute tout entière, tant il -avait mis de bonté attentive, d’indulgence câline dans son accueil -au retour des Barres. A croire qu’il voulait lui faire oublier son -égarement dans un redoublement de tendresse. - -De son côté, quel besoin d’expier et d’effacer, quelle soif de -rémission et de rachat la poursuivaient jusque dans les bras grands -ouverts, puis refermés sur elle ... - -Et n’était-ce pas le signe de la rédemption, la marque d’un amour -purifié par une flamme nouvelle, ce bonheur inouï qui l’avait -foudroyée, un soir? - -Elle se souvenait ... Ce sursaut de surprise, ce frisson d’éveil, quand -des éclairs de plaisir l’avaient traversée, d’abord. Puis l’espoir, -l’attente, la joie qui s’affirme, qui jaillit, décisive, se noue, -gagne, se répand, roule par tout l’être ses torrents délicieux ... Et -ces cris qu’elle n’avait pas su retenir, l’attente plaintive, l’ardeur -haletante, la stupeur éblouie, l’extase triomphante, toutes les cordes -de la passion effleurées dans l’instant éternel, le râle qui s’achève -en hosanna ... - -Et, depuis, elle vivait dans la certitude heureuse du miracle. - -Ils accostaient un petit port creusé dans la berge, devant le mur qui -bornait le parc. Paul la soutint sous le bras, pendant qu’elle se -tenait debout dans la yole oscillante et mobile. Et elle s’attardait, -heureuse de se sentir prisonnière de cette main, dont la caresse ferme -et chaude se répandait en elle. - -En passant par la petite porte où les hauteurs de crue étaient gravées -dans la pierre, elle dit: - -—Tu te rappelles? - -Là, ils avaient déchiffré ensemble les dates d’inondation, en -tête-à-tête pour la première fois, l’année où ils s’étaient connus. - -Un peu plus loin, sous le couvert du parc, au détour d’une allée, elle -dit encore: - -—Et c’est là que tu m’as photographiée en me disant: «Il faut venir à -moi.» - -Il répéta doucement: - -—Il faut toujours venir à moi. - -Et il la pressa contre lui, comme s’il avait, lui aussi, le sentiment -profond de la posséder mieux, la fierté de la savoir complètement, -absolument sienne. - -Elle se plaisait à évoquer tous leurs communs souvenirs. Elle leur -trouvait un charme, une douceur indicibles. Et elle souriait même -de ses petites mélancolies de jeune mariée, avec un peu de mépris, -l’indulgent dédain d’une femme experte pour un coquebin. Ah! -maintenant, les sirènes d’auto pouvaient bien hurler sur la route, les -chiens pouvaient bien aboyer sous la fenêtre. Ce que ça lui était égal! - -Pourtant, à descendre ainsi le passé, elle rencontrait la faille, le -trou noir ... Mais elle n’en éprouvait pas la gêne et la honte qu’elle -avait appréhendées à son retour à Paris. C’est qu’elle ignorait alors -combien vite le néfaste s’oublie dans la joie, cette faculté du regard -ébloui de ne plus rien discerner de l’ombre, ce pouvoir du jour -d’abolir les cauchemars de la nuit. - -Chazelles? Un nom. On le disait à Draguignan. Elle ne le reverrait -pas. Et l’eût-elle rencontré qu’elle l’eût traité sans effort en -indifférent. L’aventure lui semblait arrivée à une autre, ou lue dans -un roman. Elle s’était lavée de la souillure en surface, dans cette -grande onde de bonheur qui ruisselait sur elle. - -Elle regardait l’avenir en pleine face, avec une confiance absolue. A -l’automne, ils devaient partir pour la Troade. Paul voulait revoir avec -elle le théâtre de ses travaux. Et elle s’en faisait fête. Sûrement, -elle ne serait plus dépaysée, perdue, comme dans cette croisière de -Norwège et d’Écosse, peu après son mariage. Non. Cette fois, elle -serait partout chez elle. Chaque asile serait un nid, chaque site -un souvenir. Au lieu d’être repoussée par la terre hostile, elle la -marquerait à son empreinte ... - -Us débouchaient sur le parterre, dans la pleine splendeur des roses. -Ils en suivaient la lisière ombragée. Pour gravir la pente douce, -Lucette s’appuya au bras de son mari. Elle était sans cesse pénétrée -de la plénitude de bien-être qu’on éprouve au sortir du bain. C’était -comme un reflet persistant sur toute sa vie de cette quiétude absolue, -de cette satisfaction extrême, complète, que lui donnait maintenant -l’amour. - -L’odeur des roses la ravissait comme une musique. Il lui semblait -entendre pour la première fois cette année-là le chant des oiseaux. La -chaleur montante passait sur ses bras, sur ses joues, sur sa gorge, -comme une caresse. Elle montra à son mari, avec un petit sourire -indulgent, entendu, deux papillons voltigeant qui se poursuivaient. -Toute cette coquetterie des couleurs et des parfums, ces ruses -charmantes des fleurs pour attirer l’insecte qui colportera leur -semence et servira ainsi leurs amours, tout lui paraissait juste et -bon. Elle se sentait épanouie comme la fleur, ailée comme l’insecte. -Elle s’ouvrait à toute la nature, et s’y mêlait. Elle avait envie de -s’écrier: «Enfin, je vis!» - -Et elle allait doucement, appuyée au bras de son mari, au long des -roses. - -Zonzon, accoudée à la balustrade de la terrasse, à côté de M. Duclos, -les regardait monter. D’un coup de son menton volontaire, comme taillé -dans du granit, l’entrepreneur les désigna. Et ravi: - -—Les voyez-vous, les voyez-vous, ces amoureux ... Et quand on pense -qu’il y a trois mois, ça craquelait, ça se fissurait ... - -Puis, dévisageant Zonzon de ses petits yeux aigus sous les sourcils -hérissés: - -—Enfin, là, qu’est-ce que vous leur avez fait? - -Elle éclata de rire: - -—Je les ai soignés, tiens! - -Il insista: - -—Oui, mais enfin, comment? Pourquoi? Qu’est-ce qu’ils avaient au -juste, hein? - -Elle biaisa: - -—Je vous l’ai dit: histoire de nerfs. - -—Ah! mam’zelle Zonzon, vous ne tenez pas votre parole. Vous m’aviez -pourtant bien promis de m’expliquer ... - -Mais elle se défendit: - -—C’était pour vous calmer. Vous vouliez tout casser. Je vous avais -surtout promis de la raccommoder, la fissure. Et là, j’ai tenu parole. -C’était l’important. N’en cherchez donc pas plus. Et surtout, ne vous -avisez pas de les sonder vous-même, sacristi! Ça casserait tout. C’est -de l’ouvrage bien fait, allez. Et solide. Vous êtes content de votre -contremaître? - -Il dit en riant: - -—Oui, oui. Mais c’est égal, j’aurais bien voulu savoir ... - -Elle se haussa vers lui et, de bouche à oreille, la main en écran, lui -souffla: - -—Secret professionnel ... - -—Alors, décidément, on ne peut pas le connaître. C’est fichant. - -Elle eut une petite moue malicieuse vers la moustache blanche: - -—Croyez-moi: ça ne vous intéresserait plus. - -Bien sûr, elle n’allait pas crier son secret sur les toits. Mais, -tout de même, elle était bien contente et bien fière de son œuvre, la -bonne Zonzon. Ah! certes, des esprits tournés vers un idéal austère et -façonnés par des siècles religieux se froisseraient qu’une créature -aussi fine, aussi délicate que Lucette fût ainsi asservie à son sexe -et ramenée au bien par des voies si matérielles. Et cependant ... -Est-ce que le continuel effort des hommes n’avait pas toujours tendu -à utiliser toutes les puissances de la nature, à s’en faire autant -d’armes pour améliorer leur sort? Le plus impérieux de tous les -instincts ne devait-il pas servir, lui aussi, à la conquête du bonheur? - -Oui, elle était fière de son œuvre. Et elle la contemplait encore, un -peu à l’écart du petit groupe réuni autour du thé de cinq heures,—les -Turquois, les deux Duclos, Lucette. Ah! ce brave Turquois pourrait bien -exercer son flair de requin et rôder dans le sillage: rien ne tomberait -du bastingage. - -Et elle admirait Lucette dans sa grâce nouvelle, sa fraîcheur, son -enjouement. Toujours ainsi la journée lui serait légère. Car elle en -connaissait la fin délicieuse. Il suffisait, pour s’en convaincre, de -regarder ce joli profil animé qui, par instants, dans une rêverie -charmante, se tournait vers le large horizon, vers le ciel perlé où -déclinait le jour. Elle aussi attendait le soir ... - - Paris-Serbonnes, 1908-1909. - - - FIN - - - PARIS.—L. MARETHEUX, IMPRIMEUR, 1, RUE CASSETTE. - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Les révélées, by Michel Corday - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RÉVÉLÉES *** - -***** This file should be named 51703-0.txt or 51703-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/1/7/0/51703/ - -Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any -Defect you cause. - -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm - -Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org - - - -Section 3. 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Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular -state visit www.gutenberg.org/donate - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - diff --git a/old/51703-0.zip b/old/51703-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index a990c2d..0000000 --- a/old/51703-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/51703-h.zip b/old/51703-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 71bc35e..0000000 --- a/old/51703-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/51703-h/51703-h.htm b/old/51703-h/51703-h.htm deleted file mode 100644 index 0eed630..0000000 --- a/old/51703-h/51703-h.htm +++ /dev/null @@ -1,6438 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> - <head> - <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" /> - <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> - <title> - The Project Gutenberg eBook of Les révélées, by Michel Corday. - </title> - <link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> - <style type="text/css"> - -body {margin-left: 10%; margin-right: 10%;} -div.limit {max-width: 35em; margin-left: auto; margin-right: auto;} -.font1 {font-family: sans-serif, serif;} -.vh {visibility: hidden;} -div.chapter {page-break-before: always;} - - - h1, h2 {text-align: center; padding-left: 0em;} - -p {margin-top: 0.2em; text-align: justify; margin-bottom: 0em; text-indent: 1.5em;} -.pi10 {text-indent: 0em; padding-left: 10em; font-size: 90%;} -.pc {text-align: center; text-indent: 0em;} -.pc1 {margin-top: 1em; text-align: center; text-indent: 0em;} -.pc2 {margin-top: 2em; text-align: center; text-indent: 0em;} -.pc4 {margin-top: 4em; text-align: center; text-indent: 0em;} -.ptn {margin-top: 0.3em; text-indent: -1em; margin-left: 2%;} -.pr2 {margin-top: 0em; text-align: right; text-indent: 0em; padding-right: 2em;} -.pr4 {margin-top: 0em; text-align: right; text-indent: 0em; padding-right: 4em;} - -.p1 {margin-top: 1em;} -.p2 {margin-top: 2em;} -.p4 {margin-top: 4em;} - -.reduct {font-size: 90%;} -.mid {font-size: 125%;} -.large {font-size: 150%;} -.xlarge {font-size: 200%;} -.giant {font-size: 300%;} - -hr {width: 33%; margin-top: 2em; margin-bottom: 2em; margin-left: 33.5%; margin-right: 33.5%; clear: both;} -hr.chap {width: 65%; margin-left: 17.5%; margin-right: 17.5%;} -hr.d1 {width: 25%; margin-left: 37.5%; margin-right: 37.5%;} -hr.d2 {width: 15%; margin-left: 42.5%; margin-right: 42.5%;} -hr.d3 {width: 30%; margin-left: 35%; margin-right: 35%; margin-top: 4em; margin-bottom: 0.5em;} -hr.d4 {width: 15%; margin-left: 42.5%; margin-right: 42.5%; margin-top: 4em; margin-bottom: 1em;} -hr.d5 {width: 15%; margin-left: 42.5%; margin-right: 42.5%; margin-top: 1em; margin-bottom: 4em;} -hr.d6 {width: 5%; margin-left: 47.5%; margin-right: 47.5%; margin-top: 0.5em; margin-bottom: 0.5em;} -hr.d7 {width: 95%; margin-left: 2.5%; margin-right: 2.5%;} - -table {margin-left: auto; margin-right: auto;} - -#toc {width: 60%; line-height: 1em; margin-top: 1em;} -#tad {width: 50%; line-height: 1em; margin-top: 1em; font-size: 90%;} - - .tdl1 {text-align: justify; padding-left: 1em; text-indent: -1em;} - .tdr1 {text-align: right; width: 3em;} - .tdr2 {text-align: right; width: 1em; vertical-align: top; width: 8em;} - -.pagenum { /* visibility: hidden; */ position: absolute; left: 94%; color: gray; - font-size: smaller; text-align: right; text-indent: 0em; font-style: normal; font-weight: normal;} - -.smcap {font-variant: small-caps;} - -.transnote {background-color: #E6E6FA; color: black; font-size:smaller; padding:0.5em; margin-bottom:5em; font-family:sans-serif, serif; } - </style> - </head> -<body> - - -<pre> - -The Project Gutenberg EBook of Les révélées, by Michel Corday - -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most -other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Les révélées - -Author: Michel Corday - -Release Date: April 9, 2016 [EBook #51703] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RÉVÉLÉES *** - - - - -Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - -<div class="limit"> - -<div class="chapter"> -<div class="transnote p4"> -<p class="pc large">NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:</p> -<p class="ptn">—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.</p> -<p class="ptn">—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.</p> -<p class="ptn">—La table des matières a été rajoutée dans ce livre électronique.</p> -<p class="ptn">—La couverture de ce livre électronique a été crée par le transcripteur; -l’image a été placée dans le domaine public.</p> -</div> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_i" id="Page_i">[i]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<p class="pc4 xlarge">LES RÉVÉLÉES</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_ii" id="Page_ii">[ii]</a></span></p> - -<p class="pc4 large">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</p> - -<hr class="d1" /> - -<p class="pc mid"><span class="smcap">dans la</span> BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER</p> - -<p class="pc1">à 3 fr. 50 le volume.</p> - -<table id="tad" summary="advert"> - - <tr> - <td class="tdl1"><b>Vénus ou les deux risques</b></td> - <td class="tdr1">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><b>Les Embrasés</b></td> - <td class="tdr1">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><b>Sésame ou la Maternité consentie</b></td> - <td class="tdr1">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><b>Les Frères Jolidan</b></td> - <td class="tdr1">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><b>Les Demi-Fous</b></td> - <td class="tdr1">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><b>La Mémoire du cœur</b></td> - <td class="tdr1">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><b>Monsieur, Madame et l’Auto</b></td> - <td class="tdr1">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><b>Mariage de demain</b></td> - <td class="tdr1">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><b>Plaisirs d’Auto</b></td> - <td class="tdr1">1 vol.</td> - </tr> - -</table> - -<hr class="d2" /> - -<p class="pc mid">CHEZ GARNIER FRÈRES</p> - -<p class="pi10 p1"><b>Mariés jeunes.</b><br /> -<b>Confession d’un enfant du Siège.</b><br /> -<b>Scènes de la vie conjugale.</b><br /> -<b>Scènes de la vie d’officier.</b></p> - -<hr class="d1" /> - -<p class="pc">IL A ÉTÉ TIRÉ DU PRÉSENT OUVRAGE:</p> - -<p class="pc1"><i>10 exemplaires, numérotés à la presse,<br /> -sur papier de Hollande.</i></p> - -<hr class="d3" /> - -<p class="pc reduct">Paris—<span class="smcap">L. Maretheux</span>, imprimeur, 1, rue Cassette.—1679.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_iii" id="Page_iii">[iii]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<p class="pc4 font1 large"><b>MICHEL CORDAY</b></p> - -<hr class="d2" /> - -<h1 class="p2">LES<br /> - -<span class="large">RÉVÉLÉES</span></h1> - -<p class="pc1 mid">—<span class="vh">—</span>ROMAN<span class="vh">—</span>—</p> - -<p class="pr2 p4 reduct">...C’est le plaisir qu’elle aime;<br /> -L’homme est rude et le prend sans savoir le donner.</p> - -<p class="pr4 reduct"><span class="smcap">Alfred de Vigny.</span></p> - -<hr class="d4" /> - -<p class="pc">CINQUIÈME MILLE</p> - -<hr class="d5" /> - -<p class="pc mid">PARIS<br /> -BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER</p> - -<p class="pc reduct font1">EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR</p> -<p class="pc">11, <span class="smcap">rue de grenelle</span>, 11</p> - -<hr class="d6" /> - -<p class="pc">1909</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_iv" id="Page_iv">[iv]</a></span></p> - -<p class="pc4 reduct">Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays</p> - -<p class="pc1 reduct">Published July 10 1909.<br /> -Privilege of Copyright in the United States reserved under the Act<br /> -approved march 3 1905 by <span class="smcap">Michel Corday</span>.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">TABLE DES MATIÈRES</h2> - -<table id="toc" summary="cont"> - - <tr> - <td rowspan="9" class="tdr2">CHAPITRE</td> - <td class="tdr1">I.</td> - <td rowspan="9" class="tdr2">Page</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_1">1</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">II.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_35">35</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">III.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_71">71</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">IV.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_85">85</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">V.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_125">125</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">VI.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_157">157</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">VII.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_169">169</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">VIII.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_205">205</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdr1">IX.</td> - <td class="tdr1"><a href="#Page_231">231</a></td> - </tr> - -</table> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">[1]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<p class="pc2 giant">LES RÉVÉLÉES</p> - -<hr class="d7" /> - -<h2 class="p4">I</h2> - -<p class="p2">—On peut entrer?... Ah! Elle est encore -couchée, la petite loche ... Bonjour, mon -amour, bonjour ma vieille Lucette ...</p> - -<p>Zonzon—un diminutif de Suzon—se -penchait à la porte entr’ouverte. En longue -chemise, la gorge épanouie crevant la dentelle, -la face brillante parmi ses cheveux qui -la coiffaient d’un gros bonnet de fourrure<span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">[2]</a></span> -châtain, les pieds nus dans des sandales -rouges, la jeune femme courut au lit de sa -sœur.</p> - -<p>Elle était royale et claire, la chambre de -Lucette. Royale par ses dimensions, par ses -lignes, par le style de ses meubles et de ses -panneaux, d’un Louis XVI fleuri, laqué -blanc. Claire de toutes ces neigeuses sculptures, -des miroirs à biseaux, des tentures -délicates et tendres, des bibelots de Saxe et -d’argent, toute une fraîcheur scintillante -qu’exagérait encore la folle lumière du matin -de juin. Lucette, qui s’apercevait dans les -glaces, semblait perdue, parmi ses cheveux -noirs répandus sur l’oreiller, dans le vaste -lit de milieu exhaussé de deux marches, à la -façon d’un trône.</p> - -<p>Quand les deux sœurs se furent câlinement -embrassées.</p> - -<p>—J’ouvre une fenêtre, n’est-ce pas? dit -Zonzon.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">[3]</a></span></p> - -<p>Et, sans plus attendre, elle se dirigea, dans -son léger costume, vers l’une des deux croisées. -Craintive, un peu choquée, Lucette -reprocha:</p> - -<p>—Oh!... Si on te voyait ...</p> - -<p>Zonzon répliqua, en ouvrant tout grand:</p> - -<p>—Eh bien, «on» ne s’embêterait pas.</p> - -<p>Puis, accoudée à la barre:</p> - -<p>—Bon Dieu que c’est beau ...</p> - -<p>Prolongeant la terrasse du château, un -parterre géant s’ouvrait une trouée à travers -le parc, déroulait en pente douce sa tapisserie -de fleurs jusqu’aux peupliers de la -vallée. Les lointains, les bois, les ombres -étaient baignés d’une brume bleue et dorée, -à croire qu’il pleuvait de l’azur en même -temps que de la lumière. Un de ces matins -où il semble vraiment que le ciel soit descendu -sur la terre.</p> - -<p>Quittant la fenêtre, Zonzon s’assit au bord -du lit, en amazone.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[4]</a></span></p> - -<p>—Tout à l’heure, quand j’ai découvert -cette vue, de ma chambre, ça m’a fichu un -coup. J’ai failli crier toute seule. Voilà ce -qu’il y a d’épatant dans l’arrivée de nuit: -c’est la surprise du matin. Oh, déjà, rien -que le temps de passer de l’auto dans l’ascenseur, -d’entrevoir aux lumières le vestibule -en cathédrale, vieux chêne et marbre -blanc, j’avais reconnu la main de papa ... -fichtre!</p> - -<p>C’était, en effet, leur père, l’architecte René -Savourette, qui avait restauré le château des -Barres pour le compte du propriétaire actuel, -le gros entrepreneur Duclos, un de ses camarades -d’enfance, récemment retrouvé. Les travaux -touchant à leur fin, Duclos avait invité -l’architecte et sa famille à passer quelques -semaines sous son toit. Mais Zonzon, qui exerçait -depuis peu la médecine à Paris, n’avait -pu s’échapper que la veille, et pour un seul -jour.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[5]</a></span></p> - -<p>—Figure-toi, reprit-elle, que j’ai failli ne -pas venir du tout. A neuf heures, hier soir, -j’étais encore chez des clients—un petit ménage -d’officiers—dont le gosse faisait de la -diphtérie. Les pauvres gens! Ils n’en menaient -pas large ... Mais quand le sérum a -commencé d’agir—j’en avais pris du tout -frais à l’Institut Pasteur—quand leur mioche -s’est mis à respirer, à renaître ... Ah! Si tu -les avais vus! Sur le pas de la porte, le lieutenant -me serrait les mains à me coller les -doigts. Et il bafouillait: «Merci, monsieur ... -Merci, monsieur ...»</p> - -<p>Zonzon, le menton à la gorge, les paupières -baissées, s’examina avec une malicieuse complaisance:</p> - -<p>—Hein? Tout de même, fallait-il qu’il soit -ému, pour s’y tromper!</p> - -<p>—Oh! Zonzon ... soupira Lucette.</p> - -<p>Mais déjà la jeune femme poursuivait:</p> - -<p>—Enfin, je me décolle les doigts, je me<span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[6]</a></span> -sauve, je touche chez moi, j’arrive à la gare, -j’avale un sandwich, un bock, je saute dans -le train, je trouve l’auto à Sens, et me -voilà ...</p> - -<p>Le torse cambré, les bras étendus en croix, -la tête en arrière et la face heureuse, elle -s’étira:</p> - -<p>—Ah! C’est amusant, la vie pleine, la vie -bien tassée, où l’on empile tant qu’on peut -de l’utile et de l’agréable.</p> - -<p>Puis, se rapprochant, les mains enlacées à -celles de Lucette:</p> - -<p>—Mais toi, toi ... C’est à toi de raconter. -Depuis quinze jours ... Cette nuit, tu dormais -si bien. Je n’ai pas voulu te réveiller. Et tes -petits bouts de lettres, tes petits coups de -téléphone ne m’ont pas appris grand’chose. -Je trouve même qu’elles devenaient de plus -en plus courtes, tes communications. Pas -d’anicroche? Tu ne me caches rien?</p> - -<p>Lucette s’était à demi soulevée, un coude<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[7]</a></span> -dans l’oreiller. Et posant une main sur le -bras de sa sœur, elle dit, résolue:</p> - -<p>—Si, Zonzon. Je t’attendais. Moi aussi, j’ai -voulu te laisser dormir. Mais j’ai un service -à te demander. Tu pars toujours ce soir?</p> - -<p>—Faut bien.</p> - -<p>—Eh bien, emmène-moi.</p> - -<p>D’un élan, Zonzon fut contre Lucette:</p> - -<p>—T’emmener? Mais qu’est-ce qu’il y a? -Rien de grave, j’espère?</p> - -<p>Les paupières closes, la jeune fille agita la -tête:</p> - -<p>—Non, non, rien de grave.</p> - -<p>—Alors, quoi? Tu te rases, dans ce castel?</p> - -<p>—Ne me demande rien, supplia Lucette. -Emmène-moi, voilà tout.</p> - -<p>Et de son bras, à hauteur de ses yeux, elle -se barrait la face. Zonzon s’était reculée légèrement:</p> - -<p>—Je veux bien, moi. Pardi, ce ne serait -pas la première fois que tu passerais quelques<span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">[8]</a></span> -jours chez moi. Mais je ne serais tout de -même pas fâchée de savoir pourquoi je t’enlève. -Je veux bien marcher, mais je n’aime -pas marcher sans savoir où je vais. Allons, -explique. Pourquoi veux-tu partir?</p> - -<p>Lucette s’entêtait, confuse et farouche:</p> - -<p>—Parce que ...</p> - -<p>Zonzon haussa ses rondes épaules sous -leur étroite épaulette de dentelle:</p> - -<p>—Ah! Toujours la même! Toujours fermée, -toujours bouclée ... Dire qu’il m’a fallu -chaque fois te cambrioler tes petits secrets! -Tiens, tu me fais bouillir. Mais tu ne devrais -pas en avoir pour moi, des secrets. Tu as -beau aller sur tes vingt-deux ans, j’en ai toujours -huit de plus que toi. Tu es toujours un -peu ma petite, ma mioche. Tu sais bien que -si je te presse, ce n’est pas par curiosité. C’est -par intérêt, par tendresse. Voyons, voyons, -Lucette. Personne ne t’écoutera mieux. Personne -ne jasera moins. Et puis, c’est si<span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[9]</a></span> -bon de se débrider, de s’ouvrir. Allons, va ...</p> - -<p>Inclinée sur Lucette, elle la dominait, essayait -de la pénétrer. Ainsi rapprochées, elles -apparaissaient à la fois pareilles et différentes. -Et la lumineuse figure de Zonzon -semblait penchée sur une eau profonde, qui -lui eût renvoyé en reflet sa propre image, -assombrie et mystérieuse.</p> - -<p>A demi vaincue, Lucette murmura:</p> - -<p>—J’ai peur que tu te moques ...</p> - -<p>—Allons donc! Tu sais bien que non.</p> - -<p>—Eh bien, je veux partir avant de ... m’attacher -à quelqu’un ... A quelqu’un que je ne -peux pas épouser.</p> - -<p>—Qui? qui?</p> - -<p>—Paul Duclos.</p> - -<p>Zonzon la pressait, avide:</p> - -<p>—Tu t’es emballée sur le fils Duclos? Et -lui, de son côté?</p> - -<p>Mais Lucette s’était refermée. Elle roulait -lentement sa tête sur l’oreiller:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[10]</a></span></p> - -<p>—Qu’est-ce que ça peut faire? Qu’importe?</p> - -<p>—Enfin, que s’est-il passé entre vous?</p> - -<p>Tout de suite la jeune fille se révolta:</p> - -<p>—Mais rien!</p> - -<p>—Alors, comme il est fils unique, comme -le père Duclos a je ne sais combien de millions, -comme nous n’avons pas un fifrelin de -dot, tu ne veux pas courir la chance? Dis, -dis, c’est ça.</p> - -<p>Lucette avait conscience de cette réserve, -de cette pudeur ombrageuse qui la retenaient -de dévoiler sa vie la plus intime, les mouvements -de son cœur. Mais sa sœur était sa -grande amie, son guide. Cette fois, elle se -libéra. Et, avec une violence concentrée:</p> - -<p>—Oui, c’est cela. Je ne veux pas courir le -risque d’un refus. D’abord parce que je ne -veux pas passer pour une coquette, pour une -intrigante. Si M. Paul s’avisait de vouloir -m’épouser,—et vraiment j’ignore tout de -ses intentions,—il se heurterait sans doute<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[11]</a></span> -à son père. Et je les aurais, malgré moi, -dressés l’un contre l’autre ...</p> - -<p>—Mais, remarqua Zonzon, le papa Duclos -aime son fils. Il n’a plus que lui au monde.</p> - -<p>—Raison de plus pour qu’il lui souhaite -un mariage éclatant. D’ailleurs, il me fait -peur, ce M. Duclos. Il est si âpre, si rude -d’aspect et d’esprit. Il n’envisage rien qu’au -point de vue des affaires. Il n’a qu’une phrase -à la bouche: «Est-ce une bonne affaire?» -Et marier son «garçon», comme il dit, à la -fille de son architecte, tu penses si ce serait -la bonne affaire!</p> - -<p>—Il n’est peut-être pas si terrible qu’il en -a l’air.</p> - -<p>Mais Lucette n’écoutait plus:</p> - -<p>—Et puis, vois-tu, Zonzon, j’ai peur de -souffrir. Ce que je veux éviter surtout, c’est -le risque d’une déconvenue. Je veux fuir -pendant qu’il en est temps encore, avant de -<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[12]</a></span>m’attacher, avant d’avoir trop mal ... Tu vois, -ce n’est plus du scrupule, c’est de la prudence.</p> - -<p>—Ne te fais donc pas moins chic que tu -n’es.</p> - -<p>Très émue, la riante Zonzon. Ses larges -yeux bruns s’attendrissaient. Elle avait un -sens trop exact de la vie et de son temps -pour ne point sentir l’étroite servitude de -l’argent et pour ne point admirer l’élégance -et la grâce des sentiments qui s’en affranchissent.</p> - -<p>Elle reprit:</p> - -<p>—Papa, maman ne savent pas que tu -veux partir?</p> - -<p>—Je n’aurais jamais osé leur avouer mes -raisons. Et puis, à quoi bon? Papa partagerait -mes scrupules. Il s’affolerait à l’idée -d’être soupçonné d’une arrière-pensée d’intérêt. -Et quant à maman, elle se retrancherait -derrière lui, comme toujours.</p> - -<p>—Oui, dit Zonzon, je connais la phrase: -«En as-tu parlé à ton père?»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[13]</a></span></p> - -<p>—Mieux vaut les laisser tranquilles, en -sécurité. Je n’ai pas besoin d’eux. Tu -es là.</p> - -<p>Et elle se pressa contre sa grande, qui lui -rendit sa caresse. Zonzon couvrait Lucette -d’une tendresse vigilante. Non point seulement -parce qu’elles étaient sœurs. Que de sœurs -se supportent sans se chérir! Mais parce -qu’elle la protégeait, la savait plus fragile, -plus complexe, plus flexible qu’elle-même. -Si les fleurs pensent et sentent, le beau rosier -épanoui doit aimer de la sorte le liseron qui -s’enroule à sa tige.</p> - -<p>—Alors, conclut Lucette, c’est convenu, -n’est-ce pas, tu m’emmènes? Je n’annonce -pas un départ définitif. Nous devions rester -ici encore une huitaine. Une fois partie, -j’ajournerai mon retour. Nous prendrons un -prétexte quelconque. Tu as besoin de moi -pour ton dispensaire. Ou bien un essayage -pressant.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[14]</a></span></p> - -<p>Zonzon sourit:</p> - -<p>—Je choisis l’essayage. C’est plus sérieux.</p> - -<p>—Il ne faut pas rire, Zonzon, dit Lucette. -J’ai du chagrin.</p> - -<p>L’aînée la pressa:</p> - -<p>—Ah ça! voyons, tu l’aimes donc déjà? -Et lui?</p> - -<p>Mais elle se déroba encore:</p> - -<p>—Ne m’interroge pas, ne me force pas à -m’interroger moi-même. Je ne veux pas -savoir. Je veux partir.</p> - -<p>Et blottie contre sa sœur, elle ajouta, la -voix passionnée:</p> - -<p>—Ah! Il me semble que j’aimerai tant, si -fort, si uniquement ... Emmène-moi, Zonzon, -emmène-moi ...</p> - -<p>Que faire, au mieux du bonheur de -Lucette? Car cela seul importait. Zonzon -réfléchit. Par nature et par métier, elle avait -le jugement prompt, lucide et stable. Sa<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[15]</a></span> -décision fut vite arrêtée! Partir. Pourquoi -pas? Si ce Paul Duclos n’aimait pas Lucette, -s’il l’oubliait sitôt partie, mieux valait en -effet qu’elle s’en détachât au plus vite. S’il -l’aimait vraiment, l’épreuve de l’absence -achèverait de l’éclairer sur lui-même, l’éperonnerait, -le jetterait à la poursuite de la -fugitive par-dessus tous les obstacles. Et si, -en dehors de son énorme fortune, il était -réellement digne d’épouser Lucette, il lui -apporterait alors la plus grande chance de -bonheur au monde: un mutuel amour sans -entrave, ni souci.</p> - -<p>Et Zonzon prononça délibérément:</p> - -<p>—Eh bien, c’est entendu, ma petite Lucette. -Je t’enlève.</p> - -<p class="p2">En vérité, nous ne sommes qu’une vivante -contradiction. Lucette voudrait que cette -dernière journée au château des Barres fût<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[16]</a></span> -déjà achevée, dans une hâte de malade avant -l’opération, qui souhaite éperdument que -c’en soit fini. Et, en même temps, elle voudrait -arrêter la fuite des heures, isoler, -déguster chaque minute, chaque seconde, -comme on tâche de garder au palais la saveur -d’un sorbet qu’on sent fondre dans sa bouche. -Ce royal domaine qu’elle ne reverra plus, -elle voudrait l’inscrire, le fixer dans sa mémoire, -l’emporter en elle-même. Et toute la -matinée, en guidant sa sœur à travers les -salles et les jardins, parmi la folle fête de -lumière, elle butine, par tous ses sens éveillés -et tendus, les souvenirs.</p> - -<p>Quinze jours! A-t-elle vraiment vécu quinze -jours au château? Tour à tour il lui semble -qu’elle y soit arrivée la veille et qu’elle ne -l’ait jamais quitté. S’asseoit-elle vraiment -depuis quinze jours à cette table, dans cette -salle à manger d’une solennité d’église, -habillée de bois anciens, noirs et luisants,<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[17]</a></span> -trouée d’une cheminée féodale dont la hotte -se heurte aux caissons du plafond? Quinze -jours qu’à chaque repas elle contemple en -coin, sans parvenir à s’apprivoiser, son redoutable -voisin M. Duclos, sa solide carrure, sa -simplicité soigneuse, sa face de granit, ses -yeux aigus sous les sourcils hérissés. Quinze -jours qu’elle l’entend, à chaque plat mitonné, -de sa voix qui s’est éraillée sur les chantiers:</p> - -<p>—Revenez-y donc, M’ame Savourette.</p> - -<p>Et quinze jours que maman se laisse tenter, -avec un heureux roulis des épaules, le menton -dans la gorge, la lèvre grasse et le -regard gourmand:</p> - -<p>—Oh! M. Duclos, j’en reprendrai bien -encore un petit peu ...</p> - -<p>Et lui, lui ... Il est assis face à son père, -devant elle. Oh! Elle voudrait lui trouver des -défauts, pour le regretter moins. N’a-t-il pas -gardé, de son récent séjour en Asie-Mineure—deux<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[18]</a></span> -ans de fouilles au dur soleil—un -petit air levantin? On s’imprègne des pays -qu’on habite. Avec son teint brûlé, sa pointe -de barbe noire, on dirait un personnage des -<i>Mille et une Nuits</i>, habillé chez le bon tailleur. -Et quelle singulière façon d’écouter, -la tête inclinée, le regard au plafond. Pourquoi -entr’ouvre-t-il parfois la bouche une -seconde, avant de parler? L’œil est trop -doux, le profil trop régulier, le front trop -bossué ... Allons donc! Elle ment. Il est parfait. -Et maudissant son blasphème, elle voudrait, -d’un élan, se lever de table et courir -lui demander pardon.</p> - -<p>L’après-midi. Que d’heures légères—si -légères qu’elles ne laissaient pas de traces -dans le souvenir—passées dans le parc, -autour de ce petit temple troyen qu’édifiait -papa, avec les matériaux et d’après les plans -rapportés par M. Paul. Chaque jour on en -suivait les progrès. On tirait de leurs caisses<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[19]</a></span> -les briques vernissées, les faïences, les mosaïques -dont devait se revêtir cette reconstitution -charmante. Hélas! Lucette ne la -verrait pas achevée ...</p> - -<p>Un coup de cloche à la grille. Un couple -apparaît au détour d’une allée. Les Turquois. -Car le village de Brûlon ne s’enorgueillit pas -seulement de son royal château des Barres. Il -possède aussi son homme célèbre, Turquois, -l’auteur dramatique, qui s’y retire pendant les -mois d’été. Les gens du pays ne connaissent -guère ses pièces, libres et violentes. Mais ils -voient son portrait dans les feuilles et les -magazines, sa face de joyeux vivant, crépue -et lippue. M. Duclos fait grand accueil à son -voisin. Mais Lucette n’aime ni son jovial -sans-gêne, ni sa réputation libertine. Et à -chaque visite, elle s’étonne de ce regard -tendre, admiratif, fidèle, dont le suit sa -femme, si différente de lui, si grave, si contenue, -d’une grâce si souveraine, d’une si<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[20]</a></span> -belle allure ailée. Bah! Encore des gens -qu’elle ne reverra plus ...</p> - -<p>Un domestique apporte des sodas. M. Paul -raconte son goût inné d’archéologie, cite le -fameux exemple de Schliemann, le savant -allemand, tour à tour mousse, garçon épicier, -enrichi enfin dans le commerce de l’indigo, -poursuivant et réalisant à travers d’invraisemblables -vicissitudes le rêve de toute sa -vie: exhumer Troie, la Troie de l’Iliade, Troie -dix ans investie par Ménélas pour venger -l’enlèvement de sa femme Hélène! Et sous la -ville de Pâris et de Priam, il avait découvert -six autres cités superposées! Ainsi, sept civilisations -s’étaient succédé avant le siège dont -le chant d’Homère nous a gardé le souvenir ...</p> - -<p>Turquois appuie d’un gros rire:</p> - -<p>—En somme, de vos sept civilisations, -que reste-t-il? Une histoire de femme!</p> - -<p>Puis, de sa manière brusque, il s’empare -de Lucette, l’isole:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[21]</a></span></p> - -<p>—Et vous, mademoiselle, vous trouvez -que ça vaut dix ans de siège, une femme -enlevée?</p> - -<p>Sans attendre de réponse, il déploie des -idées scabreuses sur le mariage, avec autorité. -Distraite, absente, Lucette songe au -cher tête-à-tête qu’elle n’aura pas, qu’elle -n’aura plus jamais. Quelle ironie, de paraître -flirter avec ce déplaisant personnage! Mais -elle y prend un amer plaisir, une joie de -mortification. Furieuse contre le destin, elle -s’en venge sur elle-même.</p> - -<p>L’heure passe, à la fois rapide et lente. -Maintenant, autour du petit temple, tous -tirent des caisses les précieuses mosaïques -couchées sur des claies de paille, en rassemblent -les morceaux. On dirait de grands -enfants occupés à un gigantesque jeu de -patience. Comme tout ce monde est joyeux, -insouciant! Ils ne devinent donc pas, ni les -uns ni les autres, qu’un drame se joue, tout<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[22]</a></span> -près d’eux, dans un petit cœur? Ah! Quelle -plaisanterie, cette mystérieuse télépathie qui -devrait avertir notre entourage de notre chagrin. -Comme ils sont loin de nous, nos -proches! Lucette est presque dépitée qu’on -soit si gai autour d’elle, qu’on ne soit pas -influencé par sa peine secrète. Et, en même -temps, pour rien au monde, elle ne l’avouerait.</p> - -<p>Et voyez comme ils sont tous éloignés, -en effet, de pressentir la vérité. Quand Lucette -annonce qu’elle accompagnera sa sœur -à Paris—décidément elle invoque la nécessité -d’un essayage—c’est à peine si l’on interrompt -le jeu des mosaïques. Maman, qui, -souriante et placide, le suit du creux de son -fauteuil, demande seulement:</p> - -<p>—Tu l’as dit à ton père?</p> - -<p>Et M. Savourette ne s’émeut guère. Il -l’aime pourtant bien, sa fillette. Mais voilà: -<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[23]</a></span>il détaille les fresques à M<sup>me</sup> Turquois. Et il -est resté d’une si fine galanterie, d’un si joli -empressement près des femmes, qu’il est -tout à son inoffensive habitude de briller et -de plaire. Il tire et jette en avant sa manchette, -fait valoir son profil cambré à la -Henri IV et accueille la nouvelle d’un distrait:</p> - -<p>—Ah! ah!... Et tu nous reviens bientôt, -surtout?</p> - -<p>M. Paul lui-même ne se doute de rien. Il -se donne à sa minutieuse besogne d’un entrain -joyeux, une de ces gaîtés ingénues et -fougueuses qu’on voit parfois aux très jeunes -religieux qui, soutane troussée, jouent au -ballon avec leurs élèves. Dirait-on qu’il a -vingt-sept ans?</p> - -<p>Pourtant, il a entendu, se redresse, s’exclame, -la face changée:</p> - -<p>—Comment? Vous partez, Mademoiselle? -Mais pour une seule journée, n’est-ce pas?</p> - -<p>S’il savait! Précipitamment, elle répond:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[24]</a></span></p> - -<p>—Oui, oui ...</p> - -<p>Mais que c’est dur, de dissimuler jusqu’au -soir, jusqu’au moment où l’auto vient ranger -le perron dans la clarté des deux gros lampadaires.</p> - -<p>Qu’ils sont pénibles, ces adieux qu’elle -seule sait être définitifs. Et aussi, quelle -amère volupté de se sentir enfin dans la -nuit, de s’abattre sur la tiède et solide poitrine -de Zonzon et là, de se détendre, de -sangloter:</p> - -<p>—Oh! ma chérie, j’ai tant de chagrin, si -tu savais, tant de chagrin ...</p> - -<p class="p2">Toute la matinée du lendemain, Paul -Duclos erra du parc au château. Impatient, -fébrile, il était incapable de tenir en place. -Certainement, elle rentrerait le soir même. -Mais que c’est long, tout un jour! Il aurait<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[25]</a></span> -voulu perdre la sensation du temps, de l’attente.</p> - -<p>A tous les tournants d’allée, au seuil de -toutes les pièces, elle lui apparaissait, en -visions qui lui heurtaient le cœur. L’hallucination -était si vive, qu’il en aurait crié, qu’il -en aurait tendu les bras en avant. C’était sa -silhouette à la fois ferme et menue, sous -l’écharpe claire, sa nette petite figure nacrée -parmi les ondes animées de la brune chevelure, -le regard chaud sous l’arcade profonde, -les pétales rouges des lèvres. C’était son enjouement -contenu, son éclat chatoyant, précis, -son geste harmonieux et sobre, toute une -grâce de petit coffret clos et ciselé. Le pur -joyau ...</p> - -<p>Là, contre cette porte rustique qui s’ouvrait -sur l’Yonne, ils avaient ensemble déchiffré -les dates des crues, gravées dans la pierre du -montant. A ce rond-point, tandis qu’il la tenait -devant l’objectif de son instantané, elle lui<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[26]</a></span> -avait demandé: «Faut-il bouger?» Et il lui -avait répondu avec une douceur voulue, une -intention dans la voix: «Oui, il faut venir à -moi.» Audace dont il s’effarait, car son ardeur -timide n’avait jamais osé risquer d’aveu.</p> - -<p>Autour du petit temple, que d’heureux -moments! Mais aussi, quelles minutes cruelles, -la veille, quand cette brute de Turquois l’avait -isolée, chambrée. Oh! il avait su dissimuler. -Mais, incapable d’écouter, de répondre, -il épiait, seconde à seconde, la fin de l’odieux -tête-à-tête, soulevé d’une frénétique envie de -bondir, d’incendier le domaine, de faire crouler -le ciel, pour que ce butor cessât de lui parler -ainsi sur la bouche! Et, attendri soudain, il -regrettait même ce moment-là. Au moins, -elle était présente ...</p> - -<p>Mais, sans doute, elle allait téléphoner son -retour. A quoi songeait-il, de s’éloigner de la -maison? Il grimpa le parterre au pas de course. -Dans le grand salon, un livre qu’elle avait<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[27]</a></span> -commencé traînait sur la table. Il emporta la -fleur qu’elle y avait laissée en guise de signet. -A table, il trouva des prétextes pour parler -d’elle, pour prononcer, pour entendre son -nom. L’après-midi se traîna. Il essayait de -s’absorber dans la lecture des journaux, espérait -gagner ainsi une demi-heure, tirait sa -montre: il avait usé cinq minutes.</p> - -<p>Au dîner, pas de nouvelles encore. Il -s’enhardit à interroger M<sup>me</sup> Savourette. Elle -répondit paisiblement qu’on aurait sans doute -une lettre le lendemain matin. Et tout à coup, -il s’indigna de la placidité de cette dame -confite en béatitude, de son air de pigeonne -heureuse.</p> - -<p>Et ce M. Savourette! Un charmeur, un -artiste, certes. Mais n’aurait-il pas dû se -soucier un peu de sa fille, au lieu de tourner -l’anecdote et de filer le trait, en lançant -ses manchettes à l’assaut? Évidemment, ils -étaient habitués. De bonne heure, ils avaient<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[28]</a></span> -laissé les deux sœurs sortir et voyager seules.</p> - -<p>Même, l’aînée s’était affranchie, avait fait sa -vie, de son côté. Mais, que diable, on n’a pas -cette sérénité!</p> - -<p>Il ne s’endormit qu’à l’aube et dans l’appréhension -du réveil. Et, en effet, ce deuxième -jour s’annonça terrible. D’un mot à sa mère, -la jeune fille s’excusait de retarder son -retour. Aussitôt, l’appréhension le traversa -qu’elle ne reviendrait pas. Car nos pressentiments -ne sont faits que de nos craintes.</p> - -<p>Comme la veille, il traîna son impatience -et son inquiétude au long des allées. Parfois, -dans sa détresse croissante, il l’appelait, d’une -voix suppliante et sanglotante: «Lucette! -Lucette!» Il semble toujours que ce qu’on -appelle va répondre. Et le nom aimé, aux -lèvres des amants lointains, possède un -pouvoir mystérieux, invisible hostie où -se réalise la présence, verbe qui se fait -<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[29]</a></span>chair ...</p> - -<p>Malgré le ciel admirable, jardin, maison, -tout lui paraissait morne et désolé. Il songeait -aux antiques cités exhumées qu’il avait -parcourues, deux fois mortes, parce que leurs -pierres gardent l’empreinte de la vie qu’elles -ont contenue. Oui, elle était la parure et la -vie du domaine, la force inconnue qui anime -les choses. Elle partie, tout retombait à la -mort. Comme elle lui manquait! Comme -elle lui manquait!</p> - -<p>Et, le troisième jour, M<sup>me</sup> Savourette -annonça tranquillement que Lucette, retenue -à Paris, demeurerait chez sa sœur, qu’à son -grand regret elle renonçait à revenir aux -Barres. Il crut que le château s’effondrait sur -sa tête. Elle ne reviendrait pas! Pourquoi? -Il n’était pas dupe des futiles raisons qu’elle -donnait. Quelqu’un, quelque chose lui -avait-il déplu? Bien qu’ils n’eussent pas -échangé de paroles tendres, il avait bien cru -sentir entre eux de l’entente, de l’accord, de<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[30]</a></span> -la sympathie, au sens profond du mot ... -Alors? Ah! Qu’importait! Il l’aimait. Il -l’aimait. Il en prenait violemment conscience -devant ce vide, cette dévastation que son -départ laissait autour de lui, en lui. Elle lui -était nécessaire. Il étouffait, dans une sorte -d’asphyxie morale, quelque chose d’intolérable -et d’affreux comme l’agonie du matelot -au fond du sous-marin sombré. Il voulait de -l’air, de la vie. Il la voulait.</p> - -<p>Elle est émouvante et presque auguste, -cette invasion de l’amour chez l’homme en -pleine possession de lui-même. Quelques -aventures sans durée ni profondeur, de la -passade d’étudiant à la piètre intrigue mondaine, -ont déçu sa soif d’idéal, ébranlé sa foi -dans la passion vraie. Il doute. Et soudain, -le hasard admirable se réalise. Il se sent un -être privilégié, le centre d’un miracle. Il ne -se reconnaît plus. Sa sensibilité s’accroît -et le prolonge. Il perçoit des nuances, des<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[31]</a></span> -parfums, des harmonies qu’il ignorait la -veille. Le bonheur le féconde. Il s’épanouit et -se pavoise. L’arbre nu s’habille de fleurs, le -voilier prend la mer et se couvre de toile. Il -devient une de ces grandes forces de désir et -d’attraction qui mènent à la nature. Il se -mêle à l’univers et le porte en lui.</p> - -<p>Chez Paul Duclos, tout préparait, tout favorisait -cette métamorphose. Son père, prématurément -veuf, absorbé par ses énormes travaux, -se sachant rude et presque inculte, -l’avait confié à l’éducation religieuse, seule -capable, à son avis, de remplacer l’influence -maternelle et l’atmosphère du foyer. Et plus -tard, ses recherches, ses voyages, tout en -excitant en lui le goût et la curiosité de la -vie, l’avaient sauvé de cette oisiveté facile, de -cette vaine existence où les meilleurs se diminuent, -où l’ardeur se détend, la fraîcheur se -fane.</p> - -<p>Il se jeta donc fougueusement dans l’avenir.<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[32]</a></span> -Il dissiperait le malentendu qui, seul, pouvait -expliquer la fuite de la jeune fille. Il la -rattraperait. Elle serait sa femme, si elle y -consentait. De son côté, il était libre. Nul -obstacle entre eux. Oui, c’est vrai, il était -plus riche qu’elle. Tant mieux. Le cadre -serait digne de l’œuvre. Son père pouvait -s’effarer de l’inégalité des fortunes? Ah! -Ceux qui le jugeaient sur ses rudes façons ne -le connaissaient guère. Avait-il jamais eu -d’autre but, d’autre joie, que de gâter son -«garçon»? Pourquoi avait-il ouvert des -tranchées, percé des tunnels, amoncelé des -remblais, creusé des ports, pourquoi ce -formidable ouvrier avait-il sculpté la face -de la terre, sinon pour faire plaisir à son -garçon?</p> - -<p>Que de caprices royalement exaucés! Cela -se passait toujours de la même façon, comique -et touchante. Son père le scrutait, le -regard aigu, la tête inclinée:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[33]</a></span></p> - -<p>—Alors ça ferait ton affaire?</p> - -<p>—Oh! oui, papa.</p> - -<p>—Eh bien, l’affaire est faite.</p> - -<p>Que d’affaires faites, depuis les somptueux -jouets mécaniques de la petite enfance jusqu’à -la 60-chevaux de course où Paul évaporait -son ardeur! Et ces deux ans de fouilles -en Asie-Mineure, ces sommes énormes versées -aux terrassiers indigènes!</p> - -<p>Ah! par exemple, M. Duclos en voulait -pour son argent. C’était son grand souci. Il -fallait que son garçon fût content. Et malheur -au joujou qui n’aurait pas vraiment fait -l’affaire!</p> - -<p>Pas de crainte, cette fois, de ce côté-là. Et -d’avance Paul s’imaginait le rapide colloque, -l’œil en coin dans la face penchée: «La -petite Savourette? Alors, ça ferait ton affaire?—Oh! -oui, papa!» Et certainement, l’affaire -serait faite.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[34]</a></span></p> -<p> </p> -<p><span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[35]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">II</h2> - -<p class="p2">C’était la fin du jour, d’un joli jour perlé -d’avril. Le gros des visites passé, Lucette respirait, -dans l’accalmie. Ouf! Ç’avait été -presque un gala, et comme la fête de ses relevailles. -Car elle n’avait pas reçu depuis la -naissance de sa petite Paule.</p> - -<p>Deux mois déjà! Deux mois depuis cet -inimaginable martyre, ces trente heures où, -mordant la main que son mari lui abandonnait,<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[36]</a></span> -elle avait supplié qu’on l’achevât, qu’on -la tuât.... Deux mois depuis cette torture qui -avait si profondément marqué sa chair et sa -pensée qu’elle en rêvait la nuit, croyait la -subir encore et s’éveillait dans l’angoisse et -la sueur du cauchemar. Oh! oui, un cauchemar, -où elle ne s’était pas seulement révoltée -de souffrir, mais aussi de se sentir une -si pauvre chose, d’être obligée de livrer, -d’étaler toute la misère, tout le secret intime -de son corps devant ses proches, les médecins, -des indifférents même. Rien que d’y -songer, elle en rougissait encore. Mais aussi -quelle joie de résurrection quand, se mirant -dans les glaces ou coulant ses mains au long -de sa taille, elle retrouvait sa vraie ligne, sa -vraie silhouette, fondue, dégagée, rajeunie -d’un an!</p> - -<p>Un amusant désordre animait le grand -salon et le jardin d’hiver qui le prolongeait -et dont les vitrages découvraient les jeunes<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[37]</a></span> -frondaisons du Champ-de-Mars. Sur tous les -meubles erraient des tasses, des verres, des -petits papiers froissés de confiserie. Les fauteuils, -dérangés, gardaient l’empreinte et le -souvenir des visites. Certains se groupaient -en rond. D’autres se reculaient en tête-à-tête. -Et, levant leurs bras vides, ils avaient -l’air de papoter entre eux.</p> - -<p>Il ne restait plus que deux personnes. -D’abord maman. M<sup>me</sup> Savourette secondait sa -fille à son jour. Mais, sous couleur qu’elle -n’avait rien pu prendre de l’après-midi, elle -se rattrapait. Elle picorait la table du goûter, -marchait de découverte en découverte, avec -des petits cris émerveillés. Une trouvaille, -ces <i>bombes</i>, ces choux fourrés qui vous éclatent -dans la bouche. Et ces pains aux rollmops, -quel montant, quelle saveur! Mais elle -préférait encore les sandwiches à la crème et -aux olives pilées. Un pur délice. Et se calant -sur elle-même dans un roulis des épaules:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[38]</a></span></p> - -<p>—Oh! Lucette, j’en reprendrais bien encore -un petit peu ...</p> - -<p>Par contre, l’autre visiteuse, M<sup>me</sup> Chazelles, -ne prenait rien. C’était une de ces femmes -qui paraissent pauvres si bien vêtues qu’elles -soient, une de ces femmes qui ont quelque -chose d’inachevé dans le geste, la parole et le -visage, qui ne sont pas d’aplomb dans la -vie. Son mari, le beau Chazelles, était conservateur -du musée Suffren, dont M. Savourette -était lui-même l’architecte. De là, de -vagues relations entre femmes. Mais on -les disait en train de divorcer. Pourquoi? -Certes, elle ne trompait pas le séduisant -Chazelles. Comment consentait-elle à s’en -séparer? Ce petit mystère intriguait Lucette. -Mais au moment où M<sup>me</sup> Chazelles semblait -se décider aux confidences entre M<sup>me</sup> Savourette -et sa fille, Turquois entra. L’entretien -dévia.</p> - -<p>Depuis trois ans que Lucette était mariée,<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[39]</a></span> -les Turquois étaient presque devenus des -familiers du petit hôtel du Champ-de-Mars. -L’été précédent, les deux ménages, rapprochés -par la solitude de Brûlon, avaient beaucoup -voisiné aux Barres. «Les mois de campagne -comptent double», disait l’auteur dramatique -dans son gros rire heureux. Et si Lucette -se sentait surtout attirée par M<sup>me</sup> Turquois, -par sa belle sérénité qu’on devinait sensible, -elle s’accoutumait au mari. Un gai compagnon, -au demeurant, plein d’entrain, d’une -continuelle bonne humeur, et dont la notoriété -excusait les boutades et pimentait les -gamineries.</p> - -<p>A la condition, bien entendu, de ne rester -qu’un gai compagnon. Or, il fallait lui rendre -justice. Ce libertin n’avait jamais courtisé -Lucette. Pas la moindre allusion. Et cela -s’expliquait pour qui le connaissait. Maintenant -qu’on parlait librement devant elle, -la jeune femme savait la spécialité de Turquois,<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[40]</a></span> -de s’attaquer presque uniquement -aux ménages qui se lézardent, de profiter -de la première évasion d’une épouse irritée -ou déçue. Il se vantait presque de son flair, -cet instinct de requin qui suit le navire -où quelqu’un va mourir, qui guette le moment -où l’on jettera le mort par-dessus le -bastingage ...</p> - -<p>On le félicita du succès de sa dernière -pièce, <i>La Meute</i>, dont la vogue durait depuis -le début de l’hiver. Il expliqua:</p> - -<p>—Savez pas pourquoi j’ai la veine? Regardez -mes titres: <i>L’Écran, La Crise, La -Meute</i>. Je les choisis de cinq lettres. Ça porte -bonheur!</p> - -<p>Il en riait encore pendant que Lucette, un -peu choquée malgré l’habitude, lui versait du -Zucco. Mais, pendant ce temps, M<sup>me</sup> Savourette -entraînait la pauvre petite M<sup>me</sup> Chazelles -dans un des coins du jardin d’hiver. Elle -aussi, ce divorce l’intriguait. Ce Chazelles ne<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[41]</a></span> -la rendait donc pas heureuse? Un si bel -homme! Elle renoua:</p> - -<p>—Alors, c’est vrai?</p> - -<p>M<sup>me</sup> Chazelles ébaucha, mollement:</p> - -<p>—Oui. D’un commun accord ... on s’est -arrangé ... Avec des relations, c’est toujours -facile, de divorcer ...</p> - -<p>—Comment? Vous n’aviez pas de griefs -sérieux?</p> - -<p>—Non ... Pas les mêmes idées, ni les -mêmes goûts ... Pas d’enfants. Rien ne nous -attachait ... Alors, autant essayer de recommencer, -chacun de son côté ...</p> - -<p>M<sup>me</sup> Savourette se pencha:</p> - -<p>—M. Chazelles n’était donc pas un bon -mari?</p> - -<p>Et il fallait entendre le son caressant, doux et -plein, que rendaient ces deux mots-là, «bon -mari», sur les lèvres de l’excellente femme!</p> - -<p>—Un bon mari? répéta M<sup>me</sup> Chazelles -d’une voix neutre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[42]</a></span></p> - -<p>—Enfin, vous savez bien ce que je veux -dire. Tous les hommes ont leurs petits -défauts. Mais ils savent si bien se les faire -pardonner quand ils veulent! Voyons, voyons, -est-ce qu’il n’y a pas des moments qui font -tout oublier, les ennuis, les chagrins, les -querelles?</p> - -<p>M<sup>me</sup> Chazelles, bouche ouverte, semblait -déchiffrer un rébus. Puis, elle sourit avec -lassitude:</p> - -<p>—Ah! Vous voulez parler de ... Vous -trouvez que?...</p> - -<p>—Mais oui, je trouve, affirma crânement -M<sup>me</sup> Savourette.</p> - -<p>Et elle eut ce beau regard, pétillant et -mouillé tout ensemble, que les femmes heureuses -par l’amour jettent sur leur passé.</p> - -<p>Une nausée aux lèvres, M<sup>me</sup> Chazelles -avoua avec nonchalance:</p> - -<p>—Moi pas. Ça me dégoûte. Je trouve ça -embêtant comme la pluie. Chaque fois, faut<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[43]</a></span> -se lever, faut courir ... J’avais toujours envie -de lui demander, quand ça le prenait: «Pourquoi -faire?»</p> - -<p>M<sup>me</sup> Savourette la considérait avec stupeur -et compassion. Elle jugeait naïvement les -autres d’après elle-même. Et cette pauvre -petite M<sup>me</sup> Chazelles lui apparaissait une -créature disgraciée, une infirme.</p> - -<p>Cependant, des éclats de voix partaient du -salon, des «bonjour ...» aigus et flûtés, des -excuses volubiles sur la tardive visite, des -«Oh! Ah! Oh!» d’admiration sur ce délicieux -hôtel qu’on ne connaissait pas encore. -Et d’une folle allure d’hirondelle entrée dans -une chambre, une dame blonde, vive, chatoyante, -fit le tour de la pièce, lorgna les -meubles, les tableaux, la serre, but une -gorgée de thé, becqueta un gâteau, serra des -mains et s’en fut ...</p> - -<p>C’était M<sup>me</sup> Evenon. Son mari, l’homme le -plus affairé de Paris, présidait dix conseils<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[44]</a></span> -d’administration par jour. Il déjeunait dans -sa voiture, dînait en s’habillant et dormait au -théâtre. Il gagnait effroyablement d’argent, -mais il ne trouvait pas le temps de le dépenser.</p> - -<p>Amusée et surprise de cette visite d’oiseau, -Lucette s’attardait au seuil du salon. Le soir -tombait. Le couchant colorait les vitrages. -Maman et la pauvre petite M<sup>me</sup> Chazelles ne -formaient plus qu’un groupe indécis sous les -palmiers qui découpaient sur le ciel délicat -leurs silhouettes fines et noires.</p> - -<p>—Vous savez ce que M<sup>me</sup> Evenon est -venue chercher ici? demanda Turquois.</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>—Un alibi, parbleu.</p> - -<p>—Comment?</p> - -<p>—Eh! oui. C’est la femme qui aspire à la -grande passion. Type connu. Depuis dix ans, -elle fait des essais. Elle sort de chez son -amant. Elle dira qu’elle a passé deux heures -ici.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[45]</a></span></p> - -<p>Devant la glace embrumée de pénombre, -Lucette relevait ses cheveux:</p> - -<p>—Vous croyez? dit-elle.</p> - -<p>—Bien sûr. Les visites n’ont pas -d’autre utilité. C’est très commode. Vous -verrez.</p> - -<p>Brusquement, Lucette se retourna, les bras -encore levés vers sa chevelure:</p> - -<p>—Comment? Je verrai?...</p> - -<p>—Je l’espère bien ... Dites donc, je m’inscris, -hein? Je suis le <i>preux</i>, comme disent -les gosses. Et même, en attendant, vous -devriez bien me laisser prendre un petit -acompte, là, dans le cou ...</p> - -<p>Elle avait laissé retomber ses bras. Elle -murmura:</p> - -<p>—Vous êtes fou!</p> - -<p>Il lui faisait peur, dans la demi-obscurité. -Sa face de faune, d’ordinaire joviale, -était tirée, enlaidie par le désir. Il poursuivait:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[46]</a></span></p> - -<p>—Ben quoi? On ne nous verrait pas, du -jardin. Ce serait amusant, au contraire, sous -le nez des gens.</p> - -<p>Trop stupéfaite pour agir, pour penser -même, retenue seulement d’appeler ou de -s’enfuir par un instinct d’orgueil et de crânerie, -elle répéta:</p> - -<p>—Vous êtes fou!</p> - -<p>—Mais non, je ne suis pas fou. Je suis -emballé, voilà tout. Alors, vrai, vous ne -voulez pas. Rien à faire, nous deux, pour -l’instant?</p> - -<p>Pour la troisième fois:</p> - -<p>—Vous êtes fou! Taisez-vous donc ...</p> - -<p>Mais elle s’était un peu reprise. Elle tourna -un commutateur. Le salon s’illumina. Turquois -ne se troubla pas:</p> - -<p>—Bon, bon. Mettons que je n’ai rien dit, -là. Il n’y a pas de quoi se fâcher. On est -amis, tout de même, hein?</p> - -<p>Elle ne lui répondit pas. Les joues en feu,<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[47]</a></span> -elle s’éloigna, retenant entre ses dents serrées -le mot qui la soulageait: «Brute!»</p> - -<p class="p2">Le soir même, allongée dans un des lits -jumeaux tandis que son mari dormait dans -l’autre, Lucette, les yeux grands ouverts dans -l’obscurité, s’interrogeait: «Voyons, voyons, -ne suis-je pas aussi heureuse qu’on peut l’être, -absolument heureuse?»</p> - -<p>Il avait fallu l’offre brutale de Turquois pour -la contraindre à cet examen. Ils sont si rares, -ces regards intérieurs! Il semble que nous -n’ayons jamais le temps de prendre conscience -de nous-mêmes, de nous rassembler, de -dresser le bilan de notre existence. Mais -l’alarme avait sonné. Ce Turquois, avec son -flair de requin, n’avait-il pas la réputation de -guetter la première chute, de s’attaquer à -bon escient, aux femmes qui chancellent,<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[48]</a></span> -qui sont près de défaillir? Pourquoi, subitement, -l’avait il entreprise? Elle se répéta, -plus indignée qu’inquiète: «Est-ce que je -ne suis pas absolument heureuse?»</p> - -<p>Minutieusement, elle explorait le passé, -suivait le fil des jours. Depuis cet éblouissant -coup de surprise, depuis l’heure où -M. Duclos, au retour des Barres, l’avait demandée -en mariage pour son fils, elle s’était -sentie enveloppée, soulevée par la forte certitude -du bonheur. Elle aimait. Elle était -aimée. Et tout l’hiver des fiançailles, plus -fleuri qu’un printemps, elle s’était maintenue -dans cette ivresse comblée, cette plénitude -de tout elle-même. Elle avait vécu -comme on valse, emportée dans du vertige, -de la musique, de la lumière, aux bras de -l’être aimé. Une telle griserie, qu’elle ne parvenait -même pas maintenant à retrouver de -points de repère, des souvenirs précis. Rien -d’étonnant. Le malheur blesse, le bonheur<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[49]</a></span> -caresse. Les blessures laissent des traces, les -caresses n’en laissent pas.</p> - -<p>Et depuis son mariage? Hors l’inévitable -torture de la maternité, n’était-ce pas la même -succession de jours sans heurt, de jours bleus, -de jours planés? Jamais un souci, jamais une -contrariété même. Sa félicité était toujours -restée égale à elle-même, à hauteur de ses -rêves.</p> - -<p>Pourrait-elle même trouver un moment -inférieur? Scrupuleusement, elle cherchait ... -Oh! un bien court moment, en tout cas. -Même pas le nuage au ciel. Plutôt le -petit souffle qui, par le plus beau temps, -fait soudain frissonner les feuilles. Une -impression bien fugitive, un souvenir que -se reprochait sa tendresse et que fuyait sa -pudeur.</p> - -<p>C’était le matin, le lendemain de son mariage, -au château des Barres, où son mari, -l’enlevant au lunch, l’avait emmenée en<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[50]</a></span> -auto ... Ah! le joli voyage, lui aussi tout embrumé -dans sa mémoire d’une lumineuse -buée de bonheur. Donc, pendant cette matinée, -le garde-chasse avait fait demander Paul. Elle -était restée seule. On ne devrait jamais rester -seule, ce matin-là. Elle se levait, assise au -bord du lit. On était en avril. Juste trois ans. -Le temps était voilé. Et, tout à coup,—le hurlement -d’une sirène sur la route ou les aboiements -des chiens du garde sous la fenêtre -avaient-ils crispé ses nerfs tendus et sensibles,—un -souffle de mélancolie avait passé sur -elle, léger, rapide, mais net, quelque chose -comme une voix triste qui lui eût murmuré: -«Ce n’est que cela ...»</p> - -<p>Oh! la parole impie, qui la poursuivait -d’un remords! «Ce n’est que cela ...» Mais il -faut dire aussi qu’elle aimait tant, au seuil -du mariage ... Son amour l’emportait d’un trait -si dru, d’un essor si large et si puissant, qu’elle -aspirait à se dépasser encore, à se dépasser toujours,<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[51]</a></span> -à atteindre elle ne savait quels sommets ...</p> - -<p>Et puis, jeune fille, tout se conjurait pour -exalter sa foi dans l’amour. Les livres, le théâtre, -la musique, le chuchotis du monde, tout -vivait, tout palpitait d’amour. Et, enveloppé -dans ce bruissement recueilli, dans cet encens -magnifique, dans ce cantique éperdu, le -mystère s’élevait, devenait divin, infini ...</p> - -<p>Qu’attendait-elle alors? Elle l’ignorait au -juste. On a beau être d’une famille artiste -où chacun a son libre parler, on a beau sortir -seule, avoir flirté un brin,—on ne mène -pas, de dix-huit à vingt-deux ans, la vie de -tennis et de plage, de bals et de dîners, sans -être courtisée,—tout de même, la conspiration -du silence continue. On est bien plus -ignorante qu’on n’en a l’air. On a vu des -statues sans voile, on a vu des bêtes s’unir, -on a surpris des allusions qu’on a traduites -à sa façon, même il vous est tombé<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[52]</a></span> -de vilains livres sous les yeux ... Et cependant -il subsiste des précisions impénétrables.</p> - -<p>Ces «terres inconnues» de la carte, ces -lacunes, on les a comblées à coups d’imagination. -Et parfois si drôlement!... Si chaste, -si peu curieuse qu’on soit, on y rêve, à cette -vérité cachée, justement parce qu’elle est -cachée et parce qu’on la sent capitale. Mais la -terre inconnue garde son secret. Hélas! -lorsqu’on la foule enfin, transportée d’attente, -d’ardeur, de foi, de frénésie, pourquoi faut-il -qu’une pensée vous traverse: «Ce n’est que -cela ...»</p> - -<p>Qu’attendait-elle?... Lorsque leurs lèvres -s’étaient rencontrées pour la première fois, il -lui avait semblé qu’elle buvait à une source -de bonheur; une langueur délicieuse coulait -en elle, l’alourdissait, à croire qu’elle allait -tomber sous le poids du plaisir, et glisser -vers une mort heureuse. Alors, ingénument,<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[53]</a></span> -confusément, elle imaginait l’étreinte dernière -comme un baiser plus violent, plus -profond, un baiser où l’on achève de mourir ...</p> - -<p>La folle! Non, ce n’était pas cela. Mais -n’était-ce donc rien que de se sentir une belle -proie passionnément désirée, de n’être plus -soudain qu’une petite chose bouleversée sous -un fougueux assaut, de se livrer, de s’abandonner -toute à celui qu’on adore, de le sentir -en soi, d’obéir à sa brûlante convoitise jusque -dans la souffrance, d’être soudée à lui, d’être -heureuse, enfin, de la joie qu’on lui donne ... -Et ensuite, de le tenir contre soi, las et reconnaissant, -de le bercer tendrement, comme un -tout petit? Évidemment, c’était là tout l’amour. -Ce ne pouvait pas être autre chose. Ce qu’on -imagine dépasse fatalement ce qu’on réalise. -Mais la part restait belle. Et il fallait bien -qu’elle fût née d’un moment de solitude et de -malaise, cette pensée impie: «Ce n’est que -cela.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[54]</a></span></p> - -<p>Vilaine impression aussitôt chassée, ensuite -oubliée parmi tant d’heures charmantes ... -D’abord, l’installation dans ce petit hôtel du -Champ-de-Mars, coquet, battant neuf, et dont -l’éclat trop cru, trop frais verni, avait vite -disparu derrière les tentures et les meubles -vénérables. L’amusante chasse aux trouvailles, -du noble magasin du tapissier jusqu’au -fond des faubourgs ... Vie affairée -d’abeilles qui rapportent à la ruche le miel -de toutes les fleurs. Jamais leurs goûts ne se -heurtaient. Il est vrai que Paul était bien capable -d’imposer silence à ses préférences, en -cas de désaccord. Il lui disait: «Ce qui te fait -plaisir me plaît.»</p> - -<p>Il la «servait». Elle ne trouvait pas d’autre -mot pour exprimer la ferveur dont il l’entourait, -une ferveur où il subsistait quelque -chose de religieux, une ferveur attentive, -respectueuse et passionnée tout ensemble, -et qui, dans l’effusion, montait, brusque,<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[55]</a></span> -ardente, passait sur elle en coup de flamme.</p> - -<p>Il la servait comme un néophyte qui, d’un -zèle brûlant, s’incline devant l’autel. Il se -montrait d’une douceur patiente, égale, d’où -jaillissait parfois sa gaîté jeune et fraîche. -Et, sans doute parce qu’il n’avait pas eu -le temps de se durcir, de s’ossifier dans un -long célibat, il n’avait aucun de ces travers -à arêtes vives où l’on s’écorche, où l’on s’irrite, -dans le frottement de la vie commune.</p> - -<p>Il la servait. Tous ses regards montaient -vers elle. Le reste du monde lui était indifférent -Sauf pourtant ses travaux qui lui -restaient chers,—un gros ouvrage qu’il préparait -depuis deux ans, l’exposé de ses découvertes -en Troade. Et encore ne lui en parlait-il -qu’avec une timide discrétion, tant il craignait -de l’importuner par des vues trop -arides.</p> - -<p>Il la servait. Il la comblait d’offrandes, -surprises ingénieuses, fines attentions! Et il<span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[56]</a></span> -trouvait, pour saluer une toilette heureuse, -un chapeau seyant, une mine particulièrement -brillante, bref, pour vous répéter ce -que vous dit votre glace, de ces mots qui -vous éclairent, qui vous réchauffent, vous -auréolent.</p> - -<p>Oui, il était bien le compagnon rêvé. Il lui -avait bien fait la meilleure existence. Elle se -le répétait, d’un élan où s’exaltait sa propre -tendresse. A suivre ainsi sa vie de femme, -elle retrouvait la même impression que dans -les promenades où elle s’amusait à parcourir -toute seule son logis de pièce en pièce. Un -tiède bien-être, une pure et noble harmonie, -une profusion de richesses délicates, accumulées, -répandues avec un zèle pieux, comme -autant d’ex-voto de bonheur ...</p> - -<p>Mais pourquoi cet homme, ce Turquois, -l’avait-il si brutalement entreprise?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[57]</a></span></p> - -<p class="p2">«Suis-je absolument heureuse?» Cette -question, Zonzon devait la contraindre à son -tour d’y répondre, quelques mois plus tard, -à la rentrée d’automne.</p> - -<p>Dès qu’elle avait une heure libre, entre -deux consultations, deux visites au dispensaire, -elle accourait, pressée, rapide, la poitrine -au vent, la robe tendue en drapeau sur -la hampe fière de la jambe.</p> - -<p>Tout de suite, elle animait la maison. Dès -son entrée, il y faisait plus chaud, plus clair. -L’air vibrait, comme il danse sur les champs -au soleil. Elle criait en riant: «Voilà la marchande -de santé!» Et de fait, elle en avait à -revendre. Son beau regard brun, aiguisé par -dix ans d’exercice, scrutait la petite Paule, la -nourrice, puis se reposait, tendre, sur Lucette. -<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[58]</a></span>Ah! la chère dévouée, la chère vigilante ...</p> - -<p>Mais ce jour-là—un matin, vers onze -heures, Lucette achevant lentement sa toilette -dans sa chambre—une sorte de fièvre -l’agitait. Elle ne tenait pas en place, tandis -que sa sœur, comme d’habitude, racontait ses -dernières journées, courses, visites, dîners, -détaillait ces mille riens dorés dont était tissée -la trame légère de son existence. Et soudain, -se campant debout, les mains derrière le dos, -Zonzon l’interrompit, pénétrée:</p> - -<p>—Alors, bien vrai, ça va, la vie?</p> - -<p>Lucette, qui se polissait les ongles devant -sa table, releva la tête. Pourquoi ce ton -grave, presse anxieux, que rien n’appelait, -et qui ressemblait si peu à Zonzon?</p> - -<p>—Comme tu me demandes cela?</p> - -<p>Zonzon hésita une seconde. Puis, dans un -coup d’épaules résolu:</p> - -<p>—Eh bien ... Je te demande ça comme une -Zonzon qui pourrait bien se donner de l’air, -filer quelques mois, et qui voudrait être sûre,<span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[59]</a></span> -absolument sûre, de laisser sa Lucette tout à -fait heureuse, en plein bonheur.</p> - -<p>Zonzon partir, s’absenter ... Quelle stupeur! -Mais déjà, s’asseyant près de Lucette:</p> - -<p>—Oh! dit Zonzon, ce n’est qu’un projet. -Et tu sais, les projets, c’est comme les oiseaux. -Ils s’envolent tout d’un coup pendant -qu’on les caresse. Ce ne serait en tout cas -que pour la fin de l’année, peut-être le printemps. -Mais si je pars, je veux partir tranquille. -Et, une fois là-bas, l’idée d’une anicroche, -l’idée que tu pourrais avoir besoin de -ton docteur ordinaire, me gâterait le voyage. -Alors, dis, tu te sens bien d’aplomb?</p> - -<p>Lucette ne répondit pas directement:</p> - -<p>—Enfin, de quoi s’agit-il?</p> - -<p>Lucette ne connaissait que la vie extérieure -de Zonzon. Depuis l’époque où elle étudiait -la médecine, elle avait lentement conquis son -indépendance. Elle avait, un à un, dénoué -plutôt que tranché les liens qui l’attachaient<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[60]</a></span> -au foyer de famille. Mais comment, jusqu’où -usait-elle de sa liberté? Là-dessus, Lucette -n’avait jamais interrogé sa sœur. Elle en -était retenue par son ombrageux respect de -tout ce qui est intime et caché, par le prestige -et l’autorité de son aînée à ses yeux, et -aussi, peut-être, par cette sorte de désintéressement -où nous restons de tout ce qui ne -réagit pas, de ce qui n’influe pas directement -sur notre propre existence.</p> - -<p>Tout de même, et surtout depuis son mariage, -la curiosité de Lucette s’éveillait parfois, -en courtes lueurs: «Comment vit-elle?» -Et la gravité inhabituelle de sa sœur, l’imprévu -de ce départ, l’avertissaient qu’elle -touchait au mystère.</p> - -<p>Zonzon s’était accoudée à la petite table où -s’étalaient toutes les pièces de l’onglier, ce -joli superflu qui s’échappe d’un nécessaire.</p> - -<p>—Il s’agit d’un voyage, d’une mission ... -Mais je ne partirais pas seule. J’ai un ami,<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[61]</a></span> -ma petite Lucette. Depuis longtemps, déjà. -Quatre ans. Bah! J’aime mieux tout lâcher, -maintenant que j’ai commencé. C’est drôle, -la vie. Nous nous sommes connus au chevet -de sa femme malade. On l’opérait. Une maladie -de reins. Je tenais le chloroforme. Il -assistait, aussi blanc qu’elle. Elle est morte, -huit jours après. On s’est revu plus tard. Et -petit à petit, on s’est aimé, fort, bien fort, -très fort ... Voilà.</p> - -<p>A froid, et connaissant Zonzon, Lucette -avait envisagé semblable aventure. Mais, -sous le choc de la confidence, toutes les idées -convenues qui sommeillent en nous—sur ce -qui se fait ou ne se fait pas—se réveillaient, -se révoltaient. Elle était péniblement surprise, -comme d’un amoindrissement, d’une -déchéance, d’une mise hors la règle. Elle -cria presque:</p> - -<p>—Mais pourquoi ne t’a-t-il pas épousée?</p> - -<p>—Il me l’a offert. Mais il a une fille.<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[62]</a></span> -Treize ans. Toute à l’empreinte de sa mère, -pieuse, presque mystique, bref à l’envers de -moi. Aussi, tu comprends. Pour elle, voir -une autre femme prendre la place de sa -maman, ce serait la perdre deux fois. Ça lui -ferait trop de peine, à cette petite. Alors, je -n’ai pas voulu.</p> - -<p>—Ah! Zonzon, murmura Lucette, remuée.</p> - -<p>—Bah! ce n’est pas héroïque. D’autant -que plus tard, quand elle sera mariée, on -pourra faire comme elle, si on veut. Mais, moi, -je n’y tiens guère. Ah! dame, faut se cacher, -c’est vrai. Car cette enfant doit ignorer toute -l’histoire. Sinon, le beau geste ne servirait de -rien. Tu es la première à qui je me raconte, -la seule dans le secret. Et encore, sans ce -voyage, je crois bien que je serais restée -bouche close. Car je te devine, va! Tu as beau -remuer la tête: ça te fait de la peine, au fond, -mon histoire. Je ne suis pourtant pas à -plaindre, sacristi!... Enfin, fallait bien justifier<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[63]</a></span> -le départ. Tu n’aurais pas compris. Tu m’en -aurais voulu, de ficher le camp. Tandis que -maintenant, tu dois comprendre. On partirait -pour l’Amérique. Lui, il ferait une enquête -pour l’usine Grive, où il est ingénieur. Tu -sais, les machins, les choses en fer. Moi, je -décrocherais une mission quelconque pour -étudier leurs universités là-bas, au point de -vue médical. Mais on ne travaillerait pas tout -le temps, bigre! On se retrouverait. Alors, tu -penses, ces six mois ensemble, en liberté, en -plein jour, quelle fête! Les grandes vacances -de la vie, quoi!</p> - -<p>—Tu vois bien, dit Lucette, que tu souffres -d’être obligée de te cacher.</p> - -<p>—Pas tant que tu crois. On concentre sur -une heure ce qu’on aurait répandu sur un -jour. Les moments où nous sommes ensemble -me dédommagent des autres. J’y puise du -courage, de la force, de la joie, pour le reste -du temps. Nous n’avons pas de foyer, c’est<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[64]</a></span> -vrai. Mais il est en moi, mon foyer, si clair -et si brûlant, qu’il illumine et qu’il réchauffe -toute ma vie. Ah! Lucette, tu te rappelles, ce -matin d’été, aux Barres, où tu me disais: «J’aimerais -tant, si uniquement ...» J’étais à lui -depuis peu. Et j’aurais voulu pouvoir te crier: -«C’est comme moi, c’est comme moi!...» -Il faut croire que nous nous ressemblons -aussi de cette manière-là, que nous sommes -décidément taillées sur le même patron. Du -jour où je me suis donnée, j’ai bien senti que -je ne me reprendrais plus. Et depuis ce jour-là, -pas un regret, pas une ombre, pas un -moment moins exquis. Mais aussi, je lui dois -un bonheur si plein, si complet ... Ah! tu ne -trouves pas que c’est bon, que c’est beau et -que c’est le secret d’un amour fort et durable, -de se sentir en affinité, de se sentir aimée -complètement, par toutes les cellules de l’être, -toutes, toutes, celles où dorment et naissent -nos plus tendres pensées, celles qui dessinent<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[65]</a></span> -le modelé de notre visage et de notre corps, -celles qui s’éveillent au plaisir et répandent -en nous le grand frisson ...</p> - -<p>Et, lancée, saisissant les mains de Lucette:</p> - -<p>—Quelle chance, ma chérie, de pouvoir -parler enfin en franchise avec toi, de pouvoir -t’interroger, te confesser. Vois-tu, mon beau -voyage serait gâté, si je savais laisser de -l’autre côté de l’eau une petite Lucette qui -ne serait pas royalement, absolument heureuse ... -Tu l’es bien tout entière, tu l’es bien -comme je l’entends? Maintenant, tu peux me -répondre, tu peux tout me dire ...</p> - -<p>Oh! l’enthousiaste, l’exubérante Zonzon. -Le visage animé, le geste tendre et pressant, -elle appuyait:</p> - -<p>—Dis?... Il te rend heureuse?</p> - -<p>Lucette sourit:</p> - -<p>—Bien sûr.</p> - -<p>Mais Zonzon se mordait la lèvre, agitait -la tête. On l’eût dit tentée et retenue<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[66]</a></span> -tout à la fois de pousser et de préciser sa -question.</p> - -<p>—Ah! Avec toi, on a toujours peur de -t’effaroucher, de faire refermer la sensitive. -Enfin, tu me comprends ... Dans ses bras ... -tu es tout à fait heureuse ... tout à fait?</p> - -<p>Heureuse, dans ses bras? Certes! Ne se -l’était-elle pas avoué? De nouveau, elle se l’affirma. -Oui, elle était heureuse sous ses baisers, -heureuse de se sentir si passionnément -désirée, heureuse de la secrète volupté de se -sacrifier, de s’offrir à l’aimé, d’être à la fois -pour lui l’idole et victime, heureuse de cette -rapide et fougueuse ardeur qui déferlait sur -elle, de l’ivresse qu’elle devait lui verser et -dont il lui rendait grâce ensuite, avec tant de -ferveur ...</p> - -<p>Que voulait dire Zonzon? Allait-elle se -prétendre plus favorisée, faire croire qu’elle -connaissait un plus grand bonheur? Allons -donc! Il n’en existait pas.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[67]</a></span></p> - -<p>Et ce fut avec une entière franchise relevée -d’une toute petite pointe d’orgueil jaloux -qu’elle répondit, l’air entendu:</p> - -<p>—Tout à fait heureuse.</p> - -<p>Zonzon respira, détendue:</p> - -<p>—A la bonne heure!</p> - -<p>Lucette jeta, d’une impulsion:</p> - -<p>—Tu n’en doutais pas, je pense?</p> - -<p>—Non, non. Mais je suis contente d’avoir -pu m’assurer ... Parce que, vois-tu, c’est l’important, -cela. J’ai tellement entendu, déjà, de -confidences ... Des choses qu’une femme ne -dira pas à son médecin, si c’est un homme, -et qu’elle lui confesse, si c’est une femme -comme elle. Des déceptions, des dégoûts, des -nausées chez les unes. Et des transports, des -délices, une vie comme vernie, chez les -autres ... Oui, c’est cela l’important. Évidemment, -ce n’est pas tout. Mais cela régit tout. -C’est la clef de voûte, sans qui le reste -s’écroule. D’ailleurs, tu n’as qu’à regarder<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[68]</a></span> -autour de nous, dans chaque ménage. Oh! -pas besoin de chercher bien loin. Tiens, papa -et maman ...</p> - -<p>Et sur un recul de Lucette:</p> - -<p>—Comment, reprit-elle, tu n’y avais jamais -pensé? Réfléchis. Ils ont eu leur part d’embêtements, -comme tout le monde. Cette affaire -de l’oncle Gratien, le frère de maman, ces -fausses traites qu’il a signées, qu’ils ont payées -pour éviter le scandale. Cette histoire-là a -pesé sur toute leur vie. Papa avait beau gagner -de l’argent, on a toujours vécu à la maison -dans une gêne dorée, parmi les coups de -sonnette insolents des fournisseurs, les chuchotis -autour des factures renvoyées. Eh bien, -pourquoi maman a-t-elle toujours gardé sa -placidité souriante, son joli scintillement fixe -d’étoile? Pourquoi cette grande indulgence -répandue sur nous, sur son entourage, sur -toute la vie? Parce qu’elle a eu, elle aussi, -comme elle le dit si souvent, un «bon mari»<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[69]</a></span> -Un peu trop galant, papa, un peu trop le coq -qui, par habitude, lisse ses plumes et tend -l’ergot à chaque poule qui passe. Mais un -coq! Un tendre coq attentif à sa sultane, et -qui lui a donné ce qu’il lui fallait ... Maman ... -Ah! je te crois qu’elle a dû souvent en reprendre -un petit peu!</p> - -<p>Lucette s’effara:</p> - -<p>—Oh! Zonzon!...</p> - -<p>Mais, déjà, l’aînée se levait, rajustait son -chapeau devant la glace.</p> - -<p>—Bon sang! Je viens de refermer la sensitive. -Mais quoi, grosse bête, y a pas de mal. -C’est naturel. Allons, je me sauve, j’ai rendez-vous. -Oui, avec lui. Crois-tu, depuis quatre -ans, chacun de notre côté, nous arrivons toujours -en avance. Ce n’est pas admirable? Au -revoir, mon loup, au revoir, ma chérie, au -revoir, ma bienheureuse. Oh! je suis contente ...</p> - -<p>Elle s’envola, radieuse.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[70]</a></span></p> - -<p>Ah! si elle avait pu, ce jour-là, deviner -qu’elle n’était pas comprise, qu’un malentendu -vital s’établissait entre elles ... Pourquoi -aussi la réserve de Lucette retenait-elle -Zonzon d’insister, de préciser, d’appeler toutes -les choses par leur nom, comme elle en avait -coutume? Pourquoi ne parle-t-on pas de son -corps comme de son cœur? Entre deux êtres -sains, il ne devrait pas y avoir de sujets -interdits, de pensées indicibles, de ces paroles -dont on a honte et qui restent dans la gorge. -L’intention peut être vicieuse. Mais les mots -en eux-mêmes ne sont jamais impurs.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[71]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">III</h2> - -<p class="p2">Dans quelques années, lorsque les aéroplanes -seront aussi répandus dans le ciel -que les autos sur les routes, lorsque leur -vol ne surprendra pas plus que celui d’un -oiseau, le souvenir deviendra curieux, presque -historique, des premiers essais, des -premiers essors, sur le champ de manœuvre -d’Issy.</p> - -<p>Un petit groupe de fanatiques suivaient<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[72]</a></span> -ces séances et, de temps en temps, amenaient -quelques amis dont ils avaient piqué la curiosité. -C’est ainsi que Lucien Chazelles entraîna -Lucette et son mari.</p> - -<p>Rien ne prédestinait ce Lucien Chazelles à -s’occuper d’aviation. D’abord officier de cavalerie, -il avait traversé discrètement la politique -et la littérature. Pour l’instant, il était -conservateur du musée Suffren, consacré, -comme on sait, à l’histoire du Costume. On -assurait qu’il convoitait un gros emploi dans -les finances publiques. Mais c’était un -de ces esprits clairvoyants, pivotants, qui se -braquent dans toutes les directions, une de -ces intelligences complètes, circulaires, -avides de tout, aptes à tout.</p> - -<p>Jusqu’à ces derniers temps, Lucette l’avait -tout juste aperçu. Elle ne voyait que M<sup>me</sup> Chazelles. -Mais la pauvre petite femme s’était -retirée en province depuis son divorce. Et -sans doute toutes relations eussent-elles cessé<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[73]</a></span> -avec le mari, si Paul n’avait marqué l’intention -de doter le musée Suffren d’une collection -de bijoux et d’aquarelles rapportés de ses -fouilles en Troade.</p> - -<p>Lucette avait accepté d’enthousiasme d’accompagner -son mari et Chazelles à Issy. Elle -s’en amusait comme d’une expédition. Et, -dans la limousine qui les emportait tous trois -à travers les rues ouvrières de Grenelle, elle -s’étonnait même que ce petit grain d’imprévu -jeté dans sa vie la fît si allègrement résonner.</p> - -<p>L’après-midi de mars était doux, presque -tiède, d’un gris si transparent qu’on le voyait -bleu, un de ces jours où les gens, respirant -l’espoir du renouveau, disent: «Ça sent le -printemps.»</p> - -<p>Dès l’octroi franchi, l’espace s’élargit soudain. -Un grand vide lumineux, un désert de -sable brun où, çà et là, des pelotons de cavaliers -manœuvraient encore.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[74]</a></span></p> - -<p>—Voilà Issy, dit Chazelles.</p> - -<p>Quoi? Si près? Lucette croyait partir pour -un pays perdu, une banlieue lointaine, et la -fameuse plaine était à la porte même de Paris, -moins loin de la ville que le champ de courses -d’Auteuil. Sur l’indication de Chazelles, la -voiture piqua tout droit vers les hangars en -bordure, où se massait une foule noire et -s’alignaient des autos en rang pressé.</p> - -<p>Tous trois débarquèrent. Sur le champ de -manœuvre, les curieux entouraient un étrange -appareil au repos, énorme et léger, qui ne -ressemblait à rien de connu. Au centre des -grandes surfaces blanches et tendues, parmi -le réseau ténu du bâtis, le pilote haut perché -était assis, faisant corps avec la machinerie. -Derrière lui, un aide s’efforçait de lancer -l’hélice à la volée, jetait un bref signal: -«Hop!» Mais elle ne partait pas.</p> - -<p>—Il a des ennuis de moteur, dit Chazelles.</p> - -<p>Il guidait ses compagnons, leur nommait—en<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[75]</a></span> -échangeant des saluts et des poignées -de main—des notoriétés de l’aviation. Puis -il leur fit gravir un petit tertre, une dune de -sable, d’où l’on dominait la plaine.</p> - -<p>Pas gaie, même sous la timide embellie, -cette grève noirâtre, bordée, sur trois côtés, -de remparts, de remblais et d’usines. La foule -elle-même, disparate, inquiétait. Des sportsmen, -des amis du pilote, des badauds attirés -par les notes de journaux, des fidèles aussi, -qui venaient chaque jour, matin et soir. Des -photographes importants, qui promenaient -de lourds trépieds, ou circulaient la poitrine -blindée de leur instantané. Puis des gamins, -moineaux des fortifs, pouilleux, joyeux, poussiéreux, -qui s’ébattaient dans le sable, turbulents -et criards, pour le plaisir et pour la -galerie. Et d’autres fils de la zone, plus grands, -ceux-là, plus inquiétants, en espadrilles et -casquette cycliste, le pantalon évasé à la base -en pilier de réverbère, et qui, pour tromper<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[76]</a></span> -l’attente, improvisaient un jeu, abattaient à -coups de pierre de vieilles boîtes de conserves -fichées dans le sable.</p> - -<p>Lucette en prit un peu peur. Elle l’avoua -en riant.</p> - -<p>—Bah! Ils ne sont pas méchants, dit -Chazelles.</p> - -<p>Elle le considéra, d’un bref regard en coin. -Grand, brun, solide, la face avenante et nette, -il respirait surtout la force. Et on ne démêlait -qu’ensuite la finesse qui aiguisait le ferme -regard, creusait d’une fossette le menton volontaire, -animait les lèvres délicates sous -la vigoureuse moustache noire. Il fumait sans -cesse des cigarettes, qu’il tirait d’un étui d’or, -d’un geste rapide et coulé.</p> - -<p>Cependant, l’attente se prolongeait. Paul -interrogea Lucette:</p> - -<p>—Tu n’es pas fatiguée? Tu ne veux pas -t’asseoir?</p> - -<p>Justement, à l’ombre des hangars, une<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[77]</a></span> -petite baraque de débitant avait poussé, qui -s’intitulait modestement: <i>Aerian Bar</i>. On -pourrait emprunter des chaises ...</p> - -<p>—Mais non, mais non.</p> - -<p>Elle s’irrita qu’on la crût lasse devant -Chazelles, qui, poitrine au vent, la cigarette -haute, suivait la lutte patiente du pilote -contre son moteur. Enfin, des détonations -éclatèrent, d’abord intermittentes, en pétarade. -Puis elles s’enchaînèrent, l’hélice tourna -à vive allure et ne fut plus bientôt dans l’air -qu’un bouclier vibrant, impalpable et terrible. -Des casquettes, des chapeaux s’envolèrent, -emportés par son souffle puissant. Des aides -accroupis, dont le bourgeron claquait dans -le vent, retenaient l’appareil à pleins bras. -Ils le lâchèrent quand le pilote leva la main. -Aussitôt l’aéroplane démarra. Ses roues -s’avancèrent dans le sable mou, d’une vitesse -croissante.</p> - -<p>On suivait sa marche avec une sorte d’angoisse.<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[78]</a></span> -On aurait voulu l’alléger, l’aider, le -soulever à distance, comme le magnétiseur -qui projette sa force. Et soudain, à cent mètres -de là, il quitta le sol, plana, les ailes grandes.</p> - -<p>De toute la foule, un cri d’admiration et de -délivrance monta, l’accompagna dans son -essor. De nouveau, des vœux, des désirs tendus -le soutenaient, s’opposaient à sa chute. -Dans un virage, près des fortifications, il -s’inclina. Une aile menaça d’accrocher la -terre. Et chacun frémit, comme d’un danger -personnel. Enfin, à la lisière opposée, il -prit contact, roula, s’arrêta. On vit l’hélice -ralentie tourner comme le soleil éteint d’un -feu d’artifice. Des fanatiques coururent à -travers la plaine pour féliciter plus tôt le -héros.</p> - -<p>Dans les groupes, chacun analysait ses impressions. -On les reconnaissait pareilles. -C’était, chez tous, au moment de l’essor, la -même allégresse, la même détente, une félicité<span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[79]</a></span> -intérieure, une jouissance physique, un -délicieux décrochement du cœur.</p> - -<p>Tandis que l’aviateur essayait de réparer -son appareil, ramené à bras devant les hangars,—car -il s’agissait d’une nouvelle panne -de moteur,—Paul et Chazelles s’efforçaient -de démêler les causes profondes de leur émotion.</p> - -<p>—Peut-être, dit Paul, avons-nous la -notion confuse d’assister à un spectacle -qu’aucun regard n’a jamais contemplé et que -des centaines de générations ont imaginé. -Les hommes ont toujours aspiré à quitter la -terre. La légende en fait foi. Ce qui nous -émeut, c’est d’être les premiers à voir réaliser -un rêve aussi vieux que l’humanité -pensante.</p> - -<p>—Possible, consentit Chazelles. Et puis, -ce n’est qu’un balbutiement, qu’une promesse. -Ce grand oiseau de toile fait songer -aux espoirs qu’il couve sous ses ailes, à<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[80]</a></span> -l’avenir qu’il nous prépare et qu’on nous -prédit tous les jours.</p> - -<p>De fait, cette année-là, on vivait en pleine -anticipation. Dans les dîners, l’aviation -détrônait le théâtre, ce grand accapareur de -la table. On ne parlait plus de la dernière -pièce, mais de la dernière envolée. Des causeurs -se taillaient des succès faciles en montrant -l’aéroplane au-dessus des jardins, les -clôtures désormais inutiles, la propriété -perturbée, la fin de l’odieux gabelou, de l’indiscret -douanier, de la guerre devenue trop -cruelle, bref, toutes les frontières renversées -au souffle de l’hélice aérienne.</p> - -<p>Lucette écoutait distraitement la discussion -des deux hommes. Elle observait le pilote, -grimpé dans l’armature de son appareil, et -qui s’efforçait, à petites retouches patientes, -de ranimer son moteur. Mais soudain son -attention se réveilla. Chazelles affirmait:</p> - -<p>—Non, voyez-vous, il y a autre chose. Ni<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[81]</a></span> -les vieux rêves du passé, ni les promesses de -l’avenir ne suffisent à expliquer le frisson -qui nous parcourt, qui nous électrise, au -moment précis de l’essor. Il y a là un besoin -de l’esprit qui prend corps, un symbole.</p> - -<p>—Un symbole? demanda Paul. Comment -l’entendez-vous?</p> - -<p>—Eh oui, tous, tant que nous sommes, -nous tendons à quitter la terre. Le meilleur -et le plus pur de nous-même aspire sans -cesse à s’affranchir de la gangue, à s’élever, -d’un coup d’aile. Et il nous semble que notre -secret désir se réalise, quand cet homme -s’arrache au sol. Le coup d’aile ... Mais nous -le demandons à tout ce qui nous exalte, tout -ce qui nous transporte et nous enchante, à -tout ce qui nous rend supérieur à nous-même. -Qu’attendons-nous de la musique, -vulgaires tziganes ou splendide opéra? Que -le premier coup d’archet nous emporte et -nous ravisse au réel. Coup d’aile, la voix du<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[82]</a></span> -ténor, la tirade de l’acteur, l’éloquence du -tribun. Coup d’aile, le voyage, le beau site, -le clair de lune. Coup d’aile, l’amour ...</p> - -<p>—L’amour? dit Lucette.</p> - -<p>L’opinion l’intriguait, de cet homme dont -le divorce restait mystérieux, sans raison -notable. Chazelles allumait une nouvelle cigarette -à celle qu’il venait d’achever. Les paupières -attentives et tendues vers le petit point -de feu, il aspirait avec force la fumée, de ce -même appétit voluptueux dont il semblait -aspirer la vie. Il se tourna vers Lucette:</p> - -<p>—Mais certainement, madame. L’essor -de cet aviateur est l’emblème exact de -l’amour. Songez-y. L’amour? Mais nous puisons -dans sa force l’élan nécessaire à nous -affranchir des soucis, des tracas, des petitesses, -des cahots de la route, à échapper au -sort commun, au terre-à-terre. Et dès qu’enfin -il nous arrache au sol et nous emporte, -nous cherchons à nous élever encore sur ses<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[83]</a></span> -ailes et, par sa puissance, à nous dépasser, à -planer toujours plus haut, dans un besoin -fou de plein ciel, d’ivresse culminante, de -vertige absolu, qu’un risque mortel ne paye -pas trop cher!... Ah! oui, c’est le grand coup -d’aile ...</p> - -<p>Mais le crépitement du moteur l’interrompit. -Il tendit l’oreille:</p> - -<p>—Il donne bien, dit-il.</p> - -<p>Et le spectacle l’absorba. C’était déjà le -crépuscule. On hâtait les rites du départ. -L’aviateur leva le bras et l’immense oiseau, -dont les ailes paraissaient lumineuses dans -le jour atténué, s’enfuit au ras du sol.</p> - -<p>Tout en le suivant dans sa course, Lucette -songeait aux paroles de Chazelles. Il l’intéressait. -Il lui semblait qu’elle venait d’entendre -de ces mots qu’on attend, qu’on a pensé sans -les dire. Et quand l’aéroplane s’enleva, brusquement, -comme sous un coup de mors, elle -en éprouva un choc aux entrailles, une<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[84]</a></span> -secousse plus violente que la première fois. -A croire qu’elle avait vraiment sous les yeux -l’image de l’amour, l’essor où l’on quitte la -terre ...</p> - -<p>Une seconde, elle observa Chazelles. Il -épiait le vol. Mais, comme s’il l’eût devinée, -il tourna la tête. Leur regard et leur pensée -se lièrent. Et, de son menton volontaire, il -lui désigna, en souriant, le grand oiseau qui -montait, tout blanc, dans la brume du soir.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[85]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">IV</h2> - -<p class="p2">«Ah! Voilà les lettres», pensa Lucette. -Du coin de parc qu’elle avait adopté,—un -rond-point ombreux, présidé par un gros -chêne et meublé de tables et de sièges rustiques,—elle -avait entendu sonner à la -grille. Dans la vie tout unie qu’on menait -aux Barres, le courrier faisait événement. Le -matin, quand la femme de chambre apportait -le déjeuner, Lucette guettait, dans la demi-obscurité<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[86]</a></span> -de la pièce close encore, le paquet -de lettres et de journaux posé sur le plateau. -Et, l’après-midi, dès le coup de cloche du facteur, -elle calculait le temps mort du triage, de -«l’épluchage» à l’office, elle écoutait le -caillou craquer sous le pas nonchalant du -domestique.</p> - -<p>Parfois, son impatience avait un motif. Elle -attendait des nouvelles de Zonzon, partie -depuis un mois pour l’Amérique. Elles arrivaient -à intervalles à peu près réguliers, huit -et douze pages sur pelure bleutée, des expansions -d’écolière en vacances, des joies de -découverte et de liberté qu’attisait un secret -bonheur. Un si fol éclat d’enthousiasme, -qu’on s’attendait presque à voir les lignes -danser et fuser. On s’étonnait que cette claire -écriture, cursive et déliée, pût contenir et -exprimer tant d’exubérance.</p> - -<p>Mais ce n’était pas le jour de Zonzon. Rien -que des cartes illustrées d’amies en voyage,<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[87]</a></span> -pas fâchées de faire montre de leurs déplacements -et d’esquiver en trois mots la corvée -d’écrire. Des journaux, dont Lucette parcourut -les titres sinistres. Assassinats, incendies, -cambriolages, grèves, menaces de guerre. -Rien de nouveau.</p> - -<p>Déçue, elle rejeta le paquet sur la table. -Qu’attendait-elle? Elle n’aurait pas su le dire. -Peut-être un peu d’imprévu, de surprise, -d’alerte.</p> - -<p>Une branche morte qui cassa net, tout près -d’elle, la fit sursauter. Elle se leva. Dans ce -silence, cette ombre verte, on avait l’air d’être -au fond de l’eau. Et elle gagna l’orée du parc, -la grande trouée lumineuse du parterre.</p> - -<p>C’était la pleine chaleur du jour et de l’été. -Des abeilles animaient l’air sonore. Dans le -calme absolu, des pétales tombaient mollement -des roses épanouies. Et de s’effeuiller -elles embaumaient davantage, à croire que -leur parfum s’échappait de leurs blessures.<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[88]</a></span> -Les buis des bordures craquaient; on entendait, -on suivait la montée de la sève vers la -lumière. Les papillons posés s’éventaient lentement -de l’aile. Et toutes les fleurs se tournaient -et s’ouvraient vers le soleil, comme -autant de baisers envoyés par la terre.</p> - -<p>Mais cet incessant labeur de création, bourdonnant, -odorant, Lucette en était blessée -comme d’un coup de clarté trop vive. Elle ne -se sentait pas en communion, en harmonie -avec cette fête de la vie, cette splendeur -féconde. Et loin de se fondre dans cette allégresse, -elle en éprouvait une lassitude inquiète.</p> - -<p>Pourquoi ce malaise? L’absence de sa grande -amie, de Zonzon? Elle la cherchait à ses -côtés, forte et vivante. Ah! le cher guide, si -sûr, si ferme, d’une puissance presque magnétique. -Il arrivait à Lucette de lui dire: «Enlève-moi -ma migraine avec tes mains.» Et -Zonzon lui caressait le front, apaisait la douleur. -Et maintenant, séparées. Au plus vite,<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[89]</a></span> -il leur faudrait quinze jours pour se rejoindre. -L’une pourrait mourir à l’insu de l’autre. Elle -s’attendrit, prête à pleurer.</p> - -<p>—Ah ça! je suis folle, murmura-t-elle.</p> - -<p>Oui, folle. Nulle n’était plus choyée, plus -entourée, plus riche en êtres aimés. Certains -perdent leurs parents avant d’être eux-mêmes -installés dans la vie. Et, à chaque petit -bonheur, à chaque petit succès, ce ne sont -que des ombres qu’ils prennent à témoin de -leur joie ... Elle, au contraire, à son plein -épanouissement, possédait les siens, et si -jeunes de cœur. Un coup de téléphone, elle -pouvait les entendre. Deux heures de train -ou d’auto, elle était dans leurs bras.</p> - -<p>Jusqu’à M. Duclos,—père, comme elle -l’appelait,—dont l’apparente rudesse rendait -plus savoureuse la bonté, et qui, à chacun -de ses passages, la traitait en petite reine, en -petite fée du bonheur de son «garçon».</p> - -<p>Et là, tout près, derrière ces fenêtres recueillies,<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[90]</a></span> -ouvertes sur la terrasse que le jardinier -ne devait pas ratisser, afin de respecter le -silence ... Certes, pressant, minutieux, formidable, -ce travail de correction d’épreuves qui -devait être achevé pour la rentrée, où les citations -en caractères grecs multipliaient les risques -de fautes, où la mise en place des dessins -dans le texte exigeait d’incessantes retouches. -Et pourtant, dès qu’elle entrerait dans le sanctuaire, -les feuillets s’envoleraient, le fauteuil -pivoterait, et vers elle se tendraient des bras -aussi avides, monteraient des regards aussi -fervents, des paroles aussi tendres qu’au premier -jour.</p> - -<p>Mais un éclat de rire proche coupa sa -rêverie. Vivement, elle gravit les marches de -la terrasse. A l’ombre du château, dans le -jardin anglais, la nourrice s’égayait des -propos du chauffeur. A la vue de Lucette, -l’homme s’éloigna. Paule, sa petite Paule ... -Elle était assise par terre dans une allée et<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[91]</a></span> -jouait au sable. Lucette la prit dans ses bras, -promena ses lèvres sur le petit front moite et -duveté. Puis, l’écartant un peu, elle la contempla.</p> - -<p>Comme elle était jolie! Déjà, dans ses traits -indécis, des ressemblances s’affirmaient. Lucette -reconnaissait le dessin arqué de ses -propres lèvres, la coupe et la teinte des yeux -de Paul. Elle s’exalta à penser que leur fille -était née d’eux, de leurs caresses. Elle aurait -voulu se baigner, se fondre dans la tiédeur du -petit cou tendre, la bonne odeur du poupon -de luxe, s’abîmer dans un de ces amours presque -féroces qu’on prête à la lionne pour son -petit. Et elle l’embrassait, l’embrassait ...</p> - -<p>—Madame va lui faire mal.</p> - -<p>La nourrice. Elle l’oubliait. Cette femme -aussi appelait Paule «ma fille». Et elle avait -raison. En fait, l’enfant vivait plus avec sa -nounou qu’avec sa maman. Dans l’hôtel du -Champ-de-Mars comme au château des<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[92]</a></span> -Barres, elle avait une sorte d’existence personnelle, -à part, son appartement, son -petit <i>home</i> dans le grand. Elle n’envahissait -pas le foyer comme elle l’eût fait dans un -ménage à l’étroit. Nos enfants tiennent -dans notre vie la même place que dans notre -logis.</p> - -<p>Et Lucette s’efforçait d’expliquer, par ces -exigences de coutumes, pourquoi elle ne se -sentait pas plus étroitement attachée encore -à sa fille, pourquoi la maternité ne lui donnait -pas ces émotions violentes, insondables, -où s’abîmer et se dissoudre, ce sens de l’absolu, -de l’infini, qu’elle attendait toujours de -la vie sentimentale ...</p> - -<p>Et, comme elle s’éloignait le long de -l’avenue de tilleuls, une angoisse la suffoqua -soudain. Elle eut ce terrible cri d’effroi que -tant de prêtres ont entendu à travers la grille -du confessionnal: «Est-ce que je ne serais -pas capable d’aimer? Est-ce que je serais<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[93]</a></span> -insensible? Est-ce que je n’aurais qu’un cœur -desséché?...»</p> - -<p>Ah! le bondissement indigné qui la souleva! -Elle, dure, insensible, sèche? Allons -donc! Elle en qui frémissaient, malgré toutes -les tendresses répandues, de telles réserves -de passion qu’elle croyait étouffer du besoin -de les prodiguer. Elle, en qui se déchaînaient -des forces si aiguës qu’elle eût voulu les -darder, les enfoncer comme elle s’incrustait -les ongles dans les paumes. Elle qui s’irritait -de l’allégresse des choses parce qu’elle l’enviait. -Elle qui souhaitait, par elle ne savait -quel miracle, quelle vertigineuse défaillance, -de se mêler à cet air sonore et parfumé, à ce -grand vol amoureux où dansaient ensemble -le pollen des fleurs et l’aile des insectes. -Elle!...</p> - -<p>Lucette était encore toute secouée de -l’alarme quand M<sup>me</sup> Turquois parut dans la -perspective de l’avenue. Elles continuaient<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[94]</a></span> -de voisiner dans la solitude de Brûlon. Lucette -subissait toujours l’attrait de cette -beauté candide, cette fraîcheur reposée de -déesse qui sort de l’onde. L’exquise femme. -Elle semblait revêtue, tant il y avait de grâce -souveraine dans sa démarche, d’un invisible -manteau de cour. Et l’on devinait si frémissante -en ses profondeurs cette belle coulée -limpide ...</p> - -<p>Fait étrange. Le penchant de Lucette s’était -accru depuis la brutale tentative de Turquois. -L’amie dont le mari vous a vainement -courtisée vous en devient plus -chère.</p> - -<p>Quant à lui, il se tenait tranquille, depuis -un an. A douter qu’il se fût jamais démasqué. -Le requin plongeait. D’ailleurs, Brûlon ne le -voyait guère. En ce moment, afin d’écrire une -pièce en collaboration, il avait suivi son complice—comme -il disait—sur la côte bretonne.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[95]</a></span></p> - -<p>Lucette, sachant le singulier attachement -de M<sup>me</sup> Turquois:</p> - -<p>—Votre mari rentre-t-il bientôt? demanda-t-elle. -Vous en avez de bonnes nouvelles?</p> - -<p>Elles s’étaient assises sur un banc de pierre, -à l’extrémité de l’avenue, qui se heurtait au -mur du parc. M<sup>me</sup> Turquois eut un imperceptible -haussement d’épaules. Et, l’ombrelle -taquinant le sable:</p> - -<p>—Mon mari? Non. Je ne sais pas. Il est à -Saint-Enogat. Une retraite un peu mondaine, -pour le travail. Enfin ...</p> - -<p>Pour la première fois, elle en parlait sur ce -ton d’amertume légère. Lucette la dévisagea, -surprise. Aurait-elle deviné les velléités de -Turquois ...? Elle paraissait tendue, sous son -calme apparent. Alors, timidement:</p> - -<p>—Sa pièce?...</p> - -<p>Sur le pur visage de M<sup>me</sup> Turquois, une -moue passa, la moue de l’enfant près de -pleurer. Et, la voix en saccades:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[96]</a></span></p> - -<p>—Sa pièce!... Il s’agit bien de sa pièce! -Une nouvelle intrigue qui commence, oui. Il -m’a suffi d’ouvrir les journaux ce matin. -Déplacements et villégiatures. J’ai compris. -J’ai tellement l’habitude! On vient le relancer -à Saint-Enogat. Il y a longtemps que je -la craignais, celle-là.</p> - -<p>Quoi? C’en était fini de cette sérénité limpide, -de ce beau regard couchant vers son -mari, de cette indulgence pour ses frasques? -Lucette en oubliait son propre malaise.</p> - -<p>Maintenant qu’elle s’était trahie, M<sup>me</sup> Turquois -ne cherchait plus à se contenir. Elle -s’épanchait. La maille du filet qui rompt, -entraînant les autres.</p> - -<p>—Ah! ma pauvre petite amie, j’ai tant de -chagrin. Laissez-moi dire. Je n’ai personne, -moi. Je suis toute seule. Cela vous étonne, -n’est-ce pas, que je me démasque et que je -me révolte. Mais d’ordinaire, voyez-vous, ce -n’étaient que des passades, des fruits prêts à<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[97]</a></span> -tomber et maraudés au bord du chemin en -allongeant le bras. Il ne se donnait pas. Il se -prêtait. Je me disais: «Il me reviendra.» -Il ne s’éloignait même pas. Mais cette fois, j’ai -peur. J’ai peur. Si cette femme met la griffe -sur lui, si elle trouve en lui l’homme qu’elle -attend, elle ne me le rendra plus ...</p> - -<p>—Qui?</p> - -<p>—Une amie, naturellement. D’ailleurs, -vous la connaissez. Elle vient chez vous. -Madame Evenon ...</p> - -<p>—Ah! oui, dont le mari est si occupé ...</p> - -<p>—Il ferait mieux de s’occuper d’elle. Une -assoiffée de bonheur, du bonheur qu’elle n’a -pas chez elle. Et qui le cherche avidement. -Ce qu’elle a déjà brisé, tordu, rejeté d’amants. -Mais celui qui la fixera, qui sera son maître ... -Oh! celui-là, elle s’accrochera à lui comme le -naufragé à son sauveteur. Ils se perdront ensemble. -Et celui-là, je le sens, ce sera lui ... -Comprenez donc. D’ordinaire, c’était le gai<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[98]</a></span> -coureur d’aventures, celui qui, dans un couloir -d’hôtel, se risque à pousser les portes -entre-bâillées. On ouvre, tant mieux. On résiste, -tant pis. Mais cette fois, la porte se refermera -sur lui, et bien bouclée, je vous -jure. Il ne sortira plus ... Alors? que faire? -Menacer, supplier, bref me jeter entre eux? -Ils s’en désireront davantage. Ou alors attendre, -toujours attendre.</p> - -<p>Elle se voûta, sa claire figure soudain -vieillie de chagrin.</p> - -<p>—Oh! l’attente! ce que j’en ai déjà connu, -des attentes ... Des sommeils troués, de brusques -sursauts qui me rejetaient assise, -l’oreille tendue. C’est lui? non. Pas encore. -Et ces retours, où je sentais dans ses vêtements, -sur son corps, l’odeur des autres ... Et -ces lettres, que je retrouvais, oubliées au -fond des poches et des tiroirs, ou mal déchirées -dans sa corbeille ... Ces fleurs séchées -qui s’émiettaient dans ses goussets. Des<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[99]</a></span> -fleurs, à lui! Ce que nous sommes bêtes! Et -lui, me revenait tranquille, gai, épanoui, décidé -à ne rien voir, à ne rien savoir de mon -supplice. Parbleu! il avait raison. Jamais je -n’ai rien dit. J’ai toujours feint d’ignorer. -Ignorer! j’ai tout su, au contraire. Toutes ses -tentatives, échecs et triomphes. Tout, jusqu’à -ses velléités, ses désirs. Vous, Lucette, oui, -vous, ma pauvre petite, j’ai su ...</p> - -<p>Lucette se sentit rougir:</p> - -<p>—Moi?</p> - -<p>—Oui, j’ai vu qu’un moment il s’attaquait -à vous. L’an dernier. Et quel soulagement -quand j’ai compris que vous le repoussiez, -qu’il abandonnait, que je pourrais vivre -sans crainte de ce côté-là, que je ne serais -pas obligée de vous fêter ouvertement et de -vous haïr en secret, comme j’ai dû faire avec -tant d’autres! Et peut-être y a-t-il de la -gratitude, dans ma franchise d’aujourd’hui ... -Oui, j’ai tout su. J’avais l’air d’être dupe, de<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[100]</a></span> -croire ses grosses feintes, ses mensonges enfantins. -Et toute ma consolation, tout mon -orgueil, c’était, chaque fois, de l’absoudre en -moi-même ...</p> - -<p>Lucette écoutait, stupéfaite. Comment ce -brutal avait-il su prendre un tel empire sur -cette fine et fière créature? Elle demanda -doucement:</p> - -<p>—Vous l’aimez bien?</p> - -<p>Oh! le regard farouche et lointain qui -brilla dans cette face défaite:</p> - -<p>—Aimer! Dire que nous n’avons qu’un -mot, un seul mot, pour exprimer tant de -choses différentes! Oui, je lui reste attachée -parce qu’il n’est pas méchant, au fond, parce -qu’il est gai, parce qu’il est, entre ses fugues, -un bon compagnon, parce que je suis fière -de porter son nom, de partager sa notoriété ...</p> - -<p>Et soudain se secouant toute:</p> - -<p>—Et puis non, je mens, je mens encore,<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[101]</a></span> -je mens à moi-même. J’y tiens parce que -c’est «mon homme» comme disent les -femmes du peuple et comme disent les filles. -Comprenez-vous? J’y tiens comme la pierreuse -tient à l’amant qui la mâte, qui la -frappe et qui la contente. Ah! oui, je lui ressemble, -à cette malheureuse ... Elle a reçu -moins de coups de couteau dans la peau que -je n’en ai reçu dans le cœur ... Ah! parfois, -je me fais horreur et pitié. Car je reste clairvoyante. -Et voilà le vrai drame de ma vie. -C’est de me sentir esclave, uniquement attachée -par ce lien de chair. Que de fois je me -suis révoltée contre moi-même! J’avais, -comme les autres, des aspirations délicates, -des petits rêves fleuris, tout un parterre secret. -Il a tout piétiné, tout foulé de son gros -sans-gêne. Je me souviens. Je lui préparais -des surprises, j’avais pour lui de fines attentions. -Il ne goûtait rien. Il ne comprenait -<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[102]</a></span>rien. Et je recommençais ... J’avais des idées, -des opinions à moi, que rebroussaient les -siennes. Il m’a repétri une âme à son image, -de ses mains, de ses mains qui me -brûlent ... Ses manières m’irritaient. Je les ai -adoptées, je les ai prises ... Et quand je l’injurie -tout bas, je sens que je l’admire encore ... -Je sais qu’il serait plus digne et plus sage de -rompre une bonne fois. Un divorce ne devrait -pas m’effrayer. On me confierait mon -petit garçon, tant l’inconduite du père est -flagrante. Et je ne peux pas rompre ... -Chaque fois que je me cabre, je retombe -sous lui ... Enfin, c’est mon homme, je -vous dis, c’est mon homme. Il est à la -fois ma torture et mon bonheur. Je les -accepte ensemble. Je les veux ensemble. -Et je suis prête à les disputer à qui me -les enlèverait, prête à tout ... Ah! je suis -folle ...</p> - -<p>Elle s’essuya vivement les yeux, se ressaisit. -Puis, d’un geste triste, montrant contre<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[103]</a></span> -la clématite de la muraille un papillon, ailes -battantes, qui buvait une fleur:</p> - -<p>—Tenez, voilà ce que je suis. Un pauvre -papillon, mais un papillon épinglé au mur, -fixé à jamais, d’une pointe que rien n’arrachera, -et dont les ailes palpitent de la même -façon dans la douleur que dans le plaisir ...</p> - -<p>M<sup>me</sup> Turquois était partie que Lucette rêvait -encore devant le papillon assoupi. Comment -ce farouche amour avait-il pu résister à tant -d’épreuves? Pauvre femme ... Et le tribut -payé à la compassion, par un retour naturel, -Lucette se penchait sur elle-même. Elle aussi -était un papillon. Un papillon heureux, un -papillon attaché à sa fleur. Mais elle ne se -sentait point au cœur ni aux entrailles cette -pointe voluptueuse et cruelle qui fixe jusqu’à -<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[104]</a></span>la mort ...</p> - -<p>Chaque fois que Lucette, après un séjour -aux Barres, débarquait à la gare de Lyon sur -le grand jour de la place animée de cafés et -d’autos, elle stoppait une seconde, un peu -étourdie, au ras du perron. Elle avait l’impression -de dominer un bain tout fumant de -vie et, à chaque marche qu’elle descendait, -d’entrer dans cette piscine aux ondes chaudes -et courantes.</p> - -<p>Elle s’y plongeait avec une sorte de plaisir -physique. De sa voiture, elle s’amusait de la -comédie de la rue, retrouvait des enseignes, -admirait les arbres, d’une beauté plus touchante -qu’à la campagne, dans leur cadre de -pierre.</p> - -<p class="p2">A chacune de ces petites expéditions d’un -jour, elle passait chez ses parents, qui ne -pouvaient, cette année-là, quitter Paris qu’en<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[105]</a></span> -septembre. Paul restait aux Barres, prétextant -son travail urgent. Au fond, guidé par son -exquise discrétion, peut-être obéissait-il au -désir de la laisser toute aux siens et devinait-il -l’aise singulière qu’elle éprouvait à rentrer -un moment dans son passé de jeune fille.</p> - -<p>Immuable, en effet, le vieux logis de -famille, dans la tranquille rue Guersant, aux -Ternes. Dès que Lucette apercevait la frise -sculptée au fronton de la maison, dès qu’elle -respirait l’odeur de l’appartement, elle avait -cinq ans, elle avait dix ans, elle n’avait plus -d’âge.</p> - -<p>Et dans le salon où maman brodait, épanouie -au creux d’un fauteuil bas, elle retrouvait -les mêmes tableaux, les mêmes -gravures, la même tenture aux dessins -noirs sur rouge, le jeu d’échecs sur une console -à l’abri d’un globe de verre et les deux -petits amours de bronze qui se lutinaient sur -la pendule.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[106]</a></span></p> - -<p>D’où vient la douceur de revoir ce qu’on -a toujours vu, le tendre attrait de ces vieux -amis, de ces petits témoins de l’enfance? -Sans doute de ce qu’ils sont l’empreinte -et le moulage de notre vie, des souvenirs -en relief, de la mémoire sensible, du passé -présent. Et aussi de ce qu’ils rassurent -notre besoin de durer, puisqu’ils sont un -peu de nous-mêmes et qu’ils n’ont pas -changé ...</p> - -<p>Jusqu’au petit craquement de l’aiguille dans -la toile cirée de la broderie, qui rajeunissait -Lucette. Excellente maman ... Elle non plus, -ne vieillissait pas. A peine si quelques fils -gris niellaient ses cheveux en diadème. Toujours -son beau regard luisant, sa face bourbonnienne, -gourmande et fine. Toujours aussi -paisible qu’au temps où Lucette, dans la -pièce voisine,—le bureau de papa,—criait: -«Maman, gronde Zonzon, qui me taquine!» -<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[107]</a></span>Et où M<sup>me</sup> Savourette, sans bouger de son -fauteuil, disait tranquillement: «Zonzon, je -te gronde.»</p> - -<p>Certes, elle les aimait bien, ses filles. Mais -elle leur avait toujours préféré son mari. Et -elle ne le chérissait pas, comme M<sup>me</sup> Turquois, -d’un amour heurté, mais d’une tendresse -si unie, si brillante ... Zonzon disait -vrai: rien ne l’avait altérée, rien ne l’avait -ternie. Pas même ces continuels embarras -d’argent dont Lucette, jeune fille, avait tant -de fois subi le contre-coup. Ah! Tout ce que -son chic apparent cachait alors de ruses et -d’ingéniosité! L’art de rajeunir les chapeaux -et les robes, pour paraître en changer plus -souvent. Ces grands dîners où l’on allait en -voiture et d’où l’on revenait à pied. Le petit -supplice des gants blancs qui s’obstinent à -fleurer la benzine ... Maintenant qu’elle était -royalement affranchie de ces triviales inquiétudes, -Lucette en saisissait mieux, en contraste, -toute l’action corrosive, dissolvante.<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[108]</a></span> -Comment avaient-ils pu tous deux se débattre -au milieu de ces soucis irritants, sans jamais -cesser de se sourire?</p> - -<p>Un peu mélancolique, cette heure où, parvenu -à la taille de ses parents, on les voit, -non plus comme des demi-dieux parfaits -qu’on regardait en levant la tête, mais comme -des égaux, des êtres pareils aux autres, -l’heure où l’on cherche à les déchiffrer en s’aidant -de ses purs souvenirs d’enfant et de sa -science acquise ...</p> - -<p>Mais on parlait, dans la pièce voisine. Lucette -demanda:</p> - -<p>—Papa est là?</p> - -<p>—Oui, avec le beau Chazelles.</p> - -<p>Chazelles? Un court saisissement. Mais -quoi? C’était tout naturel. Elle oubliait: -M. Savourette était l’architecte du musée -Suffren. Chazelles ... A peine l’avait-elle revu -deux fois, depuis la visite au champ de manœuvre -d’Issy. Mais, sans doute parce que<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[109]</a></span> -cette journée rompait avec le traintrain de -son existence—courses et visites, théâtre et -dîners—elle en gardait un souvenir vivace, -l’impression d’une trouée lumineuse comme -celle qui s’était ouverte à ses yeux dès la sortie -de Paris, sur la plaine rase. Elle revivait -les longues attentes, elle revoyait Chazelles -debout sur la petite dune de sable, son avidité -voluptueuse à tirer sur sa cigarette, le -menton haut. Et souvent, rien qu’à lire les -comptes rendus d’aviation—elle les suivait, -depuis ce jour-là, dans les feuilles—même -rien qu’à voir un oiseau prendre son vol, là-bas, -aux Barres, elle se rappelait ce qu’il -avait dit sur le coup d’aile ...</p> - -<p>—Je ne veux pas les déranger. J’attendrai.</p> - -<p>Mais elle écoutait et parlait distraitement, -gênée par le ronronnement des voix, oppressée -d’un peu d’impatience, jusqu’au moment où la -porte s’ouvrit devant Chazelles. Avenant, chaleureux, -il s’enquit des nouvelles des Barres.<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[110]</a></span> -Cependant, tout en embrassant sa fille, -M. Savourette se lamentait. Il ne la verrait -pas. Il était obligé d’accompagner Chazelles. -Un rendez-vous pris avec l’entrepreneur. Et -une grosse affaire: la construction d’une -annexe.</p> - -<p>—Venez avec nous, Madame, suggéra -Chazelles. Vous causerez tous deux en route. -Je parie que vous ne connaissez pas mon -musée?</p> - -<p>Elle l’avoua, en riant. Pourtant, sa maison -n’en était séparée que par la largeur du -Champ-de-Mars. Mais, à Paris, il suffit de -demeurer près d’un monument pour n’y -jamais entrer. Une fois, cependant, elle en -avait franchi le seuil, afin de rendre visite à -M<sup>me</sup> Chazelles. Car le conservateur habitait le -palais. Elle fut tentée de rappeler ce souvenir, -mais se mordit les lèvres à temps. Toute une -éducation nouvelle, l’art de parler devant les -divorcés. Chazelles insistait:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[111]</a></span></p> - -<p>—J’avais choisi un lundi pour ce rendez-vous, -parce que le musée est fermé au public. -Vous l’aurez pour vous toute seule.</p> - -<p>Lucette se laissa tenter.</p> - -<p>Laissant bientôt M. Savourette aux mains -de l’entrepreneur, Chazelles tint à faire à sa -visiteuse les honneurs de son palais. Il n’entendait -pas la confier à un gardien, ou la -laisser errer sans guide.</p> - -<p>—D’ailleurs, toute seule, vous auriez -peut-être peur.</p> - -<p>Elle se cabra:</p> - -<p>—Peur!</p> - -<p>—Eh oui ... Vous allez voir.</p> - -<p>Était-ce le tête-à-tête à peine prévu, si vite -arrangé? Le brusque passage du jour à la -lumière de théâtre qui éclairait le musée? Ces -vastes salles sonores, solitaires, où les vitrines -se reflétaient dans le parquet luisant? Surtout -ces loggias ouvertes dans les murailles, -où, sous la clarté crue des rampes cachées,<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[112]</a></span> -des personnages de cire se dressaient dans un -décor assorti à leur costume, scènes d’intérieur -ou de plein air, de toutes les époques et -de tous les pays, qui donnaient à la visiteuse -la sensation de n’être plus dans son temps, -dans son atmosphère, mais de glisser à travers -les âges et les races? De fait, Lucette perdait -un peu pied. Mais, l’orgueil aidant, elle se -roidissait, se montrait d’autant plus désinvolte -qu’elle était moins rassurée.</p> - -<p>Ils allaient. De temps en temps, Chazelles -s’arrêtait devant une vitrine et, frappant la -glace d’une des clefs qu’il tenait à la main, -signalait la richesse ou la rareté d’une collection, -la fraîcheur d’une robe très ancienne, -miraculeusement conservée et qu’on devinait -fragile, à la merci d’un souffle.</p> - -<p>Ou encore, il ouvrait un panneau de verre, -saisissait une dentelle, un bijou et l’élevait -précieusement jusqu’à ses yeux. Et sa voix, -son regard, son geste trahissaient son appétit,<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[113]</a></span> -son vaste amour de toutes les beautés. Il -s’écria:</p> - -<p>—Et quand on songe que tous ces trésors -n’ont été créés que pour plaire! Eh oui. Se -vêtir n’est qu’un prétexte. Séduire est le vrai -but. Les hommes ont obéi à la même loi qui -veut pour les fleurs des couleurs et des parfums, -pour les oiseaux des plumages éclatants. -Il s’agit d’attirer à soi, de fixer le -caprice qui passe. Regardez. Les hommes ont -voulu paraître plus grands sous les casques -et les cimiers, plus imposants sous leurs -armures et les draperies de leurs manteaux. -Les femmes ont voulu paraître plus mystérieuses -sous la robe, plus affinées sous le corselet, -plus scintillantes sous la parure. Chaque -bijou souligne un charme. Le collier éclaire -le visage, le bracelet détache la main, la ceinture -fait valoir la gorge. Partout le même -effort de s’accroître en prestige, en pouvoir, -<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[114]</a></span>en attrait ...</p> - -<p>Puis il voulut qu’elle essayât des joyaux. -Il l’aida, l’effleurant parfois de ses doigts. Et -appuyant sur elle son ferme regard:</p> - -<p>—Vous, tout vous sied. Rien ne vous -rehausse.</p> - -<p>Toute louange caresse le cœur. Ce Chazelles ... -Elle le connaissait peu. Sans doute -il avait le compliment facile. Pourtant, s’il -n’en était pas prodigue? Mais elle ne voulut -pas s’appesantir et poursuivit sa marche pour -échapper à sa pensée.</p> - -<p>Elle avait hâte de revoir le jour, le vrai -jour. Tous ces personnages immobiles autour -des salles, dans leur décor de lumière, la -hantaient, la poursuivaient de leur regard de -verre. Chazelles avait deviné juste. Elle avait -presque peur. Les figures de cire, muettes, -figées dans les attitudes et sous les couleurs -de la vie sans pourtant posséder la vie, lui -inspiraient une sorte d’effroi, comme une -mort fardée.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[115]</a></span></p> - -<p>Parfois, dans un cadre plus ample, sur une -perspective plus profonde, s’ouvraient des -scènes capitales, des reproductions de toiles -célèbres: <i>L’Entrevue du Camp du Drap d’Or, -Le Sacre de Napoléon</i>. Mais Lucette ne s’attardait -pas, fuyait sur le parquet luisant.</p> - -<p>Et tout à coup elle eut un cri de stupeur -ravie. Suave, fraîche, printanière, irréelle, une -apparition surgissait devant elle. Par la grâce -des lignes, le choix heureux des lumières et des -nuances, le fini du détail, elle touchait à -l’œuvre d’art.</p> - -<p>—<i>L’Embarquement pour Cythère</i>, de Watteau, -expliqua-t-il.</p> - -<p>Immobile, émue:</p> - -<p>—Que c’est charmant, dit Lucette.</p> - -<p>—N’est-ce pas? reprit Chazelles. Et ce n’est -peut-être pas une simple fantaisie, mais une -prévision ... Oui, les grands admirateurs de -Watteau lui prêtent des vues profondes. Il -aurait pressenti les idées des philosophes du<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[116]</a></span> -dix-huitième siècle, qu’il précédait de peu -dans la vie. Et il n’aurait pas laissé une -œuvre frivole, mais un acte de foi, une -évocation d’une société future, affranchie de -la souffrance, occupée seulement de son -bonheur.</p> - -<p>—Vous le croyez? demanda Lucette.</p> - -<p>—J’y suis porté. Justement parce que ses -personnages ne songent qu’à l’amour. Aujourd’hui, -notre premier, notre plus pressant -instinct est de nous subvenir. Le second, d’aimer. -Mais si l’existence devenait facile et -douce, l’instinct de lutte céderait le pas à -celui de l’amour. Le souci d’aimer passerait -au premier rang. Et cela est si vrai que, dès -maintenant, les oisifs, les privilégiés, ceux -qui n’ont plus à gagner leur vie, ne sont -guère préoccupés que de l’amour. Dans les -décors choisis que vous connaissez, ils réalisent -les fêtes galantes. Ce sont des précurseurs, -<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[117]</a></span>d’heureux précurseurs ...</p> - -<p>Lucette rêvait, devant la vision délicieuse. -L’amour, toujours l’amour ...</p> - -<p>Et il lui fallut, pour la rendre toute à elle-même, -le beau jour doré de cinq heures et -la voix proche de papa qui, mètre en main, -discutait avec l’entrepreneur. Délibérée, elle -remercia Chazelles et se félicita même -du hasard de la rencontre. Alors, en souriant:</p> - -<p>—Ce n’est pas tout à fait le hasard, dit-il. -Chez vos parents, j’ai su par votre père qu’il -vous attendait. Et j’ai différé mon départ -jusqu’à votre arrivée.</p> - -<p>Elle ne répondit pas et baissa la tête. -N’était-ce encore qu’une galanterie banale? -La recherchait-il vraiment? Bah! ils n’étaient -l’un pour l’autre que des indifférents. Elle -aimait, elle était aimée, et le reste importait -peu ...</p> - -<p>Tout de même, cette petite phrase tombée -dans sa vie venait d’y jeter ce ferment d’inquiétude<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[118]</a></span> -et d’intérêt, de piquant et de trouble: -l’alerte.</p> - -<p class="p2">Les soirs qui suivirent, son retour aux -Barres, Lucette, avant de s’endormir, revoyait -des figures de cire dans l’obscurité. Elles se -dégageaient peu à peu, sortaient des tentures, -s’affirmaient, très claires, reconnaissables. -Puis, au bout d’une semaine environ, ces -visions disparurent.</p> - -<p>Mais elle les ravivait, le jour, par le -souvenir, en fermant les yeux. Dans ces -moments-là, elle songeait: «Tout de même, -j’ai un secret ...» La phrase ambiguë de Chazelles -au moment du départ. Un secret si -menu qu’elle n’avait pas scrupule à le garder. -Avait-elle raconté à son mari l’aventure de -Turquois? Non. C’eût été maladresse et fatuité. -Que de fois une femme, pour peu qu’elle ne<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[119]</a></span> -soit pas trop laide, sent passer sur elle une -rapide convoitise! Peut-être même s’abusait-elle.</p> - -<p>Mais la pensée d’avoir un petit secret -l’amusait, l’animait comme un jeu. Elle se -rappelait ces enfants qui vont enfouir un -joujou dans un coin de jardin, pour la joie -d’avoir une cachette, d’être seuls à la connaître, -de déterrer de temps en temps leur -humble trésor, de le découvrir ...</p> - -<p>Cependant un jeu n’emplit pas la vie, pas -plus que le petit grain sonore n’emplit le vide -du grelot. Et Lucette retombait à sa langueur -inquiète, son attente vague et sans objet. Peut-être -tout simplement les lourdes chaleurs de -l’été, la solitude des champs?</p> - -<p>Elle se désespérait de ne prendre goût ni -aux besognes, ni aux distractions qu’apportaient -les jours: les soins de la maison, les -promenades avec M<sup>me</sup> Turquois. Il lui semblait -que les aiguilles aux pendules, le soleil<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[120]</a></span> -au ciel ralentissaient leur marche. Et, déçue -de la longueur du temps, elle s’étonnait: -«Qu’est-ce que cela peut me faire? Je -n’attends rien.»</p> - -<p>Elle inventait des étapes, pour couper les -journées. Elle en arrivait à désirer avec impatience -l’heure des repas. Et quand elle se -mettait à table, elle mangeait à peine et sans -plaisir, la gorge bloquée. Sa crainte d’alarmer -son mari, lorsqu’elle sentait sur elle son -regard attentif, parvenait seule à forcer un -instant sa répugnance.</p> - -<p>Un soir d’août, après dîner, ils goûtaient -tous deux la fraîcheur sur la terrasse, après -une journée de fournaise. Il faisait un clair -de lune à pleurer. La façade aux volets clos -était toute blanche, comme sous un crépi -neuf. Le parterre scintillait, mouillé de clarté. -Et les bois lointains semblaient de brume -blonde.</p> - -<p>Dans la vallée, passaient les grands rapides<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[121]</a></span> -de nuit, échappés de Paris deux heures plus -tôt. Leur crinière de fumée s’embrasait des -reflets du foyer. Tous les wagons étaient -encore illuminés. Et la longue fusée glissait -dans la nuit transparente. Ils emportaient -tous ceux qui partaient pour la Côte, pour -l’Italie, pour l’Afrique, l’Extrême-Orient ... -Que d’ambitions, d’impatiences, que de rêves, -que de déchirements ...</p> - -<p>Paul, assis près de Lucette, lui prit la main. -Si doux que fût le geste, elle sursauta, réveillée. -Il lui demanda, presque humblement:</p> - -<p>—Où es-tu? A quoi penses-tu?</p> - -<p>Et comme elle ne répondait pas tout de -suite, il poursuivit sans attendre:</p> - -<p>—Il me semble que tu changes, depuis -quelque temps ... Que tu es triste, absorbée.</p> - -<p>Effrayée, elle se défendit:</p> - -<p>—Moi? Non, non. Qu’est-ce que tu vas -imaginer?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[122]</a></span></p> - -<p>—J’ai si peur que tu ne t’ennuies ... Te -manque-t-il quelque chose? As-tu un désir, -un caprice? La vie ici ne te plaît peut-être -pas? Veux-tu voyager? Veux-tu recevoir des -amis? Je suis si heureux de te faire plaisir. -Parle. Dis un mot, fais un geste, un signe ...</p> - -<p>Elle fut inondée de gratitude et de tendresse. -Des désirs? Il les comblait d’avance. -Une vie plus large? Elle régnait sur ce royal -domaine. Et quant au voyage ... Non. D’une -croisière entreprise avant sa grossesse—la -Norwège, retour par l’Écosse—elle gardait -un souvenir trépidant de cinématographe, -l’impression d’être perdue dans toutes ces -chambres neutres d’hôtel, d’étouffer parmi -ces races de langage et de mœurs inconnus, -d’être comme transplantée sur une autre -planète.</p> - -<p>—Je t’assure, dit-elle, je n’ai besoin de -rien. Tu m’as tout donné.</p> - -<p>Il insista, lui pressant les mains:</p> - -<p>—Alors, pourquoi n’es-tu plus la même?<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[123]</a></span> -Voilà des semaines que je tourne et que je -retourne cette question dans ma pauvre tête. -Mon Dieu! Voir cette ombre dans tes yeux, et -ne pas savoir ce qui se passe là, derrière -ton petit front ... Lucette, ma Lucette, je t’en -supplie, dis-moi ce que tu as. Tout vaut -mieux que le silence. Je t’en supplie.</p> - -<p>Électrisée de franchise et d’abandon, elle -descendit encore en elle. Non. Elle ne trouvait -rien, rien de précis, rien d’exprimable:</p> - -<p>—Je n’ai rien. Je te jure.</p> - -<p>D’un élan, il glissa presque à ses pieds:</p> - -<p>—C’est vrai? C’est bien vrai?... Ah! Lucette, -ma Lucette adorée, tu es tout pour -moi, vois-tu, ma raison de vivre. Et la seule -pensée que tu pourrais t’éloigner de moi ... -Ça me rend fou ... J’en mourrais ... Je t’aime -tant, je t’aime tant ...</p> - -<p>Elle lui jeta les bras autour du cou. Soulevée -du désir violent et confus d’être protégée -par lui, rivée à lui, d’être dans ses bras<span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">[124]</a></span> -comme dans une prison heureuse, elle balbutiait:</p> - -<p>—Moi aussi, je t’aime, je t’aime. Je suis -à toi. Ah! mon aimé, sois mon refuge, garde-moi, -prends-moi ...</p> - -<p>La tête renversée, les yeux emplis de la -nuit blonde, elle souhaitait, elle ne savait -quel miracle qui éternisât l’instant, quel vertige -à faire crouler sur elle les étoiles ...</p> - -<p>Mais lui, toujours agenouillé, releva vers -elle son visage illuminé de joie et de clarté, -frappé d’extase. Puis, lui prenant les mains, -il les couvrit religieusement de baisers.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[125]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">V</h2> - -<p class="p2">Lucette n’aspirait pas au retour à Paris. -Sûrement, elle ne parviendrait pas à secouer, -par une vaine agitation, sa lassitude inquiète. -Dès lors, à quoi bon changer? D’avance, -les rites de l’hiver l’excédaient.</p> - -<p>Un jour, devant sa mère—les Savourette -passaient aux Barres quelques semaines d’automne—elle -laissa percer sa répugnance. -Les deux femmes étaient assises dans l’ombre<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[126]</a></span> -du rond-point. M<sup>me</sup> Savourette travaillait à son -éternelle broderie. Lucette venait d’achever la -lecture des journaux, tout bruissants déjà des -«premières» prochaines. Après tant d’autres, -elle déplora le vide de l’existence selon le -monde.</p> - -<p>Mais l’excellente M<sup>me</sup> Savourette ne fit que -rire au refrain. Son solide optimisme à vue -courte tenait Lucette pour la plus heureuse -des femmes. Grosse fortune. Bon mari. Bel -enfant. Que lui eût-il manqué?</p> - -<p>—Je te conseille de te plaindre! s’exclama-t-elle.</p> - -<p>—Je ne me plains pas, repartit Lucette. -Mais je constate que les usages nous ont tracé -la vie la plus plate, la plus fastidieuse. -Comment en sortir? Comment y jeter un -grain d’intérêt? M’occuper plus de ma fille? -Nous devons, à la rentrée, lui donner une -nurse. Un peu pour faire comme les autres, -beaucoup parce que cette Anglaise saura<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[127]</a></span> -mieux l’élever que je ne le ferais moi-même. -Mais j’aurai encore moins qu’aujourd’hui le -droit d’y toucher ... Lire? Tous les romans se -ressemblent. Quand on ouvre un livre nouveau, -on croit l’avoir déjà lu ... S’attacher à -une œuvre bienfaisante, ou sociale? Il suffit -d’écouter les femmes qui s’y donnent pour -s’apercevoir que ce sont des nids d’intrigues, -où l’on convoite surtout des palmes ou de -pauvres petits titres de trésorière ou de -vice-présidente. A part quelques illuminées, -bien entendu. Mais je n’ai pas la foi ... Travailler, -produire une œuvre d’art? Mais -cela ne souffre pas la médiocrité. Sinon, -on retombe dans l’ouvrage de dames, le -papillon de corne ou la boîte d’étain repoussé. -Il faut du talent. Et je n’en ai pas ... -Alors?</p> - -<p>M<sup>me</sup> Savourette écarta ses bras courts:</p> - -<p>—Mais n’as-tu pas ton mari?... Tu te -plaindrais, toi qui as le tien tout le temps,<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[128]</a></span> -qui peux t’intéresser à ses travaux!... Tu -veux rire.</p> - -<p>Lucette, évasive, expliqua:</p> - -<p>—Rien ne m’a préparée à les suivre ... Je -craindrais de le déranger.</p> - -<p>Elle disait vrai. Mais, cependant, elle restait -frappée par cette simple remarque. Une -fois de plus, elle s’étonna de la béatitude où -vivait sa mère. En voilà une qui pourtant -n’avait guère son mari! Ses travaux d’architecte -l’appelaient sans cesse au dehors, sur les -chantiers, chez ses clients. Et même quand -ils étaient ensemble, ne gardait-il pas l’habitude -de coqueter, de lancer sa manchette à -l’assaut dans toutes les directions? Cependant -elle paraissait heureuse. Et M<sup>me</sup> Turquois? -Son cas était encore plus extraordinaire. Son -«homme» disparaissait des mois entiers, -s’affichait avec d’autres femmes. Pourtant -elle lui restait passionnément attachée.</p> - -<p>Comment pouvaient-elles se satisfaire de<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[129]</a></span> -ces bribes d’affection qu’on leur jetait au -passage, quand elle-même, qui ne quittait pas -son mari, qui l’aimait, qui en était aimée, -restait obscurément mécontente? Était-elle -donc une petite créature insatiable, une -façon de monstre? Et elle s’en effarait.</p> - -<p>Mais à quoi bon appréhender l’avenir, -puisqu’il ne se réalise jamais comme on -l’imagine? Il est rarement redoutable pour -les raisons qui le font redouter. Dès la rentrée, -la vie, dans le petit hôtel du Champ-de-Mars, -prit, sous une influence nouvelle, une -allure, une direction toutes différentes de -celles que prévoyait Lucette.</p> - -<p>Après d’innombrables formalités, le Musée -Suffren était enfin autorisé à entrer en possession -des bijoux et des aquarelles dont Paul -Duclos désirait le doter. Il fallut régler la -disposition des vitrines et des tableaux, la -mise en place des précieux objets, le libellé -des inscriptions. Grosse affaire. Ce fut, tout<span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[130]</a></span> -octobre, entre le conservateur et le donateur, -un continuel échange de vues. Et très vite, -Chazelles devint un des familiers du logis.</p> - -<p>Jusqu’alors, Lucette et son mari ne profitaient -pas de toutes les occasions de sorties -que leur offraient leur fortune et leurs relations. -Au fond, bien qu’il fût toujours prêt à -suivre sa femme, à servir ses moindres -caprices, Paul était surtout attaché à son -foyer, au sanctuaire que divinisait sa Lucette. -Et elle-même se sentait trop médiocrement -attirée au dehors pour chercher à l’entraîner. -Mais Chazelles changea tout cela.</p> - -<p>Sa situation actuelle et les camaraderies -qu’il avait gardées dans la politique et la littérature -lui ouvraient toutes les portes. Ses -poches étaient toujours gonflées de cartes -d’exposition et de coupons de loge. Avec lui, -on entrait partout. Très averti, très friand, -très expert, c’était le guide rêvé, le guide -qui aime ce qu’il montre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[131]</a></span></p> - -<p>Il eut vite fait de stimuler la curiosité de -ses nouveaux amis. Il avait des «C’est à -voir», des «Il faut avoir entendu ça» péremptoires, -sans réplique. Et on allait voir, on -allait entendre. La pièce légère et la grave -audition, la fine chanson de Montmartre et -la grosse séance de la Chambre, les petits -Salons et les grandes Premières, tout ce qui -éclate et mousse à la surface de Paris.</p> - -<p>Lucette s’amusait. Voilà sans doute ce qui -lui manquait: une vie plus animée, plus pailletée, -à tout prendre plus intéressante. Elle -devenait infatigable. Et Paul suivait la course, -ravi, puisqu’elle y prenait plaisir.</p> - -<p>Afin de remercier Chazelles de ses complaisances, -ils le retenaient à dîner, à souper -dans les restaurants où la mode avait décidé -qu’on mangeait le mieux, cette année-là. Et -c’était plaisir de voir ce gourmet délicat estimer -le velouté d’une sauce, la fraîcheur des -<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[132]</a></span>huîtres, le bouquet d’un vin. «Émouvant ...» -prononçait-il gravement en élevant son -verre.</p> - -<p>Il plaisait par sa manière avenante, énergique, -de pressurer ainsi les choses, d’en extraire -le suc et le parfum, la sève et la -moelle. Il prenait sur Lucette une influence -qui grandissait chaque jour. Elle ne s’en dissimulait -pas les progrès, mais un moment -vint où elle n’osa plus les avouer. Parfois, -seule avec son mari, elle arrêtait sur ses -lèvres la phrase qu’elle avait déjà prononcée -mentalement: «Il faudra que je demande à -Chazelles ...»</p> - -<p>Elle ne s’en effarouchait pas. Car il se -tenait dans les bornes d’une camaraderie -tendre. Jamais de ces compliments qui -gênent, de ces frôlements qui insistent. Rien -qui rappelât même la phrase ambiguë qu’il -avait risquée au sortir du Musée Suffren, -l’été précédent.</p> - -<p>Cette réserve en arrivait même à l’intriguer.<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[133]</a></span> -Elle souhaitait de le mieux connaître. -A en juger sur de rapides aperçus, comme -cette visite au Musée, ou la journée d’Issy, -vingt autres occasions semblables en deux -mois de sorties ensemble, il devait avoir sur -toute la vie, en tous sens, des opinions, des -idées à lui. Elle aurait voulu pouvoir le consulter -à loisir.</p> - -<p>Et voilà qu’un soir de théâtre, pendant un -entr’acte, sur le bord de la loge—son mari -au fond—Chazelles, cessant un moment de -lorgner la salle à travers sa jumelle, dit en -souriant, à mi-voix:</p> - -<p>—Vous ne trouvez pas irritant, à la fin, -de ne pouvoir jamais échanger que vingt -mots qu’on serre entre ses dents? Une amitié -comme la nôtre a besoin, de temps en temps, -de s’exprimer un peu en liberté.</p> - -<p>Elle s’affola. Pourtant, il n’avait fait -qu’aller au devant de son secret désir. L’avait-il -donc deviné? Que voulait-il? Un tête-à-tête?<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[134]</a></span> -Où? Elle répondit des mots vagues, -balbutiés, dans le brouhaha de la fin de l’entr’acte.</p> - -<p>Mais longtemps, dans la nuit, elle essaya -de saisir l’intention cachée sous les mots. Le -lendemain, en s’éveillant, ce fut d’abord -de cette énigme qu’elle reprit conscience. Il -l’aimait donc? Quel imprévu tombé dans sa -vie ... Ah! maintenant, l’alerte battait la -charge. Ce n’était plus le frêle grelot qui -tinte, mais la sonnerie drue, qui ne cessait -pas, le signal, attirant et troublant, qui annonce -quelque chose qu’on ne voit pas -encore.</p> - -<p class="p2">Dans le prolongement de la rue Guersant, -au delà des fortifications, entre le Neuilly -habité toute l’année et la cité ouvrière de -Levallois, s’ouvre un éventail de larges avenues<span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[135]</a></span> -bordées de villas closes l’hiver, et blotties -au fond de jardins. C’est au long de leurs -grilles désertes que Lucette, cédant aux instances -de Chazelles, se laissa entraîner vers -cinq heures d’un soir hâtif de décembre.</p> - -<p>Le voisinage de la maison de ses parents, -où elle s’était arrêtée un instant, avait guidé -son choix. Même reconnue dans l’ombre, elle -saurait expliquer sa présence dans ce quartier.</p> - -<p>Chazelles la rejoignit après la sortie de -Paris. Il la remercia dans sa manière chaude -et sobre. Puis il marchèrent côte à côte, sans -qu’il tentât de lui prendre le bras. Et leur -causerie était dégagée comme leur attitude. -Tout juste un peu plus d’aise, d’expansion et -d’intimité que dans un salon.</p> - -<p>Ils étaient presque seuls. A peine, de temps -à autre, croisaient-ils un passant pressé. A -un moment, cependant, ils tombèrent sur -une maison de santé, dont toutes les fenêtres -étaient éclairées et devant laquelle stationnait<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[136]</a></span> -une file d’autos et de voitures. Puis ils retrouvèrent -la solitude.</p> - -<p>Ils s’intéressaient au site, à mesure que -leurs yeux s’accoutumaient à l’ombre. Ils -s’arrêtaient devant les grilles, cherchant à -distinguer les façades à travers les jardins -dénudés. Leurs volets clos leur prêtaient un -air tragique et romanesque de maisons de -crime ou d’amour. Chazelles les marquait -d’un mot. Il voulut reconnaître une villa italienne, -dont le faîte était fleuronné d’une -terrasse. Un cottage anglais, dont les murs -blancs étaient barrés de poutres apparentes, -sous de hauts toits de chaume. Un Trianon -deviné dans un parc du plus pur dix-huitième -siècle. Et Lucette trouvait un attrait de mystère -et d’inconnu à ce voyage de découverte, -dans la nuit.</p> - -<p>Ils le reprirent quelques jours plus tard, -mais cette fois le poussèrent plus loin, jusqu’à -la Seine. Là, brillait une énorme usine toute<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[137]</a></span> -en vitrages, un palais de verre illuminé dans -la nuit, bourdonnant d’un bruit de machines, -puissant et grave comme un grondement -d’orgue. Des échappements de vapeur haletaient -au ras des toits.</p> - -<p>Sur le quai, l’obscurité semblait plus profonde, -en contraste avec ces verrières flamboyantes. -Des ouvriers, qui sortaient des -ateliers proches, passaient en groupes noirs -et silencieux. En face, s’allongeait une île -basse, où des lumières rares clignotaient aux -fenêtres des guinguettes, entre les arbres nus. -Au loin, sur le pont d’Asnières, les trains -passaient en tonnerre et reflétaient dans l’eau -sombre leur sillon en fusée.</p> - -<p>Et soudain, Lucette se sentit prise aux -épaules, embrassée. D’instinct, dans un sursaut -de surprise, elle détourna la tête. Des -lèvres chaudes sous la rudesse de la moustache -butinaient sa joue, cherchaient sa -bouche, la trouvèrent. Alors, dans la félicité<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[138]</a></span> -sourde d’être vaincue, elle s’entr’ouvrit au -baiser gourmand, profond, nouveau, qui la -pénétrait. Elle sombrait, lourde à mourir, à -croire que la terre cédait sous elle. Et rien ne -lui survivait que l’espoir de descendre encore -plus avant, de s’engouffrer, de s’anéantir dans -du bonheur inéprouvé. Elle attendait, elle -attendait ... Mais Chazelles s’écarta. Un groupe -d’ouvriers approchait.</p> - -<p>Et désormais, chaque fois que d’un mot, -d’un signe, il lui demandait de la rejoindre -là-bas, elle y courait, poussée par ce besoin -enragé de s’enfoncer dans du mystère, dans -de l’inconnu, dans de l’ombre, de toucher à -elle ne savait quelle apothéose d’allégresse, -comme elle avait découvert, au bout de sa -course, le grand palais de féerie, éclatant -dans la nuit, lumineux et sonore.</p> - -<p>Mais le but reculait devant elle. Au fond -des baisers, elle ne trouvait pas l’oubli délicieux. -Et elle rentrait brûlante, inapaisée.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[139]</a></span></p> - -<p>Elle rentrait ... Et son supplice commençait. -Le tête-à-tête n’était plus qu’une torture. -Encore grisée d’un reste de vertige, dans la -clarté des lampes et parmi ses objets familiers, -elle se demandait d’abord si c’était bien -elle qui venait d’errer dans ce pays d’ombre et -de donner ses lèvres à l’autre. Elle s’étonnait, -avec une sorte d’orgueil malsain, qu’on pût -ainsi cacher tout un pan de sa vie, dissimuler -sa pensée sous son front. Puis Paul approchait. -S’informait-il, toujours délicatement courtois -et discret, de sa journée, de ses parents? Il -lui fallait inventer, mentir. A peine pouvait-elle -s’arracher les mots de la gorge. Ou bien, -il la félicitait de sa belle mine, prenant pour -les couleurs de la santé le feu qui lui brûlait -encore les joues. Alors la honte, la pitié -tendre l’envahissaient. Elle aurait voulu se -jeter à genoux devant lui. Toutes ses attentions -lui faisaient mal comme des reproches. -Toutes ses caresses la déchiraient de remords.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[140]</a></span></p> - -<p>Et quand Chazelles était entre eux, sa présence -ne faisait que lui rendre plus sensibles -et plus odieux le mensonge, l’indigne comédie, -la duperie.</p> - -<p>Malgré tout, avant tout, elle aimait son -mari. Que cherchait-elle donc dans cette -aventure? Pourquoi en courait-elle les -risques? C’était absurde, insensé. Alors, elle -décidait de briser net, de s’arrêter à temps -sur la pente. Mais le lendemain, elle retournait, -dans l’ombre, au palais de verre. Elle -ne pouvait pas résister à la force qui l’attirait. -Elle ne trouvait pas de point d’appui. -Qui donc pourrait la retenir? A qui s’accrocher?</p> - -<p>Ah! Pourquoi Zonzon n’était-elle pas là? -Comme sa sœur lui manquait ... Si elle l’avait -sentie toute proche, peut-être eût-elle trouvé, -sous la menace du péril, le courage de s’ouvrir, -de lui demander aide et secours. Hélas! -Zonzon ne rentrait pas. Même, si son voyage<span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[141]</a></span> -eût duré les six mois convenus, son retour -eut été imminent. Mais elle le retardait, de -quinzaine en quinzaine. Ses lettres exubérantes -s’en excusaient: «Tu comprends, ma -chérie, l’occasion ne se retrouvera plus, plus -jamais. En tout cas, j’aurai passé le bel âge ... -Alors, je la fais durer, je l’allonge. Toi, tu ne -peux pas savoir. C’est toujours vacances, -pour vous deux ...» Si Zonzon avait su ... -Parfois, Lucette était tentée de lui câbler: -«Reviens». Mais elle n’osait pas.</p> - -<p>Qui prendre pour confidente? Maman ... -Quelle folie! Un aveu spontané, d’une fille à -sa mère, n’était pas possible. Il aurait fallu -que M<sup>me</sup> Savourette s’alarmât, fût déjà sur la -voie de la vérité. Mais elle était si loin de la -soupçonner, du fond de sa quiétude ...</p> - -<p>Une amie? Elle ne voyait assidûment que -M<sup>me</sup> Turquois. Et celle-là était trop absorbée -par ses propres soucis. Chaque fois qu’elles -se rencontraient, la malheureuse se répandait<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[142]</a></span> -en larmes et en gémissements. Son mari, -décidément aux mains de M<sup>me</sup> Evenon; la -délaissait plus que jamais. Même plus de ces -retours où il savait se faire pardonner ses -escapades. Ouvertement, il appartenait à -l’autre. Et quand, pour la première fois de sa -vie, elle avait risqué une plainte, il en avait -pris prétexte pour claquer les portes, quitter -le logis, s’installer à l’hôtel.</p> - -<p>Rongée, ravagée, M<sup>me</sup> Turquois décidait un -jour de divorcer, d’en finir avec une situation -humiliante et fausse. Le lendemain, elle y -renonçait, se résignait à l’attente, à l’éternelle -attente de l’amante soumise. Et elle en venait -à se féliciter de s’occuper encore de lui, d’entretenir -et de vérifier les vêtements qu’elle lui -faisait parvenir, comme si ce lien trivial les -eût encore unis. Ah! Certes la malheureuse -n’était guère en état de prêter un appui, de -donner un conseil.</p> - -<p>Et les promenades du soir continuaient.<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[143]</a></span> -Maintenant, ils exploraient, étendaient leur -domaine. Ils s’enfonçaient dans des ruelles -obscures et sinueuses, s’arrêtaient soudain -devant des avenues éclairées, sillonnées de -trams, ou devant ces rues vides, toutes -blanches de globes électriques, qui découpent -au cordeau la cité automobile de Levallois.</p> - -<p>Le sens de l’habitude est si puissant, -qu’ils saluaient au passage, d’un regard -amical, des points de repère devenus familiers: -un portail dont l’auvent rustique abritait -deux gros lampadaires; une petite fenêtre -toujours éclairée, aux vitres revêtues de -photos sur verre; un sinistre débit du bord -de l’eau, dont le comptoir était fait d’une -barque renversée.</p> - -<p>Et Lucette s’extasiait. Elle prêtait du -charme, de la poésie, de la beauté aux -moindres recoins du décor, dans son furieux -besoin d’ennoblir et d’exalter l’aventure. Car<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[144]</a></span> -elle voulait s’absoudre au nom de l’amour, -du plus grand amour. Elle croyait aimer -son mari. Elle se trompait. Elle aimait -Chazelles. Comment expliquer autrement -cette force irrésistible qui, l’éloignant de -l’un, la poussait vers l’autre? Elle aimait -Chazelles. De même qu’il avait prononcé, -les mots qu’on espère, il était celui qu’on -attend.</p> - -<p>Un jour de janvier qu’ils avaient rendez-vous -à la porte Guersant, la neige s’abattit en -tempête dès le matin, fondit l’après-midi et -transforma la ville en un cloaque de boue -glacée. Lucette pensa que Chazelles renoncerait -à la promenade. Cependant, comme -elle avait passé la fin de la journée près de sa -mère, elle parcourut à pied la courte distance -qui la séparait de la poterne.</p> - -<p>Tout en suivant le petit sentier que les pas -avaient à peu près déblayé au milieu du trottoir -étroit, elle s’étonnait et se dépitait de<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[145]</a></span> -n’être pas plus affectée par la perspective -de ce contre-temps, d’en éprouver autant -d’espoir que de crainte.</p> - -<p>Il en était ainsi chaque fois qu’elle attendait -Chazelles, chaque fois qu’il arrivait en retard -de quelques minutes au rendez-vous. Tant -mieux, s’il ne venait pas. Ce serait un signe -du sort. Elle s’en autoriserait pour ne plus -venir à son tour. C’en serait fini. Puis, apercevant -de loin sa robuste carrure, sa cape de -feutre et son long manteau noir, elle s’avouait -que le voyage dans l’ombre lui eût manqué, -qu’elle en subissait toujours le trouble attrait. -Et elle déplorait d’être ainsi partagée. Elle -aurait voulu se jeter au gouffre d’un élan, -d’une ardeur.</p> - -<p>Personne à la porte Guersant. Elle ne s’était -pas trompée. Il ne viendrait pas ... Et comme -elle s’apprêtait à revenir sur ses pas, un taxi, -dont les pneus labouraient la neige fondante, -vint ranger le trottoir devant elle. Chazelles<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[146]</a></span> -entr’ouvrit la portière. Il retint la main de -Lucette:</p> - -<p>—Vous ne pouvez pas rester dans cette -boue. Venez. Venez.</p> - -<p>Elle commença:</p> - -<p>—Mais ...</p> - -<p>Il l’attira sans l’entendre. Et quand il eut -refermé sur elle, le chauffeur partit sans -demander d’adresse.</p> - -<p>Elle s’écria:</p> - -<p>—Où allons-nous?</p> - -<p>Il répondit gaîment:</p> - -<p>—Au Musée. Nous y serons toujours -mieux qu’ici. Nous recommencerons la visite -de cet été. Nous ferons un pèlerinage à -Watteau ...</p> - -<p>En effet, ils traversèrent à nouveau les -salles vides et sonores, au parquet luisant, -sous le regard des figures de cire figées dans -la lumière crue de leurs loggias. En effet, ils -s’arrêtèrent un instant devant l’exquise vision<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[147]</a></span> -de <i>L’Embarquement pour Cythère</i>. Seulement, -Chazelles ouvrit la petite porte qui, par un -escalier intérieur, donnait accès à ses appartements. -Et, de la parole et du geste, il -l’attira.</p> - -<p>Cela, elle l’avait prévu, dès qu’elle avait su -où les emmenait la voiture. Là même, tandis -que la crainte d’être reconnue la rejetait au -coin le plus obscur et l’éloignait de son compagnon, -elle avait prévu qu’il chercherait à -l’entraîner, et qu’elle céderait, qu’elle ne -trouverait pas en elle la force de résister; -que la voix mauvaise, sortie du plus secret -de son être, s’élèverait plus impérieuse que -jamais, étoufferait tous les appels de sa -raison.</p> - -<p>Tout cela, elle se l’était dit. Et elle se -le répétait dans l’étourdissement de la course -parmi les figures de cire, dans l’escalier -obscur et tournant, dans l’étreinte plus pressante -de son guide. Elle entendait à peine<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[148]</a></span> -les paroles qu’il lui murmurait à l’oreille, ses -explications rassurantes: ils étaient seuls, son -domestique absent; il voulait seulement lui -faire visiter son logis ...</p> - -<p>Ah! que lui importait toutes ces petites -ruses, et tous ces biais et ces hypocrisies ... Il -lui fallait toucher le but, toucher le fond. -Elle aurait au moins le courage et la franchise -de s’obéir. Et, dans un retournement -de sa nature, un total abandon de sa réserve -qui trahissaient bien son impatience et sa -tension, avec la crâne audace du plongeur -qui sème en deux temps ses vêtements sur la -rive, elle se jeta au bonheur.</p> - -<p class="p2">Mais le plongeur, dès qu’il a touché le -fond, remonte, d’un coup de talon, vers la -lumière, vers le ciel. S’il risque chaque fois -sa vie, il goûte en retour cette joie de résurrection.<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[149]</a></span> -Au plus creux de la chute, il trouve -l’essor.</p> - -<p>Et Lucette ne trouva pas l’essor. Elle l’appelait -pourtant, de tous ses nerfs tendus, de -tout elle-même. Les yeux rouverts, elle ne -mesurait que la hauteur dont elle était tombée. -Elle restait au fond de l’abîme, perdue.</p> - -<p>Cette mélancolie qui l’avait effleurée au -lendemain de son mariage,—et que la -mystérieuse association des souvenirs liait -pour elle aux aboiements de la meute, aux -hurlements de la sirène,—l’enveloppait -maintenant, lourde, écrasante, aggravée du -poids de la faute inutile.</p> - -<p>«Ce n’est que cela ...» Elle ne le pensait -plus dans l’ignorance et le trouble de l’initiation -toute fraîche. Mais dans la déception -consciente de la femme qui a cru se dépasser, -d’un élan coupable, et qui retombe aux -mêmes bornes.</p> - -<p>Pourtant elle accepta d’autres rendez-vous.<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[150]</a></span> -Elle refit le pèlerinage à Watteau, reprit le -petit escalier obscur et tournant. Elle ne renonçait -pas à l’espoir d’oublier sa faute dans -le plus grand bonheur. Elle s’acharnait à sa -poursuite passionnée, voulant trouver, dans -sa frénésie même, la preuve qu’elle aimait.</p> - -<p>Elle refusait de se laisser arrêter par ces -mesquines entraves qui avilissaient pourtant -leurs rencontres: ce souci, nouveau pour elle, -d’éviter la maternité, ces habitudes minutieuses -et exigeantes de son amant ... Ah! Il -était joli, le coup d’aile ... Pouah!</p> - -<p>Et cependant, elle le sentait bien: si elle -avait aimé, rien ne l’eût sali. Au moins, ces -promenades presque innocentes, dans l’ombre, -lui eussent laissé un souvenir charmé. Tandis -qu’elle évitait même de passer à Neuilly, de -revoir au plein jour les étapes du voyage. -Et, par moments, elle en venait à souhaiter -qu’un incendie rasât cette banlieue, qu’il -n’en restât plus de trace.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[151]</a></span></p> - -<p>Non, elle n’avait pas l’excuse d’aimer. Ni -même l’excuse d’être aimée. Elle se rendait -compte qu’il avait profité de l’occasion offerte, -qu’il avait étendu vers elle une main d’amateur -et de dilettante, qu’il l’avait prise, aspirée -comme sa cigarette, une pauvre chose -qui brasillait sans flamme, et dont il ne restait -qu’un peu de cendre et de fumée.</p> - -<p>Ah! Ils étaient loin de la passion, de la vraie -passion en rafale, devant qui tout se courbe -et s’incline ... La passion d’une M<sup>me</sup> Turquois -qui, un jour, tombant frémissante chez Lucette, -annonçait ensemble la grave maladie -de son petit garçon—une inquiétante scarlatine—et -le retour de son mari.</p> - -<p>Il était accouru aux premiers symptômes -du mal. Et, implorant du médecin un miracle, -prêt à supplier à mains jointes—lui, le jovial -sceptique—une intervention divine, il n’était -plus, au chevet du petit malade, qu’un pauvre -être affolé, en suspens, sans direction, déboulonné,<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[152]</a></span> -pour qui les aventures ne comptaient -plus, n’existaient plus, et qui n’ouvrait même -pas les lettres de M<sup>me</sup> Evenon. Et le tragique, -dans le récit de cette femme, c’est qu’on la -sentait à la fois déchirée par la crainte de -perdre son enfant et si heureuse de retrouver -son mari ... Sous son angoisse de mère, perçait -sa joie d’épouse, d’amante.</p> - -<p>Lucette l’envia presque. Au moins, celle-là -savait ce qu’elle voulait. Tandis qu’en elle, -quel affreux désarroi ... Naguère, au temps de -ses promenades dans Neuilly, elle souffrait -de toutes les attentions, de toutes les ferveurs -de son mari. Elle croyait qu’il n’était -pas de plus cruel petit supplice. Quelle erreur! -Maintenant qu’elle s’était donnée toute, la -torture devenait cent fois pire. Chaque fois -que Paul s’approchait pour l’embrasser, la -prendre, elle était tentée de reculer, de se -refuser, parce qu’elle se jugeait indigne de -ses caresses, parce qu’elle se révoltait à la<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[153]</a></span> -pensée du partage. Et elle était arrêtée dans -sa retraite autant par la crainte d’éveiller les -soupçons de son mari que par un grand besoin -de tendresse humiliée. Mais quelle malpropreté, -quelle profanation! Elle se faisait horreur.</p> - -<p>Un soir qu’elle était en voiture avec Chazelles,—car -elle s’enhardissait à parcourir -ainsi la ville, par un maladif désir de provoquer -le danger, de corser l’aventure,—elle -vit Paul ... Il cheminait doucement au long -du trottoir. Il lisait un journal, à la lueur des -réverbères et des devantures. Et si confiant, -si loin de soupçonner qu’elle le frôlait presque -aux côtés de son amant ... D’abord, elle eut -peur, la peur instinctive d’être surprise. Mais -surtout un attendrissement infini la bouleversa, -fait de remords, de pitié, d’attachement. -Là, plus peut-être encore qu’aux bras -de l’autre, elle prit conscience de le tromper, -de le trahir. Elle fut tentée d’ouvrir la portière,<span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[154]</a></span> -de s’élancer, de le rejoindre, de lui -demander pardon, en pleine rue, à genoux. -Et dans ce moment, elle n’éprouvait pour son -amant que de la haine, cette haine où l’on -confond le complice et la faute. Mais la voiture -était passée ...</p> - -<p>La vie, de ce soir-là, lui devint intolérable. -Elle ne parvenait pas à se détacher complètement -de Chazelles, à résister à toutes ses sollicitations -pourtant attiédies. Elle s’acharnait -à faire jaillir l’étincelle. Il lui en coûtait trop -de reconnaître décidément qu’elle n’avait -obéi qu’à de la curiosité, à du vice. Ce n’était -pas vrai! Elle n’était pas vicieuse! D’ailleurs, -eût-elle achevé de rompre, le passé n’en subsistait -pas moins. Et, en même temps, le -mensonge lui pesait tellement que parfois -elle ouvrait la bouche pour tout avouer à son -mari. Oui, avouer, au risque des pires cataclysmes, -avouer pour sortir du bourbier, -<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[155]</a></span>pour en finir ...</p> - -<p>Puis, par un télégramme, Zonzon annonça -ferme son retour pour le milieu de Mars, dans -une huitaine. Trop tard, hélas! Trop tard -pour la sauver. Et, au contraire, Lucette ne -voyait plus en sa sœur qu’un juge trop clairvoyant -qui saurait lui arracher la vérité, sans -pouvoir l’absoudre.</p> - -<p>Elle se débattait ainsi, dans une angoisse -croissante, quand M<sup>me</sup> Turquois lui annonça -la convalescence de son petit garçon et son -départ pour Brûlon, où le changement d’air -achèverait de le rétablir. Son mari les accompagnerait. -Alors, d’une impulsion:</p> - -<p>—J’irai aux Barres, dit Lucette. Je vous -aiderai. Je vous tiendrai compagnie quand -M. Turquois devra s’absenter. Quand partez-vous?</p> - -<p>—Demain.</p> - -<p>—Nous ferons route ensemble.</p> - -<p>Elle sautait sur l’occasion, sans songer -plus loin. Échapper à Chazelles et à son<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[156]</a></span> -mari, à la faute et au remords, retarder du -même coup le premier regard de Zonzon. -Et là-bas, dans la retraite, dans la solitude, -prendre une résolution. Mais, avant tout, -s’enfuir ...</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[157]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">VI</h2> - -<p class="p2">Ce que Lucette allait être surprise et contente ... -Une idée de Zonzon, de tomber chez -sa sœur, sans prévenir, au saut du train. On -ne l’attendait que le lendemain. En empruntant -la ligne de paquebot qui touche à Cherbourg, -elle avait pu gagner un jour sur son -horaire.</p> - -<p>Dès la gare, après une nuit de chemin -de fer, sans passer chez elle, sans se<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[158]</a></span> -débarrasser même de la suie du wagon, encore -roulée dans son cache-poussière, elle piquait -droit sur le petit hôtel du Champ-de-Mars, -dans la hâte de revoir Lucette et aussi -d’oublier, près de sa meilleure amie, la fin -du beau voyage, ces huit mois de grand jour -et de liberté ...</p> - -<p>—Madame est là?</p> - -<p>Le domestique, bienveillant mais fermé, -lui répondit:</p> - -<p>—Madame n’est pas à Paris. Mais Monsieur -est ici. Si Mademoiselle désire que je -prévienne Monsieur.</p> - -<p>Lucette partie, sans son mari? Qu’est-ce -que ça signifiait?</p> - -<p>—Je crois bien que je désire!...</p> - -<p>Elle suivit le valet de chambre jusqu’au -cabinet de travail, où, dans la pleine lumière, -Paul écrivait derrière des piles amoncelées -de gros livres fleurant bon l’impression toute -fraîche, le fameux ouvrage sur la Troade. Il<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[159]</a></span> -se leva, courut à elle. Mais sous les mots de -bienvenue, de surprise, et de fête, dans sa -poignée de main trop nerveuse, perçaient sa -gêne et sa préoccupation.</p> - -<p>—Qu’est-ce qu’on m’a dit: Lucette n’est -pas là? Où est-elle?</p> - -<p>Il s’assit derrière son bureau, comme s’il -eût voulu retrancher son trouble derrière ses -livres. Et la voix mal assurée:</p> - -<p>—Lucette est partie pour les Barres, depuis -cinq jours.</p> - -<p>Zonzon s’était laissée tomber dans le fauteuil -qu’il lui avait avancé:</p> - -<p>—Aux Barres, en mars?</p> - -<p>—Oui, le petit garçon de M<sup>me</sup> Turquois a -eu cet hiver une fièvre scarlatine très violente. -Peut-être Lucette vous l’a-t-elle écrit. -Dès que l’enfant a été transportable, sa mère -l’a emmené à Brûlon, pour le changer d’air, -hâter la convalescence. Lucette a exprimé le -désir d’assister son amie, au moins pour<span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[160]</a></span> -quelques jours. Elle a confié Paule à sa -grand-mère Savourette ...</p> - -<p>Vraiment alarmée, Zonzon l’interrompit.</p> - -<p>Elle aimait trop Lucette pour s’arrêter à -de vains scrupules de discrétion. Elle voulait -la vérité:</p> - -<p>—Voyons, voyons, qu’est-ce que c’est que -cette histoire-là? Ça ne tient pas debout.</p> - -<p>Paul se pencha vers elle. Ses traits ne -cachaient plus son inquiétude:</p> - -<p>—Écoutez, Suzanne (Il s’obstinait à ne -pas l’appeler Zonzon, malgré ses reproches). -Je ne veux pas feindre avec vous. Au surplus, -j’étais résolu à me confier à vous. Et -seule votre arrivée imprévue m’a pris de -court. Les choses se sont bien passées comme -je viens de vous le dire. Lucette ne m’a pas -donné d’autres raisons de son départ. Mais je -sens, je suis sûr qu’il y en a d’autres. Je veux -les découvrir. Et je comptais vous demander -de m’y aider. Ah! La pensée qu’il y a entre<span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[161]</a></span> -nous quelque chose de caché, nous qui vivions -si confiants, si unis, cette pensée-là—surtout -maintenant que je l’exprime, que je -la précise dans des mots—me bouleverse à -un point que vous ne pouvez pas imaginer.</p> - -<p>—Enfin, demanda Zonzon, elle est partie -à la suite d’un incident quelconque? Vous lui -avez offert de l’accompagner, naturellement?</p> - -<p>—Oui. Dès qu’elle m’a fait connaître son -intention—tenez, c’était un soir, après dîner, -dans ce bureau—je lui ai tout de suite proposé -de la suivre. Elle a aussitôt cherché à -m’en détourner. Mon livre, disait-elle, allait -paraître. Ma présence à Paris était nécessaire. -Elle partait en garde-malade. C’était son rôle -et non le mien ... J’ai insisté. Alors, elle m’a -avoué que nous étions beaucoup sortis, que -l’hiver l’avait fatiguée, qu’elle avait besoin de -faire une retraite, une cure de repos. Bref, -elle m’a supplié de la laisser partir seule ... -De mon côté, je résistais. Cela a été notre<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[162]</a></span> -premier froissement, notre premier assaut. -Et puis, j’ai fini par céder ... Que voulez-vous? -Je crois avoir quelque énergie, mais -j’ai toujours plié devant elle, tant il m’était -doux de lui faire plaisir. Cette fois encore, -j’ai reculé, j’ai rompu. Mais non sans surprise, -sans révolte, ni sans chagrin ...</p> - -<p>Zonzon ne savait que penser.</p> - -<p>—Elle n’avait pas un malaise quelconque? -Elle n’était pas dans une mauvaise -disposition? Avec les femmes, est-ce qu’on -peut jamais savoir jusqu’où le corps réagit -sur l’esprit?...</p> - -<p>Il répondit, en homme qui a ressassé ses -inquiétudes:</p> - -<p>—A peu près depuis votre départ, son -humeur a changé. Elle est devenue inégale, -instable. Voyez-vous, il me semble que rien -ne m’échappe, sinon de sa pensée, au moins -de son apparence, tellement je vis pour elle, -les yeux sur elle. Eh bien, cet été elle m’a<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[163]</a></span> -paru lasse et triste, par périodes. Elle perdait -cet entrain contenu, vous savez, où se mêlent -si joliment sa réserve et son ardeur. Je l’ai -interrogée, je lui ai offert de choisir des distractions. -Elle m’a juré qu’elle n’avait rien, -qu’elle n’avait besoin de rien. J’ai attribué -son malaise à la saison. Nous sommes rentrés -à Paris. Notre hiver a été en effet assez -animé, assez épars. L’agitation, le mouvement -semblaient plaire à Lucette et je me -gardais bien de l’enrayer. Elle était gaie, d’une -gaîté un peu nerveuse, à éclats. Puis, peu à -peu, elle s’est assombrie de nouveau, plus -mystérieuse que jamais. Tour à tour elle avait -des élans, des retraites, de ces imperceptibles, -de ces abominables retraites où il -semble que la peau se contracte sous la main -qui l’effleure ... Jusqu’au jour où elle a saisi -cette occasion de s’enfuir, oui, de s’enfuir ...</p> - -<p>Il se leva, fit quelques pas, les regards au -tapis. Puis s’arrêtant devant Zonzon:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[164]</a></span></p> - -<p>—Je vous en prie, Suzanne, rendez-moi -un grand service. Voyez-la. Confessez-la. -Vous vous aimez, toutes les deux. Vous la -connaissez. Vous avez une forte influence sur -elle. Moi, je n’ose plus l’interroger. J’ai peur -de la froisser, de la refermer. Ah! Tenez, -pendant ces cinq jours, la tentation m’a souvent -pris de sauter seul dans mon auto, de -bondir d’un trait jusqu’aux Barres, de lui -crier: «Qu’est-ce que tu as?» Et puis je renonçais. -D’abord, j’ai promis de la laisser -seule. Ensuite, à quoi bon? Avant même -qu’elle ne fronce le sourcil, qu’elle ne laisse -échapper un signe d’ennui, je tremble que -mon insistance ne l’excède. Et si au contraire -elle me répond d’un mot de tendresse, -alors je sens mon cœur se fondre et je n’ai -plus envie que de la remercier, de lui rendre -grâces, tout bas. Je ne peux pas parler devant -elle. Je ne peux pas. Ah! On ne parle -<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[165]</a></span>jamais assez ...</p> - -<p>De nouveau il avait repris sa marche à -travers le cabinet de travail. Et la noblesse de -cette pièce, sa solennité de chapelle, son recueillement -de sanctuaire, accusaient encore -l’agitation, la misère de ce malheureux.</p> - -<p>—Si vous saviez ce que j’endure. Parfois, -il me semble qu’elle s’est éloignée de toutes -façons, de cœur, de pensée comme de fait. -Non, non, c’est impossible. Ce serait trop -cruel. Et trop injuste. A tout instant, je m’interroge: -«Qu’est-ce que j’ai fait?» ou: -«Qu’est-ce que je n’ai pas fait?» Je creuse, -je creuse, et il y a maintenant en moi comme -un trou noir sans fond, à donner le vertige ... -Ah! Je comprends que ceux qui vont mourir -trouvent la vie si passionnément bonne. On -ne sent combien on aime un être que quand -on est menacé de le perdre. Tout me manque -d’elle. Son visage, sa silhouette, ses gestes, -sa voix, son parfum et mille petits détails -qui faisaient mes délices, une inflexion, une<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[166]</a></span> -expression, un pli de paupière, un coin de -lèvre, la courbe de ses cheveux ... est-ce que je -sais, moi ... Enfin, je ne suis plus qu’une -loque, un vêtement vide et jeté sur un siège.</p> - -<p>Il posa sa main brûlante sur l’épaule de -Zonzon:</p> - -<p>—Suzanne, il faut que vous me la rendiez, -que vous me rendiez la vie. Je remets -notre sort dans vos mains. J’aime, j’admire -votre force, votre santé morale. Si parfois, -secrètement, votre belle audace m’a effarouché, -la faute en est à l’éducation que j’ai -reçue. Mais j’ai une confiance absolue en vous, -en votre jugement. De vous, je suis prêt à -tout entendre, à tout croire.</p> - -<p>Elle se leva, lui tendit la main:</p> - -<p>—Je ferai ce que je pourrai. Je partirai -cet après-midi.</p> - -<p>Tout en l’accompagnant jusqu’à la rue, il -s’excusait de lui imposer ce surcroît de fatigue, -après une semaine de paquebot, une<span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[167]</a></span> -nuit de train. Elle plaisanta, pour lui donner -confiance:</p> - -<p>—Au contraire. C’est très commode. Je -suis déjà en costume de voyage.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[168]</a></span></p> -<p> </p> -<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[169]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">VII</h2> - -<p class="p2">Au fond, Zonzon était très alarmée. Et son -inquiétude grandit pendant ces deux heures -de wagon sous le ciel froid, parmi la campagne -encore défeuillée, qui montrait la -terre. Qui ne connaît, pour l’avoir éprouvé -au moins une fois dans sa vie, ce supplice -irritant de voyager sous l’oppression d’une -énigme dont on attend la solution au but?<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[170]</a></span> -Énervé de vaine impatience, on accueille et -on repousse cent hypothèses, on esquisse des -plans qu’on efface ensuite. Et l’on sent dans -sa tête la pensée tourner à l’allure et au -rythme des roues sur le rail.</p> - -<p>Puis, l’anxiété de Zonzon s’avivait encore -d’un scrupule. Ce trouble—inconnu, mais -évident—jeté dans le ménage de Lucette, -ce trouble qu’elle souhaitait passionnément -de découvrir et de guérir, qui sait si elle ne -l’eût point évité par sa présence? Elle en -aurait guetté les symptômes, chaque jour. -Elle aurait veillé. Mais elle était partie, pour -le beau voyage ... Est-elle donc vraie, cette -loi d’équilibre qui veut que tout bonheur -soit balancé par un malheur, de même que -sur toute la terre, à chaque seconde, une -naissance balance une mort?</p> - -<p>A Sens, elle prit une voiture à la gare, -pour franchir les quatre kilomètres qui la -séparaient de Brûlon. Elle n’avait pas voulu<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[171]</a></span> -annoncer son arrivée, afin de ne pas mettre sa -sœur en défense.</p> - -<p>Mais elle regretta sa tactique, au cri presque -douloureux, devant le visage presque -terrifié de Lucette, accourue à la grille au -coup de cloche. Et tandis qu’elles se jetaient -sans paroles aux bras l’une de l’autre, Zonzon -décidait de temporiser. Elle n’obtiendrait -rien en brusquant l’attaque.</p> - -<p>Lucette, la première, dénoua l’étreinte. Et -très vite:</p> - -<p>—Mais tu ne devais rentrer que demain?... -Comment as-tu su que j’étais ici?... -Tu as vu Paul?</p> - -<p>Zonzon l’entraînait vers le château:</p> - -<p>—Mais oui, mais oui. Je te raconterai tout -ça. Cristi, ce que j’ai eu froid, sur cette -route ...</p> - -<p>La pleine chaleur du calorifère dès le vestibule, -la montée claire du grand feu de bois -dans la bibliothèque, le thé fumant parfumé<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[172]</a></span> -de citron, eurent vite fait d’épanouir la voyageuse:</p> - -<p>—Ah! Ça va mieux.</p> - -<p>La première alerte et la première surprise -passées, Lucette cherchait à se rassurer. Comment -la présence d’un même être peut-elle -inspirer à la fois tant de joie et de crainte? -Ah! Certes, malgré l’appréhension de la rencontre, -malgré le tumulte que soulevait en -elle la seule vue de sa sœur, Lucette était -bien heureuse de retrouver sa grande, sa vaillante ... -Et, en même temps, elle redoutait la -clairvoyance de Zonzon.</p> - -<p>La solitude et la méditation ne l’avaient -pas apaisée. En elle, c’était le même trouble -qu’au premier jour, la même terreur de -l’avenir, le même besoin de fuir la faute et -le remords, de se fuir. Ah! pouvoir cacher, -enfouir sa honte jusqu’à l’oublier. Et elle se -terrait au gîte comme une bête malade qui -tremble d’être découverte.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[173]</a></span></p> - -<p>Et voilà que Zonzon la relançait. Elle en -venait à maudire cet ascendant, ce pouvoir -presque magnétique que l’aînée exerçait sur -elle. Lucette sentait en éveil cette tendresse de -mère, ce flair subtil d’amoureuse, ce regard -de médecin. Des terreurs absurdes la traversaient. -Zonzon allait peut-être la trouver -changée, lire la vérité dans ses yeux, sur ses -lèvres, à quelque empreinte nouvelle laissée -sur son visage?</p> - -<p>Mais non, pourtant. Zonzon bavardait -gaiement. Quand deux êtres chers reprennent -contact après une longue absence, ils ne rentrent -que lentement en possession l’un de -l’autre. Une étrange pudeur les retient de se -livrer trop vite, de se parler tout de suite -cœur à cœur. Ils n’échangent d’abord que -des propos neutres, en surface. Zonzon racontait -des incidents du retour. On menait joyeuse -vie sur le paquebot. La veille de l’arrivée, -un peu trop émus de champagne et de cocktails<span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[174]</a></span> -des passagers n’avaient-ils pas erré en circuit -le long des couloirs, à la recherche de leurs -cabines, jurant qu’on avait changé les numéros -des portes, ou retourné bout pour bout -le navire?</p> - -<p>Une sonnerie de téléphone retentit, drue et -longue. Lucette sursauta. Qui la demandait? -Son mari, sans doute. Il l’appelait tous les -jours. Un raffinement de supplice pour elle, -ces courtes causeries. Elle craignait toujours -de s’y trahir. Au moins, quand on répond -par lettre, on réfléchit. Même, dans une conversation -face à face, on prend des temps; la -physionomie de l’interlocuteur avertit de ses -intentions. Tandis que là, ce sont les voix -toutes nues qui se croisent et se pressent, -comme les épées dans un assaut. Justement, -Paul n’avait pas téléphoné de la journée. Elle -avait décroché l’écouteur de l’appareil posé -sur la table:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[175]</a></span></p> - -<p>—Allo ... Qui est là?</p> - -<p>Les paroles claquèrent, toutes proches:</p> - -<p>«—C’est moi ... Lucien Chazelles.</p> - -<p>Il lui sembla qu’elle se rétrécissait, tout le -sang reflué au cœur en un bloc lourd. Et -Zonzon qui la regardait, qui attendait. D’instinct, -Lucette serrait les récepteurs contre ses -oreilles, comme pour empêcher les mots de -se répandre dans la pièce. Et si elle coupait -net la communication? Mais il était prudent -de savoir ce qu’il voulait. Et puis, le geste -intriguerait Zonzon. La receveuse insisterait, -la rappellerait. Elle y renonça et, sur un ton -qu’elle s’efforçait de rendre indifférent:</p> - -<p>—Ah! c’est vous ...</p> - -<p>Dès qu’il l’eut reconnue à la voix:</p> - -<p>«—Oui, votre mari m’a appris hier votre -départ. Comment se fait-il que vous ne -m’ayez pas averti? Que s’est-il passé? Rien de -grave?</p> - -<p>—Je suis partie brusquement. Une amie -<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[176]</a></span>à assister ... Un enfant malade ...</p> - -<p>Mais les propos se chevauchaient. Avant -qu’elle eût achevé, il reprit:</p> - -<p>«—Écoutez. Permettez-moi d’aller vous -voir là-bas ...</p> - -<p>Elle répondit violemment:</p> - -<p>—Non, non. C’est impossible.</p> - -<p>Oh! avoir ces deux écouteurs rivés aux -oreilles, la tête pleine à éclater de ce crépitement -et, devant les yeux, ce témoin inoccupé, -muet, espion malgré lui, qui, tout, -naturellement, s’ingénie à comprendre l’entretien -dont il n’entend que la moitié ... Chazelles -continuait:</p> - -<p>«—Il faut absolument que je vous voie. On -m’offre une trésorerie générale, à Draguignan. -On demande une réponse urgente. Je tiens à -m’entendre avec vous ...</p> - -<p>Elle répéta:</p> - -<p>—Non, non. Je ne veux pas.</p> - -<p>Il insistait:</p> - -<p>«—Mais si, voyons. J’ai tout combiné. Je<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[177]</a></span> -prends le train demain matin. J’arrive à pied -pour passer inaperçu. Fixez-moi un rendez-vous.</p> - -<p>Par quels mots, comment lui refuser? Ne -lui avait-elle pas donné le droit de tout exiger -d’elle? Il croyait sans doute à quelque caprice. -Car il ajoutait, d’un ton riant mais -décidé:</p> - -<p>«—Eh bien, si vous ne voulez pas, j’irai -sonner à votre grille, et vous faire une visite ...</p> - -<p>A tout prix, il fallait l’empêcher de venir. -Elle s’affola, perdit pied:</p> - -<p>—Je vous dis que c’est impossible. D’ailleurs, -je ne suis pas seule. Ma sœur est ici ... -près de moi.</p> - -<p>Puis, certaine de l’avoir arrêté, elle balbutia -un bref au revoir et raccrocha les récepteurs. -Mais elle n’osait pas regarder -sa sœur et s’attardait à sonner la fin de la -communication.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[178]</a></span></p> - -<p>Alors, très simplement:</p> - -<p>—Qui est-ce? demanda Zonzon.</p> - -<p>Il fallait répondre. Elle n’eut pas le temps -d’inventer.</p> - -<p>—Lucien Chazelles.</p> - -<p>Et, en prononçant ce nom, elle se sentit -rougir, rougir, envahie d’une onde de sang -qui lui brûlait les pommettes, le tour des yeux, -le front, une poussée d’autant plus violente -qu’elle s’efforçait plus d’en refréner l’élan. -Et, à travers cette brume rouge où elle aurait -voulu disparaître, s’anéantir, elle entendit -encore la voix maintenant soupçonneuse:</p> - -<p>—Et il voulait venir te voir ici, te croyant -seule?</p> - -<p>Mais avant d’avoir pu trouver une réponse, -elle se sentit happée par deux bras impérieux -et tendres, pressée, blottie contre une chaude -poitrine. Et la voix de Zonzon, ferme et -douce comme l’étreinte:</p> - -<p>—Alors, c’est ton amant?... Allons, ne te<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[179]</a></span> -cabre pas. Ah! Ce n’est pas le moment de se -dérober, de jouer à cache-cache. Nous -n’avons pas le temps aujourd’hui. Finies, ces -manières-là. Il y va peut-être de ton sort, -mon pauvre petit, de celui de ton mari, de -ton enfant ... Je peux t’aider à voir en toi, à -découvrir le mal, à le guérir. Tu n’as pas le -droit de te taire. Parle, ma chérie, parle tout -de suite.</p> - -<p>Zonzon l’entraîna vers un fauteuil, s’assit, -la prit sur ses genoux, la berça:</p> - -<p>—Tu penses bien que je ne vais pas te -gronder, te faire des sermons. Le passé, ce -n’est pas intéressant, puisqu’on n’y peut rien. -Quand on s’est trompé de route, ce qu’il faut -savoir, c’est où on est, et où on va. Maintenant, -raconte, bien sagement ...</p> - -<p>Et par une de ces déterminations soudaines -qui nous semblent au rebours de notre caractère, -qui parfois nous surprennent et nous -emportent, brusquement Lucette se décida.<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[180]</a></span> -Puisque sa sœur l’avait si vite devinée, à -quoi bon s’épuiser en ruses et en mensonges? -Il faudrait, en effet, bientôt prendre un parti, -choisir une route. Autant se fier au bon -guide, lucide et sûr.</p> - -<p>Alors, le front niché dans le cou de Zonzon, -elle goûta l’amer réconfort de la confession. -Elle dit la journée d’Issy, la visite au musée, -l’attente sans but, l’espoir sans objet, l’inquiétude -sans raison, l’hiver tout pailleté, -enfin tous les degrés de la descente, jusqu’à -la chute, puis la déception secrète, -l’odieux des gestes de l’amour sans l’amour, -l’horreur du mensonge croissant avec le -dégoût, enfin le besoin et l’occasion de -s’enfuir ...</p> - -<p>Zonzon l’avait à peine interrompue. Tout -juste, de temps en temps, le «oui» attentif -et réfléchi du docteur qui écoute son malade. -Et Lucette avait vraiment l’impression d’être -aux mains du médecin qui se renseigne, qui<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[181]</a></span> -coordonne les indices, investit le mal, avant -d’émettre un diagnostic.</p> - -<p>Même, lorsqu’elle acheva, lorsqu’elle se -hasarda à relever la tête, elle crut voir aux -yeux de sa sœur une lueur de divination, -ce beau regard avivé auquel vient d’apparaître -la vérité ...</p> - -<p>Mais Zonzon demanda simplement:</p> - -<p>—Et maintenant, que comptes-tu faire? -Tu ne peux pas rester ici indéfiniment. Ton -prétexte va s’user, cette convalescence du -jeune Turquois. Il guérira, ce petit. Et surtout -ton mari se lassera. Alors?</p> - -<p>Lucette s’étreignait les tempes, à deux -mains:</p> - -<p>—Je ne sais pas ... Je te jure que je ne -sais pas. J’ai saisi l’occasion, je suis partie, -comme le voleur traqué saute dans la voiture -qui passe, sans savoir où il va, pour échapper, -pour fuir ...</p> - -<p>Elle se leva, s’accouda à la cheminée. Le<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[182]</a></span> -crépuscule tombait. Les reflets du grand feu -de bois dansaient sur le tapis.</p> - -<p>—Voyons, voyons, dit Zonzon. Tu n’as le -choix qu’entre deux partis. Rentrer ou ne pas -rentrer chez toi. Et encore. Si tu ne rentres -pas, si, par exemple, tu retournes rue Guersant -chez nos parents, ou chez moi—car je -ne supposes pas que tu veuilles rejoindre ce -Chazelles—ton mari te relancera. Il respecte -tes caprices. Soit. Mais il y a des -bornes. Il exigera des explications. C’est son -droit. Qu’est-ce que tu lui répondras?</p> - -<p>—Eh bien, j’avouerai! s’écria Lucette. J’y -serai forcée. Tant mieux! Il y a longtemps -que j’y pense. Même si je rentrais à la maison, -je ne pourrais pas vivre devant Paul avec -ce perpétuel mensonge entre nous. Je le sais. -J’ai essayé ... Ah! oui, c’est stupide, ces scrupules -tardifs. Il aurait fallu les avoir -avant, n’est-ce pas? Mais on n’est pas la -même femme, avant et après. On ne sent<span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[183]</a></span> -l’étendue et le poids d’une faute que quand -on l’a commise ...</p> - -<p>Et s’exaltant:</p> - -<p>—A quelque endroit que je me retrouve -devant Paul, je ne veux plus; je ne peux plus -me taire. Il sera mon juge. Il décidera. Il me -chassera ou il me gardera. Mais au moins, -j’aurai expié. Je n’aurai plus rien de caché -pour lui. Oui, oui, je parlerai ...</p> - -<p>Mais Zonzon l’interrompit, toute jetée en -avant d’un geste de prière et de commandement:</p> - -<p>—Ne fais pas ça, Lucette, ne fais pas ça!... -Mon pauvre petit ... Mais songe donc. Il ne te -comprendrait pas. Voilà le vrai point de vue. -Les mobiles qui t’ont poussée, les suggestions -auxquelles tu as obéi, il ne se les expliquerait -pas. Il te jugerait d’après d’autres lois -que celles qui t’ont menée. Les femmes ont -des raisons que les hommes n’ont pas ... Et, -fatalement, son arrêt serait injuste. Injuste<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[184]</a></span> -en ses termes, injuste en ses conséquences ...</p> - -<p>—Cependant, s’il pardonnait? dit Lucette.</p> - -<p>—Mais le pardon lui-même porte à faux -parce que l’homme ne sait pas ce qu’il pardonne -à la femme! Et l’on ne pardonne bien -que ce qu’on comprend bien. Encore une fois, -les deux sexes ne parlent pas le même langage. -Et cette mésentente, qui fausse le pardon, -fausse aussi ses suites. Elle impose -désormais à l’un et à l’autre des sentiments -injustes, des tortures qu’ils n’ont pas méritées. -Pour lui, l’orgueil blessé, l’amour flétri, -la désillusion, l’amertume, le doute invincible. -Pour elle, l’humiliation, le joug de l’indulgence. -Pour tous deux, la piqûre continuelle -des allusions que le hasard apporte, -une vie en sursis, empoisonnée, gâchée ...</p> - -<p>—Ah! Zonzon, gémit Lucette.</p> - -<p>—Mais pourquoi courir le risque d’une -telle existence, quand rien n’y contraint?<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[185]</a></span> -Pourquoi aller au-devant d’un jugement vicié -d’avance?</p> - -<p>—Ah! Je serais mal venue, dit Lucette, de -parler aujourd’hui de droiture et de probité. -Cependant il me semble ...</p> - -<p>Zonzon l’interrompit encore:</p> - -<p>—La probité n’est plus maintenant où tu -la places. Elle n’est pas dans l’aveu. Vois-tu, -il y a une loi qui nous régit inconsciemment: -la loi du moindre effort. Eh bien, il y en a -une autre qui doit nous régir consciemment: -la loi du moindre tort. Au point où tu en es, -le moindre tort que tu puisses faire à ton -mari, c’est de le laisser dans l’ignorance. Il -faut qu’il garde sa foi ...</p> - -<p>—Et moi mon remords ...</p> - -<p>—Tu ne penses qu’à toi! s’écria Zonzon. -Vous êtes tous les mêmes. Ton remords -s’apaisera. Je sais, moi, je sais comment et -pourquoi tu l’oublieras. Tandis que si tu parlais, -la foi de ton mari en toi serait à jamais<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[186]</a></span> -ébranlée. Pense donc un peu à lui, que -diable! Il t’adore. Il t’adore mal, mais il -t’adore. Si tu l’avais vu comme je l’ai vu, -affolé par cette absence où il ne voit cependant -qu’un caprice ou un malaise. Il vit à -peine, avec des sursauts, comme une lampe -qui baisse. Rallume-la, bon sang! Ne la laisse -pas s’éteindre. Ah! Non, Lucette, n’avoue -pas. Ne fais pas ça. Ce serait la dernière faute, -la vraie faute.</p> - -<p>Il faisait presque nuit. Seules, les lueurs -changeantes du foyer les éclairaient toutes -deux.</p> - -<p>—Alors, dit lentement Lucette, tu es d’avis -que je rentre et que je me taise?</p> - -<p>—Eh parbleu! oui. Tout à l’heure, pendant -que j’écoutais ton aventure, la vérité m’apparaissait -lumineuse, transparente. Je lui -voyais les dessous! Et elle me conduisait au -point où je t’amène.</p> - -<p>Lucette, sombre, murmura:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[187]</a></span></p> - -<p>—Je ne pourrai jamais ...</p> - -<p>—Tu le pourras, dit fermement Zonzon. -Mais réfléchis donc. Si tu parles, que te reste-t-il, -quelle planche de salut, en dehors de la -solution médiocre du replâtrage, du pardon? -Le scandale, le divorce. Je n’y crois guère. -Car ton mari t’aime trop pour le demander, -l’accepter même. Mais admettons. Alors tu -retombes sur le gros écueil qu’on n’a pas -encore pu faire sauter. Le cas de l’enfant, le -mioche écartelé ... Allons donc! Et pense -encore aux autres, à nos parents, qui te -croient heureuse, dans leur quiétude, à ce -brave homme de Duclos, pour qui le bonheur -de son fils est la raison de vivre ...</p> - -<p>—Je ne pourrai pas, répéta Lucette. Tu -oublies justement que Paul est riche ... Si je -me taisais, j’aurais l’air de vouloir garder -tous les avantages de la fortune, au prix d’un -mensonge.</p> - -<p>—Aux yeux de qui? Ni aux tiens ni aux<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[188]</a></span> -miens, je pense. Et nous serons seules à le -savoir. Alors?... Je te dis que tu pourras te -taire sans t’avilir. Et pour une raison simple -et qui dispense de toutes les autres, c’est que -tu aimes ton mari ...</p> - -<p>—Ah! s’écria Lucette, d’une voix désespérée, -est-ce qu’on peut prétendre aimer celui -qu’on a trahi, dupé, volé?</p> - -<p>—Oui, Lucette, oui, on peut le prétendre. -Parce que nous ne sommes pas des êtres -simples, tout d’un bloc, tout d’une pièce. -Voilà la grande erreur. Nous sommes bien plus -complexes, bien plus divers que nous ne le -croyons, qu’on veut nous le faire croire. Chacun -de nous est comme un livre dont les feuillets ne -se répètent pas. Nous-mêmes, nous n’en savons -pas déchiffrer toutes les pages. Et nous savons -encore moins d’où vient le vent qui les fait -tourner ... Tu l’aimes, Lucette. La preuve en -est dans ton besoin de le prendre pour juge, -de ne lui rien cacher, de recevoir de lui l’absolution<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[189]</a></span> -ou le châtiment. Si tu ne l’aimais -pas, tu n’aurais pas songé même à le fuir!... -Il habite en toi. C’est son image seule qui te -hante et t’agite. Il reste le maître de ta pensée. -Le maître auquel tu as désobéi, soit. Mais -sans doute parce qu’il n’a pas su se faire -obéir. Ah! Lucette, les petites ficelles qui font -danser la marionnette ne sont pas toujours -faciles à démêler. Que de choses ne m’apparaissent -qu’aujourd’hui!... Trop tard pour -t’éviter l’embardée, ma pauvre chérie. Mais -à temps, j’espère, pour te ramener dans la -bonne ligne et t’y laisser en sécurité ...</p> - -<p>—Quelles choses? Que veux-tu dire, interrogea -Lucette.</p> - -<p>—Rien, rien ... Mais aie confiance en moi, -Laisse-toi guider, tu verras.</p> - -<p>La femme de chambre frappa, puis annonça -M. et M<sup>me</sup> Turquois. Lucette donna de la -lumière.</p> - -<p>—C’est vrai, expliqua-t-elle. Turquois<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[190]</a></span> -devait arriver cette après-midi. C’est pourquoi -j’ai pu quitter sa femme plus tôt, aujourd’hui. -Sans doute, ils s’arrêtent en passant.</p> - -<p>Et dans le brouhaha des propos d’accueil, -Zonzon se félicita de l’arrivée du couple. Car, -peut-être, dans son ardeur à vaincre, se fût-elle -laissé entraîner, sinon à engager, du -moins à démasquer ses réserves, sa plus forte -raison d’espérer. Et cette raison-là, Lucette -ne devait pas la connaître.</p> - -<p>Non, à aucun prix, elle ne devait connaître -cette vérité secrète que son récit même avait -fait jaillir aux yeux de Zonzon, le malentendu -formidable soudain apparu, en pleine lumière, -éblouissant.</p> - -<p>Ah! le jour où Lucette lui avait affirmé, avec -de petits airs entendus, qu’elle était heureuse, -«tout à fait heureuse» aux bras de son mari, -Zonzon aurait dû se roidir contre cette maudite -peur des mots qui la paralysait devant -sa sœur, et insister, préciser et vider la question<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[191]</a></span> -jusqu’au tréfonds ... Parbleu! Lucette -était de bonne foi. Est-ce qu’une honnête -femme doit être instruite en ces matières-là, -et savoir jusqu’où doit aller son plaisir? Fi -donc! De bonne foi, elle s’était trompée. Non, -elle n’était pas tout à fait heureuse. Elle -n’avait pas atteint le sommet aigu de la joie. -Toute sa confession le criait.</p> - -<p>Presque classique, l’aventure. On croit -céder à l’attrait de l’inconnu, du fruit défendu, -du plus grand amour ... On cherche simplement -le frisson qu’on n’a pas. Du premier -pas jusqu’à la chute, Lucette, inquiète, inconsciente, -n’avait fait qu’obéir à l’appel de ses -sens. Comme tant d’autres, dans cette marche -à l’amant, elle n’était guidée que par l’espoir -confus du coup de bonheur qui lui manquait.</p> - -<p>Heureusement, elle était tombée sur Chazelles, -un avide égoïste, préoccupé de lui, de -lui seul. Là encore, pas d’erreur possible. L’ex-Madame -Chazelles avait la confidence trop<span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[192]</a></span> -facile pour qu’on en ignorât. Et le naïf dégoût -qu’elle avouait à qui voulait l’entendre, aussi -bien à Zonzon qu’à M<sup>me</sup> Savourette, suffisait à -éclairer un esprit averti. Chazelles était de ceux -qui se penchent uniquement sur leur plaisir, -sans souci d’éveiller celui de leur compagne. -Il l’avait dégustée comme un mets friand, une -œuvre d’art. Est-ce qu’on pense au plaisir du -plat qu’on mange, du tableau qu’on regarde?</p> - -<p>Heureusement. Car si Chazelles avait révélé -Lucette à elle-même, il en eût fait sa chose. -S’il avait fait jaillir en elle la source de délices, -il lui serait devenu précieux comme -la vie même. Il l’aurait rivée à lui. Tandis que, -sans le savoir, elle s’était détachée parce -qu’elle était déçue.</p> - -<p>Donc, le mal était réparable. Ni le mari ni -l’amant n’avaient ouvert à Lucette la terre promise. -Mais elle y pouvait encore pénétrer. Aux -bras de Paul lui-même, parbleu! de Paul mieux -avisé.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[193]</a></span></p> - -<p>Car il avait péché, lui, non par égoïsme, -mais par ignorance. Un amoureux? Soit. -Mais un amoureux qui ne sait pas l’amour. -Il avait fallu, pour s’y tromper, les petits -airs satisfaits de Lucette, ce néfaste malentendu ... -Instruit de sa maladresse et des -moyens de la réparer, il prendrait sur Lucette -cet empire que toute son adoration trop -chaste n’avait pas su lui gagner. Et quant à -elle, satisfaite à son insu, pleinement contentée, -elle n’irait plus chercher ailleurs ce -qu’elle trouverait chez elle ... Ah! dame, la -tâche était délicate, d’éclairer les trente ans -de ce garçon. Mais l’enjeu valait qu’on risquât -la partie.</p> - -<p>Moyen scabreux, certes. Mais moyen unique -de remettre et surtout de maintenir Lucette -dans la bonne ligne. Sans la vigoureuse impulsion -du coup de bonheur, elle s’exposait -à de nouveaux écarts. Si, de retour au foyer, -son secret appétit n’était pas satisfait, si elle<span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[194]</a></span> -avait encore faim, elle serait reprise des -mêmes défaillances. Et il se trouverait toujours -un galant pour la soutenir à ce moment-là. -Pas besoin de chercher loin. Est-ce qu’au -premier signe de vertige, Turquois, par -exemple, ne serait pas là pour la recevoir dans -ses bras?</p> - -<p>Il suffisait de le regarder d’un peu près, en -ce moment même, dilaté dans la chaleur du -calorifère et la gaîté du feu, dans la lumière -rousse des bulles électriques, l’air parfumé -de thé et de citron, et surtout dans l’intimité -de trois femmes ... Oh! un Turquois assagi -par l’alerte, par ses angoisses au chevet du -petit malade,—plus séduisant, peut-être, dans -sa nouvelle manière attendrie et fondue,—mais -dont se réveillaient, en détente, le flair -et les convoitises d’amant.</p> - -<p>Celui-là guettait Lucette. Il l’avait déjà -pressentie. Un jour, en riant, elle l’avait avoué -à sa grande. Il attendait son heure. Eh bien,<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[195]</a></span> -cette heure sonnerait. Oh! pas maintenant. -Mais elle sonnerait, si Lucette, inapaisée, -poussée par l’obscur et puissant instinct, continuait -de chercher, faute d’avoir trouvé.</p> - -<p>Lorsque la femme ne se borne pas à un -homme, c’est qu’elle n’a pas reçu de lui ce -qu’elle en attendait inconsciemment. Peut-être -un autre la comblera-t-il? Ce n’est pas -celui-là? Un autre encore ... Et elle se lance -alors dans cette poursuite exaspérée du bonheur -qu’elle ignore et qu’elle veut, dans ces -aventures où l’amour n’a plus de part, cette -dégringolade de chute en chute, de mains en -mains, où elle se détraque et s’amoindrit. -Non, non, à tout prix, il fallait éviter un pareil -sort à cette petite Lucette, si délicate, si sensible, -si bien faite pour le bonheur unique. -Il fallait que Paul connût le péril et sût y -parer.</p> - -<p>Mais de ces clartés, de ces projets, Lucette -devait tout ignorer. Car elle se refuserait sans<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[196]</a></span> -doute à penser qu’elle n’avait attendu, recherché -qu’un bonheur matériel. Comme tant -d’autres, elle croyait rouvrir un idéal trop -pur, trop romanesque, pour admettre qu’il -prît racine dans sa chair. Comme tant -d’autres, elle avait de l’amour une notion -trop mystique pour concevoir qu’une jouissance -physique en fût le sommet, la clef de -voûte. Elle se cabrerait à l’idée que son sort -dépendait de la satisfaction d’un besoin si -grossier. Et aussi, avertie de l’existence d’une -volupté précise, elle l’épierait et la goûterait -moins, de l’avoir attendue. Il lui répugnerait -de n’y voir que l’effet d’un peu d’attention, -d’habileté, d’un tour de main. L’envers du -décor lui dépoétiserait la pièce. Non. Il fallait -que l’extase la surprît en coup de foudre, -l’éblouît, lui apparût comme le signe divin -de son salut ... la révélation.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[197]</a></span></p> - -<p class="p2">Si Zonzon, malgré sa promptitude de jugement -et sa foi dans le succès, avait hésité -devant l’audace de son projet, certaine rencontre -matinale eût achevé de la décider à -l’action.</p> - -<p>Sur les instances de sa sœur, elle avait -ajourné son départ au lendemain, afin de -prendre un peu de repos et de ne pas voyager -deux nuits de suite. Pendant la soirée, répétant -ses arguments, renouvelant ses assauts, -elle avait enfin ébranlé Lucette. Elle la laissait -à peu près disposée à reprendre la vie -commune et à garder le silence, au moins à -titre d’essai. Zonzon n’en demandait pas -davantage.</p> - -<p>Levée tôt, elle parcourait le jardin encore -dénudé. Et comme le hasard l’acheminait -<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[198]</a></span>vers la grille, elle se heurta à M. Duclos ...</p> - -<p>Elle n’ignorait pas que, sans cesse en route, -il passait souvent aux Barres, entre deux trains -ou deux courses d’auto, afin d’y jeter le coup -d’œil du maître. Cependant, cette apparition -imprévue l’inquiéta. Était-ce une simple coïncidence -qui le faisait tomber là pendant le -séjour de Lucette? Il l’eut vite édifiée. Dès les -bonjours échangés, il se campa, les pouces aux -hanches, le ventre en bataille, les sourcils -croisés:</p> - -<p>—Ah ça, qu’est-ce qui se passe ici? J’arrive -d’Algérie—oui, le chemin de fer de -l’Oued-Mia, une grosse affaire—et, hier soir, -à Marseille, je trouve une lettre de mon garçon. -Sa femme est seule, aux Barres, pour soigner -la scarlatine du petit Turquois? Elle laisse sa -gamine à M<sup>me</sup> Savourette pour dorloter le -gosse des autres? Qu’est-ce que c’est que cette -affaire-là? Du caprice, de la brouille? Elle -est enceinte? Quoi? Vous devez savoir ça, -vous?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[199]</a></span></p> - -<p>Zonzon s’effrayait. Ce rude bonhomme, qui -tombait là en obus, était capable de tout -démolir. Elle essaya d’affirmer:</p> - -<p>—Mais votre fils vous a dit la vérité. -Lucette ...</p> - -<p>Il coupa:</p> - -<p>—Allons, allons, Mam’zelle Zonzon, faut -pas m’en conter. J’aime pas qu’on me roule, -moi. Une petite madame comme Lucette ne -s’installe pas seule, en mars, à la campagne, -pour aider un mioche à changer de peau.... -Y a quelque chose, je veux le savoir. Je le -saurai. J’ai débrouillé des affaires plus compliquées -que ça.</p> - -<p>Évidemment, il saurait. Ce ne serait pas -difficile. S’il abordait Lucette de ce ton brutal, -du haut de sa puissance et de son argent, elle -se révolterait aussitôt. Encore hésitante sur -son attitude, elle verrait dans cet interrogatoire -une indication du sort. Elle avouerait, -elle lui jetterait la vérité à la face. Et elle se<span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[200]</a></span> -perdrait, à jamais ... Comment le maîtriser? -Il continuait:</p> - -<p>—Je ne veux pas qu’on fasse de la peine -à mon garçon, moi. Il a voulu épouser cette -petite Lucette. Affaire conclue. Le ménage -marche. Bonne affaire. Mais si ça bat la ferraille, -halte-là! Je m’en mêle. Je veux qu’il -soit heureux. Il s’est marié pour ça ...</p> - -<p>Zonzon s’exaspérait. Il voulait du bonheur -pour son argent, cet homme. Que faire? Elle -eut l’intuition d’opposer la violence à la violence:</p> - -<p>—Eh! mon cher monsieur, s’écria-t-elle, -tout ne s’achète pas avec de l’argent. Surtout -le bonheur. Ça serait vraiment trop commode -et trop injuste. Faut quelquefois y mettre du -sien et payer de sa personne!...</p> - -<p>Interloqué, il se pencha, les yeux aigus:</p> - -<p>—Quoi? Quoi? Qu’est-ce que vous dites?</p> - -<p>Soutenue par l’espoir de le mâter, elle -reprit:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[201]</a></span></p> - -<p>—Êtes-vous bien sûr que votre garçon, -comme vous dites, a fait tout ce qu’il fallait -pour être heureux? Oui, en êtes-vous bien -sûr? Il a reçu une éducation de luxe, modèle -riche. C’est entendu. Mais il y a peut-être des -lacunes. Il manque peut-être des volumes -dans la bibliothèque. On ne peut pas tout -savoir.</p> - -<p>Intrigué, inquiet, il se croisa les bras, -secoua la tête:</p> - -<p>—Enfin, qu’est-ce que tout ça signifie?</p> - -<p>—Rien de grave. Je dis simplement que -nul n’est parfait, que nul ne peut s’aviser de -tout. Dans un ménage, les torts sont souvent -réciproques.</p> - -<p>—Vous voyez bien qu’il y a de la brouille! -s’écria M. Duclos.</p> - -<p>—Un malentendu, rectifia Zonzon en souriant. -Seulement, voyez-vous, monsieur Duclos, -vous devriez me laisser le dissiper. Je -<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[202]</a></span>suis venue pour ça ...</p> - -<p>—Pourtant ...</p> - -<p>—Je vous assure, poursuivit fermement -Zonzon, laissez-moi arranger ça, toute seule. -Vous parliez tout à l’heure d’affaires compliquées, -monsieur Duclos. Si vous saviez comme -les femmes sont des affaires compliquées! -C’est un peu ma spécialité. Prenez-moi comme -contremaître, dans cette entreprise-là ...</p> - -<p>Il sourit, à demi-désarmé:</p> - -<p>—Cependant, je voudrais bien savoir. Il -s’agit de mon garçon ...</p> - -<p>—Il s’agit aussi de ma petite sœur. Soyez -tranquille. Je vous le répète, c’est très ténu, -très subtil, c’est des nerfs coupés en quatre. -Vous rentrez à Paris?</p> - -<p>—Après déjeuner.</p> - -<p>—Eh bien, dit-elle, vous m’emmènerez. -Mais c’est promis, n’est-ce pas? Vous ne -rudoierez pas Lucette. Vous semblerez trouver -sa présence ici toute naturelle. Vous ne l’interrogerez -pas.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[203]</a></span></p> - -<p>Il se débattait encore:</p> - -<p>—Mais vous m’expliquerez ...</p> - -<p>—Plus tard, plus tard. Tenez, je vous -donne rendez-vous ici, l’été prochain. A ce -moment-là, je vous rendrai des comptes. Vous -me direz si j’ai bien réussi. Alors, c’est -promis, vous me confiez l’affaire?</p> - -<p>Il hésita. Puis, rondement, dans un coup -d’épaule:</p> - -<p>—Allons, affaire conclue.</p> - -<p>Elle sourit, soulagée:</p> - -<p>—Croyez-moi, c’est la bonne affaire.</p> - -<p>Seulement, maintenant, il fallait marcher.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[204]</a></span></p> -<p> </p> -<p><span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[205]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p2">VIII</h2> - -<p class="p2">Dans son petit appartement du boulevard -Raspail, la pièce où Zonzon donnait ses consultations -était très gaie. Sièges, table-bureau, -bahut à usage de vitrine et de bibliothèque, -tout le meuble était de ce style flamand moderne -aux lignes simples et pures et dont le chêne -clair a les tons chauds et dorés des moissons -mûres. Les frais bouquets de la toile de Jouy -fleurissaient la tenture. Dans des cadres<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[206]</a></span> -sobres, de bonnes héliographies reproduisaient -des chefs-d’œuvre préférés. Un peu partout, -des pots de cuivre et de grès flambé. Et même -le classique fauteuil articulé, toujours sinistre -sous ses faux airs d’instrument de torture, -était remplacé par un divan jonché de petits -coussins à volants.</p> - -<p>C’est là qu’au lendemain de son retour des -Barres elle reçut son beau-frère. Entre ces -murs où, depuis cinq ans, elle avait déjà -sondé et soulagé tant d’intimes misères, elle -se sentait plus confiante, plus désignée que -partout ailleurs pour lui faire entendre en -franchise les paroles de guérison.</p> - -<p>A peine entré, il demanda âprement:</p> - -<p>—Vous avez vu Lucette? Vous l’avez confessée?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>De la main, elle lui désigna un fauteuil. Il -s’y laissa tomber.</p> - -<p>—Ah!... Eh bien, qu’est-ce qu’elle a?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[207]</a></span></p> - -<p>Zonzon s’était assise derrière son bureau. -Elle ébaucha:</p> - -<p>—Peuh!... Du malaise.</p> - -<p>Mais de sa main gantée, impatiente, il -frappait la table:</p> - -<p>—Voyons, voyons, ne me ménagez pas, je -vous en prie. Je suis prêt à tout. Elle se détache -de moi, n’est-ce pas? Elle ne m’aime -plus?...</p> - -<p>Zonzon leva les bras:</p> - -<p>—Là! le voilà parti ... Mais si, elle vous -aime. Elle n’a jamais cessé de vous aimer. -Elle va rentrer, d’ici quelques jours. Je vous -le promets.</p> - -<p>Un peu rassuré, il reprit;</p> - -<p>—Alors, d’où vient ce malaise? Pourquoi -cette fuite sous un vain prétexte, ce besoin -de solitude et de retraite? Encore une fois, -qu’est-ce qu’elle a?</p> - -<p>Zonzon ouvrait et refermait le couvercle de -l’encrier de cristal:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[208]</a></span></p> - -<p>—Il ne faut pas chercher ce qu’elle a, il -faut chercher ce qu’elle n’a pas ... Tenez, il -arrive qu’en sortant de chez soi, dès la porte -claquée, on éprouve l’impression d’avoir -oublié quelque chose. Un objet indispensable, -clef, argent, lettre. On ne sait pas encore quoi. -On s’interroge, on se tâte. Lucette est à peu -près dans cet état-là. Elle sent qu’il lui manque -quelque chose. Elle ne sait pas ce qui lui -manque. De là son inquiétude et son trouble.</p> - -<p>Il s’écria:</p> - -<p>—Que lui manque-t-il? Je lui ai tout offert. -Tout ce que ma tendresse, mon culte m’ont -inspiré d’attentions ...</p> - -<p>Elle l’interrompit:</p> - -<p>—Je sais de quelle adoration vous entourez -ma petite Lucette. Et je vous en ai bien de la -gratitude, allez. Mais êtes-vous sûr de lui -avoir donné tout ce que vous pouviez lui -donner?...</p> - -<p>—Je ne vous comprends pas.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[209]</a></span></p> - -<p>Elle insista:</p> - -<p>—D’avoir tout tenté pour la rendre heureuse? -Cherchez bien. Vous m’avez dit que, -tous ces jours-ci, vous aviez fait votre examen -de conscience. Vous n’avez rien trouvé? Vous -n’avez rien à vous reprocher?</p> - -<p>—Non, dit-il. Ah! Parfois, j’en venais à -souhaiter de me prendre en faute. Au moins, -ç’aurait été une explication, une chance de -réparer, une lueur d’espoir. Non. Rien. Mais -vous, Suzanne, vous devez savoir ... Ah! parlez, -parlez. Je vous l’ai dit, je suis prêt à vous -suivre aveuglément.</p> - -<p>Elle pensa tout haut:</p> - -<p>—Allons, c’est bien décidément de l’ignorance.</p> - -<p>Et elle ajouta en souriant:</p> - -<p>—Avez-vous lu <i>Daphnis et Chloé</i>?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>—Même pas! J’aurais dû m’en douter.</p> - -<p>Ah! c’est bien la peine de posséder à fond<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[210]</a></span> -son antiquité!... Eh bien, Daphnis et Chloé -s’aiment. Mais ils ne savent pas s’aimer. Ils -manquent d’expérience. Et ils ne sont pas -heureux. Ils sont tourmentés, inquiets. Jusqu’au -jour où une certaine Lycénion dissipe -l’ignorance de Daphnis. Grâce à quoi les deux -amants goûtent enfin le bonheur. Oh! je ne -prétends pas vous renseigner à la manière de -Lycénion, rassurez-vous. Sérieusement, Paul, -c’est en médecin que je veux vous parler. En -médecin ami, très ami, mais en médecin. -Vous aussi, votre ignorance peut compromettre -votre bonheur. Il faut qu’elle cesse.</p> - -<p>Et comme il s’apprêtait à parler:</p> - -<p>—Eh! parbleu, poursuivit-elle. Je sais bien -ce que vous allez me répondre. Vous connaissez -votre a b c. C’est entendu. La preuve, -c’est que vous avez un enfant. Un enfant ... -Justement, rappelez-vous les trente heures de -tortures qu’a passées Lucette à ce moment-là. -Où elle demandait grâce, et qu’on l’achève,<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[211]</a></span> -et qu’on la tue ... Où vous pleuriez, vous, -d’avoir été comme l’artisan de son supplice -et de ne pas pouvoir l’adoucir. Vous ne vous -êtes jamais demandé ni sur-le-champ, ni plus -tard, ni ces jours-ci quand vous êtes descendu -en vous-même, vous ne vous êtes jamais -demandé si une pareille souffrance ne devait -pas être compensée par du plaisir? Vous -trouvez naturel qu’une femme puisse endurer -le martyre, risquer sa peau, mettre au monde -une demi-douzaine d’enfants, sans éprouver -de la satisfaction au moment où elle les conçoit? -J’en connais, de ces malheureuses. Elles -sont légion. Mais je dis qu’il ne devrait pas -y en avoir. Non, non, c’est trop injuste, et -d’une injustice qui devrait frapper un esprit -réfléchi comme le vôtre.</p> - -<p>Elle s’échauffait, frappait à son tour le -bureau du plat de la main.</p> - -<p>—Car enfin, vous autres hommes, non seulement -vous êtes dispensés de ces abominables<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[212]</a></span> -tortures, mais encore, vous êtes certains, à -coup sûr, avec qui que ce soit, pour ainsi -dire mécaniquement, automatiquement, d’atteindre -à ce plaisir qu’ignorent tant de femmes. -N’est-ce pas une pitié qu’il y ait tout juste une -élue sur quatre appelées?... Eh! oui, voilà le -chiffre, autant qu’on puisse faire de la statistique -en ces matières-là. Et le plus fort,—est-ce -par un calcul de l’égoïsme mâle, ou par -cette maudite horreur de tout ce qui touche -au sexe,—le plus fort, c’est que, la plupart -du temps, celles qui ne goûtent pas le plaisir -n’en connaissent même pas l’existence! Elles -ne savent pas qu’il y a une volupté précise, -une extase culminante, quelques secondes de -frénésie, de folie heureuse, auxquelles elles -ont droit—comme vous. Elles ne savent -pas ce qui leur manque ...</p> - -<p>—Cependant, put placer Paul, n’y a-t-il -pas des femmes insensibles ...</p> - -<p>—C’est un bruit que les hommes font courir!<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[213]</a></span> -s’écria Zonzon. La frigidité! Une femme -frigide. C’est vite dit. C’est commode. Comme -si la froideur ne pouvait pas toujours s’échauffer! -On dit encore, inversement: il y a -des femmes qui ont du tempérament, des -femmes qui ont des sens. Et par là on laisse -entendre que toutes les autres sont inertes. -Mais toutes les femmes ont des sens; seulement -il faut savoir s’en servir. Je sais bien, -sur cette question-là comme sur toutes les -questions, on se sépare en deux camps. Mais -je me range parmi ceux qui proclament qu’il -n’y a pas de frigidité absolue, de femmes à -jamais insensibles. Il n’y a que des endormies -qu’on peut toujours éveiller. Leur sensibilité -est latente. Il s’agit de la développer pour en -révéler les effets. Eh oui, l’histoire de la plaque -photographique, toujours sensible, elle aussi, -dont la faculté d’impression existe, et qui, pourtant, -a besoin d’être développée pour révéler -l’image qu’elle tient enclose. Il lui faut le bain<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[214]</a></span> -favorable, des soins, tout un traitement dans -l’ombre, pour que les oppositions apparaissent, -s’affirment en vigueur. La révélation ... Le mot -est juste, même au sens religieux. Ce je ne -sais quoi de miraculeux, d’éblouissant, qui -vous ouvre le ciel ... Mais il faut révéler, il -faut aider la nature. C’est très joli, d’être en -adoration devant sa femme, comme vous l’êtes. -Mais vous m’avez promis de tout entendre, -n’est-ce pas? Eh bien, mon cher, on n’adore -pas une femme avec les mains jointes ...</p> - -<p>Et pour justifier l’audace nécessaire de ses -paroles:</p> - -<p>—Voilà, la lacune, voilà la faille où pouvait -sombrer votre bonheur. Il faut la combler. -Il faut seconder la nature. Elle-même le -demande. Mieux, elle y invite. Elle a ses vigies, -qui sont aux aguets du plaisir, qui se portent -au-devant de lui, qui annoncent et préparent -son approche. Elle veut que le vainqueur ne -se précipite pas trop vite dans la place, qu’il<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[215]</a></span> -s’arrête à ces postes avancés, qu’il les flatte -au passage. Afin qu’il ne puisse pas ignorer -ses vedettes, elle les érige habilement aux -seuils et aux faîtes, à fleur de lèvres, à fleur -de gorge, et la plus secrète, mais aussi la -plus sensible, n’est pas plus difficile à trouver -qu’une violette sous la mousse ... A toutes, il -faut payer le tribut d’hommages qu’elles réclament ... -Il ne faut pas penser qu’à soi. Il -faut penser à l’autre, sans cesse.</p> - -<p>«Et plus tard, avant d’atteindre an sommet -du plaisir, il faut se rappeler encore qu’on est -deux à tenter l’ascension. Il faut se défier de -sa fougue et de son impatience, et cela d’autant -plus qu’on se sait plus rapide et plus -pressé. Il faut s’assurer qu’on est suivi par -l’autre, le stimuler, l’entraîner au rythme de -sa propre marche, l’attendre au prix même -d’une halte, afin d’arriver ensemble à la cime ... -Et tout cela, parbleu, c’est de l’altruisme! -Mais oui. C’est peut-être l’exemple le plus<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[216]</a></span> -frappant de cet altruisme que prêchent les -morales et les religions. De cet altruisme qui -a l’air de nous coûter et qui, en fin de compte, -nous rapporte. Ce qu’il y a d’admirable dans -l’amour, c’est qu’en s’occupant de l’autre, on -s’occupe encore de soi. Car c’est accroître sa -joie que de la partager. Et l’éprouver à deux, -c’est l’éprouver deux fois ...</p> - -<p>«Voilà l’avantage immédiat. Mais l’avantage -continu, l’avantage vital, c’est que la -femme dont toutes les aspirations sont satisfaites, -la femme contentée, est du même coup -fixée. Elle ne chasse plus sur l’ancre. Ayant -ce qu’il lui faut, elle ne faute pas. Ses sens -sont à l’abri d’une surprise, puisqu’ils sont -avertis. C’est le pivot, c’est l’axe du mariage. -Par là, l’homme tient dans ses mains le sort -de la vie à deux. Pour lui, quelle sécurité, -quelle sauvegarde! Voilà le vrai lien, la vraie -soudure entre les deux êtres associés. Et l’opinion -ne s’y trompe pas. Si elle s’apitoie si peu<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[217]</a></span> -sur le sort du mari trompé, c’est qu’elle le -soupçonne confusément d’avoir méconnu, -soit par égoïsme, soit par ignorance, cette -grande vérité.</p> - -<p>Et se portant d’elle-même au-devant des -obstacles:</p> - -<p>—Surtout, ne vous laissez pas arrêter par -les objections que l’on ne manque pas d’opposer -à une pareille doctrine. Dangereux, -dit-on, de faire de sa femme sa maîtresse. -Moins dangereux, en tout cas, que d’en faire -la maîtresse d’un autre! Dangereux, dit-on, -d’exciter les curiosités et les convoitises de sa -femme. Mais ces convoitises et ces curiosités -sont en elle. Et elle cherchera obscurément -à les satisfaire au dehors si elles ne sont pas -satisfaites au logis. On vous dira aussi qu’il -existe de bons ménages où la femme n’éprouve -pas de plaisir. Parbleu, il en existe aussi où -la femme est cul-de-jatte! Mais l’homme qui -tient ce discours oublie qu’il prive sa compagne<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">[218]</a></span> -d’un bonheur qui lui est dû. Enfin, -qu’on n’aille pas prétendre non plus qu’initier -ainsi sa femme, c’est l’asservir. Non. C’est -simplement lui faire la part égale.</p> - -<p>«Ne vous laissez pas influencer par de telles -préventions. Au contraire, regardez autour de -vous. Est-ce que cette clef n’ouvre pas, ne livre -pas toutes les existences féminines? Voyez ces -inachevées comme cette petite M<sup>me</sup> Chazelles -que vous avez connue, dont la vie gâchée, -délayée, s’en va à vau-l’eau, faute d’avoir fait -prise sous l’étreinte. Et derrière cette pauvre -silhouette falote, d’autres m’apparaissent, -identiques, ses sœurs en infortune, ces nostalgiques -provinciales dont le mari rentre -fourbu de la chasse, du cercle ou du banquet, -et qui s’étiolent, végètent, soupirent, rêvent à -de romanesques aventures, tandis qu’il eût -suffi qu’un peu de bonheur attentif se posât sur -elles pour qu’elles s’épanouissent ... Voyez les -Madame Evenon, délaissées, elles aussi, par<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[219]</a></span> -un mari fantoche, mais qui s’acharnent à la -poursuite du grand frisson, qui veulent à tout -prix parvenir à la cime, et qui roulent, de -culbute en culbute, se détraquent, se souillent -et s’abîment.</p> - -<p>«Et les autres, les révélées ... Ah! on ne -devrait pas pouvoir s’y tromper. On devrait -les reconnaître rien qu’à leur allure équilibrée, -stable et coulante de frégate en course, leur -langueur fraîche et saine de fleur arrosée.</p> - -<p>«Le peuple, dans sa clairvoyance instinctive, -reconnaît la femme qui «a ce qui lui faut, -qui a son contentement». Les mots dégagent -l’idée. Ah! j’en ai recueilli bien d’autres, au -dispensaire, sur les lèvres de pauvres filles. -Tenez, celui-là, d’un raccourci en éclair: -«J’ai relui ...».</p> - -<p>Les révélées ... Comme elles sont en quiétude -et bien d’aplomb ... Il n’y a qu’à la nuit -qu’elles s’agitent, un peu fébriles. La soirée -leur paraît longue, le bridge interminable.<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[220]</a></span> -Ah! parmi elles, il n’est pas d’oisives. La vie ne -leur paraît jamais ni creuse ni vide. Leur journée -a toujours un but: elles attendent le soir.</p> - -<p>«Et le bienfait se répand sur toute leur -existence. C’est lui qui fait ces maturités -aimables dont nous avons, vous et moi, un -exemple si proche qu’il n’est point utile de le -citer. C’est lui qui fait ces jolies vieilles indulgentes, -dont l’œil reste piquant, la lèvre -bonne et le cœur tendre. Parce qu’elles ont -attendu en frémissant les soirs de leur jeunesse, -elles attendent en souriant le soir de -leur vie.</p> - -<p>«Les révélées!... L’empreinte qu’elles ont -reçue est si profonde, si vive, qu’elles sont -heureuses, même si leur compagnon n’est -pas digne d’elles par ailleurs. Il suffit qu’un -Turquois ait ainsi marqué sa femme au coin -du plaisir, pour se l’attacher tout entière. Elle -est l’esclave, mais l’esclave qui ne veut pas -s’affranchir. De lui, elle accepte tout, elle pardonne<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[221]</a></span> -tout. Pour elle, c’est le demi-dieu. Le -demi-dieu pétri de travers humains, mais qui -donne la vie, qui anime la statue ... Et, peut-être, -ce pouvoir si facilement conquis n’est-il -point si injuste qu’il le paraît. Car il ne va -pas, chez l’homme, sans un certain sens de -bonté, de prévenance et d’attention.</p> - -<p>«Les révélées ... Ont-elles, au contraire, un -compagnon parfait? Oh! alors, ce sont les -vraies bienheureuses. Elles ont l’existence -divine, le bonheur en diamant que rien n’entame, -que rien ne raye et qui ne tombe qu’à la -mort. Le bonheur, l’existence qui vous attendent, -vous deux, vous qui avez tout, la fortune, -l’amour, vous à qui ne manque que -ce joyau pour couronner, pour fermer le diadème....</p> - -<p>Et, les avant-bras appliqués à la table, les -mains jointes, en suppliante:</p> - -<p>—Je vous en prie, Paul, croyez-moi. Méditez, -creusez tout ce que je viens de vous<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[222]</a></span> -dire. Certes, ma tâche est ingrate. Connaissant -votre idéal, votre culture, votre tournure -d’esprit, je me doute bien que je vous -rebrousse et que je vous révolte. Je me doute -bien qu’il doit vous paraître misérable, presque -vil, de vouloir donner au bonheur des racines -de chair, faire dépendre son éclosion de soins -et d’expédients dont vous ne voyez peut-être -que la trivialité, de hausser la volupté jusqu’au -rang des vertus et de fonder l’honnêteté -sur le plaisir ...</p> - -<p>«Et pourtant, pourtant ... Ah! vous qui -aimez Lucette de tant de façons déjà, vous -devriez chercher à l’aimer pour ainsi dire -anatomiquement, à comprendre combien -tout son organisme délicat est différent du -vôtre ... Vous devriez concevoir que, chez la -femme, le sexe est comme un second cœur. -Oui, un second cœur où, comme dans -l’autre, la vie afflue, se ramasse et bat son -grand rythme. Un second cœur, peut-être plus<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[223]</a></span> -sensible que le premier, et dont les émotions, -les maux, les joies, retentissent profondément -sur les sentiments, le caractère, sur toute la -femme. Un second cœur, dont il faut aussi -écouter les appels et combler les vœux ...</p> - -<p>«Mais il n’y a pas besoin de raison de -science pour saisir l’importance et la grandeur -de cette révélation, de l’unisson dans le -plaisir. Il suffit de se rappeler tout ce qu’il y -a d’imparfait, d’incomplet, dans le plus rare -amour; cette impossibilité, pour deux êtres -qui s’adorent, de se comprendre, de se connaître -à fond; ces cloisons qui se dressent, -ces mensonges qui s’imposent, ces malentendus -qui s’établissent entre eux, malgré -leurs efforts désespérés de se pénétrer, de -plonger l’un dans l’autre. C’est par là qu’ils -sentent toute leur misère. Et c’est par l’extase -qu’ils s’en affranchissent. Leur rêve de -communion absolue, sans entrave et sans -masque, ne se réalise que dans la sensation<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[224]</a></span> -éperdue d’être enfin parcourus et liés par le -même frisson, fondus au même creuset, de -n’avoir plus qu’une vie, n’étant plus qu’une -joie ...</p> - -<p class="p2">Paul errait seul, dans la nuit et le vent, -sous la pluie tenace et violente, autour de la -gare de Lyon.</p> - -<p>Il guettait Lucette. Cependant, Zonzon -l’avait bien détourné d’aller la chercher à la -gare. Il ne fallait pas, disait-elle, donner à ce -retour une importance de solennité, souligner -ainsi la durée de l’absence. Au contraire, -Lucette devait rentrer simplement, comme -d’une fugue aux Barres entre deux trains, -d’une course. Elle-même, au téléphone, avait -prié qu’on ne l’attendît point.</p> - -<p>Mais il avait passé outre, ou, du moins, -tourné le conseil, dans son impatience de la<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[225]</a></span> -revoir un quart d’heure plus tôt qu’à la -maison, de s’assurer ainsi qu’elle rentrait -vraiment. Si, au dernier moment, elle se -dérobait, si elle reculait devant la crainte -d’une explication? Ou même, si une cause -fortuite l’avait empêchée de partir?</p> - -<p>Seulement, il se contenterait de la contempler -dans l’ombre, sans se montrer. Et il rentrerait -derrière elle, lui laissant ainsi le temps -de reprendre contact avec les choses, de se -réaccoutumer au logis. Il lui avait envoyé -l’auto, sans y monter lui-même.</p> - -<p>Arrivé trois grands quarts d’heure trop tôt, -il avait d’abord attendu à la terrasse d’un -café dont les bâches, gonflées d’eau à crever, -lâchaient des cataractes sous les coups de -vent. De là, il épiait l’énorme horloge lumineuse -incrustée dans le beffroi de la gare. Et -son impatience était si vive, qu’il se félicitait -de voir la gigantesque aiguille avancer par -saccades. Il lui semblait, à chaque secousse,<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[226]</a></span> -gagner instantanément une minute. Mais -comme elle restait longtemps immobile!..</p> - -<p>Enfin, l’heure approcha. Agité, incapable -de demeurer plus à la même place, il se leva, -commença de guetter la sortie. Et, obligé de -se cacher de son chauffeur qui devait ignorer -sa présence et qui attendait sur le terre-plein, -il se glissait, avec toutes sortes de ruses et de -précautions, derrière les balustrades et les -files de voitures, sans jamais perdre de vue -l’arrivée.</p> - -<p>Il envia ceux qui pouvaient se montrer, -ceux qui, en ce moment, déambulaient tranquillement -sur les quais ou se groupaient -autour de la sortie. Mais, en même temps, il -goûtait une sorte de volupté à se sentir isolé, -perdu, dans le déluge et la rafale, à marcher -dans les minces lames d’eau qui vernissaient -les trottoirs, sous les regards des agents encapuchonnés -qu’inquiétait son allure louche de -chasseur en embuscade.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[227]</a></span></p> - -<p>L’idée qu’elle allait venir le soutenait, l’exaltait. -Et soudain, il était poignardé de la crainte -de ne pas la voir. Il ne pouvait plus contenir -son impatience. Elle le dépassait. Elle l’étouffait. -Un de ces moments à commettre un vol, -un meurtre, n’importe quoi, pour tromper -l’attente.</p> - -<p>L’heure arriva. Mais le train avait sans doute -du retard, car la sortie restait vide. La possibilité -d’un accident le traversa. Il vit Lucette -morte, dans la nuit, en rase campagne. Sûrement, -il se tuerait. Mais un mouvement se -dessina. Les petits groupes massés à l’arrivée -s’en rapprochèrent. Les files de voitures se -resserrèrent. Les gabelous se postaient à la -porte. Des chauffeurs mirent leur moteur en -marche. Les premiers voyageurs apparurent, -pressés, isolés, sous la lumière violente des -globes électriques. Puis, le flot grossit.</p> - -<p>Caché entre deux voitures, le cœur dans la -gorge, le cou et le regard tendus, Paul se<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[228]</a></span> -haussait sur ses pointes. Mais sa vue se troublait. -Dix fois, il crut reconnaître Lucette. Il -se trompait. Elle ne viendrait pas. Et tout à -coup, sans savoir comment elle était parvenue -là, il la vit au ras du trottoir, dans son long -manteau de voyage. Elle s’immobilisait, cherchant -sans doute des yeux son auto.</p> - -<p>Et lui ne voyait qu’elle, droite et svelte, le -visage dans l’ombre du chapeau, sous la -clarté crue. Toutes ses pensées, toute sa vie -s’en allaient dans ce regard qu’il projetait sur -elle, dont il l’enveloppait et la pénétrait. Il eut -l’impression étrange de découvrir une Lucette -nouvelle, la Lucette plus fragile, plus délicate, -que les paroles de sa sœur lui avaient -dévoilée. Oui, il avait compris, il avait foi. -Il saurait achever de la conquérir.</p> - -<p>Mais le chauffeur l’avait aperçue. L’auto -vint ranger le trottoir et la masquer. Alors, -il courut jusqu’à la voiture qu’il avait retenue -et qui l’attendait dans la rue voisine. Il bondissait,<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[229]</a></span> -sans souci des flaques, de la rafale et -de la boue. Maintenant qu’il ne voyait plus -Lucette, l’émotion, tenue un instant en suspens, -rompait ses digues. Elle le bouleversait. -Jamais il n’en avait connu d’aussi violente. -Il en admirait la franchise et la force. -Il n’y avait en lui que son amour.</p> - -<p>Transporté d’espoir, de hâte, fou, la tête -perdue, il sanglotait par la rue déserte en -poursuivant sa course. Et dans son trouble, -son attendrissement insensés, il jetait—lui -qui avait à peine connu sa mère—ce cri de -tous ceux qui ont faim, qui ont mal, qui ont -peur, de tous ceux dont la vie est en jeu, ce -cri qui monte du berceau et du champ de -bataille: «Maman, maman!...»</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[230]</a></span></p> -<p> </p> -<p><span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[231]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">IX</h2> - -<p class="p2">A l’arrière de la yole, les bras écartés suivant -la courbe du dossier, les jambes croisées, -la pointe du petit soulier blanc frétillant au -bord de la robe de piqué, Lucette était étendue.</p> - -<p>Paul, assis sur le banc mobile, suivait la -rive à coups de rames allongés et lents, dans -l’ombre des saules. Ils étaient seuls sur -l’Yonne, en vue des Barres, par une de ces -matinées de juin où, dans l’air bleu, s’attarde<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[232]</a></span> -une brume blonde, comme s’il restait -au ciel un peu de clair de lune.</p> - -<p>Lucette caressait du regard les mouvements -coulés du rameur, le jeu souple des muscles -nerveux, le cou plein et rond de l’homme -dans sa force, que dégageait la chemise molle, -nouée d’une simple cordelière.</p> - -<p>Elle le contemplait, dans la pleine lumière, -accrue du reflet de l’eau. Ses yeux s’attardaient -à des coins aimés de son visage. Un -petit espace de peau toute blanche où la barbe -ne pousse pas, à la commissure des lèvres, -sous la moustache. Un autre à l’angle des -paupières, si doux, si pur, si tendre, que -les premières rides s’y exercent à tracer leurs -sillons. Mais, Dieu merci, elles n’apparaissaient -pas encore.</p> - -<p>Parfois, au passage de la yole, un oiseau -s’envolait des saulaies de la rive. Un petit -héron, un <i>butor</i>, s’enfuyait, les pattes allongées, -l’allure et le cri maladroits. Ou bien un<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[233]</a></span> -martin-pêcheur, dont luisait un instant la -gorge bleue, d’un éclat de saphir. Ou encore, -d’une détente brusque de ressort, un poisson -en chasse, perchette ou brochet, sautait hors -de l’eau. Alors, des ondes s’élargissaient en -cercle, fripaient de petites rides la belle robe -de soie de la rivière, vert et or. Mais, bien -vite, le courant la repassait. Et le calme -absolu retombait.</p> - -<p>Sans cette trop grande clarté, cette trouée -lumineuse ouverte par le fleuve, Lucette se -fût coulée aux pieds de son mari, pour lui -prendre et lui baiser les mains, le sentir plus -proche, contre elle, au-dessus d’elle, pour -laisser monter vers lui sa gratitude et l’en -pénétrer.</p> - -<p>Oui, de la gratitude. Car, parfois, on eût -dit qu’il était conscient, qu’il avait tout deviné, -qu’il lui avait pardonné non seulement ses -caprices et sa fugue, mais qu’il l’avait absoute -tout entière, tant il avait mis de bonté attentive,<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[234]</a></span> -d’indulgence câline dans son accueil au -retour des Barres. A croire qu’il voulait lui -faire oublier son égarement dans un redoublement -de tendresse.</p> - -<p>De son côté, quel besoin d’expier et d’effacer, -quelle soif de rémission et de rachat la -poursuivaient jusque dans les bras grands -ouverts, puis refermés sur elle ...</p> - -<p>Et n’était-ce pas le signe de la rédemption, -la marque d’un amour purifié par une flamme -nouvelle, ce bonheur inouï qui l’avait foudroyée, -un soir?</p> - -<p>Elle se souvenait ... Ce sursaut de surprise, -ce frisson d’éveil, quand des éclairs de plaisir -l’avaient traversée, d’abord. Puis l’espoir, l’attente, -la joie qui s’affirme, qui jaillit, décisive, -se noue, gagne, se répand, roule par -tout l’être ses torrents délicieux ... Et ces cris -qu’elle n’avait pas su retenir, l’attente plaintive, -l’ardeur haletante, la stupeur éblouie, -l’extase triomphante, toutes les cordes de la<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[235]</a></span> -passion effleurées dans l’instant éternel, le -râle qui s’achève en hosanna ...</p> - -<p>Et, depuis, elle vivait dans la certitude -heureuse du miracle.</p> - -<p>Ils accostaient un petit port creusé dans la -berge, devant le mur qui bornait le parc. -Paul la soutint sous le bras, pendant qu’elle -se tenait debout dans la yole oscillante et -mobile. Et elle s’attardait, heureuse de se -sentir prisonnière de cette main, dont la -caresse ferme et chaude se répandait en -elle.</p> - -<p>En passant par la petite porte où les hauteurs -de crue étaient gravées dans la pierre, -elle dit:</p> - -<p>—Tu te rappelles?</p> - -<p>Là, ils avaient déchiffré ensemble les dates -d’inondation, en tête-à-tête pour la première -fois, l’année où ils s’étaient connus.</p> - -<p>Un peu plus loin, sous le couvert du parc, -au détour d’une allée, elle dit encore:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[236]</a></span></p> - -<p>—Et c’est là que tu m’as photographiée en -me disant: «Il faut venir à moi.»</p> - -<p>Il répéta doucement:</p> - -<p>—Il faut toujours venir à moi.</p> - -<p>Et il la pressa contre lui, comme s’il avait, -lui aussi, le sentiment profond de la posséder -mieux, la fierté de la savoir complètement, -absolument sienne.</p> - -<p>Elle se plaisait à évoquer tous leurs communs -souvenirs. Elle leur trouvait un charme, -une douceur indicibles. Et elle souriait même -de ses petites mélancolies de jeune mariée, -avec un peu de mépris, l’indulgent dédain -d’une femme experte pour un coquebin. Ah! -maintenant, les sirènes d’auto pouvaient bien -hurler sur la route, les chiens pouvaient -bien aboyer sous la fenêtre. Ce que ça lui -était égal!</p> - -<p>Pourtant, à descendre ainsi le passé, elle -rencontrait la faille, le trou noir ... Mais elle -n’en éprouvait pas la gêne et la honte qu’elle<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[237]</a></span> -avait appréhendées à son retour à Paris. C’est -qu’elle ignorait alors combien vite le néfaste -s’oublie dans la joie, cette faculté du regard -ébloui de ne plus rien discerner de l’ombre, -ce pouvoir du jour d’abolir les cauchemars -de la nuit.</p> - -<p>Chazelles? Un nom. On le disait à Draguignan. -Elle ne le reverrait pas. Et l’eût-elle -rencontré qu’elle l’eût traité sans effort en -indifférent. L’aventure lui semblait arrivée à -une autre, ou lue dans un roman. Elle s’était -lavée de la souillure en surface, dans cette -grande onde de bonheur qui ruisselait sur -elle.</p> - -<p>Elle regardait l’avenir en pleine face, avec -une confiance absolue. A l’automne, ils -devaient partir pour la Troade. Paul voulait -revoir avec elle le théâtre de ses travaux. -Et elle s’en faisait fête. Sûrement, elle ne -serait plus dépaysée, perdue, comme dans -cette croisière de Norwège et d’Écosse, peu<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[238]</a></span> -après son mariage. Non. Cette fois, elle serait -partout chez elle. Chaque asile serait un nid, -chaque site un souvenir. Au lieu d’être -repoussée par la terre hostile, elle la marquerait -à son empreinte ...</p> - -<p>Us débouchaient sur le parterre, dans la -pleine splendeur des roses. Ils en suivaient la -lisière ombragée. Pour gravir la pente douce, -Lucette s’appuya au bras de son mari. Elle était -sans cesse pénétrée de la plénitude de bien-être -qu’on éprouve au sortir du bain. C’était comme -un reflet persistant sur toute sa vie de cette -quiétude absolue, de cette satisfaction extrême, -complète, que lui donnait maintenant l’amour.</p> - -<p>L’odeur des roses la ravissait comme une -musique. Il lui semblait entendre pour la première -fois cette année-là le chant des oiseaux. -La chaleur montante passait sur ses bras, sur -ses joues, sur sa gorge, comme une caresse. -Elle montra à son mari, avec un petit -sourire indulgent, entendu, deux papillons<span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[239]</a></span> -voltigeant qui se poursuivaient. Toute cette -coquetterie des couleurs et des parfums, ces -ruses charmantes des fleurs pour attirer l’insecte -qui colportera leur semence et servira -ainsi leurs amours, tout lui paraissait juste -et bon. Elle se sentait épanouie comme la -fleur, ailée comme l’insecte. Elle s’ouvrait -à toute la nature, et s’y mêlait. Elle avait -envie de s’écrier: «Enfin, je vis!»</p> - -<p>Et elle allait doucement, appuyée au bras -de son mari, au long des roses.</p> - -<p>Zonzon, accoudée à la balustrade de la terrasse, -à côté de M. Duclos, les regardait -monter. D’un coup de son menton volontaire, -comme taillé dans du granit, l’entrepreneur -les désigna. Et ravi:</p> - -<p>—Les voyez-vous, les voyez-vous, ces -amoureux ... Et quand on pense qu’il y a trois -mois, ça craquelait, ça se fissurait ...</p> - -<p>Puis, dévisageant Zonzon de ses petits yeux -aigus sous les sourcils hérissés:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[240]</a></span></p> - -<p>—Enfin, là, qu’est-ce que vous leur avez -fait?</p> - -<p>Elle éclata de rire:</p> - -<p>—Je les ai soignés, tiens!</p> - -<p>Il insista:</p> - -<p>—Oui, mais enfin, comment? Pourquoi? -Qu’est-ce qu’ils avaient au juste, hein?</p> - -<p>Elle biaisa:</p> - -<p>—Je vous l’ai dit: histoire de nerfs.</p> - -<p>—Ah! mam’zelle Zonzon, vous ne tenez -pas votre parole. Vous m’aviez pourtant bien -promis de m’expliquer ...</p> - -<p>Mais elle se défendit:</p> - -<p>—C’était pour vous calmer. Vous vouliez -tout casser. Je vous avais surtout promis de -la raccommoder, la fissure. Et là, j’ai tenu -parole. C’était l’important. N’en cherchez donc -pas plus. Et surtout, ne vous avisez pas de les -sonder vous-même, sacristi! Ça casserait tout. -C’est de l’ouvrage bien fait, allez. Et solide. -Vous êtes content de votre contremaître?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[241]</a></span></p> - -<p>Il dit en riant:</p> - -<p>—Oui, oui. Mais c’est égal, j’aurais bien -voulu savoir ...</p> - -<p>Elle se haussa vers lui et, de bouche à -oreille, la main en écran, lui souffla:</p> - -<p>—Secret professionnel ...</p> - -<p>—Alors, décidément, on ne peut pas le -connaître. C’est fichant.</p> - -<p>Elle eut une petite moue malicieuse vers la -moustache blanche:</p> - -<p>—Croyez-moi: ça ne vous intéresserait -plus.</p> - -<p>Bien sûr, elle n’allait pas crier son secret -sur les toits. Mais, tout de même, elle était -bien contente et bien fière de son œuvre, la -bonne Zonzon. Ah! certes, des esprits tournés -vers un idéal austère et façonnés par -des siècles religieux se froisseraient qu’une -créature aussi fine, aussi délicate que Lucette -fût ainsi asservie à son sexe et ramenée au -<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[242]</a></span>bien par des voies si matérielles. Et cependant ... -Est-ce que le continuel effort des -hommes n’avait pas toujours tendu à utiliser -toutes les puissances de la nature, à s’en faire -autant d’armes pour améliorer leur sort? Le -plus impérieux de tous les instincts ne devait-il -pas servir, lui aussi, à la conquête du -bonheur?</p> - -<p>Oui, elle était fière de son œuvre. Et elle -la contemplait encore, un peu à l’écart du -petit groupe réuni autour du thé de cinq -heures,—les Turquois, les deux Duclos, -Lucette. Ah! ce brave Turquois pourrait -bien exercer son flair de requin et rôder -dans le sillage: rien ne tomberait du bastingage.</p> - -<p>Et elle admirait Lucette dans sa grâce nouvelle, -sa fraîcheur, son enjouement. Toujours -ainsi la journée lui serait légère. Car elle en -connaissait la fin délicieuse. Il suffisait, pour -s’en convaincre, de regarder ce joli profil -animé qui, par instants, dans une rêverie<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[243]</a></span> -charmante, se tournait vers le large horizon, -vers le ciel perlé où déclinait le jour. Elle -aussi attendait le soir ...</p> - -<p class="pr4 reduct">Paris-Serbonnes, 1908-1909.</p> - -<p class="pc4 mid">FIN</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[244]</a></span></p> - -<hr class="d4" /> - -<p class="pc reduct"><span class="smcap">Paris.—L. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette.</span></p> - -<hr class="d5" /> -</div> - -</div> - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Les révélées, by Michel Corday - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RÉVÉLÉES *** - -***** This file should be named 51703-h.htm or 51703-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/1/7/0/51703/ - -Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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