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-The Project Gutenberg EBook of Les révélées, by Michel Corday
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Les révélées
-
-Author: Michel Corday
-
-Release Date: April 9, 2016 [EBook #51703]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RÉVÉLÉES ***
-
-
-
-
-Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
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-
- NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:
-
-—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
-
-—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.
-
-—La table des matières a été rajoutée dans ce livre électronique.
-
-—Les mots écrites en gras ont étées representées ainsi: =mot gras=.
-
-—Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et
- a^{bc}.
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- LES RÉVÉLÉES
-
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-
- OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
-
-
- DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
-
- à 3 fr. 50 le volume.
-
- =Vénus ou les deux risques= 1 vol.
- =Les Embrasés= 1 vol.
- =Sésame ou la Maternité consentie= 1 vol.
- =Les Frères Jolidan= 1 vol.
- =Les Demi-Fous= 1 vol.
- =La Mémoire du cœur= 1 vol.
- =Monsieur, Madame et l’Auto= 1 vol.
- =Mariage de demain= 1 vol.
- =Plaisirs d’Auto= 1 vol.
-
-
- CHEZ GARNIER FRÈRES
-
- =Mariés jeunes.=
- =Confession d’un enfant du Siège.=
- =Scènes de la vie conjugale.=
- =Scènes de la vie d’officier.=
-
-
- IL A ÉTÉ TIRÉ DU PRÉSENT OUVRAGE:
-
- _10 exemplaires, numérotés à la presse, sur papier de Hollande._
-
-
- Paris—L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.—1679.
-
-
-
-
- MICHEL CORDAY
-
-
- LES
-
- RÉVÉLÉES
-
-
- — ROMAN —
-
- ...C’est le plaisir qu’elle aime;
- L’homme est rude et le prend sans savoir le donner.
-
- ALFRED DE VIGNY.
-
-
- CINQUIÈME MILLE
-
-
- PARIS
-
- BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
- EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
- 11, RUE DE GRENELLE, 11
-
- 1909
-
-
-
-
- Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays
-
- Published July 10 1909.
- Privilege of Copyright in the United States reserved under the Act
- approved march 3 1905 by MICHEL CORDAY.
-
-
-
-
- TABLE DES MATIÈRES
-
-
- CHAPITRE I. Page 1
-
- II. 35
-
- III. 71
-
- IV. 85
-
- V. 125
-
- VI. 157
-
- VII. 169
-
- VIII. 205
-
- IX. 231
-
-
-
-
- LES RÉVÉLÉES
-
-
-
-
-I
-
-
-—On peut entrer?... Ah! Elle est encore couchée, la petite loche ...
-Bonjour, mon amour, bonjour ma vieille Lucette ...
-
-Zonzon—un diminutif de Suzon—se penchait à la porte entr’ouverte.
-En longue chemise, la gorge épanouie crevant la dentelle, la face
-brillante parmi ses cheveux qui la coiffaient d’un gros bonnet de
-fourrure châtain, les pieds nus dans des sandales rouges, la jeune
-femme courut au lit de sa sœur.
-
-Elle était royale et claire, la chambre de Lucette. Royale par ses
-dimensions, par ses lignes, par le style de ses meubles et de ses
-panneaux, d’un Louis XVI fleuri, laqué blanc. Claire de toutes ces
-neigeuses sculptures, des miroirs à biseaux, des tentures délicates
-et tendres, des bibelots de Saxe et d’argent, toute une fraîcheur
-scintillante qu’exagérait encore la folle lumière du matin de juin.
-Lucette, qui s’apercevait dans les glaces, semblait perdue, parmi ses
-cheveux noirs répandus sur l’oreiller, dans le vaste lit de milieu
-exhaussé de deux marches, à la façon d’un trône.
-
-Quand les deux sœurs se furent câlinement embrassées.
-
-—J’ouvre une fenêtre, n’est-ce pas? dit Zonzon.
-
-Et, sans plus attendre, elle se dirigea, dans son léger costume, vers
-l’une des deux croisées. Craintive, un peu choquée, Lucette reprocha:
-
-—Oh!... Si on te voyait ...
-
-Zonzon répliqua, en ouvrant tout grand:
-
-—Eh bien, «on» ne s’embêterait pas.
-
-Puis, accoudée à la barre:
-
-—Bon Dieu que c’est beau ...
-
-Prolongeant la terrasse du château, un parterre géant s’ouvrait une
-trouée à travers le parc, déroulait en pente douce sa tapisserie de
-fleurs jusqu’aux peupliers de la vallée. Les lointains, les bois, les
-ombres étaient baignés d’une brume bleue et dorée, à croire qu’il
-pleuvait de l’azur en même temps que de la lumière. Un de ces matins où
-il semble vraiment que le ciel soit descendu sur la terre.
-
-Quittant la fenêtre, Zonzon s’assit au bord du lit, en amazone.
-
-—Tout à l’heure, quand j’ai découvert cette vue, de ma chambre, ça
-m’a fichu un coup. J’ai failli crier toute seule. Voilà ce qu’il y a
-d’épatant dans l’arrivée de nuit: c’est la surprise du matin. Oh, déjà,
-rien que le temps de passer de l’auto dans l’ascenseur, d’entrevoir
-aux lumières le vestibule en cathédrale, vieux chêne et marbre blanc,
-j’avais reconnu la main de papa ... fichtre!
-
-C’était, en effet, leur père, l’architecte René Savourette, qui avait
-restauré le château des Barres pour le compte du propriétaire actuel,
-le gros entrepreneur Duclos, un de ses camarades d’enfance, récemment
-retrouvé. Les travaux touchant à leur fin, Duclos avait invité
-l’architecte et sa famille à passer quelques semaines sous son toit.
-Mais Zonzon, qui exerçait depuis peu la médecine à Paris, n’avait pu
-s’échapper que la veille, et pour un seul jour.
-
-—Figure-toi, reprit-elle, que j’ai failli ne pas venir du tout. A
-neuf heures, hier soir, j’étais encore chez des clients—un petit
-ménage d’officiers—dont le gosse faisait de la diphtérie. Les pauvres
-gens! Ils n’en menaient pas large ... Mais quand le sérum a commencé
-d’agir—j’en avais pris du tout frais à l’Institut Pasteur—quand leur
-mioche s’est mis à respirer, à renaître ... Ah! Si tu les avais vus!
-Sur le pas de la porte, le lieutenant me serrait les mains à me coller
-les doigts. Et il bafouillait: «Merci, monsieur ... Merci, monsieur ...»
-
-Zonzon, le menton à la gorge, les paupières baissées, s’examina avec
-une malicieuse complaisance:
-
-—Hein? Tout de même, fallait-il qu’il soit ému, pour s’y tromper!
-
-—Oh! Zonzon ... soupira Lucette.
-
-Mais déjà la jeune femme poursuivait:
-
-—Enfin, je me décolle les doigts, je me sauve, je touche chez moi,
-j’arrive à la gare, j’avale un sandwich, un bock, je saute dans le
-train, je trouve l’auto à Sens, et me voilà ...
-
-Le torse cambré, les bras étendus en croix, la tête en arrière et la
-face heureuse, elle s’étira:
-
-—Ah! C’est amusant, la vie pleine, la vie bien tassée, où l’on empile
-tant qu’on peut de l’utile et de l’agréable.
-
-Puis, se rapprochant, les mains enlacées à celles de Lucette:
-
-—Mais toi, toi ... C’est à toi de raconter. Depuis quinze jours ...
-Cette nuit, tu dormais si bien. Je n’ai pas voulu te réveiller. Et tes
-petits bouts de lettres, tes petits coups de téléphone ne m’ont pas
-appris grand’chose. Je trouve même qu’elles devenaient de plus en plus
-courtes, tes communications. Pas d’anicroche? Tu ne me caches rien?
-
-Lucette s’était à demi soulevée, un coude dans l’oreiller. Et posant
-une main sur le bras de sa sœur, elle dit, résolue:
-
-—Si, Zonzon. Je t’attendais. Moi aussi, j’ai voulu te laisser dormir.
-Mais j’ai un service à te demander. Tu pars toujours ce soir?
-
-—Faut bien.
-
-—Eh bien, emmène-moi.
-
-D’un élan, Zonzon fut contre Lucette:
-
-—T’emmener? Mais qu’est-ce qu’il y a? Rien de grave, j’espère?
-
-Les paupières closes, la jeune fille agita la tête:
-
-—Non, non, rien de grave.
-
-—Alors, quoi? Tu te rases, dans ce castel?
-
-—Ne me demande rien, supplia Lucette. Emmène-moi, voilà tout.
-
-Et de son bras, à hauteur de ses yeux, elle se barrait la face. Zonzon
-s’était reculée légèrement:
-
-—Je veux bien, moi. Pardi, ce ne serait pas la première fois que tu
-passerais quelques jours chez moi. Mais je ne serais tout de même pas
-fâchée de savoir pourquoi je t’enlève. Je veux bien marcher, mais je
-n’aime pas marcher sans savoir où je vais. Allons, explique. Pourquoi
-veux-tu partir?
-
-Lucette s’entêtait, confuse et farouche:
-
-—Parce que ...
-
-Zonzon haussa ses rondes épaules sous leur étroite épaulette de
-dentelle:
-
-—Ah! Toujours la même! Toujours fermée, toujours bouclée ... Dire
-qu’il m’a fallu chaque fois te cambrioler tes petits secrets! Tiens,
-tu me fais bouillir. Mais tu ne devrais pas en avoir pour moi, des
-secrets. Tu as beau aller sur tes vingt-deux ans, j’en ai toujours
-huit de plus que toi. Tu es toujours un peu ma petite, ma mioche. Tu
-sais bien que si je te presse, ce n’est pas par curiosité. C’est par
-intérêt, par tendresse. Voyons, voyons, Lucette. Personne ne t’écoutera
-mieux. Personne ne jasera moins. Et puis, c’est si bon de se débrider,
-de s’ouvrir. Allons, va ...
-
-Inclinée sur Lucette, elle la dominait, essayait de la pénétrer. Ainsi
-rapprochées, elles apparaissaient à la fois pareilles et différentes.
-Et la lumineuse figure de Zonzon semblait penchée sur une eau profonde,
-qui lui eût renvoyé en reflet sa propre image, assombrie et mystérieuse.
-
-A demi vaincue, Lucette murmura:
-
-—J’ai peur que tu te moques ...
-
-—Allons donc! Tu sais bien que non.
-
-—Eh bien, je veux partir avant de ... m’attacher à quelqu’un ... A
-quelqu’un que je ne peux pas épouser.
-
-—Qui? qui?
-
-—Paul Duclos.
-
-Zonzon la pressait, avide:
-
-—Tu t’es emballée sur le fils Duclos? Et lui, de son côté?
-
-Mais Lucette s’était refermée. Elle roulait lentement sa tête sur
-l’oreiller:
-
-—Qu’est-ce que ça peut faire? Qu’importe?
-
-—Enfin, que s’est-il passé entre vous?
-
-Tout de suite la jeune fille se révolta:
-
-—Mais rien!
-
-—Alors, comme il est fils unique, comme le père Duclos a je ne sais
-combien de millions, comme nous n’avons pas un fifrelin de dot, tu ne
-veux pas courir la chance? Dis, dis, c’est ça.
-
-Lucette avait conscience de cette réserve, de cette pudeur ombrageuse
-qui la retenaient de dévoiler sa vie la plus intime, les mouvements de
-son cœur. Mais sa sœur était sa grande amie, son guide. Cette fois,
-elle se libéra. Et, avec une violence concentrée:
-
-—Oui, c’est cela. Je ne veux pas courir le risque d’un refus. D’abord
-parce que je ne veux pas passer pour une coquette, pour une intrigante.
-Si M. Paul s’avisait de vouloir m’épouser,—et vraiment j’ignore tout
-de ses intentions,—il se heurterait sans doute à son père. Et je les
-aurais, malgré moi, dressés l’un contre l’autre ...
-
-—Mais, remarqua Zonzon, le papa Duclos aime son fils. Il n’a plus que
-lui au monde.
-
-—Raison de plus pour qu’il lui souhaite un mariage éclatant.
-D’ailleurs, il me fait peur, ce M. Duclos. Il est si âpre, si rude
-d’aspect et d’esprit. Il n’envisage rien qu’au point de vue des
-affaires. Il n’a qu’une phrase à la bouche: «Est-ce une bonne affaire?»
-Et marier son «garçon», comme il dit, à la fille de son architecte, tu
-penses si ce serait la bonne affaire!
-
-—Il n’est peut-être pas si terrible qu’il en a l’air.
-
-Mais Lucette n’écoutait plus:
-
-—Et puis, vois-tu, Zonzon, j’ai peur de souffrir. Ce que je veux
-éviter surtout, c’est le risque d’une déconvenue. Je veux fuir pendant
-qu’il en est temps encore, avant de m’attacher, avant d’avoir trop mal
-... Tu vois, ce n’est plus du scrupule, c’est de la prudence.
-
-—Ne te fais donc pas moins chic que tu n’es.
-
-Très émue, la riante Zonzon. Ses larges yeux bruns s’attendrissaient.
-Elle avait un sens trop exact de la vie et de son temps pour ne point
-sentir l’étroite servitude de l’argent et pour ne point admirer
-l’élégance et la grâce des sentiments qui s’en affranchissent.
-
-Elle reprit:
-
-—Papa, maman ne savent pas que tu veux partir?
-
-—Je n’aurais jamais osé leur avouer mes raisons. Et puis, à quoi
-bon? Papa partagerait mes scrupules. Il s’affolerait à l’idée d’être
-soupçonné d’une arrière-pensée d’intérêt. Et quant à maman, elle se
-retrancherait derrière lui, comme toujours.
-
-—Oui, dit Zonzon, je connais la phrase: «En as-tu parlé à ton père?»
-
-—Mieux vaut les laisser tranquilles, en sécurité. Je n’ai pas besoin
-d’eux. Tu es là.
-
-Et elle se pressa contre sa grande, qui lui rendit sa caresse. Zonzon
-couvrait Lucette d’une tendresse vigilante. Non point seulement parce
-qu’elles étaient sœurs. Que de sœurs se supportent sans se chérir! Mais
-parce qu’elle la protégeait, la savait plus fragile, plus complexe,
-plus flexible qu’elle-même. Si les fleurs pensent et sentent, le beau
-rosier épanoui doit aimer de la sorte le liseron qui s’enroule à sa
-tige.
-
-—Alors, conclut Lucette, c’est convenu, n’est-ce pas, tu m’emmènes? Je
-n’annonce pas un départ définitif. Nous devions rester ici encore une
-huitaine. Une fois partie, j’ajournerai mon retour. Nous prendrons un
-prétexte quelconque. Tu as besoin de moi pour ton dispensaire. Ou bien
-un essayage pressant.
-
-Zonzon sourit:
-
-—Je choisis l’essayage. C’est plus sérieux.
-
-—Il ne faut pas rire, Zonzon, dit Lucette. J’ai du chagrin.
-
-L’aînée la pressa:
-
-—Ah ça! voyons, tu l’aimes donc déjà? Et lui?
-
-Mais elle se déroba encore:
-
-—Ne m’interroge pas, ne me force pas à m’interroger moi-même. Je ne
-veux pas savoir. Je veux partir.
-
-Et blottie contre sa sœur, elle ajouta, la voix passionnée:
-
-—Ah! Il me semble que j’aimerai tant, si fort, si uniquement ...
-Emmène-moi, Zonzon, emmène-moi ...
-
-Que faire, au mieux du bonheur de Lucette? Car cela seul importait.
-Zonzon réfléchit. Par nature et par métier, elle avait le jugement
-prompt, lucide et stable. Sa décision fut vite arrêtée! Partir.
-Pourquoi pas? Si ce Paul Duclos n’aimait pas Lucette, s’il l’oubliait
-sitôt partie, mieux valait en effet qu’elle s’en détachât au plus
-vite. S’il l’aimait vraiment, l’épreuve de l’absence achèverait de
-l’éclairer sur lui-même, l’éperonnerait, le jetterait à la poursuite
-de la fugitive par-dessus tous les obstacles. Et si, en dehors de son
-énorme fortune, il était réellement digne d’épouser Lucette, il lui
-apporterait alors la plus grande chance de bonheur au monde: un mutuel
-amour sans entrave, ni souci.
-
-Et Zonzon prononça délibérément:
-
-—Eh bien, c’est entendu, ma petite Lucette. Je t’enlève.
-
- * * * * *
-
-En vérité, nous ne sommes qu’une vivante contradiction. Lucette
-voudrait que cette dernière journée au château des Barres fût déjà
-achevée, dans une hâte de malade avant l’opération, qui souhaite
-éperdument que c’en soit fini. Et, en même temps, elle voudrait arrêter
-la fuite des heures, isoler, déguster chaque minute, chaque seconde,
-comme on tâche de garder au palais la saveur d’un sorbet qu’on sent
-fondre dans sa bouche. Ce royal domaine qu’elle ne reverra plus, elle
-voudrait l’inscrire, le fixer dans sa mémoire, l’emporter en elle-même.
-Et toute la matinée, en guidant sa sœur à travers les salles et les
-jardins, parmi la folle fête de lumière, elle butine, par tous ses sens
-éveillés et tendus, les souvenirs.
-
-Quinze jours! A-t-elle vraiment vécu quinze jours au château? Tour à
-tour il lui semble qu’elle y soit arrivée la veille et qu’elle ne l’ait
-jamais quitté. S’asseoit-elle vraiment depuis quinze jours à cette
-table, dans cette salle à manger d’une solennité d’église, habillée de
-bois anciens, noirs et luisants, trouée d’une cheminée féodale dont la
-hotte se heurte aux caissons du plafond? Quinze jours qu’à chaque repas
-elle contemple en coin, sans parvenir à s’apprivoiser, son redoutable
-voisin M. Duclos, sa solide carrure, sa simplicité soigneuse, sa face
-de granit, ses yeux aigus sous les sourcils hérissés. Quinze jours
-qu’elle l’entend, à chaque plat mitonné, de sa voix qui s’est éraillée
-sur les chantiers:
-
-—Revenez-y donc, M’ame Savourette.
-
-Et quinze jours que maman se laisse tenter, avec un heureux roulis des
-épaules, le menton dans la gorge, la lèvre grasse et le regard gourmand:
-
-—Oh! M. Duclos, j’en reprendrai bien encore un petit peu ...
-
-Et lui, lui ... Il est assis face à son père, devant elle. Oh! Elle
-voudrait lui trouver des défauts, pour le regretter moins. N’a-t-il
-pas gardé, de son récent séjour en Asie-Mineure—deux ans de fouilles
-au dur soleil—un petit air levantin? On s’imprègne des pays qu’on
-habite. Avec son teint brûlé, sa pointe de barbe noire, on dirait un
-personnage des _Mille et une Nuits_, habillé chez le bon tailleur.
-Et quelle singulière façon d’écouter, la tête inclinée, le regard au
-plafond. Pourquoi entr’ouvre-t-il parfois la bouche une seconde, avant
-de parler? L’œil est trop doux, le profil trop régulier, le front trop
-bossué ... Allons donc! Elle ment. Il est parfait. Et maudissant son
-blasphème, elle voudrait, d’un élan, se lever de table et courir lui
-demander pardon.
-
-L’après-midi. Que d’heures légères—si légères qu’elles ne laissaient
-pas de traces dans le souvenir—passées dans le parc, autour de ce
-petit temple troyen qu’édifiait papa, avec les matériaux et d’après les
-plans rapportés par M. Paul. Chaque jour on en suivait les progrès.
-On tirait de leurs caisses les briques vernissées, les faïences, les
-mosaïques dont devait se revêtir cette reconstitution charmante. Hélas!
-Lucette ne la verrait pas achevée ...
-
-Un coup de cloche à la grille. Un couple apparaît au détour d’une
-allée. Les Turquois. Car le village de Brûlon ne s’enorgueillit pas
-seulement de son royal château des Barres. Il possède aussi son homme
-célèbre, Turquois, l’auteur dramatique, qui s’y retire pendant les
-mois d’été. Les gens du pays ne connaissent guère ses pièces, libres
-et violentes. Mais ils voient son portrait dans les feuilles et les
-magazines, sa face de joyeux vivant, crépue et lippue. M. Duclos
-fait grand accueil à son voisin. Mais Lucette n’aime ni son jovial
-sans-gêne, ni sa réputation libertine. Et à chaque visite, elle
-s’étonne de ce regard tendre, admiratif, fidèle, dont le suit sa femme,
-si différente de lui, si grave, si contenue, d’une grâce si souveraine,
-d’une si belle allure ailée. Bah! Encore des gens qu’elle ne reverra
-plus ...
-
-Un domestique apporte des sodas. M. Paul raconte son goût inné
-d’archéologie, cite le fameux exemple de Schliemann, le savant
-allemand, tour à tour mousse, garçon épicier, enrichi enfin dans
-le commerce de l’indigo, poursuivant et réalisant à travers
-d’invraisemblables vicissitudes le rêve de toute sa vie: exhumer
-Troie, la Troie de l’Iliade, Troie dix ans investie par Ménélas pour
-venger l’enlèvement de sa femme Hélène! Et sous la ville de Pâris et
-de Priam, il avait découvert six autres cités superposées! Ainsi, sept
-civilisations s’étaient succédé avant le siège dont le chant d’Homère
-nous a gardé le souvenir ...
-
-Turquois appuie d’un gros rire:
-
-—En somme, de vos sept civilisations, que reste-t-il? Une histoire de
-femme!
-
-Puis, de sa manière brusque, il s’empare de Lucette, l’isole:
-
-—Et vous, mademoiselle, vous trouvez que ça vaut dix ans de siège, une
-femme enlevée?
-
-Sans attendre de réponse, il déploie des idées scabreuses sur le
-mariage, avec autorité. Distraite, absente, Lucette songe au cher
-tête-à-tête qu’elle n’aura pas, qu’elle n’aura plus jamais. Quelle
-ironie, de paraître flirter avec ce déplaisant personnage! Mais elle y
-prend un amer plaisir, une joie de mortification. Furieuse contre le
-destin, elle s’en venge sur elle-même.
-
-L’heure passe, à la fois rapide et lente. Maintenant, autour du petit
-temple, tous tirent des caisses les précieuses mosaïques couchées sur
-des claies de paille, en rassemblent les morceaux. On dirait de grands
-enfants occupés à un gigantesque jeu de patience. Comme tout ce monde
-est joyeux, insouciant! Ils ne devinent donc pas, ni les uns ni les
-autres, qu’un drame se joue, tout près d’eux, dans un petit cœur? Ah!
-Quelle plaisanterie, cette mystérieuse télépathie qui devrait avertir
-notre entourage de notre chagrin. Comme ils sont loin de nous, nos
-proches! Lucette est presque dépitée qu’on soit si gai autour d’elle,
-qu’on ne soit pas influencé par sa peine secrète. Et, en même temps,
-pour rien au monde, elle ne l’avouerait.
-
-Et voyez comme ils sont tous éloignés, en effet, de pressentir
-la vérité. Quand Lucette annonce qu’elle accompagnera sa sœur à
-Paris—décidément elle invoque la nécessité d’un essayage—c’est à
-peine si l’on interrompt le jeu des mosaïques. Maman, qui, souriante et
-placide, le suit du creux de son fauteuil, demande seulement:
-
-—Tu l’as dit à ton père?
-
-Et M. Savourette ne s’émeut guère. Il l’aime pourtant bien, sa
-fillette. Mais voilà: il détaille les fresques à M^{me} Turquois. Et
-il est resté d’une si fine galanterie, d’un si joli empressement près
-des femmes, qu’il est tout à son inoffensive habitude de briller et de
-plaire. Il tire et jette en avant sa manchette, fait valoir son profil
-cambré à la Henri IV et accueille la nouvelle d’un distrait:
-
-—Ah! ah!... Et tu nous reviens bientôt, surtout?
-
-M. Paul lui-même ne se doute de rien. Il se donne à sa minutieuse
-besogne d’un entrain joyeux, une de ces gaîtés ingénues et fougueuses
-qu’on voit parfois aux très jeunes religieux qui, soutane troussée,
-jouent au ballon avec leurs élèves. Dirait-on qu’il a vingt-sept ans?
-
-Pourtant, il a entendu, se redresse, s’exclame, la face changée:
-
-—Comment? Vous partez, Mademoiselle? Mais pour une seule journée,
-n’est-ce pas?
-
-S’il savait! Précipitamment, elle répond:
-
-—Oui, oui ...
-
-Mais que c’est dur, de dissimuler jusqu’au soir, jusqu’au moment où
-l’auto vient ranger le perron dans la clarté des deux gros lampadaires.
-
-Qu’ils sont pénibles, ces adieux qu’elle seule sait être définitifs.
-Et aussi, quelle amère volupté de se sentir enfin dans la nuit, de
-s’abattre sur la tiède et solide poitrine de Zonzon et là, de se
-détendre, de sangloter:
-
-—Oh! ma chérie, j’ai tant de chagrin, si tu savais, tant de chagrin ...
-
- * * * * *
-
-Toute la matinée du lendemain, Paul Duclos erra du parc au château.
-Impatient, fébrile, il était incapable de tenir en place. Certainement,
-elle rentrerait le soir même. Mais que c’est long, tout un jour! Il
-aurait voulu perdre la sensation du temps, de l’attente.
-
-A tous les tournants d’allée, au seuil de toutes les pièces, elle lui
-apparaissait, en visions qui lui heurtaient le cœur. L’hallucination
-était si vive, qu’il en aurait crié, qu’il en aurait tendu les bras en
-avant. C’était sa silhouette à la fois ferme et menue, sous l’écharpe
-claire, sa nette petite figure nacrée parmi les ondes animées de la
-brune chevelure, le regard chaud sous l’arcade profonde, les pétales
-rouges des lèvres. C’était son enjouement contenu, son éclat chatoyant,
-précis, son geste harmonieux et sobre, toute une grâce de petit coffret
-clos et ciselé. Le pur joyau ...
-
-Là, contre cette porte rustique qui s’ouvrait sur l’Yonne, ils avaient
-ensemble déchiffré les dates des crues, gravées dans la pierre du
-montant. A ce rond-point, tandis qu’il la tenait devant l’objectif de
-son instantané, elle lui avait demandé: «Faut-il bouger?» Et il lui
-avait répondu avec une douceur voulue, une intention dans la voix:
-«Oui, il faut venir à moi.» Audace dont il s’effarait, car son ardeur
-timide n’avait jamais osé risquer d’aveu.
-
-Autour du petit temple, que d’heureux moments! Mais aussi, quelles
-minutes cruelles, la veille, quand cette brute de Turquois l’avait
-isolée, chambrée. Oh! il avait su dissimuler. Mais, incapable
-d’écouter, de répondre, il épiait, seconde à seconde, la fin de
-l’odieux tête-à-tête, soulevé d’une frénétique envie de bondir,
-d’incendier le domaine, de faire crouler le ciel, pour que ce butor
-cessât de lui parler ainsi sur la bouche! Et, attendri soudain, il
-regrettait même ce moment-là. Au moins, elle était présente ...
-
-Mais, sans doute, elle allait téléphoner son retour. A quoi
-songeait-il, de s’éloigner de la maison? Il grimpa le parterre au
-pas de course. Dans le grand salon, un livre qu’elle avait commencé
-traînait sur la table. Il emporta la fleur qu’elle y avait laissée en
-guise de signet. A table, il trouva des prétextes pour parler d’elle,
-pour prononcer, pour entendre son nom. L’après-midi se traîna. Il
-essayait de s’absorber dans la lecture des journaux, espérait gagner
-ainsi une demi-heure, tirait sa montre: il avait usé cinq minutes.
-
-Au dîner, pas de nouvelles encore. Il s’enhardit à interroger M^{me}
-Savourette. Elle répondit paisiblement qu’on aurait sans doute une
-lettre le lendemain matin. Et tout à coup, il s’indigna de la placidité
-de cette dame confite en béatitude, de son air de pigeonne heureuse.
-
-Et ce M. Savourette! Un charmeur, un artiste, certes. Mais n’aurait-il
-pas dû se soucier un peu de sa fille, au lieu de tourner l’anecdote et
-de filer le trait, en lançant ses manchettes à l’assaut? Évidemment,
-ils étaient habitués. De bonne heure, ils avaient laissé les deux
-sœurs sortir et voyager seules.
-
-Même, l’aînée s’était affranchie, avait fait sa vie, de son côté. Mais,
-que diable, on n’a pas cette sérénité!
-
-Il ne s’endormit qu’à l’aube et dans l’appréhension du réveil. Et, en
-effet, ce deuxième jour s’annonça terrible. D’un mot à sa mère, la
-jeune fille s’excusait de retarder son retour. Aussitôt, l’appréhension
-le traversa qu’elle ne reviendrait pas. Car nos pressentiments ne sont
-faits que de nos craintes.
-
-Comme la veille, il traîna son impatience et son inquiétude au long
-des allées. Parfois, dans sa détresse croissante, il l’appelait, d’une
-voix suppliante et sanglotante: «Lucette! Lucette!» Il semble toujours
-que ce qu’on appelle va répondre. Et le nom aimé, aux lèvres des amants
-lointains, possède un pouvoir mystérieux, invisible hostie où se
-réalise la présence, verbe qui se fait chair ...
-
-Malgré le ciel admirable, jardin, maison, tout lui paraissait morne et
-désolé. Il songeait aux antiques cités exhumées qu’il avait parcourues,
-deux fois mortes, parce que leurs pierres gardent l’empreinte de la vie
-qu’elles ont contenue. Oui, elle était la parure et la vie du domaine,
-la force inconnue qui anime les choses. Elle partie, tout retombait à
-la mort. Comme elle lui manquait! Comme elle lui manquait!
-
-Et, le troisième jour, M^{me} Savourette annonça tranquillement que
-Lucette, retenue à Paris, demeurerait chez sa sœur, qu’à son grand
-regret elle renonçait à revenir aux Barres. Il crut que le château
-s’effondrait sur sa tête. Elle ne reviendrait pas! Pourquoi? Il n’était
-pas dupe des futiles raisons qu’elle donnait. Quelqu’un, quelque chose
-lui avait-il déplu? Bien qu’ils n’eussent pas échangé de paroles
-tendres, il avait bien cru sentir entre eux de l’entente, de l’accord,
-de la sympathie, au sens profond du mot ... Alors? Ah! Qu’importait!
-Il l’aimait. Il l’aimait. Il en prenait violemment conscience devant
-ce vide, cette dévastation que son départ laissait autour de lui, en
-lui. Elle lui était nécessaire. Il étouffait, dans une sorte d’asphyxie
-morale, quelque chose d’intolérable et d’affreux comme l’agonie du
-matelot au fond du sous-marin sombré. Il voulait de l’air, de la vie.
-Il la voulait.
-
-Elle est émouvante et presque auguste, cette invasion de l’amour chez
-l’homme en pleine possession de lui-même. Quelques aventures sans
-durée ni profondeur, de la passade d’étudiant à la piètre intrigue
-mondaine, ont déçu sa soif d’idéal, ébranlé sa foi dans la passion
-vraie. Il doute. Et soudain, le hasard admirable se réalise. Il se sent
-un être privilégié, le centre d’un miracle. Il ne se reconnaît plus.
-Sa sensibilité s’accroît et le prolonge. Il perçoit des nuances, des
-parfums, des harmonies qu’il ignorait la veille. Le bonheur le féconde.
-Il s’épanouit et se pavoise. L’arbre nu s’habille de fleurs, le voilier
-prend la mer et se couvre de toile. Il devient une de ces grandes
-forces de désir et d’attraction qui mènent à la nature. Il se mêle à
-l’univers et le porte en lui.
-
-Chez Paul Duclos, tout préparait, tout favorisait cette métamorphose.
-Son père, prématurément veuf, absorbé par ses énormes travaux,
-se sachant rude et presque inculte, l’avait confié à l’éducation
-religieuse, seule capable, à son avis, de remplacer l’influence
-maternelle et l’atmosphère du foyer. Et plus tard, ses recherches, ses
-voyages, tout en excitant en lui le goût et la curiosité de la vie,
-l’avaient sauvé de cette oisiveté facile, de cette vaine existence où
-les meilleurs se diminuent, où l’ardeur se détend, la fraîcheur se fane.
-
-Il se jeta donc fougueusement dans l’avenir. Il dissiperait le
-malentendu qui, seul, pouvait expliquer la fuite de la jeune fille.
-Il la rattraperait. Elle serait sa femme, si elle y consentait. De
-son côté, il était libre. Nul obstacle entre eux. Oui, c’est vrai, il
-était plus riche qu’elle. Tant mieux. Le cadre serait digne de l’œuvre.
-Son père pouvait s’effarer de l’inégalité des fortunes? Ah! Ceux qui
-le jugeaient sur ses rudes façons ne le connaissaient guère. Avait-il
-jamais eu d’autre but, d’autre joie, que de gâter son «garçon»?
-Pourquoi avait-il ouvert des tranchées, percé des tunnels, amoncelé des
-remblais, creusé des ports, pourquoi ce formidable ouvrier avait-il
-sculpté la face de la terre, sinon pour faire plaisir à son garçon?
-
-Que de caprices royalement exaucés! Cela se passait toujours de la même
-façon, comique et touchante. Son père le scrutait, le regard aigu, la
-tête inclinée:
-
-—Alors ça ferait ton affaire?
-
-—Oh! oui, papa.
-
-—Eh bien, l’affaire est faite.
-
-Que d’affaires faites, depuis les somptueux jouets mécaniques de la
-petite enfance jusqu’à la 60-chevaux de course où Paul évaporait son
-ardeur! Et ces deux ans de fouilles en Asie-Mineure, ces sommes énormes
-versées aux terrassiers indigènes!
-
-Ah! par exemple, M. Duclos en voulait pour son argent. C’était son
-grand souci. Il fallait que son garçon fût content. Et malheur au
-joujou qui n’aurait pas vraiment fait l’affaire!
-
-Pas de crainte, cette fois, de ce côté-là. Et d’avance Paul s’imaginait
-le rapide colloque, l’œil en coin dans la face penchée: «La petite
-Savourette? Alors, ça ferait ton affaire?—Oh! oui, papa!» Et
-certainement, l’affaire serait faite.
-
-
-
-
-II
-
-
-C’était la fin du jour, d’un joli jour perlé d’avril. Le gros des
-visites passé, Lucette respirait, dans l’accalmie. Ouf! Ç’avait été
-presque un gala, et comme la fête de ses relevailles. Car elle n’avait
-pas reçu depuis la naissance de sa petite Paule.
-
-Deux mois déjà! Deux mois depuis cet inimaginable martyre, ces trente
-heures où, mordant la main que son mari lui abandonnait, elle avait
-supplié qu’on l’achevât, qu’on la tuât.... Deux mois depuis cette
-torture qui avait si profondément marqué sa chair et sa pensée qu’elle
-en rêvait la nuit, croyait la subir encore et s’éveillait dans
-l’angoisse et la sueur du cauchemar. Oh! oui, un cauchemar, où elle ne
-s’était pas seulement révoltée de souffrir, mais aussi de se sentir une
-si pauvre chose, d’être obligée de livrer, d’étaler toute la misère,
-tout le secret intime de son corps devant ses proches, les médecins,
-des indifférents même. Rien que d’y songer, elle en rougissait encore.
-Mais aussi quelle joie de résurrection quand, se mirant dans les glaces
-ou coulant ses mains au long de sa taille, elle retrouvait sa vraie
-ligne, sa vraie silhouette, fondue, dégagée, rajeunie d’un an!
-
-Un amusant désordre animait le grand salon et le jardin d’hiver qui le
-prolongeait et dont les vitrages découvraient les jeunes frondaisons
-du Champ-de-Mars. Sur tous les meubles erraient des tasses, des
-verres, des petits papiers froissés de confiserie. Les fauteuils,
-dérangés, gardaient l’empreinte et le souvenir des visites. Certains se
-groupaient en rond. D’autres se reculaient en tête-à-tête. Et, levant
-leurs bras vides, ils avaient l’air de papoter entre eux.
-
-Il ne restait plus que deux personnes. D’abord maman. M^{me} Savourette
-secondait sa fille à son jour. Mais, sous couleur qu’elle n’avait rien
-pu prendre de l’après-midi, elle se rattrapait. Elle picorait la table
-du goûter, marchait de découverte en découverte, avec des petits cris
-émerveillés. Une trouvaille, ces _bombes_, ces choux fourrés qui vous
-éclatent dans la bouche. Et ces pains aux rollmops, quel montant,
-quelle saveur! Mais elle préférait encore les sandwiches à la crème et
-aux olives pilées. Un pur délice. Et se calant sur elle-même dans un
-roulis des épaules:
-
-—Oh! Lucette, j’en reprendrais bien encore un petit peu ...
-
-Par contre, l’autre visiteuse, M^{me} Chazelles, ne prenait rien.
-C’était une de ces femmes qui paraissent pauvres si bien vêtues
-qu’elles soient, une de ces femmes qui ont quelque chose d’inachevé
-dans le geste, la parole et le visage, qui ne sont pas d’aplomb dans
-la vie. Son mari, le beau Chazelles, était conservateur du musée
-Suffren, dont M. Savourette était lui-même l’architecte. De là, de
-vagues relations entre femmes. Mais on les disait en train de divorcer.
-Pourquoi? Certes, elle ne trompait pas le séduisant Chazelles. Comment
-consentait-elle à s’en séparer? Ce petit mystère intriguait Lucette.
-Mais au moment où M^{me} Chazelles semblait se décider aux confidences
-entre M^{me} Savourette et sa fille, Turquois entra. L’entretien dévia.
-
-Depuis trois ans que Lucette était mariée, les Turquois étaient
-presque devenus des familiers du petit hôtel du Champ-de-Mars. L’été
-précédent, les deux ménages, rapprochés par la solitude de Brûlon,
-avaient beaucoup voisiné aux Barres. «Les mois de campagne comptent
-double», disait l’auteur dramatique dans son gros rire heureux. Et si
-Lucette se sentait surtout attirée par M^{me} Turquois, par sa belle
-sérénité qu’on devinait sensible, elle s’accoutumait au mari. Un gai
-compagnon, au demeurant, plein d’entrain, d’une continuelle bonne
-humeur, et dont la notoriété excusait les boutades et pimentait les
-gamineries.
-
-A la condition, bien entendu, de ne rester qu’un gai compagnon. Or,
-il fallait lui rendre justice. Ce libertin n’avait jamais courtisé
-Lucette. Pas la moindre allusion. Et cela s’expliquait pour qui le
-connaissait. Maintenant qu’on parlait librement devant elle, la
-jeune femme savait la spécialité de Turquois, de s’attaquer presque
-uniquement aux ménages qui se lézardent, de profiter de la première
-évasion d’une épouse irritée ou déçue. Il se vantait presque de son
-flair, cet instinct de requin qui suit le navire où quelqu’un va
-mourir, qui guette le moment où l’on jettera le mort par-dessus le
-bastingage ...
-
-On le félicita du succès de sa dernière pièce, _La Meute_, dont la
-vogue durait depuis le début de l’hiver. Il expliqua:
-
-—Savez pas pourquoi j’ai la veine? Regardez mes titres: _L’Écran, La
-Crise, La Meute_. Je les choisis de cinq lettres. Ça porte bonheur!
-
-Il en riait encore pendant que Lucette, un peu choquée malgré
-l’habitude, lui versait du Zucco. Mais, pendant ce temps, M^{me}
-Savourette entraînait la pauvre petite M^{me} Chazelles dans un des
-coins du jardin d’hiver. Elle aussi, ce divorce l’intriguait. Ce
-Chazelles ne la rendait donc pas heureuse? Un si bel homme! Elle
-renoua:
-
-—Alors, c’est vrai?
-
-M^{me} Chazelles ébaucha, mollement:
-
-—Oui. D’un commun accord ... on s’est arrangé ... Avec des relations,
-c’est toujours facile, de divorcer ...
-
-—Comment? Vous n’aviez pas de griefs sérieux?
-
-—Non ... Pas les mêmes idées, ni les mêmes goûts ... Pas d’enfants.
-Rien ne nous attachait ... Alors, autant essayer de recommencer, chacun
-de son côté ...
-
-M^{me} Savourette se pencha:
-
-—M. Chazelles n’était donc pas un bon mari?
-
-Et il fallait entendre le son caressant, doux et plein, que rendaient
-ces deux mots-là, «bon mari», sur les lèvres de l’excellente femme!
-
-—Un bon mari? répéta M^{me} Chazelles d’une voix neutre.
-
-—Enfin, vous savez bien ce que je veux dire. Tous les hommes ont leurs
-petits défauts. Mais ils savent si bien se les faire pardonner quand
-ils veulent! Voyons, voyons, est-ce qu’il n’y a pas des moments qui
-font tout oublier, les ennuis, les chagrins, les querelles?
-
-M^{me} Chazelles, bouche ouverte, semblait déchiffrer un rébus. Puis,
-elle sourit avec lassitude:
-
-—Ah! Vous voulez parler de ... Vous trouvez que?...
-
-—Mais oui, je trouve, affirma crânement M^{me} Savourette.
-
-Et elle eut ce beau regard, pétillant et mouillé tout ensemble, que les
-femmes heureuses par l’amour jettent sur leur passé.
-
-Une nausée aux lèvres, M^{me} Chazelles avoua avec nonchalance:
-
-—Moi pas. Ça me dégoûte. Je trouve ça embêtant comme la pluie. Chaque
-fois, faut se lever, faut courir ... J’avais toujours envie de lui
-demander, quand ça le prenait: «Pourquoi faire?»
-
-M^{me} Savourette la considérait avec stupeur et compassion. Elle
-jugeait naïvement les autres d’après elle-même. Et cette pauvre petite
-M^{me} Chazelles lui apparaissait une créature disgraciée, une infirme.
-
-Cependant, des éclats de voix partaient du salon, des «bonjour ...»
-aigus et flûtés, des excuses volubiles sur la tardive visite, des «Oh!
-Ah! Oh!» d’admiration sur ce délicieux hôtel qu’on ne connaissait pas
-encore. Et d’une folle allure d’hirondelle entrée dans une chambre,
-une dame blonde, vive, chatoyante, fit le tour de la pièce, lorgna les
-meubles, les tableaux, la serre, but une gorgée de thé, becqueta un
-gâteau, serra des mains et s’en fut ...
-
-C’était M^{me} Evenon. Son mari, l’homme le plus affairé de Paris,
-présidait dix conseils d’administration par jour. Il déjeunait dans
-sa voiture, dînait en s’habillant et dormait au théâtre. Il gagnait
-effroyablement d’argent, mais il ne trouvait pas le temps de le
-dépenser.
-
-Amusée et surprise de cette visite d’oiseau, Lucette s’attardait au
-seuil du salon. Le soir tombait. Le couchant colorait les vitrages.
-Maman et la pauvre petite M^{me} Chazelles ne formaient plus qu’un
-groupe indécis sous les palmiers qui découpaient sur le ciel délicat
-leurs silhouettes fines et noires.
-
-—Vous savez ce que M^{me} Evenon est venue chercher ici? demanda
-Turquois.
-
-—Non.
-
-—Un alibi, parbleu.
-
-—Comment?
-
-—Eh! oui. C’est la femme qui aspire à la grande passion. Type connu.
-Depuis dix ans, elle fait des essais. Elle sort de chez son amant. Elle
-dira qu’elle a passé deux heures ici.
-
-Devant la glace embrumée de pénombre, Lucette relevait ses cheveux:
-
-—Vous croyez? dit-elle.
-
-—Bien sûr. Les visites n’ont pas d’autre utilité. C’est très commode.
-Vous verrez.
-
-Brusquement, Lucette se retourna, les bras encore levés vers sa
-chevelure:
-
-—Comment? Je verrai?...
-
-—Je l’espère bien ... Dites donc, je m’inscris, hein? Je suis le
-_preux_, comme disent les gosses. Et même, en attendant, vous devriez
-bien me laisser prendre un petit acompte, là, dans le cou ...
-
-Elle avait laissé retomber ses bras. Elle murmura:
-
-—Vous êtes fou!
-
-Il lui faisait peur, dans la demi-obscurité. Sa face de faune,
-d’ordinaire joviale, était tirée, enlaidie par le désir. Il
-poursuivait:
-
-—Ben quoi? On ne nous verrait pas, du jardin. Ce serait amusant, au
-contraire, sous le nez des gens.
-
-Trop stupéfaite pour agir, pour penser même, retenue seulement
-d’appeler ou de s’enfuir par un instinct d’orgueil et de crânerie, elle
-répéta:
-
-—Vous êtes fou!
-
-—Mais non, je ne suis pas fou. Je suis emballé, voilà tout. Alors,
-vrai, vous ne voulez pas. Rien à faire, nous deux, pour l’instant?
-
-Pour la troisième fois:
-
-—Vous êtes fou! Taisez-vous donc ...
-
-Mais elle s’était un peu reprise. Elle tourna un commutateur. Le salon
-s’illumina. Turquois ne se troubla pas:
-
-—Bon, bon. Mettons que je n’ai rien dit, là. Il n’y a pas de quoi se
-fâcher. On est amis, tout de même, hein?
-
-Elle ne lui répondit pas. Les joues en feu, elle s’éloigna, retenant
-entre ses dents serrées le mot qui la soulageait: «Brute!»
-
- * * * * *
-
-Le soir même, allongée dans un des lits jumeaux tandis que son
-mari dormait dans l’autre, Lucette, les yeux grands ouverts dans
-l’obscurité, s’interrogeait: «Voyons, voyons, ne suis-je pas aussi
-heureuse qu’on peut l’être, absolument heureuse?»
-
-Il avait fallu l’offre brutale de Turquois pour la contraindre à cet
-examen. Ils sont si rares, ces regards intérieurs! Il semble que nous
-n’ayons jamais le temps de prendre conscience de nous-mêmes, de nous
-rassembler, de dresser le bilan de notre existence. Mais l’alarme
-avait sonné. Ce Turquois, avec son flair de requin, n’avait-il pas la
-réputation de guetter la première chute, de s’attaquer à bon escient,
-aux femmes qui chancellent, qui sont près de défaillir? Pourquoi,
-subitement, l’avait il entreprise? Elle se répéta, plus indignée
-qu’inquiète: «Est-ce que je ne suis pas absolument heureuse?»
-
-Minutieusement, elle explorait le passé, suivait le fil des jours.
-Depuis cet éblouissant coup de surprise, depuis l’heure où M. Duclos,
-au retour des Barres, l’avait demandée en mariage pour son fils, elle
-s’était sentie enveloppée, soulevée par la forte certitude du bonheur.
-Elle aimait. Elle était aimée. Et tout l’hiver des fiançailles, plus
-fleuri qu’un printemps, elle s’était maintenue dans cette ivresse
-comblée, cette plénitude de tout elle-même. Elle avait vécu comme on
-valse, emportée dans du vertige, de la musique, de la lumière, aux
-bras de l’être aimé. Une telle griserie, qu’elle ne parvenait même
-pas maintenant à retrouver de points de repère, des souvenirs précis.
-Rien d’étonnant. Le malheur blesse, le bonheur caresse. Les blessures
-laissent des traces, les caresses n’en laissent pas.
-
-Et depuis son mariage? Hors l’inévitable torture de la maternité,
-n’était-ce pas la même succession de jours sans heurt, de jours bleus,
-de jours planés? Jamais un souci, jamais une contrariété même. Sa
-félicité était toujours restée égale à elle-même, à hauteur de ses
-rêves.
-
-Pourrait-elle même trouver un moment inférieur? Scrupuleusement, elle
-cherchait ... Oh! un bien court moment, en tout cas. Même pas le nuage
-au ciel. Plutôt le petit souffle qui, par le plus beau temps, fait
-soudain frissonner les feuilles. Une impression bien fugitive, un
-souvenir que se reprochait sa tendresse et que fuyait sa pudeur.
-
-C’était le matin, le lendemain de son mariage, au château des Barres,
-où son mari, l’enlevant au lunch, l’avait emmenée en auto ... Ah! le
-joli voyage, lui aussi tout embrumé dans sa mémoire d’une lumineuse
-buée de bonheur. Donc, pendant cette matinée, le garde-chasse avait
-fait demander Paul. Elle était restée seule. On ne devrait jamais
-rester seule, ce matin-là. Elle se levait, assise au bord du lit. On
-était en avril. Juste trois ans. Le temps était voilé. Et, tout à
-coup,—le hurlement d’une sirène sur la route ou les aboiements des
-chiens du garde sous la fenêtre avaient-ils crispé ses nerfs tendus
-et sensibles,—un souffle de mélancolie avait passé sur elle, léger,
-rapide, mais net, quelque chose comme une voix triste qui lui eût
-murmuré: «Ce n’est que cela ...»
-
-Oh! la parole impie, qui la poursuivait d’un remords! «Ce n’est que
-cela ...» Mais il faut dire aussi qu’elle aimait tant, au seuil du
-mariage ... Son amour l’emportait d’un trait si dru, d’un essor si
-large et si puissant, qu’elle aspirait à se dépasser encore, à se
-dépasser toujours, à atteindre elle ne savait quels sommets ...
-
-Et puis, jeune fille, tout se conjurait pour exalter sa foi dans
-l’amour. Les livres, le théâtre, la musique, le chuchotis du monde,
-tout vivait, tout palpitait d’amour. Et, enveloppé dans ce bruissement
-recueilli, dans cet encens magnifique, dans ce cantique éperdu, le
-mystère s’élevait, devenait divin, infini ...
-
-Qu’attendait-elle alors? Elle l’ignorait au juste. On a beau être
-d’une famille artiste où chacun a son libre parler, on a beau sortir
-seule, avoir flirté un brin,—on ne mène pas, de dix-huit à vingt-deux
-ans, la vie de tennis et de plage, de bals et de dîners, sans être
-courtisée,—tout de même, la conspiration du silence continue. On est
-bien plus ignorante qu’on n’en a l’air. On a vu des statues sans voile,
-on a vu des bêtes s’unir, on a surpris des allusions qu’on a traduites
-à sa façon, même il vous est tombé de vilains livres sous les yeux ...
-Et cependant il subsiste des précisions impénétrables.
-
-Ces «terres inconnues» de la carte, ces lacunes, on les a comblées à
-coups d’imagination. Et parfois si drôlement!... Si chaste, si peu
-curieuse qu’on soit, on y rêve, à cette vérité cachée, justement parce
-qu’elle est cachée et parce qu’on la sent capitale. Mais la terre
-inconnue garde son secret. Hélas! lorsqu’on la foule enfin, transportée
-d’attente, d’ardeur, de foi, de frénésie, pourquoi faut-il qu’une
-pensée vous traverse: «Ce n’est que cela ...»
-
-Qu’attendait-elle?... Lorsque leurs lèvres s’étaient rencontrées pour
-la première fois, il lui avait semblé qu’elle buvait à une source de
-bonheur; une langueur délicieuse coulait en elle, l’alourdissait, à
-croire qu’elle allait tomber sous le poids du plaisir, et glisser vers
-une mort heureuse. Alors, ingénument, confusément, elle imaginait
-l’étreinte dernière comme un baiser plus violent, plus profond, un
-baiser où l’on achève de mourir ...
-
-La folle! Non, ce n’était pas cela. Mais n’était-ce donc rien que de se
-sentir une belle proie passionnément désirée, de n’être plus soudain
-qu’une petite chose bouleversée sous un fougueux assaut, de se livrer,
-de s’abandonner toute à celui qu’on adore, de le sentir en soi, d’obéir
-à sa brûlante convoitise jusque dans la souffrance, d’être soudée à
-lui, d’être heureuse, enfin, de la joie qu’on lui donne ... Et ensuite,
-de le tenir contre soi, las et reconnaissant, de le bercer tendrement,
-comme un tout petit? Évidemment, c’était là tout l’amour. Ce ne pouvait
-pas être autre chose. Ce qu’on imagine dépasse fatalement ce qu’on
-réalise. Mais la part restait belle. Et il fallait bien qu’elle fût née
-d’un moment de solitude et de malaise, cette pensée impie: «Ce n’est
-que cela.»
-
-Vilaine impression aussitôt chassée, ensuite oubliée parmi tant
-d’heures charmantes ... D’abord, l’installation dans ce petit hôtel du
-Champ-de-Mars, coquet, battant neuf, et dont l’éclat trop cru, trop
-frais verni, avait vite disparu derrière les tentures et les meubles
-vénérables. L’amusante chasse aux trouvailles, du noble magasin du
-tapissier jusqu’au fond des faubourgs ... Vie affairée d’abeilles qui
-rapportent à la ruche le miel de toutes les fleurs. Jamais leurs goûts
-ne se heurtaient. Il est vrai que Paul était bien capable d’imposer
-silence à ses préférences, en cas de désaccord. Il lui disait: «Ce qui
-te fait plaisir me plaît.»
-
-Il la «servait». Elle ne trouvait pas d’autre mot pour exprimer la
-ferveur dont il l’entourait, une ferveur où il subsistait quelque chose
-de religieux, une ferveur attentive, respectueuse et passionnée tout
-ensemble, et qui, dans l’effusion, montait, brusque, ardente, passait
-sur elle en coup de flamme.
-
-Il la servait comme un néophyte qui, d’un zèle brûlant, s’incline
-devant l’autel. Il se montrait d’une douceur patiente, égale, d’où
-jaillissait parfois sa gaîté jeune et fraîche. Et, sans doute parce
-qu’il n’avait pas eu le temps de se durcir, de s’ossifier dans un
-long célibat, il n’avait aucun de ces travers à arêtes vives où l’on
-s’écorche, où l’on s’irrite, dans le frottement de la vie commune.
-
-Il la servait. Tous ses regards montaient vers elle. Le reste du monde
-lui était indifférent Sauf pourtant ses travaux qui lui restaient
-chers,—un gros ouvrage qu’il préparait depuis deux ans, l’exposé de
-ses découvertes en Troade. Et encore ne lui en parlait-il qu’avec une
-timide discrétion, tant il craignait de l’importuner par des vues trop
-arides.
-
-Il la servait. Il la comblait d’offrandes, surprises ingénieuses, fines
-attentions! Et il trouvait, pour saluer une toilette heureuse, un
-chapeau seyant, une mine particulièrement brillante, bref, pour vous
-répéter ce que vous dit votre glace, de ces mots qui vous éclairent,
-qui vous réchauffent, vous auréolent.
-
-Oui, il était bien le compagnon rêvé. Il lui avait bien fait la
-meilleure existence. Elle se le répétait, d’un élan où s’exaltait sa
-propre tendresse. A suivre ainsi sa vie de femme, elle retrouvait la
-même impression que dans les promenades où elle s’amusait à parcourir
-toute seule son logis de pièce en pièce. Un tiède bien-être, une pure
-et noble harmonie, une profusion de richesses délicates, accumulées,
-répandues avec un zèle pieux, comme autant d’ex-voto de bonheur ...
-
-Mais pourquoi cet homme, ce Turquois, l’avait-il si brutalement
-entreprise?
-
-«Suis-je absolument heureuse?» Cette question, Zonzon devait la
-contraindre à son tour d’y répondre, quelques mois plus tard, à la
-rentrée d’automne.
-
-Dès qu’elle avait une heure libre, entre deux consultations, deux
-visites au dispensaire, elle accourait, pressée, rapide, la poitrine au
-vent, la robe tendue en drapeau sur la hampe fière de la jambe.
-
-Tout de suite, elle animait la maison. Dès son entrée, il y faisait
-plus chaud, plus clair. L’air vibrait, comme il danse sur les champs
-au soleil. Elle criait en riant: «Voilà la marchande de santé!» Et
-de fait, elle en avait à revendre. Son beau regard brun, aiguisé
-par dix ans d’exercice, scrutait la petite Paule, la nourrice, puis
-se reposait, tendre, sur Lucette. Ah! la chère dévouée, la chère
-vigilante ...
-
-Mais ce jour-là—un matin, vers onze heures, Lucette achevant lentement
-sa toilette dans sa chambre—une sorte de fièvre l’agitait. Elle ne
-tenait pas en place, tandis que sa sœur, comme d’habitude, racontait
-ses dernières journées, courses, visites, dîners, détaillait ces
-mille riens dorés dont était tissée la trame légère de son existence.
-Et soudain, se campant debout, les mains derrière le dos, Zonzon
-l’interrompit, pénétrée:
-
-—Alors, bien vrai, ça va, la vie?
-
-Lucette, qui se polissait les ongles devant sa table, releva la tête.
-Pourquoi ce ton grave, presse anxieux, que rien n’appelait, et qui
-ressemblait si peu à Zonzon?
-
-—Comme tu me demandes cela?
-
-Zonzon hésita une seconde. Puis, dans un coup d’épaules résolu:
-
-—Eh bien ... Je te demande ça comme une Zonzon qui pourrait bien se
-donner de l’air, filer quelques mois, et qui voudrait être sûre,
-absolument sûre, de laisser sa Lucette tout à fait heureuse, en plein
-bonheur.
-
-Zonzon partir, s’absenter ... Quelle stupeur! Mais déjà, s’asseyant
-près de Lucette:
-
-—Oh! dit Zonzon, ce n’est qu’un projet. Et tu sais, les projets, c’est
-comme les oiseaux. Ils s’envolent tout d’un coup pendant qu’on les
-caresse. Ce ne serait en tout cas que pour la fin de l’année, peut-être
-le printemps. Mais si je pars, je veux partir tranquille. Et, une fois
-là-bas, l’idée d’une anicroche, l’idée que tu pourrais avoir besoin de
-ton docteur ordinaire, me gâterait le voyage. Alors, dis, tu te sens
-bien d’aplomb?
-
-Lucette ne répondit pas directement:
-
-—Enfin, de quoi s’agit-il?
-
-Lucette ne connaissait que la vie extérieure de Zonzon. Depuis
-l’époque où elle étudiait la médecine, elle avait lentement conquis
-son indépendance. Elle avait, un à un, dénoué plutôt que tranché les
-liens qui l’attachaient au foyer de famille. Mais comment, jusqu’où
-usait-elle de sa liberté? Là-dessus, Lucette n’avait jamais interrogé
-sa sœur. Elle en était retenue par son ombrageux respect de tout ce
-qui est intime et caché, par le prestige et l’autorité de son aînée
-à ses yeux, et aussi, peut-être, par cette sorte de désintéressement
-où nous restons de tout ce qui ne réagit pas, de ce qui n’influe pas
-directement sur notre propre existence.
-
-Tout de même, et surtout depuis son mariage, la curiosité de
-Lucette s’éveillait parfois, en courtes lueurs: «Comment vit-elle?»
-Et la gravité inhabituelle de sa sœur, l’imprévu de ce départ,
-l’avertissaient qu’elle touchait au mystère.
-
-Zonzon s’était accoudée à la petite table où s’étalaient toutes les
-pièces de l’onglier, ce joli superflu qui s’échappe d’un nécessaire.
-
-—Il s’agit d’un voyage, d’une mission ... Mais je ne partirais pas
-seule. J’ai un ami, ma petite Lucette. Depuis longtemps, déjà. Quatre
-ans. Bah! J’aime mieux tout lâcher, maintenant que j’ai commencé.
-C’est drôle, la vie. Nous nous sommes connus au chevet de sa femme
-malade. On l’opérait. Une maladie de reins. Je tenais le chloroforme.
-Il assistait, aussi blanc qu’elle. Elle est morte, huit jours après. On
-s’est revu plus tard. Et petit à petit, on s’est aimé, fort, bien fort,
-très fort ... Voilà.
-
-A froid, et connaissant Zonzon, Lucette avait envisagé semblable
-aventure. Mais, sous le choc de la confidence, toutes les idées
-convenues qui sommeillent en nous—sur ce qui se fait ou ne se fait
-pas—se réveillaient, se révoltaient. Elle était péniblement surprise,
-comme d’un amoindrissement, d’une déchéance, d’une mise hors la règle.
-Elle cria presque:
-
-—Mais pourquoi ne t’a-t-il pas épousée?
-
-—Il me l’a offert. Mais il a une fille. Treize ans. Toute à
-l’empreinte de sa mère, pieuse, presque mystique, bref à l’envers de
-moi. Aussi, tu comprends. Pour elle, voir une autre femme prendre la
-place de sa maman, ce serait la perdre deux fois. Ça lui ferait trop de
-peine, à cette petite. Alors, je n’ai pas voulu.
-
-—Ah! Zonzon, murmura Lucette, remuée.
-
-—Bah! ce n’est pas héroïque. D’autant que plus tard, quand elle sera
-mariée, on pourra faire comme elle, si on veut. Mais, moi, je n’y tiens
-guère. Ah! dame, faut se cacher, c’est vrai. Car cette enfant doit
-ignorer toute l’histoire. Sinon, le beau geste ne servirait de rien. Tu
-es la première à qui je me raconte, la seule dans le secret. Et encore,
-sans ce voyage, je crois bien que je serais restée bouche close. Car je
-te devine, va! Tu as beau remuer la tête: ça te fait de la peine, au
-fond, mon histoire. Je ne suis pourtant pas à plaindre, sacristi!...
-Enfin, fallait bien justifier le départ. Tu n’aurais pas compris.
-Tu m’en aurais voulu, de ficher le camp. Tandis que maintenant, tu
-dois comprendre. On partirait pour l’Amérique. Lui, il ferait une
-enquête pour l’usine Grive, où il est ingénieur. Tu sais, les machins,
-les choses en fer. Moi, je décrocherais une mission quelconque pour
-étudier leurs universités là-bas, au point de vue médical. Mais on ne
-travaillerait pas tout le temps, bigre! On se retrouverait. Alors, tu
-penses, ces six mois ensemble, en liberté, en plein jour, quelle fête!
-Les grandes vacances de la vie, quoi!
-
-—Tu vois bien, dit Lucette, que tu souffres d’être obligée de te
-cacher.
-
-—Pas tant que tu crois. On concentre sur une heure ce qu’on aurait
-répandu sur un jour. Les moments où nous sommes ensemble me dédommagent
-des autres. J’y puise du courage, de la force, de la joie, pour le
-reste du temps. Nous n’avons pas de foyer, c’est vrai. Mais il est
-en moi, mon foyer, si clair et si brûlant, qu’il illumine et qu’il
-réchauffe toute ma vie. Ah! Lucette, tu te rappelles, ce matin
-d’été, aux Barres, où tu me disais: «J’aimerais tant, si uniquement
-...» J’étais à lui depuis peu. Et j’aurais voulu pouvoir te crier:
-«C’est comme moi, c’est comme moi!...» Il faut croire que nous nous
-ressemblons aussi de cette manière-là, que nous sommes décidément
-taillées sur le même patron. Du jour où je me suis donnée, j’ai bien
-senti que je ne me reprendrais plus. Et depuis ce jour-là, pas un
-regret, pas une ombre, pas un moment moins exquis. Mais aussi, je lui
-dois un bonheur si plein, si complet ... Ah! tu ne trouves pas que
-c’est bon, que c’est beau et que c’est le secret d’un amour fort et
-durable, de se sentir en affinité, de se sentir aimée complètement, par
-toutes les cellules de l’être, toutes, toutes, celles où dorment et
-naissent nos plus tendres pensées, celles qui dessinent le modelé de
-notre visage et de notre corps, celles qui s’éveillent au plaisir et
-répandent en nous le grand frisson ...
-
-Et, lancée, saisissant les mains de Lucette:
-
-—Quelle chance, ma chérie, de pouvoir parler enfin en franchise avec
-toi, de pouvoir t’interroger, te confesser. Vois-tu, mon beau voyage
-serait gâté, si je savais laisser de l’autre côté de l’eau une petite
-Lucette qui ne serait pas royalement, absolument heureuse ... Tu l’es
-bien tout entière, tu l’es bien comme je l’entends? Maintenant, tu peux
-me répondre, tu peux tout me dire ...
-
-Oh! l’enthousiaste, l’exubérante Zonzon. Le visage animé, le geste
-tendre et pressant, elle appuyait:
-
-—Dis?... Il te rend heureuse?
-
-Lucette sourit:
-
-—Bien sûr.
-
-Mais Zonzon se mordait la lèvre, agitait la tête. On l’eût dit tentée
-et retenue tout à la fois de pousser et de préciser sa question.
-
-—Ah! Avec toi, on a toujours peur de t’effaroucher, de faire refermer
-la sensitive. Enfin, tu me comprends ... Dans ses bras ... tu es tout à
-fait heureuse ... tout à fait?
-
-Heureuse, dans ses bras? Certes! Ne se l’était-elle pas avoué? De
-nouveau, elle se l’affirma. Oui, elle était heureuse sous ses baisers,
-heureuse de se sentir si passionnément désirée, heureuse de la secrète
-volupté de se sacrifier, de s’offrir à l’aimé, d’être à la fois pour
-lui l’idole et victime, heureuse de cette rapide et fougueuse ardeur
-qui déferlait sur elle, de l’ivresse qu’elle devait lui verser et dont
-il lui rendait grâce ensuite, avec tant de ferveur ...
-
-Que voulait dire Zonzon? Allait-elle se prétendre plus favorisée, faire
-croire qu’elle connaissait un plus grand bonheur? Allons donc! Il n’en
-existait pas.
-
-Et ce fut avec une entière franchise relevée d’une toute petite pointe
-d’orgueil jaloux qu’elle répondit, l’air entendu:
-
-—Tout à fait heureuse.
-
-Zonzon respira, détendue:
-
-—A la bonne heure!
-
-Lucette jeta, d’une impulsion:
-
-—Tu n’en doutais pas, je pense?
-
-—Non, non. Mais je suis contente d’avoir pu m’assurer ... Parce que,
-vois-tu, c’est l’important, cela. J’ai tellement entendu, déjà, de
-confidences ... Des choses qu’une femme ne dira pas à son médecin,
-si c’est un homme, et qu’elle lui confesse, si c’est une femme comme
-elle. Des déceptions, des dégoûts, des nausées chez les unes. Et des
-transports, des délices, une vie comme vernie, chez les autres ... Oui,
-c’est cela l’important. Évidemment, ce n’est pas tout. Mais cela régit
-tout. C’est la clef de voûte, sans qui le reste s’écroule. D’ailleurs,
-tu n’as qu’à regarder autour de nous, dans chaque ménage. Oh! pas
-besoin de chercher bien loin. Tiens, papa et maman ...
-
-Et sur un recul de Lucette:
-
-—Comment, reprit-elle, tu n’y avais jamais pensé? Réfléchis. Ils
-ont eu leur part d’embêtements, comme tout le monde. Cette affaire
-de l’oncle Gratien, le frère de maman, ces fausses traites qu’il a
-signées, qu’ils ont payées pour éviter le scandale. Cette histoire-là
-a pesé sur toute leur vie. Papa avait beau gagner de l’argent, on a
-toujours vécu à la maison dans une gêne dorée, parmi les coups de
-sonnette insolents des fournisseurs, les chuchotis autour des factures
-renvoyées. Eh bien, pourquoi maman a-t-elle toujours gardé sa placidité
-souriante, son joli scintillement fixe d’étoile? Pourquoi cette grande
-indulgence répandue sur nous, sur son entourage, sur toute la vie?
-Parce qu’elle a eu, elle aussi, comme elle le dit si souvent, un «bon
-mari» Un peu trop galant, papa, un peu trop le coq qui, par habitude,
-lisse ses plumes et tend l’ergot à chaque poule qui passe. Mais un coq!
-Un tendre coq attentif à sa sultane, et qui lui a donné ce qu’il lui
-fallait ... Maman ... Ah! je te crois qu’elle a dû souvent en reprendre
-un petit peu!
-
-Lucette s’effara:
-
-—Oh! Zonzon!...
-
-Mais, déjà, l’aînée se levait, rajustait son chapeau devant la glace.
-
-—Bon sang! Je viens de refermer la sensitive. Mais quoi, grosse bête,
-y a pas de mal. C’est naturel. Allons, je me sauve, j’ai rendez-vous.
-Oui, avec lui. Crois-tu, depuis quatre ans, chacun de notre côté, nous
-arrivons toujours en avance. Ce n’est pas admirable? Au revoir, mon
-loup, au revoir, ma chérie, au revoir, ma bienheureuse. Oh! je suis
-contente ...
-
-Elle s’envola, radieuse.
-
-Ah! si elle avait pu, ce jour-là, deviner qu’elle n’était pas comprise,
-qu’un malentendu vital s’établissait entre elles ... Pourquoi aussi
-la réserve de Lucette retenait-elle Zonzon d’insister, de préciser,
-d’appeler toutes les choses par leur nom, comme elle en avait coutume?
-Pourquoi ne parle-t-on pas de son corps comme de son cœur? Entre deux
-êtres sains, il ne devrait pas y avoir de sujets interdits, de pensées
-indicibles, de ces paroles dont on a honte et qui restent dans la
-gorge. L’intention peut être vicieuse. Mais les mots en eux-mêmes ne
-sont jamais impurs.
-
-
-
-
-III
-
-
-Dans quelques années, lorsque les aéroplanes seront aussi répandus dans
-le ciel que les autos sur les routes, lorsque leur vol ne surprendra
-pas plus que celui d’un oiseau, le souvenir deviendra curieux, presque
-historique, des premiers essais, des premiers essors, sur le champ de
-manœuvre d’Issy.
-
-Un petit groupe de fanatiques suivaient ces séances et, de temps en
-temps, amenaient quelques amis dont ils avaient piqué la curiosité.
-C’est ainsi que Lucien Chazelles entraîna Lucette et son mari.
-
-Rien ne prédestinait ce Lucien Chazelles à s’occuper d’aviation.
-D’abord officier de cavalerie, il avait traversé discrètement la
-politique et la littérature. Pour l’instant, il était conservateur du
-musée Suffren, consacré, comme on sait, à l’histoire du Costume. On
-assurait qu’il convoitait un gros emploi dans les finances publiques.
-Mais c’était un de ces esprits clairvoyants, pivotants, qui se braquent
-dans toutes les directions, une de ces intelligences complètes,
-circulaires, avides de tout, aptes à tout.
-
-Jusqu’à ces derniers temps, Lucette l’avait tout juste aperçu. Elle
-ne voyait que M^{me} Chazelles. Mais la pauvre petite femme s’était
-retirée en province depuis son divorce. Et sans doute toutes relations
-eussent-elles cessé avec le mari, si Paul n’avait marqué l’intention
-de doter le musée Suffren d’une collection de bijoux et d’aquarelles
-rapportés de ses fouilles en Troade.
-
-Lucette avait accepté d’enthousiasme d’accompagner son mari et
-Chazelles à Issy. Elle s’en amusait comme d’une expédition. Et, dans la
-limousine qui les emportait tous trois à travers les rues ouvrières de
-Grenelle, elle s’étonnait même que ce petit grain d’imprévu jeté dans
-sa vie la fît si allègrement résonner.
-
-L’après-midi de mars était doux, presque tiède, d’un gris si
-transparent qu’on le voyait bleu, un de ces jours où les gens,
-respirant l’espoir du renouveau, disent: «Ça sent le printemps.»
-
-Dès l’octroi franchi, l’espace s’élargit soudain. Un grand vide
-lumineux, un désert de sable brun où, çà et là, des pelotons de
-cavaliers manœuvraient encore.
-
-—Voilà Issy, dit Chazelles.
-
-Quoi? Si près? Lucette croyait partir pour un pays perdu, une banlieue
-lointaine, et la fameuse plaine était à la porte même de Paris, moins
-loin de la ville que le champ de courses d’Auteuil. Sur l’indication de
-Chazelles, la voiture piqua tout droit vers les hangars en bordure, où
-se massait une foule noire et s’alignaient des autos en rang pressé.
-
-Tous trois débarquèrent. Sur le champ de manœuvre, les curieux
-entouraient un étrange appareil au repos, énorme et léger, qui ne
-ressemblait à rien de connu. Au centre des grandes surfaces blanches
-et tendues, parmi le réseau ténu du bâtis, le pilote haut perché
-était assis, faisant corps avec la machinerie. Derrière lui, un aide
-s’efforçait de lancer l’hélice à la volée, jetait un bref signal:
-«Hop!» Mais elle ne partait pas.
-
-—Il a des ennuis de moteur, dit Chazelles.
-
-Il guidait ses compagnons, leur nommait—en échangeant des saluts et
-des poignées de main—des notoriétés de l’aviation. Puis il leur fit
-gravir un petit tertre, une dune de sable, d’où l’on dominait la plaine.
-
-Pas gaie, même sous la timide embellie, cette grève noirâtre, bordée,
-sur trois côtés, de remparts, de remblais et d’usines. La foule
-elle-même, disparate, inquiétait. Des sportsmen, des amis du pilote,
-des badauds attirés par les notes de journaux, des fidèles aussi, qui
-venaient chaque jour, matin et soir. Des photographes importants, qui
-promenaient de lourds trépieds, ou circulaient la poitrine blindée de
-leur instantané. Puis des gamins, moineaux des fortifs, pouilleux,
-joyeux, poussiéreux, qui s’ébattaient dans le sable, turbulents et
-criards, pour le plaisir et pour la galerie. Et d’autres fils de
-la zone, plus grands, ceux-là, plus inquiétants, en espadrilles et
-casquette cycliste, le pantalon évasé à la base en pilier de réverbère,
-et qui, pour tromper l’attente, improvisaient un jeu, abattaient à
-coups de pierre de vieilles boîtes de conserves fichées dans le sable.
-
-Lucette en prit un peu peur. Elle l’avoua en riant.
-
-—Bah! Ils ne sont pas méchants, dit Chazelles.
-
-Elle le considéra, d’un bref regard en coin. Grand, brun, solide,
-la face avenante et nette, il respirait surtout la force. Et on ne
-démêlait qu’ensuite la finesse qui aiguisait le ferme regard, creusait
-d’une fossette le menton volontaire, animait les lèvres délicates sous
-la vigoureuse moustache noire. Il fumait sans cesse des cigarettes,
-qu’il tirait d’un étui d’or, d’un geste rapide et coulé.
-
-Cependant, l’attente se prolongeait. Paul interrogea Lucette:
-
-—Tu n’es pas fatiguée? Tu ne veux pas t’asseoir?
-
-Justement, à l’ombre des hangars, une petite baraque de débitant
-avait poussé, qui s’intitulait modestement: _Aerian Bar_. On pourrait
-emprunter des chaises ...
-
-—Mais non, mais non.
-
-Elle s’irrita qu’on la crût lasse devant Chazelles, qui, poitrine au
-vent, la cigarette haute, suivait la lutte patiente du pilote contre
-son moteur. Enfin, des détonations éclatèrent, d’abord intermittentes,
-en pétarade. Puis elles s’enchaînèrent, l’hélice tourna à vive allure
-et ne fut plus bientôt dans l’air qu’un bouclier vibrant, impalpable
-et terrible. Des casquettes, des chapeaux s’envolèrent, emportés par
-son souffle puissant. Des aides accroupis, dont le bourgeron claquait
-dans le vent, retenaient l’appareil à pleins bras. Ils le lâchèrent
-quand le pilote leva la main. Aussitôt l’aéroplane démarra. Ses roues
-s’avancèrent dans le sable mou, d’une vitesse croissante.
-
-On suivait sa marche avec une sorte d’angoisse. On aurait voulu
-l’alléger, l’aider, le soulever à distance, comme le magnétiseur qui
-projette sa force. Et soudain, à cent mètres de là, il quitta le sol,
-plana, les ailes grandes.
-
-De toute la foule, un cri d’admiration et de délivrance monta,
-l’accompagna dans son essor. De nouveau, des vœux, des désirs tendus
-le soutenaient, s’opposaient à sa chute. Dans un virage, près des
-fortifications, il s’inclina. Une aile menaça d’accrocher la terre.
-Et chacun frémit, comme d’un danger personnel. Enfin, à la lisière
-opposée, il prit contact, roula, s’arrêta. On vit l’hélice ralentie
-tourner comme le soleil éteint d’un feu d’artifice. Des fanatiques
-coururent à travers la plaine pour féliciter plus tôt le héros.
-
-Dans les groupes, chacun analysait ses impressions. On les
-reconnaissait pareilles. C’était, chez tous, au moment de l’essor,
-la même allégresse, la même détente, une félicité intérieure, une
-jouissance physique, un délicieux décrochement du cœur.
-
-Tandis que l’aviateur essayait de réparer son appareil, ramené à
-bras devant les hangars,—car il s’agissait d’une nouvelle panne
-de moteur,—Paul et Chazelles s’efforçaient de démêler les causes
-profondes de leur émotion.
-
-—Peut-être, dit Paul, avons-nous la notion confuse d’assister à un
-spectacle qu’aucun regard n’a jamais contemplé et que des centaines
-de générations ont imaginé. Les hommes ont toujours aspiré à quitter
-la terre. La légende en fait foi. Ce qui nous émeut, c’est d’être les
-premiers à voir réaliser un rêve aussi vieux que l’humanité pensante.
-
-—Possible, consentit Chazelles. Et puis, ce n’est qu’un balbutiement,
-qu’une promesse. Ce grand oiseau de toile fait songer aux espoirs qu’il
-couve sous ses ailes, à l’avenir qu’il nous prépare et qu’on nous
-prédit tous les jours.
-
-De fait, cette année-là, on vivait en pleine anticipation. Dans les
-dîners, l’aviation détrônait le théâtre, ce grand accapareur de la
-table. On ne parlait plus de la dernière pièce, mais de la dernière
-envolée. Des causeurs se taillaient des succès faciles en montrant
-l’aéroplane au-dessus des jardins, les clôtures désormais inutiles,
-la propriété perturbée, la fin de l’odieux gabelou, de l’indiscret
-douanier, de la guerre devenue trop cruelle, bref, toutes les
-frontières renversées au souffle de l’hélice aérienne.
-
-Lucette écoutait distraitement la discussion des deux hommes. Elle
-observait le pilote, grimpé dans l’armature de son appareil, et qui
-s’efforçait, à petites retouches patientes, de ranimer son moteur. Mais
-soudain son attention se réveilla. Chazelles affirmait:
-
-—Non, voyez-vous, il y a autre chose. Ni les vieux rêves du passé, ni
-les promesses de l’avenir ne suffisent à expliquer le frisson qui nous
-parcourt, qui nous électrise, au moment précis de l’essor. Il y a là un
-besoin de l’esprit qui prend corps, un symbole.
-
-—Un symbole? demanda Paul. Comment l’entendez-vous?
-
-—Eh oui, tous, tant que nous sommes, nous tendons à quitter la
-terre. Le meilleur et le plus pur de nous-même aspire sans cesse à
-s’affranchir de la gangue, à s’élever, d’un coup d’aile. Et il nous
-semble que notre secret désir se réalise, quand cet homme s’arrache
-au sol. Le coup d’aile ... Mais nous le demandons à tout ce qui nous
-exalte, tout ce qui nous transporte et nous enchante, à tout ce qui
-nous rend supérieur à nous-même. Qu’attendons-nous de la musique,
-vulgaires tziganes ou splendide opéra? Que le premier coup d’archet
-nous emporte et nous ravisse au réel. Coup d’aile, la voix du ténor,
-la tirade de l’acteur, l’éloquence du tribun. Coup d’aile, le voyage,
-le beau site, le clair de lune. Coup d’aile, l’amour ...
-
-—L’amour? dit Lucette.
-
-L’opinion l’intriguait, de cet homme dont le divorce restait
-mystérieux, sans raison notable. Chazelles allumait une nouvelle
-cigarette à celle qu’il venait d’achever. Les paupières attentives et
-tendues vers le petit point de feu, il aspirait avec force la fumée,
-de ce même appétit voluptueux dont il semblait aspirer la vie. Il se
-tourna vers Lucette:
-
-—Mais certainement, madame. L’essor de cet aviateur est l’emblème
-exact de l’amour. Songez-y. L’amour? Mais nous puisons dans sa
-force l’élan nécessaire à nous affranchir des soucis, des tracas,
-des petitesses, des cahots de la route, à échapper au sort commun,
-au terre-à-terre. Et dès qu’enfin il nous arrache au sol et nous
-emporte, nous cherchons à nous élever encore sur ses ailes et, par sa
-puissance, à nous dépasser, à planer toujours plus haut, dans un besoin
-fou de plein ciel, d’ivresse culminante, de vertige absolu, qu’un
-risque mortel ne paye pas trop cher!... Ah! oui, c’est le grand coup
-d’aile ...
-
-Mais le crépitement du moteur l’interrompit. Il tendit l’oreille:
-
-—Il donne bien, dit-il.
-
-Et le spectacle l’absorba. C’était déjà le crépuscule. On hâtait les
-rites du départ. L’aviateur leva le bras et l’immense oiseau, dont les
-ailes paraissaient lumineuses dans le jour atténué, s’enfuit au ras du
-sol.
-
-Tout en le suivant dans sa course, Lucette songeait aux paroles de
-Chazelles. Il l’intéressait. Il lui semblait qu’elle venait d’entendre
-de ces mots qu’on attend, qu’on a pensé sans les dire. Et quand
-l’aéroplane s’enleva, brusquement, comme sous un coup de mors, elle
-en éprouva un choc aux entrailles, une secousse plus violente que la
-première fois. A croire qu’elle avait vraiment sous les yeux l’image de
-l’amour, l’essor où l’on quitte la terre ...
-
-Une seconde, elle observa Chazelles. Il épiait le vol. Mais, comme
-s’il l’eût devinée, il tourna la tête. Leur regard et leur pensée se
-lièrent. Et, de son menton volontaire, il lui désigna, en souriant, le
-grand oiseau qui montait, tout blanc, dans la brume du soir.
-
-
-
-
-IV
-
-
-«Ah! Voilà les lettres», pensa Lucette. Du coin de parc qu’elle avait
-adopté,—un rond-point ombreux, présidé par un gros chêne et meublé de
-tables et de sièges rustiques,—elle avait entendu sonner à la grille.
-Dans la vie tout unie qu’on menait aux Barres, le courrier faisait
-événement. Le matin, quand la femme de chambre apportait le déjeuner,
-Lucette guettait, dans la demi-obscurité de la pièce close encore, le
-paquet de lettres et de journaux posé sur le plateau. Et, l’après-midi,
-dès le coup de cloche du facteur, elle calculait le temps mort du
-triage, de «l’épluchage» à l’office, elle écoutait le caillou craquer
-sous le pas nonchalant du domestique.
-
-Parfois, son impatience avait un motif. Elle attendait des nouvelles
-de Zonzon, partie depuis un mois pour l’Amérique. Elles arrivaient
-à intervalles à peu près réguliers, huit et douze pages sur pelure
-bleutée, des expansions d’écolière en vacances, des joies de découverte
-et de liberté qu’attisait un secret bonheur. Un si fol éclat
-d’enthousiasme, qu’on s’attendait presque à voir les lignes danser et
-fuser. On s’étonnait que cette claire écriture, cursive et déliée, pût
-contenir et exprimer tant d’exubérance.
-
-Mais ce n’était pas le jour de Zonzon. Rien que des cartes illustrées
-d’amies en voyage, pas fâchées de faire montre de leurs déplacements
-et d’esquiver en trois mots la corvée d’écrire. Des journaux, dont
-Lucette parcourut les titres sinistres. Assassinats, incendies,
-cambriolages, grèves, menaces de guerre. Rien de nouveau.
-
-Déçue, elle rejeta le paquet sur la table. Qu’attendait-elle? Elle
-n’aurait pas su le dire. Peut-être un peu d’imprévu, de surprise,
-d’alerte.
-
-Une branche morte qui cassa net, tout près d’elle, la fit sursauter.
-Elle se leva. Dans ce silence, cette ombre verte, on avait l’air d’être
-au fond de l’eau. Et elle gagna l’orée du parc, la grande trouée
-lumineuse du parterre.
-
-C’était la pleine chaleur du jour et de l’été. Des abeilles animaient
-l’air sonore. Dans le calme absolu, des pétales tombaient mollement
-des roses épanouies. Et de s’effeuiller elles embaumaient davantage, à
-croire que leur parfum s’échappait de leurs blessures. Les buis des
-bordures craquaient; on entendait, on suivait la montée de la sève vers
-la lumière. Les papillons posés s’éventaient lentement de l’aile. Et
-toutes les fleurs se tournaient et s’ouvraient vers le soleil, comme
-autant de baisers envoyés par la terre.
-
-Mais cet incessant labeur de création, bourdonnant, odorant, Lucette
-en était blessée comme d’un coup de clarté trop vive. Elle ne se
-sentait pas en communion, en harmonie avec cette fête de la vie, cette
-splendeur féconde. Et loin de se fondre dans cette allégresse, elle en
-éprouvait une lassitude inquiète.
-
-Pourquoi ce malaise? L’absence de sa grande amie, de Zonzon? Elle la
-cherchait à ses côtés, forte et vivante. Ah! le cher guide, si sûr, si
-ferme, d’une puissance presque magnétique. Il arrivait à Lucette de lui
-dire: «Enlève-moi ma migraine avec tes mains.» Et Zonzon lui caressait
-le front, apaisait la douleur. Et maintenant, séparées. Au plus vite,
-il leur faudrait quinze jours pour se rejoindre. L’une pourrait mourir
-à l’insu de l’autre. Elle s’attendrit, prête à pleurer.
-
-—Ah ça! je suis folle, murmura-t-elle.
-
-Oui, folle. Nulle n’était plus choyée, plus entourée, plus riche en
-êtres aimés. Certains perdent leurs parents avant d’être eux-mêmes
-installés dans la vie. Et, à chaque petit bonheur, à chaque petit
-succès, ce ne sont que des ombres qu’ils prennent à témoin de leur
-joie ... Elle, au contraire, à son plein épanouissement, possédait les
-siens, et si jeunes de cœur. Un coup de téléphone, elle pouvait les
-entendre. Deux heures de train ou d’auto, elle était dans leurs bras.
-
-Jusqu’à M. Duclos,—père, comme elle l’appelait,—dont l’apparente
-rudesse rendait plus savoureuse la bonté, et qui, à chacun de ses
-passages, la traitait en petite reine, en petite fée du bonheur de son
-«garçon».
-
-Et là, tout près, derrière ces fenêtres recueillies, ouvertes sur la
-terrasse que le jardinier ne devait pas ratisser, afin de respecter
-le silence ... Certes, pressant, minutieux, formidable, ce travail de
-correction d’épreuves qui devait être achevé pour la rentrée, où les
-citations en caractères grecs multipliaient les risques de fautes,
-où la mise en place des dessins dans le texte exigeait d’incessantes
-retouches. Et pourtant, dès qu’elle entrerait dans le sanctuaire,
-les feuillets s’envoleraient, le fauteuil pivoterait, et vers elle
-se tendraient des bras aussi avides, monteraient des regards aussi
-fervents, des paroles aussi tendres qu’au premier jour.
-
-Mais un éclat de rire proche coupa sa rêverie. Vivement, elle gravit
-les marches de la terrasse. A l’ombre du château, dans le jardin
-anglais, la nourrice s’égayait des propos du chauffeur. A la vue de
-Lucette, l’homme s’éloigna. Paule, sa petite Paule ... Elle était
-assise par terre dans une allée et jouait au sable. Lucette la prit
-dans ses bras, promena ses lèvres sur le petit front moite et duveté.
-Puis, l’écartant un peu, elle la contempla.
-
-Comme elle était jolie! Déjà, dans ses traits indécis, des
-ressemblances s’affirmaient. Lucette reconnaissait le dessin arqué
-de ses propres lèvres, la coupe et la teinte des yeux de Paul. Elle
-s’exalta à penser que leur fille était née d’eux, de leurs caresses.
-Elle aurait voulu se baigner, se fondre dans la tiédeur du petit cou
-tendre, la bonne odeur du poupon de luxe, s’abîmer dans un de ces
-amours presque féroces qu’on prête à la lionne pour son petit. Et elle
-l’embrassait, l’embrassait ...
-
-—Madame va lui faire mal.
-
-La nourrice. Elle l’oubliait. Cette femme aussi appelait Paule «ma
-fille». Et elle avait raison. En fait, l’enfant vivait plus avec sa
-nounou qu’avec sa maman. Dans l’hôtel du Champ-de-Mars comme au château
-des Barres, elle avait une sorte d’existence personnelle, à part, son
-appartement, son petit _home_ dans le grand. Elle n’envahissait pas
-le foyer comme elle l’eût fait dans un ménage à l’étroit. Nos enfants
-tiennent dans notre vie la même place que dans notre logis.
-
-Et Lucette s’efforçait d’expliquer, par ces exigences de coutumes,
-pourquoi elle ne se sentait pas plus étroitement attachée encore à sa
-fille, pourquoi la maternité ne lui donnait pas ces émotions violentes,
-insondables, où s’abîmer et se dissoudre, ce sens de l’absolu, de
-l’infini, qu’elle attendait toujours de la vie sentimentale ...
-
-Et, comme elle s’éloignait le long de l’avenue de tilleuls, une
-angoisse la suffoqua soudain. Elle eut ce terrible cri d’effroi que
-tant de prêtres ont entendu à travers la grille du confessionnal:
-«Est-ce que je ne serais pas capable d’aimer? Est-ce que je serais
-insensible? Est-ce que je n’aurais qu’un cœur desséché?...»
-
-Ah! le bondissement indigné qui la souleva! Elle, dure, insensible,
-sèche? Allons donc! Elle en qui frémissaient, malgré toutes les
-tendresses répandues, de telles réserves de passion qu’elle croyait
-étouffer du besoin de les prodiguer. Elle, en qui se déchaînaient des
-forces si aiguës qu’elle eût voulu les darder, les enfoncer comme
-elle s’incrustait les ongles dans les paumes. Elle qui s’irritait de
-l’allégresse des choses parce qu’elle l’enviait. Elle qui souhaitait,
-par elle ne savait quel miracle, quelle vertigineuse défaillance, de se
-mêler à cet air sonore et parfumé, à ce grand vol amoureux où dansaient
-ensemble le pollen des fleurs et l’aile des insectes. Elle!...
-
-Lucette était encore toute secouée de l’alarme quand M^{me} Turquois
-parut dans la perspective de l’avenue. Elles continuaient de voisiner
-dans la solitude de Brûlon. Lucette subissait toujours l’attrait de
-cette beauté candide, cette fraîcheur reposée de déesse qui sort de
-l’onde. L’exquise femme. Elle semblait revêtue, tant il y avait de
-grâce souveraine dans sa démarche, d’un invisible manteau de cour. Et
-l’on devinait si frémissante en ses profondeurs cette belle coulée
-limpide ...
-
-Fait étrange. Le penchant de Lucette s’était accru depuis la brutale
-tentative de Turquois. L’amie dont le mari vous a vainement courtisée
-vous en devient plus chère.
-
-Quant à lui, il se tenait tranquille, depuis un an. A douter qu’il se
-fût jamais démasqué. Le requin plongeait. D’ailleurs, Brûlon ne le
-voyait guère. En ce moment, afin d’écrire une pièce en collaboration,
-il avait suivi son complice—comme il disait—sur la côte bretonne.
-
-Lucette, sachant le singulier attachement de M^{me} Turquois:
-
-—Votre mari rentre-t-il bientôt? demanda-t-elle. Vous en avez de
-bonnes nouvelles?
-
-Elles s’étaient assises sur un banc de pierre, à l’extrémité de
-l’avenue, qui se heurtait au mur du parc. M^{me} Turquois eut un
-imperceptible haussement d’épaules. Et, l’ombrelle taquinant le sable:
-
-—Mon mari? Non. Je ne sais pas. Il est à Saint-Enogat. Une retraite un
-peu mondaine, pour le travail. Enfin ...
-
-Pour la première fois, elle en parlait sur ce ton d’amertume légère.
-Lucette la dévisagea, surprise. Aurait-elle deviné les velléités de
-Turquois ...? Elle paraissait tendue, sous son calme apparent. Alors,
-timidement:
-
-—Sa pièce?...
-
-Sur le pur visage de M^{me} Turquois, une moue passa, la moue de
-l’enfant près de pleurer. Et, la voix en saccades:
-
-—Sa pièce!... Il s’agit bien de sa pièce! Une nouvelle intrigue
-qui commence, oui. Il m’a suffi d’ouvrir les journaux ce matin.
-Déplacements et villégiatures. J’ai compris. J’ai tellement l’habitude!
-On vient le relancer à Saint-Enogat. Il y a longtemps que je la
-craignais, celle-là.
-
-Quoi? C’en était fini de cette sérénité limpide, de ce beau regard
-couchant vers son mari, de cette indulgence pour ses frasques? Lucette
-en oubliait son propre malaise.
-
-Maintenant qu’elle s’était trahie, M^{me} Turquois ne cherchait plus à
-se contenir. Elle s’épanchait. La maille du filet qui rompt, entraînant
-les autres.
-
-—Ah! ma pauvre petite amie, j’ai tant de chagrin. Laissez-moi dire.
-Je n’ai personne, moi. Je suis toute seule. Cela vous étonne, n’est-ce
-pas, que je me démasque et que je me révolte. Mais d’ordinaire,
-voyez-vous, ce n’étaient que des passades, des fruits prêts à tomber
-et maraudés au bord du chemin en allongeant le bras. Il ne se donnait
-pas. Il se prêtait. Je me disais: «Il me reviendra.» Il ne s’éloignait
-même pas. Mais cette fois, j’ai peur. J’ai peur. Si cette femme met la
-griffe sur lui, si elle trouve en lui l’homme qu’elle attend, elle ne
-me le rendra plus ...
-
-—Qui?
-
-—Une amie, naturellement. D’ailleurs, vous la connaissez. Elle vient
-chez vous. Madame Evenon ...
-
-—Ah! oui, dont le mari est si occupé ...
-
-—Il ferait mieux de s’occuper d’elle. Une assoiffée de bonheur, du
-bonheur qu’elle n’a pas chez elle. Et qui le cherche avidement. Ce
-qu’elle a déjà brisé, tordu, rejeté d’amants. Mais celui qui la fixera,
-qui sera son maître ... Oh! celui-là, elle s’accrochera à lui comme
-le naufragé à son sauveteur. Ils se perdront ensemble. Et celui-là,
-je le sens, ce sera lui ... Comprenez donc. D’ordinaire, c’était le
-gai coureur d’aventures, celui qui, dans un couloir d’hôtel, se
-risque à pousser les portes entre-bâillées. On ouvre, tant mieux. On
-résiste, tant pis. Mais cette fois, la porte se refermera sur lui,
-et bien bouclée, je vous jure. Il ne sortira plus ... Alors? que
-faire? Menacer, supplier, bref me jeter entre eux? Ils s’en désireront
-davantage. Ou alors attendre, toujours attendre.
-
-Elle se voûta, sa claire figure soudain vieillie de chagrin.
-
-—Oh! l’attente! ce que j’en ai déjà connu, des attentes ... Des
-sommeils troués, de brusques sursauts qui me rejetaient assise,
-l’oreille tendue. C’est lui? non. Pas encore. Et ces retours, où je
-sentais dans ses vêtements, sur son corps, l’odeur des autres ... Et
-ces lettres, que je retrouvais, oubliées au fond des poches et des
-tiroirs, ou mal déchirées dans sa corbeille ... Ces fleurs séchées
-qui s’émiettaient dans ses goussets. Des fleurs, à lui! Ce que nous
-sommes bêtes! Et lui, me revenait tranquille, gai, épanoui, décidé à ne
-rien voir, à ne rien savoir de mon supplice. Parbleu! il avait raison.
-Jamais je n’ai rien dit. J’ai toujours feint d’ignorer. Ignorer! j’ai
-tout su, au contraire. Toutes ses tentatives, échecs et triomphes.
-Tout, jusqu’à ses velléités, ses désirs. Vous, Lucette, oui, vous, ma
-pauvre petite, j’ai su ...
-
-Lucette se sentit rougir:
-
-—Moi?
-
-—Oui, j’ai vu qu’un moment il s’attaquait à vous. L’an dernier. Et
-quel soulagement quand j’ai compris que vous le repoussiez, qu’il
-abandonnait, que je pourrais vivre sans crainte de ce côté-là, que
-je ne serais pas obligée de vous fêter ouvertement et de vous haïr
-en secret, comme j’ai dû faire avec tant d’autres! Et peut-être y
-a-t-il de la gratitude, dans ma franchise d’aujourd’hui ... Oui, j’ai
-tout su. J’avais l’air d’être dupe, de croire ses grosses feintes,
-ses mensonges enfantins. Et toute ma consolation, tout mon orgueil,
-c’était, chaque fois, de l’absoudre en moi-même ...
-
-Lucette écoutait, stupéfaite. Comment ce brutal avait-il su prendre un
-tel empire sur cette fine et fière créature? Elle demanda doucement:
-
-—Vous l’aimez bien?
-
-Oh! le regard farouche et lointain qui brilla dans cette face défaite:
-
-—Aimer! Dire que nous n’avons qu’un mot, un seul mot, pour exprimer
-tant de choses différentes! Oui, je lui reste attachée parce qu’il
-n’est pas méchant, au fond, parce qu’il est gai, parce qu’il est, entre
-ses fugues, un bon compagnon, parce que je suis fière de porter son
-nom, de partager sa notoriété ...
-
-Et soudain se secouant toute:
-
-—Et puis non, je mens, je mens encore, je mens à moi-même. J’y tiens
-parce que c’est «mon homme» comme disent les femmes du peuple et comme
-disent les filles. Comprenez-vous? J’y tiens comme la pierreuse tient
-à l’amant qui la mâte, qui la frappe et qui la contente. Ah! oui, je
-lui ressemble, à cette malheureuse ... Elle a reçu moins de coups de
-couteau dans la peau que je n’en ai reçu dans le cœur ... Ah! parfois,
-je me fais horreur et pitié. Car je reste clairvoyante. Et voilà le
-vrai drame de ma vie. C’est de me sentir esclave, uniquement attachée
-par ce lien de chair. Que de fois je me suis révoltée contre moi-même!
-J’avais, comme les autres, des aspirations délicates, des petits rêves
-fleuris, tout un parterre secret. Il a tout piétiné, tout foulé de son
-gros sans-gêne. Je me souviens. Je lui préparais des surprises, j’avais
-pour lui de fines attentions. Il ne goûtait rien. Il ne comprenait
-rien. Et je recommençais ... J’avais des idées, des opinions à moi,
-que rebroussaient les siennes. Il m’a repétri une âme à son image, de
-ses mains, de ses mains qui me brûlent ... Ses manières m’irritaient.
-Je les ai adoptées, je les ai prises ... Et quand je l’injurie tout
-bas, je sens que je l’admire encore ... Je sais qu’il serait plus
-digne et plus sage de rompre une bonne fois. Un divorce ne devrait pas
-m’effrayer. On me confierait mon petit garçon, tant l’inconduite du
-père est flagrante. Et je ne peux pas rompre ... Chaque fois que je me
-cabre, je retombe sous lui ... Enfin, c’est mon homme, je vous dis,
-c’est mon homme. Il est à la fois ma torture et mon bonheur. Je les
-accepte ensemble. Je les veux ensemble. Et je suis prête à les disputer
-à qui me les enlèverait, prête à tout ... Ah! je suis folle ...
-
-Elle s’essuya vivement les yeux, se ressaisit. Puis, d’un geste triste,
-montrant contre la clématite de la muraille un papillon, ailes
-battantes, qui buvait une fleur:
-
-—Tenez, voilà ce que je suis. Un pauvre papillon, mais un papillon
-épinglé au mur, fixé à jamais, d’une pointe que rien n’arrachera, et
-dont les ailes palpitent de la même façon dans la douleur que dans le
-plaisir ...
-
-M^{me} Turquois était partie que Lucette rêvait encore devant le
-papillon assoupi. Comment ce farouche amour avait-il pu résister à
-tant d’épreuves? Pauvre femme ... Et le tribut payé à la compassion,
-par un retour naturel, Lucette se penchait sur elle-même. Elle aussi
-était un papillon. Un papillon heureux, un papillon attaché à sa fleur.
-Mais elle ne se sentait point au cœur ni aux entrailles cette pointe
-voluptueuse et cruelle qui fixe jusqu’à la mort ...
-
-Chaque fois que Lucette, après un séjour aux Barres, débarquait à la
-gare de Lyon sur le grand jour de la place animée de cafés et d’autos,
-elle stoppait une seconde, un peu étourdie, au ras du perron. Elle
-avait l’impression de dominer un bain tout fumant de vie et, à chaque
-marche qu’elle descendait, d’entrer dans cette piscine aux ondes
-chaudes et courantes.
-
-Elle s’y plongeait avec une sorte de plaisir physique. De sa voiture,
-elle s’amusait de la comédie de la rue, retrouvait des enseignes,
-admirait les arbres, d’une beauté plus touchante qu’à la campagne, dans
-leur cadre de pierre.
-
-A chacune de ces petites expéditions d’un jour, elle passait chez
-ses parents, qui ne pouvaient, cette année-là, quitter Paris qu’en
-septembre. Paul restait aux Barres, prétextant son travail urgent. Au
-fond, guidé par son exquise discrétion, peut-être obéissait-il au désir
-de la laisser toute aux siens et devinait-il l’aise singulière qu’elle
-éprouvait à rentrer un moment dans son passé de jeune fille.
-
-Immuable, en effet, le vieux logis de famille, dans la tranquille rue
-Guersant, aux Ternes. Dès que Lucette apercevait la frise sculptée au
-fronton de la maison, dès qu’elle respirait l’odeur de l’appartement,
-elle avait cinq ans, elle avait dix ans, elle n’avait plus d’âge.
-
-Et dans le salon où maman brodait, épanouie au creux d’un fauteuil
-bas, elle retrouvait les mêmes tableaux, les mêmes gravures, la même
-tenture aux dessins noirs sur rouge, le jeu d’échecs sur une console à
-l’abri d’un globe de verre et les deux petits amours de bronze qui se
-lutinaient sur la pendule.
-
-D’où vient la douceur de revoir ce qu’on a toujours vu, le tendre
-attrait de ces vieux amis, de ces petits témoins de l’enfance? Sans
-doute de ce qu’ils sont l’empreinte et le moulage de notre vie, des
-souvenirs en relief, de la mémoire sensible, du passé présent. Et aussi
-de ce qu’ils rassurent notre besoin de durer, puisqu’ils sont un peu de
-nous-mêmes et qu’ils n’ont pas changé ...
-
-Jusqu’au petit craquement de l’aiguille dans la toile cirée de la
-broderie, qui rajeunissait Lucette. Excellente maman ... Elle non
-plus, ne vieillissait pas. A peine si quelques fils gris niellaient
-ses cheveux en diadème. Toujours son beau regard luisant, sa face
-bourbonnienne, gourmande et fine. Toujours aussi paisible qu’au temps
-où Lucette, dans la pièce voisine,—le bureau de papa,—criait: «Maman,
-gronde Zonzon, qui me taquine!» Et où M^{me} Savourette, sans bouger de
-son fauteuil, disait tranquillement: «Zonzon, je te gronde.»
-
-Certes, elle les aimait bien, ses filles. Mais elle leur avait toujours
-préféré son mari. Et elle ne le chérissait pas, comme M^{me} Turquois,
-d’un amour heurté, mais d’une tendresse si unie, si brillante ...
-Zonzon disait vrai: rien ne l’avait altérée, rien ne l’avait ternie.
-Pas même ces continuels embarras d’argent dont Lucette, jeune fille,
-avait tant de fois subi le contre-coup. Ah! Tout ce que son chic
-apparent cachait alors de ruses et d’ingéniosité! L’art de rajeunir
-les chapeaux et les robes, pour paraître en changer plus souvent. Ces
-grands dîners où l’on allait en voiture et d’où l’on revenait à pied.
-Le petit supplice des gants blancs qui s’obstinent à fleurer la benzine
-... Maintenant qu’elle était royalement affranchie de ces triviales
-inquiétudes, Lucette en saisissait mieux, en contraste, toute l’action
-corrosive, dissolvante. Comment avaient-ils pu tous deux se débattre
-au milieu de ces soucis irritants, sans jamais cesser de se sourire?
-
-Un peu mélancolique, cette heure où, parvenu à la taille de ses
-parents, on les voit, non plus comme des demi-dieux parfaits qu’on
-regardait en levant la tête, mais comme des égaux, des êtres pareils
-aux autres, l’heure où l’on cherche à les déchiffrer en s’aidant de ses
-purs souvenirs d’enfant et de sa science acquise ...
-
-Mais on parlait, dans la pièce voisine. Lucette demanda:
-
-—Papa est là?
-
-—Oui, avec le beau Chazelles.
-
-Chazelles? Un court saisissement. Mais quoi? C’était tout naturel. Elle
-oubliait: M. Savourette était l’architecte du musée Suffren. Chazelles
-... A peine l’avait-elle revu deux fois, depuis la visite au champ de
-manœuvre d’Issy. Mais, sans doute parce que cette journée rompait
-avec le traintrain de son existence—courses et visites, théâtre et
-dîners—elle en gardait un souvenir vivace, l’impression d’une trouée
-lumineuse comme celle qui s’était ouverte à ses yeux dès la sortie de
-Paris, sur la plaine rase. Elle revivait les longues attentes, elle
-revoyait Chazelles debout sur la petite dune de sable, son avidité
-voluptueuse à tirer sur sa cigarette, le menton haut. Et souvent, rien
-qu’à lire les comptes rendus d’aviation—elle les suivait, depuis ce
-jour-là, dans les feuilles—même rien qu’à voir un oiseau prendre son
-vol, là-bas, aux Barres, elle se rappelait ce qu’il avait dit sur le
-coup d’aile ...
-
-—Je ne veux pas les déranger. J’attendrai.
-
-Mais elle écoutait et parlait distraitement, gênée par le ronronnement
-des voix, oppressée d’un peu d’impatience, jusqu’au moment où la
-porte s’ouvrit devant Chazelles. Avenant, chaleureux, il s’enquit
-des nouvelles des Barres. Cependant, tout en embrassant sa fille,
-M. Savourette se lamentait. Il ne la verrait pas. Il était obligé
-d’accompagner Chazelles. Un rendez-vous pris avec l’entrepreneur. Et
-une grosse affaire: la construction d’une annexe.
-
-—Venez avec nous, Madame, suggéra Chazelles. Vous causerez tous deux
-en route. Je parie que vous ne connaissez pas mon musée?
-
-Elle l’avoua, en riant. Pourtant, sa maison n’en était séparée que
-par la largeur du Champ-de-Mars. Mais, à Paris, il suffit de demeurer
-près d’un monument pour n’y jamais entrer. Une fois, cependant, elle
-en avait franchi le seuil, afin de rendre visite à M^{me} Chazelles.
-Car le conservateur habitait le palais. Elle fut tentée de rappeler
-ce souvenir, mais se mordit les lèvres à temps. Toute une éducation
-nouvelle, l’art de parler devant les divorcés. Chazelles insistait:
-
-—J’avais choisi un lundi pour ce rendez-vous, parce que le musée est
-fermé au public. Vous l’aurez pour vous toute seule.
-
-Lucette se laissa tenter.
-
-Laissant bientôt M. Savourette aux mains de l’entrepreneur, Chazelles
-tint à faire à sa visiteuse les honneurs de son palais. Il n’entendait
-pas la confier à un gardien, ou la laisser errer sans guide.
-
-—D’ailleurs, toute seule, vous auriez peut-être peur.
-
-Elle se cabra:
-
-—Peur!
-
-—Eh oui ... Vous allez voir.
-
-Était-ce le tête-à-tête à peine prévu, si vite arrangé? Le brusque
-passage du jour à la lumière de théâtre qui éclairait le musée? Ces
-vastes salles sonores, solitaires, où les vitrines se reflétaient dans
-le parquet luisant? Surtout ces loggias ouvertes dans les murailles,
-où, sous la clarté crue des rampes cachées, des personnages de cire
-se dressaient dans un décor assorti à leur costume, scènes d’intérieur
-ou de plein air, de toutes les époques et de tous les pays, qui
-donnaient à la visiteuse la sensation de n’être plus dans son temps,
-dans son atmosphère, mais de glisser à travers les âges et les races?
-De fait, Lucette perdait un peu pied. Mais, l’orgueil aidant, elle se
-roidissait, se montrait d’autant plus désinvolte qu’elle était moins
-rassurée.
-
-Ils allaient. De temps en temps, Chazelles s’arrêtait devant une
-vitrine et, frappant la glace d’une des clefs qu’il tenait à la main,
-signalait la richesse ou la rareté d’une collection, la fraîcheur
-d’une robe très ancienne, miraculeusement conservée et qu’on devinait
-fragile, à la merci d’un souffle.
-
-Ou encore, il ouvrait un panneau de verre, saisissait une dentelle,
-un bijou et l’élevait précieusement jusqu’à ses yeux. Et sa voix, son
-regard, son geste trahissaient son appétit, son vaste amour de toutes
-les beautés. Il s’écria:
-
-—Et quand on songe que tous ces trésors n’ont été créés que pour
-plaire! Eh oui. Se vêtir n’est qu’un prétexte. Séduire est le vrai but.
-Les hommes ont obéi à la même loi qui veut pour les fleurs des couleurs
-et des parfums, pour les oiseaux des plumages éclatants. Il s’agit
-d’attirer à soi, de fixer le caprice qui passe. Regardez. Les hommes
-ont voulu paraître plus grands sous les casques et les cimiers, plus
-imposants sous leurs armures et les draperies de leurs manteaux. Les
-femmes ont voulu paraître plus mystérieuses sous la robe, plus affinées
-sous le corselet, plus scintillantes sous la parure. Chaque bijou
-souligne un charme. Le collier éclaire le visage, le bracelet détache
-la main, la ceinture fait valoir la gorge. Partout le même effort de
-s’accroître en prestige, en pouvoir, en attrait ...
-
-Puis il voulut qu’elle essayât des joyaux. Il l’aida, l’effleurant
-parfois de ses doigts. Et appuyant sur elle son ferme regard:
-
-—Vous, tout vous sied. Rien ne vous rehausse.
-
-Toute louange caresse le cœur. Ce Chazelles ... Elle le connaissait
-peu. Sans doute il avait le compliment facile. Pourtant, s’il n’en
-était pas prodigue? Mais elle ne voulut pas s’appesantir et poursuivit
-sa marche pour échapper à sa pensée.
-
-Elle avait hâte de revoir le jour, le vrai jour. Tous ces personnages
-immobiles autour des salles, dans leur décor de lumière, la hantaient,
-la poursuivaient de leur regard de verre. Chazelles avait deviné juste.
-Elle avait presque peur. Les figures de cire, muettes, figées dans les
-attitudes et sous les couleurs de la vie sans pourtant posséder la vie,
-lui inspiraient une sorte d’effroi, comme une mort fardée.
-
-Parfois, dans un cadre plus ample, sur une perspective plus profonde,
-s’ouvraient des scènes capitales, des reproductions de toiles célèbres:
-_L’Entrevue du Camp du Drap d’Or, Le Sacre de Napoléon_. Mais Lucette
-ne s’attardait pas, fuyait sur le parquet luisant.
-
-Et tout à coup elle eut un cri de stupeur ravie. Suave, fraîche,
-printanière, irréelle, une apparition surgissait devant elle. Par la
-grâce des lignes, le choix heureux des lumières et des nuances, le fini
-du détail, elle touchait à l’œuvre d’art.
-
-—_L’Embarquement pour Cythère_, de Watteau, expliqua-t-il.
-
-Immobile, émue:
-
-—Que c’est charmant, dit Lucette.
-
-—N’est-ce pas? reprit Chazelles. Et ce n’est peut-être pas une simple
-fantaisie, mais une prévision ... Oui, les grands admirateurs de
-Watteau lui prêtent des vues profondes. Il aurait pressenti les idées
-des philosophes du dix-huitième siècle, qu’il précédait de peu dans
-la vie. Et il n’aurait pas laissé une œuvre frivole, mais un acte de
-foi, une évocation d’une société future, affranchie de la souffrance,
-occupée seulement de son bonheur.
-
-—Vous le croyez? demanda Lucette.
-
-—J’y suis porté. Justement parce que ses personnages ne songent qu’à
-l’amour. Aujourd’hui, notre premier, notre plus pressant instinct est
-de nous subvenir. Le second, d’aimer. Mais si l’existence devenait
-facile et douce, l’instinct de lutte céderait le pas à celui de
-l’amour. Le souci d’aimer passerait au premier rang. Et cela est si
-vrai que, dès maintenant, les oisifs, les privilégiés, ceux qui n’ont
-plus à gagner leur vie, ne sont guère préoccupés que de l’amour.
-Dans les décors choisis que vous connaissez, ils réalisent les fêtes
-galantes. Ce sont des précurseurs, d’heureux précurseurs ...
-
-Lucette rêvait, devant la vision délicieuse. L’amour, toujours l’amour
-...
-
-Et il lui fallut, pour la rendre toute à elle-même, le beau jour doré
-de cinq heures et la voix proche de papa qui, mètre en main, discutait
-avec l’entrepreneur. Délibérée, elle remercia Chazelles et se félicita
-même du hasard de la rencontre. Alors, en souriant:
-
-—Ce n’est pas tout à fait le hasard, dit-il. Chez vos parents, j’ai su
-par votre père qu’il vous attendait. Et j’ai différé mon départ jusqu’à
-votre arrivée.
-
-Elle ne répondit pas et baissa la tête. N’était-ce encore qu’une
-galanterie banale? La recherchait-il vraiment? Bah! ils n’étaient l’un
-pour l’autre que des indifférents. Elle aimait, elle était aimée, et le
-reste importait peu ...
-
-Tout de même, cette petite phrase tombée dans sa vie venait d’y jeter
-ce ferment d’inquiétude et d’intérêt, de piquant et de trouble:
-l’alerte.
-
- * * * * *
-
-Les soirs qui suivirent, son retour aux Barres, Lucette, avant de
-s’endormir, revoyait des figures de cire dans l’obscurité. Elles se
-dégageaient peu à peu, sortaient des tentures, s’affirmaient, très
-claires, reconnaissables. Puis, au bout d’une semaine environ, ces
-visions disparurent.
-
-Mais elle les ravivait, le jour, par le souvenir, en fermant les yeux.
-Dans ces moments-là, elle songeait: «Tout de même, j’ai un secret ...»
-La phrase ambiguë de Chazelles au moment du départ. Un secret si menu
-qu’elle n’avait pas scrupule à le garder. Avait-elle raconté à son mari
-l’aventure de Turquois? Non. C’eût été maladresse et fatuité. Que de
-fois une femme, pour peu qu’elle ne soit pas trop laide, sent passer
-sur elle une rapide convoitise! Peut-être même s’abusait-elle.
-
-Mais la pensée d’avoir un petit secret l’amusait, l’animait comme un
-jeu. Elle se rappelait ces enfants qui vont enfouir un joujou dans un
-coin de jardin, pour la joie d’avoir une cachette, d’être seuls à la
-connaître, de déterrer de temps en temps leur humble trésor, de le
-découvrir ...
-
-Cependant un jeu n’emplit pas la vie, pas plus que le petit grain
-sonore n’emplit le vide du grelot. Et Lucette retombait à sa langueur
-inquiète, son attente vague et sans objet. Peut-être tout simplement
-les lourdes chaleurs de l’été, la solitude des champs?
-
-Elle se désespérait de ne prendre goût ni aux besognes, ni aux
-distractions qu’apportaient les jours: les soins de la maison, les
-promenades avec M^{me} Turquois. Il lui semblait que les aiguilles aux
-pendules, le soleil au ciel ralentissaient leur marche. Et, déçue de
-la longueur du temps, elle s’étonnait: «Qu’est-ce que cela peut me
-faire? Je n’attends rien.»
-
-Elle inventait des étapes, pour couper les journées. Elle en arrivait
-à désirer avec impatience l’heure des repas. Et quand elle se mettait
-à table, elle mangeait à peine et sans plaisir, la gorge bloquée. Sa
-crainte d’alarmer son mari, lorsqu’elle sentait sur elle son regard
-attentif, parvenait seule à forcer un instant sa répugnance.
-
-Un soir d’août, après dîner, ils goûtaient tous deux la fraîcheur sur
-la terrasse, après une journée de fournaise. Il faisait un clair de
-lune à pleurer. La façade aux volets clos était toute blanche, comme
-sous un crépi neuf. Le parterre scintillait, mouillé de clarté. Et les
-bois lointains semblaient de brume blonde.
-
-Dans la vallée, passaient les grands rapides de nuit, échappés de
-Paris deux heures plus tôt. Leur crinière de fumée s’embrasait des
-reflets du foyer. Tous les wagons étaient encore illuminés. Et la
-longue fusée glissait dans la nuit transparente. Ils emportaient
-tous ceux qui partaient pour la Côte, pour l’Italie, pour l’Afrique,
-l’Extrême-Orient ... Que d’ambitions, d’impatiences, que de rêves, que
-de déchirements ...
-
-Paul, assis près de Lucette, lui prit la main. Si doux que fût le
-geste, elle sursauta, réveillée. Il lui demanda, presque humblement:
-
-—Où es-tu? A quoi penses-tu?
-
-Et comme elle ne répondait pas tout de suite, il poursuivit sans
-attendre:
-
-—Il me semble que tu changes, depuis quelque temps ... Que tu es
-triste, absorbée.
-
-Effrayée, elle se défendit:
-
-—Moi? Non, non. Qu’est-ce que tu vas imaginer?
-
-—J’ai si peur que tu ne t’ennuies ... Te manque-t-il quelque chose?
-As-tu un désir, un caprice? La vie ici ne te plaît peut-être pas?
-Veux-tu voyager? Veux-tu recevoir des amis? Je suis si heureux de te
-faire plaisir. Parle. Dis un mot, fais un geste, un signe ...
-
-Elle fut inondée de gratitude et de tendresse. Des désirs? Il les
-comblait d’avance. Une vie plus large? Elle régnait sur ce royal
-domaine. Et quant au voyage ... Non. D’une croisière entreprise avant
-sa grossesse—la Norwège, retour par l’Écosse—elle gardait un souvenir
-trépidant de cinématographe, l’impression d’être perdue dans toutes ces
-chambres neutres d’hôtel, d’étouffer parmi ces races de langage et de
-mœurs inconnus, d’être comme transplantée sur une autre planète.
-
-—Je t’assure, dit-elle, je n’ai besoin de rien. Tu m’as tout donné.
-
-Il insista, lui pressant les mains:
-
-—Alors, pourquoi n’es-tu plus la même? Voilà des semaines que je
-tourne et que je retourne cette question dans ma pauvre tête. Mon Dieu!
-Voir cette ombre dans tes yeux, et ne pas savoir ce qui se passe là,
-derrière ton petit front ... Lucette, ma Lucette, je t’en supplie,
-dis-moi ce que tu as. Tout vaut mieux que le silence. Je t’en supplie.
-
-Électrisée de franchise et d’abandon, elle descendit encore en elle.
-Non. Elle ne trouvait rien, rien de précis, rien d’exprimable:
-
-—Je n’ai rien. Je te jure.
-
-D’un élan, il glissa presque à ses pieds:
-
-—C’est vrai? C’est bien vrai?... Ah! Lucette, ma Lucette adorée, tu es
-tout pour moi, vois-tu, ma raison de vivre. Et la seule pensée que tu
-pourrais t’éloigner de moi ... Ça me rend fou ... J’en mourrais ... Je
-t’aime tant, je t’aime tant ...
-
-Elle lui jeta les bras autour du cou. Soulevée du désir violent et
-confus d’être protégée par lui, rivée à lui, d’être dans ses bras
-comme dans une prison heureuse, elle balbutiait:
-
-—Moi aussi, je t’aime, je t’aime. Je suis à toi. Ah! mon aimé, sois
-mon refuge, garde-moi, prends-moi ...
-
-La tête renversée, les yeux emplis de la nuit blonde, elle souhaitait,
-elle ne savait quel miracle qui éternisât l’instant, quel vertige à
-faire crouler sur elle les étoiles ...
-
-Mais lui, toujours agenouillé, releva vers elle son visage illuminé de
-joie et de clarté, frappé d’extase. Puis, lui prenant les mains, il les
-couvrit religieusement de baisers.
-
-
-
-
-V
-
-
-Lucette n’aspirait pas au retour à Paris. Sûrement, elle ne
-parviendrait pas à secouer, par une vaine agitation, sa lassitude
-inquiète. Dès lors, à quoi bon changer? D’avance, les rites de l’hiver
-l’excédaient.
-
-Un jour, devant sa mère—les Savourette passaient aux Barres quelques
-semaines d’automne—elle laissa percer sa répugnance. Les deux femmes
-étaient assises dans l’ombre du rond-point. M^{me} Savourette
-travaillait à son éternelle broderie. Lucette venait d’achever la
-lecture des journaux, tout bruissants déjà des «premières» prochaines.
-Après tant d’autres, elle déplora le vide de l’existence selon le monde.
-
-Mais l’excellente M^{me} Savourette ne fit que rire au refrain. Son
-solide optimisme à vue courte tenait Lucette pour la plus heureuse des
-femmes. Grosse fortune. Bon mari. Bel enfant. Que lui eût-il manqué?
-
-—Je te conseille de te plaindre! s’exclama-t-elle.
-
-—Je ne me plains pas, repartit Lucette. Mais je constate que les
-usages nous ont tracé la vie la plus plate, la plus fastidieuse.
-Comment en sortir? Comment y jeter un grain d’intérêt? M’occuper plus
-de ma fille? Nous devons, à la rentrée, lui donner une nurse. Un peu
-pour faire comme les autres, beaucoup parce que cette Anglaise saura
-mieux l’élever que je ne le ferais moi-même. Mais j’aurai encore moins
-qu’aujourd’hui le droit d’y toucher ... Lire? Tous les romans se
-ressemblent. Quand on ouvre un livre nouveau, on croit l’avoir déjà
-lu ... S’attacher à une œuvre bienfaisante, ou sociale? Il suffit
-d’écouter les femmes qui s’y donnent pour s’apercevoir que ce sont des
-nids d’intrigues, où l’on convoite surtout des palmes ou de pauvres
-petits titres de trésorière ou de vice-présidente. A part quelques
-illuminées, bien entendu. Mais je n’ai pas la foi ... Travailler,
-produire une œuvre d’art? Mais cela ne souffre pas la médiocrité.
-Sinon, on retombe dans l’ouvrage de dames, le papillon de corne ou la
-boîte d’étain repoussé. Il faut du talent. Et je n’en ai pas ... Alors?
-
-M^{me} Savourette écarta ses bras courts:
-
-—Mais n’as-tu pas ton mari?... Tu te plaindrais, toi qui as le tien
-tout le temps, qui peux t’intéresser à ses travaux!... Tu veux rire.
-
-Lucette, évasive, expliqua:
-
-—Rien ne m’a préparée à les suivre ... Je craindrais de le déranger.
-
-Elle disait vrai. Mais, cependant, elle restait frappée par cette
-simple remarque. Une fois de plus, elle s’étonna de la béatitude où
-vivait sa mère. En voilà une qui pourtant n’avait guère son mari!
-Ses travaux d’architecte l’appelaient sans cesse au dehors, sur les
-chantiers, chez ses clients. Et même quand ils étaient ensemble,
-ne gardait-il pas l’habitude de coqueter, de lancer sa manchette
-à l’assaut dans toutes les directions? Cependant elle paraissait
-heureuse. Et M^{me} Turquois? Son cas était encore plus extraordinaire.
-Son «homme» disparaissait des mois entiers, s’affichait avec d’autres
-femmes. Pourtant elle lui restait passionnément attachée.
-
-Comment pouvaient-elles se satisfaire de ces bribes d’affection qu’on
-leur jetait au passage, quand elle-même, qui ne quittait pas son mari,
-qui l’aimait, qui en était aimée, restait obscurément mécontente?
-Était-elle donc une petite créature insatiable, une façon de monstre?
-Et elle s’en effarait.
-
-Mais à quoi bon appréhender l’avenir, puisqu’il ne se réalise jamais
-comme on l’imagine? Il est rarement redoutable pour les raisons qui
-le font redouter. Dès la rentrée, la vie, dans le petit hôtel du
-Champ-de-Mars, prit, sous une influence nouvelle, une allure, une
-direction toutes différentes de celles que prévoyait Lucette.
-
-Après d’innombrables formalités, le Musée Suffren était enfin autorisé
-à entrer en possession des bijoux et des aquarelles dont Paul Duclos
-désirait le doter. Il fallut régler la disposition des vitrines
-et des tableaux, la mise en place des précieux objets, le libellé
-des inscriptions. Grosse affaire. Ce fut, tout octobre, entre le
-conservateur et le donateur, un continuel échange de vues. Et très
-vite, Chazelles devint un des familiers du logis.
-
-Jusqu’alors, Lucette et son mari ne profitaient pas de toutes les
-occasions de sorties que leur offraient leur fortune et leurs
-relations. Au fond, bien qu’il fût toujours prêt à suivre sa femme, à
-servir ses moindres caprices, Paul était surtout attaché à son foyer,
-au sanctuaire que divinisait sa Lucette. Et elle-même se sentait trop
-médiocrement attirée au dehors pour chercher à l’entraîner. Mais
-Chazelles changea tout cela.
-
-Sa situation actuelle et les camaraderies qu’il avait gardées dans la
-politique et la littérature lui ouvraient toutes les portes. Ses poches
-étaient toujours gonflées de cartes d’exposition et de coupons de loge.
-Avec lui, on entrait partout. Très averti, très friand, très expert,
-c’était le guide rêvé, le guide qui aime ce qu’il montre.
-
-Il eut vite fait de stimuler la curiosité de ses nouveaux amis. Il
-avait des «C’est à voir», des «Il faut avoir entendu ça» péremptoires,
-sans réplique. Et on allait voir, on allait entendre. La pièce légère
-et la grave audition, la fine chanson de Montmartre et la grosse séance
-de la Chambre, les petits Salons et les grandes Premières, tout ce qui
-éclate et mousse à la surface de Paris.
-
-Lucette s’amusait. Voilà sans doute ce qui lui manquait: une vie plus
-animée, plus pailletée, à tout prendre plus intéressante. Elle devenait
-infatigable. Et Paul suivait la course, ravi, puisqu’elle y prenait
-plaisir.
-
-Afin de remercier Chazelles de ses complaisances, ils le retenaient
-à dîner, à souper dans les restaurants où la mode avait décidé qu’on
-mangeait le mieux, cette année-là. Et c’était plaisir de voir ce
-gourmet délicat estimer le velouté d’une sauce, la fraîcheur des
-huîtres, le bouquet d’un vin. «Émouvant ...» prononçait-il gravement
-en élevant son verre.
-
-Il plaisait par sa manière avenante, énergique, de pressurer ainsi les
-choses, d’en extraire le suc et le parfum, la sève et la moelle. Il
-prenait sur Lucette une influence qui grandissait chaque jour. Elle ne
-s’en dissimulait pas les progrès, mais un moment vint où elle n’osa
-plus les avouer. Parfois, seule avec son mari, elle arrêtait sur ses
-lèvres la phrase qu’elle avait déjà prononcée mentalement: «Il faudra
-que je demande à Chazelles ...»
-
-Elle ne s’en effarouchait pas. Car il se tenait dans les bornes d’une
-camaraderie tendre. Jamais de ces compliments qui gênent, de ces
-frôlements qui insistent. Rien qui rappelât même la phrase ambiguë
-qu’il avait risquée au sortir du Musée Suffren, l’été précédent.
-
-Cette réserve en arrivait même à l’intriguer. Elle souhaitait de le
-mieux connaître. A en juger sur de rapides aperçus, comme cette visite
-au Musée, ou la journée d’Issy, vingt autres occasions semblables en
-deux mois de sorties ensemble, il devait avoir sur toute la vie, en
-tous sens, des opinions, des idées à lui. Elle aurait voulu pouvoir le
-consulter à loisir.
-
-Et voilà qu’un soir de théâtre, pendant un entr’acte, sur le bord de
-la loge—son mari au fond—Chazelles, cessant un moment de lorgner la
-salle à travers sa jumelle, dit en souriant, à mi-voix:
-
-—Vous ne trouvez pas irritant, à la fin, de ne pouvoir jamais échanger
-que vingt mots qu’on serre entre ses dents? Une amitié comme la nôtre a
-besoin, de temps en temps, de s’exprimer un peu en liberté.
-
-Elle s’affola. Pourtant, il n’avait fait qu’aller au devant de son
-secret désir. L’avait-il donc deviné? Que voulait-il? Un tête-à-tête?
-Où? Elle répondit des mots vagues, balbutiés, dans le brouhaha de la
-fin de l’entr’acte.
-
-Mais longtemps, dans la nuit, elle essaya de saisir l’intention cachée
-sous les mots. Le lendemain, en s’éveillant, ce fut d’abord de cette
-énigme qu’elle reprit conscience. Il l’aimait donc? Quel imprévu tombé
-dans sa vie ... Ah! maintenant, l’alerte battait la charge. Ce n’était
-plus le frêle grelot qui tinte, mais la sonnerie drue, qui ne cessait
-pas, le signal, attirant et troublant, qui annonce quelque chose qu’on
-ne voit pas encore.
-
- * * * * *
-
-Dans le prolongement de la rue Guersant, au delà des fortifications,
-entre le Neuilly habité toute l’année et la cité ouvrière de Levallois,
-s’ouvre un éventail de larges avenues bordées de villas closes
-l’hiver, et blotties au fond de jardins. C’est au long de leurs grilles
-désertes que Lucette, cédant aux instances de Chazelles, se laissa
-entraîner vers cinq heures d’un soir hâtif de décembre.
-
-Le voisinage de la maison de ses parents, où elle s’était arrêtée
-un instant, avait guidé son choix. Même reconnue dans l’ombre, elle
-saurait expliquer sa présence dans ce quartier.
-
-Chazelles la rejoignit après la sortie de Paris. Il la remercia dans
-sa manière chaude et sobre. Puis il marchèrent côte à côte, sans qu’il
-tentât de lui prendre le bras. Et leur causerie était dégagée comme
-leur attitude. Tout juste un peu plus d’aise, d’expansion et d’intimité
-que dans un salon.
-
-Ils étaient presque seuls. A peine, de temps à autre, croisaient-ils un
-passant pressé. A un moment, cependant, ils tombèrent sur une maison de
-santé, dont toutes les fenêtres étaient éclairées et devant laquelle
-stationnait une file d’autos et de voitures. Puis ils retrouvèrent la
-solitude.
-
-Ils s’intéressaient au site, à mesure que leurs yeux s’accoutumaient à
-l’ombre. Ils s’arrêtaient devant les grilles, cherchant à distinguer
-les façades à travers les jardins dénudés. Leurs volets clos leur
-prêtaient un air tragique et romanesque de maisons de crime ou d’amour.
-Chazelles les marquait d’un mot. Il voulut reconnaître une villa
-italienne, dont le faîte était fleuronné d’une terrasse. Un cottage
-anglais, dont les murs blancs étaient barrés de poutres apparentes,
-sous de hauts toits de chaume. Un Trianon deviné dans un parc du plus
-pur dix-huitième siècle. Et Lucette trouvait un attrait de mystère et
-d’inconnu à ce voyage de découverte, dans la nuit.
-
-Ils le reprirent quelques jours plus tard, mais cette fois le
-poussèrent plus loin, jusqu’à la Seine. Là, brillait une énorme
-usine toute en vitrages, un palais de verre illuminé dans la nuit,
-bourdonnant d’un bruit de machines, puissant et grave comme un
-grondement d’orgue. Des échappements de vapeur haletaient au ras des
-toits.
-
-Sur le quai, l’obscurité semblait plus profonde, en contraste
-avec ces verrières flamboyantes. Des ouvriers, qui sortaient des
-ateliers proches, passaient en groupes noirs et silencieux. En face,
-s’allongeait une île basse, où des lumières rares clignotaient aux
-fenêtres des guinguettes, entre les arbres nus. Au loin, sur le pont
-d’Asnières, les trains passaient en tonnerre et reflétaient dans l’eau
-sombre leur sillon en fusée.
-
-Et soudain, Lucette se sentit prise aux épaules, embrassée. D’instinct,
-dans un sursaut de surprise, elle détourna la tête. Des lèvres chaudes
-sous la rudesse de la moustache butinaient sa joue, cherchaient sa
-bouche, la trouvèrent. Alors, dans la félicité sourde d’être vaincue,
-elle s’entr’ouvrit au baiser gourmand, profond, nouveau, qui la
-pénétrait. Elle sombrait, lourde à mourir, à croire que la terre cédait
-sous elle. Et rien ne lui survivait que l’espoir de descendre encore
-plus avant, de s’engouffrer, de s’anéantir dans du bonheur inéprouvé.
-Elle attendait, elle attendait ... Mais Chazelles s’écarta. Un groupe
-d’ouvriers approchait.
-
-Et désormais, chaque fois que d’un mot, d’un signe, il lui demandait
-de la rejoindre là-bas, elle y courait, poussée par ce besoin enragé
-de s’enfoncer dans du mystère, dans de l’inconnu, dans de l’ombre, de
-toucher à elle ne savait quelle apothéose d’allégresse, comme elle
-avait découvert, au bout de sa course, le grand palais de féerie,
-éclatant dans la nuit, lumineux et sonore.
-
-Mais le but reculait devant elle. Au fond des baisers, elle ne trouvait
-pas l’oubli délicieux. Et elle rentrait brûlante, inapaisée.
-
-Elle rentrait ... Et son supplice commençait. Le tête-à-tête n’était
-plus qu’une torture. Encore grisée d’un reste de vertige, dans la
-clarté des lampes et parmi ses objets familiers, elle se demandait
-d’abord si c’était bien elle qui venait d’errer dans ce pays
-d’ombre et de donner ses lèvres à l’autre. Elle s’étonnait, avec
-une sorte d’orgueil malsain, qu’on pût ainsi cacher tout un pan de
-sa vie, dissimuler sa pensée sous son front. Puis Paul approchait.
-S’informait-il, toujours délicatement courtois et discret, de sa
-journée, de ses parents? Il lui fallait inventer, mentir. A peine
-pouvait-elle s’arracher les mots de la gorge. Ou bien, il la félicitait
-de sa belle mine, prenant pour les couleurs de la santé le feu
-qui lui brûlait encore les joues. Alors la honte, la pitié tendre
-l’envahissaient. Elle aurait voulu se jeter à genoux devant lui. Toutes
-ses attentions lui faisaient mal comme des reproches. Toutes ses
-caresses la déchiraient de remords.
-
-Et quand Chazelles était entre eux, sa présence ne faisait que lui
-rendre plus sensibles et plus odieux le mensonge, l’indigne comédie, la
-duperie.
-
-Malgré tout, avant tout, elle aimait son mari. Que cherchait-elle donc
-dans cette aventure? Pourquoi en courait-elle les risques? C’était
-absurde, insensé. Alors, elle décidait de briser net, de s’arrêter à
-temps sur la pente. Mais le lendemain, elle retournait, dans l’ombre,
-au palais de verre. Elle ne pouvait pas résister à la force qui
-l’attirait. Elle ne trouvait pas de point d’appui. Qui donc pourrait la
-retenir? A qui s’accrocher?
-
-Ah! Pourquoi Zonzon n’était-elle pas là? Comme sa sœur lui manquait
-... Si elle l’avait sentie toute proche, peut-être eût-elle trouvé,
-sous la menace du péril, le courage de s’ouvrir, de lui demander aide
-et secours. Hélas! Zonzon ne rentrait pas. Même, si son voyage eût
-duré les six mois convenus, son retour eut été imminent. Mais elle le
-retardait, de quinzaine en quinzaine. Ses lettres exubérantes s’en
-excusaient: «Tu comprends, ma chérie, l’occasion ne se retrouvera plus,
-plus jamais. En tout cas, j’aurai passé le bel âge ... Alors, je la
-fais durer, je l’allonge. Toi, tu ne peux pas savoir. C’est toujours
-vacances, pour vous deux ...» Si Zonzon avait su ... Parfois, Lucette
-était tentée de lui câbler: «Reviens». Mais elle n’osait pas.
-
-Qui prendre pour confidente? Maman ... Quelle folie! Un aveu spontané,
-d’une fille à sa mère, n’était pas possible. Il aurait fallu que M^{me}
-Savourette s’alarmât, fût déjà sur la voie de la vérité. Mais elle
-était si loin de la soupçonner, du fond de sa quiétude ...
-
-Une amie? Elle ne voyait assidûment que M^{me} Turquois. Et celle-là
-était trop absorbée par ses propres soucis. Chaque fois qu’elles
-se rencontraient, la malheureuse se répandait en larmes et en
-gémissements. Son mari, décidément aux mains de M^{me} Evenon; la
-délaissait plus que jamais. Même plus de ces retours où il savait se
-faire pardonner ses escapades. Ouvertement, il appartenait à l’autre.
-Et quand, pour la première fois de sa vie, elle avait risqué une
-plainte, il en avait pris prétexte pour claquer les portes, quitter le
-logis, s’installer à l’hôtel.
-
-Rongée, ravagée, M^{me} Turquois décidait un jour de divorcer, d’en
-finir avec une situation humiliante et fausse. Le lendemain, elle y
-renonçait, se résignait à l’attente, à l’éternelle attente de l’amante
-soumise. Et elle en venait à se féliciter de s’occuper encore de lui,
-d’entretenir et de vérifier les vêtements qu’elle lui faisait parvenir,
-comme si ce lien trivial les eût encore unis. Ah! Certes la malheureuse
-n’était guère en état de prêter un appui, de donner un conseil.
-
-Et les promenades du soir continuaient. Maintenant, ils exploraient,
-étendaient leur domaine. Ils s’enfonçaient dans des ruelles obscures
-et sinueuses, s’arrêtaient soudain devant des avenues éclairées,
-sillonnées de trams, ou devant ces rues vides, toutes blanches de
-globes électriques, qui découpent au cordeau la cité automobile de
-Levallois.
-
-Le sens de l’habitude est si puissant, qu’ils saluaient au passage,
-d’un regard amical, des points de repère devenus familiers: un portail
-dont l’auvent rustique abritait deux gros lampadaires; une petite
-fenêtre toujours éclairée, aux vitres revêtues de photos sur verre;
-un sinistre débit du bord de l’eau, dont le comptoir était fait d’une
-barque renversée.
-
-Et Lucette s’extasiait. Elle prêtait du charme, de la poésie, de
-la beauté aux moindres recoins du décor, dans son furieux besoin
-d’ennoblir et d’exalter l’aventure. Car elle voulait s’absoudre au
-nom de l’amour, du plus grand amour. Elle croyait aimer son mari. Elle
-se trompait. Elle aimait Chazelles. Comment expliquer autrement cette
-force irrésistible qui, l’éloignant de l’un, la poussait vers l’autre?
-Elle aimait Chazelles. De même qu’il avait prononcé, les mots qu’on
-espère, il était celui qu’on attend.
-
-Un jour de janvier qu’ils avaient rendez-vous à la porte Guersant,
-la neige s’abattit en tempête dès le matin, fondit l’après-midi et
-transforma la ville en un cloaque de boue glacée. Lucette pensa que
-Chazelles renoncerait à la promenade. Cependant, comme elle avait passé
-la fin de la journée près de sa mère, elle parcourut à pied la courte
-distance qui la séparait de la poterne.
-
-Tout en suivant le petit sentier que les pas avaient à peu près déblayé
-au milieu du trottoir étroit, elle s’étonnait et se dépitait de n’être
-pas plus affectée par la perspective de ce contre-temps, d’en éprouver
-autant d’espoir que de crainte.
-
-Il en était ainsi chaque fois qu’elle attendait Chazelles, chaque
-fois qu’il arrivait en retard de quelques minutes au rendez-vous.
-Tant mieux, s’il ne venait pas. Ce serait un signe du sort. Elle s’en
-autoriserait pour ne plus venir à son tour. C’en serait fini. Puis,
-apercevant de loin sa robuste carrure, sa cape de feutre et son long
-manteau noir, elle s’avouait que le voyage dans l’ombre lui eût manqué,
-qu’elle en subissait toujours le trouble attrait. Et elle déplorait
-d’être ainsi partagée. Elle aurait voulu se jeter au gouffre d’un élan,
-d’une ardeur.
-
-Personne à la porte Guersant. Elle ne s’était pas trompée. Il ne
-viendrait pas ... Et comme elle s’apprêtait à revenir sur ses pas, un
-taxi, dont les pneus labouraient la neige fondante, vint ranger le
-trottoir devant elle. Chazelles entr’ouvrit la portière. Il retint la
-main de Lucette:
-
-—Vous ne pouvez pas rester dans cette boue. Venez. Venez.
-
-Elle commença:
-
-—Mais ...
-
-Il l’attira sans l’entendre. Et quand il eut refermé sur elle, le
-chauffeur partit sans demander d’adresse.
-
-Elle s’écria:
-
-—Où allons-nous?
-
-Il répondit gaîment:
-
-—Au Musée. Nous y serons toujours mieux qu’ici. Nous recommencerons la
-visite de cet été. Nous ferons un pèlerinage à Watteau ...
-
-En effet, ils traversèrent à nouveau les salles vides et sonores, au
-parquet luisant, sous le regard des figures de cire figées dans la
-lumière crue de leurs loggias. En effet, ils s’arrêtèrent un instant
-devant l’exquise vision de _L’Embarquement pour Cythère_. Seulement,
-Chazelles ouvrit la petite porte qui, par un escalier intérieur,
-donnait accès à ses appartements. Et, de la parole et du geste, il
-l’attira.
-
-Cela, elle l’avait prévu, dès qu’elle avait su où les emmenait la
-voiture. Là même, tandis que la crainte d’être reconnue la rejetait
-au coin le plus obscur et l’éloignait de son compagnon, elle avait
-prévu qu’il chercherait à l’entraîner, et qu’elle céderait, qu’elle
-ne trouverait pas en elle la force de résister; que la voix mauvaise,
-sortie du plus secret de son être, s’élèverait plus impérieuse que
-jamais, étoufferait tous les appels de sa raison.
-
-Tout cela, elle se l’était dit. Et elle se le répétait dans
-l’étourdissement de la course parmi les figures de cire, dans
-l’escalier obscur et tournant, dans l’étreinte plus pressante de
-son guide. Elle entendait à peine les paroles qu’il lui murmurait
-à l’oreille, ses explications rassurantes: ils étaient seuls, son
-domestique absent; il voulait seulement lui faire visiter son logis ...
-
-Ah! que lui importait toutes ces petites ruses, et tous ces biais et
-ces hypocrisies ... Il lui fallait toucher le but, toucher le fond.
-Elle aurait au moins le courage et la franchise de s’obéir. Et, dans
-un retournement de sa nature, un total abandon de sa réserve qui
-trahissaient bien son impatience et sa tension, avec la crâne audace du
-plongeur qui sème en deux temps ses vêtements sur la rive, elle se jeta
-au bonheur.
-
- * * * * *
-
-Mais le plongeur, dès qu’il a touché le fond, remonte, d’un coup de
-talon, vers la lumière, vers le ciel. S’il risque chaque fois sa vie,
-il goûte en retour cette joie de résurrection. Au plus creux de la
-chute, il trouve l’essor.
-
-Et Lucette ne trouva pas l’essor. Elle l’appelait pourtant, de tous ses
-nerfs tendus, de tout elle-même. Les yeux rouverts, elle ne mesurait
-que la hauteur dont elle était tombée. Elle restait au fond de l’abîme,
-perdue.
-
-Cette mélancolie qui l’avait effleurée au lendemain de son mariage,—et
-que la mystérieuse association des souvenirs liait pour elle aux
-aboiements de la meute, aux hurlements de la sirène,—l’enveloppait
-maintenant, lourde, écrasante, aggravée du poids de la faute inutile.
-
-«Ce n’est que cela ...» Elle ne le pensait plus dans l’ignorance et
-le trouble de l’initiation toute fraîche. Mais dans la déception
-consciente de la femme qui a cru se dépasser, d’un élan coupable, et
-qui retombe aux mêmes bornes.
-
-Pourtant elle accepta d’autres rendez-vous. Elle refit le pèlerinage
-à Watteau, reprit le petit escalier obscur et tournant. Elle ne
-renonçait pas à l’espoir d’oublier sa faute dans le plus grand bonheur.
-Elle s’acharnait à sa poursuite passionnée, voulant trouver, dans sa
-frénésie même, la preuve qu’elle aimait.
-
-Elle refusait de se laisser arrêter par ces mesquines entraves qui
-avilissaient pourtant leurs rencontres: ce souci, nouveau pour elle,
-d’éviter la maternité, ces habitudes minutieuses et exigeantes de son
-amant ... Ah! Il était joli, le coup d’aile ... Pouah!
-
-Et cependant, elle le sentait bien: si elle avait aimé, rien ne l’eût
-sali. Au moins, ces promenades presque innocentes, dans l’ombre, lui
-eussent laissé un souvenir charmé. Tandis qu’elle évitait même de
-passer à Neuilly, de revoir au plein jour les étapes du voyage. Et,
-par moments, elle en venait à souhaiter qu’un incendie rasât cette
-banlieue, qu’il n’en restât plus de trace.
-
-Non, elle n’avait pas l’excuse d’aimer. Ni même l’excuse d’être aimée.
-Elle se rendait compte qu’il avait profité de l’occasion offerte,
-qu’il avait étendu vers elle une main d’amateur et de dilettante,
-qu’il l’avait prise, aspirée comme sa cigarette, une pauvre chose qui
-brasillait sans flamme, et dont il ne restait qu’un peu de cendre et de
-fumée.
-
-Ah! Ils étaient loin de la passion, de la vraie passion en rafale,
-devant qui tout se courbe et s’incline ... La passion d’une M^{me}
-Turquois qui, un jour, tombant frémissante chez Lucette, annonçait
-ensemble la grave maladie de son petit garçon—une inquiétante
-scarlatine—et le retour de son mari.
-
-Il était accouru aux premiers symptômes du mal. Et, implorant du
-médecin un miracle, prêt à supplier à mains jointes—lui, le jovial
-sceptique—une intervention divine, il n’était plus, au chevet du
-petit malade, qu’un pauvre être affolé, en suspens, sans direction,
-déboulonné, pour qui les aventures ne comptaient plus, n’existaient
-plus, et qui n’ouvrait même pas les lettres de M^{me} Evenon. Et le
-tragique, dans le récit de cette femme, c’est qu’on la sentait à la
-fois déchirée par la crainte de perdre son enfant et si heureuse de
-retrouver son mari ... Sous son angoisse de mère, perçait sa joie
-d’épouse, d’amante.
-
-Lucette l’envia presque. Au moins, celle-là savait ce qu’elle voulait.
-Tandis qu’en elle, quel affreux désarroi ... Naguère, au temps de ses
-promenades dans Neuilly, elle souffrait de toutes les attentions, de
-toutes les ferveurs de son mari. Elle croyait qu’il n’était pas de
-plus cruel petit supplice. Quelle erreur! Maintenant qu’elle s’était
-donnée toute, la torture devenait cent fois pire. Chaque fois que
-Paul s’approchait pour l’embrasser, la prendre, elle était tentée
-de reculer, de se refuser, parce qu’elle se jugeait indigne de ses
-caresses, parce qu’elle se révoltait à la pensée du partage. Et elle
-était arrêtée dans sa retraite autant par la crainte d’éveiller les
-soupçons de son mari que par un grand besoin de tendresse humiliée.
-Mais quelle malpropreté, quelle profanation! Elle se faisait horreur.
-
-Un soir qu’elle était en voiture avec Chazelles,—car elle
-s’enhardissait à parcourir ainsi la ville, par un maladif désir de
-provoquer le danger, de corser l’aventure,—elle vit Paul ... Il
-cheminait doucement au long du trottoir. Il lisait un journal, à la
-lueur des réverbères et des devantures. Et si confiant, si loin de
-soupçonner qu’elle le frôlait presque aux côtés de son amant ...
-D’abord, elle eut peur, la peur instinctive d’être surprise. Mais
-surtout un attendrissement infini la bouleversa, fait de remords, de
-pitié, d’attachement. Là, plus peut-être encore qu’aux bras de l’autre,
-elle prit conscience de le tromper, de le trahir. Elle fut tentée
-d’ouvrir la portière, de s’élancer, de le rejoindre, de lui demander
-pardon, en pleine rue, à genoux. Et dans ce moment, elle n’éprouvait
-pour son amant que de la haine, cette haine où l’on confond le complice
-et la faute. Mais la voiture était passée ...
-
-La vie, de ce soir-là, lui devint intolérable. Elle ne parvenait pas
-à se détacher complètement de Chazelles, à résister à toutes ses
-sollicitations pourtant attiédies. Elle s’acharnait à faire jaillir
-l’étincelle. Il lui en coûtait trop de reconnaître décidément qu’elle
-n’avait obéi qu’à de la curiosité, à du vice. Ce n’était pas vrai! Elle
-n’était pas vicieuse! D’ailleurs, eût-elle achevé de rompre, le passé
-n’en subsistait pas moins. Et, en même temps, le mensonge lui pesait
-tellement que parfois elle ouvrait la bouche pour tout avouer à son
-mari. Oui, avouer, au risque des pires cataclysmes, avouer pour sortir
-du bourbier, pour en finir ...
-
-Puis, par un télégramme, Zonzon annonça ferme son retour pour le milieu
-de Mars, dans une huitaine. Trop tard, hélas! Trop tard pour la sauver.
-Et, au contraire, Lucette ne voyait plus en sa sœur qu’un juge trop
-clairvoyant qui saurait lui arracher la vérité, sans pouvoir l’absoudre.
-
-Elle se débattait ainsi, dans une angoisse croissante, quand M^{me}
-Turquois lui annonça la convalescence de son petit garçon et son départ
-pour Brûlon, où le changement d’air achèverait de le rétablir. Son mari
-les accompagnerait. Alors, d’une impulsion:
-
-—J’irai aux Barres, dit Lucette. Je vous aiderai. Je vous tiendrai
-compagnie quand M. Turquois devra s’absenter. Quand partez-vous?
-
-—Demain.
-
-—Nous ferons route ensemble.
-
-Elle sautait sur l’occasion, sans songer plus loin. Échapper à
-Chazelles et à son mari, à la faute et au remords, retarder du même
-coup le premier regard de Zonzon. Et là-bas, dans la retraite, dans la
-solitude, prendre une résolution. Mais, avant tout, s’enfuir ...
-
-
-
-
-VI
-
-
-Ce que Lucette allait être surprise et contente ... Une idée de
-Zonzon, de tomber chez sa sœur, sans prévenir, au saut du train. On ne
-l’attendait que le lendemain. En empruntant la ligne de paquebot qui
-touche à Cherbourg, elle avait pu gagner un jour sur son horaire.
-
-Dès la gare, après une nuit de chemin de fer, sans passer chez
-elle, sans se débarrasser même de la suie du wagon, encore roulée
-dans son cache-poussière, elle piquait droit sur le petit hôtel du
-Champ-de-Mars, dans la hâte de revoir Lucette et aussi d’oublier, près
-de sa meilleure amie, la fin du beau voyage, ces huit mois de grand
-jour et de liberté ...
-
-—Madame est là?
-
-Le domestique, bienveillant mais fermé, lui répondit:
-
-—Madame n’est pas à Paris. Mais Monsieur est ici. Si Mademoiselle
-désire que je prévienne Monsieur.
-
-Lucette partie, sans son mari? Qu’est-ce que ça signifiait?
-
-—Je crois bien que je désire!...
-
-Elle suivit le valet de chambre jusqu’au cabinet de travail, où, dans
-la pleine lumière, Paul écrivait derrière des piles amoncelées de gros
-livres fleurant bon l’impression toute fraîche, le fameux ouvrage sur
-la Troade. Il se leva, courut à elle. Mais sous les mots de bienvenue,
-de surprise, et de fête, dans sa poignée de main trop nerveuse,
-perçaient sa gêne et sa préoccupation.
-
-—Qu’est-ce qu’on m’a dit: Lucette n’est pas là? Où est-elle?
-
-Il s’assit derrière son bureau, comme s’il eût voulu retrancher son
-trouble derrière ses livres. Et la voix mal assurée:
-
-—Lucette est partie pour les Barres, depuis cinq jours.
-
-Zonzon s’était laissée tomber dans le fauteuil qu’il lui avait avancé:
-
-—Aux Barres, en mars?
-
-—Oui, le petit garçon de M^{me} Turquois a eu cet hiver une fièvre
-scarlatine très violente. Peut-être Lucette vous l’a-t-elle écrit. Dès
-que l’enfant a été transportable, sa mère l’a emmené à Brûlon, pour
-le changer d’air, hâter la convalescence. Lucette a exprimé le désir
-d’assister son amie, au moins pour quelques jours. Elle a confié Paule
-à sa grand-mère Savourette ...
-
-Vraiment alarmée, Zonzon l’interrompit.
-
-Elle aimait trop Lucette pour s’arrêter à de vains scrupules de
-discrétion. Elle voulait la vérité:
-
-—Voyons, voyons, qu’est-ce que c’est que cette histoire-là? Ça ne
-tient pas debout.
-
-Paul se pencha vers elle. Ses traits ne cachaient plus son inquiétude:
-
-—Écoutez, Suzanne (Il s’obstinait à ne pas l’appeler Zonzon, malgré
-ses reproches). Je ne veux pas feindre avec vous. Au surplus, j’étais
-résolu à me confier à vous. Et seule votre arrivée imprévue m’a pris
-de court. Les choses se sont bien passées comme je viens de vous le
-dire. Lucette ne m’a pas donné d’autres raisons de son départ. Mais je
-sens, je suis sûr qu’il y en a d’autres. Je veux les découvrir. Et je
-comptais vous demander de m’y aider. Ah! La pensée qu’il y a entre
-nous quelque chose de caché, nous qui vivions si confiants, si unis,
-cette pensée-là—surtout maintenant que je l’exprime, que je la précise
-dans des mots—me bouleverse à un point que vous ne pouvez pas imaginer.
-
-—Enfin, demanda Zonzon, elle est partie à la suite d’un incident
-quelconque? Vous lui avez offert de l’accompagner, naturellement?
-
-—Oui. Dès qu’elle m’a fait connaître son intention—tenez, c’était
-un soir, après dîner, dans ce bureau—je lui ai tout de suite proposé
-de la suivre. Elle a aussitôt cherché à m’en détourner. Mon livre,
-disait-elle, allait paraître. Ma présence à Paris était nécessaire.
-Elle partait en garde-malade. C’était son rôle et non le mien ... J’ai
-insisté. Alors, elle m’a avoué que nous étions beaucoup sortis, que
-l’hiver l’avait fatiguée, qu’elle avait besoin de faire une retraite,
-une cure de repos. Bref, elle m’a supplié de la laisser partir seule
-... De mon côté, je résistais. Cela a été notre premier froissement,
-notre premier assaut. Et puis, j’ai fini par céder ... Que voulez-vous?
-Je crois avoir quelque énergie, mais j’ai toujours plié devant elle,
-tant il m’était doux de lui faire plaisir. Cette fois encore, j’ai
-reculé, j’ai rompu. Mais non sans surprise, sans révolte, ni sans
-chagrin ...
-
-Zonzon ne savait que penser.
-
-—Elle n’avait pas un malaise quelconque? Elle n’était pas dans une
-mauvaise disposition? Avec les femmes, est-ce qu’on peut jamais savoir
-jusqu’où le corps réagit sur l’esprit?...
-
-Il répondit, en homme qui a ressassé ses inquiétudes:
-
-—A peu près depuis votre départ, son humeur a changé. Elle est devenue
-inégale, instable. Voyez-vous, il me semble que rien ne m’échappe,
-sinon de sa pensée, au moins de son apparence, tellement je vis pour
-elle, les yeux sur elle. Eh bien, cet été elle m’a paru lasse et
-triste, par périodes. Elle perdait cet entrain contenu, vous savez, où
-se mêlent si joliment sa réserve et son ardeur. Je l’ai interrogée,
-je lui ai offert de choisir des distractions. Elle m’a juré qu’elle
-n’avait rien, qu’elle n’avait besoin de rien. J’ai attribué son
-malaise à la saison. Nous sommes rentrés à Paris. Notre hiver a été en
-effet assez animé, assez épars. L’agitation, le mouvement semblaient
-plaire à Lucette et je me gardais bien de l’enrayer. Elle était
-gaie, d’une gaîté un peu nerveuse, à éclats. Puis, peu à peu, elle
-s’est assombrie de nouveau, plus mystérieuse que jamais. Tour à tour
-elle avait des élans, des retraites, de ces imperceptibles, de ces
-abominables retraites où il semble que la peau se contracte sous la
-main qui l’effleure ... Jusqu’au jour où elle a saisi cette occasion de
-s’enfuir, oui, de s’enfuir ...
-
-Il se leva, fit quelques pas, les regards au tapis. Puis s’arrêtant
-devant Zonzon:
-
-—Je vous en prie, Suzanne, rendez-moi un grand service. Voyez-la.
-Confessez-la. Vous vous aimez, toutes les deux. Vous la connaissez.
-Vous avez une forte influence sur elle. Moi, je n’ose plus
-l’interroger. J’ai peur de la froisser, de la refermer. Ah! Tenez,
-pendant ces cinq jours, la tentation m’a souvent pris de sauter seul
-dans mon auto, de bondir d’un trait jusqu’aux Barres, de lui crier:
-«Qu’est-ce que tu as?» Et puis je renonçais. D’abord, j’ai promis de
-la laisser seule. Ensuite, à quoi bon? Avant même qu’elle ne fronce le
-sourcil, qu’elle ne laisse échapper un signe d’ennui, je tremble que
-mon insistance ne l’excède. Et si au contraire elle me répond d’un mot
-de tendresse, alors je sens mon cœur se fondre et je n’ai plus envie
-que de la remercier, de lui rendre grâces, tout bas. Je ne peux pas
-parler devant elle. Je ne peux pas. Ah! On ne parle jamais assez ...
-
-De nouveau il avait repris sa marche à travers le cabinet de travail.
-Et la noblesse de cette pièce, sa solennité de chapelle, son
-recueillement de sanctuaire, accusaient encore l’agitation, la misère
-de ce malheureux.
-
-—Si vous saviez ce que j’endure. Parfois, il me semble qu’elle s’est
-éloignée de toutes façons, de cœur, de pensée comme de fait. Non,
-non, c’est impossible. Ce serait trop cruel. Et trop injuste. A tout
-instant, je m’interroge: «Qu’est-ce que j’ai fait?» ou: «Qu’est-ce que
-je n’ai pas fait?» Je creuse, je creuse, et il y a maintenant en moi
-comme un trou noir sans fond, à donner le vertige ... Ah! Je comprends
-que ceux qui vont mourir trouvent la vie si passionnément bonne. On
-ne sent combien on aime un être que quand on est menacé de le perdre.
-Tout me manque d’elle. Son visage, sa silhouette, ses gestes, sa voix,
-son parfum et mille petits détails qui faisaient mes délices, une
-inflexion, une expression, un pli de paupière, un coin de lèvre, la
-courbe de ses cheveux ... est-ce que je sais, moi ... Enfin, je ne suis
-plus qu’une loque, un vêtement vide et jeté sur un siège.
-
-Il posa sa main brûlante sur l’épaule de Zonzon:
-
-—Suzanne, il faut que vous me la rendiez, que vous me rendiez la vie.
-Je remets notre sort dans vos mains. J’aime, j’admire votre force,
-votre santé morale. Si parfois, secrètement, votre belle audace m’a
-effarouché, la faute en est à l’éducation que j’ai reçue. Mais j’ai une
-confiance absolue en vous, en votre jugement. De vous, je suis prêt à
-tout entendre, à tout croire.
-
-Elle se leva, lui tendit la main:
-
-—Je ferai ce que je pourrai. Je partirai cet après-midi.
-
-Tout en l’accompagnant jusqu’à la rue, il s’excusait de lui imposer ce
-surcroît de fatigue, après une semaine de paquebot, une nuit de train.
-Elle plaisanta, pour lui donner confiance:
-
-—Au contraire. C’est très commode. Je suis déjà en costume de voyage.
-
-
-
-
-VII
-
-
-Au fond, Zonzon était très alarmée. Et son inquiétude grandit pendant
-ces deux heures de wagon sous le ciel froid, parmi la campagne encore
-défeuillée, qui montrait la terre. Qui ne connaît, pour l’avoir éprouvé
-au moins une fois dans sa vie, ce supplice irritant de voyager sous
-l’oppression d’une énigme dont on attend la solution au but? Énervé
-de vaine impatience, on accueille et on repousse cent hypothèses, on
-esquisse des plans qu’on efface ensuite. Et l’on sent dans sa tête la
-pensée tourner à l’allure et au rythme des roues sur le rail.
-
-Puis, l’anxiété de Zonzon s’avivait encore d’un scrupule. Ce
-trouble—inconnu, mais évident—jeté dans le ménage de Lucette, ce
-trouble qu’elle souhaitait passionnément de découvrir et de guérir,
-qui sait si elle ne l’eût point évité par sa présence? Elle en aurait
-guetté les symptômes, chaque jour. Elle aurait veillé. Mais elle
-était partie, pour le beau voyage ... Est-elle donc vraie, cette loi
-d’équilibre qui veut que tout bonheur soit balancé par un malheur, de
-même que sur toute la terre, à chaque seconde, une naissance balance
-une mort?
-
-A Sens, elle prit une voiture à la gare, pour franchir les quatre
-kilomètres qui la séparaient de Brûlon. Elle n’avait pas voulu
-annoncer son arrivée, afin de ne pas mettre sa sœur en défense.
-
-Mais elle regretta sa tactique, au cri presque douloureux, devant le
-visage presque terrifié de Lucette, accourue à la grille au coup de
-cloche. Et tandis qu’elles se jetaient sans paroles aux bras l’une de
-l’autre, Zonzon décidait de temporiser. Elle n’obtiendrait rien en
-brusquant l’attaque.
-
-Lucette, la première, dénoua l’étreinte. Et très vite:
-
-—Mais tu ne devais rentrer que demain?... Comment as-tu su que j’étais
-ici?... Tu as vu Paul?
-
-Zonzon l’entraînait vers le château:
-
-—Mais oui, mais oui. Je te raconterai tout ça. Cristi, ce que j’ai eu
-froid, sur cette route ...
-
-La pleine chaleur du calorifère dès le vestibule, la montée claire
-du grand feu de bois dans la bibliothèque, le thé fumant parfumé de
-citron, eurent vite fait d’épanouir la voyageuse:
-
-—Ah! Ça va mieux.
-
-La première alerte et la première surprise passées, Lucette cherchait
-à se rassurer. Comment la présence d’un même être peut-elle inspirer à
-la fois tant de joie et de crainte? Ah! Certes, malgré l’appréhension
-de la rencontre, malgré le tumulte que soulevait en elle la seule vue
-de sa sœur, Lucette était bien heureuse de retrouver sa grande, sa
-vaillante ... Et, en même temps, elle redoutait la clairvoyance de
-Zonzon.
-
-La solitude et la méditation ne l’avaient pas apaisée. En elle, c’était
-le même trouble qu’au premier jour, la même terreur de l’avenir, le
-même besoin de fuir la faute et le remords, de se fuir. Ah! pouvoir
-cacher, enfouir sa honte jusqu’à l’oublier. Et elle se terrait au gîte
-comme une bête malade qui tremble d’être découverte.
-
-Et voilà que Zonzon la relançait. Elle en venait à maudire cet
-ascendant, ce pouvoir presque magnétique que l’aînée exerçait sur
-elle. Lucette sentait en éveil cette tendresse de mère, ce flair
-subtil d’amoureuse, ce regard de médecin. Des terreurs absurdes la
-traversaient. Zonzon allait peut-être la trouver changée, lire la
-vérité dans ses yeux, sur ses lèvres, à quelque empreinte nouvelle
-laissée sur son visage?
-
-Mais non, pourtant. Zonzon bavardait gaiement. Quand deux êtres
-chers reprennent contact après une longue absence, ils ne rentrent
-que lentement en possession l’un de l’autre. Une étrange pudeur les
-retient de se livrer trop vite, de se parler tout de suite cœur à
-cœur. Ils n’échangent d’abord que des propos neutres, en surface.
-Zonzon racontait des incidents du retour. On menait joyeuse vie sur le
-paquebot. La veille de l’arrivée, un peu trop émus de champagne et de
-cocktails des passagers n’avaient-ils pas erré en circuit le long des
-couloirs, à la recherche de leurs cabines, jurant qu’on avait changé
-les numéros des portes, ou retourné bout pour bout le navire?
-
-Une sonnerie de téléphone retentit, drue et longue. Lucette sursauta.
-Qui la demandait? Son mari, sans doute. Il l’appelait tous les jours.
-Un raffinement de supplice pour elle, ces courtes causeries. Elle
-craignait toujours de s’y trahir. Au moins, quand on répond par lettre,
-on réfléchit. Même, dans une conversation face à face, on prend des
-temps; la physionomie de l’interlocuteur avertit de ses intentions.
-Tandis que là, ce sont les voix toutes nues qui se croisent et se
-pressent, comme les épées dans un assaut. Justement, Paul n’avait pas
-téléphoné de la journée. Elle avait décroché l’écouteur de l’appareil
-posé sur la table:
-
-—Allo ... Qui est là?
-
-Les paroles claquèrent, toutes proches:
-
-«—C’est moi ... Lucien Chazelles.
-
-Il lui sembla qu’elle se rétrécissait, tout le sang reflué au cœur en
-un bloc lourd. Et Zonzon qui la regardait, qui attendait. D’instinct,
-Lucette serrait les récepteurs contre ses oreilles, comme pour empêcher
-les mots de se répandre dans la pièce. Et si elle coupait net la
-communication? Mais il était prudent de savoir ce qu’il voulait. Et
-puis, le geste intriguerait Zonzon. La receveuse insisterait, la
-rappellerait. Elle y renonça et, sur un ton qu’elle s’efforçait de
-rendre indifférent:
-
-—Ah! c’est vous ...
-
-Dès qu’il l’eut reconnue à la voix:
-
-«—Oui, votre mari m’a appris hier votre départ. Comment se fait-il que
-vous ne m’ayez pas averti? Que s’est-il passé? Rien de grave?
-
-—Je suis partie brusquement. Une amie à assister ... Un enfant malade
-...
-
-Mais les propos se chevauchaient. Avant qu’elle eût achevé, il reprit:
-
-«—Écoutez. Permettez-moi d’aller vous voir là-bas ...
-
-Elle répondit violemment:
-
-—Non, non. C’est impossible.
-
-Oh! avoir ces deux écouteurs rivés aux oreilles, la tête pleine à
-éclater de ce crépitement et, devant les yeux, ce témoin inoccupé,
-muet, espion malgré lui, qui, tout, naturellement, s’ingénie à
-comprendre l’entretien dont il n’entend que la moitié ... Chazelles
-continuait:
-
-«—Il faut absolument que je vous voie. On m’offre une trésorerie
-générale, à Draguignan. On demande une réponse urgente. Je tiens à
-m’entendre avec vous ...
-
-Elle répéta:
-
-—Non, non. Je ne veux pas.
-
-Il insistait:
-
-«—Mais si, voyons. J’ai tout combiné. Je prends le train demain
-matin. J’arrive à pied pour passer inaperçu. Fixez-moi un rendez-vous.
-
-Par quels mots, comment lui refuser? Ne lui avait-elle pas donné le
-droit de tout exiger d’elle? Il croyait sans doute à quelque caprice.
-Car il ajoutait, d’un ton riant mais décidé:
-
-«—Eh bien, si vous ne voulez pas, j’irai sonner à votre grille, et
-vous faire une visite ...
-
-A tout prix, il fallait l’empêcher de venir. Elle s’affola, perdit pied:
-
-—Je vous dis que c’est impossible. D’ailleurs, je ne suis pas seule.
-Ma sœur est ici ... près de moi.
-
-Puis, certaine de l’avoir arrêté, elle balbutia un bref au revoir et
-raccrocha les récepteurs. Mais elle n’osait pas regarder sa sœur et
-s’attardait à sonner la fin de la communication.
-
-Alors, très simplement:
-
-—Qui est-ce? demanda Zonzon.
-
-Il fallait répondre. Elle n’eut pas le temps d’inventer.
-
-—Lucien Chazelles.
-
-Et, en prononçant ce nom, elle se sentit rougir, rougir, envahie
-d’une onde de sang qui lui brûlait les pommettes, le tour des yeux,
-le front, une poussée d’autant plus violente qu’elle s’efforçait plus
-d’en refréner l’élan. Et, à travers cette brume rouge où elle aurait
-voulu disparaître, s’anéantir, elle entendit encore la voix maintenant
-soupçonneuse:
-
-—Et il voulait venir te voir ici, te croyant seule?
-
-Mais avant d’avoir pu trouver une réponse, elle se sentit happée par
-deux bras impérieux et tendres, pressée, blottie contre une chaude
-poitrine. Et la voix de Zonzon, ferme et douce comme l’étreinte:
-
-—Alors, c’est ton amant?... Allons, ne te cabre pas. Ah! Ce n’est pas
-le moment de se dérober, de jouer à cache-cache. Nous n’avons pas le
-temps aujourd’hui. Finies, ces manières-là. Il y va peut-être de ton
-sort, mon pauvre petit, de celui de ton mari, de ton enfant ... Je peux
-t’aider à voir en toi, à découvrir le mal, à le guérir. Tu n’as pas le
-droit de te taire. Parle, ma chérie, parle tout de suite.
-
-Zonzon l’entraîna vers un fauteuil, s’assit, la prit sur ses genoux, la
-berça:
-
-—Tu penses bien que je ne vais pas te gronder, te faire des sermons.
-Le passé, ce n’est pas intéressant, puisqu’on n’y peut rien. Quand on
-s’est trompé de route, ce qu’il faut savoir, c’est où on est, et où on
-va. Maintenant, raconte, bien sagement ...
-
-Et par une de ces déterminations soudaines qui nous semblent au rebours
-de notre caractère, qui parfois nous surprennent et nous emportent,
-brusquement Lucette se décida. Puisque sa sœur l’avait si vite
-devinée, à quoi bon s’épuiser en ruses et en mensonges? Il faudrait, en
-effet, bientôt prendre un parti, choisir une route. Autant se fier au
-bon guide, lucide et sûr.
-
-Alors, le front niché dans le cou de Zonzon, elle goûta l’amer
-réconfort de la confession. Elle dit la journée d’Issy, la visite au
-musée, l’attente sans but, l’espoir sans objet, l’inquiétude sans
-raison, l’hiver tout pailleté, enfin tous les degrés de la descente,
-jusqu’à la chute, puis la déception secrète, l’odieux des gestes de
-l’amour sans l’amour, l’horreur du mensonge croissant avec le dégoût,
-enfin le besoin et l’occasion de s’enfuir ...
-
-Zonzon l’avait à peine interrompue. Tout juste, de temps en temps,
-le «oui» attentif et réfléchi du docteur qui écoute son malade. Et
-Lucette avait vraiment l’impression d’être aux mains du médecin qui se
-renseigne, qui coordonne les indices, investit le mal, avant d’émettre
-un diagnostic.
-
-Même, lorsqu’elle acheva, lorsqu’elle se hasarda à relever la tête,
-elle crut voir aux yeux de sa sœur une lueur de divination, ce beau
-regard avivé auquel vient d’apparaître la vérité ...
-
-Mais Zonzon demanda simplement:
-
-—Et maintenant, que comptes-tu faire? Tu ne peux pas rester ici
-indéfiniment. Ton prétexte va s’user, cette convalescence du jeune
-Turquois. Il guérira, ce petit. Et surtout ton mari se lassera. Alors?
-
-Lucette s’étreignait les tempes, à deux mains:
-
-—Je ne sais pas ... Je te jure que je ne sais pas. J’ai saisi
-l’occasion, je suis partie, comme le voleur traqué saute dans la
-voiture qui passe, sans savoir où il va, pour échapper, pour fuir ...
-
-Elle se leva, s’accouda à la cheminée. Le crépuscule tombait. Les
-reflets du grand feu de bois dansaient sur le tapis.
-
-—Voyons, voyons, dit Zonzon. Tu n’as le choix qu’entre deux partis.
-Rentrer ou ne pas rentrer chez toi. Et encore. Si tu ne rentres pas,
-si, par exemple, tu retournes rue Guersant chez nos parents, ou chez
-moi—car je ne supposes pas que tu veuilles rejoindre ce Chazelles—ton
-mari te relancera. Il respecte tes caprices. Soit. Mais il y a des
-bornes. Il exigera des explications. C’est son droit. Qu’est-ce que tu
-lui répondras?
-
-—Eh bien, j’avouerai! s’écria Lucette. J’y serai forcée. Tant mieux!
-Il y a longtemps que j’y pense. Même si je rentrais à la maison, je ne
-pourrais pas vivre devant Paul avec ce perpétuel mensonge entre nous.
-Je le sais. J’ai essayé ... Ah! oui, c’est stupide, ces scrupules
-tardifs. Il aurait fallu les avoir avant, n’est-ce pas? Mais on n’est
-pas la même femme, avant et après. On ne sent l’étendue et le poids
-d’une faute que quand on l’a commise ...
-
-Et s’exaltant:
-
-—A quelque endroit que je me retrouve devant Paul, je ne veux plus; je
-ne peux plus me taire. Il sera mon juge. Il décidera. Il me chassera ou
-il me gardera. Mais au moins, j’aurai expié. Je n’aurai plus rien de
-caché pour lui. Oui, oui, je parlerai ...
-
-Mais Zonzon l’interrompit, toute jetée en avant d’un geste de prière et
-de commandement:
-
-—Ne fais pas ça, Lucette, ne fais pas ça!... Mon pauvre petit ... Mais
-songe donc. Il ne te comprendrait pas. Voilà le vrai point de vue.
-Les mobiles qui t’ont poussée, les suggestions auxquelles tu as obéi,
-il ne se les expliquerait pas. Il te jugerait d’après d’autres lois
-que celles qui t’ont menée. Les femmes ont des raisons que les hommes
-n’ont pas ... Et, fatalement, son arrêt serait injuste. Injuste en ses
-termes, injuste en ses conséquences ...
-
-—Cependant, s’il pardonnait? dit Lucette.
-
-—Mais le pardon lui-même porte à faux parce que l’homme ne sait
-pas ce qu’il pardonne à la femme! Et l’on ne pardonne bien que ce
-qu’on comprend bien. Encore une fois, les deux sexes ne parlent pas
-le même langage. Et cette mésentente, qui fausse le pardon, fausse
-aussi ses suites. Elle impose désormais à l’un et à l’autre des
-sentiments injustes, des tortures qu’ils n’ont pas méritées. Pour lui,
-l’orgueil blessé, l’amour flétri, la désillusion, l’amertume, le doute
-invincible. Pour elle, l’humiliation, le joug de l’indulgence. Pour
-tous deux, la piqûre continuelle des allusions que le hasard apporte,
-une vie en sursis, empoisonnée, gâchée ...
-
-—Ah! Zonzon, gémit Lucette.
-
-—Mais pourquoi courir le risque d’une telle existence, quand rien n’y
-contraint? Pourquoi aller au-devant d’un jugement vicié d’avance?
-
-—Ah! Je serais mal venue, dit Lucette, de parler aujourd’hui de
-droiture et de probité. Cependant il me semble ...
-
-Zonzon l’interrompit encore:
-
-—La probité n’est plus maintenant où tu la places. Elle n’est pas
-dans l’aveu. Vois-tu, il y a une loi qui nous régit inconsciemment:
-la loi du moindre effort. Eh bien, il y en a une autre qui doit nous
-régir consciemment: la loi du moindre tort. Au point où tu en es, le
-moindre tort que tu puisses faire à ton mari, c’est de le laisser dans
-l’ignorance. Il faut qu’il garde sa foi ...
-
-—Et moi mon remords ...
-
-—Tu ne penses qu’à toi! s’écria Zonzon. Vous êtes tous les mêmes.
-Ton remords s’apaisera. Je sais, moi, je sais comment et pourquoi tu
-l’oublieras. Tandis que si tu parlais, la foi de ton mari en toi serait
-à jamais ébranlée. Pense donc un peu à lui, que diable! Il t’adore.
-Il t’adore mal, mais il t’adore. Si tu l’avais vu comme je l’ai vu,
-affolé par cette absence où il ne voit cependant qu’un caprice ou un
-malaise. Il vit à peine, avec des sursauts, comme une lampe qui baisse.
-Rallume-la, bon sang! Ne la laisse pas s’éteindre. Ah! Non, Lucette,
-n’avoue pas. Ne fais pas ça. Ce serait la dernière faute, la vraie
-faute.
-
-Il faisait presque nuit. Seules, les lueurs changeantes du foyer les
-éclairaient toutes deux.
-
-—Alors, dit lentement Lucette, tu es d’avis que je rentre et que je me
-taise?
-
-—Eh parbleu! oui. Tout à l’heure, pendant que j’écoutais ton aventure,
-la vérité m’apparaissait lumineuse, transparente. Je lui voyais les
-dessous! Et elle me conduisait au point où je t’amène.
-
-Lucette, sombre, murmura:
-
-—Je ne pourrai jamais ...
-
-—Tu le pourras, dit fermement Zonzon. Mais réfléchis donc. Si tu
-parles, que te reste-t-il, quelle planche de salut, en dehors de la
-solution médiocre du replâtrage, du pardon? Le scandale, le divorce. Je
-n’y crois guère. Car ton mari t’aime trop pour le demander, l’accepter
-même. Mais admettons. Alors tu retombes sur le gros écueil qu’on n’a
-pas encore pu faire sauter. Le cas de l’enfant, le mioche écartelé ...
-Allons donc! Et pense encore aux autres, à nos parents, qui te croient
-heureuse, dans leur quiétude, à ce brave homme de Duclos, pour qui le
-bonheur de son fils est la raison de vivre ...
-
-—Je ne pourrai pas, répéta Lucette. Tu oublies justement que Paul est
-riche ... Si je me taisais, j’aurais l’air de vouloir garder tous les
-avantages de la fortune, au prix d’un mensonge.
-
-—Aux yeux de qui? Ni aux tiens ni aux miens, je pense. Et nous serons
-seules à le savoir. Alors?... Je te dis que tu pourras te taire sans
-t’avilir. Et pour une raison simple et qui dispense de toutes les
-autres, c’est que tu aimes ton mari ...
-
-—Ah! s’écria Lucette, d’une voix désespérée, est-ce qu’on peut
-prétendre aimer celui qu’on a trahi, dupé, volé?
-
-—Oui, Lucette, oui, on peut le prétendre. Parce que nous ne sommes
-pas des êtres simples, tout d’un bloc, tout d’une pièce. Voilà la
-grande erreur. Nous sommes bien plus complexes, bien plus divers que
-nous ne le croyons, qu’on veut nous le faire croire. Chacun de nous
-est comme un livre dont les feuillets ne se répètent pas. Nous-mêmes,
-nous n’en savons pas déchiffrer toutes les pages. Et nous savons encore
-moins d’où vient le vent qui les fait tourner ... Tu l’aimes, Lucette.
-La preuve en est dans ton besoin de le prendre pour juge, de ne lui
-rien cacher, de recevoir de lui l’absolution ou le châtiment. Si tu
-ne l’aimais pas, tu n’aurais pas songé même à le fuir!... Il habite
-en toi. C’est son image seule qui te hante et t’agite. Il reste le
-maître de ta pensée. Le maître auquel tu as désobéi, soit. Mais sans
-doute parce qu’il n’a pas su se faire obéir. Ah! Lucette, les petites
-ficelles qui font danser la marionnette ne sont pas toujours faciles à
-démêler. Que de choses ne m’apparaissent qu’aujourd’hui!... Trop tard
-pour t’éviter l’embardée, ma pauvre chérie. Mais à temps, j’espère,
-pour te ramener dans la bonne ligne et t’y laisser en sécurité ...
-
-—Quelles choses? Que veux-tu dire, interrogea Lucette.
-
-—Rien, rien ... Mais aie confiance en moi, Laisse-toi guider, tu
-verras.
-
-La femme de chambre frappa, puis annonça M. et M^{me} Turquois. Lucette
-donna de la lumière.
-
-—C’est vrai, expliqua-t-elle. Turquois devait arriver cette
-après-midi. C’est pourquoi j’ai pu quitter sa femme plus tôt,
-aujourd’hui. Sans doute, ils s’arrêtent en passant.
-
-Et dans le brouhaha des propos d’accueil, Zonzon se félicita de
-l’arrivée du couple. Car, peut-être, dans son ardeur à vaincre, se
-fût-elle laissé entraîner, sinon à engager, du moins à démasquer ses
-réserves, sa plus forte raison d’espérer. Et cette raison-là, Lucette
-ne devait pas la connaître.
-
-Non, à aucun prix, elle ne devait connaître cette vérité secrète que
-son récit même avait fait jaillir aux yeux de Zonzon, le malentendu
-formidable soudain apparu, en pleine lumière, éblouissant.
-
-Ah! le jour où Lucette lui avait affirmé, avec de petits airs entendus,
-qu’elle était heureuse, «tout à fait heureuse» aux bras de son mari,
-Zonzon aurait dû se roidir contre cette maudite peur des mots qui la
-paralysait devant sa sœur, et insister, préciser et vider la question
-jusqu’au tréfonds ... Parbleu! Lucette était de bonne foi. Est-ce
-qu’une honnête femme doit être instruite en ces matières-là, et savoir
-jusqu’où doit aller son plaisir? Fi donc! De bonne foi, elle s’était
-trompée. Non, elle n’était pas tout à fait heureuse. Elle n’avait pas
-atteint le sommet aigu de la joie. Toute sa confession le criait.
-
-Presque classique, l’aventure. On croit céder à l’attrait de l’inconnu,
-du fruit défendu, du plus grand amour ... On cherche simplement le
-frisson qu’on n’a pas. Du premier pas jusqu’à la chute, Lucette,
-inquiète, inconsciente, n’avait fait qu’obéir à l’appel de ses sens.
-Comme tant d’autres, dans cette marche à l’amant, elle n’était guidée
-que par l’espoir confus du coup de bonheur qui lui manquait.
-
-Heureusement, elle était tombée sur Chazelles, un avide égoïste,
-préoccupé de lui, de lui seul. Là encore, pas d’erreur possible.
-L’ex-Madame Chazelles avait la confidence trop facile pour qu’on en
-ignorât. Et le naïf dégoût qu’elle avouait à qui voulait l’entendre,
-aussi bien à Zonzon qu’à M^{me} Savourette, suffisait à éclairer un
-esprit averti. Chazelles était de ceux qui se penchent uniquement sur
-leur plaisir, sans souci d’éveiller celui de leur compagne. Il l’avait
-dégustée comme un mets friand, une œuvre d’art. Est-ce qu’on pense au
-plaisir du plat qu’on mange, du tableau qu’on regarde?
-
-Heureusement. Car si Chazelles avait révélé Lucette à elle-même, il
-en eût fait sa chose. S’il avait fait jaillir en elle la source de
-délices, il lui serait devenu précieux comme la vie même. Il l’aurait
-rivée à lui. Tandis que, sans le savoir, elle s’était détachée parce
-qu’elle était déçue.
-
-Donc, le mal était réparable. Ni le mari ni l’amant n’avaient ouvert à
-Lucette la terre promise. Mais elle y pouvait encore pénétrer. Aux bras
-de Paul lui-même, parbleu! de Paul mieux avisé.
-
-Car il avait péché, lui, non par égoïsme, mais par ignorance. Un
-amoureux? Soit. Mais un amoureux qui ne sait pas l’amour. Il avait
-fallu, pour s’y tromper, les petits airs satisfaits de Lucette, ce
-néfaste malentendu ... Instruit de sa maladresse et des moyens de la
-réparer, il prendrait sur Lucette cet empire que toute son adoration
-trop chaste n’avait pas su lui gagner. Et quant à elle, satisfaite à
-son insu, pleinement contentée, elle n’irait plus chercher ailleurs ce
-qu’elle trouverait chez elle ... Ah! dame, la tâche était délicate,
-d’éclairer les trente ans de ce garçon. Mais l’enjeu valait qu’on
-risquât la partie.
-
-Moyen scabreux, certes. Mais moyen unique de remettre et surtout de
-maintenir Lucette dans la bonne ligne. Sans la vigoureuse impulsion du
-coup de bonheur, elle s’exposait à de nouveaux écarts. Si, de retour au
-foyer, son secret appétit n’était pas satisfait, si elle avait encore
-faim, elle serait reprise des mêmes défaillances. Et il se trouverait
-toujours un galant pour la soutenir à ce moment-là. Pas besoin de
-chercher loin. Est-ce qu’au premier signe de vertige, Turquois, par
-exemple, ne serait pas là pour la recevoir dans ses bras?
-
-Il suffisait de le regarder d’un peu près, en ce moment même, dilaté
-dans la chaleur du calorifère et la gaîté du feu, dans la lumière
-rousse des bulles électriques, l’air parfumé de thé et de citron, et
-surtout dans l’intimité de trois femmes ... Oh! un Turquois assagi par
-l’alerte, par ses angoisses au chevet du petit malade,—plus séduisant,
-peut-être, dans sa nouvelle manière attendrie et fondue,—mais dont se
-réveillaient, en détente, le flair et les convoitises d’amant.
-
-Celui-là guettait Lucette. Il l’avait déjà pressentie. Un jour, en
-riant, elle l’avait avoué à sa grande. Il attendait son heure. Eh
-bien, cette heure sonnerait. Oh! pas maintenant. Mais elle sonnerait,
-si Lucette, inapaisée, poussée par l’obscur et puissant instinct,
-continuait de chercher, faute d’avoir trouvé.
-
-Lorsque la femme ne se borne pas à un homme, c’est qu’elle n’a pas reçu
-de lui ce qu’elle en attendait inconsciemment. Peut-être un autre la
-comblera-t-il? Ce n’est pas celui-là? Un autre encore ... Et elle se
-lance alors dans cette poursuite exaspérée du bonheur qu’elle ignore
-et qu’elle veut, dans ces aventures où l’amour n’a plus de part, cette
-dégringolade de chute en chute, de mains en mains, où elle se détraque
-et s’amoindrit. Non, non, à tout prix, il fallait éviter un pareil sort
-à cette petite Lucette, si délicate, si sensible, si bien faite pour le
-bonheur unique. Il fallait que Paul connût le péril et sût y parer.
-
-Mais de ces clartés, de ces projets, Lucette devait tout ignorer.
-Car elle se refuserait sans doute à penser qu’elle n’avait attendu,
-recherché qu’un bonheur matériel. Comme tant d’autres, elle croyait
-rouvrir un idéal trop pur, trop romanesque, pour admettre qu’il prît
-racine dans sa chair. Comme tant d’autres, elle avait de l’amour une
-notion trop mystique pour concevoir qu’une jouissance physique en fût
-le sommet, la clef de voûte. Elle se cabrerait à l’idée que son sort
-dépendait de la satisfaction d’un besoin si grossier. Et aussi, avertie
-de l’existence d’une volupté précise, elle l’épierait et la goûterait
-moins, de l’avoir attendue. Il lui répugnerait de n’y voir que l’effet
-d’un peu d’attention, d’habileté, d’un tour de main. L’envers du décor
-lui dépoétiserait la pièce. Non. Il fallait que l’extase la surprît en
-coup de foudre, l’éblouît, lui apparût comme le signe divin de son
-salut ... la révélation.
-
-Si Zonzon, malgré sa promptitude de jugement et sa foi dans le succès,
-avait hésité devant l’audace de son projet, certaine rencontre matinale
-eût achevé de la décider à l’action.
-
-Sur les instances de sa sœur, elle avait ajourné son départ au
-lendemain, afin de prendre un peu de repos et de ne pas voyager deux
-nuits de suite. Pendant la soirée, répétant ses arguments, renouvelant
-ses assauts, elle avait enfin ébranlé Lucette. Elle la laissait à peu
-près disposée à reprendre la vie commune et à garder le silence, au
-moins à titre d’essai. Zonzon n’en demandait pas davantage.
-
-Levée tôt, elle parcourait le jardin encore dénudé. Et comme le hasard
-l’acheminait vers la grille, elle se heurta à M. Duclos ...
-
-Elle n’ignorait pas que, sans cesse en route, il passait souvent aux
-Barres, entre deux trains ou deux courses d’auto, afin d’y jeter le
-coup d’œil du maître. Cependant, cette apparition imprévue l’inquiéta.
-Était-ce une simple coïncidence qui le faisait tomber là pendant le
-séjour de Lucette? Il l’eut vite édifiée. Dès les bonjours échangés, il
-se campa, les pouces aux hanches, le ventre en bataille, les sourcils
-croisés:
-
-—Ah ça, qu’est-ce qui se passe ici? J’arrive d’Algérie—oui, le chemin
-de fer de l’Oued-Mia, une grosse affaire—et, hier soir, à Marseille,
-je trouve une lettre de mon garçon. Sa femme est seule, aux Barres,
-pour soigner la scarlatine du petit Turquois? Elle laisse sa gamine
-à M^{me} Savourette pour dorloter le gosse des autres? Qu’est-ce que
-c’est que cette affaire-là? Du caprice, de la brouille? Elle est
-enceinte? Quoi? Vous devez savoir ça, vous?
-
-Zonzon s’effrayait. Ce rude bonhomme, qui tombait là en obus, était
-capable de tout démolir. Elle essaya d’affirmer:
-
-—Mais votre fils vous a dit la vérité. Lucette ...
-
-Il coupa:
-
-—Allons, allons, Mam’zelle Zonzon, faut pas m’en conter. J’aime pas
-qu’on me roule, moi. Une petite madame comme Lucette ne s’installe
-pas seule, en mars, à la campagne, pour aider un mioche à changer de
-peau.... Y a quelque chose, je veux le savoir. Je le saurai. J’ai
-débrouillé des affaires plus compliquées que ça.
-
-Évidemment, il saurait. Ce ne serait pas difficile. S’il abordait
-Lucette de ce ton brutal, du haut de sa puissance et de son argent,
-elle se révolterait aussitôt. Encore hésitante sur son attitude, elle
-verrait dans cet interrogatoire une indication du sort. Elle avouerait,
-elle lui jetterait la vérité à la face. Et elle se perdrait, à jamais
-... Comment le maîtriser? Il continuait:
-
-—Je ne veux pas qu’on fasse de la peine à mon garçon, moi. Il a voulu
-épouser cette petite Lucette. Affaire conclue. Le ménage marche. Bonne
-affaire. Mais si ça bat la ferraille, halte-là! Je m’en mêle. Je veux
-qu’il soit heureux. Il s’est marié pour ça ...
-
-Zonzon s’exaspérait. Il voulait du bonheur pour son argent, cet homme.
-Que faire? Elle eut l’intuition d’opposer la violence à la violence:
-
-—Eh! mon cher monsieur, s’écria-t-elle, tout ne s’achète pas avec de
-l’argent. Surtout le bonheur. Ça serait vraiment trop commode et trop
-injuste. Faut quelquefois y mettre du sien et payer de sa personne!...
-
-Interloqué, il se pencha, les yeux aigus:
-
-—Quoi? Quoi? Qu’est-ce que vous dites?
-
-Soutenue par l’espoir de le mâter, elle reprit:
-
-—Êtes-vous bien sûr que votre garçon, comme vous dites, a fait tout
-ce qu’il fallait pour être heureux? Oui, en êtes-vous bien sûr? Il
-a reçu une éducation de luxe, modèle riche. C’est entendu. Mais il
-y a peut-être des lacunes. Il manque peut-être des volumes dans la
-bibliothèque. On ne peut pas tout savoir.
-
-Intrigué, inquiet, il se croisa les bras, secoua la tête:
-
-—Enfin, qu’est-ce que tout ça signifie?
-
-—Rien de grave. Je dis simplement que nul n’est parfait, que nul
-ne peut s’aviser de tout. Dans un ménage, les torts sont souvent
-réciproques.
-
-—Vous voyez bien qu’il y a de la brouille! s’écria M. Duclos.
-
-—Un malentendu, rectifia Zonzon en souriant. Seulement, voyez-vous,
-monsieur Duclos, vous devriez me laisser le dissiper. Je suis venue
-pour ça ...
-
-—Pourtant ...
-
-—Je vous assure, poursuivit fermement Zonzon, laissez-moi arranger
-ça, toute seule. Vous parliez tout à l’heure d’affaires compliquées,
-monsieur Duclos. Si vous saviez comme les femmes sont des affaires
-compliquées! C’est un peu ma spécialité. Prenez-moi comme contremaître,
-dans cette entreprise-là ...
-
-Il sourit, à demi-désarmé:
-
-—Cependant, je voudrais bien savoir. Il s’agit de mon garçon ...
-
-—Il s’agit aussi de ma petite sœur. Soyez tranquille. Je vous le
-répète, c’est très ténu, très subtil, c’est des nerfs coupés en quatre.
-Vous rentrez à Paris?
-
-—Après déjeuner.
-
-—Eh bien, dit-elle, vous m’emmènerez. Mais c’est promis, n’est-ce pas?
-Vous ne rudoierez pas Lucette. Vous semblerez trouver sa présence ici
-toute naturelle. Vous ne l’interrogerez pas.
-
-Il se débattait encore:
-
-—Mais vous m’expliquerez ...
-
-—Plus tard, plus tard. Tenez, je vous donne rendez-vous ici, l’été
-prochain. A ce moment-là, je vous rendrai des comptes. Vous me direz si
-j’ai bien réussi. Alors, c’est promis, vous me confiez l’affaire?
-
-Il hésita. Puis, rondement, dans un coup d’épaule:
-
-—Allons, affaire conclue.
-
-Elle sourit, soulagée:
-
-—Croyez-moi, c’est la bonne affaire.
-
-Seulement, maintenant, il fallait marcher.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Dans son petit appartement du boulevard Raspail, la pièce où Zonzon
-donnait ses consultations était très gaie. Sièges, table-bureau, bahut
-à usage de vitrine et de bibliothèque, tout le meuble était de ce style
-flamand moderne aux lignes simples et pures et dont le chêne clair a
-les tons chauds et dorés des moissons mûres. Les frais bouquets de la
-toile de Jouy fleurissaient la tenture. Dans des cadres sobres, de
-bonnes héliographies reproduisaient des chefs-d’œuvre préférés. Un peu
-partout, des pots de cuivre et de grès flambé. Et même le classique
-fauteuil articulé, toujours sinistre sous ses faux airs d’instrument
-de torture, était remplacé par un divan jonché de petits coussins à
-volants.
-
-C’est là qu’au lendemain de son retour des Barres elle reçut son
-beau-frère. Entre ces murs où, depuis cinq ans, elle avait déjà sondé
-et soulagé tant d’intimes misères, elle se sentait plus confiante, plus
-désignée que partout ailleurs pour lui faire entendre en franchise les
-paroles de guérison.
-
-A peine entré, il demanda âprement:
-
-—Vous avez vu Lucette? Vous l’avez confessée?
-
-—Oui.
-
-De la main, elle lui désigna un fauteuil. Il s’y laissa tomber.
-
-—Ah!... Eh bien, qu’est-ce qu’elle a?
-
-Zonzon s’était assise derrière son bureau. Elle ébaucha:
-
-—Peuh!... Du malaise.
-
-Mais de sa main gantée, impatiente, il frappait la table:
-
-—Voyons, voyons, ne me ménagez pas, je vous en prie. Je suis prêt à
-tout. Elle se détache de moi, n’est-ce pas? Elle ne m’aime plus?...
-
-Zonzon leva les bras:
-
-—Là! le voilà parti ... Mais si, elle vous aime. Elle n’a jamais
-cessé de vous aimer. Elle va rentrer, d’ici quelques jours. Je vous le
-promets.
-
-Un peu rassuré, il reprit;
-
-—Alors, d’où vient ce malaise? Pourquoi cette fuite sous un vain
-prétexte, ce besoin de solitude et de retraite? Encore une fois,
-qu’est-ce qu’elle a?
-
-Zonzon ouvrait et refermait le couvercle de l’encrier de cristal:
-
-—Il ne faut pas chercher ce qu’elle a, il faut chercher ce qu’elle
-n’a pas ... Tenez, il arrive qu’en sortant de chez soi, dès la porte
-claquée, on éprouve l’impression d’avoir oublié quelque chose. Un
-objet indispensable, clef, argent, lettre. On ne sait pas encore quoi.
-On s’interroge, on se tâte. Lucette est à peu près dans cet état-là.
-Elle sent qu’il lui manque quelque chose. Elle ne sait pas ce qui lui
-manque. De là son inquiétude et son trouble.
-
-Il s’écria:
-
-—Que lui manque-t-il? Je lui ai tout offert. Tout ce que ma tendresse,
-mon culte m’ont inspiré d’attentions ...
-
-Elle l’interrompit:
-
-—Je sais de quelle adoration vous entourez ma petite Lucette. Et je
-vous en ai bien de la gratitude, allez. Mais êtes-vous sûr de lui avoir
-donné tout ce que vous pouviez lui donner?...
-
-—Je ne vous comprends pas.
-
-Elle insista:
-
-—D’avoir tout tenté pour la rendre heureuse? Cherchez bien. Vous
-m’avez dit que, tous ces jours-ci, vous aviez fait votre examen de
-conscience. Vous n’avez rien trouvé? Vous n’avez rien à vous reprocher?
-
-—Non, dit-il. Ah! Parfois, j’en venais à souhaiter de me prendre en
-faute. Au moins, ç’aurait été une explication, une chance de réparer,
-une lueur d’espoir. Non. Rien. Mais vous, Suzanne, vous devez savoir
-... Ah! parlez, parlez. Je vous l’ai dit, je suis prêt à vous suivre
-aveuglément.
-
-Elle pensa tout haut:
-
-—Allons, c’est bien décidément de l’ignorance.
-
-Et elle ajouta en souriant:
-
-—Avez-vous lu _Daphnis et Chloé_?
-
-—Non.
-
-—Même pas! J’aurais dû m’en douter.
-
-Ah! c’est bien la peine de posséder à fond son antiquité!... Eh
-bien, Daphnis et Chloé s’aiment. Mais ils ne savent pas s’aimer. Ils
-manquent d’expérience. Et ils ne sont pas heureux. Ils sont tourmentés,
-inquiets. Jusqu’au jour où une certaine Lycénion dissipe l’ignorance
-de Daphnis. Grâce à quoi les deux amants goûtent enfin le bonheur.
-Oh! je ne prétends pas vous renseigner à la manière de Lycénion,
-rassurez-vous. Sérieusement, Paul, c’est en médecin que je veux vous
-parler. En médecin ami, très ami, mais en médecin. Vous aussi, votre
-ignorance peut compromettre votre bonheur. Il faut qu’elle cesse.
-
-Et comme il s’apprêtait à parler:
-
-—Eh! parbleu, poursuivit-elle. Je sais bien ce que vous allez me
-répondre. Vous connaissez votre a b c. C’est entendu. La preuve,
-c’est que vous avez un enfant. Un enfant ... Justement, rappelez-vous
-les trente heures de tortures qu’a passées Lucette à ce moment-là.
-Où elle demandait grâce, et qu’on l’achève, et qu’on la tue ... Où
-vous pleuriez, vous, d’avoir été comme l’artisan de son supplice et
-de ne pas pouvoir l’adoucir. Vous ne vous êtes jamais demandé ni
-sur-le-champ, ni plus tard, ni ces jours-ci quand vous êtes descendu en
-vous-même, vous ne vous êtes jamais demandé si une pareille souffrance
-ne devait pas être compensée par du plaisir? Vous trouvez naturel
-qu’une femme puisse endurer le martyre, risquer sa peau, mettre au
-monde une demi-douzaine d’enfants, sans éprouver de la satisfaction au
-moment où elle les conçoit? J’en connais, de ces malheureuses. Elles
-sont légion. Mais je dis qu’il ne devrait pas y en avoir. Non, non,
-c’est trop injuste, et d’une injustice qui devrait frapper un esprit
-réfléchi comme le vôtre.
-
-Elle s’échauffait, frappait à son tour le bureau du plat de la main.
-
-—Car enfin, vous autres hommes, non seulement vous êtes dispensés de
-ces abominables tortures, mais encore, vous êtes certains, à coup sûr,
-avec qui que ce soit, pour ainsi dire mécaniquement, automatiquement,
-d’atteindre à ce plaisir qu’ignorent tant de femmes. N’est-ce pas une
-pitié qu’il y ait tout juste une élue sur quatre appelées?... Eh!
-oui, voilà le chiffre, autant qu’on puisse faire de la statistique en
-ces matières-là. Et le plus fort,—est-ce par un calcul de l’égoïsme
-mâle, ou par cette maudite horreur de tout ce qui touche au sexe,—le
-plus fort, c’est que, la plupart du temps, celles qui ne goûtent pas
-le plaisir n’en connaissent même pas l’existence! Elles ne savent pas
-qu’il y a une volupté précise, une extase culminante, quelques secondes
-de frénésie, de folie heureuse, auxquelles elles ont droit—comme vous.
-Elles ne savent pas ce qui leur manque ...
-
-—Cependant, put placer Paul, n’y a-t-il pas des femmes insensibles ...
-
-—C’est un bruit que les hommes font courir! s’écria Zonzon. La
-frigidité! Une femme frigide. C’est vite dit. C’est commode. Comme
-si la froideur ne pouvait pas toujours s’échauffer! On dit encore,
-inversement: il y a des femmes qui ont du tempérament, des femmes qui
-ont des sens. Et par là on laisse entendre que toutes les autres sont
-inertes. Mais toutes les femmes ont des sens; seulement il faut savoir
-s’en servir. Je sais bien, sur cette question-là comme sur toutes les
-questions, on se sépare en deux camps. Mais je me range parmi ceux qui
-proclament qu’il n’y a pas de frigidité absolue, de femmes à jamais
-insensibles. Il n’y a que des endormies qu’on peut toujours éveiller.
-Leur sensibilité est latente. Il s’agit de la développer pour en
-révéler les effets. Eh oui, l’histoire de la plaque photographique,
-toujours sensible, elle aussi, dont la faculté d’impression existe,
-et qui, pourtant, a besoin d’être développée pour révéler l’image
-qu’elle tient enclose. Il lui faut le bain favorable, des soins, tout
-un traitement dans l’ombre, pour que les oppositions apparaissent,
-s’affirment en vigueur. La révélation ... Le mot est juste, même au
-sens religieux. Ce je ne sais quoi de miraculeux, d’éblouissant, qui
-vous ouvre le ciel ... Mais il faut révéler, il faut aider la nature.
-C’est très joli, d’être en adoration devant sa femme, comme vous
-l’êtes. Mais vous m’avez promis de tout entendre, n’est-ce pas? Eh
-bien, mon cher, on n’adore pas une femme avec les mains jointes ...
-
-Et pour justifier l’audace nécessaire de ses paroles:
-
-—Voilà, la lacune, voilà la faille où pouvait sombrer votre bonheur.
-Il faut la combler. Il faut seconder la nature. Elle-même le demande.
-Mieux, elle y invite. Elle a ses vigies, qui sont aux aguets du
-plaisir, qui se portent au-devant de lui, qui annoncent et préparent
-son approche. Elle veut que le vainqueur ne se précipite pas trop vite
-dans la place, qu’il s’arrête à ces postes avancés, qu’il les flatte
-au passage. Afin qu’il ne puisse pas ignorer ses vedettes, elle les
-érige habilement aux seuils et aux faîtes, à fleur de lèvres, à fleur
-de gorge, et la plus secrète, mais aussi la plus sensible, n’est pas
-plus difficile à trouver qu’une violette sous la mousse ... A toutes,
-il faut payer le tribut d’hommages qu’elles réclament ... Il ne faut
-pas penser qu’à soi. Il faut penser à l’autre, sans cesse.
-
-«Et plus tard, avant d’atteindre an sommet du plaisir, il faut se
-rappeler encore qu’on est deux à tenter l’ascension. Il faut se défier
-de sa fougue et de son impatience, et cela d’autant plus qu’on se
-sait plus rapide et plus pressé. Il faut s’assurer qu’on est suivi
-par l’autre, le stimuler, l’entraîner au rythme de sa propre marche,
-l’attendre au prix même d’une halte, afin d’arriver ensemble à la
-cime ... Et tout cela, parbleu, c’est de l’altruisme! Mais oui. C’est
-peut-être l’exemple le plus frappant de cet altruisme que prêchent les
-morales et les religions. De cet altruisme qui a l’air de nous coûter
-et qui, en fin de compte, nous rapporte. Ce qu’il y a d’admirable dans
-l’amour, c’est qu’en s’occupant de l’autre, on s’occupe encore de soi.
-Car c’est accroître sa joie que de la partager. Et l’éprouver à deux,
-c’est l’éprouver deux fois ...
-
-«Voilà l’avantage immédiat. Mais l’avantage continu, l’avantage vital,
-c’est que la femme dont toutes les aspirations sont satisfaites, la
-femme contentée, est du même coup fixée. Elle ne chasse plus sur
-l’ancre. Ayant ce qu’il lui faut, elle ne faute pas. Ses sens sont à
-l’abri d’une surprise, puisqu’ils sont avertis. C’est le pivot, c’est
-l’axe du mariage. Par là, l’homme tient dans ses mains le sort de la
-vie à deux. Pour lui, quelle sécurité, quelle sauvegarde! Voilà le vrai
-lien, la vraie soudure entre les deux êtres associés. Et l’opinion ne
-s’y trompe pas. Si elle s’apitoie si peu sur le sort du mari trompé,
-c’est qu’elle le soupçonne confusément d’avoir méconnu, soit par
-égoïsme, soit par ignorance, cette grande vérité.
-
-Et se portant d’elle-même au-devant des obstacles:
-
-—Surtout, ne vous laissez pas arrêter par les objections que l’on
-ne manque pas d’opposer à une pareille doctrine. Dangereux, dit-on,
-de faire de sa femme sa maîtresse. Moins dangereux, en tout cas, que
-d’en faire la maîtresse d’un autre! Dangereux, dit-on, d’exciter les
-curiosités et les convoitises de sa femme. Mais ces convoitises et ces
-curiosités sont en elle. Et elle cherchera obscurément à les satisfaire
-au dehors si elles ne sont pas satisfaites au logis. On vous dira aussi
-qu’il existe de bons ménages où la femme n’éprouve pas de plaisir.
-Parbleu, il en existe aussi où la femme est cul-de-jatte! Mais l’homme
-qui tient ce discours oublie qu’il prive sa compagne d’un bonheur qui
-lui est dû. Enfin, qu’on n’aille pas prétendre non plus qu’initier
-ainsi sa femme, c’est l’asservir. Non. C’est simplement lui faire la
-part égale.
-
-«Ne vous laissez pas influencer par de telles préventions. Au
-contraire, regardez autour de vous. Est-ce que cette clef n’ouvre pas,
-ne livre pas toutes les existences féminines? Voyez ces inachevées
-comme cette petite M^{me} Chazelles que vous avez connue, dont la
-vie gâchée, délayée, s’en va à vau-l’eau, faute d’avoir fait prise
-sous l’étreinte. Et derrière cette pauvre silhouette falote, d’autres
-m’apparaissent, identiques, ses sœurs en infortune, ces nostalgiques
-provinciales dont le mari rentre fourbu de la chasse, du cercle ou
-du banquet, et qui s’étiolent, végètent, soupirent, rêvent à de
-romanesques aventures, tandis qu’il eût suffi qu’un peu de bonheur
-attentif se posât sur elles pour qu’elles s’épanouissent ... Voyez les
-Madame Evenon, délaissées, elles aussi, par un mari fantoche, mais
-qui s’acharnent à la poursuite du grand frisson, qui veulent à tout
-prix parvenir à la cime, et qui roulent, de culbute en culbute, se
-détraquent, se souillent et s’abîment.
-
-«Et les autres, les révélées ... Ah! on ne devrait pas pouvoir s’y
-tromper. On devrait les reconnaître rien qu’à leur allure équilibrée,
-stable et coulante de frégate en course, leur langueur fraîche et saine
-de fleur arrosée.
-
-«Le peuple, dans sa clairvoyance instinctive, reconnaît la femme qui
-«a ce qui lui faut, qui a son contentement». Les mots dégagent l’idée.
-Ah! j’en ai recueilli bien d’autres, au dispensaire, sur les lèvres de
-pauvres filles. Tenez, celui-là, d’un raccourci en éclair: «J’ai relui
-...».
-
-Les révélées ... Comme elles sont en quiétude et bien d’aplomb ... Il
-n’y a qu’à la nuit qu’elles s’agitent, un peu fébriles. La soirée leur
-paraît longue, le bridge interminable. Ah! parmi elles, il n’est pas
-d’oisives. La vie ne leur paraît jamais ni creuse ni vide. Leur journée
-a toujours un but: elles attendent le soir.
-
-«Et le bienfait se répand sur toute leur existence. C’est lui qui
-fait ces maturités aimables dont nous avons, vous et moi, un exemple
-si proche qu’il n’est point utile de le citer. C’est lui qui fait ces
-jolies vieilles indulgentes, dont l’œil reste piquant, la lèvre bonne
-et le cœur tendre. Parce qu’elles ont attendu en frémissant les soirs
-de leur jeunesse, elles attendent en souriant le soir de leur vie.
-
-«Les révélées!... L’empreinte qu’elles ont reçue est si profonde, si
-vive, qu’elles sont heureuses, même si leur compagnon n’est pas digne
-d’elles par ailleurs. Il suffit qu’un Turquois ait ainsi marqué sa
-femme au coin du plaisir, pour se l’attacher tout entière. Elle est
-l’esclave, mais l’esclave qui ne veut pas s’affranchir. De lui, elle
-accepte tout, elle pardonne tout. Pour elle, c’est le demi-dieu. Le
-demi-dieu pétri de travers humains, mais qui donne la vie, qui anime
-la statue ... Et, peut-être, ce pouvoir si facilement conquis n’est-il
-point si injuste qu’il le paraît. Car il ne va pas, chez l’homme, sans
-un certain sens de bonté, de prévenance et d’attention.
-
-«Les révélées ... Ont-elles, au contraire, un compagnon parfait? Oh!
-alors, ce sont les vraies bienheureuses. Elles ont l’existence divine,
-le bonheur en diamant que rien n’entame, que rien ne raye et qui ne
-tombe qu’à la mort. Le bonheur, l’existence qui vous attendent, vous
-deux, vous qui avez tout, la fortune, l’amour, vous à qui ne manque que
-ce joyau pour couronner, pour fermer le diadème....
-
-Et, les avant-bras appliqués à la table, les mains jointes, en
-suppliante:
-
-—Je vous en prie, Paul, croyez-moi. Méditez, creusez tout ce que je
-viens de vous dire. Certes, ma tâche est ingrate. Connaissant votre
-idéal, votre culture, votre tournure d’esprit, je me doute bien que
-je vous rebrousse et que je vous révolte. Je me doute bien qu’il doit
-vous paraître misérable, presque vil, de vouloir donner au bonheur des
-racines de chair, faire dépendre son éclosion de soins et d’expédients
-dont vous ne voyez peut-être que la trivialité, de hausser la volupté
-jusqu’au rang des vertus et de fonder l’honnêteté sur le plaisir ...
-
-«Et pourtant, pourtant ... Ah! vous qui aimez Lucette de tant de façons
-déjà, vous devriez chercher à l’aimer pour ainsi dire anatomiquement,
-à comprendre combien tout son organisme délicat est différent du vôtre
-... Vous devriez concevoir que, chez la femme, le sexe est comme un
-second cœur. Oui, un second cœur où, comme dans l’autre, la vie afflue,
-se ramasse et bat son grand rythme. Un second cœur, peut-être plus
-sensible que le premier, et dont les émotions, les maux, les joies,
-retentissent profondément sur les sentiments, le caractère, sur toute
-la femme. Un second cœur, dont il faut aussi écouter les appels et
-combler les vœux ...
-
-«Mais il n’y a pas besoin de raison de science pour saisir l’importance
-et la grandeur de cette révélation, de l’unisson dans le plaisir. Il
-suffit de se rappeler tout ce qu’il y a d’imparfait, d’incomplet, dans
-le plus rare amour; cette impossibilité, pour deux êtres qui s’adorent,
-de se comprendre, de se connaître à fond; ces cloisons qui se dressent,
-ces mensonges qui s’imposent, ces malentendus qui s’établissent entre
-eux, malgré leurs efforts désespérés de se pénétrer, de plonger l’un
-dans l’autre. C’est par là qu’ils sentent toute leur misère. Et c’est
-par l’extase qu’ils s’en affranchissent. Leur rêve de communion
-absolue, sans entrave et sans masque, ne se réalise que dans la
-sensation éperdue d’être enfin parcourus et liés par le même frisson,
-fondus au même creuset, de n’avoir plus qu’une vie, n’étant plus qu’une
-joie ...
-
- * * * * *
-
-Paul errait seul, dans la nuit et le vent, sous la pluie tenace et
-violente, autour de la gare de Lyon.
-
-Il guettait Lucette. Cependant, Zonzon l’avait bien détourné d’aller la
-chercher à la gare. Il ne fallait pas, disait-elle, donner à ce retour
-une importance de solennité, souligner ainsi la durée de l’absence. Au
-contraire, Lucette devait rentrer simplement, comme d’une fugue aux
-Barres entre deux trains, d’une course. Elle-même, au téléphone, avait
-prié qu’on ne l’attendît point.
-
-Mais il avait passé outre, ou, du moins, tourné le conseil, dans son
-impatience de la revoir un quart d’heure plus tôt qu’à la maison, de
-s’assurer ainsi qu’elle rentrait vraiment. Si, au dernier moment, elle
-se dérobait, si elle reculait devant la crainte d’une explication? Ou
-même, si une cause fortuite l’avait empêchée de partir?
-
-Seulement, il se contenterait de la contempler dans l’ombre, sans se
-montrer. Et il rentrerait derrière elle, lui laissant ainsi le temps de
-reprendre contact avec les choses, de se réaccoutumer au logis. Il lui
-avait envoyé l’auto, sans y monter lui-même.
-
-Arrivé trois grands quarts d’heure trop tôt, il avait d’abord attendu
-à la terrasse d’un café dont les bâches, gonflées d’eau à crever,
-lâchaient des cataractes sous les coups de vent. De là, il épiait
-l’énorme horloge lumineuse incrustée dans le beffroi de la gare. Et son
-impatience était si vive, qu’il se félicitait de voir la gigantesque
-aiguille avancer par saccades. Il lui semblait, à chaque secousse,
-gagner instantanément une minute. Mais comme elle restait longtemps
-immobile!..
-
-Enfin, l’heure approcha. Agité, incapable de demeurer plus à la même
-place, il se leva, commença de guetter la sortie. Et, obligé de se
-cacher de son chauffeur qui devait ignorer sa présence et qui attendait
-sur le terre-plein, il se glissait, avec toutes sortes de ruses et de
-précautions, derrière les balustrades et les files de voitures, sans
-jamais perdre de vue l’arrivée.
-
-Il envia ceux qui pouvaient se montrer, ceux qui, en ce moment,
-déambulaient tranquillement sur les quais ou se groupaient autour de
-la sortie. Mais, en même temps, il goûtait une sorte de volupté à se
-sentir isolé, perdu, dans le déluge et la rafale, à marcher dans les
-minces lames d’eau qui vernissaient les trottoirs, sous les regards des
-agents encapuchonnés qu’inquiétait son allure louche de chasseur en
-embuscade.
-
-L’idée qu’elle allait venir le soutenait, l’exaltait. Et soudain, il
-était poignardé de la crainte de ne pas la voir. Il ne pouvait plus
-contenir son impatience. Elle le dépassait. Elle l’étouffait. Un de ces
-moments à commettre un vol, un meurtre, n’importe quoi, pour tromper
-l’attente.
-
-L’heure arriva. Mais le train avait sans doute du retard, car la sortie
-restait vide. La possibilité d’un accident le traversa. Il vit Lucette
-morte, dans la nuit, en rase campagne. Sûrement, il se tuerait. Mais
-un mouvement se dessina. Les petits groupes massés à l’arrivée s’en
-rapprochèrent. Les files de voitures se resserrèrent. Les gabelous se
-postaient à la porte. Des chauffeurs mirent leur moteur en marche.
-Les premiers voyageurs apparurent, pressés, isolés, sous la lumière
-violente des globes électriques. Puis, le flot grossit.
-
-Caché entre deux voitures, le cœur dans la gorge, le cou et le regard
-tendus, Paul se haussait sur ses pointes. Mais sa vue se troublait.
-Dix fois, il crut reconnaître Lucette. Il se trompait. Elle ne
-viendrait pas. Et tout à coup, sans savoir comment elle était parvenue
-là, il la vit au ras du trottoir, dans son long manteau de voyage. Elle
-s’immobilisait, cherchant sans doute des yeux son auto.
-
-Et lui ne voyait qu’elle, droite et svelte, le visage dans l’ombre du
-chapeau, sous la clarté crue. Toutes ses pensées, toute sa vie s’en
-allaient dans ce regard qu’il projetait sur elle, dont il l’enveloppait
-et la pénétrait. Il eut l’impression étrange de découvrir une Lucette
-nouvelle, la Lucette plus fragile, plus délicate, que les paroles de
-sa sœur lui avaient dévoilée. Oui, il avait compris, il avait foi. Il
-saurait achever de la conquérir.
-
-Mais le chauffeur l’avait aperçue. L’auto vint ranger le trottoir et
-la masquer. Alors, il courut jusqu’à la voiture qu’il avait retenue et
-qui l’attendait dans la rue voisine. Il bondissait, sans souci des
-flaques, de la rafale et de la boue. Maintenant qu’il ne voyait plus
-Lucette, l’émotion, tenue un instant en suspens, rompait ses digues.
-Elle le bouleversait. Jamais il n’en avait connu d’aussi violente. Il
-en admirait la franchise et la force. Il n’y avait en lui que son amour.
-
-Transporté d’espoir, de hâte, fou, la tête perdue, il sanglotait par
-la rue déserte en poursuivant sa course. Et dans son trouble, son
-attendrissement insensés, il jetait—lui qui avait à peine connu sa
-mère—ce cri de tous ceux qui ont faim, qui ont mal, qui ont peur, de
-tous ceux dont la vie est en jeu, ce cri qui monte du berceau et du
-champ de bataille: «Maman, maman!...»
-
-
-
-
-IX
-
-
-A l’arrière de la yole, les bras écartés suivant la courbe du dossier,
-les jambes croisées, la pointe du petit soulier blanc frétillant au
-bord de la robe de piqué, Lucette était étendue.
-
-Paul, assis sur le banc mobile, suivait la rive à coups de rames
-allongés et lents, dans l’ombre des saules. Ils étaient seuls sur
-l’Yonne, en vue des Barres, par une de ces matinées de juin où, dans
-l’air bleu, s’attarde une brume blonde, comme s’il restait au ciel un
-peu de clair de lune.
-
-Lucette caressait du regard les mouvements coulés du rameur, le jeu
-souple des muscles nerveux, le cou plein et rond de l’homme dans sa
-force, que dégageait la chemise molle, nouée d’une simple cordelière.
-
-Elle le contemplait, dans la pleine lumière, accrue du reflet de l’eau.
-Ses yeux s’attardaient à des coins aimés de son visage. Un petit espace
-de peau toute blanche où la barbe ne pousse pas, à la commissure des
-lèvres, sous la moustache. Un autre à l’angle des paupières, si doux,
-si pur, si tendre, que les premières rides s’y exercent à tracer leurs
-sillons. Mais, Dieu merci, elles n’apparaissaient pas encore.
-
-Parfois, au passage de la yole, un oiseau s’envolait des saulaies de
-la rive. Un petit héron, un _butor_, s’enfuyait, les pattes allongées,
-l’allure et le cri maladroits. Ou bien un martin-pêcheur, dont luisait
-un instant la gorge bleue, d’un éclat de saphir. Ou encore, d’une
-détente brusque de ressort, un poisson en chasse, perchette ou brochet,
-sautait hors de l’eau. Alors, des ondes s’élargissaient en cercle,
-fripaient de petites rides la belle robe de soie de la rivière, vert
-et or. Mais, bien vite, le courant la repassait. Et le calme absolu
-retombait.
-
-Sans cette trop grande clarté, cette trouée lumineuse ouverte par le
-fleuve, Lucette se fût coulée aux pieds de son mari, pour lui prendre
-et lui baiser les mains, le sentir plus proche, contre elle, au-dessus
-d’elle, pour laisser monter vers lui sa gratitude et l’en pénétrer.
-
-Oui, de la gratitude. Car, parfois, on eût dit qu’il était conscient,
-qu’il avait tout deviné, qu’il lui avait pardonné non seulement ses
-caprices et sa fugue, mais qu’il l’avait absoute tout entière, tant il
-avait mis de bonté attentive, d’indulgence câline dans son accueil
-au retour des Barres. A croire qu’il voulait lui faire oublier son
-égarement dans un redoublement de tendresse.
-
-De son côté, quel besoin d’expier et d’effacer, quelle soif de
-rémission et de rachat la poursuivaient jusque dans les bras grands
-ouverts, puis refermés sur elle ...
-
-Et n’était-ce pas le signe de la rédemption, la marque d’un amour
-purifié par une flamme nouvelle, ce bonheur inouï qui l’avait
-foudroyée, un soir?
-
-Elle se souvenait ... Ce sursaut de surprise, ce frisson d’éveil, quand
-des éclairs de plaisir l’avaient traversée, d’abord. Puis l’espoir,
-l’attente, la joie qui s’affirme, qui jaillit, décisive, se noue,
-gagne, se répand, roule par tout l’être ses torrents délicieux ... Et
-ces cris qu’elle n’avait pas su retenir, l’attente plaintive, l’ardeur
-haletante, la stupeur éblouie, l’extase triomphante, toutes les cordes
-de la passion effleurées dans l’instant éternel, le râle qui s’achève
-en hosanna ...
-
-Et, depuis, elle vivait dans la certitude heureuse du miracle.
-
-Ils accostaient un petit port creusé dans la berge, devant le mur qui
-bornait le parc. Paul la soutint sous le bras, pendant qu’elle se
-tenait debout dans la yole oscillante et mobile. Et elle s’attardait,
-heureuse de se sentir prisonnière de cette main, dont la caresse ferme
-et chaude se répandait en elle.
-
-En passant par la petite porte où les hauteurs de crue étaient gravées
-dans la pierre, elle dit:
-
-—Tu te rappelles?
-
-Là, ils avaient déchiffré ensemble les dates d’inondation, en
-tête-à-tête pour la première fois, l’année où ils s’étaient connus.
-
-Un peu plus loin, sous le couvert du parc, au détour d’une allée, elle
-dit encore:
-
-—Et c’est là que tu m’as photographiée en me disant: «Il faut venir à
-moi.»
-
-Il répéta doucement:
-
-—Il faut toujours venir à moi.
-
-Et il la pressa contre lui, comme s’il avait, lui aussi, le sentiment
-profond de la posséder mieux, la fierté de la savoir complètement,
-absolument sienne.
-
-Elle se plaisait à évoquer tous leurs communs souvenirs. Elle leur
-trouvait un charme, une douceur indicibles. Et elle souriait même
-de ses petites mélancolies de jeune mariée, avec un peu de mépris,
-l’indulgent dédain d’une femme experte pour un coquebin. Ah!
-maintenant, les sirènes d’auto pouvaient bien hurler sur la route, les
-chiens pouvaient bien aboyer sous la fenêtre. Ce que ça lui était égal!
-
-Pourtant, à descendre ainsi le passé, elle rencontrait la faille, le
-trou noir ... Mais elle n’en éprouvait pas la gêne et la honte qu’elle
-avait appréhendées à son retour à Paris. C’est qu’elle ignorait alors
-combien vite le néfaste s’oublie dans la joie, cette faculté du regard
-ébloui de ne plus rien discerner de l’ombre, ce pouvoir du jour
-d’abolir les cauchemars de la nuit.
-
-Chazelles? Un nom. On le disait à Draguignan. Elle ne le reverrait
-pas. Et l’eût-elle rencontré qu’elle l’eût traité sans effort en
-indifférent. L’aventure lui semblait arrivée à une autre, ou lue dans
-un roman. Elle s’était lavée de la souillure en surface, dans cette
-grande onde de bonheur qui ruisselait sur elle.
-
-Elle regardait l’avenir en pleine face, avec une confiance absolue. A
-l’automne, ils devaient partir pour la Troade. Paul voulait revoir avec
-elle le théâtre de ses travaux. Et elle s’en faisait fête. Sûrement,
-elle ne serait plus dépaysée, perdue, comme dans cette croisière de
-Norwège et d’Écosse, peu après son mariage. Non. Cette fois, elle
-serait partout chez elle. Chaque asile serait un nid, chaque site
-un souvenir. Au lieu d’être repoussée par la terre hostile, elle la
-marquerait à son empreinte ...
-
-Us débouchaient sur le parterre, dans la pleine splendeur des roses.
-Ils en suivaient la lisière ombragée. Pour gravir la pente douce,
-Lucette s’appuya au bras de son mari. Elle était sans cesse pénétrée
-de la plénitude de bien-être qu’on éprouve au sortir du bain. C’était
-comme un reflet persistant sur toute sa vie de cette quiétude absolue,
-de cette satisfaction extrême, complète, que lui donnait maintenant
-l’amour.
-
-L’odeur des roses la ravissait comme une musique. Il lui semblait
-entendre pour la première fois cette année-là le chant des oiseaux. La
-chaleur montante passait sur ses bras, sur ses joues, sur sa gorge,
-comme une caresse. Elle montra à son mari, avec un petit sourire
-indulgent, entendu, deux papillons voltigeant qui se poursuivaient.
-Toute cette coquetterie des couleurs et des parfums, ces ruses
-charmantes des fleurs pour attirer l’insecte qui colportera leur
-semence et servira ainsi leurs amours, tout lui paraissait juste et
-bon. Elle se sentait épanouie comme la fleur, ailée comme l’insecte.
-Elle s’ouvrait à toute la nature, et s’y mêlait. Elle avait envie de
-s’écrier: «Enfin, je vis!»
-
-Et elle allait doucement, appuyée au bras de son mari, au long des
-roses.
-
-Zonzon, accoudée à la balustrade de la terrasse, à côté de M. Duclos,
-les regardait monter. D’un coup de son menton volontaire, comme taillé
-dans du granit, l’entrepreneur les désigna. Et ravi:
-
-—Les voyez-vous, les voyez-vous, ces amoureux ... Et quand on pense
-qu’il y a trois mois, ça craquelait, ça se fissurait ...
-
-Puis, dévisageant Zonzon de ses petits yeux aigus sous les sourcils
-hérissés:
-
-—Enfin, là, qu’est-ce que vous leur avez fait?
-
-Elle éclata de rire:
-
-—Je les ai soignés, tiens!
-
-Il insista:
-
-—Oui, mais enfin, comment? Pourquoi? Qu’est-ce qu’ils avaient au
-juste, hein?
-
-Elle biaisa:
-
-—Je vous l’ai dit: histoire de nerfs.
-
-—Ah! mam’zelle Zonzon, vous ne tenez pas votre parole. Vous m’aviez
-pourtant bien promis de m’expliquer ...
-
-Mais elle se défendit:
-
-—C’était pour vous calmer. Vous vouliez tout casser. Je vous avais
-surtout promis de la raccommoder, la fissure. Et là, j’ai tenu parole.
-C’était l’important. N’en cherchez donc pas plus. Et surtout, ne vous
-avisez pas de les sonder vous-même, sacristi! Ça casserait tout. C’est
-de l’ouvrage bien fait, allez. Et solide. Vous êtes content de votre
-contremaître?
-
-Il dit en riant:
-
-—Oui, oui. Mais c’est égal, j’aurais bien voulu savoir ...
-
-Elle se haussa vers lui et, de bouche à oreille, la main en écran, lui
-souffla:
-
-—Secret professionnel ...
-
-—Alors, décidément, on ne peut pas le connaître. C’est fichant.
-
-Elle eut une petite moue malicieuse vers la moustache blanche:
-
-—Croyez-moi: ça ne vous intéresserait plus.
-
-Bien sûr, elle n’allait pas crier son secret sur les toits. Mais,
-tout de même, elle était bien contente et bien fière de son œuvre, la
-bonne Zonzon. Ah! certes, des esprits tournés vers un idéal austère et
-façonnés par des siècles religieux se froisseraient qu’une créature
-aussi fine, aussi délicate que Lucette fût ainsi asservie à son sexe
-et ramenée au bien par des voies si matérielles. Et cependant ...
-Est-ce que le continuel effort des hommes n’avait pas toujours tendu
-à utiliser toutes les puissances de la nature, à s’en faire autant
-d’armes pour améliorer leur sort? Le plus impérieux de tous les
-instincts ne devait-il pas servir, lui aussi, à la conquête du bonheur?
-
-Oui, elle était fière de son œuvre. Et elle la contemplait encore, un
-peu à l’écart du petit groupe réuni autour du thé de cinq heures,—les
-Turquois, les deux Duclos, Lucette. Ah! ce brave Turquois pourrait bien
-exercer son flair de requin et rôder dans le sillage: rien ne tomberait
-du bastingage.
-
-Et elle admirait Lucette dans sa grâce nouvelle, sa fraîcheur, son
-enjouement. Toujours ainsi la journée lui serait légère. Car elle en
-connaissait la fin délicieuse. Il suffisait, pour s’en convaincre, de
-regarder ce joli profil animé qui, par instants, dans une rêverie
-charmante, se tournait vers le large horizon, vers le ciel perlé où
-déclinait le jour. Elle aussi attendait le soir ...
-
- Paris-Serbonnes, 1908-1909.
-
-
- FIN
-
-
- PARIS.—L. MARETHEUX, IMPRIMEUR, 1, RUE CASSETTE.
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Les révélées, by Michel Corday
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RÉVÉLÉES ***
-
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- The Project Gutenberg eBook of Les révélées, by Michel Corday.
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-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Les révélées, by Michel Corday
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Les révélées
-
-Author: Michel Corday
-
-Release Date: April 9, 2016 [EBook #51703]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RÉVÉLÉES ***
-
-
-
-
-Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<div class="limit">
-
-<div class="chapter">
-<div class="transnote p4">
-<p class="pc large">NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:</p>
-<p class="ptn">&mdash;Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.</p>
-<p class="ptn">&mdash;On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.</p>
-<p class="ptn">&mdash;La table des matières a été rajoutée dans ce livre électronique.</p>
-<p class="ptn">&mdash;La couverture de ce livre électronique a été crée par le transcripteur;
-l’image a été placée dans le domaine public.</p>
-</div>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_i" id="Page_i">[i]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<p class="pc4 xlarge">LES RÉVÉLÉES</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_ii" id="Page_ii">[ii]</a></span></p>
-
-<p class="pc4 large">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</p>
-
-<hr class="d1" />
-
-<p class="pc mid"><span class="smcap">dans la</span> BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER</p>
-
-<p class="pc1">à 3 fr. 50 le volume.</p>
-
-<table id="tad" summary="advert">
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><b>Vénus ou les deux risques</b></td>
- <td class="tdr1">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><b>Les Embrasés</b></td>
- <td class="tdr1">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><b>Sésame ou la Maternité consentie</b></td>
- <td class="tdr1">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><b>Les Frères Jolidan</b></td>
- <td class="tdr1">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><b>Les Demi-Fous</b></td>
- <td class="tdr1">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><b>La Mémoire du cœur</b></td>
- <td class="tdr1">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><b>Monsieur, Madame et l’Auto</b></td>
- <td class="tdr1">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><b>Mariage de demain</b></td>
- <td class="tdr1">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><b>Plaisirs d’Auto</b></td>
- <td class="tdr1">1 vol.</td>
- </tr>
-
-</table>
-
-<hr class="d2" />
-
-<p class="pc mid">CHEZ GARNIER FRÈRES</p>
-
-<p class="pi10 p1"><b>Mariés jeunes.</b><br />
-<b>Confession d’un enfant du Siège.</b><br />
-<b>Scènes de la vie conjugale.</b><br />
-<b>Scènes de la vie d’officier.</b></p>
-
-<hr class="d1" />
-
-<p class="pc">IL A ÉTÉ TIRÉ DU PRÉSENT OUVRAGE:</p>
-
-<p class="pc1"><i>10 exemplaires, numérotés à la presse,<br />
-sur papier de Hollande.</i></p>
-
-<hr class="d3" />
-
-<p class="pc reduct">Paris&mdash;<span class="smcap">L. Maretheux</span>, imprimeur, 1, rue Cassette.&mdash;1679.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_iii" id="Page_iii">[iii]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<p class="pc4 font1 large"><b>MICHEL CORDAY</b></p>
-
-<hr class="d2" />
-
-<h1 class="p2">LES<br />
-
-<span class="large">RÉVÉLÉES</span></h1>
-
-<p class="pc1 mid">&mdash;<span class="vh">&mdash;</span>ROMAN<span class="vh">&mdash;</span>&mdash;</p>
-
-<p class="pr2 p4 reduct">...C’est le plaisir qu’elle aime;<br />
-L’homme est rude et le prend sans savoir le donner.</p>
-
-<p class="pr4 reduct"><span class="smcap">Alfred de Vigny.</span></p>
-
-<hr class="d4" />
-
-<p class="pc">CINQUIÈME MILLE</p>
-
-<hr class="d5" />
-
-<p class="pc mid">PARIS<br />
-BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER</p>
-
-<p class="pc reduct font1">EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR</p>
-<p class="pc">11, <span class="smcap">rue de grenelle</span>, 11</p>
-
-<hr class="d6" />
-
-<p class="pc">1909</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_iv" id="Page_iv">[iv]</a></span></p>
-
-<p class="pc4 reduct">Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays</p>
-
-<p class="pc1 reduct">Published July 10 1909.<br />
-Privilege of Copyright in the United States reserved under the Act<br />
-approved march 3 1905 by <span class="smcap">Michel Corday</span>.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-<table id="toc" summary="cont">
-
- <tr>
- <td rowspan="9" class="tdr2">CHAPITRE</td>
- <td class="tdr1">I.</td>
- <td rowspan="9" class="tdr2">Page</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_1">1</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">II.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_35">35</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">III.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_71">71</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">IV.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_85">85</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">V.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_125">125</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">VI.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_157">157</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">VII.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_169">169</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">VIII.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_205">205</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdr1">IX.</td>
- <td class="tdr1"><a href="#Page_231">231</a></td>
- </tr>
-
-</table>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">[1]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<p class="pc2 giant">LES RÉVÉLÉES</p>
-
-<hr class="d7" />
-
-<h2 class="p4">I</h2>
-
-<p class="p2">&mdash;On peut entrer?... Ah! Elle est encore
-couchée, la petite loche ... Bonjour, mon
-amour, bonjour ma vieille Lucette ...</p>
-
-<p>Zonzon&mdash;un diminutif de Suzon&mdash;se
-penchait à la porte entr’ouverte. En longue
-chemise, la gorge épanouie crevant la dentelle,
-la face brillante parmi ses cheveux qui
-la coiffaient d’un gros bonnet de fourrure<span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">[2]</a></span>
-châtain, les pieds nus dans des sandales
-rouges, la jeune femme courut au lit de sa
-sœur.</p>
-
-<p>Elle était royale et claire, la chambre de
-Lucette. Royale par ses dimensions, par ses
-lignes, par le style de ses meubles et de ses
-panneaux, d’un Louis XVI fleuri, laqué
-blanc. Claire de toutes ces neigeuses sculptures,
-des miroirs à biseaux, des tentures
-délicates et tendres, des bibelots de Saxe et
-d’argent, toute une fraîcheur scintillante
-qu’exagérait encore la folle lumière du matin
-de juin. Lucette, qui s’apercevait dans les
-glaces, semblait perdue, parmi ses cheveux
-noirs répandus sur l’oreiller, dans le vaste
-lit de milieu exhaussé de deux marches, à la
-façon d’un trône.</p>
-
-<p>Quand les deux sœurs se furent câlinement
-embrassées.</p>
-
-<p>&mdash;J’ouvre une fenêtre, n’est-ce pas? dit
-Zonzon.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">[3]</a></span></p>
-
-<p>Et, sans plus attendre, elle se dirigea, dans
-son léger costume, vers l’une des deux croisées.
-Craintive, un peu choquée, Lucette
-reprocha:</p>
-
-<p>&mdash;Oh!... Si on te voyait ...</p>
-
-<p>Zonzon répliqua, en ouvrant tout grand:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, «on» ne s’embêterait pas.</p>
-
-<p>Puis, accoudée à la barre:</p>
-
-<p>&mdash;Bon Dieu que c’est beau ...</p>
-
-<p>Prolongeant la terrasse du château, un
-parterre géant s’ouvrait une trouée à travers
-le parc, déroulait en pente douce sa tapisserie
-de fleurs jusqu’aux peupliers de la
-vallée. Les lointains, les bois, les ombres
-étaient baignés d’une brume bleue et dorée,
-à croire qu’il pleuvait de l’azur en même
-temps que de la lumière. Un de ces matins
-où il semble vraiment que le ciel soit descendu
-sur la terre.</p>
-
-<p>Quittant la fenêtre, Zonzon s’assit au bord
-du lit, en amazone.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[4]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Tout à l’heure, quand j’ai découvert
-cette vue, de ma chambre, ça m’a fichu un
-coup. J’ai failli crier toute seule. Voilà ce
-qu’il y a d’épatant dans l’arrivée de nuit:
-c’est la surprise du matin. Oh, déjà, rien
-que le temps de passer de l’auto dans l’ascenseur,
-d’entrevoir aux lumières le vestibule
-en cathédrale, vieux chêne et marbre
-blanc, j’avais reconnu la main de papa ...
-fichtre!</p>
-
-<p>C’était, en effet, leur père, l’architecte René
-Savourette, qui avait restauré le château des
-Barres pour le compte du propriétaire actuel,
-le gros entrepreneur Duclos, un de ses camarades
-d’enfance, récemment retrouvé. Les travaux
-touchant à leur fin, Duclos avait invité
-l’architecte et sa famille à passer quelques
-semaines sous son toit. Mais Zonzon, qui exerçait
-depuis peu la médecine à Paris, n’avait
-pu s’échapper que la veille, et pour un seul
-jour.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[5]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Figure-toi, reprit-elle, que j’ai failli ne
-pas venir du tout. A neuf heures, hier soir,
-j’étais encore chez des clients&mdash;un petit ménage
-d’officiers&mdash;dont le gosse faisait de la
-diphtérie. Les pauvres gens! Ils n’en menaient
-pas large ... Mais quand le sérum a
-commencé d’agir&mdash;j’en avais pris du tout
-frais à l’Institut Pasteur&mdash;quand leur mioche
-s’est mis à respirer, à renaître ... Ah! Si tu
-les avais vus! Sur le pas de la porte, le lieutenant
-me serrait les mains à me coller les
-doigts. Et il bafouillait: «Merci, monsieur ...
-Merci, monsieur ...»</p>
-
-<p>Zonzon, le menton à la gorge, les paupières
-baissées, s’examina avec une malicieuse complaisance:</p>
-
-<p>&mdash;Hein? Tout de même, fallait-il qu’il soit
-ému, pour s’y tromper!</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Zonzon ... soupira Lucette.</p>
-
-<p>Mais déjà la jeune femme poursuivait:</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, je me décolle les doigts, je me<span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[6]</a></span>
-sauve, je touche chez moi, j’arrive à la gare,
-j’avale un sandwich, un bock, je saute dans
-le train, je trouve l’auto à Sens, et me
-voilà ...</p>
-
-<p>Le torse cambré, les bras étendus en croix,
-la tête en arrière et la face heureuse, elle
-s’étira:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! C’est amusant, la vie pleine, la vie
-bien tassée, où l’on empile tant qu’on peut
-de l’utile et de l’agréable.</p>
-
-<p>Puis, se rapprochant, les mains enlacées à
-celles de Lucette:</p>
-
-<p>&mdash;Mais toi, toi ... C’est à toi de raconter.
-Depuis quinze jours ... Cette nuit, tu dormais
-si bien. Je n’ai pas voulu te réveiller. Et tes
-petits bouts de lettres, tes petits coups de
-téléphone ne m’ont pas appris grand’chose.
-Je trouve même qu’elles devenaient de plus
-en plus courtes, tes communications. Pas
-d’anicroche? Tu ne me caches rien?</p>
-
-<p>Lucette s’était à demi soulevée, un coude<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[7]</a></span>
-dans l’oreiller. Et posant une main sur le
-bras de sa sœur, elle dit, résolue:</p>
-
-<p>&mdash;Si, Zonzon. Je t’attendais. Moi aussi, j’ai
-voulu te laisser dormir. Mais j’ai un service
-à te demander. Tu pars toujours ce soir?</p>
-
-<p>&mdash;Faut bien.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, emmène-moi.</p>
-
-<p>D’un élan, Zonzon fut contre Lucette:</p>
-
-<p>&mdash;T’emmener? Mais qu’est-ce qu’il y a?
-Rien de grave, j’espère?</p>
-
-<p>Les paupières closes, la jeune fille agita la
-tête:</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, rien de grave.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, quoi? Tu te rases, dans ce castel?</p>
-
-<p>&mdash;Ne me demande rien, supplia Lucette.
-Emmène-moi, voilà tout.</p>
-
-<p>Et de son bras, à hauteur de ses yeux, elle
-se barrait la face. Zonzon s’était reculée légèrement:</p>
-
-<p>&mdash;Je veux bien, moi. Pardi, ce ne serait
-pas la première fois que tu passerais quelques<span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">[8]</a></span>
-jours chez moi. Mais je ne serais tout de
-même pas fâchée de savoir pourquoi je t’enlève.
-Je veux bien marcher, mais je n’aime
-pas marcher sans savoir où je vais. Allons,
-explique. Pourquoi veux-tu partir?</p>
-
-<p>Lucette s’entêtait, confuse et farouche:</p>
-
-<p>&mdash;Parce que ...</p>
-
-<p>Zonzon haussa ses rondes épaules sous
-leur étroite épaulette de dentelle:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Toujours la même! Toujours fermée,
-toujours bouclée ... Dire qu’il m’a fallu
-chaque fois te cambrioler tes petits secrets!
-Tiens, tu me fais bouillir. Mais tu ne devrais
-pas en avoir pour moi, des secrets. Tu as
-beau aller sur tes vingt-deux ans, j’en ai toujours
-huit de plus que toi. Tu es toujours un
-peu ma petite, ma mioche. Tu sais bien que
-si je te presse, ce n’est pas par curiosité. C’est
-par intérêt, par tendresse. Voyons, voyons,
-Lucette. Personne ne t’écoutera mieux. Personne
-ne jasera moins. Et puis, c’est si<span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[9]</a></span>
-bon de se débrider, de s’ouvrir. Allons, va ...</p>
-
-<p>Inclinée sur Lucette, elle la dominait, essayait
-de la pénétrer. Ainsi rapprochées, elles
-apparaissaient à la fois pareilles et différentes.
-Et la lumineuse figure de Zonzon
-semblait penchée sur une eau profonde, qui
-lui eût renvoyé en reflet sa propre image,
-assombrie et mystérieuse.</p>
-
-<p>A demi vaincue, Lucette murmura:</p>
-
-<p>&mdash;J’ai peur que tu te moques ...</p>
-
-<p>&mdash;Allons donc! Tu sais bien que non.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, je veux partir avant de ... m’attacher
-à quelqu’un ... A quelqu’un que je ne
-peux pas épouser.</p>
-
-<p>&mdash;Qui? qui?</p>
-
-<p>&mdash;Paul Duclos.</p>
-
-<p>Zonzon la pressait, avide:</p>
-
-<p>&mdash;Tu t’es emballée sur le fils Duclos? Et
-lui, de son côté?</p>
-
-<p>Mais Lucette s’était refermée. Elle roulait
-lentement sa tête sur l’oreiller:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[10]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Qu’est-ce que ça peut faire? Qu’importe?</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, que s’est-il passé entre vous?</p>
-
-<p>Tout de suite la jeune fille se révolta:</p>
-
-<p>&mdash;Mais rien!</p>
-
-<p>&mdash;Alors, comme il est fils unique, comme
-le père Duclos a je ne sais combien de millions,
-comme nous n’avons pas un fifrelin de
-dot, tu ne veux pas courir la chance? Dis,
-dis, c’est ça.</p>
-
-<p>Lucette avait conscience de cette réserve,
-de cette pudeur ombrageuse qui la retenaient
-de dévoiler sa vie la plus intime, les mouvements
-de son cœur. Mais sa sœur était sa
-grande amie, son guide. Cette fois, elle se
-libéra. Et, avec une violence concentrée:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, c’est cela. Je ne veux pas courir le
-risque d’un refus. D’abord parce que je ne
-veux pas passer pour une coquette, pour une
-intrigante. Si M. Paul s’avisait de vouloir
-m’épouser,&mdash;et vraiment j’ignore tout de
-ses intentions,&mdash;il se heurterait sans doute<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[11]</a></span>
-à son père. Et je les aurais, malgré moi,
-dressés l’un contre l’autre ...</p>
-
-<p>&mdash;Mais, remarqua Zonzon, le papa Duclos
-aime son fils. Il n’a plus que lui au monde.</p>
-
-<p>&mdash;Raison de plus pour qu’il lui souhaite
-un mariage éclatant. D’ailleurs, il me fait
-peur, ce M. Duclos. Il est si âpre, si rude
-d’aspect et d’esprit. Il n’envisage rien qu’au
-point de vue des affaires. Il n’a qu’une phrase
-à la bouche: «Est-ce une bonne affaire?»
-Et marier son «garçon», comme il dit, à la
-fille de son architecte, tu penses si ce serait
-la bonne affaire!</p>
-
-<p>&mdash;Il n’est peut-être pas si terrible qu’il en
-a l’air.</p>
-
-<p>Mais Lucette n’écoutait plus:</p>
-
-<p>&mdash;Et puis, vois-tu, Zonzon, j’ai peur de
-souffrir. Ce que je veux éviter surtout, c’est
-le risque d’une déconvenue. Je veux fuir
-pendant qu’il en est temps encore, avant de
-<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[12]</a></span>m’attacher, avant d’avoir trop mal ... Tu vois,
-ce n’est plus du scrupule, c’est de la prudence.</p>
-
-<p>&mdash;Ne te fais donc pas moins chic que tu
-n’es.</p>
-
-<p>Très émue, la riante Zonzon. Ses larges
-yeux bruns s’attendrissaient. Elle avait un
-sens trop exact de la vie et de son temps
-pour ne point sentir l’étroite servitude de
-l’argent et pour ne point admirer l’élégance
-et la grâce des sentiments qui s’en affranchissent.</p>
-
-<p>Elle reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Papa, maman ne savent pas que tu
-veux partir?</p>
-
-<p>&mdash;Je n’aurais jamais osé leur avouer mes
-raisons. Et puis, à quoi bon? Papa partagerait
-mes scrupules. Il s’affolerait à l’idée
-d’être soupçonné d’une arrière-pensée d’intérêt.
-Et quant à maman, elle se retrancherait
-derrière lui, comme toujours.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, dit Zonzon, je connais la phrase:
-«En as-tu parlé à ton père?»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[13]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Mieux vaut les laisser tranquilles, en
-sécurité. Je n’ai pas besoin d’eux. Tu
-es là.</p>
-
-<p>Et elle se pressa contre sa grande, qui lui
-rendit sa caresse. Zonzon couvrait Lucette
-d’une tendresse vigilante. Non point seulement
-parce qu’elles étaient sœurs. Que de sœurs
-se supportent sans se chérir! Mais parce
-qu’elle la protégeait, la savait plus fragile,
-plus complexe, plus flexible qu’elle-même.
-Si les fleurs pensent et sentent, le beau rosier
-épanoui doit aimer de la sorte le liseron qui
-s’enroule à sa tige.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, conclut Lucette, c’est convenu,
-n’est-ce pas, tu m’emmènes? Je n’annonce
-pas un départ définitif. Nous devions rester
-ici encore une huitaine. Une fois partie,
-j’ajournerai mon retour. Nous prendrons un
-prétexte quelconque. Tu as besoin de moi
-pour ton dispensaire. Ou bien un essayage
-pressant.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[14]</a></span></p>
-
-<p>Zonzon sourit:</p>
-
-<p>&mdash;Je choisis l’essayage. C’est plus sérieux.</p>
-
-<p>&mdash;Il ne faut pas rire, Zonzon, dit Lucette.
-J’ai du chagrin.</p>
-
-<p>L’aînée la pressa:</p>
-
-<p>&mdash;Ah ça! voyons, tu l’aimes donc déjà?
-Et lui?</p>
-
-<p>Mais elle se déroba encore:</p>
-
-<p>&mdash;Ne m’interroge pas, ne me force pas à
-m’interroger moi-même. Je ne veux pas
-savoir. Je veux partir.</p>
-
-<p>Et blottie contre sa sœur, elle ajouta, la
-voix passionnée:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Il me semble que j’aimerai tant, si
-fort, si uniquement ... Emmène-moi, Zonzon,
-emmène-moi ...</p>
-
-<p>Que faire, au mieux du bonheur de
-Lucette? Car cela seul importait. Zonzon
-réfléchit. Par nature et par métier, elle avait
-le jugement prompt, lucide et stable. Sa<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[15]</a></span>
-décision fut vite arrêtée! Partir. Pourquoi
-pas? Si ce Paul Duclos n’aimait pas Lucette,
-s’il l’oubliait sitôt partie, mieux valait en
-effet qu’elle s’en détachât au plus vite. S’il
-l’aimait vraiment, l’épreuve de l’absence
-achèverait de l’éclairer sur lui-même, l’éperonnerait,
-le jetterait à la poursuite de la
-fugitive par-dessus tous les obstacles. Et si,
-en dehors de son énorme fortune, il était
-réellement digne d’épouser Lucette, il lui
-apporterait alors la plus grande chance de
-bonheur au monde: un mutuel amour sans
-entrave, ni souci.</p>
-
-<p>Et Zonzon prononça délibérément:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, c’est entendu, ma petite Lucette.
-Je t’enlève.</p>
-
-<p class="p2">En vérité, nous ne sommes qu’une vivante
-contradiction. Lucette voudrait que cette
-dernière journée au château des Barres fût<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[16]</a></span>
-déjà achevée, dans une hâte de malade avant
-l’opération, qui souhaite éperdument que
-c’en soit fini. Et, en même temps, elle voudrait
-arrêter la fuite des heures, isoler,
-déguster chaque minute, chaque seconde,
-comme on tâche de garder au palais la saveur
-d’un sorbet qu’on sent fondre dans sa bouche.
-Ce royal domaine qu’elle ne reverra plus,
-elle voudrait l’inscrire, le fixer dans sa mémoire,
-l’emporter en elle-même. Et toute la
-matinée, en guidant sa sœur à travers les
-salles et les jardins, parmi la folle fête de
-lumière, elle butine, par tous ses sens éveillés
-et tendus, les souvenirs.</p>
-
-<p>Quinze jours! A-t-elle vraiment vécu quinze
-jours au château? Tour à tour il lui semble
-qu’elle y soit arrivée la veille et qu’elle ne
-l’ait jamais quitté. S’asseoit-elle vraiment
-depuis quinze jours à cette table, dans cette
-salle à manger d’une solennité d’église,
-habillée de bois anciens, noirs et luisants,<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[17]</a></span>
-trouée d’une cheminée féodale dont la hotte
-se heurte aux caissons du plafond? Quinze
-jours qu’à chaque repas elle contemple en
-coin, sans parvenir à s’apprivoiser, son redoutable
-voisin M. Duclos, sa solide carrure, sa
-simplicité soigneuse, sa face de granit, ses
-yeux aigus sous les sourcils hérissés. Quinze
-jours qu’elle l’entend, à chaque plat mitonné,
-de sa voix qui s’est éraillée sur les chantiers:</p>
-
-<p>&mdash;Revenez-y donc, M’ame Savourette.</p>
-
-<p>Et quinze jours que maman se laisse tenter,
-avec un heureux roulis des épaules, le menton
-dans la gorge, la lèvre grasse et le
-regard gourmand:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! M. Duclos, j’en reprendrai bien
-encore un petit peu ...</p>
-
-<p>Et lui, lui ... Il est assis face à son père,
-devant elle. Oh! Elle voudrait lui trouver des
-défauts, pour le regretter moins. N’a-t-il pas
-gardé, de son récent séjour en Asie-Mineure&mdash;deux<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[18]</a></span>
-ans de fouilles au dur soleil&mdash;un
-petit air levantin? On s’imprègne des pays
-qu’on habite. Avec son teint brûlé, sa pointe
-de barbe noire, on dirait un personnage des
-<i>Mille et une Nuits</i>, habillé chez le bon tailleur.
-Et quelle singulière façon d’écouter,
-la tête inclinée, le regard au plafond. Pourquoi
-entr’ouvre-t-il parfois la bouche une
-seconde, avant de parler? L’œil est trop
-doux, le profil trop régulier, le front trop
-bossué ... Allons donc! Elle ment. Il est parfait.
-Et maudissant son blasphème, elle voudrait,
-d’un élan, se lever de table et courir
-lui demander pardon.</p>
-
-<p>L’après-midi. Que d’heures légères&mdash;si
-légères qu’elles ne laissaient pas de traces
-dans le souvenir&mdash;passées dans le parc,
-autour de ce petit temple troyen qu’édifiait
-papa, avec les matériaux et d’après les plans
-rapportés par M. Paul. Chaque jour on en
-suivait les progrès. On tirait de leurs caisses<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[19]</a></span>
-les briques vernissées, les faïences, les mosaïques
-dont devait se revêtir cette reconstitution
-charmante. Hélas! Lucette ne la
-verrait pas achevée ...</p>
-
-<p>Un coup de cloche à la grille. Un couple
-apparaît au détour d’une allée. Les Turquois.
-Car le village de Brûlon ne s’enorgueillit pas
-seulement de son royal château des Barres. Il
-possède aussi son homme célèbre, Turquois,
-l’auteur dramatique, qui s’y retire pendant les
-mois d’été. Les gens du pays ne connaissent
-guère ses pièces, libres et violentes. Mais ils
-voient son portrait dans les feuilles et les
-magazines, sa face de joyeux vivant, crépue
-et lippue. M. Duclos fait grand accueil à son
-voisin. Mais Lucette n’aime ni son jovial
-sans-gêne, ni sa réputation libertine. Et à
-chaque visite, elle s’étonne de ce regard
-tendre, admiratif, fidèle, dont le suit sa
-femme, si différente de lui, si grave, si contenue,
-d’une grâce si souveraine, d’une si<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[20]</a></span>
-belle allure ailée. Bah! Encore des gens
-qu’elle ne reverra plus ...</p>
-
-<p>Un domestique apporte des sodas. M. Paul
-raconte son goût inné d’archéologie, cite le
-fameux exemple de Schliemann, le savant
-allemand, tour à tour mousse, garçon épicier,
-enrichi enfin dans le commerce de l’indigo,
-poursuivant et réalisant à travers d’invraisemblables
-vicissitudes le rêve de toute sa
-vie: exhumer Troie, la Troie de l’Iliade, Troie
-dix ans investie par Ménélas pour venger
-l’enlèvement de sa femme Hélène! Et sous la
-ville de Pâris et de Priam, il avait découvert
-six autres cités superposées! Ainsi, sept civilisations
-s’étaient succédé avant le siège dont
-le chant d’Homère nous a gardé le souvenir ...</p>
-
-<p>Turquois appuie d’un gros rire:</p>
-
-<p>&mdash;En somme, de vos sept civilisations,
-que reste-t-il? Une histoire de femme!</p>
-
-<p>Puis, de sa manière brusque, il s’empare
-de Lucette, l’isole:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[21]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Et vous, mademoiselle, vous trouvez
-que ça vaut dix ans de siège, une femme
-enlevée?</p>
-
-<p>Sans attendre de réponse, il déploie des
-idées scabreuses sur le mariage, avec autorité.
-Distraite, absente, Lucette songe au
-cher tête-à-tête qu’elle n’aura pas, qu’elle
-n’aura plus jamais. Quelle ironie, de paraître
-flirter avec ce déplaisant personnage! Mais
-elle y prend un amer plaisir, une joie de
-mortification. Furieuse contre le destin, elle
-s’en venge sur elle-même.</p>
-
-<p>L’heure passe, à la fois rapide et lente.
-Maintenant, autour du petit temple, tous
-tirent des caisses les précieuses mosaïques
-couchées sur des claies de paille, en rassemblent
-les morceaux. On dirait de grands
-enfants occupés à un gigantesque jeu de
-patience. Comme tout ce monde est joyeux,
-insouciant! Ils ne devinent donc pas, ni les
-uns ni les autres, qu’un drame se joue, tout<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[22]</a></span>
-près d’eux, dans un petit cœur? Ah! Quelle
-plaisanterie, cette mystérieuse télépathie qui
-devrait avertir notre entourage de notre chagrin.
-Comme ils sont loin de nous, nos
-proches! Lucette est presque dépitée qu’on
-soit si gai autour d’elle, qu’on ne soit pas
-influencé par sa peine secrète. Et, en même
-temps, pour rien au monde, elle ne l’avouerait.</p>
-
-<p>Et voyez comme ils sont tous éloignés,
-en effet, de pressentir la vérité. Quand Lucette
-annonce qu’elle accompagnera sa sœur
-à Paris&mdash;décidément elle invoque la nécessité
-d’un essayage&mdash;c’est à peine si l’on interrompt
-le jeu des mosaïques. Maman, qui,
-souriante et placide, le suit du creux de son
-fauteuil, demande seulement:</p>
-
-<p>&mdash;Tu l’as dit à ton père?</p>
-
-<p>Et M. Savourette ne s’émeut guère. Il
-l’aime pourtant bien, sa fillette. Mais voilà:
-<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[23]</a></span>il détaille les fresques à M<sup>me</sup> Turquois. Et il
-est resté d’une si fine galanterie, d’un si joli
-empressement près des femmes, qu’il est
-tout à son inoffensive habitude de briller et
-de plaire. Il tire et jette en avant sa manchette,
-fait valoir son profil cambré à la
-Henri IV et accueille la nouvelle d’un distrait:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ah!... Et tu nous reviens bientôt,
-surtout?</p>
-
-<p>M. Paul lui-même ne se doute de rien. Il
-se donne à sa minutieuse besogne d’un entrain
-joyeux, une de ces gaîtés ingénues et
-fougueuses qu’on voit parfois aux très jeunes
-religieux qui, soutane troussée, jouent au
-ballon avec leurs élèves. Dirait-on qu’il a
-vingt-sept ans?</p>
-
-<p>Pourtant, il a entendu, se redresse, s’exclame,
-la face changée:</p>
-
-<p>&mdash;Comment? Vous partez, Mademoiselle?
-Mais pour une seule journée, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>S’il savait! Précipitamment, elle répond:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[24]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui ...</p>
-
-<p>Mais que c’est dur, de dissimuler jusqu’au
-soir, jusqu’au moment où l’auto vient ranger
-le perron dans la clarté des deux gros lampadaires.</p>
-
-<p>Qu’ils sont pénibles, ces adieux qu’elle
-seule sait être définitifs. Et aussi, quelle
-amère volupté de se sentir enfin dans la
-nuit, de s’abattre sur la tiède et solide poitrine
-de Zonzon et là, de se détendre, de
-sangloter:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! ma chérie, j’ai tant de chagrin, si
-tu savais, tant de chagrin ...</p>
-
-<p class="p2">Toute la matinée du lendemain, Paul
-Duclos erra du parc au château. Impatient,
-fébrile, il était incapable de tenir en place.
-Certainement, elle rentrerait le soir même.
-Mais que c’est long, tout un jour! Il aurait<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[25]</a></span>
-voulu perdre la sensation du temps, de l’attente.</p>
-
-<p>A tous les tournants d’allée, au seuil de
-toutes les pièces, elle lui apparaissait, en
-visions qui lui heurtaient le cœur. L’hallucination
-était si vive, qu’il en aurait crié, qu’il
-en aurait tendu les bras en avant. C’était sa
-silhouette à la fois ferme et menue, sous
-l’écharpe claire, sa nette petite figure nacrée
-parmi les ondes animées de la brune chevelure,
-le regard chaud sous l’arcade profonde,
-les pétales rouges des lèvres. C’était son enjouement
-contenu, son éclat chatoyant, précis,
-son geste harmonieux et sobre, toute une
-grâce de petit coffret clos et ciselé. Le pur
-joyau ...</p>
-
-<p>Là, contre cette porte rustique qui s’ouvrait
-sur l’Yonne, ils avaient ensemble déchiffré
-les dates des crues, gravées dans la pierre du
-montant. A ce rond-point, tandis qu’il la tenait
-devant l’objectif de son instantané, elle lui<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[26]</a></span>
-avait demandé: «Faut-il bouger?» Et il lui
-avait répondu avec une douceur voulue, une
-intention dans la voix: «Oui, il faut venir à
-moi.» Audace dont il s’effarait, car son ardeur
-timide n’avait jamais osé risquer d’aveu.</p>
-
-<p>Autour du petit temple, que d’heureux
-moments! Mais aussi, quelles minutes cruelles,
-la veille, quand cette brute de Turquois l’avait
-isolée, chambrée. Oh! il avait su dissimuler.
-Mais, incapable d’écouter, de répondre,
-il épiait, seconde à seconde, la fin de l’odieux
-tête-à-tête, soulevé d’une frénétique envie de
-bondir, d’incendier le domaine, de faire crouler
-le ciel, pour que ce butor cessât de lui parler
-ainsi sur la bouche! Et, attendri soudain, il
-regrettait même ce moment-là. Au moins,
-elle était présente ...</p>
-
-<p>Mais, sans doute, elle allait téléphoner son
-retour. A quoi songeait-il, de s’éloigner de la
-maison? Il grimpa le parterre au pas de course.
-Dans le grand salon, un livre qu’elle avait<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[27]</a></span>
-commencé traînait sur la table. Il emporta la
-fleur qu’elle y avait laissée en guise de signet.
-A table, il trouva des prétextes pour parler
-d’elle, pour prononcer, pour entendre son
-nom. L’après-midi se traîna. Il essayait de
-s’absorber dans la lecture des journaux, espérait
-gagner ainsi une demi-heure, tirait sa
-montre: il avait usé cinq minutes.</p>
-
-<p>Au dîner, pas de nouvelles encore. Il
-s’enhardit à interroger M<sup>me</sup> Savourette. Elle
-répondit paisiblement qu’on aurait sans doute
-une lettre le lendemain matin. Et tout à coup,
-il s’indigna de la placidité de cette dame
-confite en béatitude, de son air de pigeonne
-heureuse.</p>
-
-<p>Et ce M. Savourette! Un charmeur, un
-artiste, certes. Mais n’aurait-il pas dû se
-soucier un peu de sa fille, au lieu de tourner
-l’anecdote et de filer le trait, en lançant
-ses manchettes à l’assaut? Évidemment, ils
-étaient habitués. De bonne heure, ils avaient<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[28]</a></span>
-laissé les deux sœurs sortir et voyager seules.</p>
-
-<p>Même, l’aînée s’était affranchie, avait fait sa
-vie, de son côté. Mais, que diable, on n’a pas
-cette sérénité!</p>
-
-<p>Il ne s’endormit qu’à l’aube et dans l’appréhension
-du réveil. Et, en effet, ce deuxième
-jour s’annonça terrible. D’un mot à sa mère,
-la jeune fille s’excusait de retarder son
-retour. Aussitôt, l’appréhension le traversa
-qu’elle ne reviendrait pas. Car nos pressentiments
-ne sont faits que de nos craintes.</p>
-
-<p>Comme la veille, il traîna son impatience
-et son inquiétude au long des allées. Parfois,
-dans sa détresse croissante, il l’appelait, d’une
-voix suppliante et sanglotante: «Lucette!
-Lucette!» Il semble toujours que ce qu’on
-appelle va répondre. Et le nom aimé, aux
-lèvres des amants lointains, possède un
-pouvoir mystérieux, invisible hostie où
-se réalise la présence, verbe qui se fait
-<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[29]</a></span>chair ...</p>
-
-<p>Malgré le ciel admirable, jardin, maison,
-tout lui paraissait morne et désolé. Il songeait
-aux antiques cités exhumées qu’il avait
-parcourues, deux fois mortes, parce que leurs
-pierres gardent l’empreinte de la vie qu’elles
-ont contenue. Oui, elle était la parure et la
-vie du domaine, la force inconnue qui anime
-les choses. Elle partie, tout retombait à la
-mort. Comme elle lui manquait! Comme
-elle lui manquait!</p>
-
-<p>Et, le troisième jour, M<sup>me</sup> Savourette
-annonça tranquillement que Lucette, retenue
-à Paris, demeurerait chez sa sœur, qu’à son
-grand regret elle renonçait à revenir aux
-Barres. Il crut que le château s’effondrait sur
-sa tête. Elle ne reviendrait pas! Pourquoi?
-Il n’était pas dupe des futiles raisons qu’elle
-donnait. Quelqu’un, quelque chose lui
-avait-il déplu? Bien qu’ils n’eussent pas
-échangé de paroles tendres, il avait bien cru
-sentir entre eux de l’entente, de l’accord, de<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[30]</a></span>
-la sympathie, au sens profond du mot ...
-Alors? Ah! Qu’importait! Il l’aimait. Il
-l’aimait. Il en prenait violemment conscience
-devant ce vide, cette dévastation que son
-départ laissait autour de lui, en lui. Elle lui
-était nécessaire. Il étouffait, dans une sorte
-d’asphyxie morale, quelque chose d’intolérable
-et d’affreux comme l’agonie du matelot
-au fond du sous-marin sombré. Il voulait de
-l’air, de la vie. Il la voulait.</p>
-
-<p>Elle est émouvante et presque auguste,
-cette invasion de l’amour chez l’homme en
-pleine possession de lui-même. Quelques
-aventures sans durée ni profondeur, de la
-passade d’étudiant à la piètre intrigue mondaine,
-ont déçu sa soif d’idéal, ébranlé sa foi
-dans la passion vraie. Il doute. Et soudain,
-le hasard admirable se réalise. Il se sent un
-être privilégié, le centre d’un miracle. Il ne
-se reconnaît plus. Sa sensibilité s’accroît
-et le prolonge. Il perçoit des nuances, des<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[31]</a></span>
-parfums, des harmonies qu’il ignorait la
-veille. Le bonheur le féconde. Il s’épanouit et
-se pavoise. L’arbre nu s’habille de fleurs, le
-voilier prend la mer et se couvre de toile. Il
-devient une de ces grandes forces de désir et
-d’attraction qui mènent à la nature. Il se
-mêle à l’univers et le porte en lui.</p>
-
-<p>Chez Paul Duclos, tout préparait, tout favorisait
-cette métamorphose. Son père, prématurément
-veuf, absorbé par ses énormes travaux,
-se sachant rude et presque inculte,
-l’avait confié à l’éducation religieuse, seule
-capable, à son avis, de remplacer l’influence
-maternelle et l’atmosphère du foyer. Et plus
-tard, ses recherches, ses voyages, tout en
-excitant en lui le goût et la curiosité de la
-vie, l’avaient sauvé de cette oisiveté facile, de
-cette vaine existence où les meilleurs se diminuent,
-où l’ardeur se détend, la fraîcheur se
-fane.</p>
-
-<p>Il se jeta donc fougueusement dans l’avenir.<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[32]</a></span>
-Il dissiperait le malentendu qui, seul, pouvait
-expliquer la fuite de la jeune fille. Il la
-rattraperait. Elle serait sa femme, si elle y
-consentait. De son côté, il était libre. Nul
-obstacle entre eux. Oui, c’est vrai, il était
-plus riche qu’elle. Tant mieux. Le cadre
-serait digne de l’œuvre. Son père pouvait
-s’effarer de l’inégalité des fortunes? Ah!
-Ceux qui le jugeaient sur ses rudes façons ne
-le connaissaient guère. Avait-il jamais eu
-d’autre but, d’autre joie, que de gâter son
-«garçon»? Pourquoi avait-il ouvert des
-tranchées, percé des tunnels, amoncelé des
-remblais, creusé des ports, pourquoi ce
-formidable ouvrier avait-il sculpté la face
-de la terre, sinon pour faire plaisir à son
-garçon?</p>
-
-<p>Que de caprices royalement exaucés! Cela
-se passait toujours de la même façon, comique
-et touchante. Son père le scrutait, le
-regard aigu, la tête inclinée:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[33]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Alors ça ferait ton affaire?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! oui, papa.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, l’affaire est faite.</p>
-
-<p>Que d’affaires faites, depuis les somptueux
-jouets mécaniques de la petite enfance jusqu’à
-la 60-chevaux de course où Paul évaporait
-son ardeur! Et ces deux ans de fouilles
-en Asie-Mineure, ces sommes énormes versées
-aux terrassiers indigènes!</p>
-
-<p>Ah! par exemple, M. Duclos en voulait
-pour son argent. C’était son grand souci. Il
-fallait que son garçon fût content. Et malheur
-au joujou qui n’aurait pas vraiment fait
-l’affaire!</p>
-
-<p>Pas de crainte, cette fois, de ce côté-là. Et
-d’avance Paul s’imaginait le rapide colloque,
-l’œil en coin dans la face penchée: «La
-petite Savourette? Alors, ça ferait ton affaire?&mdash;Oh!
-oui, papa!» Et certainement, l’affaire
-serait faite.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[34]</a></span></p>
-<p>&nbsp;</p>
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[35]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">II</h2>
-
-<p class="p2">C’était la fin du jour, d’un joli jour perlé
-d’avril. Le gros des visites passé, Lucette respirait,
-dans l’accalmie. Ouf! Ç’avait été
-presque un gala, et comme la fête de ses relevailles.
-Car elle n’avait pas reçu depuis la
-naissance de sa petite Paule.</p>
-
-<p>Deux mois déjà! Deux mois depuis cet
-inimaginable martyre, ces trente heures où,
-mordant la main que son mari lui abandonnait,<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[36]</a></span>
-elle avait supplié qu’on l’achevât, qu’on
-la tuât.... Deux mois depuis cette torture qui
-avait si profondément marqué sa chair et sa
-pensée qu’elle en rêvait la nuit, croyait la
-subir encore et s’éveillait dans l’angoisse et
-la sueur du cauchemar. Oh! oui, un cauchemar,
-où elle ne s’était pas seulement révoltée
-de souffrir, mais aussi de se sentir une
-si pauvre chose, d’être obligée de livrer,
-d’étaler toute la misère, tout le secret intime
-de son corps devant ses proches, les médecins,
-des indifférents même. Rien que d’y
-songer, elle en rougissait encore. Mais aussi
-quelle joie de résurrection quand, se mirant
-dans les glaces ou coulant ses mains au long
-de sa taille, elle retrouvait sa vraie ligne, sa
-vraie silhouette, fondue, dégagée, rajeunie
-d’un an!</p>
-
-<p>Un amusant désordre animait le grand
-salon et le jardin d’hiver qui le prolongeait
-et dont les vitrages découvraient les jeunes<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[37]</a></span>
-frondaisons du Champ-de-Mars. Sur tous les
-meubles erraient des tasses, des verres, des
-petits papiers froissés de confiserie. Les fauteuils,
-dérangés, gardaient l’empreinte et le
-souvenir des visites. Certains se groupaient
-en rond. D’autres se reculaient en tête-à-tête.
-Et, levant leurs bras vides, ils avaient
-l’air de papoter entre eux.</p>
-
-<p>Il ne restait plus que deux personnes.
-D’abord maman. M<sup>me</sup> Savourette secondait sa
-fille à son jour. Mais, sous couleur qu’elle
-n’avait rien pu prendre de l’après-midi, elle
-se rattrapait. Elle picorait la table du goûter,
-marchait de découverte en découverte, avec
-des petits cris émerveillés. Une trouvaille,
-ces <i>bombes</i>, ces choux fourrés qui vous éclatent
-dans la bouche. Et ces pains aux rollmops,
-quel montant, quelle saveur! Mais elle
-préférait encore les sandwiches à la crème et
-aux olives pilées. Un pur délice. Et se calant
-sur elle-même dans un roulis des épaules:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[38]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Oh! Lucette, j’en reprendrais bien encore
-un petit peu ...</p>
-
-<p>Par contre, l’autre visiteuse, M<sup>me</sup> Chazelles,
-ne prenait rien. C’était une de ces femmes
-qui paraissent pauvres si bien vêtues qu’elles
-soient, une de ces femmes qui ont quelque
-chose d’inachevé dans le geste, la parole et le
-visage, qui ne sont pas d’aplomb dans la
-vie. Son mari, le beau Chazelles, était conservateur
-du musée Suffren, dont M. Savourette
-était lui-même l’architecte. De là, de
-vagues relations entre femmes. Mais on
-les disait en train de divorcer. Pourquoi?
-Certes, elle ne trompait pas le séduisant
-Chazelles. Comment consentait-elle à s’en
-séparer? Ce petit mystère intriguait Lucette.
-Mais au moment où M<sup>me</sup> Chazelles semblait
-se décider aux confidences entre M<sup>me</sup> Savourette
-et sa fille, Turquois entra. L’entretien
-dévia.</p>
-
-<p>Depuis trois ans que Lucette était mariée,<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[39]</a></span>
-les Turquois étaient presque devenus des
-familiers du petit hôtel du Champ-de-Mars.
-L’été précédent, les deux ménages, rapprochés
-par la solitude de Brûlon, avaient beaucoup
-voisiné aux Barres. «Les mois de campagne
-comptent double», disait l’auteur dramatique
-dans son gros rire heureux. Et si Lucette
-se sentait surtout attirée par M<sup>me</sup> Turquois,
-par sa belle sérénité qu’on devinait sensible,
-elle s’accoutumait au mari. Un gai compagnon,
-au demeurant, plein d’entrain, d’une
-continuelle bonne humeur, et dont la notoriété
-excusait les boutades et pimentait les
-gamineries.</p>
-
-<p>A la condition, bien entendu, de ne rester
-qu’un gai compagnon. Or, il fallait lui rendre
-justice. Ce libertin n’avait jamais courtisé
-Lucette. Pas la moindre allusion. Et cela
-s’expliquait pour qui le connaissait. Maintenant
-qu’on parlait librement devant elle,
-la jeune femme savait la spécialité de Turquois,<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[40]</a></span>
-de s’attaquer presque uniquement
-aux ménages qui se lézardent, de profiter
-de la première évasion d’une épouse irritée
-ou déçue. Il se vantait presque de son flair,
-cet instinct de requin qui suit le navire
-où quelqu’un va mourir, qui guette le moment
-où l’on jettera le mort par-dessus le
-bastingage ...</p>
-
-<p>On le félicita du succès de sa dernière
-pièce, <i>La Meute</i>, dont la vogue durait depuis
-le début de l’hiver. Il expliqua:</p>
-
-<p>&mdash;Savez pas pourquoi j’ai la veine? Regardez
-mes titres: <i>L’Écran, La Crise, La
-Meute</i>. Je les choisis de cinq lettres. Ça porte
-bonheur!</p>
-
-<p>Il en riait encore pendant que Lucette, un
-peu choquée malgré l’habitude, lui versait du
-Zucco. Mais, pendant ce temps, M<sup>me</sup> Savourette
-entraînait la pauvre petite M<sup>me</sup> Chazelles
-dans un des coins du jardin d’hiver. Elle
-aussi, ce divorce l’intriguait. Ce Chazelles ne<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[41]</a></span>
-la rendait donc pas heureuse? Un si bel
-homme! Elle renoua:</p>
-
-<p>&mdash;Alors, c’est vrai?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Chazelles ébaucha, mollement:</p>
-
-<p>&mdash;Oui. D’un commun accord ... on s’est
-arrangé ... Avec des relations, c’est toujours
-facile, de divorcer ...</p>
-
-<p>&mdash;Comment? Vous n’aviez pas de griefs
-sérieux?</p>
-
-<p>&mdash;Non ... Pas les mêmes idées, ni les
-mêmes goûts ... Pas d’enfants. Rien ne nous
-attachait ... Alors, autant essayer de recommencer,
-chacun de son côté ...</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Savourette se pencha:</p>
-
-<p>&mdash;M. Chazelles n’était donc pas un bon
-mari?</p>
-
-<p>Et il fallait entendre le son caressant, doux et
-plein, que rendaient ces deux mots-là, «bon
-mari», sur les lèvres de l’excellente femme!</p>
-
-<p>&mdash;Un bon mari? répéta M<sup>me</sup> Chazelles
-d’une voix neutre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[42]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Enfin, vous savez bien ce que je veux
-dire. Tous les hommes ont leurs petits
-défauts. Mais ils savent si bien se les faire
-pardonner quand ils veulent! Voyons, voyons,
-est-ce qu’il n’y a pas des moments qui font
-tout oublier, les ennuis, les chagrins, les
-querelles?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Chazelles, bouche ouverte, semblait
-déchiffrer un rébus. Puis, elle sourit avec
-lassitude:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Vous voulez parler de ... Vous
-trouvez que?...</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, je trouve, affirma crânement
-M<sup>me</sup> Savourette.</p>
-
-<p>Et elle eut ce beau regard, pétillant et
-mouillé tout ensemble, que les femmes heureuses
-par l’amour jettent sur leur passé.</p>
-
-<p>Une nausée aux lèvres, M<sup>me</sup> Chazelles
-avoua avec nonchalance:</p>
-
-<p>&mdash;Moi pas. Ça me dégoûte. Je trouve ça
-embêtant comme la pluie. Chaque fois, faut<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[43]</a></span>
-se lever, faut courir ... J’avais toujours envie
-de lui demander, quand ça le prenait: «Pourquoi
-faire?»</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Savourette la considérait avec stupeur
-et compassion. Elle jugeait naïvement les
-autres d’après elle-même. Et cette pauvre
-petite M<sup>me</sup> Chazelles lui apparaissait une
-créature disgraciée, une infirme.</p>
-
-<p>Cependant, des éclats de voix partaient du
-salon, des «bonjour ...» aigus et flûtés, des
-excuses volubiles sur la tardive visite, des
-«Oh! Ah! Oh!» d’admiration sur ce délicieux
-hôtel qu’on ne connaissait pas encore.
-Et d’une folle allure d’hirondelle entrée dans
-une chambre, une dame blonde, vive, chatoyante,
-fit le tour de la pièce, lorgna les
-meubles, les tableaux, la serre, but une
-gorgée de thé, becqueta un gâteau, serra des
-mains et s’en fut ...</p>
-
-<p>C’était M<sup>me</sup> Evenon. Son mari, l’homme le
-plus affairé de Paris, présidait dix conseils<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[44]</a></span>
-d’administration par jour. Il déjeunait dans
-sa voiture, dînait en s’habillant et dormait au
-théâtre. Il gagnait effroyablement d’argent,
-mais il ne trouvait pas le temps de le dépenser.</p>
-
-<p>Amusée et surprise de cette visite d’oiseau,
-Lucette s’attardait au seuil du salon. Le soir
-tombait. Le couchant colorait les vitrages.
-Maman et la pauvre petite M<sup>me</sup> Chazelles ne
-formaient plus qu’un groupe indécis sous les
-palmiers qui découpaient sur le ciel délicat
-leurs silhouettes fines et noires.</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez ce que M<sup>me</sup> Evenon est
-venue chercher ici? demanda Turquois.</p>
-
-<p>&mdash;Non.</p>
-
-<p>&mdash;Un alibi, parbleu.</p>
-
-<p>&mdash;Comment?</p>
-
-<p>&mdash;Eh! oui. C’est la femme qui aspire à la
-grande passion. Type connu. Depuis dix ans,
-elle fait des essais. Elle sort de chez son
-amant. Elle dira qu’elle a passé deux heures
-ici.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[45]</a></span></p>
-
-<p>Devant la glace embrumée de pénombre,
-Lucette relevait ses cheveux:</p>
-
-<p>&mdash;Vous croyez? dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Bien sûr. Les visites n’ont pas
-d’autre utilité. C’est très commode. Vous
-verrez.</p>
-
-<p>Brusquement, Lucette se retourna, les bras
-encore levés vers sa chevelure:</p>
-
-<p>&mdash;Comment? Je verrai?...</p>
-
-<p>&mdash;Je l’espère bien ... Dites donc, je m’inscris,
-hein? Je suis le <i>preux</i>, comme disent
-les gosses. Et même, en attendant, vous
-devriez bien me laisser prendre un petit
-acompte, là, dans le cou ...</p>
-
-<p>Elle avait laissé retomber ses bras. Elle
-murmura:</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes fou!</p>
-
-<p>Il lui faisait peur, dans la demi-obscurité.
-Sa face de faune, d’ordinaire joviale,
-était tirée, enlaidie par le désir. Il poursuivait:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[46]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Ben quoi? On ne nous verrait pas, du
-jardin. Ce serait amusant, au contraire, sous
-le nez des gens.</p>
-
-<p>Trop stupéfaite pour agir, pour penser
-même, retenue seulement d’appeler ou de
-s’enfuir par un instinct d’orgueil et de crânerie,
-elle répéta:</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes fou!</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, je ne suis pas fou. Je suis
-emballé, voilà tout. Alors, vrai, vous ne
-voulez pas. Rien à faire, nous deux, pour
-l’instant?</p>
-
-<p>Pour la troisième fois:</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes fou! Taisez-vous donc ...</p>
-
-<p>Mais elle s’était un peu reprise. Elle tourna
-un commutateur. Le salon s’illumina. Turquois
-ne se troubla pas:</p>
-
-<p>&mdash;Bon, bon. Mettons que je n’ai rien dit,
-là. Il n’y a pas de quoi se fâcher. On est
-amis, tout de même, hein?</p>
-
-<p>Elle ne lui répondit pas. Les joues en feu,<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[47]</a></span>
-elle s’éloigna, retenant entre ses dents serrées
-le mot qui la soulageait: «Brute!»</p>
-
-<p class="p2">Le soir même, allongée dans un des lits
-jumeaux tandis que son mari dormait dans
-l’autre, Lucette, les yeux grands ouverts dans
-l’obscurité, s’interrogeait: «Voyons, voyons,
-ne suis-je pas aussi heureuse qu’on peut l’être,
-absolument heureuse?»</p>
-
-<p>Il avait fallu l’offre brutale de Turquois pour
-la contraindre à cet examen. Ils sont si rares,
-ces regards intérieurs! Il semble que nous
-n’ayons jamais le temps de prendre conscience
-de nous-mêmes, de nous rassembler, de
-dresser le bilan de notre existence. Mais
-l’alarme avait sonné. Ce Turquois, avec son
-flair de requin, n’avait-il pas la réputation de
-guetter la première chute, de s’attaquer à
-bon escient, aux femmes qui chancellent,<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[48]</a></span>
-qui sont près de défaillir? Pourquoi, subitement,
-l’avait il entreprise? Elle se répéta,
-plus indignée qu’inquiète: «Est-ce que je
-ne suis pas absolument heureuse?»</p>
-
-<p>Minutieusement, elle explorait le passé,
-suivait le fil des jours. Depuis cet éblouissant
-coup de surprise, depuis l’heure où
-M. Duclos, au retour des Barres, l’avait demandée
-en mariage pour son fils, elle s’était
-sentie enveloppée, soulevée par la forte certitude
-du bonheur. Elle aimait. Elle était
-aimée. Et tout l’hiver des fiançailles, plus
-fleuri qu’un printemps, elle s’était maintenue
-dans cette ivresse comblée, cette plénitude
-de tout elle-même. Elle avait vécu
-comme on valse, emportée dans du vertige,
-de la musique, de la lumière, aux bras de
-l’être aimé. Une telle griserie, qu’elle ne parvenait
-même pas maintenant à retrouver de
-points de repère, des souvenirs précis. Rien
-d’étonnant. Le malheur blesse, le bonheur<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[49]</a></span>
-caresse. Les blessures laissent des traces, les
-caresses n’en laissent pas.</p>
-
-<p>Et depuis son mariage? Hors l’inévitable
-torture de la maternité, n’était-ce pas la même
-succession de jours sans heurt, de jours bleus,
-de jours planés? Jamais un souci, jamais une
-contrariété même. Sa félicité était toujours
-restée égale à elle-même, à hauteur de ses
-rêves.</p>
-
-<p>Pourrait-elle même trouver un moment
-inférieur? Scrupuleusement, elle cherchait ...
-Oh! un bien court moment, en tout cas.
-Même pas le nuage au ciel. Plutôt le
-petit souffle qui, par le plus beau temps,
-fait soudain frissonner les feuilles. Une
-impression bien fugitive, un souvenir que
-se reprochait sa tendresse et que fuyait sa
-pudeur.</p>
-
-<p>C’était le matin, le lendemain de son mariage,
-au château des Barres, où son mari,
-l’enlevant au lunch, l’avait emmenée en<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[50]</a></span>
-auto ... Ah! le joli voyage, lui aussi tout embrumé
-dans sa mémoire d’une lumineuse
-buée de bonheur. Donc, pendant cette matinée,
-le garde-chasse avait fait demander Paul. Elle
-était restée seule. On ne devrait jamais rester
-seule, ce matin-là. Elle se levait, assise au
-bord du lit. On était en avril. Juste trois ans.
-Le temps était voilé. Et, tout à coup,&mdash;le hurlement
-d’une sirène sur la route ou les aboiements
-des chiens du garde sous la fenêtre
-avaient-ils crispé ses nerfs tendus et sensibles,&mdash;un
-souffle de mélancolie avait passé sur
-elle, léger, rapide, mais net, quelque chose
-comme une voix triste qui lui eût murmuré:
-«Ce n’est que cela ...»</p>
-
-<p>Oh! la parole impie, qui la poursuivait
-d’un remords! «Ce n’est que cela ...» Mais il
-faut dire aussi qu’elle aimait tant, au seuil
-du mariage ... Son amour l’emportait d’un trait
-si dru, d’un essor si large et si puissant, qu’elle
-aspirait à se dépasser encore, à se dépasser toujours,<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[51]</a></span>
-à atteindre elle ne savait quels sommets ...</p>
-
-<p>Et puis, jeune fille, tout se conjurait pour
-exalter sa foi dans l’amour. Les livres, le théâtre,
-la musique, le chuchotis du monde, tout
-vivait, tout palpitait d’amour. Et, enveloppé
-dans ce bruissement recueilli, dans cet encens
-magnifique, dans ce cantique éperdu, le
-mystère s’élevait, devenait divin, infini ...</p>
-
-<p>Qu’attendait-elle alors? Elle l’ignorait au
-juste. On a beau être d’une famille artiste
-où chacun a son libre parler, on a beau sortir
-seule, avoir flirté un brin,&mdash;on ne mène
-pas, de dix-huit à vingt-deux ans, la vie de
-tennis et de plage, de bals et de dîners, sans
-être courtisée,&mdash;tout de même, la conspiration
-du silence continue. On est bien plus
-ignorante qu’on n’en a l’air. On a vu des
-statues sans voile, on a vu des bêtes s’unir,
-on a surpris des allusions qu’on a traduites
-à sa façon, même il vous est tombé<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[52]</a></span>
-de vilains livres sous les yeux ... Et cependant
-il subsiste des précisions impénétrables.</p>
-
-<p>Ces «terres inconnues» de la carte, ces
-lacunes, on les a comblées à coups d’imagination.
-Et parfois si drôlement!... Si chaste,
-si peu curieuse qu’on soit, on y rêve, à cette
-vérité cachée, justement parce qu’elle est
-cachée et parce qu’on la sent capitale. Mais la
-terre inconnue garde son secret. Hélas!
-lorsqu’on la foule enfin, transportée d’attente,
-d’ardeur, de foi, de frénésie, pourquoi faut-il
-qu’une pensée vous traverse: «Ce n’est que
-cela ...»</p>
-
-<p>Qu’attendait-elle?... Lorsque leurs lèvres
-s’étaient rencontrées pour la première fois, il
-lui avait semblé qu’elle buvait à une source
-de bonheur; une langueur délicieuse coulait
-en elle, l’alourdissait, à croire qu’elle allait
-tomber sous le poids du plaisir, et glisser
-vers une mort heureuse. Alors, ingénument,<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[53]</a></span>
-confusément, elle imaginait l’étreinte dernière
-comme un baiser plus violent, plus
-profond, un baiser où l’on achève de mourir ...</p>
-
-<p>La folle! Non, ce n’était pas cela. Mais
-n’était-ce donc rien que de se sentir une belle
-proie passionnément désirée, de n’être plus
-soudain qu’une petite chose bouleversée sous
-un fougueux assaut, de se livrer, de s’abandonner
-toute à celui qu’on adore, de le sentir
-en soi, d’obéir à sa brûlante convoitise jusque
-dans la souffrance, d’être soudée à lui, d’être
-heureuse, enfin, de la joie qu’on lui donne ...
-Et ensuite, de le tenir contre soi, las et reconnaissant,
-de le bercer tendrement, comme un
-tout petit? Évidemment, c’était là tout l’amour.
-Ce ne pouvait pas être autre chose. Ce qu’on
-imagine dépasse fatalement ce qu’on réalise.
-Mais la part restait belle. Et il fallait bien
-qu’elle fût née d’un moment de solitude et de
-malaise, cette pensée impie: «Ce n’est que
-cela.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[54]</a></span></p>
-
-<p>Vilaine impression aussitôt chassée, ensuite
-oubliée parmi tant d’heures charmantes ...
-D’abord, l’installation dans ce petit hôtel du
-Champ-de-Mars, coquet, battant neuf, et dont
-l’éclat trop cru, trop frais verni, avait vite
-disparu derrière les tentures et les meubles
-vénérables. L’amusante chasse aux trouvailles,
-du noble magasin du tapissier jusqu’au
-fond des faubourgs ... Vie affairée
-d’abeilles qui rapportent à la ruche le miel
-de toutes les fleurs. Jamais leurs goûts ne se
-heurtaient. Il est vrai que Paul était bien capable
-d’imposer silence à ses préférences, en
-cas de désaccord. Il lui disait: «Ce qui te fait
-plaisir me plaît.»</p>
-
-<p>Il la «servait». Elle ne trouvait pas d’autre
-mot pour exprimer la ferveur dont il l’entourait,
-une ferveur où il subsistait quelque
-chose de religieux, une ferveur attentive,
-respectueuse et passionnée tout ensemble,
-et qui, dans l’effusion, montait, brusque,<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[55]</a></span>
-ardente, passait sur elle en coup de flamme.</p>
-
-<p>Il la servait comme un néophyte qui, d’un
-zèle brûlant, s’incline devant l’autel. Il se
-montrait d’une douceur patiente, égale, d’où
-jaillissait parfois sa gaîté jeune et fraîche.
-Et, sans doute parce qu’il n’avait pas eu
-le temps de se durcir, de s’ossifier dans un
-long célibat, il n’avait aucun de ces travers
-à arêtes vives où l’on s’écorche, où l’on s’irrite,
-dans le frottement de la vie commune.</p>
-
-<p>Il la servait. Tous ses regards montaient
-vers elle. Le reste du monde lui était indifférent
-Sauf pourtant ses travaux qui lui
-restaient chers,&mdash;un gros ouvrage qu’il préparait
-depuis deux ans, l’exposé de ses découvertes
-en Troade. Et encore ne lui en parlait-il
-qu’avec une timide discrétion, tant il craignait
-de l’importuner par des vues trop
-arides.</p>
-
-<p>Il la servait. Il la comblait d’offrandes,
-surprises ingénieuses, fines attentions! Et il<span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[56]</a></span>
-trouvait, pour saluer une toilette heureuse,
-un chapeau seyant, une mine particulièrement
-brillante, bref, pour vous répéter ce
-que vous dit votre glace, de ces mots qui
-vous éclairent, qui vous réchauffent, vous
-auréolent.</p>
-
-<p>Oui, il était bien le compagnon rêvé. Il lui
-avait bien fait la meilleure existence. Elle se
-le répétait, d’un élan où s’exaltait sa propre
-tendresse. A suivre ainsi sa vie de femme,
-elle retrouvait la même impression que dans
-les promenades où elle s’amusait à parcourir
-toute seule son logis de pièce en pièce. Un
-tiède bien-être, une pure et noble harmonie,
-une profusion de richesses délicates, accumulées,
-répandues avec un zèle pieux, comme
-autant d’ex-voto de bonheur ...</p>
-
-<p>Mais pourquoi cet homme, ce Turquois,
-l’avait-il si brutalement entreprise?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[57]</a></span></p>
-
-<p class="p2">«Suis-je absolument heureuse?» Cette
-question, Zonzon devait la contraindre à son
-tour d’y répondre, quelques mois plus tard,
-à la rentrée d’automne.</p>
-
-<p>Dès qu’elle avait une heure libre, entre
-deux consultations, deux visites au dispensaire,
-elle accourait, pressée, rapide, la poitrine
-au vent, la robe tendue en drapeau sur
-la hampe fière de la jambe.</p>
-
-<p>Tout de suite, elle animait la maison. Dès
-son entrée, il y faisait plus chaud, plus clair.
-L’air vibrait, comme il danse sur les champs
-au soleil. Elle criait en riant: «Voilà la marchande
-de santé!» Et de fait, elle en avait à
-revendre. Son beau regard brun, aiguisé par
-dix ans d’exercice, scrutait la petite Paule, la
-nourrice, puis se reposait, tendre, sur Lucette.
-<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[58]</a></span>Ah! la chère dévouée, la chère vigilante ...</p>
-
-<p>Mais ce jour-là&mdash;un matin, vers onze
-heures, Lucette achevant lentement sa toilette
-dans sa chambre&mdash;une sorte de fièvre
-l’agitait. Elle ne tenait pas en place, tandis
-que sa sœur, comme d’habitude, racontait ses
-dernières journées, courses, visites, dîners,
-détaillait ces mille riens dorés dont était tissée
-la trame légère de son existence. Et soudain,
-se campant debout, les mains derrière le dos,
-Zonzon l’interrompit, pénétrée:</p>
-
-<p>&mdash;Alors, bien vrai, ça va, la vie?</p>
-
-<p>Lucette, qui se polissait les ongles devant
-sa table, releva la tête. Pourquoi ce ton
-grave, presse anxieux, que rien n’appelait,
-et qui ressemblait si peu à Zonzon?</p>
-
-<p>&mdash;Comme tu me demandes cela?</p>
-
-<p>Zonzon hésita une seconde. Puis, dans un
-coup d’épaules résolu:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien ... Je te demande ça comme une
-Zonzon qui pourrait bien se donner de l’air,
-filer quelques mois, et qui voudrait être sûre,<span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[59]</a></span>
-absolument sûre, de laisser sa Lucette tout à
-fait heureuse, en plein bonheur.</p>
-
-<p>Zonzon partir, s’absenter ... Quelle stupeur!
-Mais déjà, s’asseyant près de Lucette:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! dit Zonzon, ce n’est qu’un projet.
-Et tu sais, les projets, c’est comme les oiseaux.
-Ils s’envolent tout d’un coup pendant
-qu’on les caresse. Ce ne serait en tout cas
-que pour la fin de l’année, peut-être le printemps.
-Mais si je pars, je veux partir tranquille.
-Et, une fois là-bas, l’idée d’une anicroche,
-l’idée que tu pourrais avoir besoin de
-ton docteur ordinaire, me gâterait le voyage.
-Alors, dis, tu te sens bien d’aplomb?</p>
-
-<p>Lucette ne répondit pas directement:</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, de quoi s’agit-il?</p>
-
-<p>Lucette ne connaissait que la vie extérieure
-de Zonzon. Depuis l’époque où elle étudiait
-la médecine, elle avait lentement conquis son
-indépendance. Elle avait, un à un, dénoué
-plutôt que tranché les liens qui l’attachaient<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[60]</a></span>
-au foyer de famille. Mais comment, jusqu’où
-usait-elle de sa liberté? Là-dessus, Lucette
-n’avait jamais interrogé sa sœur. Elle en
-était retenue par son ombrageux respect de
-tout ce qui est intime et caché, par le prestige
-et l’autorité de son aînée à ses yeux, et
-aussi, peut-être, par cette sorte de désintéressement
-où nous restons de tout ce qui ne
-réagit pas, de ce qui n’influe pas directement
-sur notre propre existence.</p>
-
-<p>Tout de même, et surtout depuis son mariage,
-la curiosité de Lucette s’éveillait parfois,
-en courtes lueurs: «Comment vit-elle?»
-Et la gravité inhabituelle de sa sœur, l’imprévu
-de ce départ, l’avertissaient qu’elle
-touchait au mystère.</p>
-
-<p>Zonzon s’était accoudée à la petite table où
-s’étalaient toutes les pièces de l’onglier, ce
-joli superflu qui s’échappe d’un nécessaire.</p>
-
-<p>&mdash;Il s’agit d’un voyage, d’une mission ...
-Mais je ne partirais pas seule. J’ai un ami,<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[61]</a></span>
-ma petite Lucette. Depuis longtemps, déjà.
-Quatre ans. Bah! J’aime mieux tout lâcher,
-maintenant que j’ai commencé. C’est drôle,
-la vie. Nous nous sommes connus au chevet
-de sa femme malade. On l’opérait. Une maladie
-de reins. Je tenais le chloroforme. Il
-assistait, aussi blanc qu’elle. Elle est morte,
-huit jours après. On s’est revu plus tard. Et
-petit à petit, on s’est aimé, fort, bien fort,
-très fort ... Voilà.</p>
-
-<p>A froid, et connaissant Zonzon, Lucette
-avait envisagé semblable aventure. Mais,
-sous le choc de la confidence, toutes les idées
-convenues qui sommeillent en nous&mdash;sur ce
-qui se fait ou ne se fait pas&mdash;se réveillaient,
-se révoltaient. Elle était péniblement surprise,
-comme d’un amoindrissement, d’une
-déchéance, d’une mise hors la règle. Elle
-cria presque:</p>
-
-<p>&mdash;Mais pourquoi ne t’a-t-il pas épousée?</p>
-
-<p>&mdash;Il me l’a offert. Mais il a une fille.<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[62]</a></span>
-Treize ans. Toute à l’empreinte de sa mère,
-pieuse, presque mystique, bref à l’envers de
-moi. Aussi, tu comprends. Pour elle, voir
-une autre femme prendre la place de sa
-maman, ce serait la perdre deux fois. Ça lui
-ferait trop de peine, à cette petite. Alors, je
-n’ai pas voulu.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Zonzon, murmura Lucette, remuée.</p>
-
-<p>&mdash;Bah! ce n’est pas héroïque. D’autant
-que plus tard, quand elle sera mariée, on
-pourra faire comme elle, si on veut. Mais, moi,
-je n’y tiens guère. Ah! dame, faut se cacher,
-c’est vrai. Car cette enfant doit ignorer toute
-l’histoire. Sinon, le beau geste ne servirait de
-rien. Tu es la première à qui je me raconte,
-la seule dans le secret. Et encore, sans ce
-voyage, je crois bien que je serais restée
-bouche close. Car je te devine, va! Tu as beau
-remuer la tête: ça te fait de la peine, au fond,
-mon histoire. Je ne suis pourtant pas à
-plaindre, sacristi!... Enfin, fallait bien justifier<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[63]</a></span>
-le départ. Tu n’aurais pas compris. Tu m’en
-aurais voulu, de ficher le camp. Tandis que
-maintenant, tu dois comprendre. On partirait
-pour l’Amérique. Lui, il ferait une enquête
-pour l’usine Grive, où il est ingénieur. Tu
-sais, les machins, les choses en fer. Moi, je
-décrocherais une mission quelconque pour
-étudier leurs universités là-bas, au point de
-vue médical. Mais on ne travaillerait pas tout
-le temps, bigre! On se retrouverait. Alors, tu
-penses, ces six mois ensemble, en liberté, en
-plein jour, quelle fête! Les grandes vacances
-de la vie, quoi!</p>
-
-<p>&mdash;Tu vois bien, dit Lucette, que tu souffres
-d’être obligée de te cacher.</p>
-
-<p>&mdash;Pas tant que tu crois. On concentre sur
-une heure ce qu’on aurait répandu sur un
-jour. Les moments où nous sommes ensemble
-me dédommagent des autres. J’y puise du
-courage, de la force, de la joie, pour le reste
-du temps. Nous n’avons pas de foyer, c’est<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[64]</a></span>
-vrai. Mais il est en moi, mon foyer, si clair
-et si brûlant, qu’il illumine et qu’il réchauffe
-toute ma vie. Ah! Lucette, tu te rappelles, ce
-matin d’été, aux Barres, où tu me disais: «J’aimerais
-tant, si uniquement ...» J’étais à lui
-depuis peu. Et j’aurais voulu pouvoir te crier:
-«C’est comme moi, c’est comme moi!...»
-Il faut croire que nous nous ressemblons
-aussi de cette manière-là, que nous sommes
-décidément taillées sur le même patron. Du
-jour où je me suis donnée, j’ai bien senti que
-je ne me reprendrais plus. Et depuis ce jour-là,
-pas un regret, pas une ombre, pas un
-moment moins exquis. Mais aussi, je lui dois
-un bonheur si plein, si complet ... Ah! tu ne
-trouves pas que c’est bon, que c’est beau et
-que c’est le secret d’un amour fort et durable,
-de se sentir en affinité, de se sentir aimée
-complètement, par toutes les cellules de l’être,
-toutes, toutes, celles où dorment et naissent
-nos plus tendres pensées, celles qui dessinent<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[65]</a></span>
-le modelé de notre visage et de notre corps,
-celles qui s’éveillent au plaisir et répandent
-en nous le grand frisson ...</p>
-
-<p>Et, lancée, saisissant les mains de Lucette:</p>
-
-<p>&mdash;Quelle chance, ma chérie, de pouvoir
-parler enfin en franchise avec toi, de pouvoir
-t’interroger, te confesser. Vois-tu, mon beau
-voyage serait gâté, si je savais laisser de
-l’autre côté de l’eau une petite Lucette qui
-ne serait pas royalement, absolument heureuse ...
-Tu l’es bien tout entière, tu l’es bien
-comme je l’entends? Maintenant, tu peux me
-répondre, tu peux tout me dire ...</p>
-
-<p>Oh! l’enthousiaste, l’exubérante Zonzon.
-Le visage animé, le geste tendre et pressant,
-elle appuyait:</p>
-
-<p>&mdash;Dis?... Il te rend heureuse?</p>
-
-<p>Lucette sourit:</p>
-
-<p>&mdash;Bien sûr.</p>
-
-<p>Mais Zonzon se mordait la lèvre, agitait
-la tête. On l’eût dit tentée et retenue<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[66]</a></span>
-tout à la fois de pousser et de préciser sa
-question.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Avec toi, on a toujours peur de
-t’effaroucher, de faire refermer la sensitive.
-Enfin, tu me comprends ... Dans ses bras ...
-tu es tout à fait heureuse ... tout à fait?</p>
-
-<p>Heureuse, dans ses bras? Certes! Ne se
-l’était-elle pas avoué? De nouveau, elle se l’affirma.
-Oui, elle était heureuse sous ses baisers,
-heureuse de se sentir si passionnément
-désirée, heureuse de la secrète volupté de se
-sacrifier, de s’offrir à l’aimé, d’être à la fois
-pour lui l’idole et victime, heureuse de cette
-rapide et fougueuse ardeur qui déferlait sur
-elle, de l’ivresse qu’elle devait lui verser et
-dont il lui rendait grâce ensuite, avec tant de
-ferveur ...</p>
-
-<p>Que voulait dire Zonzon? Allait-elle se
-prétendre plus favorisée, faire croire qu’elle
-connaissait un plus grand bonheur? Allons
-donc! Il n’en existait pas.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[67]</a></span></p>
-
-<p>Et ce fut avec une entière franchise relevée
-d’une toute petite pointe d’orgueil jaloux
-qu’elle répondit, l’air entendu:</p>
-
-<p>&mdash;Tout à fait heureuse.</p>
-
-<p>Zonzon respira, détendue:</p>
-
-<p>&mdash;A la bonne heure!</p>
-
-<p>Lucette jeta, d’une impulsion:</p>
-
-<p>&mdash;Tu n’en doutais pas, je pense?</p>
-
-<p>&mdash;Non, non. Mais je suis contente d’avoir
-pu m’assurer ... Parce que, vois-tu, c’est l’important,
-cela. J’ai tellement entendu, déjà, de
-confidences ... Des choses qu’une femme ne
-dira pas à son médecin, si c’est un homme,
-et qu’elle lui confesse, si c’est une femme
-comme elle. Des déceptions, des dégoûts, des
-nausées chez les unes. Et des transports, des
-délices, une vie comme vernie, chez les
-autres ... Oui, c’est cela l’important. Évidemment,
-ce n’est pas tout. Mais cela régit tout.
-C’est la clef de voûte, sans qui le reste
-s’écroule. D’ailleurs, tu n’as qu’à regarder<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[68]</a></span>
-autour de nous, dans chaque ménage. Oh!
-pas besoin de chercher bien loin. Tiens, papa
-et maman ...</p>
-
-<p>Et sur un recul de Lucette:</p>
-
-<p>&mdash;Comment, reprit-elle, tu n’y avais jamais
-pensé? Réfléchis. Ils ont eu leur part d’embêtements,
-comme tout le monde. Cette affaire
-de l’oncle Gratien, le frère de maman, ces
-fausses traites qu’il a signées, qu’ils ont payées
-pour éviter le scandale. Cette histoire-là a
-pesé sur toute leur vie. Papa avait beau gagner
-de l’argent, on a toujours vécu à la maison
-dans une gêne dorée, parmi les coups de
-sonnette insolents des fournisseurs, les chuchotis
-autour des factures renvoyées. Eh bien,
-pourquoi maman a-t-elle toujours gardé sa
-placidité souriante, son joli scintillement fixe
-d’étoile? Pourquoi cette grande indulgence
-répandue sur nous, sur son entourage, sur
-toute la vie? Parce qu’elle a eu, elle aussi,
-comme elle le dit si souvent, un «bon mari»<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[69]</a></span>
-Un peu trop galant, papa, un peu trop le coq
-qui, par habitude, lisse ses plumes et tend
-l’ergot à chaque poule qui passe. Mais un
-coq! Un tendre coq attentif à sa sultane, et
-qui lui a donné ce qu’il lui fallait ... Maman ...
-Ah! je te crois qu’elle a dû souvent en reprendre
-un petit peu!</p>
-
-<p>Lucette s’effara:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Zonzon!...</p>
-
-<p>Mais, déjà, l’aînée se levait, rajustait son
-chapeau devant la glace.</p>
-
-<p>&mdash;Bon sang! Je viens de refermer la sensitive.
-Mais quoi, grosse bête, y a pas de mal.
-C’est naturel. Allons, je me sauve, j’ai rendez-vous.
-Oui, avec lui. Crois-tu, depuis quatre
-ans, chacun de notre côté, nous arrivons toujours
-en avance. Ce n’est pas admirable? Au
-revoir, mon loup, au revoir, ma chérie, au
-revoir, ma bienheureuse. Oh! je suis contente ...</p>
-
-<p>Elle s’envola, radieuse.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[70]</a></span></p>
-
-<p>Ah! si elle avait pu, ce jour-là, deviner
-qu’elle n’était pas comprise, qu’un malentendu
-vital s’établissait entre elles ... Pourquoi
-aussi la réserve de Lucette retenait-elle
-Zonzon d’insister, de préciser, d’appeler toutes
-les choses par leur nom, comme elle en avait
-coutume? Pourquoi ne parle-t-on pas de son
-corps comme de son cœur? Entre deux êtres
-sains, il ne devrait pas y avoir de sujets
-interdits, de pensées indicibles, de ces paroles
-dont on a honte et qui restent dans la gorge.
-L’intention peut être vicieuse. Mais les mots
-en eux-mêmes ne sont jamais impurs.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[71]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">III</h2>
-
-<p class="p2">Dans quelques années, lorsque les aéroplanes
-seront aussi répandus dans le ciel
-que les autos sur les routes, lorsque leur
-vol ne surprendra pas plus que celui d’un
-oiseau, le souvenir deviendra curieux, presque
-historique, des premiers essais, des
-premiers essors, sur le champ de manœuvre
-d’Issy.</p>
-
-<p>Un petit groupe de fanatiques suivaient<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[72]</a></span>
-ces séances et, de temps en temps, amenaient
-quelques amis dont ils avaient piqué la curiosité.
-C’est ainsi que Lucien Chazelles entraîna
-Lucette et son mari.</p>
-
-<p>Rien ne prédestinait ce Lucien Chazelles à
-s’occuper d’aviation. D’abord officier de cavalerie,
-il avait traversé discrètement la politique
-et la littérature. Pour l’instant, il était
-conservateur du musée Suffren, consacré,
-comme on sait, à l’histoire du Costume. On
-assurait qu’il convoitait un gros emploi dans
-les finances publiques. Mais c’était un
-de ces esprits clairvoyants, pivotants, qui se
-braquent dans toutes les directions, une de
-ces intelligences complètes, circulaires,
-avides de tout, aptes à tout.</p>
-
-<p>Jusqu’à ces derniers temps, Lucette l’avait
-tout juste aperçu. Elle ne voyait que M<sup>me</sup> Chazelles.
-Mais la pauvre petite femme s’était
-retirée en province depuis son divorce. Et
-sans doute toutes relations eussent-elles cessé<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[73]</a></span>
-avec le mari, si Paul n’avait marqué l’intention
-de doter le musée Suffren d’une collection
-de bijoux et d’aquarelles rapportés de ses
-fouilles en Troade.</p>
-
-<p>Lucette avait accepté d’enthousiasme d’accompagner
-son mari et Chazelles à Issy. Elle
-s’en amusait comme d’une expédition. Et,
-dans la limousine qui les emportait tous trois
-à travers les rues ouvrières de Grenelle, elle
-s’étonnait même que ce petit grain d’imprévu
-jeté dans sa vie la fît si allègrement résonner.</p>
-
-<p>L’après-midi de mars était doux, presque
-tiède, d’un gris si transparent qu’on le voyait
-bleu, un de ces jours où les gens, respirant
-l’espoir du renouveau, disent: «Ça sent le
-printemps.»</p>
-
-<p>Dès l’octroi franchi, l’espace s’élargit soudain.
-Un grand vide lumineux, un désert de
-sable brun où, çà et là, des pelotons de cavaliers
-manœuvraient encore.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[74]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Voilà Issy, dit Chazelles.</p>
-
-<p>Quoi? Si près? Lucette croyait partir pour
-un pays perdu, une banlieue lointaine, et la
-fameuse plaine était à la porte même de Paris,
-moins loin de la ville que le champ de courses
-d’Auteuil. Sur l’indication de Chazelles, la
-voiture piqua tout droit vers les hangars en
-bordure, où se massait une foule noire et
-s’alignaient des autos en rang pressé.</p>
-
-<p>Tous trois débarquèrent. Sur le champ de
-manœuvre, les curieux entouraient un étrange
-appareil au repos, énorme et léger, qui ne
-ressemblait à rien de connu. Au centre des
-grandes surfaces blanches et tendues, parmi
-le réseau ténu du bâtis, le pilote haut perché
-était assis, faisant corps avec la machinerie.
-Derrière lui, un aide s’efforçait de lancer
-l’hélice à la volée, jetait un bref signal:
-«Hop!» Mais elle ne partait pas.</p>
-
-<p>&mdash;Il a des ennuis de moteur, dit Chazelles.</p>
-
-<p>Il guidait ses compagnons, leur nommait&mdash;en<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[75]</a></span>
-échangeant des saluts et des poignées
-de main&mdash;des notoriétés de l’aviation. Puis
-il leur fit gravir un petit tertre, une dune de
-sable, d’où l’on dominait la plaine.</p>
-
-<p>Pas gaie, même sous la timide embellie,
-cette grève noirâtre, bordée, sur trois côtés,
-de remparts, de remblais et d’usines. La foule
-elle-même, disparate, inquiétait. Des sportsmen,
-des amis du pilote, des badauds attirés
-par les notes de journaux, des fidèles aussi,
-qui venaient chaque jour, matin et soir. Des
-photographes importants, qui promenaient
-de lourds trépieds, ou circulaient la poitrine
-blindée de leur instantané. Puis des gamins,
-moineaux des fortifs, pouilleux, joyeux, poussiéreux,
-qui s’ébattaient dans le sable, turbulents
-et criards, pour le plaisir et pour la
-galerie. Et d’autres fils de la zone, plus grands,
-ceux-là, plus inquiétants, en espadrilles et
-casquette cycliste, le pantalon évasé à la base
-en pilier de réverbère, et qui, pour tromper<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[76]</a></span>
-l’attente, improvisaient un jeu, abattaient à
-coups de pierre de vieilles boîtes de conserves
-fichées dans le sable.</p>
-
-<p>Lucette en prit un peu peur. Elle l’avoua
-en riant.</p>
-
-<p>&mdash;Bah! Ils ne sont pas méchants, dit
-Chazelles.</p>
-
-<p>Elle le considéra, d’un bref regard en coin.
-Grand, brun, solide, la face avenante et nette,
-il respirait surtout la force. Et on ne démêlait
-qu’ensuite la finesse qui aiguisait le ferme
-regard, creusait d’une fossette le menton volontaire,
-animait les lèvres délicates sous
-la vigoureuse moustache noire. Il fumait sans
-cesse des cigarettes, qu’il tirait d’un étui d’or,
-d’un geste rapide et coulé.</p>
-
-<p>Cependant, l’attente se prolongeait. Paul
-interrogea Lucette:</p>
-
-<p>&mdash;Tu n’es pas fatiguée? Tu ne veux pas
-t’asseoir?</p>
-
-<p>Justement, à l’ombre des hangars, une<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[77]</a></span>
-petite baraque de débitant avait poussé, qui
-s’intitulait modestement: <i>Aerian Bar</i>. On
-pourrait emprunter des chaises ...</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, mais non.</p>
-
-<p>Elle s’irrita qu’on la crût lasse devant
-Chazelles, qui, poitrine au vent, la cigarette
-haute, suivait la lutte patiente du pilote
-contre son moteur. Enfin, des détonations
-éclatèrent, d’abord intermittentes, en pétarade.
-Puis elles s’enchaînèrent, l’hélice tourna
-à vive allure et ne fut plus bientôt dans l’air
-qu’un bouclier vibrant, impalpable et terrible.
-Des casquettes, des chapeaux s’envolèrent,
-emportés par son souffle puissant. Des aides
-accroupis, dont le bourgeron claquait dans
-le vent, retenaient l’appareil à pleins bras.
-Ils le lâchèrent quand le pilote leva la main.
-Aussitôt l’aéroplane démarra. Ses roues
-s’avancèrent dans le sable mou, d’une vitesse
-croissante.</p>
-
-<p>On suivait sa marche avec une sorte d’angoisse.<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[78]</a></span>
-On aurait voulu l’alléger, l’aider, le
-soulever à distance, comme le magnétiseur
-qui projette sa force. Et soudain, à cent mètres
-de là, il quitta le sol, plana, les ailes grandes.</p>
-
-<p>De toute la foule, un cri d’admiration et de
-délivrance monta, l’accompagna dans son
-essor. De nouveau, des vœux, des désirs tendus
-le soutenaient, s’opposaient à sa chute.
-Dans un virage, près des fortifications, il
-s’inclina. Une aile menaça d’accrocher la
-terre. Et chacun frémit, comme d’un danger
-personnel. Enfin, à la lisière opposée, il
-prit contact, roula, s’arrêta. On vit l’hélice
-ralentie tourner comme le soleil éteint d’un
-feu d’artifice. Des fanatiques coururent à
-travers la plaine pour féliciter plus tôt le
-héros.</p>
-
-<p>Dans les groupes, chacun analysait ses impressions.
-On les reconnaissait pareilles.
-C’était, chez tous, au moment de l’essor, la
-même allégresse, la même détente, une félicité<span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[79]</a></span>
-intérieure, une jouissance physique, un
-délicieux décrochement du cœur.</p>
-
-<p>Tandis que l’aviateur essayait de réparer
-son appareil, ramené à bras devant les hangars,&mdash;car
-il s’agissait d’une nouvelle panne
-de moteur,&mdash;Paul et Chazelles s’efforçaient
-de démêler les causes profondes de leur émotion.</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être, dit Paul, avons-nous la
-notion confuse d’assister à un spectacle
-qu’aucun regard n’a jamais contemplé et que
-des centaines de générations ont imaginé.
-Les hommes ont toujours aspiré à quitter la
-terre. La légende en fait foi. Ce qui nous
-émeut, c’est d’être les premiers à voir réaliser
-un rêve aussi vieux que l’humanité
-pensante.</p>
-
-<p>&mdash;Possible, consentit Chazelles. Et puis,
-ce n’est qu’un balbutiement, qu’une promesse.
-Ce grand oiseau de toile fait songer
-aux espoirs qu’il couve sous ses ailes, à<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[80]</a></span>
-l’avenir qu’il nous prépare et qu’on nous
-prédit tous les jours.</p>
-
-<p>De fait, cette année-là, on vivait en pleine
-anticipation. Dans les dîners, l’aviation
-détrônait le théâtre, ce grand accapareur de
-la table. On ne parlait plus de la dernière
-pièce, mais de la dernière envolée. Des causeurs
-se taillaient des succès faciles en montrant
-l’aéroplane au-dessus des jardins, les
-clôtures désormais inutiles, la propriété
-perturbée, la fin de l’odieux gabelou, de l’indiscret
-douanier, de la guerre devenue trop
-cruelle, bref, toutes les frontières renversées
-au souffle de l’hélice aérienne.</p>
-
-<p>Lucette écoutait distraitement la discussion
-des deux hommes. Elle observait le pilote,
-grimpé dans l’armature de son appareil, et
-qui s’efforçait, à petites retouches patientes,
-de ranimer son moteur. Mais soudain son
-attention se réveilla. Chazelles affirmait:</p>
-
-<p>&mdash;Non, voyez-vous, il y a autre chose. Ni<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[81]</a></span>
-les vieux rêves du passé, ni les promesses de
-l’avenir ne suffisent à expliquer le frisson
-qui nous parcourt, qui nous électrise, au
-moment précis de l’essor. Il y a là un besoin
-de l’esprit qui prend corps, un symbole.</p>
-
-<p>&mdash;Un symbole? demanda Paul. Comment
-l’entendez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Eh oui, tous, tant que nous sommes,
-nous tendons à quitter la terre. Le meilleur
-et le plus pur de nous-même aspire sans
-cesse à s’affranchir de la gangue, à s’élever,
-d’un coup d’aile. Et il nous semble que notre
-secret désir se réalise, quand cet homme
-s’arrache au sol. Le coup d’aile ... Mais nous
-le demandons à tout ce qui nous exalte, tout
-ce qui nous transporte et nous enchante, à
-tout ce qui nous rend supérieur à nous-même.
-Qu’attendons-nous de la musique,
-vulgaires tziganes ou splendide opéra? Que
-le premier coup d’archet nous emporte et
-nous ravisse au réel. Coup d’aile, la voix du<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[82]</a></span>
-ténor, la tirade de l’acteur, l’éloquence du
-tribun. Coup d’aile, le voyage, le beau site,
-le clair de lune. Coup d’aile, l’amour ...</p>
-
-<p>&mdash;L’amour? dit Lucette.</p>
-
-<p>L’opinion l’intriguait, de cet homme dont
-le divorce restait mystérieux, sans raison
-notable. Chazelles allumait une nouvelle cigarette
-à celle qu’il venait d’achever. Les paupières
-attentives et tendues vers le petit point
-de feu, il aspirait avec force la fumée, de ce
-même appétit voluptueux dont il semblait
-aspirer la vie. Il se tourna vers Lucette:</p>
-
-<p>&mdash;Mais certainement, madame. L’essor
-de cet aviateur est l’emblème exact de
-l’amour. Songez-y. L’amour? Mais nous puisons
-dans sa force l’élan nécessaire à nous
-affranchir des soucis, des tracas, des petitesses,
-des cahots de la route, à échapper au
-sort commun, au terre-à-terre. Et dès qu’enfin
-il nous arrache au sol et nous emporte,
-nous cherchons à nous élever encore sur ses<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[83]</a></span>
-ailes et, par sa puissance, à nous dépasser, à
-planer toujours plus haut, dans un besoin
-fou de plein ciel, d’ivresse culminante, de
-vertige absolu, qu’un risque mortel ne paye
-pas trop cher!... Ah! oui, c’est le grand coup
-d’aile ...</p>
-
-<p>Mais le crépitement du moteur l’interrompit.
-Il tendit l’oreille:</p>
-
-<p>&mdash;Il donne bien, dit-il.</p>
-
-<p>Et le spectacle l’absorba. C’était déjà le
-crépuscule. On hâtait les rites du départ.
-L’aviateur leva le bras et l’immense oiseau,
-dont les ailes paraissaient lumineuses dans
-le jour atténué, s’enfuit au ras du sol.</p>
-
-<p>Tout en le suivant dans sa course, Lucette
-songeait aux paroles de Chazelles. Il l’intéressait.
-Il lui semblait qu’elle venait d’entendre
-de ces mots qu’on attend, qu’on a pensé sans
-les dire. Et quand l’aéroplane s’enleva, brusquement,
-comme sous un coup de mors, elle
-en éprouva un choc aux entrailles, une<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[84]</a></span>
-secousse plus violente que la première fois.
-A croire qu’elle avait vraiment sous les yeux
-l’image de l’amour, l’essor où l’on quitte la
-terre ...</p>
-
-<p>Une seconde, elle observa Chazelles. Il
-épiait le vol. Mais, comme s’il l’eût devinée,
-il tourna la tête. Leur regard et leur pensée
-se lièrent. Et, de son menton volontaire, il
-lui désigna, en souriant, le grand oiseau qui
-montait, tout blanc, dans la brume du soir.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[85]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">IV</h2>
-
-<p class="p2">«Ah! Voilà les lettres», pensa Lucette.
-Du coin de parc qu’elle avait adopté,&mdash;un
-rond-point ombreux, présidé par un gros
-chêne et meublé de tables et de sièges rustiques,&mdash;elle
-avait entendu sonner à la
-grille. Dans la vie tout unie qu’on menait
-aux Barres, le courrier faisait événement. Le
-matin, quand la femme de chambre apportait
-le déjeuner, Lucette guettait, dans la demi-obscurité<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[86]</a></span>
-de la pièce close encore, le paquet
-de lettres et de journaux posé sur le plateau.
-Et, l’après-midi, dès le coup de cloche du facteur,
-elle calculait le temps mort du triage, de
-«l’épluchage» à l’office, elle écoutait le
-caillou craquer sous le pas nonchalant du
-domestique.</p>
-
-<p>Parfois, son impatience avait un motif. Elle
-attendait des nouvelles de Zonzon, partie
-depuis un mois pour l’Amérique. Elles arrivaient
-à intervalles à peu près réguliers, huit
-et douze pages sur pelure bleutée, des expansions
-d’écolière en vacances, des joies de
-découverte et de liberté qu’attisait un secret
-bonheur. Un si fol éclat d’enthousiasme,
-qu’on s’attendait presque à voir les lignes
-danser et fuser. On s’étonnait que cette claire
-écriture, cursive et déliée, pût contenir et
-exprimer tant d’exubérance.</p>
-
-<p>Mais ce n’était pas le jour de Zonzon. Rien
-que des cartes illustrées d’amies en voyage,<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[87]</a></span>
-pas fâchées de faire montre de leurs déplacements
-et d’esquiver en trois mots la corvée
-d’écrire. Des journaux, dont Lucette parcourut
-les titres sinistres. Assassinats, incendies,
-cambriolages, grèves, menaces de guerre.
-Rien de nouveau.</p>
-
-<p>Déçue, elle rejeta le paquet sur la table.
-Qu’attendait-elle? Elle n’aurait pas su le dire.
-Peut-être un peu d’imprévu, de surprise,
-d’alerte.</p>
-
-<p>Une branche morte qui cassa net, tout près
-d’elle, la fit sursauter. Elle se leva. Dans ce
-silence, cette ombre verte, on avait l’air d’être
-au fond de l’eau. Et elle gagna l’orée du parc,
-la grande trouée lumineuse du parterre.</p>
-
-<p>C’était la pleine chaleur du jour et de l’été.
-Des abeilles animaient l’air sonore. Dans le
-calme absolu, des pétales tombaient mollement
-des roses épanouies. Et de s’effeuiller
-elles embaumaient davantage, à croire que
-leur parfum s’échappait de leurs blessures.<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[88]</a></span>
-Les buis des bordures craquaient; on entendait,
-on suivait la montée de la sève vers la
-lumière. Les papillons posés s’éventaient lentement
-de l’aile. Et toutes les fleurs se tournaient
-et s’ouvraient vers le soleil, comme
-autant de baisers envoyés par la terre.</p>
-
-<p>Mais cet incessant labeur de création, bourdonnant,
-odorant, Lucette en était blessée
-comme d’un coup de clarté trop vive. Elle ne
-se sentait pas en communion, en harmonie
-avec cette fête de la vie, cette splendeur
-féconde. Et loin de se fondre dans cette allégresse,
-elle en éprouvait une lassitude inquiète.</p>
-
-<p>Pourquoi ce malaise? L’absence de sa grande
-amie, de Zonzon? Elle la cherchait à ses
-côtés, forte et vivante. Ah! le cher guide, si
-sûr, si ferme, d’une puissance presque magnétique.
-Il arrivait à Lucette de lui dire: «Enlève-moi
-ma migraine avec tes mains.» Et
-Zonzon lui caressait le front, apaisait la douleur.
-Et maintenant, séparées. Au plus vite,<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[89]</a></span>
-il leur faudrait quinze jours pour se rejoindre.
-L’une pourrait mourir à l’insu de l’autre. Elle
-s’attendrit, prête à pleurer.</p>
-
-<p>&mdash;Ah ça! je suis folle, murmura-t-elle.</p>
-
-<p>Oui, folle. Nulle n’était plus choyée, plus
-entourée, plus riche en êtres aimés. Certains
-perdent leurs parents avant d’être eux-mêmes
-installés dans la vie. Et, à chaque petit
-bonheur, à chaque petit succès, ce ne sont
-que des ombres qu’ils prennent à témoin de
-leur joie ... Elle, au contraire, à son plein
-épanouissement, possédait les siens, et si
-jeunes de cœur. Un coup de téléphone, elle
-pouvait les entendre. Deux heures de train
-ou d’auto, elle était dans leurs bras.</p>
-
-<p>Jusqu’à M. Duclos,&mdash;père, comme elle
-l’appelait,&mdash;dont l’apparente rudesse rendait
-plus savoureuse la bonté, et qui, à chacun
-de ses passages, la traitait en petite reine, en
-petite fée du bonheur de son «garçon».</p>
-
-<p>Et là, tout près, derrière ces fenêtres recueillies,<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[90]</a></span>
-ouvertes sur la terrasse que le jardinier
-ne devait pas ratisser, afin de respecter le
-silence ... Certes, pressant, minutieux, formidable,
-ce travail de correction d’épreuves qui
-devait être achevé pour la rentrée, où les citations
-en caractères grecs multipliaient les risques
-de fautes, où la mise en place des dessins
-dans le texte exigeait d’incessantes retouches.
-Et pourtant, dès qu’elle entrerait dans le sanctuaire,
-les feuillets s’envoleraient, le fauteuil
-pivoterait, et vers elle se tendraient des bras
-aussi avides, monteraient des regards aussi
-fervents, des paroles aussi tendres qu’au premier
-jour.</p>
-
-<p>Mais un éclat de rire proche coupa sa
-rêverie. Vivement, elle gravit les marches de
-la terrasse. A l’ombre du château, dans le
-jardin anglais, la nourrice s’égayait des
-propos du chauffeur. A la vue de Lucette,
-l’homme s’éloigna. Paule, sa petite Paule ...
-Elle était assise par terre dans une allée et<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[91]</a></span>
-jouait au sable. Lucette la prit dans ses bras,
-promena ses lèvres sur le petit front moite et
-duveté. Puis, l’écartant un peu, elle la contempla.</p>
-
-<p>Comme elle était jolie! Déjà, dans ses traits
-indécis, des ressemblances s’affirmaient. Lucette
-reconnaissait le dessin arqué de ses
-propres lèvres, la coupe et la teinte des yeux
-de Paul. Elle s’exalta à penser que leur fille
-était née d’eux, de leurs caresses. Elle aurait
-voulu se baigner, se fondre dans la tiédeur du
-petit cou tendre, la bonne odeur du poupon
-de luxe, s’abîmer dans un de ces amours presque
-féroces qu’on prête à la lionne pour son
-petit. Et elle l’embrassait, l’embrassait ...</p>
-
-<p>&mdash;Madame va lui faire mal.</p>
-
-<p>La nourrice. Elle l’oubliait. Cette femme
-aussi appelait Paule «ma fille». Et elle avait
-raison. En fait, l’enfant vivait plus avec sa
-nounou qu’avec sa maman. Dans l’hôtel du
-Champ-de-Mars comme au château des<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[92]</a></span>
-Barres, elle avait une sorte d’existence personnelle,
-à part, son appartement, son
-petit <i>home</i> dans le grand. Elle n’envahissait
-pas le foyer comme elle l’eût fait dans un
-ménage à l’étroit. Nos enfants tiennent
-dans notre vie la même place que dans notre
-logis.</p>
-
-<p>Et Lucette s’efforçait d’expliquer, par ces
-exigences de coutumes, pourquoi elle ne se
-sentait pas plus étroitement attachée encore
-à sa fille, pourquoi la maternité ne lui donnait
-pas ces émotions violentes, insondables,
-où s’abîmer et se dissoudre, ce sens de l’absolu,
-de l’infini, qu’elle attendait toujours de
-la vie sentimentale ...</p>
-
-<p>Et, comme elle s’éloignait le long de
-l’avenue de tilleuls, une angoisse la suffoqua
-soudain. Elle eut ce terrible cri d’effroi que
-tant de prêtres ont entendu à travers la grille
-du confessionnal: «Est-ce que je ne serais
-pas capable d’aimer? Est-ce que je serais<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[93]</a></span>
-insensible? Est-ce que je n’aurais qu’un cœur
-desséché?...»</p>
-
-<p>Ah! le bondissement indigné qui la souleva!
-Elle, dure, insensible, sèche? Allons
-donc! Elle en qui frémissaient, malgré toutes
-les tendresses répandues, de telles réserves
-de passion qu’elle croyait étouffer du besoin
-de les prodiguer. Elle, en qui se déchaînaient
-des forces si aiguës qu’elle eût voulu les
-darder, les enfoncer comme elle s’incrustait
-les ongles dans les paumes. Elle qui s’irritait
-de l’allégresse des choses parce qu’elle l’enviait.
-Elle qui souhaitait, par elle ne savait
-quel miracle, quelle vertigineuse défaillance,
-de se mêler à cet air sonore et parfumé, à ce
-grand vol amoureux où dansaient ensemble
-le pollen des fleurs et l’aile des insectes.
-Elle!...</p>
-
-<p>Lucette était encore toute secouée de
-l’alarme quand M<sup>me</sup> Turquois parut dans la
-perspective de l’avenue. Elles continuaient<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[94]</a></span>
-de voisiner dans la solitude de Brûlon. Lucette
-subissait toujours l’attrait de cette
-beauté candide, cette fraîcheur reposée de
-déesse qui sort de l’onde. L’exquise femme.
-Elle semblait revêtue, tant il y avait de grâce
-souveraine dans sa démarche, d’un invisible
-manteau de cour. Et l’on devinait si frémissante
-en ses profondeurs cette belle coulée
-limpide ...</p>
-
-<p>Fait étrange. Le penchant de Lucette s’était
-accru depuis la brutale tentative de Turquois.
-L’amie dont le mari vous a vainement
-courtisée vous en devient plus
-chère.</p>
-
-<p>Quant à lui, il se tenait tranquille, depuis
-un an. A douter qu’il se fût jamais démasqué.
-Le requin plongeait. D’ailleurs, Brûlon ne le
-voyait guère. En ce moment, afin d’écrire une
-pièce en collaboration, il avait suivi son complice&mdash;comme
-il disait&mdash;sur la côte bretonne.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[95]</a></span></p>
-
-<p>Lucette, sachant le singulier attachement
-de M<sup>me</sup> Turquois:</p>
-
-<p>&mdash;Votre mari rentre-t-il bientôt? demanda-t-elle.
-Vous en avez de bonnes nouvelles?</p>
-
-<p>Elles s’étaient assises sur un banc de pierre,
-à l’extrémité de l’avenue, qui se heurtait au
-mur du parc. M<sup>me</sup> Turquois eut un imperceptible
-haussement d’épaules. Et, l’ombrelle
-taquinant le sable:</p>
-
-<p>&mdash;Mon mari? Non. Je ne sais pas. Il est à
-Saint-Enogat. Une retraite un peu mondaine,
-pour le travail. Enfin ...</p>
-
-<p>Pour la première fois, elle en parlait sur ce
-ton d’amertume légère. Lucette la dévisagea,
-surprise. Aurait-elle deviné les velléités de
-Turquois ...? Elle paraissait tendue, sous son
-calme apparent. Alors, timidement:</p>
-
-<p>&mdash;Sa pièce?...</p>
-
-<p>Sur le pur visage de M<sup>me</sup> Turquois, une
-moue passa, la moue de l’enfant près de
-pleurer. Et, la voix en saccades:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[96]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Sa pièce!... Il s’agit bien de sa pièce!
-Une nouvelle intrigue qui commence, oui. Il
-m’a suffi d’ouvrir les journaux ce matin.
-Déplacements et villégiatures. J’ai compris.
-J’ai tellement l’habitude! On vient le relancer
-à Saint-Enogat. Il y a longtemps que je
-la craignais, celle-là.</p>
-
-<p>Quoi? C’en était fini de cette sérénité limpide,
-de ce beau regard couchant vers son
-mari, de cette indulgence pour ses frasques?
-Lucette en oubliait son propre malaise.</p>
-
-<p>Maintenant qu’elle s’était trahie, M<sup>me</sup> Turquois
-ne cherchait plus à se contenir. Elle
-s’épanchait. La maille du filet qui rompt,
-entraînant les autres.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ma pauvre petite amie, j’ai tant de
-chagrin. Laissez-moi dire. Je n’ai personne,
-moi. Je suis toute seule. Cela vous étonne,
-n’est-ce pas, que je me démasque et que je
-me révolte. Mais d’ordinaire, voyez-vous, ce
-n’étaient que des passades, des fruits prêts à<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[97]</a></span>
-tomber et maraudés au bord du chemin en
-allongeant le bras. Il ne se donnait pas. Il se
-prêtait. Je me disais: «Il me reviendra.»
-Il ne s’éloignait même pas. Mais cette fois, j’ai
-peur. J’ai peur. Si cette femme met la griffe
-sur lui, si elle trouve en lui l’homme qu’elle
-attend, elle ne me le rendra plus ...</p>
-
-<p>&mdash;Qui?</p>
-
-<p>&mdash;Une amie, naturellement. D’ailleurs,
-vous la connaissez. Elle vient chez vous.
-Madame Evenon ...</p>
-
-<p>&mdash;Ah! oui, dont le mari est si occupé ...</p>
-
-<p>&mdash;Il ferait mieux de s’occuper d’elle. Une
-assoiffée de bonheur, du bonheur qu’elle n’a
-pas chez elle. Et qui le cherche avidement.
-Ce qu’elle a déjà brisé, tordu, rejeté d’amants.
-Mais celui qui la fixera, qui sera son maître ...
-Oh! celui-là, elle s’accrochera à lui comme le
-naufragé à son sauveteur. Ils se perdront ensemble.
-Et celui-là, je le sens, ce sera lui ...
-Comprenez donc. D’ordinaire, c’était le gai<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[98]</a></span>
-coureur d’aventures, celui qui, dans un couloir
-d’hôtel, se risque à pousser les portes
-entre-bâillées. On ouvre, tant mieux. On résiste,
-tant pis. Mais cette fois, la porte se refermera
-sur lui, et bien bouclée, je vous
-jure. Il ne sortira plus ... Alors? que faire?
-Menacer, supplier, bref me jeter entre eux?
-Ils s’en désireront davantage. Ou alors attendre,
-toujours attendre.</p>
-
-<p>Elle se voûta, sa claire figure soudain
-vieillie de chagrin.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! l’attente! ce que j’en ai déjà connu,
-des attentes ... Des sommeils troués, de brusques
-sursauts qui me rejetaient assise,
-l’oreille tendue. C’est lui? non. Pas encore.
-Et ces retours, où je sentais dans ses vêtements,
-sur son corps, l’odeur des autres ... Et
-ces lettres, que je retrouvais, oubliées au
-fond des poches et des tiroirs, ou mal déchirées
-dans sa corbeille ... Ces fleurs séchées
-qui s’émiettaient dans ses goussets. Des<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[99]</a></span>
-fleurs, à lui! Ce que nous sommes bêtes! Et
-lui, me revenait tranquille, gai, épanoui, décidé
-à ne rien voir, à ne rien savoir de mon
-supplice. Parbleu! il avait raison. Jamais je
-n’ai rien dit. J’ai toujours feint d’ignorer.
-Ignorer! j’ai tout su, au contraire. Toutes ses
-tentatives, échecs et triomphes. Tout, jusqu’à
-ses velléités, ses désirs. Vous, Lucette, oui,
-vous, ma pauvre petite, j’ai su ...</p>
-
-<p>Lucette se sentit rougir:</p>
-
-<p>&mdash;Moi?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, j’ai vu qu’un moment il s’attaquait
-à vous. L’an dernier. Et quel soulagement
-quand j’ai compris que vous le repoussiez,
-qu’il abandonnait, que je pourrais vivre
-sans crainte de ce côté-là, que je ne serais
-pas obligée de vous fêter ouvertement et de
-vous haïr en secret, comme j’ai dû faire avec
-tant d’autres! Et peut-être y a-t-il de la
-gratitude, dans ma franchise d’aujourd’hui ...
-Oui, j’ai tout su. J’avais l’air d’être dupe, de<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[100]</a></span>
-croire ses grosses feintes, ses mensonges enfantins.
-Et toute ma consolation, tout mon
-orgueil, c’était, chaque fois, de l’absoudre en
-moi-même ...</p>
-
-<p>Lucette écoutait, stupéfaite. Comment ce
-brutal avait-il su prendre un tel empire sur
-cette fine et fière créature? Elle demanda
-doucement:</p>
-
-<p>&mdash;Vous l’aimez bien?</p>
-
-<p>Oh! le regard farouche et lointain qui
-brilla dans cette face défaite:</p>
-
-<p>&mdash;Aimer! Dire que nous n’avons qu’un
-mot, un seul mot, pour exprimer tant de
-choses différentes! Oui, je lui reste attachée
-parce qu’il n’est pas méchant, au fond, parce
-qu’il est gai, parce qu’il est, entre ses fugues,
-un bon compagnon, parce que je suis fière
-de porter son nom, de partager sa notoriété ...</p>
-
-<p>Et soudain se secouant toute:</p>
-
-<p>&mdash;Et puis non, je mens, je mens encore,<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[101]</a></span>
-je mens à moi-même. J’y tiens parce que
-c’est «mon homme» comme disent les
-femmes du peuple et comme disent les filles.
-Comprenez-vous? J’y tiens comme la pierreuse
-tient à l’amant qui la mâte, qui la
-frappe et qui la contente. Ah! oui, je lui ressemble,
-à cette malheureuse ... Elle a reçu
-moins de coups de couteau dans la peau que
-je n’en ai reçu dans le cœur ... Ah! parfois,
-je me fais horreur et pitié. Car je reste clairvoyante.
-Et voilà le vrai drame de ma vie.
-C’est de me sentir esclave, uniquement attachée
-par ce lien de chair. Que de fois je me
-suis révoltée contre moi-même! J’avais,
-comme les autres, des aspirations délicates,
-des petits rêves fleuris, tout un parterre secret.
-Il a tout piétiné, tout foulé de son gros
-sans-gêne. Je me souviens. Je lui préparais
-des surprises, j’avais pour lui de fines attentions.
-Il ne goûtait rien. Il ne comprenait
-<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[102]</a></span>rien. Et je recommençais ... J’avais des idées,
-des opinions à moi, que rebroussaient les
-siennes. Il m’a repétri une âme à son image,
-de ses mains, de ses mains qui me
-brûlent ... Ses manières m’irritaient. Je les ai
-adoptées, je les ai prises ... Et quand je l’injurie
-tout bas, je sens que je l’admire encore ...
-Je sais qu’il serait plus digne et plus sage de
-rompre une bonne fois. Un divorce ne devrait
-pas m’effrayer. On me confierait mon
-petit garçon, tant l’inconduite du père est
-flagrante. Et je ne peux pas rompre ...
-Chaque fois que je me cabre, je retombe
-sous lui ... Enfin, c’est mon homme, je
-vous dis, c’est mon homme. Il est à la
-fois ma torture et mon bonheur. Je les
-accepte ensemble. Je les veux ensemble.
-Et je suis prête à les disputer à qui me
-les enlèverait, prête à tout ... Ah! je suis
-folle ...</p>
-
-<p>Elle s’essuya vivement les yeux, se ressaisit.
-Puis, d’un geste triste, montrant contre<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[103]</a></span>
-la clématite de la muraille un papillon, ailes
-battantes, qui buvait une fleur:</p>
-
-<p>&mdash;Tenez, voilà ce que je suis. Un pauvre
-papillon, mais un papillon épinglé au mur,
-fixé à jamais, d’une pointe que rien n’arrachera,
-et dont les ailes palpitent de la même
-façon dans la douleur que dans le plaisir ...</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Turquois était partie que Lucette rêvait
-encore devant le papillon assoupi. Comment
-ce farouche amour avait-il pu résister à tant
-d’épreuves? Pauvre femme ... Et le tribut
-payé à la compassion, par un retour naturel,
-Lucette se penchait sur elle-même. Elle aussi
-était un papillon. Un papillon heureux, un
-papillon attaché à sa fleur. Mais elle ne se
-sentait point au cœur ni aux entrailles cette
-pointe voluptueuse et cruelle qui fixe jusqu’à
-<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[104]</a></span>la mort ...</p>
-
-<p>Chaque fois que Lucette, après un séjour
-aux Barres, débarquait à la gare de Lyon sur
-le grand jour de la place animée de cafés et
-d’autos, elle stoppait une seconde, un peu
-étourdie, au ras du perron. Elle avait l’impression
-de dominer un bain tout fumant de
-vie et, à chaque marche qu’elle descendait,
-d’entrer dans cette piscine aux ondes chaudes
-et courantes.</p>
-
-<p>Elle s’y plongeait avec une sorte de plaisir
-physique. De sa voiture, elle s’amusait de la
-comédie de la rue, retrouvait des enseignes,
-admirait les arbres, d’une beauté plus touchante
-qu’à la campagne, dans leur cadre de
-pierre.</p>
-
-<p class="p2">A chacune de ces petites expéditions d’un
-jour, elle passait chez ses parents, qui ne
-pouvaient, cette année-là, quitter Paris qu’en<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[105]</a></span>
-septembre. Paul restait aux Barres, prétextant
-son travail urgent. Au fond, guidé par son
-exquise discrétion, peut-être obéissait-il au
-désir de la laisser toute aux siens et devinait-il
-l’aise singulière qu’elle éprouvait à rentrer
-un moment dans son passé de jeune fille.</p>
-
-<p>Immuable, en effet, le vieux logis de
-famille, dans la tranquille rue Guersant, aux
-Ternes. Dès que Lucette apercevait la frise
-sculptée au fronton de la maison, dès qu’elle
-respirait l’odeur de l’appartement, elle avait
-cinq ans, elle avait dix ans, elle n’avait plus
-d’âge.</p>
-
-<p>Et dans le salon où maman brodait, épanouie
-au creux d’un fauteuil bas, elle retrouvait
-les mêmes tableaux, les mêmes
-gravures, la même tenture aux dessins
-noirs sur rouge, le jeu d’échecs sur une console
-à l’abri d’un globe de verre et les deux
-petits amours de bronze qui se lutinaient sur
-la pendule.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[106]</a></span></p>
-
-<p>D’où vient la douceur de revoir ce qu’on
-a toujours vu, le tendre attrait de ces vieux
-amis, de ces petits témoins de l’enfance?
-Sans doute de ce qu’ils sont l’empreinte
-et le moulage de notre vie, des souvenirs
-en relief, de la mémoire sensible, du passé
-présent. Et aussi de ce qu’ils rassurent
-notre besoin de durer, puisqu’ils sont un
-peu de nous-mêmes et qu’ils n’ont pas
-changé ...</p>
-
-<p>Jusqu’au petit craquement de l’aiguille dans
-la toile cirée de la broderie, qui rajeunissait
-Lucette. Excellente maman ... Elle non plus,
-ne vieillissait pas. A peine si quelques fils
-gris niellaient ses cheveux en diadème. Toujours
-son beau regard luisant, sa face bourbonnienne,
-gourmande et fine. Toujours aussi
-paisible qu’au temps où Lucette, dans la
-pièce voisine,&mdash;le bureau de papa,&mdash;criait:
-«Maman, gronde Zonzon, qui me taquine!»
-<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[107]</a></span>Et où M<sup>me</sup> Savourette, sans bouger de son
-fauteuil, disait tranquillement: «Zonzon, je
-te gronde.»</p>
-
-<p>Certes, elle les aimait bien, ses filles. Mais
-elle leur avait toujours préféré son mari. Et
-elle ne le chérissait pas, comme M<sup>me</sup> Turquois,
-d’un amour heurté, mais d’une tendresse
-si unie, si brillante ... Zonzon disait
-vrai: rien ne l’avait altérée, rien ne l’avait
-ternie. Pas même ces continuels embarras
-d’argent dont Lucette, jeune fille, avait tant
-de fois subi le contre-coup. Ah! Tout ce que
-son chic apparent cachait alors de ruses et
-d’ingéniosité! L’art de rajeunir les chapeaux
-et les robes, pour paraître en changer plus
-souvent. Ces grands dîners où l’on allait en
-voiture et d’où l’on revenait à pied. Le petit
-supplice des gants blancs qui s’obstinent à
-fleurer la benzine ... Maintenant qu’elle était
-royalement affranchie de ces triviales inquiétudes,
-Lucette en saisissait mieux, en contraste,
-toute l’action corrosive, dissolvante.<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[108]</a></span>
-Comment avaient-ils pu tous deux se débattre
-au milieu de ces soucis irritants, sans jamais
-cesser de se sourire?</p>
-
-<p>Un peu mélancolique, cette heure où, parvenu
-à la taille de ses parents, on les voit,
-non plus comme des demi-dieux parfaits
-qu’on regardait en levant la tête, mais comme
-des égaux, des êtres pareils aux autres,
-l’heure où l’on cherche à les déchiffrer en s’aidant
-de ses purs souvenirs d’enfant et de sa
-science acquise ...</p>
-
-<p>Mais on parlait, dans la pièce voisine. Lucette
-demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Papa est là?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, avec le beau Chazelles.</p>
-
-<p>Chazelles? Un court saisissement. Mais
-quoi? C’était tout naturel. Elle oubliait:
-M. Savourette était l’architecte du musée
-Suffren. Chazelles ... A peine l’avait-elle revu
-deux fois, depuis la visite au champ de manœuvre
-d’Issy. Mais, sans doute parce que<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[109]</a></span>
-cette journée rompait avec le traintrain de
-son existence&mdash;courses et visites, théâtre et
-dîners&mdash;elle en gardait un souvenir vivace,
-l’impression d’une trouée lumineuse comme
-celle qui s’était ouverte à ses yeux dès la sortie
-de Paris, sur la plaine rase. Elle revivait
-les longues attentes, elle revoyait Chazelles
-debout sur la petite dune de sable, son avidité
-voluptueuse à tirer sur sa cigarette, le
-menton haut. Et souvent, rien qu’à lire les
-comptes rendus d’aviation&mdash;elle les suivait,
-depuis ce jour-là, dans les feuilles&mdash;même
-rien qu’à voir un oiseau prendre son vol, là-bas,
-aux Barres, elle se rappelait ce qu’il
-avait dit sur le coup d’aile ...</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas les déranger. J’attendrai.</p>
-
-<p>Mais elle écoutait et parlait distraitement,
-gênée par le ronronnement des voix, oppressée
-d’un peu d’impatience, jusqu’au moment où la
-porte s’ouvrit devant Chazelles. Avenant, chaleureux,
-il s’enquit des nouvelles des Barres.<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[110]</a></span>
-Cependant, tout en embrassant sa fille,
-M. Savourette se lamentait. Il ne la verrait
-pas. Il était obligé d’accompagner Chazelles.
-Un rendez-vous pris avec l’entrepreneur. Et
-une grosse affaire: la construction d’une
-annexe.</p>
-
-<p>&mdash;Venez avec nous, Madame, suggéra
-Chazelles. Vous causerez tous deux en route.
-Je parie que vous ne connaissez pas mon
-musée?</p>
-
-<p>Elle l’avoua, en riant. Pourtant, sa maison
-n’en était séparée que par la largeur du
-Champ-de-Mars. Mais, à Paris, il suffit de
-demeurer près d’un monument pour n’y
-jamais entrer. Une fois, cependant, elle en
-avait franchi le seuil, afin de rendre visite à
-M<sup>me</sup> Chazelles. Car le conservateur habitait le
-palais. Elle fut tentée de rappeler ce souvenir,
-mais se mordit les lèvres à temps. Toute une
-éducation nouvelle, l’art de parler devant les
-divorcés. Chazelles insistait:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[111]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;J’avais choisi un lundi pour ce rendez-vous,
-parce que le musée est fermé au public.
-Vous l’aurez pour vous toute seule.</p>
-
-<p>Lucette se laissa tenter.</p>
-
-<p>Laissant bientôt M. Savourette aux mains
-de l’entrepreneur, Chazelles tint à faire à sa
-visiteuse les honneurs de son palais. Il n’entendait
-pas la confier à un gardien, ou la
-laisser errer sans guide.</p>
-
-<p>&mdash;D’ailleurs, toute seule, vous auriez
-peut-être peur.</p>
-
-<p>Elle se cabra:</p>
-
-<p>&mdash;Peur!</p>
-
-<p>&mdash;Eh oui ... Vous allez voir.</p>
-
-<p>Était-ce le tête-à-tête à peine prévu, si vite
-arrangé? Le brusque passage du jour à la
-lumière de théâtre qui éclairait le musée? Ces
-vastes salles sonores, solitaires, où les vitrines
-se reflétaient dans le parquet luisant? Surtout
-ces loggias ouvertes dans les murailles,
-où, sous la clarté crue des rampes cachées,<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[112]</a></span>
-des personnages de cire se dressaient dans un
-décor assorti à leur costume, scènes d’intérieur
-ou de plein air, de toutes les époques et
-de tous les pays, qui donnaient à la visiteuse
-la sensation de n’être plus dans son temps,
-dans son atmosphère, mais de glisser à travers
-les âges et les races? De fait, Lucette perdait
-un peu pied. Mais, l’orgueil aidant, elle se
-roidissait, se montrait d’autant plus désinvolte
-qu’elle était moins rassurée.</p>
-
-<p>Ils allaient. De temps en temps, Chazelles
-s’arrêtait devant une vitrine et, frappant la
-glace d’une des clefs qu’il tenait à la main,
-signalait la richesse ou la rareté d’une collection,
-la fraîcheur d’une robe très ancienne,
-miraculeusement conservée et qu’on devinait
-fragile, à la merci d’un souffle.</p>
-
-<p>Ou encore, il ouvrait un panneau de verre,
-saisissait une dentelle, un bijou et l’élevait
-précieusement jusqu’à ses yeux. Et sa voix,
-son regard, son geste trahissaient son appétit,<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[113]</a></span>
-son vaste amour de toutes les beautés. Il
-s’écria:</p>
-
-<p>&mdash;Et quand on songe que tous ces trésors
-n’ont été créés que pour plaire! Eh oui. Se
-vêtir n’est qu’un prétexte. Séduire est le vrai
-but. Les hommes ont obéi à la même loi qui
-veut pour les fleurs des couleurs et des parfums,
-pour les oiseaux des plumages éclatants.
-Il s’agit d’attirer à soi, de fixer le
-caprice qui passe. Regardez. Les hommes ont
-voulu paraître plus grands sous les casques
-et les cimiers, plus imposants sous leurs
-armures et les draperies de leurs manteaux.
-Les femmes ont voulu paraître plus mystérieuses
-sous la robe, plus affinées sous le corselet,
-plus scintillantes sous la parure. Chaque
-bijou souligne un charme. Le collier éclaire
-le visage, le bracelet détache la main, la ceinture
-fait valoir la gorge. Partout le même
-effort de s’accroître en prestige, en pouvoir,
-<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[114]</a></span>en attrait ...</p>
-
-<p>Puis il voulut qu’elle essayât des joyaux.
-Il l’aida, l’effleurant parfois de ses doigts. Et
-appuyant sur elle son ferme regard:</p>
-
-<p>&mdash;Vous, tout vous sied. Rien ne vous
-rehausse.</p>
-
-<p>Toute louange caresse le cœur. Ce Chazelles ...
-Elle le connaissait peu. Sans doute
-il avait le compliment facile. Pourtant, s’il
-n’en était pas prodigue? Mais elle ne voulut
-pas s’appesantir et poursuivit sa marche pour
-échapper à sa pensée.</p>
-
-<p>Elle avait hâte de revoir le jour, le vrai
-jour. Tous ces personnages immobiles autour
-des salles, dans leur décor de lumière, la
-hantaient, la poursuivaient de leur regard de
-verre. Chazelles avait deviné juste. Elle avait
-presque peur. Les figures de cire, muettes,
-figées dans les attitudes et sous les couleurs
-de la vie sans pourtant posséder la vie, lui
-inspiraient une sorte d’effroi, comme une
-mort fardée.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[115]</a></span></p>
-
-<p>Parfois, dans un cadre plus ample, sur une
-perspective plus profonde, s’ouvraient des
-scènes capitales, des reproductions de toiles
-célèbres: <i>L’Entrevue du Camp du Drap d’Or,
-Le Sacre de Napoléon</i>. Mais Lucette ne s’attardait
-pas, fuyait sur le parquet luisant.</p>
-
-<p>Et tout à coup elle eut un cri de stupeur
-ravie. Suave, fraîche, printanière, irréelle, une
-apparition surgissait devant elle. Par la grâce
-des lignes, le choix heureux des lumières et des
-nuances, le fini du détail, elle touchait à
-l’œuvre d’art.</p>
-
-<p>&mdash;<i>L’Embarquement pour Cythère</i>, de Watteau,
-expliqua-t-il.</p>
-
-<p>Immobile, émue:</p>
-
-<p>&mdash;Que c’est charmant, dit Lucette.</p>
-
-<p>&mdash;N’est-ce pas? reprit Chazelles. Et ce n’est
-peut-être pas une simple fantaisie, mais une
-prévision ... Oui, les grands admirateurs de
-Watteau lui prêtent des vues profondes. Il
-aurait pressenti les idées des philosophes du<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[116]</a></span>
-dix-huitième siècle, qu’il précédait de peu
-dans la vie. Et il n’aurait pas laissé une
-œuvre frivole, mais un acte de foi, une
-évocation d’une société future, affranchie de
-la souffrance, occupée seulement de son
-bonheur.</p>
-
-<p>&mdash;Vous le croyez? demanda Lucette.</p>
-
-<p>&mdash;J’y suis porté. Justement parce que ses
-personnages ne songent qu’à l’amour. Aujourd’hui,
-notre premier, notre plus pressant
-instinct est de nous subvenir. Le second, d’aimer.
-Mais si l’existence devenait facile et
-douce, l’instinct de lutte céderait le pas à
-celui de l’amour. Le souci d’aimer passerait
-au premier rang. Et cela est si vrai que, dès
-maintenant, les oisifs, les privilégiés, ceux
-qui n’ont plus à gagner leur vie, ne sont
-guère préoccupés que de l’amour. Dans les
-décors choisis que vous connaissez, ils réalisent
-les fêtes galantes. Ce sont des précurseurs,
-<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[117]</a></span>d’heureux précurseurs ...</p>
-
-<p>Lucette rêvait, devant la vision délicieuse.
-L’amour, toujours l’amour ...</p>
-
-<p>Et il lui fallut, pour la rendre toute à elle-même,
-le beau jour doré de cinq heures et
-la voix proche de papa qui, mètre en main,
-discutait avec l’entrepreneur. Délibérée, elle
-remercia Chazelles et se félicita même
-du hasard de la rencontre. Alors, en souriant:</p>
-
-<p>&mdash;Ce n’est pas tout à fait le hasard, dit-il.
-Chez vos parents, j’ai su par votre père qu’il
-vous attendait. Et j’ai différé mon départ
-jusqu’à votre arrivée.</p>
-
-<p>Elle ne répondit pas et baissa la tête.
-N’était-ce encore qu’une galanterie banale?
-La recherchait-il vraiment? Bah! ils n’étaient
-l’un pour l’autre que des indifférents. Elle
-aimait, elle était aimée, et le reste importait
-peu ...</p>
-
-<p>Tout de même, cette petite phrase tombée
-dans sa vie venait d’y jeter ce ferment d’inquiétude<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[118]</a></span>
-et d’intérêt, de piquant et de trouble:
-l’alerte.</p>
-
-<p class="p2">Les soirs qui suivirent, son retour aux
-Barres, Lucette, avant de s’endormir, revoyait
-des figures de cire dans l’obscurité. Elles se
-dégageaient peu à peu, sortaient des tentures,
-s’affirmaient, très claires, reconnaissables.
-Puis, au bout d’une semaine environ, ces
-visions disparurent.</p>
-
-<p>Mais elle les ravivait, le jour, par le
-souvenir, en fermant les yeux. Dans ces
-moments-là, elle songeait: «Tout de même,
-j’ai un secret ...» La phrase ambiguë de Chazelles
-au moment du départ. Un secret si
-menu qu’elle n’avait pas scrupule à le garder.
-Avait-elle raconté à son mari l’aventure de
-Turquois? Non. C’eût été maladresse et fatuité.
-Que de fois une femme, pour peu qu’elle ne<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[119]</a></span>
-soit pas trop laide, sent passer sur elle une
-rapide convoitise! Peut-être même s’abusait-elle.</p>
-
-<p>Mais la pensée d’avoir un petit secret
-l’amusait, l’animait comme un jeu. Elle se
-rappelait ces enfants qui vont enfouir un
-joujou dans un coin de jardin, pour la joie
-d’avoir une cachette, d’être seuls à la connaître,
-de déterrer de temps en temps leur
-humble trésor, de le découvrir ...</p>
-
-<p>Cependant un jeu n’emplit pas la vie, pas
-plus que le petit grain sonore n’emplit le vide
-du grelot. Et Lucette retombait à sa langueur
-inquiète, son attente vague et sans objet. Peut-être
-tout simplement les lourdes chaleurs de
-l’été, la solitude des champs?</p>
-
-<p>Elle se désespérait de ne prendre goût ni
-aux besognes, ni aux distractions qu’apportaient
-les jours: les soins de la maison, les
-promenades avec M<sup>me</sup> Turquois. Il lui semblait
-que les aiguilles aux pendules, le soleil<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[120]</a></span>
-au ciel ralentissaient leur marche. Et, déçue
-de la longueur du temps, elle s’étonnait:
-«Qu’est-ce que cela peut me faire? Je
-n’attends rien.»</p>
-
-<p>Elle inventait des étapes, pour couper les
-journées. Elle en arrivait à désirer avec impatience
-l’heure des repas. Et quand elle se
-mettait à table, elle mangeait à peine et sans
-plaisir, la gorge bloquée. Sa crainte d’alarmer
-son mari, lorsqu’elle sentait sur elle son
-regard attentif, parvenait seule à forcer un
-instant sa répugnance.</p>
-
-<p>Un soir d’août, après dîner, ils goûtaient
-tous deux la fraîcheur sur la terrasse, après
-une journée de fournaise. Il faisait un clair
-de lune à pleurer. La façade aux volets clos
-était toute blanche, comme sous un crépi
-neuf. Le parterre scintillait, mouillé de clarté.
-Et les bois lointains semblaient de brume
-blonde.</p>
-
-<p>Dans la vallée, passaient les grands rapides<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[121]</a></span>
-de nuit, échappés de Paris deux heures plus
-tôt. Leur crinière de fumée s’embrasait des
-reflets du foyer. Tous les wagons étaient
-encore illuminés. Et la longue fusée glissait
-dans la nuit transparente. Ils emportaient
-tous ceux qui partaient pour la Côte, pour
-l’Italie, pour l’Afrique, l’Extrême-Orient ...
-Que d’ambitions, d’impatiences, que de rêves,
-que de déchirements ...</p>
-
-<p>Paul, assis près de Lucette, lui prit la main.
-Si doux que fût le geste, elle sursauta, réveillée.
-Il lui demanda, presque humblement:</p>
-
-<p>&mdash;Où es-tu? A quoi penses-tu?</p>
-
-<p>Et comme elle ne répondait pas tout de
-suite, il poursuivit sans attendre:</p>
-
-<p>&mdash;Il me semble que tu changes, depuis
-quelque temps ... Que tu es triste, absorbée.</p>
-
-<p>Effrayée, elle se défendit:</p>
-
-<p>&mdash;Moi? Non, non. Qu’est-ce que tu vas
-imaginer?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[122]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;J’ai si peur que tu ne t’ennuies ... Te
-manque-t-il quelque chose? As-tu un désir,
-un caprice? La vie ici ne te plaît peut-être
-pas? Veux-tu voyager? Veux-tu recevoir des
-amis? Je suis si heureux de te faire plaisir.
-Parle. Dis un mot, fais un geste, un signe ...</p>
-
-<p>Elle fut inondée de gratitude et de tendresse.
-Des désirs? Il les comblait d’avance.
-Une vie plus large? Elle régnait sur ce royal
-domaine. Et quant au voyage ... Non. D’une
-croisière entreprise avant sa grossesse&mdash;la
-Norwège, retour par l’Écosse&mdash;elle gardait
-un souvenir trépidant de cinématographe,
-l’impression d’être perdue dans toutes ces
-chambres neutres d’hôtel, d’étouffer parmi
-ces races de langage et de mœurs inconnus,
-d’être comme transplantée sur une autre
-planète.</p>
-
-<p>&mdash;Je t’assure, dit-elle, je n’ai besoin de
-rien. Tu m’as tout donné.</p>
-
-<p>Il insista, lui pressant les mains:</p>
-
-<p>&mdash;Alors, pourquoi n’es-tu plus la même?<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[123]</a></span>
-Voilà des semaines que je tourne et que je
-retourne cette question dans ma pauvre tête.
-Mon Dieu! Voir cette ombre dans tes yeux, et
-ne pas savoir ce qui se passe là, derrière
-ton petit front ... Lucette, ma Lucette, je t’en
-supplie, dis-moi ce que tu as. Tout vaut
-mieux que le silence. Je t’en supplie.</p>
-
-<p>Électrisée de franchise et d’abandon, elle
-descendit encore en elle. Non. Elle ne trouvait
-rien, rien de précis, rien d’exprimable:</p>
-
-<p>&mdash;Je n’ai rien. Je te jure.</p>
-
-<p>D’un élan, il glissa presque à ses pieds:</p>
-
-<p>&mdash;C’est vrai? C’est bien vrai?... Ah! Lucette,
-ma Lucette adorée, tu es tout pour
-moi, vois-tu, ma raison de vivre. Et la seule
-pensée que tu pourrais t’éloigner de moi ...
-Ça me rend fou ... J’en mourrais ... Je t’aime
-tant, je t’aime tant ...</p>
-
-<p>Elle lui jeta les bras autour du cou. Soulevée
-du désir violent et confus d’être protégée
-par lui, rivée à lui, d’être dans ses bras<span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">[124]</a></span>
-comme dans une prison heureuse, elle balbutiait:</p>
-
-<p>&mdash;Moi aussi, je t’aime, je t’aime. Je suis
-à toi. Ah! mon aimé, sois mon refuge, garde-moi,
-prends-moi ...</p>
-
-<p>La tête renversée, les yeux emplis de la
-nuit blonde, elle souhaitait, elle ne savait
-quel miracle qui éternisât l’instant, quel vertige
-à faire crouler sur elle les étoiles ...</p>
-
-<p>Mais lui, toujours agenouillé, releva vers
-elle son visage illuminé de joie et de clarté,
-frappé d’extase. Puis, lui prenant les mains,
-il les couvrit religieusement de baisers.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[125]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">V</h2>
-
-<p class="p2">Lucette n’aspirait pas au retour à Paris.
-Sûrement, elle ne parviendrait pas à secouer,
-par une vaine agitation, sa lassitude inquiète.
-Dès lors, à quoi bon changer? D’avance,
-les rites de l’hiver l’excédaient.</p>
-
-<p>Un jour, devant sa mère&mdash;les Savourette
-passaient aux Barres quelques semaines d’automne&mdash;elle
-laissa percer sa répugnance.
-Les deux femmes étaient assises dans l’ombre<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[126]</a></span>
-du rond-point. M<sup>me</sup> Savourette travaillait à son
-éternelle broderie. Lucette venait d’achever la
-lecture des journaux, tout bruissants déjà des
-«premières» prochaines. Après tant d’autres,
-elle déplora le vide de l’existence selon le
-monde.</p>
-
-<p>Mais l’excellente M<sup>me</sup> Savourette ne fit que
-rire au refrain. Son solide optimisme à vue
-courte tenait Lucette pour la plus heureuse
-des femmes. Grosse fortune. Bon mari. Bel
-enfant. Que lui eût-il manqué?</p>
-
-<p>&mdash;Je te conseille de te plaindre! s’exclama-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne me plains pas, repartit Lucette.
-Mais je constate que les usages nous ont tracé
-la vie la plus plate, la plus fastidieuse.
-Comment en sortir? Comment y jeter un
-grain d’intérêt? M’occuper plus de ma fille?
-Nous devons, à la rentrée, lui donner une
-nurse. Un peu pour faire comme les autres,
-beaucoup parce que cette Anglaise saura<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[127]</a></span>
-mieux l’élever que je ne le ferais moi-même.
-Mais j’aurai encore moins qu’aujourd’hui le
-droit d’y toucher ... Lire? Tous les romans se
-ressemblent. Quand on ouvre un livre nouveau,
-on croit l’avoir déjà lu ... S’attacher à
-une œuvre bienfaisante, ou sociale? Il suffit
-d’écouter les femmes qui s’y donnent pour
-s’apercevoir que ce sont des nids d’intrigues,
-où l’on convoite surtout des palmes ou de
-pauvres petits titres de trésorière ou de
-vice-présidente. A part quelques illuminées,
-bien entendu. Mais je n’ai pas la foi ... Travailler,
-produire une œuvre d’art? Mais
-cela ne souffre pas la médiocrité. Sinon,
-on retombe dans l’ouvrage de dames, le
-papillon de corne ou la boîte d’étain repoussé.
-Il faut du talent. Et je n’en ai pas ...
-Alors?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Savourette écarta ses bras courts:</p>
-
-<p>&mdash;Mais n’as-tu pas ton mari?... Tu te
-plaindrais, toi qui as le tien tout le temps,<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[128]</a></span>
-qui peux t’intéresser à ses travaux!... Tu
-veux rire.</p>
-
-<p>Lucette, évasive, expliqua:</p>
-
-<p>&mdash;Rien ne m’a préparée à les suivre ... Je
-craindrais de le déranger.</p>
-
-<p>Elle disait vrai. Mais, cependant, elle restait
-frappée par cette simple remarque. Une
-fois de plus, elle s’étonna de la béatitude où
-vivait sa mère. En voilà une qui pourtant
-n’avait guère son mari! Ses travaux d’architecte
-l’appelaient sans cesse au dehors, sur les
-chantiers, chez ses clients. Et même quand
-ils étaient ensemble, ne gardait-il pas l’habitude
-de coqueter, de lancer sa manchette à
-l’assaut dans toutes les directions? Cependant
-elle paraissait heureuse. Et M<sup>me</sup> Turquois?
-Son cas était encore plus extraordinaire. Son
-«homme» disparaissait des mois entiers,
-s’affichait avec d’autres femmes. Pourtant
-elle lui restait passionnément attachée.</p>
-
-<p>Comment pouvaient-elles se satisfaire de<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[129]</a></span>
-ces bribes d’affection qu’on leur jetait au
-passage, quand elle-même, qui ne quittait pas
-son mari, qui l’aimait, qui en était aimée,
-restait obscurément mécontente? Était-elle
-donc une petite créature insatiable, une
-façon de monstre? Et elle s’en effarait.</p>
-
-<p>Mais à quoi bon appréhender l’avenir,
-puisqu’il ne se réalise jamais comme on
-l’imagine? Il est rarement redoutable pour
-les raisons qui le font redouter. Dès la rentrée,
-la vie, dans le petit hôtel du Champ-de-Mars,
-prit, sous une influence nouvelle, une
-allure, une direction toutes différentes de
-celles que prévoyait Lucette.</p>
-
-<p>Après d’innombrables formalités, le Musée
-Suffren était enfin autorisé à entrer en possession
-des bijoux et des aquarelles dont Paul
-Duclos désirait le doter. Il fallut régler la
-disposition des vitrines et des tableaux, la
-mise en place des précieux objets, le libellé
-des inscriptions. Grosse affaire. Ce fut, tout<span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[130]</a></span>
-octobre, entre le conservateur et le donateur,
-un continuel échange de vues. Et très vite,
-Chazelles devint un des familiers du logis.</p>
-
-<p>Jusqu’alors, Lucette et son mari ne profitaient
-pas de toutes les occasions de sorties
-que leur offraient leur fortune et leurs relations.
-Au fond, bien qu’il fût toujours prêt à
-suivre sa femme, à servir ses moindres
-caprices, Paul était surtout attaché à son
-foyer, au sanctuaire que divinisait sa Lucette.
-Et elle-même se sentait trop médiocrement
-attirée au dehors pour chercher à l’entraîner.
-Mais Chazelles changea tout cela.</p>
-
-<p>Sa situation actuelle et les camaraderies
-qu’il avait gardées dans la politique et la littérature
-lui ouvraient toutes les portes. Ses
-poches étaient toujours gonflées de cartes
-d’exposition et de coupons de loge. Avec lui,
-on entrait partout. Très averti, très friand,
-très expert, c’était le guide rêvé, le guide
-qui aime ce qu’il montre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[131]</a></span></p>
-
-<p>Il eut vite fait de stimuler la curiosité de
-ses nouveaux amis. Il avait des «C’est à
-voir», des «Il faut avoir entendu ça» péremptoires,
-sans réplique. Et on allait voir, on
-allait entendre. La pièce légère et la grave
-audition, la fine chanson de Montmartre et
-la grosse séance de la Chambre, les petits
-Salons et les grandes Premières, tout ce qui
-éclate et mousse à la surface de Paris.</p>
-
-<p>Lucette s’amusait. Voilà sans doute ce qui
-lui manquait: une vie plus animée, plus pailletée,
-à tout prendre plus intéressante. Elle
-devenait infatigable. Et Paul suivait la course,
-ravi, puisqu’elle y prenait plaisir.</p>
-
-<p>Afin de remercier Chazelles de ses complaisances,
-ils le retenaient à dîner, à souper
-dans les restaurants où la mode avait décidé
-qu’on mangeait le mieux, cette année-là. Et
-c’était plaisir de voir ce gourmet délicat estimer
-le velouté d’une sauce, la fraîcheur des
-<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[132]</a></span>huîtres, le bouquet d’un vin. «Émouvant ...»
-prononçait-il gravement en élevant son
-verre.</p>
-
-<p>Il plaisait par sa manière avenante, énergique,
-de pressurer ainsi les choses, d’en extraire
-le suc et le parfum, la sève et la
-moelle. Il prenait sur Lucette une influence
-qui grandissait chaque jour. Elle ne s’en dissimulait
-pas les progrès, mais un moment
-vint où elle n’osa plus les avouer. Parfois,
-seule avec son mari, elle arrêtait sur ses
-lèvres la phrase qu’elle avait déjà prononcée
-mentalement: «Il faudra que je demande à
-Chazelles ...»</p>
-
-<p>Elle ne s’en effarouchait pas. Car il se
-tenait dans les bornes d’une camaraderie
-tendre. Jamais de ces compliments qui
-gênent, de ces frôlements qui insistent. Rien
-qui rappelât même la phrase ambiguë qu’il
-avait risquée au sortir du Musée Suffren,
-l’été précédent.</p>
-
-<p>Cette réserve en arrivait même à l’intriguer.<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[133]</a></span>
-Elle souhaitait de le mieux connaître.
-A en juger sur de rapides aperçus, comme
-cette visite au Musée, ou la journée d’Issy,
-vingt autres occasions semblables en deux
-mois de sorties ensemble, il devait avoir sur
-toute la vie, en tous sens, des opinions, des
-idées à lui. Elle aurait voulu pouvoir le consulter
-à loisir.</p>
-
-<p>Et voilà qu’un soir de théâtre, pendant un
-entr’acte, sur le bord de la loge&mdash;son mari
-au fond&mdash;Chazelles, cessant un moment de
-lorgner la salle à travers sa jumelle, dit en
-souriant, à mi-voix:</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne trouvez pas irritant, à la fin,
-de ne pouvoir jamais échanger que vingt
-mots qu’on serre entre ses dents? Une amitié
-comme la nôtre a besoin, de temps en temps,
-de s’exprimer un peu en liberté.</p>
-
-<p>Elle s’affola. Pourtant, il n’avait fait
-qu’aller au devant de son secret désir. L’avait-il
-donc deviné? Que voulait-il? Un tête-à-tête?<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[134]</a></span>
-Où? Elle répondit des mots vagues,
-balbutiés, dans le brouhaha de la fin de l’entr’acte.</p>
-
-<p>Mais longtemps, dans la nuit, elle essaya
-de saisir l’intention cachée sous les mots. Le
-lendemain, en s’éveillant, ce fut d’abord
-de cette énigme qu’elle reprit conscience. Il
-l’aimait donc? Quel imprévu tombé dans sa
-vie ... Ah! maintenant, l’alerte battait la
-charge. Ce n’était plus le frêle grelot qui
-tinte, mais la sonnerie drue, qui ne cessait
-pas, le signal, attirant et troublant, qui annonce
-quelque chose qu’on ne voit pas
-encore.</p>
-
-<p class="p2">Dans le prolongement de la rue Guersant,
-au delà des fortifications, entre le Neuilly
-habité toute l’année et la cité ouvrière de
-Levallois, s’ouvre un éventail de larges avenues<span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[135]</a></span>
-bordées de villas closes l’hiver, et blotties
-au fond de jardins. C’est au long de leurs
-grilles désertes que Lucette, cédant aux instances
-de Chazelles, se laissa entraîner vers
-cinq heures d’un soir hâtif de décembre.</p>
-
-<p>Le voisinage de la maison de ses parents,
-où elle s’était arrêtée un instant, avait guidé
-son choix. Même reconnue dans l’ombre, elle
-saurait expliquer sa présence dans ce quartier.</p>
-
-<p>Chazelles la rejoignit après la sortie de
-Paris. Il la remercia dans sa manière chaude
-et sobre. Puis il marchèrent côte à côte, sans
-qu’il tentât de lui prendre le bras. Et leur
-causerie était dégagée comme leur attitude.
-Tout juste un peu plus d’aise, d’expansion et
-d’intimité que dans un salon.</p>
-
-<p>Ils étaient presque seuls. A peine, de temps
-à autre, croisaient-ils un passant pressé. A
-un moment, cependant, ils tombèrent sur
-une maison de santé, dont toutes les fenêtres
-étaient éclairées et devant laquelle stationnait<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[136]</a></span>
-une file d’autos et de voitures. Puis ils retrouvèrent
-la solitude.</p>
-
-<p>Ils s’intéressaient au site, à mesure que
-leurs yeux s’accoutumaient à l’ombre. Ils
-s’arrêtaient devant les grilles, cherchant à
-distinguer les façades à travers les jardins
-dénudés. Leurs volets clos leur prêtaient un
-air tragique et romanesque de maisons de
-crime ou d’amour. Chazelles les marquait
-d’un mot. Il voulut reconnaître une villa italienne,
-dont le faîte était fleuronné d’une
-terrasse. Un cottage anglais, dont les murs
-blancs étaient barrés de poutres apparentes,
-sous de hauts toits de chaume. Un Trianon
-deviné dans un parc du plus pur dix-huitième
-siècle. Et Lucette trouvait un attrait de mystère
-et d’inconnu à ce voyage de découverte,
-dans la nuit.</p>
-
-<p>Ils le reprirent quelques jours plus tard,
-mais cette fois le poussèrent plus loin, jusqu’à
-la Seine. Là, brillait une énorme usine toute<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[137]</a></span>
-en vitrages, un palais de verre illuminé dans
-la nuit, bourdonnant d’un bruit de machines,
-puissant et grave comme un grondement
-d’orgue. Des échappements de vapeur haletaient
-au ras des toits.</p>
-
-<p>Sur le quai, l’obscurité semblait plus profonde,
-en contraste avec ces verrières flamboyantes.
-Des ouvriers, qui sortaient des
-ateliers proches, passaient en groupes noirs
-et silencieux. En face, s’allongeait une île
-basse, où des lumières rares clignotaient aux
-fenêtres des guinguettes, entre les arbres nus.
-Au loin, sur le pont d’Asnières, les trains
-passaient en tonnerre et reflétaient dans l’eau
-sombre leur sillon en fusée.</p>
-
-<p>Et soudain, Lucette se sentit prise aux
-épaules, embrassée. D’instinct, dans un sursaut
-de surprise, elle détourna la tête. Des
-lèvres chaudes sous la rudesse de la moustache
-butinaient sa joue, cherchaient sa
-bouche, la trouvèrent. Alors, dans la félicité<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[138]</a></span>
-sourde d’être vaincue, elle s’entr’ouvrit au
-baiser gourmand, profond, nouveau, qui la
-pénétrait. Elle sombrait, lourde à mourir, à
-croire que la terre cédait sous elle. Et rien ne
-lui survivait que l’espoir de descendre encore
-plus avant, de s’engouffrer, de s’anéantir dans
-du bonheur inéprouvé. Elle attendait, elle
-attendait ... Mais Chazelles s’écarta. Un groupe
-d’ouvriers approchait.</p>
-
-<p>Et désormais, chaque fois que d’un mot,
-d’un signe, il lui demandait de la rejoindre
-là-bas, elle y courait, poussée par ce besoin
-enragé de s’enfoncer dans du mystère, dans
-de l’inconnu, dans de l’ombre, de toucher à
-elle ne savait quelle apothéose d’allégresse,
-comme elle avait découvert, au bout de sa
-course, le grand palais de féerie, éclatant
-dans la nuit, lumineux et sonore.</p>
-
-<p>Mais le but reculait devant elle. Au fond
-des baisers, elle ne trouvait pas l’oubli délicieux.
-Et elle rentrait brûlante, inapaisée.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[139]</a></span></p>
-
-<p>Elle rentrait ... Et son supplice commençait.
-Le tête-à-tête n’était plus qu’une torture.
-Encore grisée d’un reste de vertige, dans la
-clarté des lampes et parmi ses objets familiers,
-elle se demandait d’abord si c’était bien
-elle qui venait d’errer dans ce pays d’ombre et
-de donner ses lèvres à l’autre. Elle s’étonnait,
-avec une sorte d’orgueil malsain, qu’on pût
-ainsi cacher tout un pan de sa vie, dissimuler
-sa pensée sous son front. Puis Paul approchait.
-S’informait-il, toujours délicatement courtois
-et discret, de sa journée, de ses parents? Il
-lui fallait inventer, mentir. A peine pouvait-elle
-s’arracher les mots de la gorge. Ou bien,
-il la félicitait de sa belle mine, prenant pour
-les couleurs de la santé le feu qui lui brûlait
-encore les joues. Alors la honte, la pitié
-tendre l’envahissaient. Elle aurait voulu se
-jeter à genoux devant lui. Toutes ses attentions
-lui faisaient mal comme des reproches.
-Toutes ses caresses la déchiraient de remords.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[140]</a></span></p>
-
-<p>Et quand Chazelles était entre eux, sa présence
-ne faisait que lui rendre plus sensibles
-et plus odieux le mensonge, l’indigne comédie,
-la duperie.</p>
-
-<p>Malgré tout, avant tout, elle aimait son
-mari. Que cherchait-elle donc dans cette
-aventure? Pourquoi en courait-elle les
-risques? C’était absurde, insensé. Alors, elle
-décidait de briser net, de s’arrêter à temps
-sur la pente. Mais le lendemain, elle retournait,
-dans l’ombre, au palais de verre. Elle
-ne pouvait pas résister à la force qui l’attirait.
-Elle ne trouvait pas de point d’appui.
-Qui donc pourrait la retenir? A qui s’accrocher?</p>
-
-<p>Ah! Pourquoi Zonzon n’était-elle pas là?
-Comme sa sœur lui manquait ... Si elle l’avait
-sentie toute proche, peut-être eût-elle trouvé,
-sous la menace du péril, le courage de s’ouvrir,
-de lui demander aide et secours. Hélas!
-Zonzon ne rentrait pas. Même, si son voyage<span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[141]</a></span>
-eût duré les six mois convenus, son retour
-eut été imminent. Mais elle le retardait, de
-quinzaine en quinzaine. Ses lettres exubérantes
-s’en excusaient: «Tu comprends, ma
-chérie, l’occasion ne se retrouvera plus, plus
-jamais. En tout cas, j’aurai passé le bel âge ...
-Alors, je la fais durer, je l’allonge. Toi, tu ne
-peux pas savoir. C’est toujours vacances,
-pour vous deux ...» Si Zonzon avait su ...
-Parfois, Lucette était tentée de lui câbler:
-«Reviens». Mais elle n’osait pas.</p>
-
-<p>Qui prendre pour confidente? Maman ...
-Quelle folie! Un aveu spontané, d’une fille à
-sa mère, n’était pas possible. Il aurait fallu
-que M<sup>me</sup> Savourette s’alarmât, fût déjà sur la
-voie de la vérité. Mais elle était si loin de la
-soupçonner, du fond de sa quiétude ...</p>
-
-<p>Une amie? Elle ne voyait assidûment que
-M<sup>me</sup> Turquois. Et celle-là était trop absorbée
-par ses propres soucis. Chaque fois qu’elles
-se rencontraient, la malheureuse se répandait<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[142]</a></span>
-en larmes et en gémissements. Son mari,
-décidément aux mains de M<sup>me</sup> Evenon; la
-délaissait plus que jamais. Même plus de ces
-retours où il savait se faire pardonner ses
-escapades. Ouvertement, il appartenait à
-l’autre. Et quand, pour la première fois de sa
-vie, elle avait risqué une plainte, il en avait
-pris prétexte pour claquer les portes, quitter
-le logis, s’installer à l’hôtel.</p>
-
-<p>Rongée, ravagée, M<sup>me</sup> Turquois décidait un
-jour de divorcer, d’en finir avec une situation
-humiliante et fausse. Le lendemain, elle y
-renonçait, se résignait à l’attente, à l’éternelle
-attente de l’amante soumise. Et elle en venait
-à se féliciter de s’occuper encore de lui, d’entretenir
-et de vérifier les vêtements qu’elle lui
-faisait parvenir, comme si ce lien trivial les
-eût encore unis. Ah! Certes la malheureuse
-n’était guère en état de prêter un appui, de
-donner un conseil.</p>
-
-<p>Et les promenades du soir continuaient.<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[143]</a></span>
-Maintenant, ils exploraient, étendaient leur
-domaine. Ils s’enfonçaient dans des ruelles
-obscures et sinueuses, s’arrêtaient soudain
-devant des avenues éclairées, sillonnées de
-trams, ou devant ces rues vides, toutes
-blanches de globes électriques, qui découpent
-au cordeau la cité automobile de Levallois.</p>
-
-<p>Le sens de l’habitude est si puissant,
-qu’ils saluaient au passage, d’un regard
-amical, des points de repère devenus familiers:
-un portail dont l’auvent rustique abritait
-deux gros lampadaires; une petite fenêtre
-toujours éclairée, aux vitres revêtues de
-photos sur verre; un sinistre débit du bord
-de l’eau, dont le comptoir était fait d’une
-barque renversée.</p>
-
-<p>Et Lucette s’extasiait. Elle prêtait du
-charme, de la poésie, de la beauté aux
-moindres recoins du décor, dans son furieux
-besoin d’ennoblir et d’exalter l’aventure. Car<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[144]</a></span>
-elle voulait s’absoudre au nom de l’amour,
-du plus grand amour. Elle croyait aimer
-son mari. Elle se trompait. Elle aimait
-Chazelles. Comment expliquer autrement
-cette force irrésistible qui, l’éloignant de
-l’un, la poussait vers l’autre? Elle aimait
-Chazelles. De même qu’il avait prononcé,
-les mots qu’on espère, il était celui qu’on
-attend.</p>
-
-<p>Un jour de janvier qu’ils avaient rendez-vous
-à la porte Guersant, la neige s’abattit en
-tempête dès le matin, fondit l’après-midi et
-transforma la ville en un cloaque de boue
-glacée. Lucette pensa que Chazelles renoncerait
-à la promenade. Cependant, comme
-elle avait passé la fin de la journée près de sa
-mère, elle parcourut à pied la courte distance
-qui la séparait de la poterne.</p>
-
-<p>Tout en suivant le petit sentier que les pas
-avaient à peu près déblayé au milieu du trottoir
-étroit, elle s’étonnait et se dépitait de<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[145]</a></span>
-n’être pas plus affectée par la perspective
-de ce contre-temps, d’en éprouver autant
-d’espoir que de crainte.</p>
-
-<p>Il en était ainsi chaque fois qu’elle attendait
-Chazelles, chaque fois qu’il arrivait en retard
-de quelques minutes au rendez-vous. Tant
-mieux, s’il ne venait pas. Ce serait un signe
-du sort. Elle s’en autoriserait pour ne plus
-venir à son tour. C’en serait fini. Puis, apercevant
-de loin sa robuste carrure, sa cape de
-feutre et son long manteau noir, elle s’avouait
-que le voyage dans l’ombre lui eût manqué,
-qu’elle en subissait toujours le trouble attrait.
-Et elle déplorait d’être ainsi partagée. Elle
-aurait voulu se jeter au gouffre d’un élan,
-d’une ardeur.</p>
-
-<p>Personne à la porte Guersant. Elle ne s’était
-pas trompée. Il ne viendrait pas ... Et comme
-elle s’apprêtait à revenir sur ses pas, un taxi,
-dont les pneus labouraient la neige fondante,
-vint ranger le trottoir devant elle. Chazelles<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[146]</a></span>
-entr’ouvrit la portière. Il retint la main de
-Lucette:</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne pouvez pas rester dans cette
-boue. Venez. Venez.</p>
-
-<p>Elle commença:</p>
-
-<p>&mdash;Mais ...</p>
-
-<p>Il l’attira sans l’entendre. Et quand il eut
-refermé sur elle, le chauffeur partit sans
-demander d’adresse.</p>
-
-<p>Elle s’écria:</p>
-
-<p>&mdash;Où allons-nous?</p>
-
-<p>Il répondit gaîment:</p>
-
-<p>&mdash;Au Musée. Nous y serons toujours
-mieux qu’ici. Nous recommencerons la visite
-de cet été. Nous ferons un pèlerinage à
-Watteau ...</p>
-
-<p>En effet, ils traversèrent à nouveau les
-salles vides et sonores, au parquet luisant,
-sous le regard des figures de cire figées dans
-la lumière crue de leurs loggias. En effet, ils
-s’arrêtèrent un instant devant l’exquise vision<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[147]</a></span>
-de <i>L’Embarquement pour Cythère</i>. Seulement,
-Chazelles ouvrit la petite porte qui, par un
-escalier intérieur, donnait accès à ses appartements.
-Et, de la parole et du geste, il
-l’attira.</p>
-
-<p>Cela, elle l’avait prévu, dès qu’elle avait su
-où les emmenait la voiture. Là même, tandis
-que la crainte d’être reconnue la rejetait au
-coin le plus obscur et l’éloignait de son compagnon,
-elle avait prévu qu’il chercherait à
-l’entraîner, et qu’elle céderait, qu’elle ne
-trouverait pas en elle la force de résister;
-que la voix mauvaise, sortie du plus secret
-de son être, s’élèverait plus impérieuse que
-jamais, étoufferait tous les appels de sa
-raison.</p>
-
-<p>Tout cela, elle se l’était dit. Et elle se
-le répétait dans l’étourdissement de la course
-parmi les figures de cire, dans l’escalier
-obscur et tournant, dans l’étreinte plus pressante
-de son guide. Elle entendait à peine<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[148]</a></span>
-les paroles qu’il lui murmurait à l’oreille, ses
-explications rassurantes: ils étaient seuls, son
-domestique absent; il voulait seulement lui
-faire visiter son logis ...</p>
-
-<p>Ah! que lui importait toutes ces petites
-ruses, et tous ces biais et ces hypocrisies ... Il
-lui fallait toucher le but, toucher le fond.
-Elle aurait au moins le courage et la franchise
-de s’obéir. Et, dans un retournement
-de sa nature, un total abandon de sa réserve
-qui trahissaient bien son impatience et sa
-tension, avec la crâne audace du plongeur
-qui sème en deux temps ses vêtements sur la
-rive, elle se jeta au bonheur.</p>
-
-<p class="p2">Mais le plongeur, dès qu’il a touché le
-fond, remonte, d’un coup de talon, vers la
-lumière, vers le ciel. S’il risque chaque fois
-sa vie, il goûte en retour cette joie de résurrection.<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[149]</a></span>
-Au plus creux de la chute, il trouve
-l’essor.</p>
-
-<p>Et Lucette ne trouva pas l’essor. Elle l’appelait
-pourtant, de tous ses nerfs tendus, de
-tout elle-même. Les yeux rouverts, elle ne
-mesurait que la hauteur dont elle était tombée.
-Elle restait au fond de l’abîme, perdue.</p>
-
-<p>Cette mélancolie qui l’avait effleurée au
-lendemain de son mariage,&mdash;et que la
-mystérieuse association des souvenirs liait
-pour elle aux aboiements de la meute, aux
-hurlements de la sirène,&mdash;l’enveloppait
-maintenant, lourde, écrasante, aggravée du
-poids de la faute inutile.</p>
-
-<p>«Ce n’est que cela ...» Elle ne le pensait
-plus dans l’ignorance et le trouble de l’initiation
-toute fraîche. Mais dans la déception
-consciente de la femme qui a cru se dépasser,
-d’un élan coupable, et qui retombe aux
-mêmes bornes.</p>
-
-<p>Pourtant elle accepta d’autres rendez-vous.<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[150]</a></span>
-Elle refit le pèlerinage à Watteau, reprit le
-petit escalier obscur et tournant. Elle ne renonçait
-pas à l’espoir d’oublier sa faute dans
-le plus grand bonheur. Elle s’acharnait à sa
-poursuite passionnée, voulant trouver, dans
-sa frénésie même, la preuve qu’elle aimait.</p>
-
-<p>Elle refusait de se laisser arrêter par ces
-mesquines entraves qui avilissaient pourtant
-leurs rencontres: ce souci, nouveau pour elle,
-d’éviter la maternité, ces habitudes minutieuses
-et exigeantes de son amant ... Ah! Il
-était joli, le coup d’aile ... Pouah!</p>
-
-<p>Et cependant, elle le sentait bien: si elle
-avait aimé, rien ne l’eût sali. Au moins, ces
-promenades presque innocentes, dans l’ombre,
-lui eussent laissé un souvenir charmé. Tandis
-qu’elle évitait même de passer à Neuilly, de
-revoir au plein jour les étapes du voyage.
-Et, par moments, elle en venait à souhaiter
-qu’un incendie rasât cette banlieue, qu’il
-n’en restât plus de trace.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[151]</a></span></p>
-
-<p>Non, elle n’avait pas l’excuse d’aimer. Ni
-même l’excuse d’être aimée. Elle se rendait
-compte qu’il avait profité de l’occasion offerte,
-qu’il avait étendu vers elle une main d’amateur
-et de dilettante, qu’il l’avait prise, aspirée
-comme sa cigarette, une pauvre chose
-qui brasillait sans flamme, et dont il ne restait
-qu’un peu de cendre et de fumée.</p>
-
-<p>Ah! Ils étaient loin de la passion, de la vraie
-passion en rafale, devant qui tout se courbe
-et s’incline ... La passion d’une M<sup>me</sup> Turquois
-qui, un jour, tombant frémissante chez Lucette,
-annonçait ensemble la grave maladie
-de son petit garçon&mdash;une inquiétante scarlatine&mdash;et
-le retour de son mari.</p>
-
-<p>Il était accouru aux premiers symptômes
-du mal. Et, implorant du médecin un miracle,
-prêt à supplier à mains jointes&mdash;lui, le jovial
-sceptique&mdash;une intervention divine, il n’était
-plus, au chevet du petit malade, qu’un pauvre
-être affolé, en suspens, sans direction, déboulonné,<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[152]</a></span>
-pour qui les aventures ne comptaient
-plus, n’existaient plus, et qui n’ouvrait même
-pas les lettres de M<sup>me</sup> Evenon. Et le tragique,
-dans le récit de cette femme, c’est qu’on la
-sentait à la fois déchirée par la crainte de
-perdre son enfant et si heureuse de retrouver
-son mari ... Sous son angoisse de mère, perçait
-sa joie d’épouse, d’amante.</p>
-
-<p>Lucette l’envia presque. Au moins, celle-là
-savait ce qu’elle voulait. Tandis qu’en elle,
-quel affreux désarroi ... Naguère, au temps de
-ses promenades dans Neuilly, elle souffrait
-de toutes les attentions, de toutes les ferveurs
-de son mari. Elle croyait qu’il n’était
-pas de plus cruel petit supplice. Quelle erreur!
-Maintenant qu’elle s’était donnée toute, la
-torture devenait cent fois pire. Chaque fois
-que Paul s’approchait pour l’embrasser, la
-prendre, elle était tentée de reculer, de se
-refuser, parce qu’elle se jugeait indigne de
-ses caresses, parce qu’elle se révoltait à la<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[153]</a></span>
-pensée du partage. Et elle était arrêtée dans
-sa retraite autant par la crainte d’éveiller les
-soupçons de son mari que par un grand besoin
-de tendresse humiliée. Mais quelle malpropreté,
-quelle profanation! Elle se faisait horreur.</p>
-
-<p>Un soir qu’elle était en voiture avec Chazelles,&mdash;car
-elle s’enhardissait à parcourir
-ainsi la ville, par un maladif désir de provoquer
-le danger, de corser l’aventure,&mdash;elle
-vit Paul ... Il cheminait doucement au long
-du trottoir. Il lisait un journal, à la lueur des
-réverbères et des devantures. Et si confiant,
-si loin de soupçonner qu’elle le frôlait presque
-aux côtés de son amant ... D’abord, elle eut
-peur, la peur instinctive d’être surprise. Mais
-surtout un attendrissement infini la bouleversa,
-fait de remords, de pitié, d’attachement.
-Là, plus peut-être encore qu’aux bras
-de l’autre, elle prit conscience de le tromper,
-de le trahir. Elle fut tentée d’ouvrir la portière,<span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[154]</a></span>
-de s’élancer, de le rejoindre, de lui
-demander pardon, en pleine rue, à genoux.
-Et dans ce moment, elle n’éprouvait pour son
-amant que de la haine, cette haine où l’on
-confond le complice et la faute. Mais la voiture
-était passée ...</p>
-
-<p>La vie, de ce soir-là, lui devint intolérable.
-Elle ne parvenait pas à se détacher complètement
-de Chazelles, à résister à toutes ses sollicitations
-pourtant attiédies. Elle s’acharnait
-à faire jaillir l’étincelle. Il lui en coûtait trop
-de reconnaître décidément qu’elle n’avait
-obéi qu’à de la curiosité, à du vice. Ce n’était
-pas vrai! Elle n’était pas vicieuse! D’ailleurs,
-eût-elle achevé de rompre, le passé n’en subsistait
-pas moins. Et, en même temps, le
-mensonge lui pesait tellement que parfois
-elle ouvrait la bouche pour tout avouer à son
-mari. Oui, avouer, au risque des pires cataclysmes,
-avouer pour sortir du bourbier,
-<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[155]</a></span>pour en finir ...</p>
-
-<p>Puis, par un télégramme, Zonzon annonça
-ferme son retour pour le milieu de Mars, dans
-une huitaine. Trop tard, hélas! Trop tard
-pour la sauver. Et, au contraire, Lucette ne
-voyait plus en sa sœur qu’un juge trop clairvoyant
-qui saurait lui arracher la vérité, sans
-pouvoir l’absoudre.</p>
-
-<p>Elle se débattait ainsi, dans une angoisse
-croissante, quand M<sup>me</sup> Turquois lui annonça
-la convalescence de son petit garçon et son
-départ pour Brûlon, où le changement d’air
-achèverait de le rétablir. Son mari les accompagnerait.
-Alors, d’une impulsion:</p>
-
-<p>&mdash;J’irai aux Barres, dit Lucette. Je vous
-aiderai. Je vous tiendrai compagnie quand
-M. Turquois devra s’absenter. Quand partez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Demain.</p>
-
-<p>&mdash;Nous ferons route ensemble.</p>
-
-<p>Elle sautait sur l’occasion, sans songer
-plus loin. Échapper à Chazelles et à son<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[156]</a></span>
-mari, à la faute et au remords, retarder du
-même coup le premier regard de Zonzon.
-Et là-bas, dans la retraite, dans la solitude,
-prendre une résolution. Mais, avant tout,
-s’enfuir ...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[157]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">VI</h2>
-
-<p class="p2">Ce que Lucette allait être surprise et contente ...
-Une idée de Zonzon, de tomber chez
-sa sœur, sans prévenir, au saut du train. On
-ne l’attendait que le lendemain. En empruntant
-la ligne de paquebot qui touche à Cherbourg,
-elle avait pu gagner un jour sur son
-horaire.</p>
-
-<p>Dès la gare, après une nuit de chemin
-de fer, sans passer chez elle, sans se<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[158]</a></span>
-débarrasser même de la suie du wagon, encore
-roulée dans son cache-poussière, elle piquait
-droit sur le petit hôtel du Champ-de-Mars,
-dans la hâte de revoir Lucette et aussi
-d’oublier, près de sa meilleure amie, la fin
-du beau voyage, ces huit mois de grand jour
-et de liberté ...</p>
-
-<p>&mdash;Madame est là?</p>
-
-<p>Le domestique, bienveillant mais fermé,
-lui répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Madame n’est pas à Paris. Mais Monsieur
-est ici. Si Mademoiselle désire que je
-prévienne Monsieur.</p>
-
-<p>Lucette partie, sans son mari? Qu’est-ce
-que ça signifiait?</p>
-
-<p>&mdash;Je crois bien que je désire!...</p>
-
-<p>Elle suivit le valet de chambre jusqu’au
-cabinet de travail, où, dans la pleine lumière,
-Paul écrivait derrière des piles amoncelées
-de gros livres fleurant bon l’impression toute
-fraîche, le fameux ouvrage sur la Troade. Il<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[159]</a></span>
-se leva, courut à elle. Mais sous les mots de
-bienvenue, de surprise, et de fête, dans sa
-poignée de main trop nerveuse, perçaient sa
-gêne et sa préoccupation.</p>
-
-<p>&mdash;Qu’est-ce qu’on m’a dit: Lucette n’est
-pas là? Où est-elle?</p>
-
-<p>Il s’assit derrière son bureau, comme s’il
-eût voulu retrancher son trouble derrière ses
-livres. Et la voix mal assurée:</p>
-
-<p>&mdash;Lucette est partie pour les Barres, depuis
-cinq jours.</p>
-
-<p>Zonzon s’était laissée tomber dans le fauteuil
-qu’il lui avait avancé:</p>
-
-<p>&mdash;Aux Barres, en mars?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, le petit garçon de M<sup>me</sup> Turquois a
-eu cet hiver une fièvre scarlatine très violente.
-Peut-être Lucette vous l’a-t-elle écrit.
-Dès que l’enfant a été transportable, sa mère
-l’a emmené à Brûlon, pour le changer d’air,
-hâter la convalescence. Lucette a exprimé le
-désir d’assister son amie, au moins pour<span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[160]</a></span>
-quelques jours. Elle a confié Paule à sa
-grand-mère Savourette ...</p>
-
-<p>Vraiment alarmée, Zonzon l’interrompit.</p>
-
-<p>Elle aimait trop Lucette pour s’arrêter à
-de vains scrupules de discrétion. Elle voulait
-la vérité:</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, voyons, qu’est-ce que c’est que
-cette histoire-là? Ça ne tient pas debout.</p>
-
-<p>Paul se pencha vers elle. Ses traits ne
-cachaient plus son inquiétude:</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez, Suzanne (Il s’obstinait à ne
-pas l’appeler Zonzon, malgré ses reproches).
-Je ne veux pas feindre avec vous. Au surplus,
-j’étais résolu à me confier à vous. Et
-seule votre arrivée imprévue m’a pris de
-court. Les choses se sont bien passées comme
-je viens de vous le dire. Lucette ne m’a pas
-donné d’autres raisons de son départ. Mais je
-sens, je suis sûr qu’il y en a d’autres. Je veux
-les découvrir. Et je comptais vous demander
-de m’y aider. Ah! La pensée qu’il y a entre<span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[161]</a></span>
-nous quelque chose de caché, nous qui vivions
-si confiants, si unis, cette pensée-là&mdash;surtout
-maintenant que je l’exprime, que je
-la précise dans des mots&mdash;me bouleverse à
-un point que vous ne pouvez pas imaginer.</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, demanda Zonzon, elle est partie
-à la suite d’un incident quelconque? Vous lui
-avez offert de l’accompagner, naturellement?</p>
-
-<p>&mdash;Oui. Dès qu’elle m’a fait connaître son
-intention&mdash;tenez, c’était un soir, après dîner,
-dans ce bureau&mdash;je lui ai tout de suite proposé
-de la suivre. Elle a aussitôt cherché à
-m’en détourner. Mon livre, disait-elle, allait
-paraître. Ma présence à Paris était nécessaire.
-Elle partait en garde-malade. C’était son rôle
-et non le mien ... J’ai insisté. Alors, elle m’a
-avoué que nous étions beaucoup sortis, que
-l’hiver l’avait fatiguée, qu’elle avait besoin de
-faire une retraite, une cure de repos. Bref,
-elle m’a supplié de la laisser partir seule ...
-De mon côté, je résistais. Cela a été notre<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[162]</a></span>
-premier froissement, notre premier assaut.
-Et puis, j’ai fini par céder ... Que voulez-vous?
-Je crois avoir quelque énergie, mais
-j’ai toujours plié devant elle, tant il m’était
-doux de lui faire plaisir. Cette fois encore,
-j’ai reculé, j’ai rompu. Mais non sans surprise,
-sans révolte, ni sans chagrin ...</p>
-
-<p>Zonzon ne savait que penser.</p>
-
-<p>&mdash;Elle n’avait pas un malaise quelconque?
-Elle n’était pas dans une mauvaise
-disposition? Avec les femmes, est-ce qu’on
-peut jamais savoir jusqu’où le corps réagit
-sur l’esprit?...</p>
-
-<p>Il répondit, en homme qui a ressassé ses
-inquiétudes:</p>
-
-<p>&mdash;A peu près depuis votre départ, son
-humeur a changé. Elle est devenue inégale,
-instable. Voyez-vous, il me semble que rien
-ne m’échappe, sinon de sa pensée, au moins
-de son apparence, tellement je vis pour elle,
-les yeux sur elle. Eh bien, cet été elle m’a<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[163]</a></span>
-paru lasse et triste, par périodes. Elle perdait
-cet entrain contenu, vous savez, où se mêlent
-si joliment sa réserve et son ardeur. Je l’ai
-interrogée, je lui ai offert de choisir des distractions.
-Elle m’a juré qu’elle n’avait rien,
-qu’elle n’avait besoin de rien. J’ai attribué
-son malaise à la saison. Nous sommes rentrés
-à Paris. Notre hiver a été en effet assez
-animé, assez épars. L’agitation, le mouvement
-semblaient plaire à Lucette et je me
-gardais bien de l’enrayer. Elle était gaie, d’une
-gaîté un peu nerveuse, à éclats. Puis, peu à
-peu, elle s’est assombrie de nouveau, plus
-mystérieuse que jamais. Tour à tour elle avait
-des élans, des retraites, de ces imperceptibles,
-de ces abominables retraites où il
-semble que la peau se contracte sous la main
-qui l’effleure ... Jusqu’au jour où elle a saisi
-cette occasion de s’enfuir, oui, de s’enfuir ...</p>
-
-<p>Il se leva, fit quelques pas, les regards au
-tapis. Puis s’arrêtant devant Zonzon:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[164]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Je vous en prie, Suzanne, rendez-moi
-un grand service. Voyez-la. Confessez-la.
-Vous vous aimez, toutes les deux. Vous la
-connaissez. Vous avez une forte influence sur
-elle. Moi, je n’ose plus l’interroger. J’ai peur
-de la froisser, de la refermer. Ah! Tenez,
-pendant ces cinq jours, la tentation m’a souvent
-pris de sauter seul dans mon auto, de
-bondir d’un trait jusqu’aux Barres, de lui
-crier: «Qu’est-ce que tu as?» Et puis je renonçais.
-D’abord, j’ai promis de la laisser
-seule. Ensuite, à quoi bon? Avant même
-qu’elle ne fronce le sourcil, qu’elle ne laisse
-échapper un signe d’ennui, je tremble que
-mon insistance ne l’excède. Et si au contraire
-elle me répond d’un mot de tendresse,
-alors je sens mon cœur se fondre et je n’ai
-plus envie que de la remercier, de lui rendre
-grâces, tout bas. Je ne peux pas parler devant
-elle. Je ne peux pas. Ah! On ne parle
-<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[165]</a></span>jamais assez ...</p>
-
-<p>De nouveau il avait repris sa marche à
-travers le cabinet de travail. Et la noblesse de
-cette pièce, sa solennité de chapelle, son recueillement
-de sanctuaire, accusaient encore
-l’agitation, la misère de ce malheureux.</p>
-
-<p>&mdash;Si vous saviez ce que j’endure. Parfois,
-il me semble qu’elle s’est éloignée de toutes
-façons, de cœur, de pensée comme de fait.
-Non, non, c’est impossible. Ce serait trop
-cruel. Et trop injuste. A tout instant, je m’interroge:
-«Qu’est-ce que j’ai fait?» ou:
-«Qu’est-ce que je n’ai pas fait?» Je creuse,
-je creuse, et il y a maintenant en moi comme
-un trou noir sans fond, à donner le vertige ...
-Ah! Je comprends que ceux qui vont mourir
-trouvent la vie si passionnément bonne. On
-ne sent combien on aime un être que quand
-on est menacé de le perdre. Tout me manque
-d’elle. Son visage, sa silhouette, ses gestes,
-sa voix, son parfum et mille petits détails
-qui faisaient mes délices, une inflexion, une<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[166]</a></span>
-expression, un pli de paupière, un coin de
-lèvre, la courbe de ses cheveux ... est-ce que je
-sais, moi ... Enfin, je ne suis plus qu’une
-loque, un vêtement vide et jeté sur un siège.</p>
-
-<p>Il posa sa main brûlante sur l’épaule de
-Zonzon:</p>
-
-<p>&mdash;Suzanne, il faut que vous me la rendiez,
-que vous me rendiez la vie. Je remets
-notre sort dans vos mains. J’aime, j’admire
-votre force, votre santé morale. Si parfois,
-secrètement, votre belle audace m’a effarouché,
-la faute en est à l’éducation que j’ai
-reçue. Mais j’ai une confiance absolue en vous,
-en votre jugement. De vous, je suis prêt à
-tout entendre, à tout croire.</p>
-
-<p>Elle se leva, lui tendit la main:</p>
-
-<p>&mdash;Je ferai ce que je pourrai. Je partirai
-cet après-midi.</p>
-
-<p>Tout en l’accompagnant jusqu’à la rue, il
-s’excusait de lui imposer ce surcroît de fatigue,
-après une semaine de paquebot, une<span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[167]</a></span>
-nuit de train. Elle plaisanta, pour lui donner
-confiance:</p>
-
-<p>&mdash;Au contraire. C’est très commode. Je
-suis déjà en costume de voyage.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[168]</a></span></p>
-<p>&nbsp;</p>
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[169]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">VII</h2>
-
-<p class="p2">Au fond, Zonzon était très alarmée. Et son
-inquiétude grandit pendant ces deux heures
-de wagon sous le ciel froid, parmi la campagne
-encore défeuillée, qui montrait la
-terre. Qui ne connaît, pour l’avoir éprouvé
-au moins une fois dans sa vie, ce supplice
-irritant de voyager sous l’oppression d’une
-énigme dont on attend la solution au but?<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[170]</a></span>
-Énervé de vaine impatience, on accueille et
-on repousse cent hypothèses, on esquisse des
-plans qu’on efface ensuite. Et l’on sent dans
-sa tête la pensée tourner à l’allure et au
-rythme des roues sur le rail.</p>
-
-<p>Puis, l’anxiété de Zonzon s’avivait encore
-d’un scrupule. Ce trouble&mdash;inconnu, mais
-évident&mdash;jeté dans le ménage de Lucette,
-ce trouble qu’elle souhaitait passionnément
-de découvrir et de guérir, qui sait si elle ne
-l’eût point évité par sa présence? Elle en
-aurait guetté les symptômes, chaque jour.
-Elle aurait veillé. Mais elle était partie, pour
-le beau voyage ... Est-elle donc vraie, cette
-loi d’équilibre qui veut que tout bonheur
-soit balancé par un malheur, de même que
-sur toute la terre, à chaque seconde, une
-naissance balance une mort?</p>
-
-<p>A Sens, elle prit une voiture à la gare,
-pour franchir les quatre kilomètres qui la
-séparaient de Brûlon. Elle n’avait pas voulu<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[171]</a></span>
-annoncer son arrivée, afin de ne pas mettre sa
-sœur en défense.</p>
-
-<p>Mais elle regretta sa tactique, au cri presque
-douloureux, devant le visage presque
-terrifié de Lucette, accourue à la grille au
-coup de cloche. Et tandis qu’elles se jetaient
-sans paroles aux bras l’une de l’autre, Zonzon
-décidait de temporiser. Elle n’obtiendrait
-rien en brusquant l’attaque.</p>
-
-<p>Lucette, la première, dénoua l’étreinte. Et
-très vite:</p>
-
-<p>&mdash;Mais tu ne devais rentrer que demain?...
-Comment as-tu su que j’étais ici?...
-Tu as vu Paul?</p>
-
-<p>Zonzon l’entraînait vers le château:</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, mais oui. Je te raconterai tout
-ça. Cristi, ce que j’ai eu froid, sur cette
-route ...</p>
-
-<p>La pleine chaleur du calorifère dès le vestibule,
-la montée claire du grand feu de bois
-dans la bibliothèque, le thé fumant parfumé<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[172]</a></span>
-de citron, eurent vite fait d’épanouir la voyageuse:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Ça va mieux.</p>
-
-<p>La première alerte et la première surprise
-passées, Lucette cherchait à se rassurer. Comment
-la présence d’un même être peut-elle
-inspirer à la fois tant de joie et de crainte?
-Ah! Certes, malgré l’appréhension de la rencontre,
-malgré le tumulte que soulevait en
-elle la seule vue de sa sœur, Lucette était
-bien heureuse de retrouver sa grande, sa vaillante ...
-Et, en même temps, elle redoutait la
-clairvoyance de Zonzon.</p>
-
-<p>La solitude et la méditation ne l’avaient
-pas apaisée. En elle, c’était le même trouble
-qu’au premier jour, la même terreur de
-l’avenir, le même besoin de fuir la faute et
-le remords, de se fuir. Ah! pouvoir cacher,
-enfouir sa honte jusqu’à l’oublier. Et elle se
-terrait au gîte comme une bête malade qui
-tremble d’être découverte.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[173]</a></span></p>
-
-<p>Et voilà que Zonzon la relançait. Elle en
-venait à maudire cet ascendant, ce pouvoir
-presque magnétique que l’aînée exerçait sur
-elle. Lucette sentait en éveil cette tendresse de
-mère, ce flair subtil d’amoureuse, ce regard
-de médecin. Des terreurs absurdes la traversaient.
-Zonzon allait peut-être la trouver
-changée, lire la vérité dans ses yeux, sur ses
-lèvres, à quelque empreinte nouvelle laissée
-sur son visage?</p>
-
-<p>Mais non, pourtant. Zonzon bavardait
-gaiement. Quand deux êtres chers reprennent
-contact après une longue absence, ils ne rentrent
-que lentement en possession l’un de
-l’autre. Une étrange pudeur les retient de se
-livrer trop vite, de se parler tout de suite
-cœur à cœur. Ils n’échangent d’abord que
-des propos neutres, en surface. Zonzon racontait
-des incidents du retour. On menait joyeuse
-vie sur le paquebot. La veille de l’arrivée,
-un peu trop émus de champagne et de cocktails<span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[174]</a></span>
-des passagers n’avaient-ils pas erré en circuit
-le long des couloirs, à la recherche de leurs
-cabines, jurant qu’on avait changé les numéros
-des portes, ou retourné bout pour bout
-le navire?</p>
-
-<p>Une sonnerie de téléphone retentit, drue et
-longue. Lucette sursauta. Qui la demandait?
-Son mari, sans doute. Il l’appelait tous les
-jours. Un raffinement de supplice pour elle,
-ces courtes causeries. Elle craignait toujours
-de s’y trahir. Au moins, quand on répond
-par lettre, on réfléchit. Même, dans une conversation
-face à face, on prend des temps; la
-physionomie de l’interlocuteur avertit de ses
-intentions. Tandis que là, ce sont les voix
-toutes nues qui se croisent et se pressent,
-comme les épées dans un assaut. Justement,
-Paul n’avait pas téléphoné de la journée. Elle
-avait décroché l’écouteur de l’appareil posé
-sur la table:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[175]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Allo ... Qui est là?</p>
-
-<p>Les paroles claquèrent, toutes proches:</p>
-
-<p>«&mdash;C’est moi ... Lucien Chazelles.</p>
-
-<p>Il lui sembla qu’elle se rétrécissait, tout le
-sang reflué au cœur en un bloc lourd. Et
-Zonzon qui la regardait, qui attendait. D’instinct,
-Lucette serrait les récepteurs contre ses
-oreilles, comme pour empêcher les mots de
-se répandre dans la pièce. Et si elle coupait
-net la communication? Mais il était prudent
-de savoir ce qu’il voulait. Et puis, le geste
-intriguerait Zonzon. La receveuse insisterait,
-la rappellerait. Elle y renonça et, sur un ton
-qu’elle s’efforçait de rendre indifférent:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! c’est vous ...</p>
-
-<p>Dès qu’il l’eut reconnue à la voix:</p>
-
-<p>«&mdash;Oui, votre mari m’a appris hier votre
-départ. Comment se fait-il que vous ne
-m’ayez pas averti? Que s’est-il passé? Rien de
-grave?</p>
-
-<p>&mdash;Je suis partie brusquement. Une amie
-<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[176]</a></span>à assister ... Un enfant malade ...</p>
-
-<p>Mais les propos se chevauchaient. Avant
-qu’elle eût achevé, il reprit:</p>
-
-<p>«&mdash;Écoutez. Permettez-moi d’aller vous
-voir là-bas ...</p>
-
-<p>Elle répondit violemment:</p>
-
-<p>&mdash;Non, non. C’est impossible.</p>
-
-<p>Oh! avoir ces deux écouteurs rivés aux
-oreilles, la tête pleine à éclater de ce crépitement
-et, devant les yeux, ce témoin inoccupé,
-muet, espion malgré lui, qui, tout,
-naturellement, s’ingénie à comprendre l’entretien
-dont il n’entend que la moitié ... Chazelles
-continuait:</p>
-
-<p>«&mdash;Il faut absolument que je vous voie. On
-m’offre une trésorerie générale, à Draguignan.
-On demande une réponse urgente. Je tiens à
-m’entendre avec vous ...</p>
-
-<p>Elle répéta:</p>
-
-<p>&mdash;Non, non. Je ne veux pas.</p>
-
-<p>Il insistait:</p>
-
-<p>«&mdash;Mais si, voyons. J’ai tout combiné. Je<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[177]</a></span>
-prends le train demain matin. J’arrive à pied
-pour passer inaperçu. Fixez-moi un rendez-vous.</p>
-
-<p>Par quels mots, comment lui refuser? Ne
-lui avait-elle pas donné le droit de tout exiger
-d’elle? Il croyait sans doute à quelque caprice.
-Car il ajoutait, d’un ton riant mais
-décidé:</p>
-
-<p>«&mdash;Eh bien, si vous ne voulez pas, j’irai
-sonner à votre grille, et vous faire une visite ...</p>
-
-<p>A tout prix, il fallait l’empêcher de venir.
-Elle s’affola, perdit pied:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous dis que c’est impossible. D’ailleurs,
-je ne suis pas seule. Ma sœur est ici ...
-près de moi.</p>
-
-<p>Puis, certaine de l’avoir arrêté, elle balbutia
-un bref au revoir et raccrocha les récepteurs.
-Mais elle n’osait pas regarder
-sa sœur et s’attardait à sonner la fin de la
-communication.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[178]</a></span></p>
-
-<p>Alors, très simplement:</p>
-
-<p>&mdash;Qui est-ce? demanda Zonzon.</p>
-
-<p>Il fallait répondre. Elle n’eut pas le temps
-d’inventer.</p>
-
-<p>&mdash;Lucien Chazelles.</p>
-
-<p>Et, en prononçant ce nom, elle se sentit
-rougir, rougir, envahie d’une onde de sang
-qui lui brûlait les pommettes, le tour des yeux,
-le front, une poussée d’autant plus violente
-qu’elle s’efforçait plus d’en refréner l’élan.
-Et, à travers cette brume rouge où elle aurait
-voulu disparaître, s’anéantir, elle entendit
-encore la voix maintenant soupçonneuse:</p>
-
-<p>&mdash;Et il voulait venir te voir ici, te croyant
-seule?</p>
-
-<p>Mais avant d’avoir pu trouver une réponse,
-elle se sentit happée par deux bras impérieux
-et tendres, pressée, blottie contre une chaude
-poitrine. Et la voix de Zonzon, ferme et
-douce comme l’étreinte:</p>
-
-<p>&mdash;Alors, c’est ton amant?... Allons, ne te<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[179]</a></span>
-cabre pas. Ah! Ce n’est pas le moment de se
-dérober, de jouer à cache-cache. Nous
-n’avons pas le temps aujourd’hui. Finies, ces
-manières-là. Il y va peut-être de ton sort,
-mon pauvre petit, de celui de ton mari, de
-ton enfant ... Je peux t’aider à voir en toi, à
-découvrir le mal, à le guérir. Tu n’as pas le
-droit de te taire. Parle, ma chérie, parle tout
-de suite.</p>
-
-<p>Zonzon l’entraîna vers un fauteuil, s’assit,
-la prit sur ses genoux, la berça:</p>
-
-<p>&mdash;Tu penses bien que je ne vais pas te
-gronder, te faire des sermons. Le passé, ce
-n’est pas intéressant, puisqu’on n’y peut rien.
-Quand on s’est trompé de route, ce qu’il faut
-savoir, c’est où on est, et où on va. Maintenant,
-raconte, bien sagement ...</p>
-
-<p>Et par une de ces déterminations soudaines
-qui nous semblent au rebours de notre caractère,
-qui parfois nous surprennent et nous
-emportent, brusquement Lucette se décida.<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[180]</a></span>
-Puisque sa sœur l’avait si vite devinée, à
-quoi bon s’épuiser en ruses et en mensonges?
-Il faudrait, en effet, bientôt prendre un parti,
-choisir une route. Autant se fier au bon
-guide, lucide et sûr.</p>
-
-<p>Alors, le front niché dans le cou de Zonzon,
-elle goûta l’amer réconfort de la confession.
-Elle dit la journée d’Issy, la visite au musée,
-l’attente sans but, l’espoir sans objet, l’inquiétude
-sans raison, l’hiver tout pailleté,
-enfin tous les degrés de la descente, jusqu’à
-la chute, puis la déception secrète,
-l’odieux des gestes de l’amour sans l’amour,
-l’horreur du mensonge croissant avec le
-dégoût, enfin le besoin et l’occasion de
-s’enfuir ...</p>
-
-<p>Zonzon l’avait à peine interrompue. Tout
-juste, de temps en temps, le «oui» attentif
-et réfléchi du docteur qui écoute son malade.
-Et Lucette avait vraiment l’impression d’être
-aux mains du médecin qui se renseigne, qui<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[181]</a></span>
-coordonne les indices, investit le mal, avant
-d’émettre un diagnostic.</p>
-
-<p>Même, lorsqu’elle acheva, lorsqu’elle se
-hasarda à relever la tête, elle crut voir aux
-yeux de sa sœur une lueur de divination,
-ce beau regard avivé auquel vient d’apparaître
-la vérité ...</p>
-
-<p>Mais Zonzon demanda simplement:</p>
-
-<p>&mdash;Et maintenant, que comptes-tu faire?
-Tu ne peux pas rester ici indéfiniment. Ton
-prétexte va s’user, cette convalescence du
-jeune Turquois. Il guérira, ce petit. Et surtout
-ton mari se lassera. Alors?</p>
-
-<p>Lucette s’étreignait les tempes, à deux
-mains:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas ... Je te jure que je ne
-sais pas. J’ai saisi l’occasion, je suis partie,
-comme le voleur traqué saute dans la voiture
-qui passe, sans savoir où il va, pour échapper,
-pour fuir ...</p>
-
-<p>Elle se leva, s’accouda à la cheminée. Le<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[182]</a></span>
-crépuscule tombait. Les reflets du grand feu
-de bois dansaient sur le tapis.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, voyons, dit Zonzon. Tu n’as le
-choix qu’entre deux partis. Rentrer ou ne pas
-rentrer chez toi. Et encore. Si tu ne rentres
-pas, si, par exemple, tu retournes rue Guersant
-chez nos parents, ou chez moi&mdash;car je
-ne supposes pas que tu veuilles rejoindre ce
-Chazelles&mdash;ton mari te relancera. Il respecte
-tes caprices. Soit. Mais il y a des
-bornes. Il exigera des explications. C’est son
-droit. Qu’est-ce que tu lui répondras?</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, j’avouerai! s’écria Lucette. J’y
-serai forcée. Tant mieux! Il y a longtemps
-que j’y pense. Même si je rentrais à la maison,
-je ne pourrais pas vivre devant Paul avec
-ce perpétuel mensonge entre nous. Je le sais.
-J’ai essayé ... Ah! oui, c’est stupide, ces scrupules
-tardifs. Il aurait fallu les avoir
-avant, n’est-ce pas? Mais on n’est pas la
-même femme, avant et après. On ne sent<span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[183]</a></span>
-l’étendue et le poids d’une faute que quand
-on l’a commise ...</p>
-
-<p>Et s’exaltant:</p>
-
-<p>&mdash;A quelque endroit que je me retrouve
-devant Paul, je ne veux plus; je ne peux plus
-me taire. Il sera mon juge. Il décidera. Il me
-chassera ou il me gardera. Mais au moins,
-j’aurai expié. Je n’aurai plus rien de caché
-pour lui. Oui, oui, je parlerai ...</p>
-
-<p>Mais Zonzon l’interrompit, toute jetée en
-avant d’un geste de prière et de commandement:</p>
-
-<p>&mdash;Ne fais pas ça, Lucette, ne fais pas ça!...
-Mon pauvre petit ... Mais songe donc. Il ne te
-comprendrait pas. Voilà le vrai point de vue.
-Les mobiles qui t’ont poussée, les suggestions
-auxquelles tu as obéi, il ne se les expliquerait
-pas. Il te jugerait d’après d’autres lois
-que celles qui t’ont menée. Les femmes ont
-des raisons que les hommes n’ont pas ... Et,
-fatalement, son arrêt serait injuste. Injuste<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[184]</a></span>
-en ses termes, injuste en ses conséquences ...</p>
-
-<p>&mdash;Cependant, s’il pardonnait? dit Lucette.</p>
-
-<p>&mdash;Mais le pardon lui-même porte à faux
-parce que l’homme ne sait pas ce qu’il pardonne
-à la femme! Et l’on ne pardonne bien
-que ce qu’on comprend bien. Encore une fois,
-les deux sexes ne parlent pas le même langage.
-Et cette mésentente, qui fausse le pardon,
-fausse aussi ses suites. Elle impose
-désormais à l’un et à l’autre des sentiments
-injustes, des tortures qu’ils n’ont pas méritées.
-Pour lui, l’orgueil blessé, l’amour flétri,
-la désillusion, l’amertume, le doute invincible.
-Pour elle, l’humiliation, le joug de l’indulgence.
-Pour tous deux, la piqûre continuelle
-des allusions que le hasard apporte,
-une vie en sursis, empoisonnée, gâchée ...</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Zonzon, gémit Lucette.</p>
-
-<p>&mdash;Mais pourquoi courir le risque d’une
-telle existence, quand rien n’y contraint?<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[185]</a></span>
-Pourquoi aller au-devant d’un jugement vicié
-d’avance?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Je serais mal venue, dit Lucette, de
-parler aujourd’hui de droiture et de probité.
-Cependant il me semble ...</p>
-
-<p>Zonzon l’interrompit encore:</p>
-
-<p>&mdash;La probité n’est plus maintenant où tu
-la places. Elle n’est pas dans l’aveu. Vois-tu,
-il y a une loi qui nous régit inconsciemment:
-la loi du moindre effort. Eh bien, il y en a
-une autre qui doit nous régir consciemment:
-la loi du moindre tort. Au point où tu en es,
-le moindre tort que tu puisses faire à ton
-mari, c’est de le laisser dans l’ignorance. Il
-faut qu’il garde sa foi ...</p>
-
-<p>&mdash;Et moi mon remords ...</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne penses qu’à toi! s’écria Zonzon.
-Vous êtes tous les mêmes. Ton remords
-s’apaisera. Je sais, moi, je sais comment et
-pourquoi tu l’oublieras. Tandis que si tu parlais,
-la foi de ton mari en toi serait à jamais<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[186]</a></span>
-ébranlée. Pense donc un peu à lui, que
-diable! Il t’adore. Il t’adore mal, mais il
-t’adore. Si tu l’avais vu comme je l’ai vu,
-affolé par cette absence où il ne voit cependant
-qu’un caprice ou un malaise. Il vit à
-peine, avec des sursauts, comme une lampe
-qui baisse. Rallume-la, bon sang! Ne la laisse
-pas s’éteindre. Ah! Non, Lucette, n’avoue
-pas. Ne fais pas ça. Ce serait la dernière faute,
-la vraie faute.</p>
-
-<p>Il faisait presque nuit. Seules, les lueurs
-changeantes du foyer les éclairaient toutes
-deux.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, dit lentement Lucette, tu es d’avis
-que je rentre et que je me taise?</p>
-
-<p>&mdash;Eh parbleu! oui. Tout à l’heure, pendant
-que j’écoutais ton aventure, la vérité m’apparaissait
-lumineuse, transparente. Je lui
-voyais les dessous! Et elle me conduisait au
-point où je t’amène.</p>
-
-<p>Lucette, sombre, murmura:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[187]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Je ne pourrai jamais ...</p>
-
-<p>&mdash;Tu le pourras, dit fermement Zonzon.
-Mais réfléchis donc. Si tu parles, que te reste-t-il,
-quelle planche de salut, en dehors de la
-solution médiocre du replâtrage, du pardon?
-Le scandale, le divorce. Je n’y crois guère.
-Car ton mari t’aime trop pour le demander,
-l’accepter même. Mais admettons. Alors tu
-retombes sur le gros écueil qu’on n’a pas
-encore pu faire sauter. Le cas de l’enfant, le
-mioche écartelé ... Allons donc! Et pense
-encore aux autres, à nos parents, qui te
-croient heureuse, dans leur quiétude, à ce
-brave homme de Duclos, pour qui le bonheur
-de son fils est la raison de vivre ...</p>
-
-<p>&mdash;Je ne pourrai pas, répéta Lucette. Tu
-oublies justement que Paul est riche ... Si je
-me taisais, j’aurais l’air de vouloir garder
-tous les avantages de la fortune, au prix d’un
-mensonge.</p>
-
-<p>&mdash;Aux yeux de qui? Ni aux tiens ni aux<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[188]</a></span>
-miens, je pense. Et nous serons seules à le
-savoir. Alors?... Je te dis que tu pourras te
-taire sans t’avilir. Et pour une raison simple
-et qui dispense de toutes les autres, c’est que
-tu aimes ton mari ...</p>
-
-<p>&mdash;Ah! s’écria Lucette, d’une voix désespérée,
-est-ce qu’on peut prétendre aimer celui
-qu’on a trahi, dupé, volé?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, Lucette, oui, on peut le prétendre.
-Parce que nous ne sommes pas des êtres
-simples, tout d’un bloc, tout d’une pièce.
-Voilà la grande erreur. Nous sommes bien plus
-complexes, bien plus divers que nous ne le
-croyons, qu’on veut nous le faire croire. Chacun
-de nous est comme un livre dont les feuillets ne
-se répètent pas. Nous-mêmes, nous n’en savons
-pas déchiffrer toutes les pages. Et nous savons
-encore moins d’où vient le vent qui les fait
-tourner ... Tu l’aimes, Lucette. La preuve en
-est dans ton besoin de le prendre pour juge,
-de ne lui rien cacher, de recevoir de lui l’absolution<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[189]</a></span>
-ou le châtiment. Si tu ne l’aimais
-pas, tu n’aurais pas songé même à le fuir!...
-Il habite en toi. C’est son image seule qui te
-hante et t’agite. Il reste le maître de ta pensée.
-Le maître auquel tu as désobéi, soit. Mais
-sans doute parce qu’il n’a pas su se faire
-obéir. Ah! Lucette, les petites ficelles qui font
-danser la marionnette ne sont pas toujours
-faciles à démêler. Que de choses ne m’apparaissent
-qu’aujourd’hui!... Trop tard pour
-t’éviter l’embardée, ma pauvre chérie. Mais
-à temps, j’espère, pour te ramener dans la
-bonne ligne et t’y laisser en sécurité ...</p>
-
-<p>&mdash;Quelles choses? Que veux-tu dire, interrogea
-Lucette.</p>
-
-<p>&mdash;Rien, rien ... Mais aie confiance en moi,
-Laisse-toi guider, tu verras.</p>
-
-<p>La femme de chambre frappa, puis annonça
-M. et M<sup>me</sup> Turquois. Lucette donna de la
-lumière.</p>
-
-<p>&mdash;C’est vrai, expliqua-t-elle. Turquois<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[190]</a></span>
-devait arriver cette après-midi. C’est pourquoi
-j’ai pu quitter sa femme plus tôt, aujourd’hui.
-Sans doute, ils s’arrêtent en passant.</p>
-
-<p>Et dans le brouhaha des propos d’accueil,
-Zonzon se félicita de l’arrivée du couple. Car,
-peut-être, dans son ardeur à vaincre, se fût-elle
-laissé entraîner, sinon à engager, du
-moins à démasquer ses réserves, sa plus forte
-raison d’espérer. Et cette raison-là, Lucette
-ne devait pas la connaître.</p>
-
-<p>Non, à aucun prix, elle ne devait connaître
-cette vérité secrète que son récit même avait
-fait jaillir aux yeux de Zonzon, le malentendu
-formidable soudain apparu, en pleine lumière,
-éblouissant.</p>
-
-<p>Ah! le jour où Lucette lui avait affirmé, avec
-de petits airs entendus, qu’elle était heureuse,
-«tout à fait heureuse» aux bras de son mari,
-Zonzon aurait dû se roidir contre cette maudite
-peur des mots qui la paralysait devant
-sa sœur, et insister, préciser et vider la question<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[191]</a></span>
-jusqu’au tréfonds ... Parbleu! Lucette
-était de bonne foi. Est-ce qu’une honnête
-femme doit être instruite en ces matières-là,
-et savoir jusqu’où doit aller son plaisir? Fi
-donc! De bonne foi, elle s’était trompée. Non,
-elle n’était pas tout à fait heureuse. Elle
-n’avait pas atteint le sommet aigu de la joie.
-Toute sa confession le criait.</p>
-
-<p>Presque classique, l’aventure. On croit
-céder à l’attrait de l’inconnu, du fruit défendu,
-du plus grand amour ... On cherche simplement
-le frisson qu’on n’a pas. Du premier
-pas jusqu’à la chute, Lucette, inquiète, inconsciente,
-n’avait fait qu’obéir à l’appel de ses
-sens. Comme tant d’autres, dans cette marche
-à l’amant, elle n’était guidée que par l’espoir
-confus du coup de bonheur qui lui manquait.</p>
-
-<p>Heureusement, elle était tombée sur Chazelles,
-un avide égoïste, préoccupé de lui, de
-lui seul. Là encore, pas d’erreur possible. L’ex-Madame
-Chazelles avait la confidence trop<span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[192]</a></span>
-facile pour qu’on en ignorât. Et le naïf dégoût
-qu’elle avouait à qui voulait l’entendre, aussi
-bien à Zonzon qu’à M<sup>me</sup> Savourette, suffisait à
-éclairer un esprit averti. Chazelles était de ceux
-qui se penchent uniquement sur leur plaisir,
-sans souci d’éveiller celui de leur compagne.
-Il l’avait dégustée comme un mets friand, une
-œuvre d’art. Est-ce qu’on pense au plaisir du
-plat qu’on mange, du tableau qu’on regarde?</p>
-
-<p>Heureusement. Car si Chazelles avait révélé
-Lucette à elle-même, il en eût fait sa chose.
-S’il avait fait jaillir en elle la source de délices,
-il lui serait devenu précieux comme
-la vie même. Il l’aurait rivée à lui. Tandis que,
-sans le savoir, elle s’était détachée parce
-qu’elle était déçue.</p>
-
-<p>Donc, le mal était réparable. Ni le mari ni
-l’amant n’avaient ouvert à Lucette la terre promise.
-Mais elle y pouvait encore pénétrer. Aux
-bras de Paul lui-même, parbleu! de Paul mieux
-avisé.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[193]</a></span></p>
-
-<p>Car il avait péché, lui, non par égoïsme,
-mais par ignorance. Un amoureux? Soit.
-Mais un amoureux qui ne sait pas l’amour.
-Il avait fallu, pour s’y tromper, les petits
-airs satisfaits de Lucette, ce néfaste malentendu ...
-Instruit de sa maladresse et des
-moyens de la réparer, il prendrait sur Lucette
-cet empire que toute son adoration trop
-chaste n’avait pas su lui gagner. Et quant à
-elle, satisfaite à son insu, pleinement contentée,
-elle n’irait plus chercher ailleurs ce
-qu’elle trouverait chez elle ... Ah! dame, la
-tâche était délicate, d’éclairer les trente ans
-de ce garçon. Mais l’enjeu valait qu’on risquât
-la partie.</p>
-
-<p>Moyen scabreux, certes. Mais moyen unique
-de remettre et surtout de maintenir Lucette
-dans la bonne ligne. Sans la vigoureuse impulsion
-du coup de bonheur, elle s’exposait
-à de nouveaux écarts. Si, de retour au foyer,
-son secret appétit n’était pas satisfait, si elle<span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[194]</a></span>
-avait encore faim, elle serait reprise des
-mêmes défaillances. Et il se trouverait toujours
-un galant pour la soutenir à ce moment-là.
-Pas besoin de chercher loin. Est-ce qu’au
-premier signe de vertige, Turquois, par
-exemple, ne serait pas là pour la recevoir dans
-ses bras?</p>
-
-<p>Il suffisait de le regarder d’un peu près, en
-ce moment même, dilaté dans la chaleur du
-calorifère et la gaîté du feu, dans la lumière
-rousse des bulles électriques, l’air parfumé
-de thé et de citron, et surtout dans l’intimité
-de trois femmes ... Oh! un Turquois assagi
-par l’alerte, par ses angoisses au chevet du
-petit malade,&mdash;plus séduisant, peut-être, dans
-sa nouvelle manière attendrie et fondue,&mdash;mais
-dont se réveillaient, en détente, le flair
-et les convoitises d’amant.</p>
-
-<p>Celui-là guettait Lucette. Il l’avait déjà
-pressentie. Un jour, en riant, elle l’avait avoué
-à sa grande. Il attendait son heure. Eh bien,<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[195]</a></span>
-cette heure sonnerait. Oh! pas maintenant.
-Mais elle sonnerait, si Lucette, inapaisée,
-poussée par l’obscur et puissant instinct, continuait
-de chercher, faute d’avoir trouvé.</p>
-
-<p>Lorsque la femme ne se borne pas à un
-homme, c’est qu’elle n’a pas reçu de lui ce
-qu’elle en attendait inconsciemment. Peut-être
-un autre la comblera-t-il? Ce n’est pas
-celui-là? Un autre encore ... Et elle se lance
-alors dans cette poursuite exaspérée du bonheur
-qu’elle ignore et qu’elle veut, dans ces
-aventures où l’amour n’a plus de part, cette
-dégringolade de chute en chute, de mains en
-mains, où elle se détraque et s’amoindrit.
-Non, non, à tout prix, il fallait éviter un pareil
-sort à cette petite Lucette, si délicate, si sensible,
-si bien faite pour le bonheur unique.
-Il fallait que Paul connût le péril et sût y
-parer.</p>
-
-<p>Mais de ces clartés, de ces projets, Lucette
-devait tout ignorer. Car elle se refuserait sans<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[196]</a></span>
-doute à penser qu’elle n’avait attendu, recherché
-qu’un bonheur matériel. Comme tant
-d’autres, elle croyait rouvrir un idéal trop
-pur, trop romanesque, pour admettre qu’il
-prît racine dans sa chair. Comme tant
-d’autres, elle avait de l’amour une notion
-trop mystique pour concevoir qu’une jouissance
-physique en fût le sommet, la clef de
-voûte. Elle se cabrerait à l’idée que son sort
-dépendait de la satisfaction d’un besoin si
-grossier. Et aussi, avertie de l’existence d’une
-volupté précise, elle l’épierait et la goûterait
-moins, de l’avoir attendue. Il lui répugnerait
-de n’y voir que l’effet d’un peu d’attention,
-d’habileté, d’un tour de main. L’envers du
-décor lui dépoétiserait la pièce. Non. Il fallait
-que l’extase la surprît en coup de foudre,
-l’éblouît, lui apparût comme le signe divin
-de son salut ... la révélation.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[197]</a></span></p>
-
-<p class="p2">Si Zonzon, malgré sa promptitude de jugement
-et sa foi dans le succès, avait hésité
-devant l’audace de son projet, certaine rencontre
-matinale eût achevé de la décider à
-l’action.</p>
-
-<p>Sur les instances de sa sœur, elle avait
-ajourné son départ au lendemain, afin de
-prendre un peu de repos et de ne pas voyager
-deux nuits de suite. Pendant la soirée, répétant
-ses arguments, renouvelant ses assauts,
-elle avait enfin ébranlé Lucette. Elle la laissait
-à peu près disposée à reprendre la vie
-commune et à garder le silence, au moins à
-titre d’essai. Zonzon n’en demandait pas
-davantage.</p>
-
-<p>Levée tôt, elle parcourait le jardin encore
-dénudé. Et comme le hasard l’acheminait
-<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[198]</a></span>vers la grille, elle se heurta à M. Duclos ...</p>
-
-<p>Elle n’ignorait pas que, sans cesse en route,
-il passait souvent aux Barres, entre deux trains
-ou deux courses d’auto, afin d’y jeter le coup
-d’œil du maître. Cependant, cette apparition
-imprévue l’inquiéta. Était-ce une simple coïncidence
-qui le faisait tomber là pendant le
-séjour de Lucette? Il l’eut vite édifiée. Dès les
-bonjours échangés, il se campa, les pouces aux
-hanches, le ventre en bataille, les sourcils
-croisés:</p>
-
-<p>&mdash;Ah ça, qu’est-ce qui se passe ici? J’arrive
-d’Algérie&mdash;oui, le chemin de fer de
-l’Oued-Mia, une grosse affaire&mdash;et, hier soir,
-à Marseille, je trouve une lettre de mon garçon.
-Sa femme est seule, aux Barres, pour soigner
-la scarlatine du petit Turquois? Elle laisse sa
-gamine à M<sup>me</sup> Savourette pour dorloter le
-gosse des autres? Qu’est-ce que c’est que cette
-affaire-là? Du caprice, de la brouille? Elle
-est enceinte? Quoi? Vous devez savoir ça,
-vous?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[199]</a></span></p>
-
-<p>Zonzon s’effrayait. Ce rude bonhomme, qui
-tombait là en obus, était capable de tout
-démolir. Elle essaya d’affirmer:</p>
-
-<p>&mdash;Mais votre fils vous a dit la vérité.
-Lucette ...</p>
-
-<p>Il coupa:</p>
-
-<p>&mdash;Allons, allons, Mam’zelle Zonzon, faut
-pas m’en conter. J’aime pas qu’on me roule,
-moi. Une petite madame comme Lucette ne
-s’installe pas seule, en mars, à la campagne,
-pour aider un mioche à changer de peau....
-Y a quelque chose, je veux le savoir. Je le
-saurai. J’ai débrouillé des affaires plus compliquées
-que ça.</p>
-
-<p>Évidemment, il saurait. Ce ne serait pas
-difficile. S’il abordait Lucette de ce ton brutal,
-du haut de sa puissance et de son argent, elle
-se révolterait aussitôt. Encore hésitante sur
-son attitude, elle verrait dans cet interrogatoire
-une indication du sort. Elle avouerait,
-elle lui jetterait la vérité à la face. Et elle se<span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[200]</a></span>
-perdrait, à jamais ... Comment le maîtriser?
-Il continuait:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas qu’on fasse de la peine
-à mon garçon, moi. Il a voulu épouser cette
-petite Lucette. Affaire conclue. Le ménage
-marche. Bonne affaire. Mais si ça bat la ferraille,
-halte-là! Je m’en mêle. Je veux qu’il
-soit heureux. Il s’est marié pour ça ...</p>
-
-<p>Zonzon s’exaspérait. Il voulait du bonheur
-pour son argent, cet homme. Que faire? Elle
-eut l’intuition d’opposer la violence à la violence:</p>
-
-<p>&mdash;Eh! mon cher monsieur, s’écria-t-elle,
-tout ne s’achète pas avec de l’argent. Surtout
-le bonheur. Ça serait vraiment trop commode
-et trop injuste. Faut quelquefois y mettre du
-sien et payer de sa personne!...</p>
-
-<p>Interloqué, il se pencha, les yeux aigus:</p>
-
-<p>&mdash;Quoi? Quoi? Qu’est-ce que vous dites?</p>
-
-<p>Soutenue par l’espoir de le mâter, elle
-reprit:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[201]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Êtes-vous bien sûr que votre garçon,
-comme vous dites, a fait tout ce qu’il fallait
-pour être heureux? Oui, en êtes-vous bien
-sûr? Il a reçu une éducation de luxe, modèle
-riche. C’est entendu. Mais il y a peut-être des
-lacunes. Il manque peut-être des volumes
-dans la bibliothèque. On ne peut pas tout
-savoir.</p>
-
-<p>Intrigué, inquiet, il se croisa les bras,
-secoua la tête:</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, qu’est-ce que tout ça signifie?</p>
-
-<p>&mdash;Rien de grave. Je dis simplement que
-nul n’est parfait, que nul ne peut s’aviser de
-tout. Dans un ménage, les torts sont souvent
-réciproques.</p>
-
-<p>&mdash;Vous voyez bien qu’il y a de la brouille!
-s’écria M. Duclos.</p>
-
-<p>&mdash;Un malentendu, rectifia Zonzon en souriant.
-Seulement, voyez-vous, monsieur Duclos,
-vous devriez me laisser le dissiper. Je
-<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[202]</a></span>suis venue pour ça ...</p>
-
-<p>&mdash;Pourtant ...</p>
-
-<p>&mdash;Je vous assure, poursuivit fermement
-Zonzon, laissez-moi arranger ça, toute seule.
-Vous parliez tout à l’heure d’affaires compliquées,
-monsieur Duclos. Si vous saviez comme
-les femmes sont des affaires compliquées!
-C’est un peu ma spécialité. Prenez-moi comme
-contremaître, dans cette entreprise-là ...</p>
-
-<p>Il sourit, à demi-désarmé:</p>
-
-<p>&mdash;Cependant, je voudrais bien savoir. Il
-s’agit de mon garçon ...</p>
-
-<p>&mdash;Il s’agit aussi de ma petite sœur. Soyez
-tranquille. Je vous le répète, c’est très ténu,
-très subtil, c’est des nerfs coupés en quatre.
-Vous rentrez à Paris?</p>
-
-<p>&mdash;Après déjeuner.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, dit-elle, vous m’emmènerez.
-Mais c’est promis, n’est-ce pas? Vous ne
-rudoierez pas Lucette. Vous semblerez trouver
-sa présence ici toute naturelle. Vous ne l’interrogerez
-pas.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[203]</a></span></p>
-
-<p>Il se débattait encore:</p>
-
-<p>&mdash;Mais vous m’expliquerez ...</p>
-
-<p>&mdash;Plus tard, plus tard. Tenez, je vous
-donne rendez-vous ici, l’été prochain. A ce
-moment-là, je vous rendrai des comptes. Vous
-me direz si j’ai bien réussi. Alors, c’est
-promis, vous me confiez l’affaire?</p>
-
-<p>Il hésita. Puis, rondement, dans un coup
-d’épaule:</p>
-
-<p>&mdash;Allons, affaire conclue.</p>
-
-<p>Elle sourit, soulagée:</p>
-
-<p>&mdash;Croyez-moi, c’est la bonne affaire.</p>
-
-<p>Seulement, maintenant, il fallait marcher.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[204]</a></span></p>
-<p>&nbsp;</p>
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[205]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p2">VIII</h2>
-
-<p class="p2">Dans son petit appartement du boulevard
-Raspail, la pièce où Zonzon donnait ses consultations
-était très gaie. Sièges, table-bureau,
-bahut à usage de vitrine et de bibliothèque,
-tout le meuble était de ce style flamand moderne
-aux lignes simples et pures et dont le chêne
-clair a les tons chauds et dorés des moissons
-mûres. Les frais bouquets de la toile de Jouy
-fleurissaient la tenture. Dans des cadres<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[206]</a></span>
-sobres, de bonnes héliographies reproduisaient
-des chefs-d’œuvre préférés. Un peu partout,
-des pots de cuivre et de grès flambé. Et même
-le classique fauteuil articulé, toujours sinistre
-sous ses faux airs d’instrument de torture,
-était remplacé par un divan jonché de petits
-coussins à volants.</p>
-
-<p>C’est là qu’au lendemain de son retour des
-Barres elle reçut son beau-frère. Entre ces
-murs où, depuis cinq ans, elle avait déjà
-sondé et soulagé tant d’intimes misères, elle
-se sentait plus confiante, plus désignée que
-partout ailleurs pour lui faire entendre en
-franchise les paroles de guérison.</p>
-
-<p>A peine entré, il demanda âprement:</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez vu Lucette? Vous l’avez confessée?</p>
-
-<p>&mdash;Oui.</p>
-
-<p>De la main, elle lui désigna un fauteuil. Il
-s’y laissa tomber.</p>
-
-<p>&mdash;Ah!... Eh bien, qu’est-ce qu’elle a?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[207]</a></span></p>
-
-<p>Zonzon s’était assise derrière son bureau.
-Elle ébaucha:</p>
-
-<p>&mdash;Peuh!... Du malaise.</p>
-
-<p>Mais de sa main gantée, impatiente, il
-frappait la table:</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, voyons, ne me ménagez pas, je
-vous en prie. Je suis prêt à tout. Elle se détache
-de moi, n’est-ce pas? Elle ne m’aime
-plus?...</p>
-
-<p>Zonzon leva les bras:</p>
-
-<p>&mdash;Là! le voilà parti ... Mais si, elle vous
-aime. Elle n’a jamais cessé de vous aimer.
-Elle va rentrer, d’ici quelques jours. Je vous
-le promets.</p>
-
-<p>Un peu rassuré, il reprit;</p>
-
-<p>&mdash;Alors, d’où vient ce malaise? Pourquoi
-cette fuite sous un vain prétexte, ce besoin
-de solitude et de retraite? Encore une fois,
-qu’est-ce qu’elle a?</p>
-
-<p>Zonzon ouvrait et refermait le couvercle de
-l’encrier de cristal:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[208]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Il ne faut pas chercher ce qu’elle a, il
-faut chercher ce qu’elle n’a pas ... Tenez, il
-arrive qu’en sortant de chez soi, dès la porte
-claquée, on éprouve l’impression d’avoir
-oublié quelque chose. Un objet indispensable,
-clef, argent, lettre. On ne sait pas encore quoi.
-On s’interroge, on se tâte. Lucette est à peu
-près dans cet état-là. Elle sent qu’il lui manque
-quelque chose. Elle ne sait pas ce qui lui
-manque. De là son inquiétude et son trouble.</p>
-
-<p>Il s’écria:</p>
-
-<p>&mdash;Que lui manque-t-il? Je lui ai tout offert.
-Tout ce que ma tendresse, mon culte m’ont
-inspiré d’attentions ...</p>
-
-<p>Elle l’interrompit:</p>
-
-<p>&mdash;Je sais de quelle adoration vous entourez
-ma petite Lucette. Et je vous en ai bien de la
-gratitude, allez. Mais êtes-vous sûr de lui
-avoir donné tout ce que vous pouviez lui
-donner?...</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous comprends pas.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[209]</a></span></p>
-
-<p>Elle insista:</p>
-
-<p>&mdash;D’avoir tout tenté pour la rendre heureuse?
-Cherchez bien. Vous m’avez dit que,
-tous ces jours-ci, vous aviez fait votre examen
-de conscience. Vous n’avez rien trouvé? Vous
-n’avez rien à vous reprocher?</p>
-
-<p>&mdash;Non, dit-il. Ah! Parfois, j’en venais à
-souhaiter de me prendre en faute. Au moins,
-ç’aurait été une explication, une chance de
-réparer, une lueur d’espoir. Non. Rien. Mais
-vous, Suzanne, vous devez savoir ... Ah! parlez,
-parlez. Je vous l’ai dit, je suis prêt à vous
-suivre aveuglément.</p>
-
-<p>Elle pensa tout haut:</p>
-
-<p>&mdash;Allons, c’est bien décidément de l’ignorance.</p>
-
-<p>Et elle ajouta en souriant:</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous lu <i>Daphnis et Chloé</i>?</p>
-
-<p>&mdash;Non.</p>
-
-<p>&mdash;Même pas! J’aurais dû m’en douter.</p>
-
-<p>Ah! c’est bien la peine de posséder à fond<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[210]</a></span>
-son antiquité!... Eh bien, Daphnis et Chloé
-s’aiment. Mais ils ne savent pas s’aimer. Ils
-manquent d’expérience. Et ils ne sont pas
-heureux. Ils sont tourmentés, inquiets. Jusqu’au
-jour où une certaine Lycénion dissipe
-l’ignorance de Daphnis. Grâce à quoi les deux
-amants goûtent enfin le bonheur. Oh! je ne
-prétends pas vous renseigner à la manière de
-Lycénion, rassurez-vous. Sérieusement, Paul,
-c’est en médecin que je veux vous parler. En
-médecin ami, très ami, mais en médecin.
-Vous aussi, votre ignorance peut compromettre
-votre bonheur. Il faut qu’elle cesse.</p>
-
-<p>Et comme il s’apprêtait à parler:</p>
-
-<p>&mdash;Eh! parbleu, poursuivit-elle. Je sais bien
-ce que vous allez me répondre. Vous connaissez
-votre a b c. C’est entendu. La preuve,
-c’est que vous avez un enfant. Un enfant ...
-Justement, rappelez-vous les trente heures de
-tortures qu’a passées Lucette à ce moment-là.
-Où elle demandait grâce, et qu’on l’achève,<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[211]</a></span>
-et qu’on la tue ... Où vous pleuriez, vous,
-d’avoir été comme l’artisan de son supplice
-et de ne pas pouvoir l’adoucir. Vous ne vous
-êtes jamais demandé ni sur-le-champ, ni plus
-tard, ni ces jours-ci quand vous êtes descendu
-en vous-même, vous ne vous êtes jamais
-demandé si une pareille souffrance ne devait
-pas être compensée par du plaisir? Vous
-trouvez naturel qu’une femme puisse endurer
-le martyre, risquer sa peau, mettre au monde
-une demi-douzaine d’enfants, sans éprouver
-de la satisfaction au moment où elle les conçoit?
-J’en connais, de ces malheureuses. Elles
-sont légion. Mais je dis qu’il ne devrait pas
-y en avoir. Non, non, c’est trop injuste, et
-d’une injustice qui devrait frapper un esprit
-réfléchi comme le vôtre.</p>
-
-<p>Elle s’échauffait, frappait à son tour le
-bureau du plat de la main.</p>
-
-<p>&mdash;Car enfin, vous autres hommes, non seulement
-vous êtes dispensés de ces abominables<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[212]</a></span>
-tortures, mais encore, vous êtes certains, à
-coup sûr, avec qui que ce soit, pour ainsi
-dire mécaniquement, automatiquement, d’atteindre
-à ce plaisir qu’ignorent tant de femmes.
-N’est-ce pas une pitié qu’il y ait tout juste une
-élue sur quatre appelées?... Eh! oui, voilà le
-chiffre, autant qu’on puisse faire de la statistique
-en ces matières-là. Et le plus fort,&mdash;est-ce
-par un calcul de l’égoïsme mâle, ou par
-cette maudite horreur de tout ce qui touche
-au sexe,&mdash;le plus fort, c’est que, la plupart
-du temps, celles qui ne goûtent pas le plaisir
-n’en connaissent même pas l’existence! Elles
-ne savent pas qu’il y a une volupté précise,
-une extase culminante, quelques secondes de
-frénésie, de folie heureuse, auxquelles elles
-ont droit&mdash;comme vous. Elles ne savent
-pas ce qui leur manque ...</p>
-
-<p>&mdash;Cependant, put placer Paul, n’y a-t-il
-pas des femmes insensibles ...</p>
-
-<p>&mdash;C’est un bruit que les hommes font courir!<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[213]</a></span>
-s’écria Zonzon. La frigidité! Une femme
-frigide. C’est vite dit. C’est commode. Comme
-si la froideur ne pouvait pas toujours s’échauffer!
-On dit encore, inversement: il y a
-des femmes qui ont du tempérament, des
-femmes qui ont des sens. Et par là on laisse
-entendre que toutes les autres sont inertes.
-Mais toutes les femmes ont des sens; seulement
-il faut savoir s’en servir. Je sais bien,
-sur cette question-là comme sur toutes les
-questions, on se sépare en deux camps. Mais
-je me range parmi ceux qui proclament qu’il
-n’y a pas de frigidité absolue, de femmes à
-jamais insensibles. Il n’y a que des endormies
-qu’on peut toujours éveiller. Leur sensibilité
-est latente. Il s’agit de la développer pour en
-révéler les effets. Eh oui, l’histoire de la plaque
-photographique, toujours sensible, elle aussi,
-dont la faculté d’impression existe, et qui, pourtant,
-a besoin d’être développée pour révéler
-l’image qu’elle tient enclose. Il lui faut le bain<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[214]</a></span>
-favorable, des soins, tout un traitement dans
-l’ombre, pour que les oppositions apparaissent,
-s’affirment en vigueur. La révélation ... Le mot
-est juste, même au sens religieux. Ce je ne
-sais quoi de miraculeux, d’éblouissant, qui
-vous ouvre le ciel ... Mais il faut révéler, il
-faut aider la nature. C’est très joli, d’être en
-adoration devant sa femme, comme vous l’êtes.
-Mais vous m’avez promis de tout entendre,
-n’est-ce pas? Eh bien, mon cher, on n’adore
-pas une femme avec les mains jointes ...</p>
-
-<p>Et pour justifier l’audace nécessaire de ses
-paroles:</p>
-
-<p>&mdash;Voilà, la lacune, voilà la faille où pouvait
-sombrer votre bonheur. Il faut la combler.
-Il faut seconder la nature. Elle-même le
-demande. Mieux, elle y invite. Elle a ses vigies,
-qui sont aux aguets du plaisir, qui se portent
-au-devant de lui, qui annoncent et préparent
-son approche. Elle veut que le vainqueur ne
-se précipite pas trop vite dans la place, qu’il<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[215]</a></span>
-s’arrête à ces postes avancés, qu’il les flatte
-au passage. Afin qu’il ne puisse pas ignorer
-ses vedettes, elle les érige habilement aux
-seuils et aux faîtes, à fleur de lèvres, à fleur
-de gorge, et la plus secrète, mais aussi la
-plus sensible, n’est pas plus difficile à trouver
-qu’une violette sous la mousse ... A toutes, il
-faut payer le tribut d’hommages qu’elles réclament ...
-Il ne faut pas penser qu’à soi. Il
-faut penser à l’autre, sans cesse.</p>
-
-<p>«Et plus tard, avant d’atteindre an sommet
-du plaisir, il faut se rappeler encore qu’on est
-deux à tenter l’ascension. Il faut se défier de
-sa fougue et de son impatience, et cela d’autant
-plus qu’on se sait plus rapide et plus
-pressé. Il faut s’assurer qu’on est suivi par
-l’autre, le stimuler, l’entraîner au rythme de
-sa propre marche, l’attendre au prix même
-d’une halte, afin d’arriver ensemble à la cime ...
-Et tout cela, parbleu, c’est de l’altruisme!
-Mais oui. C’est peut-être l’exemple le plus<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[216]</a></span>
-frappant de cet altruisme que prêchent les
-morales et les religions. De cet altruisme qui
-a l’air de nous coûter et qui, en fin de compte,
-nous rapporte. Ce qu’il y a d’admirable dans
-l’amour, c’est qu’en s’occupant de l’autre, on
-s’occupe encore de soi. Car c’est accroître sa
-joie que de la partager. Et l’éprouver à deux,
-c’est l’éprouver deux fois ...</p>
-
-<p>«Voilà l’avantage immédiat. Mais l’avantage
-continu, l’avantage vital, c’est que la
-femme dont toutes les aspirations sont satisfaites,
-la femme contentée, est du même coup
-fixée. Elle ne chasse plus sur l’ancre. Ayant
-ce qu’il lui faut, elle ne faute pas. Ses sens
-sont à l’abri d’une surprise, puisqu’ils sont
-avertis. C’est le pivot, c’est l’axe du mariage.
-Par là, l’homme tient dans ses mains le sort
-de la vie à deux. Pour lui, quelle sécurité,
-quelle sauvegarde! Voilà le vrai lien, la vraie
-soudure entre les deux êtres associés. Et l’opinion
-ne s’y trompe pas. Si elle s’apitoie si peu<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[217]</a></span>
-sur le sort du mari trompé, c’est qu’elle le
-soupçonne confusément d’avoir méconnu,
-soit par égoïsme, soit par ignorance, cette
-grande vérité.</p>
-
-<p>Et se portant d’elle-même au-devant des
-obstacles:</p>
-
-<p>&mdash;Surtout, ne vous laissez pas arrêter par
-les objections que l’on ne manque pas d’opposer
-à une pareille doctrine. Dangereux,
-dit-on, de faire de sa femme sa maîtresse.
-Moins dangereux, en tout cas, que d’en faire
-la maîtresse d’un autre! Dangereux, dit-on,
-d’exciter les curiosités et les convoitises de sa
-femme. Mais ces convoitises et ces curiosités
-sont en elle. Et elle cherchera obscurément
-à les satisfaire au dehors si elles ne sont pas
-satisfaites au logis. On vous dira aussi qu’il
-existe de bons ménages où la femme n’éprouve
-pas de plaisir. Parbleu, il en existe aussi où
-la femme est cul-de-jatte! Mais l’homme qui
-tient ce discours oublie qu’il prive sa compagne<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">[218]</a></span>
-d’un bonheur qui lui est dû. Enfin,
-qu’on n’aille pas prétendre non plus qu’initier
-ainsi sa femme, c’est l’asservir. Non. C’est
-simplement lui faire la part égale.</p>
-
-<p>«Ne vous laissez pas influencer par de telles
-préventions. Au contraire, regardez autour de
-vous. Est-ce que cette clef n’ouvre pas, ne livre
-pas toutes les existences féminines? Voyez ces
-inachevées comme cette petite M<sup>me</sup> Chazelles
-que vous avez connue, dont la vie gâchée,
-délayée, s’en va à vau-l’eau, faute d’avoir fait
-prise sous l’étreinte. Et derrière cette pauvre
-silhouette falote, d’autres m’apparaissent,
-identiques, ses sœurs en infortune, ces nostalgiques
-provinciales dont le mari rentre
-fourbu de la chasse, du cercle ou du banquet,
-et qui s’étiolent, végètent, soupirent, rêvent à
-de romanesques aventures, tandis qu’il eût
-suffi qu’un peu de bonheur attentif se posât sur
-elles pour qu’elles s’épanouissent ... Voyez les
-Madame Evenon, délaissées, elles aussi, par<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[219]</a></span>
-un mari fantoche, mais qui s’acharnent à la
-poursuite du grand frisson, qui veulent à tout
-prix parvenir à la cime, et qui roulent, de
-culbute en culbute, se détraquent, se souillent
-et s’abîment.</p>
-
-<p>«Et les autres, les révélées ... Ah! on ne
-devrait pas pouvoir s’y tromper. On devrait
-les reconnaître rien qu’à leur allure équilibrée,
-stable et coulante de frégate en course, leur
-langueur fraîche et saine de fleur arrosée.</p>
-
-<p>«Le peuple, dans sa clairvoyance instinctive,
-reconnaît la femme qui «a ce qui lui faut,
-qui a son contentement». Les mots dégagent
-l’idée. Ah! j’en ai recueilli bien d’autres, au
-dispensaire, sur les lèvres de pauvres filles.
-Tenez, celui-là, d’un raccourci en éclair:
-«J’ai relui ...».</p>
-
-<p>Les révélées ... Comme elles sont en quiétude
-et bien d’aplomb ... Il n’y a qu’à la nuit
-qu’elles s’agitent, un peu fébriles. La soirée
-leur paraît longue, le bridge interminable.<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[220]</a></span>
-Ah! parmi elles, il n’est pas d’oisives. La vie ne
-leur paraît jamais ni creuse ni vide. Leur journée
-a toujours un but: elles attendent le soir.</p>
-
-<p>«Et le bienfait se répand sur toute leur
-existence. C’est lui qui fait ces maturités
-aimables dont nous avons, vous et moi, un
-exemple si proche qu’il n’est point utile de le
-citer. C’est lui qui fait ces jolies vieilles indulgentes,
-dont l’œil reste piquant, la lèvre
-bonne et le cœur tendre. Parce qu’elles ont
-attendu en frémissant les soirs de leur jeunesse,
-elles attendent en souriant le soir de
-leur vie.</p>
-
-<p>«Les révélées!... L’empreinte qu’elles ont
-reçue est si profonde, si vive, qu’elles sont
-heureuses, même si leur compagnon n’est
-pas digne d’elles par ailleurs. Il suffit qu’un
-Turquois ait ainsi marqué sa femme au coin
-du plaisir, pour se l’attacher tout entière. Elle
-est l’esclave, mais l’esclave qui ne veut pas
-s’affranchir. De lui, elle accepte tout, elle pardonne<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[221]</a></span>
-tout. Pour elle, c’est le demi-dieu. Le
-demi-dieu pétri de travers humains, mais qui
-donne la vie, qui anime la statue ... Et, peut-être,
-ce pouvoir si facilement conquis n’est-il
-point si injuste qu’il le paraît. Car il ne va
-pas, chez l’homme, sans un certain sens de
-bonté, de prévenance et d’attention.</p>
-
-<p>«Les révélées ... Ont-elles, au contraire, un
-compagnon parfait? Oh! alors, ce sont les
-vraies bienheureuses. Elles ont l’existence
-divine, le bonheur en diamant que rien n’entame,
-que rien ne raye et qui ne tombe qu’à la
-mort. Le bonheur, l’existence qui vous attendent,
-vous deux, vous qui avez tout, la fortune,
-l’amour, vous à qui ne manque que
-ce joyau pour couronner, pour fermer le diadème....</p>
-
-<p>Et, les avant-bras appliqués à la table, les
-mains jointes, en suppliante:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous en prie, Paul, croyez-moi. Méditez,
-creusez tout ce que je viens de vous<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[222]</a></span>
-dire. Certes, ma tâche est ingrate. Connaissant
-votre idéal, votre culture, votre tournure
-d’esprit, je me doute bien que je vous
-rebrousse et que je vous révolte. Je me doute
-bien qu’il doit vous paraître misérable, presque
-vil, de vouloir donner au bonheur des racines
-de chair, faire dépendre son éclosion de soins
-et d’expédients dont vous ne voyez peut-être
-que la trivialité, de hausser la volupté jusqu’au
-rang des vertus et de fonder l’honnêteté
-sur le plaisir ...</p>
-
-<p>«Et pourtant, pourtant ... Ah! vous qui
-aimez Lucette de tant de façons déjà, vous
-devriez chercher à l’aimer pour ainsi dire
-anatomiquement, à comprendre combien
-tout son organisme délicat est différent du
-vôtre ... Vous devriez concevoir que, chez la
-femme, le sexe est comme un second cœur.
-Oui, un second cœur où, comme dans
-l’autre, la vie afflue, se ramasse et bat son
-grand rythme. Un second cœur, peut-être plus<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[223]</a></span>
-sensible que le premier, et dont les émotions,
-les maux, les joies, retentissent profondément
-sur les sentiments, le caractère, sur toute la
-femme. Un second cœur, dont il faut aussi
-écouter les appels et combler les vœux ...</p>
-
-<p>«Mais il n’y a pas besoin de raison de
-science pour saisir l’importance et la grandeur
-de cette révélation, de l’unisson dans le
-plaisir. Il suffit de se rappeler tout ce qu’il y
-a d’imparfait, d’incomplet, dans le plus rare
-amour; cette impossibilité, pour deux êtres
-qui s’adorent, de se comprendre, de se connaître
-à fond; ces cloisons qui se dressent,
-ces mensonges qui s’imposent, ces malentendus
-qui s’établissent entre eux, malgré
-leurs efforts désespérés de se pénétrer, de
-plonger l’un dans l’autre. C’est par là qu’ils
-sentent toute leur misère. Et c’est par l’extase
-qu’ils s’en affranchissent. Leur rêve de
-communion absolue, sans entrave et sans
-masque, ne se réalise que dans la sensation<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[224]</a></span>
-éperdue d’être enfin parcourus et liés par le
-même frisson, fondus au même creuset, de
-n’avoir plus qu’une vie, n’étant plus qu’une
-joie ...</p>
-
-<p class="p2">Paul errait seul, dans la nuit et le vent,
-sous la pluie tenace et violente, autour de la
-gare de Lyon.</p>
-
-<p>Il guettait Lucette. Cependant, Zonzon
-l’avait bien détourné d’aller la chercher à la
-gare. Il ne fallait pas, disait-elle, donner à ce
-retour une importance de solennité, souligner
-ainsi la durée de l’absence. Au contraire,
-Lucette devait rentrer simplement, comme
-d’une fugue aux Barres entre deux trains,
-d’une course. Elle-même, au téléphone, avait
-prié qu’on ne l’attendît point.</p>
-
-<p>Mais il avait passé outre, ou, du moins,
-tourné le conseil, dans son impatience de la<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[225]</a></span>
-revoir un quart d’heure plus tôt qu’à la
-maison, de s’assurer ainsi qu’elle rentrait
-vraiment. Si, au dernier moment, elle se
-dérobait, si elle reculait devant la crainte
-d’une explication? Ou même, si une cause
-fortuite l’avait empêchée de partir?</p>
-
-<p>Seulement, il se contenterait de la contempler
-dans l’ombre, sans se montrer. Et il rentrerait
-derrière elle, lui laissant ainsi le temps
-de reprendre contact avec les choses, de se
-réaccoutumer au logis. Il lui avait envoyé
-l’auto, sans y monter lui-même.</p>
-
-<p>Arrivé trois grands quarts d’heure trop tôt,
-il avait d’abord attendu à la terrasse d’un
-café dont les bâches, gonflées d’eau à crever,
-lâchaient des cataractes sous les coups de
-vent. De là, il épiait l’énorme horloge lumineuse
-incrustée dans le beffroi de la gare. Et
-son impatience était si vive, qu’il se félicitait
-de voir la gigantesque aiguille avancer par
-saccades. Il lui semblait, à chaque secousse,<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[226]</a></span>
-gagner instantanément une minute. Mais
-comme elle restait longtemps immobile!..</p>
-
-<p>Enfin, l’heure approcha. Agité, incapable
-de demeurer plus à la même place, il se leva,
-commença de guetter la sortie. Et, obligé de
-se cacher de son chauffeur qui devait ignorer
-sa présence et qui attendait sur le terre-plein,
-il se glissait, avec toutes sortes de ruses et de
-précautions, derrière les balustrades et les
-files de voitures, sans jamais perdre de vue
-l’arrivée.</p>
-
-<p>Il envia ceux qui pouvaient se montrer,
-ceux qui, en ce moment, déambulaient tranquillement
-sur les quais ou se groupaient
-autour de la sortie. Mais, en même temps, il
-goûtait une sorte de volupté à se sentir isolé,
-perdu, dans le déluge et la rafale, à marcher
-dans les minces lames d’eau qui vernissaient
-les trottoirs, sous les regards des agents encapuchonnés
-qu’inquiétait son allure louche de
-chasseur en embuscade.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[227]</a></span></p>
-
-<p>L’idée qu’elle allait venir le soutenait, l’exaltait.
-Et soudain, il était poignardé de la crainte
-de ne pas la voir. Il ne pouvait plus contenir
-son impatience. Elle le dépassait. Elle l’étouffait.
-Un de ces moments à commettre un vol,
-un meurtre, n’importe quoi, pour tromper
-l’attente.</p>
-
-<p>L’heure arriva. Mais le train avait sans doute
-du retard, car la sortie restait vide. La possibilité
-d’un accident le traversa. Il vit Lucette
-morte, dans la nuit, en rase campagne. Sûrement,
-il se tuerait. Mais un mouvement se
-dessina. Les petits groupes massés à l’arrivée
-s’en rapprochèrent. Les files de voitures se
-resserrèrent. Les gabelous se postaient à la
-porte. Des chauffeurs mirent leur moteur en
-marche. Les premiers voyageurs apparurent,
-pressés, isolés, sous la lumière violente des
-globes électriques. Puis, le flot grossit.</p>
-
-<p>Caché entre deux voitures, le cœur dans la
-gorge, le cou et le regard tendus, Paul se<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[228]</a></span>
-haussait sur ses pointes. Mais sa vue se troublait.
-Dix fois, il crut reconnaître Lucette. Il
-se trompait. Elle ne viendrait pas. Et tout à
-coup, sans savoir comment elle était parvenue
-là, il la vit au ras du trottoir, dans son long
-manteau de voyage. Elle s’immobilisait, cherchant
-sans doute des yeux son auto.</p>
-
-<p>Et lui ne voyait qu’elle, droite et svelte, le
-visage dans l’ombre du chapeau, sous la
-clarté crue. Toutes ses pensées, toute sa vie
-s’en allaient dans ce regard qu’il projetait sur
-elle, dont il l’enveloppait et la pénétrait. Il eut
-l’impression étrange de découvrir une Lucette
-nouvelle, la Lucette plus fragile, plus délicate,
-que les paroles de sa sœur lui avaient
-dévoilée. Oui, il avait compris, il avait foi.
-Il saurait achever de la conquérir.</p>
-
-<p>Mais le chauffeur l’avait aperçue. L’auto
-vint ranger le trottoir et la masquer. Alors,
-il courut jusqu’à la voiture qu’il avait retenue
-et qui l’attendait dans la rue voisine. Il bondissait,<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[229]</a></span>
-sans souci des flaques, de la rafale et
-de la boue. Maintenant qu’il ne voyait plus
-Lucette, l’émotion, tenue un instant en suspens,
-rompait ses digues. Elle le bouleversait.
-Jamais il n’en avait connu d’aussi violente.
-Il en admirait la franchise et la force.
-Il n’y avait en lui que son amour.</p>
-
-<p>Transporté d’espoir, de hâte, fou, la tête
-perdue, il sanglotait par la rue déserte en
-poursuivant sa course. Et dans son trouble,
-son attendrissement insensés, il jetait&mdash;lui
-qui avait à peine connu sa mère&mdash;ce cri de
-tous ceux qui ont faim, qui ont mal, qui ont
-peur, de tous ceux dont la vie est en jeu, ce
-cri qui monte du berceau et du champ de
-bataille: «Maman, maman!...»</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[230]</a></span></p>
-<p>&nbsp;</p>
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[231]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">IX</h2>
-
-<p class="p2">A l’arrière de la yole, les bras écartés suivant
-la courbe du dossier, les jambes croisées,
-la pointe du petit soulier blanc frétillant au
-bord de la robe de piqué, Lucette était étendue.</p>
-
-<p>Paul, assis sur le banc mobile, suivait la
-rive à coups de rames allongés et lents, dans
-l’ombre des saules. Ils étaient seuls sur
-l’Yonne, en vue des Barres, par une de ces
-matinées de juin où, dans l’air bleu, s’attarde<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[232]</a></span>
-une brume blonde, comme s’il restait
-au ciel un peu de clair de lune.</p>
-
-<p>Lucette caressait du regard les mouvements
-coulés du rameur, le jeu souple des muscles
-nerveux, le cou plein et rond de l’homme
-dans sa force, que dégageait la chemise molle,
-nouée d’une simple cordelière.</p>
-
-<p>Elle le contemplait, dans la pleine lumière,
-accrue du reflet de l’eau. Ses yeux s’attardaient
-à des coins aimés de son visage. Un
-petit espace de peau toute blanche où la barbe
-ne pousse pas, à la commissure des lèvres,
-sous la moustache. Un autre à l’angle des
-paupières, si doux, si pur, si tendre, que
-les premières rides s’y exercent à tracer leurs
-sillons. Mais, Dieu merci, elles n’apparaissaient
-pas encore.</p>
-
-<p>Parfois, au passage de la yole, un oiseau
-s’envolait des saulaies de la rive. Un petit
-héron, un <i>butor</i>, s’enfuyait, les pattes allongées,
-l’allure et le cri maladroits. Ou bien un<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[233]</a></span>
-martin-pêcheur, dont luisait un instant la
-gorge bleue, d’un éclat de saphir. Ou encore,
-d’une détente brusque de ressort, un poisson
-en chasse, perchette ou brochet, sautait hors
-de l’eau. Alors, des ondes s’élargissaient en
-cercle, fripaient de petites rides la belle robe
-de soie de la rivière, vert et or. Mais, bien
-vite, le courant la repassait. Et le calme
-absolu retombait.</p>
-
-<p>Sans cette trop grande clarté, cette trouée
-lumineuse ouverte par le fleuve, Lucette se
-fût coulée aux pieds de son mari, pour lui
-prendre et lui baiser les mains, le sentir plus
-proche, contre elle, au-dessus d’elle, pour
-laisser monter vers lui sa gratitude et l’en
-pénétrer.</p>
-
-<p>Oui, de la gratitude. Car, parfois, on eût
-dit qu’il était conscient, qu’il avait tout deviné,
-qu’il lui avait pardonné non seulement ses
-caprices et sa fugue, mais qu’il l’avait absoute
-tout entière, tant il avait mis de bonté attentive,<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[234]</a></span>
-d’indulgence câline dans son accueil au
-retour des Barres. A croire qu’il voulait lui
-faire oublier son égarement dans un redoublement
-de tendresse.</p>
-
-<p>De son côté, quel besoin d’expier et d’effacer,
-quelle soif de rémission et de rachat la
-poursuivaient jusque dans les bras grands
-ouverts, puis refermés sur elle ...</p>
-
-<p>Et n’était-ce pas le signe de la rédemption,
-la marque d’un amour purifié par une flamme
-nouvelle, ce bonheur inouï qui l’avait foudroyée,
-un soir?</p>
-
-<p>Elle se souvenait ... Ce sursaut de surprise,
-ce frisson d’éveil, quand des éclairs de plaisir
-l’avaient traversée, d’abord. Puis l’espoir, l’attente,
-la joie qui s’affirme, qui jaillit, décisive,
-se noue, gagne, se répand, roule par
-tout l’être ses torrents délicieux ... Et ces cris
-qu’elle n’avait pas su retenir, l’attente plaintive,
-l’ardeur haletante, la stupeur éblouie,
-l’extase triomphante, toutes les cordes de la<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[235]</a></span>
-passion effleurées dans l’instant éternel, le
-râle qui s’achève en hosanna ...</p>
-
-<p>Et, depuis, elle vivait dans la certitude
-heureuse du miracle.</p>
-
-<p>Ils accostaient un petit port creusé dans la
-berge, devant le mur qui bornait le parc.
-Paul la soutint sous le bras, pendant qu’elle
-se tenait debout dans la yole oscillante et
-mobile. Et elle s’attardait, heureuse de se
-sentir prisonnière de cette main, dont la
-caresse ferme et chaude se répandait en
-elle.</p>
-
-<p>En passant par la petite porte où les hauteurs
-de crue étaient gravées dans la pierre,
-elle dit:</p>
-
-<p>&mdash;Tu te rappelles?</p>
-
-<p>Là, ils avaient déchiffré ensemble les dates
-d’inondation, en tête-à-tête pour la première
-fois, l’année où ils s’étaient connus.</p>
-
-<p>Un peu plus loin, sous le couvert du parc,
-au détour d’une allée, elle dit encore:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[236]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Et c’est là que tu m’as photographiée en
-me disant: «Il faut venir à moi.»</p>
-
-<p>Il répéta doucement:</p>
-
-<p>&mdash;Il faut toujours venir à moi.</p>
-
-<p>Et il la pressa contre lui, comme s’il avait,
-lui aussi, le sentiment profond de la posséder
-mieux, la fierté de la savoir complètement,
-absolument sienne.</p>
-
-<p>Elle se plaisait à évoquer tous leurs communs
-souvenirs. Elle leur trouvait un charme,
-une douceur indicibles. Et elle souriait même
-de ses petites mélancolies de jeune mariée,
-avec un peu de mépris, l’indulgent dédain
-d’une femme experte pour un coquebin. Ah!
-maintenant, les sirènes d’auto pouvaient bien
-hurler sur la route, les chiens pouvaient
-bien aboyer sous la fenêtre. Ce que ça lui
-était égal!</p>
-
-<p>Pourtant, à descendre ainsi le passé, elle
-rencontrait la faille, le trou noir ... Mais elle
-n’en éprouvait pas la gêne et la honte qu’elle<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[237]</a></span>
-avait appréhendées à son retour à Paris. C’est
-qu’elle ignorait alors combien vite le néfaste
-s’oublie dans la joie, cette faculté du regard
-ébloui de ne plus rien discerner de l’ombre,
-ce pouvoir du jour d’abolir les cauchemars
-de la nuit.</p>
-
-<p>Chazelles? Un nom. On le disait à Draguignan.
-Elle ne le reverrait pas. Et l’eût-elle
-rencontré qu’elle l’eût traité sans effort en
-indifférent. L’aventure lui semblait arrivée à
-une autre, ou lue dans un roman. Elle s’était
-lavée de la souillure en surface, dans cette
-grande onde de bonheur qui ruisselait sur
-elle.</p>
-
-<p>Elle regardait l’avenir en pleine face, avec
-une confiance absolue. A l’automne, ils
-devaient partir pour la Troade. Paul voulait
-revoir avec elle le théâtre de ses travaux.
-Et elle s’en faisait fête. Sûrement, elle ne
-serait plus dépaysée, perdue, comme dans
-cette croisière de Norwège et d’Écosse, peu<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[238]</a></span>
-après son mariage. Non. Cette fois, elle serait
-partout chez elle. Chaque asile serait un nid,
-chaque site un souvenir. Au lieu d’être
-repoussée par la terre hostile, elle la marquerait
-à son empreinte ...</p>
-
-<p>Us débouchaient sur le parterre, dans la
-pleine splendeur des roses. Ils en suivaient la
-lisière ombragée. Pour gravir la pente douce,
-Lucette s’appuya au bras de son mari. Elle était
-sans cesse pénétrée de la plénitude de bien-être
-qu’on éprouve au sortir du bain. C’était comme
-un reflet persistant sur toute sa vie de cette
-quiétude absolue, de cette satisfaction extrême,
-complète, que lui donnait maintenant l’amour.</p>
-
-<p>L’odeur des roses la ravissait comme une
-musique. Il lui semblait entendre pour la première
-fois cette année-là le chant des oiseaux.
-La chaleur montante passait sur ses bras, sur
-ses joues, sur sa gorge, comme une caresse.
-Elle montra à son mari, avec un petit
-sourire indulgent, entendu, deux papillons<span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[239]</a></span>
-voltigeant qui se poursuivaient. Toute cette
-coquetterie des couleurs et des parfums, ces
-ruses charmantes des fleurs pour attirer l’insecte
-qui colportera leur semence et servira
-ainsi leurs amours, tout lui paraissait juste
-et bon. Elle se sentait épanouie comme la
-fleur, ailée comme l’insecte. Elle s’ouvrait
-à toute la nature, et s’y mêlait. Elle avait
-envie de s’écrier: «Enfin, je vis!»</p>
-
-<p>Et elle allait doucement, appuyée au bras
-de son mari, au long des roses.</p>
-
-<p>Zonzon, accoudée à la balustrade de la terrasse,
-à côté de M. Duclos, les regardait
-monter. D’un coup de son menton volontaire,
-comme taillé dans du granit, l’entrepreneur
-les désigna. Et ravi:</p>
-
-<p>&mdash;Les voyez-vous, les voyez-vous, ces
-amoureux ... Et quand on pense qu’il y a trois
-mois, ça craquelait, ça se fissurait ...</p>
-
-<p>Puis, dévisageant Zonzon de ses petits yeux
-aigus sous les sourcils hérissés:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[240]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Enfin, là, qu’est-ce que vous leur avez
-fait?</p>
-
-<p>Elle éclata de rire:</p>
-
-<p>&mdash;Je les ai soignés, tiens!</p>
-
-<p>Il insista:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mais enfin, comment? Pourquoi?
-Qu’est-ce qu’ils avaient au juste, hein?</p>
-
-<p>Elle biaisa:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous l’ai dit: histoire de nerfs.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mam’zelle Zonzon, vous ne tenez
-pas votre parole. Vous m’aviez pourtant bien
-promis de m’expliquer ...</p>
-
-<p>Mais elle se défendit:</p>
-
-<p>&mdash;C’était pour vous calmer. Vous vouliez
-tout casser. Je vous avais surtout promis de
-la raccommoder, la fissure. Et là, j’ai tenu
-parole. C’était l’important. N’en cherchez donc
-pas plus. Et surtout, ne vous avisez pas de les
-sonder vous-même, sacristi! Ça casserait tout.
-C’est de l’ouvrage bien fait, allez. Et solide.
-Vous êtes content de votre contremaître?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[241]</a></span></p>
-
-<p>Il dit en riant:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui. Mais c’est égal, j’aurais bien
-voulu savoir ...</p>
-
-<p>Elle se haussa vers lui et, de bouche à
-oreille, la main en écran, lui souffla:</p>
-
-<p>&mdash;Secret professionnel ...</p>
-
-<p>&mdash;Alors, décidément, on ne peut pas le
-connaître. C’est fichant.</p>
-
-<p>Elle eut une petite moue malicieuse vers la
-moustache blanche:</p>
-
-<p>&mdash;Croyez-moi: ça ne vous intéresserait
-plus.</p>
-
-<p>Bien sûr, elle n’allait pas crier son secret
-sur les toits. Mais, tout de même, elle était
-bien contente et bien fière de son œuvre, la
-bonne Zonzon. Ah! certes, des esprits tournés
-vers un idéal austère et façonnés par
-des siècles religieux se froisseraient qu’une
-créature aussi fine, aussi délicate que Lucette
-fût ainsi asservie à son sexe et ramenée au
-<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[242]</a></span>bien par des voies si matérielles. Et cependant ...
-Est-ce que le continuel effort des
-hommes n’avait pas toujours tendu à utiliser
-toutes les puissances de la nature, à s’en faire
-autant d’armes pour améliorer leur sort? Le
-plus impérieux de tous les instincts ne devait-il
-pas servir, lui aussi, à la conquête du
-bonheur?</p>
-
-<p>Oui, elle était fière de son œuvre. Et elle
-la contemplait encore, un peu à l’écart du
-petit groupe réuni autour du thé de cinq
-heures,&mdash;les Turquois, les deux Duclos,
-Lucette. Ah! ce brave Turquois pourrait
-bien exercer son flair de requin et rôder
-dans le sillage: rien ne tomberait du bastingage.</p>
-
-<p>Et elle admirait Lucette dans sa grâce nouvelle,
-sa fraîcheur, son enjouement. Toujours
-ainsi la journée lui serait légère. Car elle en
-connaissait la fin délicieuse. Il suffisait, pour
-s’en convaincre, de regarder ce joli profil
-animé qui, par instants, dans une rêverie<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[243]</a></span>
-charmante, se tournait vers le large horizon,
-vers le ciel perlé où déclinait le jour. Elle
-aussi attendait le soir ...</p>
-
-<p class="pr4 reduct">Paris-Serbonnes, 1908-1909.</p>
-
-<p class="pc4 mid">FIN</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[244]</a></span></p>
-
-<hr class="d4" />
-
-<p class="pc reduct"><span class="smcap">Paris.&mdash;L. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette.</span></p>
-
-<hr class="d5" />
-</div>
-
-</div>
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Les révélées, by Michel Corday
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RÉVÉLÉES ***
-
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